The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 1601, 1 novembre 1873

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Title: L'Illustration, No. 1601, 1 novembre 1873

Author: Various

Release date: December 12, 2014 [eBook #47645]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 1601, 1 NOVEMBRE 1873 ***







L'ILLUSTRATION
JOURNAL UNIVERSEL

31° Année.--VOL. LXII.--N° 1601
SAMEDI 1er NOVEMBRE 1873

DIRECTION, RÉDACTION, ADMINISTRATION
22, RUE DE VERNEUIL, PARIS.
31e Année.VOL. LXII. N° 1600
SAMEDI 1er NOVEMBRE 1873
SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL
60, RUE DE RICHELIEU, PARIS.
Prix du numéro: 75 centimes
La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr.
Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.; 6 mois, 18 fr.; un an, 36 fr.;
Étranger, le port en sus.


SOMMAIRE

TEXTE.

Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand.-- Nos gravures.--La Sœur perdue, une Histoire du Gran Chaco (suite), par M. Mayne Reid.--Un voyage en Espagne pendant l'insurrection.--Revue comique du mois, par Bertall.--Les Théâtres, par M. Savigny.--Bulletin bibliographique.


LE COLONEL VILLETTE, aide de camp du maréchal Bazaine,
D'après la photographie de M. Maunoury.

GRAVURES

Le colonel Villette, aide de camp du maréchal Bazaine.--Le creux Terrible, île de Jersey.--Le Poisson-télescope.--Cadavre trouvé dans les fouilles de Pompéï.--Le percement de l'Isthme de Panama: une station de l'expédition scientifique chargée d'étudier le terrain.--Procès du maréchal Bazaine: Panorama de la bataille de Borny.--Revue comique du mois, par Bertall (12 sujets).--Plan du combat naval de Carthagène. --Rébus.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE

M. le comte de Chambord publiera-t-il ou ne publiera-t-il pas un manifeste? Telle est la question que chacun se pose depuis quelques jours et d'où l'avenir de la France semble dépendre. Plus nous approchons, en effet, de l'heure fixée pour le débat solennel qui va s'ouvrir et moins la clarté se fait sur les conditions sur lesquelles portera ce débat ainsi que sur ses résultats probables.--Nous avons reproduit, dans notre précédent bulletin, le compte rendu de la réunion du centre droit, dans laquelle M. Chesnelong était venu rendre compte à ce groupe parlementaire de sa mission de Frohsdorf. Ce compte rendu était à peine publié que l'exactitude en était contestée de divers côtés: suivant les uns, M. Chesnelong avait altéré le sens et les termes des déclarations à lui faites par M. le comte de Chambord; suivant d'autres, c'était le rédacteur du compte rendu qui avait mal résumé le discours de M. Chesnelong; les journaux légitimistes, notamment, déclaraient devoir s'abstenir de reproduire un procès verbal entaché d'erreurs, tandis qu'une autre feuille affirmait, au nom d'un familier de Frohsdorf témoin de l'entretien du prince avec les délégués de la droite, que sur la question du drapeau, notamment, l'accord n'était nullement établi comme on s'était plu à le dire. Un nouveau compte rendu, publié quelques jours après par l'Union, atténue, en effet, d'une manière sensible, les déclarations contenues dans le premier; sur la question du drapeau, par exemple, il y est dit simplement que M. le comte de Chambord ne demande pas que rien soit changé à ce drapeau avant qu'il ait pris possession du pouvoir. D'un autre côté, M. Chesnelong affirme, dans une lettre livrée à la publicité, qu'il s'est toujours entretenu seul et sans témoins avec le roi, à quoi l'on répond en demandant ce que faisait alors à Frohsdorf son compagnon, M. Lucien Brun. Le mystère n'est pas encore éclairci à l'heure où nous écrivons; il ne le sera vraisemblablement, comme nous le disions en commençant, que par un manifeste de M. le comte de Chamhord, manifeste dont l'apparition est devenue la question à l'ordre du jour et dont les journaux fusionnistes eux-mêmes ont été amenés à reconnaître la nécessité. En attendant, on annonce le départ pour Frohsdorf d'un nouveau mandataire qui serait, dit-on, M. de Falloux, et l'opposition se compte et se prépare à entrer en lice.

On a remarqué qu'à la fin du discours prononcé par lui dans la réunion du centre droit, M. le duc d'Audiffret-Pasquier adressait un pressant appel aux membres du centre gauche et l'on pouvait en conclure que la majorité royaliste avait compté, pour se compléter, sur l'adhésion d'un certain nombre de députés de ce groupe. Or, le centre gauche tenait séance le lendemain même des réunions de la droite, et son attitude était loin de répondre à l'attente de M. le duc d'Audiffret. M. Léon Say, qui présidait, est venu exposer qu'à la suite de la séance de la Commission de permanence il avait été abordé dans les couloirs par M. le duc d'Audiffret-Pasquier qui lui avait dit que sans doute il avait dû lire, dans les journaux le désir où il était de communiquer au centre gauche les motifs qui avaient déterminé la conduite du centre droit. Accepteriez-vous cette communication? avait-il ajouté, et de quelle façon pourrait-elle s'effectuer?--Le président du centre gauche, se conformant rigoureusement à la résolution qui avait été prise dans la réunion de ce groupe tenue le matin a répondu à M. le duc d'Audiffret-Pasquier qu'il le remerciait de sa communication, mais que le projet du centre droit était trop public pour n'avoir pas déjà été apprécié par le centre gauche.

Nous ne pouvons pas douter, a dit M. Léon Say, que dans les conditions où la monarchie est imposée, elle serait considérée par le pays comme une revanche de 1789, ce qu'elle serait d'ailleurs en réalité. Dans ces conditions, le centre gauche ne peut accepter de communications officielles qui ressembleraient à des négociations qu'il ne veut pas entamer.

La réponse du président du centre gauche à M. le duc d'Audiffret-Pasquier a été, à plusieurs reprises, couverte d'unanimes applaudissements par la réunion.

M. le président fait savoir ensuite qu'il ne croit pas devoir répéter au centre gauche les paroles par lesquelles M. le duc d'Audiffret-Pasquier a terminé son entretien. «Ces paroles ne seront pas livrées à la publicité, a ajouté M. le président, à moins que M. le duc d'Audiffret ne le fasse lui-même.

M. Casimir Périer, qui assistait à la réunion et qui la veille avait publiquement protesté de son attachement à la cause républicaine, a pris la parole pour féliciter M. Léon Say des sentiments qu'il venait d'exprimer et la séance a été close par l'adoption de la résolution suivante:

«Le centre gauche reste uni dans la conviction que la république conservatrice est la pins sûre garantie de l'ordre comme de la liberté, et que la restauration monarchique dont il est question ne serait pour la France qu'une cause de nouvelles révolutions.»

Cette attitude résolue du centre gauche a visiblement déconcerté les journaux royalistes, dont la confiance enthousiaste jusqu'alors a été mise à une nouvelle épreuve par la réunion des députés bonapartistes désignée sous le nom de «Groupe de l'appel au peuple», et qui s'est prononcée avec non moins d'énergie contre les projets de restauration. Aussi, la question de la convocation anticipée de l'Assemblée nationale n'a-t-elle même pas été posée devant la Commission de permanence, comme elle n'aurait pas manqué de l'être si la droite eût été sûre du succès. On voit combien la situation est encore obscure et à combien de surprises nous pouvons rester exposés jusqu'au dernier moment. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir successivement tous les partis faire appel à M. le comte de Chambord et lui demander de mettre fin à toutes ces équivoques par des déclarations catégoriques. Ainsi que le disait hier encore le Journal des Débats, un mot heureux du prince peut aujourd'hui fout gagner, un mot malheureux, des restrictions maladroites, perdraient tout à coup sûr; un silence imprudent compromet tout. Les heures sont comptées et bien des consciences sont encore à la gêne lorsqu'elles devraient être résolues et fixées.

GRANDE-BRETAGNE

M. John Bright, qu'une longue maladie avait tenu depuis près de deux ans éloigné des affaires, a prononcé jeudi dernier, à Birmingham, un discours qui était impatiemment attendu et qui a produit dans toute l'Angleterre un effet considérable. L'opinion publique était désireuse de juger du degré d'influence que la rentrée de M. Bright au ministère exercerait sur la marche de l'administration. Aussi l'affluence des électeurs était-elle considérable, et plus de seize mille personnes se pressaient dans l'enceinte.

Les déclarations du vieux chef du libéralisme anglais, quelque précises, quelque énergiques qu'elles soient, laissent dans l'esprit l'incertitude et le doute sur les intentions du cabinet Gladstone, parce qu'elles ont un caractère absolument personnel et qu'elles sont même directement opposées à l'opinion bien connue de M. Gladstone sur les questions auxquelles elles ont trait.

Le point le plus important traité dans le discours de M. Bright est le passage relatif à la loi sur l'éducation. Pour saisir cette importance, il est indispensable de présenter rapidement l'historique de cette loi.

En 1870, M. Forster a fait adopter par le Parlement une loi sur l'instruction élémentaire dont un paragraphe, le vingt-cinquième, autorise les School's Boards, ou conseils locaux d'instruction, à prélever des impôts pour subvenir aux frais de l'instruction, mais seulement dans les écoles où l'élément religieux fait partie de l'instruction. En d'autres termes, la loi Forster accorde une subvention aux écoles où l'instruction religieuse fait partie du programme de l'enseignement.

Cet article a toujours soulevé une grande opposition chez les dissenters, qui, ne reconnaissant pas l'Église établie, demandent qu'on subventionne seulement les écoles où aucune espèce d'instruction religieuse n'est donnée et où la lecture de la Bible elle-même n'a pas lieu. Les dissenters appartiennent au parti libéral.

Mais le premier ministre est loin d'avoir les mêmes idées qu'eux. Il est convaincu, ainsi qu'il l'a exprimé dans sa réfutation de Strauss et dans son livre Ecce homo, que l'indifférence religieuse était le plus grand danger que pût courir la société, et que, par conséquent, il est de toute nécessité de donner au peuple l'instruction religieuse.

Cette question est celle que M. Bright s'est attaché à traiter le plus explicitement dans son discours.

La loi sur l'instruction est, à son avis, complètement à refaire, et l'article 25 sur les School's Boards est à rejeter. Cette déclaration a évidemment dû satisfaire les dissenters. Mais quel résultat aura-t-elle? Rendra-t-elle au parti libéral son ancienne unité? Cela n'est pas probable. Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait que M. Gladstone adhérât aux déclarations de M. Bright. Or, il est manifeste que non-seulement il ne les approuve pas, mais encore qu'il leur est opposé de la manière la plus absolue.



COURRIER DE PARIS

Tous les télescopes de l'observatoire sont, paraît-il, comme des croquets. Rien ne saurait donner une idée de la juste colère qu'ils éprouvent depuis quinze jours. Songez donc! Une comète vient de se montrer. Elle est peut-être venue dans la pensée de faire une diversion à nos éternelles et misérables querelles. Eh bien, ça été peine perdue. Nul ne lui a fait l'aumône d'un regard. On a prodigué les réclames à l'Homme-Chien. Pas un mot n'a été dit sur la comète de 1873. A la vérité, il ne serait pas difficile d'invoquer en notre faveur le chapitre des circonstances atténuantes. Cette comète n'est prévue ni sur le registre des astronomes, ni dans les catalogues, ce qui revient à dire que c'est une aventurière qui n'a point de passé, une coureuse de l'éther sans nom. Second point, non moins grave, elle n'a point de queue. Qu'est-ce qu'une comète sans queue, je vous le demande? Enfin, ne sachant pas se mettre à la portée des allures du Paris moderne, elle ne s'est fait voir, assez irrégulièrement, que de deux heures à une heure et demie du matin, quand tout le monde était couché. Il n'y avait guère que les marquises de la fourchette et les maraîchers des environs qui pussent l'apercevoir. Bref, quoiqu'elle ait, à ce qu'on assure, le volume d'une étoile de première grandeur, elle a passé inaperçue dans l'éther, filant vers le sud-est. Où va-t-elle? Il en est qui supposent que d'ici à six mois, elle sera visible à Péking. Nous autres, nous ne lui voulons pas de mal. Bien mieux, nous souhaitons très-sincèrement qu'elle fasse un peu plus ses frais parmi les Chinois que chez nous.

Au palais des Quatre-Nations,--vieux style,--a eu lieu la séance annuelle des cinq classes de l'Institut, sous la présidence de l'honorable M. Hauréau. Il n'y avait pas beaucoup de monde dans l'auditoire et le peu qu'il y avait paraissait distrait. Peut-être l'indifférence résultait-elle en partie de ce qu'il tombait de la grêle; peut-être était-ce la même raison que pour la comète, je veux dire parce que l'attention est tout entière à la comédie ou au drame politique du moment, comme vous voudrez. Discours, toux, distribution de prix, crachats, prose, vers, éloges, vents coulis, croix d'honneur, tout le bataclan académique connu était déployé en grand, suivant l'usage. On rencontre toujours chez nous des fanatiques pour ces choses-là. Néanmoins la journée n'a pas paru bonne, excepté peut-être pour les marchands de jujubes, car presque tous nos immortels sont mortellement enrhumés. Un point à noter, en passant, le prix biennal de 20,000 francs fondé par Napoléon III, a été décerné à Mariette-Bey, l'illustre égyptologue.

