The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0064, 18 Mai 1844

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Title: L'Illustration, No. 0064, 18 Mai 1844

Author: Various

Release date: August 16, 2014 [eBook #46598]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0064, 18 MAI 1844 ***







L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de chaque N°. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

N° 64. Vol. III.
SAMEDI 18 MAI, 1844. Bureaux, rue de Seine, 33.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. Ab. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40


    Incendie de la flèche de la cathédrale
                                de Laon

SOMMAIRE.

Histoire de la Semaine. Le roi de Baviére haranguant le peuple à la fenêtre de son palais; Incendie de la tour de Laon.--L'Allemagne, la contrefaçon et l'histoire du Consulat et de l'Empire, de M. Thiers.--Courrier de Paris. Arnal rôle de Juvénal, dans le Carlin de la Marquise.--Exposition des Produits de l'industrie. (Troisième article.) Métaux et Machines. Moulin à bras adopte pour l'armée d'Afrique; Coupe du Moulin à bras; Machine à sculpter; Grue balance; Vue générale de la Salle des Machines; Pompe d'épuisement Letestu; Pompe foulante et aspirante de Letestu.--Le Maroc. Carte du Maroc; Vue générale de Tétouan; une Rue de Tanger; une noce et un Enterrement, six costumes.--Le Dernier des commis Voyageurs, roman par M. XXX. Chapitre VIII. Récit: les Amours de Potard. Chronique musicale. Portraits de MM. Prudent, Berlioz, Liszt, Dœhler et Habeneck.--Publications Illustrées. Les cent Proverbes. Six Gravures par Grandville.--Bulletin bibliographique.--Modes. Gravure.--Amusement des sciences. Gravure.--Rébus.


Cette semaine encore les débats de nos Chambres, les nouvelles de la politique intérieure ne sauraient prétendre, par leur intérêt, à occuper d'abord l'attention de nos lecteurs. Le récit de désastres nouveaux et d'événements extérieurs la réclame avant tout.

Les incendies se sont encore multipliés. Le 7 de ce mois, de sombres nuages s'étant amoncelés sur la montagne qui couronne la ville de Laon, un orage violent éclata vers trois heures de l'après-midi. Plusieurs coups de tonnerre, retentissant avec un grand éclat, firent craindre que la foudre ne fût tombée sur quelque point de la ville. Le calme, en reparaissant assez promptement, avait entièrement dissipé ces craintes, lorsqu'à quatre heures, le bruit du tocsin partant de l'église Notre-Dame, et les cris: «Au feu! le feu est dans la cathédrale!» remplirent les rues d'habitants. L'alarme n'avait pas été donnée sans cause. La tour du cloître, cette construction si svelte, si aérienne, qui compte de la base à la plate-forme supérieure quatre-vingts et quelques mètres, est encore exhaussée d'un clocher en flèche de dix mètres environ. Le clocher, de forme hexagone, et qui est terminé par un globe sur lequel se tenait debout un ange aux ailes déployées et portant une croix, présente, dans sa partie inférieure, un campanule dans lequel sont placés la cloche et les timbres de l'horloge. L'ange, haut de trois à quatre pieds, était en plomb, et pesait une centaine de livres; le globe sur lequel il était debout était en cuivre; les six côtés formant la flèche étaient recouverts de feuilles de plomb. C'est à quelques mètres au-dessous du globe, dans la partie très-amincie de la flèche, que la foudre a pénétré en pratiquant un trou. C'est de là que, du sol de la rue, ou voyait s'échapper une légère fumée, devenant incessamment plus intense et annonçant l'existence du foyer qu'activait l'air qui pénétrait dans le clocher. Comment combattre un incendie qui s'était manifesté sur un point qu'on devait croire hors de la portée de tout effort humain? Mais les pompiers de la ville et des artilleurs du 5e régiment, dont plusieurs batteries sont en garnison à Laon, ne se laissent pas décourager. L'eau parvient au sommet de la tour, et, à l'aide de tuyaux de pompes, est lancée sur les parties de la flèche d'où sortent la fumée et bientôt les flammes. Elles sont concentrées là; mais elles semblent y devenir plus actives. On s'attend à un écroulement, on n'ose calculer ni son étendue, ni les ravages qu'il peut faire. La partie supérieure de la flèche s'incline, un craquement se fait entendre, et tient dans une sorte de stupéfaction toute la population qui, des différents points de la ville, a les regards attachés sur un spectacle bien fait pour causer l'anxiété, puisqu'il peut être suivi de la ruine de l'un des plus beaux monuments de l'art chrétien. La chute, cause de tant d'effroi, a eu lieu, et n'a heureusement amené aucun des graves accidents que l'on redoutait. L'ange seul a été fort mutilé.--En Angleterre, la salle de spectacle Manchester a été détruite par un incendie. Ce désastre n'a pas fait de victimes. L'édifice était assuré; il n'avait rien de monumental.


Place du palais et du théâtre, à Munich.--Le roi haranguant le peuple.

L'émeute, dont nous avons fait connaître la cause dans notre dernier numéro, a grondé pendant trois jours à Munich. Les correspondances et les journaux ne sont pas d'accord sur les moyens répressifs qui ont été employés. Plusieurs nient l'intervention du canon, mais tous s'accordent à représenter l'attaque populaire comme fort vive et fort obstinée, c'est dire que l'on a compté des victimes de part et d'autre. Des barricades ont été formées, et des uniformes militaires ont été vus dans les rangs de l'émeute. Enfin, le roi qui, en parlant au peuple du balcon de son palais donnant sur la Grande-Place, n'avait, le 2, obtenu qu'une bien courte suspension d'hostilités, a, le 4, fait annoncer la réduction du prix de la bière. Cette mesure a eu un succès plus soutenu que l'allocution de la surveille; la tranquillité s'est rétablie. Des arrestations ont eu lieu, et l'on instruit sur cette affaire. Ces mesures judiciaires, qui semblent en contradiction avec le parti qu'on avait pris de donner satisfaction et en quelque sorte raison au peuple, n'avaient pas amené de nouveaux troubles; et, le 8 au matin, le roi a quitte sa capitale pour entreprendre un voyage en Italie et en Sicile, auquel il se préparait avant ces malheureuses journées. En partant, ce prince a adressé au premier bourgmestre de Munich une lettre autographe on, après avoir rappelé les forfaits douloureux dont cette ville a été le théâtre, il dit qu'il a vu avec joie et consolation la ferme altitude de la bourgeoisie et le zèle intrépide avec lequel elle a contribué au rétablissement de l'ordre. Il fait envisager son départ comme une preuve de sa confiance dans cette fidélité et ces sentiments éprouvés. Espérons que les magistrats apporteront une sage mesure dans les poursuites auxquelles ils se livrent, et que la population ne sera pas amenée à tromper la confiance de l'auguste touriste.

Dans l'île d'Haïti l'agitation paraît autrement profonde qu'en Bavière. Les journaux anglais, qui consacrent la moitié de leurs colonnes à la glorification de nos ministres, et l'autre à les accuser d'avoir une politique ambitieuse, sans doute pour les élever aux yeux de la France, ont avancé, avec ce que nous appellerons poliment leur habituelle assurance, que la révolution qui gronde et semble prête à éclater dans l'ancienne île de Saint-Domingue est l'œuvre de notre gouvernement, et qu'un de ses agents secrets a été arrêté et trouvé nanti du pouvoirs et d'instructions. Les inventions sont fort obligeantes sans doute, mais ne nous paraissent pas destinées à faire beaucoup de dupes d'aucun côté de la Manche. Le gouvernement de la France a prouvé de reste assurément qu'il n'est pas travaillé par l'esprit de conquête; Haïti particulièrement a éprouvé la modération de nos exigences les plus légitimes, et l'accomplissement de ses engagements à notre égard est tout ce que nous lui demandons. Si son intérêt lui donnait le conseil de se placer sous la protection d'une grande puissance, et si elle s'adressait de préférence à la France, il faudrait précisément voir dans cette démarche et dans cette confiance une preuve que nous ne sommes pas considérés comme, bien envahisseurs. Du reste, le Courrier des États-Unis nous apprend que notre consul, à Santo-Domingo, n'est intervenu que pour sauver la garnison de cette ville. Cernées par des forces supérieures, ces troupes allaient être accablées, quand M. Juchereau de Saint-Denis a offert sa médiation, qui a été acceptée. Les soldats, par suite de la capitulation qui en a été le résultat, ont évacué la place; les officiers seuls ont été autorisés à conserver leurs armes. Le fils du président, qui était parmi ces derniers, est allé au devant de son père, qui marchait sur cette ville à la tête d'un corps d'armée. Des nouvelles postérieures de Port-au-Prince, à la date du 8 avril, annoncent que le général Hérard s'était avancé jusqu'à la petite ville d'Azna, qui n'est qu'à vingt-quatre heures de marche de Santo-Domingo; qu'il avait eu là une longue conférence avec le contre-amiral de Moges, commandant de notre station des Antilles, et qu'on ne croyait pas, en raison de la disproportion des forces, à une résistance bien longue de la partie espagnole soulevée. D'un autre côté, la ville des Cayes venait d'être attaquée et saccagée elle-même par un parti d'insurgés. Profitant de l'absence du général et des troupes, les nègres se soulevèrent en masse, le dimanche 31 mars, et firent un massacre effroyable de la population mulâtre. Le mercredi, les gardes nationaux des Cayes sortirent avec deux pièces d'artillerie pour châtier les rebelles; mais leur commandant passa du côté de ceux-ci et leur livra les canons. Ainsi armés, ils reconduisirent les gardes nationaux, entrèrent aux Cayes, et s'y livrèrent à une horrible boucherie de mulâtres. Les vaisseaux en rade servirent de refuge à ceux qui purent échapper, et un capitaine français, le capitaine Tahet, qui se trouvait en partance, n'hésita pas, bien qu'il n'eût, que les provisions nécessaires à son équipage, à se charger de cent cinquante de ces malheureux, qu'il alla déposer à la Jamaïque. Selon quelques-uns, ce n'est qu'une lutte de castes; selon d'autres, ce sont en même temps des souvenirs de nationalités différentes; une autre version n'y voit, que des inquiétudes sur le sort de la constitution, bientôt nous connaîtrons mieux les événements, leur portée, véritable et leur cause réelle.

Dans l'Amérique du Sud les nouvelles favorables aux Montevidéens prennent de la consistance. Oribe avait lancé un décret par lequel il déclarait, que tous les habitants des campagnes entre Minas, Pando et Salice, c'est-à-dire dans un rayon d'environ quarante lieues, devaient se retirer dans la ville de Minas sous trois jours, et que ceux qui ne se conformeraient pas à cet ordre seraient traités avec la dernière rigueur. Des sujets anglais s'étant trouvés compris dans cette incroyable menace en ont référé au commodore Purvis, dont la sollicitude pour les intérêts de ses compatriotes s'est constamment et énergiquement manifesté en toute circonstance. Nous n'apprendrons que plus tard l'issue de ce conflit, heureux pour nos nationaux qui continuent à se plaindre du peu d'appui qu'ils trouvent dans ces parages auprès des agents de la France.

Sur la foi du journal d'un de nos ports, auquel étaient parvenus des renseignements mensongers, presque toutes nos feuilles ont annoncé que le gouvernement mexicain, mettant à exécution le décret qui interdit aux étrangers toute espèce de commerce de détail, avait fait fermer, à Mexico seulement, dix-huit boutiques françaises; et que, les violences ne se bornant pas là et les Mexicains interprétant à leur manière, les idées de leur gouvernement, plusieurs citoyens français avaient été assassinés. Des lettres dignes de toute confiance autorisent à démentir cette dernière et si triste partie de la nouvelle mise en circulation. Quant aux mesures prises contre le commerce, elles se sont bornées à excepter quatorze étrangers seulement de l'autorisation de vendre en détail, et dans ce nombre on ne compte que six Français. Ce fait a encore sa gravité et attirera sans doute l'attention de notre gouvernement.

Le ministre des États-Unis à Buenos-Ayres vient d'adresser à son gouvernement une lettre qui renferme des détails très-dignes d'attention sur les États du feu docteur Francia, de Paraguay: «Un ministre plénipotentiaire de la république du Paraguay auprès de la confédération Argentine, senor don Andres Gil, écrit-il, est arrivé dans cette ville et m'est venu visiter, me disant qu'il avait ordre de le faire, et de me marquer les sentiments d'amitié de son gouvernement envers les États-Unis, et de me dire que tous les citoyens des États-Unis qui se rendraient au Paraguay seraient considérés exactement comme des citoyens du Paraguay; que son gouvernement désirait voir dans les ports de la république le pavillon des États-Unis. Le Paraguay, ajoute le consul américain, est au centre de l'Amérique du Sud, et probablement en est la partie la plus fertile. Durant trente années il a cessé d'avoir des relations avec ses voisins; la paix et la tranquillité y ont régné constamment; sa population s'élève aujourd'hui à plus d'un million d'âmes; il est borné au nord-ouest par la Bolivie; à l'ouest et au sud, par la confédération Argentine, et par le Brésil, à l'est et au nord-est. Le Paraguay ne peut manquer d'exercer bientôt une influence importante dans les affaires des États de l'Amérique du Sud, qui ont été déchirés pendant tant d'années par la guerre civile. Le Paraguay recevrait des États-Unis une quantité considérable de tissus de coton et des farines: en échange, il donnerait des peaux, du café, de l'indigo, etc. L'Angleterre, la France et le Brésil ont nommé des agents pour visiter le Paraguay. Le seul qui ait rempli sa mission est M. Gordon, secrétaire de la légation britannique à Rio-Janeiro. Dans ce moment, une convention de députés de toutes les provinces est assemblée dans la ville capitale, Assomption, pour rédiger une constitution. Le gouvernement actuel se compose de trois consuls qui administrent en attendant que la constitution soit adoptée.»

On espérait que les condamnations à mort de la commission militaire de Bologne seraient toutes commuées. Cette confiance a été trompée. Le 7 de ce mois au matin, six condamnés ont été conduits, dès le lever du soleil, hors des murs de la ville de Bologne, et fusillés par derrière, au milieu d'un nombreux carré de troupes qui entouraient le lien de l'exécution et empêchaient les rares curieux d'approcher. La nature du tribunal, le supplice outrageant, ont causé beaucoup d'émotion dans la ville.

La discussion sur le bill des manufactures avait été remise à l'ordre du jour dans la séance de la chambre des communes du 10. Lord Ashley a modifié sa proposition. Il demandait qu'à partir du 1er octobre prochain aucun enfant ne fût occupé dans les fabriques plus de onze heures par jour, et qu'à partir du 1er octobre 1847 ce temps de travail fût réduit à dix heures. Une amende de 5 à 10 livres sterling aurait été prononcée contre les manufacturiers qui auraient contraint les enfants à travailler plus longtemps. Lord Ashley a prévu que le succès pouvait ne pas couronner ses efforts, mais il a déclaré qu'il aurait toujours la consolation et la satisfaction de penser qu'il a allumé en Angleterre le flambeau de la philanthropie, qui, Dieu aidant, ne s'éteindra jamais. Le ministre de l'intérieur, sir James Graham, avait déclaré qu'il combattrait résolument la proposition. Mais les coups lui ont été portés par sir Robert Peel, et, au vote, l'amendement n'a compté en sa faveur que 159 voix; le ministère a su en réunir 297. Malgré cet échec, lord Ashley a été l'objet d'une sorte d'ovation, et le Times regarde comme bien fâcheux pour le cabinet le succès qu'il a obtenu.

La chambre des pairs poursuit lentement et laborieusement le vote des articles du projet de loi sur l'enseignement secondaire. On voit la majorité et le ministère passer subitement d'un plateau de la balance à l'autre et se montrer d'autant plus complaisants le lendemain qu'ils auraient eu meilleure envie d'être exigeants la veille.

M. le ministre de la marine vient de porter au Luxembourg un projet de loi qui écarte tout mode de libération immédiate et absolue de l'esclavage colonial, mais qui présente une série de mesures qui semblent propres aux auteurs du projet à préparer la population noire à l'affranchissement, quel que soit le mode que le gouvernement, croie devoir proposer plus tard. Ce projet statue donc sur la nourriture et l'entretien que les maîtres doivent aux esclaves, la discipline, les heures de travail, la mariage des esclaves, leur instruction religieuse, leur pécule et la faculté de rachat par eux-mêmes.

La chambre des députés s'absorbe, d'autres disent s'embrouille, dans la discussion d'une loi que le ministère n'avait évidemment pas suffisamment étudiée. Des objections qui viennent le prendre au dépourvu entraînent l'adoption d'amendements improvisés qui s'harmonisent tant bien que mal avec l'ensemble et bouleversent plus ou moins le système qui a présidé à la confection du Code pénal. Il est bien certain que quel que soit le vote au palais Bourbon, la réforme des prisons ne deviendra pas loi cette année; mais ou est même porté à croire, sur beaucoup de bancs, que ce projet, dont la discussion a pris un si long temps, sera, au vote final, repoussé par une majorité prise dans toutes les fractions de rassemblée.--Ce débat aurait donc eu pour unique résultat d'empêcher la Chambre de s'occuper d'autres projets dont elle est saisie et de plusieurs propositions qui lui ont été faites. On se demande ce que font les commissions et où en est leur travail, celle notamment qui avait été nommée pour examiner la motion de MM. Lacrosse, Leyraud et Gustave de Beaumont sur la corruption électorale. Trois membres de cette commission viennent de déposer, non pas le rapport qu'on attendait d'eux, mais une autre proposition devinée à parer aux abus qui peuvent naître des translations de domicile politique concertées et concentrées. C'est une toute petite réforme dont l'idée a été donnée, par ce qui s'est passé au collège de Plœrnel dans l'intérêt de M. de La Rochejacquelin, et par ce qui se prépare au collège de Sivenay, dans l'intérêt de M. de Genoude. MM. Laurence, Pelletreau de Villeneuve et Couture demandent qu'on écrive dans la loi: «Nul ne pourra être inscrit sur les listes électorales d'un arrondissement s'il n'y a son domicile réel, ou s'il n'y paie au moins 30 francs de contributions directes.» Le vote au chef-lieu parerait à l'inconvénient signalé, et n'aurait pas celui de restreindre encore la liberté de l'électeur.--Une autre proposition a été faite par MM. Berville et Vivien. Nous serions bien surpris si elle rencontrait une opposition sérieuse. En voici le texte: «Le droit garanti par l'article 39 du décret du 5 février 1840, à la veuve et aux enfants d'un auteur d'écrits imprimés, appartiendra pendant la même durée aux veuves et enfants des auteurs d'ouvrages représentes sur un théâtre.» Le décret de 1810 ayant prolongé, pour les ouvrages imprimés, la durée du droit accordé par la loi de 1793 à la veuve et aux enfants de l'auteur, et ayant omis d'accorder le même avantage aux œuvres dramatiques, l'objet de la proposition de MM. Berville et Vivien est de remplir cette lacune et de rétablir l'égalité entre les différents genres de compositions comme la Chambre l'avait admis, en 1841, dans la discussion du projet de loi sur la propriété littéraire. Plusieurs familles, à ce qu'il paraît, notamment celle de Boieldieu, sont menacées, d'ici à quelques mois, de voir leur propriété tomber dans le domaine public. Il y a donc là justice et urgence.

On va discuter prochainement la demande du crédit de 46 millions pour l'amélioration des ports. Cette somme est principalement destinée à l'agrandissement des ports de Marseille et du Havre. C'est ainsi, ou l'a déjà fait observer, qu'on eût dû procéder depuis longtemps, au lieu d'éparpiller nos ressources sur presque tous les ports de France à la fois. --On vient de distribuer à un certain nombre de membres des deux chambres et à quelques personnages politiques une Note sur l'état des forces navales de la France, attribuée à M. le prince de Joinville. C'est un tableau dressé d'après les informations les plus officielles, qui fait voir sous un jour bien triste la fausse direction donnée à notre administration maritime, particulièrement en ce qui touche à notre marine à vapeur, et qui établit malheureusement que nous sommes inférieurs, sous ce rapport, non pas seulement aux Anglais et aux Américains, mais aux Hollandais, aux Napolitains et aux Russes.

