The Project Gutenberg eBook of Le diable boiteux, tome II

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Title: Le diable boiteux, tome II

Author: Alain René Le Sage

Editor: Pierre Jannet

Release date: November 10, 2013 [eBook #44142]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II ***

LE
DIABLE BOITEUX

PAR LE SAGE

SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID
ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES

PAR LE MÊME AUTEUR

ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE
PAR M. PIERRE JANNET

TOME II

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27, PASSAGE CHOISEUL, 27

M DCCC LXXVI

Tous droits réservés.

E. PICARD.

IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Ce, A SAINT-GERMAIN.

LE
DIABLE BOITEUX

CHAPITRE XIII
La force de l'amitié.

HISTOIRE.

Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son valet de chambre, s'éloignait à grandes journées du lieu de sa naissance, pour éviter les suites d'une tragique aventure. Il était à deux petites lieues de la ville de Valence, lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une dame qui descendait d'un carrosse avec précipitation: aucun voile ne couvrait son visage, qui était d'une éclatante beauté, et cette charmante personne paraissait si troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin de secours, ne manqua pas de lui offrir celui de sa valeur.

«Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que vous me faites: il semble que le ciel vous ait envoyé ici pour détourner le malheur que je crains. Deux cavaliers se sont donné rendez-vous dans ce bois; je viens de les y voir entrer tout à l'heure; ils vont se battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez m'aider à les séparer.» En achevant ces mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, après avoir laissé son cheval à son valet, se hâta de la joindre.

«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées, et bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes qui se battaient avec fureur. Le Tolédan courut à eux pour les séparer, et, en étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le sujet de leur différend.

«Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadrique de Mendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons dona Théodora, cette dame que vous accompagnez; elle a toujours fait peu d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités. Pour moi, j'avais dessein de continuer à la servir malgré son indifférence; mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s'est avisé de me faire un appel.

«—Il est vrai, interrompit don Alvar, que j'ai jugé à propos d'en user ainsi: je crois que si je n'avais point de rival, dona Théodora pourrait m'écouter: je veux donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me défaire d'un homme qui s'oppose à mon bonheur.

«—Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, je n'approuve point votre combat; il offense dona Théodora: on saura bientôt dans le royaume de Valence que vous vous serez battus pour elle: l'honneur de votre dame vous doit être plus cher que votre repos et que vos vies. D'ailleurs, quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire? Après avoir exposé la réputation de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra d'un œil plus favorable? Quel aveuglement! Croyez-moi, faites plutôt sur vous, l'un et l'autre, un effort plus digne des noms que vous portez: rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment inviolable, engagez-vous tous deux à souscrire à l'accommodement que j'ai à vous proposer; votre querelle peut se terminer sans qu'il en coûte du sang.

«—Eh! de quelle manière? s'écria don Alvar.—Il faut que cette dame se déclare, répliqua le Tolédan; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de vous, et que l'amant sacrifié, loin de s'armer contre son rival, lui laisse le champ libre.—J'y consens, dit don Alvar, et j'en jure par tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona Théodora se détermine: qu'elle me préfère, si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins insupportable que l'affreuse incertitude où je suis.—Et moi, dit à son tour don Fadrique, j'en atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore ne prononce point en ma faveur, je vais m'éloigner de ses charmes; et si je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus.»

«Alors le Tolédan, se tournant vers dona Théodora: «Madame, lui dit-il, c'est à vous de parler: vous pouvez d'un seul mot désarmer ces deux rivaux; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la constance.—Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur accommodement? J'estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvar, mais je ne les aime point; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte que leur combat pourrait porter à ma gloire, je donne des espérances que mon cœur ne saurait avouer.

«—La feinte n'est plus de saison, Madame, reprit le Tolédan; il faut, s'il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers soient également bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un que pour l'autre: je m'en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue agitée.

«—Vous expliquez mal cette frayeur, répartit dona Théodora: la perte de l'un ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait sans doute, et je me la reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause innocente; mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui menace ma réputation a fait toute ma crainte.»

«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit enfin patience. «C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame refuse de terminer la chose à l'amiable, le sort des armes en va donc décider.» En parlant de cette sorte, il se mit en devoir de pousser don Fadrique, qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir.

«Alors la dame, plus effrayée par cette action que déterminée par son penchant, s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais vous satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui intéresse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Mendoce que je donne la préférence.»

«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un seul mot, courut délier son cheval, qu'il avait attaché à un arbre, et disparut en jetant des regards furieux sur son rival et sur sa maîtresse. L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie: tantôt il se mettait à genoux devant dona Théodora, tantôt il embrassait le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur marquer toute la reconnaissance dont il se sentait pénétré.

«Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloignement de don Alvar, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'engager à souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite, mais pour qui son cœur n'était point prévenu.

«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas de la préférence que je vous ai donnée; vous la devez à la nécessité où je me suis trouvée de prononcer entre vous et don Alvar; ce n'est pas que je n'aie toujours fait beaucoup plus de cas de vous que de lui: je sais bien qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez: vous êtes le cavalier de Valence le plus parfait, c'est une justice que je vous rends; je dirai même que la recherche d'un homme tel que vous peut flatter la vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle soit pour moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes à plaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je ne veux pourtant pas vous ôter toute espérance de toucher mon cœur: mon indifférence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste encore de la perte que j'ai faite depuis un an de don André de Cifuentes, mon mari. Quoique nous n'ayons pas été longtemps ensemble, et qu'il fût dans un âge avancé lorsque mes parents, éblouis de ses richesses, m'obligèrent à l'épouser, j'ai été fort affligée de sa mort: je le regrette encore tous les jours.

«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? ajouta-t-elle; il ne ressemblait nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se persuader qu'une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur faiblesse, sont eux-mêmes des témoins assidus de tous ses pas, ou la font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas! il avait en ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable. D'ailleurs, sa complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait son unique étude d'aller au-devant de tout ce que je paraissais souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce, que l'on n'oublie pas aisément un homme d'un caractère si aimable: il est toujours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu, sans doute, à détourner mon attention de tout ce que l'on fait pour me plaire.»

«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit dona Théodora: «Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie d'apprendre de votre propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que vous avez méprisé mes soins: j'espère que vous vous rendrez un jour à ma constance.—Il ne tiendra point à moi que cela n'arrive, reprit la dame, puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de votre amour: tâchez de me donner du goût pour vos galanteries; faites en sorte que je vous aime: je ne vous cacherai point les sentiments favorables que j'aurai pris pour vous; mais si malgré tous vos efforts vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez pas en droit de me faire des reproches.»

«Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce que la dame prit la main du Tolédan et tourna brusquement ses pas du côté de son équipage. Il alla détacher son cheval qui était attaché à un arbre, et, le tirant après lui par la bride, il suivit dona Théodora, qui monta dans son carrosse avec autant d'agitation qu'elle en était descendue; la cause toutefois en était bien différente. Le Tolédan et lui l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes de Valence, où ils se séparèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena dans la sienne le Tolédan.

«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien régalé, il lui demanda en particulier ce qui l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire un long séjour. «J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui répondit le Tolédan: j'y passe seulement pour aller gagner la mer, et m'embarquer dans le premier vaisseau qui s'éloignera des côtes d'Espagne; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde j'acheverai le cours d'une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de ces funestes climats.—Que dites-vous? répliqua don Fadrique avec surprise; qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr ce que tous les hommes aiment naturellement?—Après ce qui m'est arrivé, répartit le Tolédan, mon pays m'est odieux, et je n'aspire qu'à le quitter pour jamais.—Ah! seigneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de compassion, que j'ai d'impatience de savoir vos malheurs! si je ne puis soulager vos peines, je suis du moins disposé à les partager. Votre physionomie m'a d'abord prévenu pour vous; vos manières me charment, et je sens que je m'intéresse déjà vivement à votre sort.

«—C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don Fadrique, répondit le Tolédan; et pour reconnaître en quelque sorte les bontés que vous me témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous voyant tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai penché de votre côté. Un mouvement d'inclination, que je n'ai jamais senti à la première vue de personne, me fit craindre que dona Théodora ne vous préférât votre rival, et j'eus de la joie lorsqu'elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez depuis si bien fortifié cette première impression, qu'au lieu de vouloir vous cacher mes ennuis, je cherche à m'épancher, et trouve une douceur secrète à vous découvrir mon âme; apprenez donc mes malheurs.

«Tolède m'a vu naître, et don Juan de Zarate est mon nom. J'ai perdu presque dès mon enfance ceux qui m'ont donné le jour, de manière que je commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu'ils m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de ma main, et que je me croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon cœur dans le choix que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite, sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à l'inégalité de nos conditions. J'étais charmé de mon bonheur, et, pour mieux goûter le plaisir de posséder une personne que j'aimais, je la menai, peu de jours après mon mariage, à une terre que j'ai à quelques lieues de Tolède.

«Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terre, vint, un jour qu'il chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma femme et en devint amoureux; je le crus du moins, et ce qui acheva de me le persuader, c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement, ce qu'il avait jusque-là fort négligé; il me mit de ses parties de chasse, me fit force présents, et encore plus d'offres de services.

«Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec mon épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait cette pensée; effectivement, si j'eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma femme, j'aurais évité les malheurs qui me sont arrivés; mais la confiance que j'avais en elle me rassura. Il me parut qu'il n'était pas possible qu'une personne que j'avais épousée sans dot et tirée d'un état obscur fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas! je la connaissais mal. L'ambition et la vanité, qui sont deux choses si naturelles aux femmes, étaient les plus grands défauts de la mienne.

«Dès que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement d'un homme que l'on traitait d'Excellence chatouilla son orgueil et remplit son esprit de fastueuses chimères; elle s'en estima davantage et m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa reconnaissance, ne fit plus que m'attirer ses mépris: elle me regarda comme un mari indigne de sa beauté, et il lui sembla que, si ce grand seigneur qui était épris de ses charmes l'eût vue avant son mariage, il n'aurait pas manqué de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et séduite par quelques présents qui la flattaient, elle se rendit aux secrets empressements du duc.

«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de leur intelligence; mais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu'à l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement de ma femme; elle ne m'attendait pas sitôt: elle venait de recevoir une lettre du duc, et se préparait à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue; j'en frémis, et, voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai qu'elle me trahissait. Je la pressai de me montrer ce qu'elle écrivait; mais elle s'en défendit, de sorte que je fus obligé d'employer jusqu'à la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité; je tirai de son sein, malgré toute sa résistance, une lettre qui contenait ces paroles:

Languirai-je toujours dans l'attente d'une seconde entrevue? Que vous êtes cruelle, de me donner les plus douces espérances et de tant tarder à les remplir! Don Juan va tous les jours à la chasse, ou à Tolède: ne devrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayez plus d'égard à la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, Madame: songez que si c'est un plaisir d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment d'en attendre longtemps la possession.

«Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage; je mis la main sur ma dague, et dans mon premier mouvement je fus tenté d'ôter la vie à l'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant réflexion que c'était me venger à demi, et que mon ressentiment demandait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur. Je dissimulai; je dis à ma femme, avec le moins d'agitation qu'il me fut possible: «Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat de son rang ne devait point vous éblouir; mais les jeunes personnes aiment le faste: je veux croire que c'est là tout votre crime, et que vous ne m'avez point fait le dernier outrage: c'est pourquoi j'excuse votre indiscrétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu'à la mériter.»

«Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant pour la laisser se remettre du trouble où étaient ses esprits, que pour chercher la solitude dont j'avais besoin moi-même pour calmer la colère qui m'enflammait. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du moins un air tranquille pendant deux jours; et le troisième, feignant d'avoir à Tolède une affaire de la dernière conséquence, je dis à ma femme que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la priais d'avoir soin de sa gloire pendant mon absence.

«Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre d'un domestique fidèle, d'où je pouvais voir tout ce qui entrait dans ma maison. Je ne doutais point que le duc n'eût été informé de mon départ, et je m'imaginais qu'il ne manquerait pas de vouloir profiter de la conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; je me promettais une entière vengeance.

«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: loin de remarquer qu'on se disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus au contraire que l'on fermait les portes avec exactitude, et trois jours s'étant écoulés sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait enfin rompu tout commerce avec son amant.

«Prévenu de cette opinion, je perdis le désir de me venger, et, me livrant aux mouvements d'un amour que la colère avait suspendu, je courus à l'appartement de ma femme: je l'embrassai avec transport, et lui dis: «Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint ce voyage pour vous éprouver. Vous devez pardonner ce piége à un mari dont la jalousie n'était pas sans fondement: je craignais que votre esprit, séduit par de superbes illusions, ne fût pas capable de se détromper; mais, grâces au ciel, vous avez reconnu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus notre union.»

«Ma femme me parut touchée de ces paroles, et, laissant couler quelques pleurs: «Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, de vous avoir donné sujet de soupçonner ma fidélité! J'ai beau détester ce qui vous a si justement irrité contre moi; mes yeux depuis deux jours sont vainement ouverts aux larmes, toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles: je ne regagnerai jamais votre confiance.—Je vous la redonne, Madame, interrompis-je tout attendri de l'affliction qu'elle faisait paraître, je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez.»

«En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais eus auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avaient été si cruellement troublés: ils devinrent même plus piquants; car ma femme, comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de l'offense qu'elle m'avait faite, prenait plus de soin de me plaire qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais plus de vivacité dans ses caresses, et peu s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin qu'elle m'avait causé.

«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en parut alarmée: elle passait le jour auprès de moi; et la nuit, comme j'étais dans un appartement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour apprendre par elle-même de mes nouvelles: enfin, elle montrait une extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j'avais besoin; il semblait que sa vie fût attachée à la mienne. De mon côté, j'étais si sensible à toutes les marques de tendresse qu'elle me donnait, que je ne pouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, elles n'étaient pas aussi sincères que je me l'imaginais.

«Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de chambre vint me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché d'interrompre votre repos; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir vous cacher ce qui se passe en ce moment chez vous: le duc de Naxera est avec madame.»

«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon valet sans pouvoir lui parler: plus je pensais au rapport qu'il me faisait, plus j'avais de peine à le croire véritable. «Non, Fabio, m'écriai-je, il n'est pas possible que ma femme soit capable d'une si grande perfidie! Tu n'es point assuré de ce que tu dis.—Seigneur, reprit Fabio, plût au ciel que j'en pusse encore douter; mais de fausses apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je soupçonne qu'on introduit presque toutes les nuits le duc dans l'appartement de madame: je me suis caché pour éclaircir mes soupçons, et je ne suis que trop persuadé qu'ils sont justes.»

«A ce discours, je me levai tout furieux; je pris ma robe de chambre et mon épée, et marchai vers l'appartement de ma femme, accompagné de Fabio, qui portait de la lumière. Au bruit que nous fîmes en entrant, le duc, qui était assis sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet qu'il avait à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me tira: mais ce fut avec tant de trouble et de précipitation, qu'il me manqua. Alors je m'avançai sur lui brusquement et lui enfonçai mon épée dans le cœur. Je m'adressai ensuite à ma femme, qui était plus morte que vive: «Et toi, lui dis-je, infâme, reçois le prix de toutes tes perfidies.» En disant cela, je lui plongeai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son amant.

«Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, et j'avoue que j'aurais pu assez punir une épouse infidèle sans lui ôter la vie; mais quel homme pourrait conserver sa raison dans une pareille conjoncture? Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie; représentez-vous toutes ses démonstrations d'amitié, toutes les circonstances, toute l'énormité de sa trahison, et jugez si l'on ne doit point pardonner sa mort à un mari qu'une si juste fureur animait.

«Pour achever cette tragique histoire en deux mots: après avoir pleinement assouvi ma vengeance, je m'habillai à la hâte; je jugeai bien que je n'avais pas de temps à perdre; que les parents du duc me feraient chercher par toute l'Espagne, et que, le crédit de ma famille ne pouvant balancer le leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger: c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le jour, suivi du valet qui m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris la route de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau qui ferait voile vers l'Italie. Comme je passais aujourd'hui près du bois où vous étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui m'a prié de la suivre et de l'aider à vous séparer.»

«Après que le Tolédan eût achevé de parler, don Fadrique lui dit: «Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera; soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire: vous demeurerez, s'il vous plaît, chez moi, en attendant l'occasion de passer en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence; vous serez plus en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être uni désormais avec vous d'une étroite amitié.»

«Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnaissance, et accepta l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie, seigneur don Cléofas, poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers se sentirent tant d'inclination l'un pour l'autre, qu'en peu de jours il se forma entr'eux une amitié comparable à celle d'Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal, ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, que ce qui plaisait à don Fadrique ne manquait pas de plaire à don Juan; c'était le même caractère: enfin ils étaient faits pour s'aimer. Don Fadrique, surtout, était enchanté des manières de son ami: il ne pouvait même s'empêcher de les vanter à tout moment à dona Théodora.

«Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours avec indifférence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en était très-mortifié, et s'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le consoler, lui disait que les femmes les plus insensibles se laissaient enfin toucher; qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre ce temps favorable; qu'il ne perdît point courage; que sa dame, tôt ou tard, récompenserait ses services. Ce discours, quoique fondé sur l'expérience, ne rassurait point le timide Mendoce, qui craignait de ne pouvoir jamais plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte le jeta dans une langueur qui faisait pitié à don Juan; mais don Juan fut bientôt plus à plaindre que lui.

«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona Théodora; cependant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait son ami, il ne songea qu'à la combattre; et, persuadé qu'il ne la pouvait vaincre qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait naître, il résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le voulait mener chez elle, il trouvait toujours quelque prétexte pour s'en excuser.

«D'une autre part, don Fadrique n'allait pas une fois chez la dame, qu'elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un jour qu'elle lui faisait cette question il lui répondit en souriant que son ami avait ses raisons. «Et quelles raisons peut-il avoir de me fuir? dit dona Théodora.—Madame, répartit Mendoce, comme je voulais aujourd'hui vous l'amener, et que je lui marquais quelque surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il faut que je vous révèle pour le justifier. Il m'a dit qu'il avait fait une maîtresse, et que, n'ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans cette ville, les moments lui étaient chers.

«—Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la veuve de Cifuentes: il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs amis.» Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Théodora; il crut que la vanité seule en était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame n'était qu'un simple dépit de se voir négligée. Il se trompait dans sa conjecture: un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion qu'elle laissait paraître; mais de peur qu'il ne démêlât ses sentiments, elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l'entretien, un enjouement qui aurait mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand il n'aurait pas d'abord pris le change.

«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une profonde rêverie: elle sentit alors toute la force de l'inclination qu'elle avait conçue pour don Juan, et, la croyant plus mal récompensée qu'elle ne l'était: «Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en soupirant, se plaît à enflammer des cœurs qui ne s'accordent pas? Je n'aime pas don Fadrique qui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une autre que moi occupe la pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher mon indifférence: ton ami t'en venge assez.»

«A ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre quelques larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des amants, vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle se représenta que sa rivale pouvait n'être pas fort dangereuse: que don Juan était peut-être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles liens n'étaient pas difficiles à rompre. Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire, elle résolut d'entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand ils furent tous deux seuls, dona Théodora prit ainsi la parole:

«Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan, vous ne venez plus chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble, de me plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de votre propre mouvement que vous me fuyez: votre dame vous aura sans doute défendu de me voir. Avouez-le-moi, don Juan, et je vous excuse: je sais que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils n'oseraient désobéir à leurs maîtresses.

«—Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vous étonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie: contentez-vous d'apprendre que j'ai raison de vous éviter.—Quelle que puisse être cette raison, reprit dona Théodora toute émue, je veux que vous me la disiez.—Hé bien, Madame, répartit don Juan, il faut vous obéir; mais ne vous plaignez pas si vous en entendez plus que vous n'en voulez savoir.

«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait quitter la Castille. En m'éloignant de Tolède, le cœur plein de ressentiment contre les femmes, je les défiais toutes de me jamais surprendre. Dans cette fière disposition, je m'approchai de Valence; je vous rencontrai, et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je soutins vos premiers regards sans en être troublé: je vous ai revue même depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cher quelques jours de fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; votre beauté, votre esprit, tous vos charmes se sont exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai pour vous tout l'amour que vous êtes capable d'inspirer.

«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a dit que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire: c'est une fausse confidence que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que j'aurais pu lui donner en refusant toujours de vous venir voir avec lui.»

«Ce discours, à quoi dona Théodora ne s'était point attendue, lui causa une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai qu'elle ne se mit point en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer ses yeux de quelque rigueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre, et lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, don Juan; je veux aussi vous découvrir le mien: écoutez-moi.

«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement de Mendoce, je menais une vie douce et tranquille, lorsque le hasard vous fit passer près du bois où nous nous rencontrâmes. Malgré l'agitation où j'étais alors, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez votre secours de très-bonne grâce, et la manière avec laquelle vous sûtes séparer deux rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort avantageuse de votre adresse et de votre valeur. Le moyen que vous proposâtes pour les accorder me déplut: je ne pouvais sans beaucoup de peine me résoudre à choisir l'un ou l'autre; mais, pour ne vous rien déguiser, je crois que vous aviez déjà un peu de part à ma répugnance: car dans le même moment que, forcée par la nécessité, ma bouche nomma don Fadrique, je sentis que mon cœur se déclarait pour l'inconnu. Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, après l'aveu que vous m'avez fait, votre mérite a augmenté l'estime que j'avais pour vous.

«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un mystère de mes sentiments: je vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel; mais je crois que l'on peut sans scrupule découvrir une tendresse innocente à un homme qui n'a que des vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous m'aimiez, et j'en rends grâces au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour l'autre.»

«Après ce discours, la dame se tut pour laisser parler don Juan, et lui donner lieu de faire éclater les transports de joie et de reconnaissance qu'elle croyait lui avoir inspirés; mais au lieu de paraître enchanté des choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste et rêveur.

«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; quand, pour vous faire un sort qu'un autre que vous pourrait trouver digne d'envie, j'oublie la fierté de mon sexe, et vous montre une âme charmée, vous résistez à la joie que doit vous causer une déclaration si obligeante! vous gardez un silence glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux. Ah! don Juan, quel étrange effet produisent en vous mes bontés!

