The Project Gutenberg eBook of Émancipées This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Émancipées Author: Albert Cim Release date: February 16, 2016 [eBook #51227] Language: French Credits: Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉMANCIPÉES *** Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: —Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. —On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. —Les mots écrites en gras ont étées representées ainsi: =mot gras=. —La table des matièrs a été rajoutée dans ce livre électronique. —Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. ALBERT CIM Émancipées Ainsi la femme au rabais, par une terrible revanche, va rendant de plus en plus le célibat économique, le mariage inutile. (J. MICHELET, _La Femme_.) [Illustration] PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE. PRÈS L’ODÉON ÉMANCIPÉES OUVRAGES D’ALBERT CIM ROMANS ET NOUVELLES _Jeunesse._ 1 vol _Service de Nuit._ 1 — _Les Prouesses d’une Fille._ (Collection des «Auteurs célèbres».) 1 — _Les Amours d’un Provincial._ (Collection des «Auteurs célèbres».) 1 — _La Petite Fée._ (Collection des «Auteurs célèbres».) 1 — _Un Coin de Province._ 1 — _La Rue des Trois-Belles._ 1 — _Bonne Amie._ 1 — _En Pleine Gloire._ 1 — _Histoire d’un Baiser._ 1 — _Joyeuse Ville._ (Collection des «Auteurs Gais».) 1 — _Le Célèbre Barastol._ (Collection des «Auteurs Gais».) 1 — _Césarin._ (Illustrations de Heidbrinck) 1 — _Jeunes Amours._ 1 — OUVRAGES POUR LA JEUNESSE _Mes Amis et Moi._ (Couronné par l’Académie française.) 1 vol _Entre Camarades._ 1 — _Fils Unique._ 1 — _Grand’Mère et Petit-Fils._ (Couronné par l’Académie française.) 1 — _Mademoiselle Cœur-d’Ange._ 1 — ÉTUDES DOCUMENTAIRES _Deux Malheureuses._ 1 vol _Institution de Demoiselles._ 1 — _Bas-Bleus._ 1 — _Demoiselles à marier._ 1 — ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY ALBERT CIM Émancipées Ainsi la femme au rabais, par une terrible revanche, va rendant de plus en plus le célibat économique, le mariage inutile. (J. MICHELET, _La Femme_.) [Illustration] PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, PRÈS L’ODÉON Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège. A MARCEL PRÉVOST, _Au subtil et profond analyste des_ «DEMI-VIERGES» _et des_ «VIERGES FORTES», _Au maître connaisseur de la femme moderne_. Il n’est pas d’écrivain qui s’intéresse plus que vous, mon cher ami, aux questions féminines, qui les ait étudiées avec plus de pénétration et de hardiesse, et les possède mieux. L’éloge que l’érudit anthologiste Vinet adressait à Sainte-Beuve peut en toute assurance vous être appliqué: «Vous semblez confesser _les femmes que vous nous montrez_, et vos conseils ont quelque chose d’intime comme ceux de la conscience.» C’est à ce très juste titre que j’inscris votre nom en tête de ce volume. Malgré les énergiques avertissements des plus lumineux esprits de notre siècle, les efforts de nos plus puissants «éveilleurs d’idées» et «meneurs d’hommes», en dépit de Michelet et de Proudhon,—sans nommer Joseph de Maistre ni Bonald,—d’Auguste Comte, de Lamennais, de Renan, de Taine, etc., la femme est de plus en plus détournée de la vie de famille et dirigée vers la vie publique et le célibat. On s’applique à la masculiniser: l’idéal serait qu’il n’y eût plus qu’un sexe sur terre. En attendant que ce glorieux règne arrive, on se marie de moins en moins en France, et de moins en moins aussi l’on y procrée. «L’Allemagne, écrivait dernièrement M. Jacques Bertillon, gagne chaque jour sur nous 1.600 habitants; c’est ce qui faisait dire au maréchal de Moltke que les Français perdent tous les jours une bataille.» Avant cinquante ans d’ici, la population de l’Allemagne sera le double de la nôtre. A défaut de femmes-mères et de femmes-nourrices, nous aurons sans doute alors, inappréciable compensation, quantité de femmes-avocats, de femmes-médecins, de femmes-vétérinaires, femmes-fonctionnaires, femmes-ingénieurs, etc. Que la femme émancipée et masculinisée ait la haine de l’homme et s’éloigne de lui, ou bien que ce soit celui-ci qui trouve en elle peu d’attraits et se détourne de cette moitié trop semblable à lui, tant il y a que les mariages deviennent de plus en plus rares. Et ce n’est pas seulement le mariage qui a fait faillite et tend à disparaître; c’est l’amour, l’amour monogamique, exclusif et absolu, dont la banqueroute et le krach ont été si bien attestés et démontrés par M. Edmond Deschaumes, et décrits plus récemment par M. J. Joseph-Renaud. Mais si, comme on l’observe et le proclame de toutes parts, les hommes consentent volontiers et de plus en plus à se passer d’épouses et d’âmes sœurs, ils ne se croient pas tenus pour cela de se priver de femmes, bien au contraire: le diable, loin d’y perdre, ne fait que gagner au troc. En d’autres termes et en fin de compte, c’est la polygamie qui s’implante de plus en plus dans nos mœurs. Et c’est la polygamie qui se trouve être, selon la très judicieuse remarque de M. Paul Dollfus, non seulement le résultat, mais le châtiment du féminisme, la revanche prise contre lui par le masculisme. «Une bonne cure de polygamie! Si c’est, conclut plaisamment le chroniqueur de _l’Événement_, pour que j’aie un jour un harem, comme le roi de Siam, que Mme Pognon travaille, après tout, je veux bien!» Il semble, en effet, que ce n’est que pour cela jusqu’à présent, pour augmenter le nombre des déclassées, inclassées et irrégulières, faciliter la prostitution et la mettre à plus bas prix, que se démènent et besognent ces dames. Nombre d’observateurs et de penseurs, et des plus marquants, et de ceux qui portent à la femme le plus de réel intérêt et de respect, constatent ces inéluctables résultats et les déplorent. Hier encore, nous entendions M. Sully Prudhomme nous parler «du sort peu enviable réservé à la femme», et des tendances forcées des hommes, «des hommes sérieux, qui veilleront à ne pas manquer de cocotes et organiseront la production et le marché de la denrée érotique ...» C’est cette organisation et ce marché, ce sont les immédiates et inévitables conséquences de ce qu’on appelle «le féminisme», qui sont exposées et développées dans ce livre. Je n’ai d’ailleurs rien imaginé, et n’ai eu qu’à regarder et puiser autour de nous: les journaux ont plus d’une fois révélé l’existence des «Associations de Salomon», et inséré les menus des «Dîners des Infécondes»; la Ligue de l’Affranchissement des Femmes a bien publiquement déclaré, par la voix de ses déléguées et secrétaire, que «l’état social actuel donne à la femme le droit de l’avortement»; des écrivains, comme Mme Jenny P. d’Héricourt, nous ont réellement prédit que la femme n’aurait pas toujours besoin du secours de l’homme pour être fécondée, et que, par conséquent, l’homme, le mâle, deviendrait inutile sur la terre; etc. A l’occasion, j’ai cru devoir indiquer en note l’origine et la source de ces documents: on ne saurait trop éclairer les belles choses. J’ignore si ces augustes prophéties se réaliseront et ce qu’il adviendra de ces aspirations et de ces souhaits, renouvelés d’Aristophane et de _Lysistrata_. L’avenir n’est à personne. Peut-être est-il sage de penser, avec Luther, que l’humanité ressemble à un homme ivre qui s’avance en zigzags, penche tantôt à droite, tantôt à gauche, et ne parvient jamais à marcher droit. Quoi qu’il en soit, il y aura toujours—c’est certain, n’est-ce pas, mon cher ami?—de jolies filles, de braves femmes et de bons vieux livres, pour nous réconforter et nous réjouir, nous aider à faire de notre mieux notre temps ici-bas. Que cela nous suffise. ALBERT CIM. TABLE DES MATIÈRS CHAPITRE PAGE I. 1 II. 17 III. 44 IV. 92 V. 130 VI. 153 VII. 187 VIII. 212 IX. 241 X. 262 XI. 286 XII. 317 XIII. 339 XIV. 363 XV. 383 XVI. 402 ÉMANCIPÉES I En sortant de la Chambre, Léopold Magimier, député de Seine-et-Loire, se rappela qu’il dînait avec ses amis de la «Société de Salomon», qu’on ne se mettait guère à table avant huit heures, et conclut qu’il avait grandement le temps de faire la route à pied, ce qui lui dégourdirait les jambes. Il aimait la marche et le mouvement. De bonne santé, de belle prestance et solide carrure, il avait à peine atteint la cinquantaine; et, bien que ses cheveux, taillés en brosse, fussent plus que grisonnants, et qu’il eût besoin de son binocle, non pour lire ou écrire, mais afin de reluquer de plus près les passantes et les dévêtir à son aise, il n’avait garde de se priver de cette immorale mais intéressante distraction; il se sentait vert encore et se plaisait à s’en convaincre et à le prouver. Arrivé au carrefour de la rue Montmartre et du boulevard, à proximité du restaurant en vogue où les Salomoniens tenaient, chaque premier mardi du mois, leurs agapes intimes, il avisa sur la terrasse d’un café, à l’extrémité du dernier rang, une table inoccupée, et alla s’asseoir à cette place peu apparente et discrète. Il y avait d’ailleurs peu de monde, à cette terrasse, une dizaine de consommateurs environ, épars dans les trois rangées de tables: on n’était qu’au commencement d’avril; la température, malgré le clair soleil qui avait lui toute la journée, était fraîche encore, et la plupart des clients préféraient se réfugier dans l’intérieur de l’établissement. Magimier, lui, affectionnait le plein air, qui lui était aussi salutaire et indispensable que la marche et l’action. Au garçon, empressé de s’informer de ce qu’il fallait «servir à monsieur», il commanda «une pernod sucre», alluma ensuite un cigare, puis tira de sa poche un journal, le numéro du _Temps_, qu’il avait acheté à quelques pas de là; et, tout en fumant son londrès, pendant que le morceau de sucre, déposé et humecté sur la cuiller plate, au-dessus du glauque breuvage, fondait lentement, il commença sa lecture, se mit à parcourir le bas de la quatrième page, les «dernières nouvelles». Il terminait cette rubrique et s’apprêtait à rétrograder, à remonter aux faits divers ou au premier-Paris, quand une femme à toilette voyante—chapeau rose et vert-pomme, collet mastic sur corsage de soie marron—vint, à travers une bousculade de chaises, s’installer à la table voisine de la sienne, sur le même rang. Ils échangèrent un regard, un rapide coup d’œil, indifférent et glacial en apparence, quasi machinal de part et d’autre. Elle était de petite taille, cette femme, svelte et gracile, pas trop vieille: trente ans, pas davantage; mais ce n’était pas là le type de Magimier, qui n’appréciait que les Rubens, les belles femmes, ce qu’il nommait «les sexes prononcés»; et il se replongea dans sa lecture. La tête n’était cependant pas mal, il en convint en son par-dedans: une tête brune, au teint mat, aux grands yeux noirs expressifs, empreints, non de langueur ou de rêverie, mais de vivacité, de jovialité et d’entrain, aux longs et fins sourcils arqués en perfection. «Mais je m’en fiche, de la tête!» Cependant l’inconnue, comme le garçon s’approchait d’elle, l’avait interpellé. «Félix! On ne m’a pas demandée? Personne? —Non, madame. —Et à la caisse, pas de lettres? —Je ne crois pas, madame; je vais m’assurer ... Un madère pour madame? —Un madère, oui.» Peu d’instants après Félix revenait avec la consommation et la réponse attendues. «Il n’y a rien, madame. —Aaaah! Bien.» Presque aussitôt la jeune femme, avisant un passant, le héla: «Léonce! Psst! Léonce!» Ce passant, un jeune homme de physionomie et d’allure quelconques, à la mise tant soit peu fanée et chétive, l’air besogneux, ayant dans son ensemble je ne sais quoi d’équivoque, s’avança. «Tu ne me reconnais pas? —Mais ... Clara! Clara Peyrade! s’écria-t-il. Comment, c’est ... —C’est elle-même, en personne! Je suis donc bien changée, que tu continuais ton chemin, après m’avoir regardée et dévisagée? —C’est vrai, je te regardais ... Mais j’étais si loin de penser à toi! Voilà combien? Deux ans, deux ans et demi, que nous ne nous sommes vus, que tu as disparu? Où étais-tu donc? —En Amérique, mon petit. —Bah! —C’est comme j’ai l’honneur ... —Qu’es-tu allée faire là-bas? —Ah! tais-toi! Je me suis laissé monter le bourrichon! Un beau coup! Ah oui! Et toi, que deviens-tu? reprit-elle, comme pour rompre les chiens. Toujours dans ta maison de soierie? —Non, je suis dans la parfumerie à présent. Je fais la place. —Tu es content? —Peuh! Rien de trop. Un jour ça marche; le lendemain on ne fait rien ... C’est comme vous, quoi! —Oui, comme nous. Et au pays, à Bayonne? Tu as des nouvelles?» Ils se mirent alors à causer de cette ville, des parents et des relations qu’ils y possédaient. C’étaient, d’après ce que Magimier ne tarda pas à comprendre, deux camarades d’enfance, qui avaient dû se fréquenter intimement jadis, cohabiter ensemble peut-être bien; puis, par suite des hasards et secousses de l’existence, avaient cessé d’être amants, mais pour rester bons amis, et qui se retrouvaient soudain, après plus de deux années de séparation. Le nommé Léonce ayant demandé à Clara si elle n’avait pas envie de revoir Bayonne: «Ah! ma foi non! Pas de presse! se récria-t-elle. Depuis que j’ai rompu avec toute ma sainte famille! —Avec ta sœur Pascaline aussi? —Turellement! Avec elle surtout. Je n’irais pas me brouiller avec le Grand Turc. Je me brouille avec les gens qui m’entourent, avec ceux qui me touchent du plus près et sont ainsi tout portés pour me mécaniser et me canuler. —Très juste. Tu sais qu’elle est mariée, Pascaline? —Oui, je sais. Elle a épousé un contremaître de l’usine Ascain. Un beau mariage, m’a-t-on dit. —Pas vilain. Ton beau-frère a une bonne situation dans cette usine, et il y a de l’avenir. Quant à Pascaline, il paraît qu’elle possédait des économies, plusieurs milliers de francs. —Amassés comment? Ah! je voudrais bien savoir comment! En faisant valser l’anse du panier, c’est sûr! Voilà bien ce qui prouve que la vertu est toujours récompensée! Ah là là! Une cuisinière! Et moi, moi qui possède mon brevet supérieur, qui ai même obtenu à l’école normale un certificat pédagogique, car j’ai été à l’école normale de chez nous, à Pau ... —Je me souviens, interrompit Léonce. Tu t’étais même amusée à faire encadrer ces deux diplômes. —J’avais pensé que ça pourrait me servir de réclame, ajouta Clara en pouffant de rire; malheureusement, c’est comme les flots de la mer: ils sont trop, à présent, les diplômes! C’est devenu d’un commun! Ça me faisait même plutôt du tort, croirais-tu? Les hommes n’apprécient pas ... Ah! que n’ai-je, tout comme ma chère et charmante frangine, appris à élaborer les sauces et écumer le pot! Cuisinière, voilà un bon métier! Avec les retours de bâton ... Mais j’étais si remarquablement douée, je montrais de si exceptionnelles dispositions, une intelligence si brillante, que le conseil général n’a pu moins faire que de m’octroyer une bourse ... Ah! les hommes! Quels roublards! Et quels mufles! Ils savent bien ce qu’ils font en nous dévoyant ainsi! C’est pour leurs plaisirs, leurs ... —Tais-toi donc! Tu divagues! —Avec ça! —Mais tu oublies de me parler de ton voyage en Amérique, repartit Léonce. Depuis quand es-tu de retour? —Depuis le mois dernier, voilà six semaines. Et je n’en suis pas fâchée, je te le garantis! —Qui t’a emmenée là-bas? —Personne. Ou plutôt si: c’est la grande Eugénie. Te rappelles-tu la grande Eugénie, de la rue Lamartine? Une bachelière? —Ah oui! Celle qui nous disait une fois que, pour se distraire, pendant qu’un miché lui récitait le verbe aimer, elle s’efforçait de résoudre une équation algébrique? —Parfaitement. Eh bien, c’est elle qui m’a mis en tête de l’accompagner. Les femmes, à l’entendre, gagnaient de l’or aux États-Unis, de l’or à pelletées. Moi, niolle comme toujours, je me suis laissé tenter, j’ai donné en plein dans le panneau ... Ah! mon pauvre Léonce, quelle gaffe! Quelle dégringolade! Quelle dèche, mon empereur! Ah! bon Dieu, quand j’y songe! On n’a pas idée de ça, vois-tu! —Quoi donc? —Les hommes! Ah! quels mufles! répéta Clara, pour qui décidément cette locution résumait tout ce qu’on peut penser de mieux et articuler de plus juste sur le sexe oppresseur. Imagine-toi que nous avons été réduites, Eugénie et moi, à _faire des clubs_! C’est à Chicago que ça a commencé ... —Faire des clubs? interrogea Léonce. —Tu vas saisir ... C’est comme en Turquie, comme en Orient, là-bas. Ou plutôt c’est bien pis! On parle du progrès: il est joli! Au moins, en Orient, si les femmes ne possèdent aucune liberté ni aucun droit, chaque harem ne sert qu’à un seul homme. Les musulmans, qu’on déclare si arriérés, tombés en pleine décadence, sont jaloux de leurs femmes: c’est une façon de leur témoigner du respect et de l’attachement. De même les Mormons, si honnis et exécrés de ce vertueux Jonathan: s’ils se nantissent de plusieurs épouses, c’est pour eux, uniquement pour eux, et ils n’ont garde de les prêter. Chez les Yankees, gens pratiques, promoteurs ou propagateurs de toute nouvelle découverte, chaque club un peu _select_ entretient son harem, un harem commun à tous ces messieurs, mais qui n’est ouvert qu’à eux et à leurs invités. C’est là qu’ils se rendent après souper, là qu’ils donnent ou terminent leurs fêtes. —Et tu as fait partie d’un de ces gynécées? —De quatre, hélas! mon cher. A Chicago, d’abord; puis à Saint-Paul, à Minneapolis, à San-Francisco ... —Pauvre chatte! —Fallait bien manger! Et ce n’est rien encore! Te serais-tu jamais douté qu’il y avait des marchés de femmes là-bas? —Comme ici. —Tu es bête. Je te parle de marchés où les femmes sont vendues comme esclaves, vendues à la criée, au plus offrant enchérisseur, ainsi que du bétail. C’est à San Francisco que j’ai vu cela: dans Dupont Street notamment il y avait un vaste hall, appelé «Chambre de la Reine», où étaient publiquement exposées les femmes à vendre. —Il me semble bien aussi avoir lu cela ... —Mais, moi, j’ai vu, mon bon, vu de mes propres yeux! repartit Clara. Et quand je dis les femmes, ce sont surtout des fillettes que l’on vend, des petits garçons aussi: MM. les Yankees ne crachent pas là-dessus; ils ont des béguins variés et apprécient surtout ce qui est pimenté ... Ah! c’est un grand peuple, un peuple modèle, un peuple admirable, aux mœurs pures, chastes et sévères, plein de délicatesse, de désintéressement, de magnanimité; un peuple ... ah! Un ramas de sauvages, mon ami; une cohue grouillante de barbares qui s’éclairent à l’électricité et causent par téléphone. —Mais d’où viennent ces enfants, ces femmes? —De la Chine principalement; on les vole pour les transporter sur ces marchés et en trafiquer. A Chicago, les Chinoises sont remplacées par de petites négresses: c’est toujours de la chair humaine et de la chair fraîche. On vend ça pour pas cher: deux cents, trois cents, cinq cents dollars. —C’est à la portée de toutes les bourses, quoi! —De toutes, comme tu dis. Je te laisse à penser à quelles ignominies on fait servir cette marchandise. Ah! les salauds! —Il me semblait, au contraire, qu’ils témoignaient aux femmes certains égards, un respect ... —Des égards, eux? Du respect? Ils ne respectent que ça, tiens, la monnaie, le dieu dollar. Et puis le biceps, la force brutale. Ils ne connaissent pas autre chose. Du respect pour les femmes, eux? Ah! laisse-moi me gondoler! Pour les femmes riches, oui, pour leurs milliardaires, celles qui ont un gros sac: voilà ce qu’ils vénèrent, le sac! le sac seulement, pas la femme. Qu’une ouvrière, une pauvresse se trouve sur leur passage ou leur barre le chemin: je te prie de croire que, s’ils sont pressés,—et ils sont toujours pressés!—ils ne prennent pas de gants pour lui faire céder le pas. Quant aux négresses, ce ne sont quasiment pas des femmes pour eux; c’est peut-être un peu plus que des chiennes, et encore! Tiens, j’en ai vu une, un jour, à Chicago, une pauvre négrillonne qui donnait le sein à son bébé. J’étais assise près d’elle dans un car. Des voyageurs, trois grands diables de marchands de porcs, je présume, et un clergyman tout de noir habillé, vinrent à monter près de nous, et, à la vue de la négresse, les voilà qui poussent tous en chœur des «Aoh! aoh! aoh! No! no! Impossible! _Shocking!_ _Indecent!_» Et ils obligent le conducteur à débarquer illico mère et enfant. Ça dégoûtait ces messieurs d’avoir près d’eux une femme de couleur. —Cependant ils ont aboli l’esclavage? —En paroles, oui; mais en fait, c’est une autre paire de manches. Les Chinoises ne comptent d’ailleurs pas plus pour eux que les négresses: quand elles sont jeunes, cela va encore; on s’en procure, on en achète au meilleur compte possible, et on leur accorde les honneurs de la couche. J’ai vu acheter à San-Francisco une jolie petite Céleste de onze ans pour trois cents dollars. Là-bas, encore une fois, vois-tu, avec de l’argent, on peut tout se payer, tout se permettre, tout commettre, tout, sans exception. —Comme ici. Crois-tu que ... —Pas la même chose, non! Nous ne connaissons pas le lynchage, nous, par exemple. Nous ne sommes pas assez dans le train; tandis qu’eux ... Faut voir comme ils traitent les «gentlemen colorés»! On vous expédie ça ... Ça ne fait pas un pli. On vous les pend, on vous les larde, on vous les embroche tout vivants, on vous les grille à plaisir. De temps à autre, il y a erreur: c’est fatal, dans l’émotion du premier mouvement, qui n’est pas toujours le bon ... On s’aperçoit que c’est celui-ci le coupable, et non celui-là qu’on a badigeonné de pétrole et qui flambe, qui gigote ... Mais ça ne fait rien, tant pis! «Un nègre en vaut un autre», selon leur dicton. On en est quitte pour recommencer, s’offrir de nouveau la petite fête ... Ah! un grand peuple, va, plus grand que nous de tout ça! —Mais comment es-tu revenue? Comment as-tu réussi?... —Un brave Hollandais—que le Ciel le bénisse!—m’a payé mon retour. Nous nous sommes embarqués ensemble sur un de ces paquebots américains, de ces «lévriers de mer», comme ils les surnomment, qui filent avec une rapidité ... Rien ne les arrête, mon cher! Ainsi que nous l’expliquait le capitaine, ce n’est pas seulement pour gagner du temps que le bateau va si vite, c’est qu’en cas de rencontre avec un autre navire, c’est le plus rapide des deux qui a le plus de chances de couper l’autre. Alors tu comprends ... —C’est limpide. Le progrès, toujours! —Toujours! Toujours la devise évangélique de l’oncle Sam: «Malheur aux faibles!» —N’est-ce pas aussi la nôtre? Est-ce qu’en Europe la force ne prime pas tout pareillement le droit? —Pas la même chose! interrompit derechef et vivement Clara. Pas la même chose! Ici nous y mettons des formes ... —Euh! Euh! —Oui, il y a une sorte d’aménité et de politesse acquises: c’est comme un legs que les siècles antérieurs nous ont fait, ou comme un dépôt qui s’est peu à peu formé ... Tandis que la société américaine date d’hier; ce sont des gens qui n’ont aucun passé, aucune tradition, aucune éducation, des barbares subitement enrichis et dont la fortune ne fait que mettre en relief la grossièreté et la brutalité. Qu’est-ce qu’ils produisent d’ailleurs? De l’argent uniquement. En élégance, en beauté, en luxe, en art, ils n’entendent goutte. Faire riche, pour eux, c’est faire beau. Ainsi les grandes dames de New-York qui ont la passion des fleurs et du jardinage, se font fabriquer leurs arrosoirs, bêches, sécateurs et autres outils en argent: c’est le nec plus ultra du genre. La plus belle fleur, pour elles, c’est celle qui coûte le plus cher. Elles se mettent de l’or et des diamants même jusque dans les dents. —Pour quoi faire? —Je ne sais pas. Pour que ça reluise, pour épater, pour montrer qu’elles ne savent à quoi employer leurs dollars ... Eh bien, comme je l’entendais dire un jour, et à New-York même, une nation qui ne veut que s’enrichir, qui ne cherche que cela, l’argent, qui n’est bonne qu’à cela, qui a pour continuel et seul mot d’ordre: _Make money!_ c’est comme si elle avait été créée et mise au monde uniquement pour faire du fumier. —Si tu avais rapporté un peu de ce fumier, peut-être serais-tu plus indulgente? —C’est une autre question, mon petit. Mais comme je n’ai rien rapporté du tout, que des souvenirs de misères, d’avanies et de souffrances, tu me permettras bien de ne pas me gêner ... pas plus qu’ils ne se sont gênés avec moi, ces butors, et qu’ils ne se gênent avec quelqu’un. Si tu les voyais chiquer, cracher partout, même les gens les plus huppés ... Ah! la sale race! —Et qu’as-tu fait d’Eugénie? —Je crois bien qu’elle est encore avec eux. —Dans un club? —Non, je ne présume pas. Un beau soir, elle se décida à se placer comme domestique ... Ça fait prime là-bas, les domestiques. Aucune femme américaine ne veut plus s’occuper de ménage ni de blanchissage ni de couture, et les Chinois, qui se chargent de ces besognes, et qu’ils traitent de «peste jaune», en guise de remerciements, comme ils nous qualifient, nous, Français, de Johnny Crapaud, parce que, paraît-il, nous ne nous nourrissons que de grenouilles,—les Chinois ne plaisent pas à tout le monde. Eugénie trouva donc à se caser comme bonne à tout faire ... —Chez monsieur seul? —Que non, il n’était pas seul! C’était un négociant, commissionnaire en je ne sais quoi, qui avait déjà fait deux ou trois fois banqueroute, et ne s’en portait pas plus mal, au contraire. Ça ne déshonore pas chez eux, ces choses-là: plus la banqueroute même est frauduleuse, plus il y a de mauvaise foi, de vols et de gredineries, mieux cela vaut. Tu comprends: plus ça prouve d’habileté, d’entregent, de canaillerie; plus ça donne bonne opinion de vous. Ce négociant était veuf et avait deux grands fils. Ayant remarqué que ces deux gaillards-là, afin de se procurer des distractions au dehors, piochaient fréquemment dans sa caisse, il se dit qu’il serait plus économique de leur offrir ces distractions à domicile et ... —Il a pris Eugénie? —Pour lui d’abord, simplement. Bientôt, ce que le papa avait espéré, ce qu’il avait prévu, ce qui était immanquable, arriva: un des fils commença à flairer les jupes de la pauvre grande, puis l’autre. Elle voulut réclamer. «Mais, ma fille, où seras-tu mieux qu’ici, voyons? lui baragouina-t-il. C’est à propos de mes deux garnements? Ah! c’est là que le bât te blesse? Je te donnerai six dollars de plus par mois, trois par tête ...» —Tête est joli. —Et nous serons tous contents! Hein, c’est dit?» Et il a été tout étonné qu’Eugénie n’acceptât pas le marché. Elle n’est pas plus bégueule qu’une autre, la grande; mais ces mœurs patriarcales l’écœuraient vraiment trop! —Fin de siècle, le papa! —Le sentiment, vois-tu, ça n’a pas cours sur leurs marchés; pas plus que la vieille galanterie française, et tous ces scrupules, ces préjugés, ces antiques débris dans lesquels nous nous empêtrons, nous. —Pas tant que ça! —Cela valait peut-être bien cependant les dégoûtations d’aujourd’hui, lança Clara, et j’ai idée que les femmes d’autrefois étaient plus heureuses ... —Elles ne possédaient pas de beaux diplômes non plus! —Ah! ça, oui, ça leur manquait! On leur faisait la cour tout de même, va, et mieux qu’à présent. Il n’y a pas si longtemps, du temps de Badinguet, comme le conte si bien en soupirant Marie l’Allemande ... —Tu l’as revue, cette vieille juive? —Elle demeure à quelques pas de chez moi. Eh bien, à cette époque-là, comme elle dit, on voyait encore des femmes entretenues par un seul homme; des hommes mariés ayant, par exemple, un second ménage,—un ménage en ville,—et s’en tenant là. Maintenant ce n’est plus cela du tout. Plus de grisettes, plus de maîtresses, plus de femmes entretenues par un seul amant. C’est la commandite qui règne, le communisme qui se propage de plus en plus. —Faut du changement aux hommes, c’est la nature qui veut ça, remarqua philosophiquement Léonce. —Un tas de mufles! C’est moi qui les enverrais à l’ours, les hommes, et tous, ceux d’ici comme ceux d’Amérique ... —Le Hollandais qui t’a ramenée mérite bien une exception, et moi aussi, ma petite Clara, moi qui ... —Si je n’avais pas besoin d’eux! Ah! là là! Ce que je les lâcherais! —Tu vois bien que vous trouvez toujours moyen de vous faire nourrir par nous, mâtines! C’est bien ce qui prouve votre supériorité! —Avec ça que les hommes ne trouvent pas moyen de se faire entretenir par les femmes! Et tous ceux qui épousent des sacs d’écus? Et les amants de cœur? Ah! si nous n’étions pas si godiches! Ce n’est pas par plaisir que nous ... que nous changeons, nous, ah! Dieu non! Ce n’est pas pour rigoler! Si je pouvais ...» En ce moment, sur un signe du garçon de service, Clara s’interrompit. «Vous avez quelque chose pour moi, Félix? —Une lettre qu’on vient d’apporter ... —Donnez!» Elle décacheta sans façon cette missive et la parcourut d’un clin d’œil. «Je te demande pardon, mon petit Léonce, reprit-elle; mais je suis obligée de te quitter. Viens donc me voir: j’habite rue de Maubeuge, 15 bis. —Très volontiers. —Le jour qui te plaira. Je ne sors jamais avant cinq heures. —Après-demain jeudi, si tu veux? —Après-demain, c’est cela!» Ils partirent, chacun de son côté, et, un instant après, M. le député Magimier, qui n’avait rien perdu de l’entretien, se levait à son tour et allait rejoindre ses amis de la «Société de Salomon». II Onze convives étaient déjà réunis dans l’étrange petite salle basse, en partie tapissée de rocailles et presque semblable à une grotte, où, chaque premier mardi du mois, se rassemblaient les Sages ou Disciples de Salomon. «Ah! voilà Magimier! exclama Roger de Nantel, le secrétaire-trésorier de la confrérie. On n’attendait plus que vous, mon cher! —Excusez-moi ... —Rouyer est absent de Paris; je l’ai vu la veille de son départ, et il m’a prévenu qu’il ne serait pas des nôtres ce soir ... A table, messieurs, à table! —Vous savez que je suis un fidèle, reprit Magimier; moi, comme nous tous, du reste. Oui, c’est agréable, c’est gentil, nos dîners, poursuivit-il en dépliant sa serviette. Pas besoin d’avertir si l’on vient, de s’excuser si l’on ne vient pas ... Liberté pleine et entière pour tous! —Ajoutez que le menu est généralement bon, dit un autre des Sages, assis en face de Magimier, Armand de Sambligny, chef de bureau au ministère des Finances. —Et que, quand il ne l’est pas, nous ne sommes point obligés de nous taire, repartit le mordant chroniqueur Adrien de Chantolle, et savons très bien faire part de nos griefs à notre amphitryon, cet excellent Margery, et l’inviter à nous mieux traiter. —Voilà l’agrément de nos agapes! conclut Nantel. —Le double agrément, rectifia Magimier: menu soigné et complète indépendance. —Tandis que, dans le monde, il faut se laisser empoisonner sans protester, maugréa Chantolle. —Et se laisser de même, sans crier, meurtrir les côtes, écraser les orteils ou étouffer en silence, avec la stupide manie qu’ont tant de maîtresses de maison d’inviter trois fois plus de convives que leur salle à manger n’en peut contenir, remarqua Hector Jourd’huy, ex-capitaine devenu chef de bureau au Crédit International, et l’un des plus fervents affiliés salomoniens. —Nous, au moins, ici, nous avons de la place! fit le maître des requêtes Courcelles d’Amblaincourt. —Et si nous n’en avions pas, nous nous en ferions donner, ajouta Xavier Ferrero, gros commissionnaire exportateur. —Ce qui ne serait pas difficile! exclama l’ingénieur Lesparre. —Aussi, vous le constatez tous sans doute de votre côté, messieurs, interjeta Nantel, les dîners de corporations, les dîners de sociétés, ont de plus en plus de succès. —Les dîners entre hommes, c’est cela! repartit Ernest de Brizeaux, sénateur d’Indre-et-Var. Pas de femmes, mes très chers! —Ah non! Pas de femmes! acquiescèrent simultanément Jourd’huy, Magimier et le président de tribunal Herbeville. —Moi, en dehors de notre banquet mensuel, je ne mange plus qu’à mon cercle, disait pendant ce temps Chantolle à son voisin de table, le peintre Ravida. Nous y avons une excellente cuisine et à très bon compte; la cave est particulièrement bien montée ... —Quel cercle? —Aux _Coudées-Franches_. Sambligny me fait quelquefois l’amitié de venir ... —On y est admirablement, en effet! —J’ai été si souvent floué et intoxiqué par de prétendues grandes dames, ces râleuses de premier ordre, acheteuses de bas morceaux et débitantes de crus frelatés ... —Floué comme nous tous! interrompit Ravida. —Nous y avons tous passé, tous nous connaissons ces traquenards, ajouta Sambligny. — ... Que je m’abstiens énergiquement! acheva Chantolle. Chat échaudé ... —Voyez-vous, mes amis, continuait de son côté le sénateur Brizeaux, c’est là le premier mérite et le principal attrait de nos réunions: pas de femmes! Nous n’avons pas à nous contraindre, à tourner sept fois notre langue dans notre bouche avant de parler: toutes les gauloiseries qui nous viennent à l’esprit, nous pouvons les débiter hardiment ... —Et pourvu que ces gauloiseries soient spirituelles ... —Plus elles sont salées même, mieux ça vaut, lança Magimier. —Avec des femmes, conclut Brizeaux, il n’y aurait plus moyen! —Plus moyen d’être grossiers! reprit d’un ton narquois un des plus jeunes Sages, l’ex-normalien et critique du _Libéral_, Séverin Veyssières. —Grossiers, mais oui! riposta Magimier. —D’être ce qu’il nous plaît! ce que bon nous semble! répliquèrent en même temps Nantel et Brizeaux. —D’ailleurs presque tous les banquets d’associations excluent les femmes, reprit Ravida, ce qui prouve bien ... —Évidemment, c’est bien la preuve! —Voyez le _Bon Bock_, la _Marmite_, les _Têtes de Bois_, l’_Alouette_, les _Uns_, tant d’autres! Ce n’est qu’entre hommes ... —Ce ne serait pas possible avec des femmes! —Nous nous servons à notre guise, dit Magimier. Nous n’avons pas de voisines à soigner ... —C’est vrai! — ... A qui nous serions tenus de débiter des fadaises ... —Dont nous aurions le devoir de surveiller les verres ... —Un tas d’embêtements! —Sans compter que nous pouvons fumer au milieu du repas, si le cœur nous en dit ... —Même la pipe! acheva Ravida. —Touchante union des sexes! exclama Veyssières en souriant. Quelle galanterie, tudieu, messeigneurs! —Oh! la galanterie! Ces dames elles-mêmes nous en dispensent: ça les humilie! affirma Nantel. —C’est vieux jeu! dit Lesparre. —Remisée au cabinet des antiques, la galanterie! repartit Brizeaux. Les femmes sont nos égales: est-ce qu’on fait de la galanterie entre hommes, entre égaux? Vous le premier, Veyssières, vous êtes trop intelligent, trop occupé aussi, j’en suis certain, pour vous amuser jamais à baguenauder auprès des femmes, à roucouler à leurs pieds, soupirer langoureusement vers elles ... Allons donc! Ne vous faites pas passer pour ce que vous n’êtes pas! —Tu es un «Sage», mon fils! clama gaiement Chantolle, qui avait prêté l’oreille au discours de Brizeaux. Un «Sage», et non un serin! Ne l’oublie pas! —Je n’ai garde de méconnaître nos principes, répliqua Veyssières. Je constate seulement, et uniquement par curiosité d’artiste et de philosophe, que de plus en plus l’homme s’éloigne de la femme, vit séparé d’elle ... —Il ne s’en trouve pas plus mal. —Au contraire! C’est à bon escient ... —Si encore on nous faisait d’autres femmes! Mais celles d’aujourd’hui ... —Ah! oui, vrai! s’écrièrent en chœur Ravida et d’Amblaincourt. —Et quand même ce seraient d’autres! Le mariage sera toujours le plus grand luxe qu’un homme puisse se permettre. —Vous voulez dire, Nantel, la plus grande sottise qu’il puisse commettre! compléta Jourd’huy. —Bienheureux ceux qui ne le savent que par l’expérience d’autrui! songea aussitôt Armand de Sambligny, qui était, avec Ernest de Brizeaux, le seul Salomonien engagé dans les chaînes de l’hyménée. —Quel malheur tout de même, soupira l’humoristique Chantolle, que la nature n’ait créé que deux sexes! —Ah! très bien! —Si elle avait eu le bon esprit d’en fabriquer une dizaine, voyez donc combien les combinaisons, au lieu d’être si restreintes et chétives, offriraient de la variété, seraient commodes, agréables, appropriées à tous les goûts ... —Quel rêve! — ... Combien les agréments de la vie eussent été multipliés! Ah! mes amis! Le Père Éternel aurait bien dû me consulter! —Dix sexes, Chantolle! —Au moins! —Comme vous y allez, mon bon! exclama Brizeaux. Il n’y en a que deux; ils sont en état de guerre perpétuel ... —C’est pour cela, c’est à cause de cet état de guerre, qui semble aller toujours en augmentant ... —Le fait est, dit Lesparre, qu’on se marie de moins en moins ... —Et qu’on a diantrement raison! achevèrent simultanément Sambligny et Brizeaux. —En tout cas, comme vous le constaterez tout à l’heure, lorsque je vous rendrai compte de l’état de notre Société et que vous en verrez le bilan, les femmes libres, les irrégulières abondent de plus en plus. De plus en plus nous avons du choix, et à un taux de plus en plus faible. Ne nous plaignons donc pas ... —Dieu m’en préserve, mon cher Nantel, éminent secrétaire et illustrissime trésorier! répliqua Chantolle. Mais je serais encore plus content si je pouvais choisir ailleurs, dans mes dix sexes! —Gourmand! —Du reste, la remarque est générale, continua Nantel. L’époque est très propice aux sociétés comme la nôtre, et les principes de Salomon ... —Qui sont ceux de la Sagesse! proclama Magimier. — ... ont de plus en plus d’adeptes.» Cette société, placée sous le patronage du glorieux fils de David, richissime possesseur de femmes et esclave d’aucune, judicieux appréciateur du sexe et prince de Sapience, se composait de treize affiliés, ses treize fondateurs, et jusqu’à présent n’admettait pas d’adhérents nouveaux. Tous se connaissaient de longue date, s’étaient éprouvés, avaient entre eux de vieux liens de cordiale et franche camaraderie. Tous étaient des hommes d’âge mûr, instruits et expérimentés, et appartenaient par leur situation de fortune, leurs professions ou leurs fonctions, à la classe qualifiée de dirigeante. Ainsi que les autres confréries de même nom florissant à Paris, l’association salomonienne qui comprenait les écrivains Veyssières et Chantolle, le peintre Ravida, l’avocat Nantel, les bureaucrates Sambligny et Jourd’huy, le député Magimier, le sénateur Brizeaux, les ingénieurs Rouyer et Lesparre, le maître des requêtes Courcelles d’Amblaincourt, le président de tribunal Herbeville, et le négociant commissionnaire exportateur Ferrero,—avait pour but de satisfaire au meilleur taux et le mieux possible les charnels besoins de l’humaine nature, de concilier, en d’autres termes, la polygamie et l’économie. Ces Salomoniens ou Sages avaient inscrit, en tête de leur programme et au-dessus de leurs statuts, des maximes du genre de celles-ci, puisées toutes chez de clairvoyants moralistes ou de profonds et puissants esprits, ou encore dans la Sagesse même des nations, aux sources les plus hautes et les plus sûres: Il n’y a qu’une chose de bonne en amour, le physique: le moral n’en vaut rien. (BUFFON.) Le bonheur n’est que dans l’inconstance. L’art de prolonger nos jouissances consiste à en varier les causes. (BICHAT.) Changement de corbillon Fait trouver le pain bon. Règle générale: en amour, il y aura toujours et fatalement désaccord et contradiction entre l’homme et la femme: celle-ci s’attache par la possession, tandis que, par elle, celui-ci se détache et se dégoûte; l’une cherche le bonheur et l’idéal dans l’amour; l’autre, tout simplement le plaisir. Or, comme le plaisir se trouve plus aisément que le bonheur, l’homme a toutes chances de mieux réussir et d’être plus heureux que la femme. (HUGUES LE ROUX.) L’important, c’est de n’aimer que corporellement la femme. (HUYSMANS.) Les femmes ne font le tourment que de ceux qui les aiment. Les femmes sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre raison. (CHAMFORT.) Le Seigneur dit à la femme: «Tu enfanteras dans la douleur; tu seras sous la puissance de l’homme, et il te dominera.» (_Genèse_, III, 16.) L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. (SAINT PAUL.) La nature a fait les femmes nos esclaves, et ce n’est que par nos travers d’esprit qu’elles osent prétendre à être nos souveraines. Pour une qui nous inspire quelque chose de bon, il en est tant qui nous font faire des sottises! (NAPOLÉON I^{er}.) N’ayez jamais de maîtresse ni de maison de campagne: il y a toujours des imbéciles qui se chargent d’en avoir pour vous. (BALZAC.) Il n’y a qu’une inégalité entre les femmes, celle de la beauté. (ALPHONSE KARR.) En amour, il n’y a que les commencements qui soient charmants. Je ne m’étonne pas qu’on trouve du plaisir à recommencer souvent. (LE PRINCE DE LIGNE.) Louis XVI plaisantait un jour le marquis de Caraccioli, ambassadeur napolitain, qui devint depuis vice-roi de Sicile, sur ce qu’à son âge il faisait encore l’amour: «On vous a trompé, Sire, je vous assure; je ne fais point l’amour: je l’achète tout fait.» Il n’y a que les imbéciles qui ont le temps de faire la cour aux femmes: les hommes sérieux et sensés sont toujours pressés. L’amour est une science qui s’apprend tout comme le piano et la flûte, la voltige ou l’équitation. Les Grecs, nos maîtres en tout, l’avaient si bien compris, qu’ils avaient leurs _lycées de filles_, bien supérieurs aux nôtres. Outil qui a servi N’en est que plus poli. Le gourmet en femmes sait apprécier certaines créatures réputées abjectes, comme le gourmet en comestibles connaît la valeur de certaines chairs faisandées et de tels fromages faits. Etc............................. ......................... La conversation, à mesure que le repas s’avançait, s’animait de plus en plus entre nos douze Sages. «Vraiment, Rouyer a mal fait de s’absenter, disait Roger de Nantel; il vous aurait conté l’aventure survenue à un certain bonhomme de Montmartre, un de ses amis, un vieux rentier de soixante-dix-sept ans, qui sacrifiait encore à Vénus. Toutes les semaines il changeait de maîtresse, et à son âge ... —J’te crois! —Ça devait se ralentir. —Il paraît que ça marchait encore, poursuivit Nantel. Tant il y a qu’un beau soir, une de ses infantes est morte subitement chez lui. Il a dû aviser le commissaire de police, qui est aussitôt venu faire son enquête, et à qui il n’a pu fournir aucun renseignement. «Je l’appelais Amandine, elle me répondait, et cela me suffisait.»—Si vous entendiez Rouyer débiter cela!—«Mais où habite-t-elle, monsieur? Son adresse? insistait le commissaire.—Je ne m’en préoccupais nullement; je l’avais rencontrée au café ... Je ne garde jamais une maîtresse plus de huit jours; celle-ci allait finir sa semaine, quand ce malheur est arrivé.—Tous les huit jours vous changez?...—J’ai beaucoup souffert par les femmes dans ma jeunesse, monsieur le commissaire; jusqu’à trente ans, elles n’ont cessé de me mentir et me tromper, me martyriser à qui mieux mieux ... J’ai même failli deux fois me jeter à l’eau, tant j’étais torturé et désespéré ... J’ai préféré me résoudre à ne plus m’attacher à aucune, à varier mes connaissances le plus possible ... Cela m’a paru moins dur. Je me suis toujours très bien trouvé de mon système jusqu’à ce soir ... Cette pauvre fille!—Alors vous ne savez rien à son sujet?—Rien du tout, monsieur le commissaire. Je ne les interroge jamais, ces jeunes personnes; je ne me permettrais pas ... Je ne leur demande rien de leur existence, rien de leur passé: à quoi bon? Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse! C’est mon poète favori qui a écrit cela.» —Tête du commissaire! —Et je ne sais même pas, acheva Nantel, s’il ne lui a pas débité la tirade de Bouilhet: Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares, Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur. Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares, J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur! —Un bon type, le vieux rentier! exclama Veyssières. —Eh mon Dieu! repartit Chantolle, combien d’autres l’imitent, s’efforcent de l’imiter plutôt, car à soixante-dix-sept ans! Il ne faut cependant pas prétendre sans cesse que la polygamie n’existe que chez les Orientaux, voyons! —Ah! oui, cette blague! —Elle a régné de tout temps et en tout pays; et jamais elle n’a été plus pratiquée qu’aujourd’hui, plus répandue que chez les peuples dits civilisés, à Paris comme à Londres, à Bruxelles comme à Vienne, à Barcelone ... —Et à New-York donc! —Seulement les Orientaux, les musulmans, pour mieux spécifier, continua Chantolle, se sont appliqués à la régler et l’endiguer. Nous, plus hypocrites ou plus roublards, nous n’en pipons mot dans nos codes, mais nous lui donnons droit de cité et carte blanche ... Car, notez bien, les musulmans qui possèdent quatre femmes sont engagés vis-à-vis d’elles, sont tenus de les abriter, les nourrir, les entretenir; ils répondent d’elles. Nous ... —C’est bien plus commode! —Elle a du bon, la polygamie,—la polygamie telle que nous l’entendons du moins: elle est bien supérieure à celle des Turcs, remarqua Brizeaux. Elle supprime la jalousie d’abord, forcément ... —Et la remplace par l’émulation, acheva Magimier. —C’est cela! C’est bien cela! —Je ne connais pas de sentiment plus étroit, plus mesquin, plus bête, plus idiot que la jalousie! s’écria Jourd’huy avec une sorte d’emportement, de méprisante irritation. Que des collégiens l’éprouvent, que leurs tendres petits cœurs se brisent et saignent ... au figuré: passe encore! Mais des hommes, des hommes qui ont pratiqué la vie, pratiqué la femme ... Oh non! non! —Charlemagne, que notre sainte Église a canonisé, était polygame. —Et Henri IV donc! —Et Louis XIV, et Louis XV, et Napoléon I^{er}! Mais tout homme vraiment homme et qui n’a pas les pieds gelés est, comme le coq, naturellement et essentiellement polygame. On a beau faire ... —Pardi! —Tenez, reprit Chantolle, supposez le bonhomme de tout à l’heure, ce vieillard de soixante-dix-sept ans, dont nous parlait Nantel. Qu’il ose, avec ses lunettes, ses rides, ses dents fausses et son crâne en genou,—il y a toute présomption qu’il possède ces désavantages et désagréments,—qu’il ose faire la cour à une femme, à une femme du monde, et tente d’obtenir ce qu’on nomme ses faveurs: elle se moquera de lui ... —Elle aura bien raison! — ... Lui rira au nez, lui infligera les plus humiliants affronts. Tandis que ces bonnes filles qu’il rencontrait au café ... —Avec elles, pas de cérémonies! —Ça allait tout seul. — ... Si, par derrière, elles se gaussaient des séniles faiblesses de cet obstiné paillard, en tête-à-tête elles le laissaient faire, lui facilitaient même la besogne, moyennant le prix convenu. —C’était leur métier. —C’est cela, c’était leur métier! Vous avez dit le mot, Sambligny. Et il n’y a rien de tel que les professionnelles! déclara Chantolle. —Assurément, fit Magimier. Lorsque j’ai besoin d’une paire de bottines, je m’adresse à un cordonnier; si j’ai une molaire à me faire extirper, j’implore l’aide d’un dentiste. De même ... —Toujours des spécialistes, quoi! —Évidemment! —C’est du reste ce que nous faisons. —Je voyais dernièrement une nouvelle classification féminine, qui a trait justement à ce que nous disons là et confirme tout à fait nos principes, annonça d’Amblaincourt. Elle est due à un jeune écrivain, d’une psychologie très subtile, comme on dit, très goûté, M. Paul Adam. Les femmes, ainsi que les cochers de fiacre, se divisent en deux catégories, selon lui: femmes d’amour ou professionnelles, et amoureuses de contrebande, amoureuses occasionnelles,—comme il y a cochers patentés et maraudeurs. —Très joli! —Ne prenez jamais les maraudeurs: ils ignorent le métier, ne battent pas leurs coussins, ne nettoient pas leur véhicule, et vous font, pour comble, payer plus cher que le tarif. —Et vous querellent, vous font des scènes, par-dessus le marché! —Il y a une catégorie que vous oubliez, d’Amblaincourt, dit Herbeville, celle des femmes qui ne sont ni professionnelles ni maraudeuses, les femmes chastes, honnêtes, vertueuses ... Il y en a, et plus qu’on ne croit. —Beaucoup, certainement! —Personne ne conteste ... —Mais nous n’avons pas à nous occuper de celles-là! riposta avec conviction Léopold Magimier. Elles ne comptent pas pour nous. C’est comme si ce n’étaient pas des femmes, du moment qu’on ne peut pas ... —Très vrai, Magimier! —Je suis et nous sommes tous, n’est-ce pas? comme ce capitaine de vaisseau qui ne croisait jamais devant les ports où il ne lui était pas loisible de débarquer ... —C’est évident! —A quoi bon? —Nous avons suffisamment d’escales, suffisamment de femmes ... —Et nous en trouverons toujours, de celles-là, de ces bonnes, faciles, accommodantes et charmantes personnes! s’écria Jourd’huy. Nous en trouverons toujours, à discrétion et indiscrétion ... —Oui, je vous le garantis, j’en réponds, moi, votre fondé de pouvoir! protesta Nantel en riant. — ... Comme en ont trouvé nos pères, nos grands-pères, nos arrière-grands-pères, comme on en a trouvé de tout temps ... —Et comme on en trouve aujourd’hui plus que jamais. —Du train que nous y allons ... —Avec toutes ces déclassées et inclassées ... —Les femmes ne sont pas chères! —Au surplus, pas d’inquiétude à avoir, affirma Veyssières. Si, par hasard, par impossible, elles le devenaient, chères, si la denrée arrivait à se raréfier chez nous, immédiatement on aurait recours à l’importation ... —A propos, interrompit Ravida, j’ai rencontré l’autre jour Drouin, l’explorateur. Vous le connaissez, Lesparre? Il était ingénieur des mines ... —Nous sommes camarades de promotion. —Je le connais aussi très bien, dit Chantolle. —Moi également, ajouta Ferrero. —Il m’a emmené déjeuner chez lui, reprit Ravida. Il habite à Neuilly, avec deux magnifiques Circassiennes, dont il a fait emplette à son retour de Khiva: une grande et forte brune, et une blonde mince, une blonde merveilleuse! —Il en a une santé, celui-là, pour aller s’approvisionner de femmes à l’étranger! murmura Jourd’huy. —Je comprends cela, moi, repartit Brizeaux. Les Circassiennes, c’est l’idéal des femmes: belles, bien faites, splendidement taillées, grasses, fermes, et voluptueuses avec cela! —Et soumises, dociles, obéissantes ... L’idéal tout à fait! —Laissez-moi donc continuer, dit Ravida. Je n’ai pas terminé l’histoire de Drouin ... Une sienne cousine s’est mis en tête récemment de le conjoindre à une riche héritière. «Tu ne peux pas rester célibataire jusqu’à la fin de tes jours, mon ami!—Pourquoi donc pas, ma cousine?—Mais, mon cher enfant, il faut se créer un intérieur ...—J’en ai un.— ... Une famille.—Des embêtements? Merci bien! J’ai tout ce qu’il me faut à domicile.—Comment, ce qu’il te faut?—Certainement.» Il a eu l’aplomb de l’inviter et de lui présenter ses deux bayadères ... «Trouvez-moi donc de pareilles beautés autour de vous, cousine! Quelle plastique, hein? Et pas besoin de les mener dans le monde, celles-là! Pas de frais de toilette ni de représentation avec elles! Tout avantage! Tout bénéfice!—Mais, mon pauvre ami, encore une fois, ça n’a qu’un moment, ces distractions-là! se récriait la chère dame. Ce n’est pas sérieux!—Comment, pas sérieux?—Ce ne sont pas des femmes, cela!—Pas des femmes? Mais regardez donc ...—Ce sont des sauvages!—Par le temps qui court, c’est ce qu’il y a de mieux, cousine. Ces sauvages-là, voyez-vous, c’est préférable à toutes vos raffinées, vos esthètes, vos savantasses, vos émancipées, toutes vos femmes supérieures et fin de siècle.—Mais, mon enfant, ce ne sont pas des compagnes que tu as là! Il n’y a pas d’échanges de pensées, pas de conversations possibles avec ces malheureuses ...—D’abord, cousine, désabusez-vous: elles ne sont pas du tout malheureuses, mes belles sauvagesses; rien ne leur manque, et il suffit qu’elles expriment un désir pour qu’il soit réalisé. Il est vrai que leurs désirs sont forcément restreints par leur ignorance, mais cela n’en vaut que mieux pour elles d’abord et pour moi ensuite. Elles n’éprouvent pas le besoin par exemple, d’étudier l’algèbre ni la paléontologie, de pétitionner pour obtenir le vote intégral ni de pérorer dans les réunions publiques. Quant à converser avec elles, je vous avoue qu’en effet cela nous est assez difficile: je ne baragouine que quelques phrases de leur idiome, et elles n’entendent pas un mot de français. Mais, ma chère cousine, je ne les ai pas emmenées avec moi pour discourir et faire assaut d’éloquence. Lorsqu’il me prend fantaisie de deviser et de discuter, j’ai mes amis ... J’ai mes livres pour me récréer et m’instruire ...—Mais, mon pauvre garçon ...—Tenez, cousine, une supposition, une preuve! Dites à un homme de choisir entre deux jolies filles, dont l’une sera aveugle, mais causera admirablement, parlera comme un ange, et dont l’autre sera muette, mais aura de beaux yeux, des yeux ravissants. Ce sont les yeux qui l’emporteront sur la langue, c’est la muette que cet homme choisira, que tout homme prendra ...» —Oui! Oui! En effet! Très juste! cria-t-on de part et d’autre. —N’est-ce pas? C’est d’une vérité limpide! poursuivit Ravida. «Alors, lui objecta sa cousine, les femmes ne te servent uniquement qu’à assouvir?...—Qu’à assouvir ... oui, cousine.—Et le sentiment, et l’affection, la confiance, qu’en fais-tu?—Pardon! Ne confondons pas les choses, cousine. Je n’ai pas besoin de tout cela en amour.—Comment! Tu n’as pas besoin de te confier à celle que tu aimes, de l’estimer, de croire à sa tendresse, à sa fidélité?—Mais du tout, pas le moins du monde! C’est bon pour les écoliers d’être si ambitieux. Moi qui ai roulé ma bosse à peu près partout, je suis bien moins exigeant, bien plus modeste. Je ne demande à mes compagnes que de la beauté, de la grâce et de la douceur: je les tiens quittes du reste, d’esprit, de science, de diplômes, même d’amour, de confiance, de fidélité ...—C’est monstrueux, ce que tu oses avouer là!—Nullement! C’est très sensé, très réfléchi.—Tu n’es qu’un grossier personnage!—Mais un heureux mortel, un très heureux mortel, cousine, et c’est là le point capital. Je suis de plus en plus enchanté de mon système et de mon régime, dont je viens de vous faire toucher du doigt les multiples agréments, et je désire instamment conserver l’un et l’autre, m’en tenir à mes deux sauvagesses ... A moins que, pour vous être agréable, je ne leur en adjoigne une troisième? Je la choisirai rousse, celle-là. Qu’en dites-vous, cousine?» —Elle a dû être quelque peu interloquée, la bonne femme! conclut Magimier. —Pour un aussi intrépide voyageur, un gaillard qui a planté le piquet sous toutes les latitudes, Drouin est encore très modéré, repartit Lesparre. Les habitants de je ne sais plus quelle île de l’Océanie,—une île qu’il a jadis visitée, et c’est lui-même qui m’a conté l’histoire,—vont bien plus loin que lui. Chaque maman là-bas, lorsqu’elle se pique de faire dignement les choses, donne comme étrennes à son fils aîné, arrivé à l’âge de puberté, une vierge aussi dodue qu’innocente. Le soir même le mariage est consommé, mais pour être rompu le lendemain matin, pas plus tard. Oui, le lendemain, on apprête la jeune femme en civet, on la fait cuire en daube ou à la broche, et on la sert, poétiquement entourée de cresson ou de persil, à son époux, dans un festin auquel sont conviés tous les parents et amis ... —Ils aiment vraiment les femmes dans ce pays-là! exclama Brizeaux. —Les bienfaits du féminisme y sont cependant totalement ignorés ... —C’est ce qu’on peut appeler «dîner avec les membres de sa famille». —O Chantolle! —A l’amende, Chantolle! —A l’amende! —Remarquez que Drouin ne les mange pas, ses Circassiennes. —Il aurait tort. —Il aurait encore bien plus tort de prêter l’oreille aux perfides invites de sa cousine, de se mettre la corde au cou ... —Certes! —Le mariage est tellement en baisse! —Les femmes elles-mêmes n’en veulent plus, remarqua Veyssières. —L’union libre, voilà l’avenir! proclama d’Amblaincourt. —Nous l’avons devancé, nous! Nous la pratiquons, l’union libre! —C’est si commode! —Tandis que le conjungo ... une vieille balançoire! —Un traquenard surtout, une flibusterie! s’écria le chef de bureau Sambligny. «Voudriez-vous bien me dire quel intérêt un homme a à se marier?» C’est la question que je pose toujours à mes employés, lorsqu’ils viennent—Oh! ça n’arrive pas souvent!—m’annoncer leurs projets d’hyménée. Aucun intérêt, même avec une femme riche. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, celle-ci, l’union célébrée, entend dépenser le double ou le triple de ce qu’elle a apporté. Alors? Tu es encore roulé, mon bonhomme! Tu as oublié que «célibat» vient de _cœlum habitare_, c’est-à-dire que le célibataire habite le ciel, est dans un paradis ... —Très bien! Parfait! — ... Une duperie, vous dis-je, une filouterie! —Le fait est, observa Chantolle, que si l’homme n’avait pas à redouter les infirmités et les maladies ... C’est ce que prétendait Napoléon I^{er}, qui n’était pas une baderne et avait sur le sexe des idées ... —D’une sagesse! —D’une profondeur! —Oui, continuait Chantolle, ne se marier que pour se procurer une garde-malade ... —Et encore! Pourquoi? interrompit Magimier. Pourquoi voulez-vous?... Vous avez des infirmières de profession, qui ont étudié la partie, la connaissent ... Moi, je suis pour les professionnels encore un coup, sabre de bois! —D’autant plus que vos jeunes filles d’aujourd’hui sont bien dressées à soigner les malades, ah oui! parlons-en! se récria Nantel. —Elles ne savent même pas préparer une tasse de tisane! dit Ferrero. —Si vous comptez sur elles! —Combien de femmes qui laissent leurs maris en plant ... —Maris et enfants! —Vous avez du reste d’excellentes maisons de santé, repartit Brizeaux. Moi, je suis comme Magimier, je suis pour les professionnels. —Vos jeunes filles d’à présent, poursuivait Nantel, elles sont toutes élevées comme si elles étaient millionnaires; aucune, même dans la plus humble bourgeoisie, ne veut plus s’occuper de ménage, de couture, de cuisine surtout. —Il leur faut des bonnes, à toutes! compléta Herbeville. —C’est très vrai. —Toutes prétendent se faire servir, se reconnaissent incapables de se servir elles-mêmes, s’en font gloire. Quelle est donc celle qui, une fois mariée, consentirait à laver sa vaisselle? Une artiste, qui a, sur le piano, un talent si distingué, ou expose des pastels à chaque salon! Elle irait salir ses fines menottes, les gâter, les profaner! Une doctoresse, pour qui la chimie organique et la zoologie comparée n’ont plus de secrets! Et ne dites pas qu’on peut s’occuper à la fois de ménage et de science: on ne sert pas deux maîtres; c’est l’un ou l’autre. —Ce sera l’autre, dit Veyssières; elles feront de la science ... —En attendant, elles ne font plus d’enfants, objecta Chantolle. —Elles n’en veulent plus: ça les gêne. —Et de même, continua Chantolle, que les mariages diminuent chez nous, notre natalité demeure à peu près stationnaire, pour ne pas dire qu’elle baisse d’année en année. Voilà le point grave, car, avant tout, il faut exister ... —Ohé! les races latines!! —L’Allemagne s’est bien gardée et se garde bien de lancer comme nous ses femmes dans la vie publique, de les détourner de la vie de famille, de les implanter dans les administrations, de faire d’elles d’économiques gratte-papier, des fonctionnaires au rabais. Les Allemands veulent des épouses et des mères; ils veulent des enfants, et chaque année leur population s’accroît de sept à huit cent mille âmes, voire davantage. Nous, nous ne bougeons pas; nous n’avons aucun excédent, ou si peu que rien[1]. Aussi, conclut Chantolle, l’Allemagne n’a pas besoin de nous déclarer la guerre pour nous battre: elle remporte sur nous chaque année—chaque jour!—une victoire considérable[2]. —Ne sont-ce pas ces dames de la Ligue de l’Affranchissement qui ont naguère recommandé l’avortement? repartit d’Amblaincourt. —Mais oui! L’avortement légal! corrobora Nantel. —Je me souviens! fit Lesparre. —Riche idée! —Doux pays! —Bismarck l’a dit, observa Veyssières: «Laissons la France mijoter dans son jus: avant un demi-siècle elle sera réduite à rien, comparativement à l’Allemagne.» —Réduite à rien! Voilà la conséquence ... —Des femmes qui décrètent qu’elles se feront avorter! —Voilà ce que vous devriez dire à la Chambre, Magimier! —Je n’ai pas de temps à perdre, mon petit Veyssières. —Il préfère plaider la cause des «Émancipées» ... —Des «Infécondes»! —Vieux farceur! —Ne me reprochez pas cela ... —C’est comme vous, Brizeaux, est-ce qu’au Sénat?... —Messieurs! cria Nantel en frappant sur son verre. Pas de personnalités, et pas de politique, je vous en prie! Vous savez que nos statuts interdisent ces discussions. —Et puis il y en a bien assez sans nous, en France, qui s’occupent de politique, ajouta Lesparre. —C’est le malheur! —Tout le monde s’en mêle, tout le monde veut gouverner le pays, riposta d’Amblaincourt. Les plus ignares _citoilliens_ sont précisément ceux qui tranchent le plus vite les plus ardus problèmes d’économie sociale, qui vous résolvent en une seconde la question des salaires et des rapports du capital avec le travail. Il n’y a pas de balayeur des rues ou de cocher de fiacre,—sans vouloir médire en rien de ces honorables corporations,—qui n’ait son plan tout prêt pour alléger nos impôts, augmenter nos revenus, faire manœuvrer notre armée et nous restituer dans quarante-huit heures l’Alsace et la Lorraine; pas un qui ne soit tout disposé à donner des leçons de tactique à tous nos généraux ... —C’est pitoyable! interrompit Sambligny. —Et c’est comme cela. Tel qui ne sait rien de rien, qui n’a jamais lu un livre, qui ne se doute même pas qu’il existe une langue française, une littérature française, veut pérorer ... —Gouverner la France! —Pourquoi pas? C’est un gouvernant. Avec le suffrage universel ... —Il a sa part de souveraineté ... —Une belle jambe! —Ça ne lit et ça n’a jamais lu que son journal, une feuille de chou ... —Voyons, voyons, quittons la politique! insista derechef Nantel. Vous me reprocheriez ensuite, et je me reprocherais moi-même tout le premier, de vous avoir laissés enfreindre un des principaux articles de notre règlement ... Il est temps d’ailleurs que j’aborde mon compte rendu ... Silence, messieurs, voyons! répéta Nantel en heurtant encore et vivement son couteau sur les flancs de son verre. Veuillez m’écouter. III Roger de Nantel, qui, à défaut de président,—les Salomoniens se passaient fort bien de ce personnage,—joignait à ses fonctions bisannuelles de secrétaire-trésorier de l’Association celles d’organisateur des banquets et de questeur, commençait son exposé, quand Magimier l’interrompit, pour se plaindre du bruit qui se faisait dans une salle contiguë. Ce bruit n’avait pas gêné nos convives, et ils ne s’en étaient même pas aperçus, tant que la conversation avait été générale. Maintenant qu’ils se taisaient pour ouïr un seul d’entre eux, on n’entendait plus que le brouhaha voisin. «Nantel! Ce n’est pas à nous qu’il fallait imposer silence, c’est à ces braillards ... C’est un repas de noce qui se donne là? —Ah! repas de noce est bon! s’écria Veyssières. —Superbe! lança un autre. —Ah! délicieux! Oui, un repas de noce! —Et quelle nopce, mes enfants! —Qu’y a-t-il de si risible là-dedans? Je ne comprends pas ... murmura Magimier interloqué. —C’est sans doute parce que vous êtes arrivé en retard, mon cher député, répliqua Nantel. J’ai omis de vous dire ce que je venais de raconter, ce que Margery m’avait appris ... qu’il y avait un dîner de femmes à côté du nôtre: les «Émancipées» donnent un banquet ... —Voilà la noce! —Quelle heureuse union! —Hyménée! Hyménée! —Mais vous auriez dû les inviter à se joindre à nous! s’écria Magimier. Ç’aurait été drôle, et la fête eût été complète. —Mon bon ami, si j’avais fait cela, vous n’auriez pas trouvé assez de pavés pour me lapider, repartit Nantel. Vous aimez la jeunesse, la fraîcheur, la verdurette ... Ça laisse à désirer de ce côté-là. —Qu’y a-t-il parmi ces femmes? demanda Chantolle. —J’ai aperçu, dit Nantel, la grosse Bombardier ... —Ah! ma voisine! fit Magimier. — ... Elvire Potarlot ... —Naturellement! —La présidente de la Ligue de l’Émancipation! —La plus enragée ... —Puis, continua Nantel, Nina Magloire, Stéphanie Lauxerrois ... —Celle qui signe Saint-Germain? — ... Katia Mordasz ... —La fameuse nihiliste! —Ah! Katia est de la partie! dit Veyssières. — ... Rose d’York, George Luce! la marquise de Maulmont ... —Ah! la marquise qui va s’encanailler ... —Il m’a semblé reconnaître au vestiaire Mme Latournette, interrompit Brizeaux. —Moi, je me suis rencontré dans les couloirs avec Zénobie Cherpillon, dit Jourd’huy. —Veinard! —Polisson, va! —Ah! Jourd’huy, mon ami, quelles délices, hein? Riche affaire! —Taisez-vous donc, blagueurs! Elle est maigre comme un clou. —Mais aussi quel décolletage! glapit Ravida. Je me suis croisé avec elle ... —Oui, décolletée jusqu’à l’ombilic! riposta Jourd’huy. Et avec cela des lunettes, des lunettes bleues! —Comme si les bas ne suffisaient point! —Tableau charmant! —Vision ineffable! —N’est-ce pas Zénobie Cherpillon qui s’est emparée de ce mot et le répète à satiété: «Mesdames, il n’y a que le nu qui habille bien?» —Non, Ravida, vous n’y êtes pas, mon bon, répliqua Chantolle. C’est la grosse Bombardier qui répète cela. N’est-ce pas, Magimier? —Je n’en sais rien du tout, moi! —Cette discrétion vous honore, très cher; mais c’est bien Mme Bombardier qui s’est attribué ce mot. Malgré ses tendances viriles et ses visées émancipatrices, elle est demeurée femme, Mme Angélique Bombardier, femme et coquette; elle n’abdique pas ... «Restons jolies, mesdames, restons jolies!» C’est encore un de ses mots. —J’aime mieux cela, dit Sambligny. —Moi également; ça me raccommode avec elle, ajouta Herbeville. —J’ai encore aperçu René d’Escars, c’est-à-dire Adélaïde Tabourin, reprit Nantel; Estelle de Bals aussi ... —Tout l’état-major de l’Émancipation, quoi! — ... Guillemine de Chastaing ... —La présidente des «Infécondes»! —La reine des bréhaignes! s’écria Chantolle. Qui n’est, fichtre, pas mal! ajouta-t-il avec un énergique et éloquent clappement de langue. Elle n’a guère plus de trente-cinq ans, et, ma foi, s’il ne dépendait que de votre serviteur ... —Chut! Chut! Taisez-vous, Chantolle! firent à la fois Veyssières et Sambligny. Écoutons! —Si l’on pouvait entendre leurs toasts!...» Des lambeaux de phrases arrivaient assez distinctement, en effet, aux oreilles des Salomoniens. * * * * * «On ne saurait trop répudier, citoyennes ...» * * * * * «Citoyennes!» C’est Elvire Potarlot qui parle, chuchota Veyssières. —Elle-même, répondit Chantolle. Aussi nous en avons pour un bout de temps ... —Chut! Chut! Écoutez donc!» * * * * * «...De lâches accusations ... d’odieuses menaces sans cesse proférées contre nous, des menaces comme celle-ci, que Fabre d’Olivet a osé lancer: «Si les femmes d’Europe ne se conduisent pas avec sagesse, le sort des femmes d’Asie les attend ...» —Oh! Oh! —Vous vous indignez et vous avez raison, citoyennes, bientôt électrices de notre libre et chère France ... Et cet autre, cet historien prétendu national, ce perfide insulteur de notre sexe, ce cynique Michelet, qui nous a traitées de «malades perpétuelles», qui déclare sans rougir que «l’homme doit nourrir la femme» ... —Oh! Oh! Jamais! —C’est humiliant ... — ... Vous ne voulez être les obligées ni les esclaves de personne, de l’homme surtout, et, encore une fois, citoyennes, vous avez raison: la femme doit se suffire à elle-même ... —Bravo! Oui! Oui! — ... Aussi quand nous voyons un publiciste comme M. Francisque Sarcey se joindre à l’insulteur Michelet, affirmer après lui que «les femmes, avec leurs larges hanches ...»—Nous les modifierons, nos hanches, messieurs, s’il ne faut que cela!—«les femmes sont faites pour mettre des enfants au monde, demeurer sédentaires à la maison ... —Oh! Oh! — ... «Prendre soin du ménage ...» —Et celles qui n’en ont pas? —Comme vous le dites très bien, citoyennes: Et celles qui n’ont pas de ménage, pas de famille? «Ce qui m’étonne, continue M. Sarcey,—que je continue, moi, à vous citer—ce qui m’étonne, c’est que les hommes qui se disent progressistes et pionniers de l’avenir, au lieu de plaindre les femmes, qu’une mauvaise organisation de la société oblige à sortir de leurs attributions, les en louent comme d’une conquête.» —Et c’en est une! —On veut nous ramener au foyer, toujours! —C’est-à-dire aux carrières!... —A l’esclavage! —A l’esclavage, c’est cela! —Mais nous ne nous laisserons pas ainsi refouler sous le joug, citoyennes! Au besoin, nous proclamerons la grève ... Car l’homme—jusqu’où ne va pas son audace!