The Project Gutenberg eBook of La Flandre pendant des trois derniers siècles This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La Flandre pendant des trois derniers siècles Author: Baron Joseph Marie Bruno Constantin Kervyn de Lettenhove Release date: June 19, 2014 [eBook #46033] Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FLANDRE PENDANT DES TROIS DERNIERS SIÈCLES *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. LA FLANDRE PENDANT LES TROIS DERNIERS SIÈCLES. Cet ouvrage forme la suite de l'_Histoire de Flandre_, du même auteur. Bruxelles.--Imprimerie ALFRED VROMANT. LA FLANDRE PENDANT LES TROIS DERNIERS SIÈCLES PAR le Baron KERVYN de LETTENHOVE BRUGES BEYAERT-DEFOORT, ÉDITEUR 1875 LA FLANDRE PENDANT LES TROIS DERNIERS SIÈCLES. L'histoire de la Flandre se modifie profondément dans les premières années du seizième siècle, et avec elle la tâche laborieuse de celui qui se propose de l'étudier et de la faire connaître. L'influence, l'initiative, l'action qui constituent le caractère politique d'un peuple et qui révèlent la mission qu'il a à remplir, ont à peine laissé quelques traces fugitives. Lisez nos chroniques de cette époque: elles n'ont plus rien qui explique leur origine, et, de tous les pays de l'Europe, le pays où elles furent écrites, y occupe souvent l'espace le moins étendu. Le récit est sans ordre, parce qu'il n'a plus de limites; les tableaux sont sans couleurs, parce que l'on ne sent plus vibrer ni l'énergie du sentiment national, ni l'émotion particulière à quiconque fut acteur, témoin ou victime dans ces luttes si acharnées et si vives que virent se succéder sans relâche les communes flamandes. Il est d'autres difficultés qui rendent de plus en plus pénibles les recherches historiques: d'une part, la multiplicité même des sources, depuis les mémoires d'État et les documents diplomatiques, imprimés ou manuscrits, jusqu'aux pamphlets encore à demi voilés par les ténèbres d'où ils sortirent; d'autre part, la partialité, l'injustice, l'inexactitude volontaire et préméditée que l'on retrouve dans des récits inspirés par les passions les plus ardentes. Pour rester fidèle au travail spécial que la Flandre réclamait incontestablement pour le moyen-âge et qu'elle mérita, à plusieurs intervalles, à une époque moins éloignée, une seule voie demeure ouverte: c'est l'appréciation distincte des épisodes isolés, c'est l'analyse raisonnée des événements où la Flandre se trouvera inopinément entraînée à chercher en elle-même les dernières traditions de sa puissance politique ou de son activité industrielle. Nous commencerons par le règne du prince qui, selon la parole de Montesquieu, vit paraître un monde nouveau sous son obéissance et l'univers s'étendre pour lui procurer un nouveau genre de grandeur. CHARLES-QUINT. 1500-1555. Naissance de Charles-Quint.--Négociations entre Philippe le Beau et Louis XII.--Mort de Philippe le Beau.--Mainbournie de Maximilien.--Gouvernement de Marguerite d'Autriche.--Alliance de Maximilien et de Henri VIII.--Neutralité de la Flandre.--Bataille des Éperons.--Bayard prisonnier en Flandre.--Siége de Térouanne et de Tournay.--Lettre de Charles à Gonzalve de Cordoue.--Sa jeunesse.--Son éducation.--Son émancipation.--Avénement de François Ier.--Charles devient roi d'Espagne, puis empereur.--Situation de l'Europe.--Appréciation du caractère politique de Charles-Quint.--Le cardinal Wolsey à Bruges.--Bruges ville littéraire. Érasme, Thomas Morus, Louis Vivès, Jacques Meyer et les savants du seizième siècle.--Prise de Tournay.--Bataille de Pavie.--Traité de Madrid.--La Flandre cesse de relever de la couronne de France.--Henri VIII se sépare de Charles-Quint.--Neutralité commerciale de la Flandre.--Traité de Cambray.--Projet de former un royaume des Pays-Bas.--Guerres contre la Flandre.--La Flandre confisquée par arrêt du parlement de Paris.--Trêves.--Projet de démembrement de l'Angleterre.--Ignace de Loyola à Bruges.--Mort d'Isabelle de Danemark et de Marguerite d'Autriche.--La suette.--Situation commerciale et industrielle de la Flandre.--Accroissement des impôts.--Résistance des Gantois.--Les Luthériens.--Les _Cresers_.--Liévin Borluut.--Supplice de Liévin Pym.--Arrivée de Charles-Quint en Flandre.--Confiscation des priviléges de Gand.--Nouveau projet de créer un royaume des Pays-Bas.--Le duc d'Orléans.--Guerres.--Paix de Crespy.--Le comte de Bueren.--Les Pays-Bas réunis à l'Empire.--Le prince d'Espagne en Flandre.--Charles-Quint dicte ses Commentaires.--Nouvelles guerres.--Destruction de Térouanne.--Prise d'Hesdin.--Combats sur mer.--Abdication de Charles-Quint.--Son dernier séjour en Flandre. (24 février 1499, v. st., 1500 selon le rit romain). Naissance à Gand de Charles, fils aîné de Philippe le Beau et de Jeanne d'Arragon. Les chroniqueurs du temps rapportent que jamais on ne vit plus de pompe et plus de solennité à un baptême. Une galerie avait été construite jusqu'à l'église de Saint-Jean, et elle était, dit-on, éclairée par plus de dix mille flambeaux. On y remarquait douze portes, dont une plus grande que toutes les autres, nommée: la _Porte de paix_. Lorsque cet enfant arriva, porté dans les bras de Marguerite d'York, sous les voûtes de l'église de Saint-Jean, tendues de riches tapisseries de drap d'or et de velours, les nobles et les bourgeois y entrèrent avec lui, et l'éclat de leurs flambeaux répandit sur son jeune front, qu'allait arroser l'eau lustrale du baptême, une éclatante auréole, présage de renommée et de gloire: Charles de Gand avait franchi le seuil de la _Porte de paix_ pour recevoir du sire de Berghes l'épée qui allait écrire dans les annales du monde l'histoire de sa vie. L'année 1500 était une année mémorable: les uns remarquaient qu'un même nombre d'années séparait Auguste de Charlemagne et Charlemagne du jeune prince qui devait porter le nom de Charles-Quint; d'autres, en saluant en lui l'aurore d'une ère nouvelle, faisaient observer que l'humanité avait franchi la première moitié de cette grande période que l'an mille avait commencée au milieu de la terreur la plus profonde et dont le terme est encore couvert de voiles épais aux yeux de notre siècle; mais rien ne reproduisait alors ces doutes et cet effroi. L'Europe était en paix; Rome appelait les chrétiens aux joies religieuses du jubilé séculaire, et une comète s'élevait dans le ciel pour éclairer, comme le disaient les courtisans et les poètes, le berceau où reposait un enfant: Fausto sidere coeli. Vers la fin de l'année 1501, Philippe le Beau et Jeanne d'Arragon firent un voyage en Espagne. Philippe revint bientôt dans les Pays-Bas: déjà commençait à se dessiner, entre les Flamands et les Espagnols, cette antipathie de caractère et de moeurs que les discordes civiles et religieuses allaient rendre si vive. (26 novembre 1504). Mort de la reine Isabelle, veuve de Ferdinand le Catholique. Une ambassade solennelle arriva à Bruges pour y remettre à Philippe le Beau la couronne des monarques castillans: il y eut à ce sujet de grandes fêtes auxquelles prirent part les marchands de la _nation_ d'Espagne. La Flandre était en paix: quelques inquiétudes s'élevaient seulement sur les dispositions du roi de France. Louis XII était hostile à Philippe le Beau. Il s'était séparé de Jeanne de France pour épouser Anne de Bretagne, veuve de Charles VIII, et ce mariage avait réveillé de douloureux souvenirs chez le fils de Maximilien. En 1491, les princes de l'Empire, ceux de l'Europe entière avaient protesté contre une odieuse violation de la foi promise. En 1498, les rois avaient gardé le silence au triste spectacle du plus scandaleux procès de divorce, et si une voix s'était fait entendre pour le condamner, c'était celle d'un pauvre docteur en théologie, devenu, grâce à son talent et à la sainteté de ses moeurs, recteur de l'université de Paris et principal du collége de Montaigu. Jean Standonck était né à Malines, où il fonda l'une de ces pieuses écoles qui conservèrent longtemps son nom; il y avait peut-être reçu les bienfaits de Marguerite d'Autriche, sacrifiée, comme Jeanne de France, à l'ascendant de la duchesse de Bretagne: quoi qu'il en fût, il représentait, par son opposition, le sentiment public qui dominait dans les Pays-Bas. En 1505, des discussions relatives au droit de ressort que réclamait le parlement de Paris, firent un instant craindre des hostilités ouvertes de la part de Louis XII; mais le roi de Castille, «qui fort avoit le coeur en Espaigne et ne demandoit point la guerre en France, fut conseillé, dit Wielant, de faire faire, par son procureur général, secrètement et à part, protestations pertinentes et à perpétuelle mémoire, et icelles faites et enregistrées, manda à ses députés accorder les points et articles projetés par les gens du roy de France.» De qui venait ce conseil? Selon ce qui est le plus probable, du grand conseil de Malines, qui, pour mieux se maintenir dans sa rivalité contre le parlement de Paris, remontrait avec instance «que ces matières de ressort sont de merveilleuse importance et de si grand poids que la perte du comté de Flandres en dépend.» D'autres discussions s'étaient élevées relativement au droit de régale, réclamé par Louis XII dans l'évêché de Tournay. Jean de Luxembourg et Philippe Wielant, envoyés à Paris, le contestaient en invoquant le privilége accordé en 1288 par Philippe le Bel à Gui de Dampierre, dont il résultait «que nuls, soit le roy ou aultre, ne pouvoit prendre quelque chose en Flandres, sinon par la main du comte;» mais on leur répondait que ce privilége personnel et temporaire était si vague, qu'on pouvait lui opposer d'autres chartes de Philippe le Bel, de 1280, de 1282 et de 1289, et qu'il était d'ailleurs constant que Philippe de Valois s'était réservé, en 1345, tous les droits de la souveraineté royale. De plus, Louis XII exigeait que l'on reconnût que le pays de Waes et le château de Rupelmonde étaient compris dans le fief de Flandre tenu d'hommage lige vis-à-vis de la couronne de France. Les ambassadeurs flamands répliquaient, cette fois, que si Marguerite de Constantinople avait consenti à donner à saint Louis une déclaration favorable à ses prétentions, elle en avait fait remettre une autre semblable au roi des Romains, et que l'on savait assez qu'à une époque postérieure à la déclaration de 1254, le pays de Waes avait été successivement confisqué pour défaut de relief, puis reçu à hommage comme fief impérial par Guillaume de Hollande et Richard de Cornouailles, rois des Romains. Cependant les conseillers de Louis XII se montraient si résolus à ne point céder que les ambassadeurs flamands écrivaient à Philippe le Beau, le 17 octobre 1505: «Sire, nous ne voyons point que ne soyez contraint de faire de trois choses l'une: assavoir ou de lui accorder la régalle, ou de vous en mettre en procès en parlement, où vous le avez perdu contant, ou de avoir la guerre.» En effet, les circonstances deviennent de plus en plus graves. Au mois de juillet 1506, le roi de France se prépare à soutenir le duc de Gueldre qui guerroie contre le roi de Castille. D'autre part, le roi d'Angleterre, Henri VII, forme le projet de faire débarquer en Flandre sept mille hommes d'armes pour les opposer aux Français. Ce fut au milieu de ces intrigues que Philippe le Beau mourut subitement à Burgos, le 25 septembre 1506. Les états généraux se trouvaient en ce moment réunis à Malines. Les députés du Brabant, de la Hollande, de la Zélande et de la Frise décernèrent la tutelle du jeune prince de Castille à son aïeul, l'empereur Maximilien, sans que ceux de la Flandre, du Hainaut, de l'Artois, de Namur, de Lille et de Douay prissent aucune part à cette délibération. Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, et Jean de Houthem, se rendirent aussitôt en Allemagne pour assurer Maximilien de la fidélité et du respect des peuples qui, naguère encore, le repoussaient. Il les accompagna dans les Pays-Bas, mais il comprit bientôt combien son nom y réveillait peu de sympathies, et, par une résolution aussi sage que prudente, il s'éloigna, après avoir adressé à l'assemblée des états généraux, convoquée à Louvain, des lettres où il investissait sa fille Marguerite de la tutelle du prince de Castille, en même temps que du gouvernement des Pays-Bas. Cependant Louis XII, imitant l'exemple que Charles VIII lui avait laissé, protestait contre la mainbournie de Maximilien. «Très-chiers et bien amés, écrivait-il le 27 juillet 1507 aux bourgeois d'Arras, le roy des Romains s'est de longtemps fort traveillié de tout son pouvoir de nous vouloir nuire et adomagier, non-seulement par voye de guerre, mais aussy par paroles mensongères, lettres et libelles diffamatoires, à la charge, folle honte et déshonneur de nous et de toute la nation franchoise, à quoy sommes bien délibérés résister par toutes voyes... de quoy vous avons bien voulu advertir pour ce que à nous est rapporté qu'il prétend avoir la mainbournie des personnes et pays de nos très-chiers frères et très-amés cousins les enfans de feu nostre chier cousin le roy de Castille, desquels nous voulons et désirons le bien et prouffit comme le nostre propre, pourveu qu'ils ne soient adhérens, ne en l'obéissance d'icelluy roy des Romains.» Maximilien ne cesse de redouter l'invasion d'une armée française. Aussi a-t-il soin de recommander à sa fille de rassembler aux frontières une armée destinée à la repousser. On voit bientôt des relations secrètes s'établir entre Maximilien et Henri VIII, qui vient de monter sur le trône d'Angleterre. Dès le mois de février 1511, on écrit de France à Marguerite d'Autriche: «Madame, la nouvelle de la descente des Anglois continue tousjours icy de plus fort en plus fort, qui espouvante beaucoup ceulx de par deçà, et l'on a tout plain de mauvaise suspicion des Flamengs et autres pays de monsieur vostre nepveu, voisins desdits Anglois, que l'on dit estre consentans de laditte descente.» Les ambassadeurs de Marguerite à Paris ne manquaient point de démentir tous ces bruits. Au mois de juin 1513, elle déclara de nouveau qu'elle observerait les traités et que l'Empereur était animé des mêmes intentions «combien que plusieurs, pour leur gaing et prouffit particulier, à leurs périls et fortunes, soient allés au service du roi d'Angleterre.» Cependant, en ce même moment, l'Empereur écrivait à sa fille qu'il engageait les Anglais à débarquer au Crotoy et à envahir la France en suivant l'une ou l'autre rive de la Somme, «par ainsi qu'ils pourront, à grant honneur et puissance, marcher oultre jusques à Montlhéry, où feu nostre beau-père le duc Charles eut grant bataille et victoire, auquel lieu il faut que les François combattent, car c'est au cueur du royaume qui se nomme l'isle de France.» Il songeait même à éloigner le prince Charles de Castille du théâtre de la guerre en le faisant conduire en Allemagne, mais il n'osait exécuter ce projet, de crainte de réveiller le mécontentement des communes flamandes, qui chérissaient tendrement cet enfant, objet de tant d'espérances. «Nous ne savons, écrivait-il lui-même, comment et par quelle manière nous pourrons prendre et avoir hors de nos pays de par delà icelluy nostre fils, affin que quand nous serons à ceste oeuvre, nos subgects d'iceux pays se veuillent contenter et ne commencer aucune inimitié.» Maximilien décida Henri VIII à aborder en France en lui faisant espérer soit la couronne impériale, soit tout au moins un vicariat semblable à celui d'Édouard III. Pour conserver la neutralité des Pays-Bas, il s'était rendu au camp anglais, mêlé à ces soudoyers dont Marguerite d'Autriche parlait dans sa lettre à Louis XII, et portant, comme eux, les couleurs anglaises; empereur mercenaire qui touchait sa paye par jour ou par mois, comme le plus obscur _landsknecht_ de la Souabe ou du Palatinat. Cependant la neutralité de la Flandre dans cette guerre était bien moins réelle que fictive. «Le roy de Castille, portent les mémoires de Fleurange, laissoit aller de ses gens qui vouloit, nonobstant qu'il y eust amitié entre luy et les François et n'y avoit point de guerre déclarée.» Louis XII se plaignait fort haut des nobles du Hainaut: il ne cherchait, au contraire, qu'à s'assurer, par des paroles douces et conciliantes, l'appui des communes de Flandre. Malgré les conseils de Maximilien, Henri VIII débarque à Calais, le 31 juin 1513, avec quelque cavalerie et un corps de six ou sept mille lansquenets qu'on appelait la bande noire. Siége de Térouanne. L'armée qui s'avance pour secourir cette importante forteresse, est commandée par Louis d'Halewyn, sire de Piennes. Maximilien retrouve sous les bannières françaises ses anciens ennemis. (16 août 1513). Bataille de Guinegate, connue sous le nom de bataille des Éperons, parce qu'elle ressembla plus à une déroute qu'à un combat. Les Français furent vaincus parce que les conseils du sire de Piennes n'avaient pas été suivis: le champ de Guinegate portait bonheur à Maximilien. La Palisse fut pris et se dégagea: Bayard se rendit pour ne pas fuir. Térouanne, manquant de vivres, ouvrit ses portes après un siége de neuf semaines. «Le roy d'Angleterre, ayant Thérouenne dans ses mains, dit Martin du Bellay, à la suscitation des Flamans la feit démolir, remplir les fossés et brusler toutes les maisons, hormis l'église et les maisons des chanoines.» Quelques mois plus tard, cette oeuvre de destruction fut complétée, en vertu d'une lettre de Marguerite d'Autriche. «Pour ce qu'on murmure fort, écrivait-elle à Laurent de Gorrevod, que les François se vantent de fortifier Thérouanne, il semble à aucuns qu'il seroit bon de parbrûler ce qui y est demeuré de laditte ville, et, si cest advis vous semble bon, le pourrez faire exécuter comme trouverez à faire pour le mieulx.» Les Anglais, vainqueurs à Guinegate et à Térouanne, résolurent d'assiéger Tournay. Les habitants de cette ville avaient déclaré «que Tournay estoit Tournay et que jamais n'avoit tourné et encore ne tournera.» Ils se défendirent courageusement en attendant les secours de Louis XII qui leur avait écrit: «Mes bons enfans de Tournay, des plus anciens de la couronne, ne doubtez rien; je vous secourray quand engagier debvroie la moictié de mon royaulme.» Cependant les assiégeants disposaient d'une redoutable artillerie: on y remarquait notamment douze gros canons qu'on nommait les douze apôtres; ce qui donne lieu à un chroniqueur flamand d'observer «qu'il ne convient pas de donner des noms de saints à de semblables inventions diaboliques et qu'il eût mieux valu leur donner les noms de Phalaris, Diomède, Néron, Mézence, Denys, Busiris, Commode et autres tyrans de ce genre.» Robert Macquereau, que le désir d'assister à un siége fameux avait conduit sous les murs de Tournay, entendit le roi d'Angleterre ordonner à un canonnier de pointer saint Barthélemy sur l'église de Notre-Dame: le boulet emporta une partie du clocher. Quand les bourgeois de Tournay, abandonnés par Louis XII, se virent réduits à capituler, ils déléguèrent vers Maximilien des députés qui lui répétèrent: «Nous sommes Français.» Maximilien, irrité, les renvoya à Henri VIII, _roi de France et d'Angleterre_. Henri VIII donna l'évêché de Tournay à son ministre le cardinal Wolsey, plaça dans l'église de Notre-Dame une statue équestre de saint Georges et choisit pour sa résidence un hôtel qu'avait autrefois occupé Louis XI. Marguerite d'Autriche espérait qu'il disposerait de Tournay en faveur de son neveu, déjà fiancé à Marie d'Angleterre, de même qu'Édouard III avait voulu en disposer autrefois en faveur des communes flamandes, ses fidèles alliées. Elle y fit préparer des fêtes brillantes où se réunirent les plus célèbres beautés des Pays-Bas; le jeune prince de Castille se rendit lui-même à Tournay, mais il trouva un adversaire dans Talbot qui, dissuadant Henri VIII d'un acte contraire à ses intérêts politiques, le ramena à Calais après qu'il eut laissé à Tournay pour garnison un corps de troupes anglaises. Le prince de Castille était retourné en Flandre. «Charles d'Autriche, remarque Fléchier, faisait son séjour ordinaire à Gand, où il était né. On l'avait nourri dans les moeurs et dans les coutumes du pays.» Charles avait près de quatorze ans. Sa jeunesse annonçait déjà ce qu'un avenir prochain devait réaliser aux yeux de l'Europe étonnée. Il avait à peine six ans lorsque Vincent Quirini écrivait, dans un rapport au sénat de Venise: «L'aîné des fils du roi de Castille est doué d'un extérieur agréable et montre des dispositions extraordinaires; tout ce qu'il fait révèle son énergie et son courage. Le peuple veille avec tant de soin sur lui, qu'il n'est personne qui ne se fît mettre en pièces plutôt que de consentir à ce qu'il fût conduit hors du pays.» Philippe le Beau avait jadis chargé Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, du gouvernement des Pays-Bas. Maximilien, qui le lui avait peut-être fait obtenir, lui conserva plus tard une mission qui embrassait le soin de surveiller l'éducation du prince de Castille. Tel était le titre que l'on donnait alors au jeune prince que nous ne connaissons que sous le nom de Charles-Quint. Il ne paraît point, au reste, que Charles ait beaucoup écouté ses doctes précepteurs, dont le plus célèbre est Adrien Florissone, depuis pape sous le nom d'Adrien VI. Il se dérobait à leurs leçons pour suivre les fauconniers à la chasse ou pour aller agacer dans sa cage quelque fier lion de Numidie. Une femme prudente, instruite et éclairée, qui lui tint lieu de mère, exerça seule quelque empire sur lui: c'était Marguerite d'Autriche, investie, dès le mois de mai 1507, de l'autorité suprême dans les Pays-Bas. Marguerite d'Autriche aimait tendrement le prince de Castille. En 1510 elle disait dans une de ses lettres: «Mon nepveu croit journellement et s'adresse fort bien à toutes choses honnestes, et j'espère y prendre telle garde que j'y auray honneur.» En 1514, elle le montre consacrant déjà ses études aux soins du gouvernement et ajoute, à propos d'un accès de fièvre dont il se trouve atteint: «En la personne d'un tel prince ne peult avoir si petite maladie qui ne fasse bien à penser.» Le 15 février 1516, Charles écrit à la veuve de Gonzalve de Cordoue: «Madame, j'ai sceu la mort du fameux Gonzalve de Cordoue, l'un des plus grands capitaines du monde, que je désirois conserver tant pour son rare mérite que parce que je souhaitois de le connoître pour me servir de son expérience et de ses conseils...» L'affection de Marguerite ne lui suffisait plus. A défaut des récits de Gonzalve de Cordoue, il fut réduit à se faire lire le discours d'Érasme: _de Institutione principis_, où le célèbre docteur de Rotterdam, invoquant les sentiments généreux de la piété filiale, avait représenté, sous le nom de Philippe le Beau, un prince doué des vertus les plus éclatantes. (1514). Traité entre Louis XII et Henri VIII. Marie, soeur du roi d'Angleterre, appelée à confirmer cette paix en épousant Louis XII, ne devient reine de France que pour présider à ses funérailles. François Ier monte sur le trône le 1er janvier 1514 (v. st.). Au moment où le successeur de Louis XII fait son entrée solennelle à Paris, Charles, devenu majeur par un acte d'émancipation du même mois de janvier 1514 (v. st.), est reçu à Gand par les échevins, qui le conduisent à l'église de Saint-Jean. L'ancienne formule de serment lui est présentée; il la repousse et en fait lire une autre bien moins complète et bien moins étendue. Charles rompt ouvertement avec les temps du moyen-âge; il semble que son génie craigne d'être étouffé dans le cercle étroit que lui traçaient les vieux souvenirs des franchises communales. Cependant, les métiers, fidèles à leurs traditions, murmurent: l'agitation s'accroît, mais elle n'a d'autre résultat que l'acte du 11 avril 1515, où l'on exige des échevins, des doyens et des jurés le serment de respecter le traité de Cadzand imposé par Maximilien aux Gantois. Un an s'était à peine écoulé quand Charles recueillit l'héritage du roi d'Arragon, mort à Madrigalejo, le 23 janvier 1515 (v. st.). «Le prince Charles, écrivait Érasme à Jean Fisher, évêque de Rochester, vient, assure-t-on, d'être appelé à dix-sept royaumes. Admirable fortune dont ne profitera point, je l'espère, le prince seul, mais aussi tout notre pays.» Dans une autre lettre il ajoutait: «Charles possède entre autres qualités remarquables, qui le rendent digne de l'autorité, celle d'être profondément attaché à tout ce qui est juste et équitable;» et Wielant place à l'époque même où Charles venait de recevoir le titre de roi, cette belle parole adressée au grand conseil de Malines: «Je veux que vous ne distinguiez point entre les grands et les petits, et si l'on parvenait à m'arracher des lettres de nature à entraver l'action de la justice, j'entends que vous n'y obéissiez point.» François Ier avait vingt ans, Charles n'en avait pas seize. La rivalité de ces deux jeunes princes devait troubler toute l'Europe; leur double règne, qui s'ouvre simultanément, s'annonce toutefois sous des auspices pacifiques. Charles, guidé par le sire de Chièvres, charge Henri de Nassau de rendre en son nom hommage des comtés de Flandre et d'Artois au roi de France et de conclure avec lui une alliance dont l'une des conditions sera son mariage avec une fille de Louis XII. Guillaume de Croy semblait aussi favorable que ses ancêtres à la politique française: il représenta le roi de Castille aux conférences de Noyon. (1517). Voyage de Charles en Espagne. Soulèvement contre le sire de Chièvres, que les Espagnols haïssaient parce qu'il était étranger. Adrien Florissone, devenu évêque de Tortose, contribue à rétablir la paix. Charles retourne aux Pays-Bas en s'arrêtant à Douvres, afin de chercher à séparer le cardinal Wolsey du parti du roi de France, à qui l'Angleterre vient de restituer Tournay, Mortagne et Saint-Amand. Telle était la situation des choses lorsqu'on apprit la mort de Maximilien. Les rêves de sa folle vanité ne s'étaient jamais effacés de son intelligence affaiblie, et ne se contentant plus de la couronne d'empereur, il avait, dans les dernières années de sa vie, élevé son ambition jusqu'à la tiare de pontife. Que resta-t-il à Maximilien de toutes ses espérances évanouies, de toutes ses illusions dissipées? Un cercueil qu'il avait soin de prendre avec lui dans tous ses voyages, afin qu'à défaut des pompes de vie, il pût compter du moins sur celles de la mort. (Juin 1519). Election de Charles à l'Empire. Quatrième empereur de ce nom depuis Charlemagne, il prit et conserva le nom de Charles-Quint. La Flandre montra un grand enthousiasme. «Au premier bruit de l'élection de Charles-Quint, écrivait Érasme, tout le pays s'abandonna à la joie; puisse cette élection être heureuse pour le monde chrétien, puisse-t-elle surtout être heureuse pour nous!» Quelle est la situation de l'Europe au moment où Charles-Quint parvient à l'Empire? Le seizième siècle est une époque de crise profonde. En France, Louis XI n'a vu lui survivre que la haine de ses victimes; en Allemagne, la faiblesse de Maximilien a tout compromis; en Angleterre, la royauté s'est épuisée dans des proscriptions qui ont frappé tour à tour les vainqueurs et les vaincus, les oppresseurs et les opprimés; en Flandre, les tristes et profonds déchirements qui ont suivi la mort de Marie de Bourgogne, ont attesté aussi bien la décadence et la corruption des moeurs que l'affaiblissement des institutions. C'est en ce moment où l'organisation communale qui fut au moyen-âge la règle normale de la vie intérieure de la société, disparaît avec ses liens étroits et ses garanties protectrices, que l'anarchie, ne trouvant plus devant elle qu'un pouvoir supérieur tantôt faible et tantôt violent, se développe sous toutes les formes. Elle ne respecte même plus la sphère où, au-dessus de toutes les passions et de toutes les ambitions, la religion exerçait depuis une longue suite de siècles une influence incontestée. Ennemi plus dangereux que Soliman qui porte l'Alcoran au-delà du Danube, le moine apostat Luther inaugure un nouvel Évangile à Wittemberg et rompt ouvertement avec tout ce que vénérait l'Europe chrétienne, avec ses traditions, avec ses croyances, avec sa foi. A ces périls, à ces menaces Charles-Quint opposera l'unité politique, image de l'unité religieuse qu'elle doit protéger. Déjà Charles VIII a entrevu les besoins de la situation en se présentant à Rome comme l'héritier de Charlemagne. Charles-Quint, étendant plus loin ses desseins, cherchera à réunir tous les princes chrétiens par une confédération étroite, afin que sa main puissante porte à la fois les destinées de la vieille Europe et celles de la jeune Amérique, modérant ici les passions d'une société qui a atteint l'âge de sa maturité, réveillant au-delà de l'Océan les peuplades sauvages pour qui la civilisation est encore enveloppée dans les langes de son berceau. Gigantesque entreprise qui nous révèlera le génie de celui qui l'a conçue, mais qu'il ne doit toutefois voir jamais s'accomplir, afin que, lors même que tout sentiment d'ambition y fût resté étranger, un si merveilleux succès n'élevât pas trop haut son orgueil. «La fortune, dit Jacques de Thou, rivalisa en ce prince avec la vertu pour le porter au sommet des grandeurs et l'en rendre digne, et je ne crois pas que l'on puisse trouver, ni dans notre siècle, ni dans les temps les plus reculés, un prince qui méritât davantage, par la réunion de toutes les qualités, de servir de modèle à ceux qui veulent s'élever par la voie de la vertu. En effet, qu'a-t-il manqué à son éloge, soit que l'on remarque sa sagesse dans ses projets, soit que l'on considère sa constance dans les revers et sa modération dans les succès, soit que l'on admire sa présence d'esprit dans les périls et son amour de la justice, la plus haute des vertus qui puissent se rencontrer chez un prince! Sa vie fut sérieuse presque dès les premières années de son enfance; elle devait être occupée par les expéditions les plus variées et les négociations les plus importantes, et, sans que nous songions à le flatter, nous pouvons dire que dans la paix comme dans la guerre, il fut toujours guidé par sa piété.» Un publiciste plus moderne, le comte de Nény, ne juge pas moins favorablement l'administration intérieure de l'Empereur: «Charles-Quint fut le père et le législateur des Pays-Bas. Né et élevé dans ces provinces, il possédait parfaitement les langues du pays; il se plaisait à vivre dans une sorte de familiarité avec les citoyens dont il était l'idole. L'histoire et la tradition en ont consacré mille traits à l'immortalité... Jamais personne ne connut mieux que lui le caractère, le génie et les moeurs des peuples des Pays-Bas. De là vinrent ces lois admirables qu'il leur donna sur toutes les parties de la police, sur la punition des crimes et des contrats nuisibles à la société, sur le commerce et la navigation, lois que la plupart des nations éclairées ont cherché à imiter ou à adapter à leurs usages.» Ce fut à Bruges que Charles-Quint s'arrêta à son retour d'Espagne. Il y avait déjà fait son entrée solennelle au mois d'avril 1515 et se souvenait de l'accueil pompeux que les Brugeois lui avaient fait à cette époque. Au mois de mai 1520, il fut reçu à Bruges avec les mêmes honneurs. Les ambassadeurs des princes et des villes libres de l'Empire s'y étaient rendus pour lui offrir leurs félicitations; ils l'accompagnèrent à Aix, où les archevêques de Cologne, de Mayence et de Trèves posèrent la couronne impériale sur un front auquel toutes les couronnes semblaient promises. Au mois de juillet 1521, Charles-Quint était revenu à Bruges. Le 15 août le cardinal Wolsey, qu'il avait réussi à attacher à ses intérêts, y arriva avec une suite de cinquante gentilshommes et de cinq cents chevaux, et descendit au palais, où l'attendaient une pompe toute royale, des banquets somptueux et tous les honneurs qui devaient séduire son orgueil. Des princes, des chevaliers, des négociateurs s'étaient réunis en grand nombre à Bruges, et Érasme lui-même avait quitté sa retraite pour revoir d'anciens amis, qu'il y chérissait ou qu'il espérait y trouver, certain d'être accueilli avec estime par tous les courtisans, avec une vive sympathie par tous ceux qui cultivaient les lettres. Bruges était en effet une ville littéraire; Érasme se plaît à la nommer «une célèbre cité qui possède un grand nombre d'hommes érudits, et même, parmi ceux qui ne le sont point, beaucoup d'esprits heureux et de sains jugements.» _In celeberrima civitate Brugensi quæ tot habet eruditos, tot et sine litteris felicia, sanique judicii ingenia._ Ailleurs il la loue d'être féconde en génies dignes de l'Attique, éloge que Georges Cassander devait développer dans l'éloquent discours qu'il prononça en 1541 à l'ouverture des cours publics de belles-lettres, de philosophie et de théologie, fondés à Bruges par Jean De Witte, évêque de Cuba. Érasme mandait à Jean Fevin, chanoine de Saint-Donat: «Je me plais à Louvain moins qu'autrefois et je suis plus porté à vivre à Bruges si j'y trouve un asile commode et une table digne du palais d'un philosophe. J'aime les repas où la recherche des mets supplée à leur nombre, et qui sont exquis sans être longs. Serons-nous dépourvus d'agréables convives là où nous possédons entre autres amis notre cher Marc Laurin?...» Érasme espérait en 1521 rencontrer à Bruges, parmi les Anglais qui accompagnaient le cardinal Wolsey, ses amis les plus illustres: Jean Fisher, évêque de Rochester, et Thomas Morus, le vertueux fondateur de l'_Utopie_. Thomas Morus avait visité Bruges en 1514 avec Cuthbert Tonstall, qui fut depuis évêque de Londres. En 1515 il y accompagna les ambassadeurs que Henri VIII envoyait au prince de Castille; en 1517 il songeait à y retourner, car Érasme lui écrivait: «Si vous allez à Bruges, n'oubliez pas de réclamer Marc Laurin, notre meilleur ami.» Thomas Morus n'exécuta toutefois son projet qu'en 1520, et l'année suivante il revint avec le cardinal Wolsey, comme Érasme l'espérait, mais l'évêque de Rochester n'avait pu quitter l'Angleterre. «Je comptais à Bruges de nombreux amis, écrivait Érasme à Guillaume Budé, et je dois nommer le premier le cardinal Wolsey, aussi digne de notre amour que de notre respect, que l'Empereur a reçu comme s'il eût été lui-même le roi dont il tenait ses pouvoirs. Cuthbert Tonstall, Thomas Morus, Guillaume Mountjoy l'avaient accompagné. L'arrivée du cardinal Wolsey m'avait causé d'autant plus de plaisir que j'espérais que son influence et sa sagesse parviendraient à apaiser les discussions qui séparent les princes les plus puissants du monde; mais jusqu'à ce moment rien ne justifie mes espérances: du moins les querelles des rois ne peuvent pas rompre l'alliance des Muses.» Tandis que la politique avait ses conférences mystérieuses à la cour de Charles-Quint, les lettres avaient leur temple dans le cloître de Saint-Donat, chez Marc Laurin, où logeait Érasme. Si l'Angleterre se vantait d'y avoir envoyé les évêques de Saint-Asaph et de Londres, Thomas Morus et lord Mountjoy, l'Espagne y revendiquait avec orgueil Louis Vivès, qui devait s'attacher si vivement à la ville de Bruges, dont il chérissait à la fois les moeurs, le climat et les excellents poissons inconnus à Louvain, qu'il résolut d'y passer toute sa vie; Louis Vivès, que Henri VIII donna pour précepteur à sa fille Marie et que le duc d'Albe eût désiré charger de l'instruction de ses petits-fils; rhétoricien habile, orateur disert, qui aimait à se promener sur les remparts de Bruges et à s'y asseoir sur le gazon pour y réciter ces vers qu'il avait composés: Ludunt et pueri, ludunt juvenesque senesque: Ingenium, gravitas, cani prudentia ludus. Denique mortalis, sola virtute remota, Quid nisi nugatrix et vana est fabula vita? La Flandre était aussi noblement représentée dans les banquets du cloître de Saint-Donat, dignes d'être décrits par Athénée. Bruges y comptait plusieurs de ses habitants, entre autres Marc Laurin et son cousin Matthieu Laurin de Watervliet, dont Érasme regretta plus tard vivement l'absence dans sa retraite de Bâle; Pierre De Corte, depuis premier évêque de Bruges, et François de Cranevelde, que Thomas Morus chérissait si tendrement qu'Érasme en fut jaloux. Gand n'était pas moins fière de posséder parmi ses savants Louis de Praet, Antoine et Charles Uutenhove, Liévin Goethals, Guillaume Van de Walle, Antoine Stock, Omer Eding, le chartreux Liévin Ammonius et le trésorier de Flandre Liévin de Pottelsberghe. Les autres villes de la Flandre avaient pu choisir, pour compléter cette illustre assemblée, des hommes non moins distingués: le chanoine Jean De Hont, de Courtray; Josse Van de Clichthove, de Nieuport; Jacques Battus, de Bergues; Pierre de Zuutpeene, de Cassel. J'aimerais aussi à y placer un jeune prêtre accouru d'Ypres pour saluer cet aréopage de la science: Jacques Meyer, qui, dès cette époque, se préparait à recueillir les titres historiques des communes flamandes à défaut des titres écrits dans leurs priviléges qu'on lui défendait de reproduire. Meyer, animé du noble enthousiasme du poète en même temps que soutenu par les études profondes de l'annaliste, eût pu offrir à Louis de Praet une ode écrite en son honneur, où il lui rappelait l'objet de ses travaux: «Toutes les Muses te portent jusqu'au ciel. Les historiens qui racontent tes hauts faits et les poètes qui les chantent, t'appellent leur père et leur Mécène. Tu es notre gloire et l'honneur de notre pays, ô toi qui comptes parmi tes ancêtres les rois et les princes auxquels a obéi la Flandre. Par quelles louanges pourrais-je assez te célébrer? La noblesse de ton origine est rehaussée par tant de vertus, elle s'est révélée au monde par tant d'actions éclatantes que lors même que le vieil Homère, chantre des rois de la Grèce, reviendrait parmi nous, ses vers seraient inutiles à ta gloire.» Dans un de ces banquets où les bons mots et les saillies ne craignaient pas d'emprunter leur forme aux dialogues d'Aristophane ou bien aux satires de Perse et de Juvénal, Thomas Morus avoua à Érasme qu'il était disposé à accepter les fonctions publiques que lui offrait Henri VIII, et son ami ne trouva, pour l'en dissuader, que le souvenir de Phocion, qui se consolait d'un supplice injuste en disant qu'il valait mieux périr innocent que coupable. Thomas Morus ne se rappela les conseils d'Érasme que lorsqu'il imita Phocion, en refusant de se rendre aux instances des siens, qui le pressaient de fuir pour se dérober à la mort. Érasme avait également été prophète quand il s'était effrayé des résultats des conférences de Bruges pour la paix de l'Europe. Un traité de ligue offensive et défensive avait été conclu entre Charles-Quint et le cardinal Wolsey, mais il devait, pendant quelque temps, rester secret. Des conférences entre les plénipotentiaires flamands et français s'ouvrirent inutilement à Calais. François Ier rejeta les prétentions de l'Empereur, qui réclamait la Bourgogne et voulait affranchir la Flandre et l'Artois de tout lien de suzeraineté, et il résolut même de l'ajourner comme son vassal devant le parlement de Paris. Déjà la guerre recommençait en Italie et sur les frontières des Pays-Bas. Au mois de novembre 1521, les Français s'emparèrent inopinément d'Hesdin. Martin du Bellay rapporte qu'on y trouva «un merveilleux butin, car la ville estoit fort marchande parce que de toute ancienneté les ducs de Bourgogne y avoient faict leur demeure.» La perte d'Hesdin fut bientôt vengée par la prise de Tournay, qui ouvrit ses portes au sire de Fiennes le 30 novembre 1521, après avoir obtenu des garanties pour la conservation de ses vieilles franchises. (24 mai 1522). Charles-Quint quitte Bruges et se rend en Espagne, après s'être arrêté à Londres pour confirmer son alliance avec Henri VIII. Conformément à cette alliance, le duc de Suffolk débarque en France: le comte de Bueren le seconde à la tête de l'armée impériale et s'avance jusque sous les murailles de Paris, après s'être emparé de Roye et de Montdidier. (24 février 1524, v. st.). Bataille de Pavie. François Ier demeura prisonnier: dès qu'il eut été pansé, il alla rendre des actions de grâces à Dieu dans une église où ses yeux s'arrêtèrent sur ce verset du psalmiste: «Seigneur, vous m'avez abaissé afin que je puisse désormais mieux connaître et craindre votre justice.» Cela lui toucha fort au coeur, dit Brantôme. Charles de Lannoy, qui reçut l'épée de François Ier, était un chevalier flamand, aussi bien que Denis de Morbeke à qui le roi Jean remit la sienne. Grandes réjouissances en Flandre. Le 8 mars, la proclamation suivante fut publiée dans la plupart des villes: «Qu'il soit connu que les magistrats ont reçu la nouvelle certaine que le 24 février dernier l'armée de l'Empereur notre très-redouté seigneur a attaqué et combattu celle des ennemis. Le roi de France a été fait prisonnier: quatorze mille de ses hommes d'armes ont péri, et le surplus des siens qui s'étaient enfuis, a été pris ou tué, de telle sorte que personne n'a réussi à s'échapper. Le présent avis est donné afin que chacun rende immédiatement des actions de grâces à Dieu tout-puissant: tous les monastères sont également invités à faire sonner leurs cloches pour remercier Dieu, à qui nous devons cette grande victoire.» On chantait en Flandre: «Le roi de France est tombé en notre pouvoir. Jamais nouvelle ne causa dans notre pays plus de joie. «Maison de Bourgogne, tu n'as plus rien à redouter; lion de Flandre, cesse de gémir. Le roi de France a été fait prisonnier: aucun jour ne fut jamais plus heureux pour nous. «Flamands, vous pouvez vous abandonner à votre allégresse: c'est près de Pavie que le roi de France a été pris au milieu du combat. La plupart de ses hommes d'armes ont péri; aucun n'a réussi à fuir. Dieu nous promet encore des temps prospères.» Charles-Quint mérita cette victoire en rehaussant les qualités d'un grand prince par l'humilité des vertus religieuses. Dès qu'il la connut, il se retira dans sa chapelle et se déroba aux flatteries de ses courtisans pour remercier le Ciel de sa protection; puis il fit défendre qu'on célébrât par des fêtes un succès obtenu sur des chrétiens. Il n'ordonna que des prières, en disant qu'il fallait les rendre plus solennelles par une piété profonde et non point par une pompe extérieure. Il voulut aussi que dans les sermons l'on s'abstînt également de louanges pour son nom, d'outrages contre celui du roi de France, pour ne parler que de la puissance et de la bonté de Celui qui tient dans ses mains le sort des armées, modération bien rare chez un empereur de vingt-cinq ans, _magna cum admiratione in ætate jam tenera_. Lorsque le docteur Sampson, envoyé de Henri VIII, se rendit près de lui pour le féliciter, il se contenta de lui répondre qu'il espérait que la victoire de Pavie permettrait d'établir la paix sur des bases stables et de se réunir pour assurer la défense de l'Église contre les infidèles en même temps que sa tranquillité intérieure; il déclarait qu'aucune ambition ne le portait à profiter de ses succès afin d'agrandir ses possessions, déjà assez vastes pour qu'il demandât chaque jour à Dieu qu'il lui fût donné de suffire à la tâche immense de les gouverner. «Ces paroles si remarquables et si sages, ajoute l'ambassadeur anglais, furent prononcées avec tant de douceur et de grâce qu'en trouvant chez l'Empereur cette admirable modération dans les sentiments, dans les paroles et dans la conduite, je ne pus m'empêcher, quelle que fût ma joie de la victoire de Pavie, de m'applaudir encore plus qu'elle fût en des mains qui s'en montraient si dignes: car je vous assure que rien n'était changé en lui; rien ne révélait l'arrogance, l'orgueil ou l'effusion de la joie; mais il rapportait toutes choses à Dieu avec d'humbles actions de grâces: c'est ainsi que j'ai appris moi-même, par ce mémorable exemple, à honorer la modération plus que ne me l'avaient enseigné tous les livres que j'aie jamais lus.» Le sire de Lannoy avait écrit à l'Empereur: «Sire, nous donnâmes hier la bataille, et plut à Dieu vous donner victoire, de sorte que avez le roi de France prisonnier... Sire, la victoire que Dieu vous a donnée a été le jour de saint Mathias, qui est jour de votre nativité. Du camp là où le roi de France étoit logé, devant Pavie, le 25 février 1525.» Charles-Quint répondit au sire de Lannoy: «Maingoval, puisque m'avez prins le roi de France, je crois que je ne me saurois mieux employer, si ce n'est contre les infidelles. J'en ai toujours eu la volonté. Aidez à bien dresser les affaires afin que avant je devienne beaucoup plus vieux, je fasse chose par où Dieu veut être servi. Je me dict vieil parce qu'en ce cas le temps passé me semble long et l'advenir loing.» La lettre de François Ier à Louise de Savoie, plus concise et plus brève, comme il convient au malheur, n'est pas moins belle: «Madame, de toutes choses ne m'est demeuré que l'honneur et la vie.» Mais François Ier, si noble dans son langage quand il s'adresse à la France qui partage sa douleur, ne retrouve plus ces sentiments de fierté en présence de ses ennemis triomphants. Il est difficile de croire que c'est la même main qui écrit d'Italie à Charles-Quint: «Si plustot liberté par mon cousin le vice-roy m'eût été donnée, je n'eusse si longuement tardé devers vous faire mon devoir, comme le temps et le lieu où je suis, le méritent et n'ayant autre confort en mon infortune que l'extant de votre bonté, vous supliant juger en votre coeur ce qu'il vous plaira faire de moy, étant seur que la voulenté d'un tel prince que vous êtes, ne peult estre accompaignée que de houneur et magnanimité. Par quoy, si vous plaise avoir ceste honneste pityé de moy et envoyer la seurté que mérite la prison d'un roy de France, lequel l'on veult rendre amy et non désespéré, pouvez estre seur de faire ung acquest en lieu d'un prisonnier inutile et rendre ung roy à jamais votre esclave». Conduit en Espagne, François Ier oublie les désastres de la guerre pour danser à Valence, de même que plus tard il oubliera les calamités d'une paix humiliante pour danser à Bordeaux. Rien ne révèle chez lui la dignité du malheur, cette vertu de l'homme qui parfois l'honore plus que le succès. Cependant la France, subissant une nouvelle honte, a réclamé humblement l'appui de l'Angleterre qui, tant de fois, profita de ses désastres. Un traité, signé le 30 août 1525, sépare Henri VIII de Charles-Quint et assure son alliance à François Ier captif. Le sire de Praet, grand bailli de Bruges, et le sire de Beveren se trouvaient en ce moment en Angleterre; ils furent retenus prisonniers par l'ordre de Henri VIII. Traité de Madrid (14 janvier 1525, v. st.). Charles de Lannoy reconduisit François Ier jusqu'aux frontières d'Espagne et vit le prince, dont il avait reçu l'épée, s'élancer sur le sol où il allait retrouver la liberté et la puissance, en s'écriant à haute voix: «Je suis redevenu roi!» François Ier ne tarda pas à réunir les membres des états généraux: «Messieurs, leur dit-il, je vous ay mandés pour vous dire l'appoinctement que j'ay faict, estant détenu prisonnier ès mains de l'empereur, pour sortir desquelles il me convint obtempérer à tout ce qu'il a voulu; et entendez que si l'empereur m'eust demandé tout mon royaume, je luy eusse accordé pour me mettre en liberté, qui est le trésor des humains.» Le chancelier, dans sa réponse au nom des états, égala l'éloquence du roi de France à celle de Cicéron: il alla plus loin, et comme la mémorable parole que le roi Jean avait, dit-on, prononcée dans une circonstance presque semblable, se présentait à tous les esprits, il ne la rappela que pour la blâmer et allégua, contre la validité des engagements personnels pris par François Ier, l'absence de l'adhésion des trois états, représentants légitimes du royaume dont l'usufruit seul appartenait au roi. Qu'eût dû faire François Ier pour concilier ses doubles devoirs comme roi et comme chevalier? Rendre à l'épée de la France sa liberté en laissant sa propre épée enchaînée à Madrid par son serment. «Non-seulement un grand roi, mais un vrai chevalier, dit Fénélon dans une leçon destinée au duc de Bourgogne, aime mieux mourir que de donner une parole, à moins qu'il ne soit résolu de la tenir à quelque prix que ce puisse être. Rien n'est si honteux que de dire qu'on a manqué de courage pour souffrir et qu'on s'est délivré en promettant de mauvaise foi.» Il faut rappeler les principales clauses du traité de Madrid, en remarquant qu'il ne reproduisait que ce que Charles-Quint réclamait, en 1521, aux conférences de Calais. François Ier restituait la Bourgogne, dont Louis XI avait injustement dépouillé la duchesse Marie, et c'était surtout pour satisfaire les justes griefs des Flamands que cette clause avait été introduite dans le traité. «Bien est vray que lesdits Flamens, dit un auteur français contemporain, pensent bien avoir receu le temps propice pour faire la teste aux François et prendre vengeance des injures qu'ils disent leur avoir esté faictes par cy-devant par les roys très-chrestiens.» De plus, Arras, Tournay, Mortagne et Saint-Amand étaient réunis à la Flandre, et le roi de France renonçait à tout droit de rachat sur les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies; mais ce qui était plus important et constituait en quelque sorte un vasselage vis-à-vis de l'autorité impériale qui tendait à constituer l'unité politique, c'était l'obligation imposée à François Ier de joindre ses vaisseaux à la flotte que Charles-Quint se proposait d'armer contre les infidèles. Le traité de Madrid ne fut jamais exécuté, et dès le 28 mars 1527 (v. st.), le roi de France fit remettre à l'Empereur des lettres de défi conçues dans les termes les plus violents. Le manifeste de Charles-Quint, qui les réfutait, fut imprimé à Anvers, et par une rare impartialité, la censure impériale permit d'y joindre les lettres mêmes du roi de France comme une nouvelle preuve de sa déloyauté. «Le roi de France, écrivait Charles-Quint, était, à juste titre, notre prisonnier. Nous l'avons accueilli toutefois avec tant de générosité, que l'on eût pu croire qu'il avait été non le vaincu, mais le vainqueur à Pavie. Il était notre ennemi, et nous lui avons donné notre soeur aînée, afin que désormais il fût notre frère. Loin de nous faire restituer tout ce qui avait été usurpé sur nos prédécesseurs les rois d'Espagne et les ducs de Bourgogne, nous nous sommes contenté de réclamer ce qui touchait au soin de notre dignité et aux griefs si anciens de nos sujets. Nous lui avons rendu le trône et la liberté, aimant mieux sacrifier quelque chose de nos droits que de compromettre le salut de la république chrétienne. En effet, il avait été convenu entre nous que nous réunirions nos efforts contre les infidèles, mais le roi de France s'est hâté d'oublier et nos bienfaits et les devoirs de la religion et le soin de défendre les peuples chrétiens: il nous poursuit de ses outrages. Quant à nous, nous ne lui opposerons que notre courage, _maluimus ipsum virtute quam conviciis vincere_.» Les circonstances étaient défavorables à Charles-Quint. Luther, Zwingli, [OE]colompade agitent l'Allemagne. L'Italie, qui ne sut jamais que flatter les ambitions envahissantes en rêvant des libérateurs, court aux armes. En Angleterre, Henri VIII se prépare à répudier la tante de Charles-Quint, afin d'épouser une jeune fille d'une famille presque inconnue, qui descendait, dit-on, d'un vassal des sires d'Avesnes. Anne Boleyn avait été attachée à Marguerite d'Autriche et avait peut-être brillé, en 1513, aux fêtes de Tournay avant que Marie d'Angleterre l'emmenât avec elle en France et lui offrît le funeste exemple d'une cour où régnait la légèreté des moeurs. Un regard d'Anne Boleyn a rendu impossible l'unité politique de l'Europe et a compromis l'unité religieuse: Alice de Salisbury n'avait du moins inspiré à Édouard III que des rêves de gloire. Charles-Quint éleva la voix en faveur d'une princesse issue de la maison royale d'Arragon. En 1528, ses énergiques réclamations semblent allumer une guerre à laquelle la Flandre cherchera à rester étrangère, en vertu de ses vieux principes de neutralité commerciale. Thomas Morus écrivait au cardinal Wolsey: «L'on a remis au roi une lettre de monsieur d'Ysselstein, à laquelle ne paraît point étranger l'avis de madame Marguerite et de son conseil. En effet, le porteur de cette lettre de créance exposa, de la part de monsieur d'Ysselstein, que madame Marguerite et tous ses conseillers étaient désolés de ce que la guerre était déclarée à l'Empereur, et que l'on pouvait craindre la colère de Notre-Seigneur contre les peuples chrétiens, si les plus grands princes renoncent si aisément à l'espoir de la paix pour se combattre. Il ajouta que lors même que la guerre aurait lieu entre l'Angleterre et l'Espagne, il serait juste que l'Angleterre considérât l'amitié qu'elle a toujours portée à la Flandre et aux Pays-Bas et qu'elle la conservât à un peuple que rien n'affligerait plus que d'avoir le roi d'Angleterre pour ennemi. Le roi a répondu qu'il n'avait pour but que de s'opposer aux prétentions immodérées de l'Empereur de dominer sur toutes les nations. Quant à ce qui touchait les Pays-Bas, il n'avait pas, disait-il, oublié l'antique amitié qui les unissait à l'Angleterre, comme il l'avait déjà montré par ses actes, et bien que la guerre eût été déclarée, il s'était abstenu, à leur égard, de tout acte hostile... Depuis, le roi m'a fait appeler et m'a chargé de vous écrire que si les Pays-Bas étaient désolés de le compter pour ennemi, il ne le serait pas moins d'être celui des Pays-Bas.» Hume dit à ce sujet: «Les inconvénients de la guerre furent bientôt sentis de part et d'autre. La défense faite aux Flamands d'acheter des draps en Angleterre empêchait les marchands anglais de s'approvisionner chez les fabricants, qui se virent eux-mêmes réduits à congédier leurs ouvriers.» On ne tarda pas à conclure une convention qui portait que les relations commerciales seraient maintenues, même en temps de guerre. Les démêlés relatifs aux projets de divorce de Henri VIII contribuèrent à faire conclure, entre Charles-Quint et François Ier, la paix des dames, signée à Cambray, le 5 août 1529, par Marguerite d'Autriche et Louise de Savoie. Si l'Empereur renonce à la Bourgogne et rend la liberté aux princes français prisonniers à Madrid, moyennant une rançon de deux millions d'écus d'or, il sépare François Ier de tous ses alliés, expulse les Français de l'Italie, cette terre pour laquelle les Bayard et les Gaston de Nemours ont répandu leur sang, et obtient une renonciation formelle à tout droit de suzeraineté sur la Flandre et sur l'Artois. Le roi de France déclarait de nouveau se désister de tout droit de rachat sur les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, qui se trouvaient réunies à jamais à la Flandre, ainsi que le Tournésis et les villes de Mortagne et de Saint-Amand. (24 février 1529, v. st.). Le pape Clément VII sacre Charles-Quint empereur à Bologne. En 1530, Charles-Quint, imitant l'exemple de Charlemagne, qui avait promulgué ses capitulaires ou livres carolins, publie la Caroline, encore suivie aujourd'hui dans plusieurs pays de l'Allemagne. En 1532, il chasse de Hongrie les armées de Soliman au moment même où dans le nouveau monde Pizarre s'empare du Pérou. Deux années (1533 à 1535) sont employées à la pacification de l'Italie et de l'Allemagne. (1535). Expédition de Charles-Quint en Afrique. Déjà il avait donné l'île de Malte aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et envoyé la flotte de Doria relever l'étendard de la croix sur le rivage de la Grèce. Tandis que François Ier, indigne héritier du roi sanctifié par les croisades, s'allie à Soliman et humilie les fleurs de lis devant le Croissant, Charles-Quint, également issu de saint Louis et, de plus, arrière-petit-fils de Gui de Dampierre, se souvient seul de ses devoirs de prince chrétien. Guidé par la même pensée (la nécessité d'affranchir la Méditerranée des excursions des pirates), il assemble ses vaisseaux à Cagliari, ce vieux port des Pisans où saint Louis avait réuni sa flotte. Le 21 juillet 1270, le roi de France arborait sa bannière au pied des collines de Tunis; le 21 juillet 1535, l'empereur Charles d'Autriche entrait à Tunis et vengeait sa mort. Érasme, en apprenant ces victoires, appliquait à Charles-Quint ce vers d'un ancien poète: Secumque deos in prælia ducit. Lorsque Charles-Quint entra à Rome l'année suivante, une inscription, qui faisait allusion à ses triomphes en Afrique, fut placée sur un arc de triomphe. On y lisait: «César, tu es dans la ville des Scipions.» Cependant Charles-Quint, retenu loin de ses États héréditaires par des expéditions lointaines, avait été frappé des dangers auxquels se trouvaient sans cesse exposés les Pays-Bas, séparés du siége principal de sa puissance. Pour y pourvoir, il songeait à former un royaume de leurs fertiles provinces, désormais réunies par le lien d'une étroite confédération. Sa volonté et son génie, les conquêtes mêmes qu'il projetait, en eussent réglé les limites. «Il fut une fois en résolution, dit Brantôme, de se faire roy de toute la Gaule belgique, soubs laquelle l'on peut dire plus de trente-cinq grosses villes très-fameuses, superbes et très-magnifiques comme: Louvain, Bruxelles, Anvers, Tournay, Mons, Valenciennes, Bois-le-Duc, Gand, Bruges, Ypres, Malines, Cambray, Arras, Lille, Liége, Namur, Utrecht, Amiens, Boulogne, Saint-Quentin, Calais, Reims, Trèves, Metz, Nancy, Toul, Verdun, Strasbourg, Mayence, Aix, Cologne, Clèves, Juliers et force autres jusques à Rouen, dit l'histoire, et la pluspart de Paris, à sçavoir celle du costé de la Seine, toutes lesquelles places sont décorées de toutes dignités et titres impériaux, royaux, ducaux, marquisats, contés et baronies, archevêchés et de tous autres honneurs et degrés de prééminence. De plus, il y a plus de deux cents villes, lesquelles, pour leurs qualités et facultés, ont priviléges de villes murées, sans une infinité de beaux et grands villages qui paraissent villes, ayant clochiers, avec un peuple infini et incroyable. Ce n'est pas tout; car elle est embellie et enrichie de grosses rivières navigables, comme le Rhin, la Meuse, la Seine, l'Escaut; puis de très-grandes et belles forêts, comme les Ardennes, Charbonnière et autres.»--«L'encloueure fut, ajoute Brantôme, en ce qu'il eut de grandes guerres de tous costés et principalement contre ce grand roy françois, lequel n'eust jamais permis qu'il fust venu régenter son royaume aux portes de Paris. Quelque autre roy l'eust-il enduré?» La vaillante défense des habitants de Marseille, le dévouement de la noblesse de Picardie maintinrent, en 1536, l'intégrité du territoire français. La glorieuse tâche des chevaliers et des hommes d'armes était complète: elle rendra plus aisée celle qu'aborderont au seizième siècle, comme au quatorzième, les chevaliers ès lois. Le 15 janvier 1536 (v. st.), le roi de France se rend au parlement avec le roi d'Écosse, le dauphin, les cardinaux de Lorraine et de Bourbon, les ducs de Vendôme, d'Estouteville et de Guise, et un grand nombre de seigneurs et de prélats. Dès que les avocats ont été introduits, un huissier appelle la cause qui doit être plaidée, en ces mots: «Plaise au roi nostre souverain seigneur donner audience à son procureur général, demandeur en matière de commise et réversion de fief, contre Charles d'Autriche, détenteur des comtés de Flandre et d'Artois, et d'autres terres et seigneuries, défendeur en ladite matière.» Alors, maître Jacques Cappel, premier avocat du roi au parlement, s'agenouille humblement et prononce un long discours où il invoque l'exemple de Philippe le Bel. Le parlement se prête à cet étrange réquisitoire, quoiqu'en vertu du traité même de Cambray le roi de France ait renoncé à tout droit de suzeraineté. Un héraut se rend bientôt sur les frontières de Picardie pour assigner Charles-Quint: dès que le délai qu'il a fixé, est écoulé, un arrêt du parlement de Paris décide que Charles se trouve, comme rebelle et contumace, privé de tous les avantages que lui a attribués le traité du 5 août 1529, et la première conséquence de cette déchéance est la confiscation des comtés de Flandre et d'Artois, redevenus fiefs de la couronne. Une armée française se hâte de recommencer la guerre, pour exécuter la sentence du parlement pendant l'absence de Charles-Quint. Elle s'empare tour à tour d'Hesdin, de Saint-Pol, de Lillers, de Saint-Venant; mais quatre mille fantassins et six cents cavaliers réunis à Merville, sous les ordres du comte du Roeulx, suffisent pour arrêter cette menaçante invasion. Les Français se retirent vers Doulens. Au mois de juin 1537, le comte du Roeulx et le comte de Bueren reprennent l'offensive. La ville de Saint-Pol est reconquise; Montreuil capitule, et l'armée impériale, dans laquelle on compte huit mille Flamands, met le siége devant Térouanne. Trêve de dix mois signée à Bomy le 30 juillet 1537. Médiation du pape Paul III. Nouvelle trêve de dix ans conclue le 23 décembre 1538. Un gigantesque projet, conçu par le sieur de Castillon, ambassadeur de France à Londres, s'attacha à cette trêve; elle était à peine signée depuis sept jours, lorsqu'il proposa au connétable de Montmorency de détrôner Henri VIII, devenu l'opprobre et le fléau de son royaume, pour partager ensuite l'Angleterre entre François Ier et Charles-Quint. «Le temps, écrivait-il, se présente de telle sorte qu'on ne le peut désirer plus favorable. Butinez entre vous ce pays, afin que l'un et l'autre ait sa commodité. Depuis la Thamise, c'est une lisière cotoyant la Picardie, Normandie et Bretagne jusque devant Brest, et plus outre garnie de beaux ports, qui est une chose autant nécessaire à vostre royaume. En cette lisière est le pays de Galles et de Cornouailles, naturels ennemis du reste de l'Angleterre et ayant langage à part, qui est le nostre, car c'est Breton bretonnant. L'autre costé de la Thamise cotoye pareillement pour l'Empereur, Flandres, Hollande et Zélande, qui luy est semblable commodité. Baillez au roi d'Escosse partie du nord qui est son ancien droit et héritage. Ce faisant, chacun aura profit à cette entreprise.» L'harmonie des deux princes n'était ni assez complète, ni assez durable pour mener à bonne fin un si vaste projet. Il s'évanouit, et il en reste à peine quelques traces dans l'histoire du seizième siècle. Tandis que les plus habiles négociateurs, essayant vainement de régler la paix, ne parvenaient qu'à perpétuer la guerre, un pauvre gentilhomme espagnol, nommé Ignace de Loyola, qui avait, à l'âge de trente-sept ans, entrepris un cours complet d'études sérieuses à l'université de Paris, arriva à Bruges pour y réclamer humblement des marchands de sa nation quelques aumônes qui lui permissent de poursuivre des travaux commencés avec un si grand zèle après une jeunesse consacrée tout entière aux armes. Gonzale Aguillerez lui donna l'hospitalité et le reçut en ami. Louis Vivès, l'illustre ami d'Érasme et de Thomas Morus, aussi savant que le premier, aussi courageux que le second dans sa résistance à Henri VIII, accueillit également Ignace de Loyola comme un concitoyen animé d'une ardeur toute semblable à la sienne pour la méditation des doctes traités écrits par les Pères de l'Eglise, et, selon une tradition qui remonte jusqu'à Ignace de Loyola lui-même, Louis Vivès dit un jour, en parlant de sa piété, qu'il ne doutait point qu'il ne fût appelé à fonder une société religieuse. Louis Vivès ne se trompait point, et lorsque Ignace de Loyola eut fait approuver par le pape Paul III les règles de l'institut de la _Compagnie de Jésus_, la Flandre eut la plus grande part à son développement par l'appui qu'elle s'empressa de lui offrir. «La Belgique, dit un ancien historien des jésuites, bien qu'elle ne forme pas une grande partie du monde, n'est toutefois pas une de celles où la Société de Jésus se développa avec le moins de succès. La Belgique, célèbre à la fois par la guerre et par les arts de la paix, n'étend pas seulement son influence sur ses habitants, mais sur tous les peuples de l'Europe. Ce pays, vrai champ de Mars, fut une arène ouverte à notre courage. Ce fut là que l'ordre se fit connaître et qu'il se fortifia; ce fut là qu'il combattit noblement et qu'il répandit son sang.» Ainsi s'élevait, au sein de la société politique du seizième siècle, si vacillante et si agitée, une nouvelle société religieuse fondée par un pauvre gentilhomme qui n'était, dit Bourdaloue, qu'un inconnu et qu'un mendiant, mais qui était appelé «à s'opposer à Luther, comme jadis saint Augustin naissait en Afrique au même moment que Pélage en Angleterre, et qui, malgré la sagesse des politiques, la passion des intéressés, le zèle des uns et la malice des autres, ne s'était proposé que de préparer à toutes les églises du monde des missionnaires fervents, des prédicateurs évangéliques des hommes dévoués à la croix et à la mort, des troupes entières de martyrs dont il a été le père.» La Flandre, restée silencieuse au milieu de ce bruit d'armes qui remplissait toutes les régions de l'Europe, méritait d'être l'asile de l'inspiration religieuse et des études graves et profondes. Il semblait que la fortune, en éloignant d'elle l'éclat des grandeurs humaines, ne lui en eût laissé que le deuil. (1526). Isabelle, soeur de Charles-Quint, malheureuse épouse de Christiern II, roi de Danemark, meurt à Zwinaerde. Les anciens comtes de Flandre s'arrêtaient à Zwinaerde avant de prendre possession de l'autorité héréditaire: Isabelle n'y attendait que les consolations de Dieu pour la séparer de ses peines et de ses malheurs. Quatre ans plus tard, Marguerite d'Autriche termine ses jours à Malines, après avoir songé à se retirer aux Annonciades de Bruges, comme l'atteste une lettre touchante adressée à la supérieure de ce monastère: «Ma mère, ma mie, j'ai donné charge à ce porteur d'aller vous dire de mes nouvelles et ma bonne disposition depuis aucuns jours... Je suis délibérée faire une bonne fin dans vostre couvent à l'aide de Dieu et de nostre bonne maîtresse sa glorieuse Mère. Je vous prie, ma bonne mère, de faire prier toutes mes bonnes filles à l'intention que je vous ay toujours dit, car le temps approche, puisque l'empereur vient, à qui, à l'aide de Dieu, renderay bon compte de la charge et gouvernement que luy a pleu me donner, et ce fait je me renderay à la volonté de Dieu et de nostre bonne maîtresse, et demourray toujours vostre bonne fille. MARGUERITE.» Marguerite ne vint pas prier au pied des autels de Bruges, où s'était agenouillée Marie de Bourgogne, mais elle ordonna en mourant que son coeur fût porté dans le tombeau qui renfermait les restes de sa mère. Les ravages des épidémies rendaient communs à toutes les classes de la société les mêmes sentiments de douleur. La suette, que quelques-uns nommaient la peste d'Angleterre, s'était introduite de Hollande à Anvers, où elle frappa en quatre jours cinq cents des plus riches marchands. De là, elle pénétra d'abord à Gand et ensuite à Bruges, où l'on vit à la fois les magistrats fermer les tribunaux et les chanoines cesser de paraître dans le choeur de la cathédrale de Saint-Donat. La durée de la suette était le plus souvent de vingt-quatre heures, et de ceux qui en étaient atteints, il n'en était presque point qu'elle épargnât. La vengeance de Dieu semblait moissonner tout ce qu'épargnaient les discordes des hommes. La peste suivait la guerre: un fléau appelait un autre fléau pour l'expier et le punir: Sublimes reges, magni duo lumina mundi, Cernite quam vobis subdita regna dolent; Cernite quos motus et quas res publica clades Marte sub assiduo sollicitata ferat; Nusquam tuta salus, late omnia et omnia longe Bellica tempestas, mortis et horror habet: Adde quod in populo magnam factura ruinam Pestis atrox bello gliscit et atra lues. En même temps l'industrie languit, et le travail des métiers se ralentit chaque jour. Les marchands étrangers, qui envoyaient dans toutes les parties du monde les étoffes fabriquées en Flandre, ont quitté en grand nombre la ville de Bruges depuis que l'ensablement du Zwyn ne permet plus que la navigation difficile et lente de quelques alléges. Les troubles de la Flandre de 1452 avaient engagé quelques marchands à se fixer à Anvers. Ceux qui éclatèrent à la mort de Charles le Hardi, donnèrent lieu à de nouvelles émigrations, et l'on publia même, le 25 mai 1477, un avis qui portait que tous ceux qui s'étaient retirés à Anvers, seraient tenus de rentrer à Bruges dans le délai de trois jours, sous peine d'une amende de six cents livres parisis. Les discordes civiles, que vit se multiplier la _mainbournie_ de Maximilien, furent encore plus funestes à Bruges. Au mois d'août 1493, les marchands espagnols qui s'étaient réfugiés à Anvers, refusèrent de retourner dans leur ancienne résidence. Adrien Drabbe, s'étant rendu en Espagne pour porter les plaintes des magistrats de Bruges au roi Ferdinand d'Arragon, ne reçut qu'une réponse assez vague. Les Brugeois furent plus heureux près du conseil de Malines, car ils obtinrent au mois de septembre 1494 un arrêt fondé sur leurs priviléges, qui condamnait les marchands espagnols à ne point choisir d'autre résidence dans les Pays-Bas. Les marchands espagnols revinrent; ils ne cessèrent point toutefois de murmurer de ce que chaque jour l'ensablement du Zwyn et cent autres causes rendaient leur séjour à Bruges de plus en plus défavorable aux intérêts de leur commerce. Les relations de Bruges avec les marchands anglais n'étaient pas mieux établies. Bien qu'elles fussent réglées par le traité du 24 février 1496, elles étaient presque complètement interrompues lorsque Pierre Anchemant fut envoyé à Londres peu avant les fêtes de Pâques 1506, pour engager les marchands anglais à rentrer à Bruges, comme les marchands espagnols leur en avaient donné l'exemple. Pierre Anchemant les assurait qu'on avait, par d'utiles travaux, amélioré le havre du Zwyn et que la paix profonde qui régnait en Flandre avait à jamais éteint les vieilles rivalités de Bruges, de Gand et d'Ypres, toujours si funestes au commerce. Les marchands anglais protestaient que c'était à tort qu'on leur attribuait le projet de se fixer à Anvers; mais Pierre Anchemant ajoutait si peu de foi à ces assurances qu'il s'adressa à Henri VII, au château de Greenwich. «Je lui parlay, raconte-t-il lui-même, du fait de la ville en lui remonstrant l'amour singulière que le roy nostre seigneur son bon fils a au bien et ressource d'icelle tant pour ce qu'il en est natif comme pour la beauté, bonté, honnesteté et loyaulté de vous, messeigneurs, et des habitants, et aussi pour les grans biens et services que ses prédécesseurs en ont eu.» Henri VII parut fort touché des souvenirs de la généreuse hospitalité que les Brugeois avaient accordée à Édouard IV, et sa réponse, conçue dans des termes très-conciliants, remplit Pierre Anchemant d'enthousiasme pour le monarque qui l'avait si bien reçu, et d'espérances pour ceux dont il était le mandataire. Malheureusement, Henri VII s'éloigna pour aller faire un pèlerinage à Notre-Dame de Walsingham, et Pierre Anchemant se vit réduit à subir, comme une nécessité dictée par les circonstances et la détresse des Brugeois, le célèbre traité du 15 mai 1506, qui réservait tous les avantages aux marchands anglais. Les Flamands (c'est Bacon qui le remarque) appelaient le traité de 1494 _intercursus magnus_; ils donnèrent à celui de 1506, à peine modifié par une convention du 5 juin 1507, le nom d'_intercursus malus_. Bruges conserva l'étape; mais elle ne parvint jamais à ressaisir le commerce même qui s'était retiré au port d'Anvers, alors si riche et si prospère que les descriptions de Guichardin nous semblent l'oeuvre d'une imagination toute féerique. Pour compléter ce tableau de la décadence de Bruges, il faut ajouter que ses magistrats chargèrent, en 1495, d'autres députés de se rendre à Lubeck pour essayer de rappeler les marchands osterlings. Vingt-quatre ans plus tard, au moment même où ils envoyaient l'abbé des Dunes exposer leur détresse en Espagne, ils adressaient les plus vives instances à une flotte vénitienne, alors à l'ancre dans les ports de l'Angleterre, afin qu'elle consentît à se diriger vers l'Écluse. Les digues du Zwartegat avaient été rétablies en 1510, et l'on venait de vérifier avec la sonde la profondeur des eaux du Zwyn pour calmer les terreurs des pilotes étrangers. Le commerce de la Flandre, menacé de se voir privé de ses relations maritimes, tendait, sous Charles VIII et sous Louis XII, à se rapprocher de la France. Machiavel dit à ce sujet: «La France n'a rien à craindre de la part des dix-sept provinces des Pays-Bas, ce qui vient de la froideur du climat et de sa stérilité en blés et en vins, et comme on n'y recueille pas de quoi nourrir les habitants, ils sont obligés de tirer leur subsistance de Bourgogne, de Picardie et d'autres provinces de France. De plus, les habitants des Pays-Bas subsistent par des manufactures et par des merceries qu'ils débitent en France aux foires de Paris et de Lyon, car du côté de la mer ils n'en trouveraient pas le débit. Ainsi, lorsque les Flamands seront privés du commerce de la France, ils ne pourront débiter leurs marchandises, ni avoir aisément de quoi subsister; ils n'auront donc jamais de guerres avec la France que lorsqu'ils y seront forcés.» Il ne faut plus s'étonner de ce que souffrit la Flandre pendant la longue rivalité de Charles-Quint et de François Ier. Cette malheureuse époque vit les marchands les plus riches s'éloigner à jamais de la Flandre. Ce fut ainsi que les Fugger et les Velser, si fameux en Allemagne par leur opulence, les Galteretti, de Florence, les Bonvisi, de Lucques, les Spinola, de Gênes, se retirèrent successivement à Anvers: il ne resta guère à Bruges que quelques marchands espagnols. Près de la vieille cité des dix-sept nations, languissaient, atteintes comme elle par les coups de la fortune, ses deux filles du Zwyn et de la Reye: l'Écluse, assise au fond de son golfe, rival longtemps heureux du Rhin et de la Tamise; Damme, placée entre Bruges et l'Ecluse comme une étape sur la route des caravanes commerciales du moyen-âge. «Damme, la clef et la porte de la mer; Damme, qui ouvre ou ferme aux Brugeois l'entrée de l'Océan; Damme, autrefois si peuplée et si opulente, a vu fuir ses marchands et n'est plus qu'un village.» Trois siècles se sont écoulés depuis que Meyer écrivait ces lignes. Si le port de l'Écluse a disparu dans les sables, le port de Damme s'est effacé au niveau des joncs des marais comme Venise descendra quelque jour aussi dans ses lagunes. Cette décadence de la Flandre paraissait aux historiens français une révélation prophétique du déclin de la puissance si formidable et si altière de Charles-Quint né dans l'une de ses villes et profondément attaché à ses moeurs. Robert Gaguin, après avoir résumé les péripéties que lui présentent les annales de la Flandre, si rapidement tombée du faîte de la prospérité et de la grandeur, ne manque point d'ajouter: «Grande leçon pour ceux qui, trop confiants dans l'éclat de leur origine et de leur puissance, peuvent aussi devenir, par une chute rapide, un enseignement pour la postérité.» Il faut ajouter que l'absence de toute administration régulière s'était fait sentir à la fin du quinzième siècle dans l'ordre industriel aussi bien que dans l'ordre politique. Maximilien avait cru affaiblir les grandes villes qu'il combattait, en méconnaissant leurs priviléges, et la même préoccupation se fit remarquer dans quelques actes du gouvernement de Charles-Quint. Cependant, lorsqu'on reconnut que l'industrie ne présentait plus dans sa fabrication ni règles incontestables qui déterminassent les droits réciproques des maîtres et des ouvriers, ni garanties légales qui maintinssent vis-à-vis du marchand la réputation méritée par une production longtemps irréprochable, on s'efforça vainement de revenir en arrière: on multiplia les ordonnances et les règlements, mais l'on ne parvint point à rétablir la prospérité qui était due à l'ancienne organisation des métiers intimement liée à la puissance politique des grandes communes flamandes. A Charles-Quint commence en Flandre la nouvelle draperie, c'est-à-dire la draperie alimentée par les laines d'Espagne. Le duc Philippe de Bourgogne, époux d'Isabelle de Portugal, avait déjà eu la même pensée lorsque, dans une charte du 26 octobre 1464, il se plaignait que les Anglais vendaient leurs laines si cher «qu'il en résultoit grant dommaiges et inconvéniens pour les pays de Brabant et de Flandre qui sont principalement fondés sur fait de draperie.» Charles-Quint, fils d'une princesse espagnole, devait la réaliser. Lier la Flandre à l'Espagne par les besoins de son industrie, était un acte habile au point de vue politique. L'industrie flamande continua à fabriquer quelques étoffes précieuses; elle produisit encore quelques somptueuses tapisseries notamment celles qu'admirait la cour de Charles VIII ou celles qui furent offertes au pape par François Ier. Son activité se porta, toutefois, principalement vers des étoffes d'un genre nouveau et d'un prix moins élevé: pour les unes on appela des tisserands d'Armentières, pour d'autres des ouvriers de Hondschoote. A la même époque, afin que la Flandre restât sans cesse une terre commerciale, s'élevait dans les campagnes l'industrie linière, héritière de l'industrie des grandes villes qui se bornait aux étoffes de laine. Liée intimement au sol qu'elle fertilisait, elle puisait dans l'agriculture, et l'agriculture puisait en elle, un mutuel et réciproque appui. Le même toit abritait la charrue et le métier du cultivateur devenu tisserand. Pendant les longues veillées de l'hiver, la moisson de l'été se métamorphosait, sous les mains qui l'avaient recueillie, en trésors mercantiles: la femme même, assise à son rouet, concourait, par son adresse, à assurer la paix et l'abondance dans le foyer domestique. «La Flandre sera riche, disait Charles-Quint, tant que l'on n'aura point coupé le pouce de ses fileuses.» Si les relations du commerce extérieur s'éteignaient dans les villes de la Flandre, si parfois dans ses campagnes mêmes un cri de guerre semait la désolation, il faut aussi signaler, à certains intervalles, une autre source de souffrances et de détresse: l'accroissement progressif des impôts. Dès 1516, Érasme écrivait à Thomas Morus: «On réclame du peuple des sommes énormes, et la demande a été agréée par les grands et par les prélats, c'est-à-dire par ceux qui seuls ne doivent rien donner, et toutes nos campagnes sont couvertes de soldats. Trop infortuné pays! et toutefois combien ne serait-il point heureux si ses villes pouvaient s'entendre entre elles!» En 1524, la levée des impôts excita des troubles dans toutes les provinces des Pays-Bas. Les biens du clergé n'en étaient plus exempts, et sa résistance fut si vive en Flandre qu'une partie de ses domaines fut saisie; ce qui fait dire, en 1529, à Érasme: «Les exactions accablantes au delà de toute mesure sont devenues communes à tous, et nous les supportons d'autant plus impatiemment que l'argent qu'elles produisent, est porté en Allemagne et en Espagne.» En 1536, la reine de Hongrie, soeur de Charles-Quint, qui avait succédé à Marguerite d'Autriche dans le gouvernement des Pays-Bas, avait obtenu une aide de quatre cent mille carolus d'or, dont le tiers devait être payé par la Flandre. Bruges, Ypres et le Franc obéirent, mais une vive opposition se manifesta à Gand. Les désastres des guerres et des révolutions, qui avaient ruiné Bruges en exilant les marchands étrangers, avaient exercé moins d'influence sur la prospérité des Gantois, entretenue par l'activité intérieure du travail de leurs métiers. Les documents contemporains reproduisent encore le tableau que Froissart traçait au quatorzième siècle de la puissance de Gand et de ses richesses. Ils la nomment tour à tour «une ville fort belle, grande, puissante et ample, la plus belle et ample ville de la crestienneté, une fort belle et triomphante ville, une ville sans pair à cause des belles rivières qui y descendent de tous quartiers, au moyen desquelles tous biens et marchandises y arrivent, une ville qui n'estoit point une ville, mais ung pays, tant y avoit maisons, églises, cloistres, chapelles, hospitaulx et autres beaux et somptueux édifices.» «Gand, dit un historien du seizième siècle, est à peu près la plus grande ville de l'Europe. Ses habitants prétendent que le circuit de ses remparts offre un développement de sept lieues. On raconte que jadis sept rois l'assiégèrent pendant sept ans et ne purent s'en emparer, et aujourd'hui encore, à côté de ses sept ponts de marbre, construits sur l'Escaut, on remarque sept églises fondées par les sept rois aux lieux mêmes ou s'élevèrent leurs camps. Une de ces églises, celle de Saint-Michel, possède, dit-on, un si grand nombre de paroissiens, que chaque année on y voit communier, aux fêtes de Pâques, vingt-huit mille personnes.» Un même sentiment de résistance dominait chez tous les habitants de Gand. Les bourgeois, accablés de taxes, ne voulaient plus en accepter de nouvelles; les tisserands et les petits métiers rappelaient les anciens principes du droit communal sur l'obligation limitée de servir le prince pendant un certain nombre de jours. Enfin, il fut résolu, dans la collace du 14 avril 1537, «que si avant que l'Impérialle Majesté leur seigneur naturel et prince natif avoit nécessairement affaire des gens de guerre de son pays de Flandres contre le roy de France son ennemy et pour la deffense de cestuy son pays, ils présentoient à Sa Majesté volontaire assistance par gens d'iceluy pays, selon l'ancien transport et ancienne coustume et les payer, et autrement point.» Cette réponse fut portée à Bruxelles par les échevins Régnier Van Huffel, Jacques Van Melle, Jean Vanden Eeckhaute et le grand doyen Liévin Pym. La reine de Hongrie, qui venait d'apprendre l'invasion d'une armée française en Artois, crut devoir temporiser, de crainte d'exciter trop profondément le mécontentement des Gantois. Elle leur demanda de nouvelles explications, et ce fut pour satisfaire à ce désir que les Gantois déclarèrent, dans la collace du 29 avril, «qu'ils entendoient ce faire par le grand estandart et par gens du pays comme autrefois a esté fait.» Cependant le comte du Roeulx avait déjà réussi à arrêter l'armée française, et la reine de Hongrie n'hésita plus à ordonner dans la châtellenie de Gand la levée de l'impôt qu'avait sanctionné le vote de trois membres du pays de Flandre. Il fallut cette fois recourir à des voies d'intimidation, mais les magistrats de Gand, qui semblaient peu les redouter, s'adressèrent itérativement à la reine de Hongrie pour protester contre les arrestations qui avaient eu lieu, alléguant que, d'après les priviléges du pays, «l'accord de la plus grande partie ne peult charger, ni obliger la moindre partie en la contribution d'aulcunes aides, subventions ou impositions,» et que les châtellenies, soumises à leur autorité, ne pouvaient être imposées sans leur assentiment; ils prétendaient, en conséquence, que les poursuites exercées étaient «notoirement (en parlant en toute révérence) contre toute raison, droit, priviléges, anciennes coustumes et libertés desdits de Gand, et en dehors de tout entendement raisonnable.»