M. le ministre des travaux publics vient de présenter cinq projets de loi sur des chemins de fer, à ajouter à ceux dont l'examen se poursuit en ce moment dans les bureaux de la Chambre: ce sont ceux de Vierzon à Limoges, par Châteauroux; de Vierzon à Clermont, par Bourges; de Tours à Nantes; de Paris à Rennes, par Chartres et Laval: et, enfin, de Paris à Strasbourg, avec embranchement sur Reims et sur Metz. Nous ne savons si tous ces projets pourront être votés, mais on prête au ministère la pensée d'en avoir présenté un grand nombre précisément pour assurer l'adoption de tous. Il espère, par ce moyen, qu'il s'établira entre les députés des différentes lignes une assurance mutuelle qui fera arrivera bon terme tous les projets sans trop de discussion.--On dit même que sa confiance dans le vote est si grande que les commissaires du roi près des lignes présentées sont déjà nommés in petto, et que tel pair de France n'a pas cru déroger en se faisant désigner comme commissaire de la ligne d'Orléans à Bordeaux, et tel député, avocat démissionnaire, comme commissaire d'une autre ligne.

Dimanche 12, a eu lieu, à l'Hôtel-de-Ville, sous la présidence de M. le ministre de l'intérieur, la séance annuelle des souscripteurs-fondateurs de la colonie agricole de Mettray, pour entendre le compte rendu des travaux de l'armée. Dans le rapport, présenté par M. Demetz, conseiller honoraire à la cour royale, l'un des deux habiles créateurs de ce bel établissement, on a remarqué des détails du plus vif intérêt. Le rapport est sincère; il avoue cinq ou six récidives sur une centaine de colons déjà sortis de la colonie et bien placés par leurs dignes chefs: c'est inévitable. Le reste se conduit bien. Plusieurs anciens colons, habitant le voisinage, viennent à Mettray le dimanche, et retrouvent leur place à la table commune; malades, ils sont reçus et soignés paternellement à l'infirmerie. C'est une belle institution, dont le sort est désormais fixé, et que la charité publique n'abandonnera point. Le schnet-heisse de la république de Berne, pour 1844, Charles Frédéric Tscharner, de Berne, est mort le 9 mai, après une longue maladie. L'Ami de la Constitution du 11 mai, qui donne cette nouvelle, est entouré d'une bande noire en signe de deuil.--Un pauvre écrivain qui a écrit, sous la restauration, un pamphlet intitulé Vie de Voltaire, qu'on a fait imprimer alors à grand nombre, M. Lepan, vient également de mourir.--Nous apprenons encore le décès de M. Pons (de Verdun), successivement membre de la Convention, du conseil des Cinq-Cents, avocat-général à la cour de cassation sous l'empire, et proscrit sous la restauration, auteur d'un recueil fort piquant de contes en vers et autres poésies.

L'Allemagne la contrefaçon des livres et l'Histoire du Consulat et de l'Empire de M. Thiers.

On a récemment promulgué en Prusse une loi sur la propriété littéraire, dont les dispositions libérales intéressent les écrivains et les éditeurs qui ont à souffrir de la contrefaçon. Cette loi reconnaît, au profit des éditeurs prussiens, la propriété des ouvrages publiés à l'étranger, à la condition que ces éditeurs puissent justifier, par titre authentique, de leur qualité de propriétaires desdits ouvrages en tout ou en partie. D'un autre côté, la diète germanique reconnaît comme propriété générale dans l'étendue de sa juridiction, toute propriété littéraire reconnue dans l'un des États de la Confédération. Il résulte de la combinaison de cette loi générale avec la loi particulière de la Prusse que la contrefaçon d'un ouvrage étranger peut être interdite dans toute l'Allemagne. (1) La première application de cette législation au profit d'un livre français, sera faite à l'ouvrage de M. Thiers, l'Histoire du Consulat et de l'Empire, dont une maison de librairie de Berlin vient d'acquérir la copropriété. L'Histoire du Consulat et de l'Empire sera publiée en France et en Allemagne, par M. Paulin à Paris et la maison Voss et compagnie à Berlin. De cette manière, le marché de l'Allemagne sera enlevé à la contrefaçon de cet ouvrage. Voilà une loi d'un bon exemple, et l'on doit regretter que la France, si intéressée dans cette question, n'ait encore fait, pour protéger ses écrivains et ses éditeurs, à l'étranger, que son traité avec la Sardaigne. M. Guizot et M. Villemain, deux écrivains illustres, sont faits pour comprendre qu'il y a ici quelque chose d'honorable à tenter. Ce n'est pas du consentement de ces ministres sans doute que les contrefaçons étrangères des livres français inondent l'Algérie, une possession française où les livres publiés en France ne peuvent trouver un débouché. L'Angleterre a proclamé, il y a quelques années, un principe qu'il serait urgent de consacrer à notre profit et au sien. L'Angleterre, reconnaît chez elle la propriété littéraire de tout sujet étranger dont la nation reconnaît réciproquement la propriété des Anglais. Il n'y a qu'un simple article de loi à faire pour assurer dans ce pays le droit des écrivains et des éditeurs français. Le fera-t-on? En attendant, l'Allemagne est fermée à la contrefaçon. Les éditeurs de l'Histoire du Consulat et de l'Empire prennent des mesures pour la prévenir ou la combattre dans les autres pays, et le public étranger est invité à ne pas regarder comme sérieuses les annonces d'éditions contrefaites ou de traductions publiées contrairement à cet avertissement.

Note 1: On peut voir le texte traduit en français de cette loi dans la Revue de Législation, publiée par M. Fortin.

Puisque nous parlons de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, nous ajouterons un mot pour continuer ou rectifier ce qui a été dit dans quelques journaux de la prochaine publication de cet ouvrage. Il n'y a peut-être que M. Thiers qui sache aussi bien que l'Illustration ce qu'il y a de vrai dans cette nouvelle. Il est vrai effectivement que le travail de M. Thiers est fort avancé et qu'il doit remettre à ses éditeurs, au mois d'août prochain, six volumes entièrement achevés et revus de manière à pouvoir être livrés à l'impression. Ainsi la publication commencera vers le mois d'octobre, par livraison d'un ou de deux volumes, et sera continuée sans interruption, M. Thiers achevant de revoir la fin de son travail dans le temps employé à imprimer et à publier les premières livraisons.



Courrier de Paris.

Que dirait Pythagore s'il ressuscitait Parisien de 1844, lui qui avait horreur de tout festin charnel et voulait mettre les gourmets de son temps au régime du lait pur, de l'eau claire et des pois chiches? Il aurait reculé d'épouvante et se serait enfui vers quelque désert bien sauvage et bien innocent, à l'aspect des terribles repas que nous faisons, Paris, en effet, se conduit comme un ogre: il n'y a pas de loups, de panthères et de tigres qui lui soient comparables; sa cuisine est un véritable charnier. Paris, dans le mois d'avril qui vient de finir, a dévoré, soit en biftecks, soit à la broche, soit au pot-au-feu, soit à la gelée, 6,759 bœuf; il a mis en côtelettes, en rôtis, en galantine et en salade, 6,311 veaux; quant au mouton, à l'innocent mouton, Paris l'a encore moins ménagé; 36,498 de ces candides quadrupèdes ont été exécutés par ses dents dévorantes, les uns à l'heure du dîner, les autres dans le déjeuner à la fourchette; mais qu'importe? qu'il soit mangé à onze heures du matin ou à six heures du soir, l'infortuné mouton n'en finit pas moins dans la casserole ou sur le gril! Quant aux vaches, j'ose à peine en parler: 1,343 vaches, c'est une bagatelle! et tout au plus Paris a-t-il eu, avec ces 1,343 vaches, de quoi mettre dans sa dent creuse.

Je dois dire cependant, en scrupuleux narrateur, que ce mois d'avril 1844 s'est distingué de ses prédécesseurs par un appétit et une consommation extraordinaire. Il a dépassé le mois d'avril 1843, son père légitime, de 1,088 bœufs, 986 veaux, 2,619 moutons. La cause de ce supplément de rôti et de côtelettes se devine d'elle-même: c'est encore à l'exposition de l'industrie qu'il faut s'en prendre; c'est elle qui a jeté sur le pavé de Paris un surcroît de bouches et d'estomacs qui sentent le besoin de manger quand ils ont faim. Chose étrange! l'humanité est diversifiée à l'infini; ou voit des hommes de toutes les tournures, de tous les caractères et de toutes les couleurs: des blancs, des noirs, des verts, des coquelicots, des jaunes, des plombés, des cuivrés, des droits et des tortus; il n'y en a pas un qui ressemble à l'autre; mais, sur la question du bœuf, du mouton et du veau, ils sont tous pareils; en un mot, on a fait bien des découvertes, et personne encore n'a trouvé un homme ou un animal qui pût vivre sans manger; Harpagon lui-même. Harpagon a poussé la recherche de ce phénomène aussi loin que possible sur ses gens et sur ses chevaux, mais il n'a pu arriver jusqu'à résoudre complètement ce problème: on trouvera plutôt la pierre philosophale et le mouvement perpétuel. Quoi qu'il en soit, lorsque Paris, s'éveillant au 1er mai, voulut régler ses comptes d'avril avec l'hôtelier et demanda son addition, il dut éprouver lui-même une certaine surprise, Garçon ma carte;--Voilà, monsieur!--Potage, 6,759 bœufs; entrées et rôtis, 6,311 veaux; hors-d'œuvre. 1,313 vaches; dessert, 36,498 moutons. Très-bien; le reste est pour le garçon.»

Cependant, qu'on ne s'y trompe pas, si cet état de choses surnaturel fait la joie des marchands de comestibles et des entrepreneurs de viande animale, si les restaurateurs en tressaillent de bonheur et entassent en souriant les écus de cette immense cuisine, les honnêtes bourgeoises, les vertueuses ménagères qui savent compter, jettent les hauts cris et déclarent que, pour peu que cette ogrerie dure, la place, c'est-à-dire le marché, ne sera plus tenable, et qu'il faudra aviser au moyen de vivre en se rongeant les ongles. Toutes les espèces de denrées sont augmentées de plus d'un tiers, depuis la matière carnivore jusqu'au candide légume; on se bat pour la botte d'asperges; ou s'arrache les yeux ou l'honneur des petits pois; le beurre est ruineux; les carottes sont hors de prix, les poulets inabordables; et le poisson! ah! le poisson! ne m'en parlez pas: il vous coûte les yeux de la tête! De sorte que si une quantité de dévorants, qui ont l'estomac large et la bourse bien garnie, font toute la journée des festins de Balthazar, les petits ménages, les honnêtes médiocrités qui se nourrissent surtout d'économie sont obligés de brider leur appétit et de se serrer le ventre. On compte, on lésine, on fait les portions petites, on peste contre ces mange-tout qui sont tombés sur Paris comme les sauterelles sur l'Égypte pour l'affamer, et les mères de famille prient Dieu qu'il renvoie le plus tôt possible cette race absorbante picorer sur ses propres domaines.

Je n'ai pas besoin de vous dire que les cuisinières et les cordons bleus ne se mêlent pas de cette prière: bien au contraire, il font des vœux pour que la province continue longtemps à faire hausser les mercuriales et à manger à tort et à travers; le cordon-bleu et la cuisinière trouvent la situation agréable, et l'anse du panier n'en saute que mieux. Quel plaisir de pêcher en eau trouble! personne n'y voit goutte; et d'ailleurs, Marguerite et Gertrude n'ont-elles pas une excuse toute pièce? «Mais, Gertrude, dit madame, épouvantée, voilà un canard qui me paraît monstrueusement cher!--Pardon, madame: c'est l'exposition de l'industrie.--Quoi, Marguerite, 6 francs ce poulet étique?--Ah! dam! que voulez-vous? l'industrie! l'industrie!»

La léthargie de Géronte, Voltaire et Rousseau n'ont pas eu si bon dos. «C'est votre léthargie! C'est la faute de Rousseau! C'est la faute de Voltaire! L'industrie, madame, l'industrie!» Il y a toujours eu, dans tous les temps, un prétexte pour servir de paravent à la bêtise et à la rapine des fripons ou des sots.

Mais parlons un peu d'autre chose, et sortons de ce monde de bouchers et de marmitons.

Le Second Théâtre-Français vient d'avoir une bonne fortune, ce qui n'est pas à dédaigner, et de jouer une comédie de goût et de style, ce qui n'est guère dans ses habitudes: ce joli ouvrage a pour titre la Cigüe; il n'est qu'en deux actes; or, dans ses deux simples petits actes, il a plus d'esprit et de finesse à lui seul que tous les gros ouvrages en cinq actes que l'Odéon entasse pêle-mêle, l'un sur l'autre, sans honneur et sans profit, depuis le 1er janvier jusqu'à la Saint-Sylvestre.

Le sujet est grec, comme l'indiquent ces mots: la Cigüe. M. Ponsard et Lucrèce ont mis la Grèce et Rome à la mode; nous remontons vers l'antiquité: on trouve cela plus neuf! Après Lucrèce, la Cigüe, et après la Cigüe, l'affiche nous promet Antigone, et les Grenouilles, et les Guêpes. A la bonne heure; nous ne demandons pas mieux; mais où est Sophocle? où est Aristophane? On les cherche encore. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?

Clinias est las de vivre; Clinias a résolu de mourir; à vingt ans, riche, aimable, beau, spirituel, Clinias est repu, et veut quitter, par un trépas volontaire, le festin où nul mets ne le tente désormais, où nulle coupe ne l'attire et ne l'excite; pour les femmes, ne lui en parlez pas d'avantage, il n'y trouve aucun goût, pour en avoir trop mangé. L'exclave Cadumaque est donc averti; à l'heure indiquée, il apportera à Clinias une décoction de cigüe que Clinias boira, et tout sera dit.

Toutefois, avant de mourir, Clinias veut se donner un divertissement aux dépens de ses deux amis, Paris et Cléon, Cléon l'avare et Paris le débauché: tous deux ont vécu aux dépens de Clinias, tous les deux l'ont jeté dans ces excès de plaisir et de bonne chère qui ont si vite produit la lassitude; il faut que Clinias se venge et leur lègue en mourant un sujet de querelle et de haine mutuelle. Clinias déclare donc qu'il instituera pour son héritier celui des deux qui saura plaire à une belle esclave de Cypre, arrivée d'hier chez Clinias, à la brune Hippolyte.--Soit! disent nos compères; et ils se mettent à l'œuvre. Il faut vous dire que Paris et Cléon sont d'horribles créatures; qu'importe? la cupidité et l'amour-propre leur donne une intrépidité et une confiance que n'auraient ni Apollon ni Adonis eux-mêmes.

Ils rencontrent donc, ils soupirent, ils implorent Hippolyte, qui les dédaignent; puis ils en viennent entre eux aux invectives, à peu près comme Vadius et Trissotin. V ou» jugez de la satisfaction de Clinias, qui voit sa vengeance réussir à souhait, et ses deux parasites, ses corrupteurs, lui donnant une revanche par leurs querelles et le ridicule dont ils se couvrent.

Chacun de nos deux burlesques soupirants croit avoir tenté le cœur d'Hippolyle, et par conséquent chacun compte obtenir l'héritage. Clinias profite de cette crédulité pour leur infliger une nouvelle moquerie et un nouveau tourment. J'ai changé d'avis, dit-il; mon héritier sera celui de vous deux qu'Hippolyte repoussera; il est bien juste que mes trésors servent de consolation au malheureux et au disgracié. Quoi! dit Cléon! Quoi! dit Paris; et les voici cherchant à défaire le travail qu'ils s'imaginent avoir accompli; Cléon déclare à Hippolyte qu'il n'est pas digne d'elle; c'est Paris qu'elle doit choisir. Je suis laid, dit Cléon; Je suis affreux! s'écrie Paris. Aimez Paris, belle Hippolyte, lui qui est si aimable. Belle Hippolyte, adorez l'aimable Cléon.--Certes, on l'avouera, voilà de la comédie, et de la bonne.

Cependant que devient Clinias? Clinias attend toujours le moment de mourir; cette dégradation de ces deux hommes pour un peu d'or ne fait que le confirmer dans son mépris pour l'humanité, et il lui tarde de sortir de ce bouge; il va donc boire la ciguë, car la ciguë est prête; mais Hippolyte est là et lui retient la main; Hippolyte, la douce Cypriote, la vierge pure, Hippolyte, qui ressent pour Clinias un amour secret; Hippolyte, que Clinias aime sans trop le savoir encore, et dont il adore la candeur et l'innocence. Ah! s'il était aimé d'Hippolyte! Mais qui voudrait d'un cœur flétri comme le sien «Moi! s'écrie Hippolyte avec naïveté; moi, Clinias, qui vous aime.» Cette grâce, cette simplicité, cet aveu naïf, cette fraîcheur d'amour et de jeunesse, réveillent dans Clinias la tendresse morte et l'amour de la vie. Et quand ce Paris et ce Cléon viennent réclamer l'héritage, il n'y a plus d'héritage. «Je vis, dit Clinias, car j'aime et j'épouse Hippolyte.»

Tout charme de cette comédie est dans les détails auxquels un vers élégant et spirituel donne une saveur des plus agréables; depuis Lucrece, le Second-Théâtre-Français n'avait rien représenté qui dénonçât aussi heureusement un auteur nourri aux sources littéraires; cet auteur se nomme M. Émile Augier; c'est un jeune homme, petit-fils de Pigault-Lebrun; le parterre, charmé, a fêté cet heureux début pur les plus vifs applaudissements.

Si c'est un bonheur que de voir de jeunes talents poindre ainsi à l'horizon et faire espérer dans l'avenir, ce n'est pas un plaisir moins grand de retrouver partout dans la route des succès, les talents éprouvés et vigoureux, on aime à s'assurer par là qu'on les possède pour longtemps, et que leur force ne fait que s'affermir en marchant. Cette joie, George Sand nous la donne par une nouvelle publication, par cette Jeanne naïve et charmante, dont se pare et se rajeunit, depuis quinze jours, le feuilleton du Constitutionnel. Le lecteur n'en est encore qu'au début de cette histoire intéressante et poétique, et déjà il aime Jeanne comme il aime les plus frais et les plus gracieux enfants de ce beau talent, de cette belle imagination qui s'appelle George Sand! Jeanne est en ce moment la préférée du public; il ne s'occupe que d'elle, il ne parle que d'elle; il attend, tous les matins, avec anxiété le récit que le Constitutionnel lui apporte de cette aventure touchante et d'une exécution fine et relevée.

Ainsi le Constitutionnel fait honneur à sa parole; il avait promis de se renouveler par l'élégance, le goût et le talent, et il tient ce qu'il avait promis: Jeanne l'atteste.--Après Jeanne, le Juif errant de M. Eugène Sue, si impatiemment attendu. Constitutionnel, mon ami, tu t'y entends, et tu sais prendre ton monde si bien qu'il ne puisse t'échapper.

Mademoiselle Taglioni est en effet à Paris, comme on l'a dit; mais il n'y a de vrai jusqu'ici que son arrivée. M. Léon Pillet n'a pas encore cédé au désir qu'elle témoigne de donner six représentations à l'Académie royale de musique; ou plutôt les deux parties contractantes ne se sont pas encore entendues sur les conditions. La sylphide, en attendant, s'impatiente, agite ses ailes, et menace de s'envoler de nouveau. Allons, monsieur Léon Pillet, soyez bon oiseleur et retenez-la.

--Le bruit a couru que M. Ancelot allait quitter la direction du Vaudeville. L'académicien serait-il lassé de ce métier peu académique du vendre ou de fabriquer soi-même des flonflons? On le dit. Quoi qu'il en soit, M. Ancelot n'a pas jusqu'ici abdiqué, et le Carlin de la Marquise vient encore de naître sous son empire. Ce carlin n'est pas autre chose qu'un vaudeville en deux actes dont maître Arnal fait tous les frais.