Cette somme de 20,000 francs étant consacrée à encourager l'étude de l'histoire, jamais récompense n'aura été mieux méritée. Pour ceux de la galerie qui l'ignoreraient, M. Mariette, ce savant français si pleinement orientalisé, est celui des modernes qui aura arraché le plus de ses impénétrables secrets à l'Égypte des Pharaons. Il use de la faveur du vice-roi uniquement pour grossir les trésors de la science. C'est grâce à son intervention que les Européens qui voyagent aux bords du Nil peuvent lire couramment dans les rébus dont sont couverts les ruines et les édifices de là-bas. La géographie de cette mystérieuse contrée, son architecture, la théogonie des premières races, les incroyables dynasties de ses rois, ses arts, ses lettres, sa flore, sa faune, il étudie tout sans cesse sur les lieux; il nous fait tout connaître. Il n'a accepté le titre de bey, c'est-à-dire de colonel, que pour mieux venir à bout de cette tâche.

Un des nôtres, le directeur même de l'Illustration, a pu, en compagnie de Théophile Gauthier, visiter aux flambeaux, grâce à M. Mariette, le Sérapœum, nécropole des dieux, cimetière du bœuf Apis, et ce qu'il y a vu est d'une telle grandeur qu'il a pu se croire en plein dans le merveilleux. À Paris, dans les cafés littéraires, la mode est de se moquer beaucoup des égyptologues; on se les représente invariablement courbés sur des canards du genre de ceux de l'Obélisque ou entourés de crocodiles empaillés, et ce spectacle fait toujours grandement rire. De tout autres pensées viennent à l'esprit quand on se trouve en présence du lauréat que l'institut vient de couronner. Mariette-Bey est un orientaliste que l'univers lettré envie à la France.

A cette même séance a débuté le buste en marbre de feu M. Villemain. L'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie française n'avait rien d'un Antinoüs, on le sait. Un mot fameux, dit il y a vingt-cinq ans à un bas-bleu, nous a appris qu'il était le premier à en convenir. Pourquoi donc toutes les lorgnettes de la salle se braquaient-elles avec tant d'empressement sur cette image en pierre d'un Armoricain au nez écrasé et aux traits incorrects? C'est que cette œuvre d'art est vivante au plus haut point. L'intraduisible sourire du railleur reparaît sous le ciseau du statuaire. Voilà bien le bossu qui se moquait avec tant de finesse des autres et de lui-même. On croirait qu'il va lancer un de ses mots vifs et acérés comme le vol d'une guêpe.

Mais justement, puisque nous voilà là-dessus, il faut que je vous conte un fait que j'ai toute raison de supposer absolument inédit. Il s'agit d'un amateur de littérature, riche et viveur, qui, comme tous les amateurs, ne doutait de rien. Il y a une vingtaine d'années, après avoir fait imprimer ses écrits à ses frais, il se posait en candidat au fauteuil. Il y a tout lieu de croire qu'il se présente encore de nos jours, car il a surtout le mérite de la persévérance. En 1852 donc, M*** se mit en route pour faire les trente-neuf visites. En homme bien avisé, il jugea à propos de commencer ce chemin de croix par le secrétaire perpétuel qu'on reconnaissait volontiers pour le grand électeur d'alors. Ne l'ayant pas trouvé chez lui, il lui laissa, en guise de carte, un double souvenir: une dinde truffée et ses œuvres complètes.

Le lendemain, notre candidat recevait le billet que voici:

«Ce 9 avril 1852.

«Cher monsieur ***,

«A mon retour des Champs-Élysées, où j'étais allé prendre l'air, on m'apprend que vous m'avez fait, l'honneur de venir me voir. Croyez que je regrette infiniment de ne pas m'être trouvé chez moi au moment où vous vous êtes donné la peine de vous y présenter. On m'a fait voir aussi que vous aviez laissé à mon intention une dinde du Périgord et vos œuvres. La dinde a fort bonne mine. Je compte bien que vous me ferez le plaisir de venir en manger votre part bourgeoisement dimanche prochain, en famille. Quant aux quatre volumes, je ne les ai pas encore ouverts. Avec votre permission, c'est une imprudence que je ne commettrai que plus tard.

«Agréez, cher monsieur ***, mes salutations empressées.

«Villemain.»

Du monde littéraire au monde gastronomique, il n'y a souvent qu'un pas, ainsi qu'on vient de le voir. Passons donc un instant de l'Institut à la cuisine. Tous les cordons-bleus pleurent en ce moment ou peu s'en faut. C'est à propos de citrons.--Il y a aussi, hélas! une question des citrons.--Une disette absolue s'est déclarée sur la place. La chose arrivant juste au début de la saison des grands dîners, jugez de l'embarras qu'un déficit si peu ordinaire pouvait causer. Point de citrons. On en cherchait en vain dans les magasins de comestibles, chez les marchands d'oranges. MM. les épiciers en manquaient, les fruitiers aussi. On est allé aux enquêtes et l'on a pu savoir que la politique n'était pas étrangère à l'événement. Vu ce qui se passe en Espagne depuis un an, il n'y avait plus d'arrivages, terre et mer, fleurs et fruits, le jardin des Hespérides est gardé aujourd'hui par les intransigeants d'une part, et de l'autre par les carlistes, deux espèces plus redoutables que le dragon de la fable dont on a parlé autrefois. Le fait est que Paris ne pouvait plus avoir de sauces ni de limonades non plus. A la fin, on a eu recours à la diplomatie. Messieurs les ambassadeurs ont, pour le moins, la reconnaissance de l'estomac, ils ont stipulé qu'il y aurait quelque chose comme un armistice à l'effet de procéder à la récolte des citrons. Des navires partis de Port-Vendres sont allés à la recherche de cette provende. Un avant-goût nous est même parvenu cette semaine, mais il n'y a guère à s'en frotter les mains: Ce ne sont que des citrons verts, trois fois aigres.--Politique, voilà de tes coups!

--Lit-on encore pour se distraire? Lit-on autre chose que des polémiques de grande et de petite presse?--Mais sans doute.--En êtes-vous sur?--Très-sûr.--La preuve?--Ah! la preuve c'est qu'on fait une seconde édition d'un joli volume de nouvelles, la Dame aux palmiers, d'Aurélien Scholl. Une seconde preuve, c'est le succès qui vient au devant d'un tome humoristique de Pierre Véron: le Carnaval du Dictionnaire. Vingt-quatre jolis dessins d'Hadol, correspondant aux vingt-quatre lettres de l'alphabet, donnent un attrait de plus à ces trois cents pages où le paradoxe et la fantaisie ont engagé une partie de barres. Les mots fourmillent là-dedans. Tenez, je vais même en reproduire quelques-uns en vous recommandant de les déguster comme Mme de Sévigné voulait qu'on fit en prenant à même dans un panier de cerises.

«Cocotte.--D'où vient cette métaphore du genre gallinacé? Est-ce de ce que les poules se nourrissent dans le fumier?

«Apostat.--Teinturier en drapeaux.

«Danse.--Chose presque aussi désagréable à voir qu'à recevoir.

«Arlequin.--Toutes les couleurs sur son habit, un masque sur le visage. Le gaillard serait arrivé haut, s'il vivait de nos jours.

«Carême.--Les truffes de la mortification et le turbot de la pénitence.»

En regard de ces fanfreluches de la littérature amusante, la musique bouffe grêle sur nous; elle aussi, très-bien venue, cherche à lutter contre la politique. Tout récemment je vous annonçais la Branche cassée, de M Gaston Serpette? Voici tout près de nous la Quenouille de verre qui, dit-on, doit nous égayer pendant trois mois. Pour le moment, une polka fait grand bruit sur tous les pianos; c'est Peau de satin, de Klein, l'auteur de Cœur d'artichaut. Le répertoire de l'auteur reparaît en chœur: Fraises, au champagne, Cuir de Russie, Cœur d'artichaut; c'est de la folie en croches et en doubles croches. Mais Peau de satin l'emporte sur ses aînés. On va danser Peau de satin tout cet hiver!

Un contraste à ces mouvements échevelés. Dimanche dernier, au palais de l'Industrie, a eu lieu une fête de charité sous le patronage de la maréchale de Mac-Mahon, donnée avec le concours de Roger de l'Opéra. La musique de la garde républicaine, dirigée par M. Paulus, des solistes renommés, l'élite des sociétés chorales et instrumentales de Paris et du département de la Seine complétaient cet ensemble. On a fait 3,500 francs de recette, une somme qui aidera à soulager bien des misères. La quête a peu produit, mais on pourra recommencer le concert.

Sous le dernier règne, après le retour du comte de Palikao en France, l'impératrice, rassemblant ce qu'on avait rapporté du palais d'Été, avait formé au château de Fontainebleau un fort joli musée chinois. Par ordre du ministre de l'intérieur, les porcelaines qui composaient cette collection sont restituées à l'ex-souveraine. Rien de plus simple. Mais les motifs qui ont poussé l'honorable M. Beulé à prendre cette décision ne seraient pas tirés du respect qu'on doit au principe de la propriété. L'Excellence se serait guidée seulement sur ce que des vases de Chine ne sont pas des «objets d'art». Est-ce donc bien vrai? Trois poètes, fort amoureux de l'empire des fleurs, s'insurgeraient pour sûr contre les paroles du ministre, s'ils pouvaient renaître. J'ai nommé Gérard de Nerval, Méry et Théophile Gautier. Les vases de la Chine, des œuvres de la barbarie, des conceptions dénuées d'art! Un soir, dans son joli appartement de l'institut, Philarète Chasles faisait devant nous l'analyse des dessins fantasques dont était couverte une tasse à thé venue de Péking. On y voyait un tigre rose, armé d'une épée bleue avec laquelle il coupait en deux un serpent d'un rouge vif qui sortait d'une tulipe gigantesque. Philarète Chasles prétendait que tout cela était la traduction en peinture d'un poème du pays dont il était sûr d'avoir la clef, et il ajoutait:

--Cette tasse est aussi belle qu'une scène des tragédies de Sophocle.

Mais ne chicanons point M. Roulé sur les motifs de son ordonnance. Il est bien convenu chez nous qu'un ministre n'a jamais tort.

Politique à part, je demande à finir par une légende du lendemain de la révolution de Juillet.

En ce temps-là, il y avait, dans un hôtel de la rue de Lille, une vénérable concierge, fort bien pensante.

L'excellente femme nourrissait dans une cage un très-beau serin des Canaries auquel elle affirmait avoir inculqué les bons principes.

Cet oisillon, très-habile ténor, chantait tous les jours. Il excellait surtout à roucouler la romance fameuse de Chateaubriand:

Combien j'ai douce souvenance.

Un jour, le canon tonne; Paris se couvre de barricades; on se bat tout le long de la grande ville; le trône est fracassé; Charles X et sa famille prennent à petits pas le chemin de l'exil.

La portière pleurait, disant qu'elle n'avait plus que son serin pour la consoler.

Dans le même hôtel, un artiste, élève du baron Gros, obscur alors, très-célèbre plus tard (c'était Henri Monnier), imagina d'aggraver encore le chagrin de la pauvre femme.

Au moyen d'une supercherie de rapin, il s'empara du serin chanteur et le remplaça par un serin muet.

Deux jours après, ses amis et lui,--cet âge est sans pitié!--se présentaient à la loge en disant:

--Comment! cet oiseau ne chante plus la romance de Chateaubriand! Il ne dit plus rien du tout! Qu'a-t-il donc?

--Ce qu'il a? répondit stoïquement la portière, il a, messieurs, que tout ce qui se passe l'afflige au plus haut point et qu'il ne reprendra plus la parole qu'au retour du roi.

En voilà bien d'une autre! Eh quoi! cette magnifique comète, visible à l'Orient avant le lever du soleil, plus brillante qu'une étoile de première grandeur, paraissant d'un rouge vif éclatant, dépourvue de queue, etc., ne serait qu'une illusion! Hélas, notre collaborateur, M. Camille Flammarion, nous l'affirme, et, profanes que nous sommes, pouvons-nous faire autrement que de le croire? On peut, il est vrai, nous dit-il, admirer à cette heure matinale un astre d'un vif éclat. Mais ce n'est autre que l'étoile du Berger, Vénus, qu'un observateur inexpérimenté n'aura pas reconnue,--ce qui est impardonnable.

Plusieurs personnes lui ont même écrit pour lui avouer qu'elles ont cherché ladite comète sur la foi des journaux, mais qu'elles ne l'ont pas trouvée, ce qui se comprend. Il n'est donc pas superflu de rectifier cette erreur, puisque erreur il y a, dans l'intérêt de la vérité d'abord, ensuite pour éviter aux amateurs d'astronomie le désagrément de se lever inutilement à quatre heures du matin.

Ne rions plus. L'Opéra vient de brûler. Paris a décidément le feu pour ennemi intime.