--«Et comme ledit maistre Liévin, ajoute le _Discours des troubles de Gand_, eust présenté ladite requeste et se fust retiré de la chambre, il retourna demandant de dire encore un mot, disant en tremblant avoir charge de ses maistres de déclarer que si la royne ne vouloit accomplir le contenu en ladite requeste, qu'ils estoient délibérés d'envoyer leurs députés vers l'Empereur, requérant que on ne le print de male part.» Une démarche faite par le sire de Herbaix au nom de Charles-Quint eût pu apaiser les Gantois. Rien n'était plus propre à atteindre ce but que le discours qu'il leur adressa: «Par espécial suis chargé de faire ceste requeste à vous, messieurs de Gand, pour l'entière et totale confidence qu'il a en vous pour autant qu'il n'est point seulement vostre seigneur et prince naturel, mais est né et natif d'icelle, ce qui communément et de nature engendre quelque affection et amour espécial de l'ung à l'autre, et si depuis ung peu il porroit avoir aucune chose mal entendue, Sa Majesté ne sçauroit avoir de vous aultre ymagination sinon que ce ait esté par faute d'avoir bien comprins l'ung l'autre.» Les Gantois aimèrent mieux recourir aux trois autres membres pour qu'ils les aidassent à soutenir leurs priviléges, et le 24 septembre 1537 les quatre membres de Flandre réclamèrent d'un commun accord, près de la reine de Hongrie, la liberté de toutes les personnes qui avaient été arrêtées. Dans ces conjonctures difficiles, la reine de Hongrie proposa aux Gantois de soumettre leurs réclamations à la décision du conseil privé ou à celle du grand conseil de Malines, ou bien à celle de l'Empereur lui-même, en consentant à ce que pendant cette procédure les prisonniers fussent provisoirement mis en liberté; mais les magistrats de Gand désiraient qu'on reconnût leurs priviléges et non point qu'on les discutât. En effet, les discuter c'était supposer qu'ils étaient sujets à contestation et qu'il était loisible de les interpréter et même de ne pas s'y conformer: ils ne répondirent pas aux propositions de Marie de Hongrie. Enfin, le 2 décembre, voyant que les prisonniers n'étaient point relâchés, ils portèrent de nouvelles plaintes à la reine, qui répliqua qu'ils avaient laissé s'écouler les délais de surséance qu'elle leur avait offerts pour qu'il fût statué sur leurs réclamations. Peu de jours après, le 31 décembre, les magistrats de Gand rédigèrent par-devant notaire un acte d'appel à l'Empereur. Charles-Quint se trouvait à Barcelonne. Il répondit le 31 janvier à la protestation des Gantois. Bien que dans sa lettre il soutienne la conduite de sa soeur en ordonnant la levée immédiate des quatre cent mille carolus, nonobstant tout appel, il leur permet d'exposer leurs griefs au grand conseil de Malines, et l'on rencontre de nouveau dans son manifeste quelques lignes où il rappelle les liens qui l'unissent à sa patrie: «Toutefois avions tousjours eu cette opinion et espoir de vous que, durant nostre absence, vous vous deviez plus employer à nous aider, assister et servir que nuls autres, à cause que sommes Gantois et avons prins naissance en nostre ville de Gand... et quant à ce que vous vous excusez sur la povreté du peuple, petite négociation et la charge des précédentes aydes qui ont esté grandes, vous pouvez bien considérer que les mêmes raisons militent aussy bien pour les trois membres de Flandres et ceux de nostre pays de Brabant que pour vous, lesquels, toutefois, considérans mieux valoir de deffendre les frontières que laisser entrer les ennemis au pays, n'ont voulu refuser à nous faire toute assistence en si urgente nécessité et extrémité, comme aussy espérons que vous, les choses bien entendues, faire ne vouldrez; et nous desplaist que les aydes ont esté si grandes, veu que ce n'a esté pour nostre prouffict particulier, mais seullement à cause des grandes affaires que avons eu pour garder et maintenir nostre estat et réputation et pour le bien et utilité de nos pays, repos, seureté et tranquillité de tous nos subjects.» Charles-Quint croyait pouvoir calmer les Gantois par ces paroles, aussi douces et conciliantes que celles que le sire de Herbaix avait déjà fait entendre en son nom. Marie de Hongrie alla même jusqu'à suspendre la levée des quatre cent mille carolus: rien ne devait confirmer ces espérances. Évidemment, il existait chez nos populations flamandes du seizième siècle une tendance funeste à un abaissement moral, conséquence inévitable de l'abaissement politique: «Les vieillards, écrivait Meyer, prétendent que tout est changé dans les moeurs de notre nation, et ils se plaignent qu'à des hommes simples, francs, loyaux, courageux, robustes et d'une haute stature a succédé une génération corrompue par le vice, l'oisiveté, l'ambition et l'orgueil. Les désordres se sont multipliés, la piété du clergé s'est refroidie. Autrefois il suffisait de l'arbitrage de quelques hommes sages pour éteindre de rares discussions soulevées par des achats et des ventes qui se faisaient souvent sans témoins: aujourd'hui, chacun recourt à des actes écrits, de crainte de rencontrer une mauvaise foi que ne connurent jamais nos ancêtres.» Rien ne prouve mieux le relâchement qui régnait dans le lien social que le penchant des esprits à rompre le lien religieux consacré par le culte des générations qu'il unissait entre elles dans une pieuse communauté de traditions et de souvenirs. Les doctrines des luthériens s'étaient rapidement introduites dans les Pays-Bas, surtout dans les cités commerciales et industrielles où affluaient un grand nombre d'étrangers. Dès 1522, un an après la diète de Worms, elles avaient fait de grands progrès à Anvers; Charles-Quint y fit même brûler, en sa présence, les livres de Martin Luther, qui y avaient été envoyés d'Allemagne, et deux moines augustins de cette ville, convaincus de les avoir propagés, furent punis du dernier supplice à Bruxelles: ce qui fit dire à Luther, dans une lettre adressée aux chrétiens de la Hollande, du Brabant et de la Flandre: «Dieu soit loué de nous avoir donné de vrais saints et de vrais martyrs! Nos frères d'Allemagne n'ont pas encore été jugés dignes de consommer un si glorieux sacrifice!» Luther se montra toutefois moins admirateur du zèle des catéchumènes d'Anvers quand il apprit que presque tous s'étaient attachés à la secte des anabaptistes. «Nous avons ici, écrivait-il le 27 mars 1525, une nouvelle espèce de prophètes: ils sont venus d'Anvers et prétendent que l'Esprit Saint n'est autre chose que la raison naturelle.» Les doctrines de la réforme s'étaient également bientôt répandues à Gand: malgré la publication de l'édit de Worms du 8 mai 1521, et des édits successifs du 17 juillet 1526, du 14 octobre 1529, du 7 octobre 1531, du 10 juin 1535, du 17 février 1535 (v. st.), elles y avaient pris un si grand développement qu'au mois de juin 1538 le président de Flandre, Pierre Tayspil, annonça à Marie de Hongrie l'existence d'une petite communauté de luthériens et d'anabaptistes aux portes mêmes de Gand. L'année suivante ces doctrines se mêlèrent aux mystères que représentaient publiquement, selon un ancien usage, les _povres de sens_, de Furnes, les compagnons du Saint-Esprit, de Bruges, de l'Alpha et Oméga, d'Ypres, de la Fleur de Lis, de Dixmude, et d'autres membres des innombrables sociétés de rhétorique alors établies dans les Pays-Bas. «Plusieurs lieux pour le temps de lors estoient assez enclins à toutes séditions, commotions et hérésies, et les intentions et désirs de tels et semblables n'estoient que à pillier églises, gens nobles et autres riches, et avec eux plusieurs estrangers se y feussent boutés aians tous les mesmes voullentés et qui ne demandoient que ung tel temps troublé, et lesquels tenoient la secte luthérienne qui régnoit lors par toute la crestienté, qui aussy ne demandoient sinon faire toutes choses communes et entre autres points hérétiques qu'ils soutenoient, c'en estoit l'un... Toute la fin de leur commotion tendoit de faire les riches devenir povres et les povres devenir riches, et en effect, tous biens communs, ce qui estoit l'oppinion de plusieurs luthériens.., et quand les povres rencontroient les riches, en allant leur chemin par les rues, ils leur disoient par grant envye: Passez oultre! le temps viendra de brief que possesserons vos richesses à nostre tour, car vous les avez assez possessées et vous possesserez nos povretés à vos tours; si sçaurez que c'est d'icelles, et nous sçaurons que c'est de vos richesses, et porterons vos belles robes et tous porterez les nostres, qui sont bien laides et de petite valleur.» Cette secte portait à Gand le nom de _creesers_, qu'on n'a pas mieux réussi à expliquer que celui des Huguenots. On connaît, d'ailleurs, les projets politiques des _creesers_. «Toute leur affaire tendoit, porte la relation que nous venons de citer, de faire d'icelle ville de Gand une ville de commune et non subjecte à nul prince, ni seigneur, fors à elle-mesme, comme il y en a plusieurs en Allemagne et en Ytalie.» François Ier avait soutenu les villes protestantes d'Allemagne. Les _creesers_ espéraient trouver en lui le même appui. Au mois d'octobre 1538, Marie de Hongrie défend aux Gantois d'envoyer des députés au roi de France. Ils feignent d'obéir, mais un de leurs émissaires, Lupart Grenu, de Tournay, se rend à Fontainebleau, où le roi de France refuse de l'écouter, parce qu'en ce moment il ajoute plus de prix à l'alliance de Charles-Quint qu'au renouvellement des hostilités, quelque favorable qu'il puisse paraître. «Les Gantois, écrit Martin de Bellay, pour mieulx se fortifier et venir à l'effect de leur entreprise, envoyèrent secrètement devers le roy lui offrir de se mettre entre ses mains, comme leur souverain seigneur, et luy offrirent pareillement de faire faire le semblable aux bonnes villes de Flandres: chose que le roy refusa pour n'estre infracteur de foy envers l'Empereur, attendu a trêve jurée entre eux depuis deux ans.» (Juillet 1539). Nouvelles remontrances des Gantois. La collace du 8 juillet demande «que l'on deffende les bourgeois et adhérités de cette ville et chastellenie, touchant l'exécution commencée.» L'agitation s'accroît. Le 17 août, les métiers refusent de procéder à l'élection de leurs doyens tant que les prisonniers n'auront point été délivrés. Ils accusent les députés, chargés l'année précédente de porter leurs réclamations à la reine de Hongrie, de ne pas s'être acquittés fidèlement de leur mission. Liévin Borluut les encourage dans leur résistance en leur rapportant que, selon une tradition qui s'était perpétuée dans sa maison, il était arrivé à un comte de Flandre de perdre son comté en jouant aux dés avec un comte de Hollande, mais qu'un de ses ancêtres avait réussi à persuader aux bourgeois de Gand de le lui racheter, et qu'ils avaient dès lors obtenu de ne pouvoir jamais être soumis à des taxes malgré leur volonté. Liévin Borluut se trompait: ses aïeux n'avaient conservé à la Flandre son indépendance et sa liberté que sur le champ de bataille de Courtray, mais le peuple n'en croyait pas moins à l'exactitude de son récit. Le 19 août, on arrête à Gand Liévin Pym et Jean Van Waesberghe. Regnier Van Huffel fuit à Bruxelles. Quatre députés de Gand l'y suivent et l'y font arrêter, mais il se place sous la protection des lois du Brabant. Dans la collace du 22 août, on insiste pour que l'on interroge les anciens échevins sur les actes de leur administration, sur leur réponse à Marie, et sur la disparition du privilége mentionné par Liévin Borluut, que l'on ne retrouve plus. Il faut, s'écrie-t-on de toutes parts, qu'il soit défendu de faire sortir du blé de la ville, qu'on approfondisse les fossés qui la protégent, qu'on réunisse son artillerie, qu'on arbore publiquement son étendard, qu'on remette la charte de _l'achapt de Flandres_ indiquée par Liévin Borluut; il faut que les bourgeois adhérités dans la ville ne puissent plus se présenter dans les collaces comme membres des métiers; il faut, de plus, que l'on casse le _calfvel_ de 1515, par lequel Charles-Quint a confirmé les conditions imposées par Maximilien aux Gantois dans le traité de Cadzand. (23 août.) Tous les métiers prennent les armes. Liévin Pym est conduit vers midi au Gravesteen. Il déclare que la réponse qu'il a adressée à la reine de Hongrie, était conforme aux instructions des échevins des deux bancs. Après l'avoir soumis deux fois à la torture, on obtient de lui cet unique aveu qu'il avait un jour déposé à l'hôtel des échevins, pour qu'elle servît aux serruriers de modèle pour faire une autre clef, celle _du secret_ des priviléges qui lui était confiée. Le 26 août, Liévin Pym est de nouveau soumis à la torture: sa fermeté reste inébranlable, et le grand bailli François Vander Gracht demande, en alléguant le grand âge et les infirmités de l'ancien doyen des métiers, qu'il soit reconduit dans la prison de la ville pour être jugé par les magistrats. Cependant les métiers restent assemblés. Ils ne voient qu'un sortilége dans le courage que Liévin Pym a montré; c'est peu qu'ils aient déjà exigé qu'on le rasât, afin de retrouver plus aisément le sceau mystérieux des sorcières et des nécromanciens; ils arrêtent un homme et une femme qu'ils accusent d'avoir exercé sur lui une influence magique. Enfin, le 28 août, ils obtiennent des échevins de la keure, intimidés par leurs menaces, la condamnation de Liévin Pym, et le même jour celui-ci est porté sur un fauteuil, comme le sire d'Humbercourt, sous la hache du bourreau: c'est au pied de cet échafaud que les membres des métiers jurent de nouveau de ne point se séparer tant que le _calfvel_ de 1515 n'aura point été révoqué, serment prononcé sous de tristes auspices, qui ne présageait que la mort à ceux qui invoquaient la mort à témoin de leurs fureurs. Tandis que les bourgeois se séparaient avec effroi d'une résistance qui cessait d'être légitime dès qu'elle ne s'appuyait plus sur leurs priviléges, les métiers s'engageaient de plus en plus dans cette voie sanglante, où l'anarchie est invinciblement poussée vers l'abîme par les passions mêmes qui sont son élément et sa vie. Non-seulement ils demandaient que l'on chargeât de chaînes les magistrats qui avaient adhéré au _calfvel_ de 1515; ils voulaient également que l'on supprimât un autre _calfvel_, celui de 1531, qui réglait les attributions du conseil de Flandre. Le 2 septembre 1539, le cloître des Jacobins, où devait s'assembler la collace, est envahi par quatre ou cinq cents de ces obscurs disciples des théories à demi politiques et à demi religieuses, qui s'appuyaient sur la Bible pour combattre à la fois l'État et l'Église, le prince et le prêtre, ces deux colonnes de la vieille société qu'ils condamnaient. «Nous voulons, répètent-ils, que l'on annule les deux _calfvel_ et le traité de Cadzand, que l'on juge tous ceux qui y ont adhéré, qu'on approfondisse les fossés de la ville, que le guet veille désormais sur les remparts.» En vain le grand bailli, François Vander Gracht, leur représenta-t-il qu'il ne pouvait, sans mériter le dernier supplice, consentir à la révocation d'actes qui émanaient de l'Empereur: ils ne voulurent rien entendre, et il fallut que les trois pensionnaires élus par les bourgeois, les tisserands et les petits métiers, leur livrassent le _calfvel_ de 1515. Les uns le déchirèrent et le jetèrent dans la boue, les autres en recueillirent les lambeaux pour les porter orgueilleusement à leurs chapeaux, comme leurs pères s'étaient parés, en 1467, des débris de l'aubette des commis de la gabelle. La reine de Hongrie avait inutilement cherché à sauver Liévin Pym en lui adressant une déclaration justificative, dont il n'avait pas même osé faire usage; elle crut prudent de surseoir à la levée de l'impôt, mais elle donna aussi des ordres pour que l'on gardât avec soin les forteresses les plus voisines de Gand, et elle exposa en même temps, dans une lettre adressée aux trois autres membres de Flandre, les nombreux attentats qu'elle reprochait aux Gantois. Les Gantois venaient d'arrêter Guillaume de Waele, garde des chartes de Flandre, et trois échevins de 1515, Jean de Wyckhuuse, Gilles Stalins et Jean De Vettere, ainsi qu'un ancien échevin de la keure, qui fuyait déguisé en femme: puis on les vit demander la révocation de tous les magistrats de la keure sans exception. Ils se montraient si orgueilleux qu'ils refusaient de payer les droits de tonlieu établis sur l'Escaut, se prétendant citoyens d'une ville libre; ils maintenaient, d'ailleurs, que, selon leurs priviléges, ils avaient le droit, après six semaines de délibérations stériles dans la salle de la collace, de convoquer la _wapening_ sur la place du marché. On s'attendait même à voir reparaître les chaperons blancs. Adolphe de Beveren et Lambert de Briarde, que Marie de Hongrie avait envoyés à Gand, lui mandèrent que leurs vies étaient en danger s'ils n'autorisaient pas le renouvellement immédiat de la _keure_, et le grand bailli François Van der Gracht lui adressa également une lettre qui signalait la même gravité dans la situation des choses: «Madame, je supplie très-humblement Vostre Majesté estre record que par diverses lettres m'avez escrit de point avoir intention de modérer ce trouble que en toute douceur: ce seroit petit inconvénient d'espandre mon sang au service de l'Empereur et de Vostre Majesté, mais par dessus cela voir la desconfiture de tant de gens de bien, la démolition d'une si notable ville, la destruction de tous ces pays, il me semble que Vostre Hauteur en seroit grandement diminuée.» La reine hésitait encore. Les messages devenaient de plus en plus pressants; mais elle ne céda qu'après avoir fait rédiger une protestation par laquelle elle déclarait ne donner qu'un consentement forcé et motivé par le salut de ses serviteurs, et en écrivant au-dessous de la commission de renouvellement des échevins: «Par force et pour éviter plus grand mal, ay consenti cette commission. MARIE.» Le renouvellement de la _keure_ avait été un succès pour les mécontents, mais il est rare que les succès calment et modèrent ceux qui les obtiennent. On racontait tantôt que Charles-Quint avait rendu le dernier soupir, tantôt qu'il était porté à donner raison à ses concitoyens dans leur lutte contre la reine de Hongrie. Les souvenirs des temps glorieux qui avaient précédé le honteux traité de 1453, habilement exploités pour exciter de plus en plus l'effervescence populaire, portaient surtout les esprits à des rêves de grandeur et de prospérité que le passé ne devait point léguer à l'avenir. Quelques-uns, plus imprudents ou plus impatients, eussent voulu recommencer une guerre qui avait été si fatale à leurs pères: leurs voeux semblèrent exaucés lorsqu'on apprit que les sires d'Escornay et de Lalaing s'étaient enfermés dans la citadelle d'Audenarde et qu'une troupe de paysans, commandée par Yvain de Vaernewyck, assiégeait le château de Gavre. Le 11 octobre 1539, la collace décide que le payement des impôts sera suspendu jusqu'à ce que la reine de Hongrie ait livré les magistrats fugitifs, que les élections des doyens des métiers auront lieu conformément aux anciens usages, que l'on chassera les hommes d'armes du plat pays en sonnant le tocsin dans toutes les campagnes, que l'on écrira aux magistrats de Bruges, d'Ypres, d'Audenarde, de Courtray et d'Alost pour qu'ils ne leur permettent point de se réunir contre les Gantois. Six jours après, le grand bailli, François Van der Gracht, s'enfuit de Gand, «accoustré en guise de serviteur.» Le mouvement insurrectionnel avait atteint son point culminant: nous touchons à la période où il cédera à la régression la plus énergique et la plus sévère, répression qu'excusent à peine deux années d'une patience et d'une longanimité mises à toute épreuve. Le 30 octobre, un envoyé de Charles-Quint, muni de pouvoirs fort étendus, arrive à Gand: c'est Adrien de Croy, comte du Roeulx. Le lendemain, «il remonstra aux bourgeois le grand dangier ouquel ils se mettoient, que pour le présent l'Empereur estoit le plus puissant et bien fortuné prince de toute la chrestienté, et que jamais ils n'avoient eu ung tel conte ayant la puissance et noblesse de luy, lequel ils devoient partant bien aymer, et meismes plus que nuls de ses autres subjects, en tant qu'il estoit natif de la ville de Gand, et pour ces causes et autres devroient estre des plus obéissans, et meismes que, si aucuns autres de sesdits subjects se vouloient eslever à l'encontre de sadite Maigesté, qu'ils devroient estre ceulx qui de tous leurs pouvoirs devroient soustenir icelle, et meismement pour ce que l'Empereur estoit le premier conte de Flandres qui se povoit intituler conte, prince et seigneur souverain du pays de Flandres, laquelle souveraineté Sa Maigesté avoit conquise à l'encontre du roy de Franche, par la prinse que son armée fist dudit roy, nommé Franchoys premier de ce nom, à la journée devant Pavye, ce qui a esté et est ung grant bien et honneur pour lesdits de Gand, et conséquemment pour tout ledit pays et conté de Flandres, de quoy sera mémoire à tousjours, et partant le devroient aymer souverainement par-dessus tous autres ses subjects... Aussy leur mist en mémoire comment ils devoient avoir souvenance que leurs prédécesseurs avoient esté sy griefvement pugnis d'avoir rebellé à l'encontre de leurs contes par cy-devant, lesquels n'estoient en riens à rapporter à la puissance de leur conte présent, et sy devoient aussy avoir mémoire des deux journées de bataille qui furent, la première à Rosebecke et la seconde à Gavre, lesquelles deux batailles lesdit Ganthois eurent à l'encontre de leurs contes, et y furent occis, de la partie desdits Ganthois, plus de trente à quarante mil hommes, et bien peu de la partie desdits contes de Flandre, par quoy est bien démonstré que les mauvais rebelles et désobéissans subgects n'ont jamais droit de victoire à l'encontre de leurs bons princes.» Adrien de Croy ne fut pas écouté: les Gantois ne s'agitèrent que plus violemment en sentant vibrer dans leur âme cette triste évocation de la mémoire de leurs aïeux morts pour leur liberté; mais combien les temps n'étaient-ils point changés! et qu'il y avait loin des mémorables assemblées où Nicolas Bruggheman annonçait la croisade, aux sombres conciliabules où les disciples de Luther prêchaient la destruction de l'autel et du temple! Quel lien politique ou religieux pouvaient invoquer les _creesers_ de 1539 pour se croire les dépositaires des immortelles traditions des pieux et héroïques _clauwaerts_ du quatorzième siècle? Le 3 novembre 1539, la cloche du travail cessa de sonner; toutes les maisons, tous les ateliers, toutes les boutiques se fermèrent, et les bourgeois se réunirent au couvent des frères prêcheurs pour se défendre contre les attaques insensées des _creesers_, auxquels on attribuait on ne sait quel horrible projet de saccager et de piller toute la ville. Bien que rien ne vint justifier ces craintes, l'inquiétude était générale et profonde. Telle était la situation de Gand au moment où l'on attendait la décision que prendrait l'Empereur. Charles-Quint avait compris toute l'importance de la sédition des Gantois, qui comptaient sur l'appui des mécontents d'Allemagne et qui, tôt ou tard, pouvaient espérer celui du roi de France. Une plus longue absence devait, en lui enlevant le pays qui était son berceau et le patrimoine de ses ancêtres, briser le noeud qui retenait dans la même main tant d'États différents de moeurs et d'intérêts. La route du Rhin était trop longue; les tempêtes de l'hiver, qui n'était plus éloigné, ne permettaient point de songer à celle de l'Océan. «C'est en traversant la France que je me rendrai en Flandre,» dit-il à ses conseillers, et quelque vives que fussent leurs représentations, il quitta la Castille pour se diriger vers les Pyrénées. François Ier avait lui-même engagé Charles-Quint à prendre la voie la plus courte et la plus favorable; il lui avait offert ses fils comme otages, afin de garantir la sincérité de ses intentions; mais Charles-Quint les avait refusés, croyant que dès qu'il se reposait dans la loyauté du roi de France, la confiance qu'il lui témoignait, devait être complète et entière. L'harmonie politique qui régnait entre Charles et François Ier, paraissait solidement affermie. «J'aime tant le roy mon frère, disait Charles-Quint, et me sens ai fort obligé à luy du bon recueil qu'il me faict, du bon visage qu'il me porte et du bon traict qu'il m'a fait de n'avoir entendu à ces marauts de Gand, que jamais plus je ne retourneray à lui faire la guerre; et désormais il faut que nous demeurions perpétuellement bons amis et frères.» Il ajoutait qu'il souhaitait cette paix pour repousser les Turcs et les Algériens de nouveau hostiles, et pour apaiser en Allemagne les troubles religieux. En ce moment, d'importantes négociations étaient entamées entre les deux monarques. Elles étaient relatives à l'abandon définitif de leurs prétentions mutuelles qu'ils eussent abdiquées au profit du duc d'Orléans, second fils du roi de France, appelé à épouser une fille de Charles-Quint. L'historien espagnol Sandoval fait adresser ce discours par Charles-Quint au connétable de Montmorency: «De deux filles que j'ai, je veux donner l'aînée au duc d'Orléans et lui donner, avec elle, les États de Flandre avec le titre et le nom de roi, si bien que le roi François aura de cette sorte deux fils, tous deux rois, si voisins et si limitrophes, qu'ils pourront se voir tous les jours et communiquer ensemble, comme vrais et bons frères. Et comme nous sommes tous mortels, il pourrait arriver, ce que Dieu ne veuille pas permettre, que le dauphin, son fils aîné, vînt à mourir, et qu'aussi le prince don Philippe, mon fils, vînt à manquer, et alors le duc d'Orléans et ma fille deviendraient les plus grands seigneurs du monde, car ils seraient rois d'Espagne, de France et de Flandre et de tous mes autres royaumes et seigneuries, de manière qu'on peut dire que je donne pour dot un royaume considérable, qui est celui de Flandre, et une espérance très-grande et assez bien fondée de parvenir à d'autres royaumes encore plus puissants.» Martie du Bellay accuse injustement Charles-Quint d'avoir manqué à sa promesse. Le connétable de Montmorency engagea, plus que personne, François Ier à ne pas l'accepter: «Comme sage et bien advisé, il remonstra au roy, dit Brantôme, que deux frères si grands, si puissants et si près les uns des autres et fort chatouilleux, se pourroient un jour entrer en picque, se faire la guerre et se deffaire les uns les autres, et qu'il ne falloit pas les approcher de si près, mais les reculer au loin vers Milan, qui ne seroient si voisins et hors de toutes commodités à ne se rien demander.» L'ambition de la France devait, pendant trois siècles, s'égarer au delà des Alpes. Il semblait que l'honneur de ses armes s'opposât à ce qu'on laissât reposer à l'ombre des bannières étrangères tous ces héros morts aux journées de Pavie, de Novarre, de Ravenne et de Cérisoles. Le 1er janvier 1539 (v. st.), Charles-Quint entra à Paris par la porte Saint-Antoine où l'on avait écrit ces deux vers: Ouvre, Paris, ouvre tes haultes portes: Entrer y veult le plus grant des crestiens. On voyait ailleurs les armes impériales et royales «liées ensemble par cordons et noeuds d'amour.» Les échevins de Paris offrirent à Charles-Quint un Hercule d'argent doré, allusion ingénieuse à sa devise. Hercule avait écrit sur les rivages de la Lusitanie, au pied de l'immobile colonne de Gades: _Nec plus ultra_. Charles-Quint, roi de cette même contrée baignée par des mers dont ses vaisseaux avaient dévoilé les trésors et les mystères, avait le droit de répéter: _Plus oultre_. Enfin, le 7 janvier l'Empereur quitta Paris, et quatorze jours après, il s'arrêta à Valenciennes, où l'attendait la reine de Hongrie. L'on persistait à Gand à croire Charles-Quint retenu en Espagne par ses guerres contre les Turcs et les corsaires des États barbaresques, lorsqu'on y apprit tout à coup, avec une stupeur profonde, qu'il était arrivé aux frontières des Pays-Bas, après avoir confirmé l'alliance qui l'unissait au roi de France. La crainte de sa colère que les bourgeois et les gens des métiers avaient successivement bravée, les uns en favorisant le commencement de la rébellion, les autres en la poussant aux dernières limites, se présentait à tous les esprits, et il semblait qu'en se révélant si inopinément elle parût plus redoutable. Une députation, composée de Josse Uutenhove, de Charles de Gruutere, de Nicolas Triest, de Louis Bette et de quelques délégués des métiers, s'était dirigée vers Valenciennes; mais on leur enjoignit de ne pas aller plus loin que Saint-Amand, afin d'y attendre les ordres de l'Empereur. «Le temps commenchoit à venir que on ne les voulloit plus complaire: de quoy ils furent mal contents et murmuroient entre eulx que on leur devoit incontinent donner bonne audience, pour ce qu'ils estoient les seigneurs et députés de ceulx de Gand, et cuydoient que l'Empereur se contenteroit bien d'eulx et de leurs excuses, et leur sembloit que le comte de Flandres ne pouvoit riens lever oudit pays sans leur consentement.» Il était aisé de comprendre pourquoi Saint-Amand avait été assigné comme résidence momentanée aux députés gantois. «La cause pour qu'il fut défendu aux Ganthois de non venir jusques en ladicte ville de Valenchiennes, c'estoit pour ce que les princes et seigneurs de Franche estoient encoires en ladicte ville et qu'il n'estoit besoing que les estrangiers sceussent au vray les affaires d'iceulx de Gand, combien qu'ils en sçavoient assez, car on n'avoit parlé plus de demy auparavant par tout le pays d'autre chose que d'eulx.» Le 25 janvier, les députés de Gand sont appelés à Valenciennes et reçus par l'Empereur, «lequel, après les avoir quelque peu oys, leur imposa silence à leurs excuses et propositions longues et bien prolixes, et leur dist, pour toute résolution, que à ces fins il estoit venu en ses pays de pardechà en bonne diligence et au grand travail et dangier de sa personne par temps d'yver, pour mettre et donner bon ordre et pollice ès affaires de sa ville de Gand et y venir faire les pugnitions et corrections des mésus commis: ce qu'il feroit de telle sorte qu'il en seroit mémoire et que autres ses villes, pays et subgects y prendroient exemple de non faire le semblable. Et autre response ne sceurent avoir lesdits députés de Gand.» Déjà les bandes d'hommes d'armes du duc d'Arschoot, du prince d'Orange, des comtes d'Hoogstraeten et du Roeulx s'assemblaient à Halle, à Malines, à Enghien, et le 14 février 1539 (v. st.), Charles-Quint se présenta, à la tête de cette armée réunie à la hâte, aux portes de Gand, qui étaient restées ouvertes, «et dura icelle entrée plus de six heures sans le carroy et bagaiges, qui dura tout le jour. Il y avoit à icelle entrée huit cens hommes d'armes desdites ordonnances, qui sont pour le moings, y comprins les archiers, de trois à quatre mil chevaux, et estoient tous en armes, la lanche au poing, les picquenaires ayans la picque sur l'espaulle, les hallebardiers ayans aussi leurs hallebardes, et les hacquebuttiers ayans chascun en sa main la hacquebutte, laquelle gendarmerie estoit toute preste et appareilliée d'entrer en combat. Et en telle compaignie, puissance et estat entra en ville de Gand, de quoy les habitants d'icelle furent bien fort esbahis et estonnés.» Paul Jove raconte que lorsque Charles-Quint arriva aux portes de Gand, on eût cru, à voir les impressions qui se produisaient sur son visage, que la cité qui le recevait, n'était pas celle qui lui avait donné le jour et qui avait nourri sa jeunesse, mais une cité ennemie et détestée. Il ajoute que les Gantois se repentirent bientôt de ne pas avoir fermé leurs portes et de ne pas avoir pris les armes pour se défendre, car il eût été impossible de les soumettre ou de les réduire par la force, puisque leur ville est si vaste qu'elle peut armer aisément, par un mouvement inopiné, plus de quarante mille hommes. Toutes les places et toutes les rues de Gand étaient occupées «par bandes et compaignies de gendarmerie qui faisoient grand guet, tant de jour comme de nuit,» et ce fut sous ces formidables auspices que l'on procéda lentement à une enquête sur les causes et les progrès des troubles qui avaient eu lieu. Après une longue attente, tantôt assombrie par les inquiétudes, tantôt éclairée de quelques lueurs d'espérances, tous les échevins furent mandés par l'Empereur «en l'une des plus grandes chambres de sa court, laquelle estoit toute ample ouverte,» et là, maître Baudouin Le Cocq, procureur général au grand conseil de Malines, prononça un réquisitoire aussi long dans ses prémisses que terrible dans ses conclusions. Il commença par combattre les efforts qu'avaient faits les Gantois pour se justifier par les principes du droit communal, et prétendit que le privilége du comte Gui de Dampierre concernait les impôts qui atteindraient spécialement et uniquement les habitants de Gand, que celui de Louis de Nevers ne s'appliquait qu'à ceux qui auraient été illégalement établis, que la charte de Marie de Bourgogne qu'ils invoquaient, n'avait aucune autorité, puisqu'elle avait été obtenue par violence et même formellement révoquée en 1485 et en 1515. Il représenta que si, au grand regret de l'Empereur, les impôts avaient été si élevés, les Gantois n'y avaient toutefois jamais contribué que selon leur quote-part déterminée depuis longtemps. Puis abordant un autre ordre d'idées, il raconta les outrages par lesquels les Gantois avaient répondu aux propositions réitérées de l'Empereur et de la reine de Hongrie, et exposa les nombreux méfaits par lesquels les Gantois s'étaient rendus coupables du crime de lèse-majesté qui entraînait la confiscation de leurs franchises, de leurs corps et de leurs biens. La réponse des Gantois fut plus fière qu'on n'eût pu le prévoir. Ils placèrent la source de toutes les émeutes «dans le petit et sobre gouvernement qui avoit esté ès pays de pardechà durant son absence: au moyen de quoy les biens et les revenus de la ville de Gand avoient esté mal conduys et gouvernés, dont le commun peuple et les autres avoient fort murmuré, disans qu'ils estoient mengiés et les biens de ladite ville publiés par les gouverneurs d'icelle, lesquels n'avoient aucun soin du bien de la chose publicque.» On les vit même maintenir, en présence de l'Empereur, le droit qu'ils prétendaient posséder de ne pas être liés en matière d'impôt par le vote des autres membres de Flandre; mais leur justification ne fit que provoquer une plus violente réplique du procureur général qui, par une exagération tout opposée, ne trouva, dans la proposition que les Gantois avaient faite à la reine de Hongrie de prendre les armes contre les Français, «que le moyen de eulx rassembler en nombre pour après courre et pillier le pays.» Quoi qu'il en fût, Charles-Quint avait résolu d'ajourner encore pendant quelque temps sa sentence. Le supplice des coupables devait précéder la condamnation de la cité, moins criminelle qu'imprudente dans le développement de ses griefs, dont mille passions factieuses exploitaient, à leur profit, la justice et la légitimité. Le 17 mars 1539 (v. s.), sept habitants de Gand furent décapités devant le Gravesteen, aux lieux mêmes où s'était élevé l'échafaud de Liévin Pym. Les principaux étaient Simon Borluut, «fils d'un riche bourgeois de l'ancienne bourgeoisie de la ville,» et deux anciens grands doyens, Liévin Dherbe et Liévin Hebscap. L'auteur de la _Relation anonyme des troubles de Gand_ ajoute: «Il n'y vint guères de Gantois voir faire ladite exécution, qui se faisoit bien au grand regret de la pluspart d'eulx. Combien qu'ils l'avoient bien mérité et desservy, c'estoit une grande pitié de les voir ainsi morir l'un après l'autre.» Parmi les accusés fugitifs ou frappés de peines moins sévères se trouvaient: Yvain de Vaernewyck, Liévin Borluut, François de Baronaige, représentants de la vieille liberté gantoise restés fidèles à sa décadence et à ses malheurs, en même temps que purs de tous les excès qui l'avaient compromise en la déshonorant. Le 21 mars, les magistrats de Gand, cette fois plus humbles et plus timides, tentèrent un nouvel effort pour obtenir l'oubli complet du passé: «A quoy l'Empereur respondit, meismes de sa bouche, qu'il n'avoit autre désir en ce monde, que tant qu'il plairoit à Dieu le y laissier, de user de grâce et miséricorde et aussi de faire justice, et que, entre autre prières qu'il faisoit journellement à Dieu, c'estoit qu'il lui pleust donner sa grâce de ainsy le faire. Mais leur dist après qu'il estoit bien adverty qu'ils ne se repentoient d'autre chose qu'ils n'avoient, dès le commencement de leurs commotions, mis du tout à exécution leurs mauvaises voullentés et n'avoient d'autre regret; que au plaisir de Dieu, il y mettroit remède et les empescheroit bien à jamais de mettre leurs mauvaises voullentés à exécution.» Peu de jours s'étaient écoulés, lorsque Charles-Quint commença à donner suite à ses menaces en arrêtant la construction d'une citadelle «au lieu et plache où estoit située l'église et monastère de Saint-Bavon, ouquel lieu y avoit eu ung petit chasteau fait par les Romains du temps de Julius César.» Les tristes images de la guerre pénétraient dans l'asile de la religion et de la paix. Des hommes d'armes allaient chasser les religieux de leurs paisibles cellules. Plus de prières, plus d'hymnes sacrées sous ces antiques arceaux que sanctifiaient les noms vénérés de saint Bavon, de saint Liévin et de saint Amand. «Ce chasteau tiendra à jamais les Gantois en bonne obéissance, mais leur sembloit ce plus griefve pugnition que d'avoir perdu en bataille huit ou dix mille hommes.» Adrien de Croy et Jean-Jacques de Médicis sont chargés de présider aux travaux de quatre mille ouvriers qui, en moins de six mois, mettront les remparts qu'ils construisent, en état de défense. Le 24 avril, Charles-Quint a posé la première pierre du château de Gand: quatre jours après, il prononce la sentence dont ce château est destiné à assurer l'exécution. A un long exposé des «mésus» des Gantois et de leurs moyens de justification, qui ne suffît pas pour établir l'impartialité du juge, succède un arrêt que Gand, après trois siècles, ne relit encore qu'avec effroi. «Nous disons et déclairons que le corps et communaulté de nostre ville de Gand sont escheus ès crimes de desléaulté, désobéyssance, infraction de traictiés, sédition, rébellion et lèze-maigesté, et que partant ils ont fourfait tous et quelconques leurs priviléges, droicts, franchises, coustumes et usaiges emportans effects de priviléges, jurisdiction ou auctorité compétens tant au corps de nostre ditte ville de Gand que aux mestiers, et d'iceulx les avons privé et privons à perpétuité, et ensuyvant ce tous lesdits priviléges seront apportés en nostre présence pour d'iceulx estre fait et ordonné à nostre bon plaisir sans que, en temps à venir, ils les puissent alléguer, ne aussy tenir, ne garder coppie ou extraict, sur paine d'encourir nostre indignation et de nos successeurs. «Nous déclairons aussy confisqués tous et quelconques les biens, rentes, revenus, maisons, artilleries, munitions de guerre, la cloche nommée _Roland_ et aultres choses que le corps de la ville ou les mestiers ont en publicq et commun, leur deffendant de doresenavant avoir artillerie... Et par dessus ce condamnons lesdits de nostre ville de Gand à faire amende honorable, à sçavoir que les eschevins estant à présent des deux bancqs de nostre dicte ville de Gand avecq leurs pensionnaires, clercqs et commis, trente notables bourgeois que dénommerons, le doyen des tisserans et le desservant du grand doyen, vestus de robes noires, deschaints et à teste nue, ensemble de chascun mestier six personnes et des tisserans cinquante, aussy cinquante de ceulx qui, en l'esmotion, se nommoient _cresers_, et iceulx _cresers_ le hard au col et tous estans en linge, compareront par-devant nous, eulx partans de la maison eschevinale de nostre dicte ville, en dedens trois jours, à telle heure et en tel lieu que leur commanderons et en l'estat que dessus, mis à genoulx, feront dire, à haulte et intelligible voix, par l'un de leurs pensionnaires, que grandement leur desplait des dites desléaultés, désobéissances et rébellions, et prieront, en l'honneur de la passion de Nostre-Seigneur, que nous les veullons recevoir à grâce et miséricorde. Et pour réparation prouffitable, les condempnons de nous payer, par-dessus leur quote et portion de l'ayde de quatre cent mil karolus d'or, la somme de cent cinquante mil karolus d'or pour une fois, et chascun an six mil semblables karolus d'or de rente perpétuelle... Aussy les condempnons de faire remplir à leurs despens la _rytgracht_, et avec ce les douves et fossés, depuis la porte d'Anvers jusques à l'Escault, en dedens deulx mois prochains. Et si réservons et déclairons de faire démolir aulcunes vielles portes, tours et murailles pour les matériaux estre employés au chasteau de Saint-Bavon, et moyennant ce, leur quittons et remettons de grâce espéciale tous les susdits mésus et délicts, saulf et exceptés les réfugiés et aultres ayant délinqué depuis que sommes en ceste nostre ville et les particuliers estans encoires de présent prisonniers, la pugnition desquels réservons à nous.» Le lendemain, une ordonnance spéciale détermina les règles de l'administration de la ville de Gand. Les formes anciennes des institutions municipales étaient conservées, mais l'intervention du prince se trouvait substituée dans les dispositions les plus essentielles à l'élection populaire. Le nombre des métiers était réduit à vingt et un. Les doyens, désormais supprimés, étaient remplacés par des _supérieurs_ «bourgeois de la ville, non faisant aulcun mestier.» Il faut aussi remarquer l'abolition «du guet de la mi-quaresme qui se nomme «l'_auwet_, du voyaige et portaige de sainct Liévin à Houltem, des deux confrairies de sainct Liévin, de l'assemblée des tisserans de layne à la procession de Nostre-Dame, et de toutes assemblées quelconques avec port d'armes ou bastons invasibles.» Ce fut ainsi que les Gantois perdirent «ce qu'ils avoient tant aymé et bien gardé par si longues années, qui estoient leurs priviléges, et avec ce toutes leurs anchiennes coustumes et usaiges, et aussy toutes autres auctorités, franchises et libertés, desquels les Gantois avoient usé en grande présomption, en n'extimant autres villes que la ville de Gand, de telle sorte qu'il leur sembloit qu'il n'y avoit prince sur la terre, tant fust grand et puissant, qui les eust sceu dompter, et meismement que le conte de Flandres povoit bien peu au pays sans eulx.» L'acte d'amende honorable eut lieu, le 3 mai 1540, à l'hôtel de Ten Walle. «Il y avoit, entre lesdits de Gand, plusieurs qui pleuroient, car ladicte réparation se faisoit à leur fort grand regret, et principallement de ainsy avoir le hart au col, qui leur estoit dur à passer, et s'ils n'eussent esté ainsy domptés, ils ne l'eussent jamais fait pour morir.» Le 3 mai 1382, Philippe d'Artevelde, représentant des libertés communales de Gand menacées des mêmes atteintes par Louis de Male, triomphait au Beverhoutsveld. Si les Gantois avaient réussi, en 1542, à se séparer de la faction désordonnée des _creesers_, comme ils secouèrent, en 1452, le joug de la dictature anarchique de Jean Willaey, on les eût vus, sans doute, aller chercher la route du Beverhoutsveld, ne dût-elle être que celle de Gavre, plutôt que de s'humilier dans une poussière qui n'était point celle du champ de bataille. Vainqueurs, ils eussent, par une révélation imprévue, forcé l'histoire à reconnaître que les temps des libertés communales du moyen-âge n'étaient point accomplis. Vaincus, ils se seraient inclinés sous une main qui, si elle ne leur était pas étrangère, était du moins digne, par sa gloire, de clore leurs destinées. Charles-Quint quitta Gand le 19 juin 1540, après y avoir passé quatre mois. Au lieu des acclamations populaires qui avaient tant de fois retenti autour de lui, il ne recueillait à son départ que les silencieux témoignages d'une douleur profonde. La vieille cité de Jean Yoens et de Jacques d'Artevelde avait trouvé dans les ruines de sa puissance et de sa liberté cette voix désolée de la patrie qui s'adressait à Coriolan pour lui rappeler qu'il était fils de Rome, comme Charles-Quint était fils de Gand: _Potuisti populari hanc terram quæ te genuit atque aluit?_ N'avait-elle pas entouré son berceau de prières dictées par l'allégresse la plus vive? Charles-Quint n'avait-il pas été comte de Flandre avant d'être empereur et roi? Ne l'avait-on pas entendu dire aux cardinaux, en parlant de ses concitoyens: «mes Flamands?» Le 24 février 1500, Charles naissait au milieu d'une fête et sous l'influence favorable des astres, qui du haut des cieux saluaient sa venue; le 24 février 1515, il était inauguré à Gand; le 24 février 1525, la victoire de Pavie lui livrait le roi de France prisonnier et le rendait l'arbitre des destinées de l'Europe; le 24 février 1530, le pape Clément VII le couronnait à Bologne. Les premiers voeux de Gand, mère de Charles-Quint, ne lui tenaient-ils point lieu du sourire de la fortune? Tout était bien changé lorsque, le 24 février 1540, les envoyés des princes protestants d'Allemagne, prêts à se confédérer contre lui, le trouvèrent, entouré lui-même de soldats allemands, dictant, dans sa propre patrie, la sentence dont il devait la frapper. Gand lui annonça ses triomphes, elle ne lui présage plus que des revers. Le 24 février 1557, un monastère de l'Estramadure s'ouvrira devant lui comme son dernier asile, et il y cherchera en vain, comme une consolation aux soucis qu'il n'aura pu rejeter loin de lui avec la pourpre impériale, l'image fugitive de sa cité natale, jadis si fière de ses franchises séculaires, désormais triste, abattue, humiliée, prête à passer des larmes à la haine. C'était de Gand que Charles-Quint avait poursuivi les négociations relatives à la cession des Pays-Bas au profit du duc d'Orléans en échange du Milanais, du Piémont et de la Savoie, que lui aurait faite le roi de France; mais elles amenèrent peu de résultats. D'une part, Charles-Quint exigeait que l'abandon du Milanais fût définitif et celui des Pays-Bas subordonné au mariage du duc d'Orléans avec une de ses filles, avec droit de réversion à défaut de postérité à naître de ce mariage. D'autre part, François Ier rappelait ses prétentions de suzeraineté sur la Flandre, et bientôt le connétable termina ces pourparlers par un refus formel adressé aux ambassadeurs français qui avaient suivi Charles-Quint à Gand. L'ambition de la dauphine, fille de Laurent de Médicis, avait puissamment contribué à faire rejeter ces négociations, trop favorables à un prince puîné de la maison royale de France. Il semble que tous les projets que forme Charles-Quint, depuis la confiscation des priviléges de Gand, soient condamnés à de stériles résultats. Il se rend en Allemagne sans réussir à y calmer les dissensions religieuses, et, lorsqu'il tente une seconde expédition en Afrique, il n'y trouve plus que des revers. Charles-Quint n'avait pas même atteint en Flandre le but qu'il se proposait: la soumission complète des Gantois. Dès 1541, le comte de Roeulx se plaignait des discours séditieux qui se tenaient à Gand. En 1542, on y découvrit une conspiration dirigée par Guillaume Goethals et d'autres bannis, qui s'étaient réfugiés dans le pays de Clèves. Dix ans plus tard, le duc de Florence avertissait Charles-Quint que le roi de France avait des intelligences à Gand et à Bruges. En 1542, le dauphin s'empara du comté de Luxembourg, tandis que le duc de Gueldre confiait à Martin de Rossem le commandement d'une armée qui menaça Anvers, où vinrent s'enfermer à la hâte douze cents paysans du pays de Waes. Une autre armée française s'avança rapidement jusqu'aux portes de Mons et de Valenciennes en ravageant les campagnes, d'où les laboureurs n'avaient pu fuir, parce qu'ils n'avaient point prévu la guerre. Cependant Charles-Quint réunissait de nombreux hommes d'armes en Allemagne. Réduit à la fois à tolérer les insurrections des protestants et à accepter l'alliance de Henri VIII, qui avait accablé sa famille d'outrages, il se hâtait de marcher à des victoires placées à un tel prix: déjà le duc de Clèves avait été forcé de se soumettre, et bientôt l'Empereur suivi de 14,000 Allemands, de 9,000 Espagnols ou Italiens, de 6,000 Wallons, de 10,000 Anglais, de 12,000 Flamands et de 13,000 cavaliers de diverses nations, vint mettre le siége devant la ville de Landrecies, que les Français avaient fortifiée avec soin. L'artillerie de l'Empereur était formidable. Elle tarda peu à faire une large brèche dans les remparts; néanmoins, afin d'éviter toute effusion inutile de sang, aucun assaut ne fut tenté. On savait que la garnison manquait de vivres et que la famine y faisait de nombreux ravages (premiers jours de novembre 1543). François Ier, après avoir reculé d'abord devant Charles-Quint, avait rassemblé à Saint-Quentin une nouvelle armée qui campait à Cambray. Il s'avança même jusqu'à Châtillon, et l'Empereur, croyant qu'il cherchait une bataille décisive, passa la Sambre avec toute son armée pour le rejoindre. Il s'aperçut trop tard que le mouvement des Français n'était qu'une ruse. Un convoi important, commandé par le comte de Saint-Pol et Claude d'Annebaut, avait profité de l'éloignement des Impériaux pour s'introduire dans Landrecies, et tandis que Charles-Quint recevait de nouveaux renforts de Saxe et du pays de Clèves, l'armée française se retira pendant la nuit dans la forêt de Guise. L'approche de l'hiver termina la campagne de 1543. Lorsque la guerre recommença au printemps, les Français étaient victorieux en Italie. Les chances de la guerre ne changèrent que lorsque l'Empereur parut lui-même à la tête de ses armées des Pays-Bas. Au même moment le roi d'Angleterre abordait en France, mais au lieu de suivre Charles-Quint en Champagne, il s'arrêta à Marquion, pour assiéger Boulogne. Charles-Quint, réduit à ses propres forces, n'en continuait pas moins sa marche victorieuse. Il ne s'arrêta qu'à deux journées de Paris, pour conclure une paix qui reproduisait, comme les traités de Madrid et de Cambray, la pensée constante de l'Empereur, qui ne voyait en lui que le chef de la grande confédération de tous les princes chrétiens. Le roi de France s'engageait à placer sous ses ordres un corps de troupes toutes les fois que la guerre sainte serait proclamée contre les infidèles. Les autres articles du traité de Crespy se rapportaient à l'accomplissement d'un projet que François Ier avait repoussé en 1540. Charles-Quint promit au duc d'Orléans ou sa fille Marie ou l'une de ses nièces. La première eût reçu pour dot les Pays-Bas, la Bourgogne et le comté de Charolais; la seconde, le Milanais, qui n'en serait pas moins resté soumis à l'investiture impériale. Le duc d'Orléans devait lui-même obtenir pour apanage les duchés d'Orléans, de Bourbon et de Châtellerault, et le comté d'Angoulême. Le roi de France s'engageait de plus à restituer la Savoie et renonçait à toutes prétentions de suzeraineté sur la Flandre et sur l'Artois. Pendant l'audacieuse expédition de l'Empereur, les Anglais poursuivaient le siége de Boulogne. Ils avaient appelé de Flandre un renfort de cinq cents hommes commandés par le capitaine Taphoorn et cent artilleurs espagnols. Boulogne capitula le 14 septembre, et peu de jours après Henri VIII s'embarqua précipitamment, n'y laissant qu'une garnison pour repousser les attaques des Français. Charles-Quint ne s'était pas éloigné des Pays-Bas. Il reconnut le zèle qu'avait montré la Flandre à l'aider de ses milices et de ses subsides, par une déclaration ainsi conçue: «Charles, par la divine clémence, empereur des Romains, toujours auguste, roy de Germanie, de Castille, de Léon, de Grenade, d'Arragon, de Navarre, de Naples, de Sicile, de Mayorque, de Sardaigne, des isles et terre ferme de la mer Océane, dominateur en Asie et en Afrique: «Veuillans user de bonne foy envers les estats et membres de Flandres, déclairons que nostre intention n'a esté, comme encoires n'est, ne changer ou altérer la manière d'accorder aydes en nostre dict pays de Flandres, ains que l'accord et levée desdits deux dixiesmes est et sera sans préjudice de leurs priviléges et coutumes, et ne pourra cy-après estre tiré en conséquence par nous, nos hoirs et successeurs comtes et comtesses de Flandres. «Donné en nostre ville de Gand, le 10 décembre 1544.» Charles-Quint pressait l'exécution du traité de Crespy, lorsqu'on apprit tout à coup que le duc d'Orléans était mort subitement, le 8 septembre 1545, à l'abbaye de Farmoutier, près d'Abbeville. On assurait que la peste l'avait emporté; cependant la voix populaire continuait à accuser d'un nouveau crime la femme du dauphin, Catherine de Médicis. Les princes protestants furent vaincus à Muhlberg: l'un d'eux, le landgrave de Hesse, reçut pour prison la forteresse d'Audenarde, mais leur parti ne tarda point à se relever. Les guerres intérieures et étrangères se perpétuaient sans qu'il fût permis d'espérer la paix, si nécessaire aux intérêts et aux besoins de l'Europe. Le trésor de Charles-Quint était épuisé; les vétérans de ses armées (perte irréparable) disparaissaient chaque jour, et avec eux les illustres capitaines qui leur avaient appris à vaincre: leurs glorieux débris, épars sur les champs de bataille, rappelaient ces monuments funèbres placés par les anciens au bord des routes que suivaient les triomphateurs. Si parmi eux il en était quelques-uns à qui il fût donné de finir, à l'ombre du foyer domestique, une vie abrégée par les fatigues, leur mort même empruntait aux souvenirs de leurs exploits un caractère héroïque et belliqueux qui commandait l'admiration. L'antiquité ne nous a rien laissé de plus beau que ce récit de Brantôme: «Les Flamans et Bourguignons ont fort estimé leur M. de Bure[1] et tenu pour bon capitaine. Ce comte de Bure mourut à Bruxelles et fit la plus belle mort de laquelle on ouyt jamais parler au monde. Ce chevalier de la Toison d'or tomba soudainement malade au lict, de quelque effort qu'il eust faict en avallant ces grands verres de vin à la mode du pays, carrousant à outrance, fust que les parties de son corps fussent vitiées ou autrement. André Vesalius, médecin de l'empereur Charles, l'alla incontinent visiter et luy dict franchement, après luy avoir tasté le pouls, que dans cinq ou six heures, pour le plus tard, il lui falloit mourir, si les règles de son art ne falloient en luy, par quoy luy conseilla, en amy juré qu'il luy estoit, de penser à ses affaires: ce qui advint comme le médecin l'avoit prédict. Tellement que Vesalius fut cause que le comte fit la plus belle mort de laquelle on ayt jamais ouy parler depuis que les roys portent couronnes; car le comte, sans s'estonner aucunement, fit appeller les deux plus grands amis qu'il eust, à sçavoir l'évesque d'Arras, despuis cardinal de Granvelle, qu'il appelloit son frère d'alliance, ensemble le comte d'Aremberg, son frère d'armes, pour leur dire adieu. En ces cinq ou six heures, il fit son testament, il se confessa et receut le Saint Sacrement. Puis, se voulant lever, fit apporter les plus riches, les plus beaux et les plus somptueux habits qu'il eust, lesquels il vestit; se fit armer de pied en cap des plus belles et riches armes qu'il eust, jusques aux esperons; chargea son collier et son grand manteau de l'ordre, avec un riche bonnet à la polacre, qu'il portoit en teste pour l'aymer plus que toute autre sorte de chapeau, l'espée au costé; et ainsy superbement vestu et armé, se fit porter dans une chaire en la salle de son hostel, où il y avoit plusieurs couronnels de lansquenets, gentilshommes, capitaines et seigneurs flamans et espagnols, qui le vouloient voir avant mourir, parce que le bruit vola par toute la ville que, dans si peu de temps, il devoit estre corps sans âme. Porté en sa salle, assis en sa chaire, et devant luy sa salade enrichie de ses panaches et plumes, avec les gantelets, il pria ses deux frères d'alliance de vouloir faire appeler tous ses capitaines et officiers, qu'il vouloit voir pour leur dire adieu à tous, les uns après les autres: ce qui fut faict. Vindrent maistres d'hostel, pages, valets de chambre, gentilshommes servans, pallefreniers, lacquais, portiers, sommeliers, muletiers et tous autres, auxquels à tous (plorans et se jettans à ses genoux) il parla humainement, recommandant ores cestuy-cy, ores cestuy-là, à M. d'Arras, pour les récompenser selon leurs mérites, donnant à l'un un cheval, à l'autre un mullet, à l'autre un lévrier ou un accoustrement complet des siens, jusques à un pauvre fauconnier, chassieux, bossu, mal vestu, qui ne sçavoit approcher de son maistre pour luy dire adieu, comme les autres de la maison avoient faict, pour estre mal en ordre, fut aperçeu par le comte, dernier les autres, plorer chaudement le trespas de son bon maistre et fut appelé pour venir à luy: ce que fit le faulconnier, lequel son maistre consola; et si l'interrogea particulièrement comme se portoient tels et tels oiseaux qu'il nourrissoit, puis, tournant sa face vers l'évesque d'Arras, luy dict: Mon frère, je vous recommande ce mien fauconnier; je vous prie de mettre sur mon testament que j'entends qu'il ayt sa vie en ma maison tant qu'il vivra. Hélas! le petit bonhomme m'a bien servy, comme aussy il avoit faict service à feu mon père, et a esté mal récompensé. Tous les assistans, voyans un si familier devis d'un si grand seigneur à un si petit malotru, se mirent à plorer de compassion. Puis, ayant dict adieu à tous ses officiers et serviteurs et leur avoir touché en la main, il demanda à boire en ce godet riche où il faisoit ses grands carroux avec les couronnels quand il estoit en ses bonnes; et de faict voulut boire à la santé de l'Empereur son maistre. Fit lors une belle harangue de sa vie et des honneurs qu'il avoit receus de son maistre, rendit le collier de la toison au comte d'Aremberg pour le rendre à l'Empereur, beut le vin de l'estrier et de la mort, soutenu soubs les bras par deux gentilshommes, remercia fort l'Empereur, disant, entre autres choses, qu'il n'avoit jamais voulu boire en la bouteille des princes protestans, ny volter face à son maistre, comme de ce faire il en avoit esté fort sollicité; et plusieurs autres belles parolles, dignes d'éternelle mémoire, furent dictes et proférées par ce bon et brave capitaine. Finalement, sentant qu'il s'en alloit, il se hasta de dire adieu à l'évesque d'Arras et au comte d'Aremberg, les remerciant du vray office d'amy que tous deux luy avoient faict à l'article de la mort, pour l'avoir assisté en ceste dernière catastrophe de sa vie. Il dict adieu de mesme à tous ces braves capitaines et gentilshommes qui là estoient. Puis, tournant la teste, apercevant M. Vesalius, l'embrassa et le remercia de son advertissement. Finalement, dict: Portez-moi sur le lict, où il ne fut pas plus tost posé, qu'il mourut entre les bras de ceux qui le couchoient. Ainsy, superbement vestu et armé, mourut ce grand cavalier flamand: mort de grand capitaine qui, certes, mérite d'estre posée à la veue des princes, roys et gouverneurs de province, pour leur servir de patron de bravement et royallement mourir.» [1] Maximilien d'Egmont, comte de Bueren, mourut au mois de décembre 1548. Charles-Quint avait pendant longtemps espéré qu'il lui serait donné d'affermir les destinées de l'Europe par l'unité religieuse et politique. Lorsqu'au récit de la mort de ses vieux capitaines ou des revers subis par des capitaines plus jeunes, il abaissa autour de lui ses regards, si longtemps perdus dans les nuages d'un trop vaste horizon, il sentit que le sol s'ébranlait sous ses pas. Après avoir rêvé qu'il guiderait l'Europe dans la voie tracée par son génie, il lui était réservé de trembler pour ses propres Etats menacés d'échapper après lui, à sa postérité. On le vit alors se séparer, non sans une douleur profonde, de la grande tâche qu'il avait abordée, plein de confiance dans l'avenir, pour s'occuper du soin étroit et urgent d'assurer la transmission de son héritage à son fils Philippe. La Flandre ne relevait plus de la France. Les autres provinces des Pays-Bas avaient depuis longtemps oublié tous les liens qui les avaient autrefois unies à l'Allemagne. Charles-Quint proposa aux princes allemands de les comprendre dans l'Empire sous le nom de cercle de Bourgogne. Tel fut le but de la convention d'Augsbourg, du 26 juin 1548, qui, en développant un projet conçu trente-six années auparavant par Maximilien, plaça dans les diètes impériales le souverain du cercle de Bourgogne au même rang que le duc d'Autriche, en lui imposant des charges égales à celles de trois électeurs dans les guerres contre les Turcs et de deux seulement dans les autres guerres. Charles-Quint alla plus loin et regretta d'avoir disposé en faveur de son frère de la dignité de roi des Romains, qui assurait en sa faveur le démembrement de ses vastes États. Il se flattait que les électeurs consentiraient à accepter son fils pour second roi des Romains, de telle sorte qu'il pût succéder plus tard à Ferdinand; mais mille difficultés formèrent un obstacle sérieux à l'exécution de ses desseins. «On attend le retour de l'Empereur à la fin de cest été, écrivait de Bruxelles Marillac à Henri II, si ce n'est qu'il veuille attendre ou qu'il craint les difficultés qui croissent de jour en autre, veu qu'il n'a pas grande espérance qu'il puisse faire son fils roy des Romains, d'autant que son frère ne peut gouster de s'en démettre pour préférer le bien de son neveu au sien propre. Enfin, l'Empereur ayant fait requérir aux estats du pays qui sont encore assemblés, que ses subjets eussent à jurer fidélité au prince son fils sans se despartir toutesfois du serment qu'ils lui ont fait, il a eu pour réponse que ses subjets ne pourroient jurer d'obéir à tous deux ensemble; car si d'aventure il advenoit qu'ils commandassent choses contraires, ils ne pourroient obéir à l'un sans encourir l'indignation de l'autre, supplians qu'il lui plust ou se démettre du tout au prince son fils, ou les exempter de tel serment et se contenter de ce qu'ils jureroient obéir audit prince après la mort du père, pourvu qu'il les entretinst en leurs priviléges, et notamment qu'il ne leur baillast point de gouverneurs estrangers, ce qu'il leur a semblé devoir protester de bonne heure pour voir ledit prince si affectionné à la nation d'Espagne qu'il ne peut gouster ceux du pays: de quoy tout ce peuple est si indigné que si le père, sans y donner ordre, venoit à décéder, il y auroit quelque apparence qu'ils se soustrairoient de son obéissance et demanderoient volontiers pour seigneur l'archiduc d'Autriche, fils du roy des Romains, d'autant que ce peuple hayt si fort les Espagnols qu'ils ne peuvent, en aucune manière que ce soit, gouster leurs façons, tant s'en faut qu'ils se rangeassent à leur gouvernement: de laquelle réponse l'on dit que l'Empereur s'est contenté et que, suivant cette résolution, il partira dans peu de jours pour suivre les villes du pays et faire prester ledit serment.» En effet, l'Empereur s'était rendu dans les Pays-Bas au-devant de son fils, qui avait quitté l'Espagne sur la flotte de Doria; il le fit inaugurer à Louvain comme duc de Brabant. La même cérémonie eut lieu à Bruxelles. Le 12 juillet, l'Empereur et son fils arrivèrent à Termonde et Philippe y jura de respecter les priviléges de la ville. Cinq jours après, il est inauguré comme comte de Flandre à Gand (17 juillet 1549); de là, il se rend à Bruges, à Ypres, à Bergues, où il répète les mêmes serments. Philippe, poursuivant son voyage, visite tour à tour Dunkerque, Gravelines, Bourbourg, Saint-Omer, Béthune, Lille, Tournay, Douay, Arras, Cambray, Bouchain, Valenciennes, Landrecies, Avesnes. L'accueil des populations a été partout froid et défavorable. Les bourgeois aiment peu le jeune prince, et lui-même semble ne point se préoccuper de se concilier leur affection. Les acclamations les plus bruyantes ne sauraient l'émouvoir, pas plus que les intermèdes et les divertissements de la place publique ne sauraient le réjouir. Nous suivrons l'infant d'Espagne à Marimont et à Binche, maisons de plaisance de la reine de Hongrie, où l'attendent d'autres fêtes au sein d'une cour brillante. Un bal a réuni l'élite de la chevalerie et de la noblesse dans les vastes salles du château de Marimont, lorsque soudain y apparaît un géant suivi d'une troupe de cavaliers. Il fait un signe, et par son ordre les plus belles dames de la cour (ce sont mesdames d'Espinoy, de Mansfeld, du Roeulx, de Boussut et de Leuvestein) sont enlevées et conduites dans les sombres souterrains d'un château inconnu. Elles y passent la nuit. Le lendemain, six mille hommes de vieilles bandes espagnoles se préparent à les délivrer des mains du géant, qui se défend vaillamment. Dans les deux camps, les plus illustres capitaines de ce temps s'efforcent de fixer les regards de l'Empereur. Le duc d'Arschoot, le comte d'Hoogstraeten, Corneille Vandenesse, Antoine et Robert de Landas, Jean de la Fontaine, Baptista Gastaldo rivalisent d'énergie dans les assauts, de sang-froid et de résolution dans la défense. Enfin, vers le soir, le château est conquis et les nobles captives sont triomphalement ramenées par les vainqueurs. A Binche, l'Empereur trouva la chambre qui lui était destinée, ornée de tapisseries de haute lisse, toutes d'or, d'argent et de soie, où étaient représentées ses conquêtes et ses victoires: quelque part que se reposassent ses yeux, les souvenirs de sa gloire s'offraient toujours à lui. «Cette maison de Binche, dit un historien contemporain, estoit un miracle du monde faisant honte aux sept miracles tant renommés de l'antiquité.» Toute l'Europe s'entretint des pompeux banquets où la reine de Hongrie occupait la première place, moins par le privilége de son rang que par celui de sa grâce. Des oréades vêtues comme les vierges de Sparte et portant, comme la chaste Diane, un croissant sur le front, venaient, un arc à la main et suivies de leurs limiers en laisse, y porter la dépouille des cerfs et des sangliers. Palès, accompagné des napées couronnées de perles, offrait le tribut de ses troupeaux. La déesse Pomone, escortée de ses naïades, soutenait d'élégantes corbeilles de fruits d'où elle prit un rameau de victoire, étincelant de pierreries, pour le donner à l'Empereur. Les beautés les plus célèbres de la France, de l'Espagne et de la Flandre rivalisaient sous ces costumes de nymphes antiques, et longtemps après, lorsque les Espagnols voulaient dépeindre quelque chose d'admirablement beau, ils avaient coutume de dire proverbialement: _Mas brava que las fiestas de Binche!_ Philippe, sans cesse dominé par une sombre mélancolie, ne montrait à Binche et à Marimont, pas plus que dans les villes flamandes, l'enthousiasme de son âge. Il semblait que son coeur restât insensible à l'image des combats et que l'éclat des fêtes ne pût rien pour charmer son imagination. Quand, au printemps suivant, après son voyage de Hollande et de Frise, un tournoi fut préparé en son honneur à Bruxelles, il s'y conduisit avec tant de maladresse qu'il se laissa renverser de son cheval par la lance de don Louis de Zuniga et tomba évanoui sur le sable, au grand mécontentement du peuple, qui apprit ce jour-là à le mépriser. Lorsque Charles-Quint le présenta aux électeurs de l'Empire, il leur déplut également par son orgueil et sa sévérité. Sa présence, sur laquelle son père avait compté pour lui créer des partisans, fortifia le parti des amis de Ferdinand et de son fils Maximilien. De toute l'Allemagne, une voix unanime s'élevait pour repousser Philippe, et Charles-Quint ne tarda pas à reconnaître que ce dernier projet, qu'à défaut de tant d'autres plus éclatants et plus vastes il avait accepté comme une nécessité politique, était aussi devenu irréalisable. Pendant son voyage sur le Rhin, Charles-Quint avait dicté à Guillaume van Male, qui était récemment entré dans sa maison, les souvenirs de ses voyages et de ses expéditions. «L'ouvrage est admirablement poli et élégant, écrivait Guillaume Van Male au seigneur de Praet, et le style atteste une grande force d'esprit et d'éloquence. Quant à l'autorité et au charme de l'ouvrage, ils consistent en cette fidélité et en cette gravité auxquelles l'histoire doit son crédit et sa puissance. L'empereur m'a permis de traduire son livre... J'ai résolu d'adopter un style qui tienne à la fois de Tite-Live, de César, de Suétone et de Tacite; mais l'empereur est trop sévère pour son siècle quand il veut que son livre reste caché et protégé par cent clefs.» Guillaume van Male voulait que cet ouvrage offrît un double modèle aux guerriers et aux historiens: il se proposait donc de répandre sur les commentaires de l'empereur un reflet de la littérature classique qui eût rapproché l'ancien et le nouveau César. A Augsbourg, Charles-Quint s'enfermait seul avec van Male pour dicter pendant quatre heures consécutives. Ce fut là que s'acheva le travail qui s'étendait de 1516 au mois de septembre 1548. L'Empereur, en terminant ses récits à la fin de l'année 1548, les considérait comme résumés sous la forme la plus nette et la plus précise dans les instructions qu'il transmit à son fils le 18 janvier de cette même année. Là aussi, il invoquait les infirmités qui le tourmentaient, les dangers qu'il avait bravés, l'incertitude des desseins de Dieu à son égard, avant de tracer les règles auxquelles son successeur aurait plus tard à se conformer dans sa politique. C'était d'abord un dévouement absolu à la religion, qui, sans faiblesse comme sans usurpations, maintiendrait les espérances attachées à la convocation du concile de Trente; c'étaient, au dehors, un système prudent et habile qui ne compromettrait pas les relations avec la France et rechercherait l'amitié de l'Angleterre; au dedans, un gouvernement généreux et conciliant en Allemagne, actif et vigilant en Italie, sage et éclairé dans les Pays-Bas, qui s'étaient toujours montrés hostiles à l'autorité étrangère; enfin il lui recommandait, partout et toujours l'amour de la paix que l'expérience même des guerres devait rendre plus vif, l'économie dans l'administration des finances, l'impartialité dans celle de la justice, la répression des abus, le respect des droits de tous. Dans ses instructions comme dans ses commentaires, Charles-Quint avait sans cesse devant les yeux l'instabilité des choses humaines. A la fin de l'année 1551 Charles-Quint alla s'établir à Inspruck où il se trouvait plus près de l'Italie, mais il ne tarda pas à le regretter. Son éloignement du centre de l'Allemagne encourageait les efforts de ses ennemis, et l'absence de toute armée qui eût pu le protéger, le livrait en quelque sorte à leur audace. Le 4 avril 1552, Charles-Quint écrivait à son frère le roi des Romains: «Je me trouve présentement desnué de forces et désauctorisé. Je me vois forcé d'abandonner l'Allemagne pour n'avoir nul qui se veulle déclarer pour moy, et tant de contraires, et jà les forces en leurs mains... Quelle belle fin je feroie en mes vieulx jours!... Voyant à cest heure nécessité de recevoir une grande honte ou de me mettre en ung grant danger, j'ayme mieulx prendre la part du danger puisqu'il est en la main de Dieu de le rémédier, que attendre celle de la honte qui est si apparente.» Six semaines plus tard, Charles-Quint était réduit à quitter précipitamment Inspruck pendant la nuit, et préoccupé du sort de ses commentaires où il avait exposé les secrets de sa politique et jugé les fautes des princes protestants, il jugea prudent de les confier à quelque serviteur dévoué qui pût les porter en Espagne. Il y ajouta pour son fils quelques lignes restées inachevées au milieu de ces émotions et de ces alarmes, où il protestait qu'il n'avait point écrit par vanité, mais qu'il espérait pouvoir un jour compléter son oeuvre de telle sorte que Dieu ne s'en trouverait point desservi. Ces pages sont parvenues jusqu'à nous: la simplicité et la gravité qu'y louait Guillaume van Male, en forment le principal caractère, mais elles décevront la curiosité avide de confessions et de révélations de tous ceux que guidait, selon l'expression de Brantôme, «la cupidité d'avoir un livre si beau et si rare, de ce grand empereur qui n'eut point son pareil depuis Charlemagne[2].» [2] J'ai retrouvé à Paris, en 1862, un texte portugais des Commentaires de Charles-Quint, et la même année j'en ai publié une traduction. Cependant les protestants préparaient de nouvelles guerres: Henri II leur assurait son alliance comme François Ier. Au mois de janvier 1551 (v. st.), la reine de Hongrie réunit les états généraux à Bruges pour leur exposer les griefs de l'Empereur contre le roi de France: «Il faut en premier lieu peser, leur fit-elle remontrer, que ledit roy, ayant cogneu que les pays sont fondés sur la communication de marchandise, laquelle en une bonne partie dépend de la marine, il est délibéré de faire tout ce qu'il luy sera possible pour vous guerroyer non-seulement par terre, mais aussy par mer, taschant vous fourclore la navigation, vous priver de proufficts et opulences que en recepvez, diminuer le traffic, oster le moyen de dispenser vos arts et industries, suppéditer vostre liberté et entièrement vous ruyner.» L'un des griefs de la reine de Hongrie était l'enlèvement de quelques navires flamands par des corsaires de Dieppe. Le traité de Passau, qui pacifia l'Allemagne, permettait à l'Empereur de réunir toutes ses forces pour envahir la France; mais l'héroïque résistance du duc de Guise à Metz fit échouer de nouveau ses desseins. Au printemps de l'année suivante (1553), le théâtre de la guerre changea. Le duc de Vendôme avait surpris Hesdin. Le comte du Roeulx reçut l'ordre de réparer cet échec en s'emparant de Térouanne. Le fils du connétable de Montmorency et le seigneur d'Essé s'étaient hâtés de s'enfermer dans cette importante forteresse que François Ier nommait l'un des oreillers sur lesquels les rois de France pouvaient dormir en sûreté. Le duc de Vendôme s'était avancé pour la protéger avec son armée. Cependant, le seigneur de Lalaing avait amené aux assiégeants d'importants renforts, et bientôt après, la mort du comte de Roeulx l'investit du commandement du siége. Hic etiam flandræ pars bona pubis erat. Dès ce moment l'attaque fut poussée avec tant d'énergie que le 10 juin la brèche fut assez large pour monter à l'assaut. Il se prolongea pendant dix heures consécutives avec un merveilleux acharnement. Le sire d'Essé ayant été tué, le seigneur de Montmorency l'avait immédiatement remplacé et continuait à se défendre avec vigueur. Les assiégeants semblaient vouloir s'éloigner, et déjà les trompettes donnaient le signal de la retraite, lorsque tout à coup, revenant sur leurs pas, ils tentent d'un autre côté un nouvel assaut. Les Français, surpris, reculent: quelques paroles de capitulation sont échangées. Une partie des Français, incertaine de ce qui se passe, quitte les remparts. Les assiégeants s'y élancent aussitôt et se répandent dans la ville. Leur fureur, excitée par cette vaillante résistance, ne connaît ni frein, ni limites: tout ce qui s'offre à leurs yeux, est livré au pillage. Enfin, lorsque leur avidité se fut lassée, lorsqu'il ne resta de cette ville que des habitations désertes, les unes souillées de sang, les autres à demi renversées par le fer ou la flamme, l'oeuvre de la destruction, autrefois entreprise par Henri VIII et Marguerite d'Autriche, fut complétée, afin que cette fois la Flandre ne pût plus se plaindre qu'on laissât Térouanne debout pour trouver le prétexte de nouveaux impôts. La charrue traça un stérile sillon sur les ruines que le glaive avait renversées au niveau de l'herbe, et l'antique Térouanne ne fut plus que la _Terra vana_ des chroniqueurs du seizième siècle. Toy, Thérouenne, abismeuse taisnière. Tu fus jadis, par triomphant manière, Terre troyenne et royale banière; Maintenant es terre prophane et vaine, Terre stérile et vile terrewaine. Merovéus, de Troye fugitif, Fut ton puissant père progénitif Et te donna nom et bruit primitif. Rome n'avoit ne corps, ne chef, ne croc, Quand tu avois Aganipus à roy. Puis vint Artus, roi de la Grant-Bretaigne, Qui te brûla mieulx que verte chastaigne; César, depuis, te vint prendre en ses fils, Et tes enfans furent puis desconfis Par les Wandales en très-grant courroux nés, Et lors tu fus Thérouenne appellée, Terre tremblant, terre vaine et pellée. Balduinus Sylvius composa, sur la destruction de Térouanne, un poëme où il ne dédaigna point d'emprunter ses images au second livre de l'Énéïde: Urbs antiqua fuit, multos dominata per annos; Trojugenas isthanc ædificasse ferunt: Nondum romuleis fuerant exordia muris, Nec sua Gandavo moenia substiterant; Flandria lucus erat, tellus deserta, nec ulli Pervia, sed solis tune habitata feris... Urbs Morini pridem flandris ditata rapinis Nunc pereat, rerum nam decet esse vices. Ces vers d'un poète inconnu ne sont guère inférieurs aux vers plus célèbres de Molinet, disciple de Monstrelet et de Chastelain, et, comme eux, historiographe de la maison de Bourgogne. «L'Empereur estant à Bruxelles, dit Rabutin, promptement fut adverty de la prise de Thérouenne, en quoy il print aussy grand plaisir que si c'eust esté l'empire de Constantinople, et par tous les pays de Flandres, Artois et Hénault en célébrèrent une joye grande et allumèrent feux de joye... De laquelle, au lieu que les ennemis s'esjouissoient, par toute la France fut démené un triste deuil: les pères plaignoient leurs fils, les frères leurs frères, les parents leurs amis, les femmes leurs maris. Et n'estoit en tous lieux autre bruit que de la prise de Thérouenne.» Mézeray ajoute: «Chacun emportoit quelque pièce des débris de cette ancienne ennemie, qui avoit fait tant de mal, pour en ordonner sa maison.., de laquelle on ne sauroit aujourd'huy vous montrer que la place où elle fut, qui est un lieu environné de marécages et de forêts, proche la source de la rivière du Lys. La joie de cette prise ne fut pas moindre à la cour de l'Empereur que de la conqueste d'une province: mais le roy en eut tant d'étonnement et de douleur, qu'il demeura deux jours sans parler.» Le duc Philibert de Savoie prit le commandement de l'armée victorieuse de Charles-Quint. Il se dirigeait vers Montreuil, lorsque, apprenant que le duc de Vendôme y avait envoyé six mille hommes d'infanterie et deux mille chevaux, il changea de projet et attaqua Hesdin. La ville fut prise sans résistance, mais le château avait été fortifié avec soin, et le duc de Bouillon l'occupait avec une vaillante garnison. Cependant il fut réduit à se rendre, et aussitôt après la ville d'Hesdin fut détruite. Plus heureuse toutefois que Térouanne, elle fut reconstruite l'année suivante dans une position plus forte au milieu des marais, afin d'arrêter les excursions de la garnison d'Arras. L'approche du roi de France à la tête d'une formidable armée obligea le duc de Savoie à se retirer vers Valenciennes. Les derniers jours de septembre étaient arrivés et les pluies de l'automne mirent fin à la campagne. L'année suivante fut marquée par la bataille de Renty, combat douteux que suivirent d'autres événements aussi peu décisifs. Sur mer, le sang avait également coulé sans résultats plus complets. Le 11 août 1555, une flotte française, équipée par les habiles navigateurs de Dieppe et commandée par Louis d'Espineville, rencontra près de Douvres vingt-quatre hourques flamandes. Le combat s'engagea aussitôt, et après deux heures d'une lutte acharnée, les Français parvinrent à s'emparer de quatorze hourques; mais les marins d'Ostende et de Dunkerque avaient, par une dernière ruse, semé sur le tillac de leurs navires l'or, les perles et les joyaux les plus précieux, et six hourques flamandes, ralliées par le bruit de la canonnade, trouvèrent les Dieppois épars et plus occupés de recueillir leur butin que d'assurer leur victoire. Ces six hourques eussent pu aisément profiter de ce désordre pour se retirer honorablement devant des forces supérieures; elles préférèrent courir les chances inégales d'un nouveau combat et attaquèrent les plus gros vaisseaux français. Un cri de victoire retentit sous le pavillon où le vieux lion de Flandre protégeait les tours de Castille. Louis d'Espineville tomba à bord du vaisseau amiral _le Saint-Nicolas_, mortellement atteint d'un coup d'arquebuse. Le capitaine du galion royal _l'Ange_ partagea son sort; celui du vaisseau _l'Esmérillon_, grièvement blessé, repoussait avec peine les Flamands qui se précipitaient à l'abordage. Au même moment le feu se déclarait sur un autre grand navire de Dieppe. Dans ce péril extrême, les marins français, qui s'étaient disséminés pour piller, se hâtèrent de se réunir contre les assaillants, et bientôt ceux-ci, écrasés par le nombre, virent succéder la captivité au triomphe que leur courage espérait mériter. De toute la flotte flamande, il ne restait que trois hourques, lorsqu'un immense incendie se développa au milieu de la flotte française. Treize navires se couvrirent de flammes depuis la proue jusqu'aux mâts, puis ils disparurent lentement sous les ondes chargées de cadavres et de débris, et l'on put croire que les vainqueurs et les vaincus, partageant la même destinée, allaient trouver une tombe commune dans l'abîme dont leur sang avait rougi l'écume. Au milieu des clameurs lugubres qui saluaient cet affreux spectacle, cinq hourques, tombées au pouvoir des Français, se dégagèrent et parvinrent à rejoindre celles qui n'avaient pas cessé de combattre. La gloire de cette journée appartint à tous ceux qui y avaient pris part. Dunkerque et Ostende avaient perdu plus de vaisseaux, mais Dieppe regrettait ses plus fameux capitaines. Si jamais l'on écrit l'histoire de la marine flamande, si importante au moyen-âge, si intrépide au seizième siècle et encore si digne d'étude lorsque Dunkerque fut devenu le premier port militaire de la monarchie de Louis XIV, le combat où périt Louis d'Espineville y occupera une des premières places; mais il n'y faudra oublier ni le débarquement que des navires de Flandre effectuèrent la même année dans le pays de Caux, d'où ils menacèrent Rouen, ni la tentative faite trois ans plus tard par une flotte flamande qui s'empara du Conquêt sans réussir à conquérir le port de Brest. Enfin l'Europe put goûter quelque repos. Des négociations avaient été entamées pour la conclusion d'une trêve de cinq ans, qui fut signée quelques mois plus tard à Vaucelles, près de Cambray. L'Allemagne semblait pacifiée; l'Italie était moins agitée. Charles-Quint n'avait que cinquante-cinq ans, mais des infirmités précoces s'étaient jointes aux fatigues et aux inquiétudes qui s'attachent à l'autorité suprême. Souvent la goutte le retenait pendant plusieurs semaines immobile au fond de son palais, et, le lendemain du jour où il venait de parcourir à cheval les plaines couvertes des tentes de ses soldats, on le voyait reparaître couché dans une litière d'où il assistait de loin aux exercices militaires. Des rides profondes avaient gravé sur son front les soucis amers de la puissance et de la grandeur. Charles-Quint était, selon les uns, mécontent et désillusionné. Il disait au siége de Metz: «La fortune est une femme, elle aime les jeunes gens et dédaigne les cheveux blancs.» Sur cette saillie repose tout le système des historiens qui n'ont voulu voir en lui qu'un ambitieux vulgaire. Selon d'autres récits, Charles-Quint avait appris que son fils, à qui il avait fait épouser la reine d'Angleterre et à qui il avait de plus donné la royauté de Naples, était impatient de recueillir tout l'héritage paternel. _Jactabatur et illud obscuriore fama_, dit Strada, _motum ex parte Cæsarem Philippi querelis_. Charles-Quint n'aurait cru pouvoir mieux cacher ces discordes domestiques à l'Europe qu'en déposant, pour les en couvrir comme d'un voile impénétrable, le manteau de pourpre que ses victoires avaient illustré. Le roi de France allait plus loin: il chargeait ses ambassadeurs à Constantinople de peindre Charles-Quint comme atteint d'une folie héréditaire: «Le roy a nouvelles certaines que l'Empereur est en telle nécessité de sa santé qu'il a perdu une de ses mains, deux doigts de l'autre et une des jambes rétrécies, sans espoir de convalescence; qu'il est tellement affligé de l'esprit qu'on ne lui communique plus rien ou bien peu, et ne s'amuse plus qu'à monter et démonter des horloges dont sa chambre est toute pleine, y employant tout le jour et la nuit où il n'a aucun repos, de sorte qu'il est en apparent danger de perdre bientost l'entendement; que mesme ses subjects des Pays-Bas, l'estimant en plus grand danger, ont depuis peu de temps refusé à la reyne de Hongrie de payer certains deniers qui estoient deus audit Empereur, d'autant qu'ils le tenoient pour mort; ayant pour ceste cause ladite reyne esté contrainte de le faire voir aux principaux de Bruxelles en une galerie fort longue et au bout d'icelle, où il ne se connoissoit quasi que la statue d'un homme demy mort et plus maigre et défiguré qu'on ne sçauroit penser; que les Pays-Bas sont si pauvres et tellement mangés des guerres passées et des subsides qu'il en tire et mesme des gens de guerre qui dernièrement ont esté licenciés, qu'ils n'en peuvent plus, et ne sçauroit-on voir une plus grande désolation que celle qui y est.» Au-dessus de ces bruits, semés par des voix hostiles ou basés sur des allégations mensongères, nous chercherons la véritable cause de la résolution de Charles-Quint dans un sentiment de piété sincère: il ne lui avait été donné d'atteindre le faîte des gloires humaines que pour mieux en découvrir le néant. «Dieu, dit Bossuet, semble avoir de la complaisance à voir les grands rois humiliés devant lui. Ce n'est pas que les plus grands rois soient plus que les autres hommes à ses yeux; mais c'est que leur humiliation est d'un plus grand exemple au genre humain.» Charles-Quint avait été élevé avec Louis de Blois, illustre descendant des sires de Châtillon, qui avait renoncé, dès sa jeunesse, à l'éclat de sa fortune et de son rang pour se retirer au monastère de Liessies. En 1549, Louis de Blois avait fait imprimer à Anvers une traduction latine du traité de saint Jean Chrysostome consacré à la comparaison des pompes de la vie royale et de la sainteté de la vie cénobitique; j'en citerai au hasard quelques lignes: «La foule envie la puissance, la gloire et la royauté; elle salue du nom d'heureux ceux qu'elle voit portés au pouvoir, placés sur un char superbe, entourés des acclamations de l'armée et du peuple, tandis qu'elle méprise ceux dont la vie s'écoule dans la solitude. Il n'est permis qu'à un petit nombre de présider au gouvernement; mais il est facile à tous de se choisir une retraite pour se consacrer au culte de Dieu. Le pouvoir s'éteint avec la vie: quelquefois même il n'est qu'une source de malheurs et de calamités et attire sur les princes les justes vengeances du ciel. Loin de là, la vie passée dans la solitude est, pour les justes, une source abondante de biens sur la terre et les conduit, pleins de joie et brillants d'une gloire inaltérable, au tribunal de Dieu. Or, si nous comparons les dons d'une sainte philosophie avec ceux qui naissent du pouvoir et de la gloire du siècle, si nous comparons la royauté même et la philosophie, nous voyons d'un côté le prince disposer à son gré des villes, des pays, des nations; de l'autre, le solitaire dominer souverainement sur toutes les mauvaises passions contraires à la vertu: tel est son empire, et il est plus réel et plus vrai que celui que donnent un trône et une couronne. Celui-ci vit au milieu des hommes de guerre et ne songe qu'à multiplier ses conquêtes, au risque de perdre ce qu'il possède; celui-là s'éveille avant le chant des oiseaux pour s'entretenir avec les anges et les prophètes, et va, sans s'arrêter, de Moïse à Élie, d'Élie à saint Jean; l'un emprunte ses vices aux passions violentes qui l'entourent, l'autre est le disciple des apôtres; l'un ne peut faire un pas sans causer quelque mal, soit qu'il réclame des impôts, soit qu'il assiége des villes, soit qu'il traîne à sa suite des troupes de captifs à travers les campagnes dévastées. Le solitaire ne se montre que pour semer des bienfaits. Imitez donc cette sainte philosophie; demandez dans vos prières qu'il vous soit donné de ressembler au juste. Ce sont là les véritables biens que rien ne peut enlever. La vie des solitaires est plus digne de louanges que celle qui s'écoule dans l'éclat de la puissance... Les princes eux-mêmes se réfugient vers eux: _quin ipsi quoque reges ad hos fugere consueverunt_...» Les éloquents conseils de Louis de Blois contribuèrent probablement à préparer la détermination de Charles-Quint. A son exemple était venu se joindre, l'année précédente, celui du duc de Candie, François de Borgia, autre ami de Charles-Quint, qui avait quitté la vice-royauté de Catalogne pour entrer dans la vie religieuse. Souvent, dans ses insomnies, Charles-Quint éveillait celui des gentilshommes de sa chambre qu'il préférait, le Brugeois Guillaume Van Male, à qui naguères il avait dicté ses commentaires, et il lui faisait lire soit quelque traité de morale et de théologie, soit quelques psaumes du roi-prophète. Une lettre de Guillaume Van Male, écrite le 11 novembre 1551, à Inspruck, où Charles-Quint espérait voir sa santé se fortifier grâce à l'air vif des montagnes du Tyrol, nous offre, sur les projets de Charles-Quint, une révélation qui n'a jamais été remarquée: «Je vous ai écrit que depuis un an l'Empereur, dans le mauvais état de sa santé, trouve de grandes consolations dans la lecture des livres saints ou des psaumes de David. Nous sommes à peine arrivés dans nos quartiers d'hiver des Alpes... L'Empereur profite de la première occasion favorable pour m'appeler près de lui. Il fait fermer les portes de sa chambre, et m'ordonne de garder fidèlement le secret de toutes les choses qu'il va me dire; il m'ouvre ses entrailles, son esprit, son coeur: il ne me cache rien.... Je demeurai, en quelque sorte, interdit de surprise, et j'aimerais mieux périr que de confier ces choses à quelqu'un, si ce n'est à toi. Je t'écris en toute liberté, car l'Empereur dort... Cependant il serait long de tout te raconter, et je ne sais si je puis l'oser à cause des périls de la route. Enfin, notre entretien fut poussé si loin, qu'après m'avoir raconté ce qui lui était arrivé pendant toute sa vie, il me remit un papier écrit de sa propre main, où il avait exposé en détail ce dont il voulait que je rédigeasse pour lui un résumé de formule quotidienne de prière.» Guillaume Van Male adressait cette lettre à Louis de Praet, chambellan de l'Empereur, également né à Bruges, aussi bien que son médecin, Corneille de Baesdorp: la Flandre n'avait-elle pas le droit d'être la confidente des maux et des peines de Charles-Quint, comme elle l'avait été autrefois de ses joies et de ses espérances? Ce fut le 25 octobre 1555 que Charles-Quint fit lire, dans une assemblée solennelle, au palais de Bruxelles, son acte d'abdication en faveur de son fils. Philibert de Bruxelles, membre du conseil secret, exposa dans un éloquent discours les persévérants efforts de Charles-Quint pour le bien du monde. «Un grand nombre d'années se sont écoulées depuis que l'Empereur fut émancipé par Maximilien, son aïeul paternel, et reçut de lui l'administration des Pays-Bas; il n'a jamais cessé, dans ce long intervalle, de chercher à maintenir chez vous la paix et la tranquillité. Né et élevé au milieu de vous, il lui semblait qu'il ne pouvait agir autrement. Votre soumission et votre dévouement ont répondu à son affection et l'ont pleinement dédommagé des soins et des soucis qu'il a pris pour vous défendre. Il reconnaît que c'est à cette terre qu'il doit tout, jusqu'à la vie, et son plus ardent désir eût été d'employer ce qu'il lui restait encore de temps, d'habileté et de génie pour se consacrer aux mêmes travaux jusqu'à sa dernière heure.» L'orateur rappela ensuite l'affaiblissement de la santé de Charles-Quint, ruinée par la goutte, et exprima en son nom l'espoir que son fils poursuivrait sa tâche. Il montrait, dans son mariage avec la reine d'Angleterre, d'heureux présages pour le commerce. Il ajoutait que l'intention de l'Empereur était de lui céder tour à tour tous ses Etats; mais qu'afin de l'habituer aux difficultés du gouvernement, il jugeait préférable de ne lui remettre d'abord que les Pays-Bas, plutôt que de l'accabler d'un fardeau immense aussi funeste à ses peuples qu'à lui-même. «C'est par ces motifs, continua-t-il, que l'Empereur renonce pleinement aux Pays-Bas. Il les transporte à son fils Philippe, son légitime héritier; il dégage chacun des serments qui lui ont été prêtés, et vous autorise à vous lier par de nouveaux serments envers son fils, et de faire pour lui tout ce qu'un prince légitime peut réclamer de ses sujets. L'Empereur ne vous demande qu'une seule chose, c'est d'interpréter de la manière la plus favorable tout ce qui a été fait soit par lui-même, soit avec le concours de sa soeur Marie, dans le gouvernement des Pays-Bas. Il regrette que l'affaiblissement de ses forces, l'embarras des affaires, les difficultés de ces temps l'aient empêché de faire mieux et de montrer davantage la sincérité de ses intentions. Il reconnaît que tous les moyens que Dieu lui a confiés, c'est à votre fidélité, à votre constante loyauté qu'il les doit. Membres des états, vous n'avez jamais négligé d'affermir l'obéissance du peuple et d'assurer l'autorité de votre prince. Il vous en rend de profondes actions de grâces, et vous remercie aussi des secours que vous lui avez prêtés en toutes choses et des impôts extraordinaires que vous avez acceptés.» Les dernières paroles de Philibert de Bruxelles retracèrent ses regrets de ce qu'une paix stable n'eût pu encore être conclue avec la France, et son espoir que les états repousseraient les conseils des novateurs en restant fidèles à l'orthodoxie religieuse qui servait de lien entre des provinces si différentes d'usages et de moeurs. Cependant l'Empereur se leva en s'appuyant d'une main sur l'épaule du prince d'Orange; sa taille était courbée, mais jamais il n'avait paru plus grand qu'à cette heure où, repoussant tout reproche d'ambition, il montrait au monde combien il était au-dessus de sa puissance même; sa voix, quoique plus faible, n'avait rien perdu de sa noblesse et de sa dignité. «Mes amis, dit-il en promenant ses regards sur cette nombreuse assemblée, voici quarante ans que l'Empereur mon aïeul me tira d'une tutelle étrangère, quoique je n'eusse que quinze ans. L'année suivante, je fus roi d'Espagne. Il y a trente-six ans que l'Empereur, mon aïeul, mourut, et les électeurs m'élevèrent à la même dignité, quoique je ne l'eusse pu mériter à cause de ma jeunesse. Depuis ce jour, je ne me suis épargné ni soins, ni travaux; je suis allé neuf fois en Allemagne, six en Espagne, sept en Italie, dix en ce pays. J'ai passé quatre fois en France, deux fois en Angleterre, deux fois en Afrique. J'ai traversé huit fois la Méditerranée et quatre fois l'Océan, en y comprenant cette fois qui doit être la dernière... Je n'ai jamais entrepris aucune guerre ni par haine, ni par ambition. Il y a longtemps que j'aurais fait ce que je fais aujourd'hui, mais je ne l'ai pu, et les malheurs de ce temps m'ont réduit à sacrifier mon propre bien au vôtre. Il se peut toutefois que j'aie commis des fautes dans mon gouvernement, soit par inexpérience, soit par trop de précipitation; mais ce ne fut jamais avec l'intention de nuire à quelqu'un. Si je l'ai fait, apprenez-moi de quelle manière je puis y porter remède, et si ce remède est devenu impossible, je vous prie, mes amis, de vouloir bien me le pardonner.» Puis, s'adressant à son fils, il lui rappela que les princes donnaient rarement l'exemple de cette renonciation volontaire au pouvoir, et qu'il lui laissait le soin de la justifier. A ces mots, l'Empereur, épuisé de fatigue, retomba sur son siége; la voix lui manquait. «D'abondantes larmes découloient, dit François de Rabutin, le long de sa face ternie et luy arrosoient sa barbe blanche.» Toute l'assemblée partageait son émotion et pleurait avec lui. Les sanglots redoublèrent quand l'Empereur s'écria: «Mes chers enfants, votre affection me perce le coeur; je vous quitte avec douleur.» Lorsque Jacques Maes, député d'Anvers, eut répondu au nom des états, Philippe s'agenouilla devant son père et le remercia; ensuite se retournant vers les états, il s'excusa de ne pouvoir s'exprimer facilement ni en français ni en flamand, et chargea l'évêque d'Arras de prendre la parole en son nom. La reine de Hongrie prononça aussi quelques mots pour résigner la régence des Pays-Bas qui lui avait été confiée pendant vingt-cinq ans. Le lendemain Philippe reçut solennellement le serment des députés des diverses provinces des Pays-Bas. Dès ce moment il gouverna et habita le palais, sans que la popularité qui s'attache aux nouveaux règnes, saluât son avénement. Claude de l'Aubespine, qui le vit au mois de mars 1556, le dépeint comme «n'ayant encores nulle expérience, nourry à l'espagnole qui desdaigne toutes autres nations, et luy particulièrement ne faisant cas que de la sienne. On voyoit déjà, ajoute-t-il, les divisions qui se préparoient en sa court entre les Flamans et Espagnols, estant séparés de converser, boire et manger et de toutes communications les uns des autres.» Charles-Quint s'était retiré dans une petite maison bâtie au milieu du parc de Bruxelles. «Le logis est un petit bastiment qu'il avoit faict faire au bout du parc, auprès de la porte de Bruxelles qui va à Louvain, qui ne ressentoit pas son mausolée, mais la retraicte d'un simple citadin; car je n'y recognus qu'une antichambre qui servoit encore de salle, et sa chambre, chascune ne contenant en quarré plus de vingt-quatre pieds. On y montoit par un escalier de dix ou douze marches, pour le descharger seulement des vapeurs de terre; point de surédifice. L'empereur estoit assis dans une chaise, à l'occasion de ses gouttes, la dicte chaise couverte de drap noir; au devant de luy une table, de longueur environ six pieds, couverte d'un tapis de drap noir; sa chambre et antichambre tapissées de même. Son habillement estoit une petite robe citadine de serge de Florence, couppée au dessus des genouils, ses bras passés au travers des manches d'un pourpoint de treillis d'Allemagne noir, un bonnet démantoné, entourné d'un petit cordon de soye, sa chemise à simple rabat: ceste simplicité illustrant d'autant plus ce prince qui, à la vérité, estoit très-grand.» Tel est le récit de Claude de l'Aubespine, qui accompagna l'amiral de Châtillon et les autres ambassadeurs chargés d'obtenir la ratification de la trêve de Vaucelles. Ils trouvèrent l'Empereur plein de cette grâce affable et de cette gaieté tranquille qui n'appartiennent qu'à une vieillesse honorable, mais si accablé par ses infirmités qu'il put à peine ouvrir les lettres du roi de France. Ce fut alors que Charles prononça ces paroles mémorables: «Vous voyez, monsieur l'admiral, comme mes mains, qui ont fait tant de grandes choses et manié si bien les armes, il ne leur reste maintenant la moindre force pour ouvrir une simple lettre. Voylà les fruicts que je rapporte pour avoir voulu acquérir ce grand nom, plein de vanité, de grand capitaine et très-puissant empereur. Quelle récompense!» Quelques mois s'étaient écoulés quand Charles-Quint, ayant complété son abdication, partit de Bruxelles pour aller, selon le conseil de ses médecins, chercher sous un ciel plus doux quelque soulagement à ses douleurs. Cependant il voulut, avant de s'éloigner, quitter en ami une patrie qu'il ne devait plus revoir. Il se fit porter en litière à Gand et y descendit à l'hôtel de Ravestein. Autour de lui s'élevaient le Gravesteen, le palais de Ten Walle et l'hôtel de la Poterne, résidences déjà à demi ruinées qu'habitaient seules quelques légendes du passé et la mémoire de ses aïeux. Ce fut à Gand que Charles-Quint réunit près de lui, le 26 août 1556, les ambassadeurs des princes étrangers pour prendre congé d'eux. Il les exhorta tour à tour à travailler avec zèle «au bien et avantage de la chrestienté;» puis il protesta que pendant toute sa vie il avait honoré et défendu le saint-siége, loua la liberté dont jouissait Venise et transmit quelques conseils à Cosme de Médicis. L'ambassadeur de Florence (c'était un évêque) tenta un dernier effort pour le dissuader de renoncer à la vie politique, en lui remontrant que non-seulement ses plus chers et ses plus fidèles serviteurs s'en désolaient profondément, mais qu'il était aussi sage, prudent et convenable qu'il aidât son fils de tout ce que lui avait enseigné une longue et glorieuse expérience. Mais l'Empereur lui répondit que les forces d'un vieillard infirme et malade étaient bien au-dessous de celles d'un jeune prince dans toute la vigueur de l'âge. «Et là-dessus, voulant cest évesque derechef lui remémorer les affaires et grandeurs de ce monde, Sa Majesté l'interrompit, le priant de croire que ses pensées n'avoient plus rien de commun avec le monde auquel il avoit dit adieu; et là-dessus se départirent... Ainsi, ajoute Rabutin, se retiroit des misères de ce siècle inconstant et mobile le plus grand empereur et le plus renommé qui ayt régné depuis Charlemagne.» Si le climat de la Flandre eût été moins rude et moins contraire aux maladies qui le tourmentaient, Charles-Quint, dont le coeur, comme il le disait lui-même, avait toujours été «dans ses pays de par deçà,» se fût arrêté à Gand, et les bourgeois dont il avait condamné les franchises, eussent salué avec respect, mais peut-être aussi en croyant y reconnaître une expiation, la retraite que Charles de Gand se serait fait construire dans un de ces pieux monastères que des princes, devenus cénobites comme lui, avaient fondés dans les premiers siècles du christianisme. Si Charles-Quint n'acheva pas sa vie aux lieux mêmes où elle avait commencé, il voulut du moins n'avoir jamais d'autres serviteurs que ceux qui étaient nés en Flandre; ils prendront soin de lui jusqu'à sa mort et seront les seuls qui veilleront près de son tombeau. Le 15 septembre, Charles-Quint s'embarqua en Zélande. Peu de jours après il abordait en Espagne, jeté par une effroyable tempête sur le rivage qu'il baisait en s'écriant: «Je suis sorti nu du sein de ma mère et c'est nu que je rentre dans ton sein, ô terre, seconde mère commune à tous les hommes!» Un couvent de l'Estramadure, bâti près des lieux où expira Sertorius (la gloire devait poursuivre Charles-Quint jusque dans sa solitude), fut l'asile que le maître du monde se choisit pour oublier ses conquêtes et ses triomphes sous d'épais ombrages et parmi des tapis de fleurs qu'il cultivait de ses mains. Charles-Quint comparait lui-même sa retraite à celle de Dioclétien à Salone. Dioclétien, fatigué de fixer l'attention des hommes, avait fui de son palais pour se dérober à une tâche trop supérieure à ses forces; Charles-Quint, en déposant le sceptre, semblait déjà s'être retiré dans l'avenir, afin que la postérité commençât plus tôt pour lui. PHILIPPE II. 1555-1598. Renouvellement de la guerre.