Amal s'appelle Juvénal; il va sans dire qu'il ne s'agit pas du terrible Juvénal à l'iambe sans pitié; Arnal n'est pas de cette force-là. Notre Juvénal est tout simplement clerc d'huissier; il ne s'indigne point contre la Rome corrompue et les patriciens avilis; Juvénal n'a qu'une haine, la haine des carlins. Que lui ont fait les carlins? C'est un mystère. Lui ont-ils mordu les talons? l'ont-ils outragé par quelque oubli malencontreux? personne ne le sait; toujours est-il que Juvénal les déteste.


                    Arnal, rôle de Juvénal,
               dans le Carlin et la Marquise

Précisément un carlin lui tombe entre les mains, j'allais dire entre les pattes. Le carlin est un carlin perdu; le carlin de la marquise. D'abord Juvénal a une idée toute naturelle, c'est d'assouvir en particulier sur ce carlin le ressentiment qu'il nourrit contre l'espèce carline en général. Il le malmène donc, le secoue, lui tire les oreilles et la queue, et lui dit des choses désagréables, l'appelant chien, par exemple.

Puis le bruit d'une récompense honnête court la ville et arrive jusque chez Juvénal. Diable! une récompense honnête; ceci mérite considération. Juvénal prend donc son carlin, et s'en va trouver la marquise. Me voici, marquise, moi et votre chien de carlin.

Quel bonheur! quelle joie! mon carlin, mon cher carlin! Et madame la marquise, qui tout à l'heure se désolait et avait des crises de nerfs, se ranime et ne se possède plus. Juvénal s'exaspère à son tour en voyant une si belle marquise dans une telle conflagration et il s'imagine que madame la marquise va servir elle-même de récompense honnête. Mais la reconnaissance de la dame ne descend pas jusqu'à Juvénal; elle se contente de l'aider à épouser la fille de l'huissier. Une fille d'huissier pour un carlin! il n'y a pas mésalliance. On a ri d'Arnal, et le carlin n'a soulevé au parterre aucune espèce d'aboiement hargneux.

--Il a été distribué deux mille cinq cents croix d'honneur pour la fête du 1er mai; ce ne sont pas les croix qui manquent.



Exposition des Produits de l'Industrie.

(Troisième article.--Voir t. III, p. 49, 153 et 164.)

MÉTAUX ET MACHINES.

Le jury de l'exposition, en 1839, avait reconnu l'amélioration des procédés employés pour le traitement des minerais de fer. «On fabrique maintenant en France, disait-il, des fontes propres à la seconde fusion, et qui, égales aux meilleures fontes anglaises pour la douceur et la fusibilité, les dépassent par la ténacité... Les forges françaises sont en pleine voie de progrès, et rien ne se fait plus dans les forges anglaises qui ne se fasse également dans nos usines.» Tel était le jugement du jury de 1830 sur une des branches les plus importantes du travail national. Le progrès a-t-il continué? Nous ne craignons pas de dire Oui! Une foule de procédés métallurgiques se sont perfectionnés, l'emploi de l'air chaud dans les hauts-fourneaux, l'application des gaz qui s'échappent du gueulard au puddlage, tendent à faire toute une révolution, et une révolution économique, dans l'industrie française. Quant à la qualité des produits, nos fers peuvent lutter avec avantage, sur les marchés belge et anglais, avec ceux de ces pays; seulement, le progrès a eu lieu lentement.


     Moulin à bras adopté pour l'armée
                         d'Afrique.

Dans un temps qui n'est pas encore bien loin de nous, toutes les fontes et les fers se traitaient par le bois, et l'on ne pensait pas qu'aucune autre matière put être employée à cet usage. Cependant le bois allait s'épuisant, et l'on prévoyait le terme où la fabrication cesserait faute de combustible. Or, s'il est vrai que l'indice le plus certain de la prospérité d'une nation se trouve dans la consommation de fer qu'elle fait, il n'est pas moins certain que le fer sert doublement à cette prospérité, d'abord en faisant vivre ceux qui le fabriquent, puis en fournissant des instruments de travail à ceux qui l'emploient. Le jour donc où, faute de combustible, il faudrait cesser le traitement des minerais, ce jour serait un jour de deuil pour chacun et pour tous, et la nation privée de ce métal disparaîtrait bientôt de la surface du globe. Enfin, et heureusement fut imaginé le traitement des minerais de fer par la houille; essayé d'abord en Angleterre par lord Dudley, il ne fut repris et n'obtint son développement que lorsque Watt eut construit sa machine à vapeur, et lorsque, plus tard, ou imagina l'étirage des fers au moyen des cylindres ou laminoirs. Avec ces deux grandes découvertes, l'Angleterre, qui fabriquait à peine le fer nécessaire à sa consommation, fut bientôt en état d'en approvisionner le monde entier. Ce n'est que plus tard que les Français sont entrés dans cette voie, et ce n'est que peu à peu qu'ils réalisent les progrès que demande instamment la matière. Ce progrès consiste surtout dans la bonne fabrication à bon marché. Or, nous devons l'avouer, nos fers, bons il est vrai, sont très-chers, bien qu'ils aient éprouvé depuis quelque temps une légère baisse; il faudrait, pour arriver à une baisse importante, des conditions que nous indiquerons tout à l'heure. Le haut prix auquel se vendent, les fers tient au prix très-élevé du combustible et à la trop grande quantité d'usines métallurgiques. En 1837, il y avait en France, marchant au coke ou au bois, 543 hauts-fourneaux, dont la production représentait seulement celle de 112 hauts-fourneaux aussi considérables que ceux d'Angleterre ou de Belgique.


Grue-Balance-Bascule.


Machine à sculpter


Coupe du Moulin à bras pour l'armée d'Afrique.


Exposition de l'Industrie.--Vue générale de la salle des Machines.

Du reste, la question du bon marché de la fabrication est tout entière dans celle des voies de transport, ou, si l'on aime mieux, dans la position de l'usine. Quand le minerai et le combustible ne se trouvent pas réunis, comme les minerais carbonates des houillères d'Angleterre, il faut asseoir son usine de manière à ce que les matières les plus lourdes soient le moins éloignées possible. Il vaut mieux, en effet, être loin du lieu de consommation que des lieux où se trouvent les matières premières. Quelques usines seulement, en France, jouissent de cet avantage dans le centre de la France, dans le Nord et dans le Midi. Il ne faut pas d'ailleurs prendre pour terme de comparaison des prix de la fonte et du fer, ceux des pays étrangers. En ce moment, en Belgique et en Angleterre, les fers se vendent il vil prix, il est vrai; mais la raison en est dans la production exagérée à laquelle on s'est livré dans ces deux pays pour les rails de chemins de fer. On a répondu à un besoin accidentel par des établissements permanents, et le besoin une fois satisfait, la cessation des travaux, ou la vente au-dessous du prix de fabrication, sont venues jeter le trouble et le désordre dans les usines les mieux montées. Les lenteurs du gouvernement et les tergiversations de l'industrie dans les questions de chemins de fer ont en cela d'heureux, que la France a évité cet écueil; quelques usines nouvelles se sont montées dans la prévision des fournitures de rails, mais peu à peu, et sans jeter de trouble sur le marché. Aussi les prix baissent, mais sans secousse, les procédés de fabrication s'améliorent, et tout fait présager que si nous arrivons enfin à un système de voies de communication perfectionnées, et à un tarif de douanes suffisamment protecteur, les consommateurs français auront le bon marché des Anglais sans leurs crises commerciales. Tout tarif de douanes doit subir deux phases: dans la première, à la naissance de la fabrication, ces tarifs doivent être assez élevés pour permettre aux producteurs et aux constructeurs de monter leurs ateliers et de lutter de prime abord avec l'industrie étrangère; dans la deuxième, quand l'industrie est suffisamment assise, si l'on peut fabriquer au même prix dans les deux pays, tout tarif doit être supprimé, sinon il faut en conserver la portion représentative de la différence des prix de main-d'œuvre ou de matières premières. Nous sommes arrivés pour la plupart de nos industries à cette seconde période. Mais la difficulté, on le conçoit, est de tarifer ces différences de prix sur lesquelles doit être assis un tarif équitable; la nouvelle loi de douanes, présentée cette année à la chambre des députés, satisfait en partie à ce besoin.


Pompe foulante et aspirante Letestu.


Pompe d'épuisement Letestu, avec la disposition des tuyaux d'aspiration.

Nos lecteurs nous permettront de ne pas les arrêter plus longtemps sur les métaux proprement dits; disons seulement que l'exposition renferme de beaux échantillons de cuivre, de zinc, de fer, de fonte, et surtout d'acier fondu et de métaux ouvrés, et que, sous ce rapport, les prévisions du jury de 1839 n'ont pas été trompées. Ce que nous ne pouvons donner, sans entrer dans des détails longs et fastidieux, et ce qui pourtant constitue le véritable progrès de ces industries, ce sont les prix comparatifs de ces produits à dix ans de distance. La baisse est en général satisfaisante; mais nous avons hâte de conduire nos lecteurs au milieu des applications auxquelles nos industriels ont plié les métaux.

L'aspect général de la salle des machines, de cette triple galerie où l'on trouve près l'une de l'autre la machine la plus minime, celle à faire des chaussons de lisière ou à cambrer les tiges de bottes, par exemple, et les énormes outils-machines, qui semblent destinés à des travaux herculéens; cet aspect général, disons-nous, est saisissant, et donne de l'intelligence de l'homme l'idée la plus haute et la plus complète. Comment se dire, en effet, sans admiration, que cet être si petit, si faible, si incapable par lui-même d'un effort matériel puissant, domine la matière la plus rebelle, change et modifie suivant ses besoins la création tout entière, dompte et plie à son service les animaux les plus redoutables, et manie les masses les plus énormes, comme fait le vent de la feuille qu'il pousse devant lui? Quant, à nous, en parcourant cette magnifique exposition de l'industrie, encore si nouvelle en France, de la construction des machines, si nous rencontrions sur notre chemin quelqu'un de nos fiers et dédaigneux voisins d'outre-mer, nous leur montrerions avec orgueil le résultat de quelques années de paix, et nous leur dirions: Nous avons appris pendant les guerres de l'empire, pendant l'époque qui vous a été si désastreuse, du blocus continental, à nous passer de vous pour une foule de fabrications dont nous étions habitués à vous demander les produits. Aujourd'hui nous vous enlevons encore un des fleurons de votre couronne industrielle; non-seulement nous faisons des machines pour nous, mais nous commençons à les transporter sur les marchés étrangers. C'est une guerre toute pacifique que nous vous faisons, guerre digne des deux peuples, où l'on est fort par le travail et où l'on triomphe par l'intelligence.

Un dernier préjugé, cependant reste à vaincre dans l'esprit d'un grand nombre de Français, et ce préjugé fatal a été l'obstacle le plus fort au développement de l'industrie des constructeurs; c'est la suprématie accordée jusqu'à ce jour aux produits anglais sur les produits français. Ce préjugé, disons-le, tend à disparaître, et pour ceux chez lesquels il est encore enraciné, nous ne pouvons que les inviter à parcourir l'exposition de 1844, à regarder d'un œil non prévenu ce magnifique spécimen de l'industrie française, et à se demander ensuite, tout esprit national à part, si on fait mieux ou autrement chez nos voisins.

Nous voudrions pouvoir donner à nos lecteurs des explications détaillées sur chacune des nombreuses machines exposées cette année; mais ils comprendront que nous sommes obligés de nous arrêter à un petit nombre d'entre elles et à celles qui nous paraissent le plus remarquables. Encore ici avons-nous l'embarras du choix. Il y a en France six à huit constructeurs dont les ateliers sont moulés sur l'échelle la plus grande et outillés de la manière la plus puissante, et un grand nombre d'autres de proportions moindres. La plupart de ces constructeurs ont envoyé à l'exposition des produits dont les uns se distinguent par le fini des pièces, par la bonne exécution de l'ensemble, et les autres par d'utiles innovations. La navigation à vapeur et la locomotion sur chemins de fer ont été les points de départ de ce progrès. Les ateliers français ont eu à construire, depuis quelques années, les machines de 450 chevaux destinées aux paquebots transatlantiques et un grand nombre d'autres appareils de force moindre, mais dont les dimensions sont encore colossales. Ces ateliers se sont mis à l'œuvre, et, au dire des connaisseurs, la fabrication en est excellente et égale au moins à ce que les Anglais ont fait de plus perfectionné dans ce genre.

Plusieurs ateliers se sont également outillés pour la fabrication des locomotives, et leurs produits, d'abord repoussés à cause de l'infériorité inévitable d'un premier essai, puis quelque temps encore victimes du préjugé dont nous parlions plus haut, commencent cependant à prendre le rang qui leur appartient dans les constructions de ce genre. Les modèles, d'abord empruntés aux Anglais, ont été changés, modifiés, améliorés, et maintenant c'est à un Français, M. Meyer, de Mulhouse, que l'on doit l'importante innovation de la détente variable de la vapeur, innovation qui se traduit en économie de combustible, d'usure et d'entretien.

Les grands fabricants ont donc envoyé quelques-uns de ces produits dont nous parlions plus haut, parmi lesquels nous avons notamment remarqué un tour parallèle de M. Calla, dont la table a dix mètres de longueur; une machine à faire les roues, de M. Eug. Philippe; des appareils énormes en masse et en puissance, de M. Aug. Pillet, tels qu'un tour parallèle, des machines à diviser les engrenages, à tarauder les écrous et les boulons; les machines de M. Decoster et celles de MM. Durosne et Gail.

Parmi les établissements qui ont envoyé de magnifiques produits en ce genre, le Creusot occupe une des premières places. Pour ceux de nos lecteurs qui ne connaissent pas cette importante usine, nous dirons que les éléments de production du Creusot se composent de trois industrie» distinctes et concentrées dans un même lien, c'est assez dire qu'elle se trouve dans les conditions d'une bonne fabrication à bon marché. Les industries sont, 1° l'extraction de la houille, qui s'élève à un million d'hectolitres par an; 2° la fabrication du fer et de la fonte au moyen de quatre hauts-fourneaux qui produisent ensemble, seize à dix-huit tonnes par jour, et de feux de forge et d'affinerie pouvant fabriquer huit cents tonnes de fer par mois; et 3° la construction des machines, pour laquelle le Creusot s'est acquis une réputation européenne.

Ce qui, parmi les produits de cette usine, attire principalement l'attention dans les salles de l'exposition, ce sont les pièces suivantes: une traverse et une grande bielle pour un appareil de quatre cent cinquante chevaux; un mouton à vapeur vertical, et une marmite à percer et river les tôles. La bielle présente un spécimen des proportions données aux appareils destinés à la navigation transatlantique. Cette pièce, d'une difficile exécution, se distingue par sa masse imposante et par la perfection du travail.

Le mouton à vapeur est une précieuse application de la force de la vapeur au battage des fers. Jusqu'à présent les marteaux et martinets sont généralement mus par l'eau, et les coups qu'ils donnent en retombant de tout leur poids sur l'enclume sont à peu près uniformes, ou au moins on ne peut pas en modérer la force à volonté. Ce nouveau marteau se compose d'un cylindre à vapeur à simple effet, avec un piston dont la tige traverse le fond du cylindre, pour être fixée ensuite au mouton. Le cylindre est monté sur une charpente en fonte qui sert de coulisse au mouton. Au moyen de cet appareil, et à la volonté du conducteur, sur deux coups qui se suivent, l'un est capable de pénétrer dans une masse de fer chaud, comme dans de l'argile, et l'autre peut être assez doux pour faire entrer à moitié seulement un clou dans le bois le plus tendre. Cette machine peut employer sa puissance à des coups longs et terribles, ou bien, se réglant elle-même, faire tomber sur l'enclume des coups modérés par centaines et par minute. Le mécanisme consiste simplement dans l'appareil qui permet l'introduction et la sortie de la vapeur. Si la vapeur, après être entrée et avoir soulevé le piston et le marteau, sort brusquement, le marteau retombe de tout son poids; si elle sort peu à peu, le marteau redescend doucement. Une discussion s'est élevée entre un Anglais, M. Nasmith, et M. Schneider, pour savoir à qui appartient la priorité de cette invention. Sans vouloir entrer dans ce débat, ni expliquer les raisons de notre conviction, nous dirons que, des explications données par ces derniers, il résulte pour nous la certitude que la priorité appartient à M. Bourdon, ingénieur mécanicien en chef du Creusot.

La troisième pièce, la machine à percer et à river les tôles, est conçue d'après le principe du marteau dont nous venons de parler. Elle réunit par compression, au lieu du procédé long et dispendieux du martelage, les tôles et fers d'angle par des rivets ordinaires, ou des rivets de fer rond, à chaud ou à froid. Le travail est simplifié, et présente plus d'uniformité et d'économie.

Puisque nous avons parlé du rôle que joue la vapeur dans les outils-machines de la haute industrie, nos lecteurs nous sauront gré de les entretenir des nouveaux appareils de sûreté contre les explosions de machines à vapeur, imaginés par M, Chaussenot aîné, et qu'il a envoyés cette année à l'exposition. On sait combien sont redoutables ces explosions, contre lesquelles la science cherche en vain à lutter depuis longtemps, qu'elle parvient quelquefois à prévenir, et pas toujours à expliquer après l'événement. Sans parler de la partie mystérieuse de la force de la vapeur, de cette partie qui trompe toutes les prévisions et produit une catastrophe là où on se croyait à l'abri de tout danger, nous dirons qu'il est cependant une série d'accidents qu'on peut éviter au moyen de bons appareils de sûreté et de soupapes convenablement établies, et nous ne saurions recommander trop vivement aux industriels ceux de M. Chaussenot. Ils se composent d'un nouveau système de soupapes excessivement sensibles, et dont la disposition est telle qu'elles se soulèvent à la moindre tension de vapeur supérieure à celle à laquelle l'appareil doit marcher, et avec la plus grande facilité; d'un flotteur d'alarme équilibré dans l'intérieur de la chaudière, et qui permet à la vapeur de soulever une soupape et de se faire jour jusqu'à un sifflet, qui prévient le chauffeur, et enfin d'un flotteur indicateur, au moyen duquel le chauffeur peut lire à chaque instant, sur un tableau placé en dehors de la chaudière, à quel niveau se trouve l'eau, et en régler l'introduction; et l'on sait que beaucoup d'explosions ont eu pour cause l'abaissement de l'eau qui laisse rougir les parois de la chaudière, et la production instantanée d'une grande masse de vapeur, quand l'eau arrive sur ces parois rougies. Nous sommes persuadé que l'emploi simultané de ces trois appareils doit prévenir la plupart des explosions.

Nous ne quittons qu'à regret ces magnifiques produits de la haute industrie française; nous voudrions qu'il nous soit permis de faire voir une à une à nos lecteurs chacune de ces machines; et ceux qui comme nous ont parcouru l'exposition comprendront nos regrets; car tout, dans ces salles, concourt à l'instruction des masses; et, tel qui entre ignorant à l'exposition, s'il parcourt les galeries avec un bon cicérone, en sortira instruit; car, à côté de l'instrument, il aura eu l'explication; à côté de la machine, son histoire et son usage; à côté de l'industriel, l'aperçu de la situation commerciale de son pays. Mais nous avons encore à vous entretenir de machines non moins intéressantes, et dont nous vous offrons quelques dessins. Passons donc aux petits appareils.

Pompes.--Cette année, comme aux expositions précédentes, il y a un grand nombre de pompes, dont les inventeurs ont tous la prétention d'avoir illuminé le système le plus simple, celui qui se dérange le moins, et qui, avec une force donnée, produit le plus d'effets utiles. On conçoit en effet, que les esprits ingénieux travaillent dans cette direction, si l'on songe que la pompe est l'engin le plus indispensable à toute espèce d'industrie; qu'elle est le principe de l'alimentation de toutes les usines; qu'elle sert pour les travaux agricoles, pour les incendies, dans un grand nombre de travaux où les épuisements sont indispensables, dans les vaisseaux où le travail des pompes absorbe une grande partie du temps de l'équipage, et que son usage est aussi fréquent que celui de l'eau qu'elle doit chercher, épuiser, retenir et emmagasiner.