—l’homme prétend que nous n’avons pas les mêmes titres que lui pour occuper les emplois publics. Oui! Écoutez encore un chroniqueur en renom, M. Edmond Lepelletier. Il s’apitoye sur notre sort, celui-là, il daigne nous honorer de sa compassion ... «Pauvres femmes! écrit-il dans _le Radical_, sous son pseudonyme Jean de Montmartre. Ah! combien vous devriez maudire le jour où il vous monta au cerveau cette fièvre d’orgueil de vouloir être des demoiselles, des institutrices, des employées de la Ville ou de l’État! Le meilleur moyen de réagir, d’améliorer votre destinée, serait de renoncer à ces funestes rêves d’emplois administratifs ...» —Et de laisser la place libre à ces messieurs! —Belle malice! —Cousue de fil blanc! —N’est-ce pas, citoyennes, c’est assez clair? «Je vous dirai, comme Jean-Jacques Rousseau aux femmes de son temps, conclut M. Lepelletier, retournez à la nature, retournez au ménage!» —Ah! le ménage! Ça y est! Enfin! —C’est leur tarte à la crème! —Ils peuvent bien le faire eux-mêmes, le ménage, s’ils y tiennent tant! —Nous cloîtrer dans la maison, citoyennes, nous y vouer aux plus obscures et aux plus viles tâches, voilà le but de ceux qu’on a longtemps appelés nos seigneurs et maîtres ... —Oh! Oh! — ... «Bonne femme et bonne poule ont toutes deux la patte cassée, afin de ne pouvoir courir.» C’est un de leurs proverbes ... Les femmes d’Égypte ne portaient pas de chaussures afin de s’accoutumer à rester au logis ... Et la matrone romaine, l’épouse modèle: «Elle a gardé la maison et filé la laine» ... —Quelles sornettes! —C’est rococo! —Le monde a marché depuis ce temps! —Nous avons changé tout cela! — ... Ils ne cachent pas leur jeu, d’ailleurs; ils se vantent bien haut de leur dessein. Proudhon, l’infâme Proudhon, l’a dit: «S’il fallait choisir entre l’émancipation de la femme et sa réclusion, je préférerais la réclusion» ... —Mais il n’a pas eu le choix! —Il est franc, celui-là! — ... Le foyer, citoyennes, le ménage, la famille: voilà l’ennemi! Pas d’illusion à se faire ... Un des esprits les plus nets et les plus lumineux de notre époque, M. Jules Bois, nous en avertit dans son _Ève nouvelle_: «Tant que le foyer existera, la femme sera esclave.» Et, avec sa clairvoyance et sa précision habituelles, il ajoute: «La ménagère est aussi fatale à son sexe que la prostituée» ... —A la bonne heure! —Bravo! Bravo! —Voilà qui est parler! — ... Et encore, citoyennes, les prostituées protestent à leur façon contre l’ordre établi, contre la tyrannie de l’homme; tandis que les ménagères, les femmes dites d’intérieur et les mères de famille ... —Les pot-au-feu! —Les poules couveuses! — ... S’inclinent devant ce despotisme, subissent de plein gré ces affronts, cet odieux servage, et déshonorent notre sexe!... —Bravo! Bravo! —Bravo, Elvire! — ... Mais, hélas! ils sont rares, citoyennes, ceux qui ont le courage, l’élévation et la lucidité d’esprit de M. Jules Bois! Nos adversaires sont nombreux et puissants: nous aurions tort de nous le dissimuler. L’un d’eux, l’académicien François Coppée, n’écrivait-il pas, hier encore, que «la femme de l’avenir nous apparaît comme une sorte de pédante abondamment pourvue de brevets et de parchemins scolaires ...» —Oh! oh! — ... «ne parlant jamais que de ses droits, égale et même plus volontiers supérieure à son compagnon de chaîne, si elle n’a pas carrément opté pour l’union libre et ses cyniques conséquences; bref, une créature assez répugnante et tout à fait insupportable ...» —Oh! Oh! —C’est lui qui est cynique! —Répugnant! — ... «Tandis que nous autres, affreux retardataires, reprend M. Coppée, nous croyons que la femme est, par sa nature même, encore plus épouse qu’amante, et encore plus mère qu’épouse; nous estimons qu’elle n’est point faite pour les études et les professions contentieuses; nous demeurons convaincus qu’elle n’a rien à gagner à mener une existence dissipée en occupations extérieures ...» —Assez! Assez! — ... Vous le voyez, citoyennes, toujours la maison, la vie de famille, ne pas sortir, être tenues en laisse comme des esclaves ou des bêtes ... —C’est cela! — ... Et on nous accuse d’être le fléau de la France, la cause de sa déchéance et de sa perdition! Écoutez ce que dit de nous, dans le journal _le Soleil_, M. Jean de Nivelle, _alias_ Charles Canivet: «L’émancipation de la femme deviendra un agent très actif de la dépopulation: c’est fatal ...» —Eh bien, après? —Que nous importe! — ... «Quelle singulière société que celle où l’on verrait la confusion complète des sexes! s’écrie avec désespoir M. Canivet. Une société où tout le monde, mâles et femelles, se mettraient à bavarder sur les affaires publiques, et où, par suite de ces délibérations prolongées, il n’y aurait plus personne pour soigner la cuisine, ravauder les bas et raccommoder les chaussettes!» —Nous les ravauderons à tour de rôle avec ces messieurs! —A tour de rôle, mais oui! —Pourquoi toujours nous? —Évidemment, citoyennes, et vous avez touché du doigt la plaie! Pourquoi toujours la femme astreinte seule à ces basses œuvres? Est-ce que l’homme n’use pas comme nous ses vêtements, ne mange et ne boit pas aussi bien que nous, ne salit pas tout comme nous son linge, sa vaisselle et sa chambre? Eh bien, est-ce qu’il ne pourrait pas comme nous et aussi bien que nous recoudre ses boutons, repriser ses chemises, préparer le dîner, savonner et repasser le linge, laver les assiettes et balayer le plancher?... —Bravo! — ... En quoi déchoirait-il de partager cette besogne avec nous, de s’occuper, avec nous et comme nous, des soins à donner aux enfants, aux nouveau-nés; de leur entretien, leur élevage, leur nettoyage? Eh bien, en réponse à d’aussi raisonnables et équitables propositions, voilà qu’un singulier démocrate, un étrange et faux socialiste, qui signe «Le Solitaire», demande que «des Écoles d’allaitement pour hommes soient fondées» ... —Oh! oh! —Il est facile de se moquer ... —Ce n’est pas répondre ... —Tout le fardeau retombe sur nous: grossesse, accouchement, allaitement ... — ... Et, encore une fois, pourquoi toujours nous, citoyennes? Pourquoi toujours la femme ployée sous le faix, enchaînée au logis, humiliée, domestiquée, asservie, réduite à l’état d’animal ou de chose? Nous maintenir dans ce servage, dans cette géhenne et cet abrutissement, voilà le vœu, l’unique vœu de ces messieurs! Leur audace, je vous le disais il y a un instant, leur audace ne connaît pas de bornes. Écoutez les menaces de l’un d’eux, de M. Paul Dollfus, de _l’Événement_: «L’égalité des sexes engendrera la bataille, et, naturellement, la victoire sera du côté du biceps ...» —Nous en avons autant qu’eux, du biceps! —Nous le leur prouverons, s’il le faut! — ... Permettez-moi de continuer, citoyennes. «L’homme ayant vu ce qu’a produit l’égalité, fruit de la liberté, prendra ses précautions; il réintégrera les vaincues dans le gynécée, d’où elles n’auraient jamais dû sortir ...» —Oh! oh! — ... «Et, pour leur ôter à jamais toute idée d’égalité, on les mettra plusieurs dans le même, dans le même gynécée. Le féminisme aura ainsi trouvé son remède, son vrai remède: la polygamie. Une bonne cure de polygamie ...» * * * * * —«Mais parfait! superbe! exclama Ravida. C’est tout à fait ce que nous disons! —Ce que nous pratiquons! —Silence! Silence! Chut! grondèrent Sambligny, Veyssières et d’autres Sages. Écoutons donc!» * * * * * «...M. Paul Dollfus se fait l’écho, vous le remarquerez, citoyennes, de ce misérable Fabre d’Olivet, dont je vous parlais il y a un instant, et de bien d’autres ... La polygamie, oui, voilà ce dont on nous menace ... Mais si nous devons honnir de pareilles doctrines, vouer à l’opprobre et à l’exécration les lâches qui osent les émettre, que ne devons-nous pas dire des femmes qui se rangent parmi nos adversaires, des femmes qui trahissent leur propre cause, la cause sacrée des opprimées et des victimes? Car il y en a, citoyennes, il en existe, de ces félonnes! N’est-ce pas une femme qui signe Jean de Bourgogne et a eu le cynisme d’écrire, dans les _Matinées Espagnoles_, une revue dirigée par une femme cependant, par la célèbre madame Ratazzi ou de Rute: «En admettant que l’élément féminin s’impose jamais au Palais-Bourbon, il faudra, de toute nécessité, apporter certaines modifications au règlement, imposer diverses conditions à ces dames ... Il sera bon de ne pas les laisser souvent seules: elles se mangeraient!» —Oh! Oh! — ... Si c’est là l’opinion que nous avons de nous-mêmes, comment voulez-vous, citoyennes, que les hommes nous aient en estime et nous jugent dignes de prendre place à leurs côtés? «N’oublions pas que nous sommes et resterons le _sexe faible_! s’écrie une autre, Mme Sorgue, dans la _Revue de France_. La femme, comme l’a dit un de ses vrais amis, Michelet, est une malade ...» —Oh! Oh! —Drôle d’ami! —«...une malade; oui, hélas! UNE MALADE ...» —L’éternelle blessée! —Ah! oui, l’éternelle blessée! —Et «douze fois impure», n’oublions pas! —C’est vrai! Douze fois! —Pas une de moins! —«... UNE MALADE. Les charges écrasantes de la maternité lui constituent une psychologie spéciale, qui fait d’elle, surtout et avant tout, une instinctive, une impulsive, une sensitive, une ...» —Une pauvre machine détraquée! —Une déséquilibrée! — ... Si les femmes parlent d’elles-mêmes en ces termes ... —C’est une honte! Cette madame Sorgue ... —C’est elle qui est insensée! —Folle à lier! — ... Et Mme Séverine, citoyennes, elle, dont la plume féconde ...» * * * * * «Les voilà qui vont bêcher Séverine à présent! murmura Chantolle. —Presque toutes la jalousent et l’exècrent, comme jadis elles abominaient George Sand, répliqua Veyssières. Si vous voulez entendre dire du mal des femmes, ce sont les femmes qu’il faut écouter ... —Silence donc, Veyssières! Écoutez vous-même ...» * * * * * «...Elle n’en fait pas mystère, Mme Séverine; elle vous l’avoue sans vergogne, dans une de ses récentes chroniques du _Journal_: «Je suis de celles qui préfèrent, qui auraient préféré, pour la femme, seulement le titre de compagne; le rôle d’ombre doux et câlin, volontiers effacé, derrière le maître à tous redoutable, par soi seule asservi ...» Le MAÎTRE, elle le reconnaît ... —Oh! Oh! — ... Elle trouve «doux, bon et juste d’être aimée, protégée ...» —Protégée! —Oh! Oh! — ... JUSTE D’ÊTRE PROTÉGÉE!... —Oh! Oh! — ... Du reste, citoyennes, j’ai l’intention de vous demander de vouloir bien confirmer le blâme lancé parla Ligue de l’Affranchissement des Femmes, sur la proposition de nos éminentes sœurs d’armes, Mmes d’Estoc et Astié de Valsayre, contre Mme Séverine, pour avoir refusé de se battre en duel avec M. Mermeix, qu’elle avait outragé dans le _Gil Blas_, sous son pseudonyme de Jacqueline ... —C’est vrai! Oui! Oui! — ... Ce blâme a été rédigé en ces termes par le comité de la Ligue de l’Affranchissement: «Toute femme qui ne prend pas la responsabilité de ses actes et accepte qu’un homme se batte à sa place commet un acte d’infériorité. Tel est le cas de Mme Séverine dans l’incident qui a occupé toute la presse[3].» Comment pouvons-nous, en effet, affirmer, d’un côté, que nous sommes les égales de l’homme, et, de l’autre, exciper d’une prétendue infériorité et nous dérober vis-à-vis de lui? Il y a là une contradiction et aussi une couardise que je vous laisse le soin de qualifier, citoyennes. Remarquez d’ailleurs que l’ex-directrice du _Cri du Peuple_ est coutumière du fait, qu’elle aussi ressasse que «la femme doit être épouse et mère avant tout» ... —Le refrain de la ballade! — ... qu’elle s’était déjà pareillement dérobée, au mois d’août 1885, lorsque le comité de la Fédération républicaine socialiste la sollicitait de poser sa candidature électorale. «Je suis restée trop femme, écrivait-elle alors, pour n’être pas de beaucoup au-dessous d’une tâche qu’une citoyenne plus virile accomplira certes mieux que moi ...» On ne pouvait se moquer de nous plus perfidement ... —Certes! —C’est évident! — ... Et elle se déclarait «vraiment indigne d’appartenir au sexe auquel nous devons Mme Astié de Valsayre» ... —Oh! Oh! —Conspuons Séverine! —A bas Séverine! A bas Séverine!» * * * * * «Ça t’apprendra, Séverine! murmura Chantolle. Voilà ce qu’on gagne à refuser de se rendre ridicule!» * * * * * Surexcitée, emballée, infatigable, Elvire Potarlot continuait, d’une voix fluette, une voix de castrat, mais suraiguë, très perçante, et qui arrivait distinctement aux oreilles des Salomoniens: «Il n’y a pas à s’illusionner, citoyennes, et il faut avoir le courage de le dire, de le proclamer bien haut: tant que l’homme et la femme, accomplissant tous deux et simultanément le même acte, aboutiront à des résultats essentiellement différents, tant que le mâle, égoïste, sensuel et cynique, ne recueillera que du plaisir là où sa compagne risque tous les embarras et les dangers de la conception, c’est-à-dire une griève maladie, de longues et cruelles souffrances, et la mort même ... non, citoyennes, il n’y aura pas d’égalité possible entre l’homme et la femme, parce qu’il n’y aura pas de justice pour celle-ci ...» * * * * * «Ah çà! Est-ce qu’elle aurait la prétention, d’intervertir les rôles? insinua Sambligny. Est-ce qu’elle songerait à mettre le cœur à droite, la tête aux pieds, et l’homme enceinte? —C’est que ces dames en sont là, mon bon, répliqua Chantolle. Avec leur manie égalitaire, elles ne doutent plus de rien ... —Chut! Chut!» * * * * * «...Oh! je n’ignore pas, citoyennes, combien ces idées peuvent vous sembler prématurées, chimériques même! C’est un rêve, direz-vous. Mais Platon, le divin Platon, le plus grand des philosophes, l’a fait, ce rêve; c’est le sien, c’est l’identification de l’homme et de la femme sous le nom d’androgyne, et je n’ai pas à m’attribuer l’honneur de cette découverte. Une de nos plus célèbres devancières, la vaillante et victorieuse adversaire des Proudhon, des Michelet, des Auguste Comte, tous ces piètres penseurs et pitoyables républicains, la sagace et savante auteur de _La Femme affranchie_, Mme Jenny d’Héricourt, nous en avertit d’ailleurs et dans un superbe langage: «L’homme n’est qu’une femme enlaidie sous tous les rapports ...» —Bravo! —Très bien! —«...La femme seule renferme et développe le germe humain; elle est créatrice et conservatrice de la race ... Seule dépositaire du germe humain, elle l’est également de tous les germes intellectuels et moraux; elle est l’inspiratrice de toute science, de toute découverte, de toute justice; la mère de toute vertu.» La femme est tout, en un mot, pour Mme d’Héricourt; l’homme n’est rien, ne sert à rien,—pas même, citoyennes, pas même à féconder celle qu’il nomme sa femelle. «Il n’est pas bien sûr, déclare cette géniale dialecticienne, _il n’est pas bien sûr que le concours de l’homme soit nécessaire pour l’œuvre de la reproduction_; c’est un moyen qu’a choisi la nature; mais _la science humaine parviendra_, nous l’espérons, _à délivrer la femme de cette sujétion insupportable_[4].» Tel est aussi mon plus ferme, mon plus constant espoir, citoyennes. Et j’ai la joie de le voir partagé et soutenu par les plus judicieux et les plus profonds esprits de notre siècle. Résumant les travaux des premières doctoresses anglaises et américaines, M. Jules Bois ne nous a-t-il pas appris que c’est la brutalité de l’homme, _un coup de poing donné par l’homme sur le ventre de la femme_,—un coup de griffe donné aussi sans doute en même temps par tous les mâles sur les flancs de toutes les femelles,—_qui a provoqué le tribut de la menstruation; mais qu’un jour luira_, la science nous autorise à le croire, _où ce tribut cessera d’être payé_[5]? Voilà, citoyennes, ce qui me soutient et me console, ce qui doit nous réconforter toutes; voilà l’étoile qui me guide, le noble but de libération où toutes nous devons tendre ... —Bravo! — ... Quant à moi, je ne me lasserai pas de lutter ... —Bravo, Elvire! —Vive Elvire! Bravo! — ... Je ne me lasserai pas de lutter contre cette ancienne moitié de nous-même, devenue notre exploiteur, notre tyran ... Dans quelques semaines, citoyennes, nous fêterons l’arrivée parmi nous de Mrs Simpson, la digne successeur de Victoria Voodhal, fondatrice de la _Société de l’amour libre_ ... Nous n’en sommes pas là encore, nous, infortunées femmes de France! Nous n’osons, nous ne pouvons réclamer que la liberté du divorce,—le divorce par consentement mutuel, ou, plus simplement encore et selon le postulat des plus autorisées d’entre nous, le divorce par la volonté d’un seul des époux ... —Bravo! — ... De même que, pour se marier, on n’est point tenu de faire connaître les motifs qui vous poussent à prononcer le oui décisif et solennel, de même, pour se démarier, pour divorcer, nul ne devrait être contraint d’invoquer et de révéler les causes de sa désunion ... —Bravo! — ... C’est clair comme le jour. Et c’est par ce vœu, ce vœu aussi légitime que modeste, que je terminerai, citoyennes, c’est la suppression de cet arbitraire, l’anéantissement de cette anomalie et de cette tyrannie, que je vous propose d’acclamer; c’est à la liberté, à la liberté pleine et entière du divorce, que je vous convie de boire!» * * * * * «Mais rien ne nous empêche de nous y associer, à ce vœu si modeste, observa Ravida. —Au contraire! —Comme ça se rencontre! —A la liberté du divorce! Au divorce par consentement mutuel! —Par consentement d’un seul même! J’te crois, que j’y bois! murmura Sambligny. Ah! fichtre! —Qui donc prétendait que nous n’étions pas d’accord avec ces dames? —Selon moi, expliquait durant ce temps Lesparre à Herbeville, le divorce ne deviendra une chose juste, admissible et pratique, que le jour où l’homme pourra renvoyer sa femme dans le même état qu’il l’a prise, c’est-à-dire vierge ... —En supposant que ... —Bien entendu! en supposant que ... Actuellement, elle n’a plus la même valeur lorsqu’on la rend: c’est comme une marchandise qui aurait subi un déchet ...» * * * * * Cependant l’ovation «prolongée» qui avait suivi le discours de Mme Elvire Potarlot venait de prendre fin, et une autre voix maudissait à son tour, dans la salle voisine, le barbare despotisme du sexe laid. «...Avec le plus astucieux acharnement, il s’est appliqué à nous confiner, nous emprisonner ... le fardeau de la maternité, le soin des enfants ... les répugnantes corvées du ménage ...» * * * * * «Vous devez reconnaître cette voix, Magimier? lança Chantolle. C’est celle de votre séduisante voisine Angélique, Mme Bombardier! —Vous croyez? —Oui, je crois, mon ami, et vous en êtes sûr, vous! —Silence donc, Chantolle! Écoutons!» * * * * * Il était d’autant plus nécessaire de ne faire aucun bruit que la nouvelle oratrice, au lieu de la voix suraiguë d’Elvire Potarlot, ne possédait qu’un ton de fausset, une sorte de glapissement aigrelet, nasillard et pleurard, de portée restreinte. «Durant des siècles et des siècles, la pauvre opprimée ... déclarée indigne de gérer les affaires publiques ... n’ayant que des devoirs et aucun droit, traitée en mineure, en irresponsable ... piétinée, écrasée par ses bourreaux ... —A bas les hommes! —A bas! Oh! oh! — ... Ménagère ou courtisane, servante ou prostituée, voilà ce que l’homme a fait de la femme, voilà, mesdames ...» * * * * * «Ah! ce n’est plus citoyennes!» chuchota Veyssières. «...Comme il la comprend et la veut ... toujours à son service ... pour ses besoins et son agrément ... —Guerre aux hommes! —A bas! A bas! — ... Même aujourd’hui, après tant d’efforts ... les salaires attribués à la femme, dans les ateliers, les administrations, partout, sont des plus chétifs, absolument dérisoires ... C’est afin toujours de la tenir asservie, de pouvoir faire d’elle, en toute occasion, selon son caprice ... —Oui! C’est cela! —Bravo! Bravo! —A bas les hommes! — ... Mais leur règne, le règne de ces oppresseurs, de ces exploiteurs et persécuteurs ... oui, mesdames, touche à sa fin ... Fini!... L’aube a lui ... —Bravo! —Ah! Ah! Ah! —Bravo! Bravo! — ... Et je lève mon verre en l’honneur de cette libération, je bois ... je bois ... et à l’émancipation complète et prochaine de la femme!» * * * * * «Mais nous aussi! Nous _idem_! Mais de tout cœur! s’écrièrent en pouffant de rire et en applaudissant les disciples de Salomon. —Nous ne désirons que ça! —Demandons-leur donc, insinua Veyssières, si l’émancipation de la femme ne signifie pas sa prostitution, quelle différence ... —Taisons-nous! Pcht! Pcht! En voici une autre!» * * * * * Celle-là avait la voix plus grêle encore que celle de Mme Angélique Bombardier, et on ne percevait que des lambeaux de phrases: «...La citadelle du mariage ... la saper sans relâche, la démolir ... Car l’homme veut une domestique, non une compagne, une bonne à tout faire, une esclave ...» * * * * * «Qui donc tient le crachoir? demanda irrévérencieusement Jourd’huy. —Je ne sais pas, fit Veyssières avec un haussement d’épaules. Peut-être Mme Cherpillon ... —Non ... plutôt Mme Magloire, répliqua Brizeaux. —Silence! Silence! Chut!» * * * * * «...La femme qui se marie se donne un maître, elle s’avilit ... —Bravo! C’est cela! — ... Elle s’avilit ... Comparaître devant l’écharpe d’un maire et l’étole d’un prêtre ... Jurer soumission et obéissance ... —Oh! Oh! Obéir! Oh! —A bas les hommes! — ... Un maître, un tyran ... Tant que vous maintiendrez le foyer, la famille, l’union légale ... rien de fait ... Aussi cette forteresse ... _Delenda Carthago!..._ Cette union, c’est l’asservissement ... Je bois à la suppression du mariage!» * * * * * «Et moi donc! soupira Sambligny. Ne vous mariez pas! c’est ce que je dis toujours à mon personnel ... —Nous aussi, nous buvons ... Nous tous! Mais comment donc! Mais enchantés!... clamèrent en s’esclaffant les Salomoniens. —Comme nous marchons bien de conserve avec ces dames! ajouta Roger de Nantel. On jurerait que nous nous sommes donné le mot, que nous faisons campagne ensemble! —Eh oui! —Tout ce qu’elles réclament, c’est également ce que nous voulons, ce que nous avons déjà, nous, ce que nous mettons en pratique, observa Ferrero. —Et on parle de la guerre des sexes! s’écria Chantolle. —Mais jamais plus délicieuse harmonie, plus touchant accord ... —Plus intime union n’a régné ... —Taisons-nous, Ravida! Pcht! Pcht!» * * * * * Une voix douce, argentine et musicale, lente, caressante et dolente, avait succédé aux maigres et imperceptibles tremolos de la précédente oratrice. * * * * * «Celle-là, c’est Mme de Chastaing, annonça Veyssières. —C’est donc au nom des «Infécondes» ... —Chut! Chut! Du silence!» * * * * * «...Nous aussi, nous sommes des vôtres, mesdames! Et comment n’en serions-nous pas? N’est-ce pas la Ligue de l’Affranchissement des Femmes, qui, par la voix si autorisée de son secrétaire, Mme Astié de Valsayre, et par celle de ses non moins éminentes déléguées, Mmes Charrière et Louvet, a le mieux formulé nos principes et résumé notre programme? «L’état social actuel donne à la femme _le droit de l’avortement_, et il y a, en conséquence, lieu d’acquitter toutes les accusées,—toutes les accusées d’infanticide,—qui sont des victimes, et non des coupables[6].» Voilà parler, mesdames! Et ces mêmes fortes et grandes paroles, je les retrouve ailleurs encore, dans les bouches les plus éloquentes, les plus écoutées ... L’amour, comme le constate si ingénument et si sincèrement Mlle de Bovet, dans ses _Confessions_, n’est qu’une chose «assez insipide et passablement malpropre», répulsive à toute créature d’élite, qui ne peut convenir qu’aux êtres inférieurs, «à ma chienne Lola, surnommée Montès, à cause de sa légèreté de mœurs ...» * * * * * «Dis donc, toi! N’en dégoûte pas les autres! grommela Jourd’huy. —Si c’est ainsi qu’elles apprécient l’amour ... —Nous ne risquons rien, nous, de ... —Ah! je t’en ficherai, des créatures d’élite! —Plutôt les gotons et les souillons! —Elle ne doit ni boire ni manger, celle-là, pour ne pas ressembler à sa chienne! —Ni marcher, ni dormir, ni respirer ... —Écoutez donc! Pchtt!» * * * * * «...La fécondité, si appréciée chez les femelles des animaux, est, chez les femmes, un malheur redouté. Voilà un fait général, certain, indéniable ... L’homme, toujours égoïste et toujours privilégié, ne s’inquiète nullement des grossesses. «Ce n’est pas lui qui écope», selon la familière expression de la plus spirituelle de nos romancières. Mais la femme, elle, victime de l’implacable fatalité ... Ah! mesdames, comme je comprends bien cette tristesse qui pèse sur le sort de la femme! Le rire est le propre de l’homme,—de l’homme, toujours sans idéal, toujours matériel, terre à terre, rampant et grossier ... —Bravo! A bas les hommes! — ... Laissons-le-leur, ce rire, indice de leur infériorité, et dont l’absence fait notre éloge, à nous, et nous honore ... Le Christ n’a jamais ri ... Le rire est partout preuve de bassesse ... Aussi est-ce avec une exultante fierté que nous constatons, mesdames, que les femmes écrivains ne tombent jamais dans le comique, qu’aucune d’elles ne s’abaisse à ce point ... Elles ignorent le rire: quel plus bel éloge peut-on leur décerner?... Toujours grave, digne, sérieuse, distinguée, chaste, moralisatrice, la femme laisse à son rival, à l’homme, les obscénités et immondices d’un Rabelais ou d’un Montaigne, d’un Brantôme ou d’un Saint-Simon, de La Fontaine et de Diderot, de Molière et de Voltaire, ces deux vils insulteurs du sexe de Jeanne d’Arc ... —Bravo! Bravo! — ...Notre littérature, à nous, toujours respectueuse des lois du bon ton et de la bienséance, est indemne de toutes ces souillures ...» * * * * * «As-tu fini! exclama Chantolle en haussant les épaules. Elle nous bassine, cette Philaminte, épouse de Chrysale ... —Une raseuse!» * * * * * «...Ah! c’est que, pour nous, mesdames, la vie n’est pas chose risible et plaisante! Un dur chemin, semé d’ornières et de fondrières ...» * * * * * «Si tu crois, ma pauvre biche, murmura Ravida, que tes jérémiades vont changer quelque chose à ce chemin! —Prends-le donc comme il est, et fiche-nous la paix!» ajouta Jourd’huy. * * * * * «...La femme, à qui la nature a traîtreusement assigné le rôle maternel, qui n’enfante que dans la douleur, est toute désignée ... Nous seules, mesdames ... connaissons par expérience ... tout ce qu’il y a d’amertume et de deuil dans l’existence ...» * * * * * «Assez! Assez! s’écrièrent simultanément Magimier, Lesparre et Ferrero. —Oh! oui, assez! répétèrent de tous côtés les Salomoniens. —Laissons ces dames, lasses d’enfanter, dit Sambligny, et qui voudraient que ce fût notre tour ... —Pour rétablir l’équilibre! —Ah! elle est bonne, celle-là! —C’est toujours nous qui avons la meilleure part ... —Et elles, toujours une araignée dans le plafond! —Veyssières! fit Chantolle. Vous avez vu ce que dit à ce propos Edmond de Goncourt dans un des derniers volumes de son _Journal_? «C’est bien restreint le nombre des femmes qui ne méritent pas d’être enfermées dans une maison de fous.» —Ce que confirme l’ancien proverbe: «La plus sage est la moins folle», riposta Ravida. —Et ce que confirme surtout la médecine, ajouta Jourd’huy: l’hystérie est tellement répandue ... —Fichtre oui! dit Nantel. —Toutes, des névrosées! —Des malades! Elles ont beau protester: c’est Michelet qui a raison! conclut Sambligny. —Moi, les femmes, je ne m’occupe que de leur plastique, pas d’autre chose, déclarait pendant ce temps Magimier à son voisin Lesparre. —Il y en a si peu de belles! soupira celui-ci. —Savez-vous ce que devrait faire le gouvernement, Lesparre? interjeta Chantolle de son ton gouailleur. Il devrait réaliser le vœu de Théophile Gautier: forcer toute femme atteinte et convaincue de beauté notoire à se montrer au moins trois fois par semaine sur son balcon, pour que le peuple ne perde pas tout à fait le sentiment de la forme et de l’élégance. Voilà qui vaudrait mieux que de prêcher à la foule des turlutaines et des mensonges, comme la liberté et l’égalité ... —Et aux femmes la concurrence avec l’homme! —La haine du mâle! —La révolte contre le maître! —Contre la nature! —Eh bien, non, mes bons amis, ce n’est pas cela que devrait faire le gouvernement! s’écria Jourd’huy. Il y a mieux que cela! Car, en effet, je reconnais avec vous que le nombre des belles femmes est bien insuffisant ... —Oh oui! — ... Et que si l’on pouvait l’augmenter ... Ce qu’il faudrait, c’est fonder des maisons d’éducation où les jeunes filles seraient admises dès l’enfance, et où l’on s’occuperait de les façonner, de les embellir, de les assouplir, de les engraisser; où on les initierait à tous les jeux et à tous les perfectionnements de l’amour ... —Comme à Corinthe! —A Milet, à Lesbos, dans toute l’ancienne Grèce. —Ils s’y entendaient, ceux-là! —Ah! les Grecs! Le premier des peuples! Toute notre civilisation vient d’eux ... —Aucun ne les a surpassés ni dans les arts, ni en poésie, ni en beauté ... —Mais encore aujourd’hui, au Japon, c’est ce qui a lieu, dit Lesparre. Outre les maisons de thé, il y a des collèges d’amour ... —Très chic, les Japonais! —S’entendant en plaisirs ... —Ayant l’intelligence de la vie, de la volupté ... —Possédant des goûts très raffinés ... —Dans ces établissements, continuait Jourd’huy, les laides, les mal bâties, toutes celles que dame Nature a peu favorisées, ne seraient pas oubliées. Non, ne méprisons personne, sachons tirer parti de tous les éléments et de toutes les facultés. Les laides, on les mettrait à la cuisine, on leur enseignerait le blanchissage, le repassage, la couture ... —La propreté! —D’abord! —Ce qui manque le plus à nos brillantes amazones! —Il paraît! —C’est par la crasse, selon le mot de Charles Mismer, qu’elles se distinguent ... —Frédéric Soulié aussi l’a dit. —Et Jules Janin: «Bas bleu, c’est-à-dire bas sale», écrivait-il ... —Ce qui prouve ... —Oui, la propreté avant tout! —Voilà comment nous comprenons la femme, nous autres! exclama Ravida. —Ah! tu veux te révolter, vile esclave! —Ah! tu aspires à t’émanciper, citoyenne! —Les Japonaises, quelles femmes! dégoisait de son côté l’ingénieur Lesparre. J’en ai tâté ... Ah! mes amis, je ne vous dis que ça! Une grâce, un charme, une souplesse, un enlacement, un brio, une science, une maestria, un doigté, un velouté ... Prodigieux! Incomparable! —Assez, Lesparre! —Arrêtez-vous! —Vous nous faites ... monter l’eau à la bouche! —Dites donc, Nantel, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de nous dénicher une de ces merveilles? Il doit bien y avoir quelques Japonaises dans Paris! —J’appuie la motion de Sambligny, opina Herbeville. —Moi aussi, déclara Ferrero. —Nous tous l’appuyons. —Vous entendez, Nantel? —Je ne demande pas mieux, mes très chers: je ferai des démarches en conséquence ... Mais si vous vouliez bien maintenant me laisser parler? Que je vous dise où nous en sommes ... L’heure s’avance ... —Nantel a la parole! annoncèrent Brizeaux et Ravida. —Silence! Silence! —La parole est à M. le secrétaire-trésorier! articula solennellement Veyssières. —Avant tout, messieurs, j’ai à vous remettre la liste de nos clientes, la nouvelle liste, dit Nantel, qui tira de sa poche et commença à distribuer entre les convives de menus cahiers, composés de quelques feuilles, et faciles à dissimuler dans un carnet ou un porte-cartes. C’est moi-même, poursuivit-il, qui ai non seulement dressé, mais autographié cette liste, ainsi d’ailleurs que j’avais pris soin de le faire l’an passé. Il n’en existe pas d’autres exemplaires que ceux-ci, et vous n’avez aucune indiscrétion à redouter ... —Nous vous voterons des félicitations, Nantel! interrompit Brizeaux. —Une couronne civique! dit d’Amblaincourt. —Nous vous élèverons une statue! renchérit Veyssières. —Le plus tard possible, n’est-ce pas? reprit Nantel. Comme vous le constaterez, le nombre de nos associées—laissez-moi appeler ces dames de ce nom un peu ambitieux peut-être, et qu’elles ne justifient que passagèrement, mais qui n’en est que plus flatteur pour elles ... et pour nous;—le nombre de nos associées s’est accru de onze, et ce renfort est tout entier compris dans la première catégorie, celle du prix le moins élevé, la catégorie à cinq francs.» La liste, qui était disposée par colonnes et sous forme de tableau, se trouvait effectivement divisée en catégories ou sections, au nombre de trois, et c’étaient les chiffres 5, 10 et 20 qui, inscrits en travers, au milieu d’une ligne, établissaient ces démarcations. Dans la première colonne se lisait le nom des associées,—puisque associées il y a; dans la seconde, leur adresse; dans la troisième, les jours et heures auxquels elles étaient visibles; dans la quatrième, leur signalement et leurs particularités physiques et morales ou immorales. Le livret débutait ainsi: ══════════╤══════════════════════╤═════════════════════════════════╕ │ │ │ Morel │Rue de Provence, 151. │ Tous les jours jusqu’à │ │ │4 h. (Les dimanches exceptés: │ │ │cette exception est de │ │ │règle générale et s’applique │ │ │à tous les paragraphes suivants.)│ │ │ │ Thiébault │Rue de Suresnes, 69. │ Mercredis et samedis soir, │ │ │à partir de 9 h. │ │ │ │ Lucy │Rue Bleue, 92. │ Tous les jours jusqu’à │ │ │5 h. │ │ │ │ │ │ │ Palmyre │Rue Pigalle, 41 bis. │ Tous les jours de 2 h. à │ │ │7 h. │ │ │ │ │ │ │ Duval │Rue Lavoisier, 52. │ Tous les jours après-midi. │ │ │ │ │ │ │ │ │ │ Irma │Rue Baudin, 70. │ Mardis et vendredis de │ │ │3 h. à 7 h. │ │ │ │ Fanny │Rue Lamartine, 58. │ Tous les jours jusqu’à │ │ │5 h. │ Etc. │ │ │ ══════════╤═══════════════════════════════════════════╕ │ │ Morel │ Jeune, boulotte, blonde; jolies mains; │ │belles dents (pas fausses); bonne fille; │ │trop causeuse. │ │ │ Thiébault │ Jeune, petite, mince, brune; très │ │passionnée; pied d’enfant. │ │ │ Lucy │ Jeune, blonde; forte poitrine; hanches │ │accentuées; taille fine; beaucoup │ │d’entrain et de bagou. │ │ │ Palmyre │ Négresse, mûre; taille et ampleur │ │moyennes; bébête; lourdaude; grande │ │fumeuse et buveuse d’absinthe. │ │ │ Duval │ Trente ans; brune; très forte poitrine, │ │mais taille épaisse; l’air toujours │ │endormi (alcoolique??) │ │ │ Irma │ Mûre, grande, svelte, brune; très │ │gaie. │ │ │ Fanny │ Mûre, mince, élancée; très belle │ │chevelure rousse (pas teinte). │ Etc. │ │ «Je me suis mis en relation, comme l’an dernier, avec Mme de Saint-Géran, l’excellente madame de Saint-Géran, de la rue Tronchet, expliquait Nantel; je suis allé voir aussi une certaine dame Cardinet ... —Cardinal? —Non, Chantolle. Cette personne n’a pas de filles, que je sache, de filles à elle, j’entends, et elle se nomme réellement et tout simplement Cardinet ... Ces honorables négociantes ou courtières ont naturellement tendance à vous faire prendre des articles très chers; elles les surfont et les exagèrent à plaisir; mais j’ai su résister à ces prétentions déraisonnables et je n’ai retenu que cinq des numéros qu’elles m’ont proposés: une petite brune, ayant de très beaux yeux noirs, Mme Peyrade, Clara Peyrade, 15 bis, rue de Maubeuge ...» A ces mots, le député Magimier redressa la tête: ce nom et cette adresse avaient été prononcés tout à l’heure devant lui, sur la terrasse du café ... Oui, c’était bien cela: Clara Peyrade ... de grands yeux noirs ... «Je la connais, cette recrue, fit-il. Elle a deux toquades: elle exècre les Américains, pour les avoir fréquentés de trop près, et elle traite tous les hommes de mufles. —Ça nous est égal, pourvu que le physique nous plaise, riposta Herbeville. —A part ses yeux, c’est l’insignifiance même, reprit Magimier. —Si elle possède des talents ... —Ça, je l’ignore; mais elle n’a rien d’attirant: elle est petite, pâle, maigrichonne ... Vous avez la rage, Nantel, de toujours nous fourrer des femmes maigres!» Roger de Nantel de protester aussitôt: «Je m’efforce de vous contenter tous! Et ce n’est pas facile, ah! sapristi, non! Peut-on dire ... —Magimier a tort de se plaindre, insinua d’Amblaincourt. Nous vous savons tous gré, Nantel ... —Ce sacré Magimier! —Jamais content! —Nous verrons, mon cher, quand ce sera votre tour de remplir les fonctions de secrétaire et de sergent recruteur! Ah! je vous y attends! Nous verrons comment vous vous en tirerez! Moi qui m’ingénie à en trouver pour tous les goûts, protestait Nantel, dans tous les quartiers, afin de vous épargner de trop longs dérangements ... —Mais oui! —Ainsi, vous m’avez demandé une rousse de plus; eh bien, il y en a deux ... —Nul plus que moi ne rend justice à votre dévouement et à vos mérites, Nantel, interrompit Magimier; si je vous ai froissé, c’est malgré moi, croyez-le ... —La rage de choisir des femmes maigres! D’abord, je n’ai aucune rage, mon cher, absolument aucune! Je tâche de m’inspirer de l’intérêt collectif, de concilier tous les désirs, toutes les exigences ... Comment les aimez-vous donc, les femmes? Comment vous les faut-il? —Je suis pour les belles femmes, répliqua le député. —Qu’appelez-vous belles femmes? Expliquez-vous! —Le mot se comprend de lui-même, et tout le monde sait ce qu’on entend par «une belle femme», dit Magimier. C’est tout le contraire de ces petites sauterelles ... Une belle femme est grande, forte, grasse, bien portante ... —La santé avant tout, effectivement, la santé et la jeunesse! opina le sénateur Brizeaux. Et de la gorge! Vous vous rappelez le mot de Louis XV à propos de la jeune Marie-Antoinette? —Non. Allez-y! cria Chantolle. —Lorsque le secrétaire d’ambassade Bouret vint annoncer à Louis XV l’arrivée à Strasbourg de l’archiduchesse Marie-Antoinette, qui allait devenir Mme la Dauphine, le roi lui demanda comment il avait trouvé cette princesse. «Sire, elle est charmante, répondit-il. Elle a de très beaux yeux, un teint d’une fraîcheur ...—Et la gorge?— ... Le front imposant, les sourcils ...—Et la gorge? A-t-elle de la gorge? interrompit de nouveau le roi.—Sire, je vous assure que je n’ai pas pris la liberté de porter mes regards jusque-là.—Vous êtes un sot, Bouret; c’est toujours par là qu’il faut commencer, c’est ce qu’il y a de plus important ...» —Pas bête! —Je suis heureux de me rencontrer avec un monarque doué d’une aussi profonde expérience, dit Magimier. —Et aussi avec un de nos premiers écrivains, avec Jean-Jacques, qui avouait, à l’occasion de Mme d’Épinay, plate comme une planche à pain, qu’«une femme sans tetons ...» —Oh! pas de gros mots, Chantolle! implora Ravida. —Ce n’est pas moi qui parle, c’est ce malotru de Jean-Jacques: «Une femme sans tetons n’est pas une femme pour moi!» —Parfait! Vive Jean-Jacques! cria Magimier. —A la bonne heure! —Moi, je suis comme Magimier: j’aime la chair, je n’en disconviens pas ... —Moi aussi, mon cher sénateur, repartit Ravida. Malheureusement, les neuf dixièmes des femmes d’aujourd’hui ont l’air de ne pas avoir un brin de force, un souffle de vie. Ce n’est pas capitonné, ça manque d’ampleur et de relief, c’est chétif, anémié, maladif et malsain. Ça pose pour les délicates, les langoureuses, les vaporeuses, les éthérées, les esthètes, les intellectuelles ... As-tu fini! Comme vous le disiez il y a un instant, sénateur: la santé avant tout. Vivent les femmes bien portantes, riches de sein et solides au poste! —Bravo, Ravida! —Les femmes où tous les attributs du sexe sont copieusement accusés, ajouta Jourd’huy. —Et se détachent en vigueur, selon une expression du métier, reprit le peintre Ravida. —Le style, c’est l’homme; mais le corset, c’est la femme! glapit Sambligny. —Le corset ... et la _tournure_! compléta Jourd’huy. —Oui! et la _tournure_! —Le mérite de la femme, sa vocation, si je puis m’exprimer ainsi ... —Vous pouvez, Magimier! — ... sa vocation, c’est d’être grasse! —Très bien! Très bien! —Tous les vrais mâles sentent cela, le comprennent ... —Les petits seins des jouvencelles, ce ne sont que pommes vertes, a fort congrument noté je ne sais plus quel poète: Et la grande Déesse aux yeux impurs, Cypris, n’aime que les fruits mûrs! —C’est cela, Chantolle! Parfait! —Et tenez, messieurs! poursuivit Chantolle. Il y a aussi une remarque de Balzac ... un mot bien typique: «Les femmes grasses, elles n’ont qu’à se montrer, elles triomphent!» —Eh oui! Très vrai! Bravo! —Vous entendez, Nantel? Faites bien votre profit de ce que nous disons, mon ami, insinua Magimier. —Quant à moi, hasarda Veyssières, je ne déteste pas une élégante sveltesse, une certaine souplesse ... —Mais, messieurs, revenons à notre liste! Consultez la liste! objecta Nantel. Voyez combien peu de clientes minces vous avez par rapport aux grasses. Et cependant, les minces se trouvent bien plus aisément ... —Ce qui vous démontre clair comme le jour que les grasses—les grasses jeunes—doivent faire prime! déclara Sambligny. —Cela est tellement vrai, messieurs, dit Brizeaux, que dernièrement, dans une enquête que j’étais chargé de faire à la Préfecture de police, on me montrait un relevé statistique et comparatif des habituées de cet établissement, classées en filles maigres, c’est-à-dire ne dépassant pas certain poids—soixante-dix kilos, pour préciser,—et en filles grasses, c’est-à-dire dont le poids est supérieur à ce chiffre: eh bien, on n’en compte que dix grasses pour cent maigres. —Puisque les maigres sont bien plus nombreuses, interrompit Chantolle, il n’y a rien d’étonnant ... —Pardon, attendez! reprit Brizeaux. Il y a une autre raison que celle du nombre. Si les femmes grasses échappent pour la plupart à la police des mœurs, si, pour la plupart, elles n’ont pas besoin de tant se démener et s’exposer, pour vivre, et de recourir ainsi à la basse et affichante prostitution, c’est évidemment qu’elles ont moins de peine à se procurer des amateurs, bien moins que les femmes maigres. Presque toujours, ainsi que me le racontait le chef du service des mœurs, M. Barlier, quand une femme grasse,—et pas trop vieille, bien entendu,—au lieu de vivre tranquillement chez elle, aux frais de ses amis et connaissances, a affaire à ladite police, c’est qu’elle possède une tare secrète: c’est une incorrigible alcoolique, par exemple, ou bien elle est tombée sous la coupe d’un souteneur brutal, tracassier et imbécile, qui l’exploite mal, au détriment de ses propres intérêts. Mais, en thèse générale et en résumé, une femme grasse ... non seulement ce que notre ami Magimier appelle «une belle femme», mais une femme grasse, simplement, une femme de poids, réussit bien mieux et bien plus lucrativement qu’une maigre à trafiquer d’elle,—une grosse femme, selon la remarque de Barlier, est toujours sûre de ne pas mourir de faim. —Cela tient aussi, encore une fois, comme le disait tout à l’heure Nantel comme vous-même l’attestiez il y a une seconde, mon cher sénateur, à la surabondance des femmes maigres et chétives ... —Et aussi, du même coup, Chantolle, au goût général des hommes, insista Brizeaux. On préfère non seulement ce qui est plus rare, mais ce qui est plus plantureux, ce qui atteste le mieux le sexe ... —Les femmes qui, par leurs seins et leur croupe, sont plus femmes que les autres, acheva Sambligny. —C’est cela! fit Brizeaux. —C’est cela! C’est cela! —Ces gredins d’hommes! Tous, si matériels, d’appétits si grossiers, recherchent la chair, se complaisent dans la basse sensualité ... N’est-ce pas, mon vieux Magimier? interpella Sambligny. —Il y a certaines nuances, répondit Magimier. L’idéal, pour moi ... —Vous avez un idéal? demanda Nantel. —Magimier qui a un idéal! —Ah! voyons l’idéal de Magimier! exclama Veyssières. Voyons l’idéal! —Je le connais! s’écria Chantolle. C’est sa voisine et amie Angélique, l’opulente, protubérante et exubérante Bombardier, le mastodonte Angélique ... —Il me les faut plus jeunes, Chantolle, de beaucoup plus jeunes. Mon idéal,—car j’ai un idéal, oui, comme nous en avons tous un en fait de femmes, un idéal qui n’est pas toujours le même, pas toujours immuable, pour chacun de nous, qui varie même diantrement dans le cours de l’existence ... —Heureusement! —C’est le plaisir! — ... qui passe d’un extrême à un autre, vous fait, par exemple, désirer une femme brune quand vous en avez possédé trop de blondes, aspirer à une mauviette après une série de boulottes ... —Convoiter une maigre en été, lorsque la chaleur vous accable, insinua Brizeaux; et, au contraire, par les temps de neige et de gel, une ample nappe de chair vive ... —Diversité, c’est ma devise! chantonna Sambligny. —Notre devise à tous! ajoutèrent Ferrero et d’Amblaincourt. — ... Mon idéal d’aujourd’hui, poursuivit Magimier,—écoutez bien, Nantel, et réglez-vous là dessus dans vos enquêtes et pourchas de sergent recruteur, cher ami!—mon idéal actuel, c’est la femme grande et forte, jeune, n’ayant pas atteint la trentaine, à la peau blanche et satinée, au corsage plantureux, saillant et résistant, puissante des épaules et des hanches, mais dont la taille est restée mince, ronde et flexible ... un 8, tenez, mon bon! le chiffre 8 offre bien l’emblème de mon sujet. —Pas mal! Pas mal! fit Sambligny en dodelinant de la tête. —Pas mal! répétèrent Ravida et Brizeaux. —Mais, messieurs, nous avons cela! Voyez votre liste, consultez le catalogue! —Notez bien, poursuivait Magimier, je diffère essentiellement des Orientaux, moi. L’embonpoint, chez eux, est la caractéristique indispensable de la beauté. Ils ont, comme vous savez, tout un système d’engraissement à l’usage des femmes, et plus une fille est obèse, plus cher elle vaut ... Moi, ce n’est pas cela. L’obésité, je ne la veux qu’aux seins et aux hanches ... —Le corset et la _tournure_! interrompit de nouveau Jourd’huy. —Les femmes plus femmes que les autres, ainsi que je le disais, rappela Sambligny. — ... Je tiens absolument à une taille fine et juvénile. Le chiffre 8, quoi, encore un coup! acheva Magimier. —Moi, contait d’Amblaincourt à son voisin Herbeville, j’aime les hanches développées et les seins menus, le type de l’antique Dionysios, cher aux Grecs ... —Je raffole des jolies mains, déclarait Veyssières, des mains mignonnes et potelées, aux doigts effilés ... —Moi, ce sont les pieds. —Moi également, Chantolle, je suis pour les pieds, répliqua Nantel. Un pied petit, bien cambré, finement et coquettement chaussé ... —Rien d’éloquent comme ça! acheva Chantolle. Les pieds des femmes devraient intéresser tous les hommes, au dire du maître ès arts d’amour Casanova. —C’était aussi l’avis de Restif, un autre fervent connaisseur, répliqua Nantel. —Ah oui, certes! Restif surtout ... Pour lui, c’était le plus puissant attrait de la femme, c’était toute la femme. Et voyez, Nantel, voyez, poursuivit Chantolle, combien notre goût se justifie! Vous le trouvez mentionné dans les Livres Saints ... oui, mon petit, dans plusieurs endroits de la Bible. C’est par ses jolis pieds que Judith séduisit Holopherne: _Et sandalia ejus rapuerunt oculos_ ... —Moi, disait Herbeville, j’ai un faible pour les femmes très grandes, trop grandes, excessivement hautes et sveltes ... —Les girafes? interrompit Veyssières. C’était la passion d’Ernest Feydeau ... —J’adore les rousses! proclamait Jourd’huy. Une belle rousse, bien en chair, à la peau blanche comme neige, dure comme marbre, douce comme lait ... Soignez-nous cela, Nantel, soignez les rousses, mon bon ami! —Des rousses, vous en avez deux de plus cette année, répondit Nantel; ça vous fait neuf d’inscrites au catalogue. Neuf rousses, c’est suffisant, il me semble, saperlipopette! et vous n’avez pas à vous plaindre ... —Je ne me plains pas, Dieu m’en préserve! Au contraire, Nantel, je vous bénis, je vous glorifie, je vous déifie, je ... —Messieurs, lorsque vous voudrez bien, je continuerai mon rapport, interrompit Nantel. Je vous disais que je n’avais retenu que cinq des numéros proposés par Mmes de Saint-Géran et Cardinet; les six autres ont été recrutés directement par moi. Ces onze nouvelles associées figurent toutes dans la même catégorie, celle des femmes à cinq francs. Il ne sert de rien, en effet, je pense que vous serez de cet avis, de payer plus cher pour avoir la même denrée. Nos associées à cinq francs valent absolument celles de dix francs, voire celles de vingt ... —Il n’y a que l’enveloppe de changée, l’étui de la chrysalide, glissa Chantolle. —L’étui, c’est cela, la toilette, l’appartement et le mobilier; quant à la chrysalide en elle-même, la femme intrinsèque, c’est la même, vous le savez tous. Il y a des femmes à un louis qui ne valent pas en beauté, en grâces, en attraits, celles à cent sous. Tout cela, en somme, se balance et s’équilibre ... —Très bien! —C’est vrai! — ... Inutile donc, encore une fois, d’augmenter le nombre de nos associées les plus coûteuses, puisque celles du prix le plus modique leur sont équivalentes, sont identiques même. Néanmoins, comme il peut vous plaire aux uns ou aux autres de trouver par-ci par-là un peu plus de luxe, de confort, de fanfreluches, de fioritures et de garnitures, je crois qu’il est bon de maintenir nos catégories supérieures ... —Peuh! —Oh! ma foi! —Si! Si! —Pourquoi? —Si, Nantel! Si! si! —Oui! Mais oui! — ... Laissons-les, oui! Je ne dis pas, continua le secrétaire de la confrérie, que, pour cette infime somme de cinq francs, vous allez trouver à converser avec des duchesses authentiques, des actrices en renom ou des demi-mondaines cotées sur le turf ... Non! S’il vous convient de vous payer de ces extras, c’est affaire à vous et en dehors de notre ordinaire; nous n’avons rien à y voir. Nous ne nous chargeons, nous, que de vous mettre en rapport—grâce au concours des complaisantes matrones susnommées, et conformément aux statuts de notre Association, aux principes de Salomon et de la Sagesse,—avec un certain nombre de jolies filles, le moins exigeantes possible, et capables de répondre à tous vos désirs, satisfaire tous vos goûts, réaliser tous vos idéals,—puisque idéal il y a ... —Très bien, Nantel! —Parfait! —Bravo! Bravo! — ... Eh bien, messieurs, elles deviennent de moins en moins exigeantes, les jolies filles; les prix baissent de plus en plus, et cela parce que la marchandise surabonde, vous ne l’ignorez point; parce que jamais autant de déclassées et de désœuvrées n’ont battu le pavé de Paris. Nul n’échappe—permettez-moi ces courtes considérations économico-philosophiques ... —Nous permettons! —Tant que vous voudrez, Nantel! Allez-y! — ... Nul n’échappe à la grande loi de l’offre et de la demande, et, en aucun temps, les offres n’ont été aussi nombreuses: vous pouvez sur ce point vous en rapporter à Mmes de Saint-Géran, Cardinet et consorts. Toutes ces fillettes, même les plus pauvres, les plus misérables, à qui on a flanqué en veux-tu en voilà de l’instruction gratuite, intégrale et obligatoire, ont en horreur le ménage et tout travail manuel: ça les humilie, les avilit ... Vous avez entendu les oratrices de tout à l’heure ... Toutes aspirent à être des dames, de grandes dames—pourquoi pas?—et non, certes, des femmes à marmaille et à popote. Elles ne deviennent que des filles ... —Ne faut pas trop le déplorer, cher ami, interrompit Chantolle. —Nous aurions mauvaise grâce ... —C’est pain bénit pour nous! —Ne disons pas de mal des truffes! — ... Je constate seulement, messieurs, rien de plus, et je m’arrête. —Messieurs, je propose, comme conclusion, dit Veyssières, de porter un toast à notre excellent collègue Magimier, député féministe, apôtre de l’émancipation. Nous lui devons bien cela! —Oui, vive Magimier! vive Magimier! —Ah! vieux farceur de Magimier! —Roublard! —Vieille pratique! —Messieurs, non ... Vous plaisantez! —Pas du tout! —Vive Magimier! — ... Je fais ce que je peux, messieurs ... —Bravo, Magimier! Courage! Hurrah! Hurrah! —Mieux que toutes les Saint-Géran et toutes les procureuses de la terre, Magimier nous aide ... —N’oublions pas non plus sa constante collaboratrice, sa tendre et chère Angélique ... cette sylphide! clama Chantolle. Je bois à la santé de Mme Angélique Bombardier, présidente du groupe parisien de la Revendication! —Et moi, à celle d’Elvire Potarlot! repartit Veyssières. L’infatigable, l’admirable, l’incomparable et unique Elvire, présidente de la Ligue des Émancipées! —Hurrah pour Elvire! —Et Nina Magloire, la bouillante Nina ... —Et Lauxerrois Saint-Germain ... —Et Katia Mordasz, la nihiliste, l’anarchiste ... —Messieurs, à Guillemine de Chastaing, la reine des Infécondes! —A toutes! toutes! —Et à leurs idées, à leur programme! A la suppression du mariage! A l’amour libre! —A l’amour libre! Bravo! —A l’émancipation complète et définitive ... —Ah! oui, à l’émancipation! Elle mérite bien ... —Messieurs, je lève mon verre en l’honneur des belles filles, moi, tout simplement, des belles et bonnes filles! annonça Magimier. Les autres, les laides et les bégueules, je m’en ... —Aux belles filles! Aux braves et bonnes filles! répéta Ravida. Ah oui! Ça vaut mieux ... —A nos associées, messieurs! dit Nantel. N’oublions donc pas nos associées! Ce serait de l’ingratitude! C’est un devoir ... —Évidemment! —Mais oui! —A la santé de nos associées! —De ces aimables complices! —Ces clientes toujours si empressées, si dévouées ... —Aux petits soins ... —Tout ce personnel d’élite! —A Nantel aussi! Pour le remercier! —C’est bien le moins ... —A Nantel! exclamèrent en chœur tous les Sages. A Nantel! —A nos associées, messieurs! à elles seules!» riposta modestement M. le secrétaire-trésorier. Et, pour se dérober à l’ovation dont il était l’objet, Roger de Nantel se leva de table et donna ainsi le signal du départ. IV Cette après-midi-là, vers les cinq heures, Séverin Veyssières, avant de rentrer chez lui, décida d’aller voir Katia Mordasz, avec qui, depuis quelque temps, il était en relation. Riche, par patrimoine, d’une demi-douzaine de mille livres de rente, qu’un récent héritage venait de doubler, Veyssières avait, peu après sa sortie de l’École normale, quitté l’Université pour le journalisme: il collaborait au _Libéral_, où il était chargé de la critique littéraire, et, en dehors de cette collaboration, il s’occupait de recherches philologiques et particulièrement d’études sur les langues slaves. Outre un recueil des _Chants nationaux_ des peuples de l’Europe, il avait entrepris un vaste ouvrage sur les _Légendes du Nord_, les anciennes traditions polonaises, moscovites et finlandaises, et l’ardente révolutionnaire, la fameuse nihiliste Katia Mordasz, originaire de Smolensk, lui était d’un grand secours pour ce travail. C’était à l’extrémité de la rue Vaneau, au fond d’une longue cour, bordée de hautes et vieilles bâtisses, toutes aménagées en logements d’ouvriers, que demeurait Katia. Elle avait découvert là, tout au bout de cette sorte de cité et au sommet, au cinquième, deux chambres qui prenaient jour sur des jardins, et d’où l’on jouissait d’une vue très étendue et non moins attrayante. A dire vrai, c’était là le seul agrément de ce chétif logis, de ces deux pièces, que précédaient une cuisine et une entrée, presque obscures l’une et l’autre, n’ayant que l’incertaine et triste clarté d’une lucarne dormante donnant sur le palier de l’escalier. Comme il approchait de cette maison, Veyssières remarqua un attroupement le long du trottoir et au milieu de la chaussée. En même temps, des éclats de rire, des clameurs d’enfants arrivaient à ses oreilles. «Ohé! Ohé! les soûlardes! —Eh! m’ame Birot! V’ s’ en avez vot’ paille, hein? —Qué cuite, la Desroche! —Qué cocarde! Oh là là! —Eh! les poivrotes! —Ohé! Ohé!» C’étaient deux locataires, deux blanchisseuses, l’une grosse à pleine ceinture, l’autre traînant un mioche par la main, qui, après une série de stations chez quantité de mastroquets, avaient peine à se tenir debout et traçaient les plus capricieux zigzags. «Gare à vot’ gosse, m’ame Birot! V’s’ allez l’escrabouiller! —Est-ce qu’il est paf aussi, le moucheron? Mais, ma foi, oui! On le dirait! —Mais oui! —Oh là là! —Eh! les pochardes! —Eh! Ohé! Ohé! —On s’est donc flanqué une culotte, m’ame Birot? —On a sa pistache, sa p’tite pistache! —Eh! la Desroche! —La Birotte!» Tous les polissons du quartier s’en donnaient à cœur joie et ne cessaient d’apostropher et harceler les deux femmes. A chaque instant la Birotte s’embarrassait les pieds dans sa jeune progéniture et manquait de s’étaler sur elle. «Gare à vot’ gosse! I’ va s’aplatir! —Eh! m’ame Birotte!» M’ame Birotte, aussi bien que sa compagne, la future mère, ne se faisait pas faute de répondre et d’invectiver à son tour tellement quellement contre tous ces vauriens. «V’ n’allez pas m’ fich’ la paix, tas de gueulards? —Enfants de chiennes! —Sales races!» Ce qui était prévu arriva. Comme le trio pénétrait cahin-caha sous la voûte de la maison, un choc se produisit: la Birotte trébucha dans son rejeton, et tous deux roulèrent sur le pavé. La Desroche avait eu la chance de se trouver près du mur, et elle y restait adossée, les bras flasques, l’œil hagard et vitreux, le ventre en avant, énorme et rebondi, grotesque et cynique, comme une grosse outre pleine à éclater. Des voisins aidèrent la Birotte et le petit Birot à se relever. Ce dernier, qui avait certainement pris part aux libations maternelles, n’avait même pas la force de pleurer: il était comme hébété, idiotisé. «Bin quoi? vociférait la mère, en s’adressant, pour les remercier sans doute, aux complaisantes personnes qui étaient venues à son secours et l’avaient remise sur pied. Est-c’ que ... que ... vous n’ savez pas c’ que c’est? V’là-t’i’ pas une affaire! Est-c’ que vos hommes ne lichent jamais un coup d’ trop? Et vous-mêmes ... Bin quoi? Mais oui! Ça peut arriver à tout un chacun ... Comme ça, n’y aurait que les hommes qui ... qui auraient l’ droit d’se ... d’se cocarder? Ah! bin, ce s’rait drôle! Est-c’ que v’ n’avez pas tout comme eux ... un ... un trou sous l’nez? T’entends pas, Desroche? T’entends pas c’ qu’i’ jaspinent, ma fille? I’ paraît qu’i’ n’y aurait qu’ ces messieurs ... Qu’en dis-tu, hein? Si c’est pas s’ moquer du peuple! Oh! qué bedon qu’ t’as tout d’ même, ma pauv’ tiote, qué ventrée! Oh! là là! L’ cochon qui t’a fait ça ... Oh! vrai! vrai!» Tout en maugréant et clabaudant de la sorte, la Birotte, le petit Birot et la Desroche étaient parvenus à gravir les premières marches de l’escalier et avaient disparu. Séverin Veyssières, à qui les gamins et les badauds barraient le passage, s’était arrêté à quelques pas de la voûte, devant la boutique d’un petit horloger, qui, debout sur le pas de sa porte, discourait avec véhémence, levant à tout instant les bras au ciel, grondait, objurguait et s’indignait. «Si ce n’est pas une honte! Trois, quatre fois par semaine, voilà le spectacle que nous avons! Une femme, une mère de famille, qui ne fait que s’enivrer! Si elle était la seule encore! Aujourd’hui c’est avec Mme Desroche, cette malheureuse ... —Faut bien qu’elle se console, m’sieu Jean-Louis! objecta en ricanant la marchande fruitière, sa voisine de gauche. —Vous appelez ça se consoler, madame Paquin? Mais, raison de plus, puisqu’elle est enceinte ... Ah! c’est du propre! Dans sa position! Une femme qui n’a pas vingt ans ... car elle n’a pas vingt ans, cette petite dame Desroche! Et ça boit, ça boit! Je vous demande un peu à quoi pensent nos députés, tous nos représentants! Oui, à quoi pensent-ils? Au lieu de se chamailler entre eux, de perdre leur temps à un tas d’âneries, est-ce qu’ils ne feraient pas mieux de veiller à la salubrité et la santé publiques, d’empêcher tout ce criminel dévergondage, commencer par s’opposer à cet envahissement des marchands de vin? On ne voit que ça à toutes les portes, des mastroquets! Partout! Partout! Et qui est obligé ensuite de soigner tous ces ivrognes et ces alcooliques? Qui paye leurs frais d’hôpital? C’est nous, bonnes bêtes, nous tous, contribuables. N’y a-t-il pas là une aberration? Et voici les femmes qui s’en mêlent à présent! Ah! là là là là!» C’était à Séverin Veyssières que le petit horloger semblait s’adresser de préférence: d’après sa physionomie distinguée et sa mise élégante, il le jugeait sans doute plus capable de le comprendre, d’entrer dans ses vues, et il avait fait choix de cet auditeur parmi la foule des assistants. Veyssières connaissait du reste de réputation le père Jean-Louis: Katia lui avait, à diverses reprises, parlé de ce loquace maniaque, de ses tirades politiques, économiques et sociales, du double dada qu’il enfourchait sans cesse: «Trop de députés! Trop de mastroquets!» et il n’était pas fâché d’ouïr et contempler le monstre lui-même. Celui-ci clabaudait de plus belle: «On ne me fera jamais croire qu’il y a égalité entre l’homme et la femme devant la boisson, pas plus que devant l’amour! Je raisonne pratiquement, moi, monsieur; je ne vois que les résultats. Il n’y a que cela de vrai et de probant. Un garçon peut faire toutes les farces possibles et imaginables sans risquer de rentrer au logis avec quatre oreilles, tandis qu’une fillette ... Elle peut même en rapporter six. De son côté, un ivrogne ne cause de dommage qu’à lui, à sa santé et à sa bourse; mais une ivrognesse, qui a des mioches à la mamelle, ou qui est enceinte ... Ah monsieur! Non, ce n’est pas kif-kif! Les femmes, ça devrait être sacré, voyez-vous! Celles qui ne savent pas se respecter, qui se boissonnent et se roulent dans la boue, comme cette Birotte, eh bien, il faudrait les en empêcher de force, monsieur! Oui, de force! C’est très beau, vos idées de liberté; mais quand une femme a un enfant dans le ventre et que vous la laissez se galvauder comme ça, s’emplir d’alcool ... —Eh bin quoi? Le môme nage là-dedans! interjeta un loustic. Ça le conserve comme dans un bocal ... comme un chinois à l’esprit-de-vin!» L’orateur ne daigna pas relever la plaisanterie. «Ah! si j’étais le gouvernement! Voyez-vous, monsieur, continua-t-il en se rapprochant de Veyssières, qui, décidément, acquérait de plus en plus son estime et sa sympathie,—ils sont trop, à la Chambre, bien trop! Comment voulez-vous que cinq cent quatre-vingts et plus, autant dire six cents députés, puissent s’entendre, délibérer posément, convenablement, faire de bonne besogne? Pas possible, monsieur! Ça ne fait que du boucan! —C’est un peu vrai, acquiesça Veyssières en souriant, par politesse. —Ce n’est que trop vrai, monsieur, que bien trop vrai! Six cents députés! Quelle discipline peut il y avoir?... Avez-vous remarqué que les affaires ne marchent, que nous ne sommes un peu tranquilles, que quand ces messieurs du Parlement sont absents, sont en vacances? —Eh! eh! —Dès qu’ils plient bagage, qu’ils clôturent ce qu’on nomme leurs sessions, tout chacun, d’un bout du pays à l’autre, fait «Ouf!», tout le monde soupire: «Ah! enfin! enfin! quel débarras!» —Oh! oh! —C’est comme un cri du cœur ... Il semble que nous ayons un fardeau de moins à traîner. Il y a deux choses, voyez-vous, monsieur, deux choses qu’il faudrait restreindre, diminuer à tout prix, je ne cesse de le répéter: c’est le nombre de nos représentants et le nombre des marchands de vin. Mais voilà! Ça se tient. Ce sont les marchands de vin qui font les élections, qui sont tout; ce sont les rois de l’époque ... avec les députés. Je me suis laissé dire par un de mes clients, qui est un homme instruit, monsieur, un professeur de l’Université, que notre siècle serait appelé «le siècle des mastroquets». Autrefois, il n’y a pas trente ans, on ne voyait pas de femme aller prendre son absinthe ou siroter son petit verre devant le comptoir; maintenant, des moutards, des polissons ... Tenez, justement, voilà la petite Birotte ...» Le père Jean-Louis fut interrompu en cet endroit par ladite fruitière, Mme Paquin, qui interpellait une gamine d’une douzaine d’années, sordidement vêtue, la jupe en lambeaux, des savates aux pieds, les cheveux en désordre, le teint jaunâtre, hâve et maladif, l’œil vicieux, hardi, insolent et sournois. «Dis donc, Tavie! Tu aurais dû te dépêcher! Tu aurais aidé ta mère à remonter. —Elle était encore _mûre_? —Un peu, mon neveu! —Ah! la poison! Alors j’ rentre pas ... Pas d’ presse! —Où vas-tu encore aller traîner? —Si on vous l’ demande, m’ame Paquin, qué qu’ vous répondrez? —Que tu es une malhonnête. —Zut!» Et, tapant de la main droite sur sa cuisse, Mlle Octavie Birot tailla ce qu’on appelle une basane à l’indiscrète fruitière et lui tourna les talons. «Croyez-vous, hein? Si ce n’est pas malheureux, des morveuses comme ça!» s’écria Mme Paquin. Pendant ce temps le père Jean-Louis initiait Veyssières aux œuvres pies, gentillesses et prouesses de Mlle Octavie, _vulgo_ Tavie. «Si j’étais assez abandonné de Dieu et des hommes pour avoir une enfant pareille, monsieur, je la tuerais de mes propres mains, plutôt que de la laisser ... Vous n’avez pas idée! C’est tous les vices réunis, une horreur, que cette gamine! Elle est du reste à bonne école avec sa mère! Ça se pocharde ensemble ... —Déjà? —Déjà! Oui, monsieur, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Et si ce n’était que ça! Tenez, nous avions là-haut, au second, à cette fenêtre du coin, un employé de l’hôtel de ville, un monsieur fort bien. Il était veuf, très tranquille, très rangé ... Jamais la moindre histoire sur son compte, jamais rien! Eh bien, cette mâtine-là l’a fait condamner à cinq ans de réclusion! Vous devinez pourquoi? —Mais si la moralité de cette enfant est aussi suspecte que vous le dites, comment les juges n’ont-ils pas tenu compte ... —On ne savait pas! Ce n’est qu’après qu’on a découvert ... Qui aurait pu supposer qu’une gosseline de dix ans, car elle n’avait que ça, était déjà aussi pervertie? Ce n’est qu’après qu’on s’est aperçu de ses tours. Trois mois auparavant elle avait débauché deux galopins du quartier, deux frères, dont les parents ont déménagé ... La concierge l’a surprise il y a quinze jours dans la cave avec son petit garçon, un moutard qui n’a pas encore fait sa première communion; elle a administré à mamzelle Tavie une raclée numéro un, et n’a pas eu besoin pour cela de lui retrousser les jupes ... Ah! nous vivons à une drôle d’époque, monsieur! On ne veut plus faire d’enfants, et ceux qu’on fabrique encore par hasard, c’est de la fichue graine! —Tous ne ressemblent pas à cette fillette. —Il y en a comme elle plus qu’on ne croit. Je pourrais vous en dire long, allez, sur les mœurs des nouvelles couches: j’ai une nièce, qui est institutrice dans les écoles communales, et qui me raconte souvent ce qui se passe autour d’elle ... Ah monsieur! On n’a jamais vu telle corruption! —Ce qui peut vous rassurer, répliqua Veyssières, c’est qu’on a dit cela de tout temps; c’est que, depuis que le monde est monde, on n’a cessé de pousser ce même cri d’alarme. Chaque siècle a toujours eu la fatuité de se croire plus corrompu que son prédécesseur. De ce train-là, nous serions devenus tellement vicieux, tellement abjects et pourris à présent, que ... —Nous le sommes, monsieur, c’est bien cela! repartit triomphalement le père Jean-Louis. Nous sommes tombés au dernier degré ... C’est l’alcoolisme, monsieur, qui est cause de tout, l’alcoolisme et les politiciens, deux fléaux! Vous avez beau dire que, de tout temps ... Non, monsieur, mille excuses! Jadis on ne buvait pas d’alcool! —Mais, permettez, riposta Veyssières,—qui, semblable au picador devant le taureau, s’amusait à aiguillonner ce brave homme, déjà de nature si exalté et de lui-même si languard,—permettez! L’alcool a du bon. Seuls les peuples qui en consomment, et beaucoup, sont des peuples forts. —Comment, monsieur!... —Voyez les Anglais, les Allemands, les Américains! Les races sobres, au contraire, sont des races débiles et déchues, des races finies. Les Turcs vous le prouvent, les Espagnols aussi. —Mais alors ... —Cela renverse tous vos principes? Vous avez, je m’en aperçois, besoin de réfléchir ... —Je vous avoue, en effet ... —Eh bien, à une autre fois, monsieur: nous en recauserons. J’ai bien l’honneur ... —Monsieur, au plaisir ...» Veyssières ayant tiré sa révérence à cet interlocuteur, qu’il laissait tout désorienté et ahuri, reprit son chemin et gravit l’escalier qui conduisait chez Katia Mordasz. La porte s’entr’ouvrit au tintement de la sonnette, et la fine tête de la vierge nihiliste apparut dans l’embrasure. «Ah! c’est vous, Séverin? Entrez donc, mon ami, dit-elle en s’effaçant devant son visiteur. Je finis de m’habiller: vous m’excuserez ... —Comment donc! Mais cela ne m’effraye pas! —Ni moi, repartit Katia en riant: je suis si peu femme! —Tout le contraire d’une coquette,—et je le déplore! —Pas de quoi! Il y en a bien assez, il y en aura toujours de trop, de ces poupées ... Une triste engeance!» Alors âgée de trente-deux ans, Katia Mordasz ressemblait moins à une femme qu’à un gracieux éphèbe, dont les joues et le menton n’ont pas encore revêtu leur premier duvet. Les hanches saillaient à peine; la poitrine n’accusait aucun relief. Les cheveux, châtain clair, presque blonds, étaient coupés courts et divisés par une raie sur le côté,—tout à fait comme un garçon. Le nez fin et droit, très légèrement relevé à son extrémité, décelait la hardiesse et une invincible ténacité; la bouche était petite, délicatement dessinée; les lèvres minces, comme tracées au pinceau: autre symbole, assure-t-on, d’une grande énergie de caractère; l’œil bleu, ombragé de longs cils d’or, resplendissait de candeur et de générosité, d’insouciance et de témérité. Il y avait dans l’ensemble de cette physionomie, et principalement dans l’acuité et la sereine effronterie du regard, aussi bien que dans l’éblouissant éclat du teint,—un teint rappelant cette neige rose qu’on voit briller aux plus hauts sommets des montagnes,—je ne sais quoi d’anormal et d’exotique: à première vue, on reconnaissait la femme du Nord; on devinait une Polonaise, une Russe ou une Suédoise. Outre ce teint merveilleux, Katia possédait une main d’une incomparable perfection, une main toute menue, toute mignonne, à la fois fine et potelée, vraie menotte d’enfant, qui faisait l’admiration de Veyssières, et n’était certainement pas étrangère au plaisir qu’il goûtait près de la jeune Slave, à l’attrait que Katia exerçait sur lui. Il était encore, comme tous ces pauvres hommes, si accessible aux charnelles considérations, si attaché à la vile matière! Sans paraître en rien troublée par la présence de ce mâle qui reluquait malignement ses épaules et ses bras, Katia Mordasz terminait sa toilette, et, tout en endossant une jaquette d’intérieur, une vraie jaquette d’homme, elle continuait de déblatérer contre la vanité et la futilité féminines et maints préjugés et mensonges des peuples dits civilisés. «Ce qu’on appelle la pudeur, par exemple, qu’est-ce que c’est? N’est-ce pas là un mot tout à fait vide de sens? —Mais non, je vous demande pardon, répliqua Veyssières. La pudeur a sa raison d’être ... —Allons donc! —Elle a son charme, elle a ses agréments. Ce n’est pas si sot d’avoir inventé cette réserve et ces précautions. Nous avons, comme l’a si ingénieusement constaté le grand poète Sully Prudhomme, le mérite et le plaisir d’être: Le seul des animaux qui se soit fait des voiles Pour jouir de la nudité. Nous n’en jouirions plus sans cela; nous ne l’apprécierions plus, n’y prêterions plus attention. —Et où serait le mal? Cela n’en vaudrait-il pas mieux mille fois? Comment! c’est uniquement pour tenir les sens en éveil, attiser la lubricité, comme aphrodisiaque, que vous estimez que la pudeur a été inventée? Les âmes vraiment chastes, vraiment nobles et fortes, n’ont que du mépris pour de pareils expédients. Elles n’éprouvent de même que du dégoût pour ces misérables créatures, qui, précisément afin de provoquer des désirs, de faire, selon votre locution et celle du poète, jouir de leur nudité, exhibent leurs épaules et étalent leurs mamelles. Fi donc! —Mais non! Mais non! Ce n’est pas si dégoûtant! repartit Veyssières. Il y en a, et je suis du nombre, à qui ne répugnent nullement ces exhibitions et étalages, au contraire! —Toujours l’instinct de la bête! Jamais rien d’élevé ... —Est-ce que nous ne sommes pas doués des mêmes besoins que les animaux, des mêmes appétits, astreints aux mêmes nécessités? —Et l’intelligence, et la raison, qu’en faites-vous? —La raison et l’intelligence me servent justement, chère amie, à étendre et perfectionner ces besoins, à varier, émoustiller et raviver ces appétits, à savourer en un mot, par tous mes sens, tous les plaisirs de la vie. —Tous les plaisirs! Je n’en connais que deux pour mon compte, riposta Katia: comprendre et se dévouer. —Il y en a d’autres. Ne soyez donc pas si exclusive! —Rien au-dessus du dévoûment, mon ami. Ce n’est qu’en s’appliquant à faire le bonheur des autres qu’on réussit à faire le sien. —D’accord, mais ... —C’est cela seul qui peut relever l’existence, l’ennoblir, l’épurer, rendre la vie digne d’être vécue. —Moi, je cherche aussi à l’égayer, répliqua l’épicurien et salomonien Veyssières, et, je vous l’avoue, c’est de la reconnaissance, une réelle et très sincère reconnaissance que j’éprouve pour tous ceux qui m’amusent, pour toutes celles qui essayent de me réjouir la vue, entre autres, pour toutes ces avenantes et obligeantes dames ou demoiselles, que vous qualifiiez si sévèrement tout à l’heure de misérables créatures, qui veulent bien m’initier aux charmes de leur buste, m’en laisser admirer la blancheur, l’éclat, le modelé ... —Voyons, un peu moins d’animalité! Haut les cœurs! Soyez donc un homme! —Justement! C’est parce que je suis un homme, chère amie, que j’éprouve ces charnelles sensations. Le décolletage ne me déplaît nullement, et je ne me plains jamais de ses libéralités; je ne le taxe jamais d’excessif, d’outré, encore moins d’outrageux et de scandaleux, pourvu toutefois—ah! voilà le hic!