--Batailles de Saint-Quentin et de Gravelines.--Mort de Charles-Quint.--Départ de Philippe II.--Marguerite de Parme.--État prospère de la Flandre.--Symptômes de troubles.--Les nouveaux évêchés.--L'inquisition.--Compromis des Nobles.--Les ambassadeurs anglais aux conférences commerciales de Bruges.--Appui donné aux mécontents par Élisabeth.--Philippe II paraît céder.--Insurrection des Gueux.--Leurs dévastations.--L'ordre se rétablit.--Arrivée du duc d'Albe.--Émigrations flamandes en Angleterre.--Supplice du comte d'Egmont.--Sévérité de l'administration du duc d'Albe.--Intervention des huguenots dans les troubles des Pays-Bas.--Fureurs des Gueux à Audenarde.--Départ du duc d'Albe.--Requesens.--Gouvernement des états.--Anarchie.--Pacification de Gand.--Tentatives de don Juan.--Intrigues de Marguerite de Valois.--L'archiduc Mathias.--Le duc palatin Casimir.--Puissance du prince d'Orange à Gand.--Ryhove.--Hembyze.--Arrestation du duc d'Arschoot et de l'Évêque d'Ypres.--Gand domine toute la Flandre.--Mort de don Juan.--Le prince de Parme.--Les malcontents.--Guerres.--Détresse de la Flandre.--Le duc d'Alençon est proclamé comte de Flandre.--Il quitte la Flandre après avoir honteusement échoué dans ses projets.--Mort d'Hembyze.--Élisabeth et le comte de Leicester.--Négociations du prince de Parme avec les principales villes de la Flandre.--L'autorité de Philippe II y est rétablie.--Cession des Pays-Bas à Albert et à Isabelle.--Mort de Philippe II. Le prince que la Flandre a vu en 1548 parcourir ses villes et n'y réveiller qu'un sentiment hostile, est devenu roi: c'est Philippe II. Bien qu'il porte un nom emprunté aux souvenirs de nos ducs de Bourgogne, bien que sa physionomie, la blancheur de son teint et l'abondance de ses cheveux blonds révèlent une origine flamande, il déteste les Flamands, leur langue et leurs institutions[3]; son aspect est altier et sévère; son front est chargé de rides, sa taille si peu élevée qu'il exige, pour sauvegarder la dignité royale, qu'on lui parle à genoux[4]. Il n'est pas moins inférieur à Charles-Quint par l'intelligence que par le corps. N'ayant hérité de lui que la grande pensée de l'alliance de l'unité politique et de l'unité religieuse, mais incapable de la représenter dans la conduite des armées; peu habile même dans les délibérations du conseil; aussi bref en parlant que long et diffus en écrivant; austère dans les pratiques extérieures de la religion, quoique n'étant point irréprochable dans ses moeurs; d'autant plus ambitieux qu'il est sincèrement convaincu que son ambition n'est que l'accomplissement d'un devoir et que toutes les voies sont légitimes pour l'atteindre; par là, profondément attaché aux desseins qu'il a conçus et non moins dominé par son irrésolution naturelle quand il faut les mettre à exécution; tête de fer qui ne se meut que sur des pieds de plomb[5]: tel est le prince qui, après avoir eu recours aux mesures les plus extrêmes pour soutenir les catholiques et pour combattre les protestants, laissera la puissance des uns profondément ébranlée et celle des autres de plus en plus menaçante. [3] Pour lui, nulle nation n'est au-dessus des Espagnols: c'est au milieu d'eux qu'il vit; ce sont eux qu'il écoute; c'est par eux qu'il se dirige en tout. En opposition à l'Empereur, il fait peu de cas des Flamands. _Relation de Michel Suriano._ [4] Personne vivante ne parloit à luy qu'à genoux, pour ce qu'estant petit de corps, chacun eust para plus eslevé que luy. _Mém. de Cheverny._ [5] Convenie caminar con el pie de plomo. _Lettre de Philippe II._ (1557). Henri II recommence la guerre. Arrestation des étudiants belges qui suivent les cours de l'université de Paris. Une nombreuse armée se réunit dans les Pays-Bas, sous les ordres de Philibert de Savoie. Le comte de Pembroke s'y joint avec huit mille hommes, au nom de la reine d'Angleterre, Marie, qui vient de déclarer la guerre à la France. Le duc de Savoie assiége Saint-Quentin. Le connétable de Montmorency s'avance pour porter secours à la garnison. Victoire complète due aux conseils et au courage du comte d'Egmont. Le connétable et ses deux fils, l'amiral de Coligny, le maréchal de Saint-André, les ducs de Montpensier et de Longueville se trouvent parmi les prisonniers. «Combien de journées y a-t-il de Saint-Quentin à Paris? demandait le roi d'Espagne au sieur de la Roche du Mayne, son prisonnier.--Sire, lui dit celui-ci, si par journées vous entendez batailles, vous en compterez au moins trois avant d'entrer dans la capitale du royaume.» Réponse noble et fière, qui n'empêcha point Charles-Quint de s'écrier, en apprenant la victoire de son fils: «Marche-t-il au moins vers Paris?» L'amiral de Coligny fut conduit en Flandre, à l'Ecluse: ce fut dans la forteresse qu'avait illustrée Philippe de Clèves, ami de Charles VIII et de Louis XII, qu'il écrivit sa relation de la défaite de l'armée de Henri II. La bataille de Saint-Quentin avait été gagnée le 10 août 1557. La fondation de l'Escurial témoigna des actions de grâces que le roi d'Espagne offrit à Dieu. Quel devait être le monument de sa reconnaissance à l'égard de celui qui y avait le plus contribué? Un échafaud sur la place du marché à Bruxelles. Cependant le duc de Guise, accourant de l'Italie, rallie les Français consternés. Au mois de janvier il surprend Calais, qui appartenait aux Anglais depuis le règne d'Édouard III; au mois de juin il s'empare de Thionville, et le maréchal de Termes s'associe à ses succès en s'avançant vers la Flandre avec une armée composée de huit mille hommes et de quinze cents chevaux. Il était urgent pour Philippe de descendre du rôle de triomphateur et de songer à protéger ses propres États. Le duc de Savoie s'opposa au duc de Guise. Ce fut au comte d'Egmont que fut confiée la défense de la Flandre. Il s'empressa de réunir une armée à peu près égale à celle qu'il avait à combattre. Pendant ces préparatifs, le maréchal de Termes avait passé l'Aa en chassant devant lui quelques laboureurs qui avaient voulu en défendre le passage. Il s'était emparé de la ville de Dunkerque de vive force après une canonnade de quelques heures et y avait mis le feu après l'avoir pillée. Bergues avait éprouvé le même sort, et le maréchal de Termes était déjà arrivé près de Nieuport lorsque, apprenant l'approche du comte d'Egmont, il jugea à propos de se retirer en profitant de l'intervalle des marées pour suivre le rivage de la mer. Il venait de traverser l'Aa au-dessous de Gravelines lorsque l'armée du comte d'Egmont qui avait passé la rivière un peu plus haut, se déploya devant lui et le força à s'arrêter. La position du maréchal de Termes était forte. Les dunes lui servaient de retranchement. Il avait derrière lui la mer et l'Aa, de sorte qu'on ne pouvait l'attaquer qu'en abordant de front sa première ligne, où il avait placé ses coulevrines et les arquebusiers gascons. Le comte d'Egmont se mit aussitôt à la tête de ses chevau-légers pour rompre les rangs ennemis. Le reste de sa cavalerie le suivait, soutenu par les bandes d'ordonnance. Un combat acharné s'était engagé lorsqu'un corps allemand prit les Français en flanc. Au même moment l'apparition fortuite d'une flotte anglaise vint favoriser les assaillants; ses décharges bruyantes, quoique peu meurtrières, semèrent le désordre parmi les Français. Leur position fut enlevée, et on fit prisonniers le maréchal de Termes, les seigneurs de Villebon et d'Annebaut et d'autres capitaines non moins célèbres. Quinze cents Français étaient restés sur le champ de bataille, et le comte d'Egmont, en s'emparant des canons et des drapeaux des ennemis, avait également reconquis tout le butin qu'ils avaient recueilli dans la West-Flandre (13 juillet 1558). La nouvelle de la victoire de Gravelines fut le dernier écho du monde extérieur, qui vînt rappeler à Charles-Quint, dans sa retraite, ses luttes et sa gloire. Il rendit le dernier soupir le 21 septembre 1558, entouré des regrets de ses serviteurs qu'il n'avait cessé d'aimer, et non moins admiré des moines, dont sa pénitence effaçait les vertus et l'austérité. De pompeuses obsèques lui furent faites à Valladolid, à Rome et à Bruxelles. A Valladolid, François de Borgia prononça l'oraison funèbre de Charles-Quint en prenant pour texte: _Ecce elongavi fugiens et mansi in solitudine_. Il le développa en exposant comment Charles-Quint avait quitté le monde avant que le monde le quittât, ce qui n'est que trop ordinaire dans le cours inconstant des choses humaines. A Rome, de magnifiques trophées d'armes avaient été élevés dans l'église de Saint-Jacques, où les cardinaux se réunirent pour honorer sa mémoire. Un de ces trophées (il provoqua les plaintes de l'ambassadeur français) portait: _Proelio Ticinensi rex Gallorum simul cum rege Navarræ captus_. A Bruxelles, des inscriptions non moins fastueuses ornaient l'église de Sainte-Gudule. On y lisait: «La république chrestienne à l'empereur Charles cinquiesme, pour la mémoire de sa justice, piété et vertu, pour avoir à nostre monde découvert un nouveau monde, pour avoir pris un grand roy françois, pour avoir préservé l'Allemaigne de cent mille chevaux et de trois cent mille hommes de pied avec lesquels Soliman, empereur des Turcs, vouloit envahir ceste région; pour avoir entré avecques une armée navale dedans la Morée et pris Patras et Coron; pour avoir surmonté le tyran Barberousse en bataille près Carthage, lequel estoit accompaignié de deux cent mille hommes de pied et de soixante mille chevaux; pour avoir chassé deux cents galères de corsaires et pour avoir rendu la mer sûre; pour avoir pris le royaume de Thunes et l'avoir rendu tributaire à la couronne d'Espaigne; pour avoir de là ramené libres vingt mille âmes chrestiennes captives; pour après avoir chassé six fois les armées ennemyes, remis par deux fois à l'Empire le duché de Milan et par une fois restitué au duc; pour avoir pacifié l'Allemaigne; pour avoir, de son bon gré, contre les ennemis du nom chrestien, et contre les chrestiens, sinon forcé, prins les armes.» Henri II lui-même fait célébrer un service funèbre en l'honneur de Charles-Quint dans l'église de Notre-Dame de Paris. La paix est près de se conclure. Conférences à l'abbaye de Cercamp. Le roi de France répond aux Anglais qui réclament Calais: «Plutôt vous céder ma couronne!» Mort de Marie et avénement d'Élisabeth au trône d'Angleterre. Négociations reprises sur des bases plus favorables à Henri II. Traité de Cateau-Cambrésis (3 avril 1559). Cette paix ne parut pas confirmer les espérances que le roi d'Espagne pouvait fonder sur ses victoires de Saint-Quentin et de Gravelines; elle devait être, toutefois, pour la France une source de deuil, puisque la joie même avec laquelle elle l'accueillit, donna lieu au tournoi où Henri II périt frappé par Montgomery. Les trois rois qui se succéderont sur le trône de France, appartiennent au sang des Médicis. Les intrigues, les complots, les crimes secrets vont rappeler à la France les affreuses dissensions de l'orageuse Italie, et, comme si elles n'étaient déjà point assez vives, la réforme y jettera le levain des haines religieuses. En face de la France déchue de son antique grandeur, il faut placer l'Espagne, que les victoires de Charles-Quint et les découvertes de Colomb ont portée à son apogée, mais qui retrouve déjà la politique que Ferdinand d'Arragon suivait vis-à-vis de Louis XII. C'est là que régnera le sombre Philippe II. La guerre ne le retiendra plus aux Pays-Bas, et les premières années de son absence seront aussi tranquilles que les dernières doivent être sanglantes et agitées. A côté de l'unique héritier des États de Charles-Quint se trouvent une jeune femme et un enfant issus d'un même père, quoique l'illégitimité de leur naissance les ait placés bien au-dessous de lui. Cette femme se nomme Marguerite; cet enfant doit illustrer plus tard le nom de don Juan d'Autriche. Tous deux appartiennent par leur naissance aux Pays-Bas. Lorsque Charles, à peine âgé de vingt et un ans et enivré de gloire sous le diadème impérial qu'il venait de ceindre, traversa la Flandre cinq ans avant son mariage avec Isabelle de Portugal, une jeune orpheline, d'une éclatante beauté, frappa ses regards dans une fête donnée en son honneur. La puissance et la grandeur eurent toujours des droits que la vertu ne saurait avouer. Cette orpheline se nommait Jeanne Van Gheenst ou Vander Gheynst. Strada rapporte qu'elle était issue d'une noble famille de Flandre et qu'elle avait été adoptée par Antoine de Lalaing. Il est certain que sa famille était pauvre, mais rien ne prouve qu'elle était obscure. Un demi siècle plus tôt le même nom était porté par Jean Van Geenst, l'intrépide chef de la Verte-Tente, né aussi dans la châtellenie d'Audenarde, qui, en 1478, organisa la résistance des communes à l'invasion de Louis XI. Antoine de Lalaing était fils de Josse de Lalaing, qui s'associa aux patriotiques efforts de Jean de Dadizeele et de Jean Van Geenst. Rien n'expliquerait mieux les soins dont il crut devoir entourer cette jeune fille. Ce fut Jeanne Van Geenst qui donna au petit-fils de Maximilien cette princesse, aussi sage qu'énergique, que l'histoire ne connaît, à cause de son mariage avec Octave Farnèse, que sous le nom de la duchesse Marguerite de Parme. Le sang qui coulait dans ses veines, justifiait l'amour qu'elle portait à la Flandre et que la Flandre lui rendit. Vingt-quatre ans après, Charles-Quint, devenu veuf d'Isabelle de Portugal, aima une autre femme. D'après Strada, ce fut une princesse, et Brantôme la nomme: «une grande dame et comtesse de Flandres.» Mais ces rumeurs semblent sans fondement, et tous les documents du temps désignent une personne d'une condition fort humble, née peut-être à Bruxelles, mais fixée à Ratisbonne, nommée Barbe Bloemberg. Pendant quelque temps, son enfant fut nourri chez un pasteur du pays de Liége, puis envoyé en Espagne, où il vécut chez un gentilhomme nommé don Alonzo Quesada. Charles-Quint avait, en mourant, déclaré que cet enfant était le sien, mais il était fort jeune encore et préludait, par ses chasses et ses jeux, aux combats où les vieux serviteurs de son père devaient dire un jour de lui: _Es el verdadero hijo del emperador_; il est le vrai fils de l'Empereur! Marguerite de Parme se distingua par une grande prudence et parfois par une admirable résolution de caractère. Les exercices les plus violents n'épuisaient pas ses forces, de même que les discussions les plus difficiles et les plus importantes ne semblaient point au-dessus de son esprit. Philippe II voulait ménager la maison de Farnèse, puissante en Italie: ce fut dans ce but qu'il choisit Marguerite pour gouvernante des Pays-Bas. «Philippe espérait aussi, ajoute Strada, que les peuples des Pays-Bas, dont l'attachement au nom de Charles-Quint était si grand, recevraient sa fille avec d'autant plus de joie que, née et élevée au milieu d'eux, elle avait adopté leurs moeurs, et qu'ils se soumettraient aisément à son gouvernement, puisque les nations sujettes croient retrouver quelque chose de leur liberté lorsqu'elles sont gouvernées par une autorité qui ne leur est pas étrangère; peut-être aussi, ajoute le même historien, pensait-il, en cédant à leurs voeux dans ce choix, que la popularité de cette administration rendrait plus facile l'exécution de ses desseins, car l'on résiste moins au joug lorsqu'une main aimée le fait accepter sans violence.» Ce fut le 7 août 1559 que Philippe II annonça, dans une assemblée des états généraux tenue à Gand, le choix qu'il avait fait de Marguerite. Il institua en même temps trois conseils qui devaient l'assister; l'un, sous le nom de conseil d'État, avait pour mission de traiter les questions les plus élevées. Les membres qui le composaient étaient l'évêque d'Arras, le prince d'Orange, le comte d'Egmont, Charles de Berlaimont, Philippe de Stavele et le docteur Viglius, à qui on adjoignit plus tard le comte de Hornes et le duc d'Arschoot. Viglius, déjà membre du conseil d'État, présidait le conseil secret qui surveillait l'application des lois et de la justice. Le troisième conseil ne devait s'occuper que des finances et des revenus publics. Philippe II régla également tout ce qui était relatif au commandement des troupes et aux gouvernements des provinces. Tous les gouverneurs se trouvaient chargés de veiller avec les conseils provinciaux à la répression des délits criminels; il n'y avait d'exception qu'en Flandre, où l'administration de la justice était indépendante du gouvernement, confié, avec celui de l'Artois, au comte d'Egmont, «ce qui n'est pas peu,» remarque Sébastien de l'Aubespine. Lorsque l'évêque d'Arras eut expliqué les intentions du roi aux états, l'un de leurs membres (il appartenait à la maison de Borluut) se leva et demanda, au nom de la noblesse qui avait aidé le roi de son épée et au nom des communes qui l'avaient soutenu de leurs biens, qu'il consentît à rappeler les hommes d'armes espagnols. Les états alléguaient leurs priviléges, que le roi avait confirmés par son serment. Le prince d'Orange, les comtes de Hornes et d'Egmont appuyèrent leurs réclamations, et Philippe se vit contraint à leur promettre que les troupes étrangères se retireraient avant peu de mois. Philippe quitta Gand après avoir adressé quelques mots aux états pour leur recommander de se prémunir contre les doctrines des luthériens. Il avait aussi exhorté Marguerite à veiller avec soin au maintien de la tranquillité des Pays-Bas. On rapporte qu'il lui exposa que le gouvernement des Pays-Bas était le plus considérable de tous ses royaumes; que l'hérésie y avait déjà fait des progrès; qu'Élisabeth était hostile à la religion et qu'elle trouverait des alliés dans les princes allemands, jaloux de voir l'empire dans sa maison. Il insista aussi sur le caractère des Flamands et lui conseilla la douceur, afin de ne pas en froisser la fierté et l'indépendance. Peu de jours après, le 25 août 1559, le roi d'Espagne s'embarqua à Flessingue, et il aborda bientôt à Laredo au milieu d'une furieuse tempête, prophétique image des troubles qui allaient le séparer de ces riches provinces qu'il ne devait plus revoir. Avant de s'éloigner des Pays-Bas, Philippe avait déjà compris qu'une vague agitation y fermentait, et que, tôt ou tard, ils échapperaient à la couronne d'Espagne. On lit dans les mémoires du temps que l'on remontra à Philippe II que la conservation des Pays-Bas était inséparable de la conquête de la France. On lui exposait que le royaume de France formait une barrière entre l'Espagne et la Flandre, et qu'il fallait se rendre maître de la France afin de posséder la voie pour passer d'Espagne en Flandre. Ceux qui lui donnaient ces conseils au commencement de son règne, oubliaient qu'ils avaient vu finir celui de Charles-Quint. Résumons en quelques mots la transition qui sépare les événements les plus importants de ces deux époques si différentes à tant de titres. Les provinces des Pays-Bas avaient retrouvé, vers la fin de la domination de Charles-Quint, la prospérité dont elles jouissaient avant la minorité de Philippe le Beau. On y remarquait trois cent cinquante villes et dix mille trois cents bourgs, sans compter les hameaux et les châteaux, dont le nombre était infini. Les impôts qu'elles supportaient, égalaient ceux que payait tout le royaume d'Angleterre dans les premières années du règne de Henri VIII: ils avaient contribué, bien plus que les premiers tributs du nouveau monde, à suffire aux frais immenses des nombreuses expéditions de Charles-Quint. Le mariage de Philippe II avec la reine Marie avait consolidé les relations qui unissaient les Pays-Bas à l'Angleterre. Le commerce avait repris toute son activité, et le pouce des fileuses, qui préparaient la tâche des plus habiles tisserands de l'Europe, assurait, selon la parole de Charles-Quint, la fortune de la Flandre. De nombreux vaisseaux cinglaient chaque jour vers des mers éloignées, chargés des produits de ses métiers. «En quelles mers inconnues, s'écrie Strada, sur quels rivages reculés la science de la navigation n'a-t-elle pas conduit les Flamands? Plus sont étroites les limites dans lesquelles la nature a enfermé leur patrie, plus ils s'ouvrent l'Océan pour le soumettre à leur puissance.» La Flandre, dit un écrivain anglais, était le centre des richesses et de la civilisation. Aux bienfaits du commerce se mêlaient ceux de l'agriculture. Une douce aisance régnait partout, et les moeurs offraient ici la pureté et la simplicité agreste d'une vie toute patriarcale, ailleurs, l'hospitalité généreuse et les autres vertus qu'enseignent les longues épreuves d'une vie agitée. Sous le règne de Charles-Quint, l'esprit du peuple s'était tourné, avec un zèle semblable au sien, vers la carrière des combats. Une foule de capitaines flamands entouraient Charles de Gand et conduisirent à sa voix leurs bandes d'ordonnance depuis les plaines de Pavie jusqu'aux sables de Tunis. «On ne trouve point ailleurs, ajoute l'historien de la guerre des Pays-Bas, une milice plus nombreuse, mieux instruite et plus infatigable: c'est l'école de Mars.» «Je ne sais, dit Jean Stratius, imprimeur de Lyon, qui composa en 1584 une histoire des troubles des Pays-Bas, je ne sais si je pourroy satisfaire au désir que j'ay qu'on voye les merveilleuses tragédies que l'inconstante fortune nous a représentées en peu de temps au théâtre de cette terre flamande. Mais il m'a semblé bon commencer par la description du pays de Flandres, afin que ceux-là qui ne l'ont pas veu, puissent juger de quelle importance il est au roy d'Espaigne. Le pays de Flandres contient treize fort riches et principales provinces: la plus grande et la plus généreuse est le comté de Flandres, d'où toutes les autres ont pris leur nom, pour le grand trafic de commerce qui se faisoit anciennement en ce comté... Le peuple flamant est de nature plus familier, plus doux et plus traitable que fier et cavilleux. Il s'arreste du tout à une chose tant pour la noblesse de son esprit que pour les grandes conceptions auxquelles il s'adonne, et pourtant les hommes flamans sont subtils inventeurs des arts merveilleux et estimés comme au fait de l'imprimerie... Et jasoit que toute la basse Allemagne se puisse vanter de cette gloire, si est-elle principalement deue à ce comté de Flandres, où les hommes sont plus belliqueux et plus nobles et d'où volontiers ont coustume de sortir personnages illustres et excellens aux lettres et aux armes... Le pays y est riche, fertile et fort peuplé pource qu'en vingt lieues ou environ qu'il a de largeur, on y compte cinquante-quatre cités, vingt-neuf bourgs et onze cent cinquante-quatre villages, sans plusieurs autres petits villages que l'on trouve quasi à tout bout de champ, tant cette terre est peuplée... Outre ce que la terre produit, l'on y meine si grande abondance et quantité de toute sorte de marchandise que là se viennent fournir de tout ce qu'il leur faut plusieurs nations étrangères et ce pour la commodité de la mer, bons ports et rivières qui passent quasi par toutes les villes. On peut dire que c'est le pays le plus peuplé, riche, orné des plus beaux édifices, le plus plaisant et abondant qui soit en Europe. Les hommes naturellement sont beaux, grands, bien faits et bien proportionnés: ils furent les premiers qui receurent la foy de Jésus-Christ entre tous les peuples d'Allemaigne et de France... Ce peuple s'est toujours gouverné par le moyen de trois membres, lesquels joints ensemble s'appellent Estats.» C'est à Grotius qu'il appartient de compléter ce tableau par l'examen politique de la situation des Pays-Bas. «A l'époque où les campagnes avaient été partagées entre la noblesse comme le prix de ses victoires, les villes avaient reçu des priviléges et des lois qui furent les bases de leur liberté. On ne pouvait prendre possession de l'autorité sans avoir confirmé par un serment solennel toutes ces franchises. Le soin des affaires était autrefois confié à deux ordres, celui des nobles et celui des bourgeois; en quelques lieux, le clergé formait le troisième. Ils se réunissaient en assemblées toutes les fois qu'il était nécessaire, afin de traiter des questions les plus importantes, et ce n'était qu'avec leur assentiment unanime que l'on pouvait établir des impôts, modifier l'administration ou même changer la valeur des monnaies; c'est ainsi que l'on avait pourvu, lors même que les princes étaient bons, à ce qu'il ne leur fût point possible d'être mauvais. Les fonctions publiques étaient occupées par les citoyens que recommandaient le plus leur noblesse et leurs vertus; mais il n'était point permis d'y appeler les étrangers. Pendant longtemps ce système politique maintint la justice et l'équité; plus tard, des séditions s'élevèrent parmi ces peuples trop riches et trop puissants, jusqu'à ce que des victoires, des mariages et des traités les fissent passer sous l'autorité des ducs de Bourgogne. Ces princes, sortis d'une maison royale, belliqueux, artificieux, avides de pouvoir, profitèrent de ces discordes pour dominer par les menaces, les dons ou les promesses, et l'on vit tout décliner jusqu'à ce point qu'il fallut choisir entre les supplices ou la corruption. Lorsque cette haute fortune passa à la maison d'Autriche, la douceur de ceux qui gouvernaient, contribua à accroître leur puissance; car la douceur peut plus que la force pour faire oublier aux peuples leur liberté. Les métiers, privés de leurs armes, s'occupèrent davantage à faire prospérer l'industrie, et la réunion des Pays-Bas à l'Espagne lui donna un grand développement. Mais déjà les hommes les plus sages prévoyaient, quel que fût l'avantage qu'en retirassent les princes, que l'antipathie des moeurs serait bientôt pour l'État une cause inévitable de troubles. Y a-t-il un peuple qui soit plus porté que les Belges à haïr les étrangers et à défendre avec courage ses institutions? Vit-on jamais un peuple mieux protégé, non-seulement par ses fleuves et la mer, mais aussi par la multitude de ses habitants? Après avoir repoussé les nations septentrionales, ne se maintint-il pas, pendant huit siècles, invincible et inexpugnable contre les agressions extérieures? Si les Belges, aussi bien que les Espagnols, respectent leurs princes, ils placent plus haut encore leurs lois, la plupart conquises par de laborieux efforts. On les avait accoutumés peu à peu à obéir, mais jamais assez pour leur imposer une autorité violente et absolue.» Cependant tout semble décliner et s'assombrir au commencement du règne de Philippe II. L'avénement d'Élisabeth inquiète le commerce. La faveur que le nouveau prince montre aux Espagnols, remplit de jalousie les hommes de guerre nés en Flandre. Ajoutez à toutes ces causes d'inquiétudes et de périls cet antique amour de la liberté, qui, sans cesse étouffé, oublie trop promptement tout ce qu'il lui faut d'ordre et de régularité pour être stable et durable, et qui tend bientôt à dégénérer en licence. Des esprits honnêtes et confiants croyaient qu'il serait aisé de reconstituer l'organisation si admirable des communes flamandes au quatorzième siècle; d'autres cherchaient un modèle dans celle de la ligue fédérative des cantons helvétiques. Un sentiment général dominait: c'était la crainte de voir les Pays-Bas devenir une province espagnole. Telle était la situation morale du peuple. Celle des hommes les plus puissants par leur naissance et leur rang n'était guère différente, et chez quelques-uns l'ambition accroissait le mécontentement. Il est temps d'entrer dans quelques détails sur les principaux chefs de la résistance qui se prépare: le prince d'Orange, le comte d'Egmont et le comte de Hornes. Le prince d'Orange appartenait à la maison de Nassau, depuis longtemps illustre en Allemagne. Philibert de Châlons, prince d'Orange, avait transmis sa principauté à René de Nassau, son neveu, qui, décédé également sans enfants, la laissa à son cousin Guillaume de Nassau. Philibert de Châlons avait conduit une armée composée de soldats luthériens au sac de Rome; il avait voulu épouser Catherine de Médicis afin de devenir duc de Florence. Au moment où la mort, qui l'atteignit sur les bords de l'Arno, renversait ses projets, rien ne lui révélait que c'était dans une autre république que ses héritiers obtiendraient la suprême puissance en arborant aussi contre Rome la bannière de Luther. Guillaume d'Orange avait été l'ami et le confident de Charles-Quint, qui l'avait recommandé à son fils. Il rappelait avec orgueil que c'était au courage de son grand-oncle Engelbert de Nassau que la maison d'Autriche avait dû la soumission de la Flandre; mais il abdiqua bientôt ces titres à l'amitié des princes pour ne rechercher que la faveur du peuple. Jaloux de Marguerite et de ses ministres, il sentit le premier que la domination espagnole, telle que Philippe voulait l'établir, était impossible, et comprit que, dans la résistance qui allait s'élever, la première place lui serait réservée. De là ce grand luxe qui l'entourait et ce faste qui agit toujours puissamment sur l'esprit du peuple; de là cette indifférence religieuse sans cesse prête à excuser les novateurs, parce que tôt ou tard il devait avoir besoin des princes protestants d'Allemagne, auxquels il s'était allié en épousant Anne de Saxe. Le comte d'Egmont était issu des anciens ducs de Gueldre; sa mère lui avait apporté les vastes possessions territoriales qui appartenaient en Flandre à la maison de Luxembourg-Fiennes. Les victoires de Saint-Quentin et de Gravelines avaient rendu son nom glorieux dans toute l'Europe, et il n'était pas le dernier à apprécier l'étendue de ses talents militaires et de ses services. Philippe de Montmorency, devenu par adoption comte de Hornes, doit être nommé le troisième. Le courage qu'il déploya dans les combats, n'était pas au-dessous des souvenirs héroïques que lui avaient légués ses aïeux, et il se montrait d'autant plus empressé à favoriser les mécontents qu'il avait vu son beau-frère, le comte Charles de Lalaing, soupçonné d'avoir trahi le secret d'une mission qui lui avait été confiée. Philippe, en partant pour l'Espagne, ne laissait, dans les tumultueuses provinces des Pays-Bas, qu'une femme en présence de ces hommes puissants à tant de titres. Mais il lui avait donné pour ministre l'évêque d'Arras, Perrenot de Granvelle, devenu depuis peu cardinal-archevêque de Malines et abbé d'Afflighem, et à ce titre primat de la Belgique et premier abbé du Brabant, conseiller prudent et habile qui devint bientôt l'objet d'une hostilité d'autant plus vive que son influence dans les actes du gouvernement paraissait plus considérable. La première tentative de résistance qui avait été dirigée contre le séjour prolongé des troupes espagnoles, avait été un triomphe plein d'encouragements secrets. Philippe différait toutefois d'exécuter sa promesse; mais les plaintes devinrent si vives que Marguerite écrivit au roi qu'on ne pouvait ajourner plus longtemps la retraite des Espagnols, que les provinces avaient résolu de ne payer aucun subside avant le départ des milices étrangères, et qu'il fallait craindre le mécontentement du peuple et les discordes intérieures. Philippe, en ce même moment, avait un besoin urgent de ces soldats pour réparer ses revers sur les rivages de l'Afrique. Il céda. En 1562, l'université de Douay fut fondée pour les jeunes gens qui désiraient poursuivre l'étude de la littérature française. On voulait éviter qu'ils ne se rendissent soit à Genève, centre des sciences hétérodoxes, soit à quelque université mal famée d'Allemagne, telle que celle de Wesel. De plus, afin d'arrêter efficacement les efforts des luthériens, Philippe obtint du pape Paul IV que treize nouveaux évêchés seraient érigés dans les Pays-Bas. Ce furent ceux d'Anvers, de Bruges, de Gand, d'Ypres, de Saint-Omer, de Namur, de Bois-le-Duc, de Ruremonde, de Middelbourg, d'Harlem, de Leeuwaerden, de Groningue et de Deventer. Corneille Jansénius fut élevé au siége de Gand, Pierre De Corte à celui de Bruges, Martin Rithove à celui d'Ypres et Gérard d'Haméricourt à celui de Saint-Omer. Bien que la bulle du pape portât qu'on ne disposerait des nouveaux évêchés qu'en faveur de prêtres nés dans les Pays-Bas, leur érection souleva une opposition redoutable. Les abbés, dont les biens devaient fournir les dotations de ces évêchés, réclamaient avec force. Les états et les administrations municipales les secondaient et adressaient à la fois leurs vives remontrances à Rome et à Madrid. On vit même dans plusieurs villes les évêques repoussés par leurs ouailles. Ce qui augmentait surtout l'irritation populaire, c'est qu'on voyait dans ces changements le prélude d'une mesure plus grave: l'introduction dans les Pays-Bas du tribunal de l'inquisition, tel qu'il était établi en Espagne. L'inquisition, qui revendique saint Dominique pour fondateur, existait depuis fort longtemps dans les Pays-Bas, mais elle était restée une institution purement religieuse. Le prévôt des chanoines réguliers d'Ypres, celui du Val des Écoliers, à Mons, le doyen de Louvain, exerçaient les fonctions assez peu importantes d'inquisiteurs en Flandre, en Hainaut et en Brabant. L'inquisition ne tendit à se modifier que lorsque Luther, mêlant le premier la religion à la politique, prêcha l'insurrection comme le dernier mot de l'hérésie. En 1522, Charles-Quint avait chargé le président du grand conseil de Malines et un membre du conseil de Brabant de rechercher comme inquisiteurs tous les délits d'hérésie, mais le pape Clément VII s'était opposé à ce que ces fonctions fussent confiées à des laïques et cessassent ainsi d'être religieuses pour devenir politiques. L'autorité des anciens inquisiteurs d'Ypres, de Mons et de Louvain fut donc rétablie jusqu'à ce que le pape Paul III créât, en 1537, deux théologiens de Louvain inquisiteurs généraux des Pays-Bas. On prêtait à Philippe II le projet de persévérer dans l'essai tenté par son père et d'introduire au sein des communes flamandes l'inquisition espagnole, «pratiquée premièrement, dit Castelnau, contre les Mores, Sarrasins et esclaves, qui autrement ne se pouvoient dompter.» Conférences entre les nobles du parti du prince d'Orange. Remontrances à Marguerite sur l'influence que possède le cardinal de Granville. Mission du baron de Montigny en Espagne. Réponse vague de Philippe II. Seconde remontrance adressée à Marguerite de Parme, le 11 mars 1562 (v. st.), par le prince d'Orange et les comtes d'Egmont et de Hornes. Marguerite de Parme s'adresse de nouveau au roi d'Espagne; elle obtient pour réponse qu'il faut tout ajourner jusqu'à son retour dans les Pays-Bas; mais elle avoue elle-même à Viglius qu'elle ne croit pas qu'il y revienne jamais. Cependant l'irritation devint si vive qu'au mois de décembre 1563, les états généraux déclarèrent qu'ils suspendraient leurs délibérations si l'archevêque de Malines continuait à y prendre part. Mille voix s'élevaient autour de Marguerite pour accuser son ministre. Les uns, qu'enthousiasmaient les succès récents des huguenots en France, accordaient aux idées nouvelles l'appui d'une influence sans cesse croissante; d'autres, mécontents du passé, s'agitaient vers un but qu'ils ne connaissaient point. Enfin, il en était qui croyaient qu'ils succéderaient à l'autorité du cardinal de Granvelle s'ils réussissaient à persuader à la gouvernante des Pays-Bas qu'elle était trop sage et trop éclairée pour subir la tutelle d'un conseiller. Marguerite ne sut pas assez fermer l'oreille à ces perfides flatteries: elle se laissa persuader que pour elle, aussi bien que pour les Pays-Bas, le moment était venu de secouer un joug pesant et sévère. Le cardinal de Granvelle cède à l'orage; il quitte Bruxelles le 10 mars 1563 (v. st.) et se retire à Besançon. Thomas Armenteros remplace le cardinal de Granvelle dans la direction des affaires: à l'austérité et à la roideur qu'on blâmait chez le premier, succède un système de corruption et de vénalité. En vain le président du conseil privé, Viglius de Zuichem, refuse-t-il d'apposer le sceau sur des actes qu'il réprouve: Thomas Armenteros trouve le moyen de s'en passer. Marguerite, persuadée qu'en supprimant toutes les causes de mécontentement elle avait assuré la consolidation de l'ordre et de la paix publique, se reposait avec confiance sur les protestations de zèle et de dévouement qu'on prodiguait à son autorité; mais les principaux seigneurs qui formaient le conseil d'État, ne songeaient qu'à y introduire leurs amis et à en exiler leurs adversaires. Ils ne tardèrent pas à demander la suppression du conseil secret et du conseil des finances, afin de centraliser toute l'autorité entre leurs mains, et déjà le comte d'Egmont, parlant en leur nom, avait profité de la mort de Claude Carondelet, prévôt de Bruges, pour demander l'abolition des juridictions ecclésiastiques. «L'on forge icy, écrit Viglius au cardinal de Granvelle, une nouvelle république et conseil d'estat, lequel aura la souveraine superintendance de toutes les affaires. Je ne scay comment cela pourra subsister avec le pouvoir et auctorité de madame la régente et si Sa Majesté mesme ne sera bridée par cela.» L'autorité devient faible; nous ne tarderons point à voir se fortifier et s'accroître l'esprit de tumulte et de sédition. «Ce fut en 1564 que commencèrent les calamités intérieures, dit un historien contemporain; époque fatale par ses discordes, dont les causes et les commencements embrassaient toute la terre. Les prophéties des astronomes l'avaient assez annoncé, car le ciel ne nous offrait qu'un aspect menaçant. Trois planètes se rencontraient avec le soleil et Mercure dans le signe du Lion, astres qui ne nous présageaient que les malheurs, les ruines et le carnage.» Il nous reste à examiner ce qu'allait devenir le gouvernement de Marguerite de Parme en présence du développement des réformes religieuses que les novateurs se préparaient à propager par la flamme et par le glaive. En 1551, les doctrines luthériennes avaient déjà fait tant de progrès que Mélanchton espérait que leurs adeptes seraient assez nombreux pour imposer à Philippe, comme condition de son inauguration héréditaire dans les Pays-Bas, le libre enseignement du luthéranisme. Ce n'est toutefois que dix ans après, au mois d'octobre 1561, que l'on voit deux ministres français prêcher publiquement à Tournay et à Valenciennes, où ils ont semé le germe de l'hérésie. Le 12 juin de l'année suivante, un obscur laboureur des environs de Poperinghe tint un prêche dans le cimetière de Boeschepe. Le seigneur de Mouscron, grand bailli de Flandre, ordonna de poursuivre ceux qui y avaient assisté, et le grand conseil de Flandre délégua deux de ses membres pour assister les magistrats d'Ypres dans leurs recherches. En vain usa-t-on d'une extrême rigueur. Les supplices furent impuissants; les nouvelles doctrines se répandirent de Boeschepe dans tout le pays, et à mesure qu'elles se développaient, la répression devint moins sévère. On vit même à Bruges les magistrats faire rendre la liberté à un prisonnier poursuivi pour crime d'hérésie. Marguerite jugea utile d'envoyer dans ces circonstances vers le roi quelque ambassadeur important pour lui exposer la situation alarmante des Pays-Bas. Le comte d'Egmont, qui fut chargé de cette mission, fut reçu avec égards à Madrid et crut avoir obtenu tout ce qu'il désirait, parce qu'on ne lui avait rien refusé formellement. Philippe II s'était contenté de lui répondre qu'il espérait se rendre bientôt aux Pays-Bas pour alléger les charges qu'ils supportaient; qu'il était d'avis, quant aux discordes qui régnaient dans l'administration de la justice, que la duchesse consultât le conseil d'Etat, qui pourrait également conférer sur les moyens de raffermir les bonnes doctrines avec quelques évêques et quelques théologiens. En effet, les évêques d'Ypres, de Namur, de Saint-Omer, et d'autres théologiens, se réunirent à Bruxelles le 1er juin 1565. Ils s'en référèrent aux décrets récents du concile de Trente sur ce qui concernait la règle à suivre pour les catholiques, et aux édits de Charles-Quint pour la punition des hérétiques, sauf à les adoucir selon l'âge des coupables et la nature de leurs erreurs, en frappant plus sévèrement les ministres des nouvelles sectes. Il est, dans cette réponse, fait mention de l'inquisition, mais dans son essence toute religieuse; ils laissent à l'autorité civile le soin d'appliquer les lois de Charles-Quint, et s'ils réclament «des visitateurs et inquisiteurs, c'est pour admonester le peuple, non par voie de rigueur judicielle, mais de bénignité et charité paternelle.» Les principaux membres du conseil d'État gardèrent le silence sur cet avis et se contentèrent de demander qu'on l'envoyât en Espagne, sans qu'ils exprimassent leur opinion. Le comte d'Egmont seul, s'appuyant sur les intentions clémentes qu'il attribuait au roi, se prononça contre les inquisiteurs et contre le maintien des édits de Charles-Quint. Une déclaration de Philippe II, datée du 17 octobre, vint démentir les assurances du comte d'Egmont, «car il y faisoit connoître estre son intention que la dicte inquisition se face par les inquisiteurs, en la force et manière que jusques ores a esté faict et leur appartient de droicts divins et humains.» Le conseil privé demanda qu'il fût bien entendu que le roi, loin de modifier l'ancien état des choses, voulait seulement maintenir ce qui avait toujours existé et qu'il ne songeait point à introduire l'inquisition d'Espagne, «selon que les mauvais faisoient courir le bruict.» Le prince d'Orange, les comtes d'Egmont et de Hornes firent rejeter cet avis plein de sagesse. Ils demandèrent que les lettres du roi d'Espagne fussent purement et simplement envoyées aux conseils provinciaux; et, bien qu'ils blâmassent les résultats qu'elles devaient produire, ils parurent, par leur opposition à l'avis du conseil privé, appuyé par Viglius, plus les désirer que les craindre. Ce que les hommes sages prévoyaient, arriva; les nobles, d'autant plus jaloux du clergé qu'ils se souvenaient de l'érection des nouveaux évêchés, se livrèrent à de vives représentations et refusèrent de se conformer aux ordres du roi. Déjà on entendait de toutes parts circuler dans le pays de vagues bruits d'insurrection. Lorsqu'on publia, le 18 décembre 1565, un édit de Marguerite qui reproduisait les ordres du roi d'Espagne, le conseil de Brabant et les quatre membres de Flandre réclamèrent de nouveau. Les gouverneurs des provinces déclaraient en même temps que l'exécution de ces ordres était impossible. Quelques gentilshommes plus audacieux crurent devoir répondre à l'édit du 18 décembre en signant, à Bréda, au milieu d'un banquet, une déclaration par laquelle ils protestaient qu'ils ne souffriraient jamais l'inquisition dans les Pays-Bas. C'est ce qu'on appellera, plus tard: le _Compromis des Nobles_. (5 avril 1566). Présentation solennelle des remontrances de la noblesse confédérée à Marguerite de Parme. Le comte de Berlaimont s'écrie: «Ce sont des gueux!» Les mécontents acceptent ce nom, et prennent pour devise: _Fidèles jusqu'à la besace!_ L'Angleterre dirige le mouvement insurrectionnel: il trouve un appui en France et en Allemagne. L'Angleterre s'était séparée des anciennes monarchies européennes par l'apostasie de Henri VIII. Les affaiblir, semer le désordre pour les ruiner, en en profitant pour s'agrandir elle-même, sous l'apparence d'un grand zèle pour la propagation des idées nouvelles, tel était le système sur lequel Élisabeth voulait fonder la puissance de sa couronne. Toutes les sectes persécutées réclameront son appui; il n'est point de pays où elle ne comptera des amis actifs et dévoués dans les champs, dans les villes, sous la tente et jusque dans le conseil des princes. Si Genève est l'arsenal des controverses théologiques, Londres restera le noeud commun où se réunissent tous les fils épars des complots secrets et des révolutions imprévues, le centre de la résistance, la métropole de la lutte armée. «Ceste royne, dit Renom de France, voyant qu'elle ne pouvoit faire grand effect par terre, vouloit se rendre grande par la mer, et non-seulement enrichir grandement ses subjects, mais aussi se rendre formidable de tous autres, ausquels elle pensoit empescher le trafic.» Ce fut par des questions commerciales que la politique anglaise chercha à ouvrir une voie à son influence dans les affaires des Pays-Bas. Au mois de décembre 1563, Marguerite de Parme avait ordonné, à cause de la peste qui régnait en Angleterre, qu'on attendît jusqu'aux fêtes de la Chandeleur pour faire venir de ce pays les laines que l'on avait coutume d'envoyer à Anvers et à Bruges aux fêtes de la Noël. L'entrecours fut suspendu. Cependant, le 4 décembre 1564, les magistrats de Bruges écrivirent aux marchands anglais pour les engager à retourner en Flandre. Le comte d'Egmont appuya leurs instances et fit si bien qu'au mois de mars 1564, des conférences commerciales, auxquelles prenaient part, d'un côté, lord Montague, de l'autre, Christophe d'Assonleville et Pierre de Montigny, s'ouvrirent à Bruges. Les Anglais affectaient une grande fierté; à les entendre, l'industrie anglaise nourrissait la Flandre de ses bienfaits, et lord Cecil ajoutait que l'interruption de ces relations pourrait être plus nuisible aux Pays-Bas qu'à l'Angleterre. Ces menaces étaient toutefois peu sérieuses. On ajoutait en Angleterre une grande importance au commerce des Pays-Bas; la vieille renommée de leurs grandes cités était encore présente à tous les esprits. C'était l'époque où Thomas Gresham faisait construire la Bourse de Londres d'après la Bourse d'Anvers, en n'employant que des architectes et des ouvriers de cette ville; et il est certain qu'Élisabeth avait chargé ses députés des instructions les plus conciliantes. Malheureusement des obstacles sérieux s'offrirent: les ministres de Marguerite remarquèrent que les Anglais étaient instruits de toutes les décisions prises au conseil, même avant qu'elles eussent été communiquées à leurs propres commissaires, et il en résulta qu'ils désirèrent les premiers que ces négociations échouassent, de peur que la Flandre ne s'attachât trop aux Anglais, «attendu, écrivait Granvelle, que ce que nous devons le plus craindre aujourd'hui, c'est que les gens de ce pays-ci soient bien avec les Anglais, la reine étant, en matière de religion, ce qu'elle est.» En effet, les conférences furent ajournées au moment où elles semblaient près de conduire à une conclusion favorable, puis de nouveau rompues par les Anglais offensés à leur tour de la conduite des plénipotentiaires de Marguerite. Une ordonnance de la duchesse de Parme avait déjà prescrit de brûler tous les draps anglais qu'on essayerait d'introduire en Flandre. Avec lord Montague se trouvaient deux agents anglais d'une grande habileté, nommés Habdon et Wotton; ils avaient obtenu des seigneurs qui appartenaient au parti des conféderés de Bréda, la révélation des projets les plus secrets de Marguerite: c'était la base d'une alliance des mécontents avec l'Angleterre. Dans les premiers jours du mois de septembre 1566, le prince d'Orange invita à dîner Thomas Gresham, ambassadeur semi-officiel d'Angleterre. Au milieu du repas, le prince d'Orange porta un toast à la reine Élisabeth; Thomas Gresham se contenta de remercîments assez vagues et fort circonspects. Cependant le lendemain un des amis du prince d'Orange se rendit chez lui et lui dit: «Monsieur Gresham, la reine d'Angleterre ne secourra-t-elle pas nos gentilshommes comme elle l'a fait en France pour le bien de la religion?» Thomas Gresham assure dans ses mémoires qu'il chercha de nouveau à éviter de répondre à cette question; il n'en est pas moins certain qu'à cette époque des relations politiques existaient déjà entre l'Angleterre et les mécontents. Le prince d'Orange répandait de l'argent en Brabant et persuadait au comte d'Egmont de suivre son exemple en Flandre et même d'entraîner dans une ligue fédérative les villes de Bruges, d'Arras, de Béthune, d'Aire et de Lille. Il cherchait lui-même à s'affermir de plus en plus dans son gouvernement d'Anvers. Là devait être arboré le drapeau de l'insurrection, et il est très-probable que les mécontents y eussent appelé les Anglais, comme le prince de Condé leur livra le Havre en 1562. «Les protestants, écrit Bollwiller au cardinal de Granvelle, prétendent que par le moyen et exemple de la ville d'Anvers se rébellant, les aultres villes des Pays-Bas en feroyent le semblable, se joindroyent par ensemble et se feroyent villes impériales avec l'appuy qu'elles pourront avoir d'Allemagne, d'Angleterre et de France.» Dès le 31 août 1564, Marguerite de Parme écrivait à Philippe II que les mécontents étaient secrètement soutenus par la reine d'Angleterre. Pourquoi Élisabeth n'eût-elle pas convoité ces riches provinces des Pays-Bas qui, en la rapprochant de ses alliés de l'Allemagne protestante, devaient lui permettre d'agir plus efficacement en France et de pénétrer au coeur même de l'Empire? En France les guerres de religion ont commencé sous le règne de Charles IX. Gaspard de Coligny est aussi soudoyé par l'or d'Élisabeth. Les huguenots, qui ont livré le Havre aux Anglais, font assassiner le duc de Guise, qui a reconquis Calais. La gloire du duc de Guise inquiétait Catherine de Médicis; elle se rapprocha du parti de la ligue dès qu'elle espéra pouvoir le diriger. Conférences de Bayonne. Le bruit d'une alliance de Catherine de Médicis et des ministres de Philippe II accroît l'irritation des huguenots: il devient de plus en plus important pour eux d'enlever les Pays-Bas au roi d'Espagne ou d'y susciter des troubles assez sérieux pour l'empêcher d'intervenir en France. En 1565, des plaintes s'élevèrent de la part de Marguerite de Parme contre l'édit de pacification qui permettait d'établir, jusque sur les frontières, des prêches, foyers dangereux de prosélytisme. Les huguenots répliquaient que jamais on n'avait empêché les Flamands de se rendre en pèlerinage à Notre-Dame de Boulogne, «et que pour un qui vient en France pour ouir les presches de la religion réformée, il y en vient ordinairement plus de cent en ces pèlerinages, avec chariots et grands chevaux.» Les prêches continuèrent: ils firent cesser les pèlerinages, et la Flandre ne tarda point à réclamer la liberté de religion qui existait en France. Les princes allemands apportaient de plus dans ces tristes divisions une double tendance inhérente à leur caractère et à leur position, le désir de s'enrichir en louant leurs services militaires, l'espoir de joindre aux trésors conquis par la guerre une indépendance politique fondée sur les ruines de l'Empire affaibli par cette guerre même. Nouvelles lettres de Marguerite à Philippe II. Elle lui rappelle le voyage que Charles-Quint entreprit pour apaiser les troubles des Pays-Bas. Mission du marquis de Berghes en Espagne. Conseil tenu à Ségovie, auquel assistent trois conseillers belges: Tisnacq, Hopperus et Courtewille. La duchesse de Parme écrivait à Philippe II qu'elle cherchait vainement à démontrer que l'inquisition, telle qu'elle existait dans les Pays-Bas, était une institution ancienne; que les seigneurs déclaraient qu'ils ne s'associeraient pas à des mesures qui conduiraient au bûcher cinquante ou soixante mille personnes, et qu'ils persistaient à comparer l'inquisition des Pays-Bas à celle d'Espagne, «qui est si odieuse, comme le roy le sçait.» Les lettres de Viglius attestent aussi l'horreur que l'inquisition espagnole inspirait même chez les hommes les plus dévoués à la religion catholique. La sévérité des édits sur l'inquisition ne paraissait pas moins incompatible avec la liberté commerciale, base principale de la prospérité des Pays-Bas. En présence de cette résistance unanime, Philippe II écrit, le 6 mai 1566, à la duchesse de Parme: «Quant à la nouvelleté que aucuns sèment que j'avois voulu introduire au regard de l'inquisition, je vous ay desjà plusieurs fois escript que je n'y ay jamais pensé.» De plus, il consent à ce que l'inquisition soit restreinte à la surveillance qui appartient aux évêques en matière de foi et qu'on modère les édits de Charles-Quint. Il autorise aussi Marguerite à rétablir la paix en pardonnant à ceux qui l'ont troublée, et écrit au prince d'Orange et aux autres gouverneurs, ainsi qu'aux magistrats des bonnes villes, pour les inviter à concourir activement au maintien du repos public, jusqu'à ce qu'il puisse se rendre lui-même dans les Pays-Bas; toutefois, Philippe II signait, le 9 août 1566, un acte de protestation où le duc d'Albe figurait comme témoin, protestation qui annulait l'amnistie qu'il avait permis à la duchesse de Parme de faire publier, et au même moment il chargeait d'une mission aux Pays-Bas un agent de l'inquisition espagnole, fray Lorenzo de Villavicencio, qui voulait envoyer en Espagne, pour les y faire juger, les Espagnols arrêtés par delà la mer comme suspects d'hérésie, et qui ne profita de son influence que pour accuser Viglius. Avant que les réponses conciliantes de Philippe II, déjà connues ou prévues par les chefs des mécontents, eussent été rendues publiques, toute espérance de paix s'était évanouie. Aux tentatives qui avaient pour but de calmer des passions haineuses et violentes, succède une anarchie effroyable, où elles se livrent au fol enivrement de leurs triomphes et de leurs succès. On avait signalé aux frontières des Pays-Bas l'existence de bandes nombreuses qui, après avoir cherché quelque temps un asile dans les plus vastes forêts, commençaient peu à peu, à mesure qu'elles grossissaient, à se montrer et à lever la tête. Elles étaient bien moins composées de martyrs de l'intolérance religieuse que d'individus suspects, lie de diverses nations, qui rêvaient le désordre et le pillage. Quelques-unes campaient dans la Frise et semaient l'inquiétude au delà de l'Yssel; mais les plus considérables se tenaient sur les frontières de France, dans cette région montagneuse et couverte de bois qui s'étend depuis Poperinghe jusqu'aux sources de la Lys, ou bien entre Tournay et Valenciennes. De ces bandes, les unes étaient soudoyées par les huguenots français et sortaient des prêches que l'on avait établis aux confins de l'Artois et du Boulonnais après l'édit de pacification. Les autres étaient recrutées par les protestants des Pays-Bas qui s'étaient retirés en grand nombre dans le royaume d'Angleterre et qui débarquaient successivement à Boulogne ou à Calais, sous la protection des lieutenants d'Élisabeth. Leurs prédicateurs et leurs chefs étaient fréquemment des moines apostats, dont le plus fameux fut Pierre Dathenus, religieux de Poperinghe, que le peuple avait surnommé _le moine à la barbe rousse_; d'autres fois c'étaient quelques laboureurs entraînés par une imagination aussi ignorante qu'exaltée. Leurs discours respiraient une sombre éloquence. Les malédictions les plus énergiques y accompagnaient de mystérieuses prophéties qu'ils s'efforçaient de faire accepter en essayant des miracles et en faignant guérir des possédés. Un langage obscur et plein d'allusions bibliques confondait Rome et Babylone, le Pape et l'Antechrist, les Gueux et Éléazar. Le peuple, guidé par la curiosité, curiosité que les défenses mêmes des magistrats rendaient plus vive, s'empressait à ces assemblées, et la plupart des assistants, affranchissant avec joie leurs consciences dépravées du joug pesant de la religion, cherchaient dans un culte nouveau la liberté de leurs passions. Souvent, au milieu de ces grandes assemblées, paraissaient des hommes d'armes envoyés des villes: le chant des psaumes cessait alors, le ministre quittait le char ambulant qui lui avait servi de chaire, et la foule effrayée se dispersait dans les bois, tandis que quelques-uns, plus enthousiastes, s'offraient au martyre, ce qu'ils appelaient: Aller parler à Dieu le père. Mais ces réunions devinrent bientôt assez formidables pour n'avoir point d'attaques à redouter. Elles se procurèrent des armes et défièrent la surveillance des autorités. L'une de ces bandes s'avança jusqu'à Renaix. L'autre entra dans la West-Flandre. Les mêmes mouvements avaient lieu en même temps dans toutes les autres provinces: tout tendait à la révolte. Le 1er août, les Gueux (ils se donnaient eux-mêmes ce nom) se dirigèrent vers Nieuport, après avoir fait le dénombrement de leurs forces au Kemmelberg. Ils chantaient en choeur les psaumes de Marot et déclaraient qu'ils se présentaient en amis; mais le bailli Gilles de Courtewille, jugeant que leurs armes devaient éveiller des soupçons, refusa de les recevoir. Dix jours s'étaient à peine écoulés. On touchait aux fêtes de l'Assomption, qui paraissent avoir été indiquées dans toutes les provinces pour l'explosion du complot, lorsque les Gueux abdiquèrent tout à coup le rôle pacifique qu'ils avaient conservé jusqu'à ce moment. Une foule nombreuse se trouvait réunie à Steenvoorde, auprès de la chapelle de Saint-Laurent, dont on fêtait la dédicace. Un ministre (c'était un chapelier d'Ypres surnommé Sébastien Bonnet) paraît au milieu des laboureurs. Il les exhorte à renoncer à tous ces sentiments de respect et de vénération qui sont un héritage de leurs pères, à renverser ce qu'ils ont élevé, à brûler ce qu'ils ont honoré. A sa voix, la chapelle est envahie, les saintes images sont arrachées et foulées aux pieds, les ornements consacrés au culte deviennent le butin de quelques voleurs. Le 14 août, ces violences se répètent de toutes parts aux environs de Saint-Omer, de Bailleul, de Menin, de Courtray. Ypres devait être le but d'une tentative plus importante. Les Gueux voulaient prouver qu'ils étaient assez puissants pour s'introduire de vive force dans l'une des plus grandes villes de la Flandre. Une profonde stupeur y régnait, et la crainte des troubles avait empêché la célébration d'une fête toute populaire, celle qui rappelait la glorieuse résistance que les Yprois avaient opposée en 1383 aux efforts de l'évêque de Norwich. L'office solennel de la fête de l'Assomption s'était paisiblement achevé, lorsque le bruit se répandit tout à coup que les Gueux s'approchaient et étendaient autour des remparts d'Ypres l'affreux réseau de leurs dévastations et de leurs incendies. Ils avaient pillé les monastères de Notre-Dame, de Sainte-Claire et de Saint-Jean, ceux des Augustins et des Carmélites, et s'y livraient à une honteuse et sacrilége ivresse. Au même moment, un ministre calviniste (on ignore si ce fut Sébastien Bonnet ou son collègue Antoine Algoet, moine apostat) se présentait à la porte de Boesinghe. «Il faut, dit-il aux magistrats, que toutes les images des idolâtres soient détruites;» et comme les magistrats le suppliaient de s'éloigner et de laisser la ville en paix, il leur répondit: «C'est en vain que vous cherchez à m'arrêter et à vous opposer au cours impétueux du torrent.» Ces conférences durèrent jusqu'au soir. Pendant qu'elles se prolongeaient, les prêtres et les bourgeois se hâtaient de cacher les ornements les plus précieux des églises, leurs vases saints, leurs livres liturgiques. La dévastation commença le lendemain au point du jour. Les Gueux s'arrêtèrent peu à l'humble couvent des pauvres frères de Saint-François. Les richesses du monastère des Dominicains les tentaient davantage. Antoine Algoet avait vécu dans ce cloître, et il n'y était point d'autel dont il ne connût les ornements pour y avoir souvent offert le divin sacrifice. Le pillage dura trois heures entières. Tous les autels furent démolis; les pupitres, les siéges furent brisés, les vêtements des prêtres déchirés en lambeaux. Ce n'était point assez, dit un historien contemporain, pour que leur colère fût satisfaite: ils arrachèrent les dalles sépulcrales et maudirent leurs pères dans leurs tombes, au milieu des chants obscènes de quelques courtisanes. La même dévastation atteignit l'église cathédrale de Saint-Martin, puis toutes les autres églises, puis les maisons des chanoines. La nuit arriva avant que ces furieux fussent las de sacriléges et de pillages. Ce fut ainsi qu'en se proclamant les apôtres de la liberté religieuse, ils se plaçaient au niveau des hordes barbares du cinquième siècle, ou des Normands qui leur succédèrent; ce fut ainsi qu'au nom de la cause de l'intelligence humaine, ils complétèrent leur oeuvre en livrant aux flammes la bibliothèque de l'évêché, riche asile où reposaient tant de glorieux monuments de l'intelligence des siècles précédents. Les Gueux porteront plus tard le même zèle à lacérer les précieux manuscrits des abbayes de Vicogne, des Dunes, de Tronchiennes, de Saint-Pierre de Gand, coupables à leurs yeux d'être les dépositaires de ces traditions du passé, que nous nous efforçons aujourd'hui laborieusement de recueillir. Il faut rappeler aussi la destruction des statues et des sculptures, et surtout celle de tant d'admirables tableaux où l'école flamande avait gravé ses titres à une gloire immortelle. Et dans quel siècle trouvait-on des mains assez grossières et assez criminelles pour renverser ainsi, au souffle des passions de la réforme, tous les chefs-d'oeuvre des arts? Dans ce même siècle où, à l'ombre de la tiare de Léon X, les Raphaël et les Michel-Ange recueillaient, au bruit des applaudissements de l'Italie, le glorieux héritage de Van Eyck et d'Hemling, poursuivis par les novateurs dans tout ce que leur patrie et la postérité conservaient encore de monuments de leur génie. D'Ypres, les Gueux se dirigèrent vers Courtray; ils pillèrent et incendièrent tour à tour les églises de Menin, de Wervicq, de Commines; puis, passant la Lys, ils saccagèrent le célèbre monastère de Marquette. Ils menaçaient Lille et Douay de semblables désastres, lorsque le seigneur de Runneghem, frère du comte du Roeulx, rassemblant quelques-uns de ses amis et quelques paysans, les surprit ivres d'excès et de désordres au moment où ils s'apprêtaient à piller le monastère de Marchiennes, et les contraignit à se disperser. Tandis que les plus terribles dévastations effrayaient Ypres, d'autres troupes de Gueux rivalisaient de zèle avec les iconoclastes de la West-Flandre. Le 10 août 1566, il y eut aux portes de Bruges un prêche de quatre à cinq mille personnes, dont deux cents seulement appartenaient à la ville. Le lendemain, il y eut un autre prêche dans le cimetière de Sainte-Croix. «Bruges était depuis peu tombée, dit un historien contemporain, du faîte de sa puissance, et personne ne se serait souvenu de son antique grandeur, si l'histoire n'en conservait les traces fugitives. Bruges s'efforçait de lutter contre la fortune, mais il arrive rarement que les cités ruinées réussissent à se relever... Les arts florissaient autrefois en Flandre; il n'était point de peuple qui y parût plus propre, grâce à l'influence des lois qui punissaient sévèrement l'oisiveté et la paresse. Les bourgeois vivaient de leur travail de chaque jour, et de crainte que le goût du repos n'enlevât quelque chose à leur activité et qu'ils ne préférassent à de constants travaux une vie facile assurée par le revenu des domaines ruraux, il leur était défendu d'acquérir des biens hors de l'enceinte de la ville. Personne ne pouvait, d'ailleurs, abdiquer son droit de bourgeoisie sans céder la dixième partie de ce qu'il possédait, et l'on veillait aussi avec soin à ce que les successions fussent également partagées entre tous les héritiers. Il en résultait que les enfants nourris dans l'art paternel s'appliquaient à l'industrie, source féconde de vertus. De là, la grande puissance des métiers et cette frugale opulence que ne corrompait ni le luxe, ni la mollesse. Le tissage des draps et des toiles les occupait surtout, et ils envoyaient ces marchandises dans l'univers entier. Leurs flottes visitaient l'Orient, l'Occident, toutes les régions, toutes les îles, toutes les cités que baigne l'Océan. Les Hollandais et les Zélandais leur cédaient la gloire des expéditions navales, et l'on voyait aussi aborder, dans les ports de la Flandre, les Italiens, les Espagnols, les Anglais, les Allemands et les marchands de toutes les nations voisines de la mer. Grâce à ce système, la Flandre avait atteint le plus haut degré de prospérité. Cependant ses lois furent modifiées et sa fortune déclina jusqu'à ce que l'on vît s'élever l'astre fatal des discordes civiles, fléau terrible qui perd les plus grands empires.» Bruges était la seule ville de la Flandre que n'eût pas ébranlée la tempête religieuse. C'était en vain que les sectaires avaient adressé aux habitants des exhortations pressantes, aux magistrats des menaces multipliées. On avait répandu le bruit que quarante mille Gueux (d'autres disaient soixante mille) devaient mettre la ville de Bruges à feu et à sang si elle n'ouvrait ses portes. Il n'y avait à Bruges que quarante mousquetaires. Deux cents bourgeois prirent les armes, et leur fermeté réussit à empêcher à la fois que la ville ne fût envahie et que des désordres intérieurs n'y éclatassent. A Gand, les magistrats étaient faibles et les sectaires d'autant plus audacieux que leur nombre était plus considérable. Un ministre se rendit avec six hommes armés chez le président du conseil de Flandre, pour lui demander la liberté d'un accusé, et, comme le magistrat alléguait le respect des lois, le ministre l'interrompit en lui disant: «Quelles sont donc les lois que l'on peut opposer à la parole de Dieu?» Les Gueux qu'avait repoussés l'énergie des magistrats de Bruges, ne tardèrent pas à envahir Gand. Leurs pillages commencèrent le 22 août. Ils saccagèrent d'abord le couvent des Augustins, puis les autres églises et les autres monastères, même ceux qui étaient situés hors de la ville. L'abbaye de Saint-Pierre, où les comtes de Flandre étaient inaugurés, l'abbaye de Tronchiennes, où reposait Jacques d'Artevelde, qui les égala en puissance et en autorité, subirent la même dévastation. La destruction de la cathédrale de Saint-Bavon fut la plus horrible de toutes. Les Gueux avides de crimes (ils étaient à peine trois ou quatre cents guidés par un comédien dont le nom était Onghena, c'est-à-dire sans merci, comme le traduit le chroniqueur de Tronchiennes), avaient choisi, pour l'exécution de leurs projets, les ténèbres de la nuit. Leurs torches lugubres éclairèrent tout à coup les rues désertes, et au même moment leurs folles clameurs retentirent aux oreilles des habitants comme un glas funèbre qui troublait le repos de la cité. Les portes de la cathédrale tombèrent devant eux. Une épouvantable orgie voila la profanation du temple; de hideux refrains couvraient le bruit des haches pendant que d'infâmes voleurs, la plupart inconnus ou étrangers, arrachaient l'or des châsses de sainte Pharaïlde et de saint Bavon et traînaient dans la boue les reliques des saints et des martyrs que la Flandre vénérait depuis tant de siècles. A Tournay, les iconoclastes renversèrent la statue équestre de saint Georges, élevée par Henri VIII, et brisèrent le caveau où avait été enseveli le duc Adolphe de Gueldre, et jusqu'à son cercueil, afin de s'assurer que les chanoines de Notre-Dame n'y avaient pas caché quelques trésors. Les ossements du duc de Gueldre, défenseur des communes flamandes, furent mêlés à la poussière du trophée, qui racontait les succès de l'apôtre couronné de la réforme en Angleterre. A Bailleul, ils pillèrent l'abbaye de Saint-Jean, fondée par Théodric III à Térouanne, et transférée à Bailleul par Charles-Quint; à Messines, ils détruisirent le cloître qu'avait habité la comtesse Richilde, monument d'une autre expiation. Les mêmes désordres se reproduisirent dans une foule de bourgs et de villages, de telle sorte qu'en moins de dix jours la Flandre vit détruire plus de quatre cents églises. Ces dévastations ne désolèrent pas seulement la Flandre et l'Artois, elles s'étendirent jusqu'aux extrémités du Limbourg et de la Frise, de Maestricht à Leeuwaerden, de Leeuwaerden à Amsterdam. _Diceres incendium per rura discurrere_, dit un historien contemporain. La narration officielle de la dévastation des iconoclastes se trouve dans les lettres adressées par Marguerite de Parme à Philippe II. La première est du 31 juillet 1566: «Quant je pense dire à V. M. comment le feu d'hérésie, ces presches et assemblées, tant en armes que aultrement, tendans toutes à manifeste sédition, révolte et tumulte populaire, s'est allumé et épars en peu de temps depuis que la crainte et respect et obéissance ont esté perdus, je ne sçay à quoy commencher. Ils menacent ouvertement d'user de voye de faict sy on les veult empescher; ils treuvent gens qui les mettent en ordre de guerre; ils se fournissent d'arquebuses, pistolets et aultres armes, et généralement font ce qu'ils veullent. Il ne reste plus, sinon qu'ils s'assemblent, et que joincts ensemble ils se livrent à faire quelque sac d'églises, villes, bourgs ou pays, de quoy je suis en merveilleusement grande crainte, de tant que je n'ay rien de prest pour les empescher, car je n'ay ni argent, ni gens... La ville de Gand est en très-grand péril d'estre butinée et pillée, quelque jour, de ces sectaires qui se sont assemblés à douze ou quinze mille personnes, la pluspart embastonnés, et pour ce que ceulx de Bruges se sont jusques ores gardés le mieulx qu'ils ont peu, ces sectaires s'amassent armés et embastonnés par ensemble, menaçans venir prescher auprès dudit Bruges, en nombre de trente à quarante mille testes.» Si l'on ne retrouve pas la lettre où Marguerite de Parme annonçait l'explosion des fureurs des Gueux, on a conservé celle-ci, à peine postérieure de quelques jours: «Je ne puis délaisser d'advertir Vostre Majesté de la continuation des saccagemens des églises, cloistres et monastères de par-deçà, où ces sectaires brisent toutes les images, autels, épitaphes, sépultures et ornements d'église, tellement que l'on m'asseure que, en Flandre seule, ils ont déjà saccagé plus de quatre cents églises et ne cesseront tant qu'ils auront achevé. En tous ces monastères et cloistres, ils abattent toutes sépultures des comtes et comtesses de Flandres et aultres.» Et elle ajoute: «Cejourd'huy j'ai nouvelles qu'ils ont pillé et saccagé la grande église de Nostre-Dame d'Anvers et tous aultres cloistres et églises paroissiales. Ils ont aussy fait à sacq tous les cloistres à Gand et, à ce que j'entends, sont présentement achevans aux églises cathédrales et parochiales.» Citons quelques autres témoignages. Viglius écrit à Hopperus, le 26 août 1566: «Je ne doute point que vous ne lisiez avec une profonde douleur la dévastation de tant de temples célèbres, la destruction d'un si grand nombre de monastères, que je ne saurais raconter sans répandre des larmes. Tandis que nous hésitions à permettre les assemblées des hérétiques, ils adoptaient la résolution de détruire, en une seule fois, toute la religion catholique, de telle sorte qu'à Anvers, à Gand, à Tournay, à Ypres, à Bois-le-Duc, dans une foule de villes, de villages et de monastères, on ne retrouve plus aujourd'hui aucune trace de l'ancienne religion. Tous les autels ont été renversés, les ornements et les livres abandonnés aux flammes. Je crains que si le roi continue à refuser la convocation des états généraux, ils ne s'assemblent de leur propre mouvement de peur qu'on ne les accuse de ne pas vouloir chercher remède à de si grandes calamités, et quels que soient les inconvénients qui puissent en résulter, de plus grands périls nous menacent, si, par suite de l'impuissance de la gouvernante des Pays-Bas à y porter quelque remède, et de l'empêchement qu'on met à celui que pourrait produire la réunion des états généraux, toutes les choses continuent à aller de mal en pis.» Un marchand anglais, établi dans les Pays-Bas, traçait le même tableau des fureurs des Gueux: «Ceux qui pillent en Flandre, marchent par bandes de quatre à cinq cents personnes. Quand ils arrivent à quelque ville ou à quelque village, ils font appeler le gouverneur et pénètrent dans l'église, où ils détruisent tous les ornements d'or et d'argent qu'ils découvrent, les calices aussi bien que les croix... Plusieurs de leurs chefs ont déclaré qu'ils ne laisseraient pas, dans tout le pays, un prêtre ou un moine en vie.» Grotius, écrivant en Hollande et sous une influence hostile, n'en blâme pas moins, avec énergie, ces excès et ces désordres: «Tandis que la gouvernante, espérant pouvoir retarder le péril, attendait les ordres du roi et une armée ou du moins l'argent nécessaire pour en recruter une, on vit tout à coup les hommes du peuple, jusqu'alors effrayés par la flamme et le fer, semer à leur tour la terreur, sortir de leurs ténèbres pour se montrer au grand jour, et tenir publiquement leurs assemblées; à eux, s'étaient joints des exilés qui avaient autrefois quitté la patrie pour crime de religion, et quelques moines apostats fatigués d'une vie trop dure. Leur nombre était plus redoutable qu'ils n'avaient pu eux-mêmes l'espérer. La faiblesse de l'autorité encourageait leur audace: ils comptaient de plus sur les nobles confédérés qui les avaient pris sous leur protection, et bientôt après se développa l'esprit de sédition parmi la plèbe la plus vile: des voleurs s'y associèrent. Dans les villes et dans les campagnes les temples furent violés, et l'on détruisit également les ornements des autels et les images des saints. Telles furent autrefois en Orient les dévastations des iconoclastes. Ces fureurs n'étaient pas seulement dirigées contre les prêtres et les religieux, mais aussi contre les livres et contre les tombeaux; et elles se développaient si instantanément, qu'il semblait qu'un signal eût été donné pour l'embrasement de la Belgique entière.» Bossuet a résumé avec la supériorité de son génie le caractère de ces succès et de ces conquêtes des apôtres de la réforme. «Luther tirait vanité des séditions et des pilleries, premier fruit des prédications de ce nouvel évangéliste. L'Évangile, disait-il, et tous ses disciples après lui, a toujours causé du trouble, et il faudra du sang pour l'établir. Zuingle en disait autant. Calvin se défend de même. Jésus-Christ, disaient-ils tous, est venu pour jeter le glaive au milieu du monde. Aveugles qui ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir quel glaive Jésus-Christ avait jeté et quel sang il avait fait répandre!» Examinons quelle avait été au milieu de ces troubles la conduite du comte d'Egmont. Dans une lettre adressée au prince d'Orange, il lui mande qu'il se méfie de la duchesse de Parme. De son côté, la duchesse de Parme écrit à Philippe II, le 18 août 1566, que le comte d'Egmont montre peu de zèle et qu'il refuse de recourir à l'emploi de la force pour dissiper les séditieux. Neuf jours après, elle lui écrit de nouveau que le comte d'Egmont, auquel elle a rappelé son serment de combattre pour Dieu et le roi, lui a répondu que les temps étaient changés. Elle accuse aussi le comte de Hornes d'être hostile aux prêtres, et le prince d'Orange de vouloir partager les Pays-Bas entre ses amis et lui. «En paroles et en faits, ajoute-t-elle, ils se sont déclarés contre Dieu et le roy.» Le comte d'Egmont se trouvait dans la ville d'Ypres quand les Gueux menacèrent de la piller, et il se retira dans son château de Sotteghem sans avoir rien fait pour les arrêter. Quelques nobles français était arrivés à Ypres, où ils avaient été accueillis aux cris de: _Vivent les Gueux!