«—Eh! quel autre effet, Madame, répondit tristement le Tolédan, peuvent-elles faire sur un cœur comme le mien? Je suis d'autant plus misérable que vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas ce que Mendoce fait pour moi: vous savez quelle tendre amitié nous lie: pourrais-je établir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces espérances?—Vous avez trop de délicatesse, dit dona Théodora: je n'ai rien promis à don Fadrique; je puis vous offrir ma foi sans mériter ses reproches, et vous pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue que l'idée d'un ami malheureux doit vous causer quelque peine; mais, don Juan, est-elle capable de balancer l'heureux destin qui vous attend?

«—Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton ferme: un ami tel que Mendoce a plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était possible de concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous me trouveriez à plaindre! Don Fadrique n'a rien de caché pour moi; mes intérêts sont devenus les siens: les moindres choses qui me regardent ne sauraient échapper à son attention, ou, pour tout dire en un mot, je partage son âme avec vous.

«Ah! si vous vouliez que je profitasse de vos bontés, il fallait me les laisser voir avant que j'eusse formé les nœuds d'une amitié si forte. Charmé du bonheur de vous plaire, je n'aurais alors regardé Mendoce que comme un rival: mon cœur, en garde contre l'affection qu'il me marquait, n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui tout ce que je lui dois; mais, Madame, il n'est plus temps; j'ai reçu tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi le penchant que j'avais pour lui: la reconnaissance et l'inclination me lient et me réduisent enfin à la cruelle nécessité de renoncer au sort glorieux que vous me présentez.»

«En cet endroit, dona Théodora, qui avait les yeux couverts de larmes, prit son mouchoir pour s'essuyer. Cette action troubla le Tolédan; il sentit chanceler sa constance: il commençait à ne répondre plus de rien. «Adieu, Madame, continua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu, il faut vous fuir pour sauver ma vertu; je ne puis soutenir vos pleurs, ils vous rendent trop redoutable. Je vais m'éloigner de vous pour jamais, et pleurer la perte de tant de charmes que mon inexorable amitié veut que je lui sacrifie.» En achevant ces paroles il se retira avec un reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de peine à conserver.

«Après son départ, la veuve de Cifuentes fut agitée de mille mouvements confus: elle eut honte de s'être déclarée à un homme qu'elle n'avait pu retenir; mais, ne pouvant douter qu'il ne fût fortement épris, et que le seul intérêt d'un ami ne lui fît refuser la main qu'elle lui offrait, elle fut assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'amitié, au lieu de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de s'affliger quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle résolut d'aller dès le lendemain à la campagne pour dissiper ses chagrins, ou plutôt pour les augmenter, car la solitude est plus propre à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.

«Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était enfermé dans son appartement pour s'abandonner en liberté à sa douleur. Après ce qu'il avait fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui était permis du moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint bientôt interrompre sa rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé, il en témoigna tant d'inquiétude que don Juan, pour le rassurer, fut obligé de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. Mendoce sortit aussitôt pour le laisser reposer; mais il sortit d'un air si triste, que le Tolédan en sentit plus vivement son infortune. «O ciel, dit il en lui-même, pourquoi faut-il que la plus tendre amitié du monde fasse tout le malheur de ma vie?»

«Le jour suivant, don Fadrique n'était pas encore levé qu'on le vint avertir que dona Théodora était partie avec tout son domestique pour son château de Villaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, moins à cause des peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait penser, il en conçut un funeste présage.

«Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant: «Je viens dissiper l'inquiétude que je vous cause: je me porte assez bien aujourd'hui.—Cette bonne nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu de la mauvaise que j'ai reçue.» Le Tolédan demanda quelle était cette mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens, lui dit: «Dona Théodora est partie ce matin pour la campagne, où l'on croit qu'elle sera longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous, don Juan? N'ai-je pas raison d'être alarmé?»

«Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, et tâcha de lui persuader que dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que son ami employait pour le rassurer, l'interrompit: «Tous ces discours, dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment quelque chose qui aura déplu à dona Théodora. Pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon crime.

«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus longtemps dans l'incertitude. Allons, don Juan, allons la trouver; je vais faire préparer des chevaux.—Je vous conseille, lui dit le Tolédan, de ne mener personne avec vous: cet éclaircissement se doit faire sans témoins.—Don Juan ne saurait être de trop, reprit don Fadrique; dona Théodora n'ignore point que vous savez tout ce qui se passe dans mon cœur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, vous m'aiderez à l'apaiser en ma faveur.

«—Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma présence ne peut vous être utile. Partez tout seul, je vous en conjure.—Non, mon cher don Juan, répartit Mendoce, nous irons ensemble: j'attends cette complaisance de votre amitié.—Quelle tyrannie! s'écria le Tolédan d'un air chagrin. Pourquoi exigez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous accorder?»

«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont elles avaient été prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son ami avec attention. «Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens d'entendre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop vous contraindre et me gêner; parlez. Qui cause la répugnance que vous marquez à m'accompagner?

«—Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan; mais puisque vous m'avez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je dissimule: cessons, mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la conformité de nos affections; elle n'est que trop parfaite: les traits qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona Théodora...—Vous seriez mon rival, interrompit Mendoce en pâlissant!—Dès que j'ai connu mon amour, répartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes; vous le savez: vous m'en avez vous-même fait des reproches; je triomphais du moins de ma passion, si je ne pouvais la détruire.

«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais, par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, je dois vous le dire, je trouvai Théodora prévenue pour moi.»

«Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours, et interrompant encore son ami en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! Quelle confidence vous m'osez faire! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentiments perfides que vous me déclarez.

«Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, magnanime, et vous n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu: je le sens d'autant plus vivement, qu'il m'est porté par une main...—Rendez-moi plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce nom odieux.»

«Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour; je refusai la foi de dona Théodora. Elle en pleura de dépit; mais, grand Dieu, que ses pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! Je ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru. Je commençais à me trouver barbare, et pendant quelques instants, Mendoce, mon cœur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à des larmes si dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger; il faut craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ: je ne veux plus m'exposer aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie?

«—Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas! devais-je croire que dona Théodora pourrait vous voir longtemps sans vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à la Fortune, et, loin de vous haïr, je sens augmenter pour vous ma tendresse. Hé! quoi! vous renoncez pour moi à la possession de dona Théodora, vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en serais pas touché! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don Juan; suivez le penchant qui vous entraîne: épousez la veuve de Cifuentes; que mon cœur, s'il veut, en gémisse, Mendoce vous en presse.

«—Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le confesse, une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon bonheur.—Et le repos de Théodora, reprit don Fadrique, vous doit-il être indifférent? Ne nous flattons point: le penchant qu'elle a pour vous décide de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je n'en serais pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne lui plairai jamais: le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu: elle a pour vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse qu'avec vous. Recevez donc la main qu'elle vous présente: comblez ses désirs et les vôtres: abandonnez-moi à mon infortune, et ne faites pas trois misérables, lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du destin.»

Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter l'écolier, qui lui dit: «Ce que vous me racontez est surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses comme dona Théodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il renoncer à un objet qu'il adore et dont il est aimé, de peur de rendre un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être, plutôt que tels qu'ils sont.—Je demeure d'accord, répondit le diable, que ce n'est pas une chose fort ordinaire; mais elle est non-seulement dans la nature du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci. Revenons à mon histoire.

«Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de s'entretenir de Théodora: ils n'osaient plus même prononcer son nom. Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.

«Dona Théodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour don Fadrique.

«Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine; mais après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention, elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet, c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de bayonnettes.

«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant pas bon augure de la descente qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les observer; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils commençaient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force; mais, comme elle ne courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château et l'arrêtèrent.

«La dame et la fille qui l'accompagnait poussèrent de grands cris qui attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci donnant l'alarme au château, tous les valets de dona Théodora accoururent bientôt armés de fourches et de bâtons. Cependant deux hommes des plus robustes de la troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la suivante, les emportaient vers la chaloupe, malgré leur résistance, pendant que les autres faisaient tête aux gens du château, qui commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent paraître du côté de Valence quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance, et semblaient vouloir venir au secours de Théodora. A cette vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que l'empressement des cavaliers fut inutile.

«Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il avait équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.

«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora, animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point, dans la cour de Sparte, une si grande consternation.»

CHAPITRE XIV
Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique.

L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit: «Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.» Le démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette satisfaction de la manière suivante.

«Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui dit-il, sont deux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France, est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris, a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune.

«Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait, en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait d'un profond sommeil.

«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez à mes genoux: adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter des vers... Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon lui-même qui me les a dictés: si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison en maison; j'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid. Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter.

«—Je vous remercie de la préférence, a répondu l'auteur comique en baillant de toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous prenez un peu mal votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me rendormir tous les vers que vous avez à me dire.—Oh! j'en réponds bien, moi, a repris le poëte tragique: quand vous seriez mort, la scène que je viens de composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut le cœur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres, et vont à Utique divertir les Africains: mes pièces, dignes d'être consacrées avec ma statue dans la bibliothèque palatine, ont encore la foule après trente représentations; mais venons, ajouta ce poëte modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l'étrenne.

«Voici ma tragédie: La mort de Patrocle. Scène première. Briseïde et les autres captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent les cheveux et se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir; abattues par leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz que cela est un peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. Que les petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation, sans oser les franchir, à la bonne heure! Il y a de la prudence dans leur timidité. Pour moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils ne s'attendent point.

«Les captives sont donc couchées par terre. Phœnix, gouverneur d'Achille, est avec elles: il les aide à se relever l'une après l'autre. Ensuite il commence la protase par ces vers:

Priam va perdre Hector et sa superbe ville;
Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille
Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,
Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,
Léonte de la pique adroit à l'exercice,
Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;
Achille s'y prépare, et déjà ce héros
Pousse vers Ilium ses immortels chevaux1.
Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,
Quoique l'œil qui les voit ne les suive qu'à peine,
Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:
Et lorsque vous serez de carnage lassés,
Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,
Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.
Xantus baisse la tête et répond par ces mots:
Achille, vous serez content de vos chevaux:
Ils vont aller au gré de votre impatience;
Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.
Junon aux yeux de bœuf ainsi le fait parler,
Et d'Achille aussitôt le char semble voler.
Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie
Soudain font retentir le rivage de Troie.
Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,
Paraît plus éclatant que l'astre du matin,
Ou tel que le soleil commençant sa carrière
S'élève pour donner au monde la lumière,
Ou brillant comme un feu que les villageois font
Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.

[1] Hom. Lib. XIX.

«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de ma versification et le grand nombre de traits brillants et de pensées sublimes qu'elle contient vous suffoqueraient. Remarquez la justesse de cette comparaison: Plus éclatant qu'un feu que les villageois font... Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du véritable, vous en devez être enchanté.—Je le suis sans doute, a répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau, et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre tragédie du soin que Thétis prenait de chasser les mouches troyennes qui s'approchaient du corps de Patrocle.—Ne pensez pas vous en moquer, a répliqué le tragique. Un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer: cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me fournir des vers pompeux: je ne le raterai pas, sur ma parole.

«Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon coin; aussi; quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit! je m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les jours de beaux esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans vanité, je ne passe pas pour un Pradon: la grande comtesse de Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat; je suis son poëte favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que sanglotter au troisième; elle se trouva mal au quatrième, et je crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.»