Parmi les différents systèmes exposés, nous avons surtout remarqué les pompes de M. Letestu. Il y a dans ce système un progrès évident sur toutes les inventions précédentes. Ce progrès consiste uniquement dans l'adoption d'une soupape et d'un piston entièrement nouveaux. Une grande difficulté qui a constamment nui à l'usage avantageux des pistons des pompes, c'est la matière dont est faite ce piston. Il est ordinairement en métal, fermant hermétiquement le corps de pompe, condition indispensable pour que le vide se fasse exactement, que l'eau s'élève et ne redescende pas; mais on conçoit que si cette fermeture hermétique est indispensable lorsque le piston remonte avec l'eau qui s'est introduite à sa partie supérieure au moyeu de l'ouverture du clapet, il n'en est pas de même lorsqu'il redescend, et que l'eau, forçant le clapet à se soulever, passe de la partie inférieure à la partie supérieure. A ce moment il y aurait avantage à ce que le piston disparût, pour laisser affluer la plus grande quantité d'eau possible. De plus, si l'eau contient du gravier ou des corps étrangers quelle entraîne avec elle dans son mouvement ascensionnel, ces corps, en s'insérant entre les lèvres du clapet, l'empêchent de se refermer, et des lors l'eau, quand le piston remonte, repasse à travers le clapet, et le jeu de la pompe est arrêté ou son effet devient nul.

M. Letestu a supprimé tous ces inconvénients: sa soupape et son piston, dont nous donnons les dessins à nos lecteurs, sont de la plus grande simplicité. Le piston (fig. 2) se compose d'un cône en cuivre, percé d'une multitude de trous pour donner passage à l'eau. Ce cône métallique est recouvert d'un cône en cuir (fig. 4) d'un millimètre d'épaisseur, préparé à la chaux et formant soupape. Une tige en fer traverse le cône ou entonnoir, et est rivée en dessous, de manière à joindre d'une manière fixe et invariable les deux cônes. Le cône en cuivre ne touche pas le cylindre du corps de pompe, et le cône en cuir le dépasse un peu, de manière à s'appliquer contre ce corps de pompe dans la manœuvre. Le jeu de ce piston est simple et facile à comprendre: quand on baisse le piston, l'eau passe par les trous de l'entonnoir et par le vide annulaire que forme l'interstice entre les cônes et le corps de pompe; dans le mouvement ascensionnel, au contraire, le cuir s'applique hermétiquement contre le cuivre, et ses bords, qui le dépassent un peu, forment bourrelet contre le corps de pompe: en sorte qu'au-dessous du piston le vide est parlait, et l'eau qu'un autre coup de piston ira puiser soulève le clapet (fig. 3) et remplit l'intervalle qu'il vient de quitter. On comprend que dans ce système, les graviers et les corps étrangers ne peuvent plus déranger le jeu de la pompe, puisque si ce gravier entre par les trous de l'entonnoir, le cuir, qui jouit d'une grande souplesse, l'enveloppe de toutes parts, et, s'il entre par le vide annulaire, son poids le fait retomber au fond du cône de cuir, d'où il ne peut plus s'élever. Le bourrelet de cuir donnant toujours une fermeture hermétique, permet d'appliquer ce système aux corps de pompe les plus imparfaits en bois, ou les plus grossièrement alésés en métal. M. Letestu a appliqué son système à toutes les espèces de pompes. Nous donnons à nos lecteurs le dessin d'une pompe aspirante et foulante (fig. 1) et celui d'une pompe d'épuisement (fig. 5). Enfin nous dirons spécialement pour ceux qui savent le prix d'une pompe à incendie et qui regrettent que chaque commune ne puisse pas s'en procurer, que l'inventeur a simplifié considérablement ses appareils de manière à ce que le bourrelier et le maréchal ferrant du plus misérable hameau peuvent les réparer dans toutes les circonstances. Ajoutons qu'il a fait acte de bon citoyen en en réduisant le prix et en offrant aux communes pauvres de ne les payer que par annuités, selon leurs ressources et à leur gré. Les pompes de M. Letestu ont été expérimentées en grand par la marine, et ont donné les résultats les plus satisfaisants comme simplicité de mécanisme, durée et économie.

Instruments de pesage.--Parmi les objets d'une utilité générale et pratique, qui ont pris rang dans les salles de l'exposition, nous pouvons citer les balances de toute espèce, et principalement celles qui sont dites à MM. Rollé et Schwilgué, de Strasbourg, qui ont exposé des balances de comptoir très-sensibles, et l'on sait à combien de fraudes les consommateurs sont exposés tant par l'imperfection des balances que par la mauvaise foi des marchands; à MM. Sagnier et compagnie, de Montpellier, et à MM. George, ingénieurs-mécaniciens. Les balances-bascules exposées par MM. Sagnier sont des romaines, qu'ils ont perfectionnées au point d'en faire des instruments de précision: romaine oscillante à plateau, romaine-bascule portative et romaine oscillante de précision. On connaît le principe d'après lequel est construire la romaine. Ce principe est celui du levier du premier genre, c'est-à-dire pour lequel le point d'appui est situé entre la puissance et la résistance. Si le point d'appui est exactement au milieu du levier, on a la balance ordinaire; mais si le point d'appui est placé de manière à ce que les deux bras de levier soient inégaux, les poids qui se feront équilibre aux deux extrémités du levier seront dans le rapport inverse des longueurs des bras; ainsi, un poids d'un kilogramme, placé à l'extrémité d'un bras de levier de 10 centimètres de long, fera équilibre à un poids de 10 kilogrammes placé à l'extrémité du bras de levier qui n'aurait qu'un centimètre de longueur. On voit donc que, pour la romaine, il suffit d'avoir un poids unique, qu'on fait voyager sur le grand bras du levier divisé et gradué convenablement pour obtenir instantanément, par une seule opération et sans poids additionnel, le poids d'un objet quelconque placé à l'extrémité de l'autre bras. Dans les romaines-bascules en usage jusqu'à présent, le grand bras du levier a une longueur constante; à son extrémité est un plateau fixe, qui reçoit les poids; mais ce système est incommode, d'abord parce qu'il faut avoir une série de poids à sa disposition, et qu'une erreur de quelques grammes, facile à commettre, prend de suite une proportion assez forte quand elle a lieu à l'extrémité d'un bras de levier un peu long. MM. Sagnier ont évité cet inconvénient en appliquant à ces romaines-bascules comme aux romaines ordinaires, un poids curseur; seulement leur portée ou calibre se trouve limitée par la longueur du bras de levier.

MM. George ont introduit dans les instruments de pesage une innovation que nous regardons comme une des plus fécondes en résultats heureux. Nous voulons parler de leurs balances-bascules et de leur» grues-balances-bascules. Dans les premières, le parallélogramme, qui donne le parallélisme au mouvement du plateau, est placé verticalement entre deux montants fixes; et le plateau, solidement relié d'équerre aux tiges verticales, et forcé de prendre un mouvement toujours parallèle, peut ainsi porter la charge sur un point quelconque sans qu'il en résulte aucune inexactitude.

Quant à la grue-balance, c'est une combinaison fort ingénieuse de ces deux machines qui n'en forment plus qu'une seule. Nous donnons à nos lecteurs le dessin de cette nouvelle machine. Tout le monde a vu, sur les quais ou dans les usines, des grues, ces énormes engins au moyen desquels quelques hommes agissant sur une roue d'engrenage soulèvent les fardeaux les plus pesants, et en imprimant ensuite, suit un mouvement de rotation, soit un mouvement de translation, les transportent ou les déposent avec la plus grande facilité. C'est cet engin qui, par un mécanisme très-simple, devient lui-même une balance. La difficulté à vaincre était de mettre en oscillation la grue avec tout son mécanisme, de manière à en faire un plateau de bascule. C'est à quoi les inventeurs sont parvenus, en conservant à la grue toute sa puissance et à la balance toute sa sensibilité. On élève le fardeau à la manière ordinaire, et on le pèse dans son état de suspension sans embarras et sans autre perte de temps que celui nécessaire pour reconnaître le poids de l'objet suspendu. Cette machine peut rendre de grands service à l'industrie des transports, et notamment aux chemins de fer, où des voitures entières, des fourgons, des diligences sont enlevés par des grues et placés sur les cadres qui les emportent en convois.

Moulin à bras portatif.-Nous avons tenu à donner à nos lecteurs une idée d'une de ces machines simples et économiques dont l'usage est journalier et indispensable, et qui, par la simplicité de leur mécanisme et la modicité de leur prix, sont à la portée de toutes les bourses et de toutes les positions. Nous avons voulu leur montrer en même temps un des appareils adoptés pour nos frères d'Afrique, et qui, grâce à leur légèreté, peuvent se transporter à la suite des corps d'armées, et donner aux troupes campées et loin de tous les lieux habités l'élément le plus indispensable de la nourriture, une farine bien faite, et du pain frais et de bonne qualité. Le moulin à bras portatif, dont nous donnons le dessin, a réalisé ces avantages. Il se compose, comme tous les moulins, d'une meule fixe et d'une meule tournante. On introduit le blé au-dessus de la meule fixe: il est d'abord concassé par une noix cannelée, puis réduit en farine entre les deux meules; il est bluté dans un tamis qui reçoit son mouvement de va et vient d'une tige mise elle-même en oscillation par une pièce carrée montée sur l'axe des manivelles; la farine tombe dans le fond de la caisse du moulin, et le son est expulsé par un auget qui termine le tamis. Pour empêcher l'écartement des meules, on se sert d'une vis taraudée qui passe dans une traverse fixée à la partie supérieure du moulin, et qui presse sur une griffe scellée dans la meule fixe. Ce moulin, manœuvré par deux hommes, donne 20 kilogrammes de mouture de blé par heure. En remplaçant la noix ordinaire par une noix à grosses dents, il devient propre à moudre du maïs ou d'autres grosses graines. Enfin, on peut remplacer les manivelles par des roues à courroies, et le mettre ainsi en communication avec une machine à vapeur ou une roue hydraulique. L'inventeur de cet ingénieux appareil est M. Tarm.

Machine à sculpter.--Il nous reste à parler d'une des machines les plus intelligentes que nous ayons jamais vues. Avouons d'abord que cette machine n'est pas à l'exposition, mais seulement les œuvres d'art qu'elle a produites.

Nous aurions peut-être dû attendre, pour en entretenir nos lecteurs, notre article sur les objets d'art, mais nous n'aurions eu qu'à les signaler, tandis que la partie vraiment intéressante n'est pas le résultat seulement du travail de cette machine, mais la machine elle-même, dont nous avons pu nous procurer un dessin. Qu'on se figure une série de parallélogrammes articulés qui soutiennent entre eux un cadre, qu'on imagine que ce cadre a de véritables bras, dont les articulations sont des roues et des pignons; des nerfs, des chaînes, des cordes sans fin; des doigts, du fer et les ongles des instruments pointus, ronds, échancrés, à vis, à spirale; qu'on donne à ces bras le mouvement, au moyen d'une machine à vapeur, l'un d'eux va venir s'appuyer sur l'objet à reproduire de manière à suivre délicatement tous les contours, le creux des yeux, la saute du nez, les intervalles des cheveux, et l'autre suivant rigoureusement les mouvements du premier va d'abord, au moyen de deux marteaux glissant l'un sur l'autre, ébauche à coups précipités le marbre qu'il touche; puis, au moyen d'un ciseau, enlever peu à peu les parties que le marteau a laissées; et enfin, au bout d'une heure, vous verrez l'outil intelligent se retirer et présenter à vos regards surpris un nez parfaitement modelé, des cheveux artistement travaillés; enfin une copie semblable en tout au modèle. Tel est l'instrument que nous avons vu fonctionner il y a peu de jours, et peu s'en est fallu que nous ne lui demandions notre buste, séance tenante. Les produits figurent à l'exposition sous le nom de M. Contzen.

Du reste, les machines envahissent tout; à l'exposition nous avons vu une machine à faire des moulures qui, en trois minutes, en a produit dix-sept mètres; pauvres menuisiers! une machine à battre ou plutôt à comprimer le linge; pauvres blanchisseuses! une machine à cambrer les tiges de bottes et à comprimer, sans les battre, les semelles; pauvres cordonniers! une machine à faire des tonneaux, avec une économie de 40 à 70 pour cent; pauvres tonneliers!

Mais rassurez-vous, vous tous qui craignez que les machines ne vous ôtent le travail; partout et toujours la substitution d'un métier au travail manuel a augmenté la consommation et appelé un plus grand nombre de bras. Depuis l'invention du métier à bas, cette marchandise, de luxe autrefois, est devenue une des parties indispensables du plus pauvre vêtement; depuis le métier à la Jacquart les étoffes de soie sont devenues l'apanage de la bourgeoisie; depuis qu'il y a des chemins de fer en Belgique, les marchands de chevaux, les carrossiers, les bourreliers, ont vu doubler leur industrie. C'est qu'à côté d'un progrès est un besoin, et que jamais l'un ne se développe sans être amené, excité et adopté par l'autre.



Le Maroc.

Avant de rendre le dernier soupir, Mahomet avait recommandé à ceux qui lui succéderaient, mais qu'il ne voulut pas désigner, de purger la terre sacrée de l'Islam de tous les infidèles, et de porter la vraie foi jusqu'aux extrémités du monde. Pour obéir à cette loi, les Arabes se répandirent sur la terre. La 22e année de l'hégire, l'an 640 de Jésus-Christ, l'Égypte était conquise. En 645, Abdallah fit une première incursion dans la Numidie. En 665, il se jeta de nouveau sur l'Afrique, à la tête de 40,000 combattants; toujours victorieux, il parcourut, comme s'il eût été guidé par le doigt de Dieu, les plaines, les montagnes, les déserts; et poussant enfin son cheval dans l'Océan qui baigne les côtes du Maroc, «Grand Dieu' s'écria-t-il, tu le vois, la mer seule m'arrête.»

La mer ne devait pas même arrêter les Arabes. Mais, avant de franchir le détroit de Gibraltar, ils firent une halte sur ces rivages où Abdallah les avait conduits.

Les peuples établis alors dans cette partie de l'Afrique septentrionale qui forme l'empire de Maroc actuel, étaient connus sous le nom générique de Maures; mais ils se divisaient en trois tribus principales encore faciles à reconnaître aujourd'hui; les berbères, les Schelloks et les Maures proprement dits. Désire-t-on connaître les conjectures faites sur leurs origines et leur histoire, on n'a qu'à lire l'ouvrage remarquable publié en 1787 par Chénier, le père des deux Chénier, sous ce titre: Recherches historiques sur les Maures et Histoire de l'Empire du Maroc. Depuis leur établissement dans ces contrées, ils avaient presque toujours été subjugués par leurs voisins. Ainsi, ils s'étaient soumis tour à tour aux Carthaginois, aux Romains, aux Vandales, aux Grecs du Bas-Empire. Souvent ils tentèrent de se révolter contre leurs occupants: ils furent toujours défaits. Deux fois ils repoussèrent l'invasion arabe, deux fois les nouveaux conquérants revinrent avec des forces supérieures, et triomphèrent de leur résistance. Enfin, retrouvant chez eux leurs propres habitudes, les Arabes persuadèrent aux Maures qu'ils avaient une origine commune; ils leur firent adopter leur religion, et, pour occuper leur activité turbulente, Mouza-Ben-Nozeir en emmena un grand nombre avec lui à la conquête de l'Espagne.

Une seule bataille, celle du Guadalete (710 ou 711), décida du sort de la monarchie des Goths. Les Arabes et les Maures, victorieux, fondèrent en Espagne un royaume qui devait durer huit siècles. Deux années leur avaient suffi pour achever leur conquête; il fallut huit cents ans aux Espagnols pour la leur reprendre. Ce ne fut qu'en 1491 qu'Abdallah-al-Zaquir céda au roi Ferdinand la ville de Grenade, et pleura comme une femme en quittant ce dernier asile qu'il n'avait pas su défendre en homme. En vain les Maures qui restèrent en Espagne, appelés désormais les Mauresques, embrassèrent la religion catholique, et se soumirent d'abord sans murmurer à tout ce qu'on exigea d'eux, la tyrannie croissante de leurs oppresseurs les força de se révolter; et en 1610, un arrêt de Philippe III les bannit du royaume. L'émigration dura jusqu'à la fin de 1611. Pendant les trois aimées suivantes, on fit dans toute l'Espagne les plus minutieuses recherches pour découvrir ceux, qui avaient échappé à la commune proscription. En 1614 les commissaires chargés de ces perquisitions déclarèrent qu'ils avaient accompli les ordres du roi, et que l'Espagne était délivrée du serpent réchauffé dans son sein.

Plus de deux siècles se sont écoulés depuis cette époque, et une guerre nouvelle menace d'éclater entre les Arabes-Maures et les Espagnols. Cette fois, ce sera l'Espagne qui prendra l'offensive, qui fondra peut-être un royaume chrétien sur une terre infidèle, et qui portera à son tour les bienfaits de la civilisation chez un peuple ignorant et barbare. Elle a pu pendant longtemps oublier de venger ses anciennes injures; mais l'insulte qui vient de lui être faite tout récemment exige une réparation prompte et éclatante.

Il y a quelques mois, le vice-consul d'Espagne à Mazagan, M. Victor----------


[Texte corrompu.]


Maroc.--Vue générale de Tétouan.

Le sultan a proclamé la guerre sainte contre les infidèles; il lève des troupes, il amasse des provisions, distribue des armes, etc.

La Sardaigne, avons-nous dit dans notre dernier numéro (voir Histoire de la Semaine, p. 162), a consenti à accepter les excuses de l'empereur de Maroc. Muley-Abd-er-Rahman a déclaré, en effet, à S. M. sarde, qu'il était très-affligé de ce qui était arrivé, et que pareille chose ne se renouvellerait plus.

L'Espagne obtiendra-t-elle une semblable réparation? Et si elle l'obtient, s'en contentera-t-elle? Nous ne le pensons pas.


Retour de noce, à Tanger.

D'ailleurs, il ne s'agit pas seulement pour l'Espagne, dans ce différend, de tirer une vengeance complète de l'attentat commis à Mazagan sur la personne de son représentant; un plus beau rôle lui est réservé. Qu'elle comprenne sa situation, et qu'elle en profite, dans son intérêt personnel comme dans l'intérêt de l'Europe et de l'humanité.

L'Orient a longtemps débordé sur l'Occident. C'est l'Occident qui déborde sur l'Orient. Le Nord envahit le Midi, la Russie s'apprête à s'emparer de Constantinople; l'Autriche passe les Alpes et s'étend dans les plaines de la Lombardie et le long des rives de l'Adriatique; l'Angleterre a conquis l'Asie; Gibraltar et Malte lui appartiennent; la France jette dans l'Algérie les fondements d'une puissance inébranlable, en attendant qu'elle réalise en Égypte les grands projets de Napoléon; la civilisation européenne se répand sur tous les points du globe, mais nulle part elle ne fait de plus grands progrès qu'en Afrique; seul, l'empire du Maroc avait échappé jusqu'ici à la loi commune; seule, l'Espagne, si malheureusement occupée de ses guerres civiles, n'a pas encore cherché une nationalité complémentaire sur la côte musulmane de la Méditerranée.


Abraham, Juif tangérien, interprète du consulat de France.


Aitja, juive marocaine.


Mohammed, soldat marocain.