—que ce qu’on me montre soit digne d’être montré, que la complaisante et généreuse personne soit suffisamment jeune, bien faite, bien en chair, tout à point ... —Comme s’il s’agissait d’une perdrix ou d’une caille que vous allez découper? —C’est cela. —Vous parlez des femmes absolument comme d’un animal qu’on apprécie selon sa carnation et sa vigueur. —Oui. Je les apprécie à mon point de vue d’homme, de mâle. Car, c’est surtout physiquement, notez-le bien, que le mâle aime sa femelle. —Physiquement? —Eh oui! Et voilà pourquoi les minauderies et agaceries de la femelle, la coquetterie féminine, ne me choque pas. C’est le rôle de la femme ... —De feindre et de mentir? interrompit Katia. La coquetterie, elle m’est odieuse, à moi; elle m’horripile, m’écœure. Je l’exècre et l’abomine, comme j’abomine toute imposture et tout mensonge. —Il y en a de permis, insinua Veyssières. —Les femmes! On les dirait nées tout exprès et exclusivement pour mentir! Leurs cachotteries, leur hypocrisie, leurs faussetés continuelles, qui sont, comme leurs bracelets et leurs boucles d’oreille, des vestiges et indices de leur longue servitude, me répugnent et me révoltent. Ah! comme je me sens peu de leur sexe! Voyez-les toutes s’efforçant de dissimuler leur âge, mentant toujours et toujours sur ce chapitre; toutes, toutes, à tout prix, s’ingéniant à demeurer jeunes, à le paraître ... —Preuve que la jeunesse et la beauté, c’est tout pour elles! Elles ne s’y trompent pas! —Et leurs maquillages, poursuivit Katia, leurs fards, leurs cold-creams, leurs teintures, tous leurs onguents et engins? Toujours tromper! Toujours mentir! —Baste! Ça ne fait de mal à personne. —Qu’à elles-mêmes, à leur caractère, à leur dignité! Comment! Vous ne trouvez pas hideuses, abjectes, ces vieilles bringues toutes ridées, déplumées et décaties, bonnes à mettre en terre, qui s’acharnent à faire les jouvencelles, se barbouillent de rouge et de blanc, se peinturlurent, s’émaillent, se plâtrent, se truquent des pieds à la tête, osent se décolleter? Horreur! Horreur! —Si. Il ne nous arrive pas fréquemment d’être d’accord, mais cette fois ... —Les hommes, qui ont, d’après vous, des appétits si sensuels et tant d’attraits pour la plastique, les hommes, qui se sont réservé le monopole de la fabrication des lois, devraient bien en faire une pour contraindre toutes ces guenons hors d’âge, ces squelettes vivants, ces momies, à ne porter que des robes montantes! —C’est ce que demandait dernièrement encore, dans une de ses chroniques, notre ami Chantolle. —J’ai lu l’article. —Voyez, comme nous nous entendons, comme nous marchons d’accord! —Oh! pardon! Ne confondons pas! En interdisant le décolletage aux femmes surannées et décrépites, cela ne signifie pas que je l’encouragerais ni l’autoriserais même chez les jeunes, non! Car enfin où s’arrêtera cette manie de montrer sa peau? Il n’y a pas de raison pour que les femmes, après s’être décolletées par en haut, ne se décollettent par en bas. Pourquoi plutôt ici que là? —C’est-à-dire, si je saisis bien, le décuissage après le décolletage? Mais je n’y vois, pour ma part, aucune difficulté ... —Naturellement! —Au contraire. Bien entendu, sous la réserve posée tout à l’heure, que la personne sera jeune, en beauté ... —Vous, si l’on vous laissait faire! Vous tournez tout en plaisanterie et en dérision, Séverin! N’empêche qu’il n’y a pas plus de motifs pour exhiber un bras ou une poitrine qu’un mollet ou une cuisse! —C’est certain, et il y aurait même bien moins d’inconvénients, bien moins de dangers, chère amie. En montrant sa cuisse, on ne montre aucun attribut du sexe, comme l’alléguait tout récemment et fort sensément mistress ... cette étonnante Américaine, fondatrice de la Ligue contre le décolletage. De là à proposer le décuissage, pour varier un peu ... En ce qui me concerne, je ne m’y oppose nullement, encore une fois. Ne vous gênez pas, mesdames! —O Séverin! Tout ce qui peut rabaisser la femme ... —Mais ce n’est pas moi qui lui ai appris à se décolleter, tonnerre de Brest! ce n’est pas moi qui la rabaisse, Katia! Soyons sévères, mais justes. Vous me faites songer à ce Chinois, tenez, qui, envoyé en France en mission et invité à une soirée dansante, refusait d’entrer dans le salon. A la vue de toutes ces dames en grand tralala, épaules et gorges à l’air, il avait cru à une mystification; l’idée qu’on l’avait introduit dans un mauvais lieu, un bateau de fleurs, s’était soudain ancrée dans son esprit, et il s’excusait: «Non, je n’y tiens pas ... Non, merci bien ... Pas ce soir.» —La même idée pourrait venir à tout honnête homme. Voilà pourquoi il faut rappeler les femmes, si longtemps déchues, perverties et avilies par vous, messieurs, les rappeler à la raison, à la décence, au respect d’elles-mêmes. Oui, respectez la dignité de l’être humain! Ne dévoilez pas son corps, n’étalez pas sa chair comme de la viande de boucherie ... —Vous me disiez au début que la pudeur n’est qu’un préjugé, un vain mot; que l’aspect d’une gorge ou d’une jambe ne doit choquer en rien ... —A condition qu’elles ne seront pas découvertes tout exprès pour allumer des désirs! Oh! je ne me contredis nullement, et vous vous rendez très bien compte de mon raisonnement! —Mais cette gorge ou cette jambe en allumeront toujours, des désirs, et malgré vous, heureusement! —Chez des êtres aussi prosaïques et aussi vicieux que vous, oui! —Nous le sommes tous, prosaïques et vicieux, en pareille occurrence. Il suffit que cette gorge soit blanche, ferme et rondelette, appétissante ... —Appétissante! Nous y voilà! Toujours des appétits! Toujours la sensation physique, jamais le sentiment! Toujours la femme considérée au point de vue animal ... —Comme la gentille petite caille bien dodue, bien ... —Ah! Séverin! Vous êtes incorrigible! —Je l’espère!» Tout en discourant et disputant de la sorte, Katia Mordasz avait apprêté deux tasses, et versé l’eau bouillante dans la théière. «Le thé, c’est ma passion, vous savez ... Ah! moi aussi, ajouta-t-elle avec un sourire, j’ai les pieds rivés au sol, je suis la proie des grossiers appétits! Encore un, tenez, un autre impérieux besoin!» Et elle présenta à Veyssières un paquet de blondes cigarettes, où elle puisa à son tour. Un petit balcon, protégé par un store de toile bise à rayures rouges, s’ouvrait devant la fenêtre de cette chambre. Ils allèrent s’y asseoir, après que Katia eut placé tasses et théière sur un guéridon, à portée de leurs mains. Ils s’entretinrent alors du travail d’histoire et de traduction auquel s’adonnait Veyssières et dont il avait apporté plusieurs fragments. Il remit ces feuillets à Katia, qui commença à les lire aussitôt avec soin, lentement, s’interrompant de temps à autre pour questionner l’auteur, lui soumettre une objection, ou provoquer telle ou telle correction. Tous deux continuaient de fumer, piochant tour à tour dans le paquet de cigarettes. Durant les intervalles de silence que lui laissait Mlle Mordasz, Veyssières promenait son regard sur l’épaisse masse de verdure étendue devant lui, sans cesse agitée, ondulant et miroitant, sous les rayons du soleil, comme une mer aux flots d’émeraude, et que dominait à droite, tout près, le large dôme d’or des Invalides. De chaque côté, à peu de distance, deux corps de bâtiments faisaient hache sur ce jardin, et permettaient d’apercevoir—la plupart des fenêtres étant ouvertes par cette tiède et printanière soirée—de nombreux locataires échelonnés aux divers étages. A la longue, Veyssières était arrivé à les connaître presque tous et à les désigner par les sobriquets que Katia, ignorant leurs noms, avait dû leur attribuer, pour parler d’eux et les distinguer. A droite, au-dessus l’un de l’autre, habitaient deux jeunes ménages d’employés et employées, des ménages nouveau modèle, où la femme travaillant au dehors, comme le mari, et n’ayant plus le loisir ni le goût ni le talent de faire la cuisine, on mange dans les gargotes, ou, s’il vous vient fantaisie par-ci par-là de prendre un repas à domicile, c’est chez le charcutier ou le rôtisseur qu’on va le chercher, qu’on l’achète tout préparé. Le dimanche, jour de campos, les deux couples, qui semblaient très liés et faisaient très probablement partie, hommes et femmes, du même bureau ou du même magasin, enfourchaient dès l’aube leurs bicyclettes et s’en allaient, à peu près par tous les temps, pédaler de conserve et à qui mieux mieux. Souvent même, l’été, ils effectuaient ces promenades matinales dans la semaine, avant de se rendre à leur travail. D’enfants, ni l’un ni l’autre de ces ménages n’en avait, quoique les deux femmes, l’une blonde et l’autre brune, fussent à tour de rôle et en dépit de leur taille plate, de leur absence de hanches et de leur allure masculine, comme si elles s’étaient donné le mot, perpétuellement enceintes. A peine, selon la remarque de Katia, un de ces petits ventres se dégonflait-il, qu’aussitôt l’autre s’arrondissait et bombait. «Et jamais de bébés! Que deviennent-ils? Qu’en font-elles? Mystère!» Aussi avait-elle surnommé ces deux couples, qui comprenaient si bien la vie et savaient l’épargner à tant d’innocents, «les Mort aux Gosses». Au-dessous de ces bicyclistes-bureaucrates, c’est-à-dire au premier étage de ce même corps de logis, on apercevait souvent une fillette de huit à neuf ans, pâlotte, maigre, chétive, souffreteuse, que Katia avait baptisée «la Petite Sans Cœur». Oui, sans cœur, cette gamine, qui avait eu l’impudence et la cruauté de venir au monde sans y être conviée, et qui gênait tant sa maman. Celle-ci, une grande femme brune, d’une trentaine d’années, au profil régulier et nettement accusé, à la physionomie sèche, impérieuse et dure, passait dans la maison pour ne pas détester les liquides et particulièrement l’absinthe. Presque chaque soir elle sortait, affublée de robes voyantes et froufroutantes, de chapeaux tout fleuris ou empanachés, et restait parfois absente deux ou trois jours de suite. Ou bien elle ramenait avec elle quelque compagnon, qui n’était jamais le même et qui ne s’attardait jamais longtemps dans ce logis de rencontre. Ah! comme elle en était excédée, de ce petit rejeton, de ce petit crampon! Comme elle aurait voulu le voir au diable! Quelles torgnoles elle lui administrait! Quelles vigoureuses paires de claques! «Ah! mâtine! Si tu pouvais crever!» «Quitte plus tard, dans quelques années, comme le disait un jour Katia à Veyssières, à trafiquer d’elle et vivre de son inconduite. Patiente donc un peu, imbécile! Ne va pas détériorer ton gagne-pain à venir, estropier ta petite vache à lait, écloper ta future cocotte aux œufs d’or! Notez bien, mon ami, qu’on s’est déjà plaint au commissaire de police des violences que cette femme prodigue à sa fille. «Il faut bien que je la corrige, a-t-elle répondu. Elle est vicieuse jusqu’aux moelles, cette enfant!» Et vous trouvez qu’il n’eût pas été préférable pour cette pauvrette de rester où elle était? Ah! combien mes «Mort aux Gosses» ont raison, allez!» De l’autre côté de la maison, à gauche des fenêtres de Katia Mordasz, dans l’étroit bâtiment en saillie sur le jardin, se trouvaient «les Préhistoriques»: c’est le nom que Katia donnait à deux ménages de petites gens, dont elle apercevait très distinctement, de son balcon, l’intérieur et les allées et venues. Le premier ne se composait que du mari et de la femme, tous deux septuagénaires et courbés par l’âge; elle, menue, comprimée, ratatinée et comme desséchée, le visage au ton d’ivoire et zébré de rides, le menton en galoche, invariablement coiffée toutes les après-midi d’un large bonnet tuyauté, de blancheur irréprochable, qui encadrait très gracieusement sa fine petite tête;—lui, chauve, toujours correctement rasé, le teint couleur brique, les yeux abrités derrière des lunettes d’acier, marchant avec lenteur et peine, par suite de rhumatismes sans doute, et restant volontiers enfoui dans son fauteuil, un journal à la main, vis-à-vis de sa compagne. Durant des heures entières, il lui faisait la lecture, tandis que, chaussant, elle aussi, d’antiques besicles, elle ravaudait quelque loque ou manœuvrait les aiguilles d’un tricot. Parfois, les soirs d’été, ils sortaient, s’en allaient bras dessus bras dessous ... Oh! pas bien loin! jusqu’au square que borde le boulevard des Invalides; puis, ils s’en revenaient de même, cahin-caha et clopin-clopant. Si accablés qu’ils fussent sous le poids des ans, si débiles, frêles ou malingres, ils avaient conservé, dans l’expression de leur physionomie, quelque chose de vivace, d’aimable et de gai. Leurs petits yeux pétillaient de malice par instants, leurs visages s’éclairaient d’un bon sourire, calme, placide et serein: ils se racontaient sans doute une aventure de leur jeunesse, se remémoraient l’un à l’autre telle joyeuse circonstance ... Ah! ils n’avaient pas l’air, ceux-là, de s’être jamais demandé si c’est l’homme qui est supérieur à la femme, ou bien, au contraire, si c’est la femme qui l’emporte. Non; ils s’étaient unis par amour, cela se devinait, et ils avaient passé leur vie à s’aimer, tout bonnement et tout bêtement, à s’entr’aider et se fortifier, tout uniment et simplement, pour supporter le mieux possible les chagrins de l’existence, et en savourer aussi de leur mieux les trop rares beaux jours. «C’est Philémon et Baucis, disait d’eux Katia Mordasz. On n’en fait plus comme ça! —Non, on n’en fait plus, et on n’en fera plus, répliquait Veyssières. La race en est éteinte! —Ce sera autre chose! —Qui ne vaudra pas cela!» L’autre couple des «Préhistoriques», qui occupait le dernier étage de cette aile de bâtiment, avait été baptisé «la mère Gigogne», ou, par abréviation, «les Gigogne». Les marmots y abondaient, y grouillaient; la femme, une solide boulotte, encore fraîche et accorte, était toujours en train d’en allaiter quelqu’un ou d’en préparer et façonner un nouveau. Le mari, ouvrier menuisier chez un entrepreneur du voisinage, s’en allait à sa besogne dès la pointe du jour, revenait à midi pour manger la soupe, puis repartait aussitôt après et ne réintégrait le logis qu’à la nuit tombante. Tout comme une autre, sa compagne aurait pu se débarrasser de ses poupons, en les expédiant en nourrice et _ad patres_, et se caser dans un atelier, un magasin ou un bureau quelconque: elle avait préféré garder près d’elle tout son petit monde et se consacrer à lui. Le logement n’était cependant pas des plus vastes, loin de là: il ne se composait que de deux pièces et une cuisine: on y semblait à l’aise pourtant et très heureux. «Tant que je posséderai le plein usage de mes membres, je ne permettrai jamais à ma femme d’aller travailler dehors! Je ne veux pas de cela! Sa place est ici, près de ses gosses,» déclarait un soir à un de ses amis l’époux de cette mère Gigogne, le père de toute cette smalah. Et il parlait d’un ton si accentué, si décidé et vibrant, que ces paroles allèrent retentir aux oreilles de Katia et de Veyssières, assis l’un près de l’autre sur le balcon. «Je ne veux pas! Je ne permettrai jamais! Vous entendez de quelle façon s’expriment ces maris? se récria Katia. Toujours ils prétendent commander, être les maîtres! —Certains vont même jusqu’à cogner sur leurs chères moitiés, quand celles-ci font mine de regimber. —C’est odieux! Ah! c’est moi qui riposterais! —Votre amie Elvire Potarlot s’en garde bien, elle; loin de lui déplaire, les horions et raclées font partie de son programme de tendresse; c’est pour elle l’assaisonnement indispensable ... —Taisez-vous donc! —C’est ce qu’on raconte, ce qu’on affirme partout. Ne faites pas l’ignorante: je ne vous apprends rien de nouveau. —Elvire est la générosité, l’abnégation et l’exaltation en personne. N’est pas exalté qui veut, mon cher! Ainsi, vous ... —Ainsi, moi, je ne le suis pas du tout, et suis incapable de le devenir, oui, hélas! C’est là une de mes nombreuses infériorités. En revanche, je ne proclamerai jamais, comme Mmes Potarlot ou d’Héricourt, dans leur monomanie d’équivalence des sexes ou d’égalité à tout prix, que la femme n’aura bientôt plus besoin de l’homme pour être fécondée, qu’elle possédera prochainement tous les attributs physiques de la virilité, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de femmes sur terre, ce que je regretterai pour mon compte infiniment. —Elvire a là-dessus des idées peut-être un peu ... —Biscornues? —Mais c’est une femme de cœur, de grand cœur! —Je n’en ai jamais douté. Mais cela ne l’empêche pas d’aimer les coups, cela, et je vous assure qu’elle est servie à souhait, on ne peut mieux tombée, avec le brutal et ignoble protecteur qu’elle s’est donné, l’illustrissime Bellerose, Émilien Bellerose. Vous savez le mot qu’on lui attribue, à ce citoyen? «Les femmes sont comme les côtelettes: plus on tape dessus, plus elles deviennent tendres.» Ce qu’Elvire Potarlot doit être affectueuse ... et mollasse! —Méchant! —Est-ce que les sévices et corrections, chez vous-même, dans votre sainte Russie ... —Permettez! Je ne suis pas Russe, mais Polonaise. —Comme Lodoïska? —Si vous voulez; mais, moi, cosmopolite, moi, errante et sans patrie, je me réclame de mon pays d’origine; j’y tiens, je l’aime, justement et peut-être uniquement parce qu’il est opprimé, parce qu’il est dépossédé, dépecé et malheureux. Je serai toujours, tant que je conserverai un souffle de vie, toujours, vous le savez bien, Séverin, pour le faible contre le fort, pour le pauvre contre le riche, pour la victime contre le bourreau, pour le spolié et l’immolé contre le voleur et l’assassin,—pour la Lorraine et l’Alsace contre l’Allemagne, pour l’Irlande contre l’Angleterre, pour la Pologne, l’infortunée Pologne, toute morcelée, déchirée et saignante, contre la toute-puissante et très sainte Russie, votre auguste alliée, mon bon ami. Si les hommes ne se prosternent que devant la force brutale et devant le succès, le succès bête, inique, ignoble et infâme; s’il vous convient, à vous, prétendu sexe fort, de donner l’exemple de la faiblesse et de la bassesse, de la servilité et de la lâcheté, c’est aux femmes, aux faibles femmes, et principalement à celles que vous appelez des folles, comme Elvire Potarlot et comme moi, de protester bien haut, et de vous huer par-dessus le marché. Ah! il est beau, ah! il est propre, votre gouvernement, messeigneurs! Je comprends que vous en soyez fiers, et que vous le prôniez et le défendiez! Maintenant reprenons. Vous me disiez, ou vous alliez me dire, qu’en Russie, les femmes du peuple et les paysannes surtout jugent de l’amour de leurs maris par le nombre et la vigueur des gourmades qu’ils leur distribuent? —Il paraît, dit Veyssières. Il y a même chez chaque moujik, raconte-t-on, un fouet ou knout toujours provisionnellement suspendu au chevet du lit conjugal, à côté des saintes icônes. —Et un proverbe russe affirme que «l’homme sage bat sa femme: seul, le monstre bat sa mère». —Déjà—vous voyez combien l’usage est ancien?—Salomon nous avait avertis qu’«une bonne correction vaut mieux aux femmes qu’un collier de perles». —Ah! votre Salomon! Vous le possédez sur le bout du doigt! Mais vous l’interprétez drôlement! —C’est le truchement de la sagesse. —Jolie sagesse! Ah! Séverin! Séverin!... Vous vous étonnez qu’en Russie et ailleurs, poursuivit Katia, la femme ne se rebiffe pas contre la violence, qu’elle la subisse même avec empressement, avec une sorte de fierté et de délice ... Mais, mon ami, réfléchissez donc que voilà des siècles et des siècles que l’homme s’ingénie à l’asservir et à l’abrutir, la femme; que forcément elle a dû perdre, elle a perdu, en maint endroit, la notion d’elle-même, de sa conscience et de sa dignité. Nous sommes là quelques-unes pour essayer de la lui redonner. —Je préfère le rôle de votre voisine, de cette mère de famille, cette mère Gigogne ... Vous savez qu’on vient encore d’arrêter pour vagabondage les deux enfants, les deux petits jumeaux, de votre illustre confrère ou consœur Estelle de Bals? —C’est très malheureux, mais que voulez-vous! Est-ce que le soldat qui fait le coup de feu à la frontière peut en même temps veiller sur son foyer? —Voilà pourquoi le métier de soldat ne convient nullement aux femmes. —Ou plutôt voilà pourquoi le rôle de mère ne convient pas aux femmes qui ont une cause à défendre et des combats à livrer. —Le fait est, repartit Veyssières, que les enfants ne comptent pas beaucoup pour ces dames de l’Émancipation, et que les leurs tournent généralement de travers, comme les enfants mal élevés, peu soignés et abandonnés à eux-mêmes. La fille de Mme Nina Magloire s’est conquis au Moulin-Rouge l’élégant surnom de Georgette Patte à Ressort: c’est une de nos plus éminentes chorégraphes et cascadeuses. Mme Clotilde Lauxerrois n’a pas moins bien réussi dans sa couvée: ses deux filles ont toutes les deux pareillement déserté l’étroit sentier de la vertu. Mme d’Escars, dont l’héritière, sous le nom de Bath au Pieu, fait les délices ... —Que voulez-vous prouver? Que Mme Magloire, Mme Lauxerrois, Mme d’Escars, aussi bien qu’Estelle de Bals, auraient plus sagement agi en s’abstenant de procréer? Je le reconnais: cela ne souffre aucun doute. Tant que la société ne sera pas autre, plus normalement aménagée, plus équitablement constituée, tant que le servage, le désordre et la misère seront le lot inéluctable et fatal du plus grand nombre, est-ce donc à accroître cette quantité de malheureux que nous devons nous complaire? —La fin du monde alors? —Sa transformation, mon ami, l’avènement de la justice: voilà ce que nous poursuivons. Et qu’importe que Mmes Magloire, Potarlot, Lauxerrois, de Bals, d’Escars, Bombardier ... —Toute la fine fleur de l’Émancipation! — ... aient mené ou mènent une vie agitée ... —Pardon! Cela importe beaucoup à leurs maris et à leurs enfants. —Précisément! Elles ne devraient avoir ni maris ni enfants. Toutes auraient dû rester libres. —Comme vous? —Comme moi. —Tout le monde n’est pas ainsi que vous, Katia, à l’abri des tentations ... —Laissez donc! —On n’est pas de bois. Demandez un peu à Mme Angélique Bombardier ou à Mme Nina Magloire si ... —Les défaillances du prêtre ne prouvent rien contre le dogme. L’apôtre peut être indigne, la doctrine n’en reste pas moins intacte et sublime. —D’accord! Cependant si ces défaillances sont communes aux douze apôtres? Un bon cheval peut broncher, mais toute une ... —Encore quelque gracieuseté! —Avez-vous jamais compté, Katia, combien il y a de divorcées ou d’irrégulières dans votre camp? —Jamais. Je jette un voile sur toutes ces faiblesses et ces tristesses, et je regarde plus loin et plus haut. Je sais que beaucoup, beaucoup d’entre elles ont souffert ... —Et ont aussi beaucoup fait souffrir, rectifia Veyssières. Vous ne voyez jamais qu’elles: permettez-moi de considérer un peu leurs maris ou leurs amants et leurs enfants. A elles la palme pour mener mauvais ménage, jeter chez elles et autour d’elles le trouble et la honte, la désolation et le désespoir, galvauder leur progéniture ... —_Sursum corda_, encore une fois! Nous sommes dans une époque de transition, une époque de conflits et de luttes ... —On peut en dire autant de toutes les époques. — ... Dans toute bataille, il y a des blessés et des morts. La victoire ne s’achète qu’à prix de sang. Il faut que des générations entières paient de leurs souffrances et de leurs deuils le bonheur des générations futures. C’est le cas de ces femmes, de ces généreuses combattantes, dont vous évoquez si volontiers les tares et les malheurs. Qui se souviendra de ces menus détails, de ces insignifiantes et imperceptibles taches, lors du triomphe final? —En attendant, je plains de tout mon cœur ceux de mes contemporains qui se trouvent accrochés ou mariés à ces héroïnes! riposta Veyssières. —Vous mériteriez d’en épouser une, tenez! Ce serait votre châtiment. —Vous savez, le mariage et moi ... Je suis comme vous, Katia; je suis partisan résolu du célibat ... peut-être pas tout à fait pour les mêmes motifs: non, ce serait trop m’avancer ... Mais, puisque nous sommes, vous venez de le dire, dans une époque de transition, je crois qu’il vaut mieux s’abstenir, jusqu’à des temps meilleurs. —Vous riez, vous vous moquez; mais vous avez beau faire, vous n’empêcherez pas cet avènement. —Dieu m’en préserve! Et qui vous rend si sûre, chère amie, de l’éclosion de cet âge d’or? —Ma foi dans la vérité et la justice. Nous sommes le progrès ... —Euh! Euh! — ... Et l’humanité ne rétrograde pas. Appelez-nous socialistes, communistes, anarchistes, nihilistes, peu importe! Nous appartenons tous et toutes à la même immense armée ... —L’armée des mécontents et des envieux;—immense, en effet! — ... Nous défendons tous la même sainte cause, la cause des pauvres et des faibles, des spoliés et des opprimés; et, que vous le vouliez ou non, mon bel ami, l’avenir est à nous! —Ma belle amie, je crois qu’il y aura toujours des faibles et toujours des pauvres parmi nous. —Jésus-Christ l’a dit avant vous. Eh bien, nous tâcherons que ces pauvres soient de moins en moins nombreux; nous prendrons en main leur défense; nous les protégerons contre l’égoïsme et la dureté des riches ... —Et ne protégerez-vous pas un peu aussi les riches contre la jalousie et l’avidité des pauvres? Vous le devriez, en bonne justice! —Les riches? Je ne sais rien de plus méprisable que l’argent, mon ami, si ce n’est ceux qui le possèdent. —A la bonne heure! Vous avez une façon de pratiquer la défense de la propriété ... —Je ne la défends pas du tout! Je ne la respecte pas le moins du monde! Vous me citiez l’Évangile tout à l’heure; je fais appel, moi, aux Pères de l’Église, et vous réponds du tac au tac, avec saint Jérôme, que «tout possesseur d’une grande fortune est un voleur ou l’héritier d’un voleur». Et ne m’objectez pas que saint Jérôme est mort il y a quinze cents ans, car il en est de notre temps comme du sien, bien pis encore. —Vous n’y allez pas de main morte! —Ne voyez-vous pas comme moi que l’organisation politique et sociale actuelle de l’humanité n’a pour base que la duplicité et l’iniquité, le droit du plus riche et du plus fort, du moins scrupuleux et du plus astucieux, du plus gredin? Malheur aux pauvres et aux faibles; malheur aux honnêtes, aux sincères et aux bons, c’est le cri de ralliement d’un bout de la terre à l’autre. J’ai beaucoup voyagé, souvent un peu malgré moi; mais ici comme là, partout, j’ai toujours remarqué que les dignités les plus élevées, comme les fortunes les plus considérables, sont possédées par les moins estimables, par les plus vils des citoyens. C’est pour moi un principe infaillible et ressortant de mon expérience propre: plus un homme est haut placé, plus il a commis de bassesses ou d’infamies; par suite, plus il a droit à notre mépris et à nos malédictions. Impossible de vaquer aux affaires publiques et de rester honnête homme, déclarait jadis le sage Socrate ... —Pas encourageant! — ... Et combien d’autres l’ont répété, combien plus encore l’ont prouvé! Prenez les plus illustres hommes d’État, les coryphées du monde politique, les César, les Charlemagne, les Richelieu, les Cromwell, les Pierre le Grand, les Napoléon, les Bismarck, mais ce sont les plus horribles bandits, les pires scélérats et les pires monstres que la terre ait portés! Tout succès, en thèse générale, et à peu d’exceptions près, tout succès est preuve de vilenies, preuve de quémanderies, de platitudes, de canailleries et turpitudes de toute sorte; car ce n’est qu’en mentant et en mendiant, en rusant, en rampant et s’aplatissant qu’on «arrive», qu’on parvient à la richesse, comme aux honneurs, comme au pouvoir, comme à la gloire. «Le succès! De combien d’infamies se compose un succès?» C’est le mot de votre grand Balzac. Avec de l’argent, vous achetez tout, tout, sans exception, mon ami, vous entendez bien? L’argent, l’argent, c’est la seule puissance! Avec de l’argent, tel pleutre se fait élire député, tel autre sénateur; avec de l’argent, tel inculpé de viol ou de meurtre obtient une ordonnance de non-lieu: vous ne trouverez jamais un pauvre dans les jurys de cour d’assises; on n’en veut pas, de pauvres; d’autre part, il n’y a pas de lois pour un homme qui possède des centaines et des centaines de mille livres de rente. Avec de l’argent, vous vous faites décerner toutes les décorations qui vous plaisent: vous vous souvenez de Cornélius Herz, et de tant et tant d’autres! Avec de l’argent, un auteur dramatique achète le parterre et la presse, un peintre ou un sculpteur se taille le succès qu’il veut ... —Vous êtes terrible, Katia! —Osez me démentir! Donnez-moi des preuves du contraire! L’argent et l’intrigue, vous le savez comme moi, voyons, et il n’y a là ni secret ni mystère, l’argent et l’intrigue, c’est avec cela qu’on prospère, qu’on se faufile, qu’on s’intronise, qu’on s’impose, qu’on acquiert grand renom et dignités, influence et puissance; c’est avec cela et rien qu’avec cela qu’on s’élève, qu’on règne et qu’on gouverne. Les plus fourbes et les plus vils sont ceux qui réussissent le mieux, absolument comme ce sont les pires égoïstes, les Fontenelle, les Gœthe et les Hugo, qui se conservent le mieux et vivent le plus longtemps. L’anarchie, contre laquelle vous criez tant, naïfs bourgeois, mais elle est partout; partout, avec le favoritisme, le charlatanisme, les pots de vin, les tripotages, les achats de votes et de consciences, les escobarderies, filouteries, marchandages et brigandages sans nombre; partout elle s’infiltre et pénètre, partout elle s’étend et triomphe. Tout est gangrené, mon cher, tout est pourri dans ce vieux monde! —C’est pour cela que vous voulez en fabriquer un nouveau? —C’est pour cela, uniquement pour cela, vous l’avez dit! Oui, il y a des fous et des folles comme moi, qui se sont mis dans la cervelle de dévoiler et d’attaquer cette pourriture, de signaler et de combattre ces brigandages et ces infamies; des fous et des folles comme moi, qui s’érigent en champions de la justice, entreprennent, à la suite de Jésus, de chasser les vendeurs du temple, de hâter le plus possible cette transformation, cette régénération. Tâche ardue ... —Plus ardue peut-être, interrompit Veyssières, que celle d’Elvire Potarlot, qui songe à identifier et fusionner l’homme et la femme! —En tout cas, nous aurons l’honneur d’avoir essayé, nous aurons fait ce beau et grand rêve ... Qu’avez-vous apporté et implanté sur la terre, vous autres hommes, depuis tant d’années que vous tenez le sceptre et trônez en maîtres absolus? Quelle est la caractéristique de votre souveraineté? La guerre! C’est par la force que vous avez établi votre empire et que vous le maintenez; c’est toujours à la force, à la brutalité, que vous faites appel: la brutalité, l’égoïsme, vous voilà résumés en deux mots. Eh bien, mon ami, nous croyons qu’il y a, qu’il doit y avoir autre chose ici-bas; qu’il serait temps que la paix, la douceur et la clémence, la solidarité et la fraternité fissent leur apparition parmi nous, que leur saint règne arrivât. Et nous avons l’idée, nous avons la certitude, que l’accession de la femme aux délibérations des affaires publiques et à la gestion des États hâtera cet avènement. La femme, c’est l’ennemie naturelle de la guerre; la femme, vous le reconnaissez vous-même, c’est la personnification de la douceur; avec la femme au pouvoir, la guerre devient impossible, l’arbitrage s’établit, la justice prédomine ... —Et plus d’intrigues, plus de bassesses, plus de népotisme, de pots de vin ni de concussions! L’âge d’or! Les champs élyséens! Le paradis terrestre! Que Dieu vous entende!» exclama Veyssières, qui, sans qu’elle y prît garde, tout entière à ses lyriques et audacieux transports, s’était emparé de la main de Katia, de cette mignonne et merveilleuse petite main, si artistement moulée, à l’épiderme si onctueux et satiné, et si franche aussi, si pure, si loyale et si brave, et s’occupait à la contempler, la pressait et la caressait avec une amoureuse lenteur. V Armand de Sambligny, fidèle affilié, comme Veyssières, de cette société de Salomon dont Roger de Nantel était alors le secrétaire-intendant, avait rapidement conquis son grade de chef de bureau au ministère des Finances, et cela un peu malgré lui et grâce à sa femme. Il ne lui en savait cependant aucun gré, à cette obligeante et secourable épouse, au contraire: elle lui avait rendu son intérieur si désagréable et si odieux, qu’il y séjournait le moins possible, s’ingéniait à vivre au dehors et à travailler et s’attarder tant qu’il pouvait à son bureau. Bien qu’involontaire, ce beau zèle avait obtenu sa récompense: à trente-huit ans, M. de Sambligny, ex-contrôleur des contributions directes passé dans le service central, était promu chef, avec sept mille francs d’appointements, et la quasi-certitude d’arriver à une sous-direction, puis à une direction, aux plus hauts postes de l’administration financière. C’est à Nantes qu’il s’était marié, et dans les circonstances à la fois pour lui les plus piètres et les plus honorables. La chambre garnie qu’il occupait rue de Rennes, non loin du pont Morand, lui était louée par une dame Rousselin, veuve d’un petit employé de la préfecture et mère de trois filles. Les deux cadettes fréquentaient encore l’école; l’aînée, Mlle Jeanne, restait auprès de sa maman et l’aidait dans la gérance de cette maison meublée. Les occasions de se voir et de converser ensemble n’étaient pas difficiles à faire naître entre les locataires et la jeune fille: Armand s’en aperçut bientôt. Les grands yeux noirs de Mlle Jeanne, sa jolie tête au galbe allongé, plein d’élégance et de distinction, ses petits airs mutins, mièvres et candides, mirent promptement le trouble dans le cœur de ce nouveau venu. Les allusions qu’il fit à son émoi et à sa flamme n’effarouchèrent pas trop l’espiègle enfant; les déclarations qui suivirent furent écoutées par elle avec de pudiques rougeurs, mais sans courroux ni mépris; loin de se dérober à ces périlleux entretiens, elle les rechercha même, les provoqua: toujours, comme par hasard, Mlle Jeanne se trouvait postée dans l’escalier, chaque fois que M. Armand montait chez lui ou en descendait. Pour se faufiler dans sa chambre dès qu’il y était, les prétextes abondaient: c’était une carafe d’eau à lui porter, un bougeoir qu’on avait oublié, une lettre ou un journal qui venait d’arriver ... Tant et si bien qu’un beau soir la délurée jouvencelle murmura à son complice que ... que ... elle croyait bien que ... «ça y était». «J’en ai grand’peur, trésor! —Ah! cornes de cerf! —Que vais-je devenir, Armand? Ah! cher adoré! Ma mère ne voudra plus de moi, elle me chassera ... Je la connais! —Mais je ne t’abandonnerai pas, moi! Pour qui donc me prends-tu? Je ne te laisserai pas ... Je t’aime trop, ma Jeannette! —Mon Armand! mon ange! —Tu as affaire à un honnête homme: ne crains rien! —Oh! tu es bon!» De sorte que cette grossesse, au lieu d’être pour Jeannette une cause d’angoisse et de désespoir, fut pour elle une vraie chance, une aubaine inespérée. Armand de Sambligny était, comme il l’avait déclaré, un honnête homme. Cette jeune fille, il l’avait eue «sage»; cet enfant, qui s’apprêtait à faire son entrée dans le monde, était bien de lui, il n’en pouvait douter ... Ah! il l’avait payée cher, cette galante et banale aventure, cette toquade de jeunesse! Depuis tantôt vingt ans il se le répétait et ne cessait de maudire le jour où il avait mis le pied dans la maison Rousselin. «J’aurais mieux fait de me le faire écraser, ah oui, certes! J’aurais mieux fait ensuite d’imposer silence à mes scrupules, et de filer à l’étranger, n’importe où! plutôt que d’enchaîner mon existence à une femme dont je m’étais si sottement et aveuglément épris, que je connaissais à peine, que je ne connaissais même pas du tout! Ah vertudieu! si c’était à recommencer!» D’autant plus que l’enfant issu des clandestines relations d’Armand de Sambligny avec Jeanne Rousselin était mort le lendemain de sa naissance. Mais, hélas! depuis six mois le mariage était célébré, la boulette commise, la déplorable et irréparable gaffe accomplie. A présent, quand un jeune commis du ministère venait faire part à son chef, M. de Sambligny, de ses projets matrimoniaux: «Mon ami, lui répliquait-il, un garçon comme vous, qui gagne sa vie et peut se suffire, n’a jamais intérêt à se marier! Jamais! Retenez bien cela! —Cette jeune personne est fort bien élevée ... —En êtes-vous sûr? Permettez-moi de vous le demander. On les élève si mal aujourd’hui, les jeunes personnes! —Il est de fait, monsieur ... —Toutes, même les plus pauvres, pour se faire servir; toutes, pour être doctoresses, clergesses, politiciennes, avocates, oratrices, femmes publiques: aucune, pour être mère et ménagère; toutes, en concurrentes et ennemies de l’homme, en révoltées et émancipées. Ah! jolie, cette émancipation! Drôle d’idée de persuader au sexe faible, à ce sexe blessé et saignant, qui conçoit, enfante et allaite, qu’il est tout aussi indemne et robuste que le sexe fort! Les mettre l’un et l’autre en présence et face à face dans le _struggle for life_! Alors il arrive ceci, que le mâle retourne à sa brutalité première, et daube sur sa femelle, quand celle-ci devient par trop gênante et encombrante. Voyez ce qui se passe chez les Américains, à Chicago ou à San-Francisco notamment! Malheur aux faibles, et surtout aux faibles qui veulent prendre la place et usurper les prérogatives des forts! Les femmes d’aujourd’hui, bourrées de science, de prétentions, d’ambition, pétries de morgue, ayant toutes les audaces, mais dépourvues de la douceur, qui était jadis la qualité féminine essentielle, privées de grâce, de délicatesse et de charme, dégoûtent de la femme: voilà mon sentiment, mon bon ami, je vous le dis sans fard. —Eh monsieur! C’est que ... —Quoi? Est-ce que vous y tenez, à cette jeune personne? Est-ce que ... vous _brûlez_, vous vous _consumez_ pour elle? Oui? Un peu? Ce n’est pas une raison, jeune homme, pour recourir à un moyen aussi extrême! Vous êtes malade, vous vous trouvez dans un état de fièvre, soit! Patience, un peu de patience, et vous verrez ce malaise se dissiper. —Je voulais vous dire, monsieur, que c’était un très riche parti ... —Il ne manquerait plus que cela, qu’il ne le fût pas! Votre seule excuse, c’est d’épouser une femme riche. Autrement! Mais, malgré cela, quand bien même votre future serait archi et archimillionnaire, ma conviction, c’est qu’il vaut encore mieux vous abstenir et garder votre indépendance. L’indépendance, croyez-moi, jeune homme, il n’y a rien qui paye cela, rien qui le vaille! En votre qualité de célibataire, et comme vous l’atteste l’étymologie du mot: _cœlum habitare_, vous habitez le ciel, vous êtes présentement logé dans l’Olympe, séjour des dieux: voilà le fait! Ne le perdez pas de vue. Des femmes, vous en trouverez toujours à la douzaine, tant que vous voudrez, et d’aussi belles, d’aussi avenantes et accommodantes qu’il vous plaira. Et sans en avoir la charge, sans être obligé de les nourrir, entretenir et supporter à perpétuité. Restez donc libre, mon ami, restez libre, et méditez ce quatrain d’un sage d’autrefois: Une femme est toujours aimable Tant qu’on n’est pas uni par le sacré lien; L’usufruit en est agréable, La propriété n’en vaut rien.» Jeanne Rousselin—Mme de Sambligny—n’était cependant pas, elle, une ennemie de l’homme, une révoltée, femme de cercle, de club ou de rue, ce qu’on a si plaisamment nommé, par allusion à la pièce essentielle du costume masculin, objet des convoitises féminines, une «culottière». Elle laissait ce privilège à ses sœurs Irène et Corentine, qui, devenues vieilles filles, et furieuses de n’avoir jamais rencontré le fortuné mortel dont elles auraient assuré le bonheur et emparadisé l’existence, avaient pris en grippe tout le sexe mâle et le genre humain tout entier. A l’encontre de Katia Mordasz, la chaste et stoïque vierge slave, qui était tout courage, tout abnégation et sacrifice, Jeanne de Sambligny personnifiait la veulerie et l’égoïsme,—un égoïsme inné, inconscient, terrible. Entrait-elle dans un salon? Instinctivement et tout naturellement elle allait d’emblée s’asseoir à la meilleure place. A table, lui présentait-on un plat? Soyez tranquille, elle s’adjugeait sans hésitation et sans jamais d’erreur le plus succulent morceau. Pour elle un homme n’était et ne devait jamais être qu’une sorte de domestique et d’entreteneur, dûment et légalement investi, et qui doit s’estimer très heureux, très fier et profondément reconnaissant de son servage, aussi bien que des dépenses qu’on daigne lui occasionner. Loin de savoir gré à son ancien et scrupuleux amant de ne pas l’avoir «lâchée», avec sa situation de fille-mère en perspective, d’avoir fait d’elle sa femme, et sien l’enfant qui allait naître de ce qu’on nomme «leurs œuvres», elle avait fini par considérer ces preuves de loyale affection comme un simple tribut, tout légitimement dû à sa souveraine beauté et à ses irrésistibles charmes. Elle n’avait apporté à Armand que des ennuis, des embarras et de la misère. Comme elle grillait d’habiter Paris et ne cessait de l’aiguillonner et de l’importuner à ce sujet, il s’était vu contraint, peu après le décès du nouveau-né, de postuler son changement de résidence. Certaines études spéciales, relatives au cadastre et à l’impôt foncier, avaient attiré sur lui l’attention de ses supérieurs, et il eut la bonne fortune d’être appelé à l’administration centrale. En revanche, Mme Rousselin mère, n’ayant pas réussi dans sa gérance d’hôtel meublé, ne tarda pas à venir le rejoindre à Paris avec ses deux filles, en sorte qu’il se trouva avoir sur les bras toute la famille de sa femme. Les quelques milliers de francs qui lui étaient échus en héritage, et composaient tout son patrimoine, filèrent comme de l’eau entre les doigts de tout ce monde: bientôt il ne lui resta plus que ses appointements stricts pour vivre et faire vivre la maisonnée. Ayant quatre femmes autour de lui, il était fondé à croire et à affirmer qu’on devrait et qu’on pourrait se passer de bonnes. Ah bien oui! «Si vous vous figurez que mes filles ont été élevées à récurer la vaisselle!» piaulait la maman Rousselin en gonflant le jabot. Toutes trois, bien que sans fortune et ayant eu pour père le plus chétif des gratte-papier, étaient nanties de leurs brevets. De plus, Jeanne et Irène avaient appris le piano; Corentine connaissait le pastel et possédait même un fort joli talent, comme se plaisait à le déclarer à tout propos et encore en se rengorgeant bien fort la chère madame Rousselin Car elle était enchantée de ses filles, toute glorieuse d’elles et de leur science, l’excellente dame. Lorsque le Seigneur, en sa miséricorde, s’avisa de la rappeler à lui, ce fut à M. de Sambligny qu’incomba la direction de la famille, honneur qu’il n’avait jamais du reste ambitionné et dont il se serait fort bien passé; mais il fallait obéir au devoir. Grâce à ses relations, à maintes et maintes démarches, le mari de Jeanne parvint à caser à Paris même ses deux belles sœurs: la plus jeune, Corentine, dans l’enseignement, comme institutrice adjointe attachée au personnel des écoles communales; l’autre, Irène, dans cette administration du Crédit international, où M. le salomonien Jourd’huy occupait l’emploi de chef de bureau. Bien qu’entichées de leur indépendance,—indépendance toute relative, hélas!—proclamant volontiers et bien haut que la femme doit se passer de l’homme, qu’elle doit gagner sa vie et se suffire à elle-même, Mlles Irène et Corentine avaient conçu, dans le tréfonds de leur âme, une inextinguible jalousie à l’égard de leur sœur,—qui était mariée, elle, qui avait eu cette chance!—et couvaient un cuisant dépit, une rage implacable contre leur beau-frère, qui n’avait pas su les deviner et leur trouver un épouseur. M. de Sambligny s’était dit, en effet, que deux gaillardes pareilles étaient d’un placement trop difficile pour que l’entreprise fût tentée. Puisqu’elles n’y tenaient pas d’ailleurs, à vivre sous la coupe d’un mari! Puisqu’elles avaient bien trop de dignité pour accepter cette chaîne et s’abaisser jusque-là! On est émancipée, ou on ne l’est pas, saprejeu! Cette même jalousie et cette commune fureur étaient du reste les deux seuls points sur lesquels Mlles Irène et Corentine fussent d’accord. Toujours en brouille entre elles deux ou avec leur sœur, elles passaient littéralement leur existence à se chamailler, à se bouder et se raccommoder: c’était une comédie perpétuelle. Et cela leur semblait de règle, chose normale, naturelle et toute simple. «Mais la vie est faite pour cela! répondait un jour Irène à son beau-frère, qui l’engageait à se montrer plus conciliante et plus douce. La vie est faite pour se quereller et se rabibocher: c’est le plaisir, ça!» Comme M. de Sambligny, quelque temps après, rapportait ce mot à son ami Jourd’huy: «Et vous ne sauriez croire, répliqua celui-ci, combien de femmes, et plus spécialement de vieilles filles, partagent ces idées et ne vivent que de chicanes et de querelles, de bouderies et de bourrasques, suivies de replâtrages, de protestations de tendresse, d’amitiés exaltées, folles et furibondes, un beau matin brusquement rompues, puis non moins inopinément renouées le lendemain soir ... —Oh! que si, je vous crois! —Ces demoiselles se brouillent sans cesse et sans raison avec tout le monde, et elles ne peuvent rester seules: arrangez cela! Il leur faut des relations, elles ne peuvent s’en passer, et elles n’en peuvent garder! —Tout à fait ce que j’observe! exclama Sambligny. Aussi, quoi que disent ou que fassent mes belles-sœurs, jamais je ne les prends au sérieux: impossible! —C’est le plus sage, répondit Jourd’huy. Les vieilles filles possèdent un fâcheux renom; quantité d’écrivains ont été durs pour elles, et, généralement et malheureusement hélas! c’est justice. Il y a des exceptions sans doute. Ainsi, moi, dans mon service, je n’ai pas à me plaindre, et je connais plus d’une brave fille qui se dévoue en secret et silencieusement à soutenir quelque parent âgé ou infirme, à prendre soin d’un neveu ou d’une nièce orphelins; qui se prive, pour remplir cette pieuse tâche, de toute coquetterie de toilette, de toute distraction, tout plaisir, et du nécessaire même; qui en arrive à compter avec sa nourriture, et économise sur son plat de viande ou son dessert. Je leur rends hommage, à celles-là: c’est plus que de l’estime, c’est de l’admiration qu’elles méritent. Mais, il y en a d’autres, ah! mon ami, quelles pestes! Les vieilles filles, voyez-vous, on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec elles, jamais sur quel pied danser. Vous les quittez allègres et souriantes, enjouées, gaies comme pinsons, chantantes comme Pérot, rayonnantes, exultantes, débordant et éclatant de joie, et vous les retrouvez, non pas une heure après, mais une minute, une seconde plus tard, mornes, maussades, renfrognées, hargneuses, agressives, prêtes à vous décocher quelque impertinence magistralement barbelée, une doucereuse ou audacieuse mais atroce perfidie, sinon à vous sauter au visage, comme chattes en démence. Ah! je les connais, les paroissiennes! —C’est ce qu’on appelait jadis des vapeurs et ce qu’on nomme aujourd’hui de l’hystérie. —Appelez cela comme vous voudrez: le nom ne fait rien à la chose; mais le fait existe et il est indéniable. Méfiez-vous des vieilles filles, mon cher Sambligny, de leurs sautes d’humeur continuelles, de leurs lubies, de leurs toquades, de leurs mensonges, de leurs entêtements aussi, leurs entêtements de mules! —Combien de femmes ressemblent en cela aux vieilles filles, sont comme elles têtues, fausses, fantasques, déséquilibrées, détraquées! Toutes façonnées à l’instar de la mère Ève: «Ne fais pas cela! Tu perdras le genre humain!» Et elles se hâtent de le faire! Sans motif! Uniquement parce que c’est défendu, parce que c’est un péché, parce que c’est—mieux encore!—un crime, une monstruosité! —Toutes, soit! Toutes, des incohérentes! Toutes, des filles d’Ève! Mais ayez l’œil de préférence sur ces demoiselles, mon bon: méfiez-vous d’elles plus particulièrement, encore un coup! Chacun de nous, a-t-on remarqué, reçoit ici-bas précisément la quantité d’amour qu’il mérite: les vieilles filles, qui n’ont rien reçu, dont personne n’a voulu, ou qui n’ont rien donné et n’ont voulu de personne ... Mauvais signe dans les deux cas, cher ami, conclut Jourd’huy, très mauvais signe!» En maintes et maintes circonstances, Armand de Sambligny put vérifier l’insigne justesse de cet avertissement. Il n’était guère de vilenies et d’infamies qu’Irène et Corentine, furieuses d’avoir coiffé sainte Catherine, atteint et dépassé la trentaine sans dénicher d’époux,—tandis que leur sœur aînée, elle, en avait si vite agrippé un, et grâce à son inconduite, pour comble! Ah! on a vraiment bien raison de dire: il n’y a de chance ici-bas que pour la canaille!—n’eussent imaginées et commises pour jeter le désarroi dans le ménage Sambligny et détacher tout à fait l’un de l’autre ces conjoints déjà si peu d’accord. Mais, à cause de sa situation administrative, M. de Sambligny était tenu de sauvegarder les apparences et d’éviter soigneusement tout scandale; et Jeanne, qui ne possédait aucune fortune personnelle et n’était plus de la première jeunesse, avait tout intérêt à supporter le joug conjugal, si pesant et odieux qu’il fût, et à continuer à brouter où elle était attachée. Il y avait au Crédit international, dans le service dont dépendait Irène Rousselin et que dirigeait M. Jourd’huy, le service de la Vérification et du Contrôle, une jolie fille très peu farouche, qu’Irène jugea devoir on ne peut mieux convenir au mari de sa sœur, et entreprit de lui colloquer comme maîtresse. Blonde et grasse, bien portante, bien en forme et en chair, la peau blanche, satinée et rosée; ayant toute la fraîcheur et tout l’éclat d’une belle fleur en plein épanouissement, Mlle Henriette Pérignon formait un vif contraste avec Jeanne de Sambligny, brune au teint mat, à la taille svelte et élancée. Henriette devait certainement être l’idéal, le type d’Armand,—ne fût-ce qu’en vertu de ce contraste et pour que le changement fût plus accentué: c’est ce qu’Irène se dit et le raisonnement qu’elle se tint. Quelques mots, prononcés par M. de Sambligny, la confirmèrent d’ailleurs dans ces conjectures: ayant eu plusieurs fois occasion de rencontrer sa belle-sœur avec cette demoiselle Henriette, il n’avait pu s’empêcher de lui faire compliment de sa compagne. «Une bien belle personne, ma foi! —N’est-ce pas?» Irène fit en sorte, un soir qu’elle attendait la visite de Henriette, d’attirer son beau-frère chez elle; puis, l’amie venue, elle imagina un banal prétexte, allégua qu’il fallait du rhum avec le thé qu’elle se disposait à leur servir, et, s’excusant vivement de son absence:—«Le temps de descendre et de remonter!»—elle s’empressa de les laisser seuls. «Je connais mon cher beau-frère, ruminait-elle; ou je me trompe fort, ou il saura mettre à profit le tête-à-tête.» Armand tira, en effet, de la situation tout le parti qu’elle comportait et qu’on pouvait attendre d’un hardi et robuste servant d’amour et zélé «féministe» comme lui. Bien mieux, Mlle Henriette était si alléchante, appétissante et affriolante, qu’il l’invita à venir dîner avec lui le surlendemain dans un bon endroit, en cabinet particulier. Mais là s’arrêtèrent ces passionnés témoignages. A quoi bon, grand Dieu, se mettre une maîtresse sur les bras? Pourquoi se lancer dans une intrigue dont on ne pouvait prévoir les suites, une liaison périlleuse, dispendieuse, gênante et absorbante, avec une ou plusieurs paternités en perspective; aller se créer un second ménage, quand on en avait déjà trop d’un; quand la sagesse salomonienne vous suffisait si bien; quand, pour si peu de chose, quelques sous, on se procurait de si commodes rencontres, de si discrètes, aimables et charmantes filles! «Ce serait insensé, voyons!» Et Irène en fut pour ses frais et pour son rhum. Ne voulant sans doute pas demeurer en reste avec son aînée, et désireuse de contribuer de son mieux, elle aussi, à la dislocation du ménage, Corentine dirigea ses efforts vers Jeanne et tenta de l’apparier avec le frère d’une de ses collègues, un jeune et tout pimpant sous-lieutenant. Mais Mme de Sambligny, coquette et dépensière, avait bien plus soif d’argent que de plaisir, et, dès la seconde entrevue, lorsqu’il lui fut démontré qu’elle n’avait à attendre de ce joli garçon aucune solide et sonnante preuve de tendresse, elle rompit avec lui. L’argent, et avec lui tout ce qui en relève, bien-être, luxe, fêtes, toilettes nombreuses et variées, robes éblouissantes, bijoux et diamants, voilà ce que Jeanne de Sambligny convoitait et rêvait, l’unique but de la vie pour elle. Ah! comme elle s’en voulait de s’être donnée jadis à Armand et d’avoir consenti à devenir sa femme! «Imbécile! Petite niaise, qui t’imaginais que c’était là pour toi le salut, qui ne voyais rien de plus beau! Ah! quelle sottise tu as faite et tu expies!» C’est de la sorte qu’elle ratiocinait, et ainsi se tançait-elle. Au lieu de savoir gré à Armand de Sambligny de l’avoir épousée, elle, pauvre et sans avenir, elle maudissait ce mariage. «Si j’avais su! Si j’avais su!» Exagérant sa beauté et la puissance de ses attraits, elle se disait qu’avec de telles armes elle aurait pu prétendre à tout, parvenir aux plus hauts sommets. «Certainement! Si je n’avais pas été rivée à cet homme! C’est à cause de lui que ma vie est gâchée!» Il n’était malheureusement plus temps de rebrousser chemin et recommencer la partie: dans trois ou quatre ans sonnerait la quarantaine. «Trop tard, hélas! Ah! malédiction!» Sambligny se doutait bien de ce qui se passait dans la cervelle de sa femme et des raisonnements qu’elle se tenait: depuis près de vingt ans qu’il était «rivé», lui aussi, à sa chaîne, et traînait son boulet, il avait eu tout loisir d’étudier la situation et de se familiariser avec l’intellect et la judiciaire de sa compagne de chiourme. «Elle m’a fait cadeau de sa petite personne et jamais je ne saurais payer assez cher un tel honneur et semblable délice! Voilà ce qu’elle se dit, ce dont elle est souverainement convaincue et foncièrement pénétrée. Et pourtant, fichtre! si j’avais pu m’en dispenser, du cadeau! Ah! là là! si c’était à refaire!» Pour de graves motifs de famille, et par suite aussi de considérations administratives, M. de Sambligny, bien que mari très marri, ne voulait pas du divorce. Madame le désirait encore moins: c’est plus tôt qu’il aurait fallu se décider. Maintenant, trop tard, encore une fois! Le plus sage parti à prendre, tous deux le reconnaissaient et se l’avouaient, c’était de recourir à la patience, de se supporter l’un l’autre courageusement, et de laisser à cette chaîne odieuse, exécrée, le plus d’ampleur, le plus de jeu possible. Tacitement, les deux époux en étaient arrivés à s’accorder l’un à l’autre toute liberté,—pour avoir la paix. A la fin de chaque mois, Sambligny prélevait sur ce qu’il gagnait une somme suffisante—les quatre cinquièmes de son traitement—pour les dépenses de l’intérieur, et la remettait à sa femme. «Surtout pas de dettes! Je ne te demande que cela!» C’était sa recommandation habituelle. A plusieurs reprises, il avait eu, en effet, à se plaindre de la mauvaise gestion financière de sa femme, ou plutôt des fournisseurs étaient venus se plaindre à lui de la difficulté qu’ils éprouvaient à faire régler leurs factures par madame, et il avait dû intervenir dans la gouverne du ménage. «Mais je n’en fais pas, de dettes! Tu es toujours à crier! protestait la douce et angélique moitié. —Je ne crie pas, je parle, et c’est même pour empêcher qu’on ne vienne crier et clabauder jusqu’ici que je te supplie de tout payer comptant ... —Mais oui! Mais oui!» * * * * * Ce soir-là, comme d’ordinaire, Armand de Sambligny quitta très tard son bureau: il était plus de sept heures quand il déposa lui-même sa clef chez le concierge du ministère et traversa la rue de Rivoli, pour s’acheminer pédestrement vers les hauteurs de la rue de Rome, où il demeurait. C’était encore à son bureau, dans ses études budgétaires, ses chiffres et ses dossiers, qu’il se plaisait le mieux; là, il oubliait tous ses tracas domestiques, n’avait plus à essuyer la mauvaise humeur de sa femme ni endurer ses lubies. Le travail, de plus en plus, il l’éprouvait et se le disait, c’est bien le meilleur des refuges, le plus souverain des consolateurs. Chemin faisant, il songea que c’était aujourd’hui jeudi,—dîner de famille, par conséquent,—et il se demanda laquelle de ses deux belles-sœurs il allait trouver à la maison. Car, il y avait cela de particulier et de drôlichon dans ces agapes intimes, comme les trois sœurs étaient continuellement brouillées l’une avec l’autre ou avec les deux autres, jamais il ne leur était donné de se voir réunies toutes les trois ensemble, et il y avait des jeudis,—quand, par exemple, c’était le tour de Jeanne d’être en délicatesse avec ses deux cadettes,—où le dîner qualifié «de famille» s’effectuait en un simple tête-à-tête conjugal. «Oui, laquelle vais-je avoir le plaisir de rencontrer? ruminait Sambligny. La semaine dernière, c’est Irène qui est venue; il y a donc de grandes probabilités pour que ce soit aujourd’hui Corentine. A moins que ... Ah! Ah! si Corentine et Irène sont présentement toutes les deux en froid avec Jeanne? Ou bien, si c’est entre Irène et Corentine que la fraîcheur existe, et si elles appréhendent de se trouver face à face chez leur sœur? Eh! Eh! cela n’aurait rien d’étonnant! On ne sait jamais, avec ces trois anges! Toujours de l’imprévu, des à-coups, des surprises en réserve!» Il avait l’habitude de tout prendre gaiement, M. de Sambligny, _Et de faire_, en riant, bon visage aux ennuis, en vrai disciple de Regnier et de Rabelais, en bon et brave Français qu’il était. De surprise, il en eut une, effectivement, ce jour-là, en rentrant, et une grande, une immense. Les trois sœurs étaient dans le salon, toutes les trois ensemble, toutes les trois assises côte à côte. Il en resta cloué sur le seuil, bouche bée, n’en croyant pas ses yeux. «Pas possible! Que se passe-t-il donc?» Telle est la question qui surgit brusquement dans sa tête. «Ah! mon ami! Tu ne sais pas la nouvelle? s’écria Jeanne en accourant à sa rencontre. —Non, je ne sais pas ... —Irène se marie!» Il ne put retenir un cri de stupeur et peu s’en fallut qu’il ne demandât: «Contre qui?» Ses lèvres s’entr’ouvrirent davantage, ses prunelles se dilatèrent. «Elle se ... —Oui, mon ami, reprit Jeanne, elle se marie! C’est pour cela qu’elle est venue ... Elle m’en voulait un peu, la pauvre chatte! Un léger nuage ... —N’en parlons plus!» s’empressa de répliquer Irène, dont les petits yeux de myope clignotaient fébrilement derrière son binocle. Car, ainsi que sa cadette Corentine, elle portait binocle, ce qui ne contribuait pas à relever leur beauté, à l’une ni à l’autre: mais il avait tant fallu lire, étudier, piocher d’examens! «C’est ce qui donne du piquant et du charme à l’existence, ces gentils nuages! lança Corentine. Lorsqu’ils se sont dissipés, on n’en apprécie que mieux le beau temps, n’est-ce pas donc, Jeanne? —Mais oui! C’est bien vrai! Où il n’y a pas de brouille, il n’y a pas de plaisir! —Vous trouvez? insinua Sambligny. —Et puis, c’est justement ce qui prouve qu’on s’aime bien, reprit Irène. —Qu’on s’adore! renchérit son aînée. —Ah! oui-da! Tiens! tiens! tiens! fit Sambligny. —Irène compte sur toi, poursuivit Jeanne en s’adressant à son mari, pour lui servir de témoin. —Très volontiers. Cela va de soi. —L’autre serait son chef, M. Jourd’huy. Elle compte l’aller voir ... —Pardon! interrompit Sambligny. Mais qui épouse-t-elle? —J’oubliais, en effet ... Un de ses collègues, un employé du Crédit, un employé qui est à la veille de passer ... Comment as-tu dit, Irène? —Préposé aux titres. —Ah! Ah! Et il s’appelle? —Marius Lacrouzade. —Joli nom, qui sent sa Canebière ... Tu as annoncé ton mariage à M. Jourd’huy? demanda Sambligny, qui, ayant connu Irène et Corentine toutes fillettes, avait gardé l’habitude de les tutoyer. —Pas encore, répondit Irène. Je tenais avant tout à t’en parler, ainsi qu’à Jeanne ... —Je t’en remercie, et je suis très heureux de cet événement, quoique tu nous aies maintes fois déclaré que tu n’entendais pas aliéner ta liberté ... —C’est exact. — ... que tu avais le mariage en horreur. —Il a fallu une occasion comme celle-là ... —Du moment que ce jeune homme te convient ... Quel âge a-t-il? —Trente-quatre ans; ainsi ... —C’est à merveille! conclut Sambligny. Mais, sans prétendre, ma chère enfant, te donner des conseils ni influer en rien sur tes volontés, peut-être aurais-tu bien fait, dans cette conjoncture, et avant de prendre aucune décision ferme, de consulter M. Jourd’huy, qui est un de mes amis, te porte de l’intérêt et se trouve à même d’être bien renseigné sur les antécédents et la situation de M. Lacrouzade. —Ces renseignements ne peuvent être qu’excellents, repartit Irène. Je connais M. Lacrouzade depuis plusieurs mois ... C’est en nous rendant au bureau et en en revenant, à force de nous rencontrer, que la connaissance s’est faite. —Très bien! —Je ne me suis pas engagée à la légère, comme bien tu penses. —Je n’en doute nullement. —Je me suis enquis avec précaution à droite et à gauche, j’ai sondé le terrain, questionné discrètement ici ou là, notamment celles de mes collègues que je savais en relation de service avec M. Lacrouzade. —Et ... —Et le résultat de l’enquête a été en tous points satisfaisant. —Alors, ma chère Irène, il ne me reste plus qu’à te souhaiter tout le bonheur désirable. Tu as, en effet, assez d’expérience, de tact et de jugement, pour t’en rapporter entièrement à toi. Si tu estimais néanmoins qu’une démarche faite par moi auprès de l’administration supérieure ou auprès de M. Jourd’huy pût t’être d’une utilité quelconque, je suis tout à ta disposition. —Je t’en remercie, Armand, je te suis très obligée. —On ne risque jamais rien de se renseigner davantage, observa Jeanne. —Il est certain, reprit Irène, que si vous craignez une erreur ou une imprudence de ma part ... —Personnellement, je ne crains rien, répliqua Sambligny. C’est pour toi, dans ton intérêt seul, Irène, et parce que deux avis valent mieux qu’un; parce que, en telle occurrence, comme vient de te le dire ta sœur, on ne saurait s’entourer de trop d’indices, de lumière et de garanties. Voilà le seul mobile qui me pousse ... —Je comprends, et je te sais le plus grand gré de ton offre, que j’accepte très volontiers. Si tu veux bien demander à M. Jourd’huy ou au directeur du Personnel leur opinion sur M. Lacrouzade ... —Ce sera fait sans retard, ma chère petite. —Si nous nous mettions à table? intervint Mme de Sambligny. Nous causerions aussi bien ... Tu rentres chaque soir à des heures impossibles, et tu nous fais dîner au milieu de la nuit! —Je suis confus ... —Huit heures et demie déjà! A table! A table!» VI Mme Bombardier, présidente du groupe parisien de la Revendication des droits des femmes, fut victime, à cette époque, d’une noire ingratitude et éprouva une bien douloureuse déception. Un congrès féministe international, baptisé le «Grand Congrès de l’Affranchissement», venait de s’ouvrir à Paris, et Angélique Bombardier, qui, en considération des importants services rendus par elle à la cause même de cette sainte révolte, s’attendait à être proclamée présidente de la réunion, la grosse Bombardier vit s’asseoir sur l’estrade, à sa place, une débutante, une jeune et fluette avocate, qu’un coup de vent venait de porter au pinacle, qu’un misérable caprice du sort avait rendue célèbre en une demi-journée. Et cependant qui, depuis douze ans, faisait les frais du principal organe féministe, _l’Affranchie_, recueil hebdomadaire, et, sous le pseudonyme de _Spartaca_, l’alimentait de copie encore plus que d’argent? Qui, par ses continuelles démarches, ses relations et sa fortune, avait réussi, en maintes circonstances, à trouver, dans la Chambre ou au Sénat, des soutiens à ladite Revendication, ou à obtenir même l’appui des gouvernants? Qui donc avait pour ami et porte-parole le député Magimier? «Mais moi, moi! se répondait Angélique. _Me, me adsum qui feci!_» Et on avait osé lui préférer une petite doctoresse en droit, une demoiselle Montgobert, dont le seul mérite et l’unique fait d’armes était d’avoir plaidé en justice. Et quelle cause! quelle plaidoirie! Reçue à dix-neuf ans bachelière ès lettres et ès sciences, Mlle Ernestine Montgobert, fille d’un modeste boutiquier, d’un marchand coutelier de la rue Saint-Antoine, s’était avisée, avec l’assentiment et l’encouragement de son papa, émerveillé des brillantes dispositions de sa fille, d’étudier le code et de se faire inscrire au nombre des élèves de la faculté de droit. Trouvant probablement que la France manquait d’avocats, elle postula, aussitôt sa licence en poche et tout en préparant le doctorat, son admission au barreau de la cour d’appel de Paris. L’affaire fut longue à décrocher, mais ce que femme veut Dieu le veut, et, un beau matin, la doctoresse Montgobert fut autorisée à prêter le serment professionnel et à prendre _coram populo_ la toque et la parole. Entre-temps, et pour bien démontrer qu’aucune cause naturelle, aucune question de sexe ne pouvait faire obstacle à sa demande, elle avait publié une étude détaillée sur la voix humaine, _Phonation et Phonétique_, où elle affirmait que, si les cordes vocales n’ont pas la même puissance chez la femme que chez l’homme, c’est uniquement parce qu’on ne s’est pas donné jusqu’ici la peine de les fortifier comme il siérait, et d’exercer dès le bas âge les jeunes filles à dûment s’en servir. «Habituée à toujours parler doucement, timidement, avec crainte, en esclave qu’elle a été durant tant de siècles, la femme se ressent de cet atavisme, et ne peut encore donner à son organe l’ampleur nécessaire pour commander une armée, par exemple, ou haranguer une foule. Jusqu’à présent cet organe n’a été, pour ainsi dire, qu’un organe de salon, et c’est un tort; il faut qu’il se tonifie et s’amplifie; il faut que cette infériorité cesse. »Que la femme contracte dès l’enfance l’habitude de s’exprimer hautement et hardiment, avec intensité et vigueur; qu’elle n’ait plus peur d’élever et de grossir le ton, et avant un siècle, j’en réponds, la voix féminine sera totalement modifiée, sera nativement devenue égale et semblable à la voix masculine.» Avec quelle joie, quels ravissements et quels applaudissements, Elvire Potarlot, la présidente de la Ligue de l’Émancipation, s’empressa d’accueillir cette prophétie! Elle rentrait si bien dans son système d’égalité absolue, de complète similitude des deux sexes! Du coup, la jeune Montgobert fut sa protégée, devint sa collaboratrice, son amie, son espoir. Cette estime et cette affection redoublèrent après les débuts oratoires de maître ou maîtresse Montgobert, en présence du courage vraiment viril dont notre avocate fit preuve devant la cour d’assises. Un président goguenard, amateur de causes grasses, héritier des Bouhier et des Debrosses, tout heureux de fournir à une jeune éloquence l’occasion tant cherchée de se produire et se révéler, désigna d’office maître Ernestine Montgobert comme défenseur d’un détenu de Poissy, cambrioleur et escarpe par vocation, non-conformiste par nécessité ou par goût, devenu meurtrier par amour, assassin de son plus intime mais trop infidèle compagnon d’infortune. Le premier mouvement d’Ernestine fut de refuser avec indignation. Il se moquait d’elle, ce magistrat si peu soucieux de la pudeur de la femme, si étranger à la vieille galanterie française. «Ah! pardon! Un instant! Si ces dames et demoiselles n’avaient pas les premières oublié cette pudeur et rompu avec les lois de l’antique chevalerie, je comprendrais l’objection, répliqua le président, lorsqu’on lui fit part des scrupules probables de maître ou maîtresse Montgobert. Mais ces dames sont nos égales, c’est décidé, c’est entendu et conclu: où l’on met l’un on peut placer l’une, et une avocate est à même de se substituer en tout et partout à un avocat; ou alors ... alors qu’elle s’en aille, qu’elle rentre,—je ne dirai pas sous sa tente, puisqu’elle n’en veut pas!