_ si bruyamment répétés qu'ils troublèrent les magistrats dans les délibérations de l'hôtel de ville. Ils se disaient chargés d'une mission de l'amiral de Coligny. Les magistrats d'Ypres consultèrent, sur ce qu'il y avait lieu de faire, le comte d'Egmont, gouverneur de Flandre. Celui-ci répondit qu'il fallait traiter avec eux. Or, l'année précédente, le comte d'Egmont, se rendant en Espagne, avait eu à Paris, avec Coligny, une entrevue secrète qui permet de croire que l'intervention du chef du parti huguenot dans les affaires de Flandre n'avait point eu lieu sans qu'il l'approuvât, ou du moins sans qu'il en fût instruit. Il montra, toutefois, plus de fermeté à Bruges et à Audenarde. A Gand, sa faiblesse fut de nouveau extrême. «Ce povre comte d'Egmont, écrivait Morillon à Granvelle, avoit faute de quelques barbes blanches, au lieu de tant de jeunes gens à qui il donnoit à manger. Dieu sait s'il m'a cousté des larmes. Dieu pardoint à ceulx qui en sont cause.» Il ajoute dans une autre lettre: «L'on m'asseure que c'est chose incroyable comme Egmont est devenu blancq et vieil, et n'en suis esbahi: _conscientia nulli parcit_. Il ne dort s'il n'a ses armes et pistolets devant son lit.» Lorsque la nouvelle de ces étranges pillages de la Flandre, qui accusaient moins l'audace des novateurs que la faiblesse de l'autorité, parvint à Bruxelles, Marguerite adressa d'amers reproches aux comtes d'Egmont et de Hornes et convoqua sans délai le conseil: «La situation où les crimes d'un petit nombre d'hommes ont placé les Pays-Bas, y dit-elle, vous est connue; elle ne restera pas cachée aux peuples éloignés et fera l'étonnement de la postérité, pour ma grande honte et pour la vôtre. Je sais qu'on m'en attribuera la plus grande part; car le nom des princes s'attache aux calamités qui marquent leur domination. Cependant le moment est arrivé où, illustres à tant de titres au dedans et au dehors, vous ne pouvez plus laisser dormir votre gloire. Le gouvernement des Pays-Bas ne m'a pas été si exclusivement attribué que vous n'ayez point de part aux soins qu'il réclame. Le gouvernement des provinces qui vous sont confiées, les serments que vous avez prêtés comme chevaliers de la Toison d'or, la fidélité au roi dont vous avez à donner l'exemple, comme les premiers entre ses sujets, vous imposent le devoir de maintenir et de fortifier l'autorité suprême. Et c'est, toutefois, dans ces provinces et sous vos yeux que des criminels impies et sacriléges ont profané et incendié de la manière la plus horrible ces temples placés sous l'invocation de Dieu et des saints, que la piété des anciens comtes de ces pays avait fondés, et que vos ancêtres et vous-mêmes vous avez ornés des trophées de vos victoires. Les tombeaux de vos pères ont été violés. Les anciennes statues des chevaliers de votre ordre et les armoiries de vos familles ont été renversées avec mépris, foulées aux pieds et détruites. Faut-il vous entretenir des persécutions qui ont accablé les vierges consacrées à Dieu, dont les monastères ont été ravagés; des ordres religieux et des prêtres, chassés cruellement et au milieu des outrages, de leurs demeures et de leurs villes? Et quelle espèce d'hommes a excité une si horrible tempête dans les Pays-Bas? La lie la plus infime du peuple, les plus vils et les plus abjects des apostats, terribles contre ceux qui les craignent, tremblants si on leur résiste. Permettrez-vous à ce fléau d'étendre impunément ses ravages? Souffrirez-vous que la paix des cités et le culte religieux soient ruinés devant vous, et que ces troubles ouvrent nos provinces à nos ennemis du dehors?» Les comtes de Mansfeld, d'Arenberg, de Berlaimont, appuyèrent le discours de Marguerite, mais les autres membres du conseil le reçurent avec froideur. On entendit même le prince d'Orange, le comte d'Egmont, le comte de Hornes et quelques autres combattre tout projet de rétablir l'ordre par les armes. Le même soir, aussitôt après le conseil, Marguerite écrivit au roi: «Sire, vous êtes trahi; les traîtres sont le prince d'Orange et les comtes d'Egmont, de Hornes et d'Hoogstraeten.» Elle était résolue à se retirer à Mons, mais il était trop tard. Les mécontents avaient fermé les portes de Bruxelles; ils menaçaient Marguerite de la retenir prisonnière, tandis qu'ils pilleraient les églises et massacreraient les prêtres sous ses yeux. La gouvernante des Pays-Bas, épuisée de fatigues et de soucis, comprit que toute résistance était impossible. Elle manda au palais le prince d'Orange et les comtes d'Egmont et de Hornes: «Je cède, leur dit-elle, mais c'est à la violence.» Les concessions faites par Philippe II étaient déjà insuffisantes, et ce fut sur des bases beaucoup plus larges qu'elle se vit réduite à traiter avec les nobles qui adhéraient au compromis de Bréda (_édit du 25 août 1566_). Les confédérés avaient choisi plusieurs députés, entre autres le comte Louis de Nassau, Bernard de Merode, seigneur de Rumen, Martin T'Serclaes, seigneur de Tilly, Charles Vander Noot, seigneur de Risoire, Philippe Vander Meere, seigneur de Sterbeke, et Georges de Montigny, seigneur de Noyelles. Ils s'engagèrent à contribuer de tous leurs efforts à ce que la paix fût rétablie. Le lendemain, un homme suspect, nommé Leclerc (c'était un avocat de Tournay) arriva à Gand chargé d'une lettre par laquelle le comte de Nassau invitait les chefs des sectaires à suspendre leurs pillages. En effet, les désordres cessèrent aussitôt. Cependant le parti des Gueux semble s'affaiblir. Les uns s'en éloignent parce qu'ils ont appris à trembler devant les fureurs des passions déchaînées par les nouvelles doctrines. D'autres encore reculent devant la crainte de l'arrivée de Philippe II, qui a, dit-on, résolu définitivement de se rendre dans les Pays-Bas. Dans ces circonstances extrêmes, le chef caché du parti des mécontents, Guillaume d'Orange, convoqua les plus illustres des seigneurs qui avaient soutenu ses opinions. Cette réunion eut lieu à Termonde, chez Jean Van Royen, seigneur de Paddeschoot. Le prince d'Orange y appela son frère, le comte de Nassau, et les comtes d'Egmont, de Hornes et d'Hoogstraeten. On y exposa que la parole de Philippe II était peu sûre; qu'il était certain qu'il dissimulait et qu'il profiterait du premier moment favorable pour faire décapiter les principaux des nobles confédérés. La question d'une résistance armée à l'autorité royale fut soulevée, mais le comte d'Egmont n'hésita pas à la repousser: il se contenta de réunir à Bruges les quatre membres de Flandre, afin qu'à sa persuasion ils fissent de nouvelles démarches près de la duchesse de Parme, pour obtenir la convocation des états généraux. Le prince d'Orange se rend en Allemagne. Henri de Brederode l'y suit. A leur exemple, un grand nombre de familles, qui ont adopté les idées nouvelles, se retirent dans les pays étrangers. Marguerite, instruite de ces émigrations, exhorte vivement Philippe II à traiter avec clémence les Pays-Bas, déjà pacifiés et revenus à l'obéissance. Tout était encore incertitude à Madrid. Tantôt le roi paraissait disposé à suivre les conseils de Marguerite de Parme; tantôt il inclinait vers une répression sévère. Les dispositions remuantes des peuples des Pays-Bas, jointes à leur éloignement du centre de la monarchie espagnole, avaient d'abord fait songer à adopter l'ancien projet de Charles-Quint, celui d'y créer un royaume qui, relevant de la même couronne, n'en aurait pas moins été complètement distinct, par ses lois et son administration, des autres États qui étaient soumis au roi d'Espagne. La ville de Bruxelles était désignée par sa situation topographique pour être la capitale du royaume des Pays-Bas. De nouvelles citadelles devaient être érigées et occupées par des troupes étrangères. Malines, que sa position près de Bruxelles et au centre du pays rendait une place importante, eût reçu un vaste arsenal, toujours prêt à envoyer des secours là où l'on en aurait eu besoin. On eût cherché à rendre cette mesure populaire en confirmant ou même en développant les anciens priviléges du pays. L'infant don Carlos, fils du roi, eût été placé à la tête de ce royaume. Il avait vingt et un ans et était doué d'une imagination vive qu'entretenait une altière ambition. Charles-Quint lui avait donné son nom et, avant d'entrer au monastère de Yuste, il s'était arrêté à Valladolid pour le voir, le bénir et lui adresser quelques conseils. Ce souvenir grandit avec l'enfant. Il oublia son père pour glorifier son aïeul, et, tandis que Philippe II vivait sans éclat au milieu d'une cour triste et sombre, il courait les champs pour frapper de grands coups d'épée en riant de l'oisiveté paternelle. Autant Philippe chérissait les Espagnols, autant don Carlos aimait cette Flandre où était né le grand empereur Charles-Quint. Lorsque le comte d'Egmont se trouvait à Madrid, don Carlos ne cessait de l'interroger sur ses campagnes et de prodiguer au vainqueur de Saint-Quentin et de Gravelines les témoignages de son admiration; mais le joug de Philippe II pesait sur lui comme sur les peuples, et son esprit ardent se trouvait réduit à des fureurs qui, aux yeux de quelques-uns, en accusaient la faiblesse, mais qui n'en révélaient peut-être que la force violente et immodérée, comme il appartient aux passions de la jeunesse. Cette fois seulement, l'avenir sembla s'ouvrir pour cette âme impatiente de liberté et de gloire. Ses voeux allaient être exaucés. Il devait régner au berceau de Charles de Gand. On avait aussi négocié son mariage avec Marie Stuart. Le petit-fils de l'heureux rival de François Ier avait le droit de choisir pour compagne la nièce de ce duc de Guise qui, seul digne de le combattre, avait élevé si haut sa gloire, que l'alliance de sa maison avec un roi d'Écosse et un roi de France n'avait pu rien y ajouter. Marie Stuart avait vingt-deux ans: «Que reste-t-il davantage, ajoute Brantôme, pour dire ses beautés, sinon ce qu'on disoit d'elle que le soleil de son Écosse estoit fort dissemblable à elle, car quelquefois, de l'an, il ne luit pas cinq heures en son pays, et elle luisoit toujours, si bien que de ses clairs rayons elle en faisoit part à sa terre et à son peuple, qui avoit plus besoing de lumière que tout autre pour estre fort esloigné du grand soleil du ciel.» Une princesse lui écrivait à peu près dans le même langage: «que toute l'isle seroit enrichie et décorée de sa beauté, vertu et bonne grâce.» Cette princesse était la reine Élisabeth d'Angleterre. On prétendait que, dès le mois d'avril 1561, un ambassadeur espagnol, Manriquez, avait négocié à Paris, avec les Guise, le mariage de don Carlos et de Marie Stuart. Deux lettres adressées d'Espagne à Catherine de Médicis renfermaient les mêmes avis. L'une, de Sébastien de l'Aubespine, était conçue en ces termes: «Il est vray comme Dieu que les Espagnols regardent la Flandre et ce qui la peut toucher, plus que chose du monde, se délibérant d'y envoyer le prince sitost que sa santé et que les estats de Monson le pourront porter.» L'autre, écrite de Tolède, était de madame de Clermont: «Il se continue qu'elle (Marie Stuart) s'en va à Joinville qui me samble, madame, que vous devez garder, car c'est fort près de Flandre. L'on dict que c'est un fort beau mariage pour icy et qu'Escosse est leur passaige pour aller en Flandre. S'ils ne la peuvent avoir pour le prince, je pense qu'ils la désireroient bien pour don Juan et les faire rois et reines de ces deux réaumes... Vous feriez bien, madame, le plustost que vous pourrez, la marier de delà. Vous avez le petit prince de Navarre...» En 1563, la reine d'Écosse annonça elle-même à Michel de Castelnau, envoyé du roi Charles IX, que si le prince d'Espagne se rendait en Flandre et continuait à rechercher sa main, elle ne se montrerait pas contraire à ses voeux. Au mois de juin 1564, le cardinal de Granvelle et son frère, le seigneur de Chantonnay, continuaient à négocier le mariage de Marie Stuart et de don Carlos, qui eût donné à l'Espagne et à la France le droit de franchir la vieille muraille de Septime Sévère, si l'Angleterre usurpait une médiation agressive dans les guerres de religion. D'autres intrigues s'agitaient pour lui faire épouser un archiduc d'Autriche ou peut-être le roi Charles IX lui-même: les négociateurs les plus habiles se disputaient encore la main de la reine d'Écosse, quand un fol amour lui fit épouser, le 28 juillet 1564, Henri de Darnley. Avant que quatre ans soient écoulés, Marie Stuart se livrera entre les mains jalouses de la reine d'Angleterre. Philippe II ne tarda pas à renoncer à toute pensée de renouveler, par une abdication partielle, le grand exemple que lui avait donné son père. Irrité de voir don Carlos nouer avec les envoyés flamands des relations si étroites qu'il leur révélait jusqu'aux secrets du conseil, il présida lui-même aux délibérations relatives aux affaires des Pays-Bas, afin que personne, dit Strada, n'élevât la voix en faveur de son fils, _ut si ad eam expeditionem Carolum filium designaret, sermonum initia ipse præcideret_. Les conseillers belges ne furent point appelés à ces délibérations. Parmi les conseillers espagnols qui y assistèrent, figuraient, au premier rang, le prince d'Eboli, Ruy Gomez, d'autant plus attaché à la paix qu'il craignait que l'autorité ne s'échappât de ses mains au milieu des crises de la guerre, et le duc d'Albe, qui se croyait appelé à combattre les mécontents des Pays-Bas comme il avait combattu les protestants en Allemagne et les Maures insurgés en l'Andalousie. Le prince d'Eboli parla le premier: «Il ne faut pas, dit-il, poursuivre par les armes des peuples tranquilles et obéissants et exciter les novateurs étrangers, toujours empressés à secourir leurs frères. Les incendies des guerres civiles sont surtout dangereux là où ceux qui les encouragent, sont le plus près, ceux qui doivent les réprimer, le plus loin. Cette répression est un malheur même pour le vainqueur. Tous les désastres que la victoire fait peser sur les cités, les hommes et les biens, sont des pertes pour le prince. Déjà la soeur du roi a suffisamment réparé ou puni tout ce dont les Belges se sont rendus coupables. Ce sont les esprits qu'il faut vaincre maintenant, et c'est par les bienfaits et non par les armes qu'on les soumet. Ces moyens sont plus convenables à la clémence du prince et au caractère des Belges, dont Charles-Quint a dit, qu'il n'est pas de peuple qui abhorre davantage le nom de la servitude et qui se soumette plus facilement à un gouvernement paternel.» Le duc d'Albe, moins par rivalité contre Ruy Gomez que par le penchant naturel de son esprit, soutint, au contraire, qu'il fallait employer la force des armes pour rétablir l'ordre dans les Pays-Bas. Il rappela toutes les concessions qui avaient été faites, le départ des troupes espagnoles, la retraite du cardinal de Granvelle, la modération des édits de Charles-Quint, concessions qui n'avaient pu prévenir les troubles. «L'empereur Charles, dit-il en terminant pour réfuter le prince d'Eboli, connaissait mieux cette nation et ce qui convient à son caractère lorsque, abandonnant tous moyens plus doux pour prendre les armes, il réduisit à l'obéissance sa patrie insurgée. Le crime aujourd'hui n'appartient plus à une seule cité, mais à toutes les provinces; et, si les rebelles semblent un moment s'apaiser, ils n'en conservent pas moins le même orgueil, et ils se relèveront dès que leur terreur sera passée.» Le duc de Feria répondit au duc d'Albe. «Il est plus glorieux au prince, dit-il, d'étendre sa clémence sur ses sujets que de lutter contre eux en les égalant en quelque sorte à lui-même. Il faut craindre que des princes voisins et jaloux ne profitent des discordes des Pays-Bas pour ruiner la puissance espagnole, affaiblie par ses propres victoires.» Le duc de Feria ne croyait pas que l'on pût invoquer l'exemple de la soumission de Gand, en 1540. «Il était facile alors de dompter une seule ville abandonnée des autres provinces. Toutes les circonstances favorisaient cette expédition. L'Allemagne relevait de l'Empereur. L'Angleterre était son alliée, la France lui avait donné passage. Aujourd'hui, la même agitation s'est répandue dans tous les Pays-Bas. Nous ne trouvons plus d'alliés nulle part, mais des envieux partout. Il faut plutôt renoncer à toute pensée de violence et de vengeance; il faut accorder quelque repos et quelque relâche aux esprits des Belges, qu'il sera ainsi facile de ramener, et avoir soin de ne pas leur apprendre imprudemment à diriger contre nous des armes qu'ils ont si souvent portées pour nous.» Le moine franciscain Bernard Fresneda, confesseur du roi, soutint également le système de la conciliation et de la clémence; il représentait la religion n'intervenant dans le monde politique que pour y prêcher la charité. Toute différente fut l'opinion du grand inquisiteur Spinosa qui ne cherchait dans la religion qu'un prétexte pour couvrir les rigueurs politiques. Spinosa, issu d'une condition obscure, avait élevé si haut sa puissance qu'on le surnommait le roi d'Espagne. Il refusait au pape Pie IV la liberté de l'archevêque de Tolède, depuis longtemps captif dans ses prisons, et réclamait en même temps le sang des populations des Pays-Bas, qui confondaient dans leur haine Rome et Madrid, l'inquisition ecclésiastique fondée par saint Dominique, au treizième siècle, et l'inquisition politique espagnole représentée au seizième par Spinosa. Manriquez de Lara, grand maître d'hôtel de la reine, que nous avons vu négocier près des Guise le mariage de don Carlos, osa seul rappeler les promesses qui lui avaient été faites. L'avis du grand inquisiteur Spinosa prévalut; Philippe II, porté naturellement à l'inertie, crut ne plus pouvoir hésiter quand sa conscience fut menacée de la terrible responsabilité que feraient peser sur elle les progrès de la réforme. Il ne voulait pas être «seigneur d'hérétiques.» Nous avons suivi le récit de Strada, qui serait plus éloquent si l'auteur y avait laissé moins de traces de ce que nous devons à sa composition oratoire. Un autre historien a reproduit, en quelques traits plus vifs et plus concis, cette mémorable délibération où les destinées des Pays-Bas furent pesées dans la balance où Spinosa et le duc d'Albe avaient jeté l'un sa haine, l'autre son épée. «Il fut donc conclud et arresté au conseil d'Espagne qu'il n'y avoit rien plus expédient que d'envoyer en Flandre un chef d'authorité estimé au faict de la guerre et du gouvernement politic, lequel conduisant quant et soy une partie de l'armée seulement, et recevant l'autre aux frontières d'Allemagne, où elle se trouverait à temps soudoyée, donnast ordre d'une main rigoureuse aux affaires de ces provinces et qu'à l'advenir l'on n'auroit plus à craindre les révoltes et remuemens; ce qui se feroit en rendant les corps de la sédition immobiles en leur ostant leurs chefs et leur trenchant leurs testes, mettant ès peuples le frein des citadelles comme l'empereur Charles-Quint avoit faict à Gand, en restreignant la licence de leurs très-amples priviléges qui avoient en tout temps occasionné à ces pays de trop soudains soulèvements, soit que l'on voulust considérer les gouvernements des plus anciens seigneurs ou des plus modernes, comme de la maison de Bourgogne et d'Autriche. Et à ce propos mettoit-on en avant Élisabeth, reine de Castille, laquelle riant souloit dire au roy Ferdinand, son mari, qu'elle désiroit que les Arragonnois se rebellassent, afin qu'estant rangés à l'obeyssance par les armes, on les peut, à juste cause, priver de plusieurs priviléges qui les rendoient insupportables au roy. Toutesfois, les conseillers du roy n'estoient pas tous de mesme advis, en la manière de procéder contre les Flamans; et aucuns estoient d'opinion, comme Ruiz Gomès de Sylva, le duc de Feria et le confesseur de Sa Majesté, qu'on les devoit ranger à leurs devoirs plutôt avec la douceur et bénignité, veu que l'on sçavoit qu'ils estoient gens hautains et indomptables par la force.» Aussitôt que Marguerite apprit ce qui avait été résolu à Madrid, elle se hâta d'écrire au roi, afin de s'efforcer de faire changer une si funeste détermination. Elle lui exposait que les Pays-Bas jouissaient d'une paix profonde; que la religion et l'autorité du roi y étaient de nouveau respectées; que les ressources et les soldats qui avaient suffi pour rétablir l'ordre, suffiraient pour les maintenir. «Une armée nouvelle, ajoutait-elle, causera des frais considérables au roi en même temps qu'elle ruinera les Pays-Bas. Si de vagues rumeurs ont porté à l'exil un grand nombre de familles d'artisans et de marchands, un plus grand nombre fuiront en apprenant que les troupes étrangères s'approchent, parce qu'ils craignent à la fois d'être privés du commerce par la guerre et d'être contraints à nourrir de grandes armées. Il faut y ajouter la terreur des peuples qui croiront qu'on ne réunit tant de soldats que pour les punir, et le mécontentement des nobles qui verront méconnu le zèle qu'ils ont mis à calmer les séditions. Les troupes allemandes, dévouées à Luther, rapporteront l'hérésie dans les Pays-Bas. Je prévois que de là naîtront de sanglantes guerres civiles qu'entretiendra pendant longtemps la haine implacable des peuples. C'est pourquoi je vous supplie de toutes mes forces de renoncer à l'emploi intempestif des armes; conduisez-vous en père plutôt qu'en roi, et assurez, par votre sagesse, la continuation de la paix.» Au moment où ces stériles représentations parvenaient à Madrid, le duc d'Albe s'embarquait pour l'Italie afin d'y réunir son armée. Les lettres de Marguerite l'y suivirent; elle l'engageait à examiner s'il ne serait pas plus utile de congédier une partie de son armée et de ne pas irriter, par des frais et des armements superflus, des provinces tranquilles et obéissantes; elle ajoutait que le remède à coup sûr était pire que le mal. Le duc d'Albe se contenta d'alléguer les ordres du roi. Son armée avait déjà commencé à traverser les défilés des Alpes. Elle était moins nombreuse qu'on ne l'avait cru d'abord, mais toute d'élite; car elle comprenait, outre les compagnies italiennes, tous les vétérans espagnols des garnisons de Milan et de Naples, dont quelques-uns avaient gardé l'amer souvenir des insultes qu'ils avaient subies lorsque Philippe II avait été contraint de les rappeler des Pays-Bas. L'infanterie obéissait à Alphonse d'Ulloa, à Sanche de Londogno, à Julian Romero et à Gonzalve Bracamonte, les quatre plus intrépides mestres de camp de ce temps. Elle était à peu près de huit mille hommes. La cavalerie en comprenait environ deux mille. Elle était conduite par Ferdinand de Tolède, fils naturel du duc d'Albe, qui avait pour mestre de camp l'Italien Chiapini Vitelli, fameux par ses talents militaires. Deux chefs non moins renommés, François Paccioti d'Urbin et Gabriel Serbelloni, grand prieur de Hongrie, dirigeaient les ingénieurs et l'artillerie. Parmi les capitaines qui commandaient les différents corps de cette armée, se trouvaient Sanche d'Avila, Christophe de Mondragon, Nicolas Basta, Charles d'Avalos, tous sortis des camps de Charles-Quint. On y remarquait pour la première fois un corps de soldats armés de mousquets. Jusqu'à cette époque, ces armes n'avaient été employées qu'à la défense des remparts. Ceux à qui elles avaient été confiées avaient été choisis parmi les plus braves, et chacun s'inclinait avec respect devant eux, lorsque l'on entendait retentir le commandement: _Afuera, adelante los mosqueteros_. Cette armée franchit lentement le Mont-Cenis et descendit, au mois de juillet, dans la Franche-Comté. Un grand nombre de gentilshommes français accoururent pour la voir quand elle passa près des frontières de la Lorraine. Quelques-uns d'entre eux, liés au parti des huguenots, étaient animés de sentiments hostiles et regrettaient de ne pouvoir la détruire avant qu'elle allât combattre leurs coreligionnaires des Pays-Bas. Il n'y fallait point songer; cette armée était trop redoutable; déjà elle était entrée dans le comté de Luxembourg, où le duc d'Albe trouva le comte d'Egmont, qui s'était rendu au-devant de lui pour le saluer; ils s'embrassèrent. Le 22 août, le duc d'Albe arrive à Bruxelles, muni de pouvoirs dictatoriaux. Le 9 septembre, il fait arrêter les comtes d'Egmont et de Hornes à l'hôtel de Culembourg, où avait retenti, pour la première fois, le cri de: _Vivent les Gueux!_ Quelques historiens rapportent que le comte d'Egmont remit son épée en disant: «Je ne m'en suis jamais servi que pour la gloire du roi.» Quinze cents hommes d'armes espagnols conduisirent, au milieu d'un silence profond dicté par la terreur et la stupéfaction, les comtes d'Egmont et de Hornes à la citadelle de Gand. Deux conseillers espagnols, investis de toute la confiance du duc d'Albe, Jean de Vargas et Louis del Rio, présidèrent aux interrogatoires du comte d'Egmont; citons-en quelques fragments: «Interrogé s'il a permis aux sectaires tenir les presches et faire les exercices à Gand, Bruges et autres lieux de son gouvernement, «Dict qu'il s'en rapporte à ce que par escript il en auroit donné à Madame à son retour de Flandres. «Interrogé si par son auctorité privée il feit assembler les quatre membres de Flandres affin qu'ils demandassent à Madame l'assemblée des estats généraulx, «Dict qu'il n'a jamais fait assembler les quatre membres de Flandres à ceste fin. «Interrogé si tout ce que Bacquerzelle a faict au païs de Flandres a esté par son ordonnance, «Dict qu'il emploia le dict Bacquerzelle à Gand, Ypre et Audenarde, et sa charge fut seulement pour faire cesser les presches. «Interrogé si le 24e d'aoust 1566 il a dit à Bourlut, pensionnaire de Gand, qu'il advertist le magistrat dudit Gand que les presches se pouvoient faire librement, mais que l'on preschat dehors les villes et que l'inquisition seroit ostée. «Dict qu'il ne sçait avoir tenu le dict propos à Bourlut, mais si quelque chose il leur a dict, ce avoit esté selon la détermination de Madame de Parme. «Interrogé si ayant esté adverty au commencement du mois d'octobre 1566 que au chimetière de Saint-Jacques, à Gand, estoient assemblés jusques à mil cincq cens sectaires pour y faire enterrer un mort, il escripvit de Sotteghem aux magistrats de Gand qu'il estoit raisonnable que place leur fust donnée pour enterrer corps morts, «Dict qu'il escripvit que lieu leur seroit donné en terre profane et aux champs. «Interrogé si lui estant à Ypre lorsqu'on commencha à rompre les églises, il fut requis par le magistrat qu'il voullust assister le dict magistrat pour ung jour ou deux, il respondit qu'il estoit appelé à la court, et luy demandans ceulx du magistrat que, au cas que les sectaires vouldroient faire quelque force, ils pourroient user de contreforce et mettre l'artillerie sur les murailles, il respondit, tournant le dos, qu'il n'avoit telle charge, et incontinent se partit de la ville, «Dict que ceux de Ypre ne lui demandèrent ce que contient le dict interrogat. «Interrogé sy lorsque ceulx d'Armentières luy dirent que par armes l'on deust résister aux sectaires, il respondit qu'il ne se debvoit faire, «Dict qu'il n'est pas ainsy... «Interrogé comme lorsqu'on saccagea les églises et furent commis aultres sacriléges, le nombre des catholiques et gens de bien estant plus grand que celuy des sectaires et sacriléges, pourquoy ne leur fut résisté par l'ayde et assistance d'aulcun personnage principal, à qui les sectaires eussent eu respect, et comment l'on n'empescha les dommages et sacriléges advenus, «Dict qu'il ne peult sçavoir si les bons estoient plus que les maulvais, toutesfois les bons n'osoient prendre les armes, et les maulvais les avoient en mains.» Quel était le crime du comte d'Egmont? Une grande faiblesse vis-à-vis des obsessions qui l'entouraient, jointe au souvenir d'un courage à toute épreuve dans les combats, qui lui assurait une haute influence. Personne n'eût plus loyalement servi Philippe II contre Charles IX: personne n'avait plus contribué à affaiblir son autorité dans les Pays-Bas, en paraissant toujours la combattre, lors même qu'il ne cherchait qu'à l'affermir en lui donnant des bases plus nationales. «Sa fidélité était hors de doute, dit un des meilleurs historiens des troubles du seizième siècle; mais, entraîné par un esprit trop facile, il avait été, s'il est permis de le dire, coupable de trop de bonté. Il s'était prêté aux projets des factieux parce qu'ils lui offraient le prétexte de la liberté publique, et il l'avait fait avec d'autant plus de constance qu'il eût craint, en s'y opposant, de perdre la faveur du peuple.» Revenons à Marguerite de Parme. Peu de jours après l'arrivée du duc d'Albe, qu'elle avait accueilli avec une grande froideur, elle écrivit au roi pour se plaindre du commandement militaire dont il était investi, ce qui compromettait sa propre autorité et la paix des Pays-Bas. «Déjà, disait-elle, on peut évaluer le nombre de ceux que le fardeau accablant du logement des soldats, la crainte des troubles ou celle d'un châtiment sévère, ont conduits dans les pays étrangers, à cent mille personnes.» Deux jours après l'arrestation des comtes d'Egmont et de Hornes, elle écrivit de nouveau au roi. Après avoir tracé succinctement le tableau de tout ce qui s'était passé, sans y mêler des plaintes indignes de son rang et de son caractère, elle le conjura, avec de nouvelles instances, de lui permettre d'abandonner, accablée de soucis et d'infirmités, un gouvernement dans lequel elle ne conservait qu'une si faible part. Enfin, au mois de décembre 1567, elle reçut la réponse du roi qui, après quelques feints regrets sur sa retraite, lui donnait pour successeur le duc d'Albe dans le gouvernement des Pays-Bas. La dernière lettre qu'elle adressa à Philippe II, remarquable par la noblesse et la sagesse qui y règnent, mérite d'être citée. Elle y rappelle les difficultés de son administration et l'heureuse pacification des Pays-Bas. «Je ne puis, continue-t-elle, cacher à Votre Majesté ce qui peut troubler complètement la situation actuelle des choses. La crainte des supplices, que la présence d'une armée considérable a fait naître, a engagé un grand nombre d'habitants, peu certains d'obtenir leur pardon, à se retirer dans d'autres pays, au grand détriment de celui-ci. Je tremble que les mêmes motifs ne réduisent ceux qui se trouveront retenus dans les Pays-Bas et dans l'impossibilité de fuir, à se précipiter dans les émeutes et les conspirations. La terreur est chez les Belges un mauvais moyen de se faire respecter. Ceux qui voudront suivre la voie de la rigueur, feront peser plus de haine sur le nom espagnol qu'ils ne lui acquerront de gloire. Ils livreront les Pays-Bas aux guerres civiles et aux armes des étrangers, jusqu'à ce qu'enfin il n'y reste plus rien debout. Je viens donc supplier Votre Majesté de préférer le repentir de ses sujets à leur châtiment.» Peu de jours après, Marguerite quitta les Pays-Bas, «laissant, dit Renom de France, grande réputation de sa vertu et ung regret de son partement ès coeurs des subjects de pardeçà, lequel s'augmenta bien depuis, voires continuellement, après qu'on eust gousté des humeurs et complexions de son successeur.» Toutes les villes lui envoyèrent des députés pour protester de l'affliction qu'elles ressentaient de son départ, et les nobles de diverses provinces l'accompagnèrent jusqu'aux frontières d'Allemagne. Au moment où elle recevait leurs adieux, elle voyait déjà s'accomplir les malheurs qu'elle avait annoncés. Le duc d'Albe n'avait pas attendu l'absence de Marguerite pour poursuivre ses desseins. Son premier soin avait été de créer un nouveau conseil, dans lequel il concentrait toute l'autorité, et qu'il appela le conseil des troubles, bien que les peuples ne le connussent que sous le nom de conseil de sang. Le duc d'Albe le présidait. Parmi les autres membres se trouvaient Louis del Rio, Jérôme de Roda, Jacques Maertens, Jacques Hessele et Jacques de Blaesere, les deux premiers Espagnols, les trois derniers Flamands. Remarquons, en passant, que l'établissement du conseil des troubles était une violation patente des priviléges de la Flandre, qui portaient qu'aucun accusé ne pouvait être enlevé à ses juges naturels. Le duc d'Albe fit citer le prince d'Orange, les comtes de Nassau, d'Hoogstraeten, de Culembourg, et les chefs du parti des nobles qui avaient adhéré au compromis de Bréda. Toutes les poursuites ne s'adressaient point toutefois à des accusés contumaces ou fugitifs. Le 16 janvier 1567 (v. st.), quatre-vingt-quinze bourgeois de Gand reçurent l'ordre de comparaître au conseil des troubles. Le lendemain, quarante-huit autres bourgeois de la même ville furent également ajournés. Ils furent tous condamnés au dernier supplice. Le 29 mars, Viglius écrivait que le duc d'Albe avait déjà traduit devant son tribunal plus de quinze cents personnes. Malgré cette rigueur, l'agitation recommence. On raconte que le duc d'Albe a conseillé autrefois à Charles-Quint la destruction complète de la ville de Gand insurgée; qu'il a proposé d'immoler les naturels de l'Amérique; que sa cruauté contre les protestants a été extrême dans les guerres d'Allemagne; qu'il a soutenu, aux conférences de Bayonne, qu'il fallait exterminer les huguenots en France, et qu'il a fait engager Charles IX, par le sieur de Castelnau, à les traiter comme il traiterait lui-même le comte d'Egmont. Ces bruits, joints aux supplices qui ont déjà eu lieu, répandent de toutes parts l'inquiétude et l'effroi, dont le double symptôme est, comme l'a annoncé Marguerite, d'une part la formation d'une bande de pillards et d'incendiaires recrutés dans la lie des sectaires, de l'autre, l'émigration d'un grand nombre de familles qui emportent avec elles, sous un ciel étranger, leurs pénates et leurs richesses. Dans les premiers jours de janvier 1567, trente-six hommes, armés d'arquebuses et de pistolets, se présentèrent dans l'église de Reninghelst. Ils pillèrent tous les ornements sacrés qui étaient d'or et d'argent et brûlèrent les autres; puis, ils emmenèrent avec eux trois pauvres prêtres qu'ils avaient arrachés de l'autel. Un ministre, nommé Jean Michiels, accompagnait cette cohorte recrutée parmi les _bosch-gueusen_ (gueux des bois); à ses côtés, marchait un sectaire qui avait autrefois été bourreau. Ce fut lui qui exécuta la sentence prononcée par le ministre en vertu du vingtième chapitre de la prophétie d'Ézéchiel. A onze heures de la nuit, au clair de lune, les trois prêtres furent cruellement mis à mort sur une butte située près du Moulin-Noir, entre Dranoultre et Neuve-Église. Le lendemain on retrouva leurs corps à demi cachés dans les joncs d'un ruisseau à la lisière d'un bois. Ailleurs les mêmes désordres se reproduisirent. A la grande tempête de 1566 succédait, pour la Flandre, d'autres tempêtes plus longues et non moins terribles, qu'annonçaient des crimes isolés et des attentats imprévus. Selon des récits évidemment exagérés, cent mille familles avaient quitté les Pays-Bas pour aller exercer, dans des contrées plus paisibles, leurs métiers et leurs arts. La plupart suivirent la même route que les émigrations qui s'étaient formées en Flandre depuis le règne de Charles de Danemark. Elles obtinrent aisément, de la reine Élisabeth, l'autorisation de se fixer dans quelques villes pauvres et peu peuplées qui, grâce à leur séjour, devinrent bientôt le centre d'un grand commerce d'étoffes de laine jusqu'alors inconnues en Angleterre. Telles furent les villes de Norwich, de Sandwich, de Colchester, de Southampton, de Maidstone, de Canterbury. L'exil d'un grand nombre de nos ouvriers allait enrichir l'Angleterre, si grande et si orgueilleuse aujourd'hui, en face de nos ports déserts. Sandwich fut, après Londres, la première résidence des émigrés flamands. Ce fut de là qu'ils dirigèrent vers la West-Flandre ces fatales armées de fauteurs de désordres, et notamment une expédition composée de quinze cents _gueux_, qui se rendit aux conventicules de Poperinghe, à l'appel du ministre Jean Michiels, le sacrificateur du Moulin-Noix de Dranoultre. Jean Michiels était venu lui-même d'Angleterre. De Sandwich, les réfugiés flamands se répandirent à Norwich et à Colchester, et ce furent eux qui communiquèrent leurs arts aux districts depuis si manufacturiers de Coxall, de Braintree et de Hastings. François de la Motte, d'Ypres, contribua surtout à la fondation de l'industrie de Colchester: son fils fut alderman à Londres. Un autre bourgeois d'Ypres, Thomas Bonnet, peut-être frère du ministre Sébastien Bonnet, devint maire de Norwich. En 1569, les ministres de Norwich étaient Théophile Ryckewaert et Antoine Algoet, qui, trois ans auparavant, avaient donné à Ypres le signal du pillage et de la dévastation; mais parmi les communautés flamandes rangées sous la bannière de la réforme, il n'en était aucune aussi ancienne que celle de Canterbury, fondée dès 1547 par le ministre Jean Uutenhove. Cependant en Angleterre même l'existence de ces communautés n'était pas constamment heureuse et paisible. Leur zèle pour les opinions désorganisatrices de Jean de Leyde leur attirait des persécutions jusque dans le giron du protestantisme, et l'on vit, en 1575, deux Flamands, Jean Pieters et Henri Turwert, conduits au bûcher comme anabaptistes. La même année, l'église flamande d'Austin-Friars formula des plaintes contre l'évêque de Londres qui avait dit «que les anabaptistes desjà prisonniers, s'ils demeurent obstinés, seroient exécutés à la mort par le feu.» L'évêque de Londres, Grindall, était venu lui-même dans le temple d'Austin-Friars excommunier le ministre Hamstede, favorable aux anabaptistes. En 1567, un relevé officiel portait le nombre des Flamands établis à Londres à 3,838 personnes, mais il s'accrut considérablement en 1585, année où émigra, dit-on, le tiers des ouvriers d'Anvers. Goswin Vander Beke, de Gand, et d'autres Flamands, avaient obtenu de la reine Élisabeth la permission de fonder à Londres une corporation qui compta, en 1606, parmi ses membres, le roi Jacques Ier. Ils se montrèrent reconnaissants de cette faveur, car l'on remarque les noms de Gilles Huereblock, de Pierre De Coster, de Pierre Vande Walle, de Roger Van Peene et de plusieurs autres d'entre eux, parmi les marchands qui prirent part, en 1588, à l'emprunt fait par la reine Élisabeth à la cité de Londres. Clarendon a soin de remarquer qu'à côté de l'avantage commercial que retirait l'Angleterre de la présence des réfugiés flamands, il y avait pour elle l'avantage politique d'avoir, par leur intermédiaire, des relations suivies et une incontestable influence dans tout ce qui se passait aux Pays-Bas. Tandis que la Flandre, le Hainaut et le Brabant voient se multiplier les procès criminels, le baron de Montigny est arrêté en Espagne. Quel défenseur conserveront les intérêts des Pays-Bas dans cette cour d'Aranjuez qu'éclaire à peine le pâle reflet d'une volonté inflexible? L'héritier même du trône d'Espagne, le fils unique de Philippe II. L'histoire l'affirme, et Schiller a fait passer le témoignage de l'histoire dans la poésie, quand il prête au jeune prince cette exclamation pleine d'enthousiasme: «O Flandre! ô paradis de mon imagination! Des provinces si riches, si florissantes, un grand et puissant peuple et aussi un bon peuple! Être le père de ce peuple, pensai-je, quelle jouissance divine ce doit être!» Don Carlos disparut bientôt aussi dans les ténèbres d'une prison. De Madrid aux Pays-Bas, on ne trouve que des échos de deuil. Le 30 mai 1568, les enfants de l'école Saint-Jérôme chantèrent, à Gand, les lamentations de Jérémie. Tous les habitants fondaient en larmes en les appliquant aux malheurs dont ils étaient les témoins. Quatre jours après, les comtes d'Egmont et de Hornes furent conduits de Gand à Bruxelles. Tandis qu'on les jugeait, les troupes espagnoles occupaient les places publiques «avec une batterie de tabourins et de phiffres si piteuse, porte la relation de Montdoucet, qu'il n'y avoit spectateur de si bon coeur qui ne paslit et ne pleurast d'une si triste pompe funèbre.» Les comtes d'Egmont et de Hornes invoquèrent inutilement les priviléges de l'ordre de la Toison d'or. Le duc d'Albe ne s'y arrêta point. Les communes flamandes ne les avaient pas respectés davantage quand elles décapitèrent Gui d'Humbercourt. Il était onze heures du soir lorsque l'arrêt fut rendu. Le comte d'Egmont dormait profondément. On l'éveilla pour lui lire sa sentence, qui était à peu près conçue en ces termes: «Don Alvarez de Toledo, duc d'Albe, ayant veu le procès criminel entre le procureur général du roi, acteur, contre Lamoral, prince de Gavre, comte d'Egmont, gouverneur des provinces de Flandre, d'Artois, etc., et Philippe de Montmorency, comte de Hornes, amiral des Pays-Bas, etc., comme aussi les informations, escrits et instruments dudit procureur, faicts et exhibés par luy, et les confessions desdits seigneurs défendeurs, leurs responses, escrits et munimens produits pour leur décharge, desquels appert qu'ils ont commis crime de lèse-majesté, qu'ils ont favorisé les rebelles et adhérans des alliances et horribles conspirations du prince d'Orange et autres seigneurs du pays et prins les nobles confédérés en leur protection; considéré aussi les mauvais services faicts en leurs gouvernements au regard de la conservation de la sainte catholique foi, contre les meschants troubleurs et rebelles de la sainte Église catholique et romaine et du roy; et, en outre, ayant reveu ce qui estoit à voir au mesme procès: Son Excellence, avec ceux de son conseil, a approuvé toutes les conclusions du procureur, et partant déclare lesdits comtes coupables du crime de lèse-majesté et de rébellion, et que, comme tels, ils doivent estre décapités et leurs testes mises en place publique, afin qu'un chascun les puisse voir, où ils demeureront jusqu'à ce qu'il plaira à Son Excellence en ordonner autrement, défendant, sur peine de la vie, de les oster plus tost, à fin que ce chastiment des meschants actes et forfaicts qu'ils ont commis, soit exemplaire: déclarant, en outre, tous leurs biens estre confisqués au profit du roy, soit meubles ou immeubles, droits, actions, fiefs et héritages de quelque nature qu'ils puissent estre, et qui seront trouvés leur appartenir en quelque lieu que ce puisse être. «Donné à Bruxelles, le 4 de juing l'an 1568.» Au-dessous se trouvait la signature du duc d'Albe. Le comte d'Egmont s'attendait peu à cette condamnation. Il répondit qu'il ne craignait point la mort, dette inévitable de tous les hommes, mais que ce qui lui était le plus douloureux, c'était l'atteinte portée à son honneur. «Voilà une sévère sentence! répéta-t-il après quelques moments. Je ne pense pas avoir offensé le roi au point de mériter une punition aussi terrible. Toutefois, si je me suis trompé, que ma mort soit l'expiation de mes fautes, mais qu'on ne déshonore point les miens pour l'avenir, qu'on épargne à ma femme et à mes enfants le double malheur de ma fin et de leur ruine! Mes glorieux services d'autrefois méritent bien quelque miséricorde.» Des sentiments non moins nobles respirent dans une lettre adressée à Philippe II, qu'il écrivit aux premières heures de cette journée, dont il ne devait plus voir la fin. «Sire, «J'ay entendu la sentence qu'il a pleu à Vostre Majesté faire décréter contre moy. Et combien que jamais mon intention n'ait esté de riens traicter, ni faire contre la personne ni le service de Vostre Majesté, ne contre nostre vraye ancienne et catholique religion, si est-ce que je prends en patience ce qu'il plaist à mon bon Dieu de m'envoyer. Et si j'ay, durant ces troubles, conseillé ou permis de faire quelque chose qui semble autre, n'a esté toujours que avecq une vraye et bonne intention au service de Dieu et de Vostre Majesté et pour la nécessité du temps. Par quoy, je prie à Vostre Majesté me le pardonner et avoir pitié de ma pauvre femme, enfans et serviteurs, vous souvenant de mes services passés. Et sur cest espoir m'en vais me recommander à la miséricorde de Dieu. «De Bruxelles, prest à mourir, ce 5 de juin 1568. «De Vostre Majesté très-humble et loyal vassal et serviteur, LAMORAL D'EGMONT.» Le comte d'Egmont s'était pieusement confessé à l'évêque d'Ypres, qui avait inutilement tenté une dernière démarche en sa faveur. Celui-ci lui avait indiqué l'Oraison dominicale comme la prière qui pouvait le mieux sanctifier ses derniers moments. Mais aussitôt que le comte d'Egmont prononça ces mots: «Notre père...» ses yeux se remplirent de larmes et il ne put continuer: il s'était souvenu que ses nombreux enfants n'auraient bientôt d'autre père que celui qui, du haut des cieux, est invoqué par tous les hommes. Cependant on dressait sur la place du marché, vis-à-vis de l'hôtel de ville, un vaste échafaud couvert de drap noir. Devant un crucifix d'argent, on avait placé deux coussins. Plus haut s'élevaient deux pieux hérissés de fer. Vingt-deux enseignes espagnoles entouraient la place pour maintenir le peuple, dont l'indignation était si vive, que le bourreau s'était caché pour éviter ses outrages, laissant à l'huissier à la verge rouge le soin de présider aux apprêts du supplice. A dix heures du matin, le comte d'Egmont parut, suivi du mestre de camp don Julian Romero, du capitaine Salinas et de l'évêque d'Ypres, tous vêtus de deuil. Il traversa lentement les compagnies espagnoles rangées en ordre de bataille; ces soldats étrangers, dont plusieurs l'avaient eu pour capitaine dans leurs glorieuses campagnes, ne pouvaient retenir leurs larmes en recevant ses adieux. Arrivé sur l'échafaud, il prononça quelques paroles en rappelant ses services, et ajouta que son seul regret était de ne pouvoir répandre son sang au service du roi. Il semblait toutefois que, malgré sa résignation, le souvenir de ses exploits l'attachât à la vie, et que, par ces discours mêmes, il cherchât à la prolonger. «N'y a-t-il point de grâce?» dit-il enfin au capitaine Salinas en se tournant vers lui. Quand il reçut pour réponse un signe de tête négatif, on vit un mouvement convulsif errer sur ses lèvres, et ce fut avec une émotion visible qu'il ôta son manteau et qu'il s'agenouilla. Le bourreau leva aussitôt la hache, et le sang du comte d'Egmont rejaillit sur l'aube blanche de l'évêque d'Ypres. Au même moment, un rideau s'était abaissé sur cette scène tragique, et le peuple n'avait appris ce qui s'était passé qu'en voyant placer sur l'un des pieux ferrés la tête sanglante du vainqueur de Saint-Quentin et de Gravelines. «Ce fut l'an quinze cent soixante-huit que Bruxelles vit s'accomplir l'acte qui nous frappa de stupeur. «Un prince de grande autorité, le comte d'Egmont, se laissa conduire, comme un mouton, au sacrifice. «Dans les murs de Bruxelles, hommes et femmes, tous pleuraient sur le noble comte d'Egmont. «Il se dirigea courageusement vers le lieu où il devait mourir. Seigneurs et bourgeois, dit-il, n'y a-t-il point de grâce pour moi, noble gentilhomme et comte infortuné? Personne ne répondit au comte d'Egmont. «On le vit alors s'agenouiller et joindre les mains, et ses regards s'élevèrent avec calme vers le ciel. Dieu accueille son sacrifice! Dieu venge le comte d'Egmont[6]!» [6] WILLEMS. _Oude vlaemsche liederen._ Le hideux trophée que les Espagnols étalaient aux regards du peuple, révéla au comte de Hornes qu'il n'avait plus rien à espérer, et il s'offrit avec courage à la même mort. Telle fut la douleur du peuple qu'au milieu même des soldats du duc d'Albe, il baigna des linges dans le sang qui rougissait l'échafaud, et qu'il se pressa à l'église de Sainte-Claire pour baiser ces deux cercueils de plomb sur lesquels pesait le fer de la tyrannie espagnole. L'ambassadeur de France avait assisté, mêlé à la foule, à toutes les péripéties de ce drame affreux. «J'ai vu, écrivait-il à sa cour, tomber la tête qui, par trois fois, fit trembler la France.» Ce même jour, 5 juin 1568, la comtesse d'Egmont était arrivée à Bruxelles, afin de visiter la comtesse d'Arenberg, dont le mari venait d'être tué en combattant contre les rebelles de Zélande. La comtesse d'Arenberg put échanger avec elle ses larmes et de vaines consolations. Deux autorités irrécusables attestent les regrets que méritèrent les comtes d'Egmont et de Hornes. _Magna omnium commiseratione_, dit Viglius, _quale certe exemplum multis seculis hic non est visum_. Jean de Taxis dit aussi: _Magno omnium moerore_. Brantôme ajoute: «Il n'y eut personne qui ne pleurast le comte d'Egmont, et n'y eut Espaignol qui ne le plaignist. Voire le duc d'Albe donna grande signifiance de tristesse, encore qu'il l'eust condamné; car c'estoit un des vaillans chevaliers et grands capitaines Brantôme eût pu nommer, parmi ceux qui déplorèrent le supplice du comte d'Egmont, Philippe II aussi bien que le duc d'Albe. Le duc d'Albe écrivait au roi d'Espagne: «V. M. peult considérer le regret que ça m'a esté de voir ces pauvres seigneurs venus à tels termes et qu'il ayt fallu que moy en fust l'exécuteur; mais enfin je n'ay peu, ny voulu délaisser ce que compète pour le service de V. M., et à la vérité eulx et leurs complices ont esté cause d'ung merveilleusement grand mal et dont plusieurs se ressentiront encores, comme je craings, beaucoup d'années;» et le roi d'Espagne lui répondait: «Je treuve ce debvoir de justice estre faict comme il convient, combien que eusse fort désiré que ces choses se eussent peu trouver en aultres termes et que cecy ne soit advenu en mon temps. Mais personne ne peut délaisser de se acquitter de ce en quoy il est obligé[7].» [7] Morillon écrivait au cardinal de Granvelle le 7 juin 1568: «Lorsqu'Egmont sortit de Gand, tout le monde ploroit... Telles sont les variétés de ce pauvre monde. Hessels m'a asseuré que le duc a dit que la maladie qu'il avoit eue, estoit procédée du commandement que luy avoit faict Sa Majesté si exprès d'exécuter ceste sentence, et qu'il avoit procuré de tout son povoir sa mitigation, mais que l'on avoit répondu que s'il n'y eut esté aultre offence que celle qui touchoit Sa Majesté, le pardon eust esté faict, mais qu'elle ne povoit remettre l'offense faicte si grande à Dieu, et j'entends d'aucuns que son Excellence a jeté des larmes aussi grosses que pois, au temps que l'on estoit sur ces exécutions... Egmont a souvent faict oeuvres contraires, selon qu'il a esté ambidextre pour se servir maintenant de l'ung, maintenant de l'aultre, selon qu'il viendroit mieulx à propos.» _Arch. de la Maison d'Orange_, suppl., p. 81.--Richard Clough est beaucoup plus sévère: «All men muche lamenting the count of Horne, but no man the count of Egmont; for that, as the saying is, he was the first beginner.» _Lettre de Richard Clough, 14 septembre 1567._--Jean le Petit rapporte que le comte de Hornes s'écria en apprenant sa condamnation: «C'est le comte d'Egmont qui est cause de tout ceci; mais il n'y a plus de remède!» Insurrection en Frise. Armements du prince d'Orange en Allemagne. Défaite du comte Louis de Nassau. Mort du comte d'Hoogstraeten. Triomphe complet des Espagnols. «Tous les esprits, écrit Jean de Taxis dans ses Commentaires, attendaient avec anxiété le système qu'allait suivre le duc d'Albe dans la direction des affaires publiques, car l'on croyait que de là devait dépendre le salut ou la ruine de la patrie, et que la stabilité des choses serait rétablie si, satisfait des terribles supplices qu'il avait déjà ordonnés, il préférait désormais la clémence; mais qu'il était certain au contraire que, s'il persistait dans sa sévérité, le peuple, porté peu à peu à une haine implacable, s'abandonnerait un jour à ses vengeances. C'est pourquoi beaucoup de personnes pensent, et non sans raison, que le duc d'Albe négligea alors imprudemment l'occasion la plus favorable de confirmer et de conserver à jamais la soumission des Belges, si promptement obtenue et si facile à assurer pourvu qu'il méritât par sa modération les succès que Dieu lui avait accordés, et qu'il n'oubliât point que les dominations étrangères, odieuses à tous les peuples, ne l'ont jamais été à aucun plus qu'aux Belges. Il était d'ailleurs aisé de juger combien il serait difficile de maintenir dans le devoir par la force seule de si puissantes et si vastes provinces, et la longue expérience des siècles enseignait assez que la première condition du repos des États est de les gouverner avec justice et modération[8].» Vaines espérances: les supplices continuèrent[9]. [8] Marguerite de Parme dit aussi dans une de ses lettres à Philippe II: «Il convient tousjours avoir regard que les lois et ordonnances des princes soient tellement modérées qu'elles se puissent bien exécuter.» En 1570, l'évêque de Bruges écrivait au duc d'Albe que quatre mille deux cents habitants de cette ville «s'estoient réconciliés,» et qu'il en était à peine parmi eux cent coupables de quelque délit grave d'hérésie. [9] Nous craignons que si l'on recherche trop les confiscations et si on ne cesse de répandre le sang, on n'accuse le roi d'avarice et de cruauté... Presque tous désespèrent de la grâce royale en voyant que les procès criminels n'ont point de fin, et que déjà plus de huit mille personnes ont été proscrites et bannies, sans compter celles qui ont été frappées du dernier supplice. Nous devons prier Dieu qu'il fléchisse vers la clémence et la miséricorde le coeur du roi qu'il tient dans ses mains. _Lettres de Viglius_, pp. 525 et 547.--En 1572, il y eut jusqu'à quinze mille procès criminels soumis en même temps au conseil des troubles. _Lettres de Viglius_, p. 677. Le duc d'Albe ne profita de sa puissance que pour réclamer le centième denier sur les biens meubles et immeubles et la perception régulière d'un droit de vente d'un vingtième ou d'un dixième sur l'aliénation des immeubles et des meubles[10]. Il croyait justifier ces impôts en faisant observer qu'ils existaient en Espagne sans y donner lieu à aucune plainte, mais on répondait avec raison que l'Espagne, ne possédant ni commerce, ni manufactures, ne pouvait se comparer à la Flandre; que l'Espagne était d'ailleurs isolée par les Pyrénées et la mer de toute communication avec les autres nations; que les Pays-Bas se trouvaient au contraire entourés de voisins prêts à s'emparer de leurs industries, et que rien n'avait plus contribué à les faire fleurir sous la domination bourguignonne que la suppression de la plupart des taxes et des droits de tonlieu. Les états de Flandre, les évêques de Gand, de Bruges et d'Ypres, vinrent inutilement supplier le duc de renoncer à son projet; il leur reprocha d'attaquer la majesté royale en se mêlant de ces affaires et d'encourager par leur autorité la désobéissance du peuple Viglius, qui partagea l'honneur de ces remontrances, fut menacé d'une sentence de mort. Le duc d'Albe avait fait entendre des paroles outrageantes pour les habitants de la Flandre, parce que là plus qu'ailleurs on murmurait contre les nouveaux impôts[11]; leur inquiétude s'accrut, et par une conséquence inévitable, dès que la confiance cessa, l'industrie s'affaiblit et déclina à tel point que le produit des tonlieux perçu par le roi fut réduit de moitié. L'interruption des relations industrielles entre les Pays-Bas et l'Angleterre vint bientôt augmenter les souffrances. [10] Un relevé officiel, fait en 1570, par Pedro de Arcanti, pour déterminer l'assiette de ces taxes, portait le revenu annuel des manufactures des Pays-Bas à 10,407,891, florins. RENOM DE FRANCE, II, 10, 1. [11] Il sembla trop dur aux Flamans d'estre obligés non-seulement de recevoir, mais encore de nourrir eux-mesmes la servitude que le duc d'Albe vouloit introduire parmy eux, qui avoient tousjours esté gouvernés comme un peuple presque autant libre que sujet. _Relations_ de Bentivoglio (trad. de Gaffardy, 1642).--Ut nulla gens liberior, ita suæ libertatis nulla usquam pertinacior vindex. MEYER, _de Rebus Flandricis_, 9. Élisabeth profitait avec habileté des fautes du duc d'Albe qui favorisaient les intérêts commerciaux de l'Angleterre. Sa politique protégeait à la fois les complots des huguenots de France, qui promettaient de lui restituer Calais, et ceux des Gueux des Pays-Bas, qui pouvaient lui livrer les havres de la Zélande. Cinq navires espagnols, chargés de sommes considérables qui étaient destinées à l'entretien de l'armée des Pays-Bas, avaient relâché à Plymouth; Élisabeth s'empara de ces trésors en feignant de croire qu'ils appartenaient à des marchands génois, qu'elle indemniserait tôt ou tard. Aux menaces succédèrent les représailles: les marchands espagnols, flamands et anglais furent retenus prisonniers les uns à Londres, les autres à Anvers; mais Élisabeth ne céda point: elle savait combien, par une mesure injustifiable au point de vue de la bonne foi, elle avait réussi à affaiblir tout à coup la puissance militaire de l'Espagne. Les efforts du duc d'Albe pour obtenir justice n'avaient eu d'autre résultat que des pertes irréparables pour le commerce des Pays-Bas. Tout se réunissait contre l'Espagne. Une querelle de matelots sur une rive inconnue de la Floride, venait de la séparer de la France, où la prépondérance du parti protestant se trouvait assurée par la paix de Saint-Germain, que devait sanctionner le mariage de Marguerite de Valois avec le prince de Navarre. Le comte Louis de Nassau, avait été appelé à Blois, où il fut reçu avec de grandes démonstrations de joie. Au mois d'août 1571 le comte Louis de Nassau eut plusieurs conférences avec Charles IX et Catherine de Médicis; il chercha à les convaincre qu'il leur était permis de soutenir l'insurrection du prince d'Orange. Il représentait que pour maintenir la paix intérieure en France, rien n'était plus utile que de faire la guerre au roi d'Espagne en la commençant par la conquête de la Flandre, et ajoutait que, si le roi de France voulait en recueillir tous les fruits, il n'était point douteux que ses habitants ne préférassent «la rigoureuse seigneurie de tout autre prince que celle de l'Espagnol,» mais que ce serait déjà pour le roi «un grand honneur et une source de merveilleux profit quand il se voudroit contenter de la moitié des taxes et impositions qu'y lève l'Espagnol, et à ses subjets aussi pour la commodité du trafic qui est plus grand en ces quartiers qu'en aucun autre de l'Europe.» «Sire, portait un mémoire remis à Charles IX par le comte de Nassau, il faut entreprendre sur les Pays-Bas; le peuple vous appelle, l'occasion vous invite, la division vous ouvre la porte des villes. Le prince d'Orange tient une bonne et forte armée; les peuples sont enclins à luy et il pourra beaucoup vous servir: il ne demandera pas mieux, car il ne peut se maintenir que par vostre alliance et faveur. Il faut rendre aux villes les privilèges, restituer les immunités, augmenter les franchises, diminuer les exactions, et l'on est seur d'avoir les populations. Une fois en possession de cette province de Flandre, riche et belle, l'Allemand vous redoutera comme puissant voisin; l'Anglois vous recherchera, ne pouvant aisément se passer du commerce avec les Pays-Bas; vostre peuple s'en enrichera, et l'Espagnol, perdant le plus beau fleuron de sa couronne, sera également ruiné de tout crédit et autorité par toute la chrestienté.» Charles IX parut accueillir favorablement ces propositions: il approuva tout ce qu'avait dit le comte de Nassau, relativement aux dispositions des Pays-Bas et à la faiblesse des forces espagnoles qu'on assurait être réduites à trois mille hommes, et il observa lui-même qu'une escadre de douze vaisseaux les séparerait aisément de tous les renforts attendus d'Espagne. Il protestait du reste de son désintéressement et déclarait que si on lui cédait la Flandre et l'Artois, anciens domaines de la couronne de France, il abandonnerait volontiers le Brabant, la Gueldre et le Luxembourg aux princes de l'Empire, la Hollande et la Zélande à la reine d'Angleterre. Son projet était de suffire aux frais de cette croisade protestante en taxant le clergé catholique de France à un an de revenu, et il comptait sur la coopération d'Élisabeth, souveraine de toutes les mers qui baignent l'Angleterre. Le comte de Nassau, encouragé par le succès de cette démarche, en tenta immédiatement une autre dirigée dans le même but près de l'ambassadeur anglais, Walsingham. Il lui exposa que l'intention des confédérés était d'envahir les provinces méridionales des Pays-Bas dans le commencement de l'année suivante, et que, s'ils pouvaient obtenir quelque prêt d'argent, ils consentiraient à remettre la Zélande à la reine d'Angleterre. Si la perte de Calais avait été la honte du règne de la reine Marie, quel honneur ne serait-ce pas pour Élisabeth d'avoir obtenu la clef des Pays-Bas! De là, elle pourrait aisément dominer l'Empire et contenir la France, en même temps qu'elle détruirait l'asile accordé en Flandre par la jalousie espagnole à tous les mécontents et à tous les conspirateurs chassés de ses États. Ces pressantes remontrances étaient appuyées à Paris par toute l'influence dont jouissait en ce moment l'amiral de Coligny, tandis qu'à Londres, son frère, le cardinal de Châtillon, soutenait également près d'Élisabeth les propositions des Gueux. «A quoy les poussoit fort, observe un historien contemporain, Ludovic, comte de Nassau, frère du prince d'Orange, taschant embarquer le roy de France en son party contre le roy d'Espaigne: quant à eux ils désiroient bien, les Espagnols chassés, joindre à leur ligue les forces des Pays-Bas. Le mariage du prince de Béarn et la conqueste de Flandre estoient les deux principales choses dont on parloit en cour.» Ce fut dans l'une des délibérations du conseil de Charles IX, où l'on discutait l'opportunité des secours réclamés par les Gueux, que le maréchal de Saulx-Tavannes exposa les périls qui en résulteraient, dans un avis qui nous a été conservé: Les Gueux de Flandre, disait-il, se promettent qu'avec leurs alliés, tant d'Angleterre protestans et François huguenots qu'autres, leurs forces seront de dix mille chevaux et grand nombre de gens de pied à l'équipollent, tant arquebusiers allemands qu'anglois artillerie, par le moyen desdits Anglois, les plus forts pour la mer, les Pays-Bas mal contens, plusieurs villes prestes à se rebeller, et que tout cela s'offre estre à la dévotion du roy, lui donnent avis qu'il doit déclarer la guerre au roy d'Espagne ouvertement, d'autant que si ceste belle occasion se perd, malaisément se pourra recouvrer... A la vérité, il y a quelque apparence en ce dire-là à qui ne considéreroit en quel état est le roy et son royaume et celui du susdict roy espagnol. Par ainsi, sans se tromper, faut considérer que le duc d'Albe n'a pas si mal pourveu à son faict qu'il n'ayt bientost une des plus grandes armées qui ait esté, il y a longtemps, ensemble... Et quant à ce peuple rebelle, sa puissance est jà monstrée par ceux qui se sont descouverts; le reste, encore qu'ils eussent bonne volonté d'user de rébellion, ne la sauroient, ni oseroient descouvrir, sinon que l'on eust constraint le duc d'Albe à la bataille et qu'il l'eust perdue. Aussi, s'il la gaigne, ayant les forces du roy joinctes avec celles desdits huguenots, voilà le royaume en grand branle et est le mettre sur le tablier contre la Flandre, mesmes y ayant si grand nombre du peuple en cedict royaume de l'ancienne religion; et est en somme porter la querelle d'une poignée de rebelles du dehors pour en faire un grand nombre dedans. Lesdicts rebelles de Flandres ont jà préparé la cause de la rébellion de ceux de France, disant que ce qu'ils ont commencé, est pour les subsides, desquels le susdict peuple françois sçait bien à quoy s'en tenir: chose très-dangereuse pour les grands princes qui se trompent s'ils cuident estre roys pour tenir des places fortes, maisons et autres choses, car il faut estre roy du peuple et estre obéy et aimé..... Je laisse pareillement que l'on a veu les roys séparer les peuples pour plus aisément les vaincre, et mener à leur volonté, et qu'à ceste heure, les peuples, ayant séparé les roys, en pourront, s'ils veulent, faire de mesme, d'autant que tout cela est assez évident. Ceux qui se sont eslevé dans le coeur de son royaume, qui tiennent une partie du peuple à leur dévotion et y ont faict la loy, vont assaillir ses ennemis, où il ne peut perdre sans gaigner; mais aux dépens d'autruy se peut lever le joug qui sera toujours sur le col de Sa Majesté, venant à changer les chefs de bonne intention, comme dit est... Et vaudroit bien mieux n'avoir point de profit que l'avoir par le moyen de ceux qui tiennent tant d'hommes aguerris dans les entrailles de la France, pour, à toutes les fois que leurs susdicts chefs faillis, eux ou ceux qui viendront après, voudront fonder une querelle sur les subsides, religion ou autre chose, mettre en proye le roy et son Estat. Laissons donc l'entreprise si injuste, mal fondée et qui nous est si dangereuse, maintenons nostre réputation envers Dieu et les hommes, et la paix avec un chacun, surtout avec nostre peuple, et reprenons haleine en nous laissant descharger par nos ennemis, car c'est toute la nécessité de ceste couronne et de l'Estat, remettant ceste belle occasion (si belle se doit appeler) à une autre fois, laquelle ne se peut perdre, ni la volonté de ceux de Flandres qui crieront toujours à l'aide aux François, tant et si longuement que les Espagnols les maîtriseront.» Les conseils du maréchal de Saulx-Tavannes ne furent point écoutés. Un traité secret fut conclu à Fontainebleau, avec l'adhésion de l'Angleterre et des princes protestants d'Allemagne. On promettait au prince d'Orange la souveraineté du nord des Pays-Bas, pourvu qu'il aidât le duc d'Alençon à usurper celle des provinces méridionales avec les conseils de l'amiral de Coligny. La guerre se ranime aussitôt de toutes parts. Le 1er avril 1572, une flotte anglaise aide les Gueux à s'emparer, en Zélande, du port de Ten-Briele, position favorable pour menacer Bruges et la Flandre, mais surtout importante, parce qu'en assurant aux mécontents les secours qui leur arrivent par mer d'Angleterre, elle rend en même temps plus difficile et plus périlleux le débarquement des renforts que le duc d'Albe attend d'Espagne. Quelques semaines plus tard, le comte de Nassau, se plaçant à la tête d'un corps de huguenots français, entra dans le Hainaut et surprit Mons. Enfin, dans les premiers jours de juillet, le prince d'Orange envahit la Gueldre à la tête d'une armée de quatorze mille fantassins et de six mille chevaux, tandis que deux mille Anglais, sous les ordres de sir Humphrey Gilbert et de sir Thomas Morgan, abordaient en Zélande et interceptaient, près d'Ardenbourg, un convoi d'artillerie que le duc de Médina-Céli envoyait de l'Écluse au duc d'Albe. Dans ces conjonctures difficiles, le duc d'Albe se conduisit en capitaine habile: il réunit toutes ses troupes en un seul corps d'armée pour ne pas les affaiblir dans une foule de stériles escarmouches, sachant bien que les invasions ennemies cesseraient dès que l'on toucherait au terme convenu pour l'engagement des mercenaires français ou allemands qui y prenaient part; il s'attacha, de plus, à enlever à ses adversaires toute position fixe, et ce fut contre Mons qu'il dirigea tous ses efforts. Le prince d'Orange, après avoir forcé le passage de la Meuse, avait pris Ruremonde et s'avançait lentement à travers le Brabant, n'y rencontrant que peu de résistance et plein de confiance dans l'avenir. Les bandes des Gueux, non moins avides et plus cruelles que les reîtres allemands, s'emparaient de Malines et de Termonde. Cependant, on n'était pas encore arrivé à l'époque que les projets des huguenots avaient marquée pour la réunion, sous les remparts de Mons, des Gueux zélandais, des Allemands du prince d'Orange et des religionnaires français. L'amiral de Coligny avait convoqué à Paris toute la noblesse huguenote, qui devait s'y assembler sous le prétexte des noces du prince de Navarre et de Marguerite de Valois, afin de former la grande armée appelée à expulser les Espagnols des Pays-Bas. Le 22 août, il sortait du conseil lorsqu'un ancien serviteur du seigneur de Mouy, nommé Maurevel, lui tira un coup d'arquebuse, soit que le duc de Guise eût voulu, par une de ces tentatives qui dans ce temps ne semblaient point inconciliables avec l'honneur, venger la mort de son père jadis assassiné, disait-on, à l'instigation de l'amiral, soit que la reine mère et le duc d'Anjou, effrayés du triomphe du parti huguenot, eussent cru l'immoler en frappant son chef. Maurevel s'acquitta mal de sa tâche, et Coligny ne fut que blessé au bras gauche. Le roi se rendit lui-même auprès de lui pour le voir et le consoler, et l'amiral l'entretint de nouveau des affaires des Pays-Bas, lui exposant que ses prédécesseurs n'avaient jamais eu une si belle occasion d'y faire leur profit et qu'il ne savait pas combien de riches cités recherchaient son amitié et voulaient se soumettre à sa puissance. Que se passait-il en ce moment parmi les chefs du parti huguenot? Alarmés de l'attentat dirigé contre l'amiral, ils jugeaient qu'il fallait se hâter de saisir le pouvoir et renouveler leur fameuse tentative de Meaux. Le maréchal de Retz en avertit le roi entre neuf et dix heures du soir. Il lui déclara qu'il était convaincu que l'amiral, en affectant un grand zèle pour servir le roi en Flandre, ne se proposait que de troubler la France; que la reine mère et le duc d'Anjou ne cachaient point la haine qu'ils lui portaient; que la reine mère avait voulu la mort de l'amiral, mais que par malheur Maurevel n'avait pas réussi; que les huguenots furieux n'accusaient plus ni le duc de Guise, ni la reine mère, ni le duc d'Anjou, mais le roi lui-même, et qu'ils avaient résolu de prendre les armes le lendemain au lever du jour. Un rapport des quarteniers de Paris signalait les mêmes périls. Charles IX céda; le tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois ne tarda pas à sonner, et lorsque l'aurore se leva, le parti huguenot comptait beaucoup de victimes, mais il n'avait plus de chefs. Tandis que de grandes réjouissances saluaient au camp espagnol la nouvelle de la destruction des huguenots à Paris, le prince d'Orange répandait des larmes amères: «Quel coup de massue cela nous ait esté, écrivait-il, n'est besoing de vous descouvrir. Mon unique espoir estoit du costé de la France. Vous pouvez assez comprendre combien cela ait reculé nos affaires, car pour m'estre fié sur l'infanterie que l'amiral m'avoit promis et estoit desjà preste, assavoir de dix à douze mille bons arquebusiers, je n'ay voulu me charger de beaucoup d'infanterie alemande.» En Angleterre, Élisabeth songea à répondre à la Saint-Barthélemy en faisant décapiter Marie Stuart. Aux Pays-Pas, quelques chefs des Gueux, d'une audace inouïe, se promettaient aussi la joie de sanglantes représailles. Les principaux étaient Jacques Blommaert, Josse Guys, La Toile, Wibo et quelques autres aventuriers non moins obscurs. Jacques Blommaert était né à Audenarde, et c'était au milieu des murailles qui avaient été son berceau, qu'il se préparait à porter le fer et la flamme. Le 7 septembre, trois hommes, enveloppés dans de grands manteaux, se présentent aux portes d'Audenarde, près du couvent de Magdendale. Au moment où on les interroge sur leurs noms, l'un d'eux tire un coup de pistolet; à ce signal, les Gueux, cachés depuis plusieurs jours dans une maison du faubourg, se précipitent vers la porte et tuent quelques soldats qui essayent en vain de la défendre. L'échevin Jacques Stalins accourt et tombe couvert de blessures. Déjà d'autres Gueux, qui se sont introduits dans la ville sans être reconnus, se réunissent pour soutenir les assaillants et s'avancent avec eux vers la place du Marché, où ils font publier que tout habitant qui sortira de sa maison sera puni de mort. Les Gueux étaient maîtres d'Audenarde; leur premier exploit fut dirigé contre le château de Bourgogne, vaste forteresse située au bord de l'Escaut et défendue du côté opposé par un large fossé. Là résidait le grand bailli Josse de Courtewille, qui s'attendait peu à cette attaque. Les Gueux incendièrent la première cour et forcèrent la porte de son habitation. «Tu es à nous, lui dirent-ils; jure maintenant d'obéir au prince d'Orange, comme autrefois tu juras d'obéir au duc d'Albe.» Josse de Courtewille refusa de les écouter et arma ses domestiques pour montrer que jusqu'à son dernier soupir il restait fidèle au roi d'Espagne. Enfin il tomba, percé de coups d'escopette, et son cadavre mutilé fut précipité dans le fleuve. Tandis que Jacques Blommaert s'installait dans l'hôtel de Josse de Courtewille, les Gueux, poursuivant leurs ravages, parcouraient les églises et les monastères, pillant les autels, renversant les mausolées, prouvant à chaque pas qu'ils étaient bien les iconoclastes de 1566. L'abbaye d'Eenaeme située à une demi-lieue de la ville, n'échappa point à leurs dévastations. On disait que quelques fugitifs s'étaient cachés dans l'enceinte du couvent des frères mineurs. Les Gueux s'y présentèrent bientôt en poussant de grands cris: en vain le frère gardien essaya-t-il de les renvoyer doucement; ils y entrèrent en grand nombre, tirant de tous côtés des coups de pistolet et renversant par le fer tout ce qui gênait leur passage. Ceux qu'ils cherchaient, s'étaient réfugiés dans l'église du couvent et attendaient, agenouillés au pied des autels, qu'on décidât de leur sort. On remarquait parmi eux Pierre Vanden Eynde, curé d'Alost, avec deux autres prêtres, Jacques de la Hamaide qui venait à peine de s'échapper, couvert de blessures, des mains d'une autre troupe de Gueux, et un notable bourgeois, nommé Jacques De Decker. Rien ne les protégea contre les plus cruels traitements. Plus loin les Gueux trouvèrent, étendu dans son lit, un vieillard que ses infirmités condamnaient à l'immobilité et au repos. C'était un descendant d'une famille souvent citée dans nos annales communales, Jean Mahieu, pieux religieux de l'ordre de saint François, qui avait été appelé à occuper, le premier, le siége épiscopal de Deventer. Ils le saisirent violemment en l'accablant d'injures, et le précipitèrent expirant sur le parvis de l'église, où ils l'abandonnèrent pour mener leurs prisonniers au château de Bourgogne, que Blommaert occupait. Un seul cachot réunit les captifs. Les plus notables habitants d'Audenarde, arrachés de leurs maisons, ne tardèrent pas à les y rejoindre. C'étaient le bourgmestre Érasme de Wadripont, Jean et Jacques le Poyvre, Chrétien de la Hamaide, Josse Quevy, Josse Van der Meere, Jean de la Deuze et plusieurs riches bourgeois. D'autres prêtres y furent également conduits, entre autres l'éloquent curé de Pamele, Jean Opstal; mais on s'empressa de les séparer des nobles et des bourgeois: on craignait qu'ils ne les exhortassent à supporter leur malheur avec trop de résignation. Aussitôt après, Antoine de Gaesbeek vint exhorter les prisonniers à jurer fidélité au prince d'Orange et à payer une forte rançon. D'autres chefs des Gueux, Hembyze et Rym, appuyèrent ces paroles; mais les prisonniers répondirent qu'on pouvait disposer de leurs biens comme on le jugerait convenable, mais que l'on ne devait point s'attendre à ce qu'ils consentissent jamais volontairement à ce que leur honneur leur défendait. Ceux d'entre eux qui appartenaient à la magistrature municipale, furent appelés à l'hôtel de ville, où on leur réitéra les mêmes propositions. Leurs femmes et leurs enfants étaient accourus pour les voir, répandant des larmes abondantes et faisant des voeux pour leur délivrance; mais les magistrats d'Audenarde persistèrent dans leur héroïque refus et adressèrent à leurs familles leurs derniers adieux. Près de quatre semaines s'étaient écoulées depuis que les Gueux avaient surpris Audenarde. Mons avait capitulé le 19 septembre. Les Gueux, apprenant que le comte du Roeulx s'approchait pour les attaquer, jugèrent utile de presser l'exécution de leurs menaces. Le 4 octobre, vers sept heures du soir, les prêtres enfermés au château de Pamele reçurent l'avis que l'heure de leur supplice était arrivée, et on les conduisit au château de Bourgogne, tandis qu'ils se fortifiaient les uns les autres par de pieuses exhortations. Le curé d'Alost, en vertu du privilége de son âge, fut le premier précipité par une fenêtre du château dans l'Escaut. Les autres prêtres partagèrent son sort. Les bourreaux se hâtaient, de crainte de ne pouvoir achever leur tâche assez tôt. Ils lièrent avec peu de soin Jacques de la Hamaide, qui parvint à se soutenir sur l'eau jusqu'à ce que quelques laboureurs l'aperçussent et le recueillissent. Les autres captifs étaient réservés aux mêmes supplices. Déjà Érasme de Wadripont et Josse Quevy avaient été dépouillés de leurs vêtements, et on allait les noyer dans le fleuve, lorsque le bruit se répandit tout à coup que les Espagnols escaladaient les murailles de la ville. Les Gueux, saisis d'effroi, cherchèrent aussitôt leur salut dans une prompte fuite. Les uns se dirigèrent vers Ostende et s'y embarquèrent, mais un de leurs navires échoua, et un jeune homme de Gand, du nom d'Hembyze, se noya en voulant rejoindre ses compagnons à la nage. Jacques Blommaert, Antoine Rym et quelques autres avaient préféré gagner la Zélande, en traversant Eecloo, où d'autres Gueux avaient, peu de semaines auparavant, massacré un prêtre; mais ils furent surpris pendant la nuit dans une maison à laquelle on mit le feu, et ils y périrent. L'un de leurs compagnons, Antoine Uutenhove, fait prisonnier, expia plus cruellement les crimes commis à Eecloo et à Audenarde, car on le conduisit à Bruxelles, où il fut brûlé à petit feu, jusqu'à ce que quelques hallebardiers le tuassent par pitié. Des succès importants obtenus par le duc d'Albe en Hollande consolidèrent la pacification du Hainaut et de la Flandre. Il en profita pour réclamer sa retraite en alléguant son grand âge. Il comprenait peut-être que ses victoires pouvaient se changer en revers et que la haine du peuple survivrait à sa puissance. Qu'était en effet le système du duc d'Albe? Un état de guerre permanente déclarée par toutes ses lois et par tous ses édits, avec la sanction de la hache du bourreau dans les villes, et celle non moins terrible d'une soldatesque effrénée qui, à défaut de solde, ravageait les campagnes; et à qui cette guerre s'adressait-elle? Non-seulement à ceux qui avaient adopté les doctrines luthériennes, mais encore à ceux qui les repoussaient pour défendre les souvenirs de ces temps animés d'une piété profonde, où leurs pères avaient juré sur la croix le maintien de leurs franchises. Les peuples des Pays-Bas eussent accepté avec bonheur la paix à l'ombre du trône de Philippe II, fils de Charles-Quint; elle devenait impossible dès qu'on leur voulait imposer le joug des Espagnols sortis à peine de leurs longues guerres contre les Mores et pleins de mépris pour toutes les races étrangères. Aux factions isolées des Gueux de 1566 succédait un grand parti national où entreront en grand nombre les catholiques que le duc d'Albe a ralliés contre lui par ses fureurs, ses insultes et son mépris. Morillon écrivait au cardinal de Granvelle: «Bienheureux sont ceulx qui sont décédés sans voir les misères qui sont devant la porte... Albe est trop abhorré et réputé pour un homme qui n'a ny foy, ny loy, et certes il ne fault espérer rien de bien de luy; la présomption et l'orgueil est trop grand. Il ne veult croire aucun conseil.» Le cardinal de Granvelle est le juge que nous imposerons au duc d'Albe. Quatorze années se sont écoulées depuis qu'il a cessé de diriger le gouvernement des Pays-Bas, et ses réflexions seront aussi justes qu'impartiales. Il écrit en 1578: «L'on a longuement voulu ignorer la vraye cause des troubles des Pays d'Embas, et ceulx qui y sont intéressés, ont faict ce qu'ils ont peu pour persuader au roy que tout le mal procédoit des subjects mutins, hérétiques, rebelles et mal affectionnés à Sa Majesté, pour les faire hayr d'icelle, combien que, à la vérité, elle y avoit très-grand nombre de bons et très-affectionnés subjects et bons catholicques, et l'on peult congnoitre leur loyaulté quand la première fois le prince d'Oranges print l'hardiesse d'entrer au pays... J'apperçois fort bien que l'on tient en ombre tous ceulx qui dient que les faultes et mauvais gouvernement de ceulx qui ont gouverné le pays, le mutinement adveneu si souvent des soldats espagnols, le saccagement téméraire et sans aultre fondement que de l'avarice de plusieurs villes, le ruide traictement et insupportable vexation, la faulte de chastoy et de discipline, les correspondences d'Espaigne si tardives, et qu'il n'y a eu en court gens de conseil des Pays d'Embas, que tout se soit guidé par conseil espaignol, et les despesches principaux faictes en leur langue, la maulvaise opinion que l'on a monstré manifestement avoir généralement de tous ceux des Pays d'Embas, soit cause de grands maulx.» Il ajoute, en 1582, dans une autre lettre: «Au regard des nouveaulx éveschés, pour mon advis, il les fault soubstenyr et rejecter la faulse opinion que le prince d'Orange et aultres héréticques ont persuadé au peuple de l'inquisition d'Espaigne... Et est ce que vous dictes, que les Pays d'Embas sont esté fort bien polliciés par les princes de la maison de Bourgogne prédécesseurs, et Madame a observé l'ancien ordre d'iceulx, tout le temps que je fus par delà. Je ne sçay ce que depuis feit le saige Armenteros, je dis saige pour ce qu'il retourna en Italie chargé d'argent; mais Vergas et Roda, soubs l'auctorité de ceulx qu'ont gouverné despuis, et aultres qui les ont suivy, ont confondu le tout, pour non avoir sceu comprendre ledit bon ordre et bon gouvernement, que ne s'apprent pas en deux jours par estrangiers ignorant les langues et ne cognoissant les personnes, ny les humeurs des pays, ny ce que leur convient, et vouloient introduyre ce qu'ils sçavoient et non pas ce qu'il convenoit, qui nous ont mis les affaires en la confusion que l'on les voit.» L'arrivée de don Louis de Requesens, nommé gouverneur général des Pays-Bas, mit fin à l'autorité du duc d'Albe; mais il ne quitta Bruxelles qu'après avoir laissé à son successeur, comme un dernier legs, de sinistres paroles et de sombres conseils: _Commendatoris aures præoccupatæ fuere_, dit Viglius. Le duc d'Albe fut mal reçu par Philippe II à son retour en Espagne. Il ne tarda pas à apprendre qu'il était exilé dans ses terres. On avait en même temps défendu à Vargas d'approcher à cinq lieues de la résidence de la cour. Spinosa, qui avait sans cesse conseillé la rigueur au roi d'Espagne, fut frappé de la même disgrâce. Le duc d'Albe espérait du moins trouver dans sa retraite quelque repos et un peu de paix et de solitude, mais des remords l'y suivirent; il se reprochait le sang qu'il avait fait répandre dans les Pays-Bas, et craignait le jugement de Dieu. Un frère prêcheur qu'il avait fait appeler, tremblait à la pensée d'entendre sa confession. Philippe II l'apprit. «Ne vous inquiétez point, écrivit le roi d'Espagne au duc d'Albe, des cruautés que vous avez exercées par l'épée de votre justice; je les prends toutes sur moi et sur mon âme.»--«Quel reconfort pour la fin de ses jours!» ajoute Brantôme. Don Louis de Requesens prit le gouvernement des Pays-Bas le 29 novembre 1573; il avait reçu pour mission de montrer beaucoup de tolérance et de douceur, afin d'effacer les haines que le duc d'Albe avait excitées. Le duc d'Albe avait appris aux peuples combien le joug étranger était accablant; don Louis de Requesens, n'obtenant point de renforts d'Espagne et réduit, à défaut d'argent, à remettre Termonde en gage à ses soldats mutinés, ne réussit, en cherchant à faire aimer l'autorité de Philippe II, qu'à révéler combien elle était faible. Taxis remarque avec raison qu'il eût mieux valu donner pour successeur Requesens à Marguerite de Parme et le duc d'Albe à Requesens. Le premier, administrateur habile, eût consolidé la paix; le second ne pouvait rendre d'utiles services qu'en illustrant sa vieille épée au milieu d'une guerre encore si vive et si loin de s'éteindre. Le prince d'Orange n'avait pas déposé les armes; la reine d'Angleterre continuait à le protéger. En même temps les huguenots, ses alliés, se relevaient en France: le duc d'Alençon s'était mis à leur tête dans un complot pour enlever le roi à Saint-Germain et pour se joindre ensuite au comte de Nassau; mais le complot fut découvert, et le duc d'Alençon, arrêté avec le roi de Navarre, fut enfermé comme lui au château de Vincennes. Leur captivité ne précéda que de peu de temps la mort de Charles IX (30 mai 1574). Le duc d'Anjou, alors roi de Pologne, ceignit en France une seconde couronne sous le nom de Henri III. _Manet ultima coelo._ Une honteuse corruption régna à la cour. Le pouvoir royal, s'isolant de toute influence utile, abandonna l'autorité aux intrigues des factions. Tandis que la nation se divisait en deux camps, le roi, gouverné par ses mignons, jouait aux cartes et aux dés avec des aventuriers italiens; et tandis que chaque gentilhomme se préparait à combattre, «il faisoit ballets et tournois, où il se trouvoit ordinairement habillé en femme, ouvrant son pourpoint et découvrant sa gorge, y portant un collier de perles et trois collets de toile, deux à fraises et un renversé, ainsi que le portoient les dames de la cour.» (_Journal de l'Estoile._) L'ordre social périssait en France lorsque les Guise, effrayés de l'impuissance du prince qui le représentait, en prirent eux-mêmes la défense. Sans leur énergie, une épouvantable catastrophe eût fait peser sur la monarchie française et sur toute l'Europe les calamités des plus mauvais jours de l'histoire anglaise sous Henri VIII. Le maintien de la religion fut le but de la fédération dont ils conçurent la pensée; mais en étudiant son organisation, on voit qu'elle devait tout à l'élément des libertés provinciales. La réforme, partout où elle s'était introduite, avait ruiné les priviléges locaux pour fortifier la centralisation de l'autorité, devenue à la fois dépositaire de la puissance religieuse et politique. Ces priviléges étaient, surtout en Artois et en Picardie, entourés d'une vénération profonde: ils avaient résisté aux envahissements de tous les princes, aux fléaux de toutes les guerres, et ce fut dans les mêmes provinces où Robert d'Artois avait jeté, au quatorzième siècle, la base d'une confédération communale, que les Guise fondèrent, deux siècles plus tard, une autre confédération établie sur la même base, qu'ils nommèrent la sainte Ligue. Les huguenots se lient également par une étroite alliance. Le roi de Navarre et le duc d'Alençon recouvrent la liberté: le premier devient de plus en plus puissant dans ce parti, dont le second s'éloigne. Au milieu de cette agitation, les provinces des Pays-Bas, qui obéissaient encore au roi d'Espagne, réclamaient, au nom de leurs franchises, contre des impôts trop onéreux et contre le séjour des troupes espagnoles, dont les désordres se multipliaient à mesure que la discipline se relâchait. La Flandre avait consenti à payer un nouveau subside de cent mille florins; mais elle y avait mis cette condition qu'on déduirait de cette somme tous les dommages causés par les garnisons espagnoles. Elle demandait aussi que les hommes d'armes étrangers s'éloignassent, que toutes les forteresses fussent remises aux milices belges, que tous les anciens priviléges des villes fussent respectés et que le conseil de Flandre recouvrât l'autorité usurpée par le conseil des troubles. Les états généraux, réunis à Bruxelles, formulèrent les mêmes réclamations. Requesens, mécontent, s'écria: «Dieu nous délivre de ces états!» Sa colère se portait surtout sur les députés de la Flandre qui donnaient l'exemple de la résistance. Il les manda séparément près de lui et essaya de les intimider par ses menaces: «Je sais bien, leur dit-il, que vous avez des intelligences avec nos ennemis, et que vous entretenez avec eux des relations secrètes; mais si vous ne nous accordez pas de subsides, je vous rendrai responsables de tout ce qui résultera de votre refus!» Les députés flamands persistant dans leur opinion, il ajouta, de plus en plus irrité: «Vous êtes assez puissants pour dompter seuls les rebelles de Hollande et de Zélande, et non-seulement vous voulez que le roi établisse en d'autres pays des impôts pour suffire aux frais de la guerre des Pays-Bas, mais vous ne voulez même pas qu'il entretienne une armée dans votre pays, ce qui a lieu à Naples, à Milan, en Sicile, sans soulever aucune plainte.» Requesens, voyant que toutes ses menaces étaient inutiles, parut se radoucir: il promit de faire sortir de Flandre les troupes étrangères, et les députés des états lui remirent trente mille florins. Un autre acte de faiblesse marqua la fin du gouvernement de Requesens. Il se laissa tromper par les fallacieuses déclarations de la reine d'Angleterre qui craignait l'alliance de Marie Stuart avec Henri III, récemment revenu de Pologne en France, et qui allait jusqu'à protester de sa sincère amitié pour le roi d'Espagne; et l'on vit, à quelques jours d'intervalle, Élisabeth interdire l'entrée de ses États au prince d'Orange «rebelle et conspirateur» et Philippe II chasser de nos provinces non-seulement les lords écossais, mais aussi tous les Anglais qui professaient la religion catholique. Élisabeth revendiquait le titre de protectrice des réformés: Philippe II se proclamait le défenseur de la foi catholique. Honteuses complaisances qui ne profitèrent qu'à Élisabeth, plus astucieuse ou plus habile. Cependant la mort subite de Requesens (5 mars 1576) aggrava les difficultés de la situation. Le gouvernement passa aux mains du conseil d'État, dont les principaux membres étaient le duc d'Arschoot, le comte de Mansfeld, le baron de Rasseghem et Viglius. Ce fut le signal de nouvelles divisions. Les troupes espagnoles se révoltèrent de toutes parts et s'emparèrent d'Alost, en déclarant qu'elles n'en sortiraient que lorsque leur solde serait payée. De là, de nouvelles scènes de violence et de pillage: Lierre et Herenthals furent saccagés, ainsi que les abbayes d'Afflighem et de Saint-Bernard; le bailli de Beveren périt en s'opposant à ces déprédations. La haine qui poursuivait les Espagnols, avait atteint son apogée: le conseil d'État les déclara ennemis publics du pays; Rhoda et Vargas se cachèrent, et les bourgeois de Bruxelles, de Gand et de Bruges coururent aux armes pour défendre leurs portes. Bientôt l'irritation arriva à ce point que le seigneur de Heese arrêta, dans la salle de leurs délibérations, les membres du conseil d'État, représentants d'une autorité qu'ils avaient eux-mêmes cessé de respecter. Les états de Brabant convoquèrent les députés des autres provinces et se constituèrent en états généraux; toutes les villes s'associèrent à ce mouvement, les membres du clergé s'y montraient favorables, les bourgeois le saluaient avec enthousiasme, la noblesse s'en applaudissait, tant était unanime le sentiment qui repoussait les Espagnols. La nécessité de maintenir l'ordre fut, en quelque sorte, pour les provinces des Pays-Bas, la base d'une déclaration d'indépendance: le seigneur de Noyelles levait un régiment d'infanterie, les seigneurs de Liedekerke et d'Auxy assiégeaient les Espagnols mutinés dans Alost, et François de Ryhove obtenait la capitulation de la garnison de Termonde. Vers cette époque, trois Français traversèrent la Flandre, et le récit de leur voyage nous retrace l'effrayante décadence de sa prospérité. Le plus jeune avait vingt-deux ans, et déjà il se préparait, par d'actives recherches, à écrire l'histoire du seizième siècle; c'était Jacques-Auguste de Thou, fils du président du parlement de Paris. Il avait rencontré à Beauvais Christophe de Thou et Jean de Longueil, ses parents, et les avait engagés à visiter avec lui les Pays-Bas. Ils passèrent l'Aa près de Gravelines et s'arrêtèrent le premier jour à Nieuport, «ville située sur le sable de la mer et fort bien bâtie, comme toutes les villes des Pays-Bas.» «Les troubles, continue Jacques de Thou dans ses mémoires, commençoient déjà dans les provinces par l'insolence des soldats espagnols, que les peuples ne pouvoient plus souffrir et dont les officiers n'étoient plus les maîtres. Ainsi tout étoit en armes. Une troupe de François qui marchoit dans un temps si peu convenable, et que le bruit de ce qui se passoit sembloit avoir attirée, leur devint suspecte. Aussi, en entrant à Altenbourg (Oudenbourg), on les arrêta et on les conduisit à Bruges avec une escorte de Flamands, dont ils n'eurent pas lieu de se plaindre. Là le conseil du Franc les interrogea séparément, et, comme il reconnut que c'étoient des jeunes gens que la seule curiosité de voyager amenoit, il leur fit dire par François Nansi, un des principaux capitaines de la bourgeoisie, qu'ils pouvoient voir la ville avec liberté, mais qu'ils feroient plus sagement de retourner chez eux. Nansi, qui étoit un homme poli, demanda civilement à de Thou des nouvelles de MM. Pithou et du Puy; ce qui donna lieu à de Thou de lui en demander à son tour de Hubert Goltzius, qui, quoique né dans la Franconie, s'étoit venu établir à Bruges, d'où il étoit alors absent.» Hubert Goltzius, aussi savant dans l'iconographie que dans l'étude de l'antiquité, avait mérité qu'on lui décernât au Capitole le titre de citoyen romain; la munificence de Marc Laurin lui permettait d'entreprendre de fréquents voyages en France, en Allemagne et en Italie «de sorte, dit Guichardin, que Goltzius estant de retour vers son Mécenas, à Bruges, porta un merveilleux thrésor, et, sans mentir, ceste entreprise est vrayement royale et digne de mémoire immortelle.» Pourquoi Jacques de Thou ne vit-il pas à Bruges Olivier de Wree plus connu sous le nom de Vredius? Mabillon a remarqué que c'est à Vredius que l'on doit l'édit du 16 juin 1575, par lequel le roi d'Espagne fixa le commencement de l'année au 1er janvier, ce qui avait déjà lieu en France depuis le règne de Charles IX. Jacques de Thou, historien laborieux et érudit, eût été digne d'entendre lire à Vredius quelques fragments de sa _Flandria Ethnica_, l'un des plus admirables travaux d'érudition qu'ait vus naître le seizième siècle. Vredius avait pour contemporains deux autres historiens qui travaillaient, comme lui, au bruit des ruines que multipliaient les révolutions, à retracer l'ancienne puissance de la Flandre. L'un, Pierre d'Oudegherst, dédiait ses recherches aux états, en les prenant publiquement à témoin «que tous nobles et bons esprits s'esjouyroient de trouver en leur pouvoir l'histoire d'un peuple tant renommé.» L'autre, Nicolas Despars, arrière-petit-fils d'un médecin de Charles VII, qui fut l'un des fondateurs de l'école de médecine de Paris, écrivait, dans la paisible obscurité du foyer domestique, pour instruire sa femme, issue des comtes de Flandre et avide de récits dont la gloire ne lui était pas étrangère. Jacques de Thou et ses amis admirèrent la beauté des bâtiments de Bruges, «qui semblent autant de châteaux et de palais, comme aussi le nombre de ses canaux et des ponts de pierre qui les traversent. La ville étoit assez mal peuplée, et l'on prétendoit que l'affront qu'y reçut l'empereur Maximilien il y a plus de cent ans, et dont il ne put se venger que lentement, en étoit la cause; car ce prince accorda de grands priviléges aux marchands d'Anvers, dont le commerce devint florissant, par la ruine de celui de Bruges, de sorte qu'il fut entièrement transporté dans le Brabant. De Bruges, ils se rendirent à Gand, ville célèbre par ses troubles domestiques, qui ont causé sa ruine. On peut encore juger de sa grandeur passée par l'état où elle est aujourd'hui.» A Anvers, Jacques de Thou vit les débris de la statue que s'était fait ériger le duc d'Albe, mais il fut heureux de se dérober à ces tristes images de l'oppression étrangère et des discordes civiles, en allant visiter les ateliers de Christophe Plantin, «où, malgré le malheur des temps, il trouva encore dix-sept presses d'imprimerie. Après avoir séjourné quelque temps à Anvers, ils songèrent à leur retour. Ils vinrent à Malines, et de là à Louvain. Ils convinrent que, tant pour la beauté que pour le nombre des colléges, Louvain ne cédoit en rien à Padoue. De Louvain, ils revinrent par Bruxelles, qu'ils trouvèrent dans une grande émotion. La veille, les états, comme de concert, avoient fait arrêter ceux du conseil royal, soupçonnés de favoriser le parti d'Espagne.» Cet important événement avait eu lieu le 4 septembre 1576. Peu de jours après, le seigneur d'Auxy et Michel De Backer recevaient des quatre membres et du conseil de Flandre la mission de traiter avec le prince d'Orange. Nieuport lui fut remis en gage; à ce prix, il consentit à rétablir les communications de la Flandre avec la Zélande, et à envoyer à Gand quelque artillerie et quelques enseignes d'infanterie, sous les ordres du colonel Tempel. Quoique les magistrats ne fussent pas d'avis de les laisser entrer dans la ville, le seigneur d'Assche, frère de François de Ryhove, leur fit ouvrir les portes. L'armée des états généraux, commandée par le comte de Lalaing, venait de mettre le siége devant la citadelle de Gand, où Antoine d'Avalos s'était enfermé avec une faible garnison et fort peu de munitions et de vivres. Dans ce danger pressant, don Ferdinand de Tolède et Jean de Vargas accourent à Alost, et l'on voit ces deux débris du fier gouvernement du duc d'Albe s'adresser avec d'humbles prières aux mercenaires insurgés, qu'ils pressent de marcher au secours de la citadelle de Gand, placer en quelque sorte en leurs mains toutes les espérances de la domination de Philippe II dans les Pays-Bas, et n'en recevoir qu'un insultant refus. Christophe de Mondragon tenta du moins de se porter de l'île de Zirikzee vers Gand, mais dès qu'il fut entré dans le pays de Waes, ses troupes, composées en majeure partie de Belges, l'abandonnèrent. Ce fut au bruit du canon de la citadelle que l'on ne craignait plus, que s'ouvrirent à Gand des conférences pour un vaste traité de confédération dirigé contre les Espagnols. Les diverses provinces y avaient envoyé leurs députés. Le clergé lui-même y comptait les siens; je citerai parmi les principaux représentants des états: l'évêque élu d'Arras, les abbés de Saint-Pierre, de Gand, et de Sainte-Gertrude, de Louvain, François d'Halewyn, et un professeur de l'université de Louvain, nommé Leonius. On remarquait, parmi ceux du prince d'Orange, Philippe de Marnix et Guillaume de Zuylen. Le prince d'Orange, qui depuis longtemps travaillait secrètement à accroître son parti dans les provinces méridionales des Pays-Bas, rappelait que le duc d'Albe avait méconnu tous leurs priviléges, et déclarait que son seul but, étranger à tout intérêt privé, était de les défendre et de les rétablir. Il écrivait au comte du Roeulx, qui conservait le titre de gouverneur de Flandre, bien que personne ne le respectât plus: «Monsieur, pour l'amitié que de tout temps nous avons eu par-ensemble, mesmes ayant esté de compaignie nourris à la chambre de feu l'empereur Charles de jeunesse, n'ay voulu laisser de vous escrire la présente, d'aultant plus qu'ayant veu quelque déclaration qui a esté faicte de par vous et les quatre membres de Flandres, tendantes à une généralle pacification des pays de par deçà, je me suis grandement réjouy de veoir la bonne affection que démontrez avoir au bien de la patrie; car, comme en toutes mes actions je me suis tousjours proposé ce mesme but, à sçavoir que, les estrangiers et perturbateurs du repos publicq estans retirés, le pays se peult remettre en son ancienne liberté, fleur et prospérité, j'estyme estre tenu de quelque estroicte obligation d'amitié et de service à ceux qui pourchassent le mesme desseing, qui est cause que je vous ai bien voulu prier très-affectueusement par ceste de vouloir tousjours continuer en ceste bonne volonté, de laquelle ne fauldrez à en rapporter une louange immortelle, et le pays par vostre moyen en tirera ung fruict incomparable.» C'est ainsi que le prince d'Orange flatte le comte du Roeulx, membre assez douteux du parti des états, qui a oublié, en prenant part au siége de la citadelle de Gand, que son père présida jadis aux travaux qui devaient la rendre l'effroi des rébellions futures. Voici comment il s'adresse au même moment à Jean d'Hembyze, qui cherche à relever l'édifice communal renversé en 1540, en lui donnant pour bases les ruines mêmes de la citadelle fondée par Charles-Quint: «Monsieur d'Embyse, vous voyés l'estat du pays et les belles occasions qui se présentent maintenant pour délivrer la patrie de la tyrannie qui jusques ores depuis longtemps l'a oppressée par l'insolence des estrangers, née et accreue par la trop grande patience des habitants. Vostre vertu vous exhorte, vostre prudence vous monstre ce que vous devrez faire en ce temps, par quoy n'est besoing de beaucoup de parolles. L'occasion est toujours accompagnée de repentance, si on la laisse eschapper, sans la prendre par le poil; elle n'a point de tenue par derrière et ne laisse après soy aucune compagnie que d'icelle repentance, qui la suit au talon: pour quoi, puisque ni l'affection, ni la vertu, ni le jugement ne vous manquent, je vous prieray d'embrasser ceste opportunité et vous employer en ceste conjointure, ainsy que tous gens de bien attendent, à vous faire joindre les autres de par delà. Le moyen est de se joindre avec vos voisins et confrères de Brabant, lesquels, s'ils sont abandonnés de vous autres, pourroyent tomber en grands inconvéniens, ou mesmes aussy attirer une ruine générale sur tout le pays, de laquelle tant s'en faut que Flandre soit exceptée, qu'elle payera le plus cher escot, tant pour estre la plus riche, comme pour avoir donné, en apparence, le commencement à ce feu, par ce qui s'est passé, mesme depuis neuf ou dix ans en çà et encor auparavant quand la conclusion de la retraite des Espagnols se print; ce qui demeure encore imprimé à la mémoire de ceux qui n'oubliront de faire une vengeance exemplaire du tort qu'ils pensent avoir reçeu. Il faut doncques ou se préparer à servir sur un eschaffaut à toute la postérité de misérable exemple de désunion mal-advisée, ou bien courageusement et unaniment repousser à ce coup la violence estrangère, qui ne se peut supporter sans infamie éternelle et entière ruine. En cela puisque, et pour vostre bonne prudence et pour le lieu que vous tenez en la république de Flandre, vous n'avez le pouvoir moindre que le devoir qui vous oblige à la patrie, je vous prieray à ceste fois monstrer les fruits de la vertu dont vostre bonne renommée a donné ferme espérance et certaine attente au coeur d'un chascun, et comme je me confie assez que ferez plus que ne vous en sauray requérir, je ne vous diray autre chose, sinon que, outre ce que je seray tousjours prest de vous seconder selon les moyens et occasions que Dieu me donnera, encor me trouverez-vous tousjours en vostre particulier prest de recognoistre le bien que ferez à la patrie commune comme celuy qui s'estime obligé à tous ceux qui taschent à la délivrance d'icelle, pour laquelle j'ay desjà tant travaillé et suis encor prest de le faire tant que l'âme me demeurera au corps.» Dans une autre lettre du 1er novembre 1576, le prince d'Orange ajoute: «Moy et les estas de Hollande et de Zélande n'avons jamais tendu à aultre but que de voir remis le pays de par deçà en bonne union et concorde et en son ancienne liberté et splendeur.» Sous l'influence de ces protestations fut conclu, le 8 novembre 1576, le traité si connu sous le nom de _pacification de Gand_. On y rappelait successivement que depuis dix années la prolongation des guerres civiles et la domination aussi orgueilleuse que cruelle des Espagnols avaient réduit le pays à une profonde misère; que, bien que la clémence du roi eût fait naître d'heureuses espérances, les soldats espagnols continuaient à opprimer et à ruiner de plus en plus ses pauvres sujets menacés d'une éternelle servitude; qu'ils ne cessaient de se mutiner, de piller les habitants des campagnes, d'assaillir hostilement un grand nombre de cités pour les dévaster et les brûler: ce qui avait forcé le conseil chargé du gouvernement des Pays-Bas à les déclarer ennemis du roi. Tels étaient aussi les motifs pour lesquels les états, déjà contraints par la nécessité à prendre les armes, s'unissaient dans une étroite alliance pour chasser les Espagnols et rendre au pays ses priviléges, ses coutumes et ses anciennes libertés, seules capables de rétablir son industrie et d'assurer la prospérité publique. Vingt-cinq articles réglaient les détails de cette alliance. Une assemblée des états généraux, semblable à celle qui avait eu lieu pour recevoir l'abdication de Charles-Quint, devait, aussitôt après que le but de cette confédération aurait été atteint, statuer sur toutes les autres questions pendantes. Jusque-là les rapports des diverses provinces devaient être libres. Une amnistie complète était proclamée, et il était convenu que les prisonniers seraient mutuellement relâchés. Trois jours après la pacification du 8 novembre, la garnison, qui avait vaillamment défendu la citadelle de Gand, capitula. Le traité de la pacification de Gand assura la domination du prince d'Orange, en affaiblissant de plus en plus celle du roi d'Espagne. Au moment où la pacification de Gand venait d'être publiée, deux courriers espagnols, qui avaient rapidement traversé la France, arrivaient dans le Luxembourg, la seule province qui fût restée à l'abri des progrès de l'insurrection. Un domestique more les suivait; mais dès qu'il eut franchi les frontières des Pays-Bas, il abandonna son déguisement et révéla son nom. Il n'était autre que don Juan d'Autriche, ce fils de Charles-Quint qui, bien que sans couronne, s'était montré le digne héritier de sa gloire à l'immortelle journée de Lépante. Don Juan trouva les choses dans la situation la plus déplorable: le parti espagnol était vaincu, et l'on pouvait redouter que son arrivée ne l'affaiblît de plus en plus en faisant prévoir d'autres rigueurs. Tous ses efforts tendirent à dissiper ces craintes, et, tandis que les états se liaient de nouveau par l'Union de Bruxelles du 9 janvier 1577, il appela près de lui leurs députés qui signèrent, le 12 février, l'édit perpétuel de Marche-en-Famène (tous les traités prétendent à une durée perpétuelle), où il confirmait, au nom du roi, la pacification de Gand, même dans ce que ses termes avaient de plus offensant pour la domination espagnole. Il espérait parvenir ainsi à séparer les états du parti du prince d'Orange. Montdoucet, ambassadeur de France à Bruxelles, suivait attentivement toutes les phases de ces troubles, afin de se créer quelques partisans en Flandre. Il voulait leur donner pour chef le duc d'Alençon, «qui, ayant un vray naturel de prince, n'aymoit qu'à entreprendre choses grandes et hazardeuses, estant plus né à conquérir qu'à conserver, lequel embrasse soudain cette entreprise qui lui plaist d'autant plus qu'il voit qu'il ne fait rien d'injuste, voulant seulement racquérir à la France ce qui lui estoit usurpé par l'Espagnol.» Ceci se passait au moment où la reine de Navarre, Marguerite de Valois, allait s'éloigner de la cour, divisée par les guerres civiles qui lui faisaient trouver un ennemi dans un frère dont elle était tendrement aimée. «Monsieur, dit un jour Montdoucet au duc d'Alençon, si la reyne de Navarre pouvoit feindre quelque mal à quoy les eaux de Spa peussent servir, cela viendroit bien à propos pour votre entreprise en Flandre, où elle pourroit faire un beau coup.»