Philibert Audebrand.




LE CREUX TERRIBLE, ILE DE JERSEY.



LE POISSON-TÉLESCOPE.



NOS GRAVURES


Le Poisson-télescope

En Europe, nous cherchons, le dahlia bleu et la rose noire; en Chine, la passion de tourmenter la nature s'étend jusqu'aux animaux. Quels sont les moins; raisonnables, des Chinois où des Français? Nous ne saurions décider, mais les Chinois ont cet avantage sur nous que, fussent-ils des monstres horribles, les résultats de leur fantaisie sont utilisés par leurs décorateurs. En effet, ces grotesques, ces êtres bizarres, hors nature, peints sur leurs paravents et leurs éventails, sur leurs porcelaines et leurs laques, reproduits en bronze, sculptés dans l'ivoire et le bambou, ne sont pas des rêves de leur imagination; ils existent réellement à l'état vivant.

Au nombre de ces animaux ainsi dénaturés est la variété de Cyprins qu'un pisciculteur de Paris expose au Palais de l'Industrie, après en avoir fait l'objet d'une note à l'Académie des Sciences et lui avoir donné le nom de poisson-télescope. Ce poisson, apporté en France par un mécanicien du paquebot l'Ava ne ressemble guère aux habitants de nos eaux douces et salées. Son corps est une boule, ses nageoires sont doubles; les anales et les caudales, placées tout à fait en arrière du corps, sont disposées de telle sorte que la marche du poisson ne peut être ni facile, ni rapide, ce qui a dû contribuer à lui donner la forme globulaire. Les yeux forment au-devant de la tête une saillie très-prononcée et l'organe visuel proprement dit paraît fixé à l'extrémité de tubes membraneux, d'où le nom de poisson-télescope donné à ce cyprin.

Si ces formes sont peu gracieuses, en revanche des couleurs éclatantes, irisées, transparentes, constituent à cet animal une riche et admirable parure, dans laquelle dominent le rouge, le rose, l'or et l'argent.

Les naturalistes ne le connaissent pas vivant à l'état libre; pour eux, c'est un poisson modifié, transformé, créé pour ainsi dire depuis un temps immémorial, par des procédés d'élevage dont nous ne possédons pas les secrets.

Du reste, il faut bien convenir qu'en modifiant l'œuvre du Créateur, l'homme ne l'a nullement améliorée, non-seulement au point de vue de l'aspect, mais aussi sous le rapport des qualités physiques générales.


CADAVRE TROUVÉ DANS LES FOUILLES DE POMPÉI.

La forme globulaire imposée à l'animal lui a communiqué cette propriété des corps sphériques dite de l'équilibre indifférent: le poisson-télescope se comporte en effet comme une véritable boule; à la moindre secousse, il perd son équilibre, il roule à droite, roule à gauche, en avant et en arrière, éprouve beaucoup de peine à se remettre dans sa position normale.

Dans la plupart des cas de monstruosité, les animaux et végétaux, que l'on a réussi à faire dévier de leur position normale, restent stériles, telles sont certaines fleurs doubles ou triples et les variétés animales dites de mulet. Plus versés que nous dans cet art curieux de se jouer des lois de la nature, les Chinois ont créé une race complète, véritable, car, bien que constituant une anomalie, le poisson-télescope peut se reproduire pour donner naissance à d'autres poissons de conformation identique.

On sait que chez les poissons la reproduction s'opère par la ponte que fait la femelle d'un grand nombre d'œufs que le mâle féconde par le dépôt à leur surface de substance mucilagineuse appelée laite. Lorsque la femelle du poisson-télescope doit pondre, elle se frotte l'abdomen sur le sol du fond de l'eau, et cette friction fait sortir les œufs. Mais ce n'est pas tout à fait d'elle-même, paraît-il, que cette femelle se conforme aux lois de conservation de l'espèce, et, le cas échéant, ce sont les mâles qui se chargent de la rappeler au devoir. M. Carbonnier, ayant mis plusieurs de ces poissons dans un aquarium afin d'étudier leurs mœurs et leurs habitudes, vit, à l'époque de la ponte, plusieurs mâles se mettre à la poursuite d'une femelle; ils la poussèrent, la bousculèrent à qui mieux mieux, la firent tourner et retourner, pirouetter sur elle-même. Cette culbute, sans trêve ni merci, dura deux jours, à la fin desquels la malheureuse femelle, qui avait servi de balle ou de volant à trois mâles sans parvenir un seul instant à reprendre son équilibre, acheva enfin de se débarrasser de la totalité de ses œufs.

Les petits poissons éclos ne ressemblent pas à leurs parents aussitôt après leur naissance; ce n'est qu'un peu plus tard et chez un certain nombre seulement qu'apparaissent les particularités distinctives: forme globulaire, saillie des yeux, nageoires doubles, etc. Mais alors la position vicieuse de leurs organes, le manque de développement des nageoires eu égard au volume du corps, les maintiennent souvent dans une position verticale, la tête en haut, quelquefois aussi la tête en bas. Si la main du pisciculteur ou toute autre cause étrangère ne vient les rétablir dans leur position normale, les jeunes poissons ne peuvent chercher leur nourriture et ne tardent pas à périr.

Le poisson-télescope est une curiosité, pas autre chose, et ce n'est qu'en vue de garnir les aquariums ou de peupler les bassins des parcs que l'on pourra s'occuper d'élever ce monstre exotique, plutôt curieux que gracieux, qui, même dans son pays d'origine, est un objet de luxe, nullement d'utilité.

P. L.


Le colonel Villette

Toutes les personnes qui ont assisté aux débats du procès Bazaine connaissent ce grand officier, un peu chauve, à la tête ascétique, aux longues moustaches, avec une barbiche plus longue encore, qui assiste Mes Lachaud, père et fils, défenseurs du maréchal. Le colonel Villette, aujourd'hui âgé de cinquante ans, est entré à l'école militaire de Saint-Cyr en 1841; dans les dernières années du règne de Louis-Philippe nous étions ensemble à l'École d'état-major où tout le monde appréciait son excellent caractère et son amour du dessin.

Capitaine au commencement de 1852, il devenait en 1858 aide de camp du maréchal Bazaine, qu'il n'a plus quitté depuis cette époque. Il l'a suivi partout, en Italie, au Mexique, à Nancy, à la garde impériale, à Metz et en prison. Nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1859, à la suite du sanglant combat de Melegnano, il était fait officier en 1803 en récompense de sa conduite au combat de San-Lorenzo où Bazaine défit les 10,000 hommes de Comonfort avec 1,800 Français.

Notre ami Villette devait enfin trouver une triste occasion de produire au grand jour tout ce que son cœur possède d'abnégation, de stoïcisme et de dévouement. Quand le chef dont il avait partagé la bonne fortune se constitua prisonnier à Versailles, il quitta une famille charmante pour partager la captivité de son général. Cet homme à l'apparence monacale, dont tout le monde contemple la sérénité pendant ces débats fatigants, est animé d'une passion ardente, celle de sauver le maréchal Bazaine. Lui, la douceur en personne, se met en fureur quand on se permet la moindre allusion à la possibilité d'une condamnation. Il ne quitte pas son cher maréchal d'une semelle; il ne voit sa femme et ses enfants qu'à de rares intervalles. Un pareil dévouement est bien rare aujourd'hui, aussi le colonel Villette a-t-il conquis la sympathie universelle, car amis et ennemis comprennent tout ce qu'il y a de beau dans ce dévouement absolu, quoique conscient, d'un aide de camp qui persiste avec un admirable entêtement à rester étroitement uni à son chef.

J'oubliais de dire que M. Villette a été nommé chef d'escadron en 1804 à Mexico et lieutenant-colonel en 1870.

P. L.


Procès du maréchal Bazaine, la bataille de Borny.

Le 14, au point du jour, l'armée française, rangée en bataille sur la rive droite de la Moselle, avait commencé son mouvement de retraite sur Verdun. Le 2e corps Frossard et le 6e corps Canrobert étaient déjà sur la rive gauche de la rivière, ainsi que la division Lorencez, du 4e corps Ladmirault; la division de Cissey, du même corps, était engagée sur les pentes qui descendent du fort Saint-Julien vers la Moselle. Il ne restait plus sur la rive droite que le corps Decaen, la garde et la division Grenier du 4e corps quand, vers trois heures et demie de l'après-midi, les Prussiens attaquèrent avec impétuosité les divisions Metman et Castagny, placées au centre des positions françaises.

Les corps Decaen et Ladmirault couvraient l'espace compris entre les villages de Grigy à droite et de Mey à gauche. Le terrain qu'elles occupaient forme un plateau à arêtes indécises légèrement incliné vers la Moselle; il est protégé en avant et sur la droite par le ravin de Vallières, dont le fond, rempli d'une eau stagnante, constitue un obstacle d'autant plus sérieux que la disposition des pentes y est des plus favorables à l'action du chassepot et de la mitrailleuse, surtout dans la zone comprise entre Lauvallière et la Planchette, par laquelle débouchent les deux routes de Sarrelouis et de Sarrebruck. Sur la gauche, occupée par la division Grenier, entre Mey et Nouilly, le terrain forme un vaste plateau fortement ondulé qui s'élève insensiblement du fort Saint-Julien jusqu'au village de Sainte-Barbe, situé à six kilomètres plus loin et dont le clocher très-élevé se dresse comme un obélisque à l'horizon. La position française était coupée longitudinalement par le ravin escarpé de Vallières, qui se bifurque à hauteur de Mey; l'une des branches se dirige droit sur Nouilly, l'autre tourne à droite en formant un coude brusque dans la direction du château de Colombey.

La 1re division Montaudon, du 3e corps, avait sa droite à la route de Strasbourg, en avant du village de Grigy, sa gauche au bois de Borny; la 2e division Castagny, placée en arrière du château et du bois de Colombey, avait à sa gauche la 3e division Metman à cheval sur la route de Sarrelouis, en avant de la ferme de Bellecroix; la 4e division Aymard occupait les crêtes qui dominent le ravin de Vallières en avant de Vantoux. La division Grenier, du corps Ladmirault, était placée de l'autre côté du ravin, la droite appuyée au village de Mey, la garde impériale en réserve en arrière de Borny.

Vers deux heures et demie, le général de Goltz, commandant l'avant-garde prussienne du 8e corps, ayant appris que l'armée française était en pleine retraite, partit rapidement de Laquenexy et se jeta sur Colombey, en passant entre le village de Coincy et le château d'Aubigny. C'était un véritable coup de tête, dont l'auteur obtint cependant le résultat qu'il désirait, celui de ralentir le mouvement de l'armée du Rhin afin de permettre à celle du prince Frédéric-Charles de franchir la Moselle en amont de Metz, de se placer sur la roule de Verdun et de couper ainsi toute communication entre la France et Metz.

Dans le premier moment de surprise, la brigade de Goltz pénétra comme un coin dans les lignes françaises, si mal éclairées par leur cavalerie, que personne ne s'y doutait de l'approche des Prussiens. Les généraux Metman et Castagny firent rapidement volte-face avec leurs troupes déjà en marche sur Metz et les formèrent en deux lignes, la première déployée, la deuxième en colonnes, par division. Le général Decaen, accouru de son quartier général de Borny aux premiers coups de canon, était allé se placer au point le plus menacé, sur la grande avenue de peupliers qui va de la ferme de Belle croix au château de Colombey.

Les généraux allemands, avertis par leur collègue de Goltz de son attaque si audacieuse, marchèrent résolument à son secours. Le général Manteuffel, commandant le premier corps, lança sa première division sur les positions occupées par la division Aymard, entre Vantoux et Nouilly, et sa deuxième division sur Mey, où, ainsi qu'il a été dit, se tenait la division Grenier. Le général de Ladmirault fit aussitôt mettre sacs à terre à la division de Cissey, dont une partie, était encore, engagée, sur les pentes du mont Saint-Julien; la division Lorencez, déjà arrivée sur la rive gauche, revint également sur ses pas.

A la gauche des Prussiens, tout le septième corps s'était engagé à la suite de son avant-garde, commandée par le général de Goltz, et jusqu'à neuf heures du soir la lutte fut des plus acharnées sur toute la ligne. Les attaques réitérées des Prussiens furent partout repoussées, et les corps Decaen et Ladmirault restèrent sur leurs positions. Les corps Manteuffel et Zastrow se replièrent en arrière du ravin de Vallières sans être poursuivis, tandis que les Français reprirent tranquillement leur mouvement de retraite interrompu par l'attaque du général de Goltz. Le mouvement de ce général a été longtemps controversé; son général en chef, M. Steinmetz, avait vertement blâmé M. de Goltz, mais M. le comte de Mollke a tranché la question en louant hautement dans son livre l'intelligente initiative du général qui a su retarder de plus de douze heures la retraite de l'armée française et permettre au prince Frédéric-Charles d'arrêter Bazaine à Rezonville.

Les Allemands donnent à cette bataille le nom de Colombey-Nouilly; chez nous on l'a toujours appelée bataille de Borny; elle ouvrait la série des luttes gigantesques qui ont ensanglanté les environs de Metz du 14 au 18 août.