«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais bien, dit-il, cette bonne comtesse à ce trait-là: c'est une femme qui ne peut souffrir la comédie; elle a tant d'aversion pour le comique, qu'elle sort ordinairement de sa loge après la grande pièce, pour emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion: que l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des amants malheureux, vous êtes sûr d'attendrir la dame. Franchement, si je composais des poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres approbateurs qu'elle.

«—Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation de mille personnes de qualité, tant mâles que femelles...—Je me défierais encore du suffrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur comique: je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté d'un vers, ou à la délicatesse d'un sentiment: cela suffit pour leur faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au contraire, entendent-ils quelques vers dont la platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas davantage pour décrier une bonne pièce.

«—Hé bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du parterre.—Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a répliqué l'autre: il fait paraître trop de caprice dans ses décisions. Il se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est vrai que dans la suite l'impression le désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès.

«—C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le tragique; on réimprime mes pièces aussi souvent qu'elles sont représentées. J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies; l'impression découvre leur faiblesse: les comédies n'étant que des bagatelles, que de petites productions d'esprit...—Tout beau, monsieur l'auteur tragique, interrompit l'autre, tout beau! vous ne songez pas que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi, de la comédie avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit moins difficile à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: il n'est pas plus aisé de faire rire les honnêtes gens que de les faire pleurer. Sachez qu'un sujet ingénieux dans les mœurs de la vie ordinaire ne coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet héroïque.

«—Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi de vous entendre parler dans ces termes. Hé bien, monsieur Calidas, pour éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je les ai méprisés jusqu'ici.—Je me soucie fort peu de vos mépris, monsieur Giblet, reprend avec précipitation l'auteur comique; et pour répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je pense des vers que vous venez de me réciter: ils sont ridicules, et les pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pas moins plates. Achille parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent: il y a là-dedans une image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les piller de cette sorte: ils sont, à la vérité, remplis de choses admirables; mais il faut avoir plus de goût que vous n'en avez, pour faire un heureux choix de celles qu'on doit emprunter d'eux.

«—Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué Giblet, pour apercevoir les beautés de ma poésie, et pour vous punir d'avoir osé critiquer ma scène, je ne vous en lirai pas la suite.—Je ne suis que trop puni d'avoir entendu le commencement, a réparti Calidas: il vous sied bien, à vous, de mépriser mes comédies! Apprenez que la plus mauvaise que je puisse faire sera toujours fort au-dessus de vos tragédies, et qu'il est plus facile de prendre l'essor et de se guinder sur de grands sentiments, que d'attraper une plaisanterie fine et délicate.

«—Grâce au ciel, dit le tragique d'un air dédaigneux, si j'ai le malheur de n'avoir pas votre estime, je crois devoir m'en consoler. La cour juge plus favorablement de moi que vous ne faites, et la pension dont elle m'a bien voulu...—Eh! ne croyez pas m'éblouir avec vos pensions de cour, interrompt Calidas: je sais trop de quelle manière on les obtient, pour en faire plus de cas de vos ouvrages. Encore une fois, ne vous imaginez pas mieux valoir que les auteurs comiques. Et pour vous prouver même que je suis convaincu qu'il est plus aisé de composer des poëmes dramatiques sérieux que d'autres, c'est que si je retourne en France, et que je n'y réussisse pas dans le comique, je m'abaisserai à faire des tragédies.

«—Pour un composeur de farces, dit là dessus le poëte tragique, vous avez bien de la vanité.—Pour un versificateur qui ne doit sa réputation qu'à de faux brillants, dit l'auteur comique, vous vous en faites bien accroire.—Vous êtes un insolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas chez vous, mon petit monsieur Calidas, la péripétie de cette aventure vous apprendrait à respecter le cothurne.—Que cette considération ne vous retienne point, mon grand monsieur Giblet, a répondu Calidas. Si vous avez envie de vous faire battre, je vous battrai aussi bien chez moi qu'ailleurs.»

«En même temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux, et les coups de poing et de pied n'ont pas été épargnés de part et d'autre. Un Italien, couché dans la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue, et au bruit que les auteurs faisaient en se battant, il a jugé qu'ils étaient aux prises. Il s'est levé, et, par compassion pour ces Français, quoiqu'Italien, il a appelé du monde. Un Flamand et deux Allemands, qui sont ces personnes que vous voyez en robe de chambre, viennent avec l'Italien séparer les combattants.

—Ce démêlé me paraît plaisant, dit don Cléofas. Mais, à ce que je vois, les auteurs tragiques, en France, s'imaginent être des personnages plus importants que ceux qui ne font que des comédies.—Sans doute, répondit Asmodée. Les premiers se croient autant au-dessus des autres, que les héros des tragédies sont au-dessus des valets des pièces comiques.—Eh, sur quoi fondent-ils leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce qu'il serait en effet plus difficile de faire une tragédie qu'une comédie?—La question que vous me faites, répartit le diable, a cent fois été agitée, et l'est encore tous les jours. Pour moi, voici comme je la décide, n'en déplaise aux hommes qui ne sont pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est pas plus facile de composer une pièce comique qu'une tragique; car si la dernière était plus difficile que l'autre, il faudrait conclure de là qu'un faiseur de tragédies serait plus capable de faire une comédie que le meilleur auteur comique, ce qui ne s'accorderait pas avec l'expérience. Ces deux sortes de poëmes demandent donc deux génies d'un caractère différent, mais d'une égale habileté.

«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir la digression: je vais reprendre le fil de l'histoire que vous avez interrompue.

CHAPITRE XV
Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié.

«Si les valets de dona Théodora n'avaient pu empêcher son enlèvement, ils s'y étaient du moins opposés avec courage, et leur résistance avait été fatale à une partie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre autres blessé un si dangereusement, que, ses blessures ne lui ayant pas permis de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu sur le sable.

«On reconnut ce malheureux pour un valet de don Alvar; et comme on s'aperçut qu'il respirait encore, on le porta au château, où l'on n'épargna rien pour lui faire reprendre ses esprits: on en vint à bout, quoique le sang qu'il avait perdu l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour l'engager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses jours, et de ne le pas livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'il voulût dire où son maître emmenait dona Théodora.

«Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en l'état où il était il dût avoir peu d'espérance d'en profiter: il rappela le peu de force qui lui restait, et, d'une voix faible, confirma l'avis que don Fadrique avait reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait dessein de conduire la veuve de Cifuentes à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent dont la protection et l'autorité lui promettaient un sûr asile.

«Cette déposition soulagea le désespoir de Mendoce et du Tolédan: ils laissèrent le blessé dans le château, où il mourut quelques heures après, et ils s'en retournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils avaient à prendre. Ils résolurent d'aller chercher leur ennemi commun dans sa retraite: ils s'embarquèrent bientôt tous deux, sans suite, à Dénia, pour passer au Port-Mahon, ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent une commodité pour aller à l'île de Sardaigne. Effectivement, ils ne furent pas plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent qu'un vaisseau freté pour Cagliari devait incessamment mettre à la voile: ils profitèrent de l'occasion.

«Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souhaiter; mais cinq ou six heures après leur départ, il survint un calme; et la nuit, le vent étant devenu contraire, ils furent obligés de louvoyer, dans l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent de cette sorte pendant trois jours; le quatrième, sur les deux heures après midi, ils découvrirent un vaisseau qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils le prirent d'abord pour un vaisseau marchand; mais voyant qu'il s'avançait presque sous leur canon sans arborer aucun pavillon, ils ne doutèrent plus que ce ne fût un corsaire.

«Ils ne se trompaient pas: c'était un pirate de Tunis, qui croyait que les chrétiens allaient se rendre sans combattre; mais lorsqu'il s'aperçut qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé: c'est pourquoi il s'arrêta, brouilla aussi ses voiles et se disposa au combat.

«Ils commençaient de part et d'autre à se canonner, et les chrétiens semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un vaisseau plus grand et mieux armé que les deux autres, arrivant au milieu de l'action, prit le parti du pirate de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feux.

«Les chrétiens perdirent courage à cette vue, et, ne voulant pas continuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer. Alors il parut sur la poupe du navire d'Alger un esclave qui se mit à crier, en espagnol, aux gens du vaisseau chrétien qu'ils eussent à se rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. Après ce cri, un Turc qui tenait une banderole de taffetas vert parsemée de demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter dans l'air. Les chrétiens, considérant que toute leur résistance ne pouvait être qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée de l'esclavage peut causer à des hommes libres, et le maître, craignant qu'un plus long retardement n'irritât des vainqueurs barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dans l'esquif avec quelques-uns de ses matelots, et alla se rendre au corsaire d'Alger.

«Ce pirate envoya une partie de ses soldats visiter le bâtiment espagnol, c'est-à-dire piller tout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire de Tunis, de son côté, donna le même ordre à quelques-uns de ses gens; de sorte que tous les passagers de ce malheureux navire furent en un instant désarmés et fouillés, et on les fit passer ensuite dans le vaisseau algérien, où les deux pirates en firent un partage qui fut réglé par le sort.

«C'eût été du moins une consolation pour Mendoce et pour son ami de tomber tous deux au pouvoir du même corsaire: ils auraient trouvé leurs chaînes moins pesantes s'ils avaient pu les porter ensemble; mais la Fortune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, soumit don Fadrique au corsaire de Tunis, et don Juan à celui d'Alger. Peignez-vous le désespoir de ces amis, quand il leur fallut se quitter: ils se jetèrent aux pieds des pirates, pour les conjurer de ne les point séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie était à l'épreuve des spectacles les plus touchants, ne se laissèrent point fléchir: au contraire, jugeant que ces deux captifs étaient des personnes considérables, et qu'ils pourraient payer une grosse rançon, ils résolurent de les partager.

«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient affaire à des cœurs impitoyables, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs regards l'excès de leur affliction. Mais lorsque l'on eut achevé le partage du butin, et que le pirate de Tunis voulut regagner son bord avec les esclaves qui lui étaient échus, ces deux amis pensèrent expirer de douleur. Mendoce s'approcha du Tolédan, et le serrant entre ses bras: «Il faut donc, lui dit-il, que nous nous séparions? Quelle affreuse nécessité! Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure impunie, on nous défend même d'unir nos plaintes et nos regrets. Ah! don Juan, qu'avons-nous fait au ciel, pour éprouver si cruellement sa colère?—Ne cherchez point ailleurs la cause de nos disgrâces, répondit don Juan: il ne les faut imputer qu'à moi. La mort des deux personnes que je me suis immolées, quoiqu'excusable aux yeux des hommes, aura sans doute irrité le ciel, qui vous punit aussi d'avoir pris de l'amitié pour un misérable que poursuit sa justice.»

«En parlant ainsi, ils répandaient tous deux des larmes si abondamment, et soupiraient avec tant de violence, que les autres esclaves n'en étaient pas moins touchés que de leur propre infortune. Mais les soldats de Tunis, encore plus barbares que leur maître, remarquant que Mendoce tardait à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement des bras du Tolédan, et l'entraînèrent avec eux en le chargeant de coups. «Adieu, cher ami, s'écria-t-il, je ne vous reverrai plus: dona Théodora n'est point vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent feront les moindres peines de mon esclavage.»