--Le duc d'Alençon adopta cet avis avec enthousiasme: «O reyne! dit-il à sa soeur, ne cherchez plus; il faut que vous alliez aux eaux de Spa; je vous ay veu quelquefois une érésipèle au bras, il faut que vous disiez que lors les médecins vous l'avoient ordonné, mais que la saison n'y estoit pas si propre, qu'à cette heure, c'est leur saison, et que vous suppliez le roy vous permettre d'y aller[12].» [12] MARG. DE VALOIS, l. II. Si Marguerite de Valois mérita par ses charmes que Ronsard la célébrât sous le nom de Pasithée, son esprit, plein de grâce et de finesse, n'était pas au-dessous de sa beauté: elle aimait d'ailleurs les plaisirs, les arts et les lettres, et nous ne suivons ici que les récits naïfs et élégants qu'elle dicta. Le roi de France, cédant aisément à ses désirs, avait envoyé un courrier à don Juan d'Autriche pour le prier de lui accorder les passe-ports nécessaires, et elle tarda peu à s'acheminer vers les Pays-Bas, où elle avait résolu de paraître avec l'éclat qui convenait à son rang. Sa litière à colonnes tout entourée de vitres, doublée de velours incarnat brodé d'or et ornée d'ingénieuses devises, était suivie de celles de la princesse de la Roche-Guyon et de madame de Tournon; puis venaient les filles d'honneur, montées sur des chevaux caparaçonnés, qui devançaient les carrosses occupés par le reste de la suite de la reine de Navarre. Partout où elle passa, elle reçut grand accueil. A Cambray, l'évêque, qui appartenait à la maison de Berlaimont, l'invita à une fête brillante. Elle y remarqua monsieur d'Inchy, gouverneur de la citadelle, dont la politesse contrastait fort avec la simplicité des moeurs flamandes, sujet constant des amères railleries de Marguerite de Valois. «La souvenance de mon frère ne me partant jamais de l'esprit, raconte-elle, je me ressouvins lors des instructions qu'il m'avoit données, et voyant la belle occasion qui m'estoit offerte pour lui faire un bon service en son entreprise de Flandre, cette ville de Cambray et cette citadelle en estant comme la clef, je ne la laissay perdre et employai tout ce que Dieu m'avait donné d'esprit à rendre monsieur d'Ainsi (d'Inchy) affectionné à la France et particulièrement à mon frère. Dieu permit qu'il me réussît, si bien que se plaisant en mon discours, il délibéra de me voir le plus longtemps qu'il pourroit et de m'accompagner tant que je serai en Flandre; et pour cet effect demanda congé de venir avec moi jusques à Namur où don Juan d'Autriche m'attendoit. Pendant ce voyage, qui dura dix ou douze jours, il me parla le plus souvent qu'il pouvoit, monstrant ouvertement qu'il avoit le coeur françois et qu'il ne respiroit que l'heur d'avoir un aussi brave prince que mon frère pour maistre et seigneur.» Le comte de Lalaing, gouverneur du Hainaut, qui s'était rendu à peu près indépendant dans sa province, attendait Marguerite à Valenciennes. Il ne résista pas mieux que le seigneur d'Inchy à son invincible ascendant. «Le comte de Lalain, écrit la reine de Navarre, ne pouvoit assez faire de démonstration du plaisir qu'il avoit de me voir là, et quand son prince naturel y eust été, il ne l'eust pu recevoir avec plus d'honneur. Arrivant à Mons, à la maison du comte de Lalain, où il me fit loger, je trouvay à la cour la comtesse de Lalain, sa femme, avec bien quatre-vingts ou cent dames du pays ou de la ville, de qui je fus reçue, non comme princesse étrangère, mais comme si j'eusse esté leur naturelle dame. Le naturel des Flamandes estant d'estre privées, familières et joyeuses, et la comtesse de Lalain tenant de ce naturel, ayant davantage un esprit grand et élevé, cela me donna soudain asseurance qu'il me seroit aisé de faire amitié estroite avec elle, ce qui pourroit porter de l'utilité à l'avancement du dessein de mon frère, cette dame possédant du tout son mary. Estant assises l'une auprès de l'autre, je lui dis qu'encores que le contentement que je recevois lors de cette compagnie se peust mettre au nombre de ceux qui m'en avoient plus fait ressentir, je souhaitois presque de ne l'avoir point receu pour le déplaisir que je recevrois, partant d'avec elle, de voir que la fortune nous tiendroit pour jamais privées du plaisir de nous voir ensemble; que je tenois pour un des malheurs de ma vie que le Ciel ne nous eust fait naître d'une même patrie: ce que je disois pour la faire entrer aux discours qui pouvoient servir au dessein de mon frère. Elle me répondit: Ce pays a été autrefois de France, et cette affection naturelle n'est pas encore sortie du coeur de la plupart de nous; pour moy, je n'ay plus autre chose en l'âme depuis que j'ai eu l'honneur de vous voir. Ce pays a été autrefois affectionné à la maison d'Austriche; mais cette affection nous a esté arrachée en la mort du comte d'Egmont, de monsieur de Horne, de monsieur de Montigny, et des autres seigneurs qui furent lors défaits, qui estoient nos proches parens et appartenans à la pluspart de la noblesse de ce pays. Nous n'avons rien de plus odieux que la domination de ces Espagnols et ne souhaitons rien tant que de nous délivrer de leur tyrannie, et ne sçaurions toutesfois comme y procéder, pour ce que ce pays est divisé à cause des différentes religions. Que si nous estions bien unis, nous aurions bientost jeté l'Espagnol dehors; mais cette division nous rend trop faibles. Que pleust à Dieu qu'il prist envie au roy de France, vostre frère, de racquérir ce pays qui est le sien d'ancienneté! Nous luy tendrions les bras.--Elle me disoit ceci à l'improviste, mais préméditément pour trouver du costé de la France quelque remède à leurs maux. Moy, me voyant le chemin ouvert à ce que je désirois, je luy respondis: Le roy de France mon frère n'est d'humeur pour entreprendre des guerres estrangères, mesmes ayant en son royaume le parti des huguenots qui est si fort que cela l'empeschera toujours de rien entreprendre au dehors; mais mon frère, monsieur d'Alençon, qui ne doit rien en valeur, prudence et bonté aux rois mes pères et frères, entendroit bien à cette entreprise et n'auroit moins de moyens que le roy de France mon frère de vous y secourir. Il est nourri aux armes et estimé un des meilleurs capitaines de nostre temps. Vous ne sçauriez appeler prince de qui le secours vous soit plus utile pour vous estre si voisin et avoir un si grand royaume que celui de France à sa dévotion, duquel il peut tirer et moyens et toutes commodités nécessaires à cette guerre; et s'il recevoit ce bon office de monsieur le comte vostre mari, vous pouvez vous asseurer qu'il auroit telle part à sa fortune qu'il voudroit, mon frère estant d'un naturel doux, non ingrat, qui ne se plaist qu'à reconnoistre un service ou un bon office receu. Il honore et chérit les gens d'honneur et de valeur, aussi est-il suivi de tout ce qui est de meilleur en France. Si monsieur le comte vostre mari est en cecy de mesme opinion que vous et de mesme volonté, qu'il advise s'il veut que j'y dispose mon frère, et je m'asseure que ce pays et vostre maison en particulier en recevra toute félicité. Que si mon frère s'establissoit par vostre moyen icy, vous pouvez croire que vous m'y reverriez souvent, estant nostre amitié telle qu'il n'y en eut jamais une de frère à soeur si parfaite. Elle receut avec beaucoup de contentement cette ouverture et me dit qu'elle ne m'avoit pas parlé de cette façon à l'adventure, mais voyant l'honneur que je luy faisois de l'aimer, elle avoit bien résolu de ne me laisser partir de là qu'elle ne me découvrît l'estat auquel ils estoient et qu'ils ne me requissent de leur apporter du costé de la France quelque remède pour les affranchir de la crainte où ils vivoient de se voir en une perpétuelle guerre, ou réduits sous la tyrannie espagnole, me priant que je trouvasse bon qu'elle descouvrît à son mari tous les propos que nous avions eus et qu'ils m'en pussent parler le lendemain tous deux ensemble: ce que je trouvois très-bon. Nous passasmes cette après-dînée en tels discours et en tous autres que je pensois servir à ce dessein, à quoi je voyois prendre grand plaisir.» Poursuivons le récit que nous a laissé la reine de Navarre: «Il tardoit à la comtesse de Lalain que le soir ne fust venu pour faire entendre à son mari le bon commencement qu'elle avoit donné à leurs affaires: ce qu'ayant fait la nuit suivante, le lendemain elle m'amena son mari qui me fit un grand discours des justes occasions qu'il avoit de s'affranchir de la tyrannie de l'Espagnol, en quoi il ne pensoit point entreprendre contre son prince naturel, sçachant que la souveraineté de Flandre appartenoit au roy de France. Il me représenta les moyens qu'il y avoit d'establir mon frère en Flandre, ayant tout le Hainaut à sa dévotion. L'ayant donc assuré de l'estat qu'il pourroit faire de l'amitié et bienveillance de mon frère, à la fortune duquel il participeroit autant de grandeur et d'authorité qu'un si grand et si signalé service receu d'une personne de sa qualité le méritoit, nous résolusmes qu'à mon retour je m'arresterois chez moi à la Fère, où mon frère viendroit, et que monsieur de Montigny, frère dudit comte de Lalain, viendroit traiter avec mon frère de cette affaire. Pendant que je fus là, je le confirmay et fortifiay toujours en cette volonté, à quoy sa femme apportoit non moins d'affection que moy. Et le jour venu qu'il me falloit partir de cette belle compagnie de Mons, ce ne fut sans réciproque regret et de toutes les dames flamandes et de moy, et surtout de la comtesse de Lalain, pour l'amitié très-grande qu'elle m'avoit vouée; je lui donnay un carquan de pierreries, et à son mari un cordon et enseigne de pierreries qui furent estimés de grande valeur, mais beaucoup chéris d'eux pour partir de la main d'une personne qu'ils aimoient comme moy.» En ce moment les intrigues de Marguerite ne devaient servir que les Espagnols. Sous prétexte de rendre honneur à la reine de Navarre, don Juan réunit les troupes qui n'avaient pas encore quitté les Pays-Bas, en même temps qu'il mandait à celles qui s'étaient arrêtées en Lorraine de se hâter d'y revenir. Il reçut Marguerite à Namur avec une pompe toute royale et fit dresser le lit de l'élégante princesse, nourrie des récits de l'Heptaméron, sous les trophées de la bataille de Lépante. Puis, lorsqu'il l'eut conduite jusqu'au bateau sur lequel elle devait suivre les bords riants de la Meuse, il demanda à visiter la citadelle qu'occupait le parti des états et s'en empara de vive force (24 juillet 1577). Avant le soir, la guerre avait succédé aux fêtes qui avaient marqué le lever de l'aurore. L'apparition du drapeau espagnol sur la citadelle de Namur en fut le signal: Berg-op-Zoom, Bois-le-Duc, Bréda tombèrent au pouvoir des troupes de don Juan, qui reprenaient l'offensive. Les états s'effrayèrent: ils ordonnèrent de presser la démolition des forteresses de Gand et d'Anvers, et réunirent une armée à Wavre. On les vit même proclamer le prince d'Orange _rewaert_ de Brabant, et envoyer à Londres le marquis d'Havré et Adolphe de Meetkerke, pour qu'ils réclamassent l'appui de la reine d'Angleterre. Cependant les états, regrettant déjà une détermination qui livrait à l'influence du parti de la réforme les provinces catholiques des Pays-Bas, chargeaient, presque au même moment, le sieur de Maelstede de se rendre secrètement à Vienne, pour y offrir le gouvernement à l'archiduc Mathias, frère de l'empereur Rodolphe II. Non-seulement ils cherchaient à tranquilliser les catholiques et à atténuer les conséquences de leur condescendance en faveur du prince d'Orange aussi bien que celles de leur hostilité vis-à-vis de don Juan; mais ils espéraient aussi s'assurer l'appui de l'Allemagne: la naissance de l'archiduc Mathias, qui était issu, aussi bien que Philippe II, de la dynastie des anciens souverains de la maison de Bourgogne, était un autre titre à leurs sympathies. Dès ce jour, deux partis se trouvent en présence dans la Flandre et dans les autres provinces: l'un, dévoué au prince d'Orange lors même qu'il accepte l'archiduc d'Autriche; l'autre, ne s'attachant à l'archiduc d'Autriche que pour éviter le prince d'Orange. Dans celui-ci figurait au premier rang l'un des prisonniers du 4 septembre 1576, Philippe de Croy, duc d'Arschoot, que les états avaient créé gouverneur de Flandre pour contre-balancer l'influence de Guillaume de Nassau. Les chefs du parti du prince d'Orange étaient, à Gand, Hembyze qui s'en détacha bientôt, Ryhove qui y resta constamment fidèle. Il était important d'agir sans délai. Ryhove se rendit secrètement à Anvers, où se trouvait le prince d'Orange. «Il faut, lui dit-il, que nous arrêtions le duc d'Arschoot avec ses prélats et ses nobles, et que nous les chassions honteusement.»--«Et qui vous appuiera?» interrompit Guillaume d'Orange. «Nos franchises et nos libertés que le peuple redemandera avec nous,» répondit Ryhove. Le prince d'Orange hésitait encore et craignait qu'un mouvement imprudent ne compromît son influence. Cependant le lendemain il envoya Marnix de Sainte-Aldegonde annoncer à Ryhove qu'il était libre d'agir. Marnix ne connaissait point Ryhove; il se trompa et s'adressa à Jean Van Royen, bourgmestre de Termonde. Quelques menaces assurèrent toutefois son silence, et Ryhove partit pour Gand, accompagné du sieur de Dolhain, agent secret du prince d'Orange, chargé d'observer tout ce qui se passerait. Dès qu'Hembyze apprit ce qui avait été résolu à Anvers, il se dirigea vers l'hôtel-de-ville. Là, il demanda publiquement et à haute voix au duc d'Arschoot qu'il rendît à la ville de Gand ses anciennes chartes confisquées par Charles-Quint, dont le texte avait été lu publiquement le 18 octobre. Le peuple salua sa voix de nombreuses acclamations et prit tumultueusement les armes. Les magistrats employèrent tous leurs efforts pour l'apaiser, et ils venaient à peine d'y réussir, lorsque, vers les quatre heures du soir, Ryhove arriva aux portes de Gand. Il trouva, contre son attente, la paix rétablie, mais il comprenait bien que, dans l'entreprise qu'il avait formée, il fallait marcher en avant, que ce fût vers la victoire ou vers la mort. Il répéta dans les rues ce qu'Hembyze avait dit à l'hôtel-de-ville: «Souvenez-vous de vos anciennes franchises, souvenez-vous de vos pères qui les ont toujours si vaillamment défendues!» Puis il courut au Princen-Hof, qu'habitait le duc d'Arschoot, suivi de ses amis qui allumèrent, en poussant de grands cris, un feu de paille devant le palais, comme s'il eussent voulu l'incendier. Ce qu'il avait prévu arriva: le duc d'Arschoot, effrayé, fit ouvrir les portes et fut aussitôt conduit prisonnier à la maison de Ryhove, où l'on amena successivement les seigneurs de Rasseghem, de Sweveghem, d'Eecke, de Mouscron, le grand bailli de Gand, les évêques de Bruges et d'Ypres, Jacques Hessele, président du conseil de Flandre, le bailli d'Ingelmunster et plusieurs autres personnages influents (28 octobre 1577). Peu de jours après, Jean d'Hembyze prononça, en présence d'une assemblée nombreuse présidée par les échevins des deux bancs, l'apologie de ces violences, effort assez inutile pour associer tardivement la justice et la raison à des actes qui s'accomplissent toujours sans qu'on songe à les consulter. Le duc d'Arschoot réussit seul à obtenir sa liberté: son rang et la crainte de provoquer les hostilités des états y engagèrent Ryhove et Hembyze. En même temps, ils organisaient avec soin une autorité qui n'était fondée que sur le succès fortuit d'une émeute douteuse. Ils levaient des soldats et cherchaient à faire accepter leur alliance à Bruges, à Ypres, à Audenarde et dans les autres villes de la Flandre, et même à Anvers et à Bruxelles. Lorsque l'archiduc Mathias arriva précipitamment à Anvers le 2 novembre 1577, toutes les promesses qu'on lui avait faites, s'étaient évanouies, et il ne lui resta d'autre dédommagement que les vains honneurs dont le prince d'Orange l'entoura d'autant plus volontiers qu'il le craignait moins. En effet, Mathias ne reçut le gouvernement général des Pays-Bas qu'avec le prince d'Orange pour lieutenant et à de telles conditions qu'il ne devait pas jouir de la moindre autorité. «L'archiduc Mathias, dit Jean de Taxis, ne fut que le greffier du prince d'Orange.» Les états réunis à Bruxelles continuaient à flotter entre les divers partis qu'ils renfermaient dans leur sein. Par une proclamation du 7 décembre 1577, ils déclarent, au nom de Philippe II, don Juan d'Autriche coupable du crime de rébellion. Dix jours après, ils inaugurent l'archiduc Mathias dans le gouvernement des Pays-Bas. Un mois plus tard ils signent, à Bruxelles, un traité qui porte qu'ils ne prendront aucune décision et n'entameront aucune négociation sans le consentement de la reine d'Angleterre. Le prince d'Orange exerce seul une vaste influence, qui s'élève de plus en plus en présence de la faiblesse et de l'hésitation persévérante du parti des états. Sa puissance se révèle à tous les regards lorsqu'il fait son entrée à Gand le 29 décembre 1577. Jamais sa popularité n'a été plus grande. Il affecte la modération en ordonnant, au nom de l'archiduc Mathias, la délivrance des prisonniers retenus par les amis de Ryhove, en même temps qu'il leur dicte un secret refus; il blâme les excès de Ryhove dans une lettre aux magistrats d'Ypres, et c'est ce même Ryhove qu'il charge d'une mission auprès d'eux: les catholiques invoquent sa protection et le croient fidèle à la foi de ses pères, bien qu'il ait épousé une religieuse de Jouarre, qui porte encore le costume de son abbaye; les bannis auxquels il a rouvert les portes de leur patrie, le saluent surtout avec de longs et vifs transports d'enthousiasme; ils se donnent le nom de _patriotes_: il leur a été permis de créer, à côté de l'autorité régulière des magistrats, l'autorité rivale d'une antimagistrature démocratique de tribuns ou défenseurs du peuple, et souvent l'un d'eux, s'approchant du prince d'Orange au milieu de son brillant cortége, lui offrait un gobelet écumant de bière en lui criant: «A toi, Guillaume de Nassau!» Le prince d'Orange répondait en déclarant qu'il était prêt à répandre jusqu'à la dernière goutte de son sang pour défendre la cause nationale, et il n'était aucune de ses paroles qui ne fût saluée «des applaudissemens de ce peuple, lesquels, dit Renom de France, furent si grands et extraordinaires que jamais comte de Flandre n'en reçut de semblables.» La dictature du prince d'Orange fut bientôt acceptée dans toute la Flandre. Le 26 mars 1578, Ryhove parvint à se faire livrer l'une des portes de Bruges. Il se rendit aussitôt au bourg et nomma de nouveaux magistrats parmi ses plus zélés partisans. Ypres, Audenarde, Courtray et d'autres villes partagèrent le sort de Bruges. Pendant quelque temps la paix publique fut maintenue; mais l'influence des Gueux, qui entouraient Ryhove et ne le dominaient que trop souvent, la troubla bientôt. Dès le 3 mai, les gentilshommes catholiques de Bruges s'étaient vus réduits à escorter, l'épée à la main, la procession du Saint-Sang, de crainte qu'elle ne fût exposée à des insultes. Peu de jours s'écoulèrent sans que leurs craintes de violences anarchiques se justifiassent. Les prêches se multipliaient. Les séditieux envahirent l'église de Saint-Sauveur; ses pieuses images furent détruites; les ornements de ses autels furent renversés: on jeta à terre les écussons des chevaliers de la Toison d'or appendus à ses voûtes, et ce fut de là que les pillards, proférant des chants de triomphe, se dirigèrent vers le monastère des Carmes, où, à défaut de butin et de riches dépouilles, ils saisirent quelques pauvres religieux, humbles et obscurs enfants du peuple qu'ils secouraient chaque jour par leur charité et leur dévouement. Le 26 juillet, un bûcher s'éleva sur la place du bourg. Trois de ces moines y furent conduits et livrés aux flammes. Les Pays-Bas s'étaient soulevés contre le duc d'Albe au récit des auto-da-fé de Valladolid et de Séville: c'était au milieu de la seconde cité de la Flandre que la réforme allumait les siens. Un édit des magistrats condamna les autres moines à un bannissement immédiat. Ils ordonnèrent également que toutes les images qu'on trouverait dans les églises, seraient enlevées et qu'à l'avenir on ne célébrerait plus les dimanches: des soldats devaient employer la force pour obliger les marchands à tenir leurs boutiques ouvertes tous les jours. Les états, auxquels les bourgeois de Bruges adressèrent leurs remontrances, ne pouvaient rien. Leur armée avait été complètement défaite par celle de don Juan, le 31 janvier, à la bataille de Gembloux, et dans l'effroi que leur inspiraient les représailles des Espagnols, la protection de l'archiduc Mathias ne leur paraissait déjà plus suffisante. La reine d'Angleterre s'était empressée d'offrir une armée d'Allemands soldée à ses frais et placée sous le commandement du duc palatin Casimir. Des députés des états se rendirent à Londres; ils y poursuivirent d'autres négociations et se montrèrent même disposés à remettre à Élisabeth Gravelines, Nieuport, Utrecht et les ports de la Hollande. Henri III apprit avec inquiétude qu'il était question de céder aux Anglais le rivage des Pays-Bas jusqu'aux portes de Calais qu'ils espéraient bien reconquérir tôt ou tard, et, dans une dépêche adressée au seigneur de Castelnau, son ambassadeur à Londres, il l'exhorta vivement à persuader aux députés des états de renoncer à leur projet, qui eût engagé de plus en plus l'Angleterre «à prendre pied en terre ferme, sans autre respect que de faire ses affaires aux despens de qui que ce soit.» Pour les en détourner, il leur fit offrir indirectement par le duc d'Alençon l'appui de la France à des conditions bien plus désintéressées. Le comte de Lalaing, complètement dévoué à Marguerite de Valois et à son frère, servait d'intermédiaire dans cette négociation; elle réussit d'autant plus aisément que les états, apprenant que l'armée du prince Casimir devait être beaucoup plus considérable qu'ils n'en avaient eux-mêmes exprimé le désir, craignaient déjà qu'Élisabeth ne leur eût donné un gouverneur des Pays-Bas dans le duc palatin et que cette armée libératrice ne leur apportât des chaînes. De là, un rapprochement des états vers la France, nouveau revirement dans une époque si agitée et si confuse. «Tout donnoit sujet, dit Renom de France, aux voisins jaloux et désireux de nouveaulté, de se fourrer à travers pour aider à brouiller les cartes soubs espoir de pescher en eau trouble. Monsieur le duc d'Alençon, poussé d'une légèreté françoise excitée par le prince d'Orange et de l'inclination de son jeune âge, fut le premier qui joua ce rollet, car il exhorta les estats à tenir ferme, leur offrant son assistance et secours, donnant à cognoistre (soubs main) ce faire du sceu et autorisation du roi très-chrétien.» Le duc d'Alençon intervint d'abord très-timidement. Il feignit de professer pour l'autorité du roi d'Espagne autant de respect que les états eux-mêmes, protestant «qu'il avoit prins les armes pour la défense des peuples oppressés par les tyranniques déportemens de mauvais officiers et pour faire qu'ils retournassent en l'obéyssance de leur prince, avec la conservation des anciens priviléges des pays, lesquels pour la pluspart avoient esté autresfois octroyés par les princes du sang royal de France.» Au même moment, Henri III recevait l'ambassadeur de la reine d'Angleterre, chargé de lui annoncer «qu'elle estoit résolue de mettre peine pour empescher le duc d'Anjou d'aller au secours des estats des Pays-Bas;» mais il lui répondit «que ladite entreprise de Flandre ne lui estoit nullement agréable, et que, si elle se faisoit, ce seroit à son très-grand regret et contre sa volonté.» Quelques semaines plus tard, il envoya à Londres le sieur de Rambouillet, capitaine de ses gardes, pour qu'il réitérât les mêmes protestations en présence d'Élisabeth, qui ne croyait pas à leur sincérité. L'ambassadeur de Henri III au camp espagnol déclarait aussi que son maître était étranger aux desseins du duc d'Alençon. «Monsieur, lui répliqua don Juan, c'est chose de pernicieux exemple pour les rois de nourrir et soustenir rébellion.» L'expédition du duc d'Alençon soulevait des questions importantes au point de vue du droit des gens. Était-elle légitime ou utile? Si la politique la conseillait, la morale et la bonne foi pouvaient-elles l'approuver? Les amis du duc d'Alençon insistaient surtout sur l'importance que la conquête de la Flandre présentait pour la monarchie française: «Si jadis les Romains n'estimèrent aucune de leurs victoires si honorable comme d'avoir pu remettre sus la liberté de la Grèce et en chasser les tyrans, et si en effet l'industrie des peuples des Pays-Bas, avec l'aveu de tous, ne s'approche pas peu du mérite des anciens Grecs, sans doute il devroit sembler avec bonne raison que nos roys ne pouvoient entreprendre rien de si louable que de les secourir et de les maintenir en leurs anciens priviléges et franchises. Or, il y a plus, sans parler de la grandeur de nos roys qui, ayans gaigné la dévotion de ces pays-là, n'auroient aucunement à craindre tout le reste de l'Europe ensemble, ce que m'accorderont ceux qui ont vu combien toute ceste marche est peuplée d'hommes actifs et industrieux, de villes très-belles, grandes et fortes, et qui ont remarqué le nombre des ports et havres remplis en tout temps de vaisseaux que le traffic de l'estranger y amène, et en somme les commodités et aisance pour le commerce de toute l'Europe si grande qu'il semble ce pays y estre adonné de soy et comme destiné pour rendre très-grand et puissant celuy qui, en estant seigneur, se rendroit juste et doux en ses commandemens, Monsieur, comme fils et frère de roy, peut de soy entreprendre une guerre... C'est une douce animosité de délivrer d'une misérable servitude plusieurs provinces qui ont esté des plus florissantes de l'Europe.» Le duc d'Alençon était arrivé le 10 juillet à Mons, chez le comte de Lalaing, qui l'accueillit avec d'autant plus de joie qu'il était également jaloux de don Juan et du prince d'Orange. Ce fut de Mons que le duc d'Alençon adressa à don Juan un défi pour un combat singulier, qui ne fut point accepté; en même temps il envoyait près des états généraux quelques-uns de ses conseillers qui conclurent, le 13 août, un traité par lequel les états, tout en faisant des réserves pour l'autorité déléguée à l'archiduc Mathias et pour leurs alliances avec Élisabeth, décernaient au prince français, en échange de la promesse d'un secours important, le titre pompeux de _défenseur de la liberté belgique_. Le prince d'Orange eut toutefois assez d'influence pour neutraliser de nouveau l'effet de cette négociation. De même qu'il s'était mis à la place de l'archiduc d'Autriche comme son lieutenant, il amena les états à demander Lanoue comme lieutenant du duc d'Alençon. Lanoue était huguenot et dévoué au prince d'Orange. Lorsque le duc palatin Casimir, appelé de l'Allemagne par Élisabeth, arriva aux Pays-Bas, il trouva l'autorité supérieure déjà confiée à l'archiduc Mathias et au duc d'Alençon, et il se retira à Gand pour montrer combien il était mécontent de la conduite des états: mais, loin de relever son influence, il ne réussit qu'à y compromettre le nom de la reine d'Angleterre. Quatre factions et quatre armées se partageaient les Pays-Bas, quand un nouveau parti se forma: celui des _malcontents_. Il se composait des nobles qui, condamnant à la fois les dévastations impies des Gueux et la faiblesse des états, voulaient rétablir la paix par leur propre puissance et sans exposer le pays aux vengeances des Espagnols. Au milieu de ces divisions sans nombre et sans limites, don Juan d'Autriche, privé de tout renfort qui lui permît de profiter de ses victoires ou même de conserver ses positions en présence des armées réunies du duc d'Alençon, du prince Casimir et des états, fortes de cinquante mille hommes, s'abandonnait à un sombre désespoir. Don Juan avait reçu de son père ce sentiment de supériorité que le vulgaire nomme l'ambition et qui chez les grands génies n'est autre que l'amour de la gloire. A l'âge où Charles-Quint triomphait à Pavie, il avait vaincu à Lépante et avait dompté, comme lui, les corsaires africains. Après avoir songé, disait-on, à fonder un empire à Carthage, il avait rêvé la conquête de l'Angleterre et l'hymen de Marie Stuart, qu'il n'eût délivrée de sa prison que pour lui remettre le sceptre de la fille adultérine d'Anne Boleyn; mais Marie Stuart devait lui porter malheur aussi bien qu'à son neveu don Carlos. Soit qu'il eût été atteint d'une épidémie qui régnait dans son camp, soit qu'une intelligence trop ardente eût rapidement usé le corps qu'elle animait, il expira le 1er octobre 1578, à peine âgé de trente-deux ans, au milieu d'une fièvre violente, où il appelait à haute voix ses capitaines et leur promettait de nouvelles victoires, alors qu'ils pleuraient déjà sa mort. Son dernier voeu avait été d'être enseveli près de Charles-Quint. Le prince de Parme, qui était arrivé depuis quelques mois au milieu de l'armée espagnole, en prit aussitôt le commandement. Quatre jours après la mort de don Juan, au moment même où cette triste nouvelle se répandait de toutes parts, Ryhove tenta un grand effort contre les Malcontents qui s'étaient emparés de Menin, de Bailleul et de Poperinghe et qui menaçaient Courtray; mais, avant de s'éloigner de Gand, il résolut d'affermir son autorité par quelque exemple terrible de la force dont elle disposait, et ce fut parmi les prisonniers du 28 octobre 1577 qu'il choisit deux victimes. La première que désigna sa haine, fut Jacques Hessele, qui s'était rendu célèbre par sa sévérité entre tous les membres du conseil des troubles, et qui devait expier, par un inique supplice, tant d'iniques supplices par lui ordonnés; l'autre était Jean De Visch, bailli d'Ingelmunster, qui avait, disait-on, exercé de regrettables rigueurs à Ypres. Ryhove les fit monter sur un chariot, et, dès qu'ils furent sortis de la ville, il les fit pendre à des arbres, sans autre forme de procès, puis il continua sa route (4 octobre 1578). Jacques Hessele avait une longue barbe blanche; elle servait de risée à ses bourreaux. «Sachez bien, s'écria-t-il, que jamais vos cheveux ne blanchiront: la violence ne saurait durer.» Ceux qui le mirent à mort, se partagèrent quelques mèches sanglantes tombées de son front, triste trophée qui ne rappelait que la malédiction d'un vieillard. Ryhove et Hembyze commençaient à se croire assez puissants pour se séparer ouvertement du parti des états; certains de l'appui du duc palatin Casimir, ils refusèrent de payer la quote-part de la Flandre dans les impôts votés par les états généraux et d'adhérer à la paix de religion qui venait d'être proclamée à Anvers. Les désordres et les pillages avaient recommencé à Gand et dans toute la Flandre. «Le prince Casimir, dit Renom de France, autorisa par ses forces et présence toute la furie des hérétiques et du menu peuple par le saccagement des églises, en quoi ce prince allemand receut sa part, car des vases sacrés il fit forger de la monnaie, et non content courut piller le plat pays et plusieurs bons monastères de Flandres avec telle violence, qu'il n'est resté en plusieurs lieux nulle marque de l'antiquité et dévotion de nos prédécesseurs.» Lanario raconte les même faits: «Les Gantois qui avaient saccagé les temples et emporté les saints vases, firent une somme d'argent des calices et la donnèrent au Palatin. L'or et l'argent sacré ne paraissaient plus qu'en leur monnaie, comme les cloches ne sonnaient plus qu'en leurs canons.» Le célèbre Hubert Languet, qui se trouvait alors à Gand avec le duc Casimir, écrit lui-même: «Les Gantois se livrent à tant de désordres, que je crains de voir se dissoudre l'union des états.» Le prince d'Orange, toujours hostile aux partis extrêmes, se hâta d'intervenir avec sa haute influence. Ryhove subit ses conseils et fut l'un de ceux qui opinèrent pour que l'on cédât au voeu des états qui demandaient que l'on rendît quelques églises au culte catholique; mais Hembyse et Dathenus repoussaient toute transaction, comme un témoignage de faiblesse. Une émeute éclata: ce fut le triomphe de Ryhove. Hembyze fut un instant retenu prisonnier. Dathenus s'enfuit à Bruges (18 novembre 1578). Peu de jours après, le prince d'Orange arriva à Termonde (22 novembre 1578). Après avoir conféré avec les députés de Gand, entre lesquels se trouvaient Jean d'Hembyze, Gilles Borluut, Jean Damman et Josse Triest, il les accompagna à Gand, où il engagea les magistrats à ne pas rompre l'union des provinces. L'ambassadeur d'Angleterre, Davidson, de concert avec lui, réprimanda vivement le duc Casimir de sa conduite inconsidérée, et pressa également les Gantois de contribuer, comme les autres villes des Pays-Bas, aux frais de la guerre avancés par la reine Élisabeth, en s'obligeant pour leur part qui s'élevait à quarante-cinq mille livres sterling. Tandis que les Gantois acceptaient la paix de religion, le duc Casimir s'embarquait pour l'Angleterre afin d'aller s'excuser de sa faiblesse et de son incapacité. «Je vois bien, mon cousin, se contenta de lui dire Élisabeth, que vos troupes ne veulent pas de mon argent et que vous n'avez pas exécuté votre engagement d'amener avec vous des hommes de guerre, car l'on ne saurait donner ce nom à ceux qui vous ont accompagné.» Et elle le renvoya en Allemagne. Vers la même époque, le duc d'Alençon, mécontent des états, qui voulaient le reléguer à Ath, quittait les Pays-Bas, après avoir déclaré qu'il savait qu'on l'accusait de songer à s'emparer de vive force des villes de Flandre, mais que loin d'avoir formé ce projet, il restait complètement dévoué au parti des états, et que c'était à son grand regret qu'il se voyait réduit, par les troubles qui agitaient la France, à y rentrer immédiatement. Les états répondirent par des protestations aussi pompeuses que celles qui avaient successivement été adressées à l'archiduc Mathias et au prince Casimir. La paix de religion, déjà proclamée à Gand, l'avait été également à Bruges et dans la plupart des autres villes. Elle attribuait à chaque religion l'exercice public et paisible de son culte. Sous sa bienfaisante influence, les troubles se calmèrent, et plus ce repos fut court, plus il mérita de regrets. Le pouvoir des états s'affaiblissait de jour en jour. Le 29 janvier 1579, les provinces de Gueldre, de Zutphen, de Hollande, de Zélande et de Frise signèrent l'Union d'Utrecht, moins remarquable par les clauses qui y étaient insérées que parce que cette première tentative de se séparer des états généraux devait être la base de la liberté politique de ces provinces. Le prince d'Orange fit approuver l'Union d'Utrecht par les magistrats de Gand et par ceux des autres villes de Flandre. Autre confédération, non moins hostile aux états, quoique d'une tendance tout opposée. Le 6 janvier (vingt-trois jours avant l'Union d'Utrecht), les provinces d'Artois et de Hainaut s'allient dans le triple but de protéger la religion catholique, de conserver l'obéissance au roi et de maintenir les conventions de la pacification de 1576. Le vicomte de Gand, commandant de la cavalerie des états et gouverneur d'Artois, se rallie à ce parti, et le 7 avril le baron de Montigny, chef des Malcontents, déclare également dans l'assemblée des états d'Artois qu'il veut rester fidèle à Philippe II, en s'appuyant sur la pacification de Gand et sur l'édit de Marche-en-Famène pour rétablir la paix et assurer le départ des soldats étrangers. Le prince de Parme se hâte de profiter de ces symptômes favorables. Il renouvelle les engagements pris par don Juan d'Autriche et promet que, six semaines après l'acceptation de la paix par les diverses provinces, toutes les troupes espagnoles quitteront les Pays-Bas. Cependant le parti de Jean d'Hembyze avait repris le dessus à Gand. Quand, au mois de janvier 1579, le prince d'Orange tenta de faire transférer à Cologne les prisonniers du Princen-Hof, Jean d'Hembyze ne voulut point permettre qu'ils fussent conduits hors des Pays-Bas. Peu après, le 28 février, l'archiduc Mathias ordonne de les envoyer à Berg-op-Zoom et écrit à Ryhove de se conformer à cette décision, «puisque par délibération du conseil comme dessus et advis de nostre bon cousin le lieutenant-général le prince d'Orange, l'avons trouvé ainsy convenir.» Mais les amis de Jean d'Hembyze se réunissent de nouveau «pour empeschier la sortie des prisonniers, alléguans pour leur raison que leur présence renforçoit la ville de vingt mille hommes, et que, s'ils estoient partis, ils se trouveroient incontinent assiégés par les soldats wallons, à quoy le prince d'Orange auroit respondu que au contraire ils seront de vingt mille hommes plus forts après que les prisonniers seront partis, dont faisoit foy Charles Ve de ce nom, de glorieuse mémoire, lequel n'eust aulcun repos jusques après avoir délivré de prison le duc de Saxe.» Cette fois, l'intervention du prince d'Orange fut inutile. Les prisonniers ne furent conduits ni à Cologne ni à Berg-op-Zoom; ils restèrent au Princen-Hof. L'évêque d'Ypres, illustre ami du comte d'Egmont, y occupait l'appartement où avait été élevé Charles-Quint. La réforme succédant à Philippe II, qui avait fait décapiter les vieux serviteurs de son père, avait changé ses palais en prisons pour les défenseurs de sa dynastie et même pour des hommes qui avaient accompagné, jusque sur l'échafaud, les victimes du duc d'Albe. Chaque jour on voyait se multiplier les vexations dont les prisonniers étaient depuis longtemps l'objet. Il suffit d'en citer une seule; le 4 avril, le secrétaire de Ryhove leur présenta un compte assez élevé qui contenait, entre autres articles, ceux qui suivent: «Le duc d'Arschot, accompagné de messieurs de Raisseghem, Mouscron, Seweveghem, etc., ont brûlé du bois et chandelles de la maison du sieur de Ryhove _avec leur garde_, pour la somme de 60 livres tournois. «Ledict sieur de Ryhove a payé à Anvers avec ses gens sollicitans les affaires de messieurs de Raisseghem, Sweveghem, l'évesque de Bruges, l'évesque d'Ypre, etc., la somme de 430 livres tournois.» Les prisonniers protestèrent dans un mémoire qui fut remis par le bâtard de Rommerswalle. «Ryhove l'ayant reçeu dans la maison eschevinale ainsy qu'il sortoit de la chambre avecq Josse d'Hembyse, y rentra de rechief pour le lire, et sans y faire un long séjour, retournant fort eschauffé et altéré au visage, chargea ledict Rommerswalle de dire aux prisonniers qu'il leur présenteroit bien tost le vin, mais ce seroit sans boire ni manger.» On racontait que l'on avait aussi entendu la fille de Ryhove, mariée au seigneur de Mortagne, dire tout haut «que plus tost que les prisonniers sortissent, elle-même leur couperoit la gorge.» Les échevins firent prier les prisonniers de ne pas mécontenter Ryhove. Pour se rendre compte de l'effroi qui régnait à Gand, il faut rappeler qu'une nouvelle sédition, non moins furieuse que celles de 1566, y avait éclaté le 9 mars. Les Gueux avaient envahi tous les lieux où le culte catholique venait d'être rétabli et y avaient arraché les prêtres de la chaire et de l'autel. Jean Bette, Josse Triest, Philippe de Grutere et d'autres honorables bourgeois qu'ils y trouvent livrés à la prière, voient leurs jours menacés. Les Gueux veulent renverser jusqu'aux pierres qui racontent la puissance de la Flandre et le génie de ses architectes inspirés par la foi ardente des siècles du moyen-âge. Ils commencent à démolir successivement l'église de Saint-Pierre, si célèbre entre toutes celles de la Flandre, celles de Saint-Martin d'Ackerghem et de Sainte-Catherine de Wondelghem, et leurs mains sacriléges renversent en même temps les mausolées des cimetières. L'une des tombes brisées à Wondelghem renfermait les restes du père et de la mère de Ryhove, mais Ryhove ne put rien pour les protéger contre des fureurs qu'il avait lui-même pris plaisir à exciter, et ils furent abandonnés aux vents et aux oiseaux du ciel. Le 15 mai 1579, on résout dans une assemblée des échevins et des notables de Gand que si la paix ne se fait point à Cologne, «lesdits de Gand renonceront à la souveraineté du roi d'Espaigne avecq promesse de n'entrer jamais dans aulcun contrat de réconciliation que par commun advis de tous les confédérés d'Utrecht; que au mestier de Gand ne s'admettra l'exercice d'autre religion que de la réformée; que tous magistrats des chastellenies et plat pays seront abolis et annexés aux villes, et sera faict de tous deux un corps hors duquel sera choisy et créé tel magistrat que conviendra; que l'on advisera sur l'égalité des contributions avecq les autres villes et provinces de l'union d'Utrecht; que l'on formera ung corps de conseil pour le quartier de Gand pour résoudre et deffinir toutes matières d'estat, police et guerre; qu'il y aura six électeurs pour renouveler la loy, dont deux prins hors la commune et général peuple, respectivement bons patriotes, le tout sans préjudice des droits, coustumes et priviléges; au contraire.» Progrès du parti des Malcontents. Le comte d'Egmont entra à Bruxelles et se retira après s'être retranché, le 5 juin 1579, sur la place du Marché, aux mêmes lieux où à pareil jour le roi d'Espagne, dont il essayait de rétablir l'autorité, avait fait mourir son père. Le comte d'Egmont répara cet échec en s'emparant peu de jours après de Ninove. Dix jours après la malheureuse tentative du comte d'Egmont, les prisonniers du Princen-Hof (l'arrestation de Champagny à Bruxelles a accru leur nombre) parviennent à s'évader par un escalier secret que connaît seul le seigneur d'Erpe, car «il se ressouvient que au temps qu'il avoit esté page et que la reine de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, avoit esté logée dans cette maison, il avoit esté par cette mesme montée au quartier des dames.» Ils gagnent heureusement les portes de la ville, mais leurs inquiétudes se renouvellent quand ils n'aperçoivent pas les chevaux sur lesquels ils comptent. L'évêque de Bruges marche difficilement. Dès qu'il a fait une lieue, il déclare qu'il lui est impossible de continuer, et il faut se résoudre à le laisser à Mariakerke, dans une maison où ses compagnons trouvent un guide qui les conduit chez le bailli de Lovendeghem. Après s'être quelques moments reposés dans un bois, ils poursuivent leur route vers Lootenhulle et de là vers Caneghem, en passant près du château de Poucke. Cependant la faim et la fatigue les réduisent à s'arrêter dans un pauvre cabaret qui s'offre à leurs regards. L'enseigne du _Princen-Hof_ qu'il porte, leur paraît toutefois de mauvais augure, et à peine s'y sont-ils assis pour dîner d'oeufs, de pain et de lait, qu'ils croient reconnaître autour d'eux quelques soldats déguisés. Ils s'éloignent aussitôt, mais leurs terreurs s'accroissent à chaque pas. Un de leurs guides les abandonne; plus loin ils découvrent entre les arbres des hommes inconnus qui semblent les attendre. Ils se détournent et s'engagent précipitamment dans un autre chemin, quand ils entendent retentir derrière eux le cri: «Tuez les traîtres!» L'évêque d'Ypres et les seigneurs d'Ecke et de Champagny sont saisis et reconduits à Gand avec l'évêque de Bruges, dont l'asile est révélé par le guide de Mariakerke. Plus agiles ou plus heureux, les seigneurs d'Erpe et de Rasseghem se dérobent par la fuite à leurs ennemis et parviennent à atteindre Roulers, où ils sont rejoints le lendemain par François de Sweveghem, qui est resté pendant vingt-quatre heures caché dans les blés. De nouvelles insultes attendaient à Gand les fugitifs, qui vinrent y reprendre leurs chaînes. Ils n'échappèrent peut-être au dernier supplice que grâce à une lettre du baron de Montigny, qui menaça les magistrats de Gand de représailles, si l'on traitait les prisonniers «aultrement que leur qualité mérite.» Les désordres qui agitaient Gand, s'étaient reproduits à Audenarde et à Termonde. A Bruges, les magistrats avaient convoqué les bourgeois, le 27 juin, pour leur faire accepter l'Union d'Utrecht. Ils s'étaient assurés de l'assentiment des doyens des métiers; mais les bourgeois refusèrent avec énergie d'imiter leur exemple. «L'Union d'Utrecht, disaient-ils, garantit la liberté de religion; pourquoi, à peine est-elle signée, que déjà l'on a chassé d'Utrecht les prêtres catholiques? Si nous voulons conserver la religion de nos pères, il faut que nous repoussions de toutes nos forces des propositions dictées par la mauvaise foi.» Mouvement catholique à Bruges. Jérôme De Mol est proclamé capitaine de la ville; on arrête l'un des bourgmestres du Franc, Noël de Caron, chez qui l'on trouve une lettre par laquelle le prince d'Orange l'exhorte à lui faire donner le gouvernement de la Flandre. Tous les bourgeois prennent les armes, mais la porte d'Ostende est livrée pendant la nuit à huit enseignes écossaises du régiment de Balfour, qui fait arrêter Jérôme De Mol au moment où il cherche à traverser les fossés de la ville. Balfour était célèbre par sa cruauté et ses pillages; son nom devait passer au dix-septième siècle à l'un des plus farouches convenentaires écossais. Les destinées de la Flandre flottaient désormais entre Jean d'Hembyze et le prince d'Orange. Hembyze dominait ses collègues et chassait de Gand, comme suspects de dévouement au prince d'Orange, Lanoue et Bonnivet, qui blâmaient ses fureurs; d'un autre côté, le prince d'Orange s'appuyait sur la jalousie des collègues d'Hembyze. Les principaux (c'étaient Ryhove, Borluut, Grutere et Uutenhove) envoyèrent des agents à Anvers, et il fut convenu que Ryhove, comme grand bailli de Flandre, inviterait Hembyze à se rendre chez lui et le ferait aussitôt arrêter. Hembyze, ignorant le complot, se laissa tromper. Cependant, à peine avait-il été retenu prisonnier qu'une violente sédition éclata, grâce au zèle de ses amis: «On arrête le bourgmestre!» criait le peuple. Non-seulement il délivra Hembyze, mais il menaça aussi de sa fureur Ryhove et ses complices. Borluut jugea prudent de fuir à Anvers. Les autres inventèrent d'astucieuses excuses, et Hembyze, cherchant à prouver qu'il était trop puissant pour qu'un complot pût être dangereux pour son autorité, feignit de croire qu'elles étaient sincères; en même temps il profita d'une occasion si favorable pour faire renouveler, en présence de quelques bandes de pillards appelées du dehors, le corps de la magistrature, où il conserva les fonctions de premier échevin de la keure ou bourgmestre, qu'il occupait depuis le mois de janvier 1578. Le prince d'Orange avait vainement cherché à interposer sa médiation pour prévenir le triomphe complet d'Hembyze. La lettre qu'il adressa, le 24 juillet, aux magistrats de Gand, était destinée à rétablir les choses dans l'état où elles se trouvaient lors de l'explosion du complot dont Borluut avait accepté seul la responsabilité: «Combien que ma vie passée et les services faicts au pays, avec tant de pertes et travaulx, doibvent rendre assez suffisant tesmoignage de ma fidellité, tellement qu'il ne debvroit estre besoing que je respondisse aultre chose sinon ce que mes faicts tesmoignent, touteffois, pour éviter les inconvéniens, que je crains davantaige sur le pays en général, et mesmes sur la ville de Gand que sur moy en particulier, je n'ay voulu laisser de vous faire entendre que je suis bien adverti qu'aulcuns, ayans peult-estre des desseings à part, font courir divers bruicts, assçavoir que je serai pour faire recepvoir un prince estrangier, avec lequel j'aurai quelque traicté; mais je vous prie de considérer que nous avons tant d'ennemis et avons parmi nous tant de gens qui en font tous les jours des nouvelles, que je serois fort marri qu'il y eust aulcun prince estrangier qui peult à mon occasion se rendre ennemi de ce pays. Mais, Dieu mercy, je ne suis pas si peu cognoissant que je ne sache bien qu'il fault nécessairement traicter, soit de paix, soit de guerre, soit d'alliance avec le gré du peuple, vous priant d'entendre qu'il n'est pas raisonnable qu'un chascun soit averti des causes par quoi les gouverneurs parlent d'une façon ou d'aultre. Je pense au plus tôt m'acheminer en Flandre pour aider, avec nostre bon advis et de tous bons patriotes, de redresser toutes choses comme il est bien nécessaire... Cependant, je vous prie ne permettre qu'il se face aulcune nouvelleté en vostre ville, espérant vous faire cognoistre, tant au temps du renouvellement de la loi que par toutes aultres voyes, le grand désir que j'ay de veoir la gloire de Dieu advancée en vostre ville florissante et en bon repos.» Le prince étranger dont parlait Guillaume d'Orange, était le duc d'Alençon, avec qui de nouvelles négociations étaient entamées depuis quelques mois, grâce au concours de Ryhove et de ses amis. Hembyze, qui les attaquait si vivement, reproduisit les mêmes accusations dans un manifeste dicté par l'orgueil du triomphe, où il déclarait que désormais la souveraineté ne résidait plus que dans les communes de Flandre. Il haranguait lui-même le peuple et lui exposait ses projets en lui promettant que Gand, indépendante et assez forte pour se défendre elle-même contre tous, deviendrait bientôt la Genève du Nord et verrait le commerce l'enrichir de nouveau de ses bienfaits. Il rappelait sans cesse les anciennes franchises de Gand, et disait que le temps était venu de fonder une liberté universelle. Dans ses rapports avec les magistrats de Bruxelles, il invoquait, comme ayant conservé toute sa force, le traité conclu en 1339 entre la Flandre et le Brabant par Jacques d'Artevelde. Déjà revivaient sous ses auspices les formes anciennes de l'élection des doyens, et l'un de ses premiers soins avait été de rétablir la milice de la Verte-Tente. Cependant l'assemblée des membres de Flandre, où dominaient les amis de Ryhove, refusa de seconder Hembyze. Elle donna le gouvernement du pays au prince d'Orange, à cette condition que la paix de religion ne serait plus maintenue, et le prince d'Orange renonça, pour accepter ces fonctions importantes, au rôle de modérateur, qui pouvait l'en rendre digne. Au moment où Guillaume de Nassau s'engageait ainsi de plus en plus dans un parti si peu digne de sa prudence et de sa renommée, Marguerite de Parme arrivait au camp espagnol, qu'elle quitta presque aussitôt, après s'être convaincue de la triste situation des choses: elle ne devait plus revoir la Flandre, mais elle en retrouva les souvenirs jusqu'en Italie, où elle acheva ses jours dans la ville d'Aquila, qui lui rappelait les exploits de Robert de Béthune. Cependant la lutte dont la Flandre était le théâtre, entrait dans de nouvelles voies. Hembyze, trop faible pour résister à Guillaume de Nassau, s'était éloigné de Gand sous le prétexte d'aller examiner quelques fortifications que l'on faisait au Sas. Là, il se cacha dans un bateau qui devait partir le lendemain; mais quelques-uns de ses amis, indignés de sa pusillanimité, l'y découvrirent et le forcèrent à retourner à Gand, où il s'enferma aussitôt dans sa maison. Sa présence rendit quelque force et quelques espérances à ses partisans. Ils s'assemblèrent et demandèrent qu'on créât Hembyze capitaine de la ville; mais le prince d'Orange ne les écouta point: il manda Hembyze près de lui et le rendit responsable de tous les troubles que l'on susciterait en son nom Hembyze, intimidé, quitta de nouveau Gand le 29 août et parvint, cette fois, à s'embarquer au Sas sans être reconnu. On apprit depuis qu'après avoir traversé la Hollande, il s'était rendu en Allemagne près du duc palatin Casimir. «Naguère, dit une chanson du temps, Hembyze dominait Gand par son orgueil..., aujourd'hui c'est en tremblant et la poitrine pleine de soupirs qu'il lui adresse ses adieux.» Le prince d'Orange ne s'éloigna de Gand qu'après avoir vu échouer une tentative des Malcontents. Il parut à Bruges pour calmer l'agitation de ses amis trop zélés, qui accusaient les magistrats du Franc d'avoir soutenu Jérôme De Mol, et demandaient la suppression de leur juridiction. Noël de Caron aida le prince d'Orange à éteindre des plaintes qui eussent été un nouvel aliment de discorde entre les trois villes de Gand, de Bruges et d'Ypres. Jamais la Flandre n'avait été plus malheureuse qu'à cette déplorable époque[13]. Le prince d'Orange n'était que trop souvent réduit à fermer les yeux sur les excès des Gueux, dont il craignait de s'attirer la haine, et déjà le rêve de l'indépendance flamande qu'avait formé Hembyze, s'était évanoui: il n'était resté, de l'édifice qu'il avait voulu fonder, que les désordres qui en avaient été la base. Siger Van Maele écrit le tableau des événements contemporains sous le titre de _lamentations_. Un autre écrivain de cette époque répète douloureusement le vers de Sénèque: O Patria! tales intueor vultus tuos! [13] Tanta calamitas vigebat in Flandria ut nec jura, nec leges servarentur. Nihil nisi crudelis grassatio, cædes, rapinæ, vincula, carceres, latrocinia ubique audiebantur. Homines criminibus aperti per septennium continuarunt tyrannidem tanta crudelitate ut bonos omnes vitæ suæ tæderet. _Chron. Trunch._, p. 660 (d'après Gerulf Borlunt, moine de Tronchiennes). Miserias Flandrorum quas ab anno 1578 usque ad annum 1580 pertulerunt, nullus crederet. Audivimus e sene per quadriennium pagos, villas, domus, ædificia vacua fuisse, agros, prata, paludes, rus universas vere desertas: agricolis dispersis omnia sylvescebant. Lupi etiam non pauci per campos vagabantur, quin et canes ut fame rabidi iis similes conjungebantur adeo ut dicerentur mixti generare. Unde et contingebat ut fierent hominivori. _Hist. ep. Ypr._, p. 113.--A Lokeren, dix-sept personnes furent, en un an, mangées des loups. De Somerghem à Bruges, le pays était désert et inculte. En 1584, il n'y avait à Wulveringhen que cinq habitants; à Vinckhem, on n'en comptait que trois. La situation ne s'améliora guère les années suivantes: Het jaer vyf en tachtig viel een iegelyk zwaer, 'T jaer ses en tachtig door armoede bedorven, En in 't jaer seven en tachtig van honger gestorven. Ce fut en ce moment où l'anarchie semblait atteindre les dernières limites, que fut publié le fameux édit de proscription de Philippe II contre le prince d'Orange «comme le chef et l'auteur principal de tous les troubles de la chrétienté»: c'était l'apologie du tyrannicide proclamé par la royauté, apologie qui fut dépassée en violence par celle du ministre Villiers, et qui, dès lors, ne servit qu'à rendre impossible toute réconciliation entre les Provinces-Unies et le roi d'Espagne. A Gand, Ryhove conserve l'autorité sous la protection même du prince d'Orange. Le 25 septembre on interroge les habitants de Gand sur les conditions proposées par le prince de Parme, en offrant une pension annuelle à tous ceux qui les rejetteront. Le 3 octobre, la délibération continue, et l'on proclame le même jour ennemis du pays ceux qui ont approuvé les négociations commencées aux conférences de Cologne. Une ordonnance des magistrats caractérise cette situation; elle porte qu'il est défendu de se promener dans les rues, et elle a pour but de s'assurer de trouver chez eux tous les bourgeois catholiques, afin de les expulser au même moment de cette ville qui se vante d'être, au milieu des Pays-Bas, l'asile de la liberté politique et religieuse. A Bruges, les prêtres et les bourgeois les plus honorables furent exilés, les églises furent détruites ou profanées: la basilique de Notre-Dame, fondée au huitième siècle par saint Boniface, devint une étable, la chapelle des moines de Staelyzer, une grange; celle de Saint-Basile, dont les comtes et les princes ne s'approchaient qu'avec vénération, fut convertie en magasin. Jean Perez de Malvenda s'était hâté de cacher chez lui la sainte relique que l'on devait à la piété de Thierri d'Alsace. Il fallut, pour relever la religion aux yeux des impies qui ne l'invoquaient plus que pour masquer leur scepticisme et pour justifier leurs violences, un de ces fléaux providentiels qui, en révélant à chacun de nous la faiblesse et la vanité de son orgueil, nous apprennent que Dieu, auteur de la foi, a placé ici-bas la charité pour que nous retrouvions plus haut l'espérance. La peste se déclara en Flandre, et elle put seule suspendre les fureurs des factieux, qui s'arrêtèrent frappés de respect devant quelques-unes de ces religieuses qu'ils outrageaient la veille, et qui avaient obtenu de rester à Bruges afin de braver d'autres périls en secourant les malheureux. Les Colettines, les soeurs noires du monastère du Chataignier et celles de l'hôpital de Saint-Jean, humbles femmes sans appui et sans protection au milieu des bandes féroces des iconoclastes et des Gueux, étaient les monuments vivants de la religion près des pestiférés qui en avaient brisé eux-mêmes les monuments construits de marbre et de pierre. Une famine cruelle frappa bientôt ceux qu'épargna la peste, de sorte qu'en peu de mois, racontent des témoins oculaires, il mourut quatre-vingt mille personnes. Le nombre des habitants des campagnes qui avaient fui les ravages des gens de guerre, était si considérable, que toutes les rues étaient couvertes de familles qui n'avaient point d'abri. Le son lugubre de la sonnette du fossoyeur ne cessait de retentir; les cimetières n'étaient plus assez vastes. Ce fut au milieu des débris de ses édifices dévastés, au milieu du silence que la mort laisse après elle, que Bruges descendit du rang qu'elle conservait encore parmi les villes des Pays-Bas, pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui l'image vaine d'une grandeur éclipsée, triste ruine qui raconte d'autres ruines: _famosum antiquitatis flandricæ sepulcrum_, dit Gramaye. Tel fut l'état de la Flandre dans ces désastreuses années, et il faut ajouter aux fléaux de la peste et de la famine le fléau de la guerre. Les Malcontents conquirent Alost, Renaix, Grammont et Courtray. Les Écossais du colonel Balfour s'en vengèrent en s'emparant de Menin, qui fut pillé. Lanoue défit un parti de Malcontents près de Marquette, et occupa Becelaere et Warneton. Il obtint un succès plus important en escaladant Ninove, où il prit le comte d'Egmont. Au mois de mai il assiégeait Ingelmunster, et il avait quitté son camp avec quelques troupes pour se diriger vers Lille, lorsqu'il reçut l'avis de la marche du vicomte de Gand, et se vit réduit à retourner sur ses pas; mais il arriva trop tard pour soutenir les siens, et fut lui-même fait prisonnier; telle était la renommée de son courage que les Malcontents refusèrent pendant longtemps d'accepter de lui une rançon quelque élevée qu'elle pût être, et ce ne fut qu'après cinq ans de captivité qu'il fut échangé contre le comte d'Egmont. Au mois de juillet les Malcontents essayèrent inutilement de surprendre Gand, où était arrivé le prince de Condé. Le prince de Parme, plus heureux, reconquit Maestricht. Ravages des _Vrybuyters_. «Il y avoit aussi, dit Jean Stratius, un autre genre d'ennemis qui s'appelloit _Vreybutres_, c'est-à-dire, brigands ou voleurs de grands chemins, avec lesquels nulle justice ne se pouvoit entremesler. Ils se levèrent contre les Espagnols quand, devant la venue de don Juan, on les voulut chasser par force d'armes, et depuis le nombre d'iceux vint à croistre tellement que l'on ne trouvoit un seul passage sûr en tout le pays.» Des négociations secrètes avaient été entamées par Catherine de Médicis devenue favorable aux huguenots. Elle voulait faire épouser le duc d'Alençon à Élisabeth, afin que rien ne s'opposât à ce qu'il reçût la souveraineté des Pays-Bas. Le duc d'Alençon, mécontent de la réconciliation de l'Artois et du Hainaut avec le roi d'Espagne, flattait les huguenots comme sa mère. Il recherchait dans les Pays-Bas l'amitié du prince d'Orange, qui pouvait seul faire réussir ses desseins. Guillaume de Nassau avait formé le projet d'abjurer publiquement l'autorité du roi d'Espagne, qui avait été toujours reconnue, au moins nominalement, par les Gueux, dont le premier serment avait été de rester _fidèles jusqu'à la besace_. Il réunit à Anvers les députés des diverses provinces et leur exposa que les nécessités de la guerre et des discordes intérieures exigeaient impérieusement qu'ils élussent quelque prince illustre pour les gouverner. Cette opinion prévalut, mais lorsqu'il fallut choisir dans les pays voisins l'héritier des ducs de Brabant et des comtes de Flandre, de vives contestations éclatèrent. Les députés de Gand opinèrent pour que l'on déférât l'autorité à la reine d'Angleterre. Ils remontraient que la France était si affaiblie par ses propres discordes que l'on n'en pouvait espérer aucun secours important, et que si elle recouvrait sa puissance avec la paix, il n'en était que plus dangereux de se donner à un prince qui, en recueillant la couronne par la mort de son frère, pourrait devenir pour les Pays-Bas un maître aussi impitoyable que Philippe II, et d'autant plus redoutable que son bras, suspendu sur la tête de leurs populations, pourrait en un moment les écraser. On trouvait, au contraire, en Angleterre une nation heureuse et florissante. La reine Élisabeth protégeait la religion réformée qui était aussi dans les Pays-Bas celle que menaçait le roi d'Espagne. Les ports de l'Angleterre étaient voisins de ceux de la Flandre. Quelques heures suffisaient pour que les secours dont on aurait besoin, parvinssent aussitôt qu'on les réclamerait. L'Océan unissait étroitement l'Angleterre aux Pays-Bas, et déjà le commerce avait cimenté les liens réciproques des deux nations. Enfin, la nature même du gouvernement de l'Angleterre devait être considérée. En France le roi était absolu, et le duc d'Alençon avait été élevé dans les principes d'une autorité illimitée. L'Angleterre, où l'on voyait Élisabeth consulter le parlement dans toutes les affaires importantes, offrait seule une monarchie tempérée par la liberté. Tels furent les arguments des députés de Gand. Philippe de Marnix, confident intime du prince d'Orange, les réfuta dans un long discours. Il insista sur l'urgent besoin qu'éprouvaient les Pays-Bas de voir le souverain y résider comme sous la domination si prospère des ducs de Bourgogne. Les malheurs du règne de Philippe II en étaient la preuve. Pouvait-on craindre que le duc d'Alençon attentât aux franchises des Pays-Bas dont la plupart avaient été octroyées par des princes issus comme lui de la maison royale de France? Il ne s'agissait point de fonder une nouvelle forme de gouvernement, mais de conserver celle dont avaient joui nos ancêtres. Ne pouvait-on pas, d'ailleurs, fixer les limites de son pouvoir, afin qu'il n'oubliât point que les peuples de la Flandre n'obéissent qu'à leurs lois et jamais à des lois étrangères? Quelques députés catholiques combattirent à la fois le projet de demander un gouverneur à Élisabeth et celui de s'adresser au duc d'Alençon, de crainte de provoquer des hostilités de la part du roi d'Espagne; mais l'avis de Philippe de Marnix, appuyé par le prince d'Orange, prévalut, et une ambassade solennelle fut envoyée en France pour offrir au duc d'Alençon la souveraineté des Pays-Bas. Enfin, le 19 septembre 1580, un traité est signé au Plessis-lez-Tours, lieu de funeste mémoire dans les annales de la royauté française aussi bien que dans celles de la liberté flamande. Les états généraux élisent le duc d'Alençon duc de Brabant, marquis de Namur, comte de Flandre et de Hainaut. S'il laisse plusieurs enfants, «il sera au choix desdits estats de prendre celui qu'ils jugeront mieux convenir.» En cas de minorité, la tutelle appartiendra aux états. Le duc d'Alençon maintiendra tous les priviléges et ne pourra point lever d'impôt sans l'assentiment des états. Les états généraux pourront se réunir aussi souvent qu'ils le jugeront convenable. Le duc d'Alençon sera tenu de choisir les commandants des forteresses parmi les officiers qui lui seront proposés par les états généraux. La paix de religion sera observée. Le duc d'Alençon assurera aux états généraux des Pays-Bas l'alliance de son frère le roi de France «contre tous ennemis, fust-ce «le roi d'Espagne.» Il est bien entendu toutefois, «que les Pays-Bas ne seront incorporés à la couronne de France, ains demeureront sous leurs lois, coutumes et priviléges anciens.» On cherchera de plus à conclure d'étroites alliances avec la reine d'Angleterre, les rois de Danemark, de Portugal, de Suède, d'Écosse et de Navarre, les princes de l'Empire et les villes de la hanse teutonique. Le duc d'Alençon sera tenu de suffire aux frais du gouvernement et à ceux de la guerre «tant avec les moyens qu'il aura eus du roi son frère que les siens.» Les états généraux se contentent d'y joindre un subside de deux millions quatre cent mille florins. Le général de l'armée sera choisi par les états généraux: l'officier qui commandera les troupes françaises, devra également être agréé par les états, et il est entendu qu'elles ne pourront point être mises en garnison dans les forteresses et qu'elles devront en tout cas quitter le pays «quand les états généraux le requerront.» On verra, du reste, par quels moyens l'on peut, en congédiant l'archiduc d'Autriche, «lui donner raisonnable satisfaction et contentement.» Comment le duc d'Alençon avait-il amené le prince d'Orange à se montrer le complaisant instrument de ses projets? En associant l'ambition de celui qui le servait à la sienne propre, et en démembrant d'une souveraineté encore si douteuse la Hollande et la Zélande, pour en faire l'apanage héréditaire du Taciturne qui, si souvent, avait protesté de son désintéressement et qui cette fois s'engageait «à faire en toute occasion au prince français humble service et à procurer en tout et partout l'avancement de sa grandeur par dessus toutes choses[14].» [14] Il faut reproduire en entier, en conservant la bizarre orthographe du duc d'Alençon, le texte de cette convention, que j'ai retrouvé à Hatfield parmi les papiers secrets de la reine Elisabeth: «Nous, Fransois, duc d'Anjou, en ratifian la promesse que nostre cher et bien-aimé le sieur des Pruneaux a fait à mon cher cousin le prinse d'Orange, le neufiesme d'aout dernier passé, promettons audit sieur, tantost que les estas nous aron choueszy pour prinse souverain de tous les Païs-Bas, nous emploierons nostre autorité anvers les peuples pour recompanser ledit sieur prinse et l'aquiter des grans deptes dont il est hobligé en Allemagne pour la levée des armées qu'il a conduites contre les Espagnols pour la délivrance dudit païs, et en oultre à rezon des grans et incroïables travaux portés par ledit sieur prinse, avecque les pertes des grans biens qu'il a soufert, nous acorderons et acordons dès à sete heure que ledit sieur prinse et ses houers desandans en drouecte ligne demeurent prinses et seigneurs souverins de Holande et Zélande et Uutrec et en général ce qui est des dépandanses dudit gouverneman; prometons en fouez et parole de prinse le mintenir et défendre anvers tous et contre tous sans aucune exzansion, comme aussy ledit prinsse jure et promet de demeurer en bonne et ferme intelliganse, comunication, amitié saincte et parfaite avecque nous, nous faire à toutes hocasions très-humble servisse et procurer an tout et partout l'advanseman de nostre grandeur pardessus toutes chozes. Et en confirmasion de ce que dessus, nous avons souscript ce et signé les prézantes de nostre main, à Cotras, se 29 décembre 1580.» Le duc d'Alençon s'était hâté de faire signer la paix avec les huguenots à Fleix-sur-Dordogne, et il s'occupa dès ce moment du soin de réunir une armée. Il prit à son service MM. de Fervaques, de Biron et de Rochepot. Il créa M. de Sully grand maréchal de l'armée, et lui promit la vicomté de Gand, dont il avait été déshérité par son oncle pour motif de religion, et, de plus, douze mille écus de rente en terres voisines des siennes. Le roi de Navarre avait toutefois fait tous ses efforts pour dissuader de cette entreprise un ami qui devait un jour devenir son ministre. «Ce prince, lui disait-il, que vous allez maintenant servir, me trompera bien, s'il ne trompe tous ceux qui se fieront en luy, et surtout s'il aime jamais ceux de la religion, ny leur fait aucuns avantages, car je scay pour luy avoir ouy dire plusieurs fois qu'il les hayt comme le diable dans son coeur, et puis a le coeur si double et si malin, a le courage si lasche, le corps si mal bâty, et est tant inabile à toutes sortes de vertueux exercices, que je ne me saurois persuader qu'il fasse jamais rien de généreux, ny qu'il possède heureusement les honneurs, grandeurs et bonnes fortunes qui semblent maintenant luy estre préparées.» Tel est le récit de Sully. Walsingham et le duc de Bouillon confirment le portrait que traçait le roi de Navarre. Walsingham ne trouve à faire l'éloge de ce prince, qui avait reçu au berceau le prénom si mal justifié d'Hercule, qu'en le comparant à Pepin le Bref; mais il ajoute, en parlant de la légèreté de son esprit: «qu'il a de la plume en son cerveau.» Le duc de Bouillon écrit de lui: «Monsieur eut la petite vérole en telle malignité qu'elle le changea du tout, l'ayant rendu mesconnoissable, le visage lui étant demeuré tout creusé, le nez grossi avec difformité, les yeux appetissés et rouges, de sorte qu'il devint un des plus laids hommes qu'on voyoit, et son esprit n'estoit plus si relevé qu'il estoit auparavant.» Flamans, ne soyez estonnez Si à François voyez deux nez; Car par droit, raison et usage, Fault deux nez à double visage. On racontait aussi qu'un jour qu'il avait fait tirer son horoscope, n'obtenant aucune réponse sur ce qui flattait le plus son ambition, il insista pour en avoir une: «Je ne voulois rien dire touchant la royauté, lui répondit le devin, car ny vos mains, ny votre face, ny votre horoscope, ny aucun astre ne vous promettent ny félicité, ny grandeur de longue durée.» Des lettres de Philippe II étaient arrivées à Paris le 17 mars 1581. Elles menaçaient la France de la guerre, si elle secourait le duc d'Alençon, mais elles n'eurent d'autre résultat que de faire publier par Henri III, au son de trois trompettes, dans les rues de Paris, une défense publique de continuer les armements, défense peu sincère et dès lors mal observée. Rien ne doit arrêter dans sa marche rapide le mouvement insurrectionnel des Pays-Bas: on proclame à Gand, le 21 août, la déchéance de Philippe II. Les uns saluent avec joie cette déclaration, parce qu'elle semble anéantir à jamais la domination espagnole dans les Pays-Bas; d'autres n'aspirent qu'à l'établissement d'un pouvoir régulier qui mette fin à l'anarchie. Le duc d'Alençon étant catholique, on crut devoir à cette occasion rendre la liberté aux évêques de Bruges et d'Ypres, retenus depuis trois ans prisonniers. Le premier fut échangé contre Bouchard d'Hembyze; le second contre un ministre calviniste. Le duc d'Alençon avait déjà quitté Château-Thierry, où s'était assemblée son armée; elle comprenait environ quatre mille mercenaires indisciplinés, qui marchaient pieds nus et à peine couverts de quelques vêtements en lambeaux. La plupart n'avaient pas d'épée; leur premier exploit fut de piller la Picardie, et ce fut à grand'peine que le duc d'Alençon parvint à les réunir autour de lui à Cambray, où il entra le 18 août. Monsieur d'Inchy, que la reine Marguerite y avait vu, y résidait encore, et, selon le traité du Plessis-lez-Tours, il commandait dans la citadelle pour les états. Cependant le duc d'Alençon témoigna à monsieur d'Inchy le désir qu'il l'y priât à dîner, et il lui promit de s'y rendre sans ses officiers et ses gardes du corps. Le seigneur d'Inchy, plein de bonne foi et trop empressé à reconnaître les anciennes bontés de la reine de Navarre, demanda un délai de deux jours à cause de la disette des vivres, puis il invita le duc d'Alençon et soixante des principaux seigneurs de sa suite. Le jour du festin étant arrivé, il se rendit au devant du prince, entre huit et neuf heures du matin. Tous les préparatifs avaient été faits avec une grande pompe. Une musique harmonieuse se faisait entendre. Le sieur d'Inchy portait lui-même aux convives une large coupe où pétillait le vin, mais le duc d'Alençon le força de s'asseoir près de lui. Le festin durait depuis quelque temps lorsqu'on vint annoncer à voix basse à monsieur d'Inchy que quelques serviteurs du duc d'Alençon paraissaient aux portes de la citadelle. «Hé bien! hé bien! qu'on les laisse entrer; il n'y a mie danger, m'est à voir, répondit le gouverneur.»--«Monsieur, continua-t-il en s'adressant au duc d'Alençon, ce sont les gardes de Votre Altesse qui veulent entrer, et c'est bien fait, car vous avez tout pouvoir céans.» Par trois fois le sire d'Inchy reçut le même avis; trois fois il n'y fit aucune attention. Le duc d'Alençon se contentait de répondre par un signe de tête et souriait en regardant ses amis; mais lorsque de nouveau un des serviteurs du gouverneur vint lui parler à l'oreille, celui-ci changea de couleur, ses yeux étincelaient de colère, et frappant la table de ses deux mains: «Comment! éteindre la mèche de mes gens et désarmer mes soldats! Hé! monseigneur, qu'est cecy? Je ne pense mie que Votre Altesse entende cela. Je ne l'ay pas desservy. Ce seroit me faire trop de tort et mal récompenser mes services.