The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 2512, 18 Avril 1891

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Title: L'Illustration, No. 2512, 18 Avril 1891

Author: Various

Release date: June 5, 2014 [eBook #45892]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2512, 18 AVRIL 1891 ***







L'ILLUSTRATION

Prix du Numéro: 75 cent.

SAMEDI 18 AVRIL 1891

49e Année.--N° 2512


M. ÉMILE PALAZOT Survivant de la caravane massacrée
au Sénégal.--Phot. Chalot.


M. ÉDOUARD PAPILLON.--Phot. Chalot.         M. ADOLPHE VOITURET.--Phot. Blanc.

LA CIVILISATION EN AFRIQUE.--Assassinat de deux explorateurs français au Sénégal.




lus de Chambres, pas de grand procès à la mode, aucun gros scandale, aucune première sensationnelle: rien. Le calme. Mauvaises semaines pour les chroniqueurs. Ce qu'il leur faut, c'est le tapage, les morts illustres, les drames nouveaux. Mais, pour le moment, ils doivent renoncer à tout cela. Il n'y a rien. La mode même ne saurait fournir matière à causerie: elle est indécise comme le temps présent. Ce n'est plus l'hiver, ce n'est pas le printemps.

Je sais bien que le 1er mai approche. Le 1er mai! Le grand Longchamps des travailleurs, le jour du chômage immense, la fête internationale de la Sainte-Flême. Il approche, le 1er mai, et nous n'avons pas l'air de nous en douter.

C'est que, pareille à la manifestation de l'an dernier, la manifestation de cette année ne semble pas devoir être bien dramatique. On se promènera, on mettra sur pied des milliers de soldats, et chacun rentrera chez soi, ceux-ci dans la caserne, ceux-là dans le logis où il y aura une journée de salaire de moins. Et si vous voyez, le 1er mai, des braves gens flâner, traîner leurs souliers le long des maisons, les mains dans les poches, vous pourrez dire:

--Voilà des travailleurs!

On les reconnaîtra, ce jour-là, à ce signe: ils ne feront rien.

Ils ne feront rien de mal, voilà le certain, et, malgré les gros yeux roulés par certains monteurs de têtes, il ne sera pas nécessaire de mobiliser l'armée de Paris. On conjuguera le verbe manifester:

Je manifeste,

Tu manifestes,

Il manifeste,

Nous manifestons,

Vous manifestez...

C'est un plaisir comme un autre et une façon d'inaugurer le mois de mai.

Joli mois de mai, quand reviendras-tu?

Que je manifeste et n'sois pas battu!

Il reviendra, et bientôt, et les Chambres avec lui et la vie politique et les chasses au portefeuille et les discussions interminables. En attendant, Paris a, pour se divertir, l'exposition de Poil et Plume chez M. Bodinier. Poil, c'est le pinceau, plume, c'est la plume du littérateur, le tout se mêlant pour attirer la curiosité publique. Je vous en parlais l'autre jour. Et je dois constater maintenant que l'exhibition a réussi.

Yvette Guilbert continue, elle aussi, à attirer la foule à la Bodinière. Il paraît que M. Duquesnel a voulu engager la chanteuse à la mode pour jouer le Petit Faust à la Porte Saint-Martin. Yvette Guilbert a refusé. Elle est reine dans son domaine, et elle s'y tient.

Étrange fille, décidément, une artiste rare, un type très particulier, tout à fait moderne. Une diseuse exquise, profonde, originale. Elle fait tout un drame de cette chanson de Xanrof, qui s'appelle Sur la scène, le lamento d'une comédienne écœurée qui vieillit, et qui n'a d'autre ressource après avoir souffert «sur la scène» que de se jeter «dans la Seine.»

Ces écœurements, Yvette Guilbert--aujourd'hui célèbre--les a connus avant d'être applaudie, et fêtée, et riche. Aux Variétés, où elle joua un bout de rôle dans Décoré, sur d'autres scènes où elle chanta dans les chœurs, on lui disait:

--Vous ne ferez jamais rien!

Un soir, une demi-actrice qui chantait un couplet dans je ne sais quelle opérette fut malade. Yvette Guilbert la remplaça. Elle chanta ce couplet avec toute son âme.

--Trop de zèle, lui dit-on.

Elle rêvait les succès de théâtre. Elle avait joué des vaudevilles à Cluny. Mieux que cela, aux Bouffes du Nord, elle parut dans le rôle de la princesse Georges, de Dumas. Le rôle de Desclée, tout simplement. Mais, dégoûtée, elle ne savait plus que faire, lorsqu'un jour, en sortant des Variétés, elle entend deux jeunes femmes arrêtées devant l'affiche dire:

--Sont-elles bêtes, ces femmes, de jouer toute une soirée pour cent francs par mois, quand nous en gagnons huit cents à chanter deux chansons par soirée!

C'était deux chanteuses d'un café-concert. Elles s'éloignèrent des Variétés. Yvette les suit, les écoute. Elles parlaient de leur répertoire, des chansons nouvelles.

--Tiens! mais, se dit Yvette Guilbert, si je faisais comme elles? Si je chantais? Elle avait pris des leçons d'un professeur du Conservatoire et devait se faire présenter à M. Porel. Cette rencontre des deux chanteuses chassait aussitôt toutes ses idées odéoniennes.

Elle alla droit à l'Eldorado, demanda une audition, fut engagée, puis une discussion sur les appointements empêcha ses débuts et c'est au Divan Japonais qu'elle devait assister à son lever d'étoile. Oh! une étoile véritable! Une ingénue fin de siècle, l'a baptisée M. Hugues Le Roux. Mais non, ce n'est pas une ingénue, c'est une créature souffrante, profonde, avec des gaietés anglaises, une impassibilité féroce et charmante. Quand on pense qu'elle a deviné le mot de Talma: «Peu de gestes, mais qu'ils portent!»

Et, au ressouvenir de ses douleurs, de ses crève-cœur, Yvette Guilbert, que les salons se disputent, qui va faire courir Paris cet été aux Champs-Elysées, lorsqu'on la félicite de sa fortune, répond:

--C'est trop payé. Je chantais aussi bien quand je ne gagnais rien.

Puis, comme on lui disait de ne pas se briser la voix, dans le plein air du concert d'été:

--Le grand air? Non seulement je ne le crains pas, mais je le désire! C'est si bon, l'air, surtout après un hiver où l'on a respiré tous les soirs l'odeur du gaz et celle du tabac.

Ainsi, avec des nostalgies de grisette avide de campagne, de verdure, de feuilles fraîches, la diva songe à ces concerts de l'été où elle jettera, sous les étoiles, les refrains des Potaches ou celui des Bourgeois aux arbres des Champs-Elysées.

Et en disant qu'il n'y a pas eu de première ces jours derniers, je me trompais. M. et Mme Dieulafoy ont fait au public les honneurs de la salle de l'Apadâna au palais du Louvre. Voilà une évocation extraordinaire d'un monde évanoui. Vous rappelez-vous ce palais qui fut à l'Exposition des Arts-Libéraux une des attractions de 1889? On le retrouve là, tout à fait achevé, et il semble qu'entre ces hautes colonnes--représentées au vingtième de leur grandeur réelle--les vieux tyrans de Perse se promènent lentement, dans leur luxe écrasant et terrible. Les tigres étaient comme les chiens soumis de ces despotes.

M. et Mme Dieulafoy ont démonté et remonté pièce à pièce ces vestiges d'une civilisation disparue. Ils ont transporté littéralement la Perse antique dans notre vieille Europe comparativement très jeune. On accède à cette salle de l'Apadâna par la galerie assyrienne et on éprouve, en se trouvant dans ce décor étrange, la sensation que décrit si bien Gautier dans le prologue du Roman de la Momie; un vivant se trouvant comme face à face avec un monde mort..

Ah! l'on est loin de la question de l'Opéra en face de l'Apadâna, on en est très loin et pourtant cette question est celle qui a le plus intéressé les Parisiens, bien qu'elle ait un peu traîné en longueur. Une crise ministérielle eût moins surexcité l'attention et c'est chose assez naturelle. On sait très bien qu'un changement de ministère ne nous donnera pas plus de bonheur,--plus ça change plus c'est la même chose, disait Alphonse Karr,--tandis qu'on peut toujours espérer qu'un changement de direction dans un théâtre nous donnera plus de plaisir.

Là encore, il faut bien le reconnaître, plus ça change et plus c'est la même chose. Et ce n'est pas étonnant. Il n'y a, au théâtre, qu'une chose, c'est le succès, et, pour un négociant, en dépit de toutes les grandes phrases, il y a le désir bien naturel d'éviter la faillite.

Ce qui est extraordinaire, c'est de reprocher à un directeur de faire de l'argent. Mais quand la caisse est pleine cela prouve tout simplement que la salle l'est aussi. Un directeur pneumatique, fit-il du grand art, serait le plus pitoyable des directeurs.

J'ai entendu cet éloge:

--A la bonne heure, Vaucorbeil! Voilà un bon directeur de l'Opéra: il s'y est ruiné!

Il y a de ces ironies. C'est comme la ferme volonté de mettre Lohengrin dans le programme. Il y a des candidats à l'Opéra dont le titre éclatant est, aujourd'hui, d'apporter Lohengrin à l'Académie nationale de musique. Tout récemment encore, c'eût été un cas rédhibitoire. Lohengrin était chassé de l'Eden par un bataillon de marmitons et une escouade de patriotes intolérants. Lohengrin serait porté à l'Opéra par des amis de l'art international ou plutôt de l'art, sans épithète.

Mais, bon Dieu! qu'il doit y avoir de petites et grosses intrigues sous cette question de l'Opéra! Les chanteuses agissent, les danseuses se démènent. Pour combien de députés cette question d'art se résout-elle simplement à ceci:

--Le nouveau directeur fera-t-il danser un pas à Mlle Legouvé ou à Mlle Hirsch?

Qui écrirait la chronique de l'élection ou de la réélection du directeur tracerait sans doute un joli chapitre d'histoire politico-chorégraphique. Ce que j'en dis là est de pur racontage, et ce n'est que le très petit côté de la question. Le nombre des représentations à donner, voilà le grand point. C'est à quoi M. Bourgeois, dit-on, tient le plus: il trouve que le magnifique monument est trop souvent clos, et il demande aux candidats des représentations plus fréquentes.

--Mais c'est impossible! disent les uns.

--Mais on les donnait pendant l'Exposition?

Ce sera le point décisif. Il faut que l'Opéra soit ouvert ou fermé, et qu'il soit ouvert le plus souvent possible. Tant pis pour le directeur, qui a déjà tant à faire de lutter contre les bronchites, enrouements, coryzas, angines et autres refroidissements de ses pensionnaires!

Il est probable qu'une décision ministérielle aura été prise à l'heure où paraîtront ces lignes. Et ce sera alors une question de moins pour les journalistes à court de copie et les reporters qui inventent les consultations:

--Que pensez-vous de la triple alliance devenue, dit-on, la quadruple alliance?

--Quel est votre avis sur le bi-métallisme?

--Êtes-vous pour ou contre les répétitions générales?

Et autres points d'interrogation. «Les consultations, disait A. B., c'est ce qu'on appelle les articles à bon marché.»

Quelqu'un qui va fournir beaucoup d'articles aux journaux, s'il vient en France comme on le dit, c'est le dramaturge M. Ibsen. L'auteur des Revenants est fort à la mode; on le joue à Londres comme à Paris, et l'Odéon devait donner cet hiver une de ses dernières pièces, la Maison de Pompée. Mlle Réjane a préféré jouer une pièce nouvelle, l'Ennemie, de M. G. de Porto-Riche, qui s'appelait d'abord la Femme. La femme, l'ennemie, c'est assez narquois. Ibsen est plus pessimiste encore.

Antoine va représenter son œuvre la plus récente, et Ibsen, pour voir le Théâtre-Libre (à peu près démoli), ferait le voyage de Paris. Je lui prédis un joli succès de reportage. Le rédacteur en chef d'un journal bien informé a promis plusieurs milliers de francs à celui de ses collaborateurs qui chambrerait le premier le dramaturge Ibsen. Les reporters guettent la frontière. Dès qu'Ibsen sera signalé, ce sera un steeple-chase. Je parie que, s'il l'apprend, Ibsen, ami du calme, reste chez lui; sa gloire, c'est le repos, ce n'est pas l'écartèlement, et tout grand homme est écartelé par la publicité. J'en sais qui ne s'en plaignent point. Une cloche qui sonne pour vous ne vous assourdit pas!

Rastignac.



LE RECENSEMENT

«Où avez-vous passé la nuit du 11 au 12 avril?» C'est en cette interrogation que se résume pour nombre de personnes l'opération du recensement. Et elles n'ont pas tort de voir dans cette demande, que d'aucuns trouvent indiscrète, tout le mécanisme du dénombrement quinquennal. Il semble, en effet, que la France ait été immobilisée, pour un instant, en face du photographe gouvernemental et qu'un cri soudain ait retenti durant cette nuit du 11 au 12 avril: «Ne bougeons plus!»

Soit! ne bougeons plus! Très bien et très facile pour ceux qui ont un domicile, pour nous braves gens qui avons feu et lieu, foyer et logis! mais les autres?

Les autres... ce sont de ceux-là que nous voudrions parler, et ils sont nombreux, infiniment nombreux, rien qu'à Paris.

«Où avez-vous passé la nuit du 11 au 12 avril?» Nulle part! C'est ce «nulle part»--domicile incertain--qu'il est intéressant de préciser, car aucun journal n'a paru s'en préoccuper jusqu'ici.

Comment s'opère le recensement, ou, pour parler plus exactement, le dénombrement des gens qui n'ont pas de domicile fixe: les saltimbanques, les vagabonds, les voyageurs, les prisonniers, etc. Comment le photographe officiel, l'enregistreur quinquennal, les a-t-il saisis?

Le voici.

Le ministre de l'Intérieur, dans les instructions qu'il a envoyées aux préfets, et qui sont exactement les mêmes à chaque période de recensement, les invite à informer les maires d'avoir, dans la matinée du jour du dénombrement,--soit, cette année, le 12 avril au matin--à faire dresser l'état des personnes qui, momentanément, séjournent sur le territoire de leur commune. Des ordres sont donnés en conséquence à la gendarmerie, aux agents de police et appariteurs, et toutes voitures de marchands forains, de saltimbanques, banquistes, etc., tous bateaux amarrés, gabarres, etc., sont accostés et visités, pour se rendre compte du nombre, du sexe, de la nationalité et de l'âge des personnes qui y sont en séjour. C'est l'oiseau saisi sur la branche où il perche et qui va s'envoler.

Rien que de ce chef, au recensement dernier (1886), on a trouvé 6,923 saltimbanques, 13,241 marchands forains et 4,903 «mariniers pénicheurs»--Ce sont les citoyens «migrateurs» de notre pays, car ils vont d'une région à l'autre, n'ayant pied ferme nulle part.--Est-ce tout? non.

Les voyageurs qui ont passé la nuit du 11 au 12 avril en chemin de fer, les a-t-on comptés?

On ne les a pas comptés. Pourquoi?--On a supposé que, sauf de rares exceptions, ces personnes ont un domicile certain et fixe où elles auront, dès le soir, inscrit leurs noms sur les feuilles de recensement, ou bien, qu'à leur arrivée, le matin du 12, dans le lieu où elle se rendaient, elles ont été inscrites, à titre de passagers, sur les feuilles déposées dans les hôtelleries. Si vous avez lu avec quelque soin votre feuille personnelle, vous y aurez vu, tout au bas, une case réservée aux «passagers». Ces passagers, ce sont les hôtes arrivés durant la nuit ou au matin même du 12, avant midi, dans une ville autre que celle de leur domicile.