—mais sous son toit et à son foyer, et qu’elle y reste: cela vaudra mieux pour elle, pour nous et pour tout le monde.» Touchée au point d’honneur, piquée au vif, Ernestine regimba. «Eh bien, soit! Ce sera plus crâne, en effet! Il faut leur prouver, à ces hommes, ces grossiers individus, qu’on est de taille ... —Parfaitement, ma petite! s’empressa d’acquiescer l’amie et mentor Elvire Potarlot. Il faut leur prouver que nous sommes aussi forts qu’eux; que toutes les questions qu’ils traitent, toutes sans exception, sont de notre domaine; qu’ils n’ont le monopole de rien. Ah! vous avez là, ma chère, une occasion merveilleuse et unique de vous montrer et de soutenir nos droits. Laissez rire les imbéciles, dédaignez les sarcasmes, bravez les calomnies et les outrages, et en avant, Ernestine! Du nerf, de l’aplomb, de l’audace! Je vous prédis un succès, ah! un succès!» Il dépassa effectivement toutes les prévisions et prédictions, ce succès, ce triomphe. Ce fut quelque chose d’inouï, de prodigieux, d’éblouissant et de mirobolant. Malgré le rigoureux huis clos, jamais la longue salle des assises n’avait contenu une telle foule, jamais tant d’oreilles n’avaient été suspendues aux chaînes d’or ... La voix de l’oratrice était bien un peu grêle et ne s’entendait pas très nettement: elle n’avait pas encore pu, hélas! profiter des perfectionnements ataviques; mais le peu qu’on entendit suffit à faire le régal et les délices de l’auditoire. Maître ou maîtresse Ernestine Montgobert sortit de là avec cause gagnée, doublement gagnée, emportant l’acquittement de son client et la preuve, fournie par elle, la preuve éclatante et incontestable, que toute thèse, si délicate, épineuse et graveleuse qu’elle soit, peut relever de la femme, être expliquée et discutée publiquement par elle. Il n’y a qu’un peu de courage à avoir, et un peu de tact, de souplesse d’expression, de dextérité de langue ... N’importe! Voir et ouïr cette pudique demoiselle, qui ne comptait pas encore vingt-huit printemps, parler seule, tout haut et devant tout le monde, de pédérastie, de sodomie, des terribles exigences de ces passions hors nature, des féroces jalousies de ces perversions sensuelles, c’était là, il faut bien en convenir, un spectacle pas banal et non dépourvu de piquant. Ernestine se réveilla célèbre. Dans toute la France, d’un bout du monde à l’autre, le nom de Montgobert, maître ou maîtresse, fut imprimé à satiété, corné, clamé, seriné par tous les olifants et buccins, clairons et clarinettes de la Renommée. Sans doute beaucoup de ces journaux se moquaient et se gaudissaient, nombre de ces trompettes sonnaient des airs gouailleurs ou charivaresques; mais l’effet n’en était pas moins produit, le coup porté: on savait que dorénavant les femmes auraient licence d’aborder tous les sujets, qu’elles peuvent à présent mettre le pied dans tous les sentiers ou sentines. Quant à Elvire, la directrice de _l’Émancipation_, elle ne tarit pas d’éloges dans son journal: ce fut de l’ivresse et du délire. «Eh bien, n’ai-je pas, moi aussi, fourni mes preuves? grommelait Angélique Bombardier, toute dépitée et rageuse. N’ai-je pas, moi aussi, démontré amplement et en maintes occurrences que rien de ce qui est humain ne m’est étranger, rien de ce qui est viril n’est pour moi lettres closes?» C’était une allusion à une série de conférences sur les «Rapports de l’homme et de la femme», faites jadis par elle dans une des salles de la mairie du VI^e arrondissement. A l’exemple d’une de ses plus illustres amies, de Mlle D ..., qui employait couramment et sans vergogne les termes techniques, lorsqu’elle conversait avec ses visiteurs et traitait avec eux quelque intime question de physiologie; disant, par exemple,—et cela au grand scandale du très correct et très courtois sénateur Ernest Hamel, qui ne pouvait se faire, si tolérant et libéral qu’il fût, à ces licences de langage—: «Lorsque, sous une titillation manuelle ou un excitant quelconque, la verge de l’homme entre en érection ...», etc., etc., Angélique avait tenu à se départir, dans ses conférences, de toute pruderie et bégueulerie, à s’exprimer tout à fait en homme et en savant. C’était se conformer, du reste, non seulement à l’avis de Mlle D ..., mais à celui de Mme Jenny d’Héricourt, dont Angélique-Spartaca, comme Elvire Potarlot, vénérait si bien les principes et possédait les écrits sur le bout du doigt. «Mes adversaires ayant porté la discussion sur le terrain scientifique, déclara-t-elle dès le début, n’ont pas reculé devant la nudité des lois biologiques et des détails anatomiques: je les en loue: le corps étant respectable, il n’y a point d’indécence à parler des lois qui le régissent. Mais comme ce serait de ma part une inconséquence que de croire blâmable en moi ce que j’approuve en eux, vous voudrez bien ne pas vous étonner que je les suive sur le terrain qu’ils ont choisi, persuadée que la science, chaste fille de la pensée, ne saurait perdre sa chasteté sous la plume d’une honnête femme, pas plus que sous celle d’un honnête homme[7].» Malgré ce coquet préambule, tout entier et textuellement emprunté à l’auteur de _La Femme affranchie_, l’auditoire, presque exclusivement composé de femmes du monde et de jeunes filles:—le beau mérite, si elle n’avait eu affaire qu’à des doctoresses en médecine, des chirurgiennes, pharmaciennes et élèves matrones, ou encore à de vieilles gardes, d’antiques routières d’amour, qui ne savent plus rougir, et que rien n’effarouche,—l’auditoire ne tarda pas à murmurer; des protestations, formulées à mi-voix, surgirent çà et là. Bientôt une mère de famille se leva en tirant par la main sa chère géniture, qu’elle avait eu l’imprudence d’amener dans ce mauvais lieu; une autre maman la suivit, puis une troisième ... «Mais qu’y a-t-il donc, mesdames? demanda Angélique en s’interrompant et avec un étonnement des mieux simulés. Encore une fois, nous faisons de la science ici, et la science est chaste. —C’est vous qui ne l’êtes pas!» lui lança en plein visage une de ces bégueules et sottes poules couveuses, qui se sauvait tout effarouchée, en chassant devant elle ses poussines. Heureusement qu’elle avait eu, pour la défendre et la prôner, toutes les adeptes de la sainte cause, toutes les femmes vraiment intelligentes, vraiment supérieures, bien dans le mouvement, que le progrès n’effraye pas, qui n’entendent pas rester à jamais courbées sous le despotisme de l’homme, sous le joug humiliant et abêtissant de la routine et des préjugés. C’était cette élite qui l’avait peu après nommée présidente du groupe parisien de la Revendication. C’étaient ces avant-courrières et ces héroïnes qui auraient dû la patronner encore aujourd’hui, soutenir sa candidature au fauteuil présidentiel du Congrès de l’Affranchissement, et exiger, imposer son élection. Au lieu de cela on l’avait misérablement lâchée,—lâchée pour une petite avocassière qui ne faisait que d’apparaître, qui n’avait que de l’effronterie et du cynisme, pas l’ombre de talent ... Ah! c’est qu’on trouve toujours plus hardi que soi, qu’on est bien toujours le réactionnaire de quelqu’un! «Si encore on avait fait choix d’Elvire Potarlot, été chercher la citoyenne Magloire, Katia Mordasz, Estelle de Bals ou la marquise, je comprendrais! Mais cette chipie!» s’exclamait Spartaca Bombardier en haussant avec rage et mépris ses volumineuses épaules. Non, on n’avait pas voulu d’Elvire Potarlot. Si dévouée qu’elle fût au triomphe de l’Émancipation, si actives et ardentes que fussent ses convictions, en dépit même de sa notoriété, de la popularité qu’elle s’était acquise par ses articles, ses livres, ses conférences, sa constante et infatigable propagande, Elvire Potarlot avait peu à peu perdu, elle aussi, les sympathies de ses principales consœurs, les autres cheffesses du mouvement féministe. Celles-ci d’abord la jalousaient, à cause même de cette popularité; puis, ne pouvant leur ouvrir à toutes également les colonnes de son journal, les avoir toutes et au même titre pour collaboratrices à _l’Émancipation_, combien d’entre elles n’avait-elle pas froissées, que d’ennemies elle s’était faites! On reprochait ensuite à Elvire les irrégularités, voire les scandales de sa vie privée; et les bonnes camarades, qui se montraient envers elle si sévères, avaient cependant, pour la plupart, bien d’autres poids sur la conscience, bien d’autres taches sur leur blanche hermine. Comme beaucoup d’entre elles, sinon presque toutes, Elvire Potarlot possédait quelque part un ex-mari légitime,—un monstre, qui lui avait fait souffrir le martyre, qu’elle avait planté là au bout d’une année de cohabitation, et dont elle était légalement divorcée. Mais pas de chance! De Charybde elle était dégringolée en Scylla. Après plusieurs essais, tous plus décourageants et désastreux les uns que les autres,—ces hommes, quelle engeance! quels gredins!—et par une amère ironie du sort, un cruel tour du petit dieu malin, elle s’était entichée du plus triste sire, d’un certain Émilien Bellerose, sculpteur praticien à ses heures, chansonnier comique et poète élégiaque par foucades, citoyen n’ayant en somme aucune profession stable et avouable, aucunes ressources, ni feu ni lieu, et qui non seulement vivait à ses crochets, lui mangeait à belles dents les dix mille francs de rente provenant de son patrimoine, mais encore, et pour comble et remercîment, la battait comme plâtre, dès qu’elle ne dénouait pas assez vite les cordons de l’escarcelle, la rouait de coups quotidiennement, avec ou sans motif, à la briser et la laisser sur place. Les mauvaises langues affirmaient que la présidente des Émancipées raffolait de ces raclées magistrales, que c’était sa secrète et tenace et honteuse passion. La vérité est qu’Elvire ne cherchait qu’à se dévouer, à aimer et se prodiguer; qu’ici comme ailleurs elle obéissait à sa nature généreuse et exaltée, à son impérieux besoin d’apostolat, sa fièvre de sacrifice; que plus son amant, ce misérable rufien, était décrié, honni de tous, écarté et repoussé de partout, plus il lui semblait avoir droit à sa pitié et à sa tendresse, plus elle s’appliquait à l’indemniser, s’attachait à lui, s’obstinait à tout endurer de lui, plus elle persistait à le protéger et le défendre, à demeurer son esclave et sa chose. Comme nombre de femmes, Elvire croyait faire acte de bravoure en frondant l’opinion et s’insurgeant contre l’universelle réprobation. Et puis, au fond d’elle-même, peut-être ne lui déplaisait-il pas non plus de se dire que c’était à elle, humble représentante du prétendu sexe faible, que cet homme devait sa subsistance; que, malgré les sévices et voies de fait, en dépit de tout, c’était elle qui avait ici le rôle du fort et du mâle: cela chatouillait son amour-propre et la piquait d’honneur. Maintes fois telle ou telle de ses amies, de ses plus intimes, avait tenté de l’arracher à cet ignominieux servage. «C’est de l’aberration, ma chère! Si encore cet être-là vous aimait! Mais pas du tout! C’est votre argent qui le retient et qu’il convoite; il est en train de vous mettre sur la paille ... —Baste! —Oui, vous vous en moquez, soit! Mais, en perdant cette fortune dont vous faites si bien fi, vous le perdrez, lui, à qui vous tenez tant, je vous en préviens. Mieux vaudrait donc le quitter en conservant votre argent: c’est le bon sens, la raison qui vous le disent. —Le cœur a des raisons ... — ... que la raison ne connaît pas, je le sais. En attendant, vous vous déconsidérez, Elvire, vous vous déshonorez avec cet individu. —Non. —Si, je vous assure. Les journaux, à tout moment, font allusion à votre situation. —Elle ne serait pas ce qu’elle est, ma situation, que les journaux en parleraient tout de même aussi méchamment, en termes aussi perfides. —C’est possible. —C’est exact. Ne nous occupons donc pas de toutes ces insinuations et ces misères. —Elles vous font tant de mal, chère amie! Je suis bien obligée de vous le dire: ne vous en formalisez pas! —Je ne me formalise pas, et je vous remercie, au contraire. Mais, à cause même de ce tort que je me fais à moi-même ... —Oh oui! —Eh bien, je n’en ai que plus de mérite, voilà tout! —Ce n’est donc pas par affection, pas par amour, c’est uniquement par orgueil que vous persistez à garder près de vous ce ... monsieur? —Par orgueil, soit! —Orgueil bien mal placé! —Soit encore! Mais je n’y changerai rien. Je reconnais avec vous toute l’étendue de ma faute ... —Toute l’indignité du personnage! —Non, pas cela, et vous avez tort de le dire. Il souffre, il est malheureux ... —Il vous fait souffrir surtout. —Non, c’est faux! Et j’irais encore l’accabler! Que deviendrait-il s’il ne m’avait pas? Parce que tout le monde le méjuge et se détourne de lui, vous voudriez que, moi aussi ... Oh non! non! Que ce soit par amour ou par orgueil, peu importe! Je ne le quitterai pas!» Elvire Potarlot offrait encore à ses adversaires bien d’autres points faibles. Par suite même de son entière bonne foi, de l’extrême sincérité qu’elle mettait à chercher ce qu’elle croyait la vérité, ses programmes étaient remplis de disparates et de contradictions; elle passait littéralement son temps à démolir ce qu’elle venait d’édifier, à brûler le soir ce qu’elle avait adoré le matin; elle se lançait dans les plus étranges exagérations, se perdait dans les hypothèses les plus folles. Après avoir longtemps prêché l’abolition du mariage et réclamé l’union libre, la voilà qui venait de déclarer que l’union libre ne profite qu’à l’homme, que légalement elle le dispense de toute responsabilité et de toute charge envers sa compagne, et que celle-ci ne peut y trouver que déception et duperie. «Le mariage légal est encore, osait-elle écrire, ce qui, dans les conditions actuelles, protège le mieux la femme, ce qui lui assure le plus de garanties contre l’inconstance et l’abandon de l’homme.» Mais ce n’était plus de l’émancipation, cela! C’était la continuité de l’esclavage. «D’ailleurs, pour se marier, il faut être deux, Elvire, lui répliquaient, tout comme M. de La Palice aurait pu le faire, la citoyenne Magloire et son émule Estelle de Bals. Or, vous voyez bien que les hommes n’y tiennent plus, au conjungo, qu’ils n’en veulent plus, qu’on se marie de moins en moins: consultez les statistiques, ma chère! Faudra-t-il donc tomber aux genoux de ces messieurs, nous rouler aux pieds de ces potentats, pour les déterminer à nous épouser? Est-ce cela que vous demandez, Elvire?» Même la recherche de la paternité, qu’elle avait naguère si ardemment réclamée et qui faisait le sujet de son premier livre, aujourd’hui elle l’estimait insuffisante, inapplicable, absolument illusoire. Voilà un séducteur qui s’expatrie: allez donc le poursuivre au Japon ou au Brésil? Et a-t-il quoi que ce soit à supporter, lui, des longs embarras et poignantes douleurs de la gestation et de la parturition? Nullement. Il s’en moque! Et si la jeune fille mise à mal meurt en couches, irez-vous, pour faire les parts égales, condamner à mort et occire son suborneur? Pourquoi le même acte, accompli en commun, est-il suivi d’effets si dissemblables? Quoi! l’un ne risque rien où l’autre met en enjeu son repos, sa santé, son existence, sans parler de son honneur, c’est-à-dire risque tout, absolument tout! Mais c’est insensé et abominable! De là à conclure qu’il n’y aurait d’égalité entre les deux sexes que quand ils seraient réduits à un seul, il n’y a qu’un pas, et, ce pas, Elvire, avec son extrême logique et son inflexible rigueur de raisonnement, l’avait franchi. Oui, il fallait espérer que, par une transformation inverse de celle qui s’est jadis produite et dont nous parlent les anciennes mythologies aussi bien que la Bible, le couple humain, actuellement disjoint, serait de nouveau réuni: l’androgyne de Platon reparaîtra, la côte surnuméraire sera restituée à Adam. «Aujourd’hui incomplets et se cherchant l’un l’autre, l’homme et la femme ne formaient dans le principe qu’un même être double dans sa forme, mais unique dans son consentement et son autorité; séparé en deux, postérieurement à sa création première, cet être a donné lieu à l’espèce humaine d’à présent, à ces deux types, mâle et femelle, si inégalement partagés, si différents et en si complet désaccord. Que ces deux types retournent à leur état primitif, que ces deux êtres n’en fassent plus qu’un, et l’accord renaîtra, l’harmonie régnera de nouveau, la nature humaine aura reconquis son ancienne béatitude, sa perfection d’antan et son âge d’or.» Voilà ce qu’avec Platon et plusieurs autres cosmogonistes Elvire se disait à présent, l’avatar, la réunion et fusion qu’elle préconisait et appelait de tous ses vœux. Quand et comment s’accomplirait ce changement, comment s’opérerait cette combinaison, cela était moins facile à démêler et expliquer. Mais la science, avec ses découvertes et ses miracles, ne nous a-t-elle pas appris à ne désespérer de rien et à ne nous étonner de quoi que ce soit? Les phénomènes physiologiques démontrés par Lamarck et Darwin, les transformations de poissons en oiseaux, par exemple, ou la simple et si étonnante métamorphose d’une chenille en papillon, sans parler de l’hermaphrodisme de diverses espèces du règne animal ou végétal, ne peuvent-ils pas nous servir d’indice, nous donner le droit de croire et d’espérer? En attendant, Elvire s’ingéniait à supprimer toute différence entre les deux éléments de l’être humain, entre l’homme et la femme; à les assimiler en tout et partout l’un à l’autre, autant que faire se peut. D’abord, dès le bas âge, pourquoi deux éducations distinctes, deux modes d’instruction différents? Pourquoi ne pas élever ensemble et de la même façon garçons et filles? Est-ce que pouliches et poulains ne sont pas astreints absolument au même régime et aux mêmes exercices, et ne se disputent pas les mêmes prix sur les champs de courses? Voyez! Ce sont les animaux qui nous indiquent la voie et nous donnent l’exemple. Ensuite pourquoi imposer au sexe, si sottement qualifié de faible, ces jupes traînantes, salissantes et incommodes? Pourquoi ces affreux et stupides corsets, «qui ont fait périr plus de femmes que la guerre n’a détruit d’hommes»? Pourquoi ces cheveux longs, lourds à la tête, si gênants et malsains? A quoi bon ces boucles d’oreilles, ces broches et ces bracelets, odieux signes de l’esclavage antique et toujours persistant? N’est-ce pas une honte de se décolleter, d’exhiber ses bras et ses épaules, d’étaler aux regards la moitié ou les trois quarts de ses mamelles? Est-ce que les hommes se décollettent? Non, n’est-ce pas? Eh bien alors? Et ne trouvez-vous pas inique et inepte d’accorder toujours la priorité au masculin sur le féminin en grammaire, de toujours faire accorder l’adjectif avec le substantif mâle, quel qu’il soit? «Ces ravissantes dames, ces charmantes jeunes filles, toutes ces reines de beauté et d’élégance, ces déesses de la mode et du bon ton, et ce petit chien sont venus ...» Venus au masculin! C’est le petit chien qui l’emporte! Voilà ce qu’Elvire Potarlot, malgré ou avec toute sa science et ses brevets, ne pouvait digérer, ce qui la faisait bondir d’indignation et fulminer de colère. «Ah! les hommes! On voit bien que ce sont eux qui ont fabriqué et promulgué les lois grammaticales comme les autres, celles du code! Tout pour eux! Un chien, un porc, un crapaud, le plus abject animal, pourvu que ce soit un mâle, passe avant nous!» «De même, continuait-elle, nous seules sommes assujetties aux plus serviles labeurs, à toutes les répugnantes besognes de la communauté. C’est à nous, infortunées femmes, qu’échoit le rôle de cuisinière, de balayeuse, de laveuse de vaisselle; nous qui sommes appelées à être «les domestiques de ces messieurs.» S’il survient des enfants, c’est nous qui avons toute la peine de les porter, non seulement dans notre sein durant neuf mois, ce qui est déjà d’une assez flagrante et odieuse injustice, mais sur nos bras ensuite; c’est nous qui les allaitons, qui les nettoyons, qui les torchons ... Est-ce que, vraiment, la main sur la conscience, ce ne devrait pas être un peu le tour de nos seigneurs et maîtres?» Aussi Elvire Potarlot, suivie par nombre de ses coreligionnaires, notamment par Angélique Bombardier, Stéphanie Lauxerrois, les citoyennes René d’Escars, Magloire et de Bals, ne cessait-elle de réclamer, outre l’éducation en commun des filles et garçons, ou «co-éducation», la libre accession de toutes et de tous aux mêmes emplois et aux mêmes fonctions. «Pourquoi les femmes, que, dans votre magnanime sollicitude et votre inépuisable générosité, vous daignez admettre en qualité de scribes dans vos bureaux, ne deviendraient-elles pas aussi bien que vous, messieurs, chefs de bureau et de division, directeurs de service? Dites, messieurs, dites-le-moi donc, s. v. p.! Pourquoi les femmes ne feraient-elles pas, aussi bien que vous, des contrôleurs des contributions, des receveurs de l’enregistrement, des inspecteurs des douanes, dites? Pourquoi, tout comme vous, messieurs, ne seraient-elles pas agents voyers, ingénieurs ou architectes, médecins ou pharmaciens, avocats ou avoués, notaires ou huissiers, et ne pourraient-elles pas s’engager dans l’armée ou la marine, former, comme jadis chez les Amazones et tout récemment aux États-Unis, des régiments, spéciaux ou non, être promues colonelles, générales ou amirales? Qui les empêcherait surtout—oh! oui, surtout!—qui devrait les empêcher, sous un gouvernement dit de suffrage universel, de posséder le droit de vote? Il n’est pas universel, votre suffrage, puisque vous seuls, hommes, êtes appelés à prendre part aux scrutins, et que les femmes, sans compter les enfants, en sont exclues. C’est donc aux enfants que vous les assimilez? Et cependant ne seraient-elles pas à leur place, tout aussi bien que vous, dans les conseils municipaux et généraux, à la Chambre et au Sénat,—même bien mieux que vous très souvent, messieurs; car, pour ce que vous y faites parfois, au Palais-Bourbon et au Luxembourg! «Et pourquoi ne choisirait-on pas parmi nous, femmes, aussi bien que parmi vous, messeigneurs, nos conseillers d’État, nos ambassadeurs et nos ministres? Pourquoi la République n’a-t-elle jamais qu’un président, et n’aurait-elle pas à tour de rôle une présidente? Ne devrait-on pas alterner? Tantôt vous, tantôt nous: ce serait justice. Mais vous ne voulez pas! La justice, ah bien oui! Est-ce que vous savez ce que c’est? Vous avez tout pour vous, l’assiette au beurre et le reste, et vous vous gardez bien de rien céder. Les femmes, est-ce que ça compte?» Telles étaient les insidieuses et indiscrètes questions que la directrice de _l’Émancipation_ ne cessait de poser dans son journal, les thèses qu’elle s’ingéniait à développer dans ses nombreuses conférences. Angélique Bombardier, les citoyennes de Bals, Nina Magloire, d’Escars, Cherpillon, Lauxerrois _e tutti quanti_ faisaient chorus avec Elvire: toutes s’époumonnaient à crier: «Sus au tyran!» à prêcher la guerre à l’homme, la haine et le mépris du mâle, qu’il fallait déposséder, détrôner et jeter à bas,—sinon émasculer et châtrer. Car, pour beaucoup d’entre elles, il ne s’agissait plus de partage: nombre de ces dames, émules des culottières américaines, estimaient que l’homme a suffisamment régné, que c’est leur tour, à elles, de saisir le timon et agripper l’assiette au beurre tout entière. Quant à celles qui, comme Zénaïde Crèvecœur et Amanda Lapérouse, faisaient de l’opportunisme et essayaient d’associer la religion avec les revendications féminines, elles avaient contre elles toutes les «citoyennes», toutes les émancipées—et c’était l’immense majorité—qui se réclamaient de la libre-pensée, appartenaient au radicalisme, au socialisme, communisme, collectivisme, à l’anarchie, etc. En s’obstinant à se ranger du côté de l’autorité et de la conservation sociale, à respecter les traditions us et préjugés, à ménager à tout propos Guelfes et Gibelins, Mmes Crèvecœur et Lapérouse n’avaient réussi qu’à devenir, selon le mot d’Elvire Potarlot, les deux _chèvres_ émissaires du parti. Il fallait voir comme elle les cinglait et les houspillait dans son journal. «Mais, malheureuses, c’est contre votre Dieu même que vous vous insurgez! Ne vous a-t-il pas dit textuellement, au début de la _Genèse_: «TU SERAS SOUS LA PUISSANCE DE L’HOMME, ET IL TE DOMINERA»? Comment osez-vous infliger un tel démenti, une telle insulte, à votre Dieu? Supprimez donc d’abord ce brave Père Éternel, et nous verrons ensuite à discuter et nous entendre. Encore n’est-ce pas seulement le Créateur du ciel et de la terre qu’il vous faut éliminer et lancer par-dessus bord, vous y devez jeter avec lui son Fils bien-aimé et ses meilleurs apôtres, à commencer par saint Paul, qui a écrit ceci, mes très chères sœurs: «L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.» »Et encore ceci: «Jésus-Christ a voulu que les femmes fussent soumises à leur mari comme au Seigneur, parce que le mari est le chef de la femme, comme Jésus-Christ est le chef de l’Église.» »LE CHEF DE LA FEMME, vous entendez bien? Il ne vous l’envoie pas dire, il ne vous mâche pas ses termes, l’apôtre saint Paul.» «Vous avez beau faire, objectait encore Elvire à ses consœurs chrétiennes, votre Église, l’Église catholique, ne vous admettra jamais, vous, femmes, sur le même pied que les hommes. Vous pouvez vous faire nonnes et devenir abbesses ou chanoinesses, vous ne serez jamais prêtres, jamais curés, pas même vicaires, _a fortiori_ jamais évêques ni papes. C’est pour les hommes, ce nanan-là! Ce n’est qu’en Amérique, dans ce pays modèle, qu’on voit des femmes devenir pasteurs—ou pastoresses. Vous resterez donc toujours et malgré tout inférieures aux hommes; vous serez donc toujours, et quoi que vous en ayez, soumises aux hommes, comme votre Église l’est à son chef Jésus. Que venez-vous donc parler d’égalité et d’émancipation, puisque vous reconnaissez vous-mêmes implicitement que vous ne serez jamais que les sujettes et subalternes de ces pachas, leurs très dociles pénitentes, leurs très modestes, très humbles et très obéissantes servantes?» * * * * * Quant à confier la présidence du «Grand Congrès de l’Affranchissement», à défaut d’Elvire Potarlot, à la citoyenne Estelle de Bals ou à la citoyenne Nina Magloire, à la marquise de Maulmont ou à Katia Mordasz, la chose n’était pas aussi facile, malgré les nombreux mérites et tous les titres de ces dames, que le pensait Angélique-Spartaca Bombardier. La citoyenne de Bals, qui était divorcée et mère de deux jumeaux de quatre ou cinq ans, avait l’habitude de laisser traîner de droite et de gauche ces malheureux petits gars et de les perdre. On venait encore de les trouver dans les fossés des fortifications, du côté des Prés-Saint-Gervais, quand leur mère habitait à Grenelle, et l’affaire avait causé grand scandale; toute la presse s’en était émue et avait discuté et commenté l’aventure. «Mais c’est donc un parti pris chez vous, madame, d’égarer vos enfants? C’est une monomanie, un tic! avait dit à Estelle de Bals le commissaire de police qui l’avait mandée près de lui. Voici la quatrième fois en moins d’un an qu’on ramasse ces pauvres petits dans la rue! —C’est de leur faute, monsieur. S’ils voulaient rester tranquilles à la maison ... Ce sont eux qui se sauvent! —Ils se sauvent parce que vous les laissez seuls et qu’ils s’ennuient, disent vos voisins. Vous pourriez les conduire à l’école ... —C’est ce que je fais, monsieur; mais c’est justement en sortant de l’école qu’ils me jouent ces tours-là, qu’ils décampent et vont traîner au diable vauvert! —Les renseignements recueillis dans votre quartier constatent que ces enfants manquent de surveillance. Vous ne vous occupez pas d’eux suffisamment ... —Je vous demande pardon, monsieur; mais j’ai mes travaux, des études à poursuivre dans les bibliothèques, mes conférences à préparer, des articles ... J’ai de graves obligations, monsieur, une mission à remplir ... —La plus grave obligation d’une mère et sa vraie mission ne serait-elle pas, madame, de veiller sur ses enfants?» «Il est possible qu’autrefois ce fût là le premier des devoirs maternels, mais aujourd’hui nous avons placé le cœur à droite, le foie à gauche et changé tout cela,»—aurait pu répliquer la citoyenne de Bals à ce magistrat naïf et vieux jeu. Tant il y a que cette enquête et ces rapports de police, publiés ou analysés par les journaux, avaient procuré une assez fâcheuse réclame à ladite citoyenne, et ce n’était pas le moment de s’autoriser de son nom et de la porter au pinacle. Nina Magloire, elle, était non seulement célèbre par la puissance de sa dialectique, mais aussi par les frasques de sa fille Georgette, surnommée Patte à Ressort, et, ce qui était pis, par ses propres et déplorables fredaines. A son âge—cinquante-trois ans sonnés—elle n’avait pas encore dit adieu à la bagatelle et affectionnait tout particulièrement la candide jeunesse, les adolescents timides, ignares et imberbes, et s’entendait à merveille à les déniaiser et les dresser. Volontiers elle jetait son dévolu sur ses petits voisins, les fils des braves gens qui demeuraient sous son toit, les attirait chez elle, et finissait par s’attirer, à elle, les plus désagréables algarades. Le pot aux roses découvert, ce qui ne tardait jamais à advenir, les parents se fâchaient, traitaient Mme Magloire de «vieille débauchée, vieux monstre, vieille ordure,» etc., et il fallait décamper presto et aller recommencer à opérer ailleurs sur nouveaux frais. Elle ne faisait que déménager. C’est à son propos, et après un de ces esclandres où la police même avait dû intervenir, qu’Adrien de Chantolle, sous prétexte de prendre la défense de cette Messaline hors d’âge, avait publié une de ses plus mordantes chroniques. «Les toutes jeunes biches passent, écrivait-il, pour être spécialement recherchées des vieux cerfs: n’est-il pas juste que, par réciprocité, les antiques bréhaignes n’aient de passion que pour les daguets? O peuple inconséquent, frivole et couard! Tu sais que, de tout temps, les barbons ont couru après les tendrons, et il te chiffonne de penser que les barbettes puissent avoir un faible pour les tendresses et verdurettes. Cette chère égalité des sexes, qu’en fais-tu donc? Toujours deux poids et deux mesures alors? Toujours l’injustice et la partialité?» Etc. Quant à Elvire Potarlot, elle avait tenu à dire, elle aussi, son mot sur ce point dans _l’Émancipation_, et avait carrément pris parti contre son indigne sœur d’armes, l’avait exécutée et jetée à l’eau sans pitié. «Pas de troupeau, si sain et si blanc soit-il, qui n’ait sa brebis galeuse: nous en avions une que depuis longtemps nous connaissions, dont jusqu’ici, par dévouement à la cause commune, par solidarité, humanité et respect de nous-mêmes, dans l’espoir qu’elle s’amenderait, nous nous appliquions à dissimuler les tares; mais aujourd’hui ...» Et elle concluait par cette brutale déclaration, où régnait du moins cet esprit de justice et d’égalité absolue qui caractérisait toujours Elvire: «Pour nous, nous n’établissons aucune différence entre M. Paillard et Mme Paillarde. Nous les mettons l’un et l’autre dans le même sac, les clouons tous les deux au même pilori. Vieux cochons et vieilles cochonnes, il faudrait fouailler tout cela à tour de bras et sans miséricorde!» Vlan! Non, il n’était vraiment pas possible de nommer la citoyenne Magloire présidente du «Grand Congrès de l’Affranchissement». Katia Mordasz, elle, si inattaquable au point de vue des mœurs, présentait d’autres inconvénients et dangers. On aurait pu passer à la rigueur sur sa qualité d’étrangère; mais ses opinions politiques et sociales étaient vraiment trop accentuées, trop inquiétantes et menaçantes. Ce n’était pas seulement l’émancipation de la femme que réclamait Katia; c’était aussi et avant tout celle de l’homme, toujours esclave, selon elle, des coteries politiciennes et de l’oligarchie financière et industrielle. «Guerre aux riches! Guerre aux puissants! A bas les oppresseurs et les voleurs!» C’étaient les cris qu’elle ne cessait de pousser dans ses articles de _la Révolte_. Quant à la marquise Ida de Maulmont, le féminisme n’était pour elle qu’une toquade et une excentricité de plus, et on ne pouvait la prendre au sérieux. Elle faisait de tout, la marquise, ou plutôt faisait faire de tout autour d’elle, de la peinture, de la gravure, de la sculpture, de la littérature, de l’architecture, de l’agriculture, etc., apposait sur le tout son estampille et son blason, et finissait par s’attribuer un génie universel, par se croire une des lumières du siècle, le phare le plus éblouissant et le plus étonnant du globe et de l’humanité tout entière. Elle n’était qu’une pitoyable agitée, qu’une démente cousue d’or et archigonflée de vanité, qui semait ses écus à tous vents et à l’aveuglette, et qu’on encensait uniquement dans l’espoir d’attirer sur soi cette manne souveraine. Non, encore une fois, on ne pouvait élire pour présidente une telle caricature, et mieux valait la petite avocate, défenseur ou défenseuse des passe-temps grecs et dilections socratiques, maître ou maîtresse Ernestine Montgobert. Il s’y dit de fort amusantes choses dans ce «Grand Congrès de l’Affranchissement», et l’on y entendit de bien drôlichonnes propositions. L’une de ces dames, renouvelant une tentative faite peu auparavant à Berlin par la comtesse Bulow de Dennewitz, demanda qu’à l’avenir «l’union conjugale fût limitée à cinq ans et renouvelable pour une même période, de gré à gré». Une autre émit le vœu que dorénavant les femmes eussent seules le droit de réclamer le divorce. Une troisième, Mme Jeanne Oddo-Deflou, déclara qu’«imposer à la femme les soucis de la famille, du ménage et de la cuisine, c’était la détourner d’occupations plus élevées, c’était l’avilir, et qu’il fallait par conséquent supprimer le ménage et la cuisine», en attendant, sans doute, qu’on pût en faire autant de la famille. «Plus de salles à manger dans les appartements, plus de cuisines: débarrassons-nous de ces deux pièces inutiles et funestes, et, cette économie effectuée, allons tous vivre en commun au restaurant coopératif!» «Horrible vision! répondit à cela le lendemain même l’homme de jugement et de bon sens, l’excellent journaliste qui signe Furetières. On se demande comment une femme peut froidement envisager un semblable avenir: la disparition du foyer, l’enfant élevé en dehors de la maison ... Heureusement que Mme Oddo-Deflou ne prétend pas imposer le restaurant coopératif aux ménages qui n’en voudraient pas!» Oui, elle avait cette modération et cette débonnaireté. Une quatrième, en affirmant que «les aptitudes n’ont rien à voir avec le sexe, et qu’il ne peut y avoir ni professions exclusivement masculines, ni professions exclusivement féminines», enleva les bravos de toute l’assistance et obtint un pharamineux succès. «C’est cela! C’est cela! —Voilà le vrai point! —Très bien! —Nous y voilà! —C’est le nœud de la question! —Bravo! Bravo!» «Oui, mesdames, toutes les citoyennes doivent être déclarées admissibles à toutes les fonctions et à tous les emplois publics, soit civils, soit religieux ... —Plus de religions! — ... soit militaires, sans exception et sans autres motifs de préférence que les capacités, l’intelligence, la science et le talent. Ainsi, tant que le service militaire sera obligatoire et indispensable, les femmes, comme les hommes, devront fournir leur contingent aux armées de terre et de mer ... —Plus d’armées! —Plus de guerres! —A bas la guerre! A bas la guerre! —C’est aussi mon vœu, mesdames, croyez le bien, mon vœu le plus cher. Mais plus d’armées, dans les circonstances actuelles, signifie plus de patries; à bas la guerre, c’est à bas la France, et, en attendant ...» En attendant la réalisation de ce vœu si cher, ces dames pourront donc briguer le bonnet à poil du sapeur ou la canne à pomme du tambour-major, absolument comme ces messieurs seront déclarés aptes à coiffer le bonnet de nourrice et à donner le sein ou le biberon aux bébés. C’est le monde travesti et la mascarade générale. Une autre oratrice, essayant de la conciliation, s’écria, dans un superbe mouvement d’éloquence, à l’adresse des hommes présents: «Eh! messieurs, après tout, la différence qu’il y a entre votre sexe et le nôtre est si petite ... —Hurrah pour la petite différence!» interrompit un des auditeurs. Et ce fut un fou rire général. «Vive la petite différence! Vive la petite différence!» criait-on de toutes parts. Une dame Lambrière prit ensuite pour thème la grossièreté et la brutalité de l’homme, même de l’homme réputé bien élevé et appartenant au meilleur monde, son sauvage égoïsme en toute griève circonstance. «Vous les avez vus, ces gentlemen, lors de l’incendie de l’Opéra-Comique! Vous les avez vus à cet autre incendie qui a fait encore plus de victimes, à l’incendie du Bazar de la Charité! Vous les avez vus, lors du naufrage du transatlantique _la Bourgogne_, et dans tant et tant d’autres sinistres passes! Ah! il est bien question alors de politesse et de galanterie ... —Ah oui! — ... bien question de flirter, flagorner et roucouler! Il s’agit de sauver sa peau, et il n’y a plus alors de chevaliers français ni autres. La bête humaine apparaît seule, sans masque, dans toute sa vérité et sa hideur. Alors gare à la femelle! Pour s’ouvrir un passage, le mâle se rue sur elle, la jette à terre, cogne et piétine dessus, l’écrase et la broie, sans scrupule ni pitié. Comptez, mesdames, combien peu d’entre nous se sont échappées de ces catastrophes! Deux ou trois contre des centaines d’hommes. Toutes les fois qu’éclate entre l’homme et nous la lutte pour l’existence, la lutte essentielle et définitive, nous sommes sûres de notre affaire, sûres, hélas!—je vous demande pardon de l’expression, elle n’est pas de moi,—sûres d’écoper. Et il en sera toujours de même ...» Ici les applaudissements, qui avaient accueilli les débuts du laïus et s’étaient çà et là prolongés, commencèrent à se transformer en murmures. «Elle se moque de nous, celle-là! —Ce n’est pas une féministe! —C’est un faux frère! —Une fausse sœur!» Mme Lambrière continua: «Et il en sera toujours de même, chères amies; du côté de la barbe est et demeurera toujours la toute-puissance ... —La toute-puissance physique, la force matérielle et brutale! —Mais l’autre? Il y a autre chose ici-bas que la violence! —C’est comme le roseau pensant de Pascal ... —Il y a le droit! le droit qui doit toujours primer la force! —Mais qui est lui-même, au contraire, fréquemment opprimé, répliqua l’oratrice. C’est la force qui règne, qui règne partout, parce qu’elle est la force, _quia nominor leo_ ... —Ce n’est pas ici, en tout cas, qu’un tel langage devrait se produire, interrompit la présidente Montgobert; vous l’avez toutes compris, mesdames ... —Oui! oui! Assez! assez! —L’ordre du jour! —Nous n’avons que faire d’une apologie de la force, continua la présidente. C’est justement pour protester contre elle et contre ses abus que nous sommes réunies. —Protestez tout à votre aise, repartit Mme Lambrière, mais tant que vous n’aurez pas tonifié et transformé vos muscles ni vu friser vos moustaches, ce sera comme si vous flûtiez ... —Mais, madame, votre place, encore une fois, n’est pas ici! clamait la présidente. Vous vous êtes trompée: c’est dans un congrès anti-féministe qu’il faut aller ... Vous constatez vous-même quel tollé soulèvent vos paroles ... —Ce sont les intérêts des femmes que je défends, leurs véritables intérêts; c’est le vrai féminisme. Qu’elles cessent cette lutte contre les hommes, lutte déplorable et funeste pour elles surtout, pour elles seules peut-être ... —Assez! assez! A la porte! —Pour qui nous prend-elle donc? —Plutôt mourir ... —L’ordre du jour! Assez! —Croyez-moi, attendez que la barbe vous soit poussée, répétait Mme Lambrière. Vous n’êtes pas de taille ... —A la porte! —Dehors! L’ordre du jour! —Oui! Oui! Assez! L’ordre du jour!» Une autre harangue, due, celle-là, à une habitante du quartier où se tenait le Congrès, à la femme d’un ouvrier serrurier, causa encore une plus vive sensation parmi l’auditoire. Aussitôt juchée à la tribune, cette femme, large et solide matrone, haute en couleur, et qui répondait au nom de Cambournac, s’exprima tout rondement de la sorte: «Vous n’avez pas honte de venir ameuter la foule et faire du boucan dans une rue convenable comme la nôtre, vous, des femmes instruites, des dames bien? Vous ne pouviez pas rester auprès de vos maris et de vos gosses? Ah! vous n’en avez pas? C’est donc ça! Vous ne voyez donc pas qu’avec vos jolies théories, vous dégoûtez les hommes du mariage? Mais oui! Il n’y a pas à dire: mon bel ami! C’est comme ça. On ne se marie plus! Vous faites prendre les femmes en grippe aux hommes; ils n’en veulent plus: ils croient qu’elles vous ressemblent toutes! Oh! vous pouvez crier! J’ai meilleur gaviot que vous, et je vous damerai le pion! Je vous dirai ce que j’ai sur le cœur, toutes vos vérités ... Si c’est pas malheureux! Des femmes encourager tant qu’elles peuvent la débauche et la prostitution, travailler tant et plus à la misère et à l’avilissement de leur sexe! Mais oui, vous ne faites que ça! Vous ne faites que les affaires des gourgandines et des toupies! Aux femmes comme vous, qui ne prêchent que la haine et la guerre dans les ménages, qui ne parlent que d’émancipation, de protestation et de révolte, les hommes préfèrent de plus en plus les femmes comme elles, les traîneuses et les rouleuses. Ça les embête moins, et ça les dégoûte moins surtout! Vous avez tué l’amour, tué le mariage, démoli la famille, remplacé la vraie femme par la cocotte d’occasion ... Vous avez beau piauler et clabauder, je vous dis que je continuerai! C’est grâce à vous qu’il y a aujourd’hui plus de pouffiasses que jamais, et au plus grand rabais possible, pour rien! Voilà votre œuvre! Elle est propre! Il y a des hommes ici, acheva la digne madame Cambournac, en montrant du doigt les quinze ou vingt journalistes qui, tassés sur les premiers bancs de gauche, assistaient de près à cet intermède et se délectaient à cette catilinaire imprévue;—eh bien, si j’étais _que d’eusse_, je vous chasserais d’ici une à une, à coups de pied dans le bas des reins, et je vous conduirais toutes en file indienne jusqu’à la Salpêtrière ou à Sainte-Anne, pour qu’on vous y enferme et qu’on mette fin à vos sottises, à vos dégâts et vos crimes.» VII Angélique Bombardier ne tarda pas à trouver de quoi se distraire et se consoler de son échec à la présidence du Grand Congrès de l’Affranchissement. Elle avait toujours aimé le monde, aimé les réceptions, les dîners priés, raouts, fêtes et bals. Elle tenait salon, surtout depuis son veuvage, survenu comme sonnaient ses trente ans, et se vantait de voir défiler à ses mercredis, dans son entre-sol de l’avenue Marceau, toute l’élite de la gent politique. Son voisin, ami et vieux complice Magimier, député de Seine-et-Loire, marchait, bien entendu, en tête du cortège. Malgré ses prétentions égalitaires et ses viriles aspirations, en dépit surtout de son débordant embonpoint et de ses quarante-huit printemps, Angélique n’entendait pas abdiquer ses privilèges féminins et accueillait toujours avec jubilation, avec ivresse, les hommages, prévenances et petits soins du sexe laid et oppresseur. Son mot, ce cri du cœur qu’elle se plaisait à pousser encore maintenant, à l’aube de la cinquantaine: «Il faut qu’une femme sache toujours rester jeune et jolie! Restons jolies, mesdames! Restons jolies!» était connu de tout Paris et faisait hausser de pitié les épaules aux intransigeantes comme Katia Mordasz et Elvire Potarlot. «Cette vieille folle!» disait volontiers celle-ci en parlant d’Angélique. Toujours par monts et par vaux, toujours à remuer, sautiller et se trémousser, toujours avenante, souriante, engageante, insinuante, la bouche en cœur et les yeux en coulisse, toujours à faire la jeune et l’enfant, l’ingénue et la sylphide, la guêpe, la libellule et le papillon, l’énorme et gélatineuse Bombardier ne s’était jamais séparée, depuis quinze ans qu’ils se connaissaient, du député de Seine-et-Loire. Elle avait, dès le début, jeté le grappin sur lui, et, bon gré mal gré, ne l’avait plus lâché. Il était sa principale force, son plus fort atout, et un tel avantage fait passer sur bien des inconvénients. Elle n’avait garde de se montrer exigeante ni jalouse et lui laissait tout à son aise la bride sur le cou: il lui suffisait de savoir qu’elle le tenait, qu’elle l’avait là, au bout de cette bride ... Ce n’était pas par enthousiasme pour l’émancipation féminine et par dévouement à cette noble cause que Léopold Magimier s’était si bien laissé prendre et continuait à vivre dans les rêts de l’obèse Angélique; oh non! et en tournant jadis ses vues vers elle et lui lançant le mouchoir, il avait obéi, force est bien de l’avouer, à des considérations tout à fait dépourvues de noblesse et d’idéal, absolument prosaïques, terre à terre et grossières. Jamais les femmes comme Elvire, Katia et autres éthérées ne se douteront de la puissante influence que les curiosités charnelles, les sensuels appétits, la basse et vile matière, pour tout dire en un mot, exerce sur l’esprit de l’homme,—de l’homme en complète maturité notamment, possédant, avec le moins d’illusions possible, toute la plénitude de sa vigueur, de son intelligence et de sa raison,—et sur les causes de l’attraction qu’il éprouve pour telle ou telle représentante du beau sexe. En dehors de la question de mariage et par conséquent de dot, ces misérables hommes n’apprécient guère que les charmes physiques, ou, plus exactement, certaines qualités plastiques. Le plus souvent ce n’est pas, comme se l’imaginent volontiers les petites pensionnaires, de grands yeux bleus fendus en amande, un front pur, des lèvres de corail, une oreille «délicieusement» ourlée, etc., qui séduiront un expert routier d’amour, non; ce sont de préférence les beautés cachées, les formes corporelles, qui l’attirent; ce sera une courbe de hanches bien accusée, un pied finement cambré, le relief d’une épaule, un corsage proéminent, rempli de promesses, qu’il tiendra, quoiqu’il ait peine à les contenir. Voilà ce que reluquent et recherchent les connaisseurs. Libre à vous, vaporeuses créatures, célestes dames, angéliques damoiselles, Bradamantes et Clorindes enchanteresses, chérubins et séraphins égarés sur ce globe fangeux, libre à vous de détourner la tête, vous indigner, et les traiter, ces monstres d’hommes qui ont poussé la corruption et l’infamie jusqu’à installer partout, en tous pays, ouvertement et publiquement, pour leur usage et déduit, des maisons closes, clapiers, claques, musicos, lieux d’honneur, bateaux de fleurs, maisons de thé et autres sérails,—libre à vous de les traiter de dégoûtants personnages, d’êtres immondes et vrais pourceaux: c’est ainsi, et je vous assure bien que la connaissance de la thérapeutique ou de la jurisprudence, de la philologie, de la paléontologie ou du calcul différentiel, la pratique même des immortels principes du féminisme moderne et le glorieux titre d’«Émancipée», n’ont, pour ces ignobles hères, vos indignes et abjects mâles, qu’un très médiocre attrait. L’un d’eux, qui passe pour avoir eu quelque esprit et qu’on s’est plu de son temps à appeler «la colonne de l’Église, le guide des prédicateurs, le cinquième évangéliste», l’a remarqué,—et je vous demande la permission de gazer un tantinet la franchise de langage de ce saint homme, aujourd’hui démodée: «Une bonne paire de f..... a plus de pouvoir que toutes les philosophies du monde.» Un autre pieux et génial écrivain, le grand Pascal, nous a avertis de son côté, comme pour confirmer l’omnipotence de ces matériels et périssables charmes, que «si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé». Tant il y a que ce sont précisément les copieuses rondeurs, fermes alors, très élastiques, résistantes et rénitentes, d’Angélique Bombardier,—ces rondeurs si justement et parfaitement qualifiées d’_appas_ dans notre savoureuse langue,—qui éveillèrent chez Magimier d’immodestes mais très légitimes désirs, et l’acoquinèrent aux jupes de la florissante veuve. Elle essaya bien d’abord, et malgré son amour de l’émancipation, de se faire épouser par son adorateur, mais Magimier n’entendait pas de cette oreille: quel que fût son culte pour les belles femmes, il leur préférait son indépendance, et disait très sensément que, «des belles femmes, on en retrouve toujours; tandis que, la liberté une fois perdue, une fois troquée contre les chaînes de l’hyménée, c’est le diable pour la recouvrer». M. le député de Seine-et-Loire était d’ailleurs un esprit absolument pratique, essentiellement personnel, qui avait su faire reculer, selon le mot de Chantolle, les bornes de l’égoïsme et du j’m’enfoutisme. Si le personnage n’était pas vivant et bien connu, on pourrait le croire inventé de toutes pièces et défectueusement construit, le déclarer fabuleux et apocryphe, invraisemblable et inadmissible. Et pas du tout: Léopold Magimier a non seulement existé, existé en chair et en os, mais il est toujours de ce monde: petit bonhomme vit encore. Il a même des Sosies, de nombreux Sosies. Magimier, sauf des cas très rares, ne répondait jamais à une lettre, ne maniait jamais la plume: ça l’ennuyait, et il n’aimait pas à être ennuyé, M. le député de Seine-et-Loire. Ceux qui le connaissaient et étaient au courant de ses habitudes et de sa paresse ne se donnaient pas la peine de lui écrire; les autres ... apprenaient à le connaître. «Mais je vous ai adressé trois lettres! —Je n’ai rien reçu. —C’est prodigieux! Trois lettres, je vous dis! Trois lettres! —Je ne conteste nullement. —Inouï! Insensé! On n’a jamais vu ... Vous êtes sûr de vos concierges? —Comme de moi-même. —Alors c’est la Poste! Il faut bien que ce soit elle! —Probable! —Elle n’en fait jamais d’autres! En voilà une administration! Et cependant nous payons, nous payons très cher! C’est pitoyable! C’est lamentable! —A qui le dites-vous! —Trois lettres! Oh!! Vous allez, j’espère bien, aviser le ministre, vous plaindre vertement! —Vous pouvez y compter. Dès qu’il arrivera en séance, je le saisis au passage et ... —Si vous l’interpelliez? —Cela vaudra mieux encore, vous avez raison. Une interpellation corsée, carabinée!» Ah! elle avait bon dos, la Poste! Ce que Magimier lui faisait supporter, ces tas et ces monceaux de lettres égarées en étaient la preuve. Souvent même il ne prenait pas la peine de lire les missives qu’il recevait. «A quoi bon? C’est toujours la même balançoire! Des demandes d’appui ou d’argent, des démarches à faire, des apostilles à donner ... un tas d’embêtements!» Il se contentait de décacheter les enveloppes, de s’assurer qu’elles ne renfermaient aucune valeur,—car enfin, on ne sait pas!—puis, séance tenante, flanquait tous ces grimoires au panier ou dans le feu. C’était le moyen qu’il employait pour liquider son courrier, se mettre à jour, quand il revenait de voyage notamment,—procédé commode, expéditif et radical, cher à plus d’un homme d’État, paraît-il, au cardinal Dubois, entre autres, nous conte Saint-Simon. Magimier était un sage; il avait appris à se désintéresser de tout, de tout sans exception, ou plutôt avec une seule et unique exception: les petites femmes. Ah! de ce côté-là il restait vulnérable et ne s’en cachait point. Jamais on ne le voyait à un enterrement; il se dérobait à toute corvée, toute chose triste, ne faisait que ce qui lui plaisait, n’était sur terre que pour se distraire, s’égayer, jouir et s’amuser. Encore aurait-il pu—ce qui lui eût été bien facile!—prendre un secrétaire, pour dépouiller sa correspondance et y répondre! Il l’avait essayé, au début de sa vie politique, puis y avait renoncé, ou, plus exactement, c’étaient ses secrétaires qui tous successivement l’avaient abandonné et lâché. A défaut de pécune et en échange de leur temps et de leurs services, ces jeunes gens auraient voulu obtenir quelque aubaine,—on n’a rien pour rien ici-bas,—être recommandés à un ministre, pourvus d’un peu de manne administrative, indemnisés par un brin d’avancement, une miette de gratification; mais rien! Magimier, qui n’avait pas la main large et se refusait à leur allouer la moindre rétribution, ne faisait aucune démarche en leur faveur et se contentait de les berner de promesses. C’était son fort, les promesses, et il était passé maître en la matière. En eût-il fait, des démarches, qu’elles seraient demeurées sans résultat: dans tous les ministères, chez tous les chefs de personnel, dans toutes les antichambres gouvernementales ou bureaucratiques, partout, on savait que Magimier ne tenait à rien, se fichait de tout, et on le traitait en conséquence. Comment, diable, le département de Seine-et-Loire avait-il pu s’affubler d’un tel représentant, aussi discrédité, aussi insouciant, désinvolte, sans gêne et inutile? Comment, trois fois de suite, Magimier avait-il pu être réélu dans son arrondissement? On le connaissait cependant bien là-bas, on savait ce qu’il valait. C’est qu’il avait la chance, dans cet arrondissement, de ne compter que deux ou trois agglomérations relativement peu importantes; la grande, l’immense majorité de ses électeurs était composée de gens de la campagne, de braves paysans, madrés et retors comme des huissiers normands sur les affaires d’intérêt, mais complètement indifférents à toute querelle de parti et toute discussion politique. En Seine-et-Loire, principalement dans l’arrondissement de Magimier, on n’était pas pour la République ou pour la Royauté, pour le boulangisme, le socialisme, le communisme ou l’appel au peuple, pour les radicaux ou les modérés, les progressistes ou les conservateurs: on n’y entendait goutte, à tout cela, et on n’avait nul désir de s’y entendre: on était pour _la bolée_. La bolée, rien de plus. C’était le candidat qui faisait défoncer le plus de tonneaux de cidre et débiter le plus de tasses ou bolées de ce breuvage qui était élu. Dès le principe, Magimier, si ladre qu’il fût, avait donné carte blanche à tous les aubergistes et cabaretiers de sa circonscription, et cela suffisait. C’était Magimier qui payait, il était de toute justice qu’on votât pour Magimier. Aujourd’hui, comme du temps des Grecs et de tout temps, Le véritable Amphitryon Est l’Amphitryon où l’on dîne. Que de moyens d’ailleurs, de ficelles et de trucs, possédait ce diable d’homme pour enjôler son monde, embabouiner et entortiller ses électeurs, capter leurs voix et leurs bonnes grâces! Que de tours il avait dans son bissac, le mâtin! On se rappelle encore à X^{***}, où il avait acheté une maison de campagne et se réfugiait l’été, l’histoire des bottes, des bottes à l’écuyère, qu’il offrit, un matin de scrutin, à tous les électeurs de la commune. L’extraction de la tourbe est la principale industrie de X^{***}, et les _tourbiers_ de l’endroit, au nombre d’environ deux cent soixante, n’ont pas de dépense plus utile et préférée, de plus grand luxe, que l’achat de fortes chaussures, de hautes bottes imperméables. Léopold Magimier avait un frère cadet, tanneur et marchand de peaux, chez qui il trouva moyen d’acheter, quasiment pour rien, tout un stock de fortes bottes à genouillères, dites bottes à l’écuyère. Dans sa grandeur d’âme, il s’était dit qu’il pourrait faire profiter de l’aubaine ses chers électeurs de la commune de X^{***}, que cela ne lui nuirait point dans leur estime, que c’était même vraiment les prendre par leur faible; et il les invita, en conséquence, à vouloir bien se présenter chez lui le dimanche matin, avant de se rendre «aux urnes». Ce fut un des principaux entrepreneurs tourbiers, le petit père Cloarec, qui se présenta le premier, et la première paire de bottes qu’il essaya lui allait comme un gant. «Oh! j’ vous disons bin merci, m’sieu not’ député! —Non, pardon! interrompit Magimier en retirant des mains du bonhomme une des deux bottes qu’il se disposait à emporter. Inutile de tant vous embarrasser dès aujourd’hui; n’en prenez que la moitié. —La ... la moitié? —Oui; vous reviendrez chercher l’autre botte demain matin. Cela me procurera l’occasion de vous revoir, mon brave Cloarec. Vous savez combien je suis heureux de m’entretenir avec vous? —Ah! m’sieu l’ député! Et moi donc! Que ... qu’ nous sommes donc tous ... touchés ... et fiers!... Alors demain? —Demain matin je compte sur votre visite, cher ami. En d’autres termes, crut devoir ajouter plus explicitement le madré candidat, qui peut-être n’avait pas pleine confiance dans l’intellect de son interlocuteur,—en d’autres termes, et si vous le voulez bien, mon bon Cloarec, nous attendrons, pour compléter la paire, que les résultats du vote soient connus.» Les électeurs de X^{***}, qui n’avaient pas envie de demeurer un pied chaussé et l’autre nu, votèrent tous comme un seul homme pour leur ingénieux et «généreux bienfaiteur». On recueillit même dans l’urne un bulletin de trop: il y avait 314 votants, et l’on retira 315 bulletins, tous au nom de Magimier. L’un de ces dévoués et zélés suffragants, dans la crainte de ne pas «compléter» sa paire de bottes, avait jugé prudent de voter double. La seule chose dont on aurait pu s’étonner, c’est que Magimier, qui n’était pas un sot, consentît à grever son budget de ces dépenses, uniquement pour aller s’asseoir dans l’hémicycle du Palais-Bourbon. Il faut croire que ça l’amusait, car le plaisir, encore une fois, l’épicurisme et la rigolade était la seule considération à laquelle il obéît jamais. De même, il faut bien admettre qu’il trouvait quelque agrément à se faire le porte-parole des révoltées et émancipées, car, sans cela, bien sûr, il ne se serait pas mêlé de leur cause. Il ne pouvait cependant guère espérer de rencontrer chez elles les attraits de l’innocence et de la jeunesse: toutes, presque toutes, avaient dit adieu au printemps et aux illusions; toutes, presque toutes, professaient pour la grâce,—cette qualité souveraine et essentielle de la femme,—pour la coquetterie, l’élégance, la propreté même, selon la commune remarque de Frédéric Soulié et de Jules Janin, dans leur monographie du _Bas-Bleu_, le plus absolu mépris: on abandonnait aux poupées mondaines et demi-mondaines ces soins superflus et ces stupides prétentions. Mais, autour de ces profondes politiciennes, de ces éminentes philosophes, de toute cette légion de femmes supérieures, il y avait toujours quelque revenant-bon à glaner, quelque jeune nièce mal surveillée, curieuse et polissonne, des couples de fillettes mal élevées, dévoyées, déjà perverties: c’était sur elles sans doute que Magimier se payait de sa peine, de ce côté qu’il récoltait ses menus profits. Elvire Potarlot, qui ne cessait de réclamer pour son sexe le droit de vote et d’éligibilité politiques, qui avait étudié son Magimier et le connaissait à fond, déplorait de voir la défense du féminisme confiée à d’aussi indignes mains. «Il nous déshonore, cet homme! s’exclamait-elle souvent. C’est Mme Bombardier qui nous l’a amené, l’a intronisé ... Ah! quand nous siégerons à la Chambre! quand ce sera nous! Ah! quand les femmes pourront être députés! Ah!» C’était son refrain, à cette bonne Elvire, le remède qu’elle proposait et qui, selon sa conviction et sans aucun doute, devait suffire pour faire disparaître de ce monde toute souffrance, toute misère et imperfection. «Ah! quand les femmes auront pris place dans le Parlement, quand aucune loi ne sera élaborée sans elles, promulguée sans leur assentiment!» Ce sera l’âge d’or, l’Éden sur la terre! Plus de guerres d’abord! «Nous ne laisserons pas massacrer nos fils!» Plus d’enfants abandonnés, car plus de filles séduites: tout séducteur sera énergiquement poursuivi, et, à moins qu’il n’ait gagné les pampas du Brésil, les steppes de la Russie ou les glaces polaires, appréhendé au corps, ramené sur le théâtre de ses forfaits et condamné à des dommages-intérêts,—qui seront sérieux, je vous prie de le croire. Saluant cette aurore prochaine et la triomphale entrée d’Elvire au Palais-Bourbon, un de ces poètes badins, qui n’ont de respect pour rien, s’était amusé à lui décocher une plaisante ballade, dont chaque strophe se terminait par ce vers incandescent et folichon: Je couvre de baisers ton corps législatif. Pour hâter ce grand jour et aider à cette ineffable ivresse, Magimier avait déposé sur ce qu’on nomme le bureau de la Chambre une proposition de loi tendant à accorder à toute citoyenne les mêmes droits politiques et autres qu’à tout citoyen, et il s’était ainsi attiré les compliments et remercîments de la directrice de _l’Émancipation_, s’était presque réhabilité dans son estime. «Je ne me fais aucune illusion sur le résultat de notre tentative, lui avait-il répliqué. Ce sera repoussé ... —Ça ne fait rien! riposta énergiquement Elvire. Nous aurons planté un jalon! —Plantons le jalon! —Ça poussera une autre fois, au lieu d’être repoussé! Nous aurons, en tout cas, tracé la voie à celles qui nous succéderont!» Deux collègues du député de Seine-et-Loire, ses deux voisins de pupitre, lui avaient offert de signer avec lui ledit projet de loi. «Mais à une condition? —Laquelle? —C’est que, si les citoyens ne sont éligibles qu’à partir de vingt-cinq ans, les citoyennes ne le seront que _jusqu’à_ cet âge-là. Nous les voulons jeunes, nos futures collègues: vous entendez, Magimier? —J’entends bien, paillards que vous êtes. Mais, s’il vous plaît de n’avoir pour collègues dames que de frais tendrons, croyez-vous que celles-ci ne sauront pas vous rendre la monnaie de votre pièce et n’exigeront pas à leur tour que leurs collègues hommes soient pourvus comme elles de tous les attraits et de la vigueur de la prime jeunesse? Ce serait de bonne guerre! —Ah! vous pensez? —Pourquoi toujours deux poids et deux mesures? continua Magimier. Pourquoi toujours pour vous, brigands de mâles, l’assiette au beurre? —Mais, ma parole! exclama l’un de ces honorables, on jurerait entendre Elvire Potarlot en personne! Ce sont les même arguments, les mêmes expressions, la même ... —Je m’en vais vous le dire, pourquoi, mon bon Magimier, interrompit l’autre, bien que vous le sachiez ou le sussiez tout comme moi, sinon mieux. C’est que les brigands de mâles, comme vous les appelez, restent mâles au milieu des neiges mêmes de la vieillesse; tandis que la femme, qui, aux abords de la cinquantaine, double le cap de la ménopause ... Vous savez ce que c’est que la ménopause, Magimier? En d’autres termes, nous sommes toujours hommes, et il vient un moment où la femme n’est plus femme. Est-ce compris? —Farceur! —En fait de farceurs, c’est bien vous ... —C’est bien vous, Magimier, qui tenez la corde! —Ah! vieille ficelle!» Il est à présumer cependant que les petites distractions et galantes rémunérations que tirait M. le député de Seine-et-Loire de ses rapports avec les saintes et apôtres du féminisme ne pouvaient lui suffire, car la société de Salomon à laquelle il avait l’heur et l’honneur d’appartenir ne comptait pas de membre plus actif, plus pratiquant et plus exigeant. Tout amateur expert et grand appréciateur qu’il était des «belles femmes», des «royales beautés», à la fois puissantes de gorge et de hanches et minces de taille, et dont, selon son ingénieuse comparaison, le chiffre 8 offre l’emblème exact, il se montrait surtout fervent partisan de la variété, du changement. Si son ami Brizeaux, le sénateur d’Indre-et-Var, autre Salomonien assidu et convaincu, partageait l’espèce féminine en deux catégories: femmes d’été et femmes d’hiver, lui, toujours mû par l’amour du progrès, était peu à peu arrivé à la partager en trois: les Junons et Cybèles étaient affectées à la froide saison, où les vastes et lourdes nappes de blanche chair vive n’ont rien qui puisse effrayer ni gêner; les sveltes Néréides et légères Sylphides convenaient à l’époque de la canicule; pour les températures intermédiaires, le printemps et l’automne, les femmes intermédiaires, c’est-à-dire ni trop grasses ni trop minces, mais dûment proportionnées et congrûment entrelardées, lui semblaient tout à fait acceptables et comme indiquées. C’est sans doute en vertu de ces savants principes, et pour fêter les chaleurs estivales récemment écloses, que Léopold Magimier était allé faire connaissance avec Mme Clara Peyrade, la maigre hétaïre ex-normalienne, qui, trois mois auparavant, avait pris place auprès de lui, à l’heure de l’apéritif, sur une terrasse du café du boulevard Montmartre. Oui, une après-midi de juin qu’il se sentait voltiger sous le crâne certaines galantes velléités, et, résolu à les calmer, consultait sa liste salomonienne, le petit tableau horaire des clientes ou associées dressé par Roger de Nantel, il se dit tout à coup: «Tiens! Si j’allais voir cette maigriote aux grands yeux noirs, qui a tant bavardé l’autre jour à côté de moi et gardé si bon souvenir de _Brother Jonathan_? C’est une idée! Et c’est aussi le moment ou jamais: 28 degrés centigrades à l’ombre!» Il se rendit donc rue de Maubeuge, à l’adresse indiquée sur le catalogue, et trouva Mme Clara installée dans un minuscule appartement situé au troisième étage et garni de meubles de pacotille loués au mois. Bien qu’elle ne se rappelât nullement la rencontre du café, elle accueillit ce visiteur comme une ancienne et intime connaissance, et Magimier, pour l’intriguer et lui persuader qu’on s’était déjà vu, n’eut, au cours de l’entretien, qu’une allusion à faire, une insidieuse et ironique question à lui darder: «Et alors, ma chatte, tu te proposes toujours de retourner prochainement à Chicago?» Clara, qui était assise sur sa chaise longue, sauta en l’air, comme si un serpent lui eût soudain mordu le talon. «Tu te moques de moi! Ah! je savais bien que nous nous connaissions, que j’avais déjà eu l’honneur ... Alors tu te souviens des excellentes impressions que j’ai rapportées d’Amérique? Je t’en avais déjà parlé?» Magimier, qui n’avait rien perdu des confidences échangées naguère entre Clara et son _pays_ Léonce, secoua la tête en signe d’assentiment. «Tu as _fait des clubs_, n’est-ce pas? dit-il. —Ah! je t’ai raconté cela? Tu te rappelles? Oui, j’ai fait des clubs là-bas. Quel métier! Et, pour te payer ma fiole, tu me demandais si je n’allais pas retourner bientôt chez ces sauvages-là? Elle est bonne! Ah! mon cher, j’aimerais mieux me flanquer dans la Seine tout de suite! J’aurais à choisir que je n’hésiterais pas une seconde. —Cependant on gagne de l’argent en Amérique: c’est une compensation. —On en gagne, soit! mais tout est dix fois plus cher qu’ici. En sorte que, au bout du compte, on finit par être plus pauvre ... Et puis, vois-tu, ah! quels mufles que ces types-là! s’écria brusquement Clara, qui se plaisait toujours à résumer par ce mot son opinion sur le sexe fort en général et sur les Yankees en particulier. Quels sales mufles! Pas l’ombre d’éducation! Pas l’ombre de tact et de délicatesse! Moi, n’est-ce pas, qui ne me monte pas le coup, qui sais très bien que je ne suis qu’une fille, que je n’ai pas le droit de faire la mijaurée et la fine gueule, eh bien, il me semble avoir passé ces deux années-là,—les deux ans que j’ai vécu chez eux,—au milieu d’une bande de fous ou d’une troupe de bêtes fauves. Et, tiens, à propos, sais-tu comment ils les traitent, les fous, dans leurs hôpitaux? —Il paraît qu’ils ont très peu de fous furieux. —Ils n’en ont pas du tout, et ce n’est pas malin, avec le système qu’ils emploient, ce qu’ils appellent la _contrainte chimique_. —Joli nom! —Ils les droguent à mort, leurs aliénés; ils les gavent de morphine, d’opium, d’iodure, pour les calmer. —Ce n’est pas bête. —Oh! toujours pratiques, eux! Pas de gêneurs, pas de temps à perdre! Tu verras qu’ils en arriveront à faire abattre, comme des bestiaux ... Ah! à eux le pompon pour les abattoirs! A Chicago notamment il y a ceux d’Armour and C^o ... C’est merveilleux! —Connu ... de réputation! —Oui, ils arriveront à faire abattre leurs vieillards, leurs impotents, leurs malades ... Et par humanité, note bien! C’est par humanité qu’on se débarrassera d’eux, puisqu’on les débarrassera du même coup, tous ces malheureux, de leurs incurables misères et du fardeau de l’existence. A quoi bon, voyons, les laisser souffrir inutilement? Dans l’intérêt de ces infortunés, dans leur intérêt seul, ne vaut-il pas mieux les supprimer? Et les supprimer d’un seul coup, faire instantanément cesser leurs douleurs, n’est-ce pas l’idéal? N’est-ce pas ce que conseillent et réclament la pitié, la charité et le bon sens même? Aussi d’éminents économistes de ce pays neuf et sans préjugés se sont faits les interprètes de ce vœu évangélique, et proposent, sinon de ne plus avoir d’hôpitaux, du moins de ne plus recevoir dans ces établissements certaines catégories de malades, de ne plus soigner, et par conséquent ne plus entretenir et prolonger les affections chroniques, la phtisie, la paralysie, les cancers, etc. De force ou par persuasion, on tuerait, on «électrocuterait» tous ces affligés, tous ces raseurs; ce qui permettrait non seulement de réaliser des économies considérables de temps et d’argent, mais présenterait l’énorme et inappréciable avantage d’empêcher la contagion. —Je suis au courant de ces théories anglo-saxonnes, dit Magimier. —Je pense bien, je ne t’apprends rien de nouveau. Ce que je t’en dis, c’est, uniquement pour te prouver que ces gens-là ont d’autres mœurs que nous, d’autres principes, une autre morale; c’est comme une autre race d’hommes, une autre espèce que la nôtre. —A moins que ce ne soit notre propre espèce qui s’est perfectionnée là-bas, l’humanité de l’avenir? Eh oui! c’est de ce côté que le monde marche! —Oh! tais-toi! lança Clara. Si nous devons ressembler à ces cocos-là, autant disparaître! —C’est ce qui aura lieu. Nous disparaîtrons, sois tranquille, nous leur céderons la place! —En attendant, ce n’est pas encore chez nous qu’on trouve des clubs de suicidés ... Oui, des gens, des jeunes filles surtout, qui se réunissent, et chaque mois on tire au sort celle qui doit abandonner cette vallée de larmes et se faire périr, et chacune s’exécute à son tour ... —Des folles! —Et celles qui ont fondé l’«Académie des femmes sans sexe»? Une certaine mistress Godwin ayant prétendu que la femme est appelée à partager avec l’homme toutes les fonctions sociales, mais qu’elle en est empêchée aussi bien par sa faiblesse musculaire que par le développement de ses seins et de ses hanches ... —Ce n’est cependant fichtre pas cela qui les gêne d’ordinaire! murmura Magimier. —Eh bien, les adeptes de mistress Godwin, qui sont nombreuses et abondent surtout à Boston, s’appliquent à se faire maigrir et à acquérir du nerf ... Des folles encore, vas-tu dire! Mais il y en a, comme cela ou autrement, des quantités, de ces toquées, là-bas! Et celles qui se battent en duel? Et celles qui ont fondé le club des non mariées, _The Anti-chair-warming Society_ ... —Tu parles anglais? —Je ne te dirai pas que j’ai inventé la méthode Robertson, mais ... —N’as-tu pas d’ailleurs fréquenté une école normale? N’avais-tu pas fait autrefois encadrer tes brevets? —Quelle mémoire! Tu es étonnant, ma parole! Mais oui, je les ai encore là, sous verre, dans ce tiroir; mais je ne les exhibe plus: pas besoin de se faire moquer de soi, ou de perdre des clients ... Eh bien, ce club des filles à marier fonctionne dans le Connecticut; les jeunes misses, pour en faire partie, doivent prendre l’engagement formel de refuser toute visite d’un célibataire qui, après la troisième entrevue, n’aura pas sollicité l’honneur de demander leur main: mariage ou boycottage. Trois entrevues, pas davantage! Sais-tu ce que les garçons du pays ont fait et comment ils ont répondu à cette mise en demeure? Ils ont contre-boycotté les boycotteuses, ils sont allés chercher femmes ailleurs, voilà tout. —C’était tout naturel. —Et celles qui se mettent en loterie? Oui, à un dollar le billet! J’en ai vu comme cela plusieurs ... —De façon à se constituer une dot? —Évidemment! Toujours pratiques, toujours le dieu dollar! Mais quels mariages! Ça n’existe même plus, le mariage, là-bas, autant dire; ce n’est plus qu’une plaisanterie, dont ces demoiselles sont les premières à s’amuser. C’est à qui d’entre elles, par exemple, fera célébrer son union à la plus grande altitude possible, et alors la cérémonie a lieu en ballon ou au sommet d’une montagne. D’autres, au contraire, luttent pour la profondeur, et descendent dans des souterrains ... —Insensé! —C’est ce que je te dis: c’est fou! Des toquées, des détraquées, toutes, ou peu s’en faut, et des détraquées égoïstes, féroces. Nous en avons des échantillons par celles qui viennent en Europe faire leurs farces. —Effectivement! —Si je te disais que j’ai vu à Derby, dans ce même État de Connecticut, une grand’mère de cinquante-neuf ans épouser son petit-fils, son propre petit-fils, âgé de vingt ans? Pourquoi ce mariage? Uniquement pour que la fortune des deux conjoints ne sortît pas de la famille. C’est une autre façon de la comprendre, la famille, encore une fois, une autre morale ... Un petit fils qui épouse sa grand’mère, ça ne les choque pas; la loi ni la décence n’ont à intervenir. Du reste, était-ce bien sa grand’maman? Il ne s’en doutait peut-être pas. On ne s’y reconnaît plus, puisqu’on divorce là-bas comme on veut et autant qu’on veut, pour un oui ou un non, illico, séance tenante; et je ne sais pourquoi ces dames et messieurs s’obstinent à garder encore un semblant de cérémonial nuptial. Ils ne tarderont pas, j’aime à le croire, à s’en défaire, avec les hôpitaux, les malades et le reste. Beaucoup de particuliers même ne prennent plus la peine de demander le divorce et se remarient aussi souvent que le cœur leur en dit: tel gentleman possède ainsi, toutes bien vivantes, une demi-douzaine d’épouses, qu’il pourrait qualifier de légitimes; réciproquement, quantité de gentlewomen ont tout un stock d’époux ... Autant, mon Dieu, faire le métier que je fais: on ne profane aucun culte au moins! Il est vrai que leurs cultes, à eux,—ils en ont je ne sais combien!—s’accommodent de toutes les bizarreries, de toutes les dérisions et les extravagances. As-tu jamais vu un homme, en même temps qu’il fait enterrer sa femme, faire célébrer son mariage avec une autre? J’ai vu cela à Huntington, dans l’État de Virginie. Le service funèbre s’achevait à peine, que le veuf alla offrir son bras à une cousine de la défunte, puis, s’approchant du pasteur, lui dit: «Pendant que vous y êtes, vous seriez bien aimable de nous marier? Ça nous épargnerait la peine de revenir ...» —Ça nous ferait gagner du temps. —C’est cela! _Time is money_, toujours! —Et le pasteur? —Il a procédé très bénévolement à l’office nuptial; puis le mari s’en est allé conduire au cimetière le corps de sa première femme, en compagnie de la seconde qu’il venait d’épouser. —Impayable! —Avoue que ces citoyens-là n’ont pas la caboche faite comme nous! Jamais un Français, un Européen, n’aurait l’idée macabre de faire coïncider son remariage avec les obsèques de sa défunte moitié: il attendrait un peu. En supposant qu’il se montrât aussi impatient, ce serait le prêtre qui s’opposerait à une pareille comédie, les assistants qui protesteraient ... Là-bas, cela semble tout naturel: on est accoutumé à toutes les excentricités et extravagances imaginables. Avant tout il faut éviter de se déranger, n’est-ce pas? Les affaires sont là qui s’imposent, vous talonnent! _Business! Business!