--Ce n'est rien, monsieur d'Inchy, repartit le duc d'Alençon; j'y pourvoyerai et vous contenteray avant que de partir d'icy.» Puis il lui promit dix mille livres de rente et le gouvernement de la ville de Château-Thierry, mais Baudouin d'Inchy ne répondait point; il comprenait autrement l'honneur que le duc d'Alençon et maudissait en pleurant sa perfide ingratitude. Peu de jours après, il chercha la mort dans un combat. Là se borna la campagne du duc d'Alençon. Ne recevant point de secours ni de la France, où les factions se réveillaient, ni de l'Angleterre, où l'on semblait l'estimer assez peu, il résolut de passer lui-même la mer, afin de hâter la conclusion de son alliance avec Élisabeth. Ce projet remontait à 1571, et il n'avait échoué à cette époque que parce que les ministres anglais avaient paru y attacher comme condition préalable la restitution de Calais, tandis que les ministres français les pressaient de se contenter de Flessingue. Néanmoins il n'avait pas été complètement abandonné, et en 1575 Élisabeth avait avancé de l'argent au duc d'Alençon pour l'aider à lever des reîtres allemands dans la guerre des Malcontents. Davidson, ambassadeur anglais en Flandre, s'était montré en 1579 contraire à ces négociations matrimoniales. En 1581 elles sont reprises par Henri III, qui mêle à ces démarches je ne sais quelles folles préoccupations de se faire donner par la reine d'Angleterre des troupes de limiers, d'ours et de dogues. Élisabeth ne s'en offense point: elle sait que le duc de Lennox et les autres partisans de Marie Stuart sont prêts à prendre les armes en Écosse, et il est utile qu'ils ne soient pas soutenus par la France. Aussi a-t-elle soin d'adhérer non-seulement au contrat de mariage proposé par le maréchal de Cossé, mais même au protocole des formalités de la célébration religieuse: elle déclare qu'elle a le coeur tout français; elle désire seulement d'être déchargée des dépenses qui résulteront de la guerre entreprise par le duc d'Alençon en Flandre, où elle redoute pour lui quelques désastres «tant par ces yvrognes de Flamands que pour avoir une forte armée en tête et le prince de Parme comme victorieux.» Élisabeth favorisait d'autant plus le duc d'Alençon qu'elle espérait que sa domination ne se maintiendrait aux Pays-Bas qu'autant qu'il était nécessaire pour allumer entre la France et l'Espagne une guerre dont l'Angleterre profiterait seule. «Cette Circé d'Élisabeth, dit un historien, empoisonnoit tous les princes catholiques de ses breuvages emmiellés; la France luy faisoit l'amour pour le duc d'Alençon, la maison d'Austriche estoit dans la même passion pour un fils de l'Empereur, et de part et d'autre on fermoit les yeux aux intrigues qu'elle entretenoit contre les deux monarchies avec les huguenots de France et les Gueux de Flandre.» Peu de jours après l'arrivée du duc d'Alençon à Londres, son mariage avec la reine d'Angleterre sembla définitivement résolu; mais on doutait encore si Élisabeth, en encourageant un espoir qu'elle désavouait secrètement, n'était pas uniquement guidée par le désir de fortifier le parti du duc d'Alençon dans les Pays-Bas. Quoi qu'il en soit, ce fut avec un éclat tout royal qu'il s'embarqua sur la Tamise, le 8 février 1582, pour retourner en Flandre. Onze jours après, il faisait son entrée solennelle à Anvers. Le prince d'Orange, qui avait senti s'appuyer sur son épaule la main glorieuse de Charles-Quint prêt à abdiquer, voulut revêtir du manteau ducal le duc d'Alençon, qui s'y opposa en disant: «Laissez-moi faire, je l'attacherai si bien qu'il ne tombera jamais de mes épaules.» Dès ce moment le duc d'Alençon s'intitula: «François, fils de France frère unique du roi, par la grâce de Dieu duc de Lothier, de Brabant, de Luxembourg, de Gueldre, d'Alençon, d'Anjou, de Touraine, de Berry, d'Évreux et de Château-Thierry, comte de Flandre, de Zélande, de Hollande, de Zutphen, du Maine, du Perche, de Mantes, Meulan et Beaufort, marquis du Saint-Empire, seigneur de Frise et de Malines, défenseur de la liberté belgique.» Ce prince, si ambitieux dans ses titres, était à peine à Anvers depuis quelques jours que son orgueil le faisait déjà détester, et peu s'en fallut que le peuple, ému par une tentative de meurtre dirigée contre le prince d'Orange, ne le massacrât aveuglément avec tous les siens. De ceux qui le suivaient, les uns étaient des capitaines d'aventuriers, fameux par leurs cruautés; les autres, d'infâmes mignons perdus de débauches. Ils offraient au peuple le spectacle de leurs incessantes querelles. Saint-Luc et Gauville se battirent en duel dans la chambre du duc d'Alençon. Le prince d'Orange gémissait sur ce qui se passait et reportait ses souvenirs au temps de Charles-Quint. Il était en même temps un autre sujet de murmures pour les habitants des villes de Flandre. On avait résolu d'exiger de chacun d'eux, sous les peines les plus sévères, qu'ils jurassent de résister au roi d'Espagne, et ce serment, rédigé sous l'influence du prince d'Orange, comprenait aussi l'engagement de rester fidèles aux États-Unis des Pays-Bas. _Un bon bourgeois de la ville de Gand, qui ressentait amèrement les calamités de sa ville_, formulait ainsi ses plaintes: «Oncques les misérables Pays-Bas n'ont estés si barbarement tirannisés comme par nos propres patriots. Qui vit jamais tyranniser les âmes et consciences jusques de contraindre les gens à perjurer les sermens prestés volontairement et les forcer à en faire aultres contre leur volonté ou que on les bannit sans forme de justice? Et ceulx qui feront ce serment par crainte, est-il croyable qu'ils ne retournent plustost à observer ce qu'ils estiment avoir juré légitimement que ce qu'ils trouvent avoir perjuré contre leurs consciences? On veut establir la tirannie du prince d'Orange, qui se pense faire seigneur du pays. Voyez par quelles ruses il nous a amusés! Dans le commencement il n'a parlé que de rétablissement de priviléges et anciennes coustumes et de liberté de consciences. Par son beau dire, il attira Jehan d'Hembyse. Cependant, on ne nous a rendu que les priviléges propres à tumultuer: des utiles, que chaque mestier voye ce qui en est, mais on nous fait plus nouvelletés que oncques on ne vit. Quand ont nos devanchiers veu en notre ville de Gand telle auctorité que celle des Dix-Huit ou celle qu'a le conseil de guerre, lequel ne sert que à dévorer nostre peuple qui, anciennement, n'avoit chef ni capitaines que les doyens quand on fit jadis si grandes choses?... Le prince d'Orange a chassé Jehan d'Hembyze et maistre Pierre Dathenus hors de la ville et des pays desquels ils sont naturels, ce que n'est le prince... Il a fait grand bailli Rihove, public et infâme meurtrier, à perpétuelle honte de la ville de Gand... Il a professé quatre fois diverses religions publicquement, sans ce qu'il fait accroire de soy aux anabaptistes... Il est mari de deux femmes ensemble, et la seconde a esté ravie de son monastère... Que disoient les lettres de Sainte-Aldegonde? Que le prince estoit si rusé qu'il tromperoit bien la petite et la grande Altesse, appelant la petite l'archiduc Mathias et la grande le duc d'Alençon. Par le serment auquel il nous force, il espère dominer seul. Pensez-y, doyens qui avez en charge le peuple, revendiquer vostre vraie liberté.» Cinq mois s'étaient écoulés lorsque le duc d'Alençon quitta Anvers pour aller visiter la Flandre. Il se rendit à l'Ecluse en passant par Flessingue, et de là à Bruges, où il arriva le 17 juillet. Un complot assez semblable à celui de Jaureguy y fut presque aussitôt découvert. Celui qui le dirigeait, était un capitaine du duc d'Alençon, nommé Salcedo. Fils d'un Espagnol qui avait servi avec zèle le parti huguenot jusqu'à ce qu'il pérît à la journée de la Saint-Barthélemy, il s'était enrôlé lui-même dans l'armée du duc d'Alençon lors de son entrée à Cambray, et ne l'avait pas quitté depuis lors. Pendant qu'on l'interrogeait, un de ses complices (c'était un Italien nommé François Baza), étant venu pour le voir, fut également arrêté et soumis à la torture; deux jours après, il se frappa d'un coup de couteau dans sa prison, mais sa mort ne lui épargna pas les horreurs du supplice: une sentence de la cour du Bourg de Bruges ordonna que ses restes seraient mis en quartier, et un gibet fut érigé à chaque porte de la ville pour les recevoir; on y avait attaché l'inscription suivante, «escrite de grandes lettres romaines:» «Cestuy est Francisco Baza, Italien, appréhendé et convaincu de trahison, ayant entrepris d'empoisonner ou d'oster par aultre moyen la vie à Son Alteze et à monsieur le prince d'Orange, et ce, par le commandement du prince de Parme, général de l'armée du roy d'Espagne.» Salcedo seul cherchait à gagner du temps. Bien que tout annonce que, comme Jaureguy, il ne fût qu'un assassin vulgaire qui voulait obtenir les ducats auxquels le roi d'Espagne avait mis à prix la tête du prince d'Orange, il fit tous ses efforts pour agrandir sa tentative, et le bruit se répandit de toutes parts que ce complot reposait sur de vastes et mystérieuses intrigues. Salcedo déclara d'abord qu'il avait reçu quatre mille ducats du prince de Parme; puis il prétendit qu'un agent des Guise lui avait remis, à Nancy, six mille écus. Il espérait ainsi prolonger la procédure et la faire évoquer à Paris. En effet, le sieur de Bellièvre, instruit de ces révélations, le réclama et le fit mener au château de Vincennes. Christophe de Thou, président du parlement, poursuivit avec lenteur et prudence le cours de ses interrogatoires, si importants et si nombreux que les fatigues qu'ils lui causèrent, le conduisirent au tombeau. Salcedo avait été condamné à être écartelé sur la place de Grève. Le roi, la reine et toute la cour s'étaient rendus dans une des galeries de l'hôtel de ville, magnifiquement ornée en leur honneur. Le président Bresson et plusieurs conseillers du parlement étaient présents lorsque Salcedo, conduit au supplice, déclara qu'il n'avait accusé les Guise qu'afin de sauver sa vie. «O le meschant homme! s'écria Henri III; voire le plus meschant dont j'aye oncques ouy parler!» Déjà le supplice de l'écartèlement allait commencer, et les chevaux, obéissant à l'aiguillon du bourreau, s'éloignaient avec effort, lorsque la duchesse de Mercoeur, épouvantée de ce cruel spectacle, obtint que Salcedo fût livré au bourreau, qui l'étrangla. Conformément à la sentence, ses membres furent exposés sur les quatre principales portes de Paris. Henri III envoya la tête du coupable au duc d'Alençon pour qu'il la fît exposer aussi en Flandre, et comme l'ambassadeur d'Espagne se plaignait qu'il fît acte d'autorité hors du royaume, il répondit qu'on écrivît à son frère, «qu'il en fist des petits pâtés, s'il vouloit.» Pendant que le procès de Salcedo occupait Paris, le parlement et la cour, le duc d'Alençon se faisait inaugurer comme comte de Flandre à Gand, presqu'en présence des soldats du duc de Parme, qui, maîtres d'Audenarde, s'avançaient souvent jusqu'aux portes de la ville. Dans les premiers moments il fut reçu avec quelque enthousiasme. Tous les bourgeois s'étaient réunis en armes dans les rues. Une femme représentait la vierge endormie au giron du lion, cette vieille personnification de la liberté gantoise. Autour d'elle, dix-sept cents jeunes filles montées sur des colonnes, un flambeau d'une main, une couronne de lauriers de l'autre, figuraient, comme aux temps antiques, des Victoires, brillants symboles qui n'empruntent à la fortune que ses ailes. Ici, la Paix adressait au prince français ces vers: Ta prudence céleste a réuny les coeurs Des François tous bouillans en guerre parricide: La Flandre attend de toy comme de son Alcide Un pareil bénéfice et fin de ses malheurs. Plus loin, l'Histoire indiquait du doigt le labarum, en disant: Le zéleux Constantin, d'une main vengeresse, S'oppose à un tyran pour sauver les Romains; Sois nostre Constantin, prince de grand'prouesse, Nous délivrant aussy des tyrans inhumains. Des tables étaient dressées dans toutes les rues. Les hérauts semaient l'or et l'argent. On criait: _Vive le comte de Flandre!_ et le duc d'Alençon multipliait ses promesses de rétablir la prospérité du pays. Vêtu d'hermine et la couronne sur le front, il avait juré solennellement de maintenir tous ses priviléges et toutes ses franchises. Au bout de quelques heures, toutes ces illusions étaient détruites. Le peuple, témoin de l'insolence des serviteurs du duc d'Alençon, ne croyait plus aux protestations de leur maître. Un double événement, résultat du hasard, lui paraissait d'un fâcheux augure. Un orage avait éclaté. La pluie éteignit les flambeaux des Victoires, et le vent renversa une pyramide où se trouvait un soleil avec la devise du duc d'Alençon: _Fovet et discutit_, ce qui donna lieu à ces vers: Ce soleil françois hault monté, Qu'un vent léger a démonté, Monstra l'abus de sa devise, Qu'il n'est besoing que je déduise; C'estoit un vray soleil de mars, Mouvant humeurs de toutes parts, Dont certes vous pouviez comprendre Qu'aulcun bien n'en deviez attendre. Le duc d'Alençon était rentré à Anvers, poursuivi par ces témoignages du mépris populaire. Cet air libre qu'on respirait dans les grandes communes de la Flandre, pesait sur une poitrine où le coeur battait à peine. Alors qu'à Gand il prêtait le serment d'être fidèle aux libertés du pays, il nourrissait déjà en lui-même le projet de les anéantir. Son inaction à Anvers accroissait son mécontentement; il s'ennuyait, disait-il, d'être abbé de Saint-Michel. Depuis que la reine Élisabeth avait dompté en Écosse la rébellion du duc de Lennox, son zèle pour le duc d'Alençon semblait s'être refroidi, et elle ne songeait plus à l'épouser. Le duc d'Alençon ne l'ignorait pas et écoutait volontiers les discours de ses conseillers, qui l'engageaient à établir violemment sa domination absolue dans les Pays-Bas. L'explosion du complot devait s'étendre dans toute la Flandre. Le duc d'Alençon s'était réservé la direction de la surprise d'Anvers, dont il espérait s'emparer avec autant de facilité que lorsqu'il avait enlevé à monsieur d'Inchy la citadelle de Cambray. Il avait réuni près d'Anvers, outre quelques Anglais sous les ordres du colonel Norris, environ quatre mille soldats français ou suisses, et ne doutait point qu'en saisissant l'une des portes, ils pourraient s'introduire silencieusement dans la ville sans que personne prévît le danger et pût l'éviter. Cependant, de vagues rumeurs s'étant répandues, les magistrats jugèrent utile de prendre quelques précautions et firent tendre les chaînes dans les rues. A mesure que l'inquiétude s'accroissait, le duc d'Alençon multipliait ses mensongères protestations. Il offrit d'éloigner de la ville tous ceux de ses soldats qui y étaient entrés. Il cherchait, par ce moyen, à tromper les habitants en leur inspirant une aveugle confiance. Un instant les pressantes remontrances du prince d'Orange avaient ébranlé le duc d'Alençon dans son projet; mais il l'avait bientôt repris en remarquant qu'il était trop tard pour envoyer de nouveaux ordres dans les autres villes de Flandre: une fatale nécessité le poussait en avant. C'était le jour de la Saint-Antoine, 17 janvier 1583. Le duc d'Alençon avait annoncé l'intention d'aller passer en revue tous les hommes d'armes que le duc de Montpensier et le maréchal de Biron venaient de lui amener de France, «restant des guerres civiles.» Toutes les chaînes avaient été enlevées pour le laisser passer; on lui avait ouvert les portes, et dès qu'il y arriva, ses soldats, pour lui rendre honneur, se rangèrent aussitôt des deux côtés du pont de la ville. En ce moment un gentilhomme se laisse choir et feint de s'être rompu la jambe. C'est le signal convenu. Un désordre apparent se manifeste autour de lui, lorsque les Français, mettant soudain l'épée à la main, assaillent les bourgeois et se précipitent dans la ville en criant: «Ville gagnée!» Dix-sept enseignes d'infanterie, quelques cents cavaliers se pressent dans les rues. Les bourgeois, qui se tiennent en armes depuis le commencement du jour, se réfugient dans leurs maisons et déchargent leurs arquebuses de leurs fenêtres. Une épaisse fumée enveloppe les assaillants, que des ennemis cachés exterminent de toutes parts. Les cadavres s'amoncellent à dix pieds de hauteur, et lorsque les bourgeois, rassasiés de carnage et ne rencontrant plus de résistance, veulent fermer la porte pour empêcher le duc d'Alençon d'envoyer de nouveaux secours, ils ne trouvent d'autre obstacle que les dépouilles sanglantes de leurs ennemis; quinze cents Français ont péri: on compte parmi les morts trois ou quatre cents gentilshommes, entre autres un fils du maréchal de Biron et le comte de Saint-Aignan qui s'est noyé en voulant traverser les fossés de la ville. Le comte de Fervaques est resté prisonnier avec les seigneurs de la Ferté, de Saint-Rémy, de Rieux, de Chaumont et plus de deux mille hommes. Lorsque Catherine de Médicis apprit le massacre de la Saint-Antoine, on l'entendit s'écrier: «O le grand malheur! Je ne say si dans toutes les batailles depuis vingt-cinq ans périt autant de noblesse.» Duplessis-Mornay répéta: «_Nunqam ex spinis uvas._» Philippe II se contenta de dire: «Mes Flamands valent quelque chose (_Aun mis Flamengos valen para algo_).» Cependant, le soir même de la Saint-Antoine le prince d'Orange, qui avait gardé tout le jour une neutralité douteuse, assembla les magistrats d'Anvers «et les persuada de se réconcilier avec Son Altesse, tant pour le tenir de bon naturel, disoit-il, comme pour la foy qu'ils luy avoient jurée et pour le mal qu'il leur pouvoit advenir de retomber ès mains des Espagnols.» L'indignation des bourgeois d'Anvers était encore trop vive pour qu'ils écoutassent ces conseils. Ils répondirent au prince d'Orange: «Plutôt traiter avec les Malcontents!» Le duc d'Alençon s'était retiré de Berchem vers Saint-Bernard, mais il trouva tout le pays coupé par les inondations. Il fallut se diriger vers Duffel. Les Français campaient dans l'eau et souffraient beaucoup du froid et de la disette des vivres. En trois jours et en trois nuits, 2 ou 3,000 soldats périrent, et cette armée, déjà si affaiblie, perdit tous ses chevaux et toutes ses bêtes de charge. Ce ne fut qu'après de longs efforts qu'elle atteignit Termonde. Il lui avait fallu, pour franchir la faible distance qui sépare cette ville d'Anvers, dix jours de marche, pendant lesquels les Français n'avaient vécu que de quelques navets abandonnés dans les champs. Le complot du duc d'Alençon avait échoué dans les villes de Flandre comme à Anvers. Le colonel de Piennes occupait Bruges avec cinq compagnies françaises. Le 17 janvier, le sieur de Rebours se présenta devant la porte des Maréchaux avec six autres compagnies, et entra aussitôt dans la ville, en déclarant qu'il ne s'y arrêterait pas; mais dès qu'il fut arrivé sur la place du Marché, il fit faire halte à ses troupes. Le sieur de Piennes n'était pas encore prêt. Deux heures s'écoulèrent: la foule se groupait autour du marché. Une décharge d'artillerie la força à s'éloigner. Cependant les sieurs de la Valette, de Piennes et de Rebours s'étaient rendus à l'hôtel de ville, suivis d'un petit nombre de soldats, pour signifier aux magistrats les ordres du duc d'Alençon. L'un des bourgmestres, Pierre Dominicle, était absent, car ce jour même se célébrait le mariage de sa fille. Tandis qu'on l'envoyait chercher, le grand bailli, Jacques De Gryse, s'était adressé aux soldats qui avaient suivi les chefs français. Il leur avait fait connaître son autorité: il leur avait montré une médaille qu'il avait reçue du duc d'Alençon lui-même, et leur avait ordonné de quitter la place du Bourg, qui fut aussitôt occupée par une multitude de bourgeois armés. «Il faut, dit alors Jacques De Gryse à messieurs de Piennes et de Lavalette, que vos troupes évacuent immédiatement la ville.» En effet, les troupes françaises se retirèrent, intimidées par les préparatifs menaçants qui les entouraient, et après avoir vainement essayé de délivrer leurs chefs retenus à l'hôtel de ville. Les magistrats de Bruges achevèrent cette journée agitée et pleine de fatigues chez le bourgmestre Dominicle. La fête des noces interrompue par les dangers de la cité fut reprise: l'inquiétude avait fait place à la joie. A Ostende, une compagnie française fut désarmée avant qu'elle pût exécuter ses desseins. Les Français ne réussirent dans leurs complots que dans quelques endroits peu importants, c'est-à-dire à Dunkerque, à Dixmude et à Termonde, stériles avantages qui ne compensaient point d'écrasants et honteux revers. Peu de jours après la Saint-Antoine, les Malcontents et le prince de Parme adressèrent aux villes de la Flandre des lettres pressantes pour les engager à se soumettre. Un grand nombre de bourgeois s'y montraient disposés. Mais les états généraux d'Anvers craignaient de s'être trop compromis pour essayer une réconciliation. Bien que le prince d'Orange eût vu se soulever contre lui les habitants d'Anvers, qui l'avaient ramené dans la ville de peur qu'il ne cherchât à se fortifier dans la citadelle, il profitait de l'influence qu'il exerçait encore au sein des états pour les encourager dans leurs craintes. Il leur montrait la France, qui jusqu'alors les avait soutenus, devenue leur ennemie et ouvrant ses provinces au passage d'autres armées espagnoles; il leur rappelait qu'ils avaient peu d'argent, presque point de défenseurs, et qu'ils se trouveraient placés entre les vengeances du prince de Parme, maître du Hainaut, et le ressentiment du duc d'Alençon, qui occupait plusieurs forteresses au centre même de la Flandre. A l'étonnement de l'Europe entière, deux mois après l'attentat d'Anvers, le duc d'Alençon et les états, qui naguère encore le traitaient avec mépris, conclurent une convention où respire une défiance mutuelle qu'un besoin de secours réciproques peut à peine déguiser. La crainte des progrès du prince de Parme en était la cause: le prince d'Orange y intervenait comme médiateur appelé exclusivement «à joyr du duc d'Alençon comme de l'archiduc Mathias, vrais rois de cartes,» disait le cardinal de Granvelle. La convention de Termonde portait que le duc d'Alençon se retirerait à Dunkerque, où il devait résider, protégé par une garnison de quatre cents fantassins et de trois cents chevaux. Il s'engageait à licencier immédiatement tout ce qui lui restait de son armée, c'est-à-dire à peu près six mille hommes. Les états devaient lui payer quatre-vingt-dix mille florins, et, afin qu'il n'eût rien à redouter pendant sa retraite de l'indignation populaire, on lui remit quelques otages qui devaient l'accompagner jusqu'à Dixmude. C'étaient, entre autres, le bourgmestre d'Anvers, Philippe de Schoonhoven, Noël de Caron, bourgmestre du Franc de Bruges, et le président du conseil de Flandre, Adolphe de Meetkerke. Ils eurent grand'peine à protéger la personne du duc contre les outrages publics. On avait d'abord arrêté son itinéraire à travers le pays de Waes, vers Gand, et de là vers Dunkerque, en suivant le rivage de la mer; mais déjà les habitants du pays de Waes avaient brisé le pont de Waesmunster et ouvert leurs digues, de telle sorte que l'eau s'étendait jusqu'aux faubourgs de Gand. Là aussi on était bien résolu à ne pas livrer passage au duc d'Alençon. Les paysans rompirent également le pont qui avait été construit entre Damme et l'Écluse, de crainte que les vaincus, à défaut de triomphe, ne se fissent redouter par le pillage. Le duc d'Alençon fut réduit à se diriger de l'Écluse vers Oudenbourg, en passant aux portes de Bruges, et il poursuivit sa route sans oser entrer à Nieuport, où il craignait quelque embûche. Enfin, il atteignit Dunkerque, tandis que son arrière-garde faisait ses adieux à la Flandre en incendiant Dixmude. Le duc d'Alençon s'ennuya bientôt de son isolement à Dunkerque, et, après avoir pendant quelque temps promené au hasard son déshonneur et son impuissance, il se retira à Paris, près de Catherine de Médicis, à la maison des Filles repenties, digne asile du héros auquel Brantôme avait dédié son livre des _Dames galantes_. Et quel fut pour la France le fruit de sa malheureuse intervention dans les affaires des Pays-Bas? Un sentiment plus profond de mépris contre la dynastie de Valois qui fortifia le parti des Guise: _Tanta indignatione Guisiana familia exarsit_, dit énergiquement Jean de Taxis. Progrès de l'anarchie en Flandre. Gand ferme ses portes aux troupes françaises que les états ont prises à leur solde et rappelle de l'exil Jean d'Hembyze, élu premier échevin ou bourgmestre. Bruges refuse aussi de recevoir le gouverneur qu'ont désigné les états, mais c'est pour lui préférer le prince de Chimay, dont les opinions sont tout opposées à celles d'Hembyze. Enfin les quatre membres de la Flandre protestent contre la souveraineté attribuée par les états au duc d'Alençon et demandent qu'au lieu de s'entourer de vils courtisans, il ne reparaisse aux Pays-Bas, s'il y doit revenir, qu'avec quelque lieutenant honorable, tel que le roi Henri de Navarre. A la faveur de ces divisions, le prince de Parme fait de rapides progrès. Il s'empare de Dunkerque le 16 juillet. Peu de jours après, Bergues, Nieuport et Furnes lui ouvrent leurs portes. Il surprend Dixmude et menace Ostende où Philippe Vander Gracht s'enferme à la hâte. Menin est abandonné par sa garnison écossaise, qui se retire à Bruges; Le Sas, Hulst, Axel tombent au pouvoir des Malcontents; Servais de Steelant, bailli de Waes, leur remet Rupelmonde. A ces succès se joint une victoire remportée par le prince de Parme, près de Steenvoorde, où le maréchal de Biron perd trois mille hommes et trente-six drapeaux. Les Anglais qui occupaient Termonde, se mutinaient. Ryhove avait toute autorité sur eux. On craignait que pour les satisfaire il ne les voulût conduire à Gand pour rançonner la ville. Les bourgeois se réunirent et résolurent de déposer immédiatement Ryhove. Un vieillard respectable, Josse Triest, devait le remplacer. Les portes de Gand furent aussitôt fermées, et des députés furent envoyés à Termonde pour apaiser les Anglais en leur payant leur solde arriérée. L'un de ceux qui avaient été choisis refusa cette mission: de là quelques retards. Ryhove en profita pour s'échapper de Gand. Il fit si bien qu'il arriva à Termonde avant les députés gantois, et dès qu'ils s'y présentèrent, ils furent arrêtés et jetés dans une sombre prison; Ryhove les menaçait même de la question, afin de découvrir, disait-il, s'ils n'étaient point d'intelligence avec Servais de Steelant. Ryhove fut aussitôt déclaré traître à Gand, tandis que Jean d'Hembyze arrivait, avec Dathenus, de Franckenthal, où il s'était retiré près du duc Casimir. Il venait recevoir de nouveau l'autorité suprême dans sa patrie. «Dieu soit loué! répétait-on à Gand, Hembyze ne sera point du party des Franchois, ni de celui du prince d'Orange!» Toutes les rues retentissaient de chants en son honneur. «Lions de Gand, soyez pleins de courage, le seigneur d'Hembyze se prépare à défendre la noble vierge menacée par ses ennemis. Il l'aime comme un fils aime sa mère. Il l'a entourée de nouveaux boulevards; il lui a fait un trône digne d'un roi.» Hembyze trouvait toutefois la puissance de Gand bien diminuée par ses longues divisions. Il n'empêcha point les Malcontents de s'emparer d'Alost et d'Eecloo. Ses efforts pour assurer la défense de Gand se bornèrent à faire arrêter Gérard Rym, ancien ambassadeur de Maximilien à Constantinople, Gilles Borluut, Pierre de Courtewille et quelques autres bourgeois qu'on accusait de vouloir se séparer du parti des états; mais il tarda peu à reconnaître que les nécessités de l'ordre et de la paix étaient trop impérieuses pour se livrer plus longtemps aux vagues illusions de la fortune, et il leur fit rendre la liberté en leur permettant de continuer leurs négociations avec les Malcontents. Le prince d'Orange, irrité de la décadence de son parti à Gand chercha à s'en venger en chassant le prince de Chimay de Bruges. Le grand bailli Jacques de Gryse et les bourgmestres Casembroot et Dominicle, complètement dévoués à ses intérêts, s'abouchèrent avec le colonel écossais Boyle, qui devait faire arrêter le prince de Chimay par ses soldats, mais le complot fut découvert avant qu'il éclatât. Bien qu'un corps de troupes zélandaises eût été réuni à l'Écluse pour soutenir les Écossais du colonel Boyle, les bourgeois maintinrent l'ordre; ils avaient déjà résolu de s'allier aux habitants de Gand pour prendre part aux mêmes négociations. Le 10 avril, Ypres avait ouvert ses portes au prince de Parme, et au bruit de cet important événement, des députés des états se hâtèrent de se rendre près du duc d'Alençon, afin de hâter une réconciliation qui était devenue urgente. Les conditions en avaient déjà été réglées: c'étaient celles que l'on avait adoptées, douze ans auparavant, aux conférences de Fontainebleau: la souveraineté du duché de Brabant et des comtés de Flandre et de Hainaut pour le duc d'Alençon: celle du comté de Hollande pour le prince d'Orange. Les villes d'Ypres et d'Ostende devaient être remises aux Français, et il était à peu près convenu que si le duc d'Alençon mourait sans enfants, les états accepteraient le roi de France pour son successeur. Ce fut dans ces circonstances que le duc d'Alençon publia son manifeste du 29 mars 1584: «Très-chers, très-aymés et féaux, nous ne pouvons bonnement imaginer par quelle raison vous avez esté induicts à prester l'oreille aux faulses inventions et cauteleux appasts que nous avons entendu avoir esté mis en avant par vos ennemis, qui ont tellement enchanté et charmé vos esprits à l'induction et persuasion d'aucuns appostés à telles trahisons par ung misérable gaing, qu'il semble que, les yeulx bandés, despourveus de tout sentiment, vous soyez prests, comme par ung jugement divin, à estre précipités en la fosse effroyable d'éternelle misère et calamité. Vous allez vous précipiter dans ung feu brûlant, vous désunissant par une légèreté trop grande des aultres provinces, avecq lesquelles estes liés par serment et fidélité, chose si déplaisante à Dieu, vengeur du serment rompu et mesprisé, estans en oultre espécialement obligés en nostre endroict d'un aultre récent, remarquable et solemnel; et, quant bien vous ne seriez retenus par vostre propre conscience, quelle seureté attendez-vous des Espaignols, que vous avez chassés honteusement, meurtris et tués en tous les endroicts de vostre ville, spollié le roy d'Espaigne de son propre héritage, abattu de vos portaux et lieux plus éminens ses armoiries, esleu, choisy et receu ung aultre prince et seigneur, estably nouvelles lois, ordonnances et conseil, osté l'exercice de la religion catholique, dont il est très-pernicieux observateur et protecteur, vendu publicquement les biens ecclésiastiques et des domaines? Demeurez fermes, comme vous devez, en l'union que vous avez promise, si vous aymez vostre patrie, honneur, réputation, repos. Est-il raisonnable, maintenant que la France vous regarde de sy bon oeil, d'amollir vos coeurs et deffaillir de couraige, vous, entre aultres, qui avez osé maintenir vos loix et libertés avec les armes contre les plus grands princes, quand ils les ont volu abastardir et opprimer? Croyez que nous ne vous défauldrons en ce besoing, espérans de vous aller bientost délivrer, les armes à la main, de l'oppression qui vous est maintenant faicte, et nous n'espargnerons aucune chose dépendant de nostre pouvoir et authorité, ny meismes nostre propre vie, que nous exposerons à tout hazard pour vostre conservation et salut.» Cependant le duc d'Alençon était déjà atteint d'un flux de sang qui devait terminer ses jours comme ceux de son frère Charles IX, et le 10 juin 1584, il rendit le dernier soupir à Château-Thierry. «Considérez, ô Belges, écrivait un poète flamand, les tristes destinées de la maison de Valois. Le roi qui rechercha l'amitié des Turcs, vit ses mains chargées de chaînes. Son fils Henri périt au milieu d'une fête. Après lui disparaît François encore à la fleur des ans. Charles s'abreuve des tristes poisons de la haine et de la mort. Henri, coupable du meurtre des Guise, périt lui-même victime d'un meurtre, et c'est dans une ville obscure que le duc d'Alençon, rejeté par les Belges, voit se terminer ses vices et ses espérances. Tels sont les tristes fruits de l'alliance des lis avec les infidèles!» Parmi les lettres de condoléance adressées à Catherine de Médicis, il en est deux très-curieuses. L'une, dictée par des regrets qui paraissent sincères, est du prince d'Orange: il exhorte Henri III à recueillir l'héritage de son frère en intervenant dans les Pays-Bas. Dans la seconde, la reine Élisabeth exprime sa douleur en affirmant que la figure de son coeur est le portrait d'un coeur sans âme et que la mort seule pourra la consoler. Henri III songea peut-être à accepter, comme on le lui conseillait, l'héritage du duc d'Alençon; car il chargea monsieur des Pruneaux de savoir à quelles conditions les états désiraient «de se remettre entre ses bras.»--On lit ailleurs que les états offraient «de mettre entre ses mains les villes de l'Écluse et d'Ostende, les seules qu'ils possédassent, et plusieurs autres promesses tant d'argent que des cités qui, par la suite, se pourroient conquérir.» Les victoires du duc de Parme modifièrent les projets de Henri III, et Pierre Brulart fut chargé d'annoncer aux états «que Sa Majesté étoit marrye de voir leurs affaires en si mauvais train par les progrès du prince de Parme. Et pour le regard des offres qu'ils font à sadicte Majesté, semblables à celles que demandoit monseigneur son frère, elle les prie de considérer que depuis ce temps-là les choses sont tellement changées qu'elle pense que quand mondict sieur vivroit encore il feroit grand doubte d'entrer en ce party, eux n'estant plus maistres de la ville de Bruges. Et puis ils doivent penser qu'il se pouvoit entreprendre plusieurs choses par Monsieur, lesquelles, estant en luy excusables, ne se trouveroient estre de mesme en Sa Majesté, qui s'est toujours faict cognoistre prince amateur du repos public de la chrestienté. Si elle entroit en traité avec lesdits estats, cela donneroit occasion très-grande de jalousie aux princes voisins, de sorte que pour ces raisons Sa Majesté ne peut entrer en aucune convention avec lesdicts estats, qu'elle prie Dieu de vouloir bien conseiller, estant d'ailleurs preste à leur faire tous les bons offices qu'elle pourra, sans se faire tort, ni offenser sa réputation envers les princes ses voisins et le général de la chrestienté, ayant estimé qu'il valoit mieux leur faire dire franchement ce que dessus que de les amuser davantage, les priant de prendre le tout en bonne part.» En effet, le prince de Parme faisait chaque jour de nouveaux progrès. Les députés de Bruges, entre lesquels se trouvaient Nicolas Despars, Olivier Nieulant et le doyen des tisserands, Luc Vande Velde, s'étaient déjà rendus près de lui; et, le 24 mai, après une assez longue négociation, ils signèrent une convention qui fut proclamée le lendemain, à Bruges, par les soins du duc d'Arschoot. Cette convention, qui fut accueillie avec de vives manifestations de joie, était divisée en vingt-trois articles. Les premiers contenaient l'amnistie de tous les délits politiques, la confirmation des priviléges du pays du Franc et de Bruges, la promesse que cette ville serait déchargée de toute garnison et ne supporterait d'autres impôts que ceux qu'elle aurait librement votés. Les habitants s'engageaient, de leur côté, à renoncer à toute alliance autre que celle du roi. Les autres articles reproduisaient les principales clauses de la pacification de 1576 et du traité de Marche-en-Famène. Le prince de Parme, en accordant des conditions si favorables, espérait qu'elles hâteraient la capitulation de Gand. Afin de faciliter les négociations, on avait remis des otages destinés à assurer le respect dû aux députés. La conclusion de la paix était prochaine, mais le parti de Ryhove excita une terrible émeute à Gand. De vagues rumeurs avaient été habilement répandues pour animer les esprits contre Hembyze, et l'agitation avait atteint son plus haut degré, lorsque les députés, qui s'étaient rendus à Tournay, firent connaître qu'ils avaient adhéré au traité qu'avaient accepté les bourgeois de Bruges. Une lettre des magistrats de cette ville, adressée à ceux de Gand, les exhortait dans les termes les plus pressants à concourir au rétablissement de la paix, si nécessaire à la prospérité de la Flandre. Au même moment, un signal d'alarme donné du haut de la tour de Saint-Jean annonça que l'on apercevait les Espagnols dans la campagne, et le bruit se répandit aussitôt qu'ils avaient pénétré dans la ville. Toutes les chaînes furent tendues dans les rues, et la foule, accusant à grands cris Hembyze d'être gagné par le prince de Parme, se précipita vers l'hôtel de ville pour l'arrêter. Hembyze ne chercha pas à résister à la fureur de ses ennemis, qui le conduisirent au Princen-Hof, où il avait lui-même, en 1576, enfermé ses propres ennemis par une odieuse trahison. Un mouvement des bourgeois favorables à la paix eût pu sauver Hembyze. Il échoua. Jacques Bette, qui avait tiré l'épée en criant: «La paix! la paix!» fut chargé de chaînes, ainsi que le grand doyen des métiers et un grand nombre de bourgeois qui s'étaient joints à lui. Ryhove se hâta d'écrire au prince d'Orange pour lui annoncer ces succès et réclamer son appui. Ainsi triomphait l'opinion de ceux qui voulaient perpétuer les discordes et la guerre. Hembyze restait captif, mais les souvenirs de sa popularité luttaient contre les menaces des bourreaux: un événement imprévu le perdit. Derrière le pouvoir conciliant du prince de Parme, comme au temps où sa mère s'opposait en vain au supplice des comtes de Hornes et d'Egmont, une main cachée s'agitait du fond de l'Escurial, semant de l'or et secouant un poignard. Le 10 juillet 1584, un officier franc-comtois, qui depuis cinq ans servait les protestants, assassina lâchement le prince d'Orange; sa femme, fille de Coligny et veuve de Téligny, reçut son dernier soupir. Le bruit de cet attentat réveilla les haines des factions; elles demandaient vengeance, et dès ce moment le sort d'Hembyze fut décidé. Charles Uutenhove, l'apologiste des iconoclastes de 1566, avait succédé comme bourgmestre à Jean d'Hembyze; mais il appartenait à une secte qui, si elle tolérait l'incendie et le pillage, défendait du moins l'effusion du sang. On le contraignit à quitter la magistrature, qu'il n'avait occupée que pendant quelques jours, et le 4 août un échafaud s'éleva sur la place de Sainte-Pharaïlde. Hembyze, alors âgé de près de soixante et dix ans, y monta en protestant de l'amour qu'il portait à son pays; sa tête fut placée sur un pieu de fer, mais elle s'en détacha et tomba au milieu du peuple. Indigne de la gloire et supérieure à l'oubli, il semblait qu'elle ne fût faite ni pour l'éclat de la puissance ni pour l'ignominie du supplice. Le meurtre juridique d'Hembyze fut le dernier triomphe des agitateurs en Flandre; sa mort favorisa l'oeuvre de pacification à laquelle il voulait employer les dernières années de sa vie. Le 17 septembre, Gand ouvrit ses portes au prince de Parme à des conditions à peu près semblables à celles qui avaient été accordées aux Brugeois. La plupart des hommes qui avaient pris part aux troubles rentrèrent dans l'obscurité. Quelques-uns émigrèrent dans les pays étrangers. Gand vit s'éloigner Ryhove, dont les remords troublèrent, dit-on, la raison; Jacques De Gryse et Régnier Winkelman quittèrent Bruges, et ils furent accompagnés dans l'exil par François Gomarus, dont le nom devait un jour devenir célèbre dans l'histoire des luttes intestines de l'église réformée, comme celui du fondateur de la secte des Gomaristes, qui persécuta depuis Grotius et Barnevelt. Dès ce moment la Flandre cessa d'être le théâtre de la guerre. Ce fut sur ses frontières que furent reléguées les calamités des discordes civiles et les agitations de la rivalité ambitieuse des rois étrangers. L'Angleterre, lasse du second rôle, voulait exercer une intervention plus directe. Jean De Gryse, ancien grand bailli de Bruges, était l'agent le plus actif de ces négociations. Vers le mois de mai 1585, les états généraux, effrayés des progrès du prince de Parme, que Bruxelles venait de reconnaître à l'exemple de Bruges et de Gand, résolurent d'invoquer la protection de la reine Elisabeth. Des provinces méridionales, la seule qui y fût représentée, était la Flandre. Les bourgmestres et les échevins de l'Écluse, de Sainte-Anne-Ter-Mude, de Biervliet et d'Ostende élurent pour leur plénipotentiaire Noël de Caron, seigneur de Schoonewalle, ancien bourgmestre du Franc. Le 6 juin, les intentions des états généraux se révélèrent publiquement. Il était dit dans les pouvoirs donnés à Rutger de Hersolt, député de Gueldre, à Noël de Caron, député de Flandre, et aux autres députés de Hollande, de Zélande, d'Utrecht et de Frise, «que les états généraux des Provinces-Unies, considérans les vertus royalles dont Dieu tout-puissant a doué la majesté réginale d'Angleterre, sa naïfve clémence et la très-grande affection que Sa Majesté a toujours et spécialement aussy en cette présente nécessité de guerre monstrée à ces pays avecq son effectuele assistance et secours, ont par ces prégnantes et importantes raisons trouvé bon et résolu de supplier sa dicte Majesté de vouloir prendre ces pays et inhabitans soubs sa protection et deffence et de donner à icelles provinces toute ayde et assistence soubs bonnes et raisonnables conditions.» Ces députés furent reçus par Élisabeth à Greenwich, le 9 juillet. Ils s'étendirent longuement sur leurs plaintes contre le roi d'Espagne et exposèrent que l'autorité de la reine sur les provinces de Hollande, de Zélande et de Frise, jointe à la possession de l'Écluse et d'Ostende, assurerait à l'Angleterre l'empire de la mer. Le 2 août, Élisabeth fit connaître sa réponse. Elle refusait une souveraineté qui lui aurait occasionné immédiatement de grands frais, et peut-être dans l'avenir de longues guerres; mais elle promettait un secours important, à cette condition qu'elle aurait une large part d'autorité dans les délibérations des états généraux, et qu'on lui remettrait en gage soit l'Écluse, soit Ostende, afin de réparer la perte de Calais. Dans un manifeste publié à la même époque, Élisabeth invoque les anciennes relations commerciales de l'Angleterre et des Pays-Bas, et elle ajoute: «Par le moyen de ces obligations, les coeurs de tous les peuples se sont tellement unis ensemble, et par le cours continuel des temps la mutuelle amitié a esté tellement augmentée et inviolablement gardée (comme si c'eust esté un vray oeuvre de nature), qu'il n'a jamais esté en la puissance d'aulcun de la dissoudre du tout, non pas mesme la faire discontinuer pour longtemps, lors mesmes que les roys et les seigneurs d'icelles provinces ont eu quelque différent.» Elle rappelle de nombreux traités relatifs à l'entrecours, «lequel mutuel et naturel entrecours a en plusieurs âges tellement continué qu'à grande peine le semblable se trouvera en aulcun aultre pays de la chrestienté, au grand honneur des princes et au très-grand enrichissement de leurs peuples.» Puis, abordant le triste tableau de la domination espagnole aux Pays-Bas depuis le supplice du comte d'Egmont, «qu'on peult nommer la vraye gloire de ces pays-là, à jamais regretté ès coeur de tout ce peuple,» elle rappelle aussi que ces provinces, «desquelles l'empereur Charles-Quint ne tiroit pas moins de richesses (à ce qu'on estimoit) que de ses Indes,» se trouvent réduites «à de pitoyables misères et à d'horribles calamités.» Si la France s'est efforcée de les secourir, combien à juste titre le royaume d'Angleterre ne doit-il pas se montrer fidèle au même devoir vis-à-vis de la Flandre, «puisqu'ils ont tousjours esté, par commun langage, accomparés au mary et à la femme?» Toute l'histoire de la Flandre ne prouve-t-elle point que, lorsque le prince viole les franchises qu'il a jurées, le peuple est immédiatement dégagé de tout serment d'obéissance? Si quelques enseignes anglaises doivent passer la mer, c'est pour protéger des réclamations aussi justes, et non pas guidées par d'ambitieux projets d'usurpation et de conquête. «Notre désir est seulement, dit-elle, d'obtenir à ce pays la restitution de ses anciennes libertés, afin que nos sujets puissent y jouir d'un libre entrecours, tant d'amitié que de marchandise, selon l'ancienne coustume entre nos ancêtres et les comtes de Flandre, entre nostre peuple et le peuple de ce pays-là.» Le comte de Leicester, nommé lieutenant d'Élisabeth et son capitaine général aux Pays-Bas, s'embarqua au mois d'octobre, et son premier soin en arrivant dans l'Escaut fut de s'y assurer les positions les plus importantes. Sir Philippe Sidney prit possession de Flessingue. La Briele, cette première pierre de l'indépendance des Provinces-Unies, fut remise à sir Thomas Cecil. Le comte de Leicester, aussi incapable que le duc d'Alençon qu'il avait accompagné à Anvers en 1582, ne sut point profiter des circonstances. Élisabeth, trop occupée par le procès de Marie Stuart, semblait elle-même consacrer exclusivement aux tortures qu'inventait son esprit cruel et jaloux, toutes les ressources de son habileté. L'ambassadeur français, Bellièvre, avait cherché à sauver la reine d'Écosse, en remontrant à la reine d'Angleterre «qu'elle submettroit les roys au bras de la justice, et que ce seroit une plaie qui saigneroit longtemps sur ses successeurs.» Élisabeth répondit à l'ambassadeur de Henri III: «Un prince françois n'a-t-il pas fait décapiter Conradin?» Elle oubliait que l'histoire a flétri Charles d'Anjou, en plaignant sa victime, et nous ne pouvons pas davantage refuser une larme à cette pauvre princesse, qui souffrit une captivité de dix-neuf ans et qui fut toutefois, dans ses malheurs, la fiancée de don Carlos et de don Juan. Les lieux et les noms ont leurs destinées. La malheureuse mère d'Édouard IV, qui vit quatre de ses fils périr de mort violente, avait choisi Fotheringay pour sa sépulture; Henri VIII avait voulu y reléguer Catherine d'Aragon. Les niveleurs de 1649 n'appelleront Charles Ier que Charles Stuart: ils pouvaient invoquer l'exemple d'Élisabeth, qui avait méconnu la première l'inviolabilité royale, en frappant une reine qu'elle avait souvent nommée sa soeur. «Toutes les couronnes tremblèrent, dit Lelaboureur, des trois coups de hache qu'elle reçut, car il en fallut trois, afin que la France, l'Écosse et l'Angleterre reçussent chacun le sien, puisqu'elle avait été reine et légitime héritière de ces trois royaumes.» Si Élisabeth triomphe à Fotheringay, où le bourreau s'écrie à haute voix: «Vive la reine Élisabeth! périssent ses ennemis!» il n'en est point de même aux Pays-Bas, où le champ des combats est ouvert: son armée s'y couvre de honte et son nom y est livré au mépris. Deux ans s'étaient écoulés depuis que les députés des états généraux avaient reçu la mission de lui offrir la souveraineté des Pays-Bas. Tandis qu'elle convoitait la ville d'Anvers sans oser s'en emparer, la prince de Parme, vainqueur aux bords de la Meuse, rassemblait à Bruges son armée pour chasser les Anglais de l'Écluse. Le gouverneur de Flessingue se hâta d'en renforcer la garnison, et sir Roger Williams s'y enferma avec huit cents hommes récemment arrivés d'Angleterre. Le prince de Parme, après s'être emparé du fort de Blanckenberghe, occupait Breskens et l'île de Cadzand. Trente pièces de canon et huit coulevrines battaient sans relâche les murs de l'Écluse. La garnison repoussait tous les assauts avec courage, mais elle s'affaiblissait de jour en jour et il était urgent de la secourir. Le prince Justin d'Orange et le comte de Leicester rassemblèrent dans les derniers jours de juillet toutes les forces dont ils pouvaient disposer et s'embarquèrent en Zélande pour Ostende, où une flotte anglaise, commandée par le comte de Cumberland, était déjà arrivée. Le comte de Leicester était peu aimé des Zélandais; les mêmes discordes existaient entre les soldats et les chefs. Il conduisit son armée vers le fort de Blanckenberghe qu'occupait le duc d'Arenberg; mais bientôt, apprenant que le prince de Parme s'avançait pour le combattre et peu rassuré par la supériorité de ses forces, il battit tout à coup en retraite sans attendre son arrivée et rentra honteusement à Ostende. Peu de jours après, l'Écluse ouvrit ses portes, tandis que Leicester, réduit à copier le rôle du duc d'Alençon, essayait de renouveler à Leyde la Saint-Antoine et fuyait à Londres. Philippe II jugea le moment favorable pour porter lui-même la guerre en Angleterre. Une flotte redoutable fut réunie: le prince de Parme devait la commander, mais une tempête l'engloutit. Ce fut du côté de la France que se dirigèrent désormais toutes les intrigues du roi d'Espagne. Le mépris croissant du peuple pour Henri III avait, à la journée des Barricades, remis Paris aux Guise, et Henri III n'avait pas craint de faire assassiner, aux états de Blois, le duc de Guise, qui lui parut si grand quand il le vit mort. A ce bruit, un cri d'indignation retentit dans toute la France: la Sorbonne déclara Henri III déchu de la couronne, et bientôt le poignard de Jacques Clément, guidé par le fanatisme de l'irritation populaire, vengea le crime de Blois par le crime de Saint-Cloud. Henri III ne laissait point d'enfants: en lui s'éteignait la race des Valois, qui remontait à Louis XII. Cependant une soeur de Charles IX avait épousé Philippe II et lui avait donné une fille. Cette princesse eût été l'héritière du trône si la loi salique, proclamée loi de la monarchie au quatorzième siècle, ne l'eût exclue: Philippe II résolut de soutenir ses prétentions contre le roi de Navarre qui réclamait la couronne comme issu de saint Louis. En 1589, le prince de Parme se rendit en France. Il avait accru sa gloire en faisant lever le siége de Paris, quand il succomba à ses fatigues, le 3 décembre 1592. L'intervention du roi d'Espagne dans les affaires de France ne s'arrêta point à la mort du prince de Parme. Il songea à appeler les états généraux à élire l'héritier de la couronne et promit au duc de Mayenne, s'il réussissait à faire choisir l'infante Isabelle, de lui donner le duché de Bourgogne. Ces moyens extrêmes semblaient être un retour vers le moyen âge, où l'organisation féodale s'alliait au système électif. Une transaction les rendit inutiles: ce fut l'abjuration de Henri IV. Henri IV était «ce petit prince de Navarre» à qui madame de Clermont voulait faire épouser Marie Stuart, afin de l'enlever à don Carlos. Si la déchéance de la maison d'Autriche avait été prononcée par le prince d'Orange, il eût pu prétendre à la souveraineté de la Flandre comme parent d'Isabelle de Bourbon, mère de Marie de Bourgogne: il était aussi arrière-petit-fils de ce comte de Vendôme qui soutint les communes flamandes, et il avait même hérité de la comtesse de Vendôme, Marie de Saint-Pol, des revenus importants en Flandre, notamment le tonlieu de Bruges, qu'il vendit afin de payer ses soldats dans ses premières campagnes. Parmi ces biens se trouvait peut-être aussi la maison de Bruges, léguée par l'infortuné connétable de Saint-Pol à son fils et ensuite transmise à ses descendants jusqu'à ce qu'elle servît à alimenter, sous Charles IX, des haines et des divisions qui remontaient à Louis XI. En 1576, Henri de Navarre avait offert son épée au prince d'Orange pour défendre la Flandre contre Philippe II, et il avait été question, à diverses reprises, de lui attribuer une position importante: il devait porter sur le trône le souvenir de ses anciens projets pour chasser les Espagnols des Pays-Bas. Cependant, la Flandre goûte partout les bienfaits de la paix, si ce n'est dans le voisinage des forteresses ennemies. La garnison d'Ostende brûle Wulpen et saccage Oudenbourg. La reine d'Angleterre, mécontente de ces stériles escarmouches, voulait toutefois qu'une attaque sérieuse fût tentée contre la Flandre. Elle écrivit en ces termes à ses ambassadeurs en Hollande: «Fidèles et bien-aimés, nous vous saluons. «Quoique nous ayons depuis peu commandé à notre trésorier d'Angleterre de vous ordonner de faire en sorte que l'on commence quelque entreprise avec leurs troupes et les nôtres, par des incursions dans les pays ennemis et particulièrement en Flandres, à cette heure que le duc de Parme est absent avec la plus grande partie de ses troupes, qui est à présent fort avancée en France, tel est le désir ardent que nous avons, et le jugement que nous faisons de la nécessité de presser ce dessein, fondé sur plusieurs grands besoins, de l'exécuter en toute diligence, et de le poursuivre avec toute vigueur, que nous désapprouverons extrêmement, et que nous condamnerons et les états et le conseil, s'ils ne donnent pas de toute leur affection et de tout leur pouvoir, sans délai et sans épargner aucune dépense, des ordres pour mettre ces entreprises en exécution, qui produiront ces deux effets, ou l'un des deux; c'est-à-dire, de porter un grand dommage aux ennemis sans danger, ou du moins de faire diversion à leurs troupes, qui sont en France, par où le roi de France sera moins exposé au danger de perdre ses domaines, chose si évidemment utile que tout homme, pour peu qu'il ait de l'intelligence, peut juger de la nécessité de ce qu'il y a de le faire. «C'est pourquoi vous emploierez tous les moyens possibles auprès des états et avec tout le conseil, et en public et en particulier, pour leur faire entreprendre cette affaire avec vigueur.» Cette expédition ne s'exécuta qu'au mois de février 1591. Les Anglais d'Ostende, sous les ordres du gouverneur Norris, prirent le fort de Blanckenberghe et mirent le siége devant l'Écluse. En même temps 4,000 Hollandais s'emparaient de Hulst. Là se bornèrent leurs succès. La discorde se mit entre Norris et le chef des Hollandais. Les états généraux portèrent même en Angleterre leurs griefs contre Norris, mais ces dissensions permirent au comte de Mansfeld de faire avorter tous les desseins dirigés contre la Flandre. Sous le gouvernement du comte de Mansfeld, qui remplaça provisoirement le prince de Parme, quelques combats qui se livrèrent dans le pays de Waes, et un débarquement du prince Maurice d'Orange sur la côte de Blanckenberghe, dont le but était de surprendre Bruges, furent les seuls événements qui marquèrent l'année 1593. Dans les premiers jours de 1594, l'archiduc Ernest, frère de l'empereur Rodolphe II, arriva dans les Pays-Bas; mais son administration fut courte, et il mourut à Bruxelles le 21 février 1595, après avoir confié le gouvernement au comte de Fuentès, qui le dirigea honorablement. L'Espagne se trouvait dans une position critique. Une déclaration de guerre lui avait été adressée par le roi de France. Tandis que les hostilités reprenaient en Picardie, les Anglais et les Hollandais se préparaient à inquiéter les Pays-Bas, où depuis longtemps la puissance espagnole s'était affaiblie d'année en année. Dans ces circonstances difficiles, le cardinal Albert d'Autriche fut désigné par Philippe II pour succéder à son frère l'archiduc Ernest. L'intérêt que le roi d'Espagne avait à ménager l'Allemagne, ne paraissait pas étranger à ce choix. Le cardinal d'Autriche arriva le 11 février 1596 à Bruxelles. Il se rendit presque aussitôt à l'armée; cependant n'ayant point assez de forces pour reconquérir Cambray et Doulens, tombés au pouvoir des Français, ni pour délivrer La Fère, assiégée par Henri IV, il recourut à une tactique qui est la dernière ressource des capitaines habiles, et s'éloigna du théâtre de la guerre pour se porter rapidement avec cinq mille hommes devant Calais. Cette forteresse, si redoutable, mais mal défendue, fut conquise en neuf jours, et au moment où le prince Maurice d'Orange arrivait avec la flotte zélandaise pour secourir les assiégés, il trouva la ville prise et la citadelle réduite à capituler. La position de la ville de Calais était tellement importante qu'afin qu'elle n'échappât plus à la domination de l'Espagne, le cardinal d'Autriche résolut de la réunir à la Flandre, dont cette ville était séparée depuis plusieurs siècles. Tous les usages des cités flamandes y furent introduits et le pays de Calais devint le cinquième membre de Flandre. Ardres ne se défendit pas mieux; mais les fertiles campagnes du Calésis, dévastées par de fréquentes guerres, ne pouvaient approvisionner le camp espagnol, où la famine engendra de nombreuses maladies. L'archiduc Albert avait résolu de ramener son armée en Flandre quand les députés de Bruges et du pays du Franc s'adressèrent à lui pour le presser d'assiéger Ostende, dont la garnison semait l'inquiétude dans tout le pays par ses fréquentes excursions. Les Anglais, qui avaient occupé cette ville, s'étaient retirés pour aller, avec le comte d'Essex, attaquer Cadix, appelés ainsi à assurer tour à tour à l'Angleterre l'une des clefs de la mer du Nord et la clef de la Méditerranée; les Hollandais avaient toutefois envoyé à Ostende une forte garnison, dont l'Anglais Norris conservait le commandement. Le projet d'attaquer Ostende fut ajourné, et dans les premiers jours de juillet le cardinal d'Autriche mit le siége devant Hulst, qui, après une longue résistance, capitula le 18 août. L'année suivante, il y eut peu de combats en Flandre. Don Alvarez d'Aguillar, gouverneur de Dunkerque, fut pris par les Anglais. Il était très-vieux, et comme les Anglais voulaient le mettre à rançon: «Combien peut valoir, leur répondit-il, le nombre de jours qu'il me reste à vivre?» Quarante-trois années s'étaient écoulées depuis que Charles-Quint avait résigné le pouvoir suprême. Philippe II était lui-même devenu vieux, décrépit et infirme. Tous ses desseins contre l'Angleterre et la France avaient échoué. La longueur de son règne n'avait point suffi à la pacification des Pays-Bas, et il s'efforçait vainement d'éteindre l'incendie qu'il avait allumé. S'il est vrai que son ambition avait appelé dans sa jeunesse l'abdication de son père, elle reçut une grande leçon quand il sentit que la vie manquait à sa puissance, et qu'il était devenu nécessaire qu'il consentît, comme Charles-Quint, à abdiquer la souveraineté des Pays-Bas. Aux yeux de Philippe II, la possession des Pays-Bas pouvait seule assurer à ses flottes la liberté de la navigation; mais le trésor était si complètement épuisé que, lors même que la conclusion d'un traité avec le roi de France lui eût permis de réunir toutes ses forces contre les Provinces-Unies, la prudence lui commandait de songer d'abord au salut même de l'Espagne, _ne tandem Hispania ipsa propter impotentiam iret in præcipitium_, dit Tassis. Les mêmes nécessités qui, sous le règne précédent, avaient dicté la trêve de Vaucelles, préparèrent, cette fois, la paix de Vervins. Deux hommes illustres de cette époque se réunissaient pour conseiller la suspension des hostilités: l'un était Juste Lipse; l'autre, le président Jeannin. Juste Lipse écrivait: «Je souhaite la paix de toute mon âme, et je la place au-dessus de tous les biens de la terre; elle est désirée de tous les bons citoyens; elle sera utile au roi et à la religion; elle est nécessaire à notre pays. Un peu de repos et quelque tranquillité seraient déjà beaucoup pour nous dans l'état présent de nos affaires. Si nous voulons améliorer l'administration civile ou la discipline militaire, nous n'y parviendrons que difficilement au milieu du bruit des armes. Déjà nous avons vu faire trop de progrès à la licence et à la corruption, qui perdent les États et les rois les plus puissants. Telle est ma pensée: si je me trompe, j'invoque comme excuse mon amour pour ma patrie.» Les motifs qui guident le président Jeannin sont tout différents: «Le roy d'Espagne, dit-il, n'effectuera jamais le désir qu'il a de donner en apanage à sa fille les Pays-Bas, s'il n'a la paix. Or que peut mieux désirer Sa Majesté, sinon que le roy d'Espagne exécute ce conseil, et au lieu de l'avoir pour voisin, tousjours esmulateur et ennemy par raison d'estat, il ait un prince particulier, foible et moins à craindre s'il devient ennemy?» La paix de Vervins fut conclue le 2 mai 1598. Le roi d'Espagne restituait toutes ses conquêtes, même la ville de Calais. D'autre part, le roi de France intervenait comme héritier des princes qui avaient confirmé les priviléges de la Flandre et de l'Artois, pour exiger que le roi d'Espagne s'engageât à les respecter. Quatre jours après la conclusion du traité de Vervins, des lettres solennelles du roi d'Espagne annoncèrent l'hymen de l'archiduc Albert avec l'infante Isabelle qui se trouvait investie de la souveraineté des Pays-Bas, afin que désormais les peuples pussent jouir de la présence du prince si nécessaire à leur bonheur. Ce transport était héréditaire, mais il était subordonné au mariage de l'archiduc et de l'infante. A défaut de postérité des nouveaux souverains des Pays-Bas, ces provinces devaient revenir à l'Espagne. Philippe II se réservait pour lui et ses successeurs le droit d'approuver le mariage de leurs descendants si c'étaient des filles et toute cession de territoire qu'ils pourraient faire. Les Pays-Bas devaient rester unis à l'Espagne par des rapports intimes de commerce et une étroite alliance. A ces conditions Philippe II renonçait à toute souveraineté sur les Pays-Bas, la Bourgogne et le Charolais, n'en exceptant que la grande maîtrise de l'ordre de la Toison d'or. Ces articles étaient rédigés dans un style plein d'emphase, «avec les maximes et retenues d'Espagne, qui sont, dit Chiverny, de donner beaucoup en apparence et toujours beaucoup moins en effet.» De plus, par un article secret, le roi d'Espagne se réservait également pour lui et ses successeurs la faculté perpétuelle de réunir les Pays-Bas à leur monarchie toutes les fois qu'ils le jugeraient convenable et alors même qu'il y aurait des enfants issus du mariage de l'archiduc, en les indemnisant, «ce qui est en effet retenir plutôt que bailler ledit pays.» Pendant ces négociations, la santé de Philippe II penchait de plus en plus vers son déclin. Il comprit bientôt que sa fin n'était plus éloignée, et, afin de se rapprocher de sa sépulture, il ordonna qu'on le portât à l'Escurial. Telles étaient ses infirmités qu'il lui fallut six jours pour achever les sept lieues qu'il avait à parcourir. Dès ce moment, il ne s'occupa plus que de se préparer à mourir; il fit lire à son fils les dernières instructions dictées par saint Louis; puis il ordonna que l'on posât sur une tête de mort sa couronne qui ne lui rappelait que les soucis et les remords de la royauté, et fit placer son cercueil devant le lit où une fièvre ardente, couvrant son corps d'ulcères, le consumait au milieu des plus affreuses douleurs; enfin, dans la nuit du 13 septembre il expira. Philippe II avait ruiné la prospérité des Pays-Bas: il emportait dans sa tombe la puissance de l'Espagne. ALBERT ET ISABELLE 1598-1621. Albert et Isabelle.--Les états généraux font des réserves en faveur des priviléges des Pays-Bas.--Armements de la Hollande.--Bataille de Nieuport.--Siége d'Ostende.--Trêve de douze ans.--Préparatifs menaçants du roi de France.--Mort de l'archiduc Albert. Bentivoglio nous a dépeint avec des couleurs aussi vives que fidèles la cour de l'archiduc et de l'infante. Une sévère et frivole étiquette y règne en souveraine; à ne la juger que d'après les formes extérieures, on se croirait à l'Escurial, à Aranjuez ou au bois de Ségovie; mais la politique espagnole s'est adoucie et s'est éclairée de toute l'expérience que l'on doit à trente ans de désastres et de guerres. Albert d'Autriche, qui vient de déposer le chapeau de cardinal sur l'autel de Notre-Dame de Halle, est silencieux, patient, irrésolu, peu propre aux expéditions militaires, altier jusqu'à l'orgueil, dépourvu de cette affabilité que la Flandre apprécia toujours comme la première qualité de ses princes; s'il mérite le respect de ceux qui l'environnent, il ne réussit point à conquérir leur amour, et pour y parvenir, au lieu d'imiter l'extérieur de Philippe II, il se fût proposé un meilleur modèle, comme le remarque Bentivoglio, en cherchant à faire revivre les vertus de Charles-Quint. Isabelle est douée d'un caractère plus doux et plus conciliant; elle charme par sa bonté tous ceux qui s'approchent d'elle, et tient de sa mère Élisabeth de France le goût des arts, des tournois et des divertissements; mais sa piété l'engage à l'oublier en présence des malheurs de ses sujets, pour aller fréquemment implorer la protection du ciel dans le pieux asile de quelque cloître, qu'elle ne quitte que pour vivre elle-même dans son palais avec autant d'austérité que dans un monastère. Née en 1566, au moment même où commençaient les troubles des Pays-Bas, elle a vu la Ligue lui offrir le sceptre de Blanche de Castille. Si elle ne doit pas ceindre en France une couronne flétrie par les guerres civiles, sa destinée l'appelle du moins à continuer et à achever sa vie dans les Pays-Bas, au milieu des discordes qui en ont signalé les premiers jours. Les archiducs avaient à la fois des ministres flamands et des ministres espagnols. Entre les premiers, le plus habile était Louis Verreyken; parmi les seconds, le plus illustre fut le marquis Ambroise Spinola. Les états généraux avaient accueilli avec joie l'abdication de Philippe II; mais ils jugèrent utile, au moment où s'établissait un nouvel ordre de choses, de garantir par d'expresses réserves les libertés du pays. Ainsi, ils demandèrent que leurs priviléges fussent respectés, qu'on supprimât tous les impôts arbitraires, que les soldats étrangers ne fussent employés qu'aux frontières et pour les défendre contre les ennemis, que les états généraux eussent le pouvoir de traiter directement avec les états des Provinces-Unies, et le droit d'être consultés par l'archiduc dans toutes les affaires importantes. Ces réserves admises, l'archiduc Albert reçut, le 22 août 1598, le serment de toutes les provinces restées fidèles au roi d'Espagne. «Dans les estats de l'archiduc, dit Bentivoglio, la volonté du prince est liée par celle des peuples qui veulent se maintenir en leurs anciens priviléges d'obéir estant priés et de jouir d'une subjection meslée de liberté.» Pendant toute la durée du gouvernement d'Albert et d'Isabelle, leurs constants efforts tendirent à rechercher les bienfaits de la paix, objet des voeux les plus légitimes; mais loin de voir s'accomplir leurs espérances, ils furent réduits, aussitôt qu'ils arrivèrent dans leurs nouveaux États, à veiller aux soins que réclamait la continuation de la guerre. Les états des Provinces-Unies avaient décidé qu'une tentative redoutable serait dirigée contre les provinces des Pays-Bas, qui venaient de se détacher de la domination espagnole, tombée elle-même entre les faibles mains de Philippe III. Dès le mois d'août 1598, époque de l'inauguration de l'archiduc d'Autriche, les plénipotentiaires hollandais en Angleterre (c'étaient Jean de Duvenvoorde et Jean d'Olden-Barnevelt) avaient conclu à Westminster un traité par lequel les États-Unis obtenaient un secours considérable de troupes anglaises, moyennant le payement de 800,000 livres sterling. Dix-huit mois s'écoulèrent avant que tout fût préparé pour cet armement, et peut-être l'archiduc Albert eût-il agi sagement en profitant de ces retards pour assiéger Ostende, comme les états de Flandre l'y engageaient instamment. Enfin, vers le milieu du mois de juin 1600, le prince Maurice d'Orange se rendit en Zélande, afin de prendre le commandement de l'armée qui y était rassemblée. Une flotte immense était prête à la transporter sur les côtes maritimes de la Flandre, dont on voulait d'abord s'assurer la possession. Cependant les vents étaient contraires et il fallut abandonner ce projet. L'armée des Provinces-Unies traversa donc l'Escaut et entra en Flandre par le fort Philippine, qui se rendit. Elle se dirigea par Eecloo vers Male, et de là, en passant sous les remparts de Bruges, vers Oudenbourg. C'était du côté de Nieuport que le prince Maurice dirigeait sa marche, et le 1er juillet il arriva devant les murailles de cette ville. Nieuport, par sa position, n'était pas moins important qu'Ostende. La garnison espagnole était peu nombreuse, mais pleine de courage. Elle espérait de prompts secours. L'archiduc d'Autriche se hâtait de réunir son armée à Gand, multipliant les promesses pour suppléer à l'argent qui lui manquait, afin de calmer ses troupes mutinées. Telle fut son activité qu'il suivit de près la marche du prince Maurice, et le 30 juin, alors qu'on le croyait encore sans capitaines et sans hommes d'armes, il occupa Oudenbourg, Breedene et Snaeskerke, et réussit ainsi à séparer l'armée hollandaise de la garnison d'Ostende. Ces nouvelles parvinrent au milieu de la nuit au prince Maurice. Il ordonna sans délai au comte Ernest de Nassau de prendre avec lui un régiment écossais, le régiment zélandais de Charles Vandernoot et quelques compagnies de cavalerie, et de saisir le passage de Leffinghe avec le concours de la garnison d'Ostende. Les Espagnols s'étaient déjà emparés de ce point important; dès qu'ils s'avancèrent, les soldats du comte de Nassau, intimidés par la présence de forces supérieures, abandonnèrent leurs canons et s'enfuirent, les Zélandais vers Ostende, les Écossais vers les Dunes, où un grand nombre se jetèrent dans la mer et périrent. Si, en ce moment, les Espagnols eussent poursuivi leur marche victorieuse, tout annonce que l'armée ennemie eût été détruite. Le prince Maurice profita habilement du temps qu'on lui laissa, pour réparer ces revers. Il fit passer le havre de Nieuport à son armée et ordonna à ses vaisseaux de s'éloigner. En rendant ainsi toute retraite impossible, il rappelait à ses soldats qu'il fallait vaincre ou mourir. L'armée du prince Maurice s'était arrêtée; protégée par derrière par le havre de Nieuport et s'appuyant à la mer, elle attendait le choc des Espagnols. L'avant-garde, composée principalement d'Anglais et de Frisons, avait pour chefs sir Francis Vere et Ludovic de Nassau. Le corps de bataille comprenait, outre les Hollandais et les Allemands, un régiment suisse et deux bataillons français. Le comte Éverard de Solms le commandait. Olivier Tempel était resté de l'autre côté du havre avec l'arrière-garde. Le prince Maurice parcourait activement les rangs des siens, adressant à chacun quelques exhortations et quelques conseils. On remarquait près de lui son frère Frédéric de Nassau, le duc d'Holstein, le comte d'Anhalt, le comte de Coligny et lord Grey. La France, l'Angleterre et la Hollande luttaient sous les mêmes bannières dans cette plaine marécageuse battue par les flots de la mer. L'archiduc d'Autriche hésitait encore s'il fallait livrer bataille. Les uns invoquaient les heureuses prémices du triomphe de la veille; d'autres voulaient, au contraire, s'assurer des forts voisins d'Ostende, afin que la garnison de cette ville fût, avant tout, contenue dans ses murailles. La délibération se prolongeait, lorsque tout à coup les voiles hollandaises, qui se retiraient, apparurent à l'horizon. On crut qu'elles emmenaient le prince Maurice et la meilleure partie de ses troupes, et dès ce moment, il fut résolu qu'on marcherait en avant. La cavalerie espagnole reçut l'ordre d'aller reconnaître la position des Hollandais: elle se porta si loin qu'elle essuya le feu de l'artillerie ennemie. On ne pouvait plus douter que l'armée du prince Maurice ne fût là tout entière. Le conseil de ceux qui voulaient conquérir les forts du pays d'Ostende et laisser s'épuiser une armée nombreuse privée de toute ressource, paraissait de nouveau le plus sage; mais il était trop tard: la cavalerie réclamait un prompt secours, et il était dangereux de lui faire tenter une retraite difficile, qui répandrait la méfiance et la confusion parmi les soldats dont la mutinerie était encore si récente. Quel que dût être le résultat de la bataille, elle était devenue inévitable. L'armée espagnole s'avançait lentement en suivant les dunes. Quand elle arriva en présence des ennemis, elle trouva la cavalerie déjà culbutée et chassée vers Nieuport; mais elle engagea bravement le combat: les deux armées, resserrées sur un espace étroit où l'artillerie exerçait d'effroyables ravages, s'entre-choquaient, se mêlaient, attaquaient et reculaient tour à tour. Le prince Maurice et l'archiduc d'Autriche rivalisaient de courage pour raffermir l'esprit des soldats effrayés par les horreurs de ce long massacre. Enfin, vers le soir, les Espagnols tentèrent un dernier effort qui fut repoussé. Harcelés en flanc par les cavaliers ennemis, ils se repliaient en désordre; mais les ombres de la nuit, s'épaississant rapidement, semblaient descendre du ciel pour les protéger, et ils parvinrent à gagner le pont de Leffinghe, tandis que l'archiduc, blessé à la tête d'un coup de hallebarde, allait se faire panser à Bruges. Les pertes avaient été considérables des deux côtés; mais les résultats étaient surtout désastreux pour les Espagnols. Ils abandonnaient aux ennemis leur artillerie et leurs drapeaux. Plusieurs de leurs capitaines avaient péri; la plupart avaient été faits prisonniers. Dans ces circonstances extrêmes, la fermeté du comte de Belgiojoso, gouverneur de Nieuport, sauva la Flandre. Quelques renforts lui étaient arrivés de Dixmude. Il multiplia ses sorties et inquiéta les ennemis jusqu'à ce qu'il les réduisît à lever le siége. Grâce aux efforts du comte de Belgiojoso, la victoire de Nieuport ne fut, pour le prince d'Orange, qu'un trophée stérile. Le 10 juillet, il se retira vers Ostende, afin de former le siége du fort Isabelle; mais, apprenant bientôt que les quatre membres de Flandre mettaient en oeuvre toutes les ressources dont ils disposaient avec une admirable énergie, et qu'une armée considérable était déjà réunie à Damme, il jugea inutile de courir les chances d'un nouveau combat, et, le 31 juillet, il s'embarqua pour la Zélande, ayant consolidé sa réputation de vaillant capitaine, mais n'ayant recueilli que peu de fruits du sang qu'avait coûté sa victoire et des frais auxquels avait donné lieu un si vaste armement. Ce n'était point assez; la ville d'Ostende menaçait continuellement nos provinces de semblables invasions. Un historien la compare à un aigle qui, assis sur le rivage, appelle à lui, pour s'élancer dans la plaine, tous les oiseaux des mers. C'était, dit un autre historien, une épine dans la patte du lion de Flandre. L'on voyait chaque jour sa garnison multiplier ses excursions dans le pays environnant, pour y imposer des contributions de guerre; et les choses avaient été portées à ce point, que le gouverneur anglais d'Ostende, Norris, avait un agent qui délivrait publiquement à Bruges des passe-ports à tous ceux qui devaient se rendre de Bruges à Ghistelles, à Nieuport ou à Furnes. Les états du pays supplièrent l'archiduc d'assurer à la Flandre l'intégrité de son territoire et la tranquillité dont elle avait besoin. Ils lui offrirent tout ce qui était en leur pouvoir, leurs bras et leurs richesses. «Il fust conseillé à l'archiduc, dit Philippe de Cheverny, de mettre le siége devant Ostende, et y fust porté pour plusieurs raisons. La première, que c'estoit la seule place que les Hollandois avoyent dans le comté de Flandres, à l'abry de laquelle ils levoyent de grandes contributions sur tout le plat pays, et que s'ils n'avoyent à havre ils se treuveroyent freustrés de la commodité qu'ils retiroyent d'icelluy et seroyent contraints d'entretenir à grands frais une flotte ordinaire à Flessingues, et n'auroyent plus aucun lieu de retraite pour eux et pour les Anglois, leurs alliés, en toute la coste de Flandres; l'autre, que l'archiduc, se rendant maistre d'Ostende, tout le comté de Flandres luy demeurroit paisible, au lieu qu'il estoit obligé d'entretenir perpétuellement force gens de guerre dans dix-sept forts qu'il avoit fait faire aux environs dudit Ostende, pour resserrer et réprimer les courses et violences ordinaires que ceux de dedans faisoient en ses pays, de telle sorte que ses subjets dudit comté, pour le convier davantage audit siége, lui offrirent cent mille escus pour en faire les frais, outre plus de cent mille qu'ils fournissoyent déjà par chascun an pour l'entretien des garnisons des dits dix-sept forts.» Le 5 juillet 1601, une nombreuse armée mit le siége devant Ostende, qui, après avoir reçu d'abord une simple enceinte de palissades et quelques remparts de gazon, avait, depuis le séjour des Anglais et des Hollandais, été fortifiée avec tant de soin qu'elle était devenue une des plus redoutables citadelles de l'Europe. «Ce port, qui n'avait été entouré d'un rempart que lors du voyage du duc d'Alençon, et que le prince de Parme avait jugé toutefois indigne d'un siége, était devenu si puissant, rapporte un historien, qu'il dictait des lois aux Pays-Bas et les rendait tributaires de la Hollande.--Il paraît incroyable, dit un autre annaliste du dix-septième siècle, qu'une pauvre bourgade de pêcheurs, obscure et inconnue, où quelques malheureux, vivant du produit de leurs filets, s'étaient fixés au hasard, ait ainsi acquis une telle renommée dans tout le monde; car, vingt ans auparavant, ces pêcheurs n'étaient pas plus riches que ceux qui habitaient Venise avant l'approche d'Attila. Quelques cabanes de roseaux s'élevaient dans des marais inaccessibles; quelques barques et des filets occupaient ce rivage que couvrent aujourd'hui les remparts et les arsenaux du dieu Mars. Tels sont les jeux de la fortune, telles sont les chances alternatives de la nature, qui ne présente plus au port de Sigée, si fameux par le campement des Grecs, que des ruines cachées sous les ronces. Par un destin bien différent, Ostende doit à un siége toute son importance; sa renommée et sa gloire reposent sur le deuil et sur la mort; et jusqu'à ce qu'on l'eût assiégée, personne ne sut qu'Ostende existait.» Le colonel Charles Vander Noot occupait Ostende avec vingt et une compagnies. Les états des Provinces-Unies se hâtèrent de lui envoyer de l'artillerie, un corps d'infanterie hollandaise et trois mille Anglais, sous les ordres de sir Francis Vere, qui prit le commandement de la ville. De nouveaux retranchements furent élevés; et, le 15 août, l'on perça les digues qui retenaient les eaux de la mer, de telle sorte qu'Ostende ne fut plus qu'une île au milieu des inondations. Dès le commencement du siége, tous les regards se portèrent sur le théâtre d'une lutte qui paraissait devoir être longue et acharnée. Une foule d'étrangers visitaient Ostende ou le camp espagnol. Le duc d'Holstein, frère du roi de Danemark, le comte de Hohenlohe, le comte de Northumberland allèrent tour à tour admirer les actifs travaux de sir Francis Vere; et le roi de France lui-même se rendit à Calais, afin de recevoir plus promptement les nouvelles des combats qui se succédaient devant Ostende. «Je ne crains pas de dire, remarque Pierre Matthieu, historiographe de France sous Henri IV, que ce siége fut le théâtre de Mars. Nous avons vu des guerriers de toutes les nations les plus belliqueuses de l'Europe descendre dans une arène où les chefs apprirent à commander, les soldats à obéir, les matelots à manier plus adroitement la rame, les chirurgiens eux-mêmes à guérir plus habilement les plaies des blessés.» Les annalistes du dix-septième siècle nomment Ostende la nouvelle Troie. Le sieur de la Motte, chargé d'examiner la position d'Ostende et les sources stratégiques que présentait sa défense, avait, disait-on, déclaré que ce siége était capable d'absorber un tiers des hommes de l'Europe et autant de poudre et de boulets que pourraient en fournir, en dix ans, dix mille moulins et dix mille fourneaux. Trente-cinq ans de guerre n'avaient-ils pas suffi? Fallait-il que la Flandre, déjà baignée de tant de sang, vît se renouveler sur ses rivages des luttes qui devaient égaler tous les malheurs qu'elle avait déjà soufferts? L'Angleterre jugeait qu'il était important pour ses intérêts commerciaux de conserver Ostende. De là, elle pouvait aisément, toutes les fois qu'elle le jugeait utile à sa politique, favoriser et soutenir les discordes intérieures des Pays-Bas. La Hollande savait aussi que tant que les Espagnols n'auraient pas conquis Ostende, ils n'oseraient pas porter la guerre au delà du Rhin et de la Meuse. Enfin la France se trouvait partagée entre sa jalousie contre l'Espagne et la crainte de voir devenir trop puissante la faction des huguenots, qui s'agitait dans le Midi. Nous ne nous proposons point de raconter dans tous ses détails le siége d'Ostende, qui fut (ce sont les paroles de Philippe de Cheverny) «ung des plus beaux, longs et mémorables qui ayt jamais jusques icy esté veu dans toute l'Europe.» Nous ne décrirons point les nombreux assauts dirigés contre le Sandhil et le fort du Porc-Épic; nous ne rappellerons pas avec quelle persévérance ils furent soutenus par Bucquoy, Trivulce, Avalos et Ambroise Spinola, avec quel courage ils furent repoussés par sir Francis Vere, Frédéric de Dorp et Daniel de Marquette; nous nous contenterons de mentionner la tentative du prince Maurice, dont le but était la délivrance d'Ostende et dont le résultat fut la conquête de l'Écluse. La Flandre, à peine aidée par quelques doublons venus d'Espagne, soutint seule tous les frais du siége auxquels les autres provinces des Pays-Bas avaient refusé de prendre part. Ils furent si considérables que chaque soldat qu'y employa l'archiduc Albert, coûta cent écus d'or[15]. De nombreux ingénieurs prirent part à tous les travaux et y firent faire à l'art militaire d'importants progrès en multipliant les moyens d'attaque et de défense. Rien n'atteste mieux leur habileté que la durée du siége, qui se prolongea plus de trois ans et qui coûta la vie à cent cinquante mille hommes. On vit à Ostende un rempart élevé formé entièrement de cadavres que l'on avait recouverts de terre. Une fois seulement, le 25 novembre 1604, les assauts furent suspendus au milieu de la lutte la plus acharnée: c'était le jour de la Sainte-Élisabeth, que les Espagnols ne connaissent que sous le nom de Sainte-Isabelle. Les salves qui retentirent en l'honneur de la reine d'Angleterre et de l'infante d'Espagne se confondirent comme si les assiégés et les assiégeants se fussent réunis dans les mêmes réjouissances. Quelques heures plus tard les projectiles meurtriers sillonnèrent de nouveau le ciel et la mort reprit son empire. [15] L'artillerie des assiégeants comprenait 103 pièces: elle consomma 24,000 quintaux de poudre. En moins de six mois, elle tira 160,000 coups. L'archiduc ne mit en ligne que 12,000 hommes à la fois, d'après Balinus, et jamais moins de 40,000, d'après Cheverny. Adrien de Meerbeek prétend que, lors de la capitulation d'Ostende, les assiégeants n'étaient qu'au nombre de 4,000. Bonours fixe les frais du siége à 7,000,000 de florins. Grotius porte le nombre des assiégeants qui périrent à 50,000, et ils perdirent moins de monde que les assiégés. Pompée Justiniano évalue le nombre des morts à 140,000; Bonours à 150,000, en estimant les pertes des assiégés à 77,684 personnes, dont 7 gouverneurs, 15 colonels et 565 capitaines. Voici quelles furent celles des assiégeants, d'après Grimeston: 7 mestres de camp, 15 colonels, 29 majors, 565 capitaines, 1,116 lieutenants, 322 enseignes, 1,911 sergents, 1,166 caporaux, 600 lanspisadoes, 34,663 soldats, 611 marins, 119 femmes et enfants. Total: 41,124. Trois cents navires des assiégés furent brûlés ou détruits dans la port. L'infante Isabelle montra, au milieu des fatigues du siége, le courage d'une fille de Sparte[16]. Un jour elle apprit que les soldats, dont la solde n'était pas payée, se révoltaient. Elle se rendit aussitôt au milieu d'eux: «Quand je lis sur vos fronts, s'écria-t-elle, la noble ardeur du combat, j'oublie vos torts pour ne me souvenir que de vos services.» La sédition s'apaisa. [16] Lacænam æmulata. BOTOR., p. 242. La capitulation d'Ostende fut signée le 20 septembre 1604. Elle permettait aux assiégés de se retirer avec leurs armes et quatre pièces d'artillerie. Spinola, voulant rendre hommage à leur vaillante résistance, invita le gouverneur et les colonels à un somptueux banquet. La garnison d'Ostende, forte de quinze mille hommes, d'après Balinus, de quatre mille seulement, d'après le récit bien plus vraisemblable d'Adrien de Meerbeeck, s'embarqua sur cinquante navires. Les habitants, qui l'avaient vaillamment aidée dans sa longue défense, émigrèrent avec elle. «Quand les assiégés, dit Christophe de Bonours, vuidèrent la place (chose digne d'admiration), du nombre des habitants de la ville, il n'en demeura que deux seulement... Le reste aima mieux tout perdre et de s'expatrier que de vivre où pourraient entrer les Espagnols.» Il ne nous reste qu'à citer les paroles de quelques témoins oculaires, la plupart illustres capitaines, qui, en racontant leurs périls et leurs efforts, assuraient la durée de leur propre gloire. «Incontinent après la prinse, dit Charles de Croy, Leurs Altesses furent receues et traictées magnifiquement du marquis Spinola pour n'y avoir lieu aux maisons de ce faire, estantes toutes culbutées et transpercées de canonades. Le temps du siége d'Ostende a duré trois ans, deux mois et quelques jours... Comme une seconde Troie, les vaincus l'ont vendu et les vainqueurs acheté chèrement. La longue défense de ceux-là est bien estimable; la victoire de ceux-ci l'est beaucoup plus.» Antonio de Carnero dit aussi: «Leurs Altesses furent épouvantées de voir les fortifications, les redoutes et les tranchées; car la ville, loin de paraître habitée, n'offroit qu'un labyrinthe de ruines où il était aisé de s'égarer.» Enfin, l'intrépide Pompéo Justiniano, qui fut grièvement blessé pendant le siége, dépeint en ces termes l'entrée de l'archiduc et de l'infante à Ostende: «Ce n'estoit une ville, mais une montagne de terre, ou à mieux dire un labyrinthe et une ruine, pour ce que l'on voyoit les approches du camp espagnol, avec digues, tranchées, galleries, gabionnades, blindes, assiettes ou losgis, lieux pour l'artillerie, places d'armes, et le tout avec tant de tournoyemens et destours pour estre plus couverts des offenses, qu'à peine pouvoit-on juger que c'étoit; et en ce peu qui estoit demeuré entier, ils virent les maisons ruinées, à chacun pas, fosses de morts, avec autres fosses faictes par les soldats pour s'y tenir couverts et garantir tant qu'ils pouvoient des coups d'artillerie: en somme le tout estoit si confus, qu'il estoit impossible de discerner la vraie assiette, ce qui donnoit plus tôt horreur qu'autre chose aux yeux des regardants. La sérénissime infante demeura fort mélancolique, et quasi on luy vist les larmes aux yeux, considérant (selon que l'on peut imaginer) combien coûtoient ces ruines.» L'archiduc, dit Grotius, ne trouva qu'un terrain vide, _nihil præter inanem aream_; de cette phrase de l'historien sortit la fameuse prosopopée qui fut traduite par Malherbe: Area parva ducum, totus quam respicit orbis, Celsior una malis, et quam damnare ruinæ Nunc quoque fata timent, alieno in littore resto. Tertius annus abit, toties mutavimus hostem; Sævit hiems pelago, morbisque furentibus æstas; Et minimum est quod fecit Iber. Crudelior armis, In nos orta lues: nullum est sine funere funus, Nec perimit mors una semel. Fortuna, quid hæres? Qua mercede tenes mistos in sanguine manes? Quis tumulos moriens hos occupet, hoste perempto, Quæritur, et sterili tantum de pulvere pugna est. La reine Élisabeth d'Angleterre était morte pendant le siége d'Ostende; dans les derniers temps de sa vie, elle avait abandonné l'activité de ses intrigues politiques pour lutter contre les remords de sa conscience troublée; et c'était au fils de Marie Stuart qu'elle laissait son héritage. Le roi d'Espagne et l'archiduc s'empressèrent de faire féliciter le roi d'Écosse, le premier par le comte de Villa-Médiana, le second par le comte d'Arenberg, auquel se réunirent Jean Richardot, Louis Verreiken et Martin della Faille. A cette ambassade succédèrent des négociations que termina un traité signé le 28 août, traité qui hâta, on ne saurait en douter, la capitulation d'Ostende. Le roi d'Angleterre s'engageait à ne point assister les sujets rebelles de l'archiduc et à abandonner toute alliance contraire à ce nouveau traité: il promettait que les garnisons anglaises de la Zélande conserveraient une complète neutralité; il était de plus résolu que rien ne serait négligé pour faire revivre les rapports commerciaux de l'Angleterre et des États de l'archiduc. Toutes les anciennes conventions conclues sous le gouvernement des princes de la maison de Bourgogne étaient expressément confirmées. La guerre contre les Provinces-Unies devient moins vive. Malheureuse tentative du comte de Berg contre l'Écluse.--Autre tentative également stérile dirigée contre la garnison hollandaise d'Ardenbourg.--Une trêve de huit mois est publiée le 13 mars 1607; on espère que des conférences ouvertes à La Haye conduiront à une paix définitive, mais les difficultés qui s'élèvent, sont si nombreuses qu'on juge préférable de prolonger la trêve pour douze années (15 avril 1609). «Ainsi, dit Bentivoglio, demeura assoupy pour quelque temps l'embrasement de la guerre de Flandre, n'ayant peu estre tout à fait esteint, guerre si longue et pleine d'un si grand nombre et de si mémorables accidens, que la mémoire de nostre siècle en restera plus illustre aux yeux de la postérité, que de tout ce qui est arrivé de nostre temps. Et véritablement on peut dire que la Flandre, en ce siècle, a esté comme une scène tragique de guerre dans l'Europe, qui, quarante ans durant jusqu'à la conclusion de la trefve, a représenté sur le théâtre de l'univers toutes les nouveautés et spectacles plus remarquables qui se soient jamais veus en aucune autre guerre passée et qui se puissent jamais voir à l'avenir.» A peine cette trêve avait-elle été conclue que les projets ambitieux de Henri IV semblèrent la menacer. Un fol amour pour la princesse de Condé, qui s'était réfugiée à Bruxelles, le porta à se souvenir que l'intérêt de la France était de combattre la redoutable alliance de l'Espagne et de l'Autriche, et il résolut de laisser au duc de Savoie le soin de protéger les bords du Rhône pour se réserver à lui-même la tâche de soumettre les Pays-Bas. A mesure que ces bruits menaçants se répandaient, l'archiduc d'Autriche rappelait sous ses drapeaux les troupes que la paix avait permis de licencier. Elles se réunirent sur les frontières de la Flandre et du Hainaut, et reçurent pour chef Spinola, qui se vantait qu'avec ses trente mille hommes il arrêterait la plus forte armée française. Ce propos fut répété au roi de France, et comme les courtisans, voulant accuser Spinola d'une présomptueuse vanité, s'écriaient qu'il était de Gênes: «Il est vrai, Spinola est Génois, interrompit Henri IV, mais il est aussi soldat. Quoi qu'il en soit, nous verrons bientôt si l'effet répondra à ses paroles.» Le roi de France avait fait préparer son armure de guerre; il avait déjà écrit aux ambassadeurs du pape, qui arrivaient de Rome, qu'il serait le 20 mai à Mousson, lorsque le 14 de ce même mois de mai le crime de Ravaillac vint, en troublant le repos de la France, assurer celui de l'Europe. La Flandre touchait enfin à une époque exempte de trouble et d'inquiétude. Le gouvernement de l'archiduc, qui avait réussi à faire oublier son origine étrangère en s'associant généreusement aux périls et aux souffrances de la Flandre, chercha par tous les moyens qui étaient en son pouvoir à en cicatriser les plaies. D'utiles ordonnances furent promulguées pour raffermir le règne des lois et assurer le cours de la justice. De nombreux travaux furent entrepris dans l'intérêt du commerce, et l'on vit, en même temps que l'industrie semblait renaître, un nouvel essor ranimer les travaux de l'intelligence. La Flandre y fut représentée par Simon et par Grégoire de Saint-Vincent, qui se signalèrent dans les sciences exactes, l'un au milieu des protestants de la Hollande, l'autre dans l'ordre des jésuites. On doit au premier plusieurs découvertes, dont la moins utile a été célébrée par ce vers de Grotius: Jam nihil est ultra; velificatur humus. Le second mérita que Leibnitz le plaçât au-dessus de Gallilée; _Majora Gallilæo subsidia attulit_. Dans la carrière féconde des arts, les Pourbus préparaient la transition qui devait donner pour successeur à Hemling, le rêveur mystique, l'école de Rubens, cette fougueuse et puissante esclave de l'imitation de la nature. Enfin, dans l'ordre de la littérature historique, Philippe de l'Espinoy écrivait ses recherches sur les antiquités de Flandre, avec cette épigraphe empruntée aux Livres Saints: _Laudamus viros gloriosos et parentes nostros in generatione sua. Dominantes in potestatibus suis, homines magni virtutis... omnes isti in generationibus suis gloriam adepti sunt et in diebus suis habentur in laudibus._ Pendant onze années les peuples furent heureux, et cette courte période, marquée par de nombreux bienfaits, a laissé dans l'histoire de la Flandre d'impérissables souvenirs. Les divisions populaires, qui naguère avaient fait répandre tant de sang, s'étaient heureusement effacées, lorsque l'archiduc d'Autriche mourut le 13 juillet 1621. Il ne laissait point d'enfants, et conformément à une clause de l'acte de 1598 qui avait prévu le cas où l'archiduc Albert décéderait le premier sans postérité, la souveraineté des Pays-Bas fit retour au jeune roi Philippe IV, qui venait de monter sur le trône d'Espagne. PHILIPPE IV, CHARLES II, PHILIPPE V (1621-1713). Reprise des hostilités.--Le prince d'Orange devant Bruges.--Projets politiques de Richelieu.--Louis XIV.--Une armée française envahit la Flandre.--Négociations de Munster.--Tentatives pour ramener le commerce en Flandre.--Le roi d'Angleterre à Bruges.--La Flandre, attaquée par Turenne, est défendue par Condé.--Dunkerque.--Ostende.--Paix des Pyrénées.--Peste de 1666.--Louis XIV réclame les Pays-Bas en vertu du droit de dévolution.--Traité d'Aix-la-Chapelle.--Nouvelles guerres.--Siége de Gand.--Paix de Nimègue.--Situation de la Flandre.--Guerre que termine le traité de Riswick.--Mort de Charles II.--Guerre de la succession.