Il est certain qu'il y a, de ce chef, des erreurs. L'opération du dénombrement pour les voyageurs s'appuie sur cette hypothèse que les voyages en France ne durent pas plus de 24 heures et que, par conséquent, du 11 avril à midi jusqu'au 12 avril à midi, le voyageur aura mis pied à terre quelque part, soit durant la nuit, soit au matin, à l'arrivée. Or, cette hypothèse est inexacte.

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Au contraire, le recensement des prisonniers, des malades dans les hôpitaux et des soldats dans les casernes, s'opère avec un soin et une précision absolus.

Dans les prisons de Paris, notamment, chaque détenu a une feuille de recensement qui est remplie par les soins du greffier pénitentiaire à l'aide du registre d'écrou. L'écrou contient exactement les renseignements mêmes exigés par les recenseurs: noms, prénoms, âge, condition sociale, etc., et bien d'autres encore. Dès samedi soir, ce recensement s'est opéré dans toutes les prisons de la Seine, et, au Dépôt, elle a présenté certaines difficultés, parce que les sorties et les entrées dans ce vaste établissement sont incessantes. On a porté comme «hôtes de passage» toute la population couchée à 8 heures. Néanmoins, il y a eu des entrées par les voitures cellulaires de minuit, et les vagabonds arrêtés ont été inscrits sur les listes: ç'a été une petite surprise pour ces gens sans domicile.

Les feuilles de recensement ne portent pour les détenus aucune indication qui permette de se rendre compte de leur situation momentanée. La plus absolue discrétion est observée, et le domicile indiqué est le dernier habité par le prisonnier. S'il n'a pas de domicile fixe, cas des innombrables vagabonds arrêtés à Paris, on les inscrit sous la désignation «de passage à Paris». Quant à la profession, elle reste le plus ordinairement mal qualifiée, car il est peu d'hommes qui avouent n'avoir jamais eu d'état. Le vagabond a toujours eu un métier, qui n'est souvent qu'un souvenir de jeunesse. C'est celui-là qu'il se donne.

Ces Statistiques, justes le plus souvent, en ce qui concerne l'âge, la nationalité, l'état de mariage ou de célibat, sont donc inexactes la plupart du temps en ce qui concerne la profession.

La population pénitentiaire n'est pas négligeable, il s'en faut. Au dernier recensement (1886), elle comprenait au total 50,897 individus, dont 43,967 hommes et 6,930 femmes. La répartition de ce personnel se décomposait ainsi: dans les prisons centrales, 13,912 hommes et 1,830 femmes; dans les prisons d'arrondissement, dites prisons de courtes peines, 24,976 hommes et 3,975 femmes, et enfin dans les maisons d'éducation correctionnelle 5,079 garçons et 1,125 filles.

Le dénombrement actuel donnera des chiffres inférieurs, car l'usage de la libération conditionnelle a diminué le contingent pénitentiaire, qui va se trouver réduit encore par l'application de la loi Bérenger.

Dans les casernes le dénombrement s'opère d'une façon différente. Il n'est pas individuel, mais fait en bloc, sauf pour les officiers et les sous-officiers rengagés qui remplissent les imprimés ordinaires. En effet, les officiers et les sous-officiers (d'après la législation nouvelle, en cas de rengagement) peuvent contracter mariage sous les drapeaux. D'où une distinction nécessaire à établir entre eux et les hommes. Les simples soldats sont numériquement désignés par catégorie d'âge.

Il est à noter cependant que certains simples soldats sont mariés. Ceux-ci sont recensés à part. On ne se doute guère dans le public que plusieurs milliers de soldats ont contracté mariage avant de partir pour le service. Mariés à 18, 19, 20 ans, ces hommes sont des exceptions. Néanmoins, le recensement de 1886 portait leur nombre à 2,981 pour toute l'armée française, et, chose particulière, sur ce chiffre il y avait 274 soldats originaires de la Corse où l'on se marie de bonne heure: ce n'est pas un tort pour des hommes qui vivent du travail des champs. Dans les villes où on ne se marie pas assez tôt, ce retard n'est peut-être pas une des moindres causes de démoralisation. Il est vrai que les conditions de la grande industrie moderne sont un empêchement au mariage.

Enfin, dans les hôpitaux, comme dans les asiles de nuit, les malades ou les réfugiés sont recensés à titre «d'hôtes de passage». L'administration de l'assistance publique a prescrit d'établir, au nom de chacun d'eux, un bulletin individuel. Tous ces bulletins ont été placés sous une feuille récapitulative, sur laquelle le nombre des hospitalisés est indiqué, sans inscription de noms, à la suite de la rubrique «Hôtes de passage-voyageurs.»

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L'opération du recensement est une des formalités administratives qui crispent le plus les Parisiens. Et vraiment il y a de quoi: c'est un œil indiscret porté dans la vie privée, et pour un rien on y trouverait une inquisition policière. La nécessité où chacun est mis de donner la composition de son «ménage» est parfois agaçante, car il faut ouvrir au recensement le secret de cet home auquel nous tenons tant, nous Parisiens, qui aimons a vivre à notre guise, tout en restant les plus honnêtes gens du monde. Aussi que de petits subterfuges sont employés qui compromettent un peu l'exactitude de la statistique officielle! En réalité il ne faut pas hésiter à dire que, sauf le nombre des personnes et leur sexe, toutes les autres indications, au moins à Paris, sont plus ou moins sujettes à caution. Il y a une indication tout à fait inutile dans les statistiques et dont la suppression assurerait une certitude beaucoup plus grande: c'est le nom de famille. Ceci paraît, au premier abord, un paradoxe, une idée étrange. Eh bien, rien n'est plus certain. A quoi sert-il de mettre votre nom sur la feuille de recensement? Mon nom de famille n'importe guère au gouvernement et c'est la seule chose sur laquelle ne se basera aucune statistique ultérieure. Chaque habitant n'est qu'une unité, mâle ou femelle, jeune ou vieille, mariée ou non. Mais si à mon nom de fille vous m'obligez à accoler mon âge vrai, si vous m'obligez à dire quelle est la condition exacte des personnes qui vivent sous mon toit, à déclarer divorcée ma sœur que l'on croit veuve, si vous m'astreignez à donner ma profession, alors que, dame de grande famille, je vis de mon travail, honorable mais dissimulé, de couturière ou de brodeuse, je m'irrite, je m'insurge, et je déclare que ce sont là mes affaires, que c'est même là mon honneur, que cette ombre est la paix de ma vie, et je trouve étrange que vous veniez vous mêler de ma vie intérieure où nul n'a à mettre le nez.

Ces froissements sont parfaitement légitimes et ils expliquent les réponses parfois un peu ironiques qui sont faites aux interrogations des recenseurs.

Nous avons eu entre les mains un certain nombre de bulletins du recensement de 1886. Quelques maires de Paris avaient cru devoir à cette époque s'irriter de la façon dont les fiches étaient remplies, et ils s'étaient même adressés à l'administration supérieure pour s'en plaindre. La préfecture de la Seine et la préfecture de police aussi ne firent pas grande attention à ces doléances et on ne molesta personne, parce qu'il y a certaines susceptibilités en définitive fort honorables, alors même que la correction administrative ou sociale trouverait à y reprendre.

Nous avons retenu le souvenir de plusieurs de ces désignations manifestement inexactes. Ainsi, parmi les pensionnaires de Sainte-Périne, aucune ne s'était donné sur son bulletin plus de cinquante-neuf ans. Or, il était de notoriété dans l'établissement que «la plus jeune» de ces dames avait soixante-sept ans bien sonnés. Beaucoup se donnèrent comme veuves qui jamais n'avaient connu le mariage qu'en rêve. De même à Bicêtre, les vieillards avaient la coquetterie de se dire presque tous célibataires, tandis qu'un grand nombre de ces «jeunes gens» était connu par de retentissantes aventures conjugales. On n'avoue pas aisément ses malheurs, même au gouvernement.

Quant à la rubrique: «profession», rien n'est plus étrange que les euphémismes employés. Les «dames de compagnie» abondent, les «nièces» aussi. Pour les «rentières», elles pullulent, et peut-être serait-on surpris si l'on comparaît la liste des «rentières» avec celle des pauvres malheureuses qui sont inscrites au bureau de bienfaisance. L'orgueil humain est incommensurable. Eh! mon Dieu, est-ce bien de l'orgueil? N'y faut-il pas voir aussi un peu de fierté légitime? On cache sa misère, même à un œil invisible. Est-ce un si grand tort?

Puis il y a les prudhommes, les naïfs, qui profitent de l'occasion pour révéler ou leurs tristesses ou leurs espérances. Nous nous rappelons avoir vu cette mention sur un bulletin: «Trois enfants dont un a des pattes de homard».--C'était vrai: un des enfants avait les doigts de chaque main réunis en deux sortes de pinces comme un homard.--C'était inutile pour le recensement.

Tel autre père de famille écrivait: «Deux fils, que je destine à l'École polytechnique.»--Un troisième: «Deux filles, l'une religieuse, l'autre qui a mal tourné, j'espère la ramener au bien.»

Puis il y a les ennemis du gouvernement qui profitent de l'occasion pour lui dire son fait. Profession: «Anarchiste-révolutionnaire», ou encore:

«Communard en disponibilité». Enfin les fantaisistes: «Vétérinaire des chevaux de bois» ou «ancien officier... d'académie».

Tout cela est innocent. Mais comment s'en accommodent les statistiques officielles? Il doit y avoir du déchet.

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Le recensement est pourtant chose sérieuse, car c'est sur cette opération que sont basées un grand nombre de prévisions gouvernementales. Et d'abord l'électorat. Le nombre des électeurs en France est connu d'après ces listes et le nombre des députés varie par suite dans chaque département; puis le nombre des conscrits, puis aussi le rendement des impôts indirects qui croissent avec la population, puisqu'ils sont fondés sur le nombre des consommateurs. Le tabac, l'alcool, rapportent d'autant plus au trésor que le chiffre des citoyens est plus élevé.

Les tables d'assurances sur la vie ont pour assiette la longévité moyenne des habitants d'un pays et cette moyenne c'est le recensement qui permet de l'établir. Ne nous rajeunissons donc pas trop, car si la vie moyenne est courte, les primes d'assurances en vue d'un capital payable à la mort de l'assuré seront plus élevées.

Enfin au point de vue de la moralité dans son expression la plus haute--l'accroissement de la population--les résultats du dénombrement ont une importance essentielle. La victoire, non seulement militaire, mais industrielle, restera aux nations les plus nombreuses. C'est le recensement qui nous permettra de tirer notre horoscope pour la grandeur, l'avenir et la sécurité de la France.

Le recensement donne donc la formule même de la situation matérielle et morale d'un pays. Il fournit au statisticien, aussi bien qu'au philosophe, matière à déductions. C'est l'avenir qu'il recèle dans ses multiples calculs. Il est l'échelle où se mesure le degré de vitalité et de civilisation d'un peuple. Pardonnons-lui dès lors ses petits ennuis en faveur des utiles enseignements qu'il nous apportera.

X...




La chapelle Saint-Jérôme, à l'Hôtel des Invalides, sépulture de famille du prince Napoléon.


MUSÉE DU LOUVRE.--Restauration du palais d'Artaxercès, par M. Marcel Dieulafoy.


Plan de la Cité royale de Suse reconstituée par M. Dieulafoy.


L'APADANA D'ARTAXERCÈS MNÉMON
AU LOUVRE

Lors de l'ouverture du musée des antiquités persanes au Louvre, nous avons raconté comment la mission Dieulafoy avait pu, du fond du golfe Persique, parvenir jusqu'à Dizfoul, ville située non loin de l'emplacement de Suse, l'une des capitales de l'ancien empire perse. Nous avons également dit comment, surmontant toutes difficultés ou en dépit du dangereux contact de populations superstitieuses et pillardes n'admettant qu'à grand peine l'autorité du schah de Perse, la mission avait fouillé le tumulus formé par l'amoncellement des débris de palais successivement écroulés les uns sur les autres et avait eu l'heureuse fortune de rapporter en France des épaves de l'art persan aux époques des Darius et des Artaxercès. Ce musée de la Susiane vient de se compléter par une restauration sur échelle réduite de l'Apadâna ou salle du Trône, construite au cinquième siècle avant le Christ, sous le règne d'Artaxercès Mnémon, fils de Darius II, le frère et le vainqueur du jeune Cyrus tué à Cunaxa, malgré l'aide d'un contingent grec parmi lequel se trouvaient les dix mille de Xénophon.

L'Apadâna faisait partie de ce que M. Dieulafoy appelle l'acropole ou cité royale de Suse, dont nos lecteurs ont un plan sous les yeux. Cette cité se composait: au nord d'une citadelle semi-circulaire; au nord-ouest, d'un réduit ou ensemble de défenses appelé le Donjon; à l'ouest, du palais proprement dit et du harem, habitations du roi, de ses femmes et de la cour; enfin, au sud, de la salle du Trône ou Apadâna. Ces diverses constructions s'élevaient sur un plateau factice de briques et de terre et dominaient l'immense plaine de la Susiane, dont nous donne l'aspect le panorama peint par M. Jambon pour encadrer la reproduction de l'Apadâna. Tout cet ensemble de palais et de défenses se trouvait enfermé dans une triple enceinte d'épaisses murailles de briques crues se dominant de l'extérieur à l'intérieur, flanquées de tours à créneaux et à mâchicoulis très rapprochées les unes des autres et précédées de deux fossés. Les trois murailles et leurs fossés présentaient une largeur de quatre-vingt-dix mètres et circonscrivaient un espace de seize hectares. Un point à remarquer en examinant le plan du système défensif de l'acropole de Suse, c'est qu'il réalisait déjà les divisions de l'architecture militaire de notre moyen-âge, avec ses tours, ses avancées, ses détours, ses flanquements, ses chiennes, ainsi qu'on le dit encore aujourd'hui, devant rendre difficile l'accès de la place et la marche de l'assaillant en cas de surprise.

L'Apadâna, que notre dessinateur a représenté dans le paysage du temps, c'est-à-dire s'élevant au milieu de jardins plantés de sycomores et de palmiers, végétant sur le sol artificiel de l'acropole, était affecté à la vie officielle du roi. Là il recevait les ambassadeurs, donnait ses audiences et, à certaines époques de l'année, se montrait au peuple. Il avait, ainsi que l'a indiqué une inscription, remplacé l'Apadâna de Darius 1er, le vaincu de Marathon, brûlé et renversé sous le règne de Xercès, le vaincu de Salamine. L'édifice formait un vaste quadrilatère orienté aux quatre points cardinaux, bâti sur un soubassement de 18 mètres de hauteur, mesurant 108 mètres de longueur sur environ 93 de largeur; il se trouvait constitué par quatre pylônes d'angle, à hautes et épaisses murailles de briques, ne présentant d'ouverture qu'à leur base, mais couronnés par une frise de faïence sur le fond de laquelle se détachaient en bas-reliefs des lions héraldiques polychromes. Entre les pylônes, à l'est et à l'ouest, régnaient deux portiques à double rang de six colonnes séparés de la salle du trône par une muraille percée de portes libres au-dessus desquelles régnait la grande frise des archers dits Immortels, dont le musée possède de si beaux exemplaires. Au nord, le portique était semblable, mais limité par un plus fort relief de pylônes.

Le côté du sud, celui que représente notre dessin, est, à proprement parler, la vraie façade de l'Apadâna. La salle s'ouvre directement, l'œil peut embrasser toute la longueur des sept nefs et l'effet de ces trente-six colonnes est merveilleux, que l'on regarde de face ou de trois quarts.