A Borny, les troupes engagées de part et d'autre comprenaient à peu près 1e même effectif. Les Français mirent en ligne six divisions, dont quatre du corps Decaen et deux du corps Ladmirault, plus quelques bataillons de la division Lorencez, soit environ 60,000 hommes; la garde n'a engagé qu'un peu d'artillerie en avant du fort Queuleu. Les Prussiens avaient fait donner les corps Manteuffel et Zastrow, 1er et 7e un régiment du 9e corps, Manstein, enfin l'artillerie des 1re et 3e divisions de cavalerie.

Les pertes des Français furent de 200 officiers et 3,408 sous-officiers et soldats; celles des Prussiens de 222 officiers et 4,684 hommes. Les Allemands s'attribuent à tort la victoire dans cette rencontre; malheureusement pour nous leur insuccès dans la lutte a été largement compensé par des avantages stratégiques dont M. de Mollke sut profiter avec une grande habileté, tandis que son adversaire, le maréchal Bazaine, reprenait lentement son mouvement de retraite, qui eut, au contraire, dû être mené avec la dernière célérité.

Notre succès tactique était chèrement payé par la blessure mortelle du brave général Decaen, un des meilleurs manœuvriers de l'armée du Rhin. Atteint d'une balle dans le genou, il resta à la tête de ses troupes jusqu'à ce que son cheval tué sous lui l'entraîna dans sa chute, et lui pressait cruellement sa jambe blessée. Par un singulier hasard, les deux commandants de corps d'armée tués dans la dernière campagne, Decaen et Renault, ont succombé à une blessure reçue à la jambe.

A. Wachter.


Le Creux terrible, île de Jersey

Jersey est la plus grande et la plus jolie des îles anglo-normandes de la Manche, qui appartiennent à l'Angleterre depuis Guillaume-le-Conquérant.

De cette île, par un temps favorable, on peut apercevoir la côte de France à l'horizon. L'île de Jersey n'est située, en effet, qu'à six lieues de notre département de la Manche. Elle a 22 kilomètres de long sur 15 de large, et renferme une population de 60,000 habitants, dont 2,000 Français catholiques. Sa capitale, Saint-Hélier, en compte 10,000 pour sa part.

L'intérieur de l'île de Jersey, grâce à la douceur de sa température exceptionnelle à cette latitude, offre un coup d'œil charmant, et le séjour en est des plus agréables. Son sol montagneux est couvert de vergers, et de nombreux troupeaux paissent dans ses vallées aux prairies luxuriantes. L'émeraude de l'Angleterre, tel est, on le sait, le surnom de l'île de Jersey. Mais ce petit paradis terrestre est défendu, du moins sur la plus grande partie de son littoral, par des escarpements redoutables, de l'effet le plus grandiose et le plus pittoresque. Une des curiosités de ses côtes est un prodigieux entonnoir ouvert à l'extrémité de l'île, du côté qui regarde la France. Les Jerseyais l'appellent le Creux terrible. Quelques déchirures de terrain, quelques roches, sentinelles avancées, en trahissent à peine l'approche.

Aux environs, la campagne est riante comme partout ailleurs. Vous approchez, et, tout à coup, sous vos pieds, s'ouvre l'abîme. Il a bien 100 mètres de profondeur. Nous avons dit un entonnoir, et c'est cela même. L'orifice en est beaucoup plus large que le fond, auquel nul chemin ne conduit. Pour y descendre, il faut se risquer le long des parois évasées du gouffre, en s'aidant des anfractuosités du terrain. Ajoutons que les touristes, dans cette descente périlleuse, s'aident d'une corde, qui a été Fixée par les gens du pays à l'orifice de l'entonnoir, pour servir de rampe et de soutien. Une fois parvenu au fond de cette cuvette gigantesque, on se trouve en face d'une arcade assez élevée, bouche béante d'un long couloir qui s'enfonce mystérieusement dans le sol et dans les ténèbres, où bruissent d'étranges murmures. Parfois on jurerait entendre des soupirs et des gémissements. Mais laissons là le fantastique; le couloir, en s'abaissant progressivement, aboutit à la mer, et c'est le vent qui, en y circulant, produit ces sons singuliers. A marée haute la mer s'y engouffre aussi avec fracas et vient mordre de ses vagues furieuses les basses roches qui tapissent le fond du Creux terrible.

Inutile d'ajouter qu'en prenant certaines précautions on peut faire sans danger à marée basse la traversée du redoutable souterrain.


Cadavre trouvé à Pompéï

On a fait dernièrement à Pompéï une découverte fort curieuse: celle d'une très-jolie tannerie et de son outillage.

Les chaudières, les bassins et autres instruments sont d'une telle ressemblance avec ceux employés dans les tanneries modernes, qu'il n'y a eu aucun doute ni aucune difficulté à reconnaître la destination de cet établissement antique.

Au commencement du mois d'octobre, on a trouvé près de cette tannerie le corps d'un malheureux ouvrier, dont nous donnons un dessin dans ce numéro.

Cet ouvrier, qui devait avoir une cinquantaine d'années au moment où il a péri dans le terrible drame du 29 août de l'an 79, est très-vraisemblablement un ouvrier tanneur. Son costume était celui des ouvriers de tous les temps, composé d'une blouse serrée à la taille par une ceinture et d'un pantalon court. Il avait le bas des jambes et les pieds nus.

Il ne se trouvait pas au même niveau que la tannerie, mais à la hauteur de son toit, par lequel il a sans doute cherché à s'enfuir, la pluie de cendres et de pierres lui avant apparemment enlevé tout autre moyen de retraite.

Au moment où on l'a découvert, il reposait, la tête appuyée sur sa main, qui contenait, avec quelques menues monnaies, un sesterce, petite pièce d'argent valant alors de vingt-cinq à trente centimes.

Notre dessin ayant été fait d'après la première copie délivrée par le photographe qui a obtenu la permission de photographier le corps, l'Illustration est donc le premier journal qui aura mis sous les yeux du public cette intéressante découverte.


Le Canal des deux Océans

Ni Hugo, ni Saadi, ni Byron, ne pourraient rêver de contrastes plus saillants que ceux qui se présentent à l'esprit chaque fois que l'on se propose de comparer ces deux frères si dissemblables, L'isthme de Panama et l'isthme de Suez. L'un, oublié sur un coin du nouveau monde, semble un morceau de l'Eden, et l'autre un canton détaché de l'enfer.

Le canal de Lesseps traverse une langue de sables abandonnés par des eaux languissantes et paresseuses, brûlés par les rayons d'un soleil qui ne pardonne même point aux Pyramides, car leur base est enfouie par un océan toujours croissant de poussière. Avant les créations récentes du canal des deux mers, pas une goutte d'eau potable, pas un arbre, pas une touffe d'herbe, pas un être vivant pour voir passer la caravane, si ce n'est le Bédouin qui la guette! On ne sait si le désert est plus mort du côté de Port-Saïd ou de Suez.

Le canal des deux Océans traversera une région américaine d'une fertilité prodigieuse; et le navigateur se demandera étonné s'il ne trouve pas encore plus de vie parfumée et charmante sur les rives du Pacifique que sur celles du golfe du Mexique. L'isthme du nouveau monde, dont la longueur dépasse de deux ou trois fois celle de notre France, est travaillé par des feux souterrains, émaillé de volcans, semé de lacs, inépuisables réservoirs d'ondes pures.

Deux millions d'hommes y habitent au milieu de monceaux de verdure. Ils semblent égarés dans les profondeurs de cette Thébaïde étincelante de vie, où des sites mystérieux sont parfois découverts, enfouis depuis des temps inconnus sous des touffes titanesques de fleurs ravissantes.

Les acajous gigantesques auprès desquels nos grands chênes sembleraient nains, rabougris, ratatinés, servent de point d'appui à des milliers de lianes, herbes ambitieuses qui voudraient escalader le ciel. De ce tapis odorant qui recouvre l'écorce s'élancent de gracieuses orchidées aussi voluptueuses que les plus éthérées des hautes terres mexicaines.

Les palmiers voisins étalent avec orgueil leurs tiges sveltes, pures, gracieuses. Ils laissent retomber crânement leurs feuilles panachées dont les longs replis produisent des ombres curieuses et d'étonnants jeux de lumière.

Des légions serrées de plantes herbacées, quelques-unes aux formes abruptes, anguleuses, se foulent, s'étouffent, se disputent le sol avec la rage que peut inspirer la folle ardeur de profiter des moindres rayons d'un soleil incommensuré tombant sur un sol d'une éternelle fraîcheur. Car les sources y sont inépuisables et la brise de mer se plaît à y porter tous les soirs les vapeurs des océans voisins. Peu importe en effet qu'elle souffle du couchant ou de l'aurore.

Il y a juste trente-trois ans, un homme alors dans la fleur de l'âge, déjà célèbre par des entreprises téméraires, portant un nom illustre dans notre histoire, rêva de se faire une nouvelle carrière. Il eut l'idée de couronner l'édifice de sa vie déjà agitée en donnant le grand coup de pioche qui devait creuser un fossé entre les deux Amériques afin de rapprocher les deux hémisphères.

Cet homme changea d'idée. Il réussit à monter sur le premier trône de la terre. Il ne parvint qu'à fonder un empire, à remplir deux fois le monde, une première par l'éclat de sa puissance, une seconde par le retentissement de sa chute!

Combien l'histoire du siècle eût été révolutionnée si le prince Louis-Napoléon eût persisté à creuser le Canal des deux Océans, s'il eut cherché à devancer M. de Lesseps au lieu de marcher sur les traces d'Auguste et de César..

Le gouvernement de Washington vota les fonds nécessaires à une exploration minutieuse en 1870, au milieu de l'année terrible. Il prit la résolution magnifique de faire explorer à la fois tous les tracés qui au nombre de douze ou quinze déjà avaient chacun leurs enthousiastes, leurs sectaires.

Ce grand travail suppose l'exploration de deux côtes, longues chacune de 2,000 kilomètres; aussi les Américains ont-ils procédé avec des ressources prodigieuses.

Sur chaque Océan stationne un navire de guerre servant d'hôpital, de magasin, de quartier général. Ce centre est incessamment ravitaillé par des bateaux à vapeur qui y accumulent les provisions, les instruments, le personnel.

Certains de trouver en tous cas, à l'abri des Stars sand tripes, un lit, des soins empressés, un ravitaillement abondant, les officiers yankees étudient les deux rives de l'isthme, l'orient et l'occident, avec une incroyable ardeur.

Le premier acte d'une descente est d'établir sur le bord de la mer un observatoire, pourvu d'excellents instruments électro-photographiques.

L'électricité n'abandonne pas un seul instant les explorateurs américains, car ils ne s'avancent dans l'intérieur que traînant derrière eux un fil qui les met en communication instantanément avec la côte. A peine ont-ils ouvert des routes que la poste s'en empare. L'armée scientifique traîne avec elle un monde de curieux, de touristes, de naturalistes, de reporters. Nous avons essayé de représenter le go ahead, appliqué au cœur des forêts vierges, avec l'enthousiasme sans lequel on ne peut faire jamais de durables conquêtes.

Les ingénieurs, les marins, sont si absorbés par leurs travaux, qu'ils n'entendent point toujours le frôlement du serpent qui s'approche en rampant sous les lianes. Pour les surprendre, le reptile immonde n'a pas besoin de rester de longues heures embusqué dans la fange. Le chef de la première expédition, le commodore Crossmann, périt ainsi dévoré par un crocodile.

En avant du campement des hommes se trouve l'écurie des chevaux. Le toit est formé par des feuilles de palmier placées négligemment les unes sur les autres. Des nègres non moins actifs que les blancs dressent les piquets de nivellement nécessaires surtout quand il s'agit de choisir entre deux directions différentes.

Cette forêt est placée au sud de la ville de Rivas, la plus méridionale des vieilles cités espagnoles du Nicaragua. C'est sur ce champ de bataille que le génie de l'homme remportera sa victoire définitive; on dirait que la nature a tout fait pour faciliter notre tâche sans nous enlever l'honneur du mot de la fin. Ayant creusé un magnifique estuaire, le fleuve Saint-Jean, pour introduire les vaisseaux modernes dans le lac célèbre par les merveilles des galions du roi d'Espagne, cette bonne mère semble nous dire: «Allons, mes enfants, du courage à l'ouvrage, c'est à vous de compléter mon travail.»

W. de Fonvielle.


Le combat naval de Carthagène

Carthagène, le 13 octobre 1873.

AU DIRECTEUR

«J'ai l'honneur de vous adresser une relation détaillée du combat naval livré dans les eaux de Carthagène le 11 courant, entre l'escadre des fédéraux et celle du gouvernement central. J'accompagne cette relation d'un plan indispensable pour comprendre les différents mouvements qui ont été effectués. Je tâcherai, dans cette narration, d'éviter autant que possible les termes techniques, de façon qu'elle puisse être suivie sans difficulté par les personnes étrangères à la marine. Inutile de dire que ce récit est celui d'une personne présente à l'affaire.