--Paix d'Utrecht. La trêve de 1609 venait d'expirer lorsque l'infante Isabelle se vit appelée à continuer seule et au nom du roi d'Espagne la tâche que jusque-là elle avait partagée, comme souveraine, avec l'archiduc d'Autriche. La guerre ne fut reprise toutefois des deux côtés qu'avec une faiblesse et une lenteur qui annonçaient que les passions commençaient à se calmer. En 1625, Spinola conquit Breda. L'année suivante, le prince d'Orange essaya de réparer cet échec en surprenant Hulst, mais il fut repoussé. Une attaque que le comte de Hornes dirigea contre l'Écluse avec les troupes flamandes, n'obtint pas plus de succès. Les Hollandais gardaient avec soin l'Écluse, afin que Bruges ne pût jamais se relever. La Flandre ne conservait que deux ports, ceux de Dunkerque et d'Ostende, qui avaient eu l'honneur de lutter, à la fin du quinzième siècle, contre les flottes de Dieppe. Sous Philippe II, Dunkerque était resté l'asile de marins intrépides bien résolus à ne jamais amener leur pavillon devant les Gueux de mer: vaincus, ils cherchaient la mort dans les flots, afin de ne pas la recevoir des mains de leurs ennemis; vainqueurs, ils les pendaient eux-mêmes sur des mâts plantés dans les dunes. Dunkerque était, dit un historien, le fléau de la Hollande et de l'Angleterre. Ostende avait perdu sa marine en devenant une citadelle étrangère, méprisée d'abord par le prince de Parme, puis achetée au prix de trop de sang par l'archiduc Albert. Son fameux siége de 1604 l'affaiblit de nouveau et il lui fallut plusieurs années pour se relever de ses ruines; enfin, un jour sort d'Ostende une barque montée par Jean Jacobsen; elle s'attache aux flancs d'un vaisseau amiral hollandais et le coule à fond. Enfin, lorsque Jacobsen, entouré d'ennemis, les voit s'élancer de toutes parts sur son tillac, il met le feu aux poudres et périt avec ceux qu'il n'a pu vaincre. Dès ce moment les marins d'Ostende reparaissent dans l'histoire, mêlés aux marins de Dunkerque. Lorsque les Provinces-Unies trouvèrent une nouvelle force dans un traité d'alliance avec le roi d'Angleterre Charles Ier, leur premier soin fut de diriger contre les ports de Flandre une expédition menaçante; mais cette autre _armada_ fut aussi dissipée par une tempête. Les marins flamands reprirent leurs excursions; chaque jour les _capres_ d'Ostende et de Dunkerque allaient croiser sur les côtes d'Angleterre et de Hollande, et ils rentraient le plus souvent chargés de butin; mais les Hollandais n'étaient pas moins heureux dans leurs courses aventureuses, et, en 1628, l'amiral Pierre Heyn enleva les galions qui revenaient des Indes. Les états généraux, appréciant son courage, l'opposèrent aux corsaires de Flandre, jusqu'à ce qu'il trouvât la mort dans un combat que lui livra le capitaine ostendais Jacques Besage. Le besoin de la paix se faisait profondément sentir de toutes parts. Des conférences pour la reprise des négociations s'étaient ouvertes et présageaient les plus heureux résultats, quand un ambassadeur de Louis XIII vint les rompre en promettant à la Hollande l'appui de la France. Louis XIII avait pour ministre le cardinal de Richelieu, petit-neveu d'un moine célèbre par les excès de son esprit factieux dans les troubles de la Ligue. Un prélat revêtu de la pourpre romaine poursuivait le système politique qui, sous le règne de Henri IV, avait été fondé par la personnification la plus élevée du parti huguenot, c'est-à-dire par Sully. La guerre recommença. Le marquis de Santa-Croce était venu d'Espagne remplacer Spinola dans le commandement des troupes espagnoles, lorsque le prince d'Orange, traversant l'Escaut avec une armée nombreuse, arriva tout à coup à Watervliet et se dirigea vers Bruges, dont il espérait s'emparer sans résistance. Le duc de Vendôme, fils de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, occupait dans l'armée hollandaise une position que son père lui-même avait autrefois recherchée, celle de lieutenant du prince d'Orange. Il fit sommer Bruges de capituler et demanda en même temps une entrevue à l'évêque par la lettre ci-jointe: «Monsieur, l'intérest que je prend en ce qui regarde le service de Dieu et cellui du publicq, m'oblige de vous escripre ceste lettre pour vous conjurer par ce que vous debvez à ces deux puissantes considérations de vouloir vous trouver demain à midi dans le commencement de la bruière qui sépare notre camp de votre ville, accompagné de deux ou trois de votre communauté de Bruges, désirant vous faire entendre et à eux quelques propositions très-advantageuses pour la religion et le bien de ceste province de Flandre, et pour prévenir les maulx infaillibles qui luy vont arriver. «Pour cest effect, ceste lettre vous servirat et à eux aussy de seureté si vous les jugez capables; si que non, je vous enverray ung passeport de monseigneur le prince d'Orange notre général, affin d'avoir pour le moings ceste satisfaction de n'avoir rien oublié pour une si bonne oeuvre et pour acquéroir par là la part que s'en doibt raisonnablement promettre, monsieur, votre très-affectionné à vous servir. «Le ducq de VENDOSME.» «Du camp de la bruière, devant Bruges, le 2e de juing 1631.» Les bourgeois de Bruges répondirent à la lettre du duc de Vendôme par une chanson où ils disaient: Cette lettre de Vendosme Ne nous sert que de fantosme, Car le lys, ni l'oranger N'ont la force de changer Aux Brugeois leur premier estre Et quitter leur prince et maistre. Bruges est une bonne ville, Un terroir assez fertile, Perle et fleur des Pays-Bas, Mais l'orange n'y croist pas. Il faudroit du sang respandre Pour avoir tel pied en Flandre. Tous les bourgeois, nobles, marchands ou ouvriers, et les prêtres eux-mêmes, avaient pris les armes, et se montraient bien résolus à se défendre. Ils avaient pour gouverneur le brave comte de Fontaine, ce héros de Rocroy, pleuré par Condé, qui disait de lui que s'il n'avait pas vaincu, il eût voulu mourir comme le comte de Fontaine. Le prince d'Orange aperçut du haut des tourelles d'un château la ville de Bruges, dont les remparts s'étaient rapidement couverts d'artillerie, et, après trois jours d'hésitation, il se retira le quatrième sans avoir rien fait qui répondît à ses altières menaces. En 1633, les Provinces-Unies, qui tenaient bien plus aux rivages de la Flandre qu'aux forteresses des bords de la Meuse assiégées par les Espagnols, dirigèrent vers l'Escaut une nouvelle expédition sous les ordres du comte Guillaume de Nassau. Le fort Philippe fut pris. A cette nouvelle, les bourgeois de Gand s'effrayèrent plus que ceux de Bruges deux années auparavant: ils virent dans le voisinage de cette forteresse ennemie un danger perpétuel pour la sécurité de leur ville, et telle fut la vivacité de leurs plaintes que les chefs espagnols réunirent leurs troupes devant le fort que le comte de Nassau avait entouré de nouveaux retranchements. Une ruse assura au comte de Nassau la conservation de sa conquête. Tandis que les Espagnols se préparaient à monter à l'assaut, une flotte parut dans l'Escaut: elle cinglait vers le rivage, et le retentissement des fanfares annonçait qu'elle portait de renforts aux Hollandais. Les Espagnols, ignorant la force de cet armement, se retirèrent, et ce ne fut que plus tard qu'ils apprirent que le comte de Nassau avait fait sortir du port de l'Écluse les navires qui l'y avaient conduit, après y avoir placé quelques trompettes. A la cour de Bruxelles aussi bien que dans tout le pays, une question qui dominait toutes les autres se présentait aux esprits. Fallait-il poursuivre la guerre, qui pouvait seule relever l'honneur de la monarchie espagnole? Valait-il mieux lui préférer la paix, unique remède à la détresse des Pays-Bas? Ericius Puteanus se prononça pour la paix dans une dissertation imprimée sous le titre de _Statera belli et pacis_. «La Belgique brille, il est vrai, entre tous les pays de l'Europe par son heureux génie et sa situation; mais une longue guerre, telle qu'une grave maladie, a épuisé ses forces, à tel point qu'elle a attiré vers elle jusqu'aux fléaux des peuples étrangers et que ses malheurs mêmes ont été pour elle une autre source de célébrité. Les divisions intestines ont causé sa misère. D'une part, on luttait avec tout l'enthousiasme de la liberté; de l'autre, avec la persévérance d'une fidélité inébranlable. L'incendie s'était développé en quelque sorte au milieu des eaux, et tout ce qui eût pu l'éteindre fut consumé par ses flammes. Si les forces dont disposaient les Provinces-Unies étaient moins considérables, celles du roi étaient moins efficaces parce qu'elles étaient plus éloignées, et l'on voyait s'engloutir dans un seul pays plus de trésors que dans tout le reste de l'Europe. Nos soldats, las d'une lutte stérile de plus de soixante années, ont perdu la fleur de la discipline. Notre position est plus désavantageuse que celle de nos ennemis, car la guerre nous coûte plus cher. Faut-il aujourd'hui rechercher la paix? Est-ce la prudence qui doit nous engager à la désirer? Est-ce la nécessité qui nous l'impose? «Pax optima rerum «Quas homini novisse datum est; pax una triumphis «Innumeris potior; pax custodire salutem «Et cives æquare potens.» Un langage si hardi devait susciter de nombreux contradicteurs à Ericius Puteanus. L'un de ses adversaires, Gaspard Barlæus, l'accusa en termes violents, dans le _Puteano-Mastyx_, d'oublier les bienfaits du roi d'Espagne pour discuter les droits légitimes qu'il tenait de ses ancêtres et la puissance même de ses armes. L'auteur du _Puteano-Mastyx_ accablait Philippe IV de ses flatteries; il le comparait à Neptune, en affirmant qu'il ne dépendait que de lui de détruire la Hollande par les eaux de la mer s'il ne réussissait à la dompter, et il ajoutait: «O roi clément et digne d'une gloire immortelle! sachez bien que les Hollandais n'attendraient pas trois jours s'ils pouvaient livrer la Flandre à la mer!» Les amis de Puteanus répliquèrent, notamment par le _Somnium satyricum_, où Mars, soutenant malgré Apollon que la Belgique est une terre guerrière et étrangère aux arts du dieu du Parnasse, voit se réunir contre lui Pallas, Diane, Cérès et Mercure qui termine la discussion en disant: «Que la guerre cesse avec les causes qui la firent naître, pour que je voie le commerce et l'éloquence que je protége se ranimer dans le plus noble pays du monde, délivré des calamités qui l'accablent!» Les états généraux, assemblés à Bruxelles, se prononcèrent ouvertement pour des négociations qui permissent de mettre un terme aux hostilités. Ils représentaient qu'à mesure que les Pays-Bas espagnols s'appauvrissaient, les Provinces-Unies voyaient s'accroître leur prospérité, «à raison que tout le commerce qui souloit rendre les provinces de l'obéissance de Sa Majesté, si florissantes et renommées parmi le monde, nommément celle de Flandres, est diverty vers les rebelles, lesquels ont la navigation libre.» Ils se plaignaient aussi vivement de l'indiscipline des troupes espagnoles. La paix ne se fit point toutefois, et le regret de voir échouer tous les efforts qui tendaient à y parvenir, ne fut peut-être point étranger à la maladie qui enleva l'infante Isabelle le 1er décembre 1633. Bien qu'elle eût à peine vu s'interrompre dans les Pays-Bas le cours de la guerre civile, il semblait que le ciel eût hâté sa fin pour lui épargner le spectacle qu'allait présenter une lutte de plus en plus terrible et de plus en plus acharnée. Ferdinand d'Espagne, frère du roi Philippe IV, qui joignait au titre de cardinal et d'archevêque de Tolède la réputation d'un capitaine habile, fut appelé au gouvernement des Pays-Bas. Il voulait, disait-on, imprimer à la marche des affaires une vigueur toute nouvelle; et les yeux de l'Europe se fixèrent avec anxiété sur le théâtre qui s'ouvrait à ses talents militaires. Cependant les Provinces-Unies opposaient à toutes ces tentatives de l'Espagne la rivalité jalouse de la France; et lorsque le cardinal Ferdinand se prépara à combattre la Hollande calviniste, un autre cardinal, ministre de Louis XIII, se hâta de la protéger. L'alliance de Richelieu et de la Hollande était si complète que les Provinces-Unies proposèrent à Louis XIII un projet de démembrement des Pays-Bas; mais Richelieu ne parut point disposé à y adhérer. Il craignait à la fois et les difficultés que présenterait la conquête et celles auxquelles donnerait lieu le partage des provinces espagnoles. «Quand même, disait-il, on en viendrait à bout avec beaucoup de temps, de peine et de dépense, la conservation de ce qu'on aurait acquis, ne se pourrait faire qu'avec de très-grosses garnisons, qui nous rendraient incontinent odieux aux peuples et nous exposeraient, par ce moyen, à de grandes révoltes et à de perpétuelles guerres. Et quand même la France serait si heureuse que de conserver les provinces qui lui seraient tombées en partage en une dépendance volontaire de sa domination, il pourrait arriver bientôt après que, n'y ayant plus de barre entre nous et les Hollandais, nous entrerions en la même guerre en laquelle eux et les Espagnols sont maintenant, au lieu que présentement nous sommes en bonne intelligence, tant à cause de la séparation qui est entre nos États, qu'à cause que nous avons un ennemi commun qui nous tient occupé en tant que nous sommes également intéressés à son abaissement.» Richelieu objectait aussi l'incertitude de la guerre; il passait plus légèrement sur les intérêts de la religion, inséparables de l'intérêt politique de Louis XIII, puisque tout traité qui rapprocherait les frontières des Provinces-Unies de celles de la France favoriserait les relations des protestants hollandais avec le parti encore redoutable des huguenots: «Si est-ce que toutes ces raisons portèrent le cardinal de Richelieu à dire au roi que la proposition apportée par le sieur de Charnacé ne pourrait à son avis être reçue en aucune façon, et qu'absolument il ne fallait point entreprendre la guerre à dessein de conquérir la Flandre.» Le plan proposé par Richelieu consistait dans l'établissement d'une république catholique indépendante dans les Pays-Bas, aussitôt qu'on aurait complété l'expulsion des Espagnols. Il fallait, à son avis, éviter les discordes qui naîtraient soit du projet de partage entre la France et la Hollande, soit de l'absence de toute barrière entre leurs frontières. Il exposait: «que s'il fallait attaquer la Flandre, il le fallait faire avec des conditions plausibles et propres à faciliter le dessein qu'on avait eu en ce cas d'en chasser les Espagnols; que la France et les Hollandais devaient se résoudre à ne prétendre aucune chose en toutes les provinces qui sont sous la domination du roi d'Espagne que deux ou trois places chacun (les Hollandais Bréda, Gueldre et autres lieux circonvoisins, dont on pourrait convenir) pour gages et pour lien de l'union et de la paix qui doit être ci-après entre ces trois États; qu'ils gagneraient assez s'ils délivraient les provinces de la sujétion d'Espagne, et leur donnaient moyen de former un corps d'État libre, puissant et capable d'établir une bonne alliance avec eux; qu'il fallait faire une déclaration publique en forme de manifeste qui assurât la religion catholique et la liberté de ces peuples en la meilleure forme qu'ils la pourraient désirer, afin de donner lieu aux grands, aux villes et aux communautés de se soulever plus hardiment...» Richelieu ajoutait que «si le dessein proposé par les Hollandais d'une entière conquête pouvait réussir en vingt années, il était apparent que celui-ci pouvait avoir son effet en un an, si Dieu bénissait tant soit peu l'entreprise; et, de plus, que s'il réussissait, tant s'en faut qu'on se trouvât chargé de garnisons, comme au premier projet, qu'on pût craindre une guerre entre la France et les Hollandais, pour n'avoir plus de barrière, et qu'il eût lieu d'appréhender de perpétuels desseins des Espagnols pour regagner ce qu'ils avaient perdu; qu'au contraire les garnisons de France pourraient être diminuées, parce que nous n'aurions pas des voisins si puissants ni si malintentionnés que les Espagnols; que les provinces catholiques qui lors feraient un corps d'État ne dépendant que de soi-même, auraient trop intérêt à conserver la France et les Hollandais en union pour qu'il pût arriver brouille entre eux; et que la puissance et les forces d'Espagne n'étant plus en ce temps proches de la France comme elles sont maintenant, elles ne seraient plus à craindre, joint que ce corps nouveau d'États catholiques veilleraient aussi soigneusement que nous-mêmes pour nous garantir de leurs mauvais desseins, attendu que nous leur serions du tout nécessaires pour les aider à conserver leur liberté, acquise par notre moyen...» Enfin, il terminait en ces termes: «Étant trois corps unis ensemble, il nous serait aisé de résister à des ennemis affaiblis et éloignés, et vivre à l'avenir en paix et en repos, délivrés de ceux par la malice et ambition desquels nous en avons été privés jusqu'à présent.» Un an plus tard, les Provinces-Unies et le cardinal de Richelieu parvinrent à conclure un traité qui conciliait deux systèmes tout opposés. Si les Pays-Bas espagnols se soulevaient contre Philippe IV et assuraient les armes à la main leur indépendance, la Hollande et la France se borneraient à occuper, la première, Breda, Damme, Hulst et le pays de Waes; la seconde, Namur, Thionville et Ostende. Dans le cas où les populations que l'on appelait à l'insurrection eussent montré peu d'empressement à la tenter, la France devait s'emparer du pays de Luxembourg, du Cambrésis, des comtés de Namur, de Hainaut et d'Artois. Le Brabant, Anvers et Malines étaient promis à la Hollande; enfin, une ligne droite, partant de Blankenberghe et se dirigeant vers Rupelmonde, en passant entre Damme et Bruges, divisait la Flandre entre les deux puissances copartageantes. Quelques historiens ajoutent que la ville d'Ostende devait être démolie et son port comblé, afin qu'il n'y eût plus de sujet de jalousie entre l'Angleterre, la France et la Hollande. Il ne manque plus à Richelieu qu'un prétexte pour déclarer la guerre. Il en trouve un dans la captivité de l'électeur de Trèves, qui a été conduit prisonnier à Bruxelles. Vingt-sept mille hommes, sous les ordres des maréchaux de Châtillon et de Brezé, entrent dans le Luxembourg et se joignent sur la Meuse à l'armée hollandaise. Sac de Tirlemont. Péril de Louvain et d'Anvers. Jalousies entre les Français et les Hollandais. L'empereur envoie Piccolomini au secours des Espagnols. Tous les projets de Richelieu ont échoué. Les villes des Pays-Bas ne se sont point insurgées, et son armée est réduite à se retirer, affaiblie par la famine et les maladies (1635). L'année suivante, une armée espagnole, commandée par le marquis d'Aytona, envahit la Picardie et menace Paris. A son approche, une terreur profonde se répand dans la capitale de la France. On arme des laquais, on y confisque les chevaux des carrosses pour organiser la cavalerie; enfin, on parvient à réunir cinquante mille hommes, que l'on confie au comte de Soissons, et Paris est sauvé. En même temps, le cardinal de Richelieu fait presser par son ambassadeur les Provinces-Unies de tenter quelque diversion dans les Pays-Bas. Richelieu, que le mauvais succès de sa tentative éloigne de la guerre ouverte, se proposera désormais pour but le harcèlement continu de la domination espagnole dans les Pays-Bas par les flottes et les mercenaires des Provinces-Unies; c'est ainsi qu'il assurera le repos des frontières françaises. Trois tentatives sont dirigées par les Hollandais contre Hulst. Dans la troisième, le comte Henri de Nassau est blessé mortellement. Sur mer, Tromp, placé à la tête de la flotte hollandaise, se fait craindre des marins de Dunkerque, qui équipent une flotte de vingt-deux vaisseaux pour le combattre. L'amiral de Dunkerque, Michel Van Doorn, attaque Tromp et l'oblige à se retirer après des pertes considérables. Tandis que Louis XIII dirige contre la Flandre un système d'hostilités qui la réduit à la misère, la Flandre reçoit dans la ville de Gand, qui fut à diverses reprises l'asile des royautés exilées, la mère du roi de France, elle-même réduite à un affreux dénûment. Marie de Médicis se rend bientôt en Hollande; elle y négocie le mariage du jeune prince Guillaume d'Orange avec Marie d'Angleterre, fille de Charles Ier. Ses intrigues tendent à renverser la puissance de Richelieu; elles ne doivent atteindre que celle de son petit-fils Louis XIV, en préparant l'union d'un autre prince d'Orange avec une autre princesse anglaise, Marie, fille de Jacques II. L'archiduc Ferdinand meurt à Bruxelles le 9 novembre 1641. Louis XIII le suit dans le tombeau. La couronne de France passe à un enfant de quatre ans; le ministère tombe aussi des mains du cardinal de Richelieu à celles du cardinal Mazarin, qui ne sera que le témoin des grandes choses qui s'accompliront autour de lui. Déjà un éclair a sillonné les nuages qui semblent envelopper la régence d'Anne d'Autriche: c'est la victoire de Rocroy gagnée par le prince de Condé (il n'était encore connu que sous le nom de duc d'Enghien), au moment même où l'on célébrait l'avénement de Louis XIV. Le duc d'Orléans prend Gravelines (1644), puis Bourbourg, Menin, Béthune, Armentières (1645). Courtray tombe au pouvoir des Français le 28 juin 1646. Le 7 octobre de la même année, Condé s'empare de Dunkerque, siége de l'amirauté de Flandre: c'est l'anéantissement de la puissance maritime des Espagnols dans les Pays-Bas. Arrivée de l'archiduc Léopold d'Autriche à Bruxelles. Il reprend Commines et Landrecies. Le maréchal de Gassion est mortellement blessé sous les murs de Lens. Les Espagnols parviennent à reconquérir Courtray, mais ils perdent Ypres. Richelieu avait voulu partager les Pays-Bas espagnols avec la Hollande. Mazarin alla plus loin: après avoir songé un instant à les faire dévaster, comme Louvois fit plus tard incendier le Palatinat, il forma le projet de les réunir à la France en les échangeant contre la Catalogne, alors occupée par l'armée du comte d'Harcourt. Il disait, dans un mémoire du 20 janvier 1646, adressé aux ambassadeurs français aux conférences de Munster: «L'acquisition des Pays-Bas forme un boulevard inexpugnable à la ville de Paris, alors véritablement le coeur de la France; les mécontents et les factieux perdraient, par ce moyen, la facilité de leur retraite... La puissance de la France se rendrait redoutable à tous ses voisins et particulièrement aux Anglais... Si la France doit appréhender quelque chose de la maison d'Autriche, ce ne peut être que du côté de la Flandre, parce qu'un seul bon succès qu'ils remportent peut mettre aussitôt l'épouvante dans Paris. L'acquisition des Pays-Bas nous garantit de ces craintes pour jamais... Il est aussi évident que les Espagnols ne sauraient donner des assistances considérables à aucune faction qui puisse se former en France, que du côté de la Flandre, où les forces ont toujours été prêtes à cela et sont plus à craindre parce qu'elles sont plus aguerries. D'ailleurs, les peuples de la Flandre, qui souffrent des oppressions incroyables, leur pays étant le théâtre de la guerre depuis si longtemps, trouveront tel changement à leur condition qu'on ne peut pas douter que nous n'eussions bientôt gagné leur amour quand ils se verraient assurés de jouir à jamais d'une profonde tranquillité avec toutes sortes de commodités et d'avantages sous la domination de cette couronne... Enfin je serais trop long si je voulais parler en détail des avantages et des commodités que nous donnerait par le commerce et par divers autres moyens une si importante acquisition, et même du port de Mardik et de Dunkerque, qui est le plus beau et le plus commode qui soit dans la mer océane et le plus considérable à notre égard pour nous rapprocher de messieurs les états et pour regarder comme il faut l'Angleterre.» Mazarin n'obtint point des puissances représentées au congrès de Munster qu'elles abdiquassent leurs jalousies politiques pour consentir à l'agrandissement du territoire français, et le traité du 30 janvier 1648 ne fut favorable qu'aux prétentions des Provinces-Unies dont l'Espagne reconnaissait l'indépendance. Il leur assurait de plus la conservation de tous les forts qu'elles avaient conquis, et ne rétablissait les relations commerciales qu'en réservant expressément aux Provinces-Unies la souveraineté de l'Escaut et le droit soit de le fermer, soit d'y établir telles taxes qu'elles le jugeraient convenable. Il stipulait toutefois la démolition de la plupart des forts de la rive gauche appartenant soit aux Espagnols, soit aux Hollandais, qui étaient, pour les populations voisines, un objet constant d'inquiétude et d'effroi. La France refusait de s'associer à la paix de Munster. Le prince de Condé ne craignit point de livrer bataille dans les plaines de Lens, qui avaient vu l'année précédente tomber le maréchal de Gassion. Son triomphe effaça le souvenir de tous les revers qu'avaient subis les armes de la France. Furnes ouvrit ses portes, et toute la Flandre aurait été perdue si les troubles de la Fronde n'eussent armé les uns contre les autres, sur un terrain plus étroit, les hommes qui venaient, en combattant ensemble sous les mêmes bannières, de porter si haut la gloire de leur courage et de leur génie. Les Espagnols rentrent à Ypres et à Saint-Venant. Condé, cherchant un asile dans leur camp comme le plus illustre des transfuges, semble leur porter la victoire. Peu s'en faut qu'il n'y conduise avec lui le vicomte de Turenne, jusqu'alors son lieutenant, depuis son digne émule. Turenne et Condé, réunis contre Mazarin, eussent fait changer la fortune de la France. Turenne, resté fidèle à Mazarin, rétablit l'égalité de la situation en s'opposant à Condé. Cependant la Flandre respirait: ses dangers s'étaient éloignés, et il lui suffisait de goûter quelques jours de paix pour trouver dans leur durée, quelque incertaine qu'elle pût être, le gage du retour de sa prospérité. Les magistrats de Bruges avaient chargé l'échevin de Wree de se rendre à la Haye, afin qu'il représentât aux états des Provinces-Unies les avantages de la situation de la ville de Bruges, qui devait redevenir une cité toute commerciale en recouvrant les franchises et les libertés dont elle avait joui autrefois. Il les engagea à y établir leurs comptoirs, et fit les mêmes propositions d'abord à la Compagnie des marchands anglais fixés à Rotterdam, puis aux villes hanséatiques. Ces négociations parurent d'abord faire espérer quelque succès. Les Provinces-Unies et les villes de la Hanse envoyèrent des députés à Bruges. Les marchands anglais semblaient également disposés à quitter Rotterdam, où ils vendaient peu, pour aller retrouver à Bruges la résidence à laquelle ils étaient restés fidèles pendant tout le moyen-âge. Ils demandaient le libre exercice de leur religion et la sûreté de leurs personnes et de leurs biens; mais ils exigeaient de plus la révocation de toutes les défenses émanées des rois d'Espagne relativement à la vente des draps anglais. L'industrie des draps s'était rapidement affaiblie en Flandre. Les états de Flandre, qui se contentaient en 1511 d'une légère taxe sur les draps d'Angleterre, d'Écosse et de France vendus aux Pays-Bas, dont on évaluait la valeur à six cent mille florins, réclamaient en 1592 une prohibition absolue. Grâce à leurs représentations, les taxes furent augmentées. Un instant abolies en 1604, elles furent de nouveau élevées en 1613. C'était leur suppression complète qu'exigeaient les marchands anglais de la Compagnie de Rotterdam, comme condition de leur retour à Bruges. On ignore si un dernier effort des tisserands flamands fit rejeter leur demande, et les historiens qui racontent la stérilité de ces négociations avec la Hollande, les villes hanséatiques et les marchands anglais, se contentent d'alléguer, comme un motif qui l'explique assez, les dangers qui, dans toutes les guerres, menaçaient Bruges mal protégée par la puissance espagnole contre l'invasion des armées françaises. Lorsque ces rêves de prospérité commerciale se furent évanouis, l'inquiétude qui agitait tous les esprits, les porta à chercher un autre aliment dans les disputes théologiques. Les ouvrages laissés par Corneille Jansénius, évêque d'Ypres, commençaient à soulever la longue et véhémente controverse du jansénisme. Si les discordes se glissaient jusqu'au sein des idées religieuses pour développer l'esprit de discussion contre le principe de l'autorité, l'anarchie qui régnait dans le monde politique n'était ni moins déplorable, ni moins profonde; les rois eux-mêmes en donnaient l'exemple en applaudissant à l'insurrection qui menaçait Charles Ier. Dès 1642, des agents des niveleurs anglais s'étaient assuré l'appui de la Hollande, de l'Espagne et de la France contre le malheureux prince qui venait de tirer l'épée pour défendre les droits de sa couronne. La Hollande, pleine d'enthousiasme pour une révolution qui semblait rappeler la sienne, reprochait à Charles Ier d'être hostile aux réfugiés hollandais et flamands, ennemis déclarés de l'Église établie, qui soutenaient à Londres, contre l'évêque Wren, une lutte dont l'évêque Grindall avait donné l'exemple sous Élisabeth. Un grand nombre avaient cru devoir s'éloigner, et leur départ avait été une calamité pour l'industrie de plusieurs cités de l'Angleterre. En Flandre, don Francisco de Mellos interceptait tous les secours qu'attendait Charles Ier; il se souvenait de l'appui que les Anglais avaient accordé au roi de Portugal. Par un motif tout différent, le cardinal de Richelieu avait pris une part active au développement de l'insurrection en Écosse, afin que l'Angleterre fût tellement affaiblie qu'elle ne pût jamais songer à se réunir à l'Espagne contre la France. Selon une autre opinion, il voulait se venger de Charles Ier, qui s'était vivement opposé à son projet de partager les Pays-Bas entre la France et la Hollande. «Les princes et les rois, dit Clarendon, étaient trop faibles pour maintenir l'ordre chez eux; mais ils cherchaient tous à le troubler au dehors.» Lorsque Cromwell, placé tout à coup entre un trône brisé par son crime, et un trésor épuisé par ses intrigues, fut réduit à faire vendre à l'encan, pour payer ses séïdes et consolider son usurpation, les dépouilles sanglantes d'un roi, ce furent de nouveau les grandes puissances monarchiques de l'Europe qui se partagèrent les trophées de Whitehall. Jamais leur honte n'avait été plus complète; et pour parler comme Bossuet, il semblait que Dieu, en réservant à l'avenir le soin de ses terribles enseignements, eût abandonné les princes à leur propre faiblesse. Le roi d'Espagne fit acheter des meubles précieux que dix-huit mules, caparaçonnées aux armes royales de Castille et d'Arragon, portèrent du port de la Corogne à Madrid. L'archiduc Léopold choisit les meilleurs tableaux pour orner son palais de Bruxelles. La reine de Suède préféra les médailles et les joyaux. Les tapisseries furent vendues au cardinal Mazarin, ministre de Louis XIV, qui nommait Cromwell le plus grand homme du monde, et que Richard Cromwell appelait à son tour le constant et fidèle ami et très-dévoué allié de son père. En France, le parlement cherchait aussi à accroître sa puissance, mais c'était en attaquant Mazarin. Cette lutte, longtemps renfermée dans les rues de Paris, allait enfin s'élever, dirigée par Condé et Turenne, aux plus savantes combinaisons de l'art de la guerre. Lorsque ces deux célèbres capitaines se trouvèrent vis-à-vis l'un de l'autre, l'un, n'ayant pu encore oublier la gloire de son adversaire dont naguère il exécutait les ordres, l'autre, réduit à opposer une armée étrangère, démoralisée par ses triomphes mêmes, aux troupes qu'il avait disciplinées et encouragées par ses succès, le soin de leur renommée parut leur faire craindre de se rencontrer. Des siéges furent le but de leurs efforts réciproques. L'archiduc Léopold, qui avait reconquis Dunkerque et Gravelines, fut repoussé devant Arras; mais la fermeté de Condé assura sa retraite. Plus tard, lorsque don Juan d'Autriche, fils illégitime du roi Philippe IV, fut venu remplacer l'archiduc Léopold, Turenne éprouva devant Valenciennes un échec semblable à celui des Espagnols devant Arras (17 juillet 1656). Le cardinal Mazarin, qui avait banni Condé, venait de s'allier de plus en plus étroitement avec l'Angleterre. Il fit donner par le jeune roi Louis XIV, petit-fils de Henri IV, le titre de frère à l'usurpateur auquel une fille de Henri IV pouvait reprocher son veuvage. Cromwell, moins favorable à l'Espagne, n'avait reconnu les services que lui avait rendus autrefois don Francisco de Mellos que par une déclaration de guerre où il rappelait à Philippe IV, non pas le sang qu'il avait laissé répandre à Londres par un étroit sentiment d'envie, mais celui qui avait été versé dans les Pays-Bas par les ordres de son aïeul Philippe II. Le cardinal Mazarin avait fait ignominieusement chasser de France, au nom de Louis XIV, les fils de Charles Ier; à peine obtinrent-ils, grâce au refroidissement des relations politiques entre l'Angleterre et l'Espagne, un modeste et douteux asile dans les États du monarque qu'insultait Cromwell. «Les Espagnols, dit Clarendon, ne voulurent jamais consentir que le roi (Charles II) demeurât à Bruxelles, ni à Anvers, ni en aucun autre lieu où le gouvernement serait tenu d'être instruit de sa résidence, ce que l'honneur du roi d'Espagne ne pouvait pas permettre, à moins qu'il n'y séjournât avec une pompe toute royale, ce qui occasionnerait des frais auxquels s'opposait l'état de leurs affaires. Mais ils lui firent comprendre que s'il voulait se retirer à Bruges et y vivre _incognito_ sans qu'on fût obligé de se mettre en frais pour l'y recevoir, ils étaient assurés que les habitants de cette ville auraient pour lui beaucoup d'égards.» Le gouvernement espagnol accordait à Charles II et au duc de Glocester une pension de neuf mille livres par mois: une convention secrète portait de plus qu'il leur fournirait un corps de six mille hommes si un parti se formait en leur faveur en Angleterre. Charles II logea à Bruges chez lord Tarah, réfugié irlandais dont la mère était flamande. L'évêque de Bruges et le bourgmestre Marc d'Ognate lui prodiguaient les témoignages du respect qu'ils portaient à son malheur, et Charles II s'en montrait d'autant plus reconnaissant qu'il ne pouvait oublier que c'était aussi de Bruges qu'Édouard IV était parti de la terre de l'exil pour monter sur le trône. Une flotte anglaise était venue, comme au quinzième siècle, bloquer les ports de Flandre afin de lui faire expier la généreuse hospitalité que les rois proscrits étaient toujours assurés de trouver au foyer des franchises communales; de plus, six mille soldats de la même nation, choisis parmi ces têtes rondes qui confondaient dans la même exécration le sceptre et la tiare, abordèrent en France pour soutenir un cardinal italien dans sa faveur près d'un roi en allant chasser Condé de la Flandre. Mais Cromwell savait bien quel devait être le prix de ce secours, et ses soldats, dociles à sa voix puissante, se persuadèrent aisément qu'en saccageant une terre couverte de monastères et asile des fils de Charles Ier, ils poursuivaient l'oeuvre commencée sur les champs de bataille de Marston-Moor et de Naseby. La Hollande se préparait à se joindre à la France et à l'Angleterre. L'ambassadeur espagnol, don Estevan de Gamarra, présenta à ce sujet aux états généraux, le 21 juillet 1656, une longue note où il représentait qu'un semblable projet ne pouvait émaner que «de quelques esprits préoccupés de dangereuses maximes et plus attachés à leurs avantages particuliers qu'au véritable intérêt de l'État;» qu'il était bien plus de l'intérêt des états généraux de protéger les provinces du «corps belgique» menacées par les puissances voisines; que les Pays-Bas espagnols étaient pour eux «une ferme barrière et un rempart» contre les Français et les Anglais; que déjà ces deux nations s'étaient partagé les villes maritimes de la Flandre et que l'on ne pouvait attendre d'elles «que la grâce de Polyphème.» Il terminait en renvoyant à Louis XIV l'accusation d'aspirer à la monarchie universelle, accusation que les Français avaient fréquemment dirigée contre les Espagnols. Tous les efforts de don Estevan de Gamarra furent inutiles. Don Juan d'Autriche avait convoqué à Bruges une assemblée générale des députés de la province de Flandre. Il y rappela l'alliance de la France et de l'Angleterre, et la réunion de deux armées ennemies qui s'avançaient vers Dunkerque, sous le commandement de Turenne. On ne pouvait opposer à cette redoutable invasion que des troupes à qui l'on devait un an de solde et que les désertions affaiblissaient chaque jour. Les états de Flandre, qui accordaient déjà depuis longtemps un subside de cent mille florins par mois, votèrent un nouveau secours extraordinaire d'un demi-million de florins. Mais, lorsqu'on put payer les soldats et calmer leurs murmures, ils se trouvèrent sans chef digne de combattre Turenne. Condé avait été saisi à Nieuport d'une fièvre violente. On le transporta à Bruges, et de là à Gand à l'abbaye de Saint-Pierre. Son mal faisait chaque jour de nouveaux progrès. Il arriva même que le bruit de sa mort se répandit. Cependant, il guérit, et les Espagnols placèrent de nouveau toutes leurs espérances dans un bras qui naguère encore les remplissait de terreur. Turenne ne tarda point à se porter d'Hesdin vers Bergues; et, le 25 mai 1658, après s'être emparé de quelques forts peu importants, il établit son camp devant Dunkerque. Une flotte anglaise vint en même temps attaquer la ville du côté de la mer. Le 14 juin fut livrée la bataille des Dunes, la plus glorieuse des victoires de Turenne, puisqu'elle fut gagnée sur Condé. Le même jour, le marquis de Lede, gouverneur de Dunkerque, avait fait une sortie pour attaquer les Français, qui gardaient les tranchées. Il y fut grièvement blessé, et sa mort hâta la reddition de la ville. L'armée française l'occupa par capitulation le 25 juin, et la remit aussitôt après, à la grande honte de la France, aux ambassadeurs de Cromwell. Turenne s'avança vers Loo. Ypres, Audenarde, Grammont, Ninove, Menin, tombèrent au pouvoir des Français. Dans la plupart des villes, la terreur des soldats espagnols était si grande qu'ils forcèrent leurs capitaines à capituler. Un seul château se défendit vaillamment: ce fut le château de Gavre. La garnison en paraissait nombreuse; à chaque créneau flottaient des drapeaux, et des roulements de tambour, particuliers aux divers corps de l'armée espagnole, annonçaient que plusieurs régiments y étaient réunis. Une capitulation honorable fut accordée aux assiégés; elle portait qu'ils pouvaient se retirer bannières déployées. Mais, au grand étonnement des Français, on ne vit paraître qu'un laboureur, qui s'était enfermé dans le château de Gavre avec quatorze compagnons. Les souvenirs de la lutte communale, dont Gavre avait vu la dernière journée, avaient inspiré son héroïsme. Tel est le récit que j'ai recueilli de la bouche de quelques vieillards, en parcourant les collines où s'éleva jadis le camp de Philippe le Bon. Il est plus certain que Turenne démantela le château de Gavre. Les gloires des temps modernes effaçaient les derniers vestiges des gloires du moyen-âge, auquelles elles étaient appelées à succéder. Au milieu de ces revers des armes espagnoles, un seul succès vint consoler don Juan d'Autriche. Le maréchal d'Aumont avait formé le projet de s'emparer d'Ostende par trahison. Un colonel, nommé Sébastien Spinteleer, avait feint d'écouter ses propositions, et on lui avait promis pour prix de ses services quatre cent mille florins. En effet, il ouvrit les portes d'Ostende et livra aux Français le bourgmestre du Franc, Marc d'Ognate, qui avait consenti à remplir le rôle du gouverneur, bien qu'il sût qu'il en dût résulter pour lui une captivité de quelques heures; mais, à un signal convenu, les Espagnols, qui s'étaient cachés dans les églises, se montrèrent, et le maréchal d'Aumont fut retenu prisonnier avec tous les siens dans une ville dont il s'était trop hâté d'annoncer la conquête à Mazarin. Si la Flandre avait perdu Dunkerque, elle conservait Ostende, héritière de la puissance maritime de Dunkerque. Dès 1646, époque du premier siége de cette ville, on avait vu émigrer à Ostende ses marins les plus habiles, entre autres Jean De Bock, qui dit dans une lettre adressée à Philippe IV: «Je ne rappellerai point tous mes travaux et tous mes efforts depuis 1636, pour armer des vaisseaux et pour équiper des flottes qui furent, comme le disait le comte de Penaranda après le traité de Munster, le frein qui arrêta les excursions des Hollandais et qui contribua à faire conclure la paix. En quittant Dunkerque pour nous fixer à Ostende, mes amis et moi nous avons réussi à relever la marine militaire, de telle sorte que la ville de Dunkerque, fameuse dans le monde entier, semble avoir émigré avec nous et être enfermée aujourd'hui dans Ostende. En 1649, quatre de mes navires menacèrent Dunkerque; deux années plus tard, j'en envoyai quatorze croiser devant le même port, qui fut bloqué si étroitement pendant sept semaines que Neptune lui-même, porté par les Tritons furieux, n'eût pu y pénétrer. En 1652, vingt-cinq vaisseaux, que l'archiduc Léopold me chargea d'armer, coopérèrent activement à la conquête de Gravelines, de Mardick et de Dunkerque. La Flandre est encore prête à réunir de nouvelles flottes pour attaquer les navires anglais; il en résultera des fruits abondants pour l'honneur de Dieu et pour le vôtre: vos ennemis en seront les témoins et ils en seront jaloux: _videbunt hostes tui et invidebunt_.» Souvent les vaillantes frégates d'Ostende ou ses légères corvettes (tel est, dit Ménage, le nom que l'on donne aux petits écumeurs ostendais qui chassent les pêcheurs normands) arrêtaient les navires hollandais ou anglais qui abritaient sous leur pavillon des marchandises françaises. On vit même un marin d'Ostende, nommé Rasse Brauwer, faire plonger dans la mer le capitaine d'un navire anglais, afin de le contraindre à déclarer que la cargaison qui lui était confiée, appartenait à des Français. De là de vives réclamations du conseil d'État de la république d'Angleterre, exprimées dans une lettre où l'on rappelle les relations commerciales qui existèrent de tout temps avec la Flandre, _ne qua ejusmodi interceptio deinceps fiat, quin amicitia quæ nostris hominibus cum Flandris intercedit sine ulla violatione conservetur_. Cette lettre avait été dictée par un aveugle qui était, dit Whitelocke, secrétaire du conseil d'État pour les lettres latines. Peut-être descendait-il d'un chef d'archers anglais chargé, avec Thomas d'Euvringham, de défendre les communes flamandes contre Louis XI, qui portait le même nom que lui, celui de John Milton. Les plaintes sur la capture du navire de Jean Godall, par Rasse Brauwer, sur le rapt de Jeanne Pucchering, qui avait été conduite à Ypres, sur la détention de Charles Harbord, arrêté à Bruges par les créanciers du comte de Suffolk, avaient la même source que le souffle poétique qui chanta les mystères de la création et les premières amours d'Éden. Lorsqu'en 1655 une guerre ouverte éclate entre l'Espagne et l'Angleterre, après un manifeste également composé par Milton, les flottes d'Ostende se signalent de nouveau. Rasse Brauwer reparaît et brille entre tous par son courage. Treize corsaires d'Ostende et de Dunkerque s'emparent de quarante navires anglais; en juin 1656, ils enlèvent d'autres navires inutilement protégés par un vaisseau de guerre hollandais, qui partage le même sort. Négociations entre la France et l'Espagne. Paix des Pyrénées, conclue malgré l'opposition de Turenne, qui assurait qu'en deux campagnes il soumettrait tous les Pays-Bas. Mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse. L'une des conditions de ce traité, où l'habileté des ministres espagnols répara les malheurs de leurs armes, était la restitution des conquêtes de la France en Flandre, à l'exception de Saint-Venant, de Gravelines et de Bourbourg, et la renonciation de l'infante à tous les droits héréditaires que plus tard elle aurait pu invoquer. Dix articles (ce n'était pas trop) assuraient la rentrée de Condé en France (7 novembre 1650). La paix avec l'Angleterre fut conclue bientôt après. Charles II, après avoir vainement songé à reconquérir son royaume en réunissant autour de lui, à Bruges, les régiments de Wentworth, d'Ormond, de Rochester et de Newbury, y était rentré sans contestation dès que la mort de Cromwell eut brisé le joug sous lequel tremblait l'Angleterre, et c'était au palais même de Whitehall que le parlement s'était jeté humblement à ses pieds. Charles II n'oublia pas l'hospitalité qu'il avait reçue en Flandre; il accorda d'importants priviléges à ses marchands et à ses pêcheurs. Plus tard, il créa chevalier un bourgeois de Bruges nommé Raphaël Coots, qui lui avait rendu de grands services pendant son exil. En 1662, Charles II vendit à Louis XIV la ville de Dunkerque, que Mazarin avait donnée à Cromwell. A Dunkerque, la France menaçait à la fois la Flandre et l'Angleterre. Plusieurs années s'étaient écoulées depuis que le roi d'Angleterre avait quitté Bruges, lorsqu'on y proclama comte de Flandre le roi d'Espagne Charles II. Tel était le nom que portait l'héritier de Philippe IV, qui était mort au mois de septembre 1665. J'ai déjà remarqué que l'avénement de Philippe le Beau marqua la décadence de la dynastie de Philippe le Hardi. Charles II doit clore dans nos provinces celle des rois d'Espagne issus de Charles-Quint. Vers cette époque, le président Hovinnes rédigea un mémoire sur l'administration des Pays-Bas, où il s'occupait de la Flandre, divisée alors en trois parties principales: Flandre proprement dite, châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, Tournésis. La première n'avait plus de gouverneur. «En cette partie de Flandre, dit le président Hovinnes, il n'y a point de procureur provincial, hors qu'il en souloit avoir ci-devant; mais, depuis les troubles, on a trouvé bon d'abolir cette charge, vraisemblablement pour la trop grande puissance qu'elle attire à soy.» Le gouvernement espagnol s'occupa assez peu des projets de réforme du président Hovinnes. Le marquis de Castel-Rodrigo, qui avait succédé an marquis de Caracena, se contenta de donner l'ordre de se couper les cheveux à l'espagnole, sans qu'il fût permis de s'habiller à la française. Les uns rirent tout bas de cette défense; d'autres murmurèrent. Le marquis de Castel-Rodrigo l'apprit et sa colère s'appesantit sur les magistrats de Gand et de Bruges. Cependant, la Flandre multipliait en ce moment même ses efforts pour rendre à Bruges son ancien commerce. Renonçant désormais à d'inutiles prières toujours repoussées par les Hollandais, si fiers d'être maîtres de l'Écluse, elle faisait transformer en larges canaux les voies d'eau à peine navigables qui joignaient à Ostende Nieuport, Bruges et Gand. Le canal d'Ostende était surtout admirable. Les navires de deux cent vingt tonneaux pouvaient arriver aisément à Bruges, sans être soumis à aucun droit de tonlieu, et l'immunité des droits d'accises était assurée à tous les marchands étrangers qui viendraient s'y établir. De Bruges, des barques de cinquante tonneaux pouvaient, par les eaux intérieures, communiquer avec Gand, Anvers, Bruxelles et Tournay. La Zélande se montrait d'autant plus jalouse de ces grands travaux que le bruit s'était répandu qu'Ostende allait être déclaré port franc, selon le conseil que les villes hanséatiques avaient, peu d'années auparavant, donné aux magistrats de Bruges. Si, comme on le craignait, la guerre eût éclaté entre la Hollande et l'Angleterre, la liberté du commerce aurait sans doute appelé en Flandre une foule de marchands qui y eussent servi utilement les intérêts des habitants rendus à l'activité des relations industrielles, et ceux du gouvernement lui-même, assez sage pour comprendre qu'il n'est jamais plus riche que lorsqu'en modérant les taxes, il accroît les richesses des peuples. Les Espagnols ne firent rien pour concourir au rétablissement de la prospérité de la Flandre. Tout ce qui était soumis à leur influence, était frappé de dépérissement et de ruine. La famine avait succédé à de longues guerres; la peste succéda à la famine. Ses ravages furent effroyables. Des rues entières perdirent, dans plusieurs villes, tous leurs habitants. Une vague terreur frappait les esprits à la vue de la baguette blanche clouée sur les maisons des pestiférés, dont les médecins et les prêtres ne pouvaient s'approcher que couverts d'un manteau rouge qui avertit de loin de fuir leur approche. La paix même, dernière espérance de la Flandre, allait lui manquer; Louis XIV, impatient de se livrer à une ambition belliqueuse longtemps étouffée par l'étroite circonspection de Mazarin, cherchait dans un mariage qui eût dû éterniser la concorde, un nouveau prétexte de guerre. C'était une tradition de la politique française, que tôt ou tard un roi de France, réparant la faute de Louis XI et de Charles VIII, devait, par un mariage, s'assurer les Pays-Bas. Mazarin ne l'avait pas oublié; mais il n'avait pas réussi à donner à son maître cette dot si enviée; la paix des Pyrénées renfermait la renonciation de l'infante Marie-Thérèse à tous ses droits héréditaires, et il y était même expressément déclaré «que la sérénissime infante et les descendants d'icelle demeurent à l'avenir et pour jamais exclus de pouvoir succéder en aucun temps ni en aucun cas ès estats du pays de Flandres, comté de Bourgogne et de Charrolois, leurs appartenances et dépendances.» A cette renonciation formelle qu'opposait l'habileté diplomatique? Quelques faibles objections sur la validité des clauses du traité, tirées de ce que la dot de la reine n'avait pas été intégralement payée. On alla même jusqu'à chercher dans le droit civil des Pays-Bas un prétexte pour en violer les frontières. Le droit de dévolution fut invoqué; on donnait ce nom à une coutume qui établissait, dans quelques villes du Brabant, que les enfants nés en secondes noces ne pouvaient dépouiller de leurs droits ceux qui étaient issus d'un premier mariage. Les premières insinuations relatives à la prétention de Louis XIV de s'attribuer un jour la souveraineté des Pays-Bas espagnols par droit de dévolution avaient été soumises, le 6 mars 1662, au gouvernement de Philippe IV par l'archevêque d'Embrun, qui rappela que la reine de France «estoit l'aînée de la maison et que ces pays lui appartenoient à l'exclusion même du prince d'Espagne.» Les Hollandais en reçurent sans doute quelque avis, et, dès l'année suivante, ils proposèrent, par le conseil de Jean de Witt, de reprendre les négociations telles qu'elles avaient été entamées sous le ministère du cardinal de Richelieu. «Monsieur de Witt m'est venu trouver, écrivait à Louis XIV le comte d'Estrades, son ambassadeur en Hollande, pour me dire que deux des députés des quatre membres de Flandre sont venus lui proposer, de la part de six des principales villes de Flandre, que s'il voulait disposer la Hollande à les favoriser et s'unir avec elles pour former une république comme les cantons suisses, qu'ils se sentent assez forts pour chasser les Espagnols des Pays-Bas et qu'ils se soutiendraient avec leurs alliances contre toutes les puissances qui les viendraient attaquer; que ce qui faisait ouvrir les yeux à toute la province de Flandre était la tromperie des Espagnols, qui les amusaient depuis un an d'une ligue et union des dix-sept provinces avec cet État, et que, plutôt que de se laisser accabler par les Espagnols, ils veulent se mettre en liberté. Monsieur de Witt m'a parlé comme croyant que ce serait un grand avantage à l'État, mais comme j'ai compris d'abord que c'était une affaire très-dangereuse pour le service de Votre Majesté, et que si une fois ces provinces avaient reconnu les dix provinces que le roi d'Espagne possède pour république et que l'union proposée s'ensuivît, que leurs forces seraient si grandes que Votre Majesté aurait de la peine d'en venir à bout lorsque le temps sera venu de faire valoir ses prétentions sur la Flandre. Je lui dis que cette même proposition avait été faite à Votre Majesté lorsqu'elle vint à Dunkerque, mais qu'elle l'avait rejetée, et que je ne jugeais pas que messieurs les états pussent prendre parti dans cette affaire après le refus que Votre Majesté en a fait, et particulièrement dans une alliance et un traité faits nouvellement entre Votre Majesté et cet État: mon appréhension est la jalousie que les peuples auront d'avoir Votre Majesté trop voisine. Ils craindront toujours sa grande puissance et connaîtront bien que leur commerce sera entièrement ruiné dès que Votre Majesté sera maîtresse de la Flandre...» Louis XIV, moins crédule que le comte d'Estrades, se méfia sagement des confidences si habilement calculées de Jean de Witt. Il blâma son ambassadeur d'avoir révélé son projet d'étendre sa domination sur les Pays-Bas, «la chose du monde que les états ont toujours le plus appréhendée.--Il importe même, ajouta-t-il dans sa réponse au comte d'Estrades, que je ne vous cèle pas le soupçon qui m'est tombé dans l'esprit dès que j'ai vu votre dépêche, que toute la précieuse proposition de ces deux députés pouvait n'être qu'une chimère et une fiction du sieur de Witt, habile et adroit comme il est, pour tâcher de savoir mes sentiments.» Par une autre lettre également confidentielle, le roi de France chargeait son ambassadeur d'affecter un grand désintéressement en témoignant le désir de voir les Provinces-Unies profiter des brillantes propositions qui leur étaient adressées: son espoir était d'y trouver quelque moyen de reculer ses frontières, soit que la Hollande lui offrît un partage pour obtenir son appui, soit que les Espagnols s'empressassent de lui céder, en payement de la dot de la reine, des possessions qu'ils ne pourraient plus conserver. Une troisième lettre était destinée à être montrée à Jean de Witt: «Assurez-le bien que je l'exhorte autant qu'il m'est possible, y lisait-on, à ne pas perdre une occasion si favorable d'immortaliser sa gloire par un avantage de si grande considération pour sa patrie et pour le bien public; qu'il considère que les volontés des peuples sont fort variables, que la prudence veut qu'on ne donne pas lieu par de longues délibérations à laisser à leur légèreté le moyen de changer de pensée, et qu'il importe même extrêmement de hâter l'effet de la proposition avant l'arrivée en Flandre du frère de l'Empereur, qui pourrait donner une autre face aux affaires et rendre les peuples plus retenus à chercher leur sûreté et leur repos par la voie où ils veulent bien aujourd'hui marcher. Je trouve que la proposition est bonne et infiniment désirable et qu'elle doit être embrassée et poussée avec ardeur, application, dextérité et grand secret, pour l'avantage commun de cette couronne et des Provinces-Unies qui doivent toutes deux se proposer pour principal objet d'affaiblir de plus en plus une puissance dont elles auraient toujours beaucoup à se méfier et à craindre si on lui laissait le temps et les moyens de se relever. L'expulsion des Espagnols de la Flandre a toujours été, depuis qu'ils la possèdent, le but des rois mes prédécesseurs et le mien, et si dans la dernière guerre j'eusse pu porter les peuples à prendre la résolution où ils viennent aujourd'hui d'eux-mêmes, je ne l'aurais guère moins estimé que d'en faire la conquête.» Le langage de Jean de Witt fut plus explicite dans une nouvelle conférence qu'il eut avec le comte d'Estrades. Il allégua d'une part le danger qu'il y aurait pour la Hollande à voir la France dominer dans les Pays-Bas, ce qui donnait lieu de penser «qu'en ce cas une puissance comme celle d'Espagne leur serait plus avantageuse;» d'autre part il reconnut «qu'on pourrait donner de l'ombrage au roi; que les états et une république en Flandre, leur alliée, seraient ensemble trop puissants et pourraient, selon les conjonctures des temps, prendre l'occasion de faire la guerre à la France, ainsi que les ducs de Bourgogne ont fait plusieurs fois.» Il croyait donc devoir proposer de laisser les Pays-Bas se constituer en république indépendante sous la protection que leur accorderaient la Hollande et la France, protection dont le prix était fixé pour Louis XIV à la cession de l'Artois et des villes de Cambray, de Bergues, de Furnes et de Nieuport, pour les états à celle des villes de Bruges, d'Ostende, de l'Écluse et du territoire environnant. Dans un projet plus développé, il posa deux hypothèses: la première, «que les Pays-Bas se constitueraient en république libre et indépendante, alliée en canton catholique avec messieurs les états et appuyée de la France par une alliance très-étroite;» la seconde, que les états s'engageraient à soutenir les droits éventuels de Louis XIV sur les Pays-Bas et obtiendraient de nouvelles frontières dans lesquelles seraient comprises les villes d'Ostende, de Bruges, de Gand, de Termonde, de Malines et de Maestricht. Il paraît que Louis XIV approuva fort les plans du grand pensionnaire de Hollande. Sans s'arrêter plus longtemps à la fable déjà oubliée du message des députés des quatre membres de Flandre, il pressa la conclusion d'un traité secret; mais ces négociations rencontraient mille obstacles en Hollande. Les marchands d'Amsterdam étaient contraires à une extension de territoire qui eût favorisé la rivalité commerciale d'Anvers. Plusieurs notes furent échangées; toutes reposaient sur l'intention formelle attribuée aux Pays-Bas de se constituer en république, «attendu qu'ils avaient vu, par une fâcheuse expérience, que depuis cent cinquante ans qu'ils sont tombés sous la domination de la maison d'Autriche, leur pays n'a été qu'un sanglant théâtre de guerres, de misères et de désolations.» Le seul résultat que dussent produire ces longs efforts, pour donner une forme convenable à un traité dont les principales clauses étaient déjà adoptées, fut de laisser à Louis XIV le temps de se convaincre qu'il ferait mieux de ne partager avec personne ses droits sur les provinces occupées par les Espagnols. (Mai 1667). Louis XIV envahit les Pays-Bas, qu'aucune armée ne protégeait. Bergues, Furnes, Tournay, Douay, Ath, Courtray et Audenarde capitulèrent; Termonde s'abrita au milieu des inondations de la Dendre et de l'Escaut; Lille seule osa tenter une résistance qui ne fut pas sans gloire. La garnison qui était nombreuse, avait fait ériger devant l'hôtel de ville un cheval de bois avec une botte de foin: il portait ces vers inspirés par le souvenir «du grand cocq de toile painte» qui défiait à Cassel, en 1328, l'armée de Philippe de Valois. C'est bien en vain. Français, que vous pensez nous prendre, Encore que tout secours nous manque au besoin; Vous perdrez votre temps; plutost qu'on nous voye rendre, Ce cheval mangera cette botte de foin. Le comte de Brouay, gouverneur de Lille, fit demander à Louis XIV de lui indiquer la position du pavillon royal, afin de diriger d'un autre côté la canonnade. «Partout où est l'armée, là est le roi,» fit répondre Louis XIV. Cependant la ville fut réduite à capituler; et quand le comte de Brouay, qui l'avait défendue avec beaucoup de courage, se présenta devant Louis XIV pour le saluer, il se trouva si ému en sa présence qu'il lui fut impossible de trouver une parole; mais Louis XIV le rassura, en lui disant: «Monsieur, j'ai du déplaisir de votre malheur parce que vous êtes un galant homme qui avez fait votre devoir pour le service de votre maître, et je vous en estime davantage.» Louis XIV ne tarda pas à se rendre à Arras, pour y offrir à la jeune reine de France les lauriers de son expédition en Flandre. Le plus illustre de nos dieux Et son adorable compagne Ne pouvoient pas manquer d'être victorieux, L'un par son bras, et l'autre par ses yeux, Des villes et des coeurs d'Espagne[17]. [17] _La Campagne royale de 1667_, par Dalicourt. Pierre Corneille chanta les mêmes victoires sur un rhythme plus élevé: Que dirai-je de Lille, où tant et tant de tours, De forts, de bastions, n'ont tenu que dix jours? Ces murs si rechantés, dont la noble ruine De tant de nations flatte encor l'origine, Ces remparts que la Grèce et tant de dieux ligués En deux lustres à peine ont pu voir subjugués, Eurent moins de défense, et l'art en leur structure Avoit moins secouru l'effort de la nature; Et ton bras en dix jours a plus fait à nos yeux Que la fable en dix ans n'a fait faire à ses dieux. Ce fut la Hollande qui interposa sa méditation entre la France et l'Espagne. La Flandre ne faisait point de voeux pour la France; elle n'aimait pas plus l'Espagne, dont la domination lui était devenue si pesante, que l'on avait vu les échevins de Bruges refuser, en vertu de leurs priviléges, les clefs de leur ville au comte Salazar pour les garder eux-mêmes. Elle accueillit avec un respect mêlé d'anxiété l'échevin d'Amsterdam, Conrad van Beuningen, qui traversa ses villes pour aller remplir, à Versailles, au nom d'une petite république, les fonctions d'arbitre entre deux grandes puissances absolues. Qui eût dit, au commencement des troubles des Pays-Bas, qu'avant qu'un siècle s'écoulât, la monarchie de Philippe II serait réduite à se placer sous la protection des descendants de ceux qu'elle avait proscrits comme des rebelles? L'échevin van Beuningen fit conclure la paix à Aix-la-Chapelle, le 2 mai 1668. La France consentit à ne pas s'étendre davantage vers les frontières de la Hollande; mais elle conserva Charleroy, Ath, Douay, Tournay, Audenarde, Lille, Armentières, Bergues, Furnes et Courtray. La Hollande n'était point rassurée; elle chercha à former contre le roi de France une confédération à laquelle accéda l'empereur. Cependant le roi d'Angleterre, qui s'était un moment rapproché de la Hollande, s'en éloigna aussitôt pour proposer au roi de France une alliance en vertu de laquelle on lui reconnut le droit d'occuper l'île de Walcheren, le pays de Cadzand et le port de l'Écluse. Jean de Witt fut instruit de ces négociations, et il crut les déjouer en faisant offrir au roi de France, conformément au plan discuté en 1663, la cession de Cambray, d'Aire, de Saint-Omer, de Furnes, de Bergues et des châtellenies de Cassel, de Bailleuil et de Poperinghe, pourvu qu'il abondonnât à la Hollande Ostende, Bruges, Damme, Blankenberge et la Gueldre espagnole. Louis XIV comprit bien que ces propositions n'avaient d'autre but que de rompre la paix d'Aix-la-Chapelle, et il n'hésita pas à les repousser. Louis XIV semblait prendre plaisir à étaler toute sa puissance. Il vint, escorté de trente mille hommes et entouré d'une cour brillante, visiter ses conquêtes des Pays-Bas. «La pompe et la grandeur des anciens rois de l'Asie, dit Voltaire, n'approchaient pas de l'éclat de ce voyage. Le roi, qui voulait gagner les coeurs de ses nouveaux sujets, répandait partout ses libéralités avec profusion. L'or et les pierreries étaient prodigués à quiconque avait le moindre prétexte pour lui parler. Les principales dames de Bruxelles et de Gand venaient voir cette magnificence. Le roi les invitait à sa table; il leur faisait des présents pleins de galanterie. Ce fut une fête continuelle dans l'appareil le plus pompeux.» Puis, lorsqu'il vit les Hollandais inquiets de le savoir si près d'eux, il envoya la duchesse d'Orléans presser la conclusion de son alliance avec le roi Charles II, dont elle était soeur. Un traité secret, qui confirmait toutes les prétentions du roi d'Angleterre, fut signé le 1er juin 1670. Les menaces de Louis XIV n'éclatèrent que deux ans après. La Hollande fut envahie et presque conquise, mais ces succès isolèrent le roi de France de ses alliés. S'il insistait pour étendre entre la Meuse et le Rhin les possessions de l'électeur de Cologne, il se montrait peu empressé à livrer aux Anglais les portes de la Flandre, et voulait les engager à se contenter de Delfzyl et de vingt villages. «Il m'importe, en séparant deux puissances qui me sont légitimement suspectes, écrivait-il le 23 juin 1672 à Colbert, de ne pas les réunir en quelque sorte selon les accidents qui pourraient arriver à l'avenir par une troisième, que j'établirais en terre ferme.» Louis XIV n'avait peut-être pas assez considéré combien lui était précieuse l'alliance de l'Angleterre. Il faut ajouter que la Hollande réclamait l'appui de l'Espagne, son ancienne ennemie. L'invasion française de 1667 avait préparé ce rapprochement fondé sur le sentiment d'un péril commun. Au mois de juillet 1668, Corneille Loots, envoyé des Provinces-Unies, se rendit à Bruxelles pour se plaindre des capres d'Ostende, qui s'emparaient des marchandises anglaises transportées sous pavillon hollandais; mais le marquis de Castel-Rodrigo répliqua que les Hollandais, au temps de leurs guerres contre l'Angleterre, s'étaient toujours attribué le droit de visiter les navires flamands et d'y saisir les marchandises anglaises, et qu'ils ne pouvaient trouver mauvais que l'on agît de même. Les Provinces-Unies insistèrent; dans une lettre du 11 août, elles adressèrent au marquis de Castel-Rodrigo des menaces de représailles auxquelles don Estevan de Gamarra, ambassadeur espagnol à La Haye, répondit par une note où on lisait: «Son Excellence trouve bien étrange que Leurs Seigneuries veuillent se servir de termes si impérieux et si despotiques contre un prince souverain, puisque c'est tout ce que Leurs Seigneuries pourroient faire envers leurs subjects, n'ayant jamais été la coutume que l'on prescrive à ceux qui ne le sont pas, des lois semblables.» Des conférences eurent lieu: elles n'amenèrent point de résultat, et la Hollande fit saisir dix-neuf capres d'Ostende aux bouches de la Tamise; mais on ne tarda point à les relâcher. On ne voulait pas, dit Aitzema, se mettre à dos les Espagnols. En 1672 la réconciliation est complète, et le comte de Monterey retire dix mille hommes des garnisons de Flandre pour les placer sous les ordres du jeune prince Guillaume d'Orange. Louis XIV lutte contre l'Europe coalisée. Tandis que Turenne franchit le Rhin, Condé livre aux Hollandais et aux Espagnols la douteuse et sanglante bataille de Seneffe. Le prince d'Orange est forcé de lever le siége d'Audenarde. Lorsque Turenne et Condé disparaissent du théâtre des combats, l'un atteint par un boulet, l'autre chargé d'autant d'infirmités que de lauriers, c'est aux maréchaux de Luxembourg et d'Humières que passe le soin de guerroyer dans les Pays-Bas. Enfin, en 1676, le roi de France se place lui-même à la tête de son armée de Flandre. Prise de Condé et de Bouchain. La grandeur militaire de la France a étonné les puissances confédérées. Des négociations s'ouvrent pendant l'hiver de 1677. Louis XIV demande la cession de Cambray aux Espagnols, qui répondent «qu'ils aiment autant céder toute la Flandre que cette place.» D'un autre côté il propose aux Provinces-Unies le partage des Pays-Bas: «Comme la guerre et le traité de paix, écrit-il au comte d'Estrades, ont apporté un grand changement au premier projet de 1635, vous pourriez en prendre un plan tout différent qui convînt à l'état présent des choses, et tel, toutefois, qu'il assurât une frontière forte et considérable à la Hollande. Pour cela vous pourriez convenir d'une ligne qu'il semble que la nature ait formée par les canaux et par les rivières, pour couvrir ce qui appartiendrait aux états généraux du reste des Pays-Bas, qui me demeureraient en partage. Elle devrait commencer à Ostende, suivre le canal de Bruges jusques à Gand, prendre ensuite l'Escaut jusqu'à l'embouchure du Demer et suivre cette dernière rivière en la remontant jusques à Maestricht: ce serait joindre, en cette sorte, la mer à la Meuse, et laisser dans la part des états les grandes et puissantes villes qui se trouvent sur ces rivières, particulièrement celle d'Anvers, qui est plus importante à la Hollande que toute autre par sa situation si avantageuse pour le commerce.» Ces propositions, qui eussent eu pour résultat de faire approuver par les Hollandais dans un traité ce qu'ils s'efforçaient d'empêcher en prodiguant leur sang et leurs richesses, ne pouvaient point être accueillies. La guerre continue. Le 17 mars 1677, Louis XIV ouvre la campagne en s'emparant de Valenciennes. Cambray, que les Espagnols lui ont refusé l'année précédente avec tant de hauteur, tombe en son pouvoir le 5 avril.--Bataille de Cassel. Le prince d'Orange, vaincu par le duc d'Orléans, est rejeté vers Bruges. Deux jours après, la garnison de Saint-Omer capitule à des conditions honorables. Cependant l'Angleterre s'alarme de plus en plus des progrès des Français en apprenant la conquête de Valenciennes, et, le 26 mars 1677, le parlement présente à Charles II l'adresse suivante: «Nous, très-fidèles sujets de Votre Majesté, chevaliers, citoyens et bourgeois, assemblés en parlement, nous sommes obligés, par l'attachement et la fidélité que nous avons pour Votre Majesté et pour répondre en même temps à la confiance qu'ont en nous ceux que nous représentons, de remontrer très-humblement à Votre Majesté que son peuple est extrêmement fâché et troublé du danger évident dont son royaume est menacé par la puissance et l'agrandissement du roi de France, particulièrement à cause des conquêtes qu'il a déjà faites et de l'apparence qu'il y a qu'il poussera encore plus loin ses armes dans la Flandre. Pour nous acquitter donc de notre devoir, nous croyons qu'il y va de l'intérêt de Votre Majesté et de la sûreté de votre peuple, et nous supplions respectueusement Votre Majesté d'y penser sérieusement et de se fortifier par de telles et de si étroites alliances qu'elles soient capables de secourir les Pays-Bas, et Votre Majesté calmera par ce moyen les craintes de son peuple.» Charles II hésitait encore. Il pressait Louis XIV de consentir à restituer Charleroy, Ath, Audenarde, Courtray, Tournay, Condé; mais le roi de France se montrait bien résolu à ne pas abandonner ces trois dernières places, et il ne voulait évacuer les autres que dans le cas où les Espagnols lui auraient remis Ypres, Charlemont et Luxembourg. Il eût renoncé, toutefois, à Ypres si on lui avait accordé en Catalogne la forteresse de Puycerda. Plus tard il offrit de se retirer de Courtray si on lui cédait Menin, Cassel, Poperinghe, Bailleul, Merville, Wervicq, Warneton, Bavay et Maubeuge, de telle sorte que les villes de Condé, de Tournay, de Menin, de Bailleul, de Poperinghe et de Fumes eussent formé la frontière française. Charles II ne put dominer son parlement trop jaloux de l'ambition de Louis XIV, qui le contraignit à s'allier à la Hollande. Le prince d'Orange épousa Marie, nièce de Charles II. Louis XIV, avec un inébranlable courage, ne vit dans l'abandon de l'Angleterre qu'un motif pour hâter le commencement de la campagne de 1678. Le maréchal d'Humières alla investir, dès la fin de l'hiver, la ville de Gand, que le duc de Villa-Hermosa avait dégarnie de troupes pour renforcer la garnison d'Ypres, et, le 4 mars, Louis XIV rejoignit son armée, qui était forte de soixante mille hommes. Don Francisco de Pardo était gouverneur de Gand. Bien qu'il n'eût avec lui que trois régiments, il s'illustra par une vaillante résistance. Il avait promis aux bourgeois de nouveaux priviléges et leur avait persuadé de prendre les armes en arborant l'antique bannière de Gand. Mais les temps étaient bien changés depuis l'époque où les trompettes du guet de Saint-Nicolas suffisaient pour mettre en fuite les chevaucheurs de Philippe de Valois. Les maréchaux de Luxembourg, d'Humières, de Lorges et de Schomberg commandaient les Français. Vauban dirigeait les travaux du siége. Enfin, le 8 mars, à onze heures du soir, quelques bombes furent lancées dans la ville, afin de répandre le désordre parmi les habitants réunis en armes dans les rues, et six coups de canon donnèrent le signal de l'assaut. Les deux demi-lunes qui couvraient la porte de Courtray, furent enlevées par le duc de Villeroy et le colonel de Saint-Georges. Parmi les volontaires qui suivaient le duc de Villeroy, se trouvait le prince d'Iseghem, de la maison de Gand, qui rentrait, l'épée à la main, dans une cité qui, berceau de ses ancêtres, leur avait donné son nom[18]. [18] Ainsi le roi, par sa conduite, se rend en six jours maître de cette ville si renommée, qui faisoit autrefois la loy à ses princes même, et qui prétendoit égaler Paris par la grandeur de son enceinte et le nombre de ses habitants. RACINE, _Précis historique_. Seize jours après, Ypres capitula après un assaut où fut blessé le maréchal de Vauban. La campagne semblait, toutefois, à peine s'ouvrir. Les Espagnols se réunissaient à l'armée du prince d'Orange; les Allemands se dirigeaient vers le Rhin, et déjà, des troupes anglaises avaient débarqué à Ostende lorsque l'habileté des diplomates français réussit à faire incliner vers la paix l'esprit des Hollandais, plus zélés pour de lointaines pérégrinations commerciales que pour les périls d'une longue guerre. La France leur offrait la restitution de Maestricht et les conditions les plus favorables. Les états généraux signèrent la paix à Nimègue le 10 août 1678, malgré les représentations de leurs alliés, et, de même qu'en 1668, la république des Provinces-Unies eut l'honneur de décider de la paix de l'Europe. Dès qu'elle se fut prononcée, toutes les autres puissances se virent réduites à suivre son exemple. Par un traité signé le 17 septembre entre les plénipotentiaires de France et d'Espagne, Louis XIV restitua en Flandre la ville de Gand, récemment conquise, et même plusieurs villes cédées à la France par le traité d'Aix-la-Chapelle, telles que Charleroy, Binche, Ath, Audenarde, Courtray; mais il conserva Bouchain, Condé, Cambray, Aire, Saint-Omer, Ypres, Wervicq, Warneton, Poperinghe, Bailleul, Cassel, Maubeuge et Bavay. Le mariage du jeune roi d'Espagne, Charles II, avec une princesse française, confirma ce traité. Ce fut ainsi qu'en cette occasion mémorable Louis XIV sut conserver toute la gloire de ses triomphes et élever plus haut que jamais, en dépit des efforts de ses ennemis, la renommée et la puissance de la France. (1679). Voyage de Louis XIV en Flandre. A Dunkerque, il est complimenté par John Churchill, qu'il apprendra plus tard à redouter sous le nom de duc de Marlborough. Il est reçu avec de grands honneurs à Ypres aussi bien qu'à Lille. La paix de Nimègue ne dura que cinq ans. Louis XIV, voyant tous ses ennemis divisés, réclama le comté d'Alost, qui n'avait point été mentionné dans l'énumération des territoires sur lesquels il avait abdiqué toute prétention fondée sur le droit de dévolution. Au mois de novembre 1683, le duc de Boufflers prit Courtray. Un autre corps français s'empara de Dixmude. Au printemps suivant, le maréchal d'Humières bombarde Audenarde. Enfin, au mois de juin 1684, une trêve de vingt ans est signée sous les auspices de la Hollande. Louis XIV obtient la forteresse de Luxembourg et ne restitue Courtray et Dixmude qu'après avoir fait démanteler leurs retranchements. L'Espagne adhère à cette trêve, qui est également ratifiée à Ratisbonne par les envoyés de l'empereur et du roi d'Angleterre. Triste situation de la Flandre, contrainte à compléter les contributions militaires que les Français ont commencé à y lever. Les Espagnols prennent eux-mêmes le prétexte de la pénurie du trésor pour mettre aux enchères toutes les fonctions publiques. Gouvernement impopulaire du marquis de la Grana et du marquis de Gastanaga. Résistance des magistrats de Gand et de Bruges.--La médiation du comte de Bergeyck prévient peut-être une insurrection. «Bergeyck, dit Saint-Simon, étoit l'homme le plus instruict de l'état de ces pays... C'étoit un homme infiniment modeste, affable, doux, équitable et parfaitement désintéressé, mais sage et réglé... C'étoit l'homme du monde le plus hardi à dire la vérité, qui aimoit et cherchoit le plus le bien pour le bien... Il se pouvoit dire un homme très-rare... Il fut toujours adoré aux Pays-Bas espagnols.» Vers cette époque, furent rédigés par les intendants des provinces, pour l'instruction du duc de Bourgogne, les _Mémoires des généralités du royaume_, mémoires que le comte de Boulainvilliers résuma en les modifiant profondément dans son _Histoire de l'ancien gouvernement de la France_. L'un de ces mémoires se rapporte à la Flandre flamingante. L'auteur dépeint ainsi le caractère des habitants: «Les Flamands sont assez laborieux, soit pour la culture de la terre, soit pour les manufactures et le commerce que nulle nation n'entend mieux qu'eux. Ils ont de l'esprit et du bon sens... et sont habiles dans leurs affaires... Les petites gens autrefois ne faisoient pas grand scrupule, dans la chaleur de leurs débauches, de se battre à coups de couteaux; ils se tuoient impunément, et les coupables se sauvoient aussi tost dans des couvents ou dans des églises, où ils estoient à couvert de la justice pendant que leurs amis taschoient d'accommoder leurs affaires... Les Flamands sont nés avec du courage, mais ils n'ayment point la guerre, tant parce que la fortune ne s'y fait point assez promptement à leur fantaisie que parce qu'ils n'ayment pas à l'achepter (eux qui sont glorieux) par une certaine sujétion qu'ils traitent de bassesse. On doit cependant juger par ce qu'ont fait les régiments de Solre et de Robec, et par toutes les belles actions des capres de Dunkerque pendant le cours de cette dernière guerre, que les Flamands ne cèdent en valeur, ny par mer, ny par terre, à aucune nation de l'Europe... Ils sont grands amateurs de la liberté et grands ennemis de la servitude, et en cela ils tiennent encore des anciens Belges, ce qui fait qu'on les gagne plus aisément par la douceur que par la force.» Ces lignes, il est important de le remarquer, ont été écrites sous le gouvernement absolu de Louis XIV. Du reste, en 1697, la situation de la partie de la Flandre réunie à la France par le traité de Nimègue était peu favorable; tout retraçait les ravages de la guerre dont elle avait été si longtemps le théâtre. Le nombre des familles nobles qui y résidaient, était réduit à cent quatre-vingt-trois. Les habitants des villes ne se soutenaient que par une louable économie qui seule les préservait de la mendicité; les laboureurs vendaient à peine quelques chevaux, quelques vaches laitières et quelques brebis d'une race renommée dans le pays de Fumes pour sa rare fécondité. Le colza, «chou sauvage, de la graine duquel on fait l'huile à brûler,» n'était un produit avantageux que lorsque les Hollandais ne recevaient pas les huiles du Midi pour la fabrication de leurs savons; les lins étaient moins recherchés depuis que le commerce des toiles et celui du fil que l'on envoyait en Angleterre, étaient à peu près anéantis. Sous l'influence de cette détresse, la population avait diminué de moitié en quinze ans et se trouvait réduite au sixième de ce qu'elle était autrefois, et encore y comptait-on sur treize personnes une qui ne vivait que d'aumônes. Ypres, qui, au treizième siècle, renfermait deux cent mille habitants, en avait moins de douze mille[19], et de ses deux mille métiers à fabriquer le drap il lui en restait quinze; mais l'on espérait pouvoir, par des privilèges et des franchises, relever ses manufactures et repeupler son enceinte en y appelant les ouvriers catholiques de la Hollande. [19] Voici quelle était, en 1697, la population des principales villes de la Flandre occupées par les Français: Ypres, 11,963 âmes; Warneton, 996; Messines, 576; Bailleul, 2,305; Hazebrouck, 3,735; Furnes, 2,650; Roulers, 699; Poperinghe, 2,300; Wervicq, 2,172; Cassel, 1,300; Watten, 166; Loo, 474. Le port de Dunkerque était seul florissant: il s'était dédommagé de la perte du commerce de la morue en armant ses marins sous la direction de «monsieur le chevalier Bart, chef d'escadre.» En 1678, les _capres_ de Dunkerque avaient, au prix de la vie de trente-deux de leurs capitaines et de trois mille matelots, enlevé trois cent quatre-vingt-quatre navires évalués à près de quatre millions, sans compter ceux qu'ils restituèrent ou qui furent reconquis. Le 8 octobre 1697, les prises effectuées dans la dernière guerre dépassaient le chiffre de dix-sept millions de livres; de plus, six cent mille livres avaient été abandonnées aux matelots pour droit de _plontrage_ (pillage), et la renommée des capres de Dunkerque était si grande que l'on disait d'eux «que, fortifiés de quinze ou de vingt vaisseaux du roy de France, ils feroient à l'Angleterre et à la Hollande plus de mal que toutes ses armées de terre et de mer ensemble, et seroient capables, par la destruction de leur commerce, de les obliger à lui demander la paix à telles conditions qu'il leur voudroit donner.» Les anciens usages de la Flandre communale se conservaient encore à la fin du dix-septième siècle dans quelques villes; le mémoire que nous analysons, rapporte qu'à Ypres aucun impôt ne pouvait être établi sans l'approbation de la grande commune, «conseil représentant le peuple, composé des échevins, des conseillers, de vingt-sept consaux ayant à leur teste un capitaine qu'on appelle _hoofman_, de quinze bourgeois, des cinq gouverneurs des tisserans de serge et des cinq principaux des moindres métiers.» Cependant la Flandre commence à respirer: la crainte de voir la guerre se renouveler s'est effacée de tous les esprits, et la France elle-même, épuisée par ses nombreux armements, ne semble plus l'appeler de ses voeux, quand un événement imprévu en donne le signal. Le prince d'Orange, élevé par une usurpation heureuse au trône d'Angleterre sur lequel sa femme, fille de Jacques II, ne monte qu'en en précipitant son père, se déclare le rival de Louis XIV. Maître de l'Angleterre, dominant désormais en Hollande, il presse l'empereur et le roi d'Espagne de s'unir avec lui dans une nouvelle confédération. Bataille de Fleurus gagnée par le maréchal de Luxembourg (30 juin 1690). Guillaume III débarque dans les Pays-Bas. Il est repoussé au combat de Steenkerke. L'électeur de Bavière succède au marquis de Gastanaga. Le marquis de Boufflers s'empare de Furnes et de Dixmude.--Bataille de Neerwinde. Guillaume III essaye vainement de rompre les lignes françaises devant Courtray. Ce n'est qu'après la mort du maréchal de Luxembourg que l'on voit chanceler la puissance militaire de la France. Guillaume III prend Namur et ce succès l'engage à persévérer de plus en plus dans le rôle qu'il s'attribue de libérateur de l'Europe. Louis XIV se trouva réduit pour la première fois à conclure un traité de paix dont les conditions lui étaient défavorables. Malgré les promesses qu'il avait faites à Jacques II, il reconnut l'usurpation de Guillaume III; de plus il restitua toutes ses conquêtes. L'Espagne recouvra Mons, Luxembourg et Courtray (20 septembre 1697). Quatre traités distincts conclus à Ryswick par la France avec l'Empire, l'Angleterre, l'Espagne et la Hollande, avaient terminé toutes les difficultés de la situation présente; mais il en était d'autres dont l'avenir ne semblait pas devoir longtemps retarder la solution et dont la gravité pouvait bientôt compromettre la paix de l'Europe, alors qu'elle venait à peine d'être rétablie. La santé languissante de Charles II annonçait que sa vie serait courte, et l'on voyait déjà l'empereur et le roi de France invoquer l'un et l'autre les liens du sang qui les unissaient au roi d'Espagne. Quel que dût être le plus heureux de ces deux rivaux, la puissance de la domination espagnole, ajoutée soit à l'Empire, soit à la France, portait avec elle, chez celui qui devait la recueillir, le sceptre de la dictature européenne. L'Angleterre et la Hollande, intéressées à maintenir un équilibre tout favorable à leur influence politique, opposèrent à des prétentions trop vastes un projet de partage qui fut signé le 11 octobre 1698. Par cette convention la France obtint le Guipuscoa et les royaumes de Naples et de Sicile; l'archiduc Charles, second fils de l'empereur Léopold, le duché de Milan. La couronne d'Espagne fut réservée au fils de l'Électeur de Bavière, gouverneur général des Pays-Bas. Cet enfant de cinq ans, issu de Philippe III par sa mère, Marie-Antoinette d'Autriche, manqua à la puissance que lui offrait la jalousie de l'Europe; il eût été remarquable de voir, à deux siècles de distance, deux princes, tous deux à peine adolescents, tous deux sortis de la maison d'Autriche, quitter les rivages de la Flandre pour aller succéder à Madrid à deux dynasties éteintes. Mais cette fois du moins il ne devait pas en être ainsi; le jeune prince de Bavière mourut à Bruxelles dans les premiers jours de février 1699. Par un nouveau traité du mois de mars 1700, les puissances neutres, réduites à opter entre les prétentions rivales de l'Empire et de la France, se prononcèrent en faveur de l'archiduc Charles: pour offrir à la France une légère compensation, elles lui abandonnèrent la Lorraine. Louis XIV ratifia ces conventions, mais tandis que l'Europe, s'appuyant sur ces traités comme sur la base inébranlable de la paix, suivait tranquillement les progrès de l'agonie du roi d'Espagne, d'actives influences s'agitaient à son chevet, et dès qu'il eut rendu le dernier soupir on ouvrit solennellement un testament, par lequel il instituait le duc d'Anjou pour héritier de ses États. La monarchie de Charles-Quint allait passer au petit-fils de l'un des successeurs de François Ier. Parmi les vastes territoires de la monarchie espagnole, l'article 14 de ce testament mentionnait le comté de Flandre et les autres provinces des Pays-Bas; de plus, Charles II déclarait, dans un codicille, vouloir, par extension de la clause où il réservait à la reine le gouvernement d'un royaume d'Italie, «que si elle trouvait lui convenir plus, à cause de son rang, de se retirer dans les États que nous avons en Flandre, pour y vivre, et qu'elle voulût se dédier à les gouverner, il lui en sera donné le commandement et le gouvernement par notre successeur.» Le duc d'Anjou accepta le legs de Charles II, mais il ne paraît pas que la reine d'Espagne ait jamais songé à se prévaloir du codicille du 5 octobre 1700. L'étonnement de l'Europe fut si profond en apprenant ce qui s'était accompli à Madrid, qu'elle garda un silence plein d'hésitation et de doute. L'Angleterre et la Hollande respectèrent le testament de Charles II. Philippe V (tel fut le nom sous lequel régna le duc d'Anjou) fut reconnu sans opposition au delà des Pyrénées. Aux Pays-Bas, le prince de Bavière, qui passait pour dévoué aux intérêts de la France depuis qu'il avait eu des difficultés avec des marchands d'Amsterdam auxquels, dans un besoin pressant d'argent, il avait remis en gage sa couronne électorale et ses plus précieux joyaux, s'était hâté de reconnaître le nouveau monarque des Espagnes, et dès le 15 novembre 1700, c'est-à-dire moins d'un mois après la mort de Charles II, il l'avait solennellement fait proclamer dans toutes les villes des Pays-Bas. Tant de succès égarèrent l'orgueil de Louis XIV. Il mécontenta le duc de Savoie et offensa l'Angleterre, en insultant aux derniers moments de Guillaume III par la proclamation publique de Jacques Stuart, comme héritier de son père, sous le nom de Jacques III. L'empereur, qui n'avait pas abandonné les prétentions de son fils, l'archiduc Charles, au trône d'Espagne, rallia à sa cause l'Angleterre et la Hollande. Au mois de février 1701, une armée française, dont le commandement est réservé au duc de Bourgogne, entre en Flandre comme corps auxiliaire destiné à soutenir les droits de Philippe V. Louis XIV gouverne les Pays-Bas en son nom; on lui propose d'établir une barrière composée des villes de Ruremonde, de Venloo, de Namur, de Charleroy, de Mons, de Termonde, de Damme, d'Ostende, de Nieuport, que garderont les troupes anglo-hollandaises. Refus du roi de France. Le 7 septembre 1701, les puissances coalisées concluent à la Haye un traité par lequel elles s'engagent à multiplier leurs efforts pour conquérir les Pays-Bas espagnols, afin d'y créer une barrière contre la France. Combats dans le pays de Waes. Tentative des Hollandais contre Bruges. Le duc de Marlborough conduit une armée anglaise dans les Pays-Bas. Les lignes françaises sont forcées. Défaite du maréchal de Villeroy à Ramillies (23 mai 1706). Les Anglais occupent Gand, Bruges et Audenarde. Siége d'Ostende. Cette ville, que les Anglais et les Hollandais avaient défendue autrefois contre les Espagnols pendant trois ans, ne résiste que pendant trois jours, gardée par les Espagnols contre les Hollandais et les Anglais. Les Français évacuent Courtray. Menin et Termonde capitulent. La France, vaincue à la fois à Ramillies, devant Barcelone et sous les murs de Turin, a perdu toutes ses conquêtes aux Pays-Bas, en Espagne et en Italie. Les états de Flandre avaient reconnu l'autorité de l'archiduc d'Autriche, sous le nom de Charles III, «dans la confiance, disaient-ils dans leur déclaration du 6 juin 1706, que Sadite Majesté maintiendra cette province dans tous les priviléges, coutumes et usages, tant ecclésiastiques que séculiers.» Ce qui leur fut accordé le lendemain par les plénipotentiaires des puissances coalisées, qui se trouvaient au camp d'Aerzeele. Trois mois après, les états de Flandre se plaignirent de ne pas être représentés dans le conseil d'État qui venait d'être établi par les gouvernements d'Angleterre et de Hollande. Ils remarquaient que la Flandre était «la province la plus considérable des Pays-Bas, qui est plus renommée parmi les estrangers que toutes les autres ensemble et qui chez eux fait porter le nom à tout le pays, qui, à l'égard de ses princes et de l'Estat, a toujours esté ce qu'est la province d'Hollande à l'esgard de la république[20].» Ces remontrances furent écoutées: la Flandre compta trois membres dans le conseil d'État, qui dès ce moment prétendit, au milieu même des armées étrangères, à toutes les prérogatives d'un pouvoir indépendant. [20] GACHARD, _Doc. inédits_, III, pp. 257-263. Flandria una est Belgicarum provinciarum facile omnium opulentissima, a qua nationes quædam externæ Belgas omnes Flandros appellant. BOLL., _Acta SS. Januar._, I, p. 353. Cependant le maréchal de Villars sauve la France par les marches habiles qu'il multiplie pendant la campagne de 1707. En 1708, on cherche à soulever la Flandre contre les Impériaux, avec l'appui du comte de Bergeyck, et à réveiller en Ecosse le parti des Stuarts. Tandis que le fils de Jacques II s'embarque à Dunkerque pour rallier ses partisans en Ecosse, un corps français, guidé par le colonel della Faille, ancien haut bailli de Gand sous le gouvernement de l'électeur de Bavière, réussit à s'emparer de cette ville par surprise. Bruges ouvre ses portes en apprenant l'entrée des Français à Gand.