De ce côté, les colonnes cannelées, au nombre de six, hautes de 21 mètres, de 1 mètre et demi de diamètre à la base, sont en marbre gris de grain très fin, amené de montagnes situées à environ quarante lieues de Suse; elles partent d'une base carrée pour se terminer en double chapiteau superposés, l'un, l'inférieur, affectant la figure du lotus égyptien avec couronnement de volutes ioniques; l'autre, formé par un groupe de taureaux agenouillés, aux cornes, aux oreilles, aux yeux et aux pieds dorés. Les colonnes des portiques partent d'une base ronde, plus ornementée que celle des colonnes de façade, mais elles n'ont pour chapiteaux que les doubles têtes de taureaux. Cette décoration des chapiteaux était une réminiscence des arts des Égyptiens et des Grecs avec lesquels les Perses du temps des Achéménides se trouvaient en rapports constants, mais les motifs décoratifs en avaient été modifiés suivant le symbolisme et l'instinct national. Sur les chapiteaux de façade reposent les poutres du toit; au-dessus règne une frise à fond de faïence avec lions polychromes comme au sommet des pylônes. Tout cet ensemble de soixante-douze colonnes supportait le plafond en poutres de cèdre, présentant un volume de 3,000 mètres cubes et un poids de 2,000 tonnes de bois de cèdre, qui avaient été traînés, à bras d'homme, du Liban à Suse, c'est-à-dire sur un parcours de 1,800 kilomètres. Ce plafond de cèdre était recouvert d'une couche de terre, et celle-ci protégée par de grandes tuiles plates en terre cuite, avec couvre-joints de même matière. Les autres colonnes de la façade et les ouvertures des portiques étaient fermés par des vélums de tapisseries, mis en jeu par des systèmes de mâts et de cordages. Le sol était pavé de marbre, recouvert de tapis, et la superficie de la salle du trône mesurait 3,000 mètres carrés; celle de tout l'Apadâna, plus de 10,000.

Le trône, d'or et d'ivoire, se dressait vers l'extrémité nord de la salle, caché par des tentures qui s'écartaient pendant un court moment, de telle sorte que le peuple ne faisait qu'entrevoir dans sa pompe mystérieuse et royale le Roi des rois, le Roi Grand, ainsi que l'appellent les inscriptions conservées dans le musée.

Telle était cette salle du trône des souverains Achéménides, restituée par l'étude des diverses substructions, comme par celle des débris ramenés au jour par M. Dieulafoy, et par la comparaison de ce qui subsiste encore avec les textes des auteurs grecs. Pour réaliser des œuvres d'une telle grandeur, remuer des masses d'un tel volume et les tirer de si loin, les architectes persans n'eurent à leur disposition que les bras des hommes, mais là où pour un effort nous dépensons un quintal de charbon, eux, pour un semblable effort, dépensaient peut-être une vie d'homme.

Paul Laurencin.



NOTES ET IMPRESSIONS

J'appelle peuple tout ce qui pense bassement et communément: le grand monde en est rempli.

Mme de Lambert.

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Nul ne sait ce que c'est que la guerre, s'il n'y a perdu son fils.

Joseph de Maistre.

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Les poètes et les héros sont de même race. Il n'y a entre eux d'autre différence que celle de l'idée au fait.

Lamartine.

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Les femmes sont étonnantes: ou elles ne pensent à rien, ou elles pensent à autre chose.

Alex. Dumas.

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C'est bien peu du mérite de la sincérité, si l'on n'en possède le charme.

Daniel Stern.

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Plus d'un fonctionnaire parvenu à force de ramper croit pouvoir se moquer de la scala santa qu'on ne gravit qu'à genoux.

Paul Masson.

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Il y en a qui protègent pour obliger, et d'autres qui obligent pour protéger. Les premiers seuls ont la bonté pour mobile.

Guy Delaforest.

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Dans ce monde, ç'a été et ce sera toujours la même chose: c'est le cheval qui tire et le cocher qui reçoit le pourboire.

X.

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Trouver les hommes en général sots, méchants, indignes qu'on leur veuille du bien, est un beau prétexte pour se dispenser de leur en faire.

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L'escroquerie a le plus souvent pour complices ceux qui se plaignent d'en être dupes.

G.-M. Valtour.



INSTALLATION DU JUGE DES APPELLATIONS A ANDORRE

(SUITE ET FIN)

La caravane, délicieusement silhouettée maintenant, et plus que doublée, se remet en mouvement et s'engage dans la vallée. De loin en loin quelque maison délabrée, perdue dans les éboulis, ou, sur un roc escarpé, faisant corps avec lui par la forme et par le ton, quelque ruine de château-fort qui autrefois commandait l'entrée du Val.


      M. ROMEU, viguier
                  de France.

Tout cela est solitaire et grandiose. Enfin, voici un bourg qui apparaît, bien en lumière: la paroisse de San-Julia. Toute la population est sur pied, sympathique et curieuse avec une pointe goguenarde; nous saluons, on nous répond en riant. Peut-être les «illustres conseillers», qui ne sortent leurs défroques officielles qu'en de rares occasions, excitent-ils plus que nous cette innocente gaieté.

Mais il nous tarde d'arriver à Andorre-la-Vieille, le chef-lieu de la petite république. Encore quelques circuits, quelques montées abruptes, quelques descentes à pic sur les rocs glissants, et, tout à coup, la vallée s'aplanit, s'ouvre en un vaste cirque au fond duquel s'étendent des prairies merveilleusement irriguées. Andorre apparaît dans le lointain, perchée sur un monticule.

A vrai dire, la première impression produite par la vieille cité andorranne est plutôt décevante. Les maisons uniformément grises et d'aspect délabré, construites pour la plupart en pierre sèche, n'ont rien de particulièrement pittoresque; mais cette simplicité même apparaît, après réflexion, comme étant bien en harmonie avec la vie primitive et fruste des habitants, demeurée, à peu de chose près, ce qu'elle était au moyen-âge.


          Le battle épiscopal.

L'absence de routes carrossables et de télégraphe a contribué, tout autant que le régime politique exceptionnel sous lequel vivent les Andorrans, à entretenir le caractère originel de leur race, les particularités frappantes de leur manière d'être et de leur physionomie. Le type est d'ailleurs intéressant à étudier. Ce qui domine dans l'expression du visage, c'est la finesse pénétrante, l'observation curieuse et méfiante. Le regard est perçant, dissimulé sous une épaisse broussaille de sourcils noirs; la bouche est fine et comme fendue par un coup de rasoir; les lignes du front accusent la volonté tenace et expriment plutôt le souci que la sérénité calme. En somme, c'est une race virile et forte que celle de ces montagnards, pâtres, muletiers et chasseurs.

Nous passons trois bonnes journées auprès d'eux, vivant de leur vie, tantôt assis avec la famille, sous le manteau de la cheminée, tantôt participant aux actes officiels de l'installation solennelle qui est le but de notre voyage.


M. SICARD, le nouveau
     juge des appellations.

L'assermentation de M. Sicard jurant sur les Évangiles de «respecter et de maintenir les coutumes écrites et non écrites d'Andorre» mérite une mention spéciale. C'est dans le vieux palais des Vallées, qu'elle a eu lieu devant le conseil général assemblé.

La salle des séances communique avec une chapelle par une grande porte à deux battants. Le nouveau juge, après s'être recueilli quelques instants devant l'autel, traverse la double haie des conseillers vêtus de noir, et prononce devant le syndic des vallées la formule sacramentelle.


          M. PALLEROLA,
          viguier épiscopal.

Dans la pièce à côté, la table est dressée pour un vrai festin de Gargantua, dont le menu invraisemblable contraste avec les habitudes frugales des Andorrans.

Rien de modeste, en effet, comme le repas pris quotidiennement en commun entre deux séances du conseil: un simple bouillon avalé à la hâte, debout, dans le réfectoire. Voilà pour le déjeuner. Entre temps, on se réunit dans la cuisine du Palais, et c'est là, auprès des marmites fumantes, que l'on s'entretient des intérêts de la Vallée, que l'on discute la question du Casino dont un parti fin de siècle voudrait favoriser l'établissement, ou du télégraphe qui, à peine installé, il y a quelques années, avait été violemment détruit par le parti «conservateur». Qui l'emportera dans la lutte engagée à cette heure entre les éléments jeunes, animés de l'esprit moderne, et les vieux Andorrans fidèles au passé? Toutes nos sympathies, nous l'avouons sans réserves, sont acquises à ces derniers.

Eug. Burnand.


Le Palais des Vallées.


INSTALLATION DU JUGE DES APPELLATIONS A ANDORRE. Le repas
des Conseillers, entre deux séances. Dessin d'après nature de
notre envoyé spécial, M. Eugène Burnand.


INSTALLATION DU JUGE DES APPELLATIONS A ANDORRE.
La cuisine du Conseil dans le palais des Vallées. Dessin d'après nature
de notre envoyé spécial, M Eugène Burnand.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

Mgr Lavigerie; les Frères armés en Afrique.--Les correspondances de Biskra rapportent que l'inauguration de la première maison fondée par le cardinal Lavigerie a eu lieu le 5 avril dernier et a produit une profonde impression. L'Illustration a publié dernièrement des documents très complets sur les Frères armés d'Afrique, ou plutôt du Sahara: nous n'y reviendrons que pour constater la sympathie témoignée par les populations de l'extrême-sud à ces pionniers, qui sont appelés à leur rendre de si grands services. Cette sympathie est d'ailleurs toute naturelle. C'est pour aider un jour la France à achever, dans le Sahara et le Soudan, l'œuvre commencée par ses soldats, que les Frères du Sahara forment à Biskra une congrégation. Ils ne font de vœux d'aucune sorte. Ils emploient leur noviciat à s'instruire dans les connaissances spéciales que comporte la culture saharienne; ils se consacrent aux soins des blessés et des malades, et aussi au maniement des armes qui, dans un telle région, leur seront toujours nécessaires pour défendre leur vie et protéger celle des esclaves délivrés qui voudront se grouper autour d'eux dans les centres qu'ils ont créés.

Dans ces conditions, on comprend que la solennité de l'inauguration devait avoir un réel éclat, et, en effet, une foule considérable d'Européens et un nombre plus grand encore d'indigènes étaient venus y assister.

Le cardinal Lavigerie présidait, assisté de l'évêque de Constantine et de plusieurs missionnaires et prêtres africains.

Dans la matinée, le cardinal avait béni les habits des nouveaux Frères, qui les ont aussitôt revêtus. Dans la journée a eu lieu en grande pompe la bénédiction des bâtiments de la maison nouvelle.

L'évêque de Constantine a prononcé à cette occasion une très chaude allocution, dans laquelle il a exprimé en termes, souvent éloquents, son admiration pour cette conception aussi hardie que sainte et patriotique.

Le cardinal a aussi pris la parole. Il a marqué à grands traits les étapes de l'œuvre de civilisation qu'il poursuivait et à laquelle la dernière institution créée par lui doit faire faire un grand pas. Mais, chose à laquelle on ne pouvait s'attendre, il a profité de cette occasion pour formuler sur les confins du désert une nouvelle déclaration, plus formelle et plus décisive encore que les précédentes, sur l'évolution des catholiques en faveur du régime actuel.

Guillaume II et la marine allemande.--L'empereur d'Allemagne, que nous avons montré tour à tour socialiste, pédagogue, artiste et diplomate, revient à ses premiers instincts, c'est-à-dire à ses instincts militaires. C'est de la marine qu'il s'occupe aujourd'hui et, comme on va le voir, ses projets peuvent avoir une influence sérieuse sur la politique maritime des autres puissances.

En effet, voici les idées qu'a exposées Guillaume II aux officiers qu'il avait convoquas à l'Académie de marine à Kiel.

D'après l'empereur, la marine de l'ancienne confédération germanique était un instrument de défense, et même, à ce point de vue, elle n'a joué qu'un rôle très effacé. En 1870 on a vu des navires français dans la Baltique, une mer fermée cependant; les navires allemands ont été maintenus par ordre dans les ports. Quand le 12 août, les cuirassés français étaient en vue d'Héligoland, l'amiral Jachmann voulait attaquer: un ordre de Berlin vint le lui défendre. Le motif de cette inaction était non seulement la faiblesse numérique de la flotte, mais aussi le manque d'instruction stratégique chez l'état-major.

L'empereur a développé ensuite cette idée que la marine devait adopter désormais, comme principe général, la tactique qui a fait le succès de l'armée prussienne: attaquer, toujours attaquer. «Dans un certain sens, a dit Guillaume II, la tâche de la flotte cuirassée, des canonnières et des torpilleurs, doit être la même que celle de la cavalerie sur terre. A l'exemple d'un corps de cavalerie, une escadre doit concentrer en un seul effort tous ses éléments, chercher le corps à corps et s'efforcer d'anéantir l'ennemi parle choc le plus violent.»

Enfin, d'une façon générale, l'empereur a fait entendre que, dans sa pensée, la flotte aurait à jouer un rôle considérable si la guerre venait à être déclarée et il a ajouté qu'il comptait tout particulièrement sur les marins pour la défense et la gloire du pays. Cette déclaration n'est pas nouvelle, car Guillaume II, comme la plupart des souverains militaires, accorde toujours une place privilégiée au corps d'officiers auquel il s'adresse, l'arme qu'ils représentent étant invariablement celle qui doit avoir le plus d'influence sur le sort des batailles. Mais, en mettant de côté cette petite flatterie, toute de style, et d'ailleurs très excusable, il n'en reste pas moins du discours impérial, que l'Allemagne se prépare à accroître ses forces maritimes.

Depuis 1870, de grands progrès ont déjà été réalisés dans ce sens. On va en faire d'autres, cela est certain, et d'autant plus rapides que les Allemands, ayant eu à créer leur marine de toutes pièces, ne sont pas embarrassés par des traditions quelquefois funestes ou des préjugés invétérés comme dans les autres pays, et ils profitent des expériences coûteuses faites par les autres puissances. Aussi toutes les nations maritimes sont-elles tenues de suivre ce mouvement et de prévoir la nécessité de nouveaux sacrifices, si elles ne veulent pas déchoir de leur rang. C'est ainsi que chaque année devient plus lourde, pour les contribuables de tous les pays, cette charge déjà énorme que cause le système des armements à outrance.

Il y a souvent intérêt à rapprocher les petites choses des grandes, et peut-être y a-t-il lieu de rappeler ici un fait qui est passé inaperçu et qui prouve cependant que l'empereur d'Allemagne se préoccupe des progrès à réaliser dans la marine, sous toutes les formes. L'année dernière, il se faisait recevoir membre du Royal Yacht Squadron, le club nautique le plus aristocratique de l'Angleterre, que préside le prince de Galles. Tout récemment le Thistle, un yacht de course célèbre qui a été lutter aux États-Unis pour reprendre la coupe de l'América, était acheté par un Allemand dont on ne faisait pas connaître le nom. Or, on affirme que cet acheteur mystérieux n'est autre que l'empereur d'Allemagne en personne. Si la chose est vraie--et elle paraît l'être--ce serait la preuve que Guillaume II comprend cette théorie que rien n'est plus propre à développer le sens marin chez un peuple que la pratique du yachting et surtout du yachting de course. C'est, chez nous, l'opinion de beaucoup de marins d'élite et, entre autres, du plus autorisé de tous, l'amiral Jurien de la Gravière, qui a fait, de la marine dans tous les temps et chez tous les peuples, l'étude de toute sa vie. Il serait curieux que l'empereur d'Allemagne se fût emparé de ces idées et voulût les faire triompher dans son pays, en payant le premier d'exemple.

Nécrologie.--M. Henry Delval, chef du service administratif à Porto-Novo.

Le célèbre Barnum, entrepreneur de spectacles, inventeur de la grande réclame moderne.