«Don Juan ne put répondre à ces paroles: le traitement qu'il voyait faire à son ami lui causa un saisissement qui lui ôta l'usage de la voix. Comme l'ordre de cette histoire demande que nous suivions le Tolédan, nous laisserons don Fabrique dans le navire de Tunis.

«Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où étant arrivé, il mena ses nouveaux esclaves chez le Pacha, et de là au marché où l'on a coutume de les vendre. Un officier du dey Mezomorto acheta don Juan pour son maître, chez qui l'on employa ce nouvel esclave à travailler dans les jardins du harem2. Cette occupation, quoique pénible pour un gentilhomme, ne laissa pas de lui être agréable, à cause de la solitude qu'elle demandait. Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait le flatter davantage que la liberté de s'occuper de ses malheurs. Il y pensait sans cesse, et son esprit, loin de faire quelque effort pour se détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se les retracer.

[2] C'est le nom que l'on donne à tous les sérails des particuliers; il n'y a que le sérail du grand seigneur qui soit appelé sérail.

«Un jour que, sans apercevoir le dey qui se promenait dans le jardin, il chantait une chanson triste en travaillant, Mezomorto s'arrêta pour l'écouter: il fut assez content de sa voix, et, s'approchant de lui par curiosité, il lui demanda comme il se nommait: le Tolédan lui répondit qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos de changer de nom, suivant la coutume des esclaves, et il avait pris celui-là parce qu'ayant continuellement dans l'esprit l'enlèvement de Théodora par Alvaro Ponce, il lui était venu à la bouche plutôt qu'un autre. Mezomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plusieurs questions sur les coutumes d'Espagne, et particulièrement sur la conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes, à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait.

«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir de l'esprit, et je ne te crois pas un homme du commun; mais, qui que tu puisses être, tu as le bonheur de me plaire, et je veux t'honorer de ma confiance.» Don Juan, à ces mots, se prosterna aux pieds du dey, et se leva après avoir porté le bas de sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite sur sa tête.

«Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mezomorto, je te dirai que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes de l'Europe. J'en ai une entr'autres à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que son visage soit le soleil réfléchi, et sa taille paraît être la tige du rosier planté dans le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.

«Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une tristesse mortelle, que le temps et mon amour ne sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point encore satisfaits; je les ai toujours domptés, et, contre l'usage ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que le plaisir des sens, je me suis attaché à gagner son cœur par une complaisance et par des respects que le dernier des Musulmans aurait honte d'avoir pour une esclave chrétienne.

«Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds: mes regards favorables l'ont bientôt effacée; cette longue douleur fatigue ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que je fasse un effort encore: je veux me servir de ton entremise. Comme l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourra prendre de la confiance en toi, et tu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui mon rang et mes richesses; représente-lui que je la distinguerai de toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur d'être un jour la femme de Mezomorto, et dis-lui que j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir la main.»

«Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible pour s'en bien acquitter. «C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne ton ouvrage et me suis: je vais, contre nos usages, te faire parler en particulier à cette belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance: des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta témérité. Tâche de vaincre sa tristesse, et songe que ta liberté est attachée à la fin de mes souffrances.» Don Juan quitta son travail et suivit le dey, qui avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à recevoir son agent.

«Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître Mezomorto. La belle esclave le salua avec beaucoup de respect; mais elle ne put s'empêcher de frémir, ce qui lui arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en aperçut, et pour la rassurer: «Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez peut-être bien aise d'entretenir: si vous souhaitez de le voir, je lui accorderai la permission de vous parler, et même sans témoins.»

«La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. «Je vais vous l'envoyer, reprit le dey: puisse-t-il par ses discours soulager vos ennuis!» En achevant ces paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu peux entrer; et après que tu auras entretenu la captive, tu viendras dans mon appartement me rendre compte de cet entretien.»

«Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave sans attacher ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le regarder fixement; mais venant tout à coup à s'envisager l'un l'autre avec attention, ils firent un cri de surprise et de joie. «O ciel! dit le Tolédan en s'approchant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me séduit? Est-ce en effet dona Théodora que je vois?—Ah! don Juan, s'écria la belle esclave, est-ce vous qui me parlez?—Oui, Madame, répondit-il en baisant tendrement une de ses mains, c'est don Juan lui-même. Reconnaissez-moi à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous revoir, ne sauraient retenir, à ces transports que votre présence seule est capable d'exciter; je ne murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle vous rend à mes vœux... Mais où m'emporte une joie immodérée? J'oublie que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau caprice du sort y êtes-vous tombée? Comment avez-vous pu vous sauver de la téméraire ardeur de don Alvar? Ah! qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je crains d'apprendre que le ciel n'ait pas assez protégé la vertu!

«—Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée d'Alvaro Ponce. Si j'avais le temps de vous raconter...—Vous en avez tout le loisir, interrompit don Juan: le dey me permet d'être avec vous, et, ce qui doit vous surprendre, de vous entretenir sans témoins. Profitons de ces heureux moments: instruisez-moi de tout ce qui vous est arrivé depuis votre enlèvement jusqu'ici.—Eh! qui vous a dit, reprit-elle, que c'est par don Alvar que j'ai été enlevée?—Je ne le sais que trop bien, répartit don Juan.» Alors il lui conta succinctement de quelle manière il l'avait appris, et comme, Mendoce et lui s'étant embarqués pour aller chercher son ravisseur, ils avaient été pris par des corsaires. Dès qu'il eût achevé son récit, Théodora commença le sien dans ces termes:

«Il n'est pas besoin de vous dire que je fus fort étonnée de me voir saisie par une troupe de gens masqués: je m'évanouis entre les bras de celui qui me portait, et quand je revins de mon évanouissement, qui fut sans doute très-long, je me trouvai seule avec Inès, une de mes femmes, en pleine mer, dans la chambre de poupe d'un vaisseau qui avait les voiles au vent.

«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter à prendre patience, et j'eus lieu de juger par ses discours qu'elle était d'intelligence avec mon ravisseur. Il osa se montrer devant moi, et, venant se jeter à mes pieds: Madame, me dit-il, pardonnez à don Alvar le moyen dont il se sert pour vous posséder: vous savez quels soins je vous ai rendus, et par quel attachement j'ai disputé votre cœur à don Fadrique jusqu'au jour que vous lui avez donné la préférence. Si je n'avais eu pour vous qu'une passion ordinaire, je l'aurais vaincue, et je me serais consolé de mon malheur; mais mon sort est d'adorer vos charmes: tout méprisé que je suis, je ne saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne craignez rien pourtant de la violence de mon amour: je n'ai point attenté à votre liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes efforts, et je prétends que, dans la retraite où je vous conduis, un nœud éternel et sacré unisse nos cœurs.

«Il me tint encore d'autres discours dont je ne puis bien me ressouvenir; mais, à l'entendre, il semblait qu'en me forçant à l'épouser il ne me tyrannisait pas, et que je devais moins le regarder comme un ravisseur insolent que comme un amant passionné. Pendant qu'il parla, je ne fis que pleurer et me désespérer; c'est pourquoi il me quitta sans perdre le temps à me persuader; mais en se retirant il fit un signe à Inès, et je compris que c'était pour qu'elle appuyât adroitement les raisons dont il avait voulu m'éblouir.

«Elle n'y manqua point; elle me représenta même qu'après l'éclat d'un enlèvement je ne pourrais guère me dispenser d'accepter la main d'Alvaro Ponce, quelque aversion que j'eusse pour lui: que ma réputation ordonnait ce sacrifice à mon cœur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer mes larmes, que de me faire voir la nécessité de ce mariage affreux: aussi étais-je inconsolable. Inès ne savait plus que me dire, lorsque tout à coup nous entendîmes sur le tillac un grand bruit qui attira toute notre attention.

«Ce bruit que faisaient les gens de don Alvar était causé par la vue d'un gros vaisseau qui venait fondre sur nous à voiles déployées: comme le nôtre n'était pas si bon voilier que celui-là, il nous fut impossible de l'éviter. Il s'approcha de nous, et bientôt nous entendîmes crier: Arrive, arrive! Mais Alvaro Ponce et ses gens, aimant mieux mourir que de se rendre, furent assez hardis pour vouloir combattre. L'action fut très-vive: je ne vous en ferai point le détail; je vous dirai seulement que don Alvar et tous les siens y périrent, après s'être battus comme des désespérés. Pour nous, l'on nous fit passer dans le gros vaisseau, qui appartenait à Mezomorto, et que commandait Aby Aly Osman, un de ses officiers.

«Aby Aly me regarda longtemps avec quelque surprise, et, connaissant à mes habits que j'étais Espagnole, il me dit en langue castillane: Modérez votre affliction; consolez-vous d'être tombée dans l'esclavage; ce malheur était inévitable pour vous; mais, que dis-je, ce malheur! C'est un avantage dont vous devez vous applaudir. Vous êtes trop belle pour vous borner aux hommages des chrétiens. Le ciel ne vous a point fait naître pour ces misérables mortels; vous méritez les vœux des premiers hommes du monde: les seuls Musulmans sont dignes de vous posséder. Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route d'Alger: quoique je n'aie point fait d'autre prise, je suis persuadé que le dey, mon maître, sera satisfait de ma course. Je ne crains pas qu'il condamne l'impatience que j'aurai eue de remettre entre ses mains une beauté qui va faire ses délices et tout l'ornement de son sérail.

«A ce discours qui me faisait connaître ce que j'avais à redouter, je redoublai mes pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre œil que moi le sujet de ma frayeur, n'en fit que rire, et cingla vers Alger, tandis que je m'affligeais sans modération. Tantôt j'adressais mes soupirs au ciel, et j'implorais son secours; tantôt je souhaitais que quelques vaisseaux chrétiens vinssent nous attaquer, ou que les flots nous engloutissent. Après cela, je souhaitais que mes larmes et ma douleur me rendissent si effroyable, que ma vue pût faire horreur au dey. Vains souhaits que ma pudeur alarmée me faisait former! Nous arrivâmes au port: on me conduisit dans ce palais; je parus devant Mezomorto.

«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en me présentant à son maître, ni ce que son maître lui répondit, parce qu'ils se parlèrent en turc; mais je crus m'apercevoir aux gestes et aux regards du dey que j'avais le malheur de lui plaire, et les choses qu'il me dit ensuite en espagnol achevèrent de me mettre au désespoir, en me confirmant dans cette opinion.

«Je me jetai vainement à ses pieds, et lui promis tout ce qu'il voudrait pour ma rançon; j'eus beau tenter son avarice par l'offre de tous mes biens, il me dit qu'il m'estimait plus que toutes les richesses du monde. Il me fit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique de son palais, et depuis ce temps-là il n'a rien épargné pour bannir la tristesse dont il me voit accablée. Il m'amène tous les esclaves de l'un et de l'autre sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il m'a ôté Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes chagrins, et je suis servie par de vieilles esclaves qui m'entretiennent sans cesse de l'amour de leur maître et de tous les différents plaisirs qui me sont réservés.