«La collision qui menace d'avoir lieu entre le gouvernement espagnol et l'empire de Maroc n'est donc point un fait isolé, disait il y a quelques jours le journal l'Algérie, elle se rattache aux événements qui la précèdent; si elle n'en est pas la conséquence, elle en est au moins le complément nécessaire. Pour éclater, elle n'attendait qu'une occasion. A Mazagan, c'est un coup d'yatagan, comme à Alger ce fut un coup d'éventail. «Il existe une coïncidence remarquable entre les phases de cette gravitation méditerranéenne et la circonstance principale du mouvement intérieur qui modifie la face de l'Europe.

La première révolution française épanche sa sève sur l'Égypte; la révolution de 1850, sur Alger; la révolution espagnole, sur le Maroc.

«Ce besoin d'expansion, qui accompagne toujours les crises politiques, est, en effet, un de ceux qui travaillent aujourd'hui l'Espagne. Mais, du côté de l'Europe, les portes du temple de Janus sont fermées; du côté de l'Océan, les colonies qui ouvraient jadis un large débouché à l'activité espagnole, n'existent plus que dans l'histoire; la formidable armada a passé en d'autres mains. Le sud est la seule direction dans laquelle les passions qui agitent la Péninsule puissent trouver une issue légitime; que l'Espagne franchisse donc le détroit, et toutes les volontés, aujourd'hui divergentes, viendront se réunir sur le terrain neutre de la gloire et de la dignité nationales.

«L'empire de Maroc lui-même semble attendre, pour renaître à une autre vie, une commotion électrique. Lui-même est en travail de révolution, et quoiqu'il soit très-difficile d'en prévoir les suites, on peut affirmer que cette révolution ne tardera pas à éclater. L'élément berbère a dominé de tout temps dans la population marocaine; il occupe à la fois les grandes plaines qui règnent au S.-E. et les énormes massifs qui s'élèvent au centre de l'ancienne Tingitanie. Depuis quelques années, une fermentation sourde agite ce vieux sang autochtone; elle se manifeste par des envahissements progressifs sur la race arabe, et elle saisira toutes les occasions qui favoriseront son développement. On peut donc être sûr que les embarras de l'empereur dans sa lutte avec l'Espagne n'inspireront aux berbères que bien peu de sympathie. Le trône des Chérifs recevra donc, même à sa base, des atteintes qui l'ébranleront.


El-Atari, principale rue de Tanger.


Enterrement à Tanger.

«C'est dans les habitudes diplomatiques surtout que la réforme est devenue nécessaire. Dernier représentant de la théocratie musulmane, l'empereur du Maroc a conservé toute l'arrogance d'un sultan, unie à l'intolérance d'un marabout. Jamais, depuis des siècles, il n'a mesuré ses forces contre des forces européennes; il en est encore au point où en était le bey d'Alger, lorsque, plein de confiance en lui-même, il laissait tranquillement débarquer les troupes françaises à Sidi-Ferudj, dans la crainte, disait-il, qu'elles ne lui échappassent. Il est temps enfin de faire savoir à cet insolent potentat que l'Europe a quelque chose à lui apprendre, et d'opposer à cet aveuglement fanatique les leçons de la réalité.»

Qu'ont fait les Maures et les Arabes de ce beau et fertile pays dont ils se sont partagé la souveraineté? Ils ne savent pas même profiter de ses ressources naturelles. Au lieu de se civiliser, au lieu de rester stationnaires comme les Chinois et comme certains peuples de l'Asie, ils se barbarisent, qu'on nous permette cette expression... «Les bouleversements que les Maures ont éprouvés après qu'ils ont été repoussés d'Espagne en Afrique ne présentent aucune variété qui puisse intéresser le lecteur, dit Chénier, et déguiser la bassesse de leur esclavage et la férocité de leur usurpateur; c'est un thème continuel et presque uniforme de dévastations et de forfaits qui ne permet pas de se distraire un instant sur les malheurs attachés à l'humanité. Un voit dans Salluste et dans Procope, qui sont, de tous les historiens qui ont parlé des Maures, ceux qui méritent le plus de confiance, que le temps n'a point influé sur leur génie et sur leur caractère. Ils sont encore, comme le dit Salluste, inconstants, perfides et incapables d'être retenus par la crainte ou par les bienfaits.» Leur vanité égale leur ignorance. Ils se croient tellement supérieurs aux nations de l'Europe, qu'ils ne veulent ni les visiter, ni les laisser pénétrer chez eux. Pour franchir les limites de l'empire ou dépasser les murailles des ports de mer, il faut avoir obtenu une autorisation expresse et spéciale du sultan.


Muley ben Yusuff, marchand marocain.


Simja, Juive tangérienne.


Ali, paysan des environs de Tétouan.

Aussi le Maroc a-t-il très-rarement été visité. La plupart des voyageurs qui se sont avancés un peu loin dans l'intérieur du pays, étaient, comme Lemprière et le docteur Brown, des médecins dont le sultan malade sollicitait les secours. Un des derniers ouvrages publiés sur le Maroc porte la date de 1853. Son auteur est un capitaine anglais nommé Washington. Trois chargés d'affaires français ont été envoyés dans ce royaume depuis 1830; mais les résultats de ces missions officielles sont restés jusqu'à ce jour enfouis dans les cartons de nos ministères. Nous empruntons à la relation anglaise du capitaine Beauclerk (1826). un des compagnons du docteur Brown, les détails suivants sur la capitale de l'empire et sur l'empereur actuel, qui règne depuis 1822:

«Tout à coup, dit Beauclerk, la ville impériale vint frapper nos regards, assise avec ses musquées, ses minarets, sa forteresse, au centre d'une vaste plaine couverte de palmiers, et, dans le fond, les neiges éternelles de l'Atlas se détachant sur l'azur du ciel à une hauteur de onze mille pieds. Tandis que nous jouissions en silence de ce magnifique coup d'œil, notre guide fit faire halte à sa troupe, et ils prièrent en commun pour la santé du sultan leur maître, après avoir remercié Allah de l'heureuse issue de leur expédition.

«Maroc est entouré de remparts à mâchicoulis en terre glaise, de 50 pieds, de hauteur, avec des fondations en maçonnerie, et garnis de tours carrées, à cinquante pas l'une de l'autre; ils ont six milles de tour, et on pénètre dans la ville par onze doubles portes; mais sa population n'est pas en rapport avec sa vaste enceinte; elle renferme de grands jardins et des terrains ouverts de vingt à trente acres d'étendue. Le palais du sultan, situé hors de la ville, du côté du midi, est une vraie forteresse représentant un carré, long de quinze cents verges sur six cents, divisé en jardins et en pavillons isolés qui forment la résidence impériale. Les pièces en sont carrelées en tuiles de diverses couleurs, et n'ont d'autre ameublement qu'un tapis et des coussins.

M. Beauclerk raconte ainsi sa visite au sultan:

«On nous conduisit dans un jardin spacieux, entouré d'une haute muraille, planté d'arbres à fruits de diverses espèces, et arrosés par des ruisseaux descendus de l'Atlas. On eût dit un jardin potager d'Europe. A peine notre guide se fut-il avancé de deux pas, il s'arrêta tout court comme un homme frappé de la foudre ou comme, un vieux chasseur qui vient d'apercevoir un lièvre au gîte; puis, s'agenouillant jusqu'à terre et portant la main à son front, il se tint immobile, le cou allongé, les yeux fixés et les bras étendus, pour nous empêcher d'avancer; en même temps il se dépêchait de crier: Seedna! Seedna! (notre seigneur!) Mes yeux suivirent la direction que les siens avaient prise, et, à une distance d'environ quatre cents pas, j'aperçus le sultan, qui se dirigeait de notre, côté, et qui nous fit aussitôt signe de la main d'approcher. Nous obéîmes à cette invitation, et après l'avoir salué, nous remîmes nos chapeaux, tandis que notre interprète, qui était juif, s'empressait d'ôter ses souliers. Le sultan est, à en juger par l'apparence, un homme d'environ quarante-deux ans, déjà fort gras, et condamné à prendre encore de l'embonpoint, d'une taille de cinq pieds neuf pouces; sa physionomie est naturellement douce et agréable; malheureusement une tache qu'il a sur l'œil gauche en gâte l'expression, en faisant croire qu'il louche. Sa barbe est courte, noire et touffue. Il est le seul homme de son royaume qui la laisse croître; car la crainte de voir se renouveler des accidents semblables à ceux dont divers sultans ont été victimes ne permet à aucun rasoir d'approcher de la gorge royale. Nous causâmes d'abord de l'Angleterre, qu'il regarde comme sa plus chère alliée; puis, après nous avoir demandé amicalement des nouvelles de notre santé, il donna l'ordre au caïd de nous montrer tous les jardins. Alors il fit un signe de la main, nous le saluâmes et nous nous retirâmes. Durant tout le temps que dura notre conversation, il resta assis sur un coussin de drap ronge placé sur un rebord saillant du mur du jardin, construit tout exprès pour cet usage. C'est là qu'il reçoit toutes ses visites Jamais il n'est permis de s'asseoir en sa présence, et il n'offre à personne des rafraîchissements; cependant ses manières paraissent aussi simples que son costume...

«Le sultan Muley-Abd-er-Rahman paraît justifier l'opinion qu'avait de lui son oncle Muley Slieinau ou Suleiman, qui le nomma par son testament le seul héritier de sa couronne et de son royaume, au préjudice des droits de ses dix-huit fils, parce qu'il le regardait comme, un homme doux, sensé et juste. En effet, il n'a pas consolidé son trône, selon la mode orientale, en exterminant la famille du dernier sultan, mais en se faisant aimer de ses sujets, et en se montrant le père et le bienfaiteur de ces enfants dont il avait pris la place...

«La journée de Muley-Abd-er-Rahman est ainsi réglée: le matin il se lève avec le jour, et, après avoir dit ses prières, il se promène seul, à pied dans ses jardins, donnant des ordres à ses ouvriers. A huit heures il monte à cheval, et il galope pendant deux ou trois heures, escorté de tous ses grands caïds ou capitaines. La maladie pour laquelle il avait désiré consulter le docteur Brown (les hémorroïdes) était considérablement aggravée par cet exercice quotidien; mais son médecin lui conseilla vainement de prendre un peu de repos. «Me prescrire de ne pas me promener tous les jours à cheval avec mes caïds, répliquait-il invariablement, c'est m'ordonner d'abdiquer. Le cheval est le trône des empereurs de Maroc.» Cet exercice terminé, il se retire dans les appartements de ses femmes, où il reste jusqu'à quatre-heures du soir, goûtant les plaisirs du bain et toutes les autres jouissances physiques que peuvent lui procurer les innombrables beautés de son harem. A quatre heures, il se rend à la mosquée pour y faire ses prières du soir; puis il emploie le reste de la soirée, soit à se promener à cheval, soit à régler quelques affaires d'État.»

Muley Abd-er-Rahman est un rejeton de la famille des Chérifs qui possède le trône du Maroc depuis le commencement du dix-septième siècle.--La couronne impériale est héréditaire, mais ce n'est pas d'ordinaire le fils aîné du monarque défunt qui en hérite; elle passe sur la tête du plus capable, du plus habile ou du plus audacieux de ses nombreux enfants.

On ne connaît pas d'une manière précise la population et les ressources de l'empire du Maroc. Les derniers chiffres publiés par les statisticiens sont les suivants:

        Étendue, 13,712 milles carrés.
        Population, 14,800,000 habitants.
        Revenu, 25,000,000,
        Forces de terre, en temps de paix     36,000 hommes.
                --       en temps de guerre, 100,000  --
        Forces navales, 24 bâtiments.

Outre les trois tribus maures dont nous avons parlé (les berbères, les schelloks, les maures), et les arabes, la population totale de l'empire du Maroc compte un grand nombre de juifs qui sont plutôt, tolérés qu'acceptés, et auxquels ou vend cher cette tolérance. «Sans compter les contributions extraordinaires, dit un voyageur français. M. Charles Didier, ils sont soumis à un tribut annuel considérable et paient pour tout, même pour porter des souliers qu'ils doivent ôter vingt fois par jour devant les mosquées, devant les sanctuaires, devant la maison des santons et des grands.»

Une vue générale de Tétouan, une rue de Tanger, une scène d'un mariage, un enterrement et six costumes, tels sont les seuls dessins originaux que l'Illustration a pu se procurer sur le Maroc; elle les doit à M. Pharamond Blanchard, qui a eu le bonheur rare de visiter les côtes du Maroc sur un navire espagnol, et qui, caché dans la maison d'un consul, a pu faire à la hâte quelques croquis; car les habitants du Maroc ne permettent jamais à un étranger de dessiner.

La vue générale du Tétouan et les costumes ne nécessitent aucune explication.

Quant à la rue de Tanger, que représente notre dessin, elle se nomme El-Atari; c'est la rue principale de la ville, car elle la traverse du nord au sud, et on y trouve non-seulement les habitations des consuls, mais les plus belles boutiques de l'empire, espèces d'antres noirs et profonds creusés dans le mur. Toutes les maisons du Maroc se ressemblent: ce sont de grosses masses carrées, sans fenêtres, surmontées d'une terrasse au lieu de toit, et passées à la chaux. La mosquée., le bazar et le fondaqué (auberge) de Tanger se trouvent également dans cette rue.

Les bornes qui nous sont imposées ne nous permettent pas de donner ici des détails sur les mœurs et les coutumes des habitants du Maroc. On en trouvera dans l'ouvrage de Chénier déjà cité, dans les voyages de Lemprière, des capitaines Beauclerk et Washington. Nous terminerons cet article, nécessairement incomplet, par une courte explication des deux dessins de M. Pharamond Blanchard, représentant une noce et un enterrement.

Pendant le séjour de M. Blanchard à Tanger, un Maure de la montagne vint se marier à la ville. La cérémonie achevée, la noce retourna dans la montagne. La mariée était assise dans une sorte de cage formée avec des morceaux de bois et de la percale blanche, et surmontée d'un dôme de percale bleue; deux Maures soutenaient de chaque côté cette cage, posée sans aucun lien qui l'assujettit sur la selle du cheval; le marié, à cheval, suivait sa femme, conduit par deux parents; derrière les époux se pressait un nombreux cortège de parents et d'amis. Les Maures armés,--et presque tous les Maures ont des armes,--qui voyaient passer la noce, tiraient, on signe de joie, des coups de fusil.

S'ils dérobent aux regards indiscrets les charmes des nouvelles mariées, les Maures ne se donnent même pas la peine de jeter un linceul sur les cadavres qu'ils portent en terre. Ils ont l'habitude d'enterrer les morts aussitôt après leur décès, et, à défaut de bière, ils se servent, pour les conduire au cimetière, de tout ce qui leur tombe sous la main. Ainsi, M. P. Blanchard vit, à Tanger, enterrer un vieillard sur une échelle.



Le dernier des Commis Voyageurs.

(Voir t. III, p. 70, 86, 106, 118 138, 150 et 170.)


VIII.

RÉCIT.--LES AMOURS DE POTARD.

«Heureusement pour nous, continua Potard, le soldat de l'empire n'était plus en état de donner à sa menace tous les développements qu'elle comportait. Sous l'influence d'un nectar infiniment prolongé, ses idées couraient déjà les champs et sa langue faisait irrégulièrement son service. Aux ballottements de la tête, aux clignotements de l'œil, il était facile de reconnaître que Poussepain venait de s'imbiber outre mesure, et quand il prit la parole, sa voix avait cet accent nasal qui est la musique des buveurs.

«--Voici la chose, dit-il... Nous venions de passer sur le ventre à cinq cent trente-six mille cosaques... j'étais du neuvième corps... à l'arrière-garde... en bataille sur les hauteurs pendant que la grande armée opérait sa retraite... Victor nous dit: «Enfants! il faut tenir ici deux jours, autrement l'Empereur est cerné!...» Les mots nous électrisent... Deux ponts avaient été jetés sur la Bérésina... fleuve de malheur!... Eblé était là, le brave Eblé!... c'est bien... Napoléon passe... Eugène aussi... Davoust, Ney aussi... Les cuirassiers de Caulaincourt défilent sur les ponts... Nous restons cinq mille hommes contre cent mille... très-bien! à part un givre qui nous blanchissait les moustaches... Les Russes nous chargent... de mieux en mieux... les obus pleuvent... la mitraille nous prend en écharpe... personne ne bouge... Il s'agissait de sauver l'Empereur... Fallait voir ça, Potard... c'était superbe... quarante-huit heures sans reculer d'une semelle... à cheval de nuit et de jour... quels hommes! Dieu, quels hommes!... le moule en est perdu!... Mais vous ne buvez pas, voyageur? Est-ce que vous seriez malade?... Allons, pays encoure un rouge bord... c'est innocent au possible... une vraie pelure d'oignon... A la mémoire du général Eblé... brave Eblé!... Sans lui, il faillit passer l'eau à la façon des canards!... Brave Eblé!... Voilà un nuits un peu chouette!... Qu'en dites-vous, voyageur?

«--Un breuvage des dieux, capitaine, répondis-je en vil flatteur.

«--Pour en revenir à la Bérésina, reprit Poussepain, le neuvième corps la traversa des derniers... Le brave Eblé avait fait sa besogne en conscience... mais les ponts en bois ne sont pas de fer... et puis, voyageur, pour arriver à l'autre bord, il fallait passer sur le corps de vingt-cinq mille des nôtres, des traînards, des blessés, des fournisseurs, des infirmiers, des vivandiers, tous les goujats du camp... Ces malheureux se pendaient à la queue de nos chevaux ou restaient empilés sur les travées des ponts... Pas moyen de tortiller... les Russes étaient sur notre dos. «En avant!» dis-je à mes hommes, et le régiment balaya tout ce qui se trouvait sur son passage... c'étaient des jurons, des cris, des imprécations! Que voulez-vous, voyageur: la guerre n'a pas été inventée pour les poules mouillées.. Une supposition que le brave Eblé n'eût pas été là, quel plongeon nous faisions tous! Mais il était là, le brave Eblé!... Nous franchîmes donc la Bérésina...

«--A la bonne heure m'écriai-je, croyant être quitte du récit.

«--Un instant, voyageur; nous ne sommes pas au bout... La grande armée campe devant Zembin, et l'Empereur la quitte... Jusqu'alors sa présence nous avait soutenus... Quand il fut loin, la grêle tomba sur l'armée... le froid nous arrachait la peau... notre haleine se changeait en glaçons... Le dernier du mes trois chevaux s'affaissa entre mes jambes... je voulus le relever, il était gelé... Un dragon à pied, jugez du coup d'œil!... J'arrivai au bivouac, abîmé, exténué... On fit rôtir du cheval; c'était notre ordinaire... j'y ajoutai quelques gouttes d'eau-de-vie et je m'endormis devant un grand feu... Au réveil, autre histoire, et comble de calamité... je veux me relever, impossible... je porte la main à mon nez; l'organe est insensible, on l'eût dit de carton... j'essaie de me servir de mes pieds... ce n'est plus de la chair, c'est du marbre... La position devenait gênante... se voir métamorphosé en bloc de glace, quelle humiliation pour un homme!... Pour en sortir, je fais un dernier effort; je me précipite dans la neige et me frictionne avec ce liniment... Idée de salut! c'est à elle que je dois mon nez, qui risquait de tomber au pouvoir des Russes... Le nez me revint, voyageur; mais l'orteil resta à la bataille... O! l'affreuse nuit! ajouta Poussepain avec amertume, la déplorable nuit, qui a empoisonné toutes celles que j'ai passées depuis lors sur cette terre... Potard, voulez-vous que je vous donne un bon conseil?

«--Volontiers, capitaine, répondis-je.

«--Ne vous laissez jamais geler, mon camarade. Le sabre possède des qualités rafraîchissantes; le plomb est l'ami du soldat; mais le froid ne pardonne jamais. Un homme qui a été gelé, ne fût-ce qu'un quart d'heure en sa vie, peut se dire en bien mauvais état.

«--Je ne sais, dit Potard reprenant la parole pour son compte, lequel agissait le plus en ce moment sur Poussepain, du vin ou du souvenir; mais il en était arrivé à un point d'abandon et d'attendrissement extraordinaires. Se penchant vers mon oreille afin de n'être pas entendu d'Agathe, il compléta sa confidence par le plus singulier des aveux: puis il ajouta sur un ton lugubre:

«--Oui, en bien mauvais état!