Le colonel Mélard, directeur du génie à Perpignan.

Le général Appert, ancien ambassadeur à Saint-Pétersbourg.



POIL ET PLUME

La grande excuse des littérateurs qui exhibent actuellement leurs inventions plastiques au Théâtre d'Application de la rue Saint-Lazare, c'est d'avoir cédé à une pensée charitable: le produit des entrées est en effet destiné à une œuvre de bienfaisance spécialement professionnelle. Peintres ou sculpteurs, les exposants ne le sont guère, et cela n'a rien d'étonnant, puisque la pratique sérieuse de l'art exige de longues études qu'ils n'ont eu ni la volonté ni le loisir de poursuivre. A deux ou trois exceptions près, la peinture que nous voyons là est de la peinture d'«intentionnistes»: des tableaux pensés et qui n'ont pas voulu sortir de derrière la tête ou bien de timides ébauches que l'auteur considère in petto comme des hardiesses suprêmes défendues aux gens du métier.

Il y a aussi la variété bon enfant qui n'affiche aucune prétention; des croquis griffonnés en marge de la copie d'imprimerie, pendant ces minutes de paresse intellectuelle, qui sont souvent des heures, où la pensée de l'écrivain flotte dans les brouillards; des têtes fantastiques, des silhouettes d'amis qui, par hasard, se sont trouvées rappeler suffisamment la dominante de leurs traits; des coins de paysage, des bouts de maisons où l'on a passé des jours heureux. Il y a enfin la série des phénomènes atmosphériques: fantaisies crépusculaires, ciels chargés d'orages, mares ensanglantées par le soleil couchant, avec leur bordure d'arbres qui se dressent en fantômes; en un mot tout le décor de la peinture littéraire, mis en scène, cette fois, par des littérateurs.

L'exposition est divisée en deux parties: d'un côté le «Louvre», une pancarte nous l'indique, où l'on voit les œuvres des morts, de l'autre le Luxembourg, où sont rassemblées celles des littérateurs vivants; ceux-ci, sans aucun doute, n'envient pas la gloire de leurs voisins. Victor Hugo est l'un des maîtres du Louvre, avec une série de ses dessins romantiques que l'on a déjà vus dans plusieurs expositions et qui, d'ailleurs, ont été gravés en grande partie: nous avons là d'intéressantes transcriptions graphiques des images de haut pittoresque qui hantaient l'esprit de l'illustre poète, mais elles sont loin d'atteindre à l'éloquence de son langage écrit; le crayon à la main, Gustave Doré est son maître; nul ne l'égale quand il tient la plume. La peinture obéit à des lois de statique, qui sont inéluctables; les jeux de la forme et de la lumière ont pour théâtre le milieu atmosphérique où tout est réglé d'avance, la nature ne livrant rien au hasard. Hugo ne se souciait guère du vrai; ainsi parvient-il difficilement à rendre ses peintures vraisemblables.

Alfred de Musset nous apparaît, au contraire, timide comme un enfant dans ses essais de dessinateur; il ne sort guère du profil et se montre très attentif à saisir la ressemblance de ses modèles.

Timide aussi, mais beaucoup plus sûr de sa main, Théophile Gautier a peint à l'huile et au pastel des portraits qui devaient être ressemblants; on y devine un grand effort vers l'exactitude. Il vaudrait peut-être mieux que cette peinture fût plus mauvaise: au moins pourrait-on invoquer l'inexpérience du célèbre et charmant critique.

Auguste de Châtillon, l'auteur de la Levrette en paletot, avait un certain tempérament de peintre: sa tête d'enfant ne déparerait pas l'œuvre de Couture. Dans le portrait de Baudelaire par lui même, un simple croquis à la plume, le sens artiste existe également; il y a des reprises, des repentirs qui recèlent un coin de vérité. Le plus artiste des maîtres du Louvre des littérateurs, nous le voyons en Jules de Goncourt; sa Vue de la rue de la Vieille Lanterne, où Gérard de Nerval alla se pendre, est un excellent morceau d'aquatinte; ses eaux-fortes ont un accent remarquable et une grande liberté de faire; enfin, il peint habilement à l'aquarelle.

Avec M. Edmond de Goncourt, nous rentrons dans le monde des vivants; il expose une délicate aquarelle, rehaussée de plume, où le portrait de son frère est spirituellement dessiné, quoique sans grand respect pour l'anatomie des formes. Cette œuvre, comme d'ailleurs la plupart de celles qui sont exposées par les autres littérateurs contemporains, pêche par le dessin. Nous trouvons çà et là de jolies touches de couleurs, des impressions d'ensemble agréablement résumées, des idées de peinture fort intelligentes, c'est le dessin qui trahit l'inexpérience des exposants. Aussi s'adressent-ils de préférence au genre qui leur semble le plus apte à masquer leur défaillances; l'aquarelle avec ses tons frais, sa grâce juvénile, cette sorte de beauté du diable qui est en elle, ne s'insurge pas contre les adroits escamotages qu'on lui fait subir; elle est d'autre part fertile en heureuses rencontres dont le pinceau le plus naïf peut avoir l'aubaine; joignez à cela la rapidité de l'exécution, la légèreté du bagage quelle comporte, et vous comprendrez que les littérateurs-peintres la tiennent en grande estime. Il y a beaucoup d'aquarelles à l'Exposition dont nous parlons, et il y en a de fort jolies. M. Bergerat, pour son compte, n'en montre pas moins d'une douzaine, faciles, harmonieuses de ton et surtout variées comme faire et comme sujet; il sera un «professionnel» quand il voudra, mais qu'il ne se hâte pas de le vouloir; la plume de Caliban vaut infiniment mieux que son pinceau. M. Ernest d'Hervilly, très adroit metteur en scène, se déclare, au catalogue, élève de l'École des «beaux-arbres»: il fait honneur à cette école nouvelle. M. Henri Morel, enfin, expose d'excellentes marines, et Gyp des éventails d'une coloration charmante; on les croirait exécutés au Japon sur des dessins envoyés d'Epinal.

Les pastellistes sont également nombreux parmi les littérateurs, et certains ont une très réelle habileté. Le poète Jean Rameau voit et peint un peu trop en poète, je veux dire que ses images s'éloignent trop sensiblement de la vérité vraie, mais elles sont fort curieuses d'intention et de composition. M. Firmin Javel, qui a pris pour devise: «Glissez, pastels, n'appuyez pas», est cependant un peu lourd; sans doute parce que sa très réelle organisation de peintre le rend exigeant pour lui-même et qu'il ne veut pas se contenter d'à-peu-près. N'oublions pas de nommer M. Haraucourt, fin et distingué, et M. Louis Gallet.

Les peintres à l'huile ne manquent pas non plus dans la littérature; nous avons Arsène Houssaye qui s'inspire de Diaz; Maurice Montégut, souvent heureux dans ses audaces; Raoul Ponchon qui joue du couteau comme Courbet; Clovis Hugues, bon et solide peintre à l'ancienne; O. Mirbeau et Camille Lemonnier, épris au contraire des hardiesses de l'art moderne, et disciples adroits de l'école dite du «Potage Julienne» ou encore du «Pain à cacheter complémentaire et contrasté».

En résumé, nous partageons la manière de voir du rédacteur du catalogue: cette exposition ne manquait pas à la France, et elle ne prétend nullement à combler une lacune artistique; mais, ajoute M. Bergerat, on peut y passer un bon quart d'heure: c'est beaucoup par le temps qui court.

Alfred de Lostalot.




ÉMILE BERGERAT.
La vieille Maugrabine.     GYP.--Déclaration d'amour de Georges Ohnet à la Langue française.


            VICTORIEN SARDOU.
      Projet de décor pour la «Haine».                                           HENRI MEILHAC.--Charge.


    A. FRANCE.--Tête d'enfant.         JULES DE GONCOURT.         JULES LEMAITRE.
                                                     Masque de l'abbé Raynal.     Portrait de M. Hugues Le Roux.


     BAUDELAIRE.                              E. DE GONCOURT.                  ALFRED DE MUSSET.
     Autoportrait                        Jules de Goncourt dans son salon.      Portrait d'Alex. de Musset.

POIL ET PLUME.--Salon des littérateurs-peintres,
ouvert le 11 avril dans les galeries du Théâtre d'Application.



LE MANOMÈTRE DE LA TOUR EIFFEL


    La lecture des pressions.                       Disposition du tube manométrique dans la tour.


LE LABORATOIRE.--Pompe de compression servant à refouler le liquide dans le tube.



LE GÉNÉRAL APPERT

Le général Appert vient de mourir à soixante-treize ans, après avoir fourni une longue et brillante carrière de soldat qui fut couronnée par d'éminents services diplomatiques rendus à la patrie.


                        LE GÉNÉRAL APPERT
        D'après la photographie de la maison Appert.

On peut en trois dates résumer cette noble existence: Appert gagna sa croix de chevalier de la Légion d'honneur à la bataille de l'Isly; il fut fait grand-officier à Champigny; il a été fait grand-croix au retour de son ambassade à Saint-Pétersbourg. Ainsi, notre glorieuse conquête algérienne, l'héroïsme de la défense nationale, l'habile préparation de nos ententes internationales, les jours de gloire, les jours de deuil et les jours d'espérance de la patrie, doivent quelque chose au général Appert.

Il était né à Saint-Rémy-sur-Bucy (Marne) en 1817. A dix-neuf ans, il entrait à l'École de Saint-Cyr, puis il passait par l'École d'état-major et était nommé lieutenant en 1842. C'est sur la terre d'Afrique que le lieutenant Appert fait ses débuts.

En 1853 le chef de bataillon Appert rentre en France, mais ce n'est point pour longtemps. L'année suivante, on va se battre en Crimée. Appert y est, avec le maréchal Pélissier, qui fut séduit par les brillantes et aimables qualités de son aide-de-camp, et voulut l'emmener avec lui quand il alla à Londres, en 1858, comme ambassadeur. C'est là que Appert fit son apprentissage de diplomate.

Nommé divisionnaire en 1875, le général Appert a commandé de 1880 à 1882 le 17e corps d'armée à Toulouse. Sa carrière militaire devait s'arrêter là, mais il avait encore assez de verdeur d'esprit, et toujours assez de dévouement patriotique pour se tenir prêt à répondre à l'appel de son pays. Il fut appelé à l'ambassade de Saint-Pétersbourg et rendit à la France dans ce haut poste des services que nous n'avons pas oubliés.



RÉEMPOISSONNEMENT DE LA SEINE

Il y a quelques jours a eu lieu à Bougival, un peu au-dessous du barrage de la machine de Marly, l'immersion de 10,000 alevins de truites et de saumons de Californie destinés a réempoissonner la Seine dépeuplée, dans cette région, par les explosions de dynamite qui, l'hiver dernier, assurèrent la dislocation de la banquise formée en cet endroit.

L'opération, assez simple en elle-même, avait attiré un grand nombre de curieux en raison de la publicité exceptionnelle donnée au conflit provoqué par un ingénieur des ponts-et-chaussées qui, sous prétexte qu'il n'avait pas été consulté, s'était opposé à l'immersion des petits poissons. L'affaire se termina, comme on sait, par une forte mercuriale de M. Yves Guyot à l'adresse de son trop zélé subordonné.

Il eût été d'ailleurs bien dommage que cet essai si intéressant n'eut pas lieu, et ne vint, point corroborer les résultats favorables déjà obtenus.

Le saumon de Californie atteint en trois ans le poids de cinq kilogrammes, et est, à partir de ce moment, capable de reproduction. Sa chair est exquise, comparable à celle de la truite dont le développement est moins rapide, mais tout aussi sûr.

Les alevins immergés dimanche n'étaient âgés que de deux mois: les truites mesuraient en moyenne quatre centimètres de longueur, et les saumons sept centimètres. Leur transport a eu lieu dans trois récipients de tôle, pesant ensemble, eau comprise, 350 kilogrammes, et munis de tubes à air par lesquels, durant le voyage, les employés ont, à l'aide de pompes, assuré la respiration des petits poissons.

Notre gravure représente l'immersion, au moment où les cylindres dont la température vient d'être prise et comparée à celle de la Seine pour éviter une transition trop brusque aux alevins, sont descendus avec précaution dans le fleuve.


LE REEMPOISSONNEMENT DE LA SEINE.--Immersion de 40,000 alevins, à Bougival.



L'Œuvre de la civilisation en Afrique.

L'administration des colonies s'est émue des faits signalés par notre dernier numéro. Elle a cherché non pas à les nier, ce qui n'était pas possible, mais à en atténuer la portée, par la note officieuse dont voici le texte.

Un journal illustré a publié, sous le titre de: «l'œuvre de la civilisation en Afrique», des dessins à sensation, accompagnés d'une note explicative de laquelle il résulterait qu'à la suite de la prise de Nioro, dans le Soudan, un grand nombre de fugitifs appartenant aux bandes d'Ahmadou auraient été faits prisonniers et tués aux environs de Bakel, sur le haut Sénégal. D'autres auraient été emmenés comme captifs par les habitants des villages avoisinants.

La publication de ces dessins et le récit qui les accompagne sont présentés de manière à laisser croire que l'exécution aurait eu lieu à l'instigation des représentants de l'autorité française.

Nous sommes autorisés à déclarer qu'il n'en est rien.

Il résulte des rapports officiels reçus au sous-secrétariat d'État des colonies qu'un grand nombre de Toucouleurs et Pentils, originaires du Fouta ou de la banlieue de Saint-Louis, et qui s'étaient joints aux bandes d'Ahmadou, ont abandonné la Kaarta après la prise du Nioro. Ils se sont présentés aux environs de Bakel et Matam, cherchant à se frayer de force un passage, pillant et rançonnant les habitants, qui ont eu à se défendre les armes à la main.

Dès que le colonel Dodds, commandant des troupes du Sénégal, a eu connaissance de ces faits, il a offert à ces fugitifs de leur fournir les moyens de rejoindre leurs anciens cantonnements, à condition qu'ils fissent leur entière soumission.

Sept mille environ de ces malheureux, que les fatigues de la route et les privations avaient réduits à la plus grande misère, ont été recueillis à Matam.

Ils ont été nourris par les soins de l'autorité française, qui s'est employée activement à les protéger contre les violences des populations indigènes qu'ils avaient précédemment pillées et rançonnées. C'est dans ce sens que s'est produite l'intervention de nos officiers et de nos administrateurs, fidèles en cela à des traditions d'humanité et de générosité qui ne se sont jamais démenties.

Cette note, qualifiée d'aveu déguisé par quelques-uns de nos confrères, a fait l'objet de la lettre suivante, que nous avons adressée aux journaux qui l'avaient insérée, et qui paraît devoir clore le débat, car elle n'a fait l'objet d'aucune réplique:

«Dans une note relative aux dessins à sensation publiés par l'Illustration sur les exécutions de prisonniers au Sénégal, vous déclarez que ces dessins et le récit qui les accompagne sont présentés de manière à laisser croire que ces massacres auraient eu lieu à l'instigation des représentants de l'autorité française, ce qui serait faux.

En ce qui concerne nos gravures, je me bornerai à vous faire remarquer quelles reproduisent toutes des photographies que je tiens, du reste, à votre disposition.

Quant à notre article, il n'est que le résumé des lettres qui accompagnaient ces photographies. Si nous étions amenés à publier ces lettres, on verrait que notre récit est malheureusement loin de pouvoir être taxé d'exagération.