_ C’est le mot d’ordre. _Make money_, faites de l’argent: voilà leur devise. Elle justifie tout. Des sauvages, vois-tu, ces faiseurs d’argent, tous ces trappeurs, ces cow-boys, ces flibustiers! Des cannibales qui s’éclairent à l’électricité ... —Et se crient: «Allô! Allô!» —C’est cela même! Je t’avais déjà dit ça? Tu possèdes une mémoire! —Comparable seulement à la dent que tu as contre l’oncle Sam. —Une rude dent, c’est vrai! Vous, les hommes, avec du quibus dans vos poches, vous vous en fichez! Vous allez partout. Mais une femme sans le sou, obligée de turbiner ... Ah! là là! Quel pays! Je t’ai ennuyé avec toutes mes histoires, ajouta Clara en voyant Magimier prendre son chapeau et se diriger vers la porte; excuse-moi, mon gros; mais, quand on me met sur ce chapitre ... —Tu ne m’as nullement ennuyé, répliqua Magimier, au contraire! —C’est par politesse que tu me dis cela, par galanterie ... Eh bien, c’est ce que ne ferait jamais un Yankee! Jamais de formes, avec eux; jamais de gracieuseté, de courtoisie, de galanterie! Tout ce qui est urbanité et sociabilité, lettres closes pour eux! A quoi bon? C’est perdre son temps ... Mais voilà que je recommence! Au revoir, mon chéri! A bientôt? Ne sois pas si longtemps!» VIII Avant de rentrer chez elle, où Veyssières devait venir la voir ce jour-là, Katia Mordasz pénétra dans la boutique de son voisin, le petit horloger Jean-Louis, pour recourir à ses bons offices et lui demander de régler sa montre. «Voulez-vous me la laisser quatre ou cinq jours, mademoiselle? dit-il. Je vous en prêterai une autre en attendant.» Katia accepta l’offre, et, comme elle allait se retirer: «Croyez-vous, hein? reprit le bonhomme en se plantant les deux poings sur les hanches. Croyez-vous?... —Quoi donc, monsieur Jean-Louis? —Ils en ont du toupet, hein! Ils trouvent qu’ils ne sont pas assez!!! —Ah! vous voulez parler de l’augmentation du nombre des députés, de cette proposition?... —Ils sont tout près de six cents! Ils ne s’entendent d’aucune façon, ni au propre ni au figuré. Quand l’un pérore à l’extrémité gauche, ses paroles n’arrivent pas jusqu’à l’extrémité droite, tant la salle est vaste, nécessairement! Et ils trouvent que ce n’est pas encore assez, qu’ils sont trop peu! Oh! là là là là là! Si ce n’est pas se ficher du peuple! Et savez-vous pourquoi cette augmentation, mademoiselle Mordasz? Je vais vous le dire! C’est qu’il y a un tas de paresseux, un tas de fainéants, de flandrins et de propres à rien, dont on ne sait que faire, un tas de braillards et de piliers de café qu’il faut caser ... et on les case dans la politique, on nous les flanque sur le dos! C’est la princesse qui paye tout cela. Croyez-vous? 675 députés, d’après le nouveau projet! 675! Ah! misère! Quand le quart, 150 ou 200 suffiraient si largement à la besogne! —Et vous ignorez encore le plus joli, monsieur Jean-Louis. Vous ne vous doutez pas de la nouvelle! —Quoi donc? —C’est que, d’après une motion faite à la Chambre dans la séance d’aujourd’hui, de cette après-midi même, vos bons amis les députés estiment non seulement qu’ils ne sont pas assez nombreux, mais encore et surtout qu’ils ne sont pas assez payés, et ils réclament un salaire supérieur. —Non, pas possible? —Je vous demande pardon. —Pas possible, mademoiselle Mordasz! Vous plaisantez! —Je ne plaisante nullement. —Vous vous moquez de moi! —Du tout, monsieur Jean-Louis: je ne me permettrais pas ... Vous savez lire? reprit Katia en tirant un journal de sa poche et le dépliant. Voyez vous-même le compte rendu de la séance. Tenez, incrédule! —Pas assez payés! En effet, ils ont raison: ils sont vraiment impayables, ces messieurs! Pour la besogne qu’ils font ... Ah! Seigneur mon Dieu! soupira le petit horloger. —Eh bien, êtes-vous convaincu? —Quinze mille francs chacun, au lieu de neuf mille, soit six mille francs d’augmentation par siège ... C’est pour rien! Faut-il que la France ait une santé tout de même! Faut-il quelle ait les reins solides, hein, mademoiselle Mordasz? Quel pays de ressources! Quel admirable ... Dire qu’elle peut fournir à tout cela! Même ils sont modestes, nos représentants! Pourquoi s’allouer seulement six mille balles de plus, soit quinze mille par an? Ils pouvaient tout aussi bien s’en adjuger vingt mille, trente mille ... Il faut leur savoir gré de leur modération. Mais oui! Car ils sont impayables, je vous dis, impayables! Ça n’a pas de prix, ces services-là; c’est au-dessus de ... Seulement, comme s’écriait Arlequin en tombant du haut de la colonne Vendôme: «Ça va bien, pourvu que ça dure!» Le malheur, c’est que ça ne dure pas, mademoiselle Mordasz, c’est que ça ne peut pas durer! C’est qu’au pied de la colonne, il y a le pavé, où l’on vient se briser le crâne; c’est qu’au bout du fossé, il y a la culbute; c’est que la France s’appauvrit et s’amoindrit d’année en année; sa population décroît de plus en plus, sa richesse de même, son prestige et son influence kif-kif: il n’y a que ses dépenses qui augmentent. Ah! de ce côté-là!... Voilà, permettez-moi de vous le dire, mademoiselle Mordasz, voilà la situation que vous devriez exposer, le péril que vous devriez signaler dans vos articles du _Libéral_, péril qui prime tout ... —Permettez, monsieur Jean-Louis, je ne suis pas Française, et il est plus convenable que je ne m’occupe pas, dans mes articles, de votre politique intérieure. Je suis tenue à une grande réserve, à cause de ma qualité d’étrangère. —C’est vrai, vous m’avez déjà expliqué cela. Je lis souvent vos articles du _Libéral_, ceux de _la Révolte_ aussi ... —Ah! ah! Vous vous émancipez, monsieur Jean-Louis. —Faut bien s’instruire ... Et tenez, il y a encore autre chose, mademoiselle, une autre question des plus graves, et dont il vous serait loisible de parler. —Laquelle donc? —Une calamité! un vrai désastre! Hier encore, pas plus tard qu’hier, mademoiselle, je passais dans la rue de la Gaieté, derrière la gare Montparnasse ... —Je connais. —Eh bien, j’ai compté! sur vingt-cinq maisons qui se suivent, il y a trente-sept marchands de vin! C’est-à-dire qu’il y en a quasi deux à chaque porte, l’un à droite, l’autre à gauche. Vous ne trouvez pas cela scandaleux, abominable? Vous ne voyez pas là un immense danger, une calamité publique? Ah! mademoiselle, si j’étais que de vous! —Mais je ne peux pas faire fermer ces établissements! —Vous pourriez démontrer les terribles conséquences qu’ils présentent pour la santé et la moralité publiques, pour le sort de notre race, mademoiselle! Et quelles dépenses! Tous ces ivrognes, ces alcooliques, qui viennent échouer dans les hôpitaux, à Saint-Anne ou ailleurs, qui prend soin d’eux, qui subvient à tous leurs frais de médication et d’entretien? C’est nous, nous tous, malheureux contribuables! C’est toujours sur nous qu’on tombe!» En ce moment, Séverin Veyssières vint à passer. Il aperçut Katia chez l’horloger, tout contre la porte, et entra. «Précisément, monsieur, poursuivit le père Jean-Louis, je causais avec mademoiselle d’une question dont je vous ai touché deux mots l’autre jour ... —L’alcoolisme? interrompit Veyssières. —Juste! Ah! vous vous souvenez? —Comment donc! Et vous avez trouvé la solution du problème? —Du ... de quel problème? demanda M. Jean-Louis en ouvrant tout grands les yeux. —Pourquoi les races qui absorbent le plus d’alcool sont-elles les plus fortes, les seules puissantes et prépondérantes, tandis que les races sobres et buveuses d’eau, comme ces infortunés Ottomans ou ces fiers hidalgos, sont-elles sans vigueur, sans relief ni influence, des races qui s’éteignent? —Je n’en sais rien, monsieur; je n’ai pas suffisamment étudié. Tout ce que je puis vous dire, c’est que c’est une plaie que l’ivrognerie, un fléau que tout bon gouvernement devrait s’appliquer à détruire. Mais je t’en fiche! Ça leur est bien égal. Pourvu qu’ils soient à la Chambre, qu’ils palpent leurs neuf mille ... pardon! leurs quinze mille francs, ainsi que mademoiselle vient de me l’apprendre! C’est que tout cela se tient: c’est compères et compagnons! Ce sont les marchands de vin qui font les députés, et ce sont les députés qui soutiennent et encouragent les marchands de vin. N’empêche, monsieur, que c’est une bien triste chose! Demandez à Mlle Mordasz! Nous avions dans la maison une malheureuse jeune femme de vingt ans, une blanchisseuse, qui s’est mise à boire, la Desroche, comme on l’appelait. Elle vivait avec un ouvrier zingueur, qui se livrait, lui aussi, à la boisson. —Ils allaient bien ensemble, observa Veyssières. —Eh bien, non, monsieur. La preuve, c’est qu’il l’a quittée. Ça le dégoûtait, comme il disait, d’avoir une femme pocharde. —Et lui? fit Veyssières. —Ce qui le dégoûtait bien davantage, ajoutez-le donc, monsieur Jean-Louis, c’était d’avoir une femme enceinte, déclara Katia. Voilà le vrai motif de la séparation. —C’est possible, en effet, acquiesça l’horloger. —C’est sûr et certain. L’ivrognerie n’a été que le prétexte. La vérité est qu’il a eu peur d’une nouvelle charge, peur d’avoir une bouche de plus à nourrir, et, bravement, il a décampé. —C’est un misérable! dit Veyssières. —Un gredin, une canaille, un criminel, tout ce que vous voudrez, poursuivit Katia. Mais ces épithètes ne pallient pas le mal et ne servent à rien. —Ce qu’il aurait fallu, reprit le père Jean-Louis, c’est mettre l’embargo sur l’argent qu’il gagne, de façon à venir en aide à la future maman et au bébé. —Au bébé qu’il a contribué à fabriquer, remarqua Veyssières, et dont il est responsable, de compte à demi avec la mère. —Eh oui! —Malheureusement, dit Katia, il a eu bien soin en partant de ne pas laisser son adresse, et ... cours après! Allez faire opposition sur les appointements de quelqu’un dont vous ignorez la résidence et le sort, qui s’est enfui au Canada ou dans l’Indo-Chine, ou n’est peut-être même plus de ce monde! Oui, cours après, avec ton enfant dans le ventre ou sur les bras! Ce qui vous prouve bien, Séverin, que la recherche de la paternité n’est qu’un leurre ... —Cependant vos bonnes amies Elvire Potarlot, Angélique Bombardier, René d’Escars, Nina Magloire et tant d’autres la réclament à cor et à cri. —Elvire Potarlot l’a depuis peu rayée de son programme. —C’est vrai, répliqua Veyssières. Pauvre Elvire! Et plus infortuné programme! Elle passe son temps à le transformer, à le rogner ou l’allonger, le ... —Elle a reconnu toute l’insuffisance de la mesure, toute l’inutilité de cet expédient. —Tant que nous ne serons pas revenus à l’androgyne de Platon, ou que la «côte d’Adam» n’aura pas repris sa place, tant que les hommes ne pourront pas devenir enceintes comme les femmes, tant qu’il y aura deux sexes, en d’autres termes, il n’y aura rien de fait: toujours l’inégalité subsistera, l’injustice régnera: voilà la thèse que soutient obstinément et plus que jamais cette chère Elvire, dit Veyssières. —Un seul sexe? se récria le père Jean-Louis en écarquillant les yeux. Les hommes devenant enceintes comme les femmes? Ah! je serais, ma foi, curieux de voir ça! Mais c’est une timbrée, cette demoiselle Potarlot! —Eh! Eh! Elle n’est pas la seule à demander cela, pour établir entre ces dames et nous la parfaite égalité ou l’équivalence absolue, insinua Veyssières. —En attendant, et en dépit de ses désirs et divagations, ce sont les femmes qui, seules jusqu’ici, sont chargées de concevoir, reprit le père Jean-Louis. Eh bien, monsieur, c’est pitoyable de leur permettre de se boissonner comme des hommes! Voilà mon sentiment. Qu’il y ait inégalité, injustice, tout ce qu’il vous plaira, soit! mais je trouve abominable qu’on tolère pareil scandale, pareil crime: des femmes, des femmes près d’accoucher, grosses à pleine ceinture, qui s’absinthent et se pochardent, des mères ayant leur enfant au sein, se traînant de comptoir en comptoir, tombant et roulant au ruisseau ... Honteux, monsieur! Abominable! Abominable! Si nous avions un gouvernement sérieux, un gouvernement ayant pour deux liards de jugeotte, de gingin et de poigne, il veillerait à cela et ne tolérerait pas plus la liberté de la soûlographie que celle de l’assassinat. Non, monsieur, il ne tolérerait pas ... Cette blanchisseuse, la Desroche, dont nous parlions il y a une seconde, elle est morte, morte en état d’ivresse, et cette ivresse avait occasionné une fausse couche ... Son amant, qui s’est tiré les flûtes et a disparu, est peut-être mort aussi à l’heure qu’il est; mais du moins il est mort seul, lui; tandis qu’elle a entraîné une mort avec la sienne, celle de l’enfant qu’elle portait. Voilà la différence, et pour moi cela tranche tout. —Vous n’êtes pas partisan de l’égalité ni de l’équivalence des sexes, je vois cela, monsieur Jean-Louis, dit Veyssières. —Ce n’est pas moi, monsieur, qui n’en suis pas partisan, c’est la nature,—la nature et le bon sens. Tenez, monsieur, nous avons d’autres ivrognesses dans la maison ... Ça foisonne partout maintenant, cette engeance-là! Faut bien que ça imite les hommes, pas vrai? puisqu’on est égaux!—Il y a une femme Birot ... celle que vous avez vue un jour soûle avec la Desroche ... —Je me rappelle. —Eh bien, monsieur, la semaine dernière, elle a égaré son gosse, un pauvre mioche de trois ans; elle l’a perdu du côté de Montrouge, où elle était allée gobelotter avec Mme Margotin, sa voisine ... Impossible ensuite de se remémorer ce qu’elle en avait fait, du petit, où elle avait bien pu le laisser ... Ce n’est qu’hier qu’on le lui a ramené. Elle ne s’en inquiétait pas autrement d’ailleurs. Vous avez dû entendre parler de cette affaire, mademoiselle? —Oui, répondit Katia. Je trouve comme vous tout cela déplorable, monsieur Jean-Louis; mais je songe aussi à tout ce que les privations et la misère font endurer à ces femmes, et je comprends qu’elles aillent chercher dans l’ivresse un peu de répit et d’oubli ... —Mais leurs enfants, mademoiselle? Vous n’ignorez pas ce que devient la fille de Mme Birot, Octavie, cette traînée? Elle a débauché le petit Margotin. Pendant que les deux mères vont de conserve s’imbiber comme des éponges, les deux gosses, le gamin et la gamine, s’exercent à un autre jeu ... Elle est vicieuse comme trente-six diables, cette moucheronne! Ainsi elle donnait des sous au petit Margotin, au petit Jujules ... Vous le connaissez, mademoiselle? On a voulu savoir d’où venait cet argent, à qui elle l’avait volé. Ça intriguait les deux femmes, naturellement. «Il ne me manque rien! déclarait la mère Birot. Pour sûr, ce n’est pas chez nous qu’elle barbote. Je n’ai pas assez de pépètes pour les laisser traîner comme ça!» Et savez-vous ce qu’on a découvert? On a découvert que mamzelle Tavie, qui n’a pas encore ses treize ans, allait se balader les après-midi du côté des fortifications et qu’elle aguichait les hommes, les vieux de préférence. Elle a déjà fait condamner un ancien locataire de la maison, un employé de l’hôtel de ville, qui était cependant très bien ... —S’il avait été si bien que cela, interrompit Katia, ou plutôt s’il avait été un peu mieux, il n’aurait pas répondu aux avances de cette polissonne; il lui aurait vigoureusement tiré les oreilles ... —Eh oui, mademoiselle! C’est évident! Nous sommes d’accord, repartit le père Jean-Louis. S’il avait été un ange ou un castrat ... Le malheur, c’est qu’on n’est pas de bois, n’est-ce pas donc, monsieur?» Veyssières en souriant opina du bonnet. «Je comprends très bien qu’on tienne à faire respecter l’enfance, et, plus que personne, j’ai souci de ce respect; mais, nom d’un pétard! quand l’enfance est plus corrompue que la vieillesse, quand c’est elle qui vient provoquer, qui se montre effrontée, dépravée et cynique ... Si vous saviez, mademoiselle, ce qui se passe dans quantité de ces ménages, où père, mère, filles et garçons vivent entassés dans la même chambre; où, pour régaler les mioches et leur donner du cœur au ventre, on ne trouve rien de mieux que de leur verser de pleines rasades d’eau-de-vie, et leur apprendre à lamper ça d’un trait et sans grimaces, hope donc! ce qui résulte de ces soûleries, de ces abrutissements et de ces promiscuités ... ah! c’est du propre, allez! Faut entendre ma nièce, l’institutrice des écoles communales! Elle voit toutes ces horreurs-là de près, et elle le connaît, ce joli petit monde, elle le connaît bien. On ne se douterait jamais, me dit-elle souvent, combien il y a de ces fillettes à qui leurs papas ou leurs frères ont ... ont ... manqué de respect! Et avez-vous observé une chose, mademoiselle? Faites-y bien attention, à ce que je vais vous dire! C’est que, quand on vient à découvrir qu’une de ces jeunes drôlesses a été ce qu’on nomme victime de la lubricité d’un vieillard, et que ce vieillard continue à ... comme on dit encore, à abuser d’elle, ce n’est jamais elle qui appelle à l’aide ni crie au secours, jamais elle qui se plaint! Remarquez bien cela, mademoiselle Mordasz, lorsque vous lirez dans les journaux une affaire de ce genre. —Vous avez de ces malheureuses petites une bien mauvaise opinion, monsieur Jean-Louis. —Oh! oui, mademoiselle! Et ma nièce l’institutrice, qui les connaît mieux que moi, en a encore une bien plus mauvaise. Elles sont très mal, voilà la vérité, et leurs frères leur ressemblent, s’ils ne sont pas pires. Et d’où vient cela? C’est que les parents, eux aussi, eux surtout, sont très mal; c’est que la famille,—ce qu’on a toujours proclamé la base de la société,—est atteinte dans son essence, et se disloque, s’effondre et tend de plus en plus à disparaître. —Nous lui ferons d’autres bases, à votre société, murmura Katia. —Vous dites, mademoiselle? —Je dis que vous avez raison, que la famille se meurt ... —N’est-ce pas? Plus de foyer, plus d’intérieur, d’intimité. Obligées de travailler au dehors, ainsi que leurs maris, les femmes, les femmes d’ouvriers et d’employés, ne veulent plus faire de cuisine maintenant: on vit de plus en plus au restaurant, chez les marchands de vin,—des marchands de vin qui vendent bien moins du vin que des alcools, cognac, rhum, marc, absinthe et autres poisons. Hommes et femmes se sont donc mis à s’empoisonner ensemble et à qui mieux mieux; les enfants venus,—venus tant bien que mal!—ont été initiés à ces habitudes: c’est devant le comptoir du mastroquet que la famille nouveau système tient ses assises, c’est ce comptoir qui est devenu le foyer nouveau modèle. Parfaitement! C’est comme ça! Mais les querelles et les batailles éclatent souvent chez ces conjoints si échauffés et alcoolisés: lassée de recevoir chaque soir, en rentrant au chenil, de trop copieuses gourmades, madame finit par décamper,—ou bien c’est monsieur qui la plante là. C’est ce qui a eu lieu pour cette locataire du cinquième, Mme Margotin: son mari l’a quittée, et elle ne sait ce qu’il est devenu. —Et il a eu bien soin de lui laisser son petit garçon pour compte, ajouta Katia. —Ses deux petits garçons, mademoiselle, rectifia M. Jean-Louis; car, outre le précoce favori de la précoce Tavie Birot, elle a un galopin de huit ou dix ans ... —Et le père de Tavie, le mari de Mme Birot? demanda Veyssières. —Inconnu au bataillon, répondit l’horloger. Je crois qu’il est mort; mais Mme Birot le remplace souvent ... Comment voulez-vous, monsieur, que des enfants élevés dans de pareils milieux possèdent la moindre notion d’honnêteté, de tempérance et de bienséance? Eh bien, une supposition, monsieur! Trouvez moyen d’empêcher ces femmes-là, ces mères de famille, de s’alcooliser de la sorte; sachez les contraindre à se ménager davantage, et surtout, et surtout! à avoir pitié de leur infortunée progéniture: quel service cela leur rendrait, et quel service à la France, qui se dépeuple, qui se dépeuple de plus en plus, qui se meurt, comme le disait l’autre jour un député allemand. «La France? Pas la peine de s’en occuper! ajoutait-il. Elle se détruit elle-même, en détruisant chez elle la femme et la famille.» —Pardon, monsieur Jean-Louis, interrompit Veyssières; mais c’est ce moyen qu’il faudrait découvrir précisément, ce moyen d’empêcher de boire les gens qui ont soif. Vous n’êtes pas non plus pour la liberté, monsieur Jean-Louis, je vois cela. —Oh! mais pas du tout, monsieur! Je ne suis nullement d’avis qu’on laisse faire à la foule,—ce composé de bêtes féroces et d’enfants ... —Comme vous y allez! Avec quelle irrévérence ... — ... tout ce qui lui passe par la cervelle; qu’on lui délivre, chez le pharmacien ou ailleurs, tout ce qu’elle demande: de la strychnine ou du chloroforme, du vitriol ou de l’alcool. Malheureusement, chez nous, on ne peut pas toucher à tout ce qui est débitant de boissons: mannezingues, mastros et bistros, c’est sacré! C’est chez ces augustes pontifes, dans leurs antres, que le suffrage universel plonge ses racines et vient puiser ses forces ... Sans compter qu’ils rapportent des millions et des millions au budget! Vous direz, mademoiselle Mordasz, que j’en reviens tout le temps à mes deux dadas ... —Je ne dis rien, monsieur Jean-Louis: je vous écoute. — ... Mais, voyez-vous, tant qu’on n’aura pas endigué le flot des marchands de vin, et mis un frein—calembour à part—aux débordements de nos députés, nous serons toujours dans la même panade, toujours dans la même mélasse.» * * * * * Après avoir pris congé du loquace bonhomme, Katia et Veyssières pénétrèrent dans la maison. Il se faisait tard, et Katia proposa à son compagnon de dîner avec elle. Comme il refusait, elle le plaisanta sur les motifs de ce refus. «Vous vous méfiez de ma cuisine, je comprends cela ... —Mais nullement! —Convenez-en donc tout de suite! A quoi bon ces détours et ces formalités entre nous? Est-ce que je me gêne avec vous, moi? Vous n’augurez rien de bon de mes talents culinaires, et vous avez joliment raison! Aussi est-ce à un pâtissier de la rue de Sèvres que j’ai recours, un pâtissier qui ne cuisine pas trop mal, paraît-il ... Nous avons à travailler longtemps ce soir: j’ai dû remanier presque en entier la traduction de cette légende lithuanienne de votre dernier chapitre; nous reverrons cela ensemble ... —Je suis confus, chère amie, de tout le mal que je vous donne. —Vous n’êtes pas confus du tout, repartit en riant Katia, qui avait la haine des clichés conventionnels, de toutes les hyperboles de politesse et de cérémonie, tous les mensonges, sociaux et autres. Il n’y a pas de quoi être confus,—pas même de quoi me remercier, car c’est pour moi un réel plaisir, une très profonde et très vive jouissance que de relire tous ces vieux textes slaves, et voir revivre ces anciens temps. Sans vous, je n’en aurais pas l’occasion, plongée que je suis dans un courant d’études tout différent.» Le dîner eut lieu à proximité du balcon sur lequel ouvrait la chambre de Katia, et d’où l’on embrassait un si large et si verdoyant espace. La gourmandise était loin d’être, en effet, le péché mignon de la jeune révolutionnaire; elle n’éprouvait aucun attrait pour ce qu’on nomme les délices de la table, ne les comprenait pas et les tenait même en absolu mépris. C’est plus haut que montaient ses aspirations et qu’elle allait puiser ses voluptés. Elle mangeait à peine, et sans se soucier aucunement de l’espèce ni de la qualité de la pitance. Sa seule passion matérielle, c’était le thé; elle en consommait plusieurs tasses à chaque repas, et souvent même n’absorbait pas autre chose avec sa tranche de pain. Ici elle possédait une réelle compétence et avait ses préférences: c’étaient telles et telles sortes de thés qu’il lui fallait, mélangées dans telles et telles proportions. Veyssières, lui, comme tous ses amis les Salomoniens, était un gourmet, un raffiné; il lui fallait ses aises, bonne table, bon gîte et le reste. S’il fit honneur au dîner commandé par Katia, ce fut moins l’excellence des mets qui le stimula, que le plaisir du tête-à-tête, l’ardente curiosité qu’il éprouvait toujours à observer et écouter la vierge nihiliste, cette peu banale camarade, et son vif désir de se maintenir près d’elle en bon prédicament. Cette camaraderie ne l’empêchait pas de se complaire plus que de raison à admirer les blanches et fines mains de Katia, et, quand il pouvait en saisir une au passage, il ne manquait guère de la retenir entre les siennes, voire de la porter à ses lèvres. «Que vous êtes donc futile! Vous ne vous corrigerez donc jamais, vous ne deviendrez donc jamais sérieux? disait Katia en se dégageant. —Non. Je ne suis pas exclusif comme vous, moi. Je ne hais pas la chair, la belle chair; j’apprécie tout ce qui est gracieux, élégant, artistique. Je suis un épicurien, moi, un jouisseur, je ne m’en cache point,» répliquait-il. Ce soir-là, tout en mangeant, ils s’entretinrent des voisins et voisines dont on apercevait les fenêtres, à droite et à gauche du balcon: de «la Petite Sans Cœur» d’abord, puis des «Mort aux Gosses,», ensuite des «Préhistoriques», de «Philémon et Baucis» et des «Gigogne». La veille même, un événement avait eu lieu dans le quartier: la mère de la Petite Sans Cœur,—cette femme qui n’avait d’autres ressources que l’inconduite et disparaissait de chez elle des deux et trois jours de suite en laissant sa petite fille, âgée de huit à neuf ans, enfermée sous clef entre quatre murs,—avait été mandée au commissariat de police. Des lettres anonymes l’avaient dénoncée comme s’enivrant, maltraitant son enfant, lui emprisonnant les bras dans une sorte de camisole de force et l’attachant au pied de son lit, la privant de nourriture, au point que cette pauvre petite martyre se mourait de faim. «Des mensonges, tout cela! D’ignobles calomnies! avait aussitôt protesté cette mégère avec une véhémente indignation. —Cependant ... —C’est par vengeance! Ce sont des gens qui m’en veulent! Et je sais bien qui, monsieur le commissaire! Je devine bien d’où cela émane! On n’est jamais sali que par la boue! Des femmes qui en font dix fois pis que moi! Et ça ose se plaindre, ça ose attaquer ... —Enfin, madame, on vous a vue lier votre fille au pied de votre lit, et la battre tant que vous pouviez, avec une canne de jonc, la rouer de coups ... —C’est faux, monsieur, archifaux! —On entendait ses cris dans toute la maison. La concierge que j’ai interrogée ... —La concierge! Ah! si vous écoutez les potins de concierge! Elle ferait mieux de surveiller sa loge! Eh bien, je m’en vais vous dire, moi! Elle donne à boire en cachette, la concierge; elle tient un débit de boissons sans acquitter de droits! —Nous verrons cela tout à l’heure, madame; c’est une autre histoire. Parlons de vous pour l’instant. On vous accuse de trop aimer les liquides ... —Oh! — ... et de maltraiter votre fille lorsque vous êtes en état d’ivresse. —Jamais, monsieur! Jamais! —On entend cette enfant crier; les locataires se plaignent. —Elle crie pour rien. —Une fillette de neuf ans ne crie pas pour rien, madame. —J’ai pu une fois ou deux la corriger ... C’est bien mon droit! D’autant plus que c’est une enfant vicieuse, qui a de mauvaises habitudes ... —Celle-là, je l’attendais! exclama le commissaire en riant. Ça ne rate jamais! Toutes les mères que je vois ont toujours des filles vicieuses, ayant de mauvaises habitudes! C’est curieux, mais c’est comme cela! Toutes! Toutes! —Enfin, monsieur le commissaire, je vous affirme ... Je sais ce qui en est! —Et c’est aussi pour ce motif sans doute, pour calmer ses sens et modérer ses ardeurs solitaires, que vous ne lui donnez pas à manger? —Ceux qui vous ont dit cela ont menti! —Mais, madame, il y a des nuits où vous ne rentrez pas chez vous! —Cela me regarde! —A condition que vous ne laisserez pas chez vous une enfant sans pain, sans nourriture ... Et puis, répondez-moi sur un autre ton, je vous prie, repartit le commissaire; parlez-moi poliment et convenablement; sinon, je vous fais coffrer, vous entendez? —Me faire coffrer, pourquoi? Je n’ai rien commis de mal, rien à me reprocher ... Comment voulez-vous, monsieur, que je ne m’emporte pas, que je ne vous réplique pas quelques mots de travers, lorsque vous m’accusez de pareilles choses? Quelle est donc la mère qui vous écouterait de sang-froid? C’est à bondir au plafond! Si vous connaissiez le cœur des mères ... Ah monsieur! —Vous conveniez tout à l’heure vous-même que vous ne rentriez pas chaque soir chez vous. Les rapports que j’ai reçus à votre sujet mentionnent également l’irrégularité de votre conduite ... —Mais, monsieur ... —Ces découchers fréquents ... —Si j’étais caissière dans un café ou un restaurant de nuit, ma fille serait cependant bien obligée de rester seule? —Ce n’est pas le cas, je crois, madame, et si vous hantez les restaurants et autres établissements nocturnes, ce n’est pas pour y tenir la caisse ni les écritures. —Non, monsieur, en effet. —C’est pour y chercher aventure. —Pour y chercher de l’argent et y gagner ma vie. Je préférerais certainement demeurer au coin de mon feu ou me coucher de bonne heure, vivre bourgeoisement, comme on dit, je vous assure bien; mais il faut manger! —Et vous n’avez pas trouvé d’autres moyens d’existence? —Non, monsieur le commissaire. Je n’étais cependant pas née pour ce métier; je sors d’une bonne famille, j’ai reçu de l’instruction. Mon père m’avait fait étudier le piano, et j’ai fréquenté pendant deux ans les cours du Conservatoire. J’en sortis pour me marier ... J’épousai un de mes cousins, qui était employé de commerce, comptable dans un grand magasin. Le malheur est que je suis devenue veuve il y a cinq ans, avec cette gamine sur les bras ... J’ai maintes fois essayé de donner des leçons, des leçons de piano; mais, même en ne les faisant payer que dix sous le cachet, je n’en trouvais pas assez ... Impossible de vivre! Alors ... alors ... —Je devine le reste. —Mais quant à boire, monsieur le commissaire, je ne bois pas autant qu’on le dit; c’est une calomnie! —Vous buvez suffisamment, en tout cas, pour perdre la raison et martyriser votre fille? —Jamais, monsieur, c’est faux! Je la corrige quelquefois, parce que ... —Parce qu’elle a de mauvaises habitudes. Entendu! —Sa nourrice elle-même m’avait prévenue ... —Pourquoi ne l’avez-vous pas laissée chez sa nourrice? —Je ne pouvais plus la payer; alors elle me l’a rendue, naturellement! Ç’a été une calamité pour moi! —Et pour cette enfant donc! ajouta le commissaire. —C’est une sujétion, une servitude de tous les instants! Ça m’empêche ... —De faire la fête à votre guise? —Oui, monsieur. Parlez-en comme vous voudrez! C’est mon travail, ça, mon gagne-pain! —Enfin, madame, arrangez-vous au moins pour que votre fille ne pâtisse ni de vos absences ni de vos ... de vos libations! Autrement il me faudra aviser. —Aviser comment? Me débarrasser d’elle? Mais je ne demande que ça, monsieur le commissaire! Et, comme vous le disiez tout à l’heure, pour elle encore plus que pour moi!» * * * * * Quant aux deux couples de bureaucrates mâles et femelles que Katia avait baptisés «les Mort aux Gosses», ils continuaient à pédaler à qui mieux mieux soirs et matins et dimanches et fêtes, et à ignorer, encore à l’envi, la cuisine bourgeoise et la vie de famille. Les femmes, la blonde comme la brune, pouvaient être très fortes sur la tenue des livres et les additions, mais elles n’entendaient rien au pot-au-feu et ne devaient même pas savoir faire cuire un œuf à la coque. Ces viles corvées étaient au-dessous d’elles. Jamais non plus on ne les voyait l’aiguille ou le balai à la main: pourquoi se seraient-elles mises à coudre, d’ailleurs, à nettoyer ou cuisiner, plutôt que leurs maris? Est-ce que la besogne d’une femme doit être différente de celle d’un homme? Est ce que l’égalité la plus absolue ... Il n’y avait que les petits ventres qui enflaient à tour de rôle, et—déplorable et insondable iniquité, abominable injustice!—chez ces dames seulement: les mâles étaient à l’abri de cette infirmité. Actuellement, c’était la petite blonde qui était grosse; la petite brune s’était dégonflée le trimestre précédent, et, comme toujours, sans laisser la moindre trace de l’opération. «Cependant je n’ai pas la berlue! disait Katia Mordasz. Elle était bien enceinte, il n’y a pas de doute: c’était assez visible! Où donc a-t-elle bien pu mettre ... Que diantre peuvent-elles bien faire toutes les deux de leurs produits et rejetons?» Un autre ménage du même genre, ménage nouveau modèle, était venu prendre place près de ces deux couples, dans un petit logement contigu d’un côté à celui de Katia et de l’autre à celui de la petite dame brune. C’étaient encore deux employés d’administration ou de commerce qui avaient uni leur sort: monsieur et madame partaient tous les matins bras dessus bras dessous, et s’en revenaient de même chaque soir. Jamais de cuisine non plus à domicile, chez ceux-là; mais pas de bicyclette: d’abord madame se trouvait dans un état de grossesse très avancé; ni l’un ni l’autre ensuite n’appartenaient plus à la première jeunesse. «Que fera-t-elle de son enfant, ma nouvelle voisine, lorsqu’il sera débarqué? se demandait Katia. Comment le soigner et le nourrir en continuant sa besogne? La quittera-t-elle pour se consacrer tout entière à ce cher petit être?» Dix jours après sa délivrance, madame reprenait le bras de son époux et le chemin du bureau ou de l’atelier. Et le cher petit être? Katia apprit son sort par une conversation qui eut lieu un soir, de fenêtre à fenêtre, entre une des bicyclistes, la brune, et la nouvelle accouchée. Les deux femmes, qui avaient probablement appartenu au même service ou au même rayon, semblaient se connaître d’assez longue date. «Et ce petit trésor, madame? Vous avez de ses nouvelles? demanda la bicycliste. —Hélas! oui, madame. Le pauvre petit ange est mort. —Déjà? Oh! —Au bout de trois semaines. —C’est en Bourgogne que vous l’aviez mis en nourrice, n’est-ce pas? dans un endroit appelé Quarré-les-Tombes? —Oui, madame. Nous l’y avions envoyé comme les autres. Aussitôt après leur naissance, nous les expédions là-bas par le _meneux_, qui vient à Paris chaque quinzaine. —C’est très commode. —Nous ne pouvons pas les garder, vous comprenez bien! Ni mon mari ni moi ne sommes là de la journée. —C’est comme nous. Alors, ça vous en fait combien? —Ça nous en ferait cinq, si ... s’ils avaient vécu. —Ils sont tous morts? —Tous, madame! —Est-ce Dieu possible? O Seigneur! Quelle cruelle fatalité! —A qui le dites-vous! —D’autre part, pour ce que l’existence leur réserve, allez! Faut se faire une raison! Nous n’en avons pas non plus, d’enfants. Comme vous, nous les avons tous perdus, hélas! Eh bien, parfois, le croiriez-vous, madame? Le croiriez-vous? Je m’en félicite! —Vous vous en ... —Oui, madame, j’en bénis le Ciel! Car, laisser sur la terre des malheureux ... —C’est également ce que nous nous disons, mon mari et moi. N’importe, c’est bien dur! On les aimerait tant, ces chérubins! —N’est-ce pas donc? Nous aussi, nous sentons ce vide ... Ah oui! Alors c’est à Quarré-les-Tombes? Drôle de nom! —En effet! —Mais qui convient bien, qui est bien mérité, puisqu’ils y meurent tous, ces pauvres agneaux. —Pas tous, madame, oh non! C’est même un très bon pays. Mais, nous, nous n’avons pas de chance! Nous n’avons jamais eu de chance!» * * * * * De l’autre côté, du côté des «Préhistoriques», comme pour vérifier l’adage: «Les peuples heureux n’ont pas d’histoire», aucun événement ne s’était produit durant ces derniers temps. «La mère Gigogne» continuait d’allaiter son dernier-né, et «le père Gigogne», de jouer à cache-cache ou au dada avec sa progéniture, lorsqu’il rentrait de l’atelier. Du matin au soir la femme était occupée à ravauder les nippes, vaquer au ménage, débarbouiller et peigner les mioches, les habiller et déshabiller, les surveiller, les distraire, les gronder. «Comment voulez-vous qu’elle aille travailler dehors avec tout cet aria? Mais non! Mais non! La femme doit rester chez elle. C’est le ministre de l’intérieur! s’écriait volontiers M. Gigogne. Moi, je suis le ministre des affaires étrangères, et tous les deux nous avons, en outre, le portefeuille des finances; moi, la partie «recettes»; elle la partie «dépenses». Et cela marche comme sur des roulettes, avec ce système! Jamais de contention ni de confusion de pouvoirs!» Très souvent c’était M. le ministre des affaires étrangères qui, en revenant de son travail, «faisait les commissions», rapportait la miche de pain et le litre de vin, et il ne croyait pas pour cela déroger. «Mais, nom d’un chien! sacrait-il parfois, je tiens à manger chez moi, à ma table, dans ma cambuse, où j’ai les coudées franches! Vois-tu, Finette (ainsi appelait-il Mme Gigogne), vois-tu que nous allions nous attabler dans les gargotes? Autant ne pas se marier alors! Autant rester garçon!» * * * * * «Philémon et Baucis», autres «Préhistoriques», vieillissaient, se courbaient et se tassaient de plus en plus chaque jour; mais Ni le temps ni l’hymen _n’avaient éteint_ leurs flammes. Eux seuls, comme leurs antiques parangons, si divinement chantés par Ovide et par La Fontaine, Eux seuls ils composaient toute leur république: Heureux de ne devoir à pas un domestique Le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient. La fête de Baucis avait eu lieu la veille, et la table, recouverte de sa nappe blanche, était encore parée du bouquet de roses acheté pour cette solennité par le fervent Philémon. «Et si vous l’aviez vu embrasser Baucis en le lui présentant! C’était comique! Ah! mon ami, on n’en fait plus, des époux comme ça! s’écriait Katia. —Non, on n’en fait plus, répétait Veyssières, et on ne vous en fera jamais plus. Vos chères consœurs, les Libertaires, Affranchies, Révoltées et autres Émancipées et Émancipatrices, ont tué tout cela ... —Tué l’amour? —Tué l’amour tel que vous l’entendez, parfaitement! Tué l’amour vrai, l’amour sentimental et exclusif,—la monogamie. Les femmes que vous faites maintenant sont des hommes; mais oui, il n’y a plus qu’un sexe! Et il faut être deux, il faut être dissemblables pour s’aimer. Voyez nous-mêmes, Katia; il n’y a que de l’amitié entre nous deux, et il ne peut y avoir que cela. —Sans doute. —Mais si vous avez tué l’amour de tête et de cœur, le sentiment, vous n’avez pas tué l’amour charnel. Il y aura non seulement toujours des pauvres parmi vous, comme je me plais à vous le répéter après le divin Maître, il y aura toujours et toujours des courtisanes ... —Non! —Si, mon amie, toujours! —Qu’en savez-vous? —Qu’en savez-vous vous-même? Par quelle raison affirmez-vous qu’il y n’aura pas toujours des femmes qui, par paresse, par coquetterie, par vanité, par cupidité, par caprice, par instinct, se plairont à trafiquer de leur corps? Permettez! Il y en a toujours eu, et, jusqu’à un certain point, le passé nous répond de l’avenir. En tout cas, il y en a actuellement,—vous n’avez pas encore réussi à les faire disparaître!—il y en a en quantité ultra-suffisante, et nous en profitons. —Taisez-vous donc! —Il y en a même de plus en plus, grâce aux charmantes théories de l’émancipation, qui encouragent si bien la polygamie, poussent si vigoureusement à la prostitution.—Oui, il y en a de plus en plus, ce qui nous permet, chère amie, d’en profiter davantage, de nous en ... —Je sais: vos confréries de Salomon sont là! —C’est si simple, si agréable, si économique! L’homme n’a aucun intérêt à se marier, Katia, aucun! Et vous croyez qu’en lui proposant des viragos et des savantasses, des amazones, dragonnes et vésuviennes, il sera tenté d’entrer en ménage? Ah! Seigneur! Quelle tentation! Et combien les courtisanes ... —Voulez-vous, Séverin, que nous nous remettions à notre traduction? — ... Courtisane ou ménagère: vous n’y échapperez point! —Il paraît! D’après vous! Mais dans quelle catégorie me classez-vous donc, Séverin? Je serais curieuse de le savoir! —Vous? Vous êtes un homme, Katia! Et toutes vos amies ou émules, mesdames ou demoiselles Potarlot, Lauxerrois, Bombardier, d’Escars, de Bals, Magloire, Cherpillon ... toutes, sont des hommes comme vous! Or, ainsi que tout homme sain de corps et d’esprit, j’adore les femmes, et mon sexe ne me dit rien ... Vous ne me traitez pas d’insolent?» IX Son déjeuner terminé, au lieu de se diriger, comme de coutume, vers le Crédit international et d’aller reprendre sa besogne, M. le chef de bureau Jourd’huy s’achemina pédestrement vers le ministère des Finances. Il avait, dans la matinée, téléphoné à son ami Sambligny qu’il désirait lui parler, lui fournir des renseignements sur M. Marius Lacrouzade, le futur époux de sa belle-sœur Irène, et l’on s’était donné rendez-vous pour l’après-midi dans le cabinet de M. de Sambligny. Ils étaient mauvais, ces renseignements, très mauvais, en dépit des convictions et affirmations de Mlle Irène Rousselin. Non seulement Marius Lacrouzade passait pour un employé peu zélé et des plus médiocres, mais on le disait joueur, dépensier et endetté. N’ayant jamais eu cet agent sous ses ordres, ne le connaissant que de nom et de réputation, Hector Jourd’huy, toujours méthodique et scrupuleux, avait tenu à contrôler ces bruits, et il s’était adressé pour cela au chef du personnel, qui lui avait obligeamment donné communication du dossier Lacrouzade. Loin d’être à la veille de recevoir sa nomination de «Préposé aux titres», comme le déclarait superbement Irène, Marius Lacrouzade était sous le coup d’une mise en disponibilité, sinon d’une révocation pure et simple. Il avait la passion des courses, des paris et tripotages qui en résultent, et sa moralité et sa probité étaient entachées de soupçons, sa réputation avait reçu de sérieux accrocs. Lorsque Jourd’huy eut exposé à Sambligny ces très fâcheuses particularités, tous deux, comme sanction et conséquence, décidèrent qu’il fallait à tout prix détourner Irène de ce mariage, l’empêcher de commettre une telle sottise. «Mais si elle y est butée, ce ne sera pas facile! —Et je crains bien qu’elle ne le soit! répliqua Sambligny. Elle m’a annoncé son mariage d’un ton si résolu, d’une manière si péremptoire et catégorique, que je doute fort qu’on puisse l’amener à changer d’avis maintenant. Elle a dû trop s’avancer, s’engager avec ce garçon ... —Quel âge a-t-elle? —Ce n’est plus une enfant, malheureusement; elle ne se laisse plus conduire, manier et façonner, ah! fichtre non! Elle a trente-trois ans. —Rien à faire! Rien à faire avec les vieilles filles! conclut Jourd’huy, qui avait décidément une dent contre cette catégorie féminine. Toutes, vous le savez comme moi, toutes, des malades, au fond; toutes, des névrosées, des détraquées, des hystériques, sinon physiquement, du moins au moral. Ça se plaint toujours, ça ne sait jamais ce que ça veut, ça n’est jamais deux minutes de suite dans le même état. Vous les voyez gaies comme Pérot, débordant de joie, riant aux éclats; puis, crac! deux secondes après, changement de front total: plus un mot, on fait la moue, on se renfrogne, on grogne ... Et sans motif, sans l’ombre d’un motif! Rapportez-vous-en donc à des êtres de cet acabit! Et fausses, hypocrites, menteuses, ah! menteuses! avec délices! Je me méfie toujours des vieilles filles, mon cher, je vous l’ai avoué déjà, c’est un principe ... —Je me souviens. —Ou plutôt un résultat de l’expérience ... De même, tenez, Sambligny, de même que j’évite de passer trop près d’une maison dont on répare la toiture, car on y court toujours risque d’attraper quelque tesson de tuile sur la caboche, de même je me tiens toujours à distance de ces demoiselles de la confrérie de sainte Catherine: gare aux tuiles! —Eh! eh! En effet! —Une fille de trente-trois ans, à qui une occasion de se marier se présente ... —Ne la rate pas, c’est évident, n’eût-elle, pour être saisie, cette occasion, qu’un seul et unique cheveu! —Parfaitement! Donc, tout ce que nous dirons à votre belle-sœur, et rien, ce sera pareil et identique. —Au contraire même, mon ami. C’est justement parce que nous essayerons de la dissuader de ce mariage, qu’elle s’y entêtera ... par esprit d’opposition! C’est toujours, ainsi que nous le remarquions il y a quelques mois, c’est sempiternellement l’histoire de la mère Ève et du serpent. «Il t’est défendu de manger de ce fruit; c’est ta perte, c’est la perte de tes fils et de tous tes descendants!» Et c’est précisément pour cela, parce que c’est défendu, parce qu’il ne faut pas le faire, sous peine de commettre un crime et une gaffe, que Mme Ève s’empresse de cueillir la pomme et de la croquer. Voilà la femme! Et les vieilles filles sont pires que femmes en la circonstance! —Les malheureuses! soupira Jourd’huy. Car elles sont à plaindre avant tout ... —Et elles rendent malheureux tous ceux qui les entourent! —Pas moyen de leur faire jamais comprendre leurs intérêts, jamais entendre le moindrement raison! Ah! comme on s’explique bien qu’elles soient toutes, ou la plupart du moins, la proie des rastaquouères, des flibustiers et aventuriers! C’est toujours sur ces êtres faibles,—qui se croient très forts, bien plus malins que tous les hommes réunis!—sur ces créatures isolées et d’autant plus dépourvues de soutien et d’appui qu’elles n’en veulent point et sont convaincues de n’en pas avoir besoin, inexpérimentées et irréfléchies, impressionnables, nerveuses et fantasques, que tous les chevaliers d’industrie jettent le grappin et font leurs meilleures prises. Que de fois, mon cher, j’ai regretté qu’on ne pût interdire de toute gestion, dans leur intérêt uniquement, toutes ces pauvres filles, toutes ces femmes seules ... —Évidemment, dit Sambligny, ce serait leur rendre grand service, les sauver de toutes les griffes qui les menacent, et où, un peu plus tôt, un peu plus tard, elles finissent par choir. Quant à mes deux belles-sœurs, jusqu’à présent elles ont été à l’abri de ces mésaventures. Elles ne possèdent du reste que très peu de chose, chacune quatre ou cinq milliers de francs, qui leur sont venus l’an passé d’un héritage. Elles m’ont fait l’honneur de me consulter sur le placement de ce petit magot, et, d’après mon conseil, ont acheté des obligations de la ville de Paris. Je ne pense pas que, de ce côté, il y ait le moindre danger. C’est le côté mariage qui me préoccupe, qui m’inquiète. Mon devoir de parent ... je ne dirai pas de chef de la famille: ces dames et demoiselles ne nous reconnaissent plus ce titre ... —Toutes émancipées! — ... Mon devoir de parent, de frère aîné, m’ordonne de mettre Irène en garde contre une union d’aussi fâcheux augure, et je sens bien que non seulement j’échouerai, mais encore que je la froisserai, me l’aliénerai ... —Voulez-vous que je lui parle? interrompit Jourd’huy. Peut-être venant de moi ... En tout cas, vous ne paraîtriez pas, vous ne seriez pas directement en cause, et elle ne pourrait avoir, par suite, aucun grief contre vous. —Je vous remercie et j’accepte votre offre, cher ami, répliqua Sambligny. Dites-lui nettement et énergiquement ce que vous pensez de ce Lacrouzade, comment il est coté par ses chefs, ce qu’il vaut et ce qu’il est. —Je le lui dirai, n’ayez crainte.» Effectivement, le lendemain matin, sans différer, Hector Jourd’huy envoya à Mlle Rousselin, par son gardien de bureau, une «Note», où il la priait de vouloir bien passer à son cabinet pour communication urgente; et, s’autorisant des relations qu’il avait avec son beau-frère et de l’intérêt qu’il lui portait, à elle, il lui dévoila la conduite et les antécédents de son collègue et fiancé Marius Lacrouzade. «Il vous a menti, mademoiselle, permettez-moi de vous le déclarer tout crûment, il vous a menti en vous annonçant qu’il allait obtenir de l’avancement, être promu «Préposé aux titres». C’est de la fantasmagorie toute pure, de la farce! —Mais, monsieur, insinua Irène, M. Lacrouzade ne ... ne m’a pas ... pas dit cela ... Non! —Comment, non? se récria le chef de bureau, interloqué. Mais vous l’avez répété à votre beau-frère! —Non, monsieur; je n’ai rien dit de semblable. J’ai bien parlé du service des Titres, où M. Lacrouzade est attaché ... et c’est sans doute ce qui a amené la confusion ... mais «Préposé», non ... On aura mal compris.» «Nous voilà dans les ergoteries, tartufferies et escobarderies, grommela le chef de bureau; nous allons patauger!» «Soit! Il y a eu malentendu, mademoiselle, reprit-il. Mais M. Lacrouzade n’en reste pas moins un garçon très peu digne d’estime, un fort piètre sujet, paresseux, désordonné, déconsidéré, criblé de dettes ... Vous ne saviez sans doute pas cela, lorsque vous lui avez promis votre main? Je ne me trompe pas: vous la lui avez bien promise? Vous avez bien annoncé à votre sœur, Mme de Sambligny, votre mariage avec M. Marius Lacrouzade? —Oui, monsieur, j’ai ... je ... je le lui ai annoncé, balbutia Irène, que les questions nettes et précises de M. Jourd’huy ne laissaient pas d’embarrasser. —Et vous êtes bien fiancée à ce monsieur? Il y a bien promesse de mariage entre vous et lui? —Mais ... oui ... j’ai ... accepté ... —Eh bien, mademoiselle, si vous m’en croyez, vous en resterez là, et il n’y aura rien de fait. N’allez pas plus loin, je vous y engage! Mieux vaut ne pas se marier, croyez-moi, que de se mal marier, d’épouser un individu qui ne peut que faire le malheur de votre existence. Quelle que soit votre envie d’avoir un mari, un intérieur ... —Monsieur, je ... non ... —Vous n’y tenez pas? Alors tant mieux, tant mieux! Il vous sera plus facile de rompre. Mais rompez, mademoiselle, rompez sans hésiter, je vous le conseille, je vous y exhorte! —Je vous remercie, monsieur ... Je vous remercie bien de ce que vous ... Je ne pensais pas que M. Lacrouzade ... J’en suis toute ... tout étonnée ... Mais, monsieur, reprit Irène, d’une voix toujours incertaine et bégayante, si M. Lacrouzade était un ... un malhonnête homme, l’administration ne l’aurait-elle pas révoqué? —Si les administrations révoquaient tous les employés qui ont des dettes, qui fréquentent les brasseries et les champs de courses, ou qui n’arrivent pas toujours à l’heure exactement et abusent des congés, elles sacrifieraient bien des jeunes gens qui peuvent s’amender et ne font que jeter leur gourme. —C’est peut-être le cas de M. Lacrouzade ... si vraiment ce que ... ce que vous dites est aussi ... aussi grave ... —Je n’ai rien inventé, rien exagéré, mademoiselle. Pourquoi inventerais-je? riposta Jourd’huy avec sa franchise et sa brusquerie de langage habituelles. Que vous épousiez ou que vous n’épousiez pas M. Lacrouzade, qu’est-ce que cela peut me faire, à moi, voyons? Réfléchissez! C’est par amitié pour M. de Sambligny que je vous ai priée de venir et que je vous signale le péril qui vous menace. Personnellement, je n’ai rien à y voir et m’en fiche! C’est vous seule, retenez-le bien, qui êtes intéressée là-dedans. Vous me dites que M. Lacrouzade pourra se corriger, qu’il y a de l’espoir ... C’est ce que je ne crois pas du tout. En vous parlant de jeunes gens tout à l’heure, j’entendais des employés de vingt à vingt-cinq ans, vingt-six ans, vingt-huit ans; mais M. Lacrouzade en a trente-quatre révolus. Il n’a plus de gourme à jeter: c’est évacué depuis longtemps. Je ne vous ai pas dit non plus qu’il fût un malhonnête homme; non, ce n’est pas tout à fait cela, quoique ça y ressemble fort. Si l’administration en était sûre, si elle l’avait pris la main dans le sac, elle ne l’aurait évidemment pas conservé une minute de plus; mais, si grandes que soient les présomptions, il y a doute,—et l’inculpé bénéficie de ce doute. On le surveille, par exemple, on le guette, on le tient à l’œil;—et il est bien rare, bien rare que les présomptions tardent à se confirmer, le doute à se transformer en une certitude flagrante. En d’autres termes et en résumé, outre les écarts et le désarroi de sa vie privée, M. Lacrouzade est un employé suspect; c’est comme un fruit véreux: il n’est pas encore pourri, mais cela approche; ce n’est pas encore une canaille, mais c’est déjà presque un chenapan. Vous saisissez la nuance? —Oui, monsieur. —Eh bien, encore une fois, mademoiselle, on n’épouse pas quelqu’un dans ces conditions-là!» Le résultat de cet entretien fut, en partie du moins, tel que l’avaient auguré MM. de Sambligny et Jourd’huy, et il ne dépendit pas d’Irène qu’il ne fût en tous points et d’un bout à l’autre conforme à ces prévisions. Persuadée que cet avertissement ne lui avait été donné par M. Jourd’huy qu’à l’instigation de sa sœur Jeanne et de son beau-frère, c’est à ceux-ci qu’elle s’en prit, eux qu’elle accusa de vouloir contre carrer et empêcher coûte que coûte son mariage. Elle alla faire à ce sujet une scène des plus violentes à Jeanne, lui reprochant de s’être entendue contre elle avec son mari. «Moi? —Oui, toi! C’est toi qui l’as poussé à aller trouver M. Jourd’huy! —Jamais! Je te le jure! —M. Jourd’huy me l’a dit. Ce n’est pas la peine de nier! —Il t’a dit que c’était moi?... —Que c’était vous deux, ton mari et toi, qui l’aviez chargé de me prévenir. —C’est un peu fort! —Oui, c’est un peu fort que vous ayez toujours la rage de me jeter des bâtons dans les roues et de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas! Est-ce que je ne suis pas libre? Est-ce que je ne suis pas assez grande personne pour savoir ce que j’ai à faire? S’il me plaît de me marier, moi? —Je n’y mets pas obstacle. —C’est peut-être pour m’y aider que vous me lancez M. Jourd’huy dans les jambes? —Je ne t’ai rien lancé du tout. Tu m’ennuies, à la fin! —Vous avez beau faire! Je me marierai, là! Je me marierai malgré vous, malgré tout le monde! —Eh! marie-toi tant que tu voudras, et ne me romps pas le tympan davantage!» Hélas! non, elle ne se maria pas, la pauvre Irène. Si, au physique, Marius Lacrouzade, avec son élégante prestance, son teint mat et ses yeux noirs si brillants et si caressants, présentait de très appréciables qualités, au moral il était bien tel que l’avait dépeint M. Jourd’huy, et les administrateurs du Crédit international avaient grandement raison de le tenir pour suspect et de n’attendre qu’une occasion pour se débarrasser de lui. Il connaissait sa triste réputation, il se savait menacé, se sentait perdu, et c’est ce qui le poussa sans doute à brusquer les choses. Il avait persuadé à Irène qu’il était de leur intérêt de s’occuper de commerce, d’acheter un magasin de papeterie et journaux, qu’ils pourraient aisément gérer, tout en continuant leur service administratif. «J’ai une sœur qui viendra vivre avec nous et tiendra le magasin pendant nos heures de bureau. Ce sera très commode, lui avait-il assuré, très lucratif aussi. On vend tant de journaux maintenant. Il n’est personne qui n’en achète, et souvent plusieurs. —C’est vrai, répondait Irène. —Nous nous lèverons de bon matin pour le pliage et la vente ... la grosse vente, qui sera terminée avant notre départ pour «la boîte», et nous serons de retour à cinq heures pour la vente du soir. J’estime qu’en douze ou quinze ans au plus, surtout avec des goûts modestes comme les nôtres, nous aurons gagné de quoi nous retirer,—sans parler de la pension de retraite proportionnelle à laquelle nous aurons droit et que nous n’aurons garde de laisser perdre. Les propriétés ne coûtent pas cher chez moi, dans la campagne, entre Aix et Marseille. Pour quelques milliers de francs nous aurons notre affaire, et nous irons vivre là-bas, heureux comme des rois dans leur castel, ou plutôt comme deux tourtereaux dans leur gentil nid de mousse. Voilà mon rêve!» C’était aussi celui d’Irène Rousselin. Chose singulière, et pourtant des plus communes chez les natures de cet acabit: autant elle se montrait soupçonneuse, fermée, mésavenante, acariâtre, revêche et intraitable à l’égard des siens, autant, vis-à-vis des étrangers, elle était confiante et crédule, gracieuse, enjouée, souriante et charmante. Elle buvait comme lait toutes les bourdes, blandices et impostures que lui débitait ce farceur de Marius. Elle admirait et adorait ce verbeux et astucieux bellâtre, elle raffolait de lui. Toutes ses espérances, son bonheur, son avenir reposaient maintenant sur ce triste sire, qu’elle estimait d’autant plus, élevait d’autant plus haut, que chacun, à commencer par M. Jourd’huy, porte-parole de M. et Mme de Sambligny, l’abaissait davantage et le méprisait comme la boue. Toujours l’esprit de contradiction. Quand son idole lui annonça qu’il avait «trouvé leur affaire,—une occasion magnifique et inespérée, qu’il serait regrettable, à jamais déplorable, de laisser échapper: un superbe magasin de librairie et papeterie à céder pour 10,000 francs, dans un quartier riche, central et des mieux fréquentés, avenue de l’Opéra», elle s’empressa, sans même qu’il eût besoin de formuler la moindre demande, de mettre à sa disposition tout l’argent qu’elle possédait, cinq mille et quelques cents francs. Et le lendemain Marius Lacrouzade avait levé le pied. Par sa fuite, le misérable réussissait à faire d’une pierre trois coups: il s’affranchissait de tous ses tracas administratifs, qui lui avaient d’ailleurs rendu la place intenable; il se débarrassait d’une future épouse, qu’il n’avait jamais eu l’intention de prendre; et enfin il ne partait pas les mains vides, il s’en allait lesté de toutes les économies, de tout le petit pécule de la vieille fille. «Vous êtes sur terre, mesdemoiselles,—n’oublions pas!—vous êtes sur terre pour être exploitées, dupées et grugées par les gredins de notre espèce!» pouvait-il s’écrier, conformément aux prédictions des deux amis, Jourd’huy et Sambligny. La malheureuse Irène ne résista pas à cette catastrophe, dans laquelle sombrait son plus cher, son unique espoir, ce beau rêve,—le dernier qu’il lui était raisonnablement permis de faire,—qui l’avait tant passionnée, possédée tout entière, auquel elle avait tout sacrifié, et n’aurait demandé qu’à sacrifier encore davantage. Sa raison aussi y sombra; et un soir de juillet, après une de ces lourdes et orageuses après-midi, si propices aux détraquements cérébraux, Hector Jourd’huy vint informer Sambligny d’un scandale, d’un nouveau scandale, plus grave que les précédents, causé par Mlle Rousselin dans les bureaux du Crédit international. Elle s’était mise soudain à crier et à chanter, puis à arracher ses vêtements; elle réclamait ses parures et ses bijoux, appelait ses femmes de chambre, se prétendait tout à la fois reine de France et impératrice de Russie. Il avait fallu aviser sur-le-champ, et recourir au commissaire de police. Deux infirmiers, mandés d’urgence, étaient venus la chercher ... Irène Rousselin, heureusement pour elle, ne survécut pas longtemps à ce désastre: cinq mois après, elle mourait à l’hospice de la Ville-Evrard, où elle avait été internée. * * * * * Était-ce avec l’intention d’essayer à son tour de conquérir un mari que Corentine, la sœur cadette de Jeanne et d’Irène, s’était mise à économiser et thésauriser? Tant il y a qu’elle menait une existence des plus chétives et se privait sur tout. Comme ses deux aînées, comme Irène principalement, elle avait le caractère le plus bizarre et le plus inégal, le plus déconcertant et le plus horripilant qu’on pût imaginer, un de ces caractères que l’expert chef de bureau Jourd’huy comparait «à ces climats disgraciés, où l’on ne passe jamais deux jours de suite sans voir un orage éclater et la pluie et l’ouragan se déchaîner». Corentine, institutrice adjointe dans une école communale de Paris, avait une marotte: c’était de croire et de répéter sans cesse que, seules, celles de ses collègues qui n’affichaient aucune pruderie et distribuaient généreusement leur tendresse à MM. les inspecteurs, obtenaient de l’avancement. Moins il y avait de réserve et de pudibonderie, plus la distribution était large, aisée et copieuse, plus, par suite, affirmait-elle, l’avancement était important et rapide. Elle narrait, à ce propos, les anecdotes les plus typiques et les plus probantes, si probantes, si scandaleuses, que souvent son beau-frère, Armand de Sambligny, l’arrêtait, refusait d’y croire: «Pas possible, Corentine! Tu exagères! —Nullement, nullement, je t’assure! J’ai parfaitement vu la directrice dans les bras de l’inspecteur. —Comment aurais-tu pu voir cela? Ce n’est pas dans la classe, je suppose! On se cache, on prend ses précautions en pareil cas. —Et ils se cachaient aussi! Ils croyaient bien avoir pris leurs précautions! Ils les avaient mal prises, voilà tout. Ils étaient tous les deux, lui et elle, renfermés dans le bureau de la directrice; c’était le soir, et leurs ombres se projetaient sur le rideau de la porte vitrée. On apercevait très distinctement Mme Bellefigue la tête appuyée sur l’épaule de M. Chantegrive, se pressant et se blottissant contre lui, et les baisers qui se succédaient ... Tableau tout à fait édifiant! Eh bien, c’est triste à dire, Armand, mais ce sont celles-là qui sont toujours les mieux notées, ce sont celles-là seules qui arrivent! Pourvu qu’elles ne soient pas trop laides, laides à repousser, tu comprends bien? et n’aient aucun scrupule, aucun sot préjugé, en d’autres termes, aucune moralité et aucune pudeur, elles sont sûres d’être parfaitement cotées et promptement récompensées.» «C’est drôle! se disait Sambligny. Telle est aussi l’opinion de Jourd’huy. C’est exactement ce qui se passe dans les grands magasins, dans les bureaux, les ateliers, partout ... comme s’il suffisait de mettre des hommes et des femmes ensemble, de l’étoupe près du feu, pour que ça s’enflamme!» «Mais, quand on veut rester honnête comme moi, continuait l’infortunée Corentine en redressant fièrement sa petite tête d’oiseau, toute ronde et osseuse, et en affermissant son binocle sur son nez pointu, son long nez en bec de cigogne,—on en subit les conséquences! Oh! je ne me plains pas, Armand, crois-le bien! Tu n’en doutes pas non plus, Jeanne? Si je voulais ... Mais enfin cela fait rager tout de même! Les moins honnêtes, les moins bien, les plus perverties, si vous préférez, sont celles qui réussissent le mieux; il n’y a de chance que pour elles!» Trop dépourvue de charmes physiques pour inspirer jamais la moindre passion, provoquer le plus faible désir, mais ne se rendant pas compte, bien entendu, de ce manque d’attraits et de cette totale insignifiance, gardant au cœur bien des amertumes et des déboires, d’inguérissables blessures, Corentine avait fini par se rejeter vers l’argent, par faire de l’avarice son péché mignon et sa constante pratique. Elle habitait à un sixième étage, dans une mansarde à tabatière, se nourrissait de pain et de fruits ou de charcuterie, ne buvait que de l’eau, et entassait sou à sou tant qu’elle pouvait. Y avait-il, à son école, une corvée supplémentaire dont on ne savait qui charger? Elle était là, elle, toujours de loisir, toujours disposée, toujours à l’affût d’une obole à gagner. Elle avait de même trouvé quelques leçons particulières pour ses soirées, ses jeudis et ses dimanches, et, avec les bribes d’héritage qui lui étaient échus, avait réussi à amasser déjà une douzaine de mille francs. L’argent, le seul dieu qui n’ait pas d’athées, avait pour elle un incomparable et capiteux prestige. A notre époque plus que jamais, songeait-elle, l’argent, c’est tout: c’est l’indépendance, c’est la sécurité, c’est la force, l’autorité, le bonheur,—c’est tout! Et peut-être ajoutait-elle tout bas: «C’est un mari!» Car cela s’achète, les maris: il suffit d’y mettre le prix. Dans sa maison, au-dessous d’elle, demeurait un commis de banque, un petit juif, avec qui, par l’entremise de la concierge, elle était entrée en relation. «Ah! il a un rude flair, le père Sakaël! lui avait un jour conté Mme Pipelet. En voilà un qui est futé, qui s’entend en finances, dans tous les micmacs de bourse, qui en possède, des tuyaux! Ah! c’est superbe! Les youpins, voyez-vous, mamzelle Rousselin, ils ont ça dans le sang; ils ont le nez, quoi! le nez de marque, le nez fait pour ça! comme les habillés de soie, sauf votre respect, ont le groin fabriqué pour déterrer les truffes. Et ce qu’il en déterre, M. Sakaël! Ah! un lapin, ce youpin! Un maître renard! —Pour peu que vous continuiez, toute la basse-cour, aussi bien que la ménagerie, va y passer, interrompit Corentine en souriant. —On ne saurait lui décerner trop d’éloges, mamzelle, on ne saurait trop prôner ses mérites. Figurez-vous qu’hier il m’a fait gagner trois cents francs! Le mois dernier j’en avais déjà palpé cent trente. —Comment cela? demanda aussitôt Corentine, l’œil brasillant de convoitise. —Il m’avait acheté, voilà quinze jours, dix actions des mines d’or d’Aqua-Tinta. Hier il m’a dit: «Faut vendre ça, m’ame Pipelet, ça ne montera pas plus haut.—Vendez, que j’ lui réponds!» Moi, je le laisse faire, vous concevez? Il est autrement ferré ... Malin comme un singe, que j’ vous dis, le père Sakaël! Alors il a vendu, et j’ai trois cent et des francs de bénef.» Quelques semaines plus tard, Mme Pipelet annonçait à Corentine un nouveau gain, dû encore à l’habileté et au «nez» de M. Sakaël. Cette fois, la brave fille n’y résista plus. «Si je pouvais avoir ma part du gâteau!» se dit elle avec une frémissante impatience. «Est-ce que ce monsieur consentirait?... demanda-t-elle à la concierge. —A quoi, mamzelle? —A faire pour moi ce qu’il fait pour vous? J’ai quelques économies: s’il pouvait me les faire fructifier ... —Je veux bien lui en toucher deux mots. Je ne crois pas qu’il refuse: il ne cherche qu’à obliger le prochain, qu’à rendre service à tout le monde, M. Sakaël. Ah! c’est un chouette particulier, la perle des locataires!» Selon les prévisions de Mme Pipelet, le petit père Sakaël voulut bien se charger d’indiquer à Mlle Rousselin quelques «bétites blacements afantageuses». «Buisque fous fous indéressez à cette cheune bersonne, montame Bibelet! Engeanté de fous être acréaple!» Comme sa sœur Irène, de navrante mémoire, Corentine préférait les lumières des étrangers, les avis et «tuyaux» d’une concierge ou d’un voisin, à ceux de sa famille, aux conseils et aux recommandations de son beau-frère, dont le titre de chef de bureau au ministère des Finances annonçait cependant quelque expérience en la matière et aurait dû lui valoir un peu de considération. Mais non; il suffisait que ce fût son beau-frère, sa famille; il suffisait que le bon sens et la raison fussent de ce côté, pour que Corentine, à l’exemple d’Irène, n’en voulût point et passât sur-le-champ à l’autre bord. Il est vrai de dire aussi qu’elle était en ce moment brouillée—encore! mais la vie est faite pour cela!—avec sa sœur Jeanne. Ah! les vieilles filles! «Toutes, des entêtées, des aveuglées, des névrosées, des détraquées, des folles! comme le répétait si volontiers Hector Jourd’huy. Toutes, des malheureuses! Toutes, plus qu’aucune autre descendante de la mère Ève, destinées à subir l’inexorable et indéfectible loi proclamée par Jehovah, la sentence sans appel: _Tu seras sous la puissance de l’homme_; toutes, livrées à l’exploitation et à l’oppression, à la tyrannie, la perfidie, et au mépris des fils d’Adam!» Il n’y avait pas trois mois que le complaisant petit père Sakaël s’était chargé de faire «vrugdivier» les économies de Corentine Rousselin, lorsqu’un beau soir il ne rentra pas au logis. Le lendemain non plus, le surlendemain pas davantage. Qu’est-ce que cela signifiait? Pas n’est besoin de le dire, n’est-ce pas? Mme Pipelet courut à la maison de banque où le plus habile des financiers avait dit qu’il travaillait: il y avait des années qu’il en était sorti. Dans sa chambre, que le commissaire de police fit ouvrir, on ne trouva plus que le lit,—une couchette d’acajou pas trop mauvaise,—une table-toilette tout éclopée, un fauteuil éventré, et, au fond d’un placard, une paire de vieilles bottes, qui semblait dater de l’invasion des Cosaques et du retour de nos rois légitimes «dans les fourgons de l’étranger». Tout le reste avait été déménagé, s’était envolé, sans que Mme Pipelet y eût vu autre chose «que du feu», selon ses propres paroles. Elle en fit une maladie, la pauvre chère dame: maître renard, le plus lapin des youpins, lui avait vidé tout son bas de laine, soutiré jusqu’à son dernier centime. «Je me suis même fait avancer quatre cents francs par la propriétaire ... C’est ce brigand-là qui m’y a poussée! Il me cornait sans cesse aux oreilles ses achats de mines de ... de je ne sais quoi! des Rio-Valusio ... Valerio ... C’était si avantageux! Une si superbe occasion! Des bénéfices considérables! Et sans le moindre danger! Et pataci et patalaut’! Ah! Seigneur mon doux Jésus! qu’il y a donc de la canaille en ce bas monde!» Quant à Corentine Rousselin, ruinée comme sa concierge, dépouillée de son cher magot, de ce qui était son sang, son âme et sa vie, elle n’y résista point. Un soir, elle se calfeutra dans sa mansarde, alluma un réchaud de charbon ... Et son âme indignée s’enfuit en gémissant chez les ombres. X Mme Bombardier continuait à se consoler de son échec à la présidence du Grand Congrès Féministe et à oublier la cruelle humiliation que lui avaient si traîtreusement infligée ses collègues, sœurs d’armes et bonnes amies. Cette consolation, elle l’avait trouvée près d’elle, dans un charmant jouvenceau, qui lui était comme à point nommé et tout exprès tombé du ciel. C’était le neveu de son intime mais bien inconstant et infidèle complice, de Léopold Magimier, le député de Seine-et-Loire. Il était le fils de ce tanneur et marchand de peaux, qui, en fournissant naguère à son frère aîné, candidat électoral, un stock important de bottes à l’écuyère, lui avait rendu un signalé service. Félicien Magimier, notre jouvenceau, entrait dans ses dix-sept ans, et, de son collège de province, venait d’être envoyé comme interne au lycée Janson-de-Sailly. Malgré son notoire égoïsme et son j’ m’enfoutisme proverbial, M. le député n’avait pu refuser de lui servir de correspondant, et, lorsqu’une épidémie de fièvre typhoïde se déclara parmi les élèves et amena leur licenciement, Félicien vint tout naturellement se réfugier chez son oncle. C’est alors qu’Angélique lança le filet sur cette proie. A l’exemple d’une autre prêtresse de l’Émancipation, de cette bouillante et incandescente citoyenne Nina Magloire, réduite à déménager tous les trois mois par suite des trop pratiques leçons qu’elle ne pouvait s’empêcher de donner aux adolescents de son entourage, et des avanies et algarades qu’elle s’attirait de la part des papas et mamans, Angélique Bombardier avait un culte spécial pour la timide et naïve jeunesse. Ancienne adepte d’Enfantin, qui proclamait si bien «la réhabilitation de la matière et les avantages de la promiscuité»; passée plus tard à Fourier, qui réclamait non moins éloquemment «l’égale liberté des passions pour l’un comme pour l’autre sexe», et montrait «dans l’île d’Otahiti, dans l’absence de contrainte et les puissantes facultés amoureuses de ses habitants et habitantes, l’exemple à suivre, le modèle des sociétés futures», Angélique Bombardier avait toute sa vie mis sa conduite d’accord avec ces principes et témoigné en amour de la plus entière indépendance. «Est-ce que les hommes se gênent? Ne les voyons-nous pas courir à leur gré, voltiger de fleur en fleur? Pourquoi donc nous, infortunées femmes, serions-nous seules recluses, seules immobilisées, seules enchaînées à d’ignominieuses conventions, esclaves toujours?...» Etc. Évidemment! Pourquoi? On est égaux, que diantre! ou on ne l’est pas. D’autant plus qu’Angélique Bombardier ne faisait pas grand mystère de ses facultés intimes. Si elle n’allait pas jusqu’à s’écrier en plein tribunal, comme cette terrible Nina Magloire: «Est-ce ma faute si j’ai du tempérament, monsieur le président?» Elle ne laissait pas de pousser, dans _l’Affranchie_, certaines doléances que les initiés savaient bien à qui appliquer. Quand elle écrivait: «Que voulez-vous que devienne une petite veuve de vingt ans, saine de corps et saine d’esprit, possédant bon pied, bon œil et excellent appétit? La forcerez-vous à s’astreindre à des jeûnes débilitants, à se macérer et se mortifier, se détraquer et se détruire, comme les nonnes d’autrefois? Non, il est fini, ce temps-là, et on ne fait pas de révolution avec le passé!» c’était à elle qu’elle songeait; la petite veuve, c’était elle, bien que son veuvage datât de ses trente ans et eût été précédé d’une séparation de corps de plusieurs années, très mouvementées et très gaiement remplies d’ailleurs. C’était sa propre cause qu’elle plaidait. Loin d’accoiser ses ardeurs, l’âge semblait les avoir attisées; mais, de même que les vieux pénards s’attaquent de préférence aux jeunes poulettes et frais tendrons, c’étaient de tout jeunes coqs qu’il lui fallait, de mignons et fringants et frétillants éphèbes qu’elle reluquait et cherchait. Mon Dieu, oui! Et, tout comme son émule Nina Magloire encore, elle aurait pu répondre: «C’est bien mal, mais je n’aime que ça!... C’est bien mal, mais vous-mêmes vous reconnaissez que les hommes mûrs ont un faible pour le fruit vert; pourquoi donc, nous, leurs égales en tout et partout, serions-nous différemment construites et n’éprouverions-nous pas ce même penchant? Soyez donc logiques, voyons, messieurs!» Logique, elle ne l’était cependant pas jusqu’à demander, comme elle l’aurait dû en toute justice, que la loi fût la même pour les vieilles polissonnes, chatouilleuses et déniaiseuses d’écoliers, que pour les séniles amateurs de fillettes et initiateurs d’ingénues. Non, elle voulait bien s’abstenir ici de réclamer, et laisser à ces messieurs tout le dam et le châtiment. Ne se croyait-elle pas d’ailleurs, malgré ses quatre-vingt-dix-huit kilos, toujours jeune, l’allègre et vaillante Angélique, et plus que jamais ne lançait-elle pas, de sa maigre voix flûtée, enfantine et cristalline, son fameux mot d’ordre, son cri d’armes et héroïque devise: «Restons jolies, mesdames, restons jolies!» Logique, elle ne l’était pas non plus jusqu’à soupirer, avec une autre de ses consœurs, l’aimable et sentimentale romancière Rita Viazzi: «N’est-il pas révoltant qu’on tolère des maisons de joie pour ces messieurs, et qu’on n’ait pas songé à nous, qu’on ne fasse rien pour nous, pauvres et pitoyables femmes?» Encore moins tombait-elle dans les exagérations et perversions reprochées aux Gabrielle de Surgères, Florence Stuart, Lina Rozetti et autres «insexuées», autres «fin de siècle». Non, de ce côté, Angélique Bombardier n’était pas à la hauteur, pas dans le train. Elle en était restée au vieux jeu, à l’amour rococo, l’amour du mâle, et ne méritait nullement, selon la remarque du caustique Chantolle, «ce titre d’«émancipée» dont elle se targuait ... Nulle plus que vous, au contraire, suave Angélique, continuait-il, n’est soumise à ce tyran maudit, à ces monstres d’hommes. Et c’est ce qui fait votre éloge, ce qui fait votre gloire, ma toute belle; c’est par là que vous rachetez vos sottises et vos iniquités.» Elvire Potarlot, elle,—pas plus que Katia Mordasz,—ne pouvait admettre pareils écarts. Tout ce qui était matière et sens lui répugnait. Malgré son divorce et les nombreux «changements de main» qu’elle avait subis, malgré sa persistante liaison avec le drôle qui vivait d’elle, qui la grugeait, la battait et déversait sur elle le ridicule et l’opprobre, l’amour, pour Elvire, n’était qu’un besoin du cœur, l’occasion de se mieux dévouer et de se donner tout entière. Il ne le savait que trop, ce misérable Émilien Bellerose. La directrice de _l’Émancipation_ ne prouvait que du mépris pour l’infatigable et volage, quoique volumineuse, directrice de _l’Affranchie_. «C’est une honte! A son âge! De tels scandales! Elle déshonore le parti, cette vieille folle!» s’exclamait-elle. A son tour, songeant à l’ignominieuse chaîne à laquelle Elvire était rivée, aux nombreux horions et fréquentes gourmades que lui distribuait si généreusement et en témoignage de gratitude l’amant qu’elle entretenait, Angélique s’indignait et fulminait. «C’est abominable! Avec son ignoble individu, elle nous compromet toutes, nous salit toutes! Nous n’avons pas besoin de ... On appelle ça des marmites, n’est-ce pas? Et à son âge! Oh! oh!» Mais, en ce moment, elle était toute à la joie, toute à l’ivresse, l’ardente et débordante Angélique. Comme une ogresse à qui il tomberait des cieux de la chair fraîche, elle avait vu débarquer chez son bon ami Magimier ce petit collégien ... Riche affaire! Le député Magimier et son Égérie habitaient à proximité l’un de l’autre, dans le bas de l’avenue Marceau; Félicien était donc tout à portée et comme sous la coupe de ladite Égérie, qui ne demandait qu’à devenir la sienne, à être sa confidente et gouvernante, sa consolatrice et protectrice,—sa petite maman. Matin et soir elle l’attirait chez elle, le retenait à sa table, l’intronisait dans le sanctuaire de la toilette, se vêtait ou se dévêtait devant lui,—un enfant, cela ne tire pas à conséquence!