«L'ivresse, accrue par l'exaltation qu'occasionne toujours un long monologue, était arrivée à son dernier paroxysme. L'ancien dragon balbutia encore quelques mois, auxquels se mêlait le nom du général Eblé, du brave Eblé; mais peu à peu les sons devinrent plus confus, et la tête alourdie finit par prendre un point d'appui sur la table. Le bourgogne opérait; Poussepain s'endormit profondément.

«Je me sens incapable, jeune homme, de vous rendre les sentiments qui m'assiégèrent alors. Tout le passé venait d'être éclairé à mes yeux d'une manière soudaine; je comprenais ce qu'il y avait d'inexplicable dans l'existence de ce ménage; l'énigme de cette maison n'avait plus rien d'obscur pour moi. Tant que l'ancien ne me parut pas entièrement absorbé par le sommeil, je ne le perdis pas de vue, craignant un piège et surveillant ses moindres mouvements; mais sitôt que je le vis plongé dans une immobilité profonde, je me tournai vers Agathe et fixai sur elle un regard triomphant. La jeune fille le soutint avec une candeur angélique. Rien ne semblait pouvoir altérer la pureté, la sérénité de son visage. Cependant nous restions seuls pour la première fois, et cet isolement aurait dû faire naître un peu de confusion chez la femme la moins expérimentée. Agathe n'éprouvait rien de pareil; elle semblait partagée entre le bonheur que lui inspirait ma présence et la pitié que lui causait l'état de son mari. Pendant qu'ivre d'espoir et en butte à une tentation invincible, je contemplais ce visage céleste et tant de trésors méconnus, elle s'absorbait tout entière dans les soins qu'exigeait cet incident, mettait un peu d'ordre autour d'elle, cherchait à rendre plus commode l'oreiller sur lequel Poussepain exhalait les fumées de l'ivresse. J'étais si heureux de ce spectacle, si fier de ma proie, si assuré de la victoire, que je ne fis rien pour la distraire de cette occupation. Quand elle eut achevé, elle revint vers moi, me prit la main avec une vivacité charmante et la pressa sur son cœur. C'était le dernier aveu de la pudeur vaincue. Une partie de la nuit s'écoula dans ce tête-à-tête, et je pus quitter la maison avant que Poussepain fût sorti de son assoupissement.

«Six jours après cette aventure, je quittai Dijon. Depuis longtemps les Grabeausec se plaignaient de ma négligence; les affaires en souffraient, et Alfred, de la maison Papillon, avait profité de cette éclipse pour embaucher une partie de ma clientèle. Il était temps de se livrer à une revanche; elle ressembla au réveil du lion. En moins de quatre mois je fis une tournée générale et enlevai à la course pour 500,000 fr. de commissions. On eut dit Napoléon dans son retour de l'île d'Elbe: j'allais de clocher en clocher. Alfred, de la maison Papillon, détalait devant moi, et quittait les villes où je plantais mes aigles. Jamais je n'avais eu plus d'orgueil, plus d'aplomb, plus de confiance; je me donnais des airs de conquérant qui subjuguaient l'épicier et anéantissaient le droguiste... Ceux qui semblaient le plus animés contre moi se retournaient à ma vue, et, convertis par quelques mots à effet, reprenaient la cocarde des Grabeausec. Cette campagne, Beaupertuis, a laissé des souvenirs dans l'histoire des voyages: j'eus mon 20 mars en attendant mon Sainte-Hélène.

«Je viens d'évoquer un rapprochement avec Napoléon; je dois y ajouter une petite couleur d'Annibal. Quand on a brillé dans une partie, on a le droit de puiser chez tous les grands hommes; comme eux j'appartiens à la postérité. C'est pour vous dire, Édouard, que si je conduirais la clientèle d'une maniéré aussi militaire, un espoir m'y animait et un désir bien vif me soutenait en cela. Je songeais aux délices de Capone, et je voulais m'en passer la fantaisie: voilà le trait par lequel j'étais légèrement Annibal. Revoir Dijon, et, avec Dijon, la maison de la place Sainte-Bénigne, et, dans cette maison, l'ange qui la remplissait de lumière, telle était mon idée, le mobile qui me rendait si fort contre l'épicerie en révolte, et si supérieur à Alfred, de la maison Papillon. Que pouvaient dire désormais les Grabeausec? J'amenais à leurs pieds la clientèle repentante et vaincue; je les couvrais de mes lauriers, je les enivrais de l'encens de mes triomphes: Alfred était mâté; il expiait ses succès éphémères. Aussi, dès que ma tournée fut achevée, repris-je le chemin de la capitale de la Bourgogne: j'en avais évidemment le droit.

«Je revis Agathe; quatre mois d'absence l'avaient bien changée. Les airs de jeune fille qui l'animaient autrefois avaient disparu; mais une beauté plus sérieuse était empreinte sur son visage. Un cercle bleuâtre entourait ses yeux et leur donnait une grâce mélancolique; sa lèvre n'avait plus le même incarnat, ses joues me semblèrent polies; ce n'était plus ni sa taille de guêpe, ni ses mouvements de gazelle. Je me doutais du motif de cette métamorphose, et au premier moment mon cœur s'en enorgueillit. Cependant Agathe semblait en proie à une tristesse profonde. Heureuse de ma présence, elle semblait néanmoins plus retenue, plus timide qu'autrefois, et je voyais des larmes trembler au bord de ses paupières. Dans une première visite, il me fut impossible d'avoir avec elle le moindre entretien: Poussepain était là, non plus vaincu par le vin, mais vigilant, sévère et soupçonneux. En me reconduisant jusqu'à l'escalier, elle put seulement me dire avec une expression douloureuse: «Mon ami, vous m'avez perdue!»

«Vous le devinez, Beaupertuis, Agathe allait être mère. Jusqu'alors elle avait pu cacher sa faute à son mari, mais le moment arrivait où toute feinte serait impossible. C'était grave, et en y réfléchissant mieux, je ne vis au bout de cet événement que deuil et abîme. Nous n'avions pas affaire à un époux de comédie; Poussepain avait pu désarmer devant moi et cacher ses griffes à cause de mon humeur joviale; dans tout cela il n'y avait qu'une trêve. Au premier soupçon, au moindre indice, son naturel farouche devait reparaître, et une vengeance terrible pesait sur nous, pour ce qui me reperdait personnellement, j'étais prêt à tout; mais il s'agissait de sauver cette malheureuse victime que le vieux soldat allait déchirer de ses mains, de l'arracher de cette maison qui menaçait de devenir sa tombe. Devant un tel péril, il n'y avait qu'un parti à prendre, c'était de fuir au plus tôt. Agathe n'y consentit pas d'abord; elle voulait mourir où l'enchaînait son devoir; mais j'invoquai mon amour, je lui parlai de son enfant, et elle céda. Il fut convenu que je lui chercherais un asile où elle put se croire à l'abri des poursuites, et où elle attendrait le moment de sa délivrance.

«Agathe avait été élevée et nourrie dans le village de Val-Suzon, endroit délicieux qu'arrose un ruisseau charmant et qui forme une sorte d'oasis au sein d'une chaîne de collines. Quoique éloigné seulement de quelques lieues de la ville, le Val-Suzon n'est peuplé que de pâtres et il est rare que le citadin s'aventure dans ses profondeurs; l'artiste seul et l'ami de la nature peuvent se plaire à de tels sites. Ce fut là qu'Agathe m'envoya à la découverte. Le lieu me parut favorable à nos desseins; il était calme, salubre et solitaire. J'y achetai une maisonnette et la fis arranger du mieux qu'il fut possible: quelques meubles, des hardes et les objets les plus nécessaires dans un ménage, furent apportés de la ville et rendirent ce séjour habitable. Au Val-Suzon vivaient de braves gens qui avaient soigné Agathe dans sa première enfance; je les trouvai tout dévoués pour celle qu'ils nommaient encore leur fille. Ils m'aidèrent dans mes préparatifs, surveillèrent l'installation de la maisonnette, et, quoique pauvres, voulurent contribuer aux premiers approvisionnements.

«Tout était disposé dans cette retraite, et il ne s'agissait plus que de combiner les moyens de fuite, d'en choisir le jour et l'heure, de manière à échapper à la surveillance de Poussepain. La chose offrait de grandes difficultés, pour que les soupçons du guerrier ne se portassent point sur moi, il avait été convenu avec la jeune femme que je paraîtrais moins souvent chez le fabricant de moutarde et que j'éviterais ce qui pourrait trahir notre connivence. Aussi, volontairement, je m'étais privé des occasions où nous pouvions nous concerter. D'un autre côté, les méfiances de Poussepain s'étaient subitement réveillées; parfois, à table, il lui échappait des allusions qui avaient un sens farouche, et, de loin en loin, il jetait des regards sombres sur son sabre de cavalerie. Lorsque Agathe entendait ces propos et apercevait ces gestes menaçants, il lui prenait des frissons affreux, et souvent il lui vint la pensée de se précipiter aux genoux de son mari afin de lui demander grâce. Il fallait en finir; une pareille situation ne pouvait se prolonger sans danger. A tout événement, je tins un cabriolet préparé aux portes de la ville et résolus de profiter de la première circonstance. Poussepain sortait rarement, mais ses affaires l'obligeaient néanmoins à quelques absences. Un soir je le vis entrer au café Militaire, et à l'instant même j'allai frapper chez lui. Agathe n'était pus prête, elle faisait quelques objections; je l'enlevai dans mes bras, traversai la partie solitaire de la ville, et la portai ainsi jusqu'il la voiture. Cinq minuits après, nous roulions sur la route du Val-Suzon. J'étais un Pierre Bonaventure, et Agathe était ma Bianca Capello; passez-moi le souvenir historique.

«Si j'en avais le temps, Beaupertuis, je vous raconterais ici une pastorale du genre le plus sentimental. Je vous peindrais d'abord les paysages du Val-Suzon et les petites fleurs bleues ou jaunes qui émaillent les berges du ruisseau; vous y verriez les troupeaux broutant les gazons de la montagne, et les villageoises allant à la glandée au bruit de la cornemuse et du cornet à bouquin. Les peintures-là sont d'un genre très-moderne; on les recommence vingt fois de la même manière et toujours avec un nouveau succès. Certes, s'il est des sites au monde qui méritent cet honneur, ce sont ceux du Val-Suzon. J'y ai passé, à coté d'Agathe, des journées entières à voir couler l'eau du torrent et à entendre chanter les fauvettes sur la cime des peupliers. La pauvre enfant retrouvait dans tel air pur la santé et le bonheur; elle ne se souvenait plus qu'elle avait été madame Poussepain; son mariage lui paraissait un mauvais rêve. J'étais son seul époux, son seul maître, sa seule pensée et son seul amour. Aucun droit ne se plaçait à côté du mien, n'en ternissait la pureté et n'en diminuait la valeur. En se retrouvant près de la nature, Agathe se sentait libre de tout lien de convention et prenait le ciel pour témoin et pour complice.

«J'ai vu s'écouler dans ces solitudes les semaines les plus heureuses de ma vie. Le travail n'en souffrait pas; seulement, quand j'avais exploité une ville de la Bourgogne et récolté la fleur des affaires, je laissais mes rebuts aux autres et venais me reposer pendant quelques jours au Val-Suzon. Là, je menais la vie d'un sultan; j'étais le roi, l'oracle du village. Les notables accouraient, à la veillée, s'asseoir chez moi autour d'un broc de vin, et je les comblais de cavatines et de romances. Agathe réunissait les femmes dans une autre pièce et tournait le rouet avec elles. Quand le temps était beau, nous faisions des courses aux environs, à Curtis et à Étaulle; nous nous enfoncions dans les châtaigneraies et dans les forêts de chênes, nous recueillions en chemin les baies des prunelliers ou ramassions les fraises des bois. C'étaient des joies d'enfant, des rires sans fin, assaisonnés de déjeuners sur l'herbe. Je tournis décidément au champêtre.

«Cependant le terme de la grossesse s'approchait et il fallait songer aux derniers préparatifs. J'avais à Dijon un médecin qui m'était dévoué; malgré la distance, il me promit de venir assister Agathe. La layette était prête, la nourrice aussi; nous avions choisi une belle et fraîche villageoise dont le lait devait arriver à point. On la nommait Marguerite...

--Marguerite, dit Édouard, par un entraînement presque involontaire.

--Oui, Beaupertuis, Marguerite; c'était ainsi que s'appelait la nourrice. Oh! nous avions songé à tout, même au nom de l'enfant. Un garçon se serait nommé Pierre, une fille devait se nommer Jenny.

--Jenny!» répéta Édouard, mais sur un ton plus bas cette fois et en se contenant.

Potard ne parut pas disposé à abuser de son embarras, et il reprit;

«Tout était prêt; j'avais arrangé ma besogne de manière à pouvoir rester trois semaines auprès d'Agathe; je voulais me trouver là dans le moment critique, et ne la quitter que lorsqu'elle serait entièrement hors d'affaire. Jusqu'alors tout nous avait réussi, aucun nuage n'avait traversé notre bonheur. Dans les premiers jours qui suivirent la fuite de sa femme. Poussepain avait jeté un feu du diable; mais depuis ce temps, le volcan semblait s'être apaise, et une résignation sourde prenait la place de cette bouillante colère. Peut-être se doutait-il d'où venait le coup, et dans la crainte d'être épié, je mis, dans le début, une extrême circonspection dans mes démarches. Ce n'était qu'à la suite de longs circuits et avec la certitude de n'être pas suivi que je me rendais à la montagne. Plus tard, j'y apportai un peu moins de prudence; je ne croyais pas que la surveillance put s'étendre si loin et s'exercer d'une manière si persévérante.

«Enfin le jour tant souhaité était venu, des symptômes certains l'annonçaient. Je montai à cheval et courus, à toute bride à la ville, d'où je ramenai mon ami le docteur. L'ivresse à laquelle j'étais en proie ne me permit pas de songer aux précautions les plus simples. La perspective de la paternité me causait des vertiges; j'étais si heureux que je n'y voyais plus, et que je lançai mon cheval au galop le long des précipices. Nous arrivâmes à temps, les grandes douleurs de l'enfantement avaient commencé. Il y avait un petit désordre dans la maison; nous nous trouvions dans les beaux jours d'été; les portes étaient ouvertes; on allait et l'on venait avec la liberté qu'autorise le village. Fixe au pied du lit d'Agathe et tenant l'une de ses mains dans la mienne, je ne pouvais me détacher de ce spectacle. Cependant une crise eut lieu et en même temps un cri se fit entendre. Jugez de mes transports. Beaupertuis, j'étais père.

«--C'est une fille, dit le docteur.

«Agathe suivit des yeux l'enfant que l'on emportait, et sa figure portait l'empreinte de ce saint orgueil qui rayonne sur le front des mères, quand je vis tout à coup ses traits se décomposer et passer de l'expression de la joie à celle d'une terreur profonde.

«Je me retournai me trouvai en face de Poussepain assisté d'un gaillard à moustaches et balafré comme lui.»

(La suite à un prochain numéro.)

XXX.



Chronique musicale,

Le Bal du sous-préfet, opéra-comique en un acte, paroles de MM. Saint-Hilaire et P. Dupont, musique de M. Boilly.--Concerts; M. Géraldy; les pianistes: MM. Liszt, Dœhler, Prudent.--M. Berlioz.--Concert au bénéfice de madame Berton.--M. Habeneck.


Le bal du sous-préfet n'est au fond qu'une petite plaisanterie que l'Opéra-Comique s'est permise, en passant, pour se réjoui; une irruption, une razzia qu'il a exécutée sur le territoire de ses deux voisins de la place de la Bourse et du passage des Panoramas. Le bal du sous-préfet ne fut et n'a jamais dû être qu'un vaudeville. Par quel caprice du hasard s'est-il trompé d'adresse et a-t-il reçu l'hospitalité place Favard? Nous l'ignorons, et, à tout prendre, peu nous importe. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'en cessant d'être vaudeville, il n'est pas devenu opéra pour cela.

M. le sous-préfet de Meaux donne un bal, et a sans doute invité tous les habitants de la ville sans exception, car M. Fillard y sera, et M. Alfred Delaunay, le commis voyageur, et mademoiselle Agathe Davithers, jeune personne blonde et d'une naïveté assez maniérée et mademoiselle de Mussy, vieille dévote, qui jadis faisait ses prières tête à tête avec un dragon,--à ce que dit M. Fillard,--et madame Meyret, marchande de modes très-achalandée, et M. Ducastel, qui est venu de Paris à Meaux tout exprès pour cela. M. Ducastel n'aime pourtant pas la danse, et il est arrivé à l'âge où l'on ne danse plus. Il a, pour aller au bal, des motifs plus graves; il y doit rencontrer mademoiselle Agathe, mademoiselle de Mussy et madame Meyret, et, après avoir suffisamment examiné ces trois beautés, il offrira la pomme à celle qui lui agréera davantage. Ducastel et le berger Paris, c'est tout un.

«A quoi bon aller au bal? lui dit son ami Fillard; le sous-préfet reçoit très-mauvaise compagnie. (Fillard n'a pas encore reçu son invitation, dont il enrage.) Reste ici, où nous sommes, dans la boutique de madame Meyret. Toutes les femmes de la ville y viennent infailliblement d'ici à ce soir, et tu y verras les trois déesses en déshabillé. Cela n'est-il pas plus sûr que de les voir en grande toilette? Seulement ne te nomme pas, et, pour jouir plus agréablement ton rôle d'observateur, fait semblant d'être sourd.»

Voilà un perfide conseil! mais qu'attendre d'un vieux garçon comme ce Fillard? Tout vieux garçon est l'ennemi naturel du beau sexe, il le détracteur acharné du mariage. Grâce à la surdité prétendue du bonhomme, ces dames parlent devant lui sans contrainte, et ne déguisent ni leurs travers, ni leurs ridicules, ni leurs projets ruineux, ni leurs affections secrètes, et Ducastel, justement effrayé, reprend la diligence et va se coucher à Paris, laissant M. le sous-préfet faire les honneurs de son bal comme il l'entendre.

Après tout, si ce vaudeville n'est pas très-neuf, il est fort gai, ce qui vaut mieux. M. Boilly l'a orné d'une ouverture, d'un air avec chœur, des trois romances ou chansonnettes, d'un duo, d'un trio et d'un septuor; mais tout cela est petit, resserré, tronqué, mutilé. On voit que le vaudeville a défendu pied à pied son terrain contre la musique: il ne lui a jamais laissé assez d'espace pour qu'elle pût se mouvoir avec aisance et se déployer dans des proportions convenables. Il y a cependant de jolies phrases et d'agréables détails dans l'air bouffe et dans le trio que nous avons indiqués ci-dessus; le duo est un morceau spirituellement conçu et exécuté avec un talent incontestable; l'ouverture est fort bien faite, et prouve que M. Boilly a beaucoup plus de talent qu'on ne lui a permis d'en montrer cette fois.

Jamais la saison des concerts ne s'était prolongée aussi tard que cette année. Tout récemment encore, M. Géraldy vient d'en donner un très-brillant, et qui a hermétiquement rempli la salle de M. Herz, malgré la chaleur. M. Géraldy est un artiste des plus distingués. Sa voix n'est pas très-énergique, et ne pourrait remplir une salle de spectacle ni lutter contre un orchestre, mais au concert, et dans un salon, il n'y a pas de chanteur plus agréable que M. Géraldy; personne ne détaille un morceau avec plus d'esprit; personne n'exécute avec plus de verve.

Parmi tous ces artistes concertants, les pianistes forment toujours le gros bataillon. Cette année, ce gros bataillon s'était placé à l'arrière-garde, en manière de corps de réserve. Toute l'armée avait douté, que les pianistes étaient encore à l'état de troupe fraîche; mais le moment est venu, la trompette a sonné, et ils sont à leur tour descendus sur le champ de bataille.