«L'escadre des fédéraux était composée de la Numancia, frégate cuirassée sur laquelle s'était embarqué le général Contreras; le Tetuan, frégate cuirassée; le Mendez-Nunez, ancienne frégate en bois, cuirassée à la flottaison, avec un réduit central cuirassé comme celui de nos corvettes, et le Despertador, aviso à roues.

«L'escadre centraliste ne comptait qu'un seul cuirassé, la Victoria, qui portait le pavillon du contre-amiral Lobo. Elle se composait en outre de trois frégates en bois: Carmen, Almanza, Navas-de-Tolosa, des deux corvettes, Diana et Cadix, et de l'aviso la Prosperidad.

«Au début de l'action, les bâtiments étaient ainsi placés: L'escadre Lobo, en ligne de relèvement, le cap au nord-est, à environ 8 milles du cap Négrète, l'amiral à droite, ayant à sa gauche la Carmen, l'Almanza, las Navas-de-Tolosa, les deux corvette, et l'aviso; l'escadre fédéraliste en carré naval, la Numancia en tête, le Mendez-Nunez à gauche, le Tetuan à droite, et le Despertador en arrière.

«Les spectateurs du combat étaient: l'escadre anglaise, commandée par l'amiral Yelverton, l'Élisabeth, frégate allemande, la Thétis, corvette cuirassée française et le San-Martino, corvette cuirassée italienne.

La brise soufflait du nord-est et était à grains,

A midi cinq minutes, la Numancia ouvrit le feu sur l'amiral Lobo, à une distance d'environ 6,000 mètres. La Victoria riposta immédiatement et le combat se trouva ainsi engagés. La Numancia continua sa route de façon à contourner l'amiral Lobo, et celui-ci infléchit sa route au nord-nord-ouest. Le Tetuan piqua droit au milieu de la ligne de bataille et ouvrit bientôt le feu avec ses pièces de chasse. Le Mendez-Nunez obliqua sur bâbord (j'ignore absolument pourquoi), et enfin le Despertador après avoir hésité longtemps se borna à suivre de loin l'action, réduit du reste à ce rôle par son infériorité absolue. Le combat se trouva ainsi engagé sur toute la ligne.

«A midi cinquante minutes la Numancia avait contourné toute la ligne centraliste, échangeant ses bordées avec les différents bâtiments de l'amiral Lobo. Une des corvettes à roues, la Villa-de-Cadix ayant reçu un boulet dans ses roues se trouva paralysée, et établit sa voilure pour échapper à la Numancia qui menaçait de l'amariner. La Victoria suivant la route de la Numancia arriva pour porter secours à la corvette, et la Numancia se mit à fuir du côté de Carthagène. Un boulet d'une des frégates, entrant par un de ses sabords, avait emporté la tête à un des membres de la junte de Carthagène qui se trouvait à bord, et avait mis hors de combat une vingtaine d'hommes, ce qui démoralisa le reste de l'équipage. L'Almanza avait imité la manœuvre de l'amiral Lobo et poursuivait aussi la Numancia. Cependant la Carmen et le Tetuan, faisant tous les deux route au nord-est, se trouvèrent côte à côte pendant près d'un quart-d'heure et se canonnèrent avec la plus grande vivacité. La Carmen vint alors sur tribord pour suivre son amiral, tandis que le Tetuan venait sur bâbord, ralliait la terre et se dirigeait du côté de Carthagène en continuant la canonnade avec les frégates en bois. Pendant ce temps, le Mendez-Nunez suivait une route parallèle à la Victoria et à l'Almanza, et se canonnait vivement avec elles.

«Durant les différents mouvements, l'escadre anglaise, l'Élisabeth et le San-Martino avaient continué leur route à l'est; mais il n'en était point de même de la Thétis. Celle-ci, ayant eu une avarie de machine, avait établi sa voilure et pris le plus près du vent, tribord amures, pour serrer la côte, et regagner son mouillage d'Escombrera. Pendant ce temps, le Mendez-Nunez et le Tetuan qui, comme nous l'avons dit, serraient la côte en se dirigeant sur Carthagène, s'en rapprochaient de plus en plus, et les boulets commençaient à tomber fort près de la corvette française. Celle-ci ne pouvait rien faire pour les éviter, car virer de bord, et fuir vont arrière, c'était se jeter au plus fort de la bataille; prendre les amures de l'autre bord, n'aurait fait qu'avancer sa rencontre avec les cuirassés fédéralistes. Elle se décida donc à mettre en panne pour laisser passer ceux-ci.


LE PERCEMENT DE L'ISTHME DE PANAMA.--Une station de
l'expédition scientifique chargée d'étudier le terrain.

«A une heure un quart, la Victoria, suivie par l'Almanza, qui n'avait cessé de combattre le Mendez-Nunez à grande distance, abandonna la poursuite de la Numancia, qui était presque rendue sous le canon des forts de Carthagène, et vint sur tribord pour aller couper la route au Mendez-Nunez et au Tetuan qui, nous l'avons dit, suivaient la côte, faisant route sur Carthagène. Le Mendez-Nunez, profitant de la présence de la Thétis qui était en panne, passa entre celle-ci et la terre pour s'abriter un instant des feux de l'Almanza. Mais elle avait à peine dépassé le cuirassé français, qu'elle vit la Victoria à petite distance, se dirigeant sur elle. Un feu de mousqueterie s'échangea entre les deux bâtiments et en passant à contre-bord, la Victoria lui lâcha, à moins de 200 mètres, toute sa bordée de bâbord. Le Mendez, sans riposter, continua sa route. Le Tetuan le suivait de près, aussi la Victoria vint sur tribord pour lui présenter ses pièces qui étaient prêtes à faire feu. Les deux bâtiments se croisèrent à bout portant, et, pendant que la mousqueterie des hunes mettait bon nombre d'hommes hors de combat, se lâchèrent simultanément leurs bordées de tribord. Immédiatement après l'Almanza, qui suivait de près la Victoria, échangea avec le Tetuan un feu des mieux nourris, sans trop se préoccuper de la Thétis, où les balles pleuvaient comme grêle, et où les boulets sifflaient dans la mâture. C'est un miracle qu'il n'y ait eu personne de touché à bord du bâtiment français, car à ce moment tout l'équipage était sur le pont, à la manœuvre, et le commandant qui n'avait pas perdu son sang-froid un seul instant, faisait prendre les amures à bâbord pour sortir au plus vite de cette passe critique. La Victoria et l'Almanza, après avoir dépassé le Tetuan, virèrent cap pour cap pour lui donner la chasse, mais celui-ci parvint à rejoindre la Numancia et le Mendez-Nunez sous le canon des forts. Le combat se trouva ainsi terminé (il était 2 heures), et l'escadre de Lobo défila devant l'entrée de Carthagène en ligne de file. Pendant cette dernière phase, les bâtiments neutres qui avaient viré de bord, rejoignirent la Thétis qui avait fini de réparer son avarie, et tous rentrèrent de conserve au mouillage d'Escombrera.

«Après avoir décrit succinctement, avec fidélité, les diverses phases du combat, il serait intéressant de l'apprécier au point de vue technique. J'espère qu'une plume plus autorisée que la mienne le fera un jour, et du reste, le fait est tellement récent qu'il est difficile de trouver un juste milieu parmi les exagérations des deux partis en présence. Ainsi d'un côté, l'amiral Lobo prétend n'avoir eu ni tué, ni blessé, ce qui est complètement inadmissible, d'autant plus que plusieurs inhumations ont été faites, dit-on, à Porman, le lendemain de l'action; il dit aussi n'avoir pas éprouvé d'avaries sérieuses, et cependant, son escadre qui était de sept bâtiments, n'en montre plus que cinq. Les intransigeants, de leur côté, avouent une quarantaine d'hommes hors de combat, mais ils prétendent que la Carmen a été au milieu de l'action obligée de mettre toute son artillerie d'un bord pour éviter de couler par une voie d'eau produite du côté opposé par un obus à la flottaison; ils disent avoir abimé les œuvres-mortes de l'Almanza, ce qui reste à prouver; selon eux, la Villa-de-Cadix aurait hissé le pavillon parlementaire, pour se rendre, etc., etc. Laissons de côté toutes ces exagérations évidentes, au milieu desquelles il est difficile de discerner le vrai du faux, et examinons, en quelques mots, le combat en lui-même.

«Au premier abord, on est étonné que pas un des bâtiments n'ait tenté l'abordage. Il est cependant parfaitement démontré que la véritable force d'un bâtiment cuirassé à éperon réside dans le choc qu'il peut donner au navire ennemi et qui coulera presque toujours ce dernier. Pas un seul des bâtiments en présence, nous le répétons, n'a tenté le choc, et le combat a été exclusivement un combat d'artillerie. Ceci posé, examinons la conduite de chacun des bâtiments. La Numancia, après avoir débuté brillamment, a pris la fuite vers Carthagène. Il paraît qu'un boulet éclatant au milieu de sa batterie y avait occasionné une panique générale. Ce n'est point là une excuse valable, et la junte a pensé comme nous, car elle a destitué le capitaine de la Numancia. Le Mendez-Nunez s'est bien comporté dans son duel avec l'Almanza. Le Tetuan est celui des bâtiments intransigeants qui a été le mieux manœuvré, qui a montré le plus de courage et dont le feu a ôté le mieux nourri. L'amiral Lobo a parfaitement manœuvré sa Victoria, et a montré personnellement le plus grand calme pendant toute l'affaire. Les frégates en bois Carmen, Almanza et Navas-de-Tolosa méritent les plus grands éloges pour la résolution avec laquelle elles ont accepté le combat contre des bâtiments beaucoup plus forts qu'elles, et cuirassés.

«Nous ne parlons pas des petits bâtiments à roues, tels que le Despertador, la Villa-de-Cadix, la Diana, etc., dont nous pensons que les combattants eussent mieux fait de ne pas s'embarrasser et qui n'ont rien fait pendant l'action.

«Comme force matérielle, les bâtiments intransigeants étaient de beaucoup supérieurs aux centralistes, mais leurs armements ne pouvaient être comparés à ceux de ces derniers. Les équipages de l'amiral Lobo étaient en effet les équipages de la marine régulière, et ils ont une réputation méritée. Les navires intransigeants au contraire étaient armés de volontaires, de soldats de l'infanterie de marine et d'artilleurs qui n'avaient probablement jamais mis le pied sur un bâtiment (1). Il y avait donc à peu près compensation. Pour nous résumer, nous dirons qu'au point de vue de la tactique, il n'y en a point eu, les intransigeants ayant attaqué sans ordre bien marqué, et qu'au point de vue du courage, chacun a bien combattu, à l'exception de la Numancia.

Note 1: Inutile de dire que rien n'est plus erroné que les assertions de nombreux journaux qui prétendent que les bâtiments fédéraux sont armés avec des forçats libérés.

«E. de Montespan»



LA SŒUR PERDUE

Une histoire du Gran Chaco

(Suite)

Ces noms de Paraguay et de Francia en rappellent un autre qui résume en lui toutes les vertus et tous les mérites compatibles avec l'humanité, celui d'Amédée de Bonpland (2).

Note 2: Aimé Bonpland, né à la Rochelle en 1773, mort en 1858 Son histoire est racontée plus loin. Outre le Voyage en Amérique de de Humboldt dont il rédigea la partie botanique, on lui doit: Description des plantes rares de la Malmaison (1813), et Vues des Cordillères et des Monuments indigènes de l'Amérique (1813).

J'espère que peu d'entre mes lecteurs auront besoin qu'on leur dise qui était Amédée de Bonpland, ou plutôt Aimé Bonpland, nom qu'on lui donnait souvent et qui convenait mieux à cet excellent homme.

Chacun le connaît comme l'ami et le compagnon de voyage de de Humboldt, comme l'auxiliaire de cet homme illustre dans ses recherches scientifiques si étendues et si exactes, comme le patient investigateur qui recueillit une grande part de cette savante moisson, comme l'homme dont la modestie sans égale a laissé souvent attribuer le mérite de ses propres découvertes à son compagnon, beaucoup plus amoureux de la gloire qu'il ne l'était lui-même. Pour moi, aucun nom ne sonne plus doucement à mes oreilles que celui d'Amédée de Bonpland.

Je n'ai pas l'intention d'écrire sa biographie; ses ossements dorment aujourd'hui presque obscurément sur les rives du Parana, au milieu des scènes qu'il aimait tant. Mais l'histoire impartiale l'associera toujours à la réputation, aux honneurs qui ont été amoncelés sur la tête de de Humboldt.

Il s'était retiré du monde et avait fixé sa résidence sur les bords du Parana, non sur le territoire du Paraguay, mais sur celui de la confédération Argentine, sur l'autre rive du fleuve.

Là, dans sa modeste retraite, tout en poursuivant ses études d'histoire naturelle, il s'occupa plus particulièrement à cultiver l'herbe du Paraguay, la yerba, qui sert à composer le breuvage si connu sous le nom de maté (3).

Note 3: Maté est le nom du vase dans lequel est infusé le thé du Paraguay. La plante qui donne ce produit est la «Yerba» (illex Paraguensis) et le breuvage s'aspire à travers un tube appelé la «bombilla».