L'Illustration n'est pas un journal de parti. Nous avons cru devoir dénoncer des faits, mais non attaquer des personnes, et, pour vous donner à cet égard une preuve de notre bonne foi, je vous signale spontanément une particularité que vous ne visez pas et qui pourrait peut-être prêter à une regrettable confusion: la photographie représentant M. le gouverneur de La Mothe et le colonel Archinard à bord de la Cigale est antérieure de trois mois aux exécutions. Nous n'avons pas dit que le voyage de la Cigale fut motivé par ces exécutions, mais il suffit qu'il puisse y avoir doute à ce sujet pour que la loyauté me fasse un devoir de dissiper tout malentendu.

Encore une fois, nous n'accusons personne: nous nous sommes émus de cruautés qui nous affligent comme Français et comme patriotes. S'il y a des responsabilités à mettre au jour, c'est l'affaire du gouvernement et non la nôtre. Mon rôle se borne à établir l'exactitude de nos renseignements.

Veuillez agréer, etc.

Le directeur de l'Illustration,

L. Marc.



LES THÉÂTRES

Théâtre-Français: Une Visite de noces, comédie en un acte de M. A. Dumas. Les Fourberies de Scapin les trois Coquelin.

La première représentation d'Une Visite de noces, au Gymnase, date du 10 octobre 1871. Je n'ai pas oublié l'effet de la répétition générale. Le public de ces dernières répétitions était alors des plus restreints. Quelques habitués du théâtre et quelques amis de l'auteur, tout au plus. La salle n'était pas occupée comme à présent par un millier de spectateurs dont la masse constitue une vraie première, et dont les impressions et le jugement déterminent sans appel le succès ou la chute de l'œuvre. C'était une dernière épreuve sur laquelle l'auteur et les comédiens avaient la faculté de faire leurs corrections. M. Jules Lemaitre qui réclame, et avec juste raison, contre ces chambrées dangereuses qui ne laissent plus le temps de retoucher la pièce si besoin est, aurait applaudi lui-même à ces petits comités si discrets, où tout pouvait se discuter entre amis, la toile une fois baissée. Et vraiment la Visite de noces avait besoin, plus que tout autre, de ce huis-clos.

Je me souviens encore de mon voisin de stalle. Il connaissait M. Alexandre Dumas; il le savait l'homme de toutes les tentatives, de toutes les audaces; il le suivait donc dans cet acte partout où il lui plaisait de le conduire, avec toute son attention: bon jeu, bon argent, sans se méfier de lui. Il croyait à Mme de Morancé, telle que l'auteur la lui présentait: c'est-à-dire à une femme arrivée à ce point d'impudeur qu'elle donne la liste de toutes ses amours, avec détails à l'appui sur le plus ou moins de mérites de chacun d'eux, et à qui, je vous le demande? à M. de Cigneroy, la première en date de ses passions. Mon voisin me regarda un peu étonné. Je connaissais la pièce et ne fis, par conséquent, aucune réflexion, j'attendais pour jouir de sa surprise. Le dialogue sur la scène s'engagea plus vif encore jusqu'au moment où Cigneroy proposa à Mme de Morancé de partir pour ce temple élevé par le dieu Paphos à Vénus sa mère, et dans lequel, selon la fable, se trouvait un autel merveilleux où brûlait un feu qu'aucune pluie, aucun vent ne pouvait éteindre.

A ce moment, mon voisin parut stupéfait de cette scène. Il était temps que la pièce se retournât. Il était temps de dire que tout cela n'était qu'une comédie jouée par Mme de Morancé. La pièce démasqua alors sa batterie. Mon ami partit en applaudissements: le surlendemain, le public, qui avait passé par les mêmes émotions, fit de même. Il salua de ses bravos redoublés cette indignation de la femme, ce dégoût de Mme de Morancé pour cet homme qui a cru un instant à toutes ces bassesses, à toutes ces souillures. M. Dumas avait pleinement trompé son public, et ce public, qui ne tint pas rancune de ces supercheries, l'en avait chaleureusement remercié. La presse, qui en était à la morale en ce temps-là, se montra assez sévère à cette Visite de noces: elle accusa ses audaces. Le spectateur, lui, se montra plus indulgent, il lui suffisait de s'être intéressé à l'œuvre. Il ne discute pas; il n'écoute pas entre les phrases, et prend ce qu'on lui donne; rien en deçà rien en delà, il est désintéressé, comme un homme qui, n'ayant pas à juger et à rendre compte de ses jugements, ne se soucie que de l'heure qu'il a devant lui, et se livre à la comédie, si la comédie le prend toutefois.

La situation de la Visite de noce est raide, je l'avoue; le mot est cru et parfois même d'un crudité inquiétante; mais le prodigieux talent de l'auteur sauve et couvre tout; c'est du Dumas, le Dumas des préfaces, net, serré, vigoureux, donnant à sa pensée solide et concise la solidité et la concision de la forme. Cette supériorité ne suffirait pas à elle seule pour assurer la vitalité de l'œuvre. Il y a là une vérité, exagérée sans doute, comme toutes les vérités mises à la scène. C'est pour cela que la pièce s'écoute avec tant d'attention. Le fait dramatique n'est rien, l'observation est tout. La Rochefoucauld a dit: «La jalousie naît souvent avec l'amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui». M. Dumas met cette maxime en scène; on pourrait plus mal choisir; mais je ne conseille pas aux jeunes auteurs dramatiques d'imiter l'exemple de M. Dumas; il est probable qu'ils ne se tireraient pas comme lui d'affaire dans une aussi grande entreprise. Ce problème psychologique est le plus difficile que j'aie vu poser au théâtre; il ne fallait rien moins que tout le talent de M. Dumas pour le résoudre.

C'est Mlle Bartet qui joue le rôle de Mme de Morancé; elle y est de tous points charmante. Mlle Muller fait Fernande. Cygneroi est joué par M. Le Bargy, qui, à mon avis, ne jette pas assez la bride sur le cou de son rôle. M. Coquelin aîné fait Le Bonnard avec tant de finesse, tant d'esprit, qu'on ne regrette pas qu'il manque de bonhomie.

Avant une Visite de noces, nous avons eu les Fourberies de Scapin, jouées par les trois Coquelin, c'est-à-dire une des plus complètes interprétations que nous ayons vue de la merveilleuse bouffonnerie de Molière. Coquelin aîné, dans le rôle d'Argante, est un comédien achevé, au-dessus de l'éloge; Coquelin cadet, dans Géronte, dépasse un peu la farce de la comédie italienne; Jean Coquelin, vif, hardi, endiablé, a toutes les heureuses qualités de ses vingt ans; M. Féraudy est bien divertissant dans Sylvestre, Mlle Bertiny bien jolie dans Hyacinthe; Mlle Kalb bien gaie dans Zerbinette, dont le rire a gagné toute la salle. Le jeune Dehelly tient gentiment le rôle de Léandre; M. Boucher joue le personnage effacé d'Octave avec ce goût, ce soin, cette perfection, qu'il apporte dans tous ces rôles de Molière.

M. Savigny.



LES LIVRES NOUVEAUX

Au Sahara, par Hugues Le Roux. 1 volume in-12, illustré d'après des photographies de l'auteur gravées par Petit, 3 fr. 50, (Marpon et Flammarion).--Rentré dans sa vie ancienne, l'auteur se demande si tout ce qu'il a vu n'est pas un rêve, et si ce beau pays du mirage il l'a vraiment traversé. Oui, et c'est pour se le prouver sans doute à lui-même qu'il nous a retracé ses souvenirs. Et notre impression est aussi la sienne, à nous qui n'avons pas vu, jointe au grand désir de voir, à l'envie de nous en aller aussi, là-bas, par delà la mer, du côté du désert, à dos de chameau, pendant que cela se fait encore, pendant que le manteau blanc des Arabes erre encore parmi les palmiers, le long des mosquées, pendant que le muezzin chante encore la prière au haut des minarets, avant que le chemin de fer ne sillonne les sables et ne fasse envoler le mirage en reculant la limite du désert. Et sans doute il n'en est que temps. L'heure viendra, l'heure approche de la banalité et de l'uniformité sans merci! Heureux M. Hugues Le Roux d'avoir pu, lui le chroniqueur parisien, faire encore à cheval et à chameau coureur une course de deux mille kilomètres entre le Maroc et la Tunisie! Cela n'est pas encore banal, et c'est voir le désert comme il doit être vu.

Les artistes célèbres: Corot, par Roger-Milès. Ouvrage accompagné de 30 gravures (Librairie de l'Art, 29, cité d'Antin).--Peu d'artistes ont laissé plus de sympathies et les ont mieux méritées que le peintre des brumes matinales et des paysages crépusculaires. Il fallait un poète pour le présenter aux lecteurs et M. Roger-Milès avait ce qu'il faut pour remplir la tâche. Aussi lira-t-on avec plaisir les pages d'excellente critique qu'il lui a consacrées en les semant de ces délicates et touchantes anecdotes qui achevaient de faire admirer le peintre en faisant aimer l'homme.

Nouvel armorial du bibliophile. Guide de l'amateur des livres armoriés, par M. Joannis Guigard. (Paris, E. Rondeau, 1891, 2 vol. gr. in-8° de 900 pages en tout. Prix: 50 fr.)--Voici un ouvrage utile et curieux: notez ces deux points ci. Par son objet il s'adresse aux collectionneurs de tout genre; à l'artiste par les illustrations qu'il renferme; aux gens de lettres, par les notices et les portraits littéraires dont il est semé.

Il a pour but de déterminer le bibliophile d'après le symbole frappé sur ses volumes. L'instinct de la possession chez les amateurs est si grand, si intense, dit M. Guigard dans sa courte mais substantielle préface, qu'il s'étend jusque par delà le tombeau.

Le nombre de ces «enfiévrés» du livre est fort considérable. La plupart ont laissé des traces de leur passion favorite, et c'est à découvrir et identifier ces traces que l'auteur a consacré dix années de recherches.

Le Nouvel armorial du bibliophile contient plus de 2,500 marques bibliographiques; écussons, chiffres ou monogrammes, devises ou légendes. Le tout, accompagné de nombreux modèles de reliure artistique tirés des bibliothèques particulières les plus célèbres, tant de la France que de l'étranger.

Répertoire de la Comédie-Française, tome VII, 1890, par Charles Gueullette (Librairie des Bibliophiles.)--Excellent ouvrage et joli volume. Les amateurs de théâtre et les bibliophiles le guettent suffisamment pour qu'il soit à peu près inutile de leur en signaler la publication. Aussi le faisons-nous pour mémoire et presque, oserons-nous dire, pour notre satisfaction personnelle. Spirituelle préface de M. Henri de Lapommeraye, ayant pour sujet la bienfaisance des artistes de la Comédie. Portrait de Mlle Blanche Pierson gravé à l'eau-forte par Abot.

Agora, par M. Brau de Saint-Pol-Lias (1 vol., chez Calmann-Lévy, 3, rue Auber et à la Librairie Nouvelle). Les romans exotiques sont à la mode, et Pierre Loti a fait de nombreux imitateurs. Dernièrement nous parlions ici même du récent ouvrage de M. Dargène, Sous la croix du Sud, qui nous fait vivre, avec une intensité de sensations vraiment merveilleuse, en pleine Calédonie. Aujourd'hui M. Brau de Saint-Pol-Lias nous mène en Australie, dans un récit charmant, tout plein de sentiment. Décidément nous avons assez de notre vieille Europe, et les pays exotiques deviennent la fontaine de Jouvence ou vont s'abreuver nos jeunes écrivains. Ne nous en plaignons pas, nous que le sort condamne à voyager autour de notre chambre.

Bibliothèque de l'Enseignement des Beaux-Arts: La Musique française, par H. Lavoix fils. 1 vol. in-4° de 350 pages orné de 200 gravures. 3 fr. 50 (Maison Quantin, May et Motteroz, directeurs).--Résumé lucide et bien complet de ce que doivent savoir sur l'École française de musique l'artiste et l'homme du monde, œuvre de sincérité et de patientes recherches, qui vient à point pour remettre en lumière et en honneur notre musique nationale, tragique, dramatique ou comique, en présence de l'envahissement de l'influence wagnérienne.

Guide Jacquot. Ouvrage de luxe. Reliure simple, 500 pages avec magnifique carte du Sud-Ouest, gravée par Erhard frères, spécialement pour le guide. Prix du premier volume (VIe région, Pyrénées) 5 fr. En vente au Veloce Sport, 3, rue du Château-Trompette, Bordeaux, et chez les principaux libraires..

Ce premier volume d'un ouvrage considérable auquel M. André Jacquot, inspecteur adjoint des Forêts, travaille depuis quatorze ans, vient d'attirer vivement l'attention des sportsmen.

Depuis que le chemin de fer a remplacé la diligence du bon vieux temps, nos belles routes de France, si pittoresques, ont été malheureusement bien délaissées.

Avec l'apparition du vélocipède, et son succès inespéré, elles sont brusquement revenues en faveur. Un vade-mecum manquait à nos cyclistes français.

C'est à ce travail considérable, qui ne comprendra pas moins de onze volumes, que M. André Jacquot vient de consacrer son talent et son expérience.

Le premier volume du guide Jacquot donne la description fidèle et complète de toutes les routes du sud-ouest de la France, situées au sud d'une ligne idéale, allant de l'embouchure de la Gironde à Narbonne et Perpignan. Soit environ 10,000 kilom. de route.

État des routes, inclinaisons du sol, distances kilométriques de village à village, rien n'a été oublié dans ce guide précieux appelé à rendre d'inestimables services, non seulement aux cyclistes, mais en général à tous les sportsmen de la route.

Nous félicitons nos confrères du Veloce-Sport de cette belle édition que nous ne saurions trop recommander au monde sportif français.



NOS GRAVURES


L'ASSASSINAT DE DEUX FRANÇAIS AU SÉNÉGAL.

Au moment même où, par la publication de nos documents sur les exécutions du Soudan (1), nous protestions contre un système de «civilisation» qui ne peut avoir, selon nous, que de funestes conséquences, un grave événement--l'assassinat de deux Français--survenait, comme pour appuyer d'un douloureux exemple notre démonstration. Sans vouloir établir, en effet, un rapport direct entre ces faits, n'est-on pas amené à se demander si les uns ne sont pas la conséquence inévitable des autres? C'est l'histoire des Espagnols au Mexique, c'est l'histoire, pourrait-on dire, de tous les peuples conquérants qui, reçus en amis d'abord dans les pays qu'ils rêvent de soumettre, ne tardent pas à y déchaîner la sauvagerie par leurs propres excès. Un homme qui connaît admirablement le Sénégal et dont le nom fait autorité en matière de colonies et de colonisation, M. de Lanessan, vient précisément de traiter la question dans un excellent article dont nous détachons les deux passages suivants:

Note 1: Voir à ce sujet la note, page 342 du présent numéro.

«Dans ma jeunesse, j'ai connu cette même partie de la côte occidentale d'Afrique aussi paisible et favorable aux Français qu'il est possible de l'imaginer. On pouvait aller partout sans armes et avec la certitude de trouver le meilleur accueil. Dès qu'on mettait le pied dans un village, on était entouré par la population entière, avec les chefs en tête, et c'était à qui nous prodiguerait le plus d'amitiés...» ......................................................................

«Il paraît que tout cela est changé. Les villages s'insurgent, nos commerçants sont assassinés et nos explorateurs sont obligés de rebrousser chemin pour éviter le même sort.

«Est-ce qu'il n'y a pas lieu de se demander quelles sont les causes d'une transformation aussi profonde des dispositions du pays à notre égard? Si l'on cherchait bien, je suis convaincu qu'on trouverait l'origine de ces faits dans quelque faute plus ou moins grave, commise par nos nationaux, dans quelque violation des coutumes de ces gens, dans quelque brutalité à l'égard des femmes ou des violences envers les chefs.»