M. Liszt a passé le Rhin allemand--qu'il a vaillamment défendu, il y a trois ans, de sa plume, de son clavier et de son grand sabre contre nous, qui ne soutenons guère à l'attaque;--M. Liszt, disons-nous, a passé le Rhin allemand tout exprès pour donner quatre concerts près de la Seine française, entre la rue Neuve-des-Petits-Champs et la rue Neuve Saint-Augustin. A son appel, la vaste salle Ventadour s'est remplie deux fois, du parterre jusqu'aux combles, C'est qu'un concert donné par M. Liszt est un des spectacles les plus curieux qu'on puisse imaginer. On n'a pas seulement le plaisir d'entendre cet artiste; on a de plus celui de le voir, et c'est là un divertissement appréciable.


                  M. Prudent.

Tout pianiste qui veut se faire entendre du public s'assied, à cet effet, devant un piano. Cela est tout simple. Aussi, M. Liszt le trouve-t-il trop simple: il lui faut, à lui, deux pianos.--Quoi! deux pianos à la fois?--Pas précisément. Ce serait un précédent, mais enfin, M. Liszt s'est contenté jusqu'ici de passer d'un piano à l'autre deux ou trois fois dans le cours d'une séance. Tout le monde a cherché les raisons de cette singularité et, comme il arrive toujours en pareil cas, chacun a fait son hypothèse. «C'est, disent les uns, que, jouant des morceaux de caractères différents, il a besoin d'un instrument dont la sonorité soit différente.» Cette explication est démentie par le fait: les deux pianos qu'emploie M. Liszt sont exactement semblables. «Ne voyez-vous pas, disent les autres, à quelle étonnante qualité de son M. Liszt a su arriver? Ce n'est pas un exécutant comme un autre. Chaque concert qu'il donne est un combat furieux qu'il livre à son instrument. De ce duel à mort, il sort toujours vainqueur: le piano est donc vaincu, c'est-à-dire qu'il reste, meurtri et disloqué, sur le champ de bataille. Sous les doigts nerveux de ce terrible athlète, les cordes se rompent, le clavier se déjette, la table d'harmonie volerait en éclats si M. Érard ne fabriquait pas pour son usage des pianos tout particuliers garnis de fer et doublés d'airain.» Cette hypothèse a son coté poétique et doit séduire l'imagination des jeunes filles; mais elle n'est pas mieux fondée que la précédente: M. Liszt ne casse point de cordes, et le piano ne perd pas l'accord plus rapidement sous ses doigts que sons les doigts d'un autre. Son incontestable supériorité sous quelques rapports vient surtout de l'étonnante flexibilité de son poignet, et ce sont justement les poignets peu flexibles qui fatiguent l'instrument.


                  M. Berlioz.

Nous croyons plutôt que M. Liszt est bien aise de se montrer sous tous ses aspects. Entouré d'auditeurs de tous les côtés, s'il ne changeait pas de position, il y en aurait une moitié qui ne verrait de l'exécutant que ses coudes, son habit noir et les longs cheveux blonds qui flottent autour de sa tête. Or, M. Liszt n'est pas seulement un pianiste: c'est un acteur avant tout. Aucun orateur, aucun prédicateur, aucun danseur, n'a jamais eu une pantomime aussi savante. «L'action, disait Cicéron, est la première qualité de l'orateur.» M. Liszt a fait son profit de cette maxime, et paraît regarder l'action comme la première qualité du pianiste. Tout ce qu'il joue se reflète sur son visage; ou voit se peindre sur sa physionomie tout ce qu'il exprime et même tout ce qu'il croit exprimer. Il se fait une figure appropriée à chaque morceau; il a des airs de tête, des gestes et des regards pour chaque phrase; il sourit aux passages gracieux; il fronce le sourcil quand il frappe un accord de septième diminuée. Tout cela est évidemment perdu pour ceux de ses auditeurs à qui il tourne le dos, et c'est par principe de justice et pour ne faire de tort à personne qu'il fait disposer deux pianos en sens contraire, et qu'il passe alternativement de l'un à l'autre. Grâce à la délicatesse de ce procédé, chacun peut avoir son tour.

Il y a pourtant à cela un inconvénient dont il ne se doute pas et que nous allons lui signaler. A son second concert nous étions placé derrière une artiste jeune et charmante, et qui donne les plus belles espérances. Elle examinait M. Liszt avec une ardente curiosité, et l'admirait avec la candide bonne foi de la jeunesse. «Qu'il est beau! s'écria-t-elle; quelle noble figure! quel sublime regard!» Son cavalier, homme plus froid et d'un âge raisonnable, ne partageait pas cet enthousiasme et répliqua, d'un air assez renfrogné: «Je le trouve, moi, très-ordinaire.» M. Liszt, en ce moment, était assis devant le piano de gauche et présentait, par conséquent, le côté droit de son profil, bientôt il changea d'instrument. La jeune cantatrice reprit alors sa lorgnette, et après un nouvel examen, s'écria naïvement: «C'est singulier, il n'est plus si bien de ce côté-ci!»


                  M. Liszt.

M. Liszt n'est pas seulement un pantomime habile, c'est un exécutant réellement remarquable, et qui n'aurait eu besoin que de son talent pour être remarqué. Il fait sur son instrument des choses qu'aucun autre ne pourrait faire. Il a une verve prodigieuse et une vigueur incomparable. Il entend mieux que personne l'art des contrastes. Après ces violents éclats et ces grands coups de tonnerre par lesquels il étonne et étourdit ses auditeurs, il s'apaise tout à coup, et les surprend par des détails d'une grâce et d'une délicatesse infinie; mais il a les défauts de ses qualités, il est complètement dépourvu de simplicité et de naturel. Ses oppositions sont presque toujours brusques et affectées, et ses effets exagérés. Le rhythme y périt trop souvent, et, ce qui est plus triste encore, le sens même de la mélodie. M. Liszt ferait bien plus d'effet, ce nous semble, s'il courait moins après l'effet.

MM. Dœhler et Prudent sont beaucoup plus simples et n'en sont pas moins des pianistes du premier ordre, nous dirions même très-volontiers de grands pianistes, si l'on n'avait un peu trop l'habitude aujourd'hui de parler d'un virtuose sur le même ton que de Charlemagne ou d'Alexandre le Grand. C'est quelque chose sans doute que d'exécuter avec éclat un air varié; mais cela exige, après tout, moins de facultés qu'il n'en a fallu pour faire la campagne d'Italie, ou gagner la Bataille d'Ansterlitz... Cuique suum. M. Dœhler a donné cet hiver plusieurs concerts qui tous ont produit une grande sensation. M. Prudent n'en a donné qu'un; mais c'était un coup bien hardi, car il s'est fait entendre dans cette même salle Ventadour que M. Liszt venait de remplir trois fois de suite, et l'on pouvait conjecturer que la curiosité des dilettanti serait épuisée aussi bien que leur bourse. Tardé venientibus...


                  M. Dœhler.

M. Prudent a fait mentir le proverbe, et bien qu'il ne joue une sur un seul piano, qu'il ne fasse point de gestes et qu'il n'ait pas la physionomie aussi mobile que son prédécesseur, il a cependant produit beaucoup d'effet, et son triomphe, pour être moins bruyant peut-être, n'a pas été moins honorable.

Nous avons déjà parlé des morceaux que M. Berlioz a fait entendre de nouveau dans le concert qu'il a donné avec M. Liszt. Au milieu de cette foule de jeunes musiciens qui se disputent l'attention publique. M. Berlioz a réussi à occuper de lui la renommée d'une manière toute spéciale. Il a obtenu de grands succès dans le plus difficile de tous les genres, et l'on n'arrive pas là sans un mérite réel.


                  M. Habeneck

On nous annonce une solennité musicale des plus intéressantes. Les compositeurs les plus éminents de notre époque se sont réunis pour organiser un concert au profit de la veuve de cet homme de génie dont nous avons naguère annoncé et déploré la perte. Le concert aura lieu dans la salle du Conservatoire. Il sera composé en entier de morceaux pris dans les partitions de l'auteur de Montano et d'Aline. Mesdames Stoltz et Sabatier, MM. Duprez, Barroilhet, Ponchard et Antoine de Kontski, prêteront à l'illustre mort l'appui de leur talent. M. Habeneck conduira l'orchestre. On sait que M. Habeneck est le premier chef d'orchestre qu'il y ait aujourd'hui en Europe, et c'est assurément l'une des plus hautes intelligences musicales de ce temps-ci.



PUBLICATIONS ILLUSTRÉES--CENT PROVERBES PAR GRANDVILLE
ET PAR TROIS TÊTES DANS UN BONNET (1).

Note 1: Un volume in-8° contenant, comme texte, cent cinquante compositions littéraires, et, comme illustration, cent sujets par Grandville, outre les vignettes, frises et lettres ornées. Cinquante livraisons à 30 centimes. Paris, Fournier, libraire-éditeur, 7, rue Saint-Benoit.


Que n'a-t-on pas dit des proverbes depuis qu'ils existent, c'est-à-dire depuis le commencement du monde? Ils sont la voix des peuples, la sagesse des nations, etc., etc... A quoi bon répéter ici ce qui a été déjà imprimé tant de fois? Mais ce que nous pouvons apprendre à nos lecteurs, c'est que M. Fournier est le premier éditeur qui, jusqu'au 673,060me jour de l'ère chrétienne, c'est-à-dire jusqu au 1er janvier 1844, ait songé à faire, avec les proverbes actuellement existants, un beau volume in-8°, écrit par trois têtes dans un bonnet, et illustré par Grandville.

Cette heureuse idée a déjà reçu un commencement d'exécution: quatre livraisons des Cent Proverbes ont paru, à la grande satisfaction de tous les amateurs de livres illustrés, et principalement des admirateurs du talent exceptionnel de Grandville. Les trois têtes dans un bonnet (nous ne trahirons pas leur incognito) rivaliseront entre elles, nous en sommes certains, d'esprit et d'originalité. Quant à Grandville, les cinq dessins que nous empruntons aujourd'hui à son nouvel ouvrage nous dispensent de tout éloge. Ce serait lui faire injure, ainsi qu'à nos abonnés, que d'essayer d'analyser les innombrables mérites des grands bois et des vignettes des Cent Proverbes.

Laissons un peu parler le prospectus, qui nous révélera l'idée mère de cette curieuse publication.

«Tantôt simple et ingénu, tantôt brillant et coloré, tantôt sérieux et ironique, suivant le pays qui l'a vu naître; tour à tour gai et mélancolique, grotesque et sublime, toujours concis et acéré, le proverbe prend toutes les formes, s'accommode de toutes les situations; il se montre à la cour, sur la place publique; il habite les palais et les greniers; il se renouvelle, il se transforme, il est toujours jeune comme le cœur humain, dont il est la traduction; le proverbe, c'est l'homme. Voilà pourquoi il est si difficile d'écrire son histoire; nous allons l'essayer cependant.

L'amour fait danser les ânes. Au royaume des Aveugles, les borgnes sont rois.
Derrière la croix souvent se tient le diable. Trois têtes dans un bonnet. Il ne faut pas dire: fontaine je ne boirai pas de ton eau.

«C'est le proverbe populaire que nous tenons de préférence à mettre en honneur. Le trait naïf et pittoresque, le vêtement simple et même grossier de la phrase dessinent mieux la vérité qu'une parure splendide; le bon sens a le geste décidé, l'allure franche, la physionomie ouverte; la coquetterie n'est bonne qu'à ceux qui veulent tromper, et le bon sens ne cherche qu'à convaincre.

«Rajeunir par l'actualité de l'application, par la fraîcheur du costume, ces éternelles vérités: voilà notre but. Sans parti pris, sans préférence quelconque, sans aucune acception d'époque ou d'origine, nous emprunterons aux philosophes comme aux poètes, à l'antiquité comme à notre âge, au Nord comme au Midi. Toutes les formes littéraires nous viendront en aide: dissertation, apologue, nouvelle, scène dramatique, saynète, fabliau, prêteront à des plumes éprouvées les ressources illimitées de leurs tons divers.»

Nous n'en dirons pas davantage aujourd'hui sur les Cent Proverbes. A l'œuvre on connaît l'artisan, et qui vivra verra.



Bulletin bibliographique.


Angleterre; par M. Alfred Michiels.--Paris, 1844. 1 vol. in-8. 7 fr. 50. Coquebert.

Il ne faut pas juger de ce livre par son litre. A voir de seul mot, ANGLETERRE, imprimé en gros caractères sur sa couverture et au haut de ses 480 pages, qui ne s'imaginerait, comme moi, que M. Alfred Michiels vient de publier un traité politico-économique sur la plus grande et la plus intéressante partie du Royaume-Uni. La lecture du premier chapitre a bientôt dissipé cette illusion. Mais alors même qu'on pénétrerait plus avant dans ce volume, on pourrait encore, si l'on n'est pas habitué à ces sortes d'ouvrages, se tromper complètement sur ses mérités et sur son contenu. En effet, M. Alfred Michiels a eu le tort impardonnable de commencer sans une préfacé on sans une introduction, et de finir sans une table de matières. On est absolument obligé de lire ou de feuilleter ses quatorze chapitres pour savoir ce qu'ils valent et ce qu'ils renferment. Réparons donc en quelques lignes l'omission, peut-être volontaire, de M. Alfred Michiels, et apprenons aux lecteurs de notre bulletin ce qu'ils peuvent être sûrs de trouver dans l'Angleterre.

M Alfred Michiels est un de ces voyageurs qui ne s'occupent ni d'eux-mêmes, ni du présent et de l'avenir. Le passé seul l'intéresse. A peine arrive-t-il dans un pays nouveau, il raconte les événements qui l'ont illustré. Visite-t-il un monument, il en refait l'histoire. Les cimetières surtout l'attirent et le retiennent longtemps, car il y trouve de nombreux sujets d'études rétrospectives, historiques ou littéraires,

Est-ce que les brebis aux louves sont pareilles?

Est-ce que les frelons fréquentent les abeilles?

dit Brute dans Lucrèce. M. Alfred Michiels a suivi la pente où l'entraînaient ses goûts. Il n'a pas voulu publier une analyse détaillée de toutes les impressions purement personnelles qu'il avait éprouvées pendant son voyage, ni risquer de s'égarer dans des considérations philosophiques sur l'état actuel et la condition future du Royaume-Uni. Nous le blâmerons d'autant moins de cette détermination, qu'il a rapporté de son excursion à Londres et dans ses environs, un gros volume dont la lecture est aussi instructive qu'intéressante. Peut-être seulement M. Alfred Michiels apprend-t-il quelquefois à ses lecteurs une foule de choses qu'ils ne pouvaient pas ignorer.

Nous venons d'exposer la méthode de l'auteur de l'Angleterre, voyons comment il l'applique. Arrivé à Boulogne, M. Alfred Michiels constate d'abord deux faits parfaitement connus avant lui, à savoir, qu'il y a deux villes, une ville haute et une basse, et qu'on y parle l'anglais aussi bien et aussi souvent que le français. Mais traversons le détroit, malgré le mal de mer, cette chose bien humiliante, remontons ce fleuve magnifique qui n'a inspire à M. Alfred Michiels qu'une seule phrase un peu trop simple, et débarquons devant la façade ionique de la douane. Dés qu'il a mis pied à terre, M. Alfred Michiels aperçoit le monument, et il fait en conséquence l'histoire de l'incendie de 1666.

Une fois lancé dans cette voie, M. Alfred Michiels ne s'arrête plus. Après un court chapitre sur l'aspect général de Londres, et sur les mœurs de ses habitants, une visite à l'abbaye de Westminster fournit à M. Alfred Michiels une trop belle occasion de se livrer à ses études favorites pour qu'il la laisse échapper. Il nous raconte donc l'histoire de ce monument depuis la légende la plus ancienne jusqu'à nos jours, et durant sa promenade, il s'arrête devant quelques-uns de ses quatre cents tombeaux. Chaucer, Shakspere, Addison, reçoivent en passant son hommage. Goldsmith obtient de lui une courte notice biographique.

A Saint--Paul, M. Alfred Michiels continue les études littéraires qu'il a commencées à Westminster. Le chapitre IV, qui n'a pas moins de soixante pages, est rempli tout entier par une biographie de Samuel Johnson, déjà publiée dans un des derniers numéros de la Revue indépendante.

Cependant M. Alfred Michiels se lasse bien vite «du tumulte de Londres, et de n'avoir sous les yeux que des pierres taillées et des productions humaines, il voulut voir un peu le ciel, les collines et les flots limpides de la Tamise, dont un double rang de maisons ne laisse point approcher dans l'intérieur de la ville.» Il erra d'abord dans les parcs; puis il s'éloigna de Kensington, et il visita successivement Chiswick, Richmond, Hampton-Court, Twickenham, Runney-Mead et Windsor. Les noms de ces pays n'indiquent-ils pas suffisamment les études auxquelles l'auteur de l'Angleterre se livra pendant ses excursions rurales. A Chiswick, il trouve les tombes d'Ugo Foscolo et de Hogarth; à Richmond, celle de James Thomson; à Twickenham, celle de Pope. En allant de Twickenham à Hampton-Court, il aperçoit Strawberry-Hill, la célèbre habitation d'Horace Walpole. Aussitôt il écrit la vie et il analyse les œuvres de tous ces hommes illustres. La description et l'histoire de Hampton-Court et de Windsor, qui terminent le volume, sont entremêlées de notices biographiques et critiques consacrées à Wolsey, à Holbein, au roi Jean, dont la prairie de Runney-Mead «fait évoquer l'ombre vile à la nécromancie de l'histoire.» Enfin, M. Alfred Michiels termine ses promenades par une visite à l'étang de Virginia Waler, au chêne de Herne et au collège d'Elon. Au sortir de ce collège, où tant de personnages célèbres de l'Angleterre ont fait leurs premières chutes, il assista à une représentation de Polichinelle, qu'il a longuement décrite.

Telle est l'Angleterre de M. Alfred Michiels, mosaïque d'études rétrospectives, qui ne manquent ni de talent ni d'intérêt, et qui sont écrites d'un meilleur style que les études sur l'Allemagne du même auteur, mais qui ne forment malheureusement pas un ensemble complet. M. Alfred Michiels s'est un peu trop hâté de réimprimer en un volume les fragments qu'il avait publiés relativement à l'Angleterre dans divers journaux ou recueils périodiques.


Histoire des Français des divers États aux cinq derniers siècles; par M. Alexis Monteil. Tomes IX et X.--Paris, 1844. W. Coquebert. 15 fr..

L'esprit de changement, le goût de nouveauté qui, après les douloureuses fatigues de la révolution, vint tout à coup ranimer l'art et la littérature, ne tarda pas à faire irruption jusque dans les régions sereines de l'histoire. Instruits par le spectacle de nouvelles aventures, des écrivains libres et profonds sortirent des anciennes voies et s'élancèrent avec ardeur à la recherche de vérités trop longtemps inconnues.

On commença à comprendre que la vie d'un grand peuple ne doit pas se résumer dans la biographie de ses rois et dans la sèche narration des scènes ou il a joué un rôle; ou sentit qu'une nation doit être envisagée connue un personne vivante, c'est-à-dire qu'on doit la suivre dans les phases variées de sa vie publique et privée. En un mot, on ne se contenta plus de chercher l'homme historique dans les cours, dans les palais, sur les champs de bataille, on le chercha dans les villages, au sein même de la commune, et jusqu'au dans le foyer domestique; on avait écrit l'histoire des grands, on essuya d'écrire l'histoire du peuple.