Son caractère bien connu attira bientôt auprès de lui une colonie de paisibles Indiens Guaranis qui, se soumettant à sa douce autorité, l'aidèrent à installer un immense «Yerbale» ou plantation de thé. L'affaire allait devenir profitable et le savant se trouvait, sans l'avoir prévu, sur le grand chemin de la fortune.

Mais le récit de sa prospérité parvint aux oreilles de Gaspar Francia, dictateur du Paraguay. Cet homme, parmi d'autres théories despotiques, professait l'étrange doctrine que la culture de la «Yerba» était un droit appartenant exclusivement à son pays, c'est-à-dire à lui-même!

Pendant une nuit obscure, quatre cents de ses soldats traversèrent le Parana, attaquèrent la plantation de Bonpland, massacrèrent une partie de ses «péons (4)» et amenèrent le colon prisonnier au Paraguay.

Note 4: Péon. Serviteur indien à gages. Le mot est espagnol et s'emploie dans toute l'Amérique espagnole, y compris le Mexique. Le péonage n'est en résumé qu'une sorte d'esclavage.

Le gouvernement argentin, affaibli par ses dissensions intestines, se soumit à l'insulte. Bonpland, qui n'était qu'un Français et un étranger, resta pendant neuf longues années prisonnier au Paraguay. Ni un chargé d'affaires anglais, ni un commissaire envoyé par l'Institut de France ne purent réussir à lui faire rendre la liberté.

Il est vrai qu'il ne fut d'abord prisonnier que sur parole et qu'on le laissait vivre sans le molester, parce que Francia lui-même tirait profit de ses admirables connaissances et de sa sagesse.

Mais les succès de Bonpland, au lieu d'apaiser le tyran, ne firent que hâter la ruine de Bonpland. Le respect universel dont l'entouraient les Paraguayens excita l'envie du despote; une nuit, il lut saisi à l'improviste, dépouillé de ce qu'il possédait sauf des vêtements qu'il portait, et chassé du pays!

Il s'établit près de Corrientes, où hors de l'atteinte du tyran il recommença sans se décourager ses travaux d'agriculture. C'est là qu'auprès d'une femme née dans l'Amérique du Sud et entouré de ses nombreux et heureux enfants, il termina, âgé de plus de quatre-vingts ans, sa vie utile et sans tache.

Si j'ai introduit ici cette légère esquisse, c'est parce que la vie d'Amédée Bonpland ressemble sous quelques rapports à celle de Ludwig Halberger, dont nous écrivons l'histoire.

Ce nom d'Halberger semble indiquer une origine germanique. La vérité est que Ludwig Halberger était de race alsacienne et Pensylvanien de naissance, car il avait reçu le jour à Philadelphie.

Comme Bonpland, c'était un amant passionné de la nature; comme le savant Français, il était allé dans l'Amérique du Sud pour y trouver un champ plus vaste, ou tout au moins un pays plus neuf, où il put se livrer à ses goûts pour les sciences naturelles.

Vers l'année 18...., il s'établit dans la capitale du Paraguay, qui devint alors le centre de ses études et de son activité. Asuncion étant comme sa base d'opérations; il se rendait souvent dans la contrée environnante, surtout dans le Gran Chaco. Il était assuré d'y trouver des espèces curieuses, tant du règne végétal que du règne animal, et non encore décrites, parce que là toute recherche était accompagnée d'un danger.

Ce danger était un attrait de plus pour lui. Avec le courage d'un lion, le simple naturaliste avait l'habitude d'explorer la solitude à une distance où pas un seul des cuarteleros (5) de Francia n'eût osé montrer le bout de son nez!

Note 5: Nom donné aux soldats de Francia parce qu'ils habitaient dans les casernes ou cuartele.

Tandis que le fils de la Pensylvanie était ainsi occupé à découvrir les secrets de la nature, le besoin d'aimer, de se constituer une famille, naquit dans son cœur. Il se maria avec une jeune et belle Paraguayenne dont les qualités devaient être pour lui des gages de bonheur.

Pendant dix ans, ils vécurent heureux en effet: un beau et charmant garçon et une fille d'une rare beauté, image de sa mère, vinrent, après quelques années, embellir de leurs jeux et de leur gai babil la demeure du chasseur naturaliste. Plus tard la famille s'augmenta par la présence d'un jeune orphelin, Cypriano, qui appelait les enfants ses cousins.

L'habitation d'Halberger, située à environ un mille de la ville d'Asuncion, était fort belle. On y trouvait tout ce qui peut rendre la vie agréable, car le naturaliste avait commencé à vivre dans l'Amérique du Sud avec autre chose que sa carnassière et son fusil. Il avait apporté des États-Unis les ressources suffisantes pour s'installer définitivement, et il gagnait largement sa vie au moyen de son filet à insectes et de son habileté comme taxidermiste. Il envoyait chaque année à Buenos-Ayres, pour être expédié aux États-Unis, tout un chargement d'échantillons dont le produit ajoutait à l'aisance de sa maison. Plus d'un musée, plus d'une collection particulière lui sont redevables d'une portion de leurs plus précieux spécimens.

Le naturaliste était heureux de ses occupations au dehors, et chez lui la vie n'avait besoin d'aucune autre joie.

Mais à cette époque, comme si un mauvais génie eût jalousé cette innocente existence, un nuage sombre vint tout couvrir de son ombre.

La beauté remarquable de sa femme alors dans tout son éclat était devenue célèbre. Elle eut le malheur d'attirer les regards du dictateur. La réputation méritée de vertu de la jeune femme eût imposé le respect à tout autre, mais Francia était de ceux que rien n'arrête. Le naturaliste et sa femme comprirent bientôt que le repos de leur foyer domestique était en péril, et qu'il ne leur restait qu'un parti à prendre, abandonner le Paraguay. Mais la fuite n'était pas seulement difficile, elle semblait absolument impossible.

Une des lois du Paraguay défendait à tout étranger marié à une Paraguayenne de faire sortir sa femme du pays, sans une autorisation spéciale toujours difficile à obtenir. Comme Francia était à lui seul tout le gouvernement, il ne faut pas s'étonner que Ludwig Halberger, désespérant d'obtenir cette permission, ne pensât même pas à la demander.

Devant cette inextricable difficulté, il songea à chercher un asile dans le Chaco, et ce fut là, en effet, qu'il se réfugia.

Pour tout autre que lui, une pareille entreprise eût été fine folie, car c'eût été fuir Charybde pour se jeter dans les bras de Scylla. En effet, la vie de tout homme blanc trouvé sur le territoire des sauvages du Chaco devait être à l'avance considérée comme perdue.

Mais le naturaliste avait des raisons pour penser autrement. Entre les sauvages et le peuple du Paraguay, il y avait eu des intervalles de paix,--tiempos de paz,--pendant lesquels les Indiens qui trafiquaient des peaux et des autres produits de leur chasse avaient l'habitude de venir sans crainte se promener et faire leurs échanges dans les rues d'Asuncion.

Dans l'une de ces occasions, le chef des belliqueux Tovas, après avoir absorbé du guarapé (6), dont il ne soupçonnait pas les effets stupéfiants, s'était enivré très-innocemment. Séparé de ses compatriotes, il avait été entouré par une bande de jeunes Paraguayens qui s'amusaient à ses dépens. Ce chef était cité pour ses vertus, en voyant cet estimable vieillard ainsi bafoué, Halberger, saisi de pitié, l'arracha du milieu de ses bourreaux et l'amena dans sa propre demeure.

Note 6: Guarapé, boisson enivrante obtenue de la canne à sucre.

Les sauvages, s'ils savent haïr, savent aussi aimer; le fier vieillard, touché du service qui lui avait été rendu, avait juré une éternelle amitié à son protecteur et en même temps lui avait donné la «liberté du Chaco».

Au jour du danger, Halberger se rappela l'invitation. Pendant la nuit, accompagné de sa femme et de ses enfants, prenant avec lui ses péons et tout le bagage qu'il pouvait emporter avec sûreté, il traversa le Parana et pénétra dans le Pilcomayo, sur les bords duquel il espérait trouver la tolderia du chef Tovas.

En remontant le fleuve, il n'eut pas besoin de toucher à un aviron: ses vieux serviteurs Guanos ramaient, tandis que, assis à l'arrière, son fidèle Gaspardo, qui avait été son compagnon dans mainte excursion scientifique, gouvernait la periagna. Si le canot eût été un quadrupède appartenant à la race chevaline, Gaspardo l'aurait peut-être mieux dirigé, car c'était un gaucho dans toute la force du terme. Mais ce n'était cependant pas la première fois qu'il avait eu à lutter contre le courant rapide du Pilcomayo, et pour cette raison la direction de l'embarcation lui avait été confiée.

Le voyage s'accomplit heureusement. Le naturaliste parvint à atteindre le village des Indiens Tovas et installa sa nouvelle demeure dans le voisinage. Il bâtit une jolie maison sur la rive septentrionale du fleuve et fut bientôt propriétaire d'une riche estancia où il pouvait se considérer comme à l'abri des poursuites des cuarteleros de Francia.

C'est là que, pendant cinq ans, il mena une vie d'un bonheur presque sans mélange: tout entier à ses études favorites, comme autrefois Aimé de Bonpland, il vivait calme et heureux, entouré de sa charmante et dévouée compagne, de ses chers enfants, des serviteurs fidèles qui avaient suivi sa fortune. Parmi ces derniers figurait en première ligne le bon Gaspardo, son aide intelligent pendant ses recherches et le constant compagnon de ses excursions.

On l'a compris, le cavalier qui revenait froid et inanimé sur sa selle était Ludwig Halberger; c'était lui que Gaspardo ramenait à sa femme et à son fils désespérés.

Mayne Reid.

(La suite prochainement.)



UN VOYAGE EN ESPAGNE

Pendant l'insurrection carliste


I

Mon départ pour l'Espagne.--Commencements de l'insurrection.--Formations des bandes carlistes.--Une réunion de cabecillas, à Vera.

Vers les premiers jours de janvier de cette année 1873, les journaux français et étrangers annonçaient qu'une nouvelle insurrection était prête à éclater en Espagne, et que celle-ci serait bien plus formidable que les précédentes. Les feuilles mêmes du parti carliste pronostiquaient, d'avance, que cette fois le trône d'Espagne ne pourrait manquer d'être reconquis, en peu de temps, par son légitime héritier. Comme j'avais assisté à l'insurrection de l'année dernière, ayant suivi toutes ses péripéties, et que d'après ce que j'avais vu j'étais loin de partager l'enthousiasme des partisans de don Carlos pour cette nouvelle prise d'armes, je résolus encore d'aller sur les lieux, cette année, afin de m'édifier par moi-même sur l'importance de l'insurrection qui se préparait.

En conséquence, le 20 janvier, à 8 heures 15 minutes du soir, je pris le train-poste qui part de la gare d'Orléans et je me dirigeai vers les frontières d'Espagne. A Bordeaux où je m'arrêtai pendant quelques heures, l'insurrection carliste faisait bien l'objet des conversations dans les établissements publics, mais on n'avait aucune donnée certaine sur ses ressources dont elle disposait et sur les forces qui la composaient. L'opinion publique en était encore aux conjectures. A Bayonne, la nouvelle de l'insurrection était plus explicite. C'étaient par centaines que les chefs carlistes émigrés avaient repassé la frontière pour aller se mettre, disait-on, à la tête «des bandes frémissantes et impatientes de se battre». On m'assura même que don Carlos en personne était dans les environs et qu'il allait également se mettre à la tête de ses troupes. On sait que Bayonne a été toujours, en France, le centre où le parti carliste a préparé tous ses plans d'insurrection et où il a réuni ses principaux éléments d'action. A Saint-Jean-de-Luz et jusqu'à la frontière, il n'était question que de généraux et d'émigrés qui se rendaient en Espagne; de caisses d'armes et de munitions qu'on passait en fraude et d'un soulèvement général des provinces basques. Les habitants des Basses-Pyrénées sont tellement inféodés au parti carliste, et cela par intérêt ou par conviction, peut-être pour les deux motifs à la fois, que je me suis toujours mis en garde contre leur enthousiasme politique à l'endroit de la cause du prétendant à la couronne d'Espagne.

Le 23 janvier, à deux heures du soir, le train-poste que j'avais quitté et repris sur ma route me déposa à la station d'Irun, petite ville d'Espagne située sur la frontière, aux bords de la Bidassoa. Sa population est d'environ 6,000 habitants, et sa position intermédiaire sur les routes de Madrid et de Pampelune en fait un séjour très-convenable pour le voyageur qui, comme moi, veut se diriger facilement à pied, à cheval ou en chemin de fer, vers les divers points où opèrent les bandes. Je l'avais choisie, l'année dernière, comme centre de mes excursions dans les montagnes du pays insurgé, j'ai voulu lui rester fidèle encore, cette année.