«Mais tout ce qu'on met en usage pour me divertir produit un effet tout contraire: rien ne peut me consoler. Captive dans ce détestable palais qui retentit tous les jours des cris de l'innocence opprimée, je souffre encore moins de la perte de ma liberté que de la terreur que m'inspire l'odieuse tendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à ce jour, qu'un amant complaisant et respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi, et je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjà peut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir: je suis agitée sans relâche de cette affreuse crainte, et chaque instant de ma vie m'est un supplice nouveau.»

«Dona Théodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don Juan en fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, lui dit-il, que vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suis autant épouvanté que vous. Le respect du dey est plus prêt à se démentir que vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte douceur; je ne le sais que trop, et je vois tout le danger que vous courez.

«Mais, continua-t-il, en changeant de ton, je n'en serai point un témoin tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre: avant que Mezomorto vous outrage, je veux enfoncer dans son sein...—Ah! don Juan, interrompit la veuve de Cifuentes, quel projet osez-vous concevoir? Gardez-vous bien de l'exécuter. De quelles cruautés cette mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils pas? Les tourments les plus effroyables... Je ne puis y penser sans frémir! D'ailleurs, n'est-ce pas vous exposer à un péril superflu? En ôtant la vie au dey, me rendriez-vous la liberté? Hélas! je serais vendue à quelque scélérat, peut-être, qui aurait moins de respect pour moi que Mezomorto. C'est à toi, ciel, à montrer ta justice! tu connais la brutale envie du dey: tu me défends le fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir un crime qui t'offense.

«—Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel le préviendra; je sens déjà qu'il m'inspire: ce qui me vient dans l'esprit en ce moment est sans doute un avis secret qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de vous voir que pour vous porter à répondre à son amour. Je dois aller lui rendre compte de notre conversation: il faut le tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avec vous commence à soulager vos peines, et que s'il continue, il doit tout espérer; secondez-moi de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve moins triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre quelque sorte de plaisir à ses discours.

«—Quelle contrainte! interrompit dona Théodora; comment une âme franche et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, et quel sera le fruit d'une feinte si pénible?—Le dey, répondit-il, s'applaudira de ce changement, et voudra, par sa complaisance, achever de vous gagner: pendant ce temps-là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens, est difficile; mais je connais un esclave adroit dont j'espère que l'industrie ne nous sera pas inutile.

«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire veut de la diligence; nous nous reverrons. Je vais trouver le dey, et tâcher d'amuser par des fables son impétueuse ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à le recevoir: dissimulez, efforcez-vous: que vos regards, que sa présence blesse, soient désarmés de haine et de rigueur: que votre bouche, qui ne s'ouvre tous les jours que pour déplorer votre infortune, tienne un langage qui le flatte: ne craignez point de lui paraître trop favorable; il faut tout promettre pour ne rien accorder.—C'est assez, répartit Théodora, je ferai tout ce que vous me dites, puisque le malheur qui me menace m'impose cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, employez tous vos soins à finir mon esclavage; ce sera un surcroît de joie pour moi si je tiens de vous ma liberté.»

«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, se rendit auprès de lui: «Hé bien, Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, quelles nouvelles m'apportes-tu de la belle esclave? L'as-tu disposée à m'écouter? Si tu m'apprends que je ne dois pas me flatter de vaincre sa farouche douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur mon maître que j'obtiendrai dès aujourd'hui par la force ce que l'on refuse à ma complaisance.—Seigneur, lui répondit don Juan, il n'est pas besoin de faire ce serment inviolable; vous ne serez point obligé d'avoir recours à la violence pour satisfaire votre amour. L'esclave est une jeune dame qui n'a point encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté les vœux des premiers seigneurs d'Espagne: elle vivait en souveraine dans son pays: elle se voit captive ici; une âme orgueilleuse doit sentir longtemps la différence de ces conditions. Cependant cette superbe Espagnole s'accoutumera comme les autres à l'esclavage; j'ose même vous dire que déjà ses fers commencent à lui moins peser: ces déférences attentives que vous avez pour elle, ces soins respectueux qu'elle n'attendait pas de vous, adoucissent ses déplaisirs et triomphent peu à peu de sa fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable disposition; continuez, achevez de charmer cette belle esclave par de nouveaux respects, et vous la verrez bientôt, rendue à vos désirs, perdre dans vos bras l'amour de la liberté.

«—Tu me ravis par ce discours, s'écria le dey: l'espoir que tu me donnes peut tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente ardeur, pour mieux la satisfaire; mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu pas trompé toi-même? Je vais tout à l'heure entretenir l'esclave: je veux voir si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses espérances que tu y as remarquées.» En disant ces paroles, il alla trouver Théodora, et le Tolédan retourna dans le jardin, où il rencontra le jardinier, qui était cet esclave adroit dont il prétendait employer l'industrie pour tirer d'esclavage la veuve de Cifuentes.

«Le jardinier, nommé Francisque, était Navarrais: il connaissait parfaitement Alger, pour y avoir servi plusieurs patrons avant que d'être au dey. «Francisque, mon ami, lui dit don Juan, vous me voyez très-affligé: il y a dans ce palais une jeune dame des plus considérables de Valence: elle a prié Mezomorto de taxer lui-même sa rançon; mais il ne veut pas qu'on la rachète, parce qu'il en est amoureux.—Et pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit Francisque.—C'est que je suis de la même ville, répartit le Tolédan: ses parents et les miens sont intimes amis: il n'est rien que je ne fusse capable de faire pour contribuer à la mettre en liberté.

«—Quoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose vous assurer que j'en viendrais à bout, si les parents de la dame étaient d'humeur à bien payer ce service.—N'en doutez pas, répartit don Juan; je réponds de leur reconnaissance, et surtout de la sienne. On la nomme dona Théodora: elle est veuve d'un homme qui lui a laissé de grands biens, et elle est aussi généreuse que riche: en un mot, je suis Espagnol et noble, ma parole doit vous suffire.

«—Hé bien, reprit le jardinier, sur la foi de votre promesse, je vais chercher un renégat catalan que je connais, et lui proposer...—Que dites-vous! interrompit le Tolédan tout surpris; vous pourriez vous fier à un misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner sa religion pour...?—Quoique renégat, interrompit à son tour Francisque, il ne laisse pas d'être honnête homme; il me paraît plus digne de pitié que de haine, et je le trouverais excusable si son crime pouvait recevoir quelque excuse. Voici son histoire en deux mots.

«Il est natif de Barcelone, et chirurgien de profession. Voyant qu'il ne faisait pas trop bien ses affaires à Barcelone, il résolut d'aller s'établir à Carthagène, dans la pensée qu'en changeant de lieu il deviendrait plus heureux qu'il n'était. Il s'embarqua donc pour Carthagène avec sa mère; mais ils rencontrèrent un pirate d'Alger qui les prit et les amena dans cette ville. Ils furent vendus, sa mère à un More et lui à un Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa le mahométisme pour finir son cruel esclavage, comme aussi pour procurer la liberté à sa mère, qu'il voyait traitée avec beaucoup de rigueur chez le More son patron. En effet, s'étant mis à la solde du bacha, il alla plusieurs fois en course, et amassa quatre cents patagons: il en employa une partie au rachat de sa mère; et pour faire valoir le reste, il se mit en tête d'écumer la mer pour son compte.

«Il se fit capitaine. Il acheta un petit vaisseau sans pont, et avec quelques soldats turcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla croiser entre Alicante et Carthagène; il revint chargé de butin. Il retourna encore, et ses courses lui réussirent si bien, qu'il se vit enfin en état d'armer un gros vaisseau, avec lequel il fit des prises considérables; mais il cessa d'être heureux. Un jour il attaqua une frégate française, qui maltraita tellement son vaisseau qu'il eut de la peine à regagner le port d'Alger. Comme on juge en ce pays-ci du mérite des pirates par le succès de leurs entreprises, le renégat tomba par ses disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. Il vendit son vaisseau et se retira dans une maison hors de la ville, où, depuis ce temps-là, il vit du bien qui lui reste, avec sa mère et plusieurs esclaves qui les servent.

«Je le vais voir souvent: nous avons demeuré ensemble chez le même patron: nous sommes fort amis; il me découvre ses plus secrètes pensées, et il n'y a pas trois jours qu'il me disait, les larmes aux yeux, qu'il ne pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa foi; que, pour apaiser les remords qui le déchiraient sans relâche, il était quelquefois tenté de fouler aux pieds le turban, et, au hasard d'être brûlé tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir, le scandale qu'il avait causé aux chrétiens.

«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, continua Francisque: un homme de cette sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir sous prétexte d'aller au bagne3: je me rendrai chez lui; je lui représenterai qu'au lieu de se laisser consumer de regret de s'être éloigné du sein de l'Église, il doit songer aux moyens d'y rentrer: qu'il n'a pour cet effet qu'à équiper un vaisseau, comme si, ennuyé de sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce bâtiment nous gagnerons la côte de Valence, où dona Théodora lui donnera de quoi passer agréablement le reste de ses jours à Barcelone.

[3] Lieu où s'assemblent les esclaves.

«—Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance que l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez tout promettre à ce renégat: vous et lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. Mais croyez-vous que ce projet s'exécute de la manière que vous le concevez?—Il peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent point à mon esprit, répartit Francisque; mais nous les lèverons, le renégat et moi, Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure bien de notre entreprise, et j'espère qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles à vous annoncer.»

«Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui revint trois ou quatre heures après, et qui lui dit: «J'ai parlé au renégat: je lui ai proposé notre dessein, et, après une longue délibération, nous sommes convenus qu'il achètera un petit vaisseau tout équipé; que, comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves, il se servira de tous les siens; que, de peur de se rendre suspect, il engagera douze soldats Turcs, de même que s'il avait effectivement envie d'aller en course; mais que, deux jours avant celui qu'il leur assignera pour le départ, il s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et viendra nous prendre, avec son esquif, à une petite porte de ce jardin, qui n'est pas éloignée de la mer. Voilà le plan de notre entreprise: vous pouvez en instruire la dame esclave, et l'assurer que dans quinze jours, au plus tard, elle sera hors de captivité.»

«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si agréable assurance à donner à dona Théodora! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour suivant Mezomorto, et l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, lui dit-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle esclave: êtes-vous plus satisfait?...—J'en suis charmé, interrompit le dey: ses yeux n'ont point évité hier mes plus tendres regards; ses discours, qui n'étaient auparavant que des réflexions éternelles sur son état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux miens une attention obligeante.

«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce changement: je vois que tu connais bien les femmes de ton pays. Je veux que tu l'entretiennes encore, pour achever ce que tu as si heureusement commencé. Épuise ton esprit et ton adresse pour hâter mon bonheur; je romprai aussitôt tes chaînes, et je jure par l'âme de notre grand prophète que je te renverrai dans ta patrie chargé de tant de bienfaits, que les chrétiens, en te revoyant, ne pourront croire que tu reviennes de l'esclavage.»

«Le Tolédan ne manqua pas de flatter l'erreur de Mezomorto: il feignit d'être très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte d'en vouloir avancer l'accomplissement, il s'empressa d'aller voir la belle esclave. Il la trouva seule dans son appartement; les vieilles qui la servaient étaient occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le Navarrais et le renégat avaient comploté ensemble, sur la foi des promesses qui leur avaient été faites.