—jouait, disputait et plaisantait avec lui. «Donnez-moi votre main, grand bébé! —Pourquoi? —Donnez donc! —Dites-moi auparavant pourquoi faire? —Donnez, vous dis-je! Vous le saurez après. Donnez donc! Ah! vous ignoriez que je possède la faculté de lire l’avenir dans les lignes de la main! Je suis une magicienne, monsieur, une sorcière, si vous préférez ... —Oh! sorcière! —Tout ce qu’il y a de plus sorcière! Vous allez voir cela! Ne retirez donc pas votre main, petit peureux, laissez-la ... Là, comme ceci! Je commence ... Contournons la ligne de vie: nous y reviendrons après; traversons hardiment la plaine de Mars et remontons jusqu’à la ligne du Soleil ... Oh! oh! mais ... qu’est-ce à dire? Vous ne vous vantiez pas de cela, jeune homme! —De quoi donc, madame? —Vous voyez bien ce petit demi-cercle, ici? —Oui, madame. —C’est l’anneau de Vénus. Eh bien, ce petit demi-cercle, cette courbe renflée et saillante, m’indique que vous serez ... que vous êtes déjà très amoureux! —Oh! —Il n’y a pas de «Oh!» qui tienne! Très amoureux! Très amoureux!» Certainement, parmi les condisciples de Félicien, il en était plus d’un qui n’aurait pas manqué de prouver sur-le-champ à la sorcière qu’elle pronostiquait juste. Combien d’écoliers, que de complaisantes dames mûres, sèches ou blettes, de généreuses, attentionnées et dévouées douairières, se sont ainsi ingéniées à diriger vers les sentiers du paradis terrestre et à initier aux douceurs du fruit défendu! Combien de respectées et respectables matrones se faisant ainsi à huis clos les éducatrices de la timide adolescence! Tant il est vrai que les extrêmes se touchent, et que si les Arnolphes affectionnent les Agnès, les comtesses Almavivas ne rebutent point les Chérubins. Oh non! Et cependant, malgré l’égalité absolue des deux sexes, ce sont les Agnès seules que la société, aussi bien que la loi, songe à protéger. Les Chérubins s’en tirent comme ils peuvent. On punit les détournements de mineures: ceux de mineurs, on les ignore ou on en rit. «Drôle d’égalité! Étrange justice!» s’écriait un jour Elvire Potarlot, dans un de ses articles de _l’Émancipation_, en faisant allusion aux frasques de sa rivale, la directrice de _l’Affranchie_. Et, par haine de celle-ci autant sans doute que par esprit d’équité, elle terminait par cette imprécation, totalement dépouillée d’artifice et d’atticisme: «Haro sur les corruptrices, aussi bien que sur les corrupteurs de l’enfance! Vieilles cochonnes et vieux cochons, cela va de pair, et il faudrait fouailler et cingler les unes comme on étrille et fustige les autres!» Élevé dans son trou de province et introduit, depuis quelques semaines seulement, dans le monde scolaire parisien, Félicien Magimier n’avait pas encore eu le temps de perdre sa gaucherie ni sa fleur et conservait tout le velouté de l’ignorance. «Et je ne réussirais pas à t’apprendre ... Et ce serait une autre que moi qui cueillerait ... Ah mais non! Ah mais non! protestait à part soi et avec une farouche véhémence la généreuse Angélique. Tu es là, mon bijou, et je ne te laisserai pas ... Ah mais non! Il faudra bien que ... Tu auras beau faire le petit serin: bon gré mal gré, il faudra que tu y passes!» Elle le questionnait insidieusement: «Vous n’avez laissé là-bas, chez vous, aucune affection? —Oh! si, madame. J’ai maman ... —Je ne parle pas de vos parents. Il n’y a pas là-bas une petite bonne amie? Répondez donc! Allons! —Non, madame. —Bien vrai? C’est bien vrai, ce gros mensonge-là? —Non, madame, je ... je ne mens pas. —Pas la plus mince passionnette? —Aucune, je vous assure.» C’était regrettable; il aurait pu si bien alors lui conter ses peines, épancher en elle tous les regrets que l’absence lui causait! Elle aurait si bien su le réconforter et le cajoler! N’était-il pas son grand enfant, son bébé chéri? Elle changea de tactique deux jours après. Comme ils étaient assis côte à côte sur le divan du petit salon où elle recevait ses intimes, elle imagina de lui narrer en détail la troublante et orageuse nuit qu’elle avait passée. «Hier soir, je suis allée au théâtre, aux Variétés ... Le mari d’une de mes anciennes amies, veuf depuis plusieurs années, était venu m’inviter ... Je n’ai pas pu refuser ... Il est ingénieur à Brest, et ne se trouve que pour quelques jours à Paris. Nous avons dîné ensemble bien tranquillement; mais je n’ai pas tardé à m’apercevoir que mon compagnon était épris de moi. Chemin faisant, en voiture, il me serrait le bras, son pied cherchait sans cesse le mien ... Ce fut bien pis dans la baignoire où nous prîmes place! J’étais au supplice! Sa main ne quittait pas la mienne; il me dévorait des yeux ... Je m’étais décolletée: je ne pouvais pas me douter ... et son regard plongeait, plongeait ... J’en étais affreusement gênée! En me ramenant, il me conjura de le laisser monter. J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire entendre raison ... Il m’avait ressaisie dans ses bras ... Quelle nuit cela m’a valu, Félicien, si vous saviez! Je n’en ai pas fermé l’œil! Mes nerfs étaient dans un état! J’avais le sang en ébullition, du feu qui me courait dans les veines ... Et encore en ce moment ... Avoir eu cet homme auprès de moi toute la soirée, à me supplier, me frôler, me presser, me griser ... Cela ne vous fait donc rien, ce que je vous raconte là?» reprit-elle tout à coup en se penchant vers son silencieux auditeur et en appuyant distraitement la main sur lui. Félicien de se reculer bien vite, comme si un précipice se fût soudain ouvert sous ses pieds. La vieille dame de réitérer alors son mouvement d’approche. «Ah! je vois bien que vous ne connaissez pas ces émotions!» finit-elle par soupirer avec une sourde rage. Il fallait y renoncer, en effet: il était vraiment trop coquebin, le chérubin. Mais ce que femme veut Dieu le veut, et quelques jours plus tard dame Angélique réussissait à enlever la place et à ravir le trésor tant convoité. C’est au bon cœur de Félicien qu’elle s’adressa, par les sentiments qu’elle parvint à le prendre. «Ah! cher enfant! Vous ne savez pas ce que c’est que la vie d’une femme! Vous ignorez toutes les souffrances auxquelles nous sommes en proie, de combien d’ornières notre route est traversée, que de ronces et d’épines obstruent notre chemin! Étais-je née, moi, pour cette existence solitaire, désolée et dévastée? L’homme que j’aimais, que je croyais aimer plutôt, de qui, à l’aube de mes dix-huit ans, pleine de confiance dans l’avenir, toute pétrie d’illusions, hélas! j’avais accepté le nom, m’a indignement, abominablement trompée. J’ai fait avec lui le plus rude apprentissage qu’on puisse imaginer; du premier coup, j’ai atteint les abîmes de la douleur, touché l’extrême fond du désespoir. Mais que Dieu lui pardonne, à cet ingrat! Je n’avais pas vingt-cinq ans, et déjà mon bonheur était perdu sans retour, mon existence gâchée, à jamais brisée! Plus de foyer, plus d’asile, de repos, plus rien! Si seulement, en me quittant, cet homme, que je ne peux plus qualifier de monstre, puisqu’on doit le respect à toutes les tombes ... S’il m’avait laissée mère! Ah! un enfant! Comme il aurait été le bienvenu! Comme je l’aurais idolâtré, ce petit être! Comme il aurait rempli mes jours, absorbé toutes mes forces, transformé toute ma vie! Hélas! Dieu m’a refusé cette suprême joie! Alors, mon ami ...» Longtemps elle continua de la sorte, l’infortunée et pitoyable Angélique. Elle possédait à merveille ce qu’on nommait jadis «le don des larmes», et de gros pleurs perlaient sous ses paupières, roulaient un à un le long de ses joues ... _Ahi! povera! povera!_ Ajoutons qu’elle exprimait ces doléances dans un costume assez sommaire;—elle était justement à sa toilette lors de l’arrivée de Félicien; elle n’avait eu que le temps de jeter sur ses épaules une camisole de satinette grenat, et de plantureuses richesses, des contours d’une mate blancheur et d’une ampleur audacieuse saillaient dans l’entrebâillement, tous ses trésors s’échappaient de leur écrin ... Pour comble, elle avait enserré dans ses bras son jeune confident, et elle le pressait sans relâche, frénétiquement et désespérément, contre elle, lui maintenait le visage plongé dans les flots de ce Pactole, au milieu de cet océan de vivantes splendeurs, de chairs tièdes et mouvantes, toutes frémissantes et débordantes. Il ne pouvait faire autrement que de comprendre, à la fin des fins, et de se résoudre à essuyer ces larmes et consoler cette formidable et lamentable Cybèle. Mais il y avait mis le temps! Que les garçons sont donc godiches, mon Dieu! L’oncle Magimier ne paraissait nullement se douter des périls que courait ainsi et tout près de lui la vertu de son pupille. Y aurait-il songé, qu’il s’en serait probablement aussi peu soucié que des intérêts de ses électeurs et de tout ce qui ne touchait pas directement sa chère personne. Quoique l’hiver approchât, et que, par suite, le règne des femmes grasses et riches de seins fût près de succéder à celui des beautés sveltes, aux formes indigentes, il continuait d’aller de temps à autre porter sa très modeste offrande à Mlle Clara Peyrade, l’enthousiaste admiratrice des fils de Jonathan. En scrupuleux disciple de Salomon, en vrai «Sage», Magimier était de plus en plus partisan des «professionnelles». «Quand vous voulez vous faire tailler un pantalon ou une jaquette, à qui vous adressez-vous? disait-il. Vous n’allez pas frapper à la porte du premier venu, n’est-ce pas? Vous cherchez un artisan patenté, un tailleur sachant son métier et le pratiquant dans les meilleures conditions possibles. Désirez-vous entendre de bonne musique? Vous fuyez comme la peste ces malencontreux et maudits amateurs, ces pitoyables pianistes et abominables cantatrices de salon, qui vous écorchent si terriblement les oreilles: vous vous rendez à l’Opéra, chez de vrais artistes. Avez-vous une course à faire en voiture? Il vous faut un cocher connaissant son Paris, expert dans le maniement des chevaux, ayant, en outre, acquitté ses droits d’exercice et possédant patente nette. Vous n’avez rien à gagner,—comme nous l’expliquait si bien un soir ce cher d’Amblaincourt, d’après les observations d’un moraliste de notre temps,—rien à gagner avec les irréguliers et les maraudeurs: ils conduisent mal d’abord et risquent de vous verser; puis ils affichent souvent des prétentions excessives, tentent de vous imposer des tarifs exagérés, et n’hésitent pas, si vous récalcitrez, à vous chercher querelle et à vous chanter pouille; enfin, et pour comble, ils ne brossent ni ne battent jamais leurs coussins, ne nettoient point leur voiture, et vous exposent à emporter d’eux et de ladite carriole quelque tache ou autre désagréable souvenir. Vivent donc les gens de métier! Hurrah pour les professionnels!» «Notez bien ensuite, continuait Magimier, avec tous ses camarades et compères les Salomoniens, notez bien que, dans l’espèce, «professionnelle» est synonyme de «momentanée», et quoi de plus commode et de plus agréable? Chez ces dames, vous êtes sûr d’être toujours bien accueilli, toujours bien servi,—si, par hasard, vous ne l’êtes pas, si l’une d’elles répond insuffisamment à vos espérances et vous satisfait mal, vous en êtes quitte pour n’y plus retourner et aller frapper ailleurs,—toujours certain de n’avoir pas affaire à d’ignorantes petites nigaudes ou à des pimbêches qui n’osent y toucher, tranchent de la sucrée et font leur Sophie; et de ne trouver, au contraire, que d’avenantes odalisques, d’habiles, savantes et complaisantes sultanes. Ces relations, vous pouvez à votre gré les resserrer, les détendre ou les rompre; elles ne vous enchaînent pas, ne vous imposent aucune charge, ne vous engagent à rien, vous laissent pleine et entière liberté, ne vous procurent, en un mot, que du plaisir ... Du plaisir sans scandale et de l’amour sans peur. Vivent donc, vivent les professionnelles et momentanées, passagères et hospitalières! Foin des bégueules et mijaurées, des rêveuses, vaporeuses, poseuses et raseuses!» Ainsi pourpensait à part soi ou ratiocinait au milieu de ses intimes l’avocat des «Émancipées», le porte-parole, le _leader_ et _debater_ des adeptes de la Revendication. «Ah! si notre sexe avait le droit de voter et si les femmes étaient éligibles, nous n’aurions pas la honte d’être représentées par un tel abominable sauteur! s’écriait volontiers Elvire Potarlot, qui connaissait son Magimier à fond et voyait toujours dans le suffrage universel l’unique et suprême panacée. Mais hélas! il faut bien se servir des instruments que l’on trouve, si imparfaits, si vicieux et abjects qu’ils soient ... quand on n’en a pas d’autres! A défaut de grives ...» Chez cette brave Clara Peyrade, Magimier se plaisait à bavarder, ou plutôt à écouter les panégyriques qu’elle ne se lassait pas de débiter à la gloire de la race anglo-américaine, de ses mirifiques progrès et de son paradisiaque état de civilisation. «On n’a pas idée, mon ami, quels rustres et quels goujats que ces citoyens-là! s’écriait-elle. C’est ce qui dès l’abord m’a le plus frappée et nous frappe tous le plus, nous, habitués à la courtoisie française et à l’urbanité, l’aménité et la grâce des peuples latins. Là-bas, dans les rues, les hommes sont toujours pressés ... _Time is money_ ... et femmes, vieillards, enfants, ils bousculent tout sans pitié. Il s’agit d’arriver, voilà tout, d’arriver vite: tant pis pour les gêneurs, et tant pis pour les faibles, les souffrants et les petits! Telle est leur morale. Et de quelle façon ils se tiennent et se comportent dans les restaurants, dans les brasseries, théâtres, cafés-concerts, dans les tramways et chemins de fer, dans tous les lieux publics! C’est à vous dégoûter ... Ça s’étend, ça s’étire, ça vous flanque des coups de coude, ça vous met ses jambes en l’air et vous fourre ses semelles sous le nez, ça vous rote au visage, ça chique sans cesse: on ne voit que mâchoires aller et venir; ça crache partout: de longs jets de salive qui se plaquent ici, là, à droite, à gauche ... Ah! quel sale monde! Et si tu les voyais manger des huîtres! On vous les sert sans coquille, mon cher, les douze huîtres toutes ensemble dans une tasse, pour que vous n’ayez pas la peine de les détacher et ne perdiez pas de temps ... Vous n’avez qu’à avaler ça ... C’est appétissant, hein? Ils font de même pour les œufs à la coque: pas besoin de coquetier! On casse trois œufs qu’on verse dans un verre, et on boit. Ils ne comprennent pas, selon la remarque faite par l’un de nous, combien la forme donne d’attrait aux choses et accroît même leur saveur. Cette délicatesse surpasse leur jugeotte. Nous aimons que les fruits aient non seulement leur enveloppe extérieure, mais leur fin duvet, leur velouté. Eux, ça leur est bien égal! Au contraire, ils vous présentent leurs pommes, poires ou oranges toutes pelées et épluchées, leurs raisins égrenés même, je crois bien,—pour qu’on ne perde pas de temps, toujours! On s’imagine en Europe que ce peuple-là est civilisé: ça dépend de ce qu’on entend par civilisation. D’abord, en dehors de leurs grandes villes, en dehors de leurs railways, de leurs fils télégraphiques et téléphoniques, il n’y a autant dire rien: c’est comme un désert, un immense steppe, où parquent çà et là des troupeaux, où les _cow-boys_, les trappeurs et autres bandits se font la guerre entre eux, dévalisent et chourinent les voyageurs assez imprudents pour s’arrêter dans ces parages, et s’attaquent même fréquemment aux trains de chemin de fer qui passent, lancés à toute vapeur. Il ne faut pas s’attendre à trouver des routes à travers ces contrées, des routes tracées et entretenues. Rien de tel. Tout est pour les villes, les grands centres; le reste, on ne s’en occupe pas; c’est le domaine des buffles, des flibustiers, des sauvages, hommes et bêtes. En maints endroits, par maints côtés et de maintes façons, cette sauvagerie se communique aux villes et perce dans les lois, mœurs et coutumes des habitants. Ainsi, dans certaines provinces du Sud, c’est le shériff, c’est-à-dire le premier magistrat ou maire de la localité, qui pend les condamnés et fait l’office de bourreau. Chez nous, le bourreau est tenu à l’écart, en aversion et mépris; c’est le plus déconsidéré et le dernier des individus: chez eux, c’est le plus honorable et le premier des citoyens. —Ils sont logiques, et nous ne le sommes pas, interrompit Magimier. —Possible! C’est une autre question. Mais tu vois quelle divergence d’opinions, et combien notre civilisation, à nous, diffère de la leur. La dureté, la cruauté paraît d’ailleurs innée chez eux, comme infusée dans leur sang, et cette cruauté se manifeste surtout à l’égard des faibles, des petits, des pauvres, de tous leurs inférieurs ou de tous ceux qu’ils jugent tels. Ah! pour une démocratie, c’est une jolie démocratie! «L’Indien n’est bon que tué»: voilà un de leurs proverbes. Les Chinois, «les créatures à queue de cochons», ainsi qu’ils les qualifient, ils ne se contentent pas de les maltraiter; à l’occasion, ils les massacrent pour les voler et les dépouiller, et les tribunaux absolvent toujours ces assassins. «Le Chinois,—John Safran, la peste jaune,—ne doit pas être considéré comme un être humain, mais comme de la vermine»: voilà encore un de leurs principes et de leurs axiomes. Le nègre non plus, et encore bien moins, n’est pas un être humain pour eux.—Seul sans doute frère Jonathan s’estime digne de représenter l’humanité.—Le nègre, le gentleman coloré, c’est avant tout, et le terme est doublement mérité, c’est leur bête noire. De même que les blancs, émoustillés par la curiosité et la différence de couleur, se passent volontiers la fantaisie de chiffonner une négresse, de même les nègres ont la passion des femmes blanches; et comme ils n’en trouvent pas aisément, par suite de la répulsion qu’on a pour eux,—fruit défendu n’en est que meilleur,—il advient souvent que des blanches, femmes, filles, parentes ou servantes de fermiers principalement, sont violentées. C’est ce qu’on nomme le _crime usuel_, le crime ordinaire, tant il est répandu. Le coupable, s’il est pincé, ne peut avoir de doute sur le sort qui l’attend. On le pend, on le «lance vers Jésus»: c’est encore une de leurs aimables locutions, à ces rigides puritains, ces pieuses âmes; ou bien on le larde à coups de couteau; ou bien on le met à la broche, on le fait rôtir à petit feu; à moins qu’on ne préfère l’arroser de pétrole et le faire flamber ... Je me souviens d’un malheureux noir, près de Louisville, accusé d’un attentat sur une petite servante irlandaise, qu’il avait osé, lui, cet odieux et affreux coloré, trouver à son goût. On l’attrape, on l’attache sur-le-champ à un poteau, on entasse au pied des fagots, et on y met le feu, on le grille tout vif, comme un porc, allez donc! Le soir même, on découvre qu’il y a erreur; ce n’était pas lui, mais un de ses frères, qu’on s’est empressé ... —De lyncher pareillement? —Et sans autre forme de procès. Aussitôt pris, aussitôt pendu, ou lardé, ou grillé, selon les hasards et le caprice..... Et ces mêmes vertueux personnages, qui s’indignent si fort de voir un nègre embrasser une blanche, pratiquent à Chicago, à Saint-Paul, à Milwaukee, en maintes villes, la traite des petites négresses, les vendent ou les achètent comme esclaves pour les faire servir à leurs plus sales passions. Car c’est bien autre chose qu’en France, tu sais, là-bas! —Il paraît; c’est ce que j’ai lu. —Ils ne tolèrent pas une statue découverte; il ne faut jamais qu’on aperçoive un mollet ou une poitrine: _shocking! indecent!_ Ils les habillent toutes en public, la Vénus de Milo comme l’Apollon du Belvédère. Ça ferait rougir ces anges; ça pourrait altérer l’innocence de ces blancs agneaux, inspirer de coupables pensées à ces colombes; et quel malheur! quel désastre! quelle désolation! Et ces salauds-là, mon cher, ils prostituent l’enfance à plaisir; ils ont des théâtres où ils exhibent des petites filles aux trois quarts nues et qui dansent ... Faut voir quelles danses! Ils tiennent des lupanars de petits garçons. Ils trafiquent des négrillons et des Chinois mâles ou femelles, sachant bien qu’il n’y a que l’esclavage qui peut procurer à la débauche pleine licence et toute satisfaction. —Comme chez les Grecs et les Latins. —Oui, ils ont renouvelé tous ces jeux-là; mais sans la grâce latine ni l’élégance grecque, par exemple, ah certes non! avec la brutalité et la bestialité de vrais sauvages, avec surtout cette hypocrisie puritaine et hautaine, sèche, glaciale, perfide, abominablement cruelle, qui est bien la chose la plus répugnante et la plus révoltante ... Je ne suis pas une vertu, moi, tant s’en faut; je ne me targue pas comme eux de pruderie et d’austérité; je fais la noce, quoi! Eh bien, ces cocos-là ont trouvé moyen de me scandaliser, moi! moi! —C’est ce que tu me dis souvent. —Je t’ennuie, mon pauvre gros, avec toutes ces réminiscences ... —Mais non, au contraire, tu m’intéresses ... Continue! Parle-moi donc un peu de leurs femmes. —Je les ai vues de moins près, tu devines pourquoi. Bien que n’étant ni négresse ni Chinoise, je n’étais pas reçue dans les salons de ces dames; mais je les connais tout de même. Au surplus, ce que je puis dire d’elles, tout le monde le sait, chacun a pu l’apprendre ici ou là. Elles ne veulent plus d’enfants, leurs femmes; c’est gênant, les grossesses, ça prend du temps, c’est coûteux, c’est bébête, _stupid_. Seules les créatures inférieures peuvent accepter ce lot d’épouse et de mère: voilà ce qu’elles proclament ... —Mon Dieu! C’est aussi ce que pensent les nôtres, observa Magimier. —Oui, ce sont les idées de la femme moderne, de la femme sans sexe..... Ça ne doit guère vous plaire, ces idées-là, à vous autres, messieurs? Des femmes qui ne veulent plus être femmes: c’est drôle! c’est cocasse! Là-bas, beaucoup s’appliquent à singer les hommes, à se rendre indépendantes et hardies comme eux, à acquérir ou simuler la force virile. Et cela s’explique: la force est, avec l’argent, le seul moyen de se faire respecter. «Défendez-vous vous-même!» _Help yourself!_ Encore une de leurs maximes. Tant pis pour les faibles! Elles en sont arrivées, ces dames, à vouloir se faire soldats, comme les hommes, leur unique objectif; à s’enrôler, lors de la récente guerre contre l’Espagne, et tenter de renouveler les exploits des Amazones. L’essai n’a du reste pas réussi, ce qui est véritablement fâcheux. Aucune, même parmi les pauvres, ne consent plus à s’occuper des soins du ménage: les Chinois sont là. A peine en âge de marcher, les enfants—on en fabrique encore quelques-uns par surprise ou erreur—tiennent à être indépendants, eux aussi, à s’émanciper comme leurs mamans: il en résulte que la famille est toute disloquée, surtout avec le divorce comme ils le pratiquent, et qu’il n’y a plus de vie d’intérieur. Chacun tire de son côté: c’est le triomphe du quant à soi et de l’égoïsme en tout et partout. Chez nous, si les jeunes gens courent après les dots, les jeunes filles, jusqu’à présent,—celles du moins qu’on a préservées du féminisme, du modernisme et de l’américanisme, et qui sont restées Françaises,—ont conservé quelque idéal et font preuve encore de désintéressement. Idéal et désintéressement sont choses et termes absolument ignorés chez les Yankees, et les filles, comme les garçons, veulent de l’argent et ne courtisent que des dots. Le dieu dollar, toujours! Et personne ne s’en cache! Tout le monde le comprend et le proclame. Dans les théâtres, à la fin du spectacle, sais-tu ce que l’on voit? L’apothéose du dieu, mon cher! Un gigantesque dollar tout lumineux, tout flambant, entouré de rayons..... A la bonne heure! Au moins on pratique sa religion; on a le culte du veau d’or, ou on ne l’a pas! Quand une jeune fille est jolie et sans fortune, volontiers elle se met en loterie: je t’ai conté cela. Les garçons font de même. Drôles d’hymens! Et celles qui boivent, qui se soûlent, toujours pour copier les hommes! Il y en a des quantités là-bas, non seulement dans la classe infime, mais parmi les grandes dames et même les jeunes misses, les riches héritières. C’est au point que les principales couturières et les modistes en renom ont annexé des bars à leurs magasins, pour mieux allécher leur aristocratique clientèle. Ce n’est pas encore ces goûts-là qui rendront les jeunes personnes plus attrayantes et faciliteront les unions. Aussi se marie-t-on de moins en moins en Amérique; de plus en plus l’homme vit séparé de la femme..... —Comme ici. —Oui, comme chez nous. Le célibat, qui est un plaisir pour les hommes, qui les débarrasse de toute charge et de toute responsabilité, s’implante et s’étend de plus en plus..... Ah! vous êtes de rudes mufles tout de même! Je te demande pardon de te dire cela, mais c’est plus fort que moi! —Ne te gêne pas, ma biche! —Vous avez dévoyé les femmes tant que vous avez pu, fait le plus de déclassées possible, pour avoir le plus possible d’instruments d’amusement, de machines à jouissance..... —Pardon! C’est vous-mêmes, ce sont les femmes qui s’obstinent à se dévoyer ... —Avec cela! Crois-tu que si l’on ne m’avait pas fourré un tas de brevets inutiles,—et que je ne réclamais certes pas, ah Dieu non!—je serais allée battre la dèche par delà l’Atlantique, chez ces ostrogoths? —Plains-toi! Ils t’ont fourni des trésors d’expérience ... —Les seuls, hélas! que j’aie rapportés, et je les ai bien gagnés, va, chèrement payés! Quel pays! Quel peuple! —Un grand peuple! Le peuple de l’avenir, malgré tout ce que tu en dis! s’écria Magimier. —Eh bien, je plains l’avenir, conclut Clara. Si c’est là le progrès, le bonheur réservé à l’Ève future, je ne la félicite pas et lui cède volontiers ma place dans cet Éden. D’avance, je me console d’être sous terre. Il est passé le temps où l’on voyait un roi comme Louis XIV s’incliner devant toute femme qu’il rencontrait, fût-ce une servante ou une maritorne, et lui céder le pas. Aujourd’hui plus de galanterie, plus de déférence, plus de délicatesse; c’est le plus fort qui s’impose et passe le premier. «Malheur aux faibles!» Voilà la loi de ton grand peuple et de ce brillant avenir ... Bonsoir, chéri! A bientôt, n’est-ce pas? Tu ne m’en veux pas de tous mes papotages?» XI Armand de Sambligny éprouva, ce jour-là, une des plus vives surprises, une des commotions les plus fortes qu’il eût jamais ressenties. Il n’était cependant pas facile à émouvoir, M. le chef de bureau Sambligny: l’expérience des choses et la pratique des hommes, aussi bien que celle des femmes, l’avaient depuis longtemps aguerri et bronzé; mieux que quiconque, par son sang-froid, son égalité de caractère, son calme stoïque, son imperturbable philosophie, il méritait d’être comparé à un bon cheval de trompette. Mais il y a de telles circonstances! Il venait de succéder à Roger de Nantel comme secrétaire de la société de Salomon dont il faisait partie, et, pour remplir congrûment les obligations de sa charge et en vertu des pouvoirs à lui confiés, il avait dû aller prendre langue chez la discrète et vénérable dame de Saint-Géran, rue Tronchet. Certains salomoniens trouvaient trop restreinte encore la collection des types féminins inscrits au catalogue et mis à leur disposition. Il y en avait cependant de tout calibre et de toute couleur; il y avait des femmes colosses et des naines; des hippopotames, des girafes et des libellules; des spécimens de tailles ordinaires et des échantillons de grosseurs moyennes; il y avait des dames blondes comme les blés et d’autres brunes comme la nuit, des jaune pâle comme lin ou vif comme citron, des roux fauve et des rouge flamboyant; il y en avait des blanches et des basanées, des cuivrées et des noires d’ébène ... Mais l’homme n’est jamais satisfait, ses appétits sont insatiables et sa perversité ne connaît point de bornes. On avait voté l’adjonction sur la liste-programme de deux femmes aux cheveux acajou, l’une grasse et l’autre mince, et de quelque svelte petite brunette aux yeux ardents. «J’ai justement là votre affaire, dit Mme de Saint-Géran, une brune piquante, très jolie, toute jeune ... —Ah! Ah! — ... et femme du monde, s. v. p.! —Oh! Oh! —Grande dame tout à fait authentique! —A vous dire vrai, cette qualité m’est complètement indifférente ... Oui, ça m’est absolument égal. L’important, c’est que la personne soit libre et puisse recevoir chez elle ou ailleurs dans la journée ou la soirée. —Nous allons le lui demander. Elle vient me voir une ou deux fois par semaine: j’ai toujours ici quelques gentilles amies ... —Sage précaution! —Mais j’ignore qui elle est et de quelle liberté elle dispose. —Vous la garantissiez cependant femme du monde et bon teint? —Oui, ça saute aux yeux. —Bah? —Sûrement, ce n’est pas une cocotte! —Je préférerais une cocotte, dit Sambligny, une bonne fille entièrement indépendante, qui ne vous impose aucune gêne, vous ouvre sa porte dès qu’on y sonne, et même avant. —D’autres recherchent, au contraire, les jeunesses qui vivent encore dans leur famille, les ouvrières ou les demoiselles de magasin; d’autres, les femmes mariées; d’autres, les actrices ... —D’accord: il en faut pour tous les goûts. —Voyez donc toujours cette dame, pendant qu’elle est ici. Vous causerez avec elle: il n’y a rien de tel que d’examiner, de causer et de palper pour s’entendre. —C’est très juste. Eh bien, voyons donc, causons et palpons! Et entendons-nous, si possible! répliqua Sambligny. Je ne demande que cela. —Moi de même!» acheva la digne et serviable Mme de Saint-Géran en se levant et en quittant la pièce. Quand elle y rentra, une minute après, elle était escortée d’une élégante et pimpante visiteuse qu’Armand de Sambligny reconnut tout de suite. C’était sa femme, sa propre femme, Jeanne de Sambligny, née Rousselin, en chair et en os. Pendant qu’elle poussait un cri d’effroi et tentait de s’enfuir, il demeurait, lui, suffoqué et cloué sur place. «Comment!... Non, ne vous en allez pas! ordonna-t-il en la retenant par le bras, lorsque ce premier moment de stupeur fut passé. Comment, c’est vous? Et vous m’aviez dit «toute jeune», madame? reprit-il en s’adressant à Mme de Saint-Géran. Toute jeune! On voit bien que vous n’exigez pas de vos clientes le dépôt de leur acte de naissance, sans cela vous auriez constaté l’âge, l’âge déjà respectable de cette ... jouvencelle. Auriez-vous l’obligeance de nous laisser seuls un instant? ajouta-t-il. Madame et moi avons eu déjà l’ineffable plaisir de nous rencontrer ... pas chez vous, non! Elle remonte à près de vingt ans, cette première entrevue; ainsi jugez si cela nous rajeunit, madame et moi! Avec votre permission, nous allons renouveler connaissance.» Derechef la matrone abandonna la place. A peine la porte était-elle refermée, qu’Armand de Sambligny, tout à fait remis à présent, en pleine possession de lui-même, de sa robuste et sereine raison et de sa rabelaisienne et invincible bonne humeur, éclata de rire. «Ah! délicieux! Tu ne t’attendais pas?... Ni moi non plus, du reste! Non! C’est le cas ou jamais de m’écrier, avec le sire de Framboisy: Corbleu, madame, que faites-vous ici? Corbleu, madame... —Et vous? lança Jeanne avec rage. Et vous? Qu’y faites-vous? Ah! cela vous va bien de vous moquer ainsi! —Tu préférerais me voir sangloter, trépigner et m’arracher les cheveux? Ma foi, non! Je me hâte de rire de tout ... —Je connais vos théories. —Empruntées à la sagesse, chère amie, issues des Grecs, des Romains et des Gaulois, de nos meilleurs Français. «...Pour ce que rire est le propre de l’homme!» Conviens que c’est bien cocasse tout de même! Cette excellente madame de Saint-Géran qui m’annonce une toute jeune femme ... J’ai quarante-deux ans sonnés, ma belle, et tu n’es pas loin de tes trente-huit. Eh! Eh! C’est une jeunesse un peu ... d’arrière-saison. Et, malgré cela, tu venais?... —Tu y viens bien, toi? —Ah oui! j’oubliais! J’oubliais tes théories, à toi, ces jolies théories d’égalité, qui ont si bien réussi à tes sœurs! —Alors tu aurais le droit d’avoir des maîtresses, et, moi, je ne pourrais pas prendre d’amants? —Je ne dis pas que tu ne le peux pas. Malgré ton âge même, tu prouves bien que ... —Laissez donc mon âge tranquille, à la fin! —Je te ferai observer que je ne me rajeunis pas, moi. Je ne triche pas! Je ne ... —Vous avez toutes les qualités, vous autres, c’est entendu! Vous êtes la perfection même. Vous avez aussi une morale à vous, une morale toute différente de la nôtre ... Car il vous faut deux morales, l’une pour vous, messieurs, l’autre pour nous! —Hélas, oui! C’est comme cela! —C’est abominable! Comme si ce qui est licite d’un côté devrait être interdit de l’autre! Comme si nous n’avions pas nos passions et nos faiblesses tout comme vous! —Non, vous ne les avez pas. —Qu’en savez-vous? Vous voulez que tout vous soit permis, à vous, voilà la vérité, et que, nous, nous ne puissions rien ... —Ce n’est pas nous qui voulons cela, ma chérie, c’est la nature même, et elle a mis à ses arrêts une sanction que vous n’êtes pas encore parvenues à éluder. —Je vous vois venir. —Ce n’est pas difficile. Et vous avez beau vous insurger, beau protester, piailler et hurler, autant en emporte le vent. La sanction est toujours là, l’épée de Damoclès toujours suspendue sur vous: gare! gare aux conséquences! gare à la grossesse! Tandis que nous, hommes, nous sommes des veinards; nous n’avons rien à redouter; nous pouvons aller de l’avant hardiment, et opérer notre retraite ensuite sans la moindre préoccupation. C’est inique ... —Oh certes! — ... infâme et abominable, comme tu le disais fort bien tout à l’heure, mais c’est ainsi; et, tant que vous n’aurez pas changé ce pitoyable état de choses, réparé cette criante injustice et cette scandaleuse bévue du Père Éternel, vous n’aurez rien fait, mes petites chattes, pas avancé d’un pas ce que vous appelez votre affranchissement. En rendant visite à l’obligeante madame de Saint-Géran, je ne cours le risque que de dépenser une couple de louis tout au plus; toi, tu t’exposes à ramener chez moi,—chez moi, puisque je suis le locataire de l’appartement et, de par la loi, le chef de la communauté: encore un abus révoltant!—de petits bonshommes ou de petites bonnes femmes auxquels je n’aurai nullement collaboré; tu menaces de me compromettre, de salir mon nom ... Oui, car c’est mon nom que tu portes: encore une iniquité et une abomination, mais c’est comme cela! Et, en attendant que tes chères amies, les émancipées et hors nature, aient remédié à ces aberrations et supprimé ces turpitudes, placé le cœur à droite, le foie à gauche, la matrice chez nous et les moustaches chez vous, tu me feras le plaisir de ramasser tes cliques et tes claques et trousser bagage. Je ne veux pas d’une femme qu’on est exposé à rencontrer dans des maisons comme celle-ci. —On vous y rencontre bien, vous! —C’est pour cela, c’est assez d’un. —Et ce n’est pas la même chose, allez-vous encore objecter! —Tu as deviné: et ce n’est pas du tout, du tout la même chose! Maintenant, mon amie, si tu veux bien prendre mon bras? Nous ne pouvons pas nous éterniser dans ce lieu d’honneur. Nous allons présenter nos devoirs à la reine du logis, lui tirer notre révérence, en l’informant de la parfaite entente qui règne entre nous. Cela lui fera plaisir, à cette révérende mère, qui s’est si bien donné mission d’apparier les gens et les mettre d’accord.» Il y avait longtemps qu’il ne leur était arrivé—à part les dîners et soirées, assez rares d’ailleurs, où ils étaient conviés,—de sortir ainsi bras dessus bras dessous, aux époux Sambligny. C’était le type du ménage tel que l’a créé la femme fin de siècle, l’émancipée, évaltonnée et détraquée d’à présent, une de ces unions où le divorce, selon un mot célèbre, couche toutes les nuits entre les deux conjoints. Le mari avait vaillamment pris son parti de cette situation: il avait ses fonctions administratives, qu’il tenait à remplir de son mieux, qui l’intéressaient, l’absorbaient et le passionnaient; il avait ses amis, en tête desquels figuraient son collègue Jourd’huy et les autres adeptes du clan salomonien; il avait enfin, pour le consoler de ses déceptions et tracas conjugaux, pour le fortifier, le rasséréner et le ragaillardir, son heureux naturel, son imperturbable philosophie, sa bonne santé physique et morale. Aux continuels coups de boutoir de sa colérique moitié, aux incessantes piqûres de ce fagot d’épines et aux sempiternels soubresauts de ce paquet de nerfs, il ne répliquait jamais, à l’exemple de Socrate vis-à-vis de Mme Xantippe, que par une souriante et indémontable placidité, assaisonnée volontiers de quelque brocard, qui décuplait l’aigreur et quintuplait la rage de cette délicieuse compagne. Il jouait d’elle comme d’un instrument et s’en amusait parfois de tout son cœur. «Je ne peux pas la prendre au sérieux, elle, pas plus que jadis ses sœurs, s’avouait-il. Non, pas possible! C’est comme des pantins, des marionnettes ... pires que des marionnettes! Car elles ne veulent pas toujours se laisser mener, celles-là; elles prétendent agir à leur guise, et alors, alors, elles en font de belles! L’une s’est tuée, l’autre est morte folle: que deviendra la troisième, madame ma femme?» Jeanne de Sambligny, malgré son humble origine et les goûts modestes qu’elle aurait dû posséder, malgré les mensualités que lui remettait régulièrement son mari et qu’on aurait cru plus que suffisantes pour subvenir aux dépenses du ménage et à celles de sa toilette, était toujours courte d’argent et criblée de dettes. En plusieurs circonstances, devant les instantes réclamations de tel ou tel fournisseur, Armand de Sambligny s’était vu contraint d’intervenir, et il avait signifié à sa femme que, si elle continuait à aussi mal administrer les finances de la communauté, il lui retirerait cette gestion et se chargerait lui-même de la besogne. Or, Jeanne ne redoutait rien tant que l’exécution de cette menace: conserver le maniement des fonds était son vœu suprême, sa constante préoccupation; l’argent, elle ne tenait qu’à cela, et n’est-ce pas tout que l’argent? N’est-ce pas grâce à lui qu’on se pare de bijoux, qu’on renouvelle ses chapeaux et ses robes, qu’on s’offre dentelles, fine lingerie, jupes de soie, les mille et un falbalas de la coquetterie? Tant que les clés de la caisse lui resteraient, rien de plus facile pour elle que d’enchevêtrer et embrouiller ses comptes, de telle sorte qu’elle seule pût s’y reconnaître; rien de plus aisé que de majorer cet article, de réduire cet autre, tripler celui-ci, omettre celui-là; rien de plus simple et de plus commode que de tripoter, grappiller et chaparder. Mais comment continuer cette valse de l’anse du panier, si le panier même vous est enlevé? Comment garder du beurre aux doigts, si l’assiette dite «au beurre» ne vous est plus confiée? Ces barbotages et imbroglios, ces escobarderies et filouteries, Armand de Sambligny ne les ignorait nullement. Il savait fort bien que cette côtelette, qu’on lui comptait soixante-dix ou quatre-vingts centimes, n’en valait pas quarante; que ce poulet, tarifé neuf francs, en avait coûté cinq tout au plus; mais il ne soufflait mot, ne bronchait point et considérait cette surtaxe comme un droit à acquitter pour jouir du bien le plus précieux ici-bas, avec la bonne humeur et la santé—pour avoir la paix. «Seulement, pas de dettes! La première fois qu’on viendra encore me relancer ici ou à mon ministère et me présenter une facture que tu n’auras pas su régler à temps, je te jure bien que je te supprime tes fonctions de trésorière. Au besoin, j’irai manger dehors ... —Avec tes amis! —Avec mes amis. —Et tes amies! —Non, les dames ne sont pas admises à nos banquets. Je t’ai d’ailleurs, et cela me suffit. Assez d’une! —Trop même! Pour ce que tu fais d’elle! Ah! si je te suffisais vraiment, tu.... —Ma bonne amie, revenons, s’il te plaît, à nos moutons et à leurs côtelettes. Je te disais donc que, si tu m’y contrains, j’irai prendre mes repas au restaurant, ce qui me coûtera certainement moins cher.... —Tais-toi donc! On voit bien que tu ne connais pas le prix des choses! — ... Ce qui me coûtera très certainement bien moins cher, me vaudra une nourriture meilleure.... —Peut-on dire!... —Sois tranquille: si un plat n’est pas à ma convenance, je ne me gênerai pas pour le faire enlever et remplacer par un autre.... Et enfin, ce qui me permettra de manger tranquillement, sans plus être exposé à voir troubler ma digestion. —Par qui donc? Qui donc vient troubler ta digestion? Serait-ce moi, par hasard? —Quelle idée, grand Dieu! Jamais! jamais de la vie! Nullement! Je parle des créanciers, de ces fournisseurs qui choisissent l’heure des repas pour carillonner à votre porte et être sûrs de vous trouver. Eh bien, je n’en veux plus, chère amie; tiens-toi pour avertie! —Toujours votre volonté! Est-ce que c’est ma faute si ... Mais monsieur veut! Monsieur ordonne! Monsieur parle comme si j’étais sa domestique ou son esclave! —Et monsieur entend être obéi! C’est moi qui touche mes appointements, n’est-ce pas, Jeanne, ce n’est pas toi? Eh bien, à la première récidive, je les garde. —C’est bien.» Or, Jeanne, en dépit de ses majorations de dépenses et de tous ses tours de gibecière, se trouvait toujours en déficit, toujours aux abois. «Mon Dieu, comment faire? Je ne suis vraiment pas raisonnable! s’avouait-elle en son par-dedans. Je devrais user de plus de circonspection, me modérer davantage ... Quel ennui!» Elle passait son temps à lutter contre ses mille menus embarras d’argent, à se débattre dans cet inextricable réseau, à calmer et amadouer les créanciers les plus exigeants et les plus arrogants, à payer celui-ci au détriment de celui-là, à couvrir sans cesse Pierre, Paul ou Jean, en découvrant, comme on dit, Jacques, Marc ou Mathieu. Elle n’avait pas tardé d’ailleurs à chercher quelques suppléments de recette là où toute Parisienne qui n’est ni trop laide ni trop vieille a toujours chance d’en trouver. Ce n’était pas l’amour qu’elle portait à son mari qui pouvait la retenir dans le droit chemin, il s’en fallait de beaucoup. Ne s’en voulait-elle pas à mort d’avoir épousé cet homme qui avait si niaisement cru, dans l’inexpérience et la candide générosité de sa jeunesse, qu’il devait «réparer sa faute», donner son nom à l’honnête fille séduite? Ah! si elle avait pu prévoir alors que l’enfant qu’elle portait en elle s’envolerait si vite et ne lui imposerait aucune charge, aucun souci d’avenir, combien elle aurait préféré garder sa liberté! Belle et avenante, intelligente et insinuante, comme elle l’était ou pensait l’être, que de conquêtes elle aurait traînées après soi! Que de succès! Que de triomphes! Jusqu’où ne serait-elle pas montée! Malheureusement elle était enchaînée à cet odieux personnage,—dont elle mangeait le pain, cependant, et qu’elle trompait et volait avec si peu de scrupule, tant de désinvolture et de gaieté d’âme. Plusieurs fois déjà elle s’était risquée dans de galantes aventures. «Tiens! Est-ce qu’il se gêne, lui? Est-ce que je n’ai pas le droit tout aussi bien que lui?...» Elle avait noué de vagues intrigues, qu’elle s’était efforcée de rendre aussi productives que possible; mais, elle ne s’en était que trop vite aperçue, les hommes d’à présent sont d’une pingrerie! Il y a trop de concurrentes! Peut-être, si elle avait été une cocotte, si elle avait eu le temps de se lancer, avait possédé son hôtel et son équipage, peut-être, ou plutôt sûrement alors, elle aurait trouvé sans peine et à discrétion des admirateurs pour la couvrir d’or, vivre à ses genoux et se ruiner pour elle. Et si elle n’était pas une de ces célébrités du demi-monde, de ces souveraines de l’élégance et de la mode, si elle se morfondait dans la gêne et l’obscurité, à qui la faute? A LUI, toujours! En outre, il lui restait obstinément une insurmontable appréhension, une peur bleue de se retrouver enceinte; et, bien plus que ses principes et sa vertu, cette peur entravait ses efforts, paralysait ses moyens. Une vulgaire circonstance, une rencontre à un même rayon de magasin de nouveautés, amena un banal échange de politesses entre Jeanne de Sambligny et Mme de Chastaing, la présidente des Infécondes, celle que le caustique Chantolle qualifiait si bien de «Reine des Bréhaignes», et mit en relations régulières et suivies ces deux dames, si bien faites pour s’entendre. S’inspirant de Mlle Louise Michel, qui elle-même n’a fait que pasticher l’amusante Lysistrata d’Aristophane, Guillemine de Chastaing,—mariée à dix-huit ans et divorcée, comme de raison, divorcée à dix-neuf,—avait commencé par prêcher la grève des femmes. «Citoyennes! s’était écriée Mlle Michel. Aux situations désespérées, il faut opposer des moyens désespérés. Mère de famille, ouvrière mariée ou non, la femme est esclave. L’heure est venue de nous révolter. Voilà pourquoi j’ai fondé la Ligue des Femmes. »Il faut que la femme soit libre. Pour cela elle n’a qu’à se mettre en grève. »Ne travaillez plus, ne vous livrez point. Plus d’ouvrières, plus de ménagères, plus d’épouses surtout, plus d’amantes ni de maîtresses,—plus d’amour!»[8] Plus d’amour! C’était aussi le cri de Mme de Chastaing. Mais, issue d’une aristocratique et riche famille, délicate et raffinée de goût, d’éducation et d’instinct, c’était moins aux femmes et filles du peuple qu’aux grandes dames et nobles damoiselles, aux «intellectuelles», qu’elle s’adressait. Elle les exhortait nettement et énergiquement à la haine de l’homme, «ce brutal ennemi», les suppliait «de refuser leur chair à la souillure des mâles». Elle se montrait d’ailleurs absolument logique dans ses discours et adjurations. C’était non seulement l’homme à qui elle s’en prenait et qu’elle maudissait, c’était l’existence même; et l’absolu et total anéantissement, le grand nirvâna du bouddhisme semblait être son idéal et son but. Lorsque, par la voix de Mme Astié de Valsayre, la Ligue de l’Affranchissement des Femmes déclara en novembre 1891, «que l’état social actuel donne à la femme le droit de l’avortement»[9], Guillemine de Chastaing s’empressa de faire chorus et lança un manifeste où se lisaient des phrases de ce genre: «Nous n’en sommes plus à demander, avec les escobards de la démocratie et les jobardes de l’émancipation, la recherche de la paternité: ce que nous voulons aujourd’hui, ce que nous revendiquons hautement, c’est le droit à la suppression de la maternité. Tout être humain a la faculté de disposer de lui-même à ses risques et périls; sa chair lui appartient: c’est là un principe, un axiome, que nul n’osera contester. Si mes os et ma chair sont à moi, si j’ai le droit de me faire arracher une dent, extirper un cor, couper un bras ou une jambe, je puis, avec autant de raison et tout aussi bien, provoquer et déterminer l’expulsion d’un germe qui m’incommode. »Nous n’ignorons pas les grandes difficultés que présente cette opération, les griefs dangers auxquels nous nous exposons, en l’état actuel de la science: on dirait que la nature, toujours barbare et impitoyable envers la femme, a décrété que qui toucherait à l’existence du germe attenterait en même temps à celle de la mère. C’est donc à nous, femmes, à déjouer cette inique et cruelle solidarité, c’est à nous à échapper aux criminelles iniquités de la nature. »Voilà pourquoi, après avoir proclamé le droit à l’avortement, nous demandons la mise à l’étude des divers procédés aptes à amener et faciliter l’avortement, nous demandons que les meilleurs opérateurs, les plus expertes opératrices soient signalés à l’attention publique, et que des diplômes d’avorteurs et d’avorteuses leur soient dûment délivrés.» Guillemine de Chastaing, on le voit, n’usait pas de circonlocutions, de demi-mesures ni de mitaines, et n’y allait pas, comme on dit, par quatre chemins. «Pourquoi biaiser et nous cacher? déclarait-elle dans une autre profession de foi plus récente. Ce serait laisser supposer vraiment que nous ne nous sentons pas la conscience nette et que nous ne sommes pas certaines de nos droits, assurées d’être maîtresses de nous-mêmes, maîtresses de notre ventre comme de nos cheveux ou de nos dents. Seul, le coupable recherche les ténèbres, a recours aux faux-fuyants, à l’hypocrisie et à l’imposture. _Cur non palam si decenter?_ (Est-ce que le latin serait le privilège des hommes? Pas plus que la cuisine ne doit être celui des femmes!) Nous ne saurions trop le répéter, nos corps et tout ce qu’ils renferment sont à nous; nous pouvons en expulser ce qu’il nous plaît: de la salive, de la bile, aussi bien que des ovules et des embryons. Comment d’ailleurs l’expulsion d’un germe serait-elle licite un quart d’heure après l’acte charnel, et interdite six semaines plus tard? Vous ne savez même pas ce que c’est que l’avortement ni quand il commence! Laissez-nous donc tranquilles, et ne fourrez donc plus votre nez en si intime matière! «Les femmes avortent aujourd’hui _plus qu’elles n’enfantent_,» comme l’a très loyalement reconnu un de nos plus subtils et de nos plus suggestifs écrivains, dont les romans sont classés sous le titre générique et significatif L’ÉPOQUE[10]. «La réalité du malheur pèse enfin sur notre clairvoyance, et les jeunes mères préfèrent dérober à la douleur humaine leurs nouveau-nés». »Bravo! »C’est bien là, en effet, et sans conteste, le sentiment, l’ardent et obsédant désir, que doit éprouver toute mère tant soit peu douée de clairvoyance et d’intelligence. »Eh bien, c’est à réaliser ce vœu si légitime, si rationnel, si humain, que nous nous appliquons; c’est à arracher à la misère et à la souffrance, c’est-à-dire à sauvegarder de la vie le plus de proies possible, que nous avons voué nos forces. »Quelques-uns, je le sais, se plaisent à nous dénigrer et nous disqualifier, ne se lassent pas de fausser, de rapetisser et avilir le pur et glorieux mobile auquel nous obéissons. On nous taxe de coquetterie, d’avarice, d’égoïsme, de perversité,—de folie surtout: pour ces messieurs, toujours si raisonnables, si pondérés, si sensés, toutes les femmes sont des détraquées et des toquées. »L’un de ces juges inflexibles écrivait dernièrement: «Il y a, vers l’avortement, une véritable poussée, un entraînement auquel on cède dans tous les mondes, dans les plus bas comme dans les plus élevés. L’enfant, un peu partout, dans le peuple, dans la bourgeoisie, là où l’on travaille comme là où l’on s’amuse, est devenu un ennui, une gêne, un fardeau ou un embarras. Il est de trop, et tous les moyens commencent à être bons pour se débarrasser de lui. Les pauvres songent aux difficultés qu’ils ont déjà à se tirer d’affaire tout seuls, les riches sont absorbés par leurs plaisirs, et chacun, sans scrupule, travaille au profit de son égoïsme, à la fin de l’humanité[11].» »Erreur! Ce n’est nullement au profit de notre égoïsme, mais par raison et par expérience, par bonté et par pitié,—pitié pour ces malheureux petits êtres condamnés à la vie,—que nous réclamons et proclamons le droit à l’avortement.» * * * * * Toujours conséquente avec ses généreuses et radicales théories, et peu encline à jamais mettre la lumière sous le boisseau, Guillemine de Chastaing s’appliqua de plus en plus à les répandre. Après avoir pactisé avec les adeptes des tendresses saphiques, insinué et propagé, tout comme la fameuse Gabrielle de Surgères, comme Lina Rozetti ou Florence Stuart, l’aversion, le dégoût et l’abomination du mâle, elle entreprit d’étudier et de vulgariser les divers moyens de ralentir ou de supprimer la reproduction de l’espèce humaine, sans gêner en rien les rapports galants et déduits amoureux. «Les hommes s’en moquent, des grossesses! disait-elle. Il leur est facile de rire, de nous critiquer et malmener. Ils n’ont que de l’agrément dans l’affaire, eux! Tandis que nous, c’est neuf mois de souffrances, neuf mois d’angoisses et de tourments, c’est notre vie même que nous risquons!» Avec le phalanstérien Fourier, si joliment drapé et houspillé par Proudhon, elle patronna d’abord «la stérilité artificielle par engraissement»; mais les résultats du système furent pitoyables, et elle ne reçut de ses amies que des plaintes, des plaintes péremptoirement et effroyablement motivées. «L’embonpoint que j’ai acquis n’a fait, ma très chère, que m’attirer plus d’hommages, et me voici encore dans une de ces désastreuses positions intéressantes ...» Il fallait enrayer au plus tôt et changer de tactique. Elle eut recours alors à l’eau froide, affirmant, avec un spécialiste de l’époque, que «l’eau et le froid sont mortels à la semence ... Malthus n’est qu’un rêveur, un utopiste: le vrai sauveur, c’est Eguisier avec son irrigateur! L’hygiène, cette déesse de la santé, l’hygiène, sans chercher plus loin, sera notre infaillible libératrice: c’est elle l’ogresse qui mangera nos enfants en herbe!» Hélas! Non, ce n’était pas encore cela, et les petits Poucets continuaient de germer et de courir. Il lui répugnait de faire appel à la chirurgie. C’était du reste surtout un moyen préventif qu’elle cherchait. Non, pas de piqûre, pas de curetage, pas d’instruments de fer ou d’acier, pas de sang ... N’effrayons point! Il ne s’agit pas d’arracher, mais d’empêcher, mais de stériliser. Procédons avec mesure, précaution et douceur. Elle s’était tournée vers l’antique science des plantes et était en train de demander à la sabine, à la rue, à l’aconit ou l’absinthe, le remède suprême qu’elle rêvait, quand elle lia connaissance avec le docteur Gernandez, un superbe mulâtre, taillé comme un Titan, vigoureux comme Hercule, beau parleur, grand viveur, endiablé coureur, ambitieux, insinuant, obséquieux et insidieux, qui la conquit d’emblée. Fernando Gernandez, qui était originaire de la Martinique, et, après d’assez piètres études médicales, cherchait à s’orienter dans le Pandémonium parisien, comprit tout de suite l’admirable parti qu’il pouvait tirer de sa conquête et de toute la tribu des «Infécondes». «Il faut fonder un dîner, d’abord! déclara-t-il à Guillemine. —Un dîner? —Sans doute, chère amie! Il n’y a pas d’association sans dîner. Qui dit association dit réunion, et où se réunit-on mieux, où cause-t-on plus à l’aise, où s’épanche-t-on avec plus de liberté et plus d’abandon qu’autour d’une table, d’une table bien dressée et savamment servie? La table, c’est la meilleure entremetteuse de toutes les affaires, la plus sûre préparatrice de tous les succès. —Eh bien, faites, mon bon! Organisez ce dîner! —Dîner mensuel, c’est suffisant. Vous le présiderez. —Non, ce sera vous. —Jamais! riposta vivement Fernando. Je ne dois y assister qu’en qualité d’invité, d’ami ... —De conseiller. —De conseiller, si vous voulez.» Gernandez ne s’en tint pas là, et, probablement en vertu de ce titre officiel de conseiller particulier et intime de la corporation, il entreprit de modifier les idées de la reine des bréhaignes, de combattre ses préventions contre les opérations chirurgicales, et il finit par la retourner comme un gant. «Sauver une jeune fille des angoisses et des hontes d’une grossesse; épargner à tant de pauvres jeunes femmes les souffrances de la gestation, les tortures de l’enfantement ... —Oh! —C’est accomplir œuvre pie et méritoire, et l’on ne peut que vous bénir ... —N’est-ce pas? —Mais ne croyez pas atteindre ce noble but sans sortir des routes battues, des sentiers piétinés et vulgaires. —Je ne saisis pas ... —Les plantes, si souvent employées, essayées de tant de façons, ne peuvent vous offrir, mon amie, que des moyens préventifs ou curatifs imparfaits, inefficaces dans la plupart des cas, dangereux en bien d’autres. La stérilité par engraissement n’est, à mon sens, à peu près comme tout ce qui est sorti de la cervelle de ce grand toqué de Fourier, qu’une désopilante plaisanterie, et j’en dirai presque autant de l’eau froide, que vous avez un moment préconisée. La chirurgie a réalisé de nos jours d’immenses progrès. Des opérations, condamnées il y a vingt-cinq ou trente ans, déclarées impraticables, ou dignes seulement des bourreaux et tortionnaires, s’effectuent aujourd’hui sans le moindre danger et sont d’un usage de plus en plus courant. L’extirpation des ovaires, ce qu’on appelle l’ovariotomie, est du nombre. Oui, chère amie, je devine ... je sais combien à première vue cela semble effroyable. Vous fendre le ventre! l’ouvrir! Brrr! En réalité, avec les méthodes nouvelles, les précautions recommandées, c’est simple comme bonjour. D’abord vous êtes endormie: on vous chloroformise; vous ne sentez donc rien, et, quand vous vous réveillez, tout est fini, remis en place, nettoyé, épousseté et recousu. Quinze jours après, il n’y paraît plus, et vous êtes à jamais délivrée de cette terrible appréhension, à jamais à l’abri de ce fléau de la maternité, le plus horrible malheur qui puisse advenir à des femmes comme vous, à des femmes du monde, des femmes d’esprit, des femmes d’élite. —Certes! —L’avenir est de ce côté-là, chère Guillemine, conclut le docteur Gernandez avec le plus grand sérieux. L’ovariotomie, voilà ce qui sauvera le monde!» Guillemine de Chastaing se laissa convaincre et opérer, et fut ravie du résultat. «Mais c’est admirable! O mon ami, quel succès vous tenez là! Quelle fortune! Quelle gloire! Mais c’est comme un rêve! s’exclamait-elle, enthousiasmée. Aucune douleur, absolument! Il n’y a qu’un peu de pesanteur là ... —Cela disparaîtra. Vous allez garder le lit pendant quinze jours, vous entendez, ne pas vous lever? —Je vous le promets. Et cette cicatrice? ces taches? —C’est l’affaire de trois semaines. Tout cela s’en ira. Ne vous levez pas surtout!» La présidente ayant donné l’exemple et sauté le pas, une, deux, trois «Infécondes» la suivirent; puis une quatrième, une cinquième, une sixième, une septième; bientôt toutes les adeptes de la secte y passèrent. Bientôt aussi la presse eut vent de la chose et en glosa. Si vous voulez bien prendre la peine de feuilleter les journaux parisiens du mois de novembre 1893, par exemple, vous y retrouverez trace de l’inauguration du _Dîner des Infécondes_,—«de ces agapes intimes, instituées sous la présidence d’honneur d’un chirurgien célèbre par l’habileté avec laquelle il procède à l’ablation des ovaires, et où toutes ces _adorables_ clientes, par lui si magistralement opérées, se font un devoir d’assister».[12] Vous y retrouverez également la fameuse chanson de Favart, appliquée, comme une sorte d’hymne national et de _Marseillaise_, à ces héroïques _castrates_: On va leur percer le flanc, En flin, flan, r’lan tan plan tirelire en plan! On va leur percer le flanc; Ah! que nous allons rire! Ah! que nous allons rire! R’lan tan plan tirelire. Que le Ciel sera content! Et plein, plan, r’lan tan plan tirelire en plan! Que le Ciel sera content! On fait ce qu’il désire. D’autres journaux estimèrent, au contraire, qu’il n’y avait pas là de quoi plaisanter; que si l’on voulait que la France reprît sa place dans le monde ou simplement fût capable de se défendre, il lui fallait des soldats, par conséquent des enfants, et qu’il était de nécessité absolue de posséder un peu moins d’_adorables_ insexuées, émancipées et déséquilibrées, et un peu plus de ces stupides ménagères de l’ancien temps, de ces misérables esclaves, ces _exécrables_ mères de famille ... Mais c’était le vieux jeu. _Go ahead!_ Il n’en faut plus, de familles! N’en faut plus, de mères, de ménagères ni d’esclaves! Vive la femme libre! Vive la femme-homme! * * * * * Jeanne de Sambligny avait été une des premières à se lancer sur les traces de sa présidente et à recourir aux bons offices du docteur Gernandez. Une fois débarrassée de cette horrible inquiétude, certaine d’avoir coupé court, définitivement et radicalement, à toute menace de grossesse, elle n’hésita plus à demander aux galantes rencontres les suppléments pécuniaires dont elle avait de plus en plus besoin. Hélas! c’était toujours, presque toujours, bien peu de profit pour beaucoup de honte qu’elle récoltait. Il y avait un tel encombrement sur la place, une telle concurrence sur le marché! Elle-même s’en apercevait, en était effrayée. «Mon Dieu! Mon Dieu! Que de femmes à l’affût, guignant l’argent de l’homme! Et des femmes bien, des femmes instruites: c’est même surtout de celles-là qu’on trouve le plus. Les cuisinières et les maritornes réussissent à se caser; les autres, avec leurs mains blanches et leurs diplômes ... Ah vrai! les hommes n’ont que l’embarras du choix! Et naturellement ces messieurs en profitent: ils nous ont pour rien!» Pour rien, pour quelques francs, c’était exact. Et encore la majeure partie de cette piètre somme passait aux mains du tenancier de l’hôtel garni où ces suaves amours s’abritaient. Il y avait environ dix-huit mois que cet état de choses subsistait, que Mmes de Chastaing, de Sambligny et consorts avaient expérimenté par elles-mêmes l’étonnante souplesse de main et l’incroyable dextérité du docteur Gernandez, dix-huit mois que ce mulâtre praticien exerçait ses talents dans le grand monde et le demi-monde, laissant à des confrères moins délurés et à de pitoyables matrones la clientèle bourgeoise et les quartiers populaires, quand, un beau matin, la foudre tomba dans le camp des «Infécondes». La reine des bréhaignes venait de constater, et sans espoir d’erreur, qu’elle était enceinte. Mais alors? Alors ce cher docteur se serait donc trompé? A moins qu’il ne se fût moqué d’elle? Et deux, trois, quatre, cinq, six, dix, douze, quinze, vingt de ces dames firent bientôt la même constatation; sur trois cents et quelques sociétaires des «Infécondes» qui s’étaient fait ovariotomiser et stériliser par le docteur Gernandez, cent vingt-cinq, presque la moitié, se trouvèrent en état de grossesse. C’était un admirable résultat. Notre mulâtre, malin comme un singe, avait joué,—c’est le cas de le dire—joué par-dessous jambes toutes ces dames. Il avait simulé sur elles la fameuse opération, les avait très prudemment endormies, très savamment chloroformisées; avait, au moyen du bistouri, tracé sur l’ivoire de leurs ventres une incision très superficielle, aussitôt recouverte d’un pansement antiseptique, et même enjolivée de points de suture; à l’entour, pour donner à la chose une apparence plus compliquée et plus imposante, il avait esquissé, avec un crayon de nitrate d’argent, l’emplacement de certains organes intérieurs, dessiné des hiéroglyphes dont la teinte bistrée ne devait pas tarder à s’affaiblir et s’effacer. Pauvres femmes! Une fois de plus elles avaient été odieusement flouées par un de ces gredins d’hommes! Et le beau et captivant «docteur noir» ne s’en était pas tenu là. Non content d’avoir fécondé les illustres flancs de la reine des bréhaignes, de l’avoir gratifiée d’un petit moricaud ou d’une sémillante petite boule de neige, il avait, le monstre! dépouillé par avance ce futur héritier de la succession maternelle; il avait,—en quittant la France pour regagner l’Amérique, l’ingrat et le scélérat!—allégé l’infortunée Guillemine de toutes ses valeurs, de tous ses diamants et bijoux. Rafle complète! * * * * * Jeanne de Sambligny se trouvait au nombre des «Infécondes» si traîtreusement appelées à savourer bientôt les suprêmes joies de la maternité. Elle s’en serait bien passée: il ne lui manquait plus que cela! Congédiée par son mari, au sortir de chez Mme de Saint-Géran, elle avait obtenu de lui un sursis pour mettre ses nippes en ordre et prendre toutes ses dispositions de départ. Elle était décidée à continuer ce qu’elle avait, pour son malheur! si tardivement commencé, à demander, malgré la dureté des temps et la pingrerie des hommes, son gagne-pain à la galanterie. Et puis son mari lui ferait bien une pension alimentaire; il lui devait bien cela! Au besoin, elle saurait l’y contraindre. Il redoutait les procès, avait les esclandres et le tapage en horreur. «C’est par là que je te tiens! Attends un peu, mon bonhomme!» Elle s’appliquerait d’ailleurs à sauvegarder soigneusement les apparences: officiellement ce serait à l’art qu’elle aurait recours, dans des leçons de piano quelle chercherait ses moyens d’existence. Et voilà qu’au moment d’exécuter ce projet, en dépit du charcutage qu’elle croyait effectué et de l’immunité promise et garantie, elle sentait un petit être s’agiter en elle. Un immense désespoir la saisit. Ah! cette inexorable malédiction, cet abominable châtiment de la maternité, qui pèse sur toutes les filles d’Ève! Elle ne voyait que deux partis à prendre, deux solutions, entre lesquelles son esprit flottait et oscillait sans pouvoir se fixer. Le suicide d’abord: en finir, comme avait fait sa sœur Corentine, après avoir été dévalisée par le juif Sakaël;—en finir avec cette existence, qui, au lieu de fêtes, de luxe, de richesses, de tout ce quelle en attendait, ne lui avait apporté que déceptions, tristesses, misères et dégoûts. Comme il serait bon de quitter tout cela et d’aller dormir l’éternel sommeil! Il n’y a que ceux-là d’heureux qui reposent sans menace de réveil. Ou bien essayer de l’avortement? Mais à qui s’adresser, chez quelle sage-femme ou quel médicastre aller frapper? Elle sonda le terrain autour d’elle, questionna insidieusement une des «Infécondes» avec qui elle était en relation. «Ce n’est pas cette industrie-là qui manque, lui certifia cette amie, et, à défaut de ce misérable Gernandez ... Vous savez ce qu’il a eu l’aplomb de répondre, avant de se sauver comme un voleur qu’il est, à Mme Korabieff ... Vous vous souvenez? cette grande Russe, intime de Mme de Chastaing? —Je la connais. —Elle était allée le consulter, ou plutôt lui reprocher l’inefficacité de ... de son traitement, espérant qu’il pourrait remédier ... —Elle est donc enceinte? —Il paraît. Et ce joli monsieur, qui avait déjà combiné son coup et résolu sa fuite, lui a répondu qu’il l’avait fort bien opérée:—«Comment osez-vous en douter, madame!»