On ne saurait mieux dire, assurément. Aussi avons-nous été plus tristement émus que surpris par la dépêche du Sénégal nous annonçant que deux négociants français, MM. Adolphe Voituret et Édouard Papillon, partis de Marseille le 10 février dernier avec un troisième compagnon, M. Émile Palazot, avaient été assassinés par les indigènes de la rivière Laou, à Kenassou, village situé à 60 kilom. de la côte.

MM. Voituret et Papillon avaient été envoyés sur la côte d'ivoire par la société d'études de l'Ouest africain, pour établir des relations entre la France et les tribus de la rivière Laou. Ils étaient débarqués, dans les premiers jours de mars, à Grand-Bassam, à mille kilomètres environ à l'ouest du Dahomey. De là, ils avaient longé la côte jusqu'à Gran-Laou, station placée à l'embouchure de la rivière, dont la partie supérieure a été explorée par le capitaine Binger. M. Palazot était resté à Gran-Laou pour recevoir les marchandises expédiées de France. Ses compagnons s'étaient avancés dans l'intérieur avec une escorte de cinquante indigènes. C'est là qu'ils ont trouvé la mort. M. Voituret, officier de réserve, homme d'une rare énergie, était le chef de l'expédition. Il n'avait que trente-deux ans. M. Papillon avait trente-quatre ans. Il s'était vaillamment battu au Tonkin.

Ces hardis explorateurs n'avaient point, comme on pourrait être tenté de le croire, entrepris ce voyage dans un but de spéculation. M. Palazot, notamment, était dans une très belle situation de fortune et ses deux compagnons n'avaient été inspirés, comme lui, que par un sentiment patriotique.


LA CHAPELLE SAINT-JÉRÔME

Il y a quinze jours encore, le public qui visite quotidiennement l'Hôtel des Invalides passait indifférent devant la chapelle Saint-Jérôme. Les dernières volontés du prince Napoléon, qui a manifesté le désir d'être enterré dans cette chapelle, ont appelé de nouveau sur elle l'attention et déterminé une sorte de pèlerinage vers un coin de l'Hôtel complètement oublié.

Des quatre chapelles qui entourent le tombeau de l'empereur, la chapelle Saint-Jérôme est celle qui se trouve à gauche, en entrant par la grande porte de la place Vauban, et le plan qui suit en donne exactement la position.

Les trois issues en sont fermées par des grilles en fer que le public ne franchit pas, mais chaque grille donne juste en face d'une des trois cryptes.

Dans celle du milieu est un autel en marbre blanc, sur lequel est posé un coffret en bronze dont cette inscription indique le pieux emploi:

Ici est renfermé--le cœur de Frédérique-Catherine-Sophie-Dorothée Princesse de Wurtemberg, Épouse de Jérôme Napoléon, Roi de Westphalie, Décédé le 28 novembre 1835.

Dans celle de gauche, un sarcophage en marbre noir et vert des Alpes contient la dépouille mortelle du roi de Westphalie, et l'urne funéraire est surmontée d'une statue en bronze sous laquelle est gravé le nom de Jérôme Napoléon I.

Ce monument fut élevé vers 1862 par l'architecte M. Charles Normand qui avait déjà bâti pour le prince la maison pompéienne de l'avenue d'Antin, et ce même architecte fut chargé par lui de décorer provisoirement la crypte de droite qu'il destinait à ce moment à sa dernière demeure. Mais cette seconde urne, reproduisant fidèlement le modèle de celle du roi de Westphalie, sauf la statue, les aigles et la couronne royale, n'est qu'une simple maquette en bois peint destinée seulement à désigner, sur l'emplacement choisi, l'importance que le monument aurait du avoir.

Triste ironie des choses d'ici-bas! Ce César déclassé n'aura eu toute sa vie qu'un tombeau hypothétique, dans lequel la destinée ne lui a pas accordé de dormir son dernier sommeil.

Ab.


LE MANOMÈTRE DE LA TOUR EIFFEL

Lorsqu'on a construit la tour de trois cents mètres, on n'avait pas seulement pour but, en la montrant au monde entier convoqué à l'Exposition universelle, de faire constater à quel degré de perfection est arrivé en France l'art de l'ingénieur; on se proposait aussi de l'utiliser ultérieurement pour des expériences scientifiques. Pendant la construction tout a été prévu dans ce but, et après les installations du sommet relatives à la météorologie, on continue à monter d'autres appareils qui permettent de faire des expériences impossibles jusqu'alors avec les moyens dont on dispose dans les laboratoires ordinaires.

Le premier de ces appareils qui vient d'être terminé est le grand manomètre à air libre construit sur les indications de M. Cailletet, membre de l'Institut, et offert généreusement à la science par M. Eiffel qui l'a fait construire dans ses ateliers.

L'instrument se compose d'un tube d'acier de 300 mètres de haut qu'on peut remplir de mercure de façon à avoir une pression directe d'environ 400 atmosphères. La base de ce tube arrive au pilier ouest de la tour dans lequel se trouve installé le laboratoire destiné aux observations et que représente la figure 3. Le mercure est renfermé dans le récipient représenté au milieu de notre gravure et au fond duquel aboutit l'extrémité du tube de 300 mètres; la partie supérieure de ce récipient est mise en communication avec une pompe foulante représentée à gauche. Il suffit de manœuvrer cette pompe pour refouler de l'eau sur le mercure et le forcer ainsi à s'élever peu à peu dans le tube jusqu'au haut de la tour. Ce résultat atteint, la pompe cesse de fonctionner. On sait qu'une colonne de 76 centimètres de mercure représente un atmosphère, on dispose donc au bas de la tour de 330/76 ou 395 atmosphères. Il est clair qu'on peut obtenir toutes les pressions intermédiaires en ne refoulant le mercure que jusqu'à une certaine hauteur dans le tube; mais, celui-ci étant en acier, il était impossible de voir jusqu'où il montait exactement.

On a tourné la difficulté de la façon suivante: De 3 mètres en 3 mètres environ, sur toute la hauteur on a disposé des tubes de verre verticaux qu'on met à volonté en communication avec le tube d'acier au moyen de robinets. Tous ces tubes sont facilement accessibles puisqu'ils suivent tout le temps les escaliers de la tour. Le tube principal ne pouvait en effet être établi sur une ligne droite verticale partant du sommet, il lui fallait pour supports les piliers de la tour et ceux-ci sont inclinés; la figure 2 représente la disposition adoptée pour son installation.

Lorsqu'on veut faire une expérience avec une pression déterminée on envoie un aide à la hauteur correspondante (fig. 1); il ouvre alors la communication dont nous venons de parler, entre le tube d'acier et le tube de verre, et attend l'arrivée du mercure. Il a emporté avec lui un téléphone qu'il relie à la ligne suivant le tube dans toute sa longueur et qui le met en communication avec le laboratoire. Il suit la montée du mercure dans le tube de verre soigneusement gradué et au moyen du téléphone il guide l'opérateur qui manœuvre la pompe pour l'arrêter au moment voulu. Si, par hasard, le mercure arrivait à dépasser la hauteur du tube de verre, il retomberait par un trop plein dans un tube de fer qui le ramènerait au laboratoire. Toutes les précautions ont été prises pour que les opérations se fassent avec facilité et précision. L'une des principales applications à laquelle pourra servir ce manomètre sera la graduation directe des manomètres de haute pression.

G. Mareschal.



BARNUM


BARNUM Mort à Bridgeport (États-Unis), le 6 avril.
                                        Phot. Rockwood.

L'Amérique vient de perdre, en Barnum, un homme dont la célébrité, bien que n'étant pas de celles dont s'enorgueillit un peuple, durera autant que le nom--qui est immortel.

Phinéas Taylor Barnum est né à Bethel (Connecticut) le 5 juillet 1810. Son père Philo Barnum était fermier, son grand-père Éphraïm capitaine dans l'armée fédérale des États-Unis. Son père mort le 7 septembre 1825, le jeune Barnum, qui jusque là était resté à l'école, ne dut plus compter que sur lui-même. Il entra comme employé chez James S. Keeler et Lewis Whitlock, collecteurs de la loterie à Grassy Plain. Après avoir épousé le 8 novembre 1829 miss Charity Hallett à New-York, il entra dans le journalisme, et fonda en 1831, à Dunbary, le Héraut de la Liberté. C'est à cette époque que commence pour lui le rôle qui a rendu son nom légendaire. Apprenant en 1835 que se trouvait à Philadelphie une vieille négresse présentée comme phénomène de longévité, il s'en rendit acquéreur pour la somme de 1,000 dollars, et l'exhiba comme étant Joice Heth, nourrice de Washington, âgée de cent-soixante-un ans. Dès lors, il avait trouvé sa voie.

Bientôt il rencontre le jeune Charles Stratton, un enfant de cinq ans à qui il en donne onze; il en fait le «Général Tom Pouce», et avec lui parcourt l'Europe de 1812 à 1814; les bénéfices sont tels qu'en se séparant de son pensionnaire devenu trop grand, il lui donne 200,000 francs; en 1850, la tournée qu'il fait en compagnie de la cantatrice Jenny Lind lui rapporte 3,000,000 de francs. Rentré en Amérique en 1859, il ne doute plus de rien et se fait élire au parlement comme démocrate.

Son musée américain et ses tournées en Europe et en Amérique lui avaient rapporté une fortune colossale.

Depuis six mois environ Barnum agonisait à Bridgeport où la mort est venue l'enlever le 6 avril.




ANIE

Roman nouveau, par HECTOR MALOT

Illustrations d'ÉMILE BAYARD

Suite.--Voir nos numéros depuis le 21 février 1891.


Incontestablement Gaston avait passé par des états divers, ballotté entre les extrêmes: un jour croyant à sa paternité, le lendemain n'y croyant pas; malgré tout, attaché à cet enfant qu'il avait élevé, et qui d'ailleurs possédait des qualités réelles pour lesquelles on pouvait très bien l'aimer, en dehors de tout sentiment paternel.

En partant de ce point de vue, il était facile de se représenter comment les choses s'étaient passées et les phases que les sentiments de Gaston avaient suivies.

Un jour, convaincu que le capitaine était son fils, il avait fait son testament pour le déposer à Rébénacq; il y avait certitude chez lui; et, dès lors, son devoir l'obligeait à oublier qu'il avait un frère, pour ne voir que son fils: c'est la loi civile qui veut que l'enfant illégitime ne soit qu'un demi-enfant, et en cela elle obéit à des considérations qui n'ont d'autorité qu'au point de vue social; mais la loi naturelle se détermine par d'autres raisons plus humaines: pour elle un fils, légitime ou non, est un fils, et un frère n'est qu'un frère; en vertu de ce principe, le frère avait été sacrifié au fils, et cela était parfaitement juste. Mais plus tard, un mois avant de mourir, cette foi en sa paternité ébranlée pour des raisons qui restaient à découvrir, puis détruite, le fils, qui n'était plus qu'un enfant auquel on s'était attaché à tort, avait cédé la première place au frère, et le testament avait été repris chez Rébénacq.

Sans doute ce n'était là qu'une hypothèse, mais ce qui lui donnait une grande force, c'était l'endroit même où le testament avait été découvert, non dans le tiroir des papiers de famille, non dans celui qui renfermait les lettres de Léontine Dufourcq et du capitaine, mais dans un autre, où ne se trouvaient que des pièces à peu près insignifiantes.

Est-ce que, si Gaston l'avait considéré comme l'acte de sa dernière volonté, il l'aurait ainsi mis au rancart? au contraire, après l'avoir retiré de chez Rébénacq, ne l'aurait-il pas soigneusement serré?

Pour être subtil, ce raisonnement n'en reposait pas moins sur la vraisemblance, en même temps que sur la connaissance du caractère de Gaston, qui ne faisait rien à la légère.

A la vérité on pouvait se demander, et on devait même se demander pourquoi, l'ayant pris pour le détruire ou le modifier, on le retrouvait intact, tel qu'il avait été rédigé dans sa forme primitive; mais cette question portait avec elle sa réponse, aussi simple que logique: pour le détruire, il avait attendu d'en avoir fait un autre, et vraisemblablement, le jour où il aurait remis au notaire le second testament, expression de sa volonté, il aurait brûlé ou déchiré le papier.

Il ne l'avait pas fait, cela était certain, puisque ce premier testament existait, mais ce qui était non moins certain, c'est qu'il avait voulu le faire; or, lorsqu'il s'agit du testament, c'est l'intention du testateur qui prime tout, et cette intention se manifestait clairement, aussi bien par le retrait du testament de chez le notaire que par le peu de soin apporté à ce papier, insignifiant désormais.

Lorsque nous héritons d'un parent qui nous est proche, d'un père, d'un frère, ce n'est pas seulement à sa fortune que nous succédons, c'est aussi à ses intentions, et c'est par là surtout que nous le continuons.

Serait-ce continuer Gaston, serait ce suivre ses intentions, que d'accepter comme valable ce testament?

De bonne foi, et sa conscience sincèrement interrogée, il ne le croyait pas.


VIII

Ce ne fut qu'après être arrivé à cette conclusion qu'il trouva au matin un peu de sommeil; une heure suffit pour calmer la tempête qui l'avait si violemment secoué, et lorsqu'il s'éveilla, il se sentit l'esprit tranquille, le corps dispos, dans l'état où il était tous les jours depuis son séjour à Ourteau.

Après avoir fait sa tournée du matin dans les étables et la laiterie, il monta à cheval pour aller surveiller les ouvriers; et quand, au haut d'une colline, le caprice du chemin le mit en face de presque toute la terre d'Ourteau qui, avec ses champs, ses prairies et ses bois, s'étalait sous la lumière rasante du soleil levant, il haussa les épaules à la pensée qu'un moment il avait admis la possibilité d'abandonner tout cela.

--Quelle folie c'eût été! Quelle duperie!

Et cependant il avait la satisfaction de se dire que s'il avait cru au testament il aurait accompli cet abandon, si terribles qu'en eussent été les conséquences pour lui et plus encore pour les siens, pour Anie, dont le mariage aurait été brisé, et pour sa femme, dont il retrouvait l'accent vibrant encore quand elle lui disait: «Tant que ça ira bien, j'irai moi-même; le jour où ça ira mal, je ne résisterais pas à de nouvelles secousses.»

Combien eussent été rudes celles qui auraient accompagné leur sortie de ce château qui ne lui avait jamais paru plus plaisant, plus beau qu'en ce moment même, qui ne lui avait jamais été plus cher qu'à cette heure, où il se disait qu'il aurait pu être forcé de le quitter.

Il avait arrêté son cheval et, pendant assez longtemps, il resta absorbé dans une contemplation attendrie, puis, faisant le moulinet avec sa makita qu'une lanière de cuir retenait à son poignet, il se mit en route allègrement.

Jamais on ne l'avait vu plus dispos et de meilleure humeur que lorsqu'il rentra pour déjeuner. Comme Mme Barincq arrivait lentement, d'un air dolent, il l'interpella de loin:

--Allons, vite, la maman, je suis mort de faim.

Et, s'asseyant à sa place, il se mit à chanter un chœur de vieux vaudeville sur un air de valse:

Allons, à table, et qu'on oublie

Un léger moment de chagrin.

Que la plus douce sympathie

Prenne sa place à ce festin.

--A la bonne heure, dit-elle, je t'aime mieux dans ces dispositions que dans celles que tu montrais hier soir.

--Ce qui prouve que la maladie que tu diagnostiquais en moi n'était pas bien grave.

--Il n'en est pas moins vrai qu'elle t'a agité cette nuit; je t'ai entendu dans ta chambre te tourner et te retourner si furieusement sur ton lit que, plusieurs fois, j'ai voulu me lever pour aller voir ce que tu avais.