Irun, sans être précisément une ville carliste, renferme dans son sein de nombreux partisans de don Carlos. Elle a conservé surtout un triste souvenir de la guerre de Sept ans. En 1837, prise d'assaut par les troupes du général Evans, celui-ci y fit massacrer 700 carlistes. On comprend que par crainte de semblables représailles, les libéraux et les carlistes se montrent fort circonspects entre eux.

Dès mon arrivée, mon premier soin fut de prendre des informations au sujet de l'insurrection, à la veille d'éclater selon les uns, et qui avait déjà commencé d'éclater selon les autres. Les libéraux à qui je m'adressais la dénigraient, tout en avouant que quelques carlistes de la localité étaient allés dans les montagnes, entre autres deux vicaires et trois chantres de l'église de Notre-Dame. Les carlistes, au contraire, me disaient en secret, avec les élans d'une joie contenue, que les affaires tournaient bien. «--On se soulève dans toutes les provinces; Cabrera va se mettre, cette fois, à la tête de nos troupes; don Carlos est entré ou va entrer en Navarre. Le triomphe de notre cause est maintenant assuré!»

Je me suis toujours méfié et des adversaires de parti pris et des enthousiastes politiques, lorsque j'ai voulu savoir la vérité. Informé que les préparatifs de l'insurrection se faisaient à Vera, sous les ordres du colonel Martinez, avec lequel j'avais lié connaissance l'année dernière, je résolus de me transporter dans cette dernière localité. Ce que j'effectuai le lendemain de mon arrivée, tant j'avais le désir de voir par moi-même comment débute une insurrection.

La distance d'Irun à Vera est d'environ 16 kilomètres. La route de Pampelune qui y conduit est une des plus belles et des mieux entretenues de toute l'Espagne. Elle est tracée tout le long de la rive gauche de la Bidassoa qui fait des tours sinueux au milieu de hautes montagnes boisées et couvertes de distance en distance de caserios (fermes), dont l'éclatante blancheur les fait ressembler à des nids au milieu des feuillages. Depuis Béhobie et sur toute la route jusqu'à Vera, on ne trouve que des habitations qui s'élèvent sur les deux rives espagnole et française, car la Bidassoa sert de frontière aux deux pays voisins. Ici c'est le village français de Biriatou, bâti sur la cime d'un mont, au pied duquel coule la rivière; là ce sont les fermes du comte de Villaréal qui, de distance en distance, apparaissent sur la rive espagnole, sous la forme de maisons mauresques; plus loin, c'est le pont d'Anderlassa où la Bidassoa cesse d'être frontière de la France, pour entrer dans la Navarre; après le pont, ce ne sont, à droite et à gauche, que des mines de fer en pleine exploitation et dont le minerai est transporté par la rivière jusqu'à son embouchure dans l'Océan, près d'Hendaye. 6 kilomètres après Anderlassa, on rencontre le bourg de Vera qui compte une population d'environ 3,800 âmes.

Cette localité a, pendant toutes les insurrections carlistes, joué un très-grand rôle. Charles V, le bisaïeul du prétendant actuel, y fit son entrée en Espagne, en 1833; l'année dernière et cette année, don Carlos y a fait également ses entrées solennelles; les généraux carlistes font choisie pour être le siège de leurs réunions militaires, avant, pendant et après la guerre; enfin, sa situation, à peu de distance de la frontière, sur la route de Pampelune et les bords de la Bidassoa, au milieu de montagnes qui donnent accès dans toutes les directions vers les provinces basques; tous ces avantages réunis l'ont rendue une localité très-importante.

Il était dix heures du matin quand j'arrivai à Vera, où je descendis à l'auberge de la Couronne d'Or, chez Apestégui, alcade (maire), riche commerçant en vins et l'un des hommes les plus honorables et les plus obligeants de la contrée. C'est chez lui que prennent leurs repas les officiers carlistes de passage à Vera ou qui y séjournent; c'est également à son auberge que j'avais fait connaissance, l'année dernière, avec le colonel Martinez. Au moment où j'entrais dans la cour de l'auberge, il s'y faisait un grand mouvement d'hommes et de chevaux qui se dirigeaient de tous les côtés, J'en demandai la cause à un valet d'écurie qui me répondit en mauvais espagnol:--«Ce sont les envoyés de Sa Majesté le roi Carlos Settimo qu'on va recevoir.» En effet, un quart d'heure après, de la fenêtre d'une chambre de l'auberge, je vis arriver huit chefs (cabecillas) à cheval, suivis d'une centaine d'individus en armes qui les accompagnaient. Parmi ces chefs, je reconnus, à ma grande satisfaction, le colonel Martinez et le député provincial Dorronsoro. J'étais donc servi à souhait pour être bien renseigné sur l'insurrection si longuement annoncée par les journaux étrangers: le colonel Martinez étant le chef nominal de la nouvelle prise d'armes, et le député Dorronsoro, le représentant civil du roi Charles VII, pour l'assister dans sa campagne.


(Agrandissement)
LE PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE.--Panorama de la bataille de Borny.



REVUE COMIQUE DU MOIS, PAR BERTALL



Les chefs s'étant débarrassés de leurs montures pour se diriger dans une des salles du rez-de-chaussée de l'auberge, j'abordai le colonel Martinez qui me fit le plus cordial accueil:

--Vous voilà encore, me dit-il, cette année parmi nous?

--Oui, colonel; je me propose de faire encore cette campagne comme vous; avec cette différence que mon arme ne sera que la plume. Je compte sur votre obligeance pour rendre ma tâche plus facile.

--Soyez le bien-venu, me répondit-il; et comme vous tenez, sans doute, à connaître les premiers acteurs de la pièce qui va se jouer, je vous invite à déjeuner avec nous. On se mettra à table à midi!

Et me donnant une poignée de main, il me quitta pour aller, sans doute, donner des ordres aux nouveaux arrivants. Le colonel Martinez est un homme d'une soixantaine d'années, d'une taille moyenne et fort gros. Sa physionomie franche et loyale respire la bonté; malgré cela, il se distingue par une grande énergie de caractère, lorsqu'il s'agit de faire respecter tout ce qui se rattache au service. Officier sous Zumalacarrégui, pendant la guerre de Sept ans, il a repris son épée pour soutenir encore la cause de don Carlos.

L'arrivée des huit cabecillas avait excité un grand mouvement de curiosité parmi les habitants de la localité qui assiégeaient l'auberge; une extrême agitation régnait également dans l'intérieur de la posada où l'on se préparait, de tous les côtés, à faire honneur aux nouveaux arrivés: «valeureux défenseurs de la Cause sainte!»

A midi précis, les huit convives, le colonel Martinez en tête, entrèrent dans la salle à manger et y prirent chacun leur place; le colonel me fit asseoir à sa gauche. Avant de commencer le repas, tous se découvrirent la tête et l'un d'eux récita à haute voix une prière en basque dont la fin fut répétée en chœur par tous les assistants. C'est là un trait des mœurs que j'ai pu observer pendant tout mon voyage dans les provinces insurgées du nord de l'Espagne. Je n'ai jamais vu commencer un travail quelconque et même un repas, sans que les Basques n'adressent préalablement une prière à l'Éternel.

Le repas fut calme et silencieux, l'Espagnol parle très-peu à table; il est aussi sobre de paroles que pour le manger. La conversation entre les huit officiers ayant lieu en basque, idiome auquel je n'ai jamais pu comprendre un mot, je me contentai, tout en mangeant, d'observer les huit chefs que j'avais devant moi et qui passaient pour être les organisateurs ou les metteurs en train, si je puis m'exprimer ainsi, de la nouvelle insurrection. Tous portaient l'uniforme suivant: un béret blanc orné de passementeries d'or plus ou moins nombreuses, selon le grade d'un chacun; d'un paletot-vareuse serré à la taille par une ceinture en cuir à laquelle était attaché un gros sabre de cavalerie; d'un pantalon de drap bleu avec une bande rouge et d'une paire de bottes dans lesquelles on renfermait l'extrémité du pantalon.

Quant aux huit cabecillas, dont cinq n'avaient pas dépassé l'âge de trente ans, ceux dont les physionomies m'ont le plus fait impression, furent Dorronsoro, Etchegoyen et Soroëta. Dorronsoro, qui ne portail que la boina (béret blanc) du chef carliste, n'était pas un cabecilla. Il remplissait les fonctions d'intendant et de gouverneur général des provinces basques pour le compte de don Carlos. Ses fonctions consistaient à publier ses ordres et à les faire exécuter par les alcades et les autres autorités du pays. Ancien député de la province, Dorronsoro est un homme de quarante-cinq ans environ, grand, maigre et sec, dont la figure austère le fait ressembler assez à un anachorète. Il cause très-peu et se borne à faire des réponses brèves aux questions qu'on lui adresse. Etchegoyen est un homme de trente ans, d'une taille d'hercule; sa figure, halée par le soleil et couverte à demi par une épaisse barbe noire, lui donne un air de férocité. Il est réellement le type d'un chef de bande, comme on s'imagine qu'il doive être. Quant à Soroëta, grand et fluet et âgé à peine de vingt-cinq ans, il est l'opposé d'Etchegoyen. Sorti du collège de Pampelune et ayant terminé ses études à Salamanca, Soroëta a les manières nobles et distinguées du gentilhomme castillan. Sa physionomie est franche et ouverte; sa conversation dénote surtout une grande intelligence, tandis que sur son large front éclatent la résolution, le courage et l'énergie du caractère. Les autres cabecillas, presque tous jeunes, ne paraissent pas m'offrir rien de bien remarquable dans leurs personnes.

Le repas terminé, on adressa une action de grâces au ciel, et chacun se dirigea du côté où ses affaires l'appelaient.

--Je vous demande bien pardon, me dit le colonel Martinez en me prenant par le bras et m'emmenant avec lui, de ce qu'en parlant basque vous êtes resté étranger à notre conversation. Il ne s'agissait, au reste, que d'ordres de service que je vous ferai connaître. En attendant, venez voir passer la revue de la première bande qui vient d'être formée et qui va ouvrir la campagne!

Nous nous dirigeons vers la place de l'ayuntamiento, où la cornette (clairon) appelait les partisans logés chez les habitants. Je les voyais, le fusil sur l'épaule, sauter par les fenêtres pour être plus tôt dans la rue, et courir au lieu du rendez-vous. En moins d'un quart d'heure, trois cents hommes environ étaient placés sur deux rangs devant l'hôtel de ville.

--Voilà notre première bande! me dit le colonel avec un certain air de satisfaction; elle laisse encore peut-être beaucoup à désirer sous le rapport de l'armement et de l'équipement; mais on y pourvoira mieux plus tard. Je vais les inspecter; je vous laisse ici en spectateur.

J'avoue que l'impression produite dans mon esprit par cette bande ne fut pas bien favorable à la cause de don Carlos. J'avais devant mes yeux trois cents hommes de tout âge, depuis seize jusqu'à quarante ans, qui offraient, entre eux, d'étranges contrastes. Ils contrastaient bien plus encore par leurs équipements. Les uns étaient en blouse, les autres en vestes rondes de toutes couleurs; un petit nombre d'entre eux portaient des habits ou des redingotes; ceux-ci étaient tête-nue ou avaient un mouchoir serré autour du front; ceux-là portaient des casquettes ou des chapeaux à larges bords; cinq à six avaient des boinas ou bérets blancs qu'ils s'étaient achetés eux-mêmes. L'armement était plus bizarre encore que l'équipement. Il se composait de trabucos petits à large gueule, de trabucos plus longs, mais dont l'ouverture du canon était moins grande; de fusils à pierre, la plupart rouillés, de fusils à piston à un ou deux coups, et d'une dizaine de remingtons, tout au plus. Ceux qui n'avaient pas de fusils, et ils formaient au moins le tiers de la bande, étaient armés de gros bâtons, les uns emmanchés d'une baïonnette et les autres garnis simplement d'un fer.

Le colonel Martinez parcourut les rangs, et après une inspection qui dura trois quarts d'heure, il fit rompre les rangs aux cris de Vive Charles VII; et tandis que les partisans rentraient dans leurs logements respectifs, il vint à moi et me serrant la main:

--Adieu, me dit-il, demain matin je vous donnerai des nouvelles très-intéressantes, et je pense bien que vous ne nous quitterez pas encore. Adieu! (A Dios!)

H. Castillon (d'Aspet).



LES THÉÂTRES

Théâtre de Cluny. La Maison du mari, drame en cinq actes, de MM. X. de Montépin et V. Kervani.--:Théâtre-Français. Mademoiselle de la Seiglière. --Gymnase. L'École des femmes.

Si le lecteur avait bien net dans son souvenir le drame: Le Supplice d'une femme, j'aurais vivement rendu compte de la pièce de MM. de Montépin et Kervani, La Maison du mari, que le théâtre de Cluny vient de jouer avec un réel succès. Il me suffirait de prendre la comédie française au point où elle finit et de raconter l'épilogue que lui ont donné les deux auteurs de cette nouvelle pièce. Mais Le Supplice d'une femme n'est pas la loi et nul n'est tenu de le connaître.