--Combat près d'Audenarde, où le duc de Bourgogne montre une irrésolution qui mérite les reproches de l'archevêque de Cambray, bien qu'elle trouve un apologiste dans un abbé italien attaché au duc de Vendôme. L'archevêque de Cambray était Fénélon; l'abbé italien fut depuis le célèbre cardinal Albéroni. (Août 1708). Le prince Eugène de Savoie assiége la ville de Lille, défendue par le maréchal de Boufflers, qui se retire dans la citadelle après soixante jours de tranchée ouverte.--Défaite du comte de la Mothe à Winendale. La citadelle de Lille, espérant vainement les secours du duc de Bourgogne, avait prolongé sa résistance jusqu'au 9 décembre 1708. Les alliés, au lieu de congédier leurs troupes, résolurent, malgré la violence du froid, de profiter de leurs avantages et de faire une campagne d'hiver. Dès le 13 décembre, la ville de Gand se vit étroitement bloquée par les armées réunies du prince Eugène et du duc de Marlborough, qui avaient sous leurs ordres le prince de Hesse-Cassel et le duc de Wurtemberg. «Le comte de la Mothe, dit Saint-Simon, commandait dans Gand, où il avait vingt-neuf bataillons, plusieurs régiments de dragons, abondance de vivres, d'artillerie, de munitions de guerre, et devant les yeux le grand exemple du maréchal de Boufflers.» On racontait que madame de Ventadour avait fait donner ce commandement au comte de la Mothe afin qu'il méritât le bâton de maréchal de France. En effet, après la prise de Lille, rien n'était plus important pour les armées françaises que de se maintenir à Gand, et cette tâche paraissait aisée à remplir puisque déjà le maréchal de Boufflers, le vaillant défenseur de Lille, se préparait à sauver Gand en réunissant une armée à Douay. Il était d'ailleurs permis d'espérer que l'hiver contrarierait les opérations d'un siége qu'il était impossible aux alliés de poursuivre pendant longtemps. Chamillart écrivait au comte de la Mothe: «La conservation de Gand est d'un si grand poids que vous ne sauriez, de concert avec le baron de Capres, M. della Faille, les brigadiers et autres officiers supérieurs, vous appliquer avec trop de soins à une longue et vaillante défense, dans le cas où les ennemis se résoudraient à vous assiéger. Quoique la ville par elle-même ne soit pas forte, elle ne présente aux attaques qu'un abord étroit et difficile. Vous avez des troupes assez nombreuses pour défendre un chemin couvert et pour faire payer cher aux alliés la prise de la ville s'ils persistent dans le projet de s'en emparer. Après avoir eu le malheur de commander dans la ville d'Ostende, que les ennemis ont conquise en peu de jours, après le combat de Winendale où vous n'avez pas été plus heureux, il est de la plus grande importance pour vous comme pour Sa Majesté que l'occasion qui se présente aujourd'hui, puisse lui donner une si bonne opinion de vous que vous obteniez de Sa Majesté les marques de distinction pour lesquelles vous avez si longtemps travaillé... Si vous êtes assiégé, vous devez mettre en oeuvre tous les moyens possibles pour prolonger le siége de telle sorte qu'il occasionne de grands frais aux alliés et leur disputer le terrain pied à pied, comme a fait le maréchal de Boufflers. Je connais la différence qui existe entre les fortifications de Lille et celles de Gand. Cependant cette dernière ville a un bon chemin couvert, ce qui est d'une grande utilité; après six semaines de siége, les ennemis n'étaient pas encore entièrement maîtres de celui de Lille, bien que la situation de cette ville soit moins forte que la vôtre...» Cette lettre fut interceptée: le comte de la Mothe ne se souvint du maréchal de Boufflers ni pour égaler sa glorieuse défense, ni pour imiter sa confiance dans les secours qui lui étaient promis. Il perdit le bâton de maréchal que lui faisait espérer Chamillart; car, avant même que le feu eût été ouvert contre la ville, il capitula, cédant aux voeux de ses habitants, mais sacrifiant à leur repos l'honneur de ses armes. S'il eût tenu deux jours de plus, les gelées qui se succédèrent sans interruption, eussent réduit les alliés à une inévitable retraite. Ce fut le 2 janvier 1709, de honteuse mémoire, que trente-cinq bataillons et sept régiments de cavalerie abandonnèrent, sans avoir tenté aucune résistance, une des positions les plus importantes de l'Europe. La reddition de Gand entraîna celle de Bruges et des forts de Plasschendale et de Leffinghe. Les rigueurs mêmes de l'hiver de 1709, dont la garnison de Gand n'avait pas su profiter, mirent le comble aux malheurs de Louis XIV; elles complétèrent la misère des provinces septentrionales de la France et ruinèrent la prospérité qu'avaient conservée celles du midi. Le duc de Beauvilliers exposa dans le conseil des ministres en répandant des larmes le tableau véridique de la situation des choses. Le roi de France, jusque-là plus attaché à l'éclat de son nom qu'au bonheur de ses peuples, ne put résister à des remontrances si touchantes et si vives. Le marquis de Torcy reçut l'ordre d'aller demander humblement la paix à ses ennemis. La Haye était le centre de leurs opérations. Guillaume III, en devenant roi d'Angleterre, n'avait point abdiqué ses sympathies pour son ancienne patrie, et les états généraux des Provinces-Unies, conservant toute leur puissance, s'étaient attribué les succès de leur ancien stadthouder sans en être éblouis. Le pensionnaire Heinsius refusa la paix au roi de France et ne voulut lui accorder qu'une trêve pendant laquelle il eût été tenu de remettre en gage aux Hollandais dix villes de la Flandre, en se joignant aux alliés pour rétablir l'archiduc d'Autriche sur le trône d'Espagne. Ce fut alors que Louis XIV prononça ses paroles si connues: «Puisqu'il faut faire la guerre, j'aime mieux la faire à mes ennemis qu'à mes enfants.» Le 12 juin 1709, le duc de Marlborough et le prince de Savoie se réunirent à Gand pour arrêter les plans de la campagne qui allait s'ouvrir. Leurs armées effectuèrent leur jonction à Harlebeke. Tandis que Marlborough établissait son quartier général à Loo, le prince Eugène se portait rapidement vers Tournay, où il entra le 30 juillet. La fortune de la France s'était voilée. Le maréchal de Villars, à la tête d'une armée pleine de confiance dans son génie, disputait la victoire aux alliés dans les bois de Malplaquet: il se vit contraint, par une grave blessure, à s'éloigner du combat et à donner le signal de la retraite, qui amena la capitulation de Mons. Louis XIV demanda de nouveau la paix. Il offrait de renoncer à la souveraineté de l'Alsace, de combler le port de Dunkerque, d'évacuer Yprès, Menin, Furnes, Lille, Tournay, Condé et Maubeuge, barrière protectrice que garderaient les états généraux. Il consentait à reconnaître l'archiduc d'Autriche pour roi d'Espagne, mais il rompit de nouveau les conférences plutôt que de devenir le honteux instrument de la chute de son petit-fils. Cette année (1710), les alliés joignirent à leurs conquêtes Douay, Aire, Béthune, Saint-Venant; l'année suivante, ils forcèrent les lignes du maréchal de Villars et s'emparèrent de Bouchain. En 1712, ils entrèrent au Quesnoy. La France était exposée aux plus graves périls lorsque de nouvelles conférences pour la paix s'ouvrirent à Utrecht. L'empereur d'Allemagne était mort. Une intrigue de cour avait amené la disgrâce du duc de Marlborough. L'Angleterre avait cessé la première les hostilités en se faisant remettre la ville de Dunkerque, afin qu'elle servît de gage à l'accomplissement des conditions de la suspension d'armes. La victoire de Denain, remportée par Villars le 24 juillet 1712, hâta le résultat de ces négociations, et la France, à qui la paix paraissait naguère encore plus menaçante que le fléau même de la guerre, obtint des conditions plus favorables. Par le traité d'Utrecht du 11 avril 1713, le roi de France abandonna à la maison d'Autriche les Pays-Bas espagnols, y compris tout ce qui lui avait été cédé par le traité de Ryswick. Il consentit de plus à la démolition des fortifications de Dunkerque. La paix d'Utrecht fut confirmée entre l'empereur et le roi de France par le traité de Rastadt, le 6 mars 1714, et entre l'empereur et le roi d'Espagne, par le traité de Vienne, du 30 avril 1725. CHARLES VI, MARIE-THÉRÈSE. 1713-1780 Traité de la Barrière.--Réclamations de la Flandre.--Le commerce se ranime en Flandre.--Compagnie d'Ostende.--Pragmatique sanction de Charles VI.--Louis XV en Flandre.--Traité d'Aix-la-Chapelle.--Heureux gouvernement du prince Charles de Lorraine.--Mort de Marie-Thérèse. Il est rare que les établissements politiques que fonde la coalition de plusieurs puissances, réciproquement jalouses l'une de l'autre, reçoivent une indépendance complète et une liberté illimitée de se développer et de se fortifier. Le plus souvent leur existence est soumise à des règles coercitives, et, par une conséquence nécessaire de leur principe, plus on s'est appliqué à veiller à ce qu'ils soient sans influence dans la politique étrangère, plus leur faiblesse est évidente dans les soins du gouvernement intérieur. Fléchissant sous un joug publiquement avoué ou enchaînés par des engagements secrets, ils subissent la loi de la décadence et de l'humiliation à laquelle ils sont condamnés. Non-seulement on les impose par la force aux peuples, mais on ne leur permet même point de faire oublier leur origine en accroissant leur prospérité: une main avare, en leur accordant la vie, a mesuré chaque souffle qui l'anime. Telle est la position que les puissances confédérées contre la France firent à Charles VI en le soutenant contre Philippe V. Tandis que Louis XIV expirait à Versailles en désignant, par ses dernières instructions, les troupes de Flandre comme celles qu'il était le plus urgent «de rétablir,» des conférences s'ouvraient à Anvers entre les envoyés de l'empereur et ceux des états généraux pour régler ce que l'on nommait _la Barrière de messieurs les états généraux_. Jamais la puissance de la Hollande ne parut plus grande que dans ces négociations. Ses plénipotentiaires présentèrent un projet préparé d'avance par lequel l'empereur consentait à la démolition de la citadelle de Liége, des fortifications de Huy, de Damme, de Rodenhuys et du fort Philippe, et leur livrait Menin, Tournay, la citadelle de Gand, Mons, Namur, Venloo et Stevensweert; ils se réservaient le droit d'augmenter les retranchements des places qui leur étaient remises et d'y entretenir telles garnisons qu'ils jugeraient convenable. Ils réclamaient aussi les revenus de toutes les villes qu'ils voulaient occuper, et, de plus, comme indemnité pour les frais de la derrière guerre, une somme de six millions de livres. Vainement l'empereur remontra-t-il que d'après ce projet ses nouveaux sujets obéiraient moins à ses ordres qu'à ceux des états généraux. Il ne réussit pas mieux lorsqu'il essaya de les intimider en envoyant dix-huit mille hommes dans les Pays-Bas. Les prétentions les plus importantes de la Hollande furent consacrées dans le traité de la Barrière, signé à Anvers par la médiation de l'Angleterre, le 15 novembre 1715. Ce traité portait que les états généraux tiendraient seuls garnison à Namur, à Tournay, à Menin, à Furnes, à Warneton et à Ypres; Qu'à Termonde, il y aurait une garnison à moitié impériale et à moitié hollandaise, sous les ordres d'un gouverneur qui prêterait serment aux états généraux; Que pour mieux assurer les frontières des états généraux en Flandre, l'empereur leur céderait tels forts et telle portion du territoire limitrophe qu'il serait besoin pour effectuer les inondations nécessaires en temps de guerre, sans qu'il fût permis de construire des écluses ou d'autres ouvrages destinés à arrêter ces inondations; Que l'empereur payerait annuellement pour l'entretien des garnisons hollandaises la somme de 1,250,000 florins, hypothéquée sur les revenus clairs et liquides des provinces de Brabant et de Flandre, et exigible par exécutions militaires; Que le commerce des Pays-Bas resterait soumis aux clauses du traité de Munster qui, en défendant aux Espagnols de s'étendre dans les Indes, avait réservé au profit des Hollandais la navigation exclusive de l'Escaut. Le traité de la Barrière était sans précédents dans le droit public de l'Europe. Il sema la consternation dans toute la Flandre. Non-seulement il violait les priviléges qui avaient été sanctionnés même par Charles-Quint et Philippe II, mais il méconnaissait aussi jusqu'à ces lois naturelles de la conservation, qui ne peuvent jamais être abdiquées. Les états de Flandre s'assemblerent et adressèrent une énergique protestation au comte de Koenigsegg, envoyé impérial, qui la repoussa comme trop tardive. Ce même comte de Koenigsegg avait soumis un mémoire à l'empereur, pour lui proposer de supprimer, aussitôt que s'offrirait une occasion favorable, toutes les franchises des villes de Flandre; et ses intentions hostiles s'étaient déjà révélées lorsque la ville d'Ypres, réclamant ses droits de quatrième membre, avait reçu pour réponse qu'elle les avait perdus en devenant française et qu'elle resterait désormais pays d'imposition conquis. L'inquiétude était devenue de plus en plus vive, quand une députation solennelle fut envoyée à Vienne pour formuler de nouvelles protestations contre le traité de la Barrière. Elle était composée de Philippe Vander Noot, évêque de Gand, et de MM. Vandermeersch, Triest d'Aughem, de Grass de Bouchaute et de Peellaert de Westhove. L'évêque de Gand exposa les plaintes de la Flandre. Il remontra que la Hollande pouvait chaque jour détruire un grand nombre de riches villages, soit en ouvrant ses écluses aux flots de la mer, soit en les fermant à l'écoulement des eaux qui affluaient des parties les plus élevées de la Flandre vers les terres basses du pays de Cadzand. Il exprima la crainte de voir la jalousie commerciale de la Hollande étouffer l'industrie flamande et l'empêcher à jamais de se relever. La Hollande dominait sur nos frontières du nord et sur celles du sud. Elle régnait à Tournay sur la navigation de l'Escaut, à Namur sur celle de la Meuse. L'évêque de Gand exposa aussi que la Flandre, qui depuis tant d'années nourrissait d'immenses armées étrangères, allait être, même pendant la paix, constamment assujettie aux charges les plus accablantes. Il représenta combien était considérable le tribut réclamé par les états généraux, combien il était illégal, puisque jamais aucun impôt n'avait pu être établi en Flandre, si ce n'est par le vote des états, et surtout combien il était odieux, puisque les étrangers conservaient le droit d'en exiger le payement, en y forçant des habitants, comme en pleine guerre, par l'incendie et le pillage. Il ajouta que si la Flandre était condamnée à cet excès d'opprobre et de misère, ses ressources, qui pendant tant de siècles avaient été utiles à la cause de ses princes, loin de pouvoir encore la servir, ne suffiraient pas à soutenir de nombreuses populations réduites à un affreux dénûment. L'empereur, dans sa réponse, allégua les intérêts généraux de l'Europe comme l'excuse des conditions exorbitantes du traité de la Barrière, et promit d'envoyer à la Haye le marquis de Prié, membre du conseil d'État, pour qu'il réclamât quelques modifications favorables près des états généraux. Le marquis de Prié fut lui-même nommé, peu de temps après, gouverneur des Pays-Bas. Ce choix fut accueilli avec joie, car on espérait que le marquis de Prié défendrait plus vivement les intérêts d'un pays qui devait désormais être soumis à son autorité. Enfin, après trois années de pourparlers, les clauses les plus rigoureuses du traité de la Barrière reçurent quelques adoucissements. Les limites de la Flandre et de la Zélande furent soumises à une nouvelle convention, et le payement du tribut annuel de 1,250,000 florins fut dégagé de ce qu'il présentait de plus odieux (22 décembre 1718). L'industrie belge chercha, dès ce moment, à reprendre quelque activité. Des compagnies de commerce furent créées à Ostende et à Anvers pour former des relations avec les Indes; mais la Hollande ne tarda point à s'en montrer mécontente et jalouse. L'article 6 de l'acte du transport des Pays-Bas par Philippe II à Albert et à Isabelle défendait à leurs habitants «de tenir en aucune façon aucune manière de commerce ou trafic aux Indes orientales ou occidentales.» On n'en avait, toutefois, jamais reconnu la légalité en Flandre, attendu que les rois d'Espagne ne possédaient pas le droit de faire acte d'autorité absolue dans les questions qui importaient le plus aux Pays-Bas, pays de franchises et de priviléges, et, en 1640, le gouvernement espagnol avait senti qu'il était sage de renoncer à la prohibition de 1598. Telle était la situation des choses lorsque fut conclu, en 1648, le traité de Munster, qui porte «que les Espagnols retiendront leur navigation en telle manière qu'ils la tiennent pour le présent ès Indes orientales sans se pouvoir étendre plus avant,» clause évidemment destinée à limiter l'esprit de conquête et d'envahissement que l'on supposait aux Espagnols, bien que plus tard la Hollande dût lui donner une tout autre signification qui ne tendait rien moins qu'à éloigner les sujets du roi d'Espagne de toute relation commerciale avec les nations indépendantes de l'Asie. En effet, lorsque Chrétien Brouwer envoya un navire dans les ports de la Chine, les Hollandais lui coururent sus, et le roi d'Espagne, dominé par le sentiment de sa faiblesse, n'osa point s'y opposer. Au moment où le traité de la Barrière vint achever la ruine de la ville d'Anvers tour à tour saccagée par les Gueux et pillée par les Espagnols, Ostende devint dépositaire des derniers débris du commerce des Pays-Bas. Dès lors on songea de plus en plus à y former quelque établissement qui pût s'ouvrir la route des Indes, source inépuisable de richesses. Un Anglais, nommé Jean Ker, exposa notamment dans un mémoire adressé à l'empereur que la Flandre était restée ce qu'elle avait été autrefois, le pays le plus avantageusement situé pour être le siége du commerce. Il était encore douteux qu'on osât mettre à exécution une si vaste et si périlleuse entreprise, quand un aventurier de Saint-Malo, nommé La Merveille, vint vendre à Ostende une cargaison réunie aux bords du Gange, et proposer au comte de Koenigsegg de fonder à Ostende des relations commerciales avec le Bengale. Cette offre fut acceptée et l'on vit successivement des navires quitter Ostende, n'ayant d'autre chargement que des tonneaux d'argent, et y rentrer avec les produits les plus précieux des Indes, qui rendaient des sommes cent fois plus considérables que celles auxquelles s'élevaient les frais et les dépenses. Cependant l'Angleterre et la Hollande murmuraient. Elles invoquèrent bientôt le traité de Munster. Des hostilités éclatèrent. Jacques de Wintere, ayant vu son navire capturé par des marins d'Amsterdam sur les côtes de Guinée, en équipa un autre et s'empara, par représailles, d'un bâtiment chargé de dents d'éléphant, qu'ils envoyaient en Europe. Les Anglais et les Hollandais se vengèrent en retenant d'autres vaisseaux ostendais jusqu'à ce que Charles VI résolut de prendre plus efficacement sous sa protection les expéditions de la marine flamande, en érigeant, le 19 décembre 1722, la compagnie impériale et royale d'Ostende «pour naviguer et négocier aux Indes orientales et occidentales et sur les côtes d'Afrique, tant en deçà qu'au delà du cap de Bonne-Espérance, dans tous les ports, havres, lieux et rivières où les autres nations trafiquent librement.» Pendant quelques années, la prospérité de la compagnie d'Ostende suivit une marche progressive. Elle créa d'importants établissements aux bords du Gange et sur la côte de Coromandel. Un membre du grand conseil de Malines, né à Ypres, Charles Patin, défendit les droits de la compagnie d'Ostende dans le livre qu'il intitula: _Mare liberum_. Toutes les objections soulevées par la Hollande y furent victorieusement combattues. L'exposé des faits fortifiait l'argumentation du jurisconsulte et un noble sentiment d'indignation l'inspirait quand il s'écriait, en terminant ce mémoire trop peu médité par les ministres de Charles VI: «Que tous les peuples chrétiens décident maintenant s'il n'est pas permis à nos concitoyens de réclamer la liberté naturelle de naviguer dans les Indes, non-seulement pour le bien des Pays-Bas autrichiens mais aussi pour celui de tous les peuples qui y sont intéressés. Il ne faut pas qu'une seule nation usurpe l'avantage des transactions commerciales dans le monde entier et traite toutes les autres en esclaves comme si elle était souveraine de la mer et des vents: il ne faut pas que dans la grande société des peuples il soit permis de s'attribuer un monopole moins odieux lorsqu'il frappe une seule ville que lorsqu'il s'étend à tout l'univers. Nous dirons donc comme Grotius: Ne reculez point, habitants des Pays-Bas; en maintenant votre liberté, vous défendez celle du genre humain.» Bientôt l'Angleterre et la Hollande se réunirent dans le but commun d'étouffer les heureuses tentatives que multipliait la compagnie d'Ostende. La France, avilie par le ministère du cardinal Dubois, loin de s'opposer à leurs prétentions, semblait les soutenir. Le marquis de Prié fut rappelé, et l'archiduchesse Marie-Élisabeth reçut la triste mission de faire oublier, par la grâce et l'aménité de ses paroles, la faiblesse réelle du gouvernement impérial dans tous les actes qui exigeaient de l'énergie et de la vigueur. Charles VI n'avait qu'une fille, nommée Marie-Thérèse. Par sa pragmatique sanction, il lui assura l'hérédité de tous ses États; et, pour la faire reconnaître par les autres puissances, il sacrifia à la douteuse consolidation de l'avenir la prospérité présente de ses peuples. En 1727, les priviléges de la compagnie d'Ostende furent suspendus, et le prince même qui l'avait établie et qui eût dû la protéger, en ordonna la suppression bientôt définitive, au mépris des lois les plus saintes des nations, qui possèdent toutes le droit de prospérer et de parcourir à leur gré l'Océan, ce champ libre auquel l'homme ne peut imposer son joug. La compagnie d'Ostende demanda qu'il lui fût du moins permis de faire parvenir des secours et des approvisionnements dans les factoreries qu'elle avait fondées dans les Indes; mais l'Angleterre et la Hollande ne voulurent point y consentir, et les colons flamands furent égorgés par les peuplades sauvages qui les entouraient. «N'est-ce pas un trait irréparable, écrivait le 21 décembre 1728 le comte de Calemberg, si dans les siècles futurs l'histoire doit apprendre à la postérité la plus reculée que sous le règne de l'empereur Charles VI on a aboli le droit des gens, la liberté du commerce avec des peuples indépendants, et l'usage des mers, sur des instances, si on l'ose dire, insolentes de quelque puissance, pour en priver à jamais des peuples innocents que Dieu et la nature ont mis en position d'en profiter. Disputer cette liberté, c'est vouloir renverser toutes les lois divines et humaines; c'est vouloir s'arroger un monopole et un despotisme insupportables, qui visent à des conséquences très-ruineuses pour tous les monarques et pour tous les peuples.» Quoi qu'il en fût, la Flandre, qui n'avait pour elle que l'auréole à demi éteinte de ses souvenirs et la légitimité de ses droits, succomba dans ses efforts, et ses ports redevinrent déserts. Le traité de Séville, du 21 novembre 1729, réunit l'Espagne, la France et l'Angleterre dans les garanties accordées à la Hollande contre la compagnie d'Ostende, et elle fut de nouveau condamnée par l'article 5 du traité de Vienne, du 16 mars 1731. Charles VI avait lui-même peu de confiance dans les promesses des puissances étrangères qui lui imposaient de si honteux sacrifices. Au mois d'octobre 1731 il s'adressa à la diète de l'Empire, pour qu'elle lui garantît contre tous, et dans l'ordre héréditaire de sa maison, la possession de ses divers États; mais les électeurs de Saxe, de Bavière et de Cologne s'y opposèrent. Ils alléguèrent que les possessions d'Italie et des Pays-Bas étaient d'un faible intérêt pour l'Empire. Celles d'Italie, séparées par les Alpes, lui étaient aussi peu utiles. «Pour ce qui est du cercle de Bourgogne ou des Pays-Bas autrichiens, disaient-ils dans leur mémoire, on sait bien que par la convention d'Augsbourg, de l'année 1548, ils ont été constitués partie de l'Empire, pour contribuer à sa défense et jouir réciproquement de sa protection, moyennant le double du contingent d'un électeur, ce qui a été confirmé par le 3e article de la paix de Munster, mais dans un sens particulier et restrictif, comme il paraît par les paroles du texte: s'il s'élevait des différends entre les royaumes de France et d'Espagne, l'obligation réciproque qui lie l'empereur et le roi de France de ne point aider leurs ennemis mutuels, conservera toute sa force. C'est pour ces raisons que dans l'année 1668 on n'assista point les Pays-Bas, attaqués par le roi de France, par droit de dévolution, quoiqu'ils envoyassent une députation solennelle à la diète pour implorer le secours de l'Empire. Tout ce qu'on fit alors est qu'on fut bien aise que les électeurs de Mayence et de Cologne, comme voisins, employassent leurs bons offices auprès de Sa Majesté Très-Chrétienne. Aussi l'Empire ne prétendit prendre aucune part à la paix qui termina cette guerre et n'envoya personne pour assister de sa part au congrès d'Aix-la-Chapelle; car il est notoire que quoique le cercle de Bourgogne, du temps de son incorporation à l'Empire, se soit engagé, en considération du profit et de l'avantage qui lui en reviendroit, au double du contingent d'un électeur, il ne l'a pourtant jamais fourni, ni contribué depuis tout ce temps-là la moindre chose à l'Empire: par conséquent il est privé lui-même du secours mutuel. Il n'est pas moins digne de considération que depuis l'introduction du cercle de Bourgogne dans l'Empire, depuis la paix de Westphalie et encore depuis peu d'années, ce cercle a tout à fait changé de face, vu que non-seulement les sept provinces unies s'en sont séparées, mais qu'il est aussi notoire que la France s'est approprié une grande partie des Pays-Bas par les traités de paix qu'elle a conclus, de sorte que ce qui en reste et appartient encore à Sa Majesté Impériale ne peut pas seulement représenter le cercle de Bourgogne, tel qu'il était du temps de l'incorporation, bien loin que l'Empire puisse s'en promettre un secours réciproque, ce qui était pourtant la condition sous laquelle il a été uni à l'Empire. A quoi il faut ajouter que même des Pays-Bas autrichiens, tels qu'ils sont aujourd'hui, la plupart des forteresses sont comprises dans la barrière de MM. les états généraux, sans que l'Empire en tire le moindre profit, et que par leur situation ils sont exposés, comme l'expérience l'a fait assez connaître, à servir toujours de théâtre de la guerre.» Malgré l'opposition de trois électeurs, la diète de l'Empire ratifia le 11 janvier 1732 la pragmatique sanction. Charles VI meurt à Vienne le 20 octobre 1740. Guerre de la _succession_. En 1742, un corps anglais débarque en Flandre pour prendre part aux luttes politiques de l'Allemagne. Mésintelligence croissante entre la France et l'Angleterre. Louis XV déclare la guerre à Georges II (mars 1744), et prend lui-même le commandement de l'armée qui envahit les Pays-Bas. Profitant du mauvais état des fortifications de toutes les places occupées par les Hollandais en vertu du traité de la Barrière, il s'empare successivement de Menin, d'Ypres et de Furnes. Le comte de Saxe, à la tête d'un corps réuni à Courtray, observe l'armée des alliés, avec laquelle le duc d'Arenberg s'est avancé jusqu'à Audenarde. L'entrée du prince Charles de Lorraine en Alsace appela Louis XV à Metz. La mort de l'électeur de Bavière fortifia les prétentions de Marie-Thérèse. «Le parti qu'on prit, dit Voltaire, fut de se défendre en Italie et en Allemagne, et d'agir toujours offensivement en Flandre. C'était l'ancien théâtre de la guerre, et il n'y a pas un champ dans cette province qui n'ait été arrosé de sang.» (Mai 1745). Louis XV assiége Tournay. Bataille de Fontenoy. Capitulation de Gand. Les Hollandais, privés des villes de la Barrière, s'efforcent de s'assurer une autre des garanties que leur a promises le traité du 15 novembre 1715. Malgré la résistance des paysans, ils se préparent à percer les digues de Sainte-Marguerite, lorsque le comte de Loewendahl leur fait déclarer que le roi de France, ayant pris possession de la Flandre, ne tolérera aucune agression dirigée contre ses habitants. Prise de Bruges, d'Audenarde et de Termonde. Louis XV visite à Bruges le tombeau de Marie de Bourgogne et s'écrie: «Voilà le berceau de toutes nos guerres!» Siége d'Ostende, qui ne peut se défendre, parce que le comte de Chanclos a négligé d'avoir recours aux inondations qui arrêtèrent si longtemps les Espagnols au commencement du dix-septième siècle. Les provinces des Pays-Bas payèrent les frais de la conquête. Au mois de novembre 1746, Louis XV fit demander aux états de Flandre deux millions six cent mille florins, en les prévenant qu'il entendait qu'on les lui accordât sans remontrance et selon l'usage des sujets du roi de France, qui obéissent sans discuter. En 1747, la guerre s'étend au pays de Cadzand. La Hollande, craignant pour son salut, proclame le stathoudérat, qui devient héréditaire, mais elle n'en est pas moins réduite à accepter à Aix-la-Chapelle les conditions que Louis XV stipule en faveur de ses alliés. Le roi de France se montre du reste plein de générosité en tout ce qui concerne ses propres intérêts, et ses armées évacuent la Flandre. Dans les guerres qui éclatèrent plus tard, Louis XV ne cessa plus d'être le fidèle allié de Marie-Thérèse. L'on vit une garnison française, commandée par le comte de Lamothe, occuper pendant cinq ans Ostende, afin de s'opposer aux entreprises des Anglais, et ne se retirer que lorsque la paix de l'Europe eut été définitivement affermie. Il existe même un traité conclu le 1er mai 1757 entre la France et l'Autriche, qui porte qu'aussitôt que Marie-Thérèse aura été mise en possession de la Silésie par l'appui des armées françaises, elle cédera à Louis XV Mons, Ypres, Furnes, Nieuport et Ostende. Les autres villes des Pays-Bas devaient former un État séparé et passer au duc de Parme. Marie-Thérèse paraissait en ce moment ajouter un faible prix à la souveraineté de nos provinces, trop éloignées de la capitale de l'Empire. Elle semblait même se préoccuper assez peu de leurs griefs et de leurs franchises, car en 1755 elle modifia essentiellement, malgré les réclamations des grandes villes, l'ancien système de vote suivi par les états de Flandre, afin d'assurer une influence plus considérable aux représentants des châtellenies, vieille tradition de la politique adoptée au moyen-âge par les comtes de Flandre. L'épée de Frédéric II sut, en conservant la Silésie, renverser tous les projets fondés sur le traité de Versailles; d'un autre côté, les sacrifices pécuniaires que les peuples des Pays-Bas s'imposèrent dans cette guerre, firent mieux apprécier combien ils pourraient être utiles à l'Empire, et Marie-Thérèse, vivement touchée des nombreux témoignages de leur zèle, s'efforça de reconnaître que de tous ses sujets il n'en était point dont elle estimât davantage la fidélité et le dévouement. Dès ce moment, Marie-Thérèse ne songea plus à attenter aux priviléges du pays. Le prince Charles de Lorraine avait été chargé, par l'impératrice, du gouvernement général des Pays-Bas. Pendant plus de trente ans, la Flandre jouit des bienfaits d'une administration prudente et paternelle. Jamais elle n'avait connu une paix si longue; jamais les esprits, fatigués de guerres, ne se reposèrent avec plus de bonheur dans le repos qui permettait à l'agriculture, à l'industrie et au commerce d'associer leur féconde activité. «Quoique les Flamands, écrivait vers cette époque un voyageur anglais, ne fournissent plus l'Europe, comme autrefois, avec le produit de leur industrie, ils possèdent des fabriques et conserveront toujours la gloire d'avoir enseigné aux États voisins les arts utiles qui les ont enrichis. Les manufactures de lin de la Flandre sont supérieures dans tous les genres à celles des autres nations; mais c'est surtout l'agriculture qui a été portée en Flandre à un degré de perfection. Dans ces riches plaines, la charrue ne laisse rien stérile et le champ ne reste jamais en friche. Les récoltes de l'été ne contentent point le cultivateur; à peine la moisson est-elle achevée que la terre reçoit une nouvelle culture qui produit ses fruits pendant l'automne en attendant que le printemps permette de songer à préparer d'autres moissons. Les campagnes offrent partout un spectacle charmant: on ne voit que des champs couverts d'une récolte abondante, des prairies dans lesquelles paissent de nombreux troupeaux, des fermes construites avec soin, des villages environnés d'arbres, où se presse une population heureuse. Au milieu de ces délicieux paysages, serpentent les rivières et les canaux. L'agriculture est la base la plus solide de la prospérité nationale: on lui doit ces vertus modestes, simples et énergiques, qui arrêtent seules les progrès de la corruption des moeurs[21].» [21] SHAW, _Voyage aux Pays-Bas_. Cette prospérité vit encore dans la mémoire de quelques vieillards, mais il importe de lui assigner son véritable caractère. Dans les villes les libertés communales s'étaient reconstituées dans tout ce qu'elles possédaient d'éléments sages et pacifiques. Hors des villes, un édit du 15 mars 1720 avait appelé les châtellenies à l'administration du plat pays. Cette mesure, frappée quelque temps de stérilité par l'invasion de Louis XV, porta d'heureux fruits sous le gouvernement du prince Charles de Lorraine. «Si vos Altesses Royales, disaient quelques années plus tard les magistrats du Franc de Bruges dans un mémoire adressé au duc de Saxe-Tesschen, daignaient se faire tracer le tableau du plat pays de la Flandre tel qu'il était passé soixante-cinq ans, elles reconnaîtraient à leur grand étonnement que ce pays, aujourd'hui un des plus beaux et des plus riches de l'Europe, n'offrait alors aucun débouché d'une ville à l'autre, aucun chemin praticable dans l'intérieur des terres, ni aucune grande route qui ne fût infestée de vagabonds; que l'on voyait des champs en friche qui rendent aujourd'hui 48 florins par bonnier au-dessus des tailles; peu de villages qui acquittassent les subsides sans y être contraints par exécution, tous accablés de rentes, et l'administration que l'on appelle interne, dans un état approchant de l'anarchie; cependant il existait tant d'ordonnances souveraines, en fait de la direction, et le règlement de 1672, ce chef-d'oeuvre, n'existait pas moins; mais les châtellenies étaient négligées, parce que ce fut le système d'alors de ramener constamment tous les fils de l'administration aux bureaux du gouvernement général. Le ministre enfin sentit son impuissance à pourvoir par lui-même à tant de détails. Les châtellenies furent appelées à la direction du plat pays par l'édit du 15 mars 1720. Alors commença un nouvel ordre de choses, et l'on a vu en moins de treize lustres quadrupler le rapport des propriétés territoriales, de sorte que nos ancêtres chercheraient aujourd'hui la Flandre dans la Flandre même.» La répartition des impôts fut plus équitable. En même temps qu'une sévère économie permettait de les réduire, l'emploi des fonds qu'on en retirait, recevait une application utile sous les yeux de ceux qui les avaient payés avec empressement, certains d'en recueillir les fruits. Des routes magnifiques furent construites entre les villes, et jusque dans les hameaux les chemins furent améliorés. La police se fit avec ordre; les délits devinrent plus rares, grâce au travail qui ne manquait plus. Afin d'assurer le maintien de cette heureuse situation, on s'occupait des mesures les plus sages pour que la punition des délits ne fût plus uniquement le châtiment du coupable, mais une expiation utile à la société, pour que la mendicité, école de tous les vices, fût sévèrement interdite, pour que toutes les branches de l'ancienne industrie flamande vinssent, en exilant l'oisiveté du sein des classes ouvrières, accroître à la fois leur moralité et leur aisance. Telles furent notamment les réformes proposées en 1775 par le vicomte Vilain XIV, dont les idées sur le régime pénitentiaire trouvèrent depuis d'illustres imitateurs en Amérique. La prospérité de la Flandre à cette époque résulta donc de ce qu'elle eut une administration nationale qui la dirigea et la gouverna selon ses besoins et ses voeux. La mémoire de Marie-Thérèse et du prince Charles de Lorraine laissera d'éternels souvenirs, parce qu'en se réservant les droits de la clémence souveraine, la protection des lettres et des arts, le soutien des misères vraiment dignes de pitié ou de sympathie, ils conservèrent à nos provinces le soin de veiller à leurs intérêts et respectèrent des priviléges qui, autrefois source de leur gloire, étaient restés les gages de leur prospérité. Les bienfaits de ce système paisible et tranquille manquèrent aux Pays-Bas sous le règne de Joseph II, qui succéda à Marie-Thérèse le 29 novembre 1780. JOSEPH II, LÉOPOLD II, FRANÇOIS II. 1780-1794. Démêlés avec la Hollande.--Réformes.--Plaintes des états de Flandre.--Mouvement insurrectionnel.--République des États-Belgiques-Unis.--L'autorité impériale est rétablie.--Léopold II succède à Joseph II.--Sa mort.--Invasion et conquête de la Flandre par les armées républicaines françaises. Joseph II tenait de sa mère un ferme désir de rendre sa grandeur utile à ses peuples. C'était pour lui que le comte de Nény avait rédigé les mémoires où il résumait le tableau des intérêts des Pays-Bas depuis l'époque où la Flandre avait été sous la maison de Bourgogne la métropole de la civilisation et l'entrepôt des richesses de l'univers. Mais, loin de se préoccuper des splendeurs du moyen-âge, il avait puisé dans les maximes philosophiques qui, en ce moment, envahissaient toute la littérature française, une admiration des vertus antiques quelque peu républicaine, tempérée toutefois par je ne sais quelle imitation des actes politiques de ce législateur-soldat qui accueillait Voltaire et La Mettrie, sans abdiquer comme roi les droits de l'autorité la plus absolue. Frédéric II avait trouvé la Prusse humble, pauvre, peu civilisée; il l'avait personnifiée dans son épée, et l'avait agrandie et élevée avec lui. Le royaume de Prusse n'était qu'à Berlin; là tout se centralisait et s'absorbait dans l'unité politique du gouvernement suprême; la volonté d'un grand roi tenait lieu d'intelligence à une nation jeune qui s'ignorait elle-même et qui se laissait, malgré elle, entraîner vers ses nouvelles destinées. Il n'en était pas de même en Flandre. Une longue expérience attestait la sagesse des institutions en même temps qu'elle avait fortifié le respect séculaire dont elles étaient entourées. Les franchises du peuple formaient le pacte qui affermissait l'autorité du prince. L'administration était régulière; l'organisation politique, complète. Pour lui rendre toute sa force, il ne fallait que relever quelques ruines: toutes les espérances de la Flandre étaient dans ces souvenirs. Joseph II était trop porté à oublier que l'histoire est la conseillère des rois. Il méconnaissait tous les enseignements que présentent six siècles de nos annales, lorsqu'en voulant accroître la prospérité de la Flandre, il exigeait qu'elle fût l'oeuvre exclusive de l'initiative du prince, arbitre unique de ses intérêts et de ses besoins. Cependant, lorsqu'en 1781 le successeur de Marie-Thérèse visita les Pays-Bas, la franchise de son langage, la pureté de ses intentions, la sagesse de ses premières mesures lui concilièrent l'affection de leurs nombreuses populations. Témoin des honteux résultats du traité de la Barrière, et vivement ému par les plaintes qui s'élevaient de toutes parts, il fit démolir les forteresses occupées par les Hollandais. En même temps il favorisait le commerce d'Ostende, devenu port franc, et cherchait à ressusciter celui d'Anvers, en faisant rompre la fermeture de l'Escaut par un brick où flottait le drapeau impérial. Deux grandes fautes suivirent ces heureux commencements[22]. Par l'une, il montrait qu'il tenait peu à la prospérité des Pays-Bas; par l'autre, qu'il lui était à peu près indifférent de voir se détacher de sa couronne le précieux joyau que lui avaient légué les ducs de Bourgogne. Ces deux fautes furent le traité avec la Hollande, qui acheta dix millions de florins le maintien de sa domination exclusive sur l'Escaut, et les négociations entamées avec le duc de Bavière, qui eût reçu les Pays-Bas en échange de son électorat. [22] J'emprunterai aux _Analectes_, de M. Gachard, quelques données relatives à la population de la Flandre en 1784: Habitants Ville de Gand suivant l'évêque 50,693 Ville de Bruges, suivant l'évêque 30,826 Ville de Courtray, suivant le magistrat 15,072 Ville de Termonde, suivant l'évêque 5,177 Ville d'Audenarde, suivant le magistrat 3,039 Ville de Nieuport, suivant le magistrat 3,039 Ville d'Ostende, suivant le magistrat 7,077 Il résulte du rapport des mêmes états que la population de la Flandre orientale, quant au plat pays, les autres villes y comprises, est de 492,025 ------- 606,948 ======= Les plus considérables de ces villes contribuant avec le plat pays sont Alost, avec son district, où il y a 9,204 âmes, et Grammont où il y a 6,050 âmes. _Flandre occidentale._ Ville d'Ypres 12,000 Ville de Furnes 2,200 Ville de Menin 3,090 Ville de Dixmude 2,500 Le plat pays, y compris les autres villes, dont celle de Poperinghe contient, suivant le rapport du magistrat, 8,090 âmes, porte en tout 173,000 ------- Ainsi il y a dans toute la Flandre occidentale 192,790 ======= Telles furent les déplorables prémisses sous lesquelles se présentèrent les projets que Joseph II avait conçus relativement à ses provinces des Pays-Bas. Les conseils du prince Charles de Lorraine, mort la même année que Marie-Thérèse, eussent pu être utiles à Joseph II; il est probable qu'il ne réclama point ceux du duc de Saxe-Tesschen et de l'archiduchesse Marie-Christine, qui avaient succédé au prince de Lorraine dans le gouvernement des Pays-Bas. Une funeste précipitation le poussait vers la dangereuse épreuve à laquelle il voulait soumettre des hommes qui, profondément pieux, attachés aux règles fixes de leurs intérêts agricoles et industriels, avaient toujours méprisé les théories et les séductions étrangères pour rester fidèles à l'exemple de leurs aïeux. Quelques maisons religieuses possédaient en Flandre de vastes propriétés. Les priviléges dont elles jouissaient, les rendaient en quelque sorte souveraines dans leurs domaines. De plus, à une époque où de célèbres écrivains s'occupaient de l'organisation de la société, comme si elle n'eût point existé avant eux et ne dût dater que de la publication de leurs systèmes, les moines offraient aux yeux du prince, qui s'associait à ces vagues et stériles élucubrations, un tort irrémissible: celui de s'absorber dans les devoirs de la vie religieuse en restant étrangers à la vie politique. Leur suppression fut la première mesure du nouvel empereur. Le clergé s'émut: il revendiqua pour les maisons abolies des droits de propriété dont l'origine était connue, que la sanction des temps avait confirmés et qui, sous le règne des lois, sont, chez le moindre citoyen, considérés comme sacrés; les tendances irréligieuses qui agitaient la France, lui faisaient paraître cette innovation plus dangereuse. Le conseil de Flandre fit entendre les mêmes plaintes; mais les états, confiants dans les intentions de l'empereur, s'y soumirent et se contentèrent de demander que les biens des maisons religieuses supprimées servissent à fonder des établissements pour les enfants trouvés, pour les pauvres femmes près de devenir mères, ainsi que pour les insensés et les vieillards infirmes, de peur que les monastères, qui jusque-là avaient soulagé toutes ces misères, ne venant à leur manquer tout à coup, il n'en résultât une foule de crimes; ils intercédèrent en faveur des béguinages, qui, n'offrant qu'une retraite momentanée, ne séparaient point leurs habitants de la société: ils demandèrent aussi que des débris des richesses des opulents monastères on augmentât le pécule des prêtres employés dans les villes et dans les villages, qui étaient les membres les plus pauvres du clergé. En 1784, Joseph II publia, sur les devoirs de tous les ordres de l'État, un manifeste où il insistait «sur l'application et l'exécution de tous ses principes et de tous ses ordres.» A côté de maximes générales, présentées non sans emphase, quelques phrases vagues annoncent de plus en plus l'existence d'un vaste plan de réformes. L'année suivante on commença à le connaître, et l'on craignit aussitôt qu'il ne sapât l'oeuvre immortelle de Marie-Thérèse et de Charles de Lorraine. Des édits impériaux modifièrent les priviléges et jusqu'aux usages qui semblaient être inséparables de ces priviléges. Les gildes qui avaient pris part à toutes les célèbres journées du moyen-âge, nos kermesses si populaires, parce qu'en plusieurs endroits, notamment à Ypres, elles rappelaient des victoires de la vieille Flandre, furent successivement abolies (édits du 11 février et du 8 avril 1786). Les châtellenies se virent enlever la direction des chemins publics qu'elles avaient créés, afin qu'elle pût être transférée à Bruxelles (édits du 12 septembre 1785 et du 8 février 1786). Elles se défendirent toutefois vivement et démontrèrent dans un long mémoire combien le nouveau système était onéreux et impraticable, inique et illégal: après avoir exposé que les commissaires des châtellenies étaient de véritables juges, appliquant tous les jours aux difficultés que présentait l'exécution des voies publiques la jurisprudence des édits et des coutumes, elles ajoutaient: «Si on leur substitue un bureau composé en grande partie de Brabançons ou de militaires (et ce serait se faire illusion que de croire que le militaire pourra s'entendre avec le civil), on établit non-seulement de prétendus juges qui ignorent nos lois, mais on attrait virtuellement en justice les Flamands hors de leur pays, contre la teneur expresse de leurs priviléges; et si ces juges s'écartent de nos lois, quel est le tribunal de justice où le peuple avec confiance portera ses griefs? Ah! sérénissimes princes, nous avons travaillé pendant la tempête, nous avons remis pour ainsi dire le vaisseau à flot... Voilà la récompense qui nous attendait après soixante-cinq ans de veilles et de travaux. Qu'avons-nous fait pour mériter un sort aussi humiliant?... Il n'en faut pas plus pour faire évanouir l'autorité des lois et élever sur leurs débris un gouvernement militaire[23]!» [23] Ce mémoire subit quelques modifications avant d'être remis. Pendant cette même année 1786, l'empereur ordonna la suppression des séminaires diocésains et l'établissement d'un séminaire général à Louvain: Joseph II oubliait que si l'ordre social repose sur la double base de l'autorité religieuse et de l'autorité temporelle, l'on ne peut jamais confondre leurs droits et leurs devoirs. En franchissant le seuil sacré des temples pour les soumettre à ses innovations, il ouvrait au clergé appelé à défendre ses droits l'arène des discussions irritantes des intérêts politiques. C'est ainsi que, dans le gouvernement des peuples, chaque faute porte en soi son châtiment. Les états de Flandre avaient opposé aux envahissements de Joseph II une double protestation également éloquente: d'une part, ils ordonnèrent qu'on réimprimât les priviléges de la Flandre depuis les premiers temps du moyen-âge; d'autre part, ils décidèrent qu'en présence des édits qui avaient enveloppé les Bollandistes dans la proscription des associations religieuses, ils feraient continuer aux frais du pays la plus vaste et la plus admirable de toutes les collections hagiographiques. Si les Bollandistes étaient la plupart des religieux flamands, les _Acta sanctorum_ étaient aussi pour la Flandre un monument tout national qui lui offrait les traces de ses premiers pas dans l'histoire de la société: les priviléges qu'on faisait publier, étaient les titres d'un autre âge et d'une autre civilisation. La Flandre ne devait malheureusement pas rester longtemps dans ces voies où la fermeté n'excluait pas la modération. D'autres usurpations de l'autorité impériale allaient préparer les usurpations non moins violentes de l'esprit de sédition et de révolte: Joseph II abordait sans hésiter un ordre de mesures tellement graves qu'il faudrait remonter aux plus mauvais jours de la mainbournie de Maximilien et de l'administration des gouverneurs espagnols pour en trouver un autre exemple. Un diplôme du 1er janvier 1787 était ainsi conçu: «Considérant les frais énormes qu'entraîne à la surcharge de nos peuples la forme actuelle des administrations provinciales, nous avons résolu de les _simplifier_ de la manière suivante: «Les colléges actuels des députés des états de toutes nos provinces belgiques viendront à cesser avec le dernier du mois d'octobre de cette année et resteront supprimés. «Au lieu de ces colléges, les états de Brabant, de Flandre et de Hainaut choisiront, parmi ceux de leurs membres _qui seront préalablement reconnus capables par le gouvernement_, un député pour chacune de ces provinces, qui sera agrégé au conseil du gouvernement.» Dans un autre diplôme portant la même date on remarquait les dispositions suivantes: «Nous supprimons tous nos conseils actuels de justice aux Pays-Bas et, à leur place, nous établissons en notre ville de Bruxelles un conseil souverain de justice...» Enfin, par un édit du 12 mars, la Flandre fut divisée en cercles et soumise à des intendants nommés par l'Empereur. L'irritation fut extrême. La Flandre, si fidèle à Marie-Thérèse et encore pleine de respect pour l'archiduchesse Marie-Christine, semblait ne plus reconnaître l'autorité impériale représentée à ses yeux par le ministre plénipotentiaire d'Autriche, Belgiojoso, devenu depuis longtemps impopulaire par ses vexations et des exactions de toute espèce. On se souvenait qu'en 1786, le comte de Belgiojoso, chargé alors du gouvernement des Pays-Bas, avait envoyé en Flandre le colonel de Brou, dictateur militaire, qui faisait arrêter les bourgeois et prétendait disposer librement des fonds de la province pour tous les travaux qu'il jugeait utiles. Au nom du comte de Belgiojoso on joignait celui du chancelier de Brabant, Crumpipen, dont l'influence était sans limites. Des ressentiments encore récents se réveillèrent. La Flandre n'accusait que le comte de Belgiojoso et le chancelier Crumpipen; elle n'écoutait que la haine qu'elle leur portait, en résistant ouvertement à Joseph II, et elle semblait fatalement engagée dans cette voie lorsque Marie-Christine, qui appréciait mieux que son frère la situation des Pays-Bas, évita le péril par sa sagesse en suspendant l'exécution des mesures qu'elle désapprouvait. «Chers et bien amés, portait la déclaration des gouverneurs des Pays-Bas du 4 juin 1787, nous vous faisons la présente pour vous dire que nous tenons, à l'égard de la province de Flandre, en surséance absolue et parfaite, sans limitation ni exception quelconques, toutes les dispositions contraires directement ou indirectement à la constitution de ladite province de Flandre ou aux droits, franchises, priviléges, chartres, coutumes, usages et autres droits quelconques, publics et particuliers; que de plus les infractions y faites seront aussi, sans limitation ni exception aucune, de suite redressées et remises dans le même état comme elles ont été avant ces nouveautés; qu'en outre, nous nous confions pleinement que Sa Majesté confirmera sans réserve la déclaration que nous faisons à ce sujet, et qu'au surplus nous dirigerons immédiatement, par nous-mêmes, toutes les affaires quelconques du gouvernement.» Cette dépêche fut reçue partout avec de vifs transports d'allégresse. A Gand on apporta au marché du Vendredi des tonneaux de vin et de bière. Les cloches et le carillon ne cessèrent de résonner tant que dura cette fête, où l'on aperçut pour la première fois, au milieu des flots agités des bourgeois, quelques-unes de ces figures sinistres qui, telles que les vapeurs que condense l'orage, semblent annoncer les temps d'émeute et d'anarchie. Il restait à obtenir de Joseph II la ratification de la déclaration de Marie-Christine. Les magistrats du Franc de Bruges prirent l'initiative près des états de Flandre, afin qu'ils fissent parvenir l'expression de leurs voeux à Vienne: «Ce n'est qu'en soupirant, disaient-ils, que nous jetons les yeux sur les chartres, jadis si précieuses, que renferment nos archives et qui nous retracent la générosité des souverains comtes et comtesses de Flandre.» S'appuyant sur leurs anciens priviléges, confirmés en 1619 par l'archiduc Albert et l'infante Isabelle, ils rappelaient l'acte d'inauguration du 31 juillet 1781, «lorsque Son Altesse Royale le duc de Saxe-Tesschen, en prêtant le serment sur les saints Évangiles à la face de toute la nation assemblée à cet effet dans la capitale de cette province, a promis solennellement, au nom de Sa Majesté, qu'elle maintiendra cette province dans ses priviléges, coutumes et usages, tant ecclésiastiques que séculiers, que Sa Majesté, comme comte de Flandre, ne souffrira point que rien ne soit altéré ou diminué en l'un ou l'autre d'iceux.»--«C'est, ajoutaient-ils, ce même pacte qui cimente la prospérité publique et fera la sûreté de l'État lorsqu'il est inviolablement observé. C'est cet engagement auguste et non moins réciproque qui doit être le garant de l'amour du peuple et qui le tient attaché au service et à l'aide de son souverain aussi longtemps qu'il en éprouve la protection.» Le 6 juin 1787, les états de Flandre adressèrent à l'empereur des remontrances où tout décèle une irritation profonde. Ils ne rappelaient leurs serments que pour accuser l'empereur d'avoir trahi les siens. «Le dépôt de nos lois fondamentales nous a été conservé et transmis par nos pères, disaient-ils; nous nous couvririons d'un opprobre éternel si nous ne le faisions passer à nos descendants dans toute son intégrité, si nous pouvions permettre, avec la plus lâche indifférence, que le flambeau de notre constitution, dont l'éclatante lumière a de tout temps vivifié la Flandre, fût obscurci et éteint de nos jours. C'est à nous qu'est confiée la garde de ce feu sacré; nous ne pouvons souffrir, sans nous rendre parjures, qu'on en détourne même le moindre rayon.» L'empereur Joseph II était trop fier pour que ces représentations ne le blessassent pas vivement. Il ne le cacha point dans sa déclaration du 3 juillet adressée aux états de Brabant, qui avaient fait les mêmes représentations que les états de Flandre, déclaration où il protestait d'ailleurs de son respect pour les droits et les priviléges des provinces belgiques: «Loin de prévoir de l'opposition et surtout une aussi audacieuse, y disait-il, je devais m'attendre à ce que les états de mes provinces belgiques y entreraient avec autant d'empressement que de reconnaissance, et je veux bien, en bon père et en homme qui sait compatir à la déraison et qui sait beaucoup pardonner, n'attribuer encore ce qui est arrivé et ce que vous avez osé qu'à des mésentendus ou de fausses interprétations de mes intentions, données et répandues par des personnes plus attachées à leur intérêt privé qu'au général et qui n'ont rien à perdre. Quoi qu'il en soit, je veux bien que l'exécution des nouvelles ordonnances en question reste présentement suspendue, et lorsque Leurs Altesses Royales, mes lieutenants et gouverneurs généraux, aux intentions que je leur ai fait connaître, se seront rendues à Vienne avec les députés des différents états pour me représenter de vive voix leurs griefs et apprendre mes intentions, qu'ils trouveront toujours calquées sur les principes de l'équité la plus parfaite et uniquement tendantes au bien-être de mes sujets, nous conviendrons ensemble des dispositions à faire pour le bien général selon les lois fondamentales du pays. Mais si, contre toute attente, cette dernière démarche de ma bonté envers vous fût méconnue au point que vous vous refusiez à me venir porter vos plaintes, vos craintes, vos doutes, et à m'entendre avec confiance, et que vous continuiez vos excès honteux et démarches inexcusables, alors vous en tirerez vous-mêmes toutes les malheureuses conséquences qui en résulteront sans faute, ce qu'à Dieu ne plaise.» Une lettre du prince de Kaunitz, rédigée dans le même sens, mais plus conciliante, était jointe à cette déclaration. Au moment où l'on reçut en Flandre ces nouvelles de Vienne, l'irritation y avait fait de nouveaux progrès. Une dépêche des gouverneurs généraux du 28 juin était parvenue en Flandre avec cette mention, placée avant la signature de Marie-Christine: _Crumpipen vidit_. Elle provoqua une vive émotion, et, dès le 4 juillet, les états de Flandre votèrent l'adresse suivante à l'archiduchesse et au duc de Saxe-Tesschen: «Nous nous étions flattés avec la nation que du moment que vous avez repris, sérénissimes princes, les rênes du gouvernement des Pays-Bas, il ne pouvait plus y rester un pouvoir qui pût balancer ou éclipser le vôtre, et nous en étions persuadés d'autant plus que lorsque vous résolûtes d'ôter le pouvoir qui, par les nouvelles ordonnances et par la nouvelle organisation du gouvernement, était attribué à certaines personnes, vous ne vous êtes déterminé à cette démarche que parce que toutes les provinces considéraient ces mêmes personnes comme les auteurs de nos maux. Si donc la même influence continue à régner dans les conseils, si les ordres qui en sont expédiés, portent encore la même empreinte que portaient ceux qui tendaient à détruire notre liberté, quelle est la base sur laquelle vous désirez, sérénissimes princes, que nous fassions asseoir le calme de la nation? Tant que le peuple ne verra pas vos conseils formés par des personnes qui, par leurs lumières, leur conduite et leur attachement à la vraie constitution, auront mérité sa confiance, il sera bien difficile de le contenir. Nous supplions donc, avec le plus profond respect, Vos Altesses Royales de ne se départir en rien de la ferme résolution qu'elles ont prise de diriger immédiatement par elles-mêmes toutes les affaires quelconques du gouvernement et de ne pas trouver mauvais que nous envisagions la susdite dépêche du 28 comme illégale et inopérante.» Telle était la situation des choses lorsque les états de Flandre chargèrent quelques-uns de leurs membres de se rendre à Bruxelles pour recevoir communication du message de Joseph II. Ils s'abouchèrent avec les états de Brabant, et le résultat de cette conférence fut que, bien que personne ne pût recevoir l'autorisation de traiter des droits inaliénables des provinces belgiques, la dignité du premier trône du monde exigeait qu'on envoyât à Vienne des députés qui pourraient y réitérer les remontrances des Pays-Bas. Malgré l'opposition d'un avocat nommé Henri Vander Noot, membre des états de Brabant pour le tiers état, les députés des provinces belgiques accompagnèrent à Vienne Marie-Christine et le duc de Saxe-Tesschen. Déjà dans de nouvelles lettres adressées à l'empereur le 27 juillet, les états de Flandre étaient revenus à un langage plus modéré. On ne peut trop citer dans l'histoire de ces démêlés, encore si récents, lorsqu'on veut étudier avec soin et juger avec impartialité: «Le motif de nos réclamations dérive d'une source pure; ce sont vos intérêts, Sire, ce sont ceux de votre peuple, qui nous ont dirigés; nous vivons sous ces mêmes lois, cimentées par le serment du monarque, sous lesquelles nos pères ont été heureux. Il y a eu peu de guerres en Europe, dont les Pays-Bas n'aient été le berceau ou le théâtre; mais à peine dévastés par les fléaux qui accompagnent constamment les armées, l'on a vu ces provinces reprendre immédiatement leur antique prospérité, et ce n'est qu'à la bonté de nos lois que nous devons ces avantages. Le nouveau système, Sire, les renversait toutes... Dans des provinces civilisées depuis tant de siècles, où le peuple est industrieux, laborieux, commerçant, où des corporations établies pour éclairer le gouvernement sur ses vrais intérêts et pour garder les droits du peuple, empêchent constamment qu'aucun sujet ne soit traité autrement que par justice et sentence, devant son juge naturel, toute loi qui attribue le pouvoir exécutif à un seul, est une loi qui doit anéantir le bonheur des peuples et entraîner avec elle la ruine de l'État... «A la vue de tant de maux, dont il dépendait de votre bonté d'arrêter les ravages, aurions-nous été fidèles sujets, Sire, si, par un silence coupable, nous eussions trahi vos intérêts et ceux de votre peuple?» Les députés des provinces belgiques furent reçus, le 15 août, par l'empereur. L'accueil qui leur fut fait, fut plus favorable qu'ils ne pouvaient s'y attendre. Joseph II se borna à exiger, avant toute décision ultérieure, que le séminaire général de Louvain fût rétabli, que les impôts arriérés fussent payés et que les associations illégales, où s'abritaient toutes les intrigues et tous les complots (il en était une qui prétendait, à Gand, reconstituer la _collace_), fussent immédiatement dissoutes. Si des menaces étaient jointes à ces demandes pour le cas où elles auraient été repoussées, d'un autre côté, Marie-Christine, le prince de Kaunitz et le comte de Cobenzl assuraient les députés belges que l'empereur renonçait à ses édits sur la suppression des colléges des états et des anciennes cours de justice et sur la création des intendances. Afin de les tranquilliser davantage, le comte de Belgiojoso, ministre connu par son esprit hostile aux provinces belgiques, fut destitué et remplacé par le comte de Trautsmansdorff. Une armée nombreuse était déjà réunie dans les Pays-Bas, et Joseph II avait annoncé, par un manifeste du 16 août 1787, qu'il emploierait la force si les moyens de conciliation étaient inutiles. Le respect qui s'attachait encore à l'autorité impériale, joint à la crainte d'une guerre civile, engagea les états de Flandre à se soumettre, le 1er septembre, à ce que l'on exigeait d'eux. Leurs espérances ne furent pas trompées. Par une proclamation du 21 septembre 1787, le comte de Murray, gouverneur des Pays-Bas par intérim, écrivit aux états de Flandre qu'il était autorisé à déclarer, au nom de l'empereur et roi, 1º que tous les priviléges et franchises de la province de Flandre étaient maintenus tant pour le clergé que pour l'ordre civil; 2º que les nouveaux tribunaux de justice et les intendances étaient supprimés; 3º que les anciennes juridictions des villes et du plat pays subsisteraient à l'avenir sur l'ancien pied; 4º qu'à l'égard du redressement des objets contraires ou infractions à la constitution, il en serait traité avec les états, ainsi que ceux-ci l'avaient demandé. Les états de Flandre, dans leur adresse à l'empereur, du 19 octobre, considérèrent le dernier article de la déclaration du comte de Murray comme s'appliquant aux séminaires épiscopaux; mais il était bien évident que c'était la seule question sur laquelle l'empereur défendît toute discussion. Il est important d'apprécier l'intervention des états dans ces questions religieuses. Les deux premiers articles de la capitulation de Gand, du 1er janvier 1709, assuraient l'exercice de la religion catholique, apostolique et romaine, et l'observation des dispositions du concile de Trente, telle qu'elle avait eu lieu jusqu'à cette époque. Les mêmes garanties se trouvaient reproduites par la capitulation générale de la province du 6 juin 1706 et l'article 20 du traité de la Barrière. Or, c'était en vertu du concile de Trente que les séminaires épiscopaux avaient été établis: de là le droit de veiller à leur conservation réclamé par les états de Flandre. Ces questions semaient, plus que toutes les autres, une profonde irritation. On avait vu d'abord des moines chassés de leurs monastères errer sans asile. Plus tard, d'autres mesures avaient été dirigées contre le clergé régulier: aux yeux du plus grand nombre, l'empereur commençait une persécution religieuse. Un nouvel édit du 27 décembre 1787 confirma tous ceux qui se rapportaient au séminaire général de Louvain et ordonna qu'il y fût rigoureusement obéi. «Nous rendrons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu,» répondit l'évêque de Bruges. «Nos alarmes se sont augmentées, disaient les états de Flandre, à la vue des dépêches du 27 décembre dernier envoyées aux états et aux évêques. Il y est dit qu'une conduite contraire à ce qui en fait l'objet, ne pourrait manquer d'entraîner des suites préjudiciables à la religion, à l'Église et à l'État même. Cette expression tend-elle donc à innover quelque chose dans la religion de nos pères? Nous prépare-t-elle au renversement de l'État?» Pour comprendre le véritable caractère de la situation, il faut se souvenir de l'agitation qui, en ce moment, ébranlait toute l'Europe. La France voyait la royauté résister à peine aux attaques les plus violentes et chercher vainement à s'abriter sous les derniers vestiges des institutions nationales qu'elle avait appris elle-même aux peuples à oublier. Une assemblée de notables avait été convoquée, mais tout annonçait qu'il était trop tard et que de tous les monuments du passé il ne resterait bientôt que des ruines. L'insurrection de l'Amérique avait répandu dans toute l'Europe les idées de destruction et de bouleversement, mêlées à de vagues théories républicaines: le nouveau monde, en échange de l'extermination que lui avait jadis envoyée l'Europe, lui léguait à son tour de longues discordes. Déjà la Hollande avait repris son ancienne forme de gouvernement et chassé le stathouder. La Flandre, serrée entre la France et la Hollande, commençait à redouter la contagion des passions anarchiques. Elle attendait, dans un morne silence, que l'empereur s'éclairât sur les périls de la situation, à moins que les destinées de la domination autrichienne n'eussent irrévocablement marqué l'heure de sa fin. Dans le Brabant, dans le Hainaut, les esprits plus ardents et plus vifs repoussaient tous les conseils de la prudence, afin de protester, quelles qu'en dussent être les conséquences, contre ce qui leur paraissait injuste et contraire à leurs droits. De leur opposition résulta ce célèbre diplôme impérial par lequel l'empereur révoqua la Joyeuse-Entrée, cette glorieuse charte du Brabant, et annonça que désormais il régnerait par la force et comme sur un pays conquis. Un article de la Joyeuse-Entrée portait «qu'en cas de violation de la charte, les sujets n'étaient plus tenus de faire aucun service au prince, ni de lui prêter obéissance dans les choses de son besoin, jusqu'à ce que le duc eût redressé l'emprise et remis les choses en leur premier état.» Joseph II, en annulant la Joyeuse-Entrée, rendait légale et applicable la plus périlleuse et la plus extrême de ses dispositions. Vander Noot et ses amis s'en prévalurent. Un officier flamand, nommé Vander Mersch, se retira en Hollande, où il se plaça à la tête de quelques volontaires: il envahit le Brabant, et un premier succès confirma son audace; la division autrichienne du général Schroeder fut vaincue dans les rues de Turnhout. Le vendredi, 13 novembre 1789, un grand nombre de paysans étaient réunis à Gand, où ils étaient venus apporter leurs blés au marché, lorsqu'on apprit qu'un faible détachement de volontaires _patriotes_, commandé par le jeune prince Louis de Ligne, ayant pénétré près de Calloo dans le pays de Waes, avait passé entre le corps d'armée du général Schroeder, qui se trouvait à Anvers, et celui du colonel Gontreuil, qui occupait Beveren, et qu'il s'approchait de Gand. On ferma aussitôt les portes de la ville, où une extrême confusion régnait. La garnison était peu nombreuse: elle abandonna, dès les premiers coups de fusil, la porte de Bruges, et les _patriotes_ trouvèrent, au corps de garde de la place d'Armes, les fusils des soldats autrichiens, qui servirent à les armer. Un renfort d'environ mille hommes, commandé par le colonel Lunden, était entré à Gand. Il trouva les _patriotes_ maîtres de la plus grande partie de la ville; mais, au lieu de les attaquer, il rangea ses soldats en bataille devant le cloître Saint-Pierre, où ils se trouvaient exposés au feu qu'on dirigeait contre eux des maisons voisines. Les Autrichiens se retirèrent et la fusillade cessa. Les _patriotes_ étaient peu nombreux, mal armés et sans artillerie, de plus, épuisés par les fatigues de leur marche forcée à travers le pays de Waes. Les Autrichiens semblaient, toutefois, peu disposés à les attaquer, quoiqu'un corps de cavalerie fût arrivé le même soir dans le faubourg de Meulestede. Ils brisaient les maisons, s'enivraient et commettaient mille désordres semblables à ceux dont les villes prises d'assaut présentent le triste spectacle. Le colonel Lunden ne put ni les rallier sous leurs drapeaux, ni rétablir ses communications avec la citadelle, où les généraux d'Arberg et Schroeder étaient entrés avec cinq mille hommes et d'où ils lançaient par intervalles quelques bombes. Les bourgeois, jusque-là peu favorables aux _patriotes_, s'armèrent en apprenant qu'on pillait leurs maisons et qu'on outrageait leurs femmes et leurs filles. Les échevins de la keure et des parchons convoquèrent l'assemblée générale du peuple, et toute la ville se leva au son du tocsin. Cependant le général Schroeder essaya, le 15 novembre, une sortie qui fut repoussée. Le lendemain, les bourgeois se portèrent vers les casernes; elles renfermaient huit cents hommes, qui s'étaient rangés en ordre de bataille dans les cours et qui semblaient bien plus redoutables que la multitude indisciplinée qui les attaquait. Un vieux canon, trouvé sur les remparts, fut amené: à la première décharge, l'affût se rompit; mais, au même moment, on vit le colonel Lunden paraître à une fenêtre, agitant un mouchoir blanc au bout de son épée et criant de toutes ses forces: _Vivent les patriotes!_ On eut la plus grande peine à le préserver de la colère du peuple. Ce timide et faible officier, qui n'avait su ni conduire ses troupes au combat, ni les écarter du pillage, eût mérité de périr non par la guerre, mais par l'émeute. On força le colonel Lunden à écrire au comte d'Arberg pour lui annoncer que, s'il continuait à lancer des bombes dans la ville, les représailles des Gantois menaceraient sa vie. Ce n'était point assez d'ignominie pour les troupes autrichiennes: le comte d'Arberg sortit avec 5,000 hommes, pendant la nuit du 16 au 17, de la citadelle de Gand, où il abandonnait plus d'un mois de vivres. La perte de Gand fut la confirmation de l'échec de Turnhout, à l'occasion duquel l'empereur écrivait au comte d'Alton: «Mes soldats s'y sont comportés en brigands et s'en sont retirés en lâches.» Les garnisons autrichiennes, en apprenant la capitulation de Gand, évacuèrent aussitôt Bruges, Ostende, Ypres et toute la Flandre. Le 30 novembre 1789, les états de Flandre se réunirent à ceux du Brabant; un congrès fut convoqué à Bruxelles pour que toutes les provinces y envoyassent leurs députés, chargés de délibérer sur les intérêts généraux des Pays-Bas. Ceux de la Flandre furent, pour le clergé de Gand, l'abbé de Saint-Corneille et Saint-Cyprien de Ninove et le prévôt de Saint-Bavon; pour celui de Bruges, l'abbé d'Eeckhout et le chanoine De Paauw; pour la noblesse, le marquis de Rodes et le comte d'Hane de Steenhuyse; pour les villes, M. Roelants, pensionnaire de Gand, M. Pyl du Fayt, pensionnaire de Courtray, et M. de Schietere de Caprycke, bourgmestre de Bruges; pour les châtellenies, MM. de Lannoy, van Hoobrouck, De Smet et De Grave; enfin, pour la West-Flandre, l'abbé de Saint-Jean-au-Mont et MM. Vander Meersch et Vander Stichele de Maubus. Dans ce congrès, le nombre des voix fut fixé à quatre-vingt-dix, et la Flandre en reçut trente et une, c'est-à-dire plus du tiers. Le 11 janvier 1790, le congrès proclama l'indépendance des Pays-Bas sous le nom d'États-Belgiques-Unis. Cette confédération, bornée aux questions d'utilité générale, devait être dirigée par le congrès souverain des États-Belgiques-Unis. Chaque province contribuait aux dépenses générales par des impôts calculés sur la moyenne des dix dernières années; mais son administration intérieure n'appartenait qu'à elle seule. En cas de conflit entre plusieurs provinces, le congrès souverain devait décider. Quelque hardie que fût cette déclaration, on semblait ne plus avoir rien à redouter du ressentiment de l'empereur. D'une part, le comité diplomatique de l'assemblée nationale de France encourageait le mouvement; d'autre part, l'Angleterre, la Prusse et la Hollande signaient le traité de Berlin, par lequel elles s'engageaient à soutenir les priviléges des Pays-Bas et peut-être leur indépendance. Les États-Belgiques-Unis eurent leurs ambassadeurs à Londres, à La Haye et à Berlin. Tandis que l'Angleterre accordait un congé de dix-huit mois à ses officiers qui prendraient service à Bruxelles, la Prusse y envoyait le général Schoenfeld pour qu'il servît dans l'armée insurgée. Le vainqueur de Turnhout, Vander Mersch, s'était créé feld-maréchal et avait fait nommer capitaine son fils, enfant de quatre ans, comme, dans les maisons royales, les princes reçoivent des épaulettes au berceau. A côté de Vander Mersch figuraient les ducs d'Arenberg et d'Ursel, qui se croyaient appelés par leur rang à une position élevée dans le nouveau gouvernement, et un grand nombre de députés des diverses provinces, dont les uns ne voyaient dans les innovations qu'un acheminement aux idées françaises, et dont les autres regrettaient que la protection du gouvernement autrichien, bien préférable à leur avis à celle des trois puissances alliées, manquât à la nouvelle constitution. Cependant Joseph II, épuisé par une longue maladie, était mort à Vienne le 20 février 1790. Les tristes nouvelles qu'il recevait de la Belgique, avaient hâté sa fin: «Votre pays m'a tué, disait-il au prince de Ligne, Gand pris a été mon agonie, et Bruxelles abandonnée est ma mort!» Léopold II succéda à son frère. Il alliait à une grande sagesse une noble fermeté; et, s'il eût régné dix ans plus tôt, la tranquillité des Pays-Bas n'eût jamais été troublée. Par une déclaration publiée au mois de mars 1790, il désapprouva toutes les tentatives réformatrices de son frère, et protesta de son respect pour les anciennes lois des Pays-Bas, en promettant de les confirmer: il s'engagea même à choisir le gouverneur général parmi les Belges, à n'élever aux fonctions publiques que sur la présentation des états, à retirer toutes les troupes étrangères, à abandonner aux évêques la direction des affaires ecclésiastiques et à partager l'autorité législative avec les états généraux. Si ces propositions eussent été acceptées, la paix eût été rétablie dans les Pays-Bas. Les funestes progrès des idées désorganisatrices ne le permirent point. Les chefs de la résistance comptaient trop sur les trois puissances alliées et oubliaient que lorsqu'une cause cesse d'être juste, il sert peu de se confier dans le stérile appui que lui offrent les jalousies étrangères. La Prusse abdiquait déjà sa rivalité contre l'Autriche pour conjurer le péril dont la révolution qui s'accomplissait en France menaçait toutes les monarchies. L'Angleterre et la Hollande se portèrent seules médiatrices au congrès de Reichenbach. Tandis qu'on y discutait, les Autrichiens marchaient et envahissaient la Belgique. Dans ce moment difficile, Vonck chercha à ranimer le zèle de ses amis, et Vander Mersch le seconda. Les états généraux, aussi hostiles aux démocrates qu'aux Autrichiens, le firent arrêter et lui donnèrent pour successeur le général prussien Schoenfeld. En même temps ils écrivaient au roi de Prusse pour lui rappeler qu'en s'insurgeant, ils avaient compté sur sa protection. Le roi de Prusse ne répondit pas, et le général Schoenfeld cacha, sous les apparences d'une lenteur calculée, une trahison dont il avait reçu l'ordre. Koehler, ancien aide de camp d'un général anglais, succéda à Schoenfeld, attaqua les Autrichiens et se fit battre. Des conférences s'étaient ouvertes à La Haye. L'Angleterre commençait à partager la tiédeur de la Prusse, de peur que l'appui qu'elle aurait donné aux patriotes brabançons, ne livrât plus tard, sans défense, les Pays-Bas à la France. Les puissances alliées, loin de soutenir les Belges, leur conseillèrent, le 31 octobre, de se soumettre, et voulurent interposer leur médiation à la faveur d'un armistice; mais les généraux autrichiens avaient ordre de le refuser. Les états généraux tremblaient: ils crurent placer leurs villes à l'abri des attaques des armées impériales en proclamant l'archiduc Charles d'Autriche grand-duc héréditaire de la Belgique: vaine et ridicule tentative qui démontrait que, si telle était leur dernière ressource, ils étaient bien faibles. En effet, leurs principaux membres fuyaient. Les Autrichiens ne rencontraient plus de résistance; ils entrèrent le 2 décembre à Bruxelles, le 4 à Malines, le 6 à Anvers, le 7 à Gand. Là s'arrêta la conquête, qui fut pacifique et clémente. Le comte de Mercy-Argenteau, envoyé impérial à La Haye, annonça, le 10 décembre, que l'empereur, oubliant toutes les erreurs de ses sujets des Pays-Bas, confirmait leurs priviléges, et les trois puissances alliées, pour clore leur intervention perfide à son origine et peu honorable jusqu'à la fin, déclarèrent qu'elles garantissaient à la maison d'Autriche la souveraineté des Pays-Bas, qui avait déjà reçue la meilleure des sanctions: celle de la victoire. Vander Mersch et Vonck s'étaient réfugiés à Lille: ce fut de là qu'ils adressèrent leur soumission dans les termes les plus humbles au comte de Mercy-Argenteau, et celui-ci, à son tour, leur fit remettre une réponse fort obligeante où il louait, le premier, de sa loyauté et de sa probité dans son erreur, le second, de ses talents et de ses vertus. L'année 1791 fut aussi calme que pouvait le permettre l'anxiété produite par la révolution qui ébranlait le trône de Louis XVI. L'année suivante vit la mort de Léopold II. François II lui succéda. On touchait au moment où une armée française, sous les ordres de Dumouriez, allait envahir nos provinces sous le prétexte de leur rendre la liberté. Au mois de novembre 1792 la bataille de Jemmapes livra sans la moindre résistance toute la Flandre aux vainqueurs qui appelèrent partout les populations à former des assemblées populaires et à élire des administrations nouvelles. Cependant, au lieu d'une adhésion empressée aux principes de la révolution triomphante, les lieutenants de Dumouriez ne recueillirent partout qu'une courageuse et énergique protestation que la Flandre voulait maintenir ses anciennes franchises et ses libertés. Bientôt les républicains français jetèrent le masque. Cambon monta, le 15 décembre 1792, à la tribune de la Convention, et, après avoir reproché aux Belges d'être faibles et timides et de ne pas oser avouer leurs principes, il exposa qu'il fallait leur envoyer des commissaires chargés de les aider de leurs conseils, tout en leur imposant en argent des contributions extraordinaires et en ne les payant eux-mêmes qu'en assignats. On ajouta à ce décret que nul ne serait admis à voter dans les assemblées communales sans avoir abjuré par écrit les anciennes institutions du pays. C'était prononcer l'annexion violente de la Belgique, puisqu'on lui imposait toutes les charges sans la consulter et puisqu'on ne tenait pas plus de compte de ce droit qu'on lui avait naguère si formellement reconnu de statuer seule sur ses lois et ses institutions. D'unanimes protestations s'élevèrent en Belgique, et Dumouriez, au milieu de ses succès, en fut vivement ému. Les députés de la Flandre osèrent se présenter à la barre de la Convention, où leur langage fut plein de fierté: «Souvenez-vous, disaient-ils, que les assemblées françaises ont fréquemment mérité le reproche de poursuivre avec trop de précipitation une oeuvre de destruction et de désorganisation. Il faut agir avec prudence si l'on se préoccupe de l'intérêt du peuple, et c'est ainsi qu'on prévient son mécontentement et ses plaintes.» A cette heure néfaste, les idées de sagesse et de prudence ne pouvaient être écoutées, pas plus que le respect du droit et de la liberté d'une nation à laquelle on avait, les armes à la main, porté la fraternité. Tandis que les députés flamands attendaient qu'il plût à la Convention de prononcer sur leurs griefs, le crime du 21 janvier 1793 rougissait l'échafaud, et l'un des premiers commissaires français envoyés dans nos provinces fut Danton, qui déclara aussitôt qu'il était l'organe de la Belgique en en demandant la réunion à la France. Mensonge odieux puisqu'en ce même moment d'autres commissaires de la Convention cassaient l'assemblée provinciale de la Flandre et puisque les généraux français défendaient que les assemblées primaires se tinssent sans leur autorisation. En effet, les réunions qui devaient voter la réunion à la France, ne pouvaient être que des clubs dont les membres peu nombreux étaient choisis parmi ce qu'il y avait de plus abject. Tel fut à Gand le vote du 22 février 1793, et à Bruges celui du 1er mars suivant. Partout la violence avait écarté du scrutin les hommes les plus estimés, et l'âme honnête de Dumouriez a laissé la trace de son indignation dans la célèbre lettre qu'il adressa le 12 mars à la Convention: «Les peuples n'échappent pas à la Providence: on a violé à l'égard des Belges les droits sacrés de la liberté; on a insulté avec impudence à leurs opinions religieuses; on vous a menti sur leur caractère et sur leurs intentions... Vous avez été trompés sur la réunion à la France de plusieurs parties de la Belgique; vous l'avez crue volontaire parce qu'on vous a menti...» Cependant l'armée française avait essuyé des revers, et les Autrichiens rentrèrent en Belgique. François II vint en 1794 y recevoir des hommages et des voeux éphémères. Avant la fin de cette année la journée de Fleurus, aussi désastreuse pour les Autrichiens que celle de Jemmapes, ramena les Français dans la Flandre comme dans le Brabant, et le décret du 9 vendémiaire an IV prononça une seconde fois la réunion de la Belgique à la France. Pendant un grand nombre d'années la Flandre eut à subir les malheurs et les désastres d'une domination étrangère. Parfois son agriculture et son industrie cherchaient à se relever, et le courage par lequel elle s'était signalée dans d'autres temps, brillait jusque dans les légions que les envahisseurs recrutaient sur son sol; mais ce qui, sous le régime français comme sous celui de l'Espagne et de l'Autriche, caractérisait surtout les populations flamandes, c'était le soin jaloux avec lequel elles conservaient leur langue et leurs moeurs, toujours pieuses et laborieuses, toujours fidèles à une sage et calme liberté, toujours dignes de garder le glorieux dépôt de leurs anciennes traditions jusqu'au jour où, l'indépendance nationale étant proclamée, elles seraient appelées à en former la base la plus solide et la plus puissante. TABLE. pages LA FLANDRE PENDANT LES TROIS DERNIER SIÈCLES 5 CHARLES-QUINT (1500-1553): Naissance de Charles-Quint.--Négociations entre Philippe le Beau et Louis XII.--Mort de Philippe le Beau.--Mainbournie de Maximilien.--Gouvernement de Marguerite d'Autriche.--Alliance de Maximilien et de Henri VIII.--Neutralité de la Flandre.--Bataille des Éperons.--Bayard prisonnier en Flandre.--Siége de Térouanne et de Tournay.--Lettre de Charles à Gonzalve de Cordoue.--Sa jeunesse.--Son éducation.--Son émancipation.--Avénement de François Ier.--Charles devient roi d'Espagne, puis empereur.--Situation de l'Europe.--Appréciation du caractère politique de Charles-Quint.--Le cardinal Wolsey à Bruges.--Bruges ville littéraire. Érasme, Thomas Morus, Louis Vivès, Jacques Meyer et les savants du seizième siècle.--Prise de Tournay.--Bataille de Pavie.--Traité de Madrid.--La Flandre cesse de relever de la couronne de France.--Henri VIII se sépare de Charles-Quint.--Neutralité commerciale de la Flandre.--Traité de Cambray.--Projet de former un royaume des Pays-Bas.--Guerres contre la Flandre.--La Flandre confisquée par arrêt du parlement de Paris.--Trêves.--Projet de démembrement de l'Angleterre.--Ignace de Loyola à Bruges.--Mort d'Isabelle de Danemark et de Marguerite d'Autriche.--La suette.--Situation commerciale et industrielle de la Flandre.--Accroissement des impôts.--Résistance des Gantois.--Les Luthériens.--Les _Cresers_. Liévin Borluut.--Supplice de Liévin Pym.--Arrivée de Charles-Quint en Flandre.--Confiscation des priviléges de Gand.--Nouveau projet de créer un royaume des Pays-Bas.--Le duc d'Orléans.--Guerres.--Paix de Crespy.--Le comte de Bueren.--Les Pays-Bas réunis à l'Empire.--Le prince d'Espagne en Flandre.--Charles-Quint dicte ses Commentaires.--Nouvelles guerres.--Destruction de Térouanne.--Prise d'Hesdin.--Combats sur mer.--Abdication de Charles-Quint.--Son dernier séjour en Flandre 7 PHILIPPE II (1555-1598): Renouvellement de la guerre.--Batailles de Saint-Quentin et de Gravelines.--Mort de Charles-Quint.--Départ de Philippe II.--Marguerite de Parme.--État prospère de la Flandre.--Symptômes de troubles.--Les nouveaux évêchés.--L'inquisition.--Compromis des Nobles.--Les ambassadeurs anglais aux conférences commerciales de Bruges.--Appui donné aux mécontents par Élisabeth.--Philippe II paraît céder.--Insurrection des Gueux.--Leurs dévastations.--L'ordre se rétablit.--Arrivée du duc d'Albe.--Émigrations flamandes en Angleterre.--Supplice du comte d'Egmont.--Sévérité de l'administration du duc d'Albe.--Intervention des huguenots dans les troubles des Pays-Bas.--Fureurs des Gueux à Audenarde.--Départ du duc d'Albe.--Requesens.--Gouvernement des états.--Anarchie.--Pacification de Gand.--Tentatives de don Juan.--Intrigues de Marguerite de Valois.--L'archiduc Mathias.--Le duc palatin Casimir.--Puissance du prince d'Orange à Gand.--Ryhove.--Hembyze.--Arrestation du duc d'Arschoot et de l'Évêque d'Ypres.--Gand domine toute la Flandre.--Mort de don Juan.--Le prince de Parme.--Les malcontents.--Guerres.--Détresse de la Flandre.--Le duc d'Alençon est proclamé comte de Flandre.--Il quitte la Flandre après avoir honteusement échoué dans ses projets.--Mort d'Hembyze.--Élisabeth et le comte de Leicester.--Négociations du prince de Parme avec les principales villes de la Flandre.--L'autorité de Philippe II y est rétablie.--Cession des Pays-Bas à Albert et à Isabelle.--Mort de Philippe II 86 ALBERT ET ISABELLE (1598-1621): Albert et Isabelle.--Les états généraux font des réserves en faveur des priviléges des Pays-Bas.--Armements de la Hollande.--Bataille de Nieuport.--Siége d'Ostende.--Trêve de douze ans.--Préparatifs menaçants du roi de France.--Mort de l'archiduc Albert 221 PHILIPPE IV, CHARLES II, PHILIPPE V (1621-1713): Reprise des hostilités.--Le prince d'Orange devant Bruges.--Projets politiques de Richelieu.--Louis XIV.--Une armée française envahit la Flandre.--Négociations de Munster.--Tentatives pour ramener le commerce en Flandre.--Le roi d'Angleterre à Bruges.--La Flandre, attaquée par Turenne, est défendue par Condé.--Dunkerque.--Ostende.--Paix des Pyrénées.--Peste de 1666.--Louis XIV réclame les Pays-Bas en vertu du droit de dévolution.--Traité d'Aix-la-Chapelle.--Nouvelles guerres.--Siége de Gand.--Paix de Nimègue.--Situation de la Flandre.--Guerre que termine le traité de Riswick.--Mort de Charles II. Guerre de la succession.--Paix d'Utrecht 235 CHARLES VI, MARIE-THÉRÈSE (1713-1780): Traité de la Barrière.--Réclamations de la Flandre.--Le commerce se ranime en Flandre.--Compagnie d'Ostende.--Pragmatique sanction de Charles VI.--Louis XV en Flandre.--Traité d'Aix-la-Chapelle.--Heureux gouvernement du prince Charles de Lorraine.--Mort de Marie-Thérèse 278 JOSEPH II, LÉOPOLD II, FRANÇOIS II (1780-1794): Démêlés avec la Hollande.--Plaintes des états de Flandre.--Mouvement insurrectionnel.--République des États-Belgiques-Unis.--L'autorité impériale est rétablie.--Léopold II succède à Joseph II.--Sa mort.--Invasion et conquête de la Flandre par les armées républicaines françaises 291 *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FLANDRE PENDANT DES TROIS DERNIERS SIÈCLES *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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