--Je gagnais de l'appétit.

--Tu ferais bien de le gagner d'une façon moins tapageuse.

Toute la journée, il garda sa bonne humeur et sa sérénité, se répétant:

--Évidemment, ce testament n'a aucune valeur; il ne peut pas en avoir.

Mais, à la longue, cette répétition même finit par l'amener à se demander si, lorsqu'un fait porte en soi tous les caractères de l'évidence, on se préoccupe de cette évidence: reconnue et constatée, c'est fini; quand le soleil brille, on ne pense pas à se dire: «il est évident qu'il fait jour.» N'est-il pas admis que la répétition d'un même mot est une indication à peu près certaine du caractère de celui qui le prononce machinalement, un aveu de ses soucis, de ses désirs? Si ce testament était réellement sans valeur, pourquoi se répéter à chaque instant qu'évidemment il n'en avait aucune? répéter n'est pas prouver.

Et puis, il fallait reconnaître aussi que le point de vue auquel on se place pour juger un acte peut modifier singulièrement la valeur qu'on lui attribue. Ce n'était pas en étranger, dégagé de tout intérêt personnel, qu'il examinait la validité de ce testament. Qu'au lieu d'instituer le capitaine légataire universel, ce fut Anie qu'il instituât, comment le jugerait-il? Trouverait-il encore qu'évidemment il n'avait aucune valeur? Ou bien, sans aller jusque-là, ce qui était excessif, que ce fût Rébénacq qui découvrît le testament, qu'en penserait-il? notaire de Gaston, son conseil, jusqu'à un certain point son confident, en tout cas en situation mieux que personne de se rendre compte des mobiles qui l'avaient dicté, et de ceux qui, plus tard, l'avaient fait reprendre pour le reléguer avec des papiers insignifiants, le déclarerait-il nul? En un mot, les conclusions d'une conscience impartiale seraient-elles les mêmes que celles d'une conscience qui ne pouvait pas sc placer au-dessus de considérations personnelles?

La question était grave, et, lorsqu'elle se présenta à son esprit, elle le frappa fortement, sa tranquillité fut troublée, sa sérénité s'envola, et au lieu de s'endormir lourdement, comme il était naturel après une nuit sans sommeil, il retomba dans les agitations et les perplexités de la veille.

Vingt fois il décida de s'ouvrir dès le lendemain à Rébénacq pour s'en remettre à son jugement; mais il n'avait pas plutôt pris cette résolution, qui, au premier abord, semblait tout concilier, qu'il l'abandonnait: car, enfin, était-il assuré de rencontrer chez Rébénacq, ou chez tout autre, les conditions de droiture, d'indépendance, d'impartialité de jugement, que par une exagération de conscience il ne se reconnaissait pas en lui-même, telles qu'il les aurait voulues? Ce n'était rien moins que leur repos à tous, leur bonheur, la vie de sa femme, l'avenir de sa fille, qu'il allait remettre aux mains de celui qu'il consulterait; et, devant une aussi lourde responsabilité, il avait le droit de rester hésitant, plus que le droit, le devoir.

Qu'était au juste Rébénacq, en réalité, il ne le savait pas. Sans doute, il avait les meilleures raisons pour le croire honnête et droit, et il l'avait toujours vu tel, depuis qu'ils se connaissaient. Mais enfin, l'honnêteté et la droiture sont des qualités de caractère, non d'esprit, on peut être le plus honnête homme du monde, le plus délicat dans la vie, et avoir en même temps le jugement faux. Or, s'il lui soumettait ce testament, ce serait à son jugement qu'il ferait appel, et non à son caractère. D'ailleurs, il fallait considérer aussi que les motifs de ce jugement seraient dictés par les habitudes professionnelles du notaire, par ses opinions, qui seraient plutôt moyennes que personnelles, et là se trouvait un danger qui pouvait très légitimement inspirer la défiance: s'il se récusait lui-même, parce qu'il avait peur de se laisser influencer par son propre intérêt, ne pouvait-il pas craindre que Rébénacq, de son côté, ne se laissât influencer par sa qualité de notaire qui lui ferait voir dans ce testament le fait matériel, l'acte même qu'il tiendrait entre ses mains, plutôt que les intentions de celui qui l'avait écrit.

Et là-dessus, malgré toutes ses tergiversations, il ne variait point: avant tout, ce qu'il fallait considérer, c'étaient les intentions de Gaston qui, quelles qu'elles fussent, devaient être exécutées.

A la vérité, c'était revenir à son point de départ et reprendre les raisonnements qui l'avaient amené à conclure que le testament du 11 novembre ne pouvait être que nul, c'est-à-dire à tourner dans le vide en réalité puisqu'il se refusait, par scrupules de conscience, à s'arrêter à cette conclusion basée sur la stricte observation des faits cependant, en même temps que sur la logique.

Allait-il donc se laisser reprendre et enfiévrer par ses angoisses de la nuit précédente, compliquées maintenant des scrupules qui s'étaient éveillés en lui lorsqu'il avait compris qu'il pouvait très bien, à son insu, se laisser influencer par l'intérêt personnel et par son amour pour les siens?

Il avait beau se dire qu'il était de bonne foi dans ses raisonnements et n'admettait comme vrais que ceux qui lui paraissaient conformes à la logique, il n'en devait pas moins s'avouer qu'ils reposaient, ainsi que leur conclusion, sur une interprétation et non sur un fait: sa conviction que le retrait du testament démontrait le changement de volonté de Gaston s'appuyait certainement sur la vraisemblance, mais combien plus forte encore serait-elle et irréfutable, à tous les points de vue, si l'on pouvait découvrir les causes qui avaient amené ce changement!

Gaston avait voulu que le capitaine fut son légataire universel parce qu'il le croyait son fils; puis il ne l'avait plus voulu parce qu'il doutait de sa paternité, voilà ce que disaient le raisonnement, l'induction, la logique, la vraisemblance; mais pourquoi avait-il douté de cette paternité? Voilà ce que rien n'indiquait et ce qu'il fallait précisément chercher, car cette découverte, si on la faisait, confirmait les raisonnements et la vraisemblance, elle était la preuve des calculs auxquels depuis deux jours il se livrait.

Le lendemain matin, il abrégea sa tournée dans les champs, et à neuf heures il descendit de cheval à la porte de Rébénacq: si quelqu'un était en situation de le guider dans ses recherches, c'était le notaire; mais ne pouvant pas le questionner franchement, il commença par l'entretenir de diverses affaires et ce fut seulement au moment de partir qu'il aborda son sujet:

--Quand tu m'as parlé du testament qu'avait fait Gaston et qu'il t'a repris, tu m'as dit que c'était pour en changer les dispositions ou pour le détruire.

--A ce moment les deux hypothèses s'expliquaient et il y avait des raisons pour l'une comme pour l'autre; l'inventaire a prouvé que celle de la destruction était la bonne.

--De ce retrait, tu avais conclu que ce testament n'exprimait plus les intentions de Gaston.

--S'il avait exprimé ses intentions, il ne me l'aurait pas repris.

--Cela paraît évident.

--Dis que c'est clair comme la lumière du soleil: un testament n'est pas d'une lecture tellement agréable pour celui qui l'a fait qu'on éprouve le besoin de le relire de temps en temps.

--Depuis l'inventaire t'es-tu quelquefois demandé ce qui avait pu changer les sentiments de Gaston à l'égard du capitaine?

--Ma foi, non; à quoi bon! Il n'y avait intérêt à raisonner sur ces sentiments que lorsque nous ne savions pas si ce testament était détruit et si nous n'allions pas en trouver un autre; nous n'avons trouvé ni celui-là ni l'autre, c'est donc que l'hypothèse de la modification des sentiments était bonne.

--Mais qui a provoqué et amené ces modifications?

--Ah! voilà; je ne vois, comme je te l'ai dit, que les doutes que Gaston avait sur sa paternité, doutes qui ont empoisonné sa vie.

--Sais-tu si, quand il t'a repris l'acte, un fait quelconque avait pu confirmer ses doutes et lui prouver que décidément le capitaine n'était pas son fils?

--Comment veux-tu que je sache cela?

--Tu pourrais avoir une indication qui, si vague qu'elle eût été à ce moment, s'expliquerait maintenant par le fait accompli.

--Je n'ai rien autre chose que le trouble de Gaston lorsqu'il est venu me redemander son testament, mais la cause de ce trouble, je l'ignore.

--Tu m'avais donné comme explication une découverte décisive qu'il aurait faite, un témoignage, une lettre.

--Comme explication non, comme supposition oui; je t'ai dit qu'il était possible que les soupçons de Gaston eussent été confirmés par une lettre, par un témoignage, par une preuve quelconque trouvée tout à coup, qui serait venue lui démontrer que le capitaine n'était pas son fils, mais je ne t'ai pas dit que cela fût, attendu que je n'en savais rien. Quand on cherche au hasard comme je le faisais, il faut tout examiner, tout admettre, même l'absurde.

--Mais il n'était pas absurde, il me semble, de supposer que c'était le changement des sentiments de Gaston envers celui qu'il avait cru son fils jusqu'à ce jour qui modifiait ses dispositions testamentaires?

--Pas du tout, cela paraissait raisonnable, vraisemblable, probant même. Mais les suppositions pour expliquer le changement de volonté de Gaston auraient pu, à ce moment, se porter d'un autre côté; du tien, par exemple.

--Du mien!

--Assurément. Si Gaston m'a un mois avant sa mort repris le testament qu'il avait fait plusieurs années auparavant, c'est qu'à ce moment cet acte n'exprimait plus sa volonté.

--N'est-ce pas?

--Cela est incontestable. Mais quelle volonté? A qui s'appliquait-elle? Au capitaine? A toi? Dans mes suppositions je partais de l'idée que Gaston avait voulu changer ses dispositions en faveur du capitaine. Mais pour être complet il aurait fallu partir aussi d'un point tout différent et admettre qu'il avait très bien pu vouloir changer celles faites en ta faveur ou à ton détriment.

--Mais c'est vrai, ce que tu dis là!

--Tu n'y avais pas pensé?

--Non... Oh non!

Non, assurément il n'y avait pas pensé, mais maintenant tout ce qu'il avait si laborieusement bâti s'écroulait.

--Sans savoir au juste ce que contenait l'acte qui m'a été repris, continua le notaire, j'avais de fortes raisons, et je te les ai données, pour croire qu'il instituait le capitaine légataire universel, et je partais de là pour faire toutes les suppositions dont nous avons parlé, sur le changement dans les sentiments de Gaston envers le capitaine, et par suite dans ses dispositions. Mais, si nous admettons que d'autres personnes que le capitaine figuraient dans cet acte, à un titre quelconque, toutes ces suppositions tombent, et il n'en reste absolument rien, puisqu'il se peut très bien qu'en reprenant son testament, Gaston ait voulu simplement le modifier à l'égard de ces personnes. Ainsi il s'agit de toi, par exemple: Gaston n'est plus satisfait du legs qu'il t'a fait; il reprend donc l'acte, soit pour augmenter ce legs, soit pour le diminuer; les deux hypothèses peuvent se soutenir, tu le reconnais, n'est-ce pas?

--Oui... Je le reconnais.

--Je n'ai pas besoin de te dire que celle de la diminution de ton legs n'est, là, que pour pousser les choses à l'extrême. Je suis certain, au contraire, que ses intentions étaient de l'augmenter; la colère qu'il éprouvait contre toi, chaque fois qu'il payait les intérêts de la somme dont il avait répondu, était tombée depuis le remboursement de cette somme, et d'autre part le sentiment fraternel s'était réveillé dans son cœur, plus fort, plus vivace, à mesure qu'il s'affaiblissait, et qu'en présence de la mort menaçante il se rejetait dans les souvenirs de votre enfance; tu vois donc que les probabilités d'un changement de sentiments du frère sont possibles, tout comme le sont celles d'un changement de sentiments du père pour le fils; il y a eu un moment où tu n'étais plus un frère pour Gaston; il peut tout aussi bien y en avoir eu un autre où le capitaine n'a plus été un fils pour lui.

--Mais ne penches-tu pas pour une plutôt que pour l'autre?

--Je ne devrais pas avoir besoin de te dire que c'est pour l'affaiblissement du sentiment paternel, et la recrudescence du sentiment fraternel. Frappé dans sa tendresse de père par une atteinte grave, Gaston, n'ayant plus de fils, s'est souvenu qu'il avait un frère; sois sûr que, sans votre brouille, il se serait moins vivement attaché au capitaine, de même que, sans son affection pour celui-ci, il aurait éprouvé plus tôt le besoin de se rapprocher de toi, ainsi que de ta fille, dont il aurait fait la sienne. Cela est si vrai que lorsque, pour des causes qui nous échappent, l'affaiblissement du sentiment paternel s'est produit en lui, il a repris son testament et l'a détruit, te faisant ainsi son héritier.

--Que je voudrais te croire!

Se méprenant sur le sens vrai de cette exclamation, Rébénacq crut qu'elle exprimait seulement le regret de ne pouvoir croire à un retour d'affection fraternelle:

--Si tu doutes de moi, dit-il, et de mes suppositions, tu ne peux pas résister aux faits. L'acte a été détruit, n'est-il pas vrai? Alors que veux-tu de plus?


IX

Détruit, il n'eût voulu rien de plus; mais précisément il ne l'était pas, et cet entretien ne le rendait que plus solide, puisque, au lieu d'éclaircir les difficultés, il les obscurcissait encore en les compliquant.

Il avait fallu un aveuglement vraiment incroyable, que seul l'intérêt personnel expliquait, pour s'imaginer que Gaston ne pouvait penser qu'à son fils en modifiant ses dispositions, alors que la raison disait qu'il pouvait tout aussi bien penser à d'autres, celui-ci ou celui-là.

Si, au lieu de vouloir déshériter son fils, il avait voulu déshériter son frère, quelle valeur pouvait-on attribuer à toutes les suppositions qui reposaient sur la première hypothèse? Une seule chose l'appuierait d'une façon sérieuse: ce serait de découvrir une preuve, ou simplement un indice que Gaston avait eu des motifs pour changer ses sentiments à l'égard du capitaine et, par suite, ses dispositions testamentaires envers lui.

Les seuls témoignages qu'il pût consulter étaient les lettres de Léontine Dufourcq à Gaston, et aussi celles du capitaine trouvées à l'inventaire. Jusqu'à ce jour il n'avait pas ouvert ces liasses, retenu par un sentiment de délicatesse envers la mémoire de son frère, mais, à cette heure, ses scrupules devaient céder devant la nécessité. Après le déjeuner, il mit les lettres dans ses poches, et, pour être certain de ne pas se laisser surprendre par sa femme ou sa fille, il alla s'asseoir dans un bois où il serait en sûreté.

La première liasse qu'il ouvrit fut celle de Léontine; elle se composait d'une quarantaine de lettres, toutes numérotées de la main de Gaston par ordre de date; les plis, fortement marqués, montraient qu'elles avaient été souvent lues.

Et, cependant, il ne lui fallut pas longtemps pour constater qu'elles étaient, pour la plupart, d'une banalité et d'une incohérence telles que Gaston, assurément, n'avait pas pu les lire et les relire pour leur agrément. S'il les avait si souvent feuilletées, au point d'en user le papier il fallait donc qu'il leur demandât autre chose que ce qu'elles donnaient réellement.

Quelle chose?--le parfum d'un amour qui lui était resté cher--ou l'éclaircissement d'un mystère qui n'avait cessé de le tourmenter?

C'était ce qu'il fallait trouver, ou tout au moins chercher sans idée préconçue, avec un esprit libre, résolu à ne se laisser diriger que par la vérité.