—mais que l’opération ne pouvait être efficace qu’à une condition. —Laquelle donc? —A la condition de «ne pas voir d’hommes». C’est ce qu’il m’a dit en propres termes à moi-même ... —Comment! Vous aussi? —Non ... Je veux dire ... Je craignais! Une simple peur! Un retard ... Oui, il m’a riposté pareillement, et de quel ton dégagé et narquois: «Mais il ne fallait pas voir d’hommes, madame! Il ne fallait pas voir d’hommes! C’est le plus sûr moyen ...» —Le misérable! Il se raille de nous par-dessus le marché! —Alors vous?... —Non, c’est comme vous ... Un retard ... une simple crainte, mais qui s’est vite dissipée. —Ah! tant mieux! —Cependant si ... si ces craintes revenaient, par hasard? demanda Jeanne. Vous avez quelqu’un?... —Quelqu’un? —Oui, pour faire passer ... —Ah! très bien! Mais oui, j’ai quelqu’un, plusieurs quelqu’un! Je vous indiquerai très volontiers ... Nous irons ensemble, si vous voulez? —De grand cœur!» Jeanne de Sambligny n’eut pas le loisir de mener à bonne fin cet auguste projet. Soit que les incertitudes, les transes et tourments qu’elle éprouvait, la terrible crise qu’elle traversait, eût altéré sa santé, soit qu’elle se fût livrée à de soudaines et excédantes marches, à des fatigues de toutes sortes, et eût commencé à exercer sur elle certaines manœuvres abortives, elle tomba malade, en proie à une fièvre intense. Une fausse couche survint brusquement peu de jours après, puis une péritonite se déclara. «Je te le disais bien, ma pauvre chatte, murmura un soir en aparté Armand de Sambligny devant le lit de sa femme, je te le disais bien que ce n’était pas du tout la même chose, qu’il n’y avait entre nous aucune espèce d’égalité ni de comparaison ... Tu meurs d’être allée faire l’amour je ne sais où, tandis que moi ... Tu vois? Je ne m’en porte pas plus mal.» Ainsi, il n’eut pas la peine de mettre sa menace à exécution et d’envoyer promener sa femme: il se trouva débarrassé d’elle un beau soir, et put, sinon s’écrier à voix retentissante et joyeuse, du moins soupirer discrètement: «Enfin, veuf!» XII Toute une partie de la rue Vaneau, la partie voisine de la rue de Sèvres, était en émoi. Une foule considérable, les yeux en l’air, braqués sur le sommet de la maison où demeuraient Katia Mordasz, l’horloger Jean Louis, Mmes Birot et Margotin, avait envahi le trottoir opposé à cette maison, remplissait même la moitié de la chaussée, et s’étendait jusqu’à la rue de Sèvres. Des cris d’effroi ou d’impérieux avertissements, mêlés à des éclats de rire, à des appels goguenards et de brusques sifflements, jaillissaient à tout instant de cette multitude et à travers ce brouhaha. «Ah! la malheureuse! —Elle va glisser! —Eh! la Birotte! —Mais non, elle ne tombera pas, elle y est habituée! N’ayez donc pas peur! —Elle me fait mal! —Moi aussi! —Ah! ma chère! J’en ai les sangs tournés! —Ne regardons plus! —Je ne peux pas voir ces choses-là! —Alors, qué qu’vous fichez ici? On ne vous y retient pas! —Ohé! Ohé! La Birotte! —Psst! Psst! Ne te sauve pas si loin! —Descendra! —Descendra pas! —Des-cen-dra! Des-cen-dra! Des-cen-dra!» C’était Mme Birot, la mère d’Octavie, qui, plus ivre que jamais, s’était avisée de grimper sur le toit de sa mansarde, soi-disant pour y étendre du linge, et n’en voulait plus déguerpir. On était allé chercher d’abord les agents de police, puis une escouade de pompiers, afin de lui donner la chasse; mais elle avait fait la nique et toutes sortes de singeries à ces braves gens, et n’avait pas manqué surtout de leur trousser ses jupes et montrer ce qu’il y avait dessous. «La pièce curieuse! On ne paye rien pour la voir! Entrée libre! avait d’en bas glapi un loustic. Ah! la sacrée Birotte!» Et elle avait gagné un pignon, dont on ne pouvait la déloger sans péril pour elle et ses poursuivants, et continuait de là ses gestes, grimaces et invectives, ses outrages de toutes sortes à la pudeur, aussi bien qu’aux représentants de la loi et de la force publique. «Venez-y donc! clamait-elle. Bin comment, vous renâclez? Vous m’ lâchez? O les coïons, qui s’ laissent faire le poil par une femme? Je m’ fous de vous, vous savez, tas d’ mufles! Je m’en fous et m’en contrefous!» Le commissaire de police ne décolérait pas. «Il faut en finir, nom d’un chien! C’est stupide! Cette mâtine-là! Ameuter ainsi tout un quartier! Nous ne pouvons pas rester là jusqu’à demain! —Quoi? Qué qu’ tu jaspines, toi? Qué qui te demande quéque chose? répliqua l’ivrognesse. Tu n’as qu’à t’en aller, si t’es pas bien. Pas moi qui t’ai prié d’ venir!» En ce moment, comme le commissaire était perché au sommet d’une échelle engagée dans l’ouverture d’un vasistas donnant accès sur le toit, il se sentit tirer par les pans de sa redingote. Un homme à cheveux roux, l’air guilleret et bon enfant, vêtu d’un veston élimé et taché, se tenait au pied de l’échelle. «M’sieu ... m’sieu l’ commissaire!... C’est moi l’ concierge ... V’là que j’ rentre de l’atelier ... J’ suis dans la reliure ... Ma femme vient de m’ conter c’ qui s’ passe ... —Eh bien? —Voulez-vous que j’essaye de la faire descendre, c’te sorcière-là? Elle me connaît ... —Ah! je ne demande pas mieux! Et si vous réussissez, saperlipopette! je vous voterai des remerciements! Voilà deux heures que ça dure, cette comédie! —Faudrait qu’il n’y eût que moi avec elle, pour ne pas lui fourrer l’ trac, qu’elle ne s’ méfie de rien, reprit le concierge. Si vous disiez à vos agents et aux pompiers de la laisser? —Ah! pour ce qu’ils font là-haut!» soupira le commissaire en haussant les épaules. Dès qu’il n’y eut plus personne sur le toit que la mère Birotte, toujours juchée à califourchon sur son pignon, le concierge grimpa à l’échelle, et, passant la tête par le vasistas, interpella allègrement sa locataire. «Bin, m’ame Birotte, qué qu’ nous faisons donc là? C’est donc qu’ nous avons envie d’attraper c’te nuit des rhumatismes? —Ta gueule, fourneau! —O m’ame Birotte! Moi qui suis poli avec vous! —A l’ours! A Chaillot, sale pipelet! —Voyons, m’ame Birotte! Voyons!... Vous n’êtes vraiment pas aimable! Et dire que je vous cherche depuis trois quarts d’heure pour vous faire goûter du nanan! Vous savez bin, ce vieux marc de Bourgogne que vous trouvez si bon? J’en ai reçu un petit baril ... —Ah! ce cher père Ricouard! Ah! c’est pour ça!... Que n’ parlais-tu plus tôt! T’ n’avais qu’à causer, portier d’ mon cœur! —Fallait m’en laisser le temps! —Alors comme ça tu payes un verre? —Deux, si ça vous convient, m’ame Birotte. —J’ crois bin, qu’ ça me ... Je n’ me fais jamais prier, quand il s’agit ... s’agit d’ licher! Attends ... me v’là! v’là que j’ m’amène ... Il arrive! Il arrive!» Tout en piaillant de la sorte, la soûlarde avait quitté son perchoir et s’avançait en titubant sur la pente du toit. «Donnez-moi la main! Vous allez glisser! dit le concierge. —Pas d’ danger! Pour que j’ glisse, faudrait du verglas, et c’est pas à c’te saison ... Qué chaleur! Ouf! Oh là là! Ça fait soif, hein donc, mon vieux pipelet? —Oui ... Dépêchez-vous! —Tu m’ croyais p’t-êt’ popoche, toi aussi? Eh bien, non, là! Je n’ suis pas, pas du tout ... —Dépêchons-nous donc, m’ame Birotte! Si vous n’avez pas soif, c’est moi qui ... —Ah! c’est toi! c’est toi, ma vieille branche!...» Le pied lui manqua, et elle allait rouler jusqu’au chéneau, et de là rebondir dans la rue, lorsque le sieur Ricouard la saisit par ses jupes et l’attira vivement à lui. En un tour de main, elle se trouva au bas de l’échelle. La «comédie», qui agaçait et enrageait depuis deux heures M. le commissaire, était terminée. Pendant ce temps, le petit horloger du rez-de-chaussée, le père Jean-Louis, discourait avec la fruitière d’en face, et ne tarissait pas d’indignation. «Tous les jours des scandales comme ça, madame Paquin! Voyez, voyez tout ce monde, tous ces badauds! Et si elle allait leur tomber sur la tête! Ah misère! Autrefois, dans mon jeune temps, les femmes soûles, on ne connaissait pas ça! —C’est vrai, interrompit Mme Paquin. De mon temps non plus on n’en voyait pas. —A présent ça foisonne! Dans tous les quartiers populaires, à Grenelle comme à Belleville, à La Villette, à Saint-Ouen, on ne rencontre que cela: des femmes chez les mastroquets, des femmes attablées ou debout devant le zinc, avec leurs gosses. C’est le progrès, l’Émancipation! Ces dames veulent faire comme les hommes! —Plutôt que d’empêcher les hommes ... —Eh oui! C’est cela qu’il aurait fallu! Au lieu de donner ou laisser prendre aux femmes les vices que nous avons, il aurait mieux valu travailler à nous guérir ... —Paraît que c’est comme à Londres, où il y a encore plus d’ivrognesses que d’ivrognes. —C’est ce qu’on raconte, en effet, madame Paquin. Je n’y suis pas allé voir ... —Moi non plus. — ... mais je doute qu’il y en ait là-bas plus qu’ici, des ivrognesses, par la bonne raison que ça augmente tous les jours chez nous, cette plaie-là! Les femmes d’aujourd’hui, les ouvrières et femmes du peuple, sans compter les autres, vous sirotent l’absinthe et le vermouth, l’eau-de-vie et le tord-boyaux, le schnick et le schnaps, comme celles d’autrefois vous auraient lampé de la fleur d’oranger. C’est tantôt avec leurs maris ... ou leurs _hommes_ qu’elles se piquent le nez, tantôt avec leur progéniture. J’en voyais une, l’autre jour, la grosse blanchisseuse de la rue Oudinot ... —Mme Bourdillon, celle qui a mis le feu à son lit, après l’avoir arrosé de pétrole, et qui s’écriait si drôlement: «Je veux mourir comme Jeanne d’Arc! mourir sur mon bûcher!» —C’est ça même! Pauvre Jeanne d’Arc! Oui, c’est la femme Bourdillon. Elle buvait un verre de rhum chez le charbonnier, un grand verre, dans lequel elle faisait tremper une croûte de pain pour son moutard, un môme de trois ans, et elle lui donnait cette croûte à manger, comme elle eût fait d’une mouillette sortant d’un œuf à la coque. —Pas étonnant que sa petite fille ait des attaques d’épilepsie, si elle a suivi le même régime! On a dû la conduire à l’hospice ... —Et qui paye tous ces frais de maladie, qui soigne et entretient cette multitude d’alcooliques qui encombrent nos hôpitaux? C’est nous, madame Paquin, c’est nous qui casquons, c’est notre argent qui valse. Voilà ce qu’on oublie. Mais il ne faut pas gêner le commerce de MM. les marchands de vin, ah mais non! Il n’y en a pas encore assez; il faut les encourager, les stimuler ... D’abord ça rapporte gros au Trésor, puis ce sont eux qui soutiennent nos hommes d’État; c’est chez eux que se font nos députés, nos conseillers municipaux et généraux, tout le tremblement! Alors, vous comprenez bien, on leur doit des égards en échange. Tout ce monde-là se donne la main, s’entend comme larrons en foire. Aide-moi, je t’aiderai! —Il y en a cependant à chaque porte, de ces empoisonneurs, et plutôt deux qu’un. —Et vous en voyez tous les jours surgir de nouveaux. C’est comme une marée qui monte ... Ça va de pair avec nos députés, tenez! Avoir 600 députés! Avec les sénateurs, ça fait 900 représentants! 900!... Comment voulez-vous que ces gens-là se mettent d’accord? Et à quoi cela sert-il, bon Dieu, qu’ils soient si nombreux? A quoi?... Ah! voilà le malheur, madame Paquin; tout le monde aujourd’hui veut gouverner la France! Rien que des politiciens et des marchands de vin! Tout le monde,—et surtout les moins préparés, les plus inexpérimentés, les plus incompétents, les plus ignares,—tout le monde a son plan de gouvernement, tout le monde aspire à tenir la queue de la poêle! Ah là là, mon Dieu! Ça me rappelle le siège, tenez, madame Paquin, l’hiver de 70. Je revois encore un malheureux petit bossu, tailleur d’habits, convaincu mordicus que lui seul pouvait sauver le pays, clabaudant sans cesse que tous nos ministres et gouvernants, à commencer par Gambetta, et tous nos généraux, y compris Faidherbe et Chanzy, n’étaient que des moules, des moules, pas autre chose! «Ah! si c’était moi! Ah! nom d’un chien! Nous aurions déjà fait la trouée, opéré notre jonction avec l’armée de la Loire! Ah oui! Et que ça ne traînerait pas, tonnerre de Brest!—Mais comment? comment? lui demandait-on.—J’ai mon plan, et qui vaut mieux que celui de Trochu, allez!» On finit par le conduire à la place et l’interroger. Son plan, savez-vous en quoi il consistait, madame Paquin? A supprimer les fusils et les remplacer par des arbalètes! «Avec une bonne compagnie d’arbalétriers, je me charge de traverser les lignes allemandes! Je garantis de faire la trouée!» s’écriait-il. Eh bien, voilà! Nous avons une foultitude de tailleurs comme ça, et de cordonniers, de chapeliers, de serruriers, de menuisiers, d’épiciers, de charcutiers, de pharmaciens, de vétérinaires ... et d’horlogers aussi! Car qu’est-ce que je fais en ce moment même? ajouta en riant le petit père Jean-Louis. Vous voyez comme cette maladie est contagieuse, madame Paquin? Voilà que je me mêle aussi de discuter et de critiquer, de prôner mon ours ... Comme s’il n’y en avait pas assez d’autres, pas assez sans moi! Mais c’est qu’on ne peut pas se retenir, quand on voit ce que l’on voit! —Ah oui, m’sieu Jean-Louis, quand on voit ... Ah Seigneur! Ainsi la petite Birotte, Tavie Birotte? N’est-ce pas dégoûtant, plus ignoble encore que la mère? —J’y pensais. Quelle famille! —Oui, quelle famille! —Si encore ce n’étaient là que des exceptions, des faits ne se produisant que très rarement, par accident, on comprendrait! Mais pas du tout! C’est tous les jours et par centaines que de pareilles ignominies se commettent. Il suffit d’ouvrir un journal ... —Sans compter ce que les journaux ignorent ou ne peuvent pas dire, observa judicieusement la fruitière. On se plaint souvent qu’il n’y a plus d’enfants, m’sieu Jean-Louis; eh bien, je crois de plus en plus que c’est la pure vérité. —Plus de famille surtout, madame Paquin: voilà ce qu’il y a de pis. On a touché à cette base de la société, en élevant les jeunes filles pour en faire autre chose que des ménagères, des épouses et des mères; si bien qu’on se marie de moins en moins en France, qu’on y fait de moins en moins d’enfants. Ajoutez à cela les insanités du suffrage universel et la liberté illimitée de la presse,—le droit de traiter tous les jours publiquement, surtout devant le public le moins préparé, le plus naïf, le plus gobeur et le plus exalté, le chef de l’État de vieille canaille:—«Le sinistre gredin qui préside aux destinées de la France», comme ne manque jamais de l’écrire ce journal, tenez! —C’est cela qui honore et relève un pays! — ... De qualifier tous nos généraux, à tour de rôle, de ramollots ou de traîtres, afin sans doute de donner du courage à nos soldats; de déclarer et certifier que tous nos ministres et tous nos hommes en place, sans exception aucune, ne sont qu’un ramas de filous, de fripouilles ... —Ou encore d’aller annoncer que la peste vient d’éclater dans Paris et que les boulevards sont jonchés de cadavres! —Ah oui! C’est une gazette de dames qui s’est amusée à lancer ce canard ... —Drôle d’amusement! —Au lieu de soigner ses menus, de publier de bonnes recettes de cuisine ... Ah! vous pouvez conclure, madame Paquin, que nous sommes couchés dans de jolis draps, que nous sommes ce qu’on appelle «complets», ma pauvre madame Paquin!» L’allusion que nos deux interlocuteurs venaient de faire à Octavie Birot, peu chaste fille d’une mère sans pudeur et toujours démesurément altérée, avait trait à une récente escapade de la chère enfant. Et quelle escapade! Tavie s’étant aperçue un matin qu’elle ne jouissait pas chez elle d’assez d’indépendance, et que sa maman biberonne se permettait trop fréquemment de la contrôler et de la sermonner, de la quereller et de la talocher, résolut de brûler la politesse à «cette vieille tourte»: c’était le respectueux petit nom qu’elle se plaisait à décerner à son auguste mère. Mais Tavie n’entendait pas partir seule, et elle persuada sans trop de difficulté à son petit ami Zuzules, Jules Margotin, qu’il était de son devoir de la suivre. «Mais où irons-nous? lui objecta le gamin, qui, comme elle, n’avait pas plus de treize ans et demi. —T’inquiète pas! —Et pour boulotter? —T’inquiète pas, que j’ te dis!» Avant de déguerpir, on eut soin, des deux côtés, bien entendu, de faire main basse sur les quelques sous qu’on put trouver à la maison et les quelques nippes ou objets ayant un semblant de valeur. Ainsi lestés, nos tourtereaux s’enfuirent à tire-d’aile au fond de Vaugirard, et se nichèrent dans une misérable cahute, jouxte un terrain vague. On demeurait là toute la journée à roucouler, paresser, godailler et ripailler; puis, le soir venu, Tavie s’en allait rôder du côté de la gare Saint-Lazare. Mme Birot ne s’inquiéta pas plus du départ de sa fille que si celle-ci n’eût jamais existé; elle ne prit même pas ce prétexte à consolation pour doubler ses rations d’absinthe ou ses doses de _mêlé-cass_. Quant à Mme Margotin, qui cultivait aussi et avec zèle tous les composés ordinaires de l’alcool, elle s’avisa, une après-midi, à la suite d’une surabondante absorption de petites gouttes, d’aller troubler le ménage de son fils, et tenter de faire réintégrer à M. Zuzules le domicile familial. Elle se disait que ce précieux fils allait atteindre l’âge où il pourrait rapporter un peu d’argent au logis, et que c’était véritablement désastreux de penser qu’elle n’en profiterait pas, que ce serait ce petit souillon de Tavie ... «La gueuse! Ah! si j’te tenais!» La veille même, l’indiscrétion d’une voisine lui avait révélé le gîte des amoureux. «J’ m’en vais aller t’les secouer, attends un peu! J’ m’en vais t’la moucher, c’te morveuse!» Et la voilà qui s’achemine vers l’orde bicoque où se terraient ces deux chérubins,—Paul et Virginie nouveau modèle. Mal lui en prit. Aux premiers mots, dès qu’elle fit mine de porter la main sur ladite morveuse, Zuzules, le brave gosselin, qui n’entendait pas qu’on touchât à sa femme, assena sur la tête de sa mère un coup terrible, lui brisa sur le chignon une bouteille pleine. Tavie, pour ne pas demeurer en reste avec son homme, s’arma d’un couteau et menaça «c’t’ espèce de poivrotte» de lui faire son affaire. «Tu veux donc que j’ te crève! criait-elle. Fous-la par terre, Jules! Tire-la par les arpions! C’te saleté-là! Si, chaque fois qu’elle est mûre, faut qu’elle vienne nous enquiquiner! Ah bin non, alors! Est-ce que j’ vais voir avec qui tu couches, moi?» A demi assommée, inondée de sang, la poivrotte s’affala de tout son long dans un coin de cette tanière, tandis que Paul et Virginie gagnaient le large et s’en allaient abriter leurs tendresses du côté de Charonne. «T’inquiète pas, Zuzules! J’ trouverai toujours à turbiner!» Chers anges! Blancs agneaux du bon Dieu! «Ce qu’il y a de terrible, voyez-vous, madame Paquin, disait à la fruitière l’horloger Jean-Louis, lorsque Mme Margotin, de retour chez elle, se mit à raconter à son entourage l’enthousiaste accueil qu’elle avait reçu de son fils et de sa pseudo-bru et à déblatérer partout contre eux,—ce qu’il y a de terrible, c’est que ce sont toujours les pauvres gosses qui pâtissent de l’inconduite des parents, eux qui paient les pots cassés et les frais de la fête. Il est certain que si la mère Birotte ne se piquait pas le nez et avait pu rester en ménage avec quelqu’un ... Elle ne sait même pas exactement quel est le père de son gamin, son dernier! Non, ma foi, elle nous l’a déclaré elle-même! —Elle était encore soûle comme une tique quand elle l’a fait! —Elle était dans son état habituel, repartit l’horloger. Naturellement ce gamin reçoit plus de torgnoles que de caresses, absolument comme sa sœur Tavie: aussi fera-t-il comme elle. Le jour où il se sentira assez fort pour riposter, il ripostera, allez donc! et lorsqu’il trouvera l’occasion de décamper, il s’empressera d’en profiter,—toujours comme cette diablesse de Tavie. —Qui n’aurait peut-être pas été plus mauvaise qu’une autre, si elle avait eu une vraie mère. —Malheureusement!... Et remarquez, poursuivit M. Jean-Louis, remarquez, madame Paquin, combien les mauvaises mères deviennent de plus en plus nombreuses, combien les «enfants martyrs» augmentent! On ne voit pour ainsi dire que cela dans les journaux! —C’est vrai, à tout moment ... On croirait que les femmes d’à présent ne savent plus ce que c’est que d’être mères, qu’elles ne sont plus faites pour cela. —Eh! eh! madame Paquin, ce que vous énoncez là est peut-être plus vrai que vous ne le supposez! Le ménage, la famille, la maternité, tout cela se tient. On ne veut plus de ménagères, et l’on n’a plus de mères, ou l’on a de mauvaises mères, trop de mauvaises mères! —Des «enfants martyrs», en effet, comme vous dites, on ne voit que ça! Il ne se passe pas de jour ... On en arrivera à être obligé de faire élever ces pauvres gosses par l’État. —Ils n’en seraient très souvent que mieux élevés. —Et sûrement que moins maltraités, moins brutalisés. Et puis ils n’auraient point constamment sous les yeux tant de vilains exemples. —C’est ce que dit Mlle Mordasz. Il paraît que dans ce qu’on appelle l’antiquité, chez les Spartiates, on élevait les enfants de cette façon, et qu’on s’en trouvait très bien. Moi, je ne suis pas savant comme Mlle Mordasz, mais cette idée-là me chiffonne. —Moi aussi, m’sieu Jean-Louis. Et si jadis on avait voulu me prendre mes deux garçons ... Ah! mais non! Ah mais non! —Oh! vous, madame Paquin, vous êtes une femme de l’ancien temps! Aujourd’hui, les enfants, ça gêne: moins on en a, mieux ça vaut; et quand on n’en a pas du tout, c’est l’idéal, le paradis! Voyez ces dames qui demeurent au fond de la cour, ces employées ... —Les deux bicyclistes? —Oui, et puis l’autre, la grande maigre nouvellement emménagée ... Elles ont beau accoucher, vous ne leur voyez jamais de bébés! —Et celles de l’entre-sol, repartit Mme Paquin, les deux petites brunes, des bicyclistes enragées aussi, celles-là; et la grosse blonde du troisième; et les couturières d’en face, les dames Drion et Laurency, et tant et tant d’autres autour de nous ... pas d’enfants! jamais de grossesses! —Si, par hasard, le fait se produit, comme c’est le cas de ces dames du fond de la cour, on expédie le moutard en province, en Bretagne, en Bourgogne ou en Picardie, n’importe où; et, pourvu que ça crève là-bas ... —Hélas! —Que voulez-vous qu’elles en fassent, de leurs bébés? Elles ne peuvent pas les emmener avec elles à leur bureau ou à leur magasin, n’est-ce pas? Alors, il faut bien s’en débarrasser ... n’y a pas à tortiller, ni faire la bouche en cœur! Voyez-vous, madame Paquin, le mieux qui puisse leur advenir, à ces pauvres poupons,—après avoir eu la bonne idée de ne pas naître, c’est d’avoir celle de trousser leurs quilles et décamper le plus promptement possible. Avez-vous remarqué que l’Église, au lieu de se désoler de la mort des enfants et de chanter sur eux le _De Profundis_, s’en réjouit, au contraire, et entonne à leur sujet un hymne de louange au Seigneur,—_Laudate, pueri, Dominum_? On m’expliquait cela dernièrement. —C’est parce qu’ils vont au ciel tout droit, et prennent place parmi les anges. —Il leur suffit de quitter la terre ... Croyez-vous, par exemple, que la petite Benneckert n’est pas plus heureuse? —La pauvre chérie! Se tuer, à dix ans! —A dix ans! Convenez, madame Paquin, que ce n’est pas à cet âge-là qu’on recourait jadis au suicide! Maintenant, avec de tels parents, on comprend qu’il n’y ait plus d’enfants, comme vous le disiez tout à l’heure, on comprend cela. Et, pour la vie qui l’attendait, cette petite ... —Ah ma foi!» C’était de la «Petite Sans Cœur» qu’il s’agissait, de cette malheureuse fillette, dont la mère, pianiste éminente, mais professeur sans élève, s’était mise, dès le lendemain de son veuvage, à trafiquer de ses charmes. Car, ainsi qu’elle l’avait un jour fort pertinemment expliqué au commissaire de police du quartier: «Que voulez-vous que fasse une femme seule, sans fortune, accoutumée à avoir sa domestique? —Oh! je ne veux rien! avait aussitôt modestement protesté le magistrat. Je constate seulement de plus en plus que toutes les femmes de votre condition, si dénuées de fortune qu’elles soient, ne peuvent se passer de domestique: à toutes, il leur faut leur bonne! —Mais, monsieur, je n’ai pas été élevée à récurer la vaisselle ni à me gâter les mains dans toutes ces basses besognes. —Je sais: vous suiviez, m’avez-vous dit naguère, les cours du Conservatoire, et vous vous destiniez au grand art. Veuve après quelques années de mariage, vous vous êtes lancée dans la galanterie, ce qui est une besogne bien plus relevée ... —Mais, monsieur, encore une fois, que vouliez-vous?... —Ce n’est pas un reproche, madame: vous-même l’avez déclaré, et je me borne à répéter vos paroles. —Que pouvais-je faire? Si j’avais trouvé des leçons, ou bien si j’avais pu entrer dans un bureau, une administration! Mais les hommes ont envahi toutes les carrières; on se plaint partout qu’il y a trop de candidats,—à plus forte raison de candidates! Les places qu’on veut bien nous concéder, ce sont des places infimes, dérisoires, des places de sept ou huit cents francs par an,—et pas les ressources que possède une servante, pas de sou du franc, pas d’anse de panier à faire sauter. Alors? Il me répugne de me laisser exploiter, je ne vous le cache pas; je ne trouve rien de plus ridicule et de plus stupide: j’aime mieux ... —Exploiter moi-même? —Exploiter les hommes, tirer d’eux tout ce que je peux, oui, monsieur! —Vous ne me semblez pas pouvoir beaucoup, permettez-moi de vous le dire. Ce commerce-là, comme bien d’autres, va mal; il y a encombrement, il y a pléthore. —Enfin je n’avais pas à choisir! —Et vous gardez toujours votre fille avec vous? —Si je pouvais la placer quelque part ... —Ce serait préférable pour vous, et préférable pour elle surtout, ainsi que nous l’avons déjà remarqué lors de la première plainte que j’ai reçue à votre sujet. Vous avez eu beau déménager: les mêmes accusations se reproduisent. —C’est mon ancienne concierge, monsieur le commissaire, la concierge de la rue Vaneau, qui est venue trouver celle de la maison que j’habite actuellement ... —Rue de Sèvres? —Oui, monsieur ... et lui a débité sur mon compte un tas d’histoires! —Non, permettez! C’est toujours la même, d’histoire, toujours les brutalités que vous exercez sur votre fille, et toujours vos excès de boisson: nous ne sortons pas de là. —Mes excès! —Vos excès, oui. Trop de verres d’absinthe ... —Oh! —Et trop de dureté et de violences à l’égard de votre enfant. —S’il est permis! Y a-t-il au monde un outrage plus sanglant pour une mère?... —Je ne le pense pas. —L’amour maternel n’est-il pas inné dans le cœur de la femme? —Heu! heu! —Comment, vous niez? Mais, monsieur, le cœur d’une mère est le chef-d’œuvre de la nature! —Dans les livres, c’est possible, madame; mais la réalité comporte malheureusement tant et tant d’exceptions! Il ne se passe pas de jour, vous le savez vous-même et ne pouvez le contester, que des quantités de nouveau-nés ne soient étouffés et dépecés par leurs tendres petites mamans, jetés dans les latrines, enterrés sous du fumier, ou généreusement distribués aux pourceaux. Suppressions ou abandons d’enfants, tortures et assassinats d’enfants,—assassinats souvent par voies détournées et à petit feu, nous ne voyons que cela de plus en plus! Vous, madame, on vous reproche de ne pas donner à manger à votre fille: c’est par inanition que vous voudriez ... —C’est abominable ce que vous dites là! —Ce qui est bien plus abominable, c’est de le faire. Tandis que vous n’avez jamais une caresse pour votre fille, vous êtes, paraît-il, aux petits soins pour votre chien ... —Peut-on entendre pareilles infamies! — ... Un petit chien que vous avez depuis peu de temps. Lorsque vous décampez de chez vous et restez des jours et des nuits sans rentrer, vous prenez la précaution d’emmener votre chien ... —Pour qu’il n’aboie pas: ses cris gênent les voisins. —Mais votre enfant, vous la laissez, vous ne vous en souciez point. Elle ne crie pas, elle ne gêne pas, elle! On l’a vue manger dans l’écuelle du chien, dévorer la pâtée du chien ... —Comment, monsieur le commissaire, comment pouvez-vous admettre de telles bourdes? —J’en admets et j’en constate bien d’autres tous les jours. Je voudrais vous débarrasser de votre fille, car elle vous embarrasse, voilà la vérité. —Je ne vous dissimule pas que c’est un lourd fardeau pour moi, et que si vous réussissiez ... —Quelle joie, hein? Comme votre cœur de mère, chef-d’œuvre de la nature, au lieu de se briser de douleur à cette séparation, bondirait d’allégresse! Ce n’est cependant pas pour vous, c’est uniquement pour cette malheureuse fillette que j’ai fait des démarches. Patientez donc un peu: vous boirez après! —Mais, monsieur ... —Et ne la maltraitez pas,—même pour la corriger de ses mauvaises habitudes: car elle en a toujours, de mauvaises habitudes, cette chère petite, c’est immanquable! Vous vous moquez, monsieur; vous ne croyez pas dire si vrai, et cependant! Je ne sais où cette gamine est allée chercher ses vices ... —Peut-être pas bien loin, murmura le commissaire. —Elle est corrompue jusqu’aux moelles! —Naturellement! Tout naturellement! Enfin, madame, je vous y exhorte encore, faites attention! Un peu de patience!» Hélas! Il faut croire que la patience, pas plus que la douceur et la sobriété, n’était la vertu dominante de Mme Benneckert, car huit jours après, pas plus tard, on ramassait le cadavre de la Petite Sans Cœur dans la cour de la rue de Sèvres, où la mère et la fille étaient venues s’installer à un quatrième étage, en quittant la rue Vaneau. Une nuit, lasse de se morfondre dans son glacial abandon, lasse d’avoir faim, faim de pain, de soleil et de tendresse, lasse de souffrir, de s’étioler, de mourir de mort lente, et ayant déjà sans doute, à dix ans, l’exacte perception de l’avenir qui la guettait et auquel elle n’échapperait point, la pauvre fillette ouvrit la fenêtre et s’élança. Les voisins ne manquèrent pas d’accuser la mère d’avoir, par ses violences et sévices, provoqué ce désespoir et indirectement causé cette mort. Mais l’expertise médicale réduisit à néant ces accusations. Le corps de l’enfant portait bien des traces de coups: n’avait-il pas fallu essayer de combattre ses instincts pervers, de la corriger de ses «mauvaises habitudes»? Ces coups néanmoins avaient été insuffisants pour altérer sa santé; les marques laissées par eux étaient peu apparentes et ne pouvaient motiver la mise en arrestation de la mère. Ce qui n’empêchait pas que la pauvre petite, avant de se briser le crâne sur le pavé de la cour, était déjà aux trois quarts morte, morte de privations et de consomption, morte de faim. Sa mère ne l’avait pas tuée, oh non, certes! elle l’avait simplement empêchée de vivre. Et la petite martyre avait décidé d’abréger son supplice, de s’enfuir de cette terre maudite: elle s’en était allée, selon la remarque du chroniqueur Jean de Nivelle, «parce qu’elle ne pouvait plus y tenir, ne pouvait plus rester». Seul, le petit chien dont elle dérobait la pâtée et léchait et nettoyait l’écuelle, loin de lui garder rancune de ces trop fréquents larcins, s’attrista de ne plus retrouver, à son retour, cette aimante et caressante compagne de jeu, et il la réclama, la chercha de droite et de gauche, sous tous les meubles, en geignant et glapissant. Heureuse Petite Sans Cœur! XIII Une vieille légende raconte que deux époux appartenant à une des paroisses du diocèse de Poitiers, entreprirent de se rendre en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, mais qu’arrivés à Limoges, la femme tomba malade et mourut. Seul pour achever la route, le cœur brisé, l’époux n’en accomplit pas moins son vœu; puis il revint sur ses pas et alla expirer de douleur au lieu même où il avait perdu sa compagne. Lorsqu’on voulut l’inhumer auprès de celle qui lui avait été si tendrement unie, on la vit se retourner dans sa tombe, comme pour lui faire place, Et apprendre aux conjoints à s’entr’aimer toujours, Afin qu’ayant vescu en la divine grâce, Ils puissent voir le ciel à la fin de leurs jours. Telle aussi fut la mort de ce bon vieux et de cette aimable vieille, voisins de Katia Mordasz, et baptisés par elle «Philémon et Baucis». Un soir Philémon sentit, non pas qu’il devenait arbre, comme son ancêtre, célébré par Ovide et La Fontaine; mais, plus prosaïquement, qu’il était mal à l’aise, avait peine à rester debout, et que des frissons glacés lui couraient sur les épaules et dans le dos. Il se mit au lit, et comme Baucis s’était assise à son chevet et emparée d’une de ses mains pour la lui réchauffer entre les siennes, il l’attira doucement à lui, lui inclina la tête contre son visage, et appuya sur ses paupières ses lèvres exsangues et froides. «A toi!... Merci!... Merci de tout le bonheur que nous avons eu ... que je te dois!» bégaya-t-il d’une voix à peine distincte.» Et la parole lui manqua; ses yeux se voilèrent, ses doigts se contractèrent ... Baucis se hâta d’appeler à son secours et d’envoyer quérir le médecin, ressource hélas! inutile: tout était fini. Dans ce dernier baiser, cette suprême attestation et ce suprême hommage rendu à celle qui avait partagé sa destinée et fait de conserve avec lui son temps sur la terre, Philémon avait cessé de vivre. Aidée d’une voisine, Baucis rendit les ultimes devoirs à son compagnon de route; elle lui fit sa toilette funèbre, et, tout aveuglée de larmes qu’elle était, toute courbée, débile et infirme, elle tint à ce que personne autre qu’elle ne portât les mains sur ce corps adoré. Puis la veillée mortuaire commença. Au petit jour, la voisine, qui s’était endormie dans son fauteuil, ayant entr’ouvert les yeux, remarqua que Baucis avait quitté sa place, pour s’asseoir tout contre le lit, et qu’elle demeurait immobile, le buste renversé, enfoui dans les draps. Sa première idée fut que la pauvre vieille priait; mais, s’étant approchée, elle eut beau la tirer par la robe et l’appeler, elle n’obtint aucune réponse. Elle voulut lui prendre la main, et, au premier contact, sentit un froid étrange, particulier, qui la fit tressauter, le froid de la mort. Baucis n’avait pu survivre à celui qu’elle n’avait jamais quitté d’une seconde ni d’un pas durant plus d’un demi-siècle; et d’elle-même, sans secousse, sans bruit, comme tout naturellement, elle s’en était allée le rejoindre. Et, lorsqu’on l’étendit près de lui, sur ce lit qui avait été leur lit nuptial, on eût certainement pu voir, comme dans la légende poitevine, le premier mort se reculer pour faire place au second, L’époux se retourner pour regarder l’épouse, L’accueillir, lui sourire et la bénir encore! «Combien vous avez eu raison de classer ce ménage modèle dans la catégorie des phénomènes, des disparus, des «Préhistoriques»! disait ce soir-là Veyssières en prenant le thé avec Katia, sur le balcon du gai petit logement de la rue Vaneau, et comme elle venait de lui annoncer le double enterrement qui avait eu lieu le matin. Non, vous n’en reverrez plus comme cela. Fini! Fini, le mariage! Il est en faillite en France comme en Angleterre, comme en Amérique ... —Heureusement! —Ne vous pressez pas tant de chanter victoire, Katia; vous ne savez pas ce que vous trouverez à la place. —Nous n’avons rien à perdre. —Oh! que si! Éloigner la femme de l’homme, semer entre elle et lui la mésintelligence, la suspicion, la rivalité et la haine, c’est mauvaise besogne, c’est desservir les intérêts de l’un et de l’autre, et plus encore ceux de la femme, ceux de la mère ... —Mais nous ne prêchons pas cette haine, nous ne voulons pas cette désunion! —Que vous la vouliez ou non, vous l’obtenez; c’est le résultat que vous atteignez: ce krach du mariage vous le prouve incontestablement. De plus en plus l’homme arrive à se passer de la femme comme compagne, à ne se servir d’elle que comme instrument de volupté ou passe-temps. En sorte que, au lieu de la relever, la femme, et de l’affranchir, de la rendre plus heureuse et plus forte, vous l’avez, au contraire, asservie davantage et fait déchoir plus bas que jamais. Voilà la conséquence ... —Nullement, mon cher, je proteste! —Je reprends donc à nouveau ma démonstration, chère amie, et je fais appel, si vous le voulez bien, à l’autorité d’un des plus sagaces esprits de notre siècle, à Ernest Renan. Elle est de lui, cette très juste remarque, que «la femme qui nous ressemble nous est antipathique: ce que nous cherchons dans l’autre sexe est le contraire de nous-mêmes». Or, on s’ingénie et s’évertue à élever les filles comme les garçons, à vouloir, en dépit de la nature et du bon sens, que la femme, qui est anatomiquement, dans son sexe, un _homme retourné_, un mâle à l’envers, et, par conséquent, devrait faire tout le contraire du mâle, ait les mêmes occupations, les mêmes devoirs, les mêmes charges, le même rôle que lui; on fait tout, en d’autres termes, pour éloigner et dégoûter l’homme de la femme. Et on y est parvenu! —Prétendre que l’instruction donnée aux femmes éloigne d’elles les hommes, les en dégoûte, ce n’est guère faire l’éloge de vos contemporains, mon bon! —C’est une femme même qui le prétend et le proclame, ma bonne, une femme de beaucoup de jugement et d’esprit, et qui valait bien, je vous en réponds, vos Bombardier, vos Potarlot, vos Lauxerrois, vos Magloire ... —Quelle est cette femme? —Mme de Girardin. Elle déclare que «l’homme ne demande pas à sa compagne de partager ses travaux, il lui demande de l’en distraire; l’instruction, pour les femmes, ajoute-t-elle, c’est le luxe; le nécessaire, c’est la grâce, la gentillesse», le charme, cette gaieté légère si bien faite pour dissiper la tristesse; c’est la séduction, voire la coquetterie, toutes qualités inconnues à vos émancipées et viragos modernes. En voilà qui se targuent d’avoir répudié tous ces enfantillages et ces billevesées! Plus de coquetterie, avec elles, plus de ces délicieux petits manèges ... mais plus de grâce non plus, plus de charmes! Elles nous offrent, à la place, un front grave, soucieux et ridé, un air sec, dur et sévère, des qualités «bien viriles»,—tout ce que nous possédons, quoi! et dont, par suite, nous n’avons que faire. Ah! mon amie, vous allez encore me trouver bien prosaïque, bien terre à terre et matériel; mais tant pis! La vérité avant tout! Eh bien, il n’y a qu’une qualité pour la femme, c’est la beauté,—oui, la grâce et la beauté,—le physique! —L’esprit ne compte pas? —Très peu, infiniment peu. C’est toujours, presque toujours _physiquement_ que les femmes nous plaisent et nous attirent: je crois vous l’avoir dit déjà. Qu’elles sachent le grec, le sanscrit et l’hébreu, qu’elles connaissent la chimie organique, la paléontologie et le calcul infinitésimal, nous ne nous en préoccupons nullement,—nullement, je vous assure, Katia! Je vous en donne ma parole d’honneur! «Est-elle belle? Comment est-elle?» Voilà la première question que pose tout homme, ou qu’il s’adresse à lui-même mentalement, lorsqu’on lui parle d’une femme, le seul point qui le préoccupe. La beauté, c’est le seul mérite que les hommes ne contestent pas aux femmes, l’unique et souverain privilège des femmes. Tout le reste, peutt! La beauté sur la terre est la chose suprême. C’est pour nous la montrer qu’est faite la clarté. La beauté seule, entendez-vous bien? donne aux femmes un charme invincible. La science, le talent, le génie, on n’y prend pas garde, et ça ne pèse pas pour elles plus qu’un atome. «Est-elle belle?» Cela répond à tout, suffit à tout. Aussi comme elles ont raison, celles qui, à tout prix, veulent être belles! —Raison, à votre point de vue! Il en est qui dédaignent ces périssables attraits. —Je pourrais vous répliquer par le mot de Mme de Grignan. Elle disait _pourrissables_, elle; mais tant que ce n’est pas pourri ... —L’homme est logé à la même enseigne. —Pas du tout! Un homme n’a pas besoin d’être beau. Qu’il ne fasse pas peur à son cheval, qu’il ait une physionomie ouverte, accorte, engageante, intelligente,—et encore!—c’est tout ce qu’on lui demande. L’homme, que vous le vouliez ou non, a pour caractéristique la force: qu’il soit solide et vigoureux, bien portant et bien râblé, voilà le principal, voilà l’idéal pour lui. Pour la femme, encore une fois, c’est la beauté; c’est par sa beauté que la femme est le chef-d’œuvre de l’univers: voyez comme je suis gentil, comme je suis large et généreux! —Oh! charmant! exquis! Mais toutes les femmes ne peuvent pas répondre à votre programme, toutes ne peuvent pas être belles: que ferez-vous des laides? —On a prétendu qu’il n’y en avait point. —Quelque galant personnage de votre espèce! —Probablement. En tout cas, s’il en existe, des femmes laides, elles ont la grâce, qui équivaut souvent à la beauté, qui est pire parfois; elles ont l’affabilité, la douceur ... —La douceur surtout, interrompit Katia. C’est cette qualité que vous prisez le plus chez la femme. «Qu’elle soit douce et simple de cœur!» C’est, vous vous le rappelez, tout ce que le sentimental et onctueux Michelet demande à la femme. —Eh mon Dieu! C’est assez juste. Rousseau également recommande la douceur. —Aristote aussi, et Proudhon, et Auguste Comte, et tous les hommes, tous les adversaires et ennemis de la femme. Tous la veulent sans énergie ni volonté, malléable comme cire, apte à recevoir toutes les empreintes et toutes les idées qu’il plaît au mari de lui inculquer. —C’est si vrai, Katia, que j’aurais dû, il y a un instant, lorsque je vous disais que la distinctive de l’homme était la force et celle de la femme la beauté, ne pas oublier la douceur, qualité féminine encore plus caractéristique et plus essentielle. —Je le crois bien! Ah! nous nous entendons! Il vous faut, messieurs, vous le reconnaissez vous-mêmes, des compagnes soumises et obéissantes, attentives à vos moindres caprices, ne pensant que comme vous, ne voyant que par vous, des esclaves, en un mot. —Croyez-vous que, chez vos vieux voisins qui viennent de mourir, dans ce ménage de Philémon et Baucis qu’on a enterré ce matin, la femme fût l’esclave de l’homme, qu’elle fût même seulement sa servante? Non, mon amie; tour à tour, ils étaient les serviteurs l’un de l’autre, ravis de se rendre ces soins réciproques et de ne les devoir qu’à eux-mêmes. Jamais sûrement Mme Baucis ne s’est dit, ne s’est même doutée que son mari l’avait asservie; pas plus que celui-ci ne pensait à s’avouer que son épouse le menait par le bout du nez. Dans ces heureux, ces délicieux ménages,—saluez, chère dame! Encore une fois, vous n’en verrez plus comme cela!—nul ne commande et aucun n’obéit: il n’y a qu’une seule et unique volonté, un seul être en deux personnes. —Cependant vous ne pouvez empêcher qu’ils ne soient deux; vous ne pouvez empêcher des divergences de se produire: il y en a dans toute association, si étroite et intime qu’elle soit. —Ajoutez que, dans toute association, quelle qu’elle soit, il y a toujours, qu’ils le veuillent ou s’y refusent, le sachent ou l’ignorent, forcément et inévitablement, disparité et inégalité entre les contractants. Un seul pilote doit être chargé de conduire le vaisseau; si, par hasard, il y en a deux, le second est, de règle, subordonné au premier. L’égalité, «cet atroce mensonge des politiciens», l’égalité est une pure chimère; elle n’existe pas plus ici-bas que la similitude complète. Et il le faut bien! Il faut bien que la balance penche d’un côté. —Et naturellement elle penchera du côté de monsieur? —Vous l’avez dit, très chère. Elle penchera du côté du plus fort. —En admettant que monsieur soit le plus fort. —On l’a admis de tout temps. Du côté de la barbe ... —Et si nous parvenons, grâce à l’éducation nouvelle et aux exercices physiques, à donner à la femme autant de vigueur et de biceps qu’à l’homme? —Alors vous lui donnerez aussi de la barbe ... et le reste! C’est ce que demande et ce qu’espère, dans sa suprême logique, Mme Potarlot,—Elvire! Mais alors aussi ce ne seront plus des femmes que vous aurez, et encore un coup,—car nous en revenons toujours là!—l’homme, ainsi que le fluide électrique, n’est attiré que par son contraire. —De sorte que c’est toujours la force qui, selon vous, prédominera? à elle le dernier mot? —A elle, toujours! Autrement elle ne serait plus la force. —Et le droit, qu’en faites-vous? —J’en fais ceci, riposta Veyssières, que, lorsqu’il a la force avec lui, il triomphe; et qu’il est battu, s’il ne l’a pas. C’est simple comme bonjour. L’idéal serait de ranger inséparablement la force du côté du droit; par malheur, ce n’est qu’un idéal. —Un espoir, un but! rectifia la nihiliste avec une enthousiaste véhémence. —Je ne demande pas mieux, mais nous n’en sommes pas là; et c’est précisément pour vous être insurgées contre le principe de la force, pour avoir voulu et vouloir cette chimère, l’égalité absolue, que vous avez tué le mariage. —Beau malheur, encore une fois! —A mon avis, c’en est un, et un grand, et pour les femmes surtout. Hors du mariage et de la famille, la femme qui se donne ne reçoit en échange aucune garantie; elle n’est qu’une chose, qu’un jouet ... —Elle ne se donnera pas, voilà tout! —Et vous vous figurez que le mâle acceptera cela et ira se passer de ... _O sancta simplicitas_! Il saura bien en trouver, des femmes! Ah! je ne suis pas en peine de lui! Quitte à aller les chercher au centre de l’Afrique ou au fin fond de l’Australie, quitte à prendre de force celles qu’il aura sous la griffe et feront leurs mijaurées, quitte à leur casser reins et côtes si elles résistent, il les aura, je vous le garantis, je vous le certifie, comme il en a eu de tout temps. Le mariage, la famille, c’était là le vrai refuge, la seule efficace protection de la femme. —Nous ne voulons plus être protégées! —Je le sais, vous le dites toutes assez haut. Et comme on est toujours le réactionnaire de quelqu’un, vous vous êtes déjà laissé dépasser par vos consœurs de New-York. Il en est là-bas qui non seulement déclarent ne plus vouloir de protecteur, mais prétendent protéger à leur tour, dominer plutôt, courber l’homme sous leurs larges, lourds et robustes pieds. Nous qui les aimons menus, fins et artistement cambrés! Ah! nous sommes loin de compte! Reste à savoir ce qu’il adviendra ... J’entendais un jour M. Paul Janet nous dire, dans une de ses leçons à la Sorbonne, qu’«en dehors du mariage, il n’y a que la polygamie», et que «celui qui se présente dans la famille comme un libérateur et propose à la femme la révolte comme moyen d’affranchissement, n’est qu’un oppresseur hypocrite, un méprisable charlatan, qui demande tout et ne donne rien». Voilà la vérité. Je crains fort, ma chère Katia, je crains fort que cette protection dont les femmes ne veulent plus, cette émancipation à laquelle elles travaillent si activement, ne se transforme pour elles en la plus dégradante servitude, la pire misère ... —Comment cela? —C’est que ce n’est pas seulement le mariage qui a fait faillite, c’est l’amour,—l’amour tel que vous l’entendez. Vous vous attachez généralement, vous autres femmes, à celui à qui vous vous êtes données, vous aimez ce qui dure ... —C’est notre éloge,—notre supériorité. —Je n’y contredis nullement, chère amie, je ne discute pas. Mais nous, au rebours, nous aimons ce qui change. L’inconstance est dans la nature du mâle. C’est une loi physique de toutes les espèces, une loi souveraine et inéluctable. Aussi, quand j’entends des femmes comme les Magloire, les Cherpillon, les Bombardier, les Bals, les Potarlot, et autres illustres championnes du bonheur futur, décréter «l’amour libre», je me tiens les côtes de rire. Comme si l’on avait attendu ces dames, comme si l’on avait eu besoin jusqu’ici de leur permission et bon plaisir pour aimer ... librement! Comme si la polygamie n’avait pas toujours été en honneur, constante pratique et coutume fervente d’un bout du monde à l’autre! Mais si ces dames avaient un grain de bon sens sous la dure-mère, c’est précisément l’opposé qu’elles devraient recommander et réclamer, c’est l’amour _non libre_. Il faut croire que ça les gênerait ... —En ce qui me touche, je vous prie de croire ... —Je ne parle pas de vous, Katia, je ne me permettrais point ... Et encore, ces dames, ce que j’en dis, c’est pure plaisanterie. Tant il y a que seul l’amour non libre, l’amour restreint, exclusif et légal, l’amour uni au devoir et retenu par lui, le mariage, pour le désigner par son nom, peut relever la femme, lui assurer dignité et sécurité. L’homme y a bien moins intérêt que vous, au mariage, et sa nature, ses instincts, tout son être, le sollicite, au contraire, à papillonner et vulgivaguer. Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille, ou qui ne sommeille pas, ce qui est plus exact. Le mâle, une fois l’aube printanière passée, est dominé par l’amour charnel, avec variations de sujets. Il obéit à des considérations le plus souvent exclusivement physiques et matérielles. Il recherchera telle ou telle couleur de cheveux, telle ou telle carnation, telle finesse de taille ou de pied, telle ampleur d’épaules, de poitrine ou de hanches. Vous vous efforcez presque toujours d’unir l’amour-cœur à l’amour-sens, en d’autres termes, le bonheur au plaisir,—ce qui est très difficile et cause la plupart de vos tourments; nous, bien moins ambitieux mais bien plus pratiques, nous nous contentons du plaisir; aussi sommes-nous généralement moins déçus et moins malheureux que vous. Nous subissons, bien moins que vous aussi, l’influence de l’enfant né ou près de naître: ce sentiment de l’amour paternel ne s’éveille en nous que peu à peu et plus tard. Rien, en somme, si ce n’est vous-même, votre tendresse, vos soins, votre aménité, vos qualités de cœur, rien ne retient près de vous l’homme qui vous a possédée et en qui, par suite, vous n’avez plus à éveiller de curiosités, plus d’exigeants désirs à provoquer ni espérer. Et, à défaut de sollicitude, de complaisance et d’affection, vous vous imaginez le séduire et l’enchaîner en lui imposant votre science, vos discussions et chicanes, vos droits politiques ou autres, en vous faisant hommes comme lui et en entrant en lutte avec lui? Joli moyen! D’autres que moi vous en ont averties: «Veut-on rendre le mariage impossible? Il suffit de considérer la femme comme l’égale de l’homme et lui accorder les mêmes droits qu’à lui.» Mais pardon! J’oubliais que justement vous n’en voulez plus, du mariage. Or, comme l’homme paraît y tenir encore moins que vous ... Quel intérêt, hormis la dot, a-t-il à se marier? Vous vous rappelez la brutale déclaration de Napoléon I^{er} à ce sujet: «Sans la maladie et la souffrance, où est l’homme assez sot pour s’agencer d’une femme?» —Par malheur, interrompit Katia, nous ne sommes pas toujours dispos et valides, et alors ... —Alors on est fort aise de vous trouver, j’en conviens, quoique bien des hommes d’aujourd’hui en arrivent à préférer les maisons de santé ... Si vous entendiez mon ami Magimier parler de cela! —Magimier le député? —Lui-même. —Un bien vilain monsieur. —C’est ainsi que vous qualifiez ceux qui défendent votre cause? O Katia! Quelle ingratitude! —Laissez donc! Il se moque de nous! —Il n’oserait! Quant à moi, je reconnais que vous faites d’excellentes gardes-malades. En toute femme, il y a une sœur de charité. —C’est sans doute, vous oubliez de le dire, c’est parce que toute femme est ainsi plus à même de voir souffrir les hommes, et peut savourer de plus près cette volupté, insinua Katia d’un ton ironique. —Non; le dévoûment, l’amour, souvent irraisonné, du sacrifice, c’est par là que vous l’emportez sur nous; c’est là votre titre de gloire ... —Comment! Nous en avons un? —C’est à vous, en fin de compte, qu’appartient la plus belle part, car rien ne vaut ici-bas la bonté, rien n’est au-dessus du dévoûment et du sacrifice. Nous, pour revenir à mon propos, tant que nous n’avons ni gastrite ni rhumatisme, la liberté reste notre plus précieux bien, et à l’émancipation de la femme et à la faillite du mariage, l’homme, ou plutôt les événements, le cours et la force des choses, répondront de plus en plus par la banqueroute de l’amour, par la prostitution de la femme. Les extrêmes se touchent,—ce vulgaire proverbe est d’une vérité flagrante: l’extrême civilisation confine à l’extrême barbarie, et, grâce au nombre toujours croissant de déclassées, d’_inclassées_ plus exactement, que nos innombrables écoles, collèges et lycées de filles déversent sans relâche sur le pavé, le trottoir est encombré; comme après les razzias, dans les caravanes et marchés d’Afrique, et plus, bien plus encore, la femme abonde sur la place. Or, vous connaissez, Katia, les conséquences de la loi de l’offre et de la demande? Ce qui abonde, ce qui s’offre ou est offert en quantité et de tous côtés, tombe rapidement en dépréciation. Quelques-uns de mes amis se sont amusés à dresser une statistique comparative des prix de louage et tarifs de la courtisane d’aujourd’hui et de celle d’il y a trente ou quarante ans: ah! mon amie, quel enseignement! quel rabais! —Tant que cette période d’évolution ne sera pas franchie ... —Oui, c’est votre argument habituel; aussi je vous réplique, comme de coutume, que toutes les époques peuvent être qualifiées périodes d’évolution, quart-d’heure de transition. En attendant, ce sont vos contemporaines, les pionnières de ce radieux et délicieux avenir, qui peinent et pâtissent; c’est pour elles que ce quart-d’heure est celui de Rabelais. Grand merci elles vous doivent! Si encore, à ces lutteuses et ces apôtres, on savait gré de leurs souffrances et de leur vertu; mais pas du tout! A l’émancipée, à la femme à diplômes, à culottes et à bulletin de vote, à la femme-homme, l’homme préférera toujours la vraie femme, la femme-femme,—voire la femme-fille, la courtisane, surtout si celle-ci est avenante et jolie. A quoi peut-elle lui servir votre femme-homme? A rien! C’est un repoussoir et un éteignoir. —Toujours l’éloge de la courtisane! —Moins son éloge que la constatation de son triomphe, de sa recrudescence et sa prolification, de sa nécessité aussi et de son indéfectibilité. —Et toujours la sensuelle et brutale passion du mâle! —Eh oui! —Non. Viendra un jour où l’amour ne sera plus ce qu’il est à présent; il se transformera, se spiritualisera, il s’épurera ... —Je le déplore d’avance, en ce qui me concerne, chère amie; mais, en attendant, comme il n’est pas spiritualisé ni épuré, tenez-vous donc dans la réalité, vivez donc dans le temps présent ... —Je suis, laissez-moi vous le rappeler, Séverin, Je suis un citoyen des siècles à venir. —Mais comment, voyons, comment diable! faites-vous pour être si bien renseignée sur l’avenir? Qui vous a prédit ces épurations ou purifications, ces réformes, refontes et régénérations, toutes ces belles choses? —A vous entendre, on croirait que je suis seule à penser de la sorte! Désabusez-vous, nous sommes légion. Je vous citerai, entre autres, M. Jules Bois, qui nous prédit que «nous serons un jour débarrassés de l’obsession de l’amour physique, et que ce jour-là sera un jour de bénédiction». —Bénédiction? Heu! heu! Faudra voir, et nous ne serons malheureusement plus là pour vérifier. Cette obsession, en tout cas, n’est pas si désagréable: elle a son charme; c’est même grâce à elle que l’humanité se continue et se perpétue. Aussi je me demande ce qu’il adviendra d’elle lorsque vous nous aurez débarrassés ... Plus d’enfants alors? La frigidité, l’infécondité, la stérilité? C’est toujours là que nous aboutissons, remarquez-le. —Cela ne m’épouvante nullement. Tant que vous n’aurez que servitude et misère à nous offrir, quel intérêt avons-nous à procréer? —Mais, s’il ne reste plus personne sur terre, qui jouira de votre eldorado? —Il restera toujours assez de monde pour qu’on se rattrape ensuite et qu’on repeuple. L’important est de réduire la souffrance à son minimum d’intensité, d’obtenir le maximum de bonheur ... —Évidemment! C’est ce que nous cherchons tous. Il n’y a que les moyens qui diffèrent. Pour mon compte, je ne crois pas que la suppression du mariage et l’avènement de l’amour libre contribuent jamais à la sécurité et à la félicité de la femme. Non. Et M. Jules Bois, que vous invoquiez tout à l’heure, est de mon avis. Lui-même reconnaît que «le nombre des unions libres a beau augmenter, la femme n’en est pas plus heureuse, au contraire.[13]» Au contraire! Tout à fait ce que je soutiens. Vous ne voulez, vous, personnellement ni de la polygamie, ni de la polyandrie ... —Non, certes! protesta Katia. Par respect pour l’être humain, par dignité, par je ne sais quel sentiment de propreté physique et morale, toute promiscuité me répugne, et je me demande même comment, vous autres hommes, vous n’éprouvez pas ce dégoût, comment aussi la jalousie ne se glisse pas en vous, malgré vous, ne vient pas troubler vos charnelles convoitises, vos ruts ... —La jalousie? Mais, chère amie, vous n’êtes pas dans le train, vous retardez! S’ils vous entendaient, vos émules et acolytes vous répliqueraient que «la jalousie, c’est la pire manifestation de l’égoïsme, qu’elle ne s’est ancrée en nous que par un sentiment dévié de propriété[14] ...» —C’est exact. —«... Qu’elle ira toujours en s’amoindrissant; que la polygamie ou polyandrie consentie des contractants et contractantes est parfaitement admissible; que la maîtresse et l’épouse peuvent être des amies excellentes, tout en n’ignorant pas leurs rôles respectifs; que deux amis peuvent s’entendre pour aimer diversement la même femme; que l’idéal, en un mot, c’est le _bonheur à trois_.»[15] —A trois seulement? Oh! pourquoi? —Oui, pourquoi? Il en devrait être,—et il en est, je vous le garantis,—des amants et maîtresses comme du galon: quand on en prend, on n’en saurait trop prendre. L’auteur de ce programme, le prophète et apologiste de l’_Union future_, s’empresse d’ailleurs d’ajouter qu’il espère bien qu’on ne s’en tiendra pas à ce chiffre de trois, qu’il est «d’autres combinaisons, plus subtiles que celle-là,—vraiment aussi commune que rudimentaire,—qui peuvent se présenter et ne doivent pas être repoussées. Toutes les manifestations de l’amour, conclut-il, sont également respectables, même les plus imprévues; aucune n’est à empêcher ...» C’est, plus que de la chiennerie, vous voyez! Vulgariser et démocratiser les spintries de Tibère ... —C’est original. —Au moins Mme Jane de la Vaudère ne rêve, elle, que «d’acclimater, sous notre douce République, l’union libre», ce qu’elle appelle gentiment l’_union de tendresse_[16]. —Très gentil, en effet. —Malheureusement, avec un être aussi inconstant et exigeant que l’homme, cette union de tendresse ne sera le plus souvent qu’un feu de paille, un déjeuner de soleil, une galante passade, «l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes». Bonne affaire! Tout est bénéfice et plaisir pour ces messieurs. Il n’y aura que la femme qui risquera de pâtir de l’aventure et de voir sa tendresse se transmuer en grossesse. Ça, c’est l’enclouure, c’est le chiendent! Et pas moyen de faire subir ce risque à son complice! Il y a assez longtemps que cela dure pourtant! —Oui, assez longtemps, reprit Katia; et je n’espère pas, moi, comme cette bonne Elvire Potarlot, qu’un jour luira où l’homme, par je ne sais quelle métamorphose, quel phénomène physique et physiologique, connaîtra à son tour les entraves et les souffrances de la gestation. Il faut reléguer cette hypothèse dans le domaine des mythologies, des rêveries et divagations platoniciennes ... —De l’aliénation mentale. — ... Mais, s’il nous est impossible de remédier aux erreurs et aux crimes de la Nature, impossible de supprimer l’inégalité, la monstrueuse iniquité, qui, dès le principe et constitutionnellement, pèse sur la femme, du moins pouvons-nous, en toute confiance, avec certitude de réussite, nous attaquer aux injustices et aux crimes émanant de la Société. Par qui ont été faites jusqu’ici les lois sociales? Par les hommes, les hommes seuls. Quelle a été jusqu’à ce jour l’histoire de l’Humanité? Rien que l’histoire des mâles: aussi n’y voit-on que batailles, massacres, torrents de sang, cruautés et lâchetés. En politique, le dernier mot de l’homme, c’est toujours la force,—vous l’avouez vous-même, Séverin,—toujours la violence, la guerre. En socialisme, l’envie, la haine, la destruction. Ah! il est beau, il est glorieux, le rôle historique de l’homme! Et autour de nous, tout ce que nous voyons, est-ce si noble, si pur, si rassurant et réconfortant, qu’il n’y faille pas toucher? Ah! mon ami! Pensez donc qu’en sus de la force brutale, il n’y a qu’un dieu aujourd’hui, un seul, et qu’il est omnipotent: l’argent! Avec l’argent, il vous est loisible de devenir tout ce que vous voudrez, de posséder tout ce qu’il vous plaira, tous les titres, les honneurs et l’honneur même! —Ce n’est pas là un monopole de notre époque: c’est de tout temps que l’argent a eu cette toute-puissance. —Autrefois les tripotages et turpitudes ne se couvraient pas de l’étiquette et du pavillon de la démocratie. La Démocratie! La République! On espérait en elles! On faisait d’elles, avec Montesquieu, le synonyme de probité et de vertu. On se répétait: «Ah! quand Marianne se lèvera, quand elle apparaîtra, elle nettoiera toutes ces immondices, fera table rase de toutes ces iniquités!» Autrefois, pour contre-balancer l’influence de l’argent, vous aviez la naissance, la noblesse ... —Vous voici devenue aristocrate maintenant? O Katia! —Socialiste je suis, socialiste je reste. J’appartiens au parti des faibles, des déshérités, des exploités; je suis et serai toujours pour tous les vaincus et toutes les victimes, contre tous les vainqueurs, tous les puissants, tous les maîtres et tous les bourreaux,—donc pour la femme contre l’homme. Jadis, de même que vous aviez la noblesse pour contre-balancer la fortune, vous aviez la chevalerie, qui relevait et sanctifiait la faiblesse de la femme ... —Allez donc parler de chevalerie à vos Émancipées! Elles ne veulent même plus de la galanterie, estampille de l’ancien servage, comme elles disent. —Nous voulons l’égalité. —Vous ne l’aurez pas: c’est la Nature elle-même qui vous la refuse, déclara Veyssières. —L’égalité morale et sociale, sinon physique et naturelle. —L’une ne va pas sans l’autre. —Nous verrons, nous essaierons, mon ami. L’humanité ne peut cependant pas avoir pour but unique et suprême le triomphe de la force et l’apothéose de l’argent, cet autre genre de force. —Pourquoi pas? Jusqu’à présent c’est ce qui a toujours eu lieu. Voyez les peuples prospères, voyez la race anglo-saxonne, la grande et brillante et féconde Amérique! Guerre aux faibles! C’est le mot d’ordre, le résumé de la loi évolutionniste,—le cri même de la nature. —Et c’est pour cela même que nous protestons, c’est contre cette exécrable iniquité que nous nous soulevons. Guerre aux faibles, cela signifie guerre aux justes et aux bons, guerre aux honnêtes, aux délicats et aux scrupuleux, guerre aux meilleurs d’entre nous. Ah! combien, à cette barbare devise de la fausse civilisation, je préfère le simple et naïf précepte du Christ, le résumé de sa doctrine: «Aimez-vous les uns les autres!» Et je suis certaine que vous êtes de mon avis, Séverin, vous, issu de race latine, de famille chrétienne. Oui, allez, il n’y a rien de si odieux que la force, de si répugnant que l’argent, de si lâche et de si méprisable que le succès ... Regardez, examinez partout attentivement, et vous reconnaîtrez qu’il en est des individus comme des peuples: les plus puissants et les plus en vue sont les moins honnêtes, les moins justes, partant les moins estimables et les plus vils. Ce sont ceux qui ont perpétré le plus de crimes ou commis le plus de vilenies et de bassesses qui arrivent le plus haut. Ne me dites pas non, ou je vous cite des preuves tant que vous en voudrez! Ah! c’est cela qui donne une riche idée de notre monde, tel que les hommes l’ont fait et tel qu’ils s’y comportent! Mais rien que par curiosité, tenez, vous devriez souhaiter de voir les femmes au pouvoir, à l’œuvre! —Et si c’est pis? —Impossible! —Pardon! Au lieu du règne de la force, nous pouvons avoir ... —Vous aurez celui de la bonté, de l’équité, de l’amour, de la beauté, à laquelle vous tenez tant! —Oh alors! Si vous en répondez! —Oui, oui! Mais, en attendant, ajouta Katia, prenons donc notre thé: il refroidit. —Et prenons surtout, conclut le sceptique Veyssières, prenons le temps comme il vient, les hommes comme ils sont, et les femmes ... ô Katia! les femmes pour ce qu’elles veulent être!» XIV Il en coûta cher, ce printemps-là, à M. le sénateur d’Indre-et-Var Ernest de Brizeaux, et à Léopold Magimier, député de Seine-et-Loire, pour avoir méconnu les principes essentiels de la sagesse salomonienne, et notamment ce capital avertissement: «Il n’y a pas grand mal à aimer un peu trop les femmes,—_les_, au pluriel. Le danger et le malheur, c’est d’arriver à en préférer une. Attention! Méfiez-vous!» Si M. le député de Seine-et-Loire avait pour Égérie la volumineuse et adipeuse dame Bombardier, prénommée Angélique, M. le sénateur d’Indre-et-Var prêtait volontiers l’oreille aux suggestions de la sèche, osseuse et rugueuse épouse Cherpillon, née Zénobie Landivain. Ce n’était pas, on s’en doute un peu, à ses beaux yeux, abrités et cachés d’ailleurs maintenant sous de vilaines lunettes bleuâtres, que la quinquagénaire Zénobie devait ce précieux avantage: sa fille cadette, qu’elle avait eu l’insigne sagesse de placer comme secrétaire auprès du père conscrit, lui valait seule cet honneur. Mariée à un petit employé de la préfecture de la Seine, qui n’avait jamais pu dépasser le grade de commis principal, Zénobie Cherpillon s’était créé un ménage à sa mode, où elle avait érigé en axiome et fait régner sans conteste la suprématie féminine. Aussi ses amies, ses plus intimes compagnes de luttes et de gloire, ne pouvaient-elles comprendre qu’elle osât attaquer l’institution du mariage, prêcher l’union libre, et tout d’abord, comme prolégomènes ou premier pas, réclamer le divorce par consentement mutuel. «S’il en est une qui n’a pas à se plaindre, c’est cependant bien elle! répétait à l’envi tout son entourage. Elle aurait beau tâter de tous les hommes de la terre, elle n’en trouverait jamais un plus docile, plus soumis, plus aveuglément dévoué que celui qu’elle possède! De quoi donc se mêle-t-elle? Nous, du moins, nous avons des griefs, des raisons ... Moi, mon mari m’a mangé toute ma dot ... —Le mien aussi! —Le mien de même! —Le mien pareillement! —Le mien, c’est encore pis ... —Oh! pas pis que le mien! —Un débauché! Un être abject! —Sans cœur, sans dignité, le mien! Sans goût! S’abaissant jusqu’aux malheureuses des rues ... —S’avilissant avec les pires créatures! —Ah! les hommes! Quelle répugnante engeance! —Il en faut cependant! —Mais non! Pourquoi? On peut très bien s’en passer! —On s’en passe très bien!» Ainsi clabaudaient et piaillaient toutes ces «côtes d’Adam», modèles d’aménité et de perfection, parangons de toutes les vertus. Mais Zénobie Cherpillon, maugréer contre le mariage, déblatérer contre les maris! C’était vraiment trop fort! Le sien, elle l’avait, dès le principe, maté et malléé, au point de faire de lui sa bête de somme et sa chose, l’avait comprimé, écrasé et trituré jusqu’à l’annihilation. On ne trouve plus de serviteurs zélés et fidèles; les bonnes ne savent et ne veulent plus rien faire; elles ne pensent qu’à vous exploiter et vous gruger le mieux possible; on n’a aucune sécurité avec elles; ce sont des voleuses et des coureuses, des associées d’escarpes, des complices et indicatrices de cambrioleurs, que vous introduisez chez vous ... Et paresseuses! Ah! ma chère! Et gourmandes! Et coquettes! Et vicieuses! Ces sempiternels thèmes de conversations féminines échappaient à Mme Cherpillon: c’était son mari qui non seulement gagnait le pain de la maisonnée, mais encore allait chaque matin l’acheter chez le boulanger; lui qui faisait toutes les courses, toutes les commissions et corvées, allumait le feu, balayait l’appartement, cirait les bottines de ces dames, confectionnait le déjeuner avant de se rendre à son bureau, préparait le dîner à son retour, et lavait le soir assiettes et casseroles avant de se mettre au lit. Madame, pendant ce temps, tonnait, dans quelque réunion publique, contre l’outrecuidance et la tyrannie du sexe fort; ou bien elle écrivait de verve, pour _l’Émancipation_, un de ces premiers-Paris à l’emporte-pièce, où la gent masculine avait son compte réglé en cinq secs, selon la locution de l’humoriste Chantolle. Quant à mesdemoiselles,—Mlle Olympe principalement et Mlle Alice,—laissant à leur père le soin d’écumer le pot ou d’éplucher la salade, elles suivaient des cours, se plongeaient dans les bouquins, les paperasses, la science! Myope comme sa mère, et le binocle perpétuellement fiché sur le nez, Olympe était parvenue à conquérir le diplôme de docteur-médecin,—ce qui avait coûté aux époux Cherpillon les quelques sous gagnés par le commis principal à l’aide de travaux supplémentaires, avait même endetté le ménage de plusieurs milliers de francs, et jusqu’ici ne lui avait autant dire pas rapporté un rouge liard. «Des médecins? Mais il y en a dix fois trop! avait nettement déclaré à Olympe un brave docteur, ami de la famille. Si les _médecines_ viennent pour comble à la rescousse! A votre place, ma chère enfant, avait-il ajouté sans rire, je travaillerais l’hippiatrique, je me ferais vétérinaire. —Vétérinaire? Mais, docteur, ce n’est pas un métier de femme! —Comment! Comment! Que m’objectez-vous là? Qu’est-ce que c’est?... Est-ce qu’il doit y avoir, est-ce qu’il y a la moindre différence? «Métier de femme!» Mais tous les métiers d’homme sont aujourd’hui des métiers de femme, ma chère petite. —Pourtant, soigner des chevaux ... —Sera plus lucratif pour vous que de droguer des gens, je vous le garantis!» Olympe n’avait pas écouté ce sage conseil, et maintenant elle végétait, se battait les flancs, faisait des conférences gratuites sur l’hygiène infantile, des cours, encore plus gratuits, de sciences physiques et naturelles dans plusieurs associations philotechniques et philomathiques; elle avait gagné à ce labeur les palmes académiques,—un gentil petit ruban violet qui s’étalait sur sa plate poitrine,—mais de clientèle, pas l’ombre. «Ah! soupirait la maman, si l’on pouvait te faire nommer médecin dans une administration, au Crédit foncier, par exemple, au Crédit lyonnais, à la Banque de France, à la Manufacture des Tabacs, quelque part où l’on emploie des dames! C’est cela qui serait bon! Ce serait du pain sur la planche!» Ces divers postes étaient malheureusement occupés, et des centaines, des milliers de postulants et postulantes les guettaient, tout prêts à s’en disputer l’accession. Mme Cherpillon poussa sa fille à grossir le nombre de ces quémandeurs féroces, à solliciter un emploi de médecin inspecteur à l’Assistance publique, et mit en branle à cette occasion tous ses amis, amies et connaissances. Parmi ceux-ci figurait le sénateur d’Indre-et-Var, «toujours disposé, comme chacun sait, à prendre en main la cause des femmes; apôtre ardent et champion infatigable, avec son collègue Magimier, de toutes les revendications féminines». La façon expéditive dont Ernest de Brizeaux, à l’instar dudit collègue Magimier, traitait ses correspondants, son incroyable habitude de ne répondre à aucune lettre, sa prodigieuse et implacable indifférence à l’égard de tout ce qui n’était pas sa petite et obèse personne, avaient fini par indisposer contre lui tous ses commettants. On n’aspirait qu’à voir arriver le terme de son mandat,—qu’à se débarrasser de lui. «Il est temps de les ressaisir, pourpensa le rusé compère. L’eau bénite de cour, il n’y a rien de tel ... Ah! vous en voulez? On vous en servira, mes amis, on vous en administrera, on vous en aspergera, on vous en i-non-de-ra!» Trop paresseux et nonchalant pour se charger de la besogne, il résolut de la confier à un secrétaire, et Mme Cherpillon, ayant eu vent de la chose, conçut aussitôt l’idée géniale d’insinuer et implanter chez lui sa fille cadette. «Riche aubaine! se dit sur-le-champ le maître drille en se passant la langue sur les babines, comme un singe qui s’apprête à croquer une amande et murmure sa patenôtre. Vraiment le féminisme a du bon, et ce contact quotidien et prolongé des poulettes avec les vieux renards ne peut qu’être infiniment agréable à ceux-ci.» Au rebours de son aînée, Alice Cherpillon n’avait jamais témoigné grand enthousiasme pour les examens et les diplômes. Sans sa mère, elle aurait préféré rester tranquille chez elle et s’occuper de travaux de ménage et d’aiguille, de travaux de femme. C’était une timide enfant, douce et faible, confiante et prévenante, en tout calquée sur le modèle de son père, qui se reconnaissait en elle et avait pour elle une prédilection avouée. Tous les deux s’entendaient à merveille, aimaient à se rapprocher l’un de l’autre, à sortir ensemble, se promener bras dessus bras dessous, et avaient toujours quantité de confidences à échanger, de petits secrets à se conter. «Vois-tu, fillette, quand j’aurai ma retraite et que tu seras mariée ...