Mme André Didier a rencontré sur sa route un certain M. de Rieux, qui n'a du gentilhomme que le nom. L'adultère est entré dans la maison de Didier, et Marthe, honteuse de sa faute, n'a pas le courage de rester sous le toit conjugal, dans cette «maison du mari» que sa présence souille et déshonore. Elle prend un courageux parti; elle avoué hautement sa faute en face de tous et fuit avec l'homme qui l'a entraînée dans le crime. La femme s'est fait justice. Qu'elle se perde donc dans cette vie misérable qu'elle a choisie. Cela ne regarde plus André Didier. Aussi bien si dans la première heure le coup a frappé au cœur et si la blessure saigne de temps à autre, Didier, à défaut de pardon, cherche à se rejeter dans l'oubli. Mais Marthe n'est pas seulement une épouse coupable, elle est une mère criminelle, dont un fol amour a tué l'âme maternelle. Son enfant, elle l'a oubliée et privée de sa mère; cette petite fille meurt de consomption. André Didier n'a donc plus à écouter une vengeance à satisfaire un homme outragé. Ce qu'il faut, c'est rappeler près du lit de l'enfant qui s'éteint la femme adultère, c'est sauver l'enfant innocent par la mère coupable.

Ainsi s'engage le drame, par un début des plus touchants et des plus dramatiques. Il a pour mobile un sentiment délicat et élevé et pour base le devoir: par malheur, il perd de temps à autre les bénéfices d'une sincère émotion sous une phraséologie un peu trop touffue. Il se compromet à trop parler, c'est le défaut du jour. Poursuivons.

La maison ne vit pas heureuse, mais du moins elle est en repos, elle cherche l'oubli du passé, quand tout à coup l'amant reparaît et s'introduit sous un faux nom sous ce toit conjugal qu'il a déshonoré et dans le milieu dont il va troubler la paix si douloureusement acquise au prix de tant de sacrifices et de pardons. Cet nomme s'impose en vertu d'un passé coupable. La femme lutte en vain; la complicité antérieure l'écrase; elle devient un droit pour M. de Rieux, et ce gentilhomme semble avoir reconquis ses droits d'autrefois, qu'il couvre adroitement par un mensonge.

Un moyen ingénieux et auquel le public a bruyamment applaudi dévoile ce criminel secret.

L'enfant a appris à lire en assemblant des mots avec des lettres mobiles. Jeu instructif qu'on met entre les mains des babys. Comme si elle balbutiait les noms qui lui sont les plus chers, elle transcrit ceux de son père, de sa mère Marthe; enfin elle réunit les lettres qui forment le nom de M. Gaston de Rieux. Ce nom, André Didier ne le sait que trop, mais comment Jeanne l'a-t-elle appris.

--D'où connais-tu M. Gaston de Rieux?

--C'est le monsieur qui était là tout à l'heure.

Et le malheureux André Didier, foudroyé par une telle révélation, retombe dans les doutes les plus affreux. Sa femme, sa maison tout entière le trompe, tout est complicité autour de lui. Il ne songe plus, devant une telle conduite plus infâme encore que le passé, à des moyens terribles de vengeance. Pour dernière audace, M. de Rieux veut revoir Marthe; André, invisible, écoute leur entretien; heureusement qu'il retrouve sa femme fidèle à ses devoirs et qu'elle n'aime plus que lui; il n'en peut douter à l'énergie invincible avec laquelle Marthe repousse la proposition que lui fait M. de Rieux de fuir avec lui, et à l'aveu que Marthe fait de son amour pour son mari. André Didier se montre alors, provoque M. Gaston de Rieux et le tue.

En fin de compte le drame a bien quelques longueurs, il repasse plus d'une fois sur des routes rebattues, il nous ramène à des situations souvent reprises depuis tantôt vingt ans, où cette question de l'adultère a défrayé tant de pièces, mais il est animé d'un souffle dramatique et puissant, et il marquera comme un succès dans ce théâtre de Cluny, qui fait tant d'efforts, et parfois des efforts si heureux, pour se maintenir au rang de théâtre littéraire. Il a pour lui cette fois encore des auteurs de talent auxquels viennent en aide des interprètes de premier ordre. Depuis trente ans que j'entends faire autour de moi la question que je faisais moi-même dans ma jeunesse: Quel âge a donc Laferrière? Je ne sais que répondre; toujours est-il que Laferrière est toujours jeune, tant il y a de passion dans son geste, dans son allure et dans sa voix, tant il est ému et émouvant. Ce rôle d'André Didier a été pour lui un triomphe. Mme Lacressonnière violente par trop ce personnage de Marthe, qu'elle pousse jusqu'au mélodrame. Quant à M. Acelly, M. Bernès et Mlle Alice Régnault, ils ont tenu fort convenablement leur rôle dans cette interprétation que domine le talent de M. Laferrière.

Le Théâtre-Français a repris une des meilleures comédies du théâtre moderne: Mademoiselle de la Seiglière. Voilà tantôt vingt ans, si je ne me trompe, que nous l'avons applaudie pour la première fois; que cela était gai, et jeune et vivant! que de vérités dans cette comédie de l'égoïsme et de l'ingratitude! Quel rôle que celui du marquis rentré en possession de ses domaines par la bienfaisance d'un paysan et surpris qu'on lui parlât chez lui, sur ses terres, d'un droit d'autrui, d'un code nouveau et d'une charte. Vieil enfant qui n'avait rien appris et qui avait tout oublié. Cette œuvre charmante, toute pleine de la grâce et du talent de Jules Sandeau, allait-elle donc comme tant d'autres subir l'effet du temps et ne devions-nous pas lui sourire tristement comme à une vieille amie que n'accepte pas la génération nouvelle? Eh! bien non; cette épreuve de vingt années qui fait presque la postérité pour une comédie, ne lui a pas été fatale, et Mademoiselle de la Seiglière nous est revenue avec tout l'attrait de sa première jeunesse. Elle n'a plus Samson, ce comédien supérieur qui donnait tant de relief au personnage de M. de la Seiglière, mais elle a Thiron, Thiron gai, de bonne humeur, avec sa bonhomie et sa franchise enlevant le succès, et lançant dans tous les coins de la salle le rire joyeux et expansif: un vrai comédien lui aussi, entraînant la salle, non par les qualités de son célèbre prédécesseur, mais par des qualités personnelles, bien à lui, si bien que je ne saurais dire lequel des deux marquis est supérieur à l'autre.

M. Montigny, qui jouait Marivaux il y a quelques jours, à son théâtre, en est maintenant à Molière et à L'école des Femmes. Mlle Legaut joue Agnès avec un grand charme et une grande sensibilité, ce qui ne me paraît pas hors de propos avec un tel personnage: c'est Pradeau qui joue Arnolphe. Quoi Pradeau, ce comédien des petits vaudevilles? Lui-même. Je sais qu'il manque de force au cinquième acte et que la portée de ce beau drame humain lui échappe, mais je sais aussi que dans les deux premiers, il est plein de vérité scénique, de justesse, d'esprit et de finesse, et qu'il a joué le troisième avec une franchise rare: Sa scène de début avec Agnès est des plus remarquables; et qu'on ne s'y trompe pas, il y a dans cette bonhomie un vrai comédien de Molière. Pradeau n'aurait-il dit de la façon dont il l'a dite que cette merveilleuse scène du poète, cela suffisait au succès que le public n'a pas ménagé à ce nouvel interprète de Molière. Quand je pense à Pradeau des Deux aveugles!

Aurai-je deviné, quand je l'ai vu petit,
qu'il croîtrait pour cela?

M. Savigny.



BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

Les Roses, un volume avec planches, chez J. Rothschild. --Il y a des mots qui sont, pour ainsi dire, odorants, celui-ci entre autres, ce joli mot, le mot rose. On aime à l'écrire. Il évoque tout un monde de souvenirs ensoleillés et de parfums. Redoutté, le fameux peintre de fleurs, aima par-dessus tout les roses. Cette passion se conçoit; Quelle fleur égala celle-ci? Elle a sa légende: les Grecs voulaient qu'elle fût devenue vermeille parce qu'elle avait été teinte du sang de Vénus, disaient les uns, du sang d'Adonis, disaient les autres. Un chrétien, mieux que cela un saint, s'il vous plaît, saint Basile, prétend qu'à la naissance du monde toute rose était sans épines. Les épines poussèrent à mesure que les hommes eurent ta sottise de mépriser la beauté des roses.

M. J. Rothschild, un éditeur artiste entre tous, et qui nous donnait, il y a quelques années, de si beaux volumes sur les Plantes au feuillage coloré, sans compter l'admirable publication de M. Alphand, les Promenades de Paris et les livres du Dr Hœfer, le Monde des bois, etc, M. Rothschild a publié tout un volume sur les Roses et tout un volume sur les Pensées. Je ne sais rien de plus réussi que ces publications qui, par les chromolithographies, mettent sous nos yeux la nature même, la fleur, en quelque sorte vivante avec sa couleur. Que d'espèces de roses, fort inconnues, et que nous pouvons admirer ainsi! De tels livres sont plus que des livres, en vérité, ce sont de véritables parterres. Je vous garantis que le peintre Redoutté ou Saint-Jean encore en seraient jaloux.


(Agrandissement)
PLAN DU COMBAT NAVAL DE CARTHAGÈNE.

Depuis longtemps je devais signaler ce beau volume à l'attention des amateurs. Il a fait son chemin et il est devenu quasi célèbre sans moi; mais il est toujours temps de le louer comme il le mérite. Ce n'est point le seul livre de ce genre qui honore le nom de M. J. Rothschild. Que de publications à la fois scientifiques et artistiques entreprises par ce même éditeur! il a une bibliothèque florale, si je puis dire, et en même temps une bibliothèque hippique. Son livre, le Cheval, et son très-curieux volume sur les Haras, avec les portraits des éleveurs, des entraîneurs, des jockeys, sont d'une utilité absolue pour tous ceux qui, comme moi (je l'avoue à ma honte), sont de purs ignorants en matière de turf.

Mais je préfère encore ce joli livre les Roses, et je le regarderai longtemps encore lorsque la renommée de Boïard aura rejoint, parmi les vieilles lunes, la gloire d'Isabelle la bouquetière et celle de Gladiateur.

Les Amours parisiens, par M. Ch. Diquet. (1 vol. in-18. Dentu.)--L'auteur d'un roman dont nous parlions ici naguère, la Vierge aux cheveux d'or, M. Ch. Diquet, vient de publier sous ce titre un volume orné de gravures, qui ne vaut pas son précédent récit. J'aime peu ce genre de littérature aphrodisiaque, et ces petites historiettes de boudoir me semblent aujourd'hui des anachronismes. Trop de poudre de riz et d'eau de Lubin. Ces odeurs de Paris montent à présent à la tête et donnent la migraine. M. Biquet a certes assez de talent pour faire autre chose. Il était mieux inspiré lorsqu'il écrivait des vers pour l'Alsace et la Lorraine. Quelle idée lui a pris de recommencer, sous forme de dialogue, un roman beaucoup trop célèbre de M. Belot, et dont je ne veux même point donner le titre? Nous finirions par faire croire que de pareilles mœurs sont celles de la majorité de Paris. Laissons nos ennemis nous appeler la moderne Babylone. Il faut en rire, mais ne pas travailler, je pense, à leur donner un semblant de raison.

Histoires à sensation, par M. Pierre Boyer. (1 vol in-18. Lib. de la Société des gens de lettres.)--Voici un livre tout spécial et qui dénote un tempérament vigoureux d'observateur. M. Pierre Boyer, qui l'a signé, nous était déjà connu pour avoir publié, sous ce titre: Une brune, des scènes de la vie d'étudiant ou plutôt de carabin, qui ne manquaient pas du tout de saveur. Ce n'était pas du Murger, cela était plus réaliste; ce n'était pas du Champfleury, cela était plus artistique. On retrouvera le même talent, mais plus précis peut-être dans ces à sensation. Qu'on n'oublie pas que la plupart du temps c'est un peu un médecin qui conte. M. Boyer se déclare partisan de la littérature positive. Ce sont donc des faits et des choses vues plutôt que des choses imaginées qu'il met en scène. En ce genre, je ne crois pas qu'on puisse aller plus loin, dans la description de l'horrible, que dans le morceau que l'auteur appelle Tableau de famille. C'est la description d'un amphithéâtre d'hôpital. Je préfère de beaucoup l'admirable,--je maintiens le mot,--l'admirable épisode auquel M. Boyer a donné pour titre Un héros sans le savoir. C'est la description d'une opération faite par le professeur Velpeau sur un homme atteint du cancer des fumeurs. Il s'agit de l'ablation d'une partie de la mâchoire. Or l'homme supporte tout avec une patience incroyable, un sang-froid suprême, et se contente de dire parfois à Velpeau «avec ce qui lui reste de bouche»:--Cela va bien, continuez! La façon dont ce récit est conduit fait grand honneur à M. P. Boyer. L'opération littéraire est achevée de main de maître et l'auteur a eu raison de donner ce titre à son livre: Histoires à sensation. Il faudrait être insensible pour ne pas frissonner en le lisant.

Jules Claretie.



EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

Les médecins ne sont point d'accord sur ce qu'est le choléra.