La première lettre commençait à l'installation de Léontine à Bordeaux, dans une maisonnette du quai de la Souys, c'est-à-dire à une courte distance de la gare du Midi, par où Gaston arrivait et repartait; elle se rapportait presque exclusivement à cette installation, sur laquelle elle insistait avec assez de détails pour qu'on put retrouver cette maisonnette si elle était encore debout; en quelques mots seulement elle se plaignait de la tristesse que lui promettait cette nouvelle existence, loin de sa sœur, loin de son pays, enfermée dans cette maison isolée, où elle n'aurait pour toute distraction que le passage des trains sur le pont, et la vue des bateaux de rivière qui montaient et descendaient avec le mouvement de la marée; mais c'était un sacrifice qu'elle faisait à son amour, sans se plaindre.

Dans la suivante, la plainte se précisait: qui lui eût dit qu'elle serait obligée de se cacher dans le faubourg d'une grande ville, sous un faux nom, et que la récompense de sa tendresse et de sa confiance serait cette vie misérable de fille déshonorée? quelle plus grande preuve d'amour pouvait-elle donner que de l'accepter? En serait-elle récompensée un jour? Tout ce qu'elle demandait dans le présent, c'était que ce sacrifice servît au moins à calmer une jalousie qui la désespérait.

Les suivantes roulaient sur cette jalousie, mais dans une forme vague qui ne révélait rien de nouveau: Gaston était jaloux du jeune Anglais Arthur Burn qui avait habité chez les sœurs Dufourcq et Léontine s'appliquait à détruire cette jalousie. Elle n'avait jamais vu dans Arthur Burn qu'un pensionnaire comme les autres, et le seul sentiment qu'il lui eût inspiré, c'était la pitié. Comment n'eût-elle pas eu de compassion pour un pauvre garçon condamné à mort qui passait ses journées dans la souffrance? Mais, d'autre part, comment eut-elle éprouvé de l'amour pour un infirme qui faisait de son corps une boîte à pharmacie? Pouvait-on admettre, raisonnablement, qu'elle était assez aveugle, ou assez folle, pour préférer à un homme jeune, sain, vigoureux, doué de toutes les qualités qui rendaient Gaston irrésistible, un invalide chagrin, couvert d'emplâtres, qui puait la maladie, et que les servantes, même les moins difficiles, refusaient de soigner? Il avait quitté Peyrehorade en même temps qu'elle s'installait à Bordeaux. Cela était vrai. Mais qu'importait? Est-ce que, s'il y avait eu complicité entre eux, elle n'aurait pas su obtenir de lui qu'il se conduisit de manière à éviter les soupçons? Était-ce quand il y avait le plus grand intérêt dans le présent comme dans l'avenir, pour elle et plus encore pour son enfant, à ne pas les provoquer, qu'elle allait commettre une imprudence, aussi bête que maladroite?

Douze lettres se succédaient dans ce ton, montrant ainsi que, pendant plusieurs semaines, Léontine n'avait écrit à Gaston que pour se défendre, et que, malgré tout, les griefs de celui-ci ne cédaient point à ses argumentations. Quand elle ne plaidait point pour sa fidélité, elle se répandait en protestations de tendresse qui semblaient indiquer qu'elle avait trouvé dans Manon Lescaut un modèle, qu'en fille illettrée qu'elle était elle imitait servilement: Je te jure, mon cher Gaston, que tu es l'idole de mon cœur et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t'aime. Je t'adore, compte là-dessus, mon chéri, et ne t'inquiète pas du reste.» Gaston, grand chasseur bien plus que grand lecteur, et surtout lecteur de romans, avait pu prendre cela pour de l'inédit et s'en contenter; tel qu'il était, il n'y avait rien d'invraisemblable à admettre que Léontine l'adorait et faisait de lui l'idole de son cœur.

Mais ce dont il ne pouvait certainement pas se contenter, c'était des explications relatives à Arthur Burn; la lettre qui suivait celles-là le prouvait par son papier si usé aux plis qu'il avait été raccommodé avec des bandes de timbres-poste; combien fallait-il qu'il eût été lu de fois, relu, tourné et retourné, étudié, pour en arriver à cet état de vétusté!

«Est-ce que si j'avais eu des reproches à m'adresser, idole de mon cœur, j'aurais jamais avoué m'être rencontrée avec M. Burn? Est-ce que, si j'avais voulu nier cette rencontre, je n'aurais pas pu le faire de façon à te convaincre qu'elle n'avait jamais eu lieu? Ce n'était pas bien difficile, cela. Qui m'avait vue? Un homme en qui tu pouvais n'avoir qu'une confiance douteuse. J'aurais contesté son témoignage; je t'aurais affirmé n'être pas sortie ce jour-là. Et, entre lui et moi, j'ai la fierté de croire que tu n'aurais pas hésité. Mais c'eût été un mensonge, une bassesse, une chose indigne de moi, indigne de mon amour, un soupçon contre toi, ce que je n'ai jamais fait, ce que je ne ferai jamais, car je ne veux pas plus m'abaisser moi-même devant toi que je ne peux t'abaisser dans mon cœur.

«C'est pourquoi, quand tu m'as dit, le visage bouleversé, les yeux sombres et la voix tremblante d'angoisse et de colère, je crois bien des deux: «Tu as vu M. Burn?» je t'ai répondu: «C'est vrai»; et je t'ai expliqué comment cette rencontre, due seulement au hasard, avait eu lieu.

«Pourtant, malgré mes explications aussi franches que claires, je sens bien que tu es parti fâché contre moi, et, ce qui est plus triste encore, inquiet et malheureux. Je ne veux pas que cela soit, mon chéri; je ne veux pas que tu doutes de moi qui t'adore; je ne veux pas que tu te tourmentes; c'est bien assez que tu aies à souffrir de notre séparation.

«Aussi, après l'affreuse nuit que je viens de passer à me désespérer de t'avoir fait de la peine, je veux que ma première pensée, ce matin en me levant, soit pour te rassurer en te répétant ce que j'ai dit: il me semble que quand tu le verras en ordre sur le papier, s'il m'est possible de mettre de l'ordre dans mes idées, tu reconnaîtras que dans cette malheureuse rencontre il n'y a rien pour te tourmenter.

«Comme je te l'ai dit, j'étais sortie pour une petite promenade sur le quai. En cela j'ai eu tort, je le reconnais; j'aurais dû restera la maison. Mais que veux-tu, n'avoir pour toute distraction que de regarder passer les trains ou les bateaux, cela devient ennuyeux à la fin; et n'avoir pour tout exercice qu'à tourner dans un jardin grand comme une serviette, ça étourdit.

«J'étais donc sortie, et machinalement sans savoir ce que je faisais, où j'allais, sans me rendre compte de la distance, j'étais arrivée au bout du pont, où je m'étais arrêtée à regarder le mouvement des navires mouillés dans la rivière que la marée montante faisait tourner sur leurs ancres, quand je sens que quelqu'un s'est arrêté derrière moi, tout contre moi, et me regarde.

«Tu penses si je suis émue. Alors, sans même me retourner, je veux continuer mon chemin. Mais une main me prend doucement par le bras, et une voix me dit avec l'accent anglais: «Je vous fais peur, mademoiselle?» C'était M. Burn. Je te demande si je pouvais l'éviter, malgré l'envie que j'en avais. Il me dit qu'il vient d'Arcachon où il est resté depuis son départ de Peyrehorade, et qu'il se rend à la gare de la Bastide pour prendre le train de Paris. Moi je ne lui dis rien, pensant qu'il va m'abandonner. Pas du tout. Comme il est en avance, il trouve que c'est un moyen de tuer le temps que de me faire la conversation.

«C'est à ce moment, sans doute, qu'est passé celui qui t'a dit m'avoir vue en compagnie de M. Burn; ce ne peut être qu'à ce moment, puisque nous ne sommes pas restés ensemble plus de huit ou dix minutes. J'avoue que je n'ai pas bien conscience du temps, car j'étais mal à mon aise. Je n'avais su que répondre quand il m'avait montré de la surprise de me rencontrer à Bordeaux, alors qu'il me croyait en Champagne; et je ne savais aussi que dire pendant qu'il m'examinait: je sentais que ma grossesse sautait aux yeux, ainsi que ma confusion. Ces quelques instants dont on me fait un crime m'ont, pourtant été bien cruels. Enfin, il me quitta avec un air de pitié qui n'était pas pour me rendre courage, et je rentrai à la maison, me reprochant cette malheureuse sortie, mais sans prévoir les conséquences qu'elle allait avoir.

«Voilà la vérité, idole de mon cœur, toute la vérité, telle que je te l'ai dite franchement, telle que je te la répète pour qu'elle te rassure, te calme, pour qu'elle t'empêche de douter de moi. Interroge ta conscience, mon chéri, et je suis sûre que sa voix te répondra que tu ne peux me soupçonner. Écoute-la, écoute aussi la raison qui te dira que je serais la plus bête ou la plus folle des femmes de te tromper. Suis-je cette bête? Suis-je cette folle? Folle d'amour, oui, je la suis; folle d'amour pour toi, je l'ai été du jour où je t'ai vu, et je la serai jusqu'à la mort. Parce que je t'ai écouté, parce que j'ai cédé à ta parole, à tes beaux yeux, à ta passion, à ton élégance, à ta noblesse, à tout ce qui fait ton prestige, peux-tu supposer que j'aurais cédé à un autre? Mais il n'y a qu'un Gaston au monde pour moi, et il ne peut pas me faire un crime de ce qu'il est irrésistible.

«C'est m'accuser du plus misérable et du plus lâche des crimes, de penser que M. Burn peut être pour moi autre chose qu'un indifférent. Est-ce que j'aurais eu des yeux pour toi, est-ce que je t'aurais écouté, est-ce que je me serais donnée, si j'avais aimé ce pauvre garçon, ou même si simplement j'avais été aimée de lui? Il est orphelin, il est riche, il ne dépend de personne, ni d'une famille, ni du monde, ni de rien: aimée par lui, je me serais fait épouser, et malade comme il l'est, ayant besoin de soins, j'imagine que cela n'aurait pas été difficile... au cas où il m'aurait aimée, bien entendu.

«As-tu un indice, une preuve, n'importe quoi qui laisse supposer que j'aie fait ce calcul? Je te le demande, et m'en rapporte à tes souvenirs.

«Quand nous nous sommes vus, avais-je l'air d'une fille gardée par un sentiment tendre, un amour, un engagement, des projets quelconques? T'ai-je jamais opposé la moindre résistance dans tout ce que tu as voulu de moi? N'ai-je pas été aussi souple entre tes mains, aussi docile à tes désirs que peut l'être une fille libre de toute dépendance étrangère?

«Je ne dis pas cela pour m'être donnée à toi, car j'ai cédé autant à mon amour qu'au tien, mais pour le reste, pour tout ce qui s'est passé à partir de ce moment.

«Quand tu as voulu que je cache ma grossesse, t'ai-je opposé de la résistance? Et, cependant, j'avais bien le droit d'élever la voix et de te dire que, puisque j'étais une honnête fille, tu avais des devoirs d'honnête homme envers moi. L'ai-je fait? Non. Tu m'as représenté que tu devais ménager ton père et les lois du monde auquel tu appartiens, qu'il fallait attendre, ne rien brusquer, et sans résistance, mais non sans souffrance, sans honte, sans chagrin, j'ai accepté ce que tu voulais.

«Tu as trouvé que je devais quitter ma sœur et notre maison pour venir me cacher ici, je t'ai obéi sans t'opposer d'objections, bien que je ne fusse pas assez aveugle pour ne pas voir ce que serait la vie que tu m'imposais, loin de toi dont je serais séparée, loin des miens, prisonnière, abandonnée, seule avec mes pensées qui ne seraient pas gaies, je l'imaginais bien.

«Est-ce qu'à ce moment j'aurais accepté si M. Burn ne m'avait pas été étranger?

«Je n'ai vu que toi, je n'ai pensé qu'à la plus grande marque d'amour qu'il me fût possible de te donner.

«Pour tout dire, pour être franche jusqu'au bout, j'ajoute que j'ai pensé aussi à notre enfant, et que ce que je faisais pour toi, tu le lui rendrais.

«Que tu doutes de moi, que tu m'accuses, rien ne peut m'être plus cruel, et il faut que je t'aime comme je t'aime, que je sois ton esclave, ta chose, pour le supporter sans révolte; mais, enfin, si douloureux que cela soit, dans le moment où tu me frappes de tes soupçons, je ne perds pas tout courage parce que je sais que je te ferai revenir à d'autres sentiments, et qu'il n'y a de coupable en toi que ta nature inquiète et jalouse. Tu es ainsi, et ne peux rien contre toi; ton esprit toujours en éveil t'emporte et rien ne t'arrête, ni la raison, ni la vraisemblance, ni la justice, jusqu'à ce que la voix de ton cœur parle et te montre ton erreur.

«Mais si je peux, maintenant que je te connais, accepter ces doutes, je ne veux pas qu'ils effleurent notre enfant; je ne veux pas que tu le regardes de cet air sombre et anxieux dont tu regardes la mère en te posant toutes sortes de questions folles ou absurdes: pour lui je ferai tous les sacrifices; et par lui tu auras toujours la femme la plus tendre, la plus soumise, la plus dévouée, la plus fidèle jusqu'à mon dernier soupir.

«De toi à lui il n'y a pas de question à te poser, tu n'as qu'un mot à dire: «--Je suis son père, et lui dois la tendresse, les soins l'amour d'un père.»

«C'est pour lui que je t'écris cette longue lettre, bien plus que pour moi, car malgré tout je sens que je n'ai pas à plaider ma cause qui est si bonne qu'en ce moment même, j'en suis sûre, tu ne penses qu'à me faire oublier le chagrin que tu m'as causé. Sois tranquille, cela ne sera pas difficile, et tu n'auras qu'à paraître pour me trouver telle que j'ai toujours été et serai toujours,

«Ta bien aimée,

«Léontine.»

Il avait lu les lettres précédentes aussi vivement que le permettait leur écriture peu nette; de celle-là, au contraire, il pesa chaque mot, chaque phrase, et quand il arriva à la fin, il la reprit au commencement.

Mais, si attentif qu'il fût, il n'y trouva rien qu'il ne connût déjà, si ce n'est des indications sur le caractère et la nature de Léontine qui justifiaient tous les soupçons.

Malgré ses protestations d'amour et ses serments, il paraissait bien certain que cette coquette de village avait manœuvré entre Arthur Burn et Gaston de façon à les ménager également, écrivant très probablement à celui-ci les mêmes lettres qu'à celui-là, sans savoir au juste lequel des deux était le plus «idole de son cœur», à moins qu'il ne le fussent ni l'un ni l'autre.

S'il en était ainsi, et tout semblait l'indiquer, on comprenait par quelles incertitudes Gaston, passionnément épris de cette femme, avait passé et quels avaient été ses soupçons; mais, si toute sa vie il s'était débattu contre l'obsession du doute, lui qui mieux que tout autre était en situation de trancher la question de paternité, n'était-ce pas folie de s'imaginer qu'après trente ans passés on verrait clair là où il s'était perdu dans l'obscurité, n'ayant pour se guider que ces lettres? Quand on les relirait cent fois comme Gaston les avait lues, elles ne livreraient pas plus leur secret que trente ans auparavant: des inductions, des hypothèses, elles les permettaient toutes; des certitudes, elles n'en fourniraient aucune, si les dernières n'étaient pas plus précises.

Elles ne l'étaient point: partout Léontine se défendait contre la jalousie de Gaston par de vagues protestations; nulle part elle prenait corps à corps un des griefs, auxquels elle répondait: «Je t'aime, compte là-dessus»; et c'était toujours le même refrain.

(A suivre.)

Hector Malot.