—car tu te marieras, toi, tu ne feras pas comme la sœur!—c’est chez toi que j’irai vivre, lui disait-il parfois. Vous voudrez bien de moi, mademoiselle? —Oh! peux-tu ... O le vilain papa! —Ta mère se retirera chez Olympe. Elles feront de la politique et de la médecine en chœur, et si avec cela elles réussissent à faire bon ménage, tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes.» Mme Cherpillon n’eut d’abord qu’à s’applaudir d’avoir intronisé sa fille cadette auprès de M. le sénateur d’Indre-et-Var, et capté ainsi les faveurs et l’influence de celui-ci. Grâce à lui, Olympe fut nommée inspectrice des enfants assistés, puis, quelques mois plus tard, accoucheuse adjointe à l’hospice de la Maternité. «Tu vois, hein? Tu vois! exclamait triomphalement Zénobie en ricanant au nez de son mari,—ce pauvre sire! Tu ne voulais pas qu’Alice entrât chez M. de Brizeaux. C’est pourtant à cette circonstance que nous devons la brillante position d’Olympe. Ah! si l’on t’écoutait!» Cette brillante position, Olympe faillit la perdre six semaines après sa nomination. Deux accouchements laborieux s’étant présentés, elle se crut la poigne suffisante pour manier le forceps:—«Toujours des hommes! Toujours appeler des hommes à notre aide! Laissez donc ces messieurs tranquilles! Nous sommes bien de taille à nous en tirer toutes seules!»—Et elle n’eut pas suffisamment de poigne, elle ne fut pas de taille et ne s’en tira pas, ou plutôt ce furent les deux patientes qui n’en échappèrent point et trépassèrent entre ses mains. L’affaire fit du bruit, et on décida de confier à la doctoresse Cherpillon, si puissamment protégée, un service spécial, une chaire de gynécologie et obstétrique annexée à l’établissement. Au moins, là, s’il y avait du grabuge, ce ne serait qu’en paroles et théoriquement qu’il se produirait. Un autre malheur survint, moins réparable, celui-là, et plus grandement préjudiciable aux Cherpillon. Lorsqu’on a l’imprudence d’approcher l’étoupe du feu, le diable, assure-t-on, ne manque jamais de souffler sur les tisons et de la faire flamber dare dare. C’est ce qui advint à la pauvre petite Alice, placée si près de l’incandescent sénateur. Un beau matin elle s’aperçut, non pas que sa robe brûlait, mais que le corsage en devenait trop étroit, en d’autres termes, que ces quotidiennes séances dans le cabinet de travail de M. de Brizeaux avaient porté fruit,—un autre fruit que la nomination d’Olympe. Lorsque la malheureuse se décida à confier sa peine à son père, celui-ci tomba dans le plus douloureux désespoir, une accablante et horrible prostration. Il en fut tiré par Mme Cherpillon, qui lui cornait aux oreilles: «C’est de ta faute! Oui, de votre faute, monsieur! Si vous aviez donné à votre fille d’autres principes, des principes vraiment virils, comme j’ai su, moi, en inculquer à son aînée ... A la bonne heure! Mais vous n’êtes bon à rien! Et vous ne voulez jamais rien écouter, rien! Vous prétendez diriger ...» Le placide époux de cette acharnée discoureuse et insupportable criarde n’en entendit pas davantage. Perdant patience cette fois, il se rua sur elle, et, de sa canne, qu’il tenait à la main,—il s’apprêtait à sortir pour se rendre à son bureau,—lui administra une volée magistrale. En vain Alice, qui était présente, s’agrippait à lui et le suppliait de s’arrêter: la canne ne faisait que se redresser et retomber. Pif! Paf! Pif! Paf! «Ah mâtine! Ah bougresse! maugréait-il en même temps. Si, dès le début, je t’avais secouée de la sorte ... prise comme ça ... par les sentiments ... Ah! nous n’en serions pas où nous en sommes! Voilà l’argument dont il fallait me servir avec toi ... L’argument souverain! L’argument ... irréfragable! Au lieu de te laisser gouverner ... de m’aplatir devant toi ... si je t’avais, dès le principe, caressé les côtes ... comme à présent ... à vigoureux coups de trique! Ah rosse! Ah cagne! Ah misérable!» En moins d’un quart d’heure, Zénobie expia—à bon compte encore!—les trente ans de vexations et de persécutions, d’abrutissement et d’avilissement qu’elle avait fait subir à son mari. Lorsqu’il la vit étendue sur le carreau et n’ayant plus même la force de geindre, il s’élança dehors, vrai mouton enragé, et—à l’autre maintenant!—courut chez M. de Brizeaux. Il ne pouvait espérer de lui la réparation à laquelle Alice avait droit: bien que vivant à Paris en garçon, Ernest de Brizeaux était marié, marié à une digne et sainte femme, qu’il avait reléguée au fond de sa province et laissait cloîtrée dans ses dévotions et œuvres pies. La scène qui éclata entre le séducteur et le père d’Alice Cherpillon, nul n’a pu la raconter en détail; seul le résultat en a été connu: M. de Brizeaux fut trouvé par une domestique,—sa cuisinière, qui rentrait du marché,—gisant sans vie sur le tapis de son cabinet de travail, au milieu d’une mare de sang. Il avait les intestins perforés et le cœur troué de coups de couteau,—d’un couteau algérien, à lame recourbée en forme de yatagan, qui lui servait de coupe-papier et traînait toujours sur sa table. De lui-même et séance tenante M. Cherpillon alla dénoncer son crime au commissaire de police voisin et se constituer prisonnier. Mais comment l’avait-il commis, ce crime? Quels en avaient été les préludes? Une rixe s’était-elle déclarée auparavant entre les deux interlocuteurs? Quelles paroles avaient été échangées dès l’abord? Qu’avait-il dit? «Sais pas ... Sais pas ... bégayait-il tout ahuri et affaissé, assommé. Ne me rappelle plus.. Le couteau? Oui, je l’ai pris ... J’ai dû ... Probablement! C’est quand je l’ai vu tomber que je suis parti ... C’était ma fille, mon enfant chérie, monsieur! Je n’avais autant dire que celle-là! On pouvait bien me la laisser ... m’en laisser une au moins! Ma pauvre Alice! Ma pauvre petite Alice! Ah!» Et il éclatait en sanglots. Traduit en justice un mois plus tard, il fut acquitté; mais il ne reprit pas ses fonctions administratives: mis en demeure de postuler la liquidation de sa pension de retraite, il alla se réfugier avec sa fille cadette dans un coin perdu de Bretagne. Mme Zénobie Cherpillon et sa fille Olympe continuèrent à résider à Paris et à y prêcher la bonne parole. * * * * * Plus lamentable encore fut la fin du député de Seine-et-Loire, de Léopold Magimier, cet autre salomonien. Étaient-ce les beautés et sublimités de la vie américaine, ces instructives et suggestives anecdotes, dont Clara Peyrade possédait un si vaste répertoire à l’usage de ses clients; étaient-ce plutôt les charmes secrets et les intimes talents de cette prêtresse, à qui sa littérature et son expérience, plus encore que sa plastique, auraient valu de prendre rang, chez les Grecs, dans le cortège d’Aspasie, à côté de Læena ou de Laïs, parmi ces incomparables hétaïres, si savamment élevées à Lesbos, à Milet, à Corinthe, et précieuses et exquises amies de Périclès et d’Alcibiade? Tant il y a que les visites de Magimier à cette déesse devenaient de plus en plus fréquentes, qu’il ne quittait pour ainsi dire plus son sanctuaire de la rue de Maubeuge et déposait à ses pieds des offrandes tout à fait surérogatoires. Il gâtait le métier. Il en arriva à vouloir se substituer, lui tout seul, aux innombrables adorateurs et fidèles d’occasion à qui Clara se prodiguait si bénévolement, à prétendre même évincer «le petit homme», le complaisant et obéissant greluchon, qu’à l’exemple de toutes ses pareilles, elle avait associé à sa vie. Ce partenaire n’était autre que son compatriote et camarade d’enfance, le Bayonnais Léonce Teissèdre, avec qui Magimier l’avait aperçue jadis en tête-à-tête sur la terrasse d’un café du boulevard. C’était beaucoup exiger qu’une telle rupture. L’opération demanda bien des efforts, bien des reprises, et ne parut même jamais avoir complètement réussi. Clara tenait à Léonce au point de ne pouvoir se détacher de lui; elle l’avait dans le sang, selon son expression. Elle, dont le métier était de se livrer à tout venant le plus possible et de maintes façons, elle entendait garder, et pour elle seule, le chéri de son cœur. C’était sa revanche. Elle savait même fort bien lui démontrer qu’elle lui restait fidèle: «Les autres, ça ne compte pas! Ah! si tu te figures, mon pauvre loup, que c’est pour mon plaisir! C’est pour leur galette, rien de plus! —Je sais bien. —Laisse faire, va, mon coco! Quand nous aurons amassé assez de pépètes, nous irons nous retirer dans notre patelin; nous choisirons un coin dans les Pyrénées ... Et si jamais je revois un homme, si jamais un de ces mufles-là ... Ah! nom d’une potence! il fera chaud!» Magimier, avec sa toquade, vint déranger ce rêve idyllique et culbuter ce château en Espagne. D’abord il trouva moyen d’emmener Clara en voyage, en Suisse la première fois, en Italie l’année suivante, et de la séparer ainsi de Léonce et de sa clientèle. A leur retour d’Italie, il lui demanda de cohabiter avec lui, et il lui offrait pour cela de tels avantages pécuniaires que, malgré toute sa tendresse pour le petit homme, elle dut le sacrifier. «Mais ne t’inquiète pas, mon Léonce, nous nous verrons tout de même! Mon singe ne sera pas toujours sur mon dos: ça serait malheureux! J’irai chez toi ... Nous nous arrangerons ... Puis, tu sais, si tu as besoin d’une couple de louis? —Ce ne sera plus la même chose, ce ne sera plus comme avant! —Mais si! Mais si! Ça vaudra même bien mieux. Voyons, est-ce que ça ne vaut pas mieux d’en avoir un seul, attitré, assuré, au lieu de trente-six? Dis? Toi-même, avoue-le, conviens-en! Tu sais bien que je n’aime que toi, mon Léonce, que c’est avec toi seul que je puis être heureuse, avec toi seul que je peux vivre? —Bien oui, mais alors ... il y a mon loyer! Je ne peux plus aller chez toi ... —Ne t’inquiète pas! Je suis là pour payer. Quand on s’aime, ce n’est pas comme quand on ne s’aime pas! Il n’y a pas à rougir de s’entr’aider. Tu en ferais autant pour moi ... —Ah certes oui! S’il n’y avait qu’à vouloir! —Tu me l’as dit souvent: «La vraie supériorité de la femme sur l’homme, c’est d’avoir toujours su se faire nourrir par lui;» c’est-à-dire par celui ou par ceux qu’elle n’aime pas. Ceux qu’elle aime, c’est tout différent! Elle ne leur demande rien, au contraire, elle se plaît ... C’est son devoir! On fait bourse commune, pas, mon chien-chien? C’est comme si nous étions mariés: tout ce que j’ai, c’est à toi; tout ce que tu possèdes m’appartient.» Cette persistance à revoir Léonce, ces incessantes et incorrigibles infidélités exaspéraient Magimier,—lui qui jusqu’ici s’était toujours si peu embarrassé de la constance ou de la duperie et de la perfidie féminines; lui qui déclarait si haut et si volontiers, durant les agapes salomoniennes: «Les femmes peuvent bien encore m’amuser et me faire plaisir, mais me faire souffrir ... ah! je les en défie bien!» Comme Clara, affolée de son amant de cœur, et à plus juste titre encore, il devait reconnaître qu’il avait cette fille «dans le sang». Habitué à acheter l’amour tout fait et à s’épargner ainsi tout stage, toute pose et préambule, toute scène, toute gêne, toute responsabilité et tout ennui; n’ayant jamais voulu avoir affaire qu’aux courtisanes, aux expertes marchandes de sourires, sûr ainsi d’être mieux servi et à meilleur compte, chez aucune il n’avait éprouvé des sensations aussi vives et aussi prolongées, de telles excitations et de telles ivresses que chez Clara Peyrade. Elle était maigre cependant, celle-là, sans hanches, avec deux pauvres petits œufs sur le plat pour poitrine, en tout semblable à la poupée à Jeanneton; et il lui fallait le plus souvent, à ce vorace et insatiable Magimier, de la chair à profusion, des formes opulentes, débordantes et résistantes, de massives, superbes et éblouissantes rondeurs, d’un blanc de neige et d’un rose vif, le coloris d’un sang vigoureux,—des Rubens et des Jordaens. Ici sans doute s’était vérifié l’aphorisme de Toussenel, qui a soulevé tant de protestations, notamment en Turquie et en Orient, et a valu au célèbre physiologiste de si énergiques démentis: «On aime les femmes grasses, on n’adore que les minces.» Avec ses serpentines ondulations, ses torsions de croupe, ses lascifs, capiteux et ensorcelants _meneos_; avec ses élans de passion, si bien joués qu’on les aurait crus réels, ses vibrantes et communicatives et irrésistibles ardeurs, sa science de tous les déduits, Clara lui avait fait goûter des joies paradisiaques, révélé, à lui, initié cependant à tous les mystères et blasé et repu de tous les régals, des transports nouveaux et toujours inassouvis, des éréthismes et des prurits d’une violence jusqu’alors insoupçonnée. Elle était pour lui le plus puissant, le plus parfait et l’unique instrument de plaisir. Pour mieux l’attacher à lui, être certain de ne pas perdre pareil trésor, il en vint à offrir son nom à cette fille, à la supplier de se laisser épouser par lui. «Mais non, ce n’est pas la peine ... Je t’aimerai bien sans cela, lui répondait-elle, embarrassée, comme honteuse pour lui d’une telle déchéance. —Si, si! Je te veux!» répliquait-il. Elle en riait, en faisait des gorges chaudes avec Léonce. «Crois-tu, hein? Il en a, une couche! Ah! les hommes! comme on les mène!» Elle ne songeait pas qu’elle-même se laissait brider et exploiter par un de ces piètres hères, qu’elle était la serve, la bête de somme et de rapport d’un misérable alphonse, qu’en d’autres termes, ce qui lui venait de la flûte s’en retournait au tambour. «On les mène! Ça dépend! lui avait fort sensément riposté Léonce, piqué de cette remarque et de cette généralisation. Vois-tu, ma chatte, en amour, c’est toujours celui qui aime le plus qui est mené par celui qui aime le moins. Ainsi, moi qui t’adore, qui t’idolâtre, je suis toujours sûr d’être roulé par toi ... numéro un! —As-tu fini? Si l’un de nous deux en tient pour l’autre, ah! ce n’est pas toi, canaille! C’est malheureusement bien moi! —C’est moi, te dis-je, ma vieille branchette! —Tais-toi donc! —Eh bien, mettons que le béguin est réciproque et que nous en pinçons l’un pour l’autre. —C’est cela, mon chéri! Oui, c’est ce que je voudrais! Aussi, dans le cas où je me marierais avec mon type ... —Ce ne serait déjà pas si bête! —Je me le dis aussi ... Mais, dans ce cas-là, je pose mes conditions! —Ah! pour sûr! Faudra voir ça de près. —D’abord, mon loulou, je ne veux pas te quitter. Il prendra la chose comme il lui plaira ... tant pis! —Fais-toi d’abord avantager ... et de la forte somme! —Naturellement! Ça va sans dire! Mais ce n’est pas tout: je te veux avec nous, mon Léonce! —Avec? —Avec nous! —Ah! mince alors! —C’est comme ça! A prendre ou à laisser! Je ne tiens pas à périr d’ennui ... Je ne peux pas vivre sans toi, tu le sais bien! —Ni moi sans toi, bichette, tu n’en doutes pas? —Alors voilà! Je l’épouserai, ce vieux sapajou. Il m’a déjà promis de me reconnaître un apport dotal de cent cinquante mille francs, et il ira jusqu’à deux cent mille, j’en ai la conviction. —Tu sauras bien l’y faire aller. Ah! ficelle! je ne suis pas en peine de toi! —Tu as raison. Une fois mariés, nous quittons Paris et allons vivre dans son château de Kermaria, près de Vannes; c’est son idée ... —Eh bien, et moi? —Attends donc! Au bout d’une quinzaine de jours, lorsque nous serons tout à fait installés, je lui déclare que j’ai besoin de retourner à Paris pour te voir ... —Oh! —Pour te voir, parfaitement! à moins qu’il ne préfère que je te fasse venir! —Tu pourrais prendre pour prétexte des affaires de famille; lui dire que je suis ton parent, ton cousin, ton frère même ... —Non, non, pas de tout cela! Inutile de tricher et de se donner tant de mal! Il te connaît bien d’ailleurs, il sait bien qui tu es. —Il ne m’a aperçu que deux ou trois fois: je n’aurais qu’à laisser croître ma barbe ... —Non! Pas la peine de tant se démener et se tracasser! Rien ne vaut la vérité, vois-tu! —Le fait est que c’est une grande force! Quand on le peut ... —Je lui dirai nettement ceci: «Je suis devenue votre femme, c’est très bien: vous le vouliez, et je me suis exécutée. Mais donnant, donnant! Je ne vous ai jamais promis de lâcher mon amant, jamais il n’a été question de ça entre nous, jamais! Or, il est temps que j’aille un peu le retrouver, ce pauvre mignon! Chacun son tour! Faut être juste! Il s’ennuie tout seul là-bas, il se fait des cheveux ...» —Pour sûr! J’en sèche d’avance! —«...Maintenant, si, au lieu d’aller le rejoindre, je l’invitais à venir, cela nous épargnerait, à vous et à moi, une cruelle séparation, une bien pénible absence; nous nous en trouverions mieux tous les deux ...» —Tous les trois. —Tous les trois, comme tu dis. Et il acceptera, le vieux bonze, je te le garantis, et il me félicitera de mon idée, et me remerciera par-dessus le marché. —Oh! pas jusque-là! —Jusque-là, et plus loin encore, si ça me plaît! Ah! tu ne connais pas les hommes, les vieux surtout! Quand ils sont toqués d’une femme, on les vire comme des totons; on en fait tout ce qu’on veut, de ces serins-là! Je te parie que, le mien, je lui ferai décrotter tes bottines et en cirer les semelles? Je te le parie?» Elle l’eût gagné, le momon, si son interlocuteur l’eût accepté. De point en point sa prédiction s’accomplit: le mariage eut lieu, les deux conjoints s’envolèrent aussitôt vers la Bretagne, et, quinze jours plus tard, les tourelles de Kermaria abritaient, avec les amours de Magimier pour sa femme, celles de sa femme pour Léonce, et de Léonce pour lui tout seul. Chacun semblait enchanté de son lot et ravi d’être sur terre, sans qu’on pût déterminer exactement le plus heureux de la bande. C’était trop de bonheur, et tant d’ivresse passait les forces d’un sexagénaire. Quatre mois après son arrivée à Kermaria, Léopold Magimier fut frappé d’une congestion cérébrale: comme ce saint pape—pouvait-il choisir meilleur exemple?—qui, au dire de Montaigne, «mourut entre les cuisses des femmes», il s’éteignit brusquement, dans les maigres bras et sur le sein en planche de sa divine Clara. Libre! Enfin libre! Les dix mois obligatoires révolus, cette incomparable épouse troquait son nom contre celui de son petit Léonce, le chéri de son cœur, et tous deux, réalisant leur rêve ancien, s’en allèrent goûter le repos sous les ombrages du pays natal, dans un gai cottage, proche de la côte basque, entre Biarritz et Guéthary, et manger là leurs rentes, si noblement et héroïquement acquises. Et, devenue Mme Claire Teissèdre, l’ex-madame Clara n’oublia pas ses bons amis les Yankees: jamais elle ne manquait l’occasion de vous servir quelque anecdote typique relative à ces sauvages, ni de déblatérer contre «ces sales mufles» d’hommes. XV Angélique Bombardier—_Spartaca_, de son nom de plume—n’avait pas attendu jusque-là pour parfaire l’éducation du jeune Félicien, neveu et pupille du député Magimier. Au lendemain de la première leçon, elle avait continué de roucouler avec lui, de le dresser et le façonner, jouer auprès de lui le rôle de confidente et de directrice, de «petite maman», tout comme la passionnée et si accommodante dame de Warens avec le timide Jean-Jacques. Félicien se trouvait du reste admirablement bien de ce régime, et ne demandait pas, je vous prie de le croire, à réintégrer le lycée. Mais, s’il n’y songeait point, d’autres y pensaient pour lui, et, un matin d’avril, son oncle lui annonça qu’il lui fallait se préparer à quitter Paris pour regagner Rennes, sa ville natale et la résidence de ses parents, et y achever ses études. En même temps, il lui remit une lettre signée de son père, qui confirmait pleinement et péremptoirement cette menace. «A coup sûr, murmura aussitôt Félicien, c’est mon oncle Léopold qui veut se débarrasser de moi, c’est lui qui me fait rappeler par papa. Je le gêne, mon oncle, il suffit que je sois chez lui ... Et il n’aime pas à être gêné, mon nononcle! Ah non! il n’aime pas ça!» Il le connaissait bien, son nononcle, ce gentil neveu. Lorsque Angélique apprit cette barbare décision, elle se mit à fondre en larmes, et, jetant les bras autour du cou de Félicien: «Cher petit! Est-ce possible? Nous séparer! Mais je t’aime trop! Je t’aime trop! La vie sans toi, ah! ce serait la mort! —Oui, plutôt mourir! s’écria Félicien avec enthousiasme. —N’est-ce pas? Mais il sera toujours temps de recourir à cette radicale extrémité ... —Quand tu voudras! Je suis prêt! —Auparavant, essayons ... Nous pourrions fuir, nous cacher? —Je m’abandonne à toi! Décide, commande! J’obéirai! —Cher enfant! Eh bien, oui, laisse-moi faire! Laisse-moi assurer notre bonheur. Je t’aime tant! —Et moi!» Le lendemain elle filait avec lui vers l’Italie, et allait s’installer à quelques lieues de Gênes, à Nervi, sur cette merveilleuse _riviera_, où les orangers et les citronniers, alors tout chargés de leurs fruits d’or,—d’or rouge et d’or pâle,—les oliviers au grêle feuillage d’argent, les palmiers superbes, les mimosas, les aloès, les cactus, les cèdres triomphants, formaient, avec l’azur ou le saphir de la mer, avec les hautes et rocheuses falaises, toutes contournées, craquelées et déchiquetées, le plus féerique décor. Angélique, qui connaissait cette admirable contrée et y avait peut-être bien déjà abrité quelque ancienne tendresse, ne pouvait choisir un site plus captivant, plus propice aux poétiques épanchements, aux élans d’admiration, d’abandon et d’amour. Elle vécut là avec Félicien deux mois de bonheur quasi-surhumain, de suaves et édéniques ivresses. M. Magimier père, le gros marchand de cuir, avait bien essayé de mettre le holà. Il était indigné de cette fugue, et avait dès l’abord vertement chanté pouille à son frère, qui, lui, ne s’en était pas plus ému que du reste et avait tranché du philosophe, opposé à ces objurgations le front le plus serein et le plus olympien. «Laisse donc! Si ce n’était pas celle-là, ce serait une autre! —Mais enfin ... —Et mieux vaut celle-là qu’une autre! Celle-là ne te coûtera rien, d’abord; tu n’as pas à craindre des dettes, d’embêtantes histoires d’argent ... —Mais ... —Attends donc! En outre, pas de mère éplorée, pas de père furibond venant te supplier ou te sommer de replâtrer l’honneur de sa fille. Il n’y a aucun dommage de causé, il n’y a que du plaisir pour ce brigand ... —Mais, mon ami ... —Ah! s’il avait enlevé une fillette, quelque gamine de son âge, je comprendrais tes alarmes! Les parents de cette petite pourraient flanquer la police à ses trousses, faire appréhender au corps notre jeune homme pour détournement et rapt de mineure, te rendre responsable ... C’est évident! Ce serait là une vilaine affaire. Mais c’est l’opposé qui a lieu, mon bon: c’est maître Félicien qui a été détourné, maître Félicien qui a été enlevé, ravi ... au septième ciel! Et par qui? Par une luronne qui a trois fois son âge et le triple de son poids. Jamais ton maigrelet de fils n’aurait été capable de mouvoir de lui-même une telle masse, jamais! C’est donc bien celle-ci qui s’est mise en frais et ébranlée d’elle-même, qui l’a attiré, entraîné et transporté,—non lui qui a fait main basse sur elle et l’a subtilisée. Cela ne présente aucun doute pour personne. —Mais justement ... —Estime-toi donc bien heureux, mon cher, que l’éducation de ton fils soit parachevée à si bon compte, et que ses inévitables fredaines te reviennent à si bon marché!» Eh bien, non, M. Magimier père—Magimier junior—ne voyait pas les choses de la sorte, et, loin de savoir gré à Mme Bombardier des précieuses leçons qu’elle avait si généreusement pris à cœur de donner à Félicien, il était outré, exaspéré contre elle. «Du moment que les deux sexes sont égaux ou équivalents, il faut que la loi soit la même pour l’un que pour l’autre! Il faut, comme je le lisais un jour dans un article de la fameuse féministe Elvire Potarlot, châtier aussi bien les douairières qui débauchent les petits pages, que les barbons suborneurs de tendrons et croqueurs de poulettes; aussi bien, comme elle disait, les vieilles cochonnes que les vieux cochons. Ou alors ne venez pas me parler d’égalité! Votre égalité ne serait plus que de la frime, puisque nous aurions deux poids, l’un pour les messieurs, l’autre pour les dames,—et deux mesures, l’une pour celles-ci, l’autre pour ceux-là. Or, le code pénal, articles 354 à 357, ne fait aucune mention des garçons, des mâles, en parlant des enlèvements de mineurs; c’est uniquement des filles qu’il s’occupe, des filles au-dessous de seize ans accomplis spécialement. Ah! il est temps de reviser tout cela, de faire régner l’égalité et l’équité sur terre, la véritable égalité, l’exacte et scrupuleuse justice, telles que la réclament, avec la vaillante Elvire, mon illustre frère et tous les esprits d’élite de notre siècle!» Sans attendre l’avènement de ce règne, ce qui aurait pu le mener coucher loin, Magimier junior se lança à la poursuite de son fils et de la conquête ou conquérante d’icelui. Il avait appris que cette antique Dulcinée s’était, en quittant Paris, dirigée sur Gênes: c’est là qu’il se rendit aussitôt et commença ses recherches. Mais, mal aiguillé, il tomba sur une fausse piste, qui l’entraîna à Florence, puis à Rome, ensuite à Naples et à Sorrente, où il constata qu’il s’était absolument fourvoyé et qu’il lui fallait regagner son point de départ et reprendre sur nouveaux frais toute l’opération. Le hasard vint à son aide. Les vieilles pigeonnes sont exigeantes, et notre jeunet tourtereau, à force de roucouler sous les capiteux ombrages de Nervi, avait peu à peu senti une sorte de pesanteur et de torpeur l’envahir. Son appétit, au lieu de s’accroître, allait en diminuant; sa tête, par instants, lui semblait vide, comme si sa cervelle se fût liquéfiée et volatilisée; d’abondantes et débilitantes transpirations lui survenaient chaque nuit. Un beau soir, sur les bords de cette mer enchanteresse, après un roucoulement longtemps prolongé, le tourtereau fut soudain frappé de mutisme et tomba en syncope. C’était l’anémie cérébrale qui continuait son œuvre, la paralysie qui se déclarait. Trop de roucoulements, trop de bonheur pour un homme seul et pour un simple petit pigeonneau! Un médecin de Gênes, mandé d’urgence, venait d’ordonner le transfert immédiat de Félicien dans une maison de santé de cette ville, quand M. Magimier père eut vent de la nouvelle et accourut pour reconnaître son fils, quasi-méconnaissable et en si piteux état. Trois semaines plus tard, Mme Magimier étant venue rejoindre son mari, tous deux profitèrent d’une amélioration dans la santé du malade, pour le ramener en France, sous le toit familial. Et, chemin faisant, M. Magimier père songeait: «Tout de même, cette femme, cette dame Bombardier, cette vieille et abominable goule, est-ce que la loi ne devrait pas l’atteindre? N’y a-t-il pas là bien autre chose qu’un détournement de mineur? Une Anglaise, à qui l’on pince le coude en wagon, ou pour un baiser déposé sur le lobe de son oreille, se fait adjuger judiciairement je ne sais combien de livres sterling d’indemnité; et moi, si j’osais réclamer les moindres dommages-intérêts à cette sénile bagasse qui a détraqué et aux trois quarts tué mon enfant, on se gausserait de moi! Ah! il n’y a pas de justice, vraiment pas d’égalité ici-bas!» * * * * * Jalouse sans doute des prouesses de sa consœur et rivale Spartaca,—Angélique pour les collégiens,—Nina Magloire, cette autre insigne doyenne des émancipées et initiatrices, redoublait d’ardeur et accumulait exploit sur exploit. Volontiers elle s’écriait, avec la toujours galante Angélique: «Il n’y a pas de vieilles femmes! Restons jolies, mesdames! Restons jolies!» Avec elle, elle était convaincue, comme elle le disait un jour en propres termes, que «le devoir des femmes est d’être bonnes et encourageantes pour le jeune homme que son inexpérience tient, devant elles, timide et gauche; de susciter, avant l’heure, chez l’innocent, l’étincelle magique ... Mais, pour cela, s’empressait-elle d’ajouter, il faut avoir du cœur, beaucoup de cœur!» Et elle en avait,—presque autant que de tempérament. Cette abondance de sentiments et cette extrême richesse de sang continuaient, par malheur, à lui valoir quantité de mésaventures. D’abord, des déménagements très fréquents: les voisins n’appréciaient nullement, selon son importance et à son juste taux, cet enseignement anticipé donné à leur tendre progéniture; parfois même l’éducatrice, outre les bordées d’injures auxquelles elle avait droit, empochait de vigoureuses gourmades et sérieux horions. C’est ainsi qu’une mère, dont elle avait trop fréquemment attiré chez elle le fils aîné, un adolescent de quinze ans, et qui s’était aperçue du manège, prit fort mal la chose et distribua à Mme Magloire une telle volée de coups de manche à balai qu’elle lui cassa le bras. Il y avait ensuite les mauvaises rencontres, les filouteries et vols à redouter: ces gentils éphèbes, que l’insatiable Nina introduisait si aisément chez elle, étaient loin d’être pour la plupart la fleur des pois de la jeunesse française. Au lieu de payer la leçon,—ce qu’on ne leur demandait pas, loin de là,—ils pouvaient avoir la fantaisie de se la faire payer, et à un prix absolument exagéré, et de force, avec menaces et violences, s’il était nécessaire. Toute faute, imprudence, défaillance ou sottise, reçoit peu ou prou et tôt ou tard son guerdon ici-bas: Nina Magloire l’avait déjà plus d’une fois constaté. Ainsi un soir de mai, un beau soir plein d’étoiles et de molles et tièdes brises, qu’elle avait pris place sur l’impériale presque vide d’un tramway, à côté du plus prévenant et charmant jouvenceau, elle ne tarda pas à remarquer—ô surprise! ô bonheur!—que ce galant page la serrait de près, que ses doigts même osaient frôler sa taille ... Elle, aussitôt, de lui décocher, avec une fulgurante œillade, un sourire empli de gratitude et d’encouragement. Le damoiseau, qui n’avait pas besoin de tant d’instances ni de commentaires, et avait sûrement déjà accompli ses caravanes et gagné ses éperons, de se rapprocher davantage, de se blottir tout contre cette avenante voisine, si mûre et si maigre qu’elle fût, et de glisser de plus en plus sa main indiscrète ... «Finissez ... On pourrait vous voir, murmura Nina, toute frémissante. Pas ici ... —Si nous descendions? —Oui.» Mais, arrivée sur le trottoir, et le tramway reparti, elle s’aperçut—ô surprise! ô douleur!—que l’entreprenant chevalier s’était éclipsé, l’avait odieusement lâchée. «Qu’est-ce à dire?» Vite, elle tâta sa poche: plus de porte-monnaie! Plus de montre non plus! «Oh!!» Si encore ce petit misérable avait daigné faire avec elle plus ample connaissance! Mais non, pas même cette fiche de consolation! Il avait eu hâte de la quitter, d’aller sans doute narrer cette aubaine, avec force gorges chaudes, à quelque drôlesse de son âge, et manger cet argent en sa compagnie. Et trois mois plus tard, un matin, Nina Magloire était trouvée morte, étranglée au pied de son lit, dans le minuscule appartement qu’elle occupait alors rue de Penthièvre, au fond d’une cour. L’armoire à glace, la commode et les placards avaient été vidés, leur contenu étalé sur le plancher, tous les meubles fouillés ou brisés; dans les trois exiguës et sombres pièces régnait le plus grand désordre. L’enquête, dès ses débuts, révéla que la veille, à la tombée de la nuit, Mme Magloire avait reçu la visite d’un petit jeune homme imberbe, à chapeau melon, par-dessus noisette et pantalon collant, un de ses petits protégés et son hôte assidu. A peine était-il entré qu’un second petit jeune homme, également sans barbe, à chapeau melon aussi, à accroche-cœur et veston étriqué et élimé, marquant mal, était venu sonner à la porte et avait été introduit. C’étaient eux sûrement qui avaient fait le coup, de ce côté qu’il fallait chercher. Et on chercha; on les découvrit bientôt, et leurs aveux confirmèrent l’exactitude de ces soupçons. * * * * * C’est à peu près à cette même époque qu’Elvire Potarlot, la plus convaincue, la plus franche et la plus remuante des revendicatrices féminines, disparut aussi de ce monde. Pauvre Elvire! Avec sa manie d’égalité ou d’équipollence absolue des deux sexes et son inflexible logique, elle était arrivée à patauger de plus en plus en pleines incohérences, drôleries et cocasseries. Plus que jamais, par exemple, elle demandait qu’on transformât toute la langue française pour mettre la syntaxe d’accord avec la justice et le bon sens. De quel droit le masculin l’emporte-t-il toujours sur le féminin? Et le masculin quel qu’il soit! Des animaux, des plantes, des objets quelconques, des êtres abjects imposent leur genre à la femme, aux femmes, si nombreuses, si pures, si intelligentes et si éminentes qu’elles soient! Et elle reprenait son exemple: «Les plus illustres dames et les plus vilains caniches de la ville se sont rencontrés sur cette place.» _Rencontrés_ au masculin pluriel, parce que _caniches_ est du masculin et au pluriel. Vous ne trouvez pas cette règle idiote, humiliante, outrageante, scandaleuse, révoltante? Ce sont les hommes qui l’ont imaginée et promulguée, cette règle, qui l’ont imposée, comme ils en ont confectionné et imposé tant d’autres, toutes aussi despotiques et ineptes, comme ils ont fabriqué et cuisiné les codes, inventé et tripatouillé les religions, tout créé, arrangé et faussé ici-bas à leur mode et convenance, pour eux et contre nous. Pourquoi donc, voyons, pourquoi ne pas toujours employer le féminin, lorsqu’on parle d’une femme? Pourquoi ne pas oser dire: «_une_ auteuse, _une_ chroniqueuse, _une_ contrôleuse, _une_ censeuse, _une_ sapeuse, et _une_ amatrice, _une_ administratrice, _une_ rhétrice, _une_ agricultrice, _une_ médecine, _une_ assassine, _une_ soldate, _une_ pompière, _une_ agente, _une_ témoin, _une_ écrivain, etc., etc. C’est évident! Ce serait à la fois plus clair, plus rationnel et plus équitable: il n’y a pas à nier, voyons! Ces sempiternels et stupides masculins étaient bons pour le temps où les femmes n’étaient ni chroniqueurs, ni contrôleurs, ni censeurs, sapeurs, administrateurs, rhéteurs, médecins, soldats, pompiers, agents de police ou de voirie, etc., et se contentaient sottement d’être des ménagères et des mères; mais à présent que nous avons changé tout cela!» Aussi Elvire, apôtre, apôtresse ou apostoline du progrès, championne de la civilisation, n’hésitait pas, elle, et, selon son joli mot, «féminisait le dictionnaire, en attendant qu’elle pût féminiser le code». Comprend-on que la femme, en se mariant, perde son nom pour prendre celui de son époux? Pourquoi ne serait-ce pas plutôt celui-ci qui troquerait le sien contre le nom de sa femme? Voyons, pourquoi? Et les enfants, n’est-ce pas plutôt le nom de leur mère qu’ils devraient porter? Le père n’est-il pas toujours et de plus en plus putatif? Elvire alléguait encore, et non sans succès, qu’il n’y avait aucune raison pour que la femme s’habillât autrement que l’homme; qu’elle laissât croître ses cheveux, lorsque l’homme les coupe; qu’elle portât des bracelets et des boucles d’oreille, quand l’homme s’en passe. «La voilà, écrivait-elle avec enthousiasme dans _l’Émancipation_, la voilà la cause de l’infériorité physique de la femme! A l’instar de la force de Samson, elle gît dans vos cheveux, citoyennes, cette infériorité; elle gît pareillement dans vos jupes à traîne, dans ces inutiles brimborions, vestiges de liens et d’entraves, emblèmes de l’antique servitude, que vous attachez à vos poignets ou passez à votre cou. Comment voulez-vous lutter victorieusement contre l’homme, si vous vous alourdissez et vous fatiguez le crâne par cet anormal, exorbitant et disgracieux fardeau, si vous vous empêtrez les jambes dans les malsains et dangereux replis d’une interminable jupe? La loi qui vous interdit le costume masculin, si commode—ah! les hommes! tout pour eux!—il faudra bien l’abroger, cette loi, lorsque, toutes, vous vous déciderez à l’enfreindre. Osez donc! Calculez que de temps perdu à peigner, onduler et calamistrer cette chevelure, à ajuster et draper cette robe, à vous attifer, vous maquiller, pomponner et peinturlurer! Les voilà, les voilà, les vraies et seules causes de votre infériorité, citoyennes! Ne les cherchez pas ailleurs: elles sont là, et viennent de vous. Encore une fois, plus de chignons, plus de jupons! _In hoc signo vinces!_» Et, donnant l’exemple, conformant sa conduite à ses principes et exhortations, elle s’était courageusement fait tailler les cheveux à la mal content, et ne sortait plus qu’en culottes bouffantes et costume complet de bicycliste. Chère et excellente Elvire! Bien mieux, elle adressa une pétition à la Chambre, et signala à l’attention de nos législateurs ces trois nouvelles importantes sources de revenus: impôt sur la coiffure des femmes,—impôt sur les jupes dites _à balayeuse_,—impôt sur les diamants et bijoux. Avec son illustre prédécesseur ... prédécesseuse, pardon! Jenny d’Héricourt, l’amusante historienne de _la Femme affranchie_, Elvire prétendait de plus belle que «le concours de l’homme ne sera pas toujours nécessaire pour l’œuvre de la reproduction», et que «la science humaine parviendra à délivrer la femme de cette sujétion insupportable». Il est vrai qu’à l’époque où cette réconfortante espérance était ainsi proclamée, M. Brunetière n’avait pas encore découvert la faillite de la science. A présent, hélas! «la sujétion insupportable» a des chances de durée, de grandes chances. Faisant encore chorus avec un autre adepte, superlativement doué d’imagination, Elvire Potarlot attribuait «à un coup de poing donné par l’homme sur le ventre de la femme l’origine des menstrues ... C’est l’homme encore ici qui est le coupable et le criminel. Toujours et partout nous le retrouvons, ce monstre! Oui, c’est à lui, à sa brutalité, à sa sauvagerie, que nous devons ce déplorable tribut! Mais nous ne le paierons pas toujours! Non seulement l’heure de la ménopause sonnera et nous en dispensera, mais la science est là, mes sœurs, et M. Jules Bois et moi, nous vous l’annonçons: Un jour luira où, pour quelques femmes tout au moins, pour une élite intellectuelle, disparaîtra ce mal sanglant, sans que pour cela les fonctions de la maternité, tout à fait indépendantes de la menstruation, soient atteintes.» Mais qui déterminera cette élite? Quelles seront au juste ces privilégiées? Pourquoi quelques-unes et non pas toutes? «Toujours des inégalités et des injustices alors? allez-vous encore vous récrier. Pendant que la nature y était, il ne lui en aurait cependant pas coûté davantage ... C’est là, mes sœurs, ce que la science nous apprendra, ce qu’elle se réserve d’établir et de nous démontrer.» Pauvre science! Que serait-ce, que ne te ferait-on pas dire, si tu n’avais pas fait faillite! Mais le rêve obstiné d’Elvire, son idée prédominante, persistante et obsédante, c’était que l’homme pût devenir enceinte ... pardon! Ici, c’est cet odieux masculin qui est obligatoire!—pût devenir _enceint_ à son tour; qu’il pût, comme la femme, connaître les tribulations de la grossesse, les grièves douleurs et mortels risques de la parturition, les angariantes servitudes de l’allaitement. Voilà où il fallait tendre, voilà le grand but à atteindre! Car, tant qu’on n’en sera pas là, tant qu’on n’aura pas retrouvé et reconstitué l’androgyne de Platon,—ces androgynes, nés tous parfaits ... D’un pur limon pétri des mains divines, Également des deux sexes pourvus, Se suffisant par leurs propres vertus, il n’y aura rien de fait: toujours, sur les deux sexes séparés, pèsera une abominable iniquité, une implacable et désespérante inéquivalence. Mais comment établir cet équilibre, réaliser ce sublime rêve? Encore un miracle nécessairement réservé à la science, qui a bon dos, malgré sa faillite, et autorise toutes les coquecigrues possibles et imaginables. En dépit de sa passion égalitaire, Elvire Potarlot penchait par instants vers les doctrines professées par certaines agitées américaines,—toujours on les retrouve, celles-là, sur le chemin de l’originalité et de la drôlerie,—et estimait que l’homme est en tous points l’inférieur de la femme, et que le prototype de la force, l’Hercule mythique, a appartenu au sexe faible. Hercule était une fille et devrait s’appeler Herculesse. Ressassant d’autres vieilles bouffonneries empruntées aux coryphées et pionnières du féminisme, elle écrivait sans rire que «le divin Créateur a bien prouvé la supériorité de la femme en terminant et couronnant son œuvre par la création de notre mère Ève. «Pour faire Adam, il prit de la boue, de la simple boue, notez bien cela ... et voilà votre père à tous, messieurs! Mais, pour la femme, il jugea que la boue était trop indigne, il prit une matière qui déjà avait été purifiée par son souffle divin, une côte d’Adam, et il forma Ève. »L’histoire nous dit: Ève a pris l’initiative du mal et a causé sa perte et celle de son époux. Soit! Mais si, dans cette occasion, Ève n’a effectivement pas fait preuve d’esprit et d’obéissance, elle a au moins prouvé qu’elle avait la haine de la routine, la passion du nouveau et du progrès, l’imagination, l’ardeur et la bravoure nécessaires pour aller de l’avant, toujours de l’avant. _Go ahead! Go ahead!_» Hélas! malgré tant d’éloges décernés à son sexe, et une telle prédominance, Elvire était plus que jamais courbée sous le joug et la férule d’un abject mâle, du pseudo-statuaire, maître fainéant et maître rufien Émilien Bellerose. Plus que jamais elle avait à essuyer les avanies et brutalités de ce drôle, à endosser ses horions, de véritables déluges de coups de canne ou de cravache, disait-on, qui lui tombaient quotidiennement sur le casaquin et la laissaient étendue comme morte sur le plancher. «Et elle aime ça, vous savez, elle raffole de ça! allaient répétant partout la vaporeuse Bombardier, l’impeccable Lauxerrois et l’ineffable Cherpillon, toutes ses suaves sœurs d’armes et délicieuses amies. Il lui faut chaque soir sa ration d’étrivières et de bastonnade,—son vigoureux petit picotin. Elle ne dormirait pas sans cela.» Elles assuraient même, les braves compagnes et candides âmes, qu’à certains moments psychologiques, au lieu de soupirer: «Tu m’aimes, dis? Tu m’aimes, mon chéri?» Elvire ne manquait jamais de s’exclamer: «Oh! tu me battras, hein, trésor? Tu me battras bien! A me briser, mon ange! A me tuer, n’est-ce pas, à me tuer?» Hélas! ce fut bien, en effet, ce sacripant qui lui porta le coup de la mort; mais pas tout à fait comme elle l’entendait, ou plutôt comme s’amusaient à le lui faire dire ses charitables rivales et affectionnées consœurs. Un automne, qu’il avait été invité par un camarade de cercle à venir chasser dans un coin des plus boisés et des plus sauvages de la Dordogne, Émilien rencontra là-bas une veuve encore fraîche et suffisamment accorte, qui laissait mollir ses charmes et moisir ses écus, faute d’occasions. «Voilà mon blot!» pensa l’élégiaque personnage, dès qu’il apprit que la fortune de ladite veuve s’élevait, nette de toute hypothèque et redevance, à dix-sept cent mille francs. Justement il avait fini de croquer les dernières bribes du patrimoine d’Elvire; il en était réduit à la faire travailler, trimer le plus possible, et à chercher à tirer parti de ce labeur, de tout ce qui coulait de cette intarissable plume ... Démarches difficiles et bien souvent infructueuses; ardue, décourageante et énervante besogne, qui le dépitait, l’exaspérait très souvent et lui faisait plus que jamais—ô ivresse!—lever sa canne et taper dru, fouailler à tour de bras et à planté sa reine nourricière. Il n’avait plus qu’ennuis, tracasseries et misères à attendre d’elle. C’était le moment ou jamais de lui tirer sa révérence ou de filer à l’anglaise. La partie de chasse, qui devait durer huit jours, se prolongea durant six semaines; et comme Elvire commençait à trouver le temps démesurément long et à s’étonner et s’alarmer, elle découvrit le pot aux roses. La très consolable petite veuve, perdue dans sa thébaïde, n’avait pu rester insensible aux langoureux soupirs, aux effets de torse, roulades et scies d’atelier de ce pitoyable cabot. Elle s’était toquée de ce bellâtre, qui lui apparaissait avec tout le prestige de la capitale et de l’art,—quel art, messeigneurs!—et elle avait déposé à ses pieds sa tendresse et ses titres de rente. Le jour même où elle apprit le mariage de son misérable amant, Elvire Potarlot mettait en vente son fameux livre _Ève triomphante_, où elle démontre si bien par A + B l’absolue précellence de la femme sur l’homme,—en beauté et en bonté d’abord et incontestablement, puis en esprit, en intelligence et en science, en morale aussi et en conduite, en santé également, en vigueur, force, souplesse, taille, solidité, élasticité, etc.; et elle venait de toucher ses droits d’auteur, six cents francs, sur le premier tirage de ce volume. Immédiatement elle les expédia à Émilien: ce fut sa seule vengeance. Puis elle rentra chez elle, déboucha un flacon de cyanure de potassium, et—adieu la vie! adieu toutes les trahisons et toutes les lâchetés! Assez de larmes, assez de tortures, de désespoirs et de dégoûts!—elle le vida d’un trait, et s’en alla goûter sous terre ce qu’elle n’avait jamais pu rencontrer et ce qui n’existe pas dessus, l’unique et véritable égalité. XVI Séverin Veyssières gisait sur un fauteuil, dans sa chambre à coucher, le regard tourné vers la fenêtre, et obstinément, lugubrement fixé au loin, perdu dans le bleu du ciel. Un mal horrible était venu le frapper; une dégoûtante plaie, un lupus ulcéreux, lui rongeait la lèvre supérieure, l’aile droite du nez et la moitié de la joue. Pour tout son entourage, pour tout le monde, principalement pour ses chers confrères et joyeux associés de la secte salomonienne, il était devenu un objet de répulsion. Plus de visites: depuis trois semaines, à part le docteur qui le soignait et était un de ses anciens condisciples de l’École normale, transfuge de l’Université, aucun ami n’avait franchi sa porte. Le dernier qui eût pénétré chez lui, Roger de Nantel, s’en était allé avec l’intime et formelle résolution de ne plus remettre les pieds chez «ce pauvre bougre». «C’est vraiment trop répugnant! Quelle sale machine! Plus moyen de le voir! Et puis ça peut s’attraper! Brrr! Je vais de ce pas en parler à mon médecin ... Si c’était contagieux? Eh bien merci! Me voilà propre!» Si, cependant, quelqu’un lui était resté; à défaut de gais camarades, une amie continuait à venir le voir, une amie dont la première visite datait seulement du jour où il avait dû demeurer confiné chez lui, le visage en partie recouvert de pansements et de compresses. Et la fréquence et la durée de ces visites avaient toujours été en augmentant; à l’heure actuelle, Katia Mordasz ne quittait plus le domicile de Séverin; elle s’efforçait de le distraire, s’évertuait et s’ingéniait à le rassurer, à le consoler et le réconforter: tâche pénible, ardue entre toutes, et que, semblable au labeur de Sisyphe, il fallait continuellement recommencer. Désemparé, affalé, désespéré, Séverin ne songeait plus qu’au suicide,—l’unique et éternel remède,—et, sans Katia, sans cette vigilante et infatigable gardienne, il aurait déjà, d’une façon ou d’une autre, supprimé le mal en supprimant le malade. Et quelle était la cause de cette effroyable affection? Comment cet ulcère rongeur, ce _lupus excedens aut exedens_, qui avait débuté par de simples boutons, quelques tubercules durs et violacés, avait-il pu se produire? Mystère! «Il n’y a pas là trace d’atavisme! disait Séverin à son ex-condisciple, le docteur Chézurier. Je n’avais pas cela dans le sang, j’en suis convaincu! Ni mon père, ni ma mère, ni mes grands-parents, personne que je sache, dans ma famille, absolument personne, n’a été atteint d’une infirmité de cette espèce. C’est pire que n’importe quoi, pire que toute souffrance, toute torture, pire mille fois que la mort! Je suis comme un pestiféré: chacun se détourne de moi avec effroi, tout le monde me fuit, je me fais horreur à moi-même ... Ah! maudit soit ...» Et il retombait dans sa torpeur, s’y enfonçait de plus en plus, se laissait de plus en plus envahir et accabler par ses idées noires, ses funèbres et odieuses réflexions. «Mais si, vous guérirez! Mais si! lui répliquait Katia. Vous vous exagérez votre état, et ne le voyez nullement comme il est. —Oh! que si, hélas! —Pas du tout, mon ami, je vous assure. Vous allez bien mieux que la semaine passée, et, lorsque vous aurez séjourné un mois ou deux au bord de la mer, comme le médecin vous l’ordonne.... —Je ne veux pas partir! —Si! —Je veux mourir ici, chez moi! —Parce que vous avez un bobo sur la joue, vous vous imaginez que tout est fini, que votre dernière heure a sonné! Un peu de raison, Séverin! Un peu de courage!» Elle en avait, elle, du courage; elle en avait, de la résistance, de l’énergie et de la vaillance. Pas une seconde, elle ne s’était demandé s’il n’y avait pas danger pour elle d’approcher un tel malade, «si ça s’attrapait». Cette égoïste et lâche question,—si humaine pourtant!—ne lui était pas venue à l’esprit: il y avait près d’elle une souffrance à alléger, un malheureux à secourir et à consoler, et elle était accourue. Sa place était là; son instinct de femme, plus encore que le profond mais très platonique et très pur attachement qui l’unissait à Séverin, l’en avertissait et la conduisait. «Nous partirons ce soir même, continuait-elle en manœuvrant les tiroirs de la commode, pour en extraire les piles de chemises, de chaussettes et de mouchoirs qu’elle avait dessein de ranger ensuite dans la malle. Ne différons pas ... Nous voici au mois de mai; nous avons un temps superbe, et j’ai promis ce matin au docteur Chézurier ... —A quoi bon? C’est encore ici que je serai le plus tranquille! soupira Séverin en promenant autour de lui, sur sa longue table de travail et ses rangées de livres, un regard navré. —Il faut quitter Paris, et le plus tôt sera le mieux, ne cesse de répéter le docteur. Lui-même s’est occupé de vous louer un chalet à Arcachon, sur la lisière de la forêt de pins et à proximité de la mer ... —C’est-à-dire qu’il a hâte d’être débarrassé de moi. Il ne tient pas à ce que je crève sous ses ordres! —Séverin! Comment pouvez-vous concevoir de telles vilaines pensées? M. Chézurier vient chaque jour vous voir; il vous témoigne la plus affectueuse sollicitude; il affirme qu’un changement d’air, un séjour prolongé dans le voisinage de l’Océan, vous sera des plus salutaires et vous rétablira promptement ... —Il n’y a que vous, Katia, vous seule! Si je me rétablis jamais, ce sont vos soins ... Si je ne suis pas abandonné, c’est à vous que je le dois! Et je ne peux même plus baiser vos chères, chères petites mains, que j’aimais tant! Si je guéris, je resterai défiguré, hideux, abject ... comme un monstre! —Vous broyez du noir à plaisir! C’est fou! Cette plaie se fermera et disparaîtra. Vous n’êtes pas du tout hideux, pas du tout repoussant ... Prenez mes mains, tenez, les voilà! Elles sont à vous! —Non! Non!» Et cette même femme qui, jusqu’alors, toujours retenue par ses scrupules de dignité et de fierté, par son excessif respect d’elle-même, n’avait jamais manqué de dérober ses mains aux caresses et aux baisers de leur enthousiaste admirateur, elle les lui abandonnait pleinement à présent, les lui portait d’elle-même aux lèvres,—à ses lèvres rongées, tuméfiées, saignantes et sanieuses, horribles. Telles, ces religieuses embrasées de l’amour divin, ces saintes et étonnantes hystériques, qu’aucune immondice ne rebute, qui se complaisent à surmonter tous les dégoûts. * * * * * Le soir même où Séverin Veyssières, accompagné de l’ardente nihiliste, devenue sœur de charité laïque, et non moins passionnée et exaltée dans cet apostolat que dans le précédent, prenait le train pour Arcachon, le dîner mensuel des Salomoniens—on était justement au premier mardi de mai—avait lieu dans la salle attitrée du restaurant Margery. Tous étaient là,—tous les survivants et les restants. Sambligny, qui remplissait encore, après Nantel, les fonctions de secrétaire-recruteur, n’avait jamais eu si belle mine que depuis son veuvage, et n’avait jamais si chaleureusement recommandé le célibat à son personnel administratif. «_Cœlum habitat_, il habite le ciel, le célibataire, croyez-en toujours la science étymologique, et restez plus que jamais convaincus, mes amis, que les meilleurs mariages sont ceux qui ne se font pas. Vous n’avez aucun, absolument aucun intérêt à vous marier, même à vous marier avec une femme très riche. Si elle vous apporte trente mille livres de rente, elle se croira obligée d’en dépenser quarante mille, et vous y serez encore de votre poche. Si elle n’a pas le sou, il y a de très grandes probabilités pour qu’elle ait été élevée en millionnaire,—comme on élève à peu près toutes les jeunes filles d’à présent. Elle saura parler chinois et résoudre une équation du second degré, cultivera le pastel et la musique, mais ne sera pas capable de faire cuire une côtelette, pas même d’allumer le feu. Elle croirait déroger d’ailleurs, si elle essayait de s’initier à ces viles besognes, si elle touchait au charbon, lavait sa vaisselle ou descendait sa boîte à ordures. Fi! Fi donc! Il lui faudra une bonne, sinon deux, et qui les paiera, ces intruses indispensables? Ce sera vous. Madame voudra avoir son salon, son piano, son jour de réception, ses _five o’clock_ et autres balançoires; elle devra rendre ses visites et ses dîners; et qui soldera ces frais de toilette, d’apparat et de voitures? Ce sera monsieur, toujours monsieur, toujours vous, mes petits amis. C’est toujours vous qui serez les dupes du marché et les dindons de la farce. Gardez donc précieusement, envers et contre tous, impitoyablement et férocement, ce premier de vos biens: l’indépendance. Vous pouvez, comme dans la chanson, parcourir le monde et courtiser tout à votre aise la brune et la blonde, vous ne rapporterez jamais chez vous plus de deux oreilles. Il n’y a rien de meilleur ici-bas que l’amour, mais,—croyez-en la sagesse de Salomon, aussi bien que celle du dix-huitième siècle,—l’amour charnel, l’amour sensuel, l’amour varié, l’amour amusant, et non celui qui vous rend sombres, inquiets, exclusifs, jaloux et méchants, qui vous torture, vous exaspère, vous affole. La bonne déesse, c’est la Vénus physique, la Vénus Coliade, si chère aux anciens, la Vénus Hétaira, Pandemos ou Vulgivaga, la Vénus Meretrix, toujours Victrix, perpétuellement victorieuse, triomphante et toute-puissante, en dépit de tous les repoussoirs, de toutes les politiciennes, viragos, émancipées et toquées. C’est celle-là, cette grande Astarté, cette irrésistible Aphrodite, qu’il faut honorer et pratiquer, mes amis, et non l’autre,—et non perdre votre temps à flirter, implorer, soupirer, baguenauder et vous morfondre ... Laissez cela aux imbéciles. Ditesvous bien qu’il n’y a rien de plus agréable, de plus commode et de plus économique que les prêtresses attitrées de l’incomparable divinité, rien de plus gênant, collant, fastidieux et dispendieux que les tendresses non tarifées et prétendues gratuites. N’appréciez jamais les femmes qu’au point de vue plastique: c’est le seul intéressant, le seul intelligent et affriolant; et sachez toujours prendre ces dames avec plaisir et les quitter sans regret. Tels sont, chers amis, les principes et règles de vie que l’expérience des siècles et la sapience humaine m’ont légués et vous dictent par ma bouche. Conservez-les dans vos cœurs, méditez-les pieusement, afin de les appliquer sans relâche, jusqu’au jour où il plaira au Divin Maître de vous rappeler à lui et de vous convier à jouir, avec les anges, de l’éternelle félicité. Ainsi soit-il!» Malgré les vides dus à la mort ou à la maladie, le banquet salomonien avait gardé sa pleine liberté d’allure, sa rondeur et son entrain. On n’avait pas encore remplacé les manquants, et on hésitait à le faire: rien ne pressait. «Ce sacré Magimier! exclama soudain Adrien de Chantolle. Aller s’amouracher de cette citoyenne de la rue de Maubeuge, cette madame Clara, sèche comme une morue et plate comme une limande, lui qui exécrait les femmes maigres! —Qui nous disait si bien, vous vous le rappelez? repartit Hector Jourd’huy, que l’embonpoint est le propre de la femme, que la vocation de la femme est d’être grasse ... —C’est vrai. —Pas bête! —Il avait raison! — ... Et qu’il n’y a rien de plus disgracieux qu’une poitrine féminine sans reliefs accentués, sinon un abdomen masculin ultra-bombé. —Magimier disait cela, oui, répliqua Ravida; mais il ne dédaignait pas non plus de temps à autre, durant l’été notamment, la sveltesse des formes. —Il était avant tout éclectique, partisan de la nouveauté et de la variété, rectifia l’ingénieur Lesparre. —Comme nous tous! s’écrièrent à la fois le maître des requêtes d’Amblaincourt et le négociant Xavier Ferrero. —Changement d’herbage réjouit ... —C’était Magimier qui classait les femmes en deux catégories, interrompit Roger de Nantel: femmes d’été et femmes d’hiver. —Non, il était plus gourmand, il voulait trois catégories, riposta le président Herbeville: femmes grasses et dodues pour l’hiver, diaphanes et zéphyriennes pour l’été, et intermédiaires, entrelardées, pour l’automne et le printemps. —C’est cela! Je me souviens! dit Jourd’huy. —Il s’y entendait, le vieux cerf! —C’est son collègue Brizeaux qui se contentait de deux échantillons ... —Ce pauvre Brizeaux! —Encore un qui a drôlement fini! —A qui la faute? objecta Chantolle. Si Brizeaux, tout comme Magimier, était demeuré fidèle à notre programme, avait respecté nos traditions, si l’un ne s’était pas monté le bourrichon au point de convoler en justes noces avec un de nos numéros ... —L’idiot! — ... Si l’autre, au lieu de braconner sur le terrain défendu et de mettre à mal une brave fille, s’en était tenu, selon notre règle, aux professionnelles, à la liste de nos clientes, liste si variée, si nombreuse et si intelligemment composée, si parfaitement suffisante, en somme, tous deux seraient encore là, messieurs! conclut Adrien de Chantolle. —Eh oui! —Effectivement! —C’est donc de leur faute ... —Et Veyssières? lança Ravida. —Ah! Veyssières! Sans doute, c’est autre chose, repartit Chantolle. En résumé, sur treize que nous étions à l’origine, il y a sept ans, ça ne fait que trois qui manquent ... —Et sur ces trois, observa Sambligny, deux ont sombré par leur faute. —Absolument! N’oublions pas cela! poursuivit Chantolle. Donc, messieurs, tout en déplorant la disparition de nos confrères et associés, en formant les vœux les plus ardents pour la guérison de ce pauvre Veyssières, si abominablement frappé ... —Je doute que ... —S’il se rétablit, assura l’ingénieur Rouyer, il n’en demeurera pas moins tout défiguré ... —Monstrueux! —C’est forcé! —Il n’osera plus se montrer! —Eh bien, messieurs, trois disparus sur treize, il ne faut pas nous plaindre! conclut de nouveau Chantolle. Nous sommes encore des privilégiés! —Évidemment! —C’est que nous sommes dans le vrai!» proclama Sambligny. Et, comme un bruit de voix s’élevait dans la salle contiguë: «Je vous ai avertis en arrivant, continua-t-il, que nous avions encore là, ce soir, un festin d’amazones. Ces dames de l’Émancipation et de l’Infécondité célèbrent je ne sais quel glorieux événement ... —L’inauguration d’une vaste école d’allaitement pour hommes, les _nourrices mâles_, insinua Ravida. —Ou quelque chose d’analogue, poursuivit Sambligny. Mais elles ont beau s’agiter, beau piailler et glousser, les chères poulettes ... —Tu n’échapperas point au verdict du Très-Haut: «Tu seras éternellement sous la puissance de l’homme!» proféra Roger de Nantel. —Et c’est en vain que tu te démènes et te rebiffes, infortunée côte d’Adam, repartit Jourd’huy; tu n’as réussi qu’à provoquer la faillite du mariage et le krach de l’amour, qu’à stimuler et encourager la polygamie, développer et multiplier la prostitution ... —Elle est immortelle, la prostitution, heureusement! exclama Chantolle. C’est notre revanche, notre compensation, ce qui nous console des insexuées, des vésuviennes et doctoresses. —Bravo! crièrent Lesparre et Courcelles d’Amblaincourt. —Entre les femmes publiques qui font des phrases et haranguent les foules, et celles qui font l’amour et rien autre chose, qui donc hésiterait? reprit Chantolle. —D’autant plus, ajouta Jourd’huy, que celles qui font l’amour sont généralement plus jeunes, plus avenantes, attrayantes ... —Pardi! —Oui, mais c’est grâce aux autres, ne l’oublions pas, dit Chantolle, c’est grâce aux agitées et aux révoltées, aux déclassées qui en dérivent, que nous recrutons si facilement et si amplement nos clientes. Ne soyons pas ingrats, messieurs: buvons à l’émancipation féminine! —A l’émancipation des femmes! —A la suppression du mariage! —Vive le célibat! —A l’amour libre! A l’amour libre!» En cet instant, on heurta quelques légers coups à la cloison voisine. «Vous êtes donc des nôtres? demanda une voix grêle et glapissante, celle d’Ernestine Montgobert, l’avocate des causes grasses, conseil et lumière des gitons assassins. —Certainement! Mais oui! répondirent en chœur les disciples de Salomon. —Si nous fraternisions? proposa une autre voix cristalline, celle de René d’Escars, _seu_ Adélaïde Tabourin, fervente patronne de l’avortement légal. —Fraternisons! Mais oui, messieurs! cria une troisième voix, également de fausset, celle d’Estelle de Bals. —Très volontiers, mesdames! Si vous le permettez, ajouta Sambligny, nous allons avoir l’honneur de nous rendre auprès de vous? —Inutile! Pas de galanterie! protesta aussitôt une quatrième voix, non moins aiguë et perçante, celle de dame Stéphanie Lauxerrois, dite Saint-Germain, successeur ou successeuse d’Elvire Potarlot, comme rédactrice en chef de _l’Émancipation_. —Oh non! Pas de galanterie! Pas de galanterie! lancèrent toutes ensemble avec indignation ces gentilles crécelles et mélodieuses petites flûtes. —Ce serait inconvenant, messieurs! ajouta maître ou maîtresse Montgobert. C’est nous qui vous avons dérangés, c’est à nous à aller trinquer avec vous.» FIN ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.) DU MÊME AUTEUR INSTITUTION DE DEMOISELLES Un volume in-18. . . . 3 fr. 50 _Institution de Demoiselles_, par Albert Cim, est l’étude très dramatique et très scrupuleusement vraie d’un de ces grands pensionnats «de genre» où l’aristocratie, la haute finance et la haute cocotterie mêlent leurs filles, et où la dévotion, l’argot boulevardier, le piano, le cabotinage et le libertinage sont enseignés de front. (_La Nation._) _Institution de Demoiselles_, par Albert Cim, est un roman-étude, très juste d’observation et qui doit être lu par tous ceux, qui se séparent de leurs filles pour les confier aux «institutions». (Philippe Gille, _Le Figaro_.) _Institution de Demoiselles_ est un livre gros de révélations et qui est observé de très près. Incontestablement l’institution que M. Albert Cim nous décrit existe ou a existé ... Après avoir dépeint, sans omettre aucune crudité de détails, l’éducation qu’on reçoit chez Mme Dambreville, M. Albert Cim nous montre dans chacune des élèves les fruits de cette éducation. Il surveille l’état de perversion où la plupart des jeunes filles arrivent précocement, et révèle un à un les scandales qui ont précédé et suivent la sortie du pensionnat. (Paul Perret, _La Liberté_.) Dans son _Institution de Demoiselles_, M. Albert Cim a groupé fort habilement des turpitudes qui sont dans la réalité plus clairsemées. Mais il est exact que l’on trouve à Paris des pensionnats, où, avec les dehors de la tenue la plus sévère, les choses se passent à peu près comme M. Cim les a contées. (Hugues Le Roux, _Gil Blas_.) L’auteur d’_Institution de Demoiselles_ a voulu montrer qu’à cette heure, l’éducation des jeunes filles, dans la plupart des institutions particulières, suit une voie des plus fausses et ne rend que des produits avariés. (Charles Canivet, _Le Soleil_.) _Institution de Demoiselles_, «mœurs parisiennes», affirme le sous-titre. S’il dit vrai, c’est à faire frémir, plus encore que la pension dépeinte par Daudet, où la folle Ida de Barancy mit son petit Jack. Et pourtant, si chargées qu’en soient les couleurs, elles finissent, à les mieux regarder, par devenir vraisemblables. Oui, certaines maisons d’éducation pour les jeunes filles doivent, en effet, être organisées ainsi. Et tel de nous, en recueillant ses souvenirs, peut se rappeler, aux environs de Paris, des établissements ressemblant à celui-là. (Alfred Gassier, _Le National_.) DU MÊME AUTEUR DEMOISELLES A MARIER Un volume in-18. 3 fr. 50 _Demoiselles à marier_, le nouveau livre de M. Albert Cim, est à la fois un roman et une protestation contre cet abus de l’instruction et cette diplomanie qui jettent chaque année dans la circulation des milliers de jeunes filles dépourvues de dot, sans ressources et dégoûtées d’avance du mariage, de la famille et de toute œuvre manuelle. Fatalement vouées pour la plupart au célibat, ces belles dédaigneuses sont destinées à faire la joie des célibataires. (Philippe Gille, _Le Figaro_.) Le nouveau volume d’Albert Cim, _Demoiselles à marier_, a pour héroïnes les jeunes filles pauvres, mais diplômees, qui cherchent un gagne-pain dans les administrations publiques. Les déboires et les misères de ces exploitées, aussi bien que leurs défauts et leurs tares, forment les plus émouvants épisodes de ce livre. (_La République française._) M. Albert Cim nous montre qu’à prendre ainsi les métiers des hommes, les femmes perdent ou hasardent la joie d’être épouses et mères. (Francisque Sarcey, _Les Annales politiques et littéraires_.) _Demoiselles à marier_ est un récit vivement mené, écrit sans autre prétention que celle d’être vivant et vrai, plein de caractères très divers bien observés et dessinés nettement, avec çà et là des épisodes comiques où se repose l’esprit navré de tant de misère et de vilenies, et, traversant le fond du tableau, quelques silhouettes de gens honnêtes, simples, indulgents, heureux dans leur modeste état. Puisse ce bon livre contribuer à réapprendre à notre génération ce que le monde entier avait toujours su jusqu’ici,—qu’il n’y a pour la femme d’autre éducation que celle qui assure le développement de sa nature physiologique et morale en la préparant à remplir dignement son rôle de mère de famille et de reine du foyer! (B.-H. Gausseron, _Revue encyclopédique Larousse_.) M. Albert Cim a peut-être bien créé un genre dans le roman, un genre, non pourtant, une spécialité. Il publie des études documentaires, très observées, très poussées, comme on dit, sur les jeunes filles et sur les professions libérales. Il montre le péril que fait courir à des milliers d’adolescentes l’extrême civilisation dont bénéficient et souffrent à la fois les grandes villes. Il nous dit les douleurs morales, les angoisses, les déceptions, les infortunes qui attendent postulantes et impétrantes. Il nous fait pénétrer dans le monde où sévit l’examinomanie, la rage des diplômes. Il nous apitoie sur les victimes d’un mal qui, de jour en jour, va grandissant. En des livres cruels, au fond simplement vrais, il nous introduit, tantôt dans une _Institution de Demoiselles_, qui nous livre ses tristes et troublants secrets, tantôt au pays des Bas Bleus, qui, aux regards, découvre les misères dont il est empli. Aujourd’hui, il nous fait entrer dans l’enfer des grandes administrations qui emploient comme commises de pauvres jeunes filles ultra-brevetées. Ah! la terrible satire de nos mœurs que ce livre: _Demoiselles à marier_! Il n’est certes pas pour les demoiselles, mais pour les mères qui devraient le mediter, pour les pères qui devraient y puiser un enseignement. (Édouard Petit, _L’Écho de la Semaine_.) EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE Volumes in-18 jésus à 3 fr. 50 BOIS (J.) =L’Ève nouvelle.= 1 vol. COLOMBIER (MARIE) =Mémoires.= Fin d’Empire 1 vol. —Fin de Siècle 1 vol. —Fin de Tout 1 vol. JANNINE =Confidences de Femmes= sur le Mariage, l’Amour, le Monde et la Vie 1 vol. JOSEPH-RENAUD (J.) =La Faillite du Mariage et l’Union future= 1 vol. =Le Cinématographe du Mariage= 1 vol. LANO (P. DE) =Les Exotiques.= Roman 1 vol. =Du Cœur au Sens= 1 vol. RICHE (DANIEL) =Féconde= 1 vol. =Stérile= 1 vol. =L’Agonie d’une Jeunesse= 1 vol. =Le Charme d’Amour= (Ouvrage couronné) 1 vol. =Trouble d’Ame.= Roman 1 vol. =Les Ressources secrètes= 1 vol. JULES MICHELET L’AMOUR—LA FEMME 1 vol. in-8º cavalier sur papier de luxe. Prix: 7 fr. 50 Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9, à Paris. FOOTNOTES: [1] Excédent des naissances sur les décès en Allemagne: En 1894: 696,874;—en 1895: 725,790;—en 1896: 815,783; etc. (_Revue Scientifique_, 29 janvier 1898, p. 155.) «L’excédent des naissances sur les décès en France n’a été en 1896 que de 30,000; encore le moment approche-t-il ou ce sera une décroissance qu’on aura à enregistrer, au lieu d’une augmentation.» (Émile Levasseur, _La Natalité en France_. _Revue Scientifique_, 23 janvier 1897, p. 105.) [2] «Les Français perdent _tous les jours_ une bataille», disait le maréchal de Moltke. Il faut dire «tous les _jours_», et non pas «tous les ans», comme on le fait souvent. L’Allemagne gagne chaque _jour_ 1,600 habitants de plus que la France. Il faut qu’une bataille soit importante pour se solder par une inégalité de 1,600 têtes entre les deux belligérants.» (Jacques Bertillon, _De la Dépopulation de la France_, _Revue Scientifique_, 8 avril 1899, page 421.) [3] Textuel. Voir les journaux de septembre 1890, notamment _le National_ du 14 septembre 1890. [4] Mme Jenny P. D’Héricourt, _La Femme Affranchie_, tome II, p. 105. [5] Jules Bois, _L’Ève Nouvelle_, pp. 19, 357 et 358. [6] Textuel. Voir les journaux de novembre 1891, et notamment la _Gazette anecdotique_ du 30 novembre 1891. [7] Mme Jenny P. d’Héricourt. _La Femme affranchie_, t. I, pp. 8 et 9. [8] Discours prononcé par Mlle Louise Michel à la salle Lévis le 27 août 1882. [9] Voir les journaux de novembre 1891, et notamment la _Gazette anecdotique_ du 30 novembre 1891. [10] Paul Adam, L’ÉPOQUE, _Les Cœurs utiles_, p. 248. [11] Maurice Talmeyr, _Revue hebdomadaire_, 19 décembre 1896. [12] _L’Écho de Paris_, 17 novembre 1893. [13] Lettre de M. Jules Bois, citée par M. J. Joseph-Renaud, _La Faillite du mariage et l’Union future_, p. 154. [14] J. Joseph-Renaud, _loc. cit._, p. 195. [15] J. Joseph-Renaud, _loc. cit._ p. 194. [16] Lettre de Mme Jane de la Vaudère, citée par M. J. Joseph-Renaud, _loc. cit._, p. 71. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉMANCIPÉES *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. 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