M. Monteil, qui vient de publier les deux derniers volumes de son Histoire des Français, est de tous nos écrivains celui qui a pénétré le plus profondément dans ces études vraiment nouvelles. Tandis que MM. Thierry, Barante, Guizot, Michelet, travaillaient avec une noble émulation, mais avec une certaine réserve, à mettre en lumière l'élément fécond de la démocratie, et à lui faire faire place dans l'histoire, M. Monteil aborda de front la difficulté et brisa hardiment le vieux cadre de Mezeray pour en façonner un autre ou entreraient tour à tour, et avec un relief égal, les principales individualités, qu'on nous passe le mot, de la nation française. Au nom de la science et de la justice, il convoqua de nouveaux états généraux ou chaque représentant d'intérêts sérieux fut appelé à formuler sa plainte ou son espérance. S'il fut partial, on doit le reconnaître, ce fut en faveur de ceux qui avaient été d'autant plus froisses qu'ils étaient plus longtemps restés sans organes; mais, nous le répétons, il écouta tout le mondé.

Ce n'est pas ici le lieu d'apprécier, dans son ensemble, le remarquable travail de M. Monteil, auquel d'ailleurs n'ont pas manqué les éclatants témoignages d'approbation et de sympathie. Mieux vaut se taire que de profaner, en les effleurant les questions considérables. Nous nous bornerons à parler des deux derniers volumes, et encore nous n'en parlerons que d'une manière générale.

Les tomes IX et X de l'Histoire des Français embrassent le dix-huitième siècle dans tous ses rapports avec notre époque, et reproduisent avec un soin minutieux la physionomie de la France avant, pendant et après les temps grandioses de la révolution. L'auteur a divisé cette partie de son livre en cent vingt-cinq chapitres, qu'il a nommés décades, on ne sait trop pour quel motif. Depuis la décade du temps passé jusqu'à la décade des adieux, c'est-à-dire depuis la sortie du vieux monde monarchique jusqu'à la solennelle entrée dans le siècle où nous vivons, il a déroulé, comme dans une série de petits tableaux de genre curieusement travaillés, pleins de recherches ingénieuses, d'aperçus profonds, de conscience et de couleur, la vie si compliquée et encore si peu comprise du dix-huitième siècle.

Il y a parfois sans doute dans les allures de l'historien quelque chose de bizarre, de prétentieux, de grimaçant, qui fatigue l'esprit; mais on ne doit pas perdre un instant de vue l'immense difficulté de la tâche qu'il s'était imposée. Arracher à chaque classe de la société, à chaque corporation, en lui empruntant son langage et en quelque sorte ses attitudes familières, tous les secrets, toutes les habitudes, tous les goûts, tous les besoins de sa condition; accompagner cette délicate confession d'une multitude de données authentiques et de renseignements exacts; réunir sans désordre ces matériaux si divers; leur donner à propos de l'intérêt ou de l'autorité, et enfin revêtir tout cela d'une forme qui ne fût point ou trop monotone ou trop discordante, quelle prodigieuse, quelle effrayante entreprise?

Aussi, malgré sa vaste érudition, son esprit vif et curieux, son coup d'œil à la fois rapide et profond, M. Monteil n'a réussi qu'à demi. Dans un livre qui eût exigé la science de Mabillon et la verve de Voltaire, il a quelquefois faibli. Avons-nous le droit de nous en plaindre? Non; car si on rencontre çà et là des traces d'épuisement et d'insuffisance, on retrouve, aux endroits même les plus défectueux, le cachet «de la science et du travail. L'Histoire des Français des divers États restera donc sous les yeux des savants, des philosophes et des artistes, comme une riche mosaïque dont chaque fragment peut inspirer un bon livre ou un piquant tableau.

E. de C.


Poésies de Schiller, traduites par M. X. Marmier; avec une introduction du traducteur.--Paris, 1844. Charpentier. 1 vol. in-18. 3 fr. 50.

«La poésie lyrique, dit M. X. Marmier dans son introduction, est l'une des poésies les plus pures et l'une des gloires littéraires les plus brillantes du peuple allemand. On n'a point vu se développer dans ce vaste pays d'Allemagne certains rameaux de la pensée humaine, qui, dans d'autres contrées, ont porté tant de fleurs précieuses et tant de fruits vivifiants. L'Allemagne n'a point eu de Molière, point de Walter Scott, ni de La Fontaine, et le drame, qui, dans les derniers temps, lui a donné une si grande illustration, le drame n'est apparu sur la scène allemande avec une réelle originalité et un véritable éclat, qu'après une longue suite d'obscurs tâtonnements, de froids essais, de fades imitations; mais depuis les plus anciens temps, l'Allemagne, avec sa nature tendre, rêveuse, idéale, a senti s'éveiller en elle le sentiment de la poésie lyrique.»

Parmi tes poètes lyriques de l'Allemagne, Schiller occupera toujours une place distinguée. Dans l'introduction, à laquelle nous venons d'emprunter le fragment précédent, M X. Marmier recherche les premières traces de ses compositions lyriques, et indique les différentes phases que sa pensée a suivies, le cercle qu'elle a parcouru, jusqu'à ce qu'elle arrivât à sa dernière manifestation, à son dernier développement, interrompu, brisé par une mort prématurée. Il nous le montre débutant à seize ans dans la carrière littéraire par ode intitulée le Soir; composant péniblement, en 1779, une seconde pièce intitulée le Conquérant, qui annonçait encore moins de pureté et de goût que d'inspiration naïve; puis, après le succès des Brigands, publiant, en 1782, une Anthologie, qu'il remplit presque en entier de ses propres œuvres; plus tard enfin, enrichissant les Horen, ou les Almanachs des Muses de ses plus belles compositions lyriques, le Plongeur, le Chant de la Cloche, le Gant, etc.

Les poésies lyriques de Schiller n'avaient jamais été traduites en français. En 1822 seulement parut un petit volume non signé, qui contenait la traduction d'un certain nombre de pièces. M. X. Marmier vient de refaire et de compléter ce premier travail, et il s'est acquitté avec autant de bonheur que de conscience de la tâche difficile qu'il s'était imposée. «Toute poésie lyrique, dit-il, avec raison, est difficile à traduire, car toute poésie lyrique, on l'a souvent et très-justement remarqué, perd dans la plus fidèle des traductions l'harmonie, qui en est une des qualités essentielles, et souvent la couleur. Celles de Schiller présentent plus de difficultés encore, par la nature même de la langue allemande, dont nous ne pouvons rendre dans notre langue les teintes vaporeuses, et par le génie particulier du poète, génie rêveur et philosophique, qui, dans ses compositions lyriques, enveloppe souvent sa pensée d'une forme abstraite.»

«Tel que nous l'avons composé, ajoute M. Marmier en terminant, ce recueil est aussi complet qu'il est rigoureusement possible de le désirer, et nous avons essayé, dans notre traduction, de rester fidèlement attaché au texte original. C'est un travail qui avait pour nous un attrait de cœur; c'est un hommage qu'il nous était doux de rendre à la mémoire de Schiller, dont nous avons suivi avec amour les traces à Stuttgart, à Iéna, à Weimar, parmi ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, et qui se souviennent de lui connue d'un homme doué des plus beaux dons de l'esprit et des plus nobles qualités de l'âme.»


Simples Amours; par Eugène de Lonlay.--Paris, 1844. Amyot. 2 fr.

L'auteur des Bluettes est toujours amoureux et poète. Au lieu de diminuer avec le temps, ces deux passions qui le dévorent, ne font qu'augmenter. Que d'autres désirent la fortune et la gloire, M. Eugène de Lonlay se contente d'aimer et de chanter: «Loin de moi, s'écrie-t-il, ces tristes accents qu'emprunte le barde éploré pour surprendre les transports et les larmes! L'aveugle fortune, comme il l'appelle, ne m'a point favorise; mais je bannis le chagrin, et ma devise est l'amour. Si riche que soit la possession, elle tue le rêve, elle entraîne à sa suite toutes les craintes de la perte. L'homme qui n'a que le pain quotidien est moins chargé d'ennuis que l'avare qui possède et palpe l'or. Non, je ne suis pas de ceux qui se plaignent... La vie est belle pour le croyant.»

M. Eugène de Lonlay croit donc à l'amour, et il adore sa divinité avec toute la ferveur d'un néophyte enthousiaste. Il rime chaque jour en son honneur quelques verselets, comme il appelle lui-même ses petits vers et chaque année il publie un petit recueil de romances amoureuses, dont la simplicité sans prétention désarmera toujours les critiques les plus sévères:

Croyant tendre et fidèle, humblement te prie,

Va, ne m'accable pas du poids de ton courroux,

De même que la Vierge, on te nomme Marie;

Ah! laisse-moi, comme elle, t'adorer à genoux!

Hélas! ma vie

A son matin

Passe flétrie

Sans lendemain!

Le temps avide,

D'un vol rapide

M'emporte aux cieux!

A vous, Marie,

Ma voix qui prie,

Et mes adieux!


La Légomanie; par Timon.--Paris, 1844. Pagnerre. 75 c.

Quel que soit le sujet qu'elle traite, une brochure de Timon est toujours une bonne fortune pour tous les lecteurs qui recherchent avidement l'esprit et la verve satiriques. Sous ce titre, la Légomanie, M. Pagnerre vient de réimprimer en un petit volume in-32, une série d'articles que l'auteur du Livre des Orateurs a publiés, le mois dernier, dans la Gazette des Tribunaux, sur le nouveau projet de loi concernant le conseil d'État. Timon trouve cette loi inopportune et mauvaise, et il l'avoue hautement, et il explique avec tant de bonheur les motifs de son opinion, qu'il est difficile, après l'avoir écouté, de ne pas se ranger de son avis. Il attribue, en commençant la présentation de ce malencontreux projet à une maladie fatale, qu'il appelle la Légomanie. «Je concevrais, s'écrie-t-il des le début, qu'on eût la légophobie, c'est-à-dire l'horreur des lois nouvelles, et si j'étais électeur, je dirais à mon député: «Faites vos affaires, et, si vous le pouvez, les miennes; je ne disconviens pas que je ne vous ai nommé un peu pour cela; mais, en outre, et de grâce, donnez-nous le moins de lois possible, le moins de lois possible, entendez-vous bien?» Malheureusement, la chambre des députés a le diable de la légomanie au corps. Il faut absolument pour lui plaire que chacune des neuf Excellences donne son coup de pioche dans la corvée législative; sans cela ne dirait-on pas: Concevez-vous un pareil ministre, qui ne présente pas le plus petit bout de loi? Est-ce que nous continuerons à gratifier ce paresseux d'un traitement de 80,000 fr.? Est-ce que nous ne lui ôterons pas les chevaux de son équipage? Qu'il aille, se faire traîner par des bœufs, comme les rois fainéants de la première race!... C'est singulier, mais, moi, j'avoue que tout au contraire je donnerais volontiers vingt autres mille francs à tout sobre et judicieux ministre qui ne voudrait pas ajouter une loi de plus aux 52,000 lois indispensables dont nous avons le bonheur de jouir; 52,000 lois! et vous en voulez encore! O gens de peu de ressources! ouvrez le Bulletin, mettez-y la main, retirez-la, et ce sera bien du hasard si vous n'y trouvez votre affaire?»


Annuaire de l'Ordre judiciaire de France publié par un employé du ministère de la justice.--Paris, 1844. 1 vol. in-18 de 600 pages. Coste et Delamotte.

L'année 1844 a produit à elle seule plus d'annuaires nouveaux que les dix années précédentes. Il y a quelques semaines, nous annoncions la mise en vente d'un Annuaire de l'Économie politique et d'un Annuaire des Voyages; aujourd'hui, nous recevons le premier volume d'un Annuaire de l'Ordre judiciaire, publié par un employé du ministère de la justice. Ce recueil, dont l'utilité ne saurait être contestée, contient la nomenclature exacte et complète des magistrats des différentes juridictions, des membres de tous les barreaux, des notaires de chefs-lieux et des cantons ruraux, des avoués d'appel et de première instance, des commissaires-priseurs et des huissiers, tant de la France que des colonies. Les facultés de droit, écoles préparatoires à l'exercice des fonctions de l'ordre judiciaire et les conseils de préfecture, tribunaux administratifs, qui, sans faire partie de l'ordre judiciaire proprement dit, s'y rattachent cependant à quelques égards, occupent les premières et les dernières pages de cette nomenclature d'environ 60,000 personnes.

On s'occupe beaucoup aujourd'hui de la peinture moderne. Certains artistes ont vu leurs ouvrages prendre rang dans les cabinets des amateurs concurremment avec les œuvres des maîtres d'autrefois, et les ventes publiques font depuis quelque temps un véritable succès aux compositions des peintres de la jeune école. Il est curieux d'étudier la physionomie de ces ventes, où l'estime publique couronne, en dépit de l'Institut, des artistes que les Académies repoussent.

On visite en ce moment, aux Galeries des Beaux-Arts, une exposition particulière de tous les objets retirés de l'exposition générale et annuelle de cet établissement d'art et destinés à la vente opérée tous les ans, au nom des artistes, par l'administration des Galeries des Beaux-Arts, et qui aura lieu le 21 et le 22 mai. Cette exposition est intéressante par la réunion des noms qui composent son catalogue, et qui appartiennent aux artistes les plus aimés et les plus connus. Nous citerons entre autres MM. Bellange, Boilly, Réaume, Canon. Charlet, Couder, Danzats, Decamps, Dedreux, Deveria, Diaz, Français, Huet, Johannot, Eug. Lami, Maréchal, Meissonier, Roqueplan, Soulès, Tourneux, etc.




Modes.

Paris est magnifique, et personne ne songe à le quitter. Bien au contraire, l'exposition nationale amène chaque jour une foule de curieux pour lesquels on prolonge les plaisirs de l'hiver, et nous avons toilettes pour le soir, toilettes de matinées dansantes, de promenades et de théâtres. Aussi, dans un tel embarras de richesses, croyons-nous qu'il est mieux de donner les ensembles de parures remarquées dans ces différentes réunions.

Pour toilette de promenade: redingote de pékin rayé glacé; corsage juste à revers très-décolleté, en cœur devant; manches justes non fermées du bas, à petit revers relevé, laissant passer un bouillon de mousseline; mantelet de taffetas ou écharpe de crêpe de chine brodée; capote de paille avec fond d'étoffes en rubans.

Une autre toilette plus élégante se compose d'une capote de crêpe blanc avec bouillonnés de tulle, ornée de fleurs et rubans dessous; d'une robe de barége écossais à deux grands volants bordés de trois petits rangs de velours qu'on assortit à une des nuances de la robe; un seul rang est posé à la tête de chaque volant; le corsage est froncé, demi-décollelé, également à revers, bordé de trois rangs de petit velours, et laisse voir un riche fichu à devant brodé et à très-petit col; un châle de dentelle noire enveloppe, sans la cacher, cette gracieuse parure.

Pour matinées dansantes, on a beaucoup remarqué une robe de barége de soie rose et blanche à deux jupes, dont la tunique était ouverte du côté droit jusqu'il la ceinture; deux bouquets de roses naturelles rattachaient; du côté gauche elle était relevée à la moitié de sa jupe par un bouquet; la coiffure se composait d'une guirlande de petites roses formant touffes de chaque côté; presque derrière la tête un mince feuillage passait seulement sur le front.

Mais cette jolie toilette n'était pas la seule remarquable, elle avait pour rivale redoutable celle que nous représentons ici.

Le ruban qui compose sa garniture est plissé à la vieille, une dentelle le borde et suit ses contours.

Au milieu de ces nouveautés en barége de soie, il y a toujours foule de robes en tarlatane à grands volants découpés. Pour les jeunes personnes, on adopte les jupes à plis au nombre de dix-sept ou dix-neuf; mais comme ce chiffre pourrait sembler étrange, disons bien vite que ces plis n'ont pas plus de deux centimètres de hauteur. Les femmes de petite taille se font faire des robes de barége avec ces nombreux petits plis, et cela leur convient beaucoup mieux que les volants, sous lesquels elles semblent disparaître.

Les robes de soie caméléon sont très-coquettes avec leurs corsages lacées, mais très-peu ouverts; les manches sont aussi lacées jusqu'à moitié de l'avant-bras; un bouillon de mousseline passe entre les lacets; le corsage est bordé, ainsi que les manches et les poches, d'un plissé de rubans ou d'une légère passementerie.

Les camezons à entre-deux de tulle et entre-deux de mousseline brodée se porteront beaucoup avec les robes d'eté. On verra aussi des écharpes en tarlatane unies ou doublées de gaze bleue, lilas ou rose. En attendant ces modes légères, les châles de crêpe de Chine imprimés se voient souvent en toilette négligée de promenade.



SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE CINQUANTE-HUITIÈME NUMÉRO.

1. Le diamètre ou module des pièces de monnaie que l'on frappe en France depuis la création du système métrique, est fixé exactement en parties décimales du mètre: ces diamètres, pour les différentes pièces que nous avons considérées dans notre première question, sont les suivants:

        Valeurs des pièces:  25 c. 50 c. 1 fr. 2 fr. 3 fr. 20 fr. 40 fr.

        Diamètre en mill.;   15    18    25    27    37    21     26

On fait abstraction, dans l'évaluation de ces modules, de la marque sur tranche en relief qui a été adoptée depuis 1830; de sorte que les résultats suivants ne sont exacts qu'autant qu'on évitera de mettre en contact les lettres en saillie sur la tranche.

Cela posé, on trouvera que l'on peut former, avec les pièces dont rémunération précède, les longueurs d'un, de deux, de trois, de neuf centimètres, de huit manières différentes pour chacune de ces longueurs, et de dix manières différentes pour le mètre. En tout quatre-vingt-deux combinaisons.

Voici l'indication pour le premier décimètre, qui servira à trouver ce qui concerne tous les autres.

On forme un décimètre avec:

1° 2 pièces de 25 c., 1 de 50 c. et 2 de 40 fr.

2° 2 pièces de 25 c., 1 de 1 fr., 1 de 20 fr, et 1 de 40 fr.

3° 2 pièces de 3 fr. et 1 de 40 fr.

4º 1 pièce de 25 c., 2 de 50 c., 1 de 1 fr. et 1 de 40 fr.

5° 1 pièce de 5 fr. et 3 de 20 fr.

6º 2 pièces de 50 c., 1 de 2 fr. et 1 de 5 fr.

7° 3 pièces de 25 c., 1 de 50 c. et 1 de 5 fr.

8° 2 pièces de 1 fr. et 2 de 2 fr.

Quant au mètre, il y aura évidemment d'abord huit manières de le former, en prenant les décuples des nombres de pièces employées pour former le décimètre; ensuite 52 pièces de 40 fr. et 8 de 20 fr., ou 11 de 40 fr. et 34 de 20 fr. donneront encore la longueur du mètre; enfin, 27 pièces de 5 fr. mises bout à bout font 999 millimètres, c'est-à-dire le mètre moins un millimètre seulement.

II. Soit M la bille choquée et N la bille qui va toucher la première au point O. Tirez la tangente O P, et par le centre n de la bille N arrivée au point de contact soit menée la parallèle n p à O P; cette parallèle indiquera la direction de la bille choquante après le choc. On voit que, dans le cas de notre figure, cette bille irait se perdre dans la blouse. C'est ce qui arrive souvent dans cette position des billes, et les joueurs habiles qui ont affaire à un novice donnent souvent cet acquit captieux.

Nous devons revenir ici sur la réserve que nous avons déjà faite au sujet de ces solutions purement théoriques de divers cas du jeu de billard; les frottements qui ont lieu dans le roulement des billes sur le tapis et dans les chocs, doivent modifier et modifient réellement en pratique les résultats que nous avons exposés.


NOUVELLES QUESTIONS À RÉSOUDRE.

I. De combien de manières peut-on former successivement toutes les longueurs de millimètre en millimètre, depuis un seul millimètre jusqu'à un mètre, avec des pièces de 25 c., de 50 c., de 1 fr., de 2 fr., de 5 fr., de 20 fr. et de 40 fr., en les empilant dans le sens de leur épaisseur?

II. Construire une balance dans laquelle des poids égaux placés à quelque distance que ce soit des points d'appui se tiennent en équilibre.



Rébus.

EXPLICATION OU DERNIER RÉBUS.

Qui vivra verra.