«Ce fut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris de si bonnes mesures pour sa délivrance. «Est-il possible, s'écria-t-elle dans l'excès de la joie, qu'il me soit permis d'espérer de revoir encore Valence, ma chère patrie? Quel bonheur, après tant de périls et d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! Ah! don Juan, que cette pensée m'est agréable! En partagez-vous le plaisir avec moi? Songez-vous qu'en m'arrachant au dey, c'est votre femme que vous lui enlevez?

«—Hélas! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces paroles flatteuses auraient de charmes pour moi, si le souvenir d'un amant malheureux n'y venait point mêler une amertume qui en corrompt toute la douceur! Pardonnez-moi, Madame, cette délicatesse; avouez même que Mendoce est digne de votre pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne doute point qu'à Tunis il ne soit moins accablé du poids de ses chaînes que du désespoir de ne vous avoir pas vengée.

«—Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Théodora: je prends le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi; je ressens vivement les peines que je lui cause; mais, par un cruel effet de la malignité des astres, mon cœur ne saurait être le prix de ses services.»

«Cette conversation fut interrompue par l'arrivée des deux vieilles qui servaient la veuve de Cifuentes. Don Juan changea de discours, et, faisant le personnage du confident du dey: «Oui, charmante esclave, dit-il à Théodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les fers. Mezomorto, votre maître et le mien, le plus amoureux et le plus aimable de tous les Turcs, est très-content de vous: continuez à le traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs.» Il sortit en prononçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut compris que par cette dame.

«Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du dey. Cependant le renégat catalan avait acheté un petit vaisseau presque tout équipé, et il faisait les préparatifs du départ; mais six jours avant qu'il fût en état de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles alarmes.

«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant fait entrer dans son cabinet: «Alvaro, lui dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu voudras pour t'en retourner en Espagne: les présents que je t'ai promis sont prêts. J'ai vu la belle esclave aujourd'hui: qu'elle m'a paru différente de cette personne dont la tristesse me faisait tant de peine! Chaque jour le sentiment de sa captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si charmante, que je viens de prendre la résolution de l'épouser: elle sera ma femme dans deux jours.»

«Don Juan changea de couleur à ces paroles, et quelque effort qu'il fît pour se contraindre, il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey, qui lui en demanda la cause.

«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman veuille s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: je sais bien que cela n'est pas sans exemple parmi vous; mais, enfin, l'illustre Mezomorto, qui peut prétendre aux filles des premiers officiers de la Porte...—J'en demeure d'accord, interrompit le dey; je pourrais même aspirer à la fille du grand-visir, et me flatter de succéder à l'emploi de mon beau-père; mais j'ai des richesses immenses et peu d'ambition. Je préfère le repos et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereux honneur où nous ne sommes pas plus tôt montés, que la crainte des sultans, ou la jalousie des envieux qui les approchent, nous en précipite. D'ailleurs, j'aime mon esclave, et sa beauté la rend assez digne du rang où ma tendresse l'appelle.

«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour mériter l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu que des préjugés ridicules le lui fassent mépriser?—Non, seigneur, répartit don Juan; je suis persuadé qu'elle sacrifiera tout à un rang si beau. Permettez-moi pourtant de vous dire que vous ne devez point l'épouser brusquement: ne précipitez rien. Il ne faut pas douter que l'idée de quitter une religion qu'elle a sucée avec le lait ne la révolte d'abord: donnez-lui le temps de faire des réflexions. Quand elle se représentera qu'au lieu de la déshonorer et de la laisser tristement vieillir parmi le reste de vos captives, vous l'attachez à vous par un mariage qui la comble de gloire, sa reconnaissance et sa vanité vaincront peu à peu ses scrupules. Différez de huit jours seulement l'exécution de votre dessein.»

«Le dey demeura quelque temps rêveur: le délai que son confident lui proposait n'était guère de son goût; néanmoins le conseil lui parut fort judicieux. «Je cède à tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque impatience que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit jours: va la voir tout à l'heure, et la dispose à remplir mes désirs après ce temps-là. Je veux que ce même Alvaro qui m'a si bien servi auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir ma main.»

«Don Juan courut à l'appartement de Théodora, et l'instruisit de ce qui venait de se passer entre Mezomorto et lui, afin qu'elle se réglât là-dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat serait prêt; et comme elle témoignait être fort en peine de savoir de quelle manière elle pourrait sortir de son appartement, attendu que toutes les portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner l'escalier étaient bien fermées: «C'est ce qui doit peu vous embarrasser, Madame, lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet donne sur le jardin; c'est par là que vous descendrez, avec une échelle que j'aurai soin de vous fournir.»

«En effet, les six jours s'étant écoulés, Francisque avertit le Tolédan que le renégat se préparait à partir la nuit prochaine. Vous jugez bien qu'elle fut attendue avec beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, et, pour comble de bonheur, elle devint très-obscure. Dès que le moment d'exécuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la fenêtre du cabinet de la belle esclave, qui l'observait, et qui descendit aussitôt avec beaucoup d'empressement et d'agitation: ensuite elle s'appuya sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite porte du jardin qui ouvrait sur la mer.

«Ils marchaient tous deux à pas précipités, et goûtaient déjà par avance le plaisir de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, avec qui ces amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui qu'ils auraient le moins prévu.

«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour s'approcher de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un homme qu'ils prirent pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune défiance, vint tout droit à don Juan l'épée nue, et la lui enfonçant dans le sein: «Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi que don Fadrique de Mendoce doit punir un lâche ravisseur: tu ne mérites point que je t'attaque en brave homme.»

«Le Tolédan ne put résister à la force du coup, qui le porta par terre: et en même temps, dona Théodora, qu'il soutenait, saisie à la fois d'étonnement, de douleur et d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté. «Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous fait? C'est votre ami que vous venez de percer.—Juste ciel, reprit don Fadrique, serait-il bien possible que j'eusse assassiné!...—Je vous pardonne ma mort, interrompit Zarate; le destin seul en est coupable, ou plutôt il a voulu par là finir nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, je meurs content, puisque je remets entre vos mains dona Théodora, qui peut vous assurer que mon amitié pour vous ne s'est jamais démentie.

«—Trop généreux ami, dit don Fadrique emporté par un mouvement de désespoir, vous ne mourrez point seul; le même fer qui vous a frappé va punir votre assassin: si mon erreur peut faire excuser mon crime, elle ne saurait m'en consoler.» A ces mots, il tourna la pointe de son épée contre son estomac, la plongea jusqu'à la garde, et tomba sur le corps de don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli par le sang qu'il perdait que surpris de la fureur de son ami.

«Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là, et qui avaient eu leurs raisons pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, furent fort étonnés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa dernière action. Ils connurent qu'il s'était mépris, et que les blessés étaient deux amis, et non de mortels ennemis, comme ils l'avaient cru; alors ils s'empressèrent à les secourir; mais, les trouvant sans sentiment, aussi bien que Théodora, qui était toujours évanouie, ils ne savaient quel parti prendre. Francisque était d'avis que l'on se contentât d'emporter la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur le rivage, où, selon toutes les apparences, ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: il dit qu'il ne fallait point abandonner les blessés, dont les blessures n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans son vaisseau, où il avait tous les instruments de son premier métier, qu'il n'avait point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.

«Comme ils n'ignoraient pas de quelle importance il était de se hâter, le renégat et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, portèrent dans l'esquif la malheureuse veuve de Cifuentes avec ses deux amants, encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent en peu de moments leur vaisseau, où, d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns tendirent les voiles, pendant que les autres, à genoux sur le tillac, imploraient la faveur du ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer la crainte d'être poursuivis par les navires de Mezomorto.

«Pour le renégat, après avoir chargé du soin de la manœuvre un esclave français, qui l'entendait parfaitement, il donna sa première attention à dona Théodora: il lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien par ses remèdes que don Fadrique et le Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu frapper don Juan, fut fort étonnée de trouver là Mendoce; et quoiqu'à le voir elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir percé son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un homme qu'elle aimait.

«C'était la chose du monde la plus touchante, que de voir ces trois personnes revenues à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait de les tirer, quoique semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Dona Théodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir, et les deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de profonds soupirs.

«Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste, don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes: «Madame, lui dit-il, avant que de mourir, j'ai la satisfaction de vous voir hors d'esclavage: plût au ciel que vous me dussiez la liberté; mais il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous chérissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je souhaite que le coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de votre reconnaissance.» La dame ne répondit rien à ce discours. Loin d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où était le Tolédan.

«Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies. Il commença par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, parce que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche, et n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua l'affliction de Théodora, et causa beaucoup de joie à don Fadrique, qui tourna la tête vers cette dame: «Je suis content, lui dit-il; j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril: je ne mourrai point chargé de votre haine.»

«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, que la veuve de Cifuentes en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa de haïr don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait toute sa pitié: «Ah! Mendoce, lui répondit-elle emportée par un transport généreux, souffrez que l'on panse votre blessure; elle n'est peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puis vous rendre heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion et par amitié pour vous, je retiendrai la main que je voulais donner à don Juan; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.»

«Don Fadrique allait répliquer; mais le chirurgien, qui craignait qu'en parlant il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et visita sa plaie: elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie supérieure du poumon, ce qu'il jugeait par une hémorragie ou perte de sang dont la suite était à craindre. D'abord qu'il eût mis le premier appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur deux petits lits l'un auprès de l'autre, et emmena ailleurs dona Théodora, dont il jugea que la présence leur pouvait être nuisible.

«Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin de la journée l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors que le mal était sans remède, et l'avertit que s'il avait quelque chose à dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait point de temps à perdre. Cette nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan: pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuentes, qui se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à représenter.

«Elle avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de violence, que Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui dit-il, je ne vaux pas ces précieuses larmes que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, pour m'écouter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il en remarquant la vive douleur que son ami faisait éclater; je sais bien que cette séparation vous doit être rude; votre amitié m'est trop connue pour en douter: mais attendez l'un et l'autre que ma mort soit arrivée, pour l'honorer de tant de marques de tendresse et de pitié.

«Suspendez jusque-là votre affliction: je la sens plus que la perte de ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su cette nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre don Juan pour don Alvar: je vais vous en instruire, si le peu de temps qui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste éclaircissement.

«Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eût quitté celui où j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous attaqua: il se rendit maître du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait des Pères de la Rédemption qui se préparaient à faire voile vers Alger, je m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il peut avoir à la cour d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que j'avais dessein de ramener avec moi et de faire rentrer dans ses biens, qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera.

«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux que fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y trouvais point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan à qui ce navire appartient: je le reconnus pour un homme qui avait autrefois servi mon oncle. Je lui dis le motif de mon voyage, et le priai de vouloir faire une exacte recherche de mon ami. «Je suis fâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous être utile: je dois partir d'Alger cette nuit avec une dame de Valence qui est l'esclave du dey.—Et comment appelez-vous cette dame, lui dis-je?» Il répartit qu'elle se nommait Théodora.

«La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage; et comme en son récit il fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au renégat: donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi.—Vous serez bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moi auparavant le sujet que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris toute notre histoire, et lorsqu'il l'eût entendue; «C'est assez, reprit-il; vous n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: on vous montrera votre rival, et après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec nous à Valence conduire dona Théodora.»

«Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan: je laissai de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant une petite porte, d'où il sortit un homme qui vint droit à nous, et qui nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient sur ses pas: «Voilà Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»

«A cette vue je deviens furieux; je mets l'épée à la main, je cours au malheureux Alvaro, et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, mon erreur ne lui coûtera point la vie, ni d'éternelles larmes à dona Théodora.

«—Ah! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu; quand même j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre amour, votre amitié, vos infortunes, feraient tout notre entretien.—C'en est trop, Madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite pas que vous me regrettiez si longtemps: souffrez, je vous en conjure, que Zarate vous épouse, après qu'il vous aura vengée d'Alvaro Ponce.—Don Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; le même jour qu'il m'enleva, il fut tué par le corsaire qui me prit.

«—Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en sera plus tôt heureux: suivez sans contrainte votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur. Puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union que la jalousie de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, adieu, don Juan; souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé que vous.»

«Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se sentait très-mal, poursuivit ainsi: «Je me laisse trop attendrir: déjà la mort m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me pardonner d'avoir moi-même borné le cours d'une vie dont elle seule devait disposer.» Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt l'hémorragie causa une suffocation qui l'emporta.

«Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie: il arrache l'appareil; il veut la rendre incurable; mais Francisque et le renégat se jettent sur lui et s'opposent à sa rage. Théodora est effrayée de ce transport: elle se joint au renégat et au Navarrais pour détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant, qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment.

«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne, avait d'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage: comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir les côtes d'Espagne.

«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie, et quand le vaisseau fut heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona Théodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses parents avec beaucoup de joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu.

«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de Cifuentes, il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le corps du malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet état.

«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler sans cesse et à nourrir ma douleur.» Il lui dit alors comment était arrivé ce triste accident, et ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Théodora, ses parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de la tyrannie de Mezomorto.

«Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y fut point enterré, parce que, le temps de la vice-royauté de don Francisco étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son neveu.

«Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore aujourd'hui fort commodément.

«Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner le corps de son ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.

«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don Fadrique dans une église, où Zarate et dona Théodora, avec la permission des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent point là; ils portèrent le deuil de leur ami durant une année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié.

«Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver longtemps une mélancolie que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours présent à sa pensée: il le voyait toutes les nuits en songe, et le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images: les charmes de dona Théodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste; enfin don Juan allait vivre heureux et content: mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se blessa à la tête; il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu sauver; il vient de mourir, et Théodora, qui est cette dame que vous voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir, pourra le suivre bientôt.»

CHAPITRE XVI
Des songes.

Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cléofas lui dit: «Voilà un très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui puissent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant aimé.

—Sans doute, répondit le diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu, et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement unies: je veux même qu'elles ne disent pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont amies. Vous les voyez toutes deux: vous penchez d'un côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait la préférence. Tel est le caractère des femmes: elles sont trop jalouses les unes des autres pour être capables d'amitié.

—L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Léandro Perez, est un peu romanesque et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée: nous allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour: j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de personnes endormies: je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les divers songes qu'elles peuvent faire.—Très volontiers, répartit le démon: vous aimez les tableaux changeants; je veux vous contenter.

—Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien ridicules.—Pourquoi? répondit le boiteux; vous qui possédez votre Ovide, ne savez-vous pas que ce poëte dit que c'est vers la pointe du jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme est dégagée des vapeurs des aliments?—Pour moi, répliqua don Cléofas, quoi qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.—Vous avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimères, ni les croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité. L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui en prit, à la bataille de Philippe, de quitter sa tente, sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les passe sous silence pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse.

«Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice, et qu'il se rend à la voix de cette sirène.

«Dans l'appartement parallèle repose la comtesse sa femme, qui aime le jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents pistoles, moyennant un très-honnête profit.

«Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis, du même caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et son intendant, couché tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à mesure que son maître se ruine. Hé bien! que pensez-vous de ces songes-là? Vous paraissent-ils extravagants?—Non, ma foi, répondit don Cléofas; je vois bien qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de savoir qui est cet homme que je remarque; il a la moustache en papillottes, et conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit pas être un cavalier du commun.—C'est un gentilhomme de province, répondit le démon, un vicomte Aragonais, un esprit vain et fier: son âme en ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il est avec un grand qui lui cède le pas dans une cérémonie publique.

«Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des songes bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades; et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.—Je souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un lieutenant criminel assiste en France au supplice d'un coupable qu'il a condamné.—J'aime la comparaison, dit le diable: on pourrait dire, en ce cas-là, que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà fait exécuter la sienne.

—Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les yeux en se levant avec précipitation?—C'est un homme de qualité qui sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont elle est obsédée. Elle en chérit un tendrement, et a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe à ses genoux le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle aime. La nature pendant le sommeil secoue le joug de la raison et de la vertu.

«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue; c'est le domicile d'un procureur. Le voilà couché avec sa femme dans la chambre où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses clients à l'hôpital, pour l'assister de ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux.

—J'entends ronfler autour de nous, dit Léandro Perez, et je crois que c'est ce gros homme que je démêle dans un petit corps de logis attenant à la demeure du procureur.—Justement, répondit Asmodée; c'est un chanoine qui rêve qu'il dit son benedicite.

«Il a pour voisin un marchand d'étoffe de soie, qui vend sa marchandise fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité. Il est dû à ce marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui apportent de l'argent; et ses correspondants, de leur côté, songent qu'il est sur le point de faire banqueroute.—Ces deux songes, dit l'écolier, ne sont pas sortis du temple du sommeil par la même porte.—Non, je vous assure, répondit le démon; le premier, à coup sûr, est sorti par la porte d'ivoire, et le second par la porte de corne.

«La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux libraire. Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès. En le mettant au jour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante pistoles s'il réimprimait son ouvrage; et il rêve actuellement qu'il en fait une seconde édition sans l'en avertir.

—Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, il n'est pas besoin de demander par quelle porte il est sorti; je ne doute pas qu'il n'ait son plein et entier effet. Je connais messieurs les libraires: ils ne se font pas un scrupule de tromper les auteurs.—Rien n'est plus véritable, reprit le boiteux; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs: ils ne sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure arrivée il n'y a pas cent ans à Madrid va vous le prouver.

«Trois libraires soupaient ensemble au cabaret: la conversation tomba sur la rareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là-dessus un des convives, je vous dirai confidemment que j'ai fait un beau coup ces jours passés: j'ai acheté une copie qui me coûte un peu cher, à la vérité, mais elle est d'un auteur!... C'est de l'or en barre.» Un autre libraire prit alors la parole et se vanta pareillement d'avoir fait une emplette excellente le jour précédent. «Et moi, Messieurs, s'écria le troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec vous: je vais vous montrer la perle des manuscrits; j'en ai fait aujourd'hui l'heureuse acquisition.» En même temps, chacun tira de sa poche la précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et comme il se trouva que c'était une nouvelle pièce de théâtre intitulée le Juif errant, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'était le même ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément.

«Je découvre dans une autre maison, poursuivit le diable, un amant timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute des plus vives; il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il lui tenait des discours tendres, et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous êtes séduisant! vous me persuaderiez, si je n'étais pas en garde contre les hommes; mais ce sont des trompeurs: je ne me fie point à leurs paroles: je veux des actions.—Hé! quelles actions, Madame, exigez-vous de moi? a repris l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon amour, entreprendre les douze travaux d'Hercule?—Hé non! don Nicaise, non, a réparti la dame, je ne vous en demande pas tant.» Là-dessus il s'est réveillé.

—Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, pourquoi cet homme couché dans ce lit brun se débat comme un possédé.—C'est, répondit le boiteux, un habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agité! il rêve qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit docteur en médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon médecin. Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure, nommé don Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour demander une récompense pour avoir tué un Portugais d'un coup d'escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on lui donne le gouvernement d'Antequere, et encore n'est-il pas content: il croit mériter une vice-royauté.

«Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui rêvent bien désagréablement. L'un, qui est gouverneur d'une place forte, songe qu'il est assiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère résistance il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec la garnison. L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a chargé ce prélat éloquent de faire l'éloge funèbre d'une princesse, et il doit le prononcer dans deux jours. Il rêve qu'il est en chaire, et qu'il demeure court après l'exorde de son discours.—Il n'est pas impossible, dit don Cléofas, que ce malheur lui arrive en effet.—Non vraiment, répondit le diable, et il n'y a pas même longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur en pareille occasion.

«Voulez-vous que je vous montre un somnambule? vous n'avez qu'à regarder dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?—J'aperçois, dit Léandro Perez, un homme en chemise qui marche, et tient, ce me semble, une étrille à la main.—Hé bien, reprit le démon, c'est un palefrenier qui dort. Il a coutume toutes les nuits de se lever de son lit, et, tout en dormant, d'étriller ses chevaux; après quoi il se recouche. On s'imagine dans l'hôtel que c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier lui-même le croit comme les autres.

«Dans une grande maison, vis-à-vis l'hôtel garni, demeure un vieux chevalier de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du Mexique. Il est tombé malade; et comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a exercée d'une manière qui justifie son inquiétude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne font pas une mention honorable de lui. Il vient de faire un songe dont toute l'horreur n'est point encore dissipée, et qui sera peut-être cause de sa mort.—Il faut donc, dit Zambullo, que ce songe soit bien extraordinaire.—Vous allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque chose en effet de singulier. Ce seigneur rêvait tout à l'heure qu'il était dans la vallée des morts, où tous les Mexicains qui ont été les victimes de son injustice et de sa cruauté sont venus fondre sur lui, en l'accablant de reproches et d'injures: ils ont même voulu le mettre en pièces; mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur fureur. Après quoi, il s'est trouvé dans une grande salle toute tendue de drap noir, où il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y avait trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de s'approcher d'eux, et son père lui a dit, avec la gravité qu'ont tous les défunts: «Il y a longtemps que nous t'attendons; viens prendre ta place auprès de nous.»

—Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je pardonne au malade d'en avoir l'imagination blessée.—En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est couchée dans un appartement au-dessus du sien, passe la nuit délicieusement: le sommeil lui présente les plus agréables idées. C'est une fille de vingt-cinq à trente ans, laide et mal faite. Elle rêve que son oncle, dont elle est l'unique héritière, ne vit plus, et qu'elle voit autour d'elle une foule d'aimables seigneurs qui se disputent la gloire de lui plaire.

—Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'entends rire derrière nous.—Vous ne vous trompez point, reprit le diable; c'est une femme qui rit en dormant à deux pas d'ici, une veuve qui fait la prude et qui n'aime rien tant que la médisance. Elle songe qu'elle s'entretient avec une vieille dévote dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir.

«Je ris à mon tour en voyant dans une chambre au-dessous de cette femme un bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement du peu de bien qu'il possède. Il rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, et que plus il en ramasse, plus il en trouve à ramasser; il en a déjà rempli un grand coffre.—Le pauvre garçon! dit Léandro; il ne jouira pas longtemps de son trésor.—A son réveil, reprit le boiteux, il sera comme un vrai riche qui se meurt, il verra disparaître ses richesses.

«Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sont voisines, je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle prend des oiseaux à la pipée, qu'elle les plume à mesure qu'elle les prend, mais qu'elle les donne à dévorer à un beau matou dont elle est folle, et qui en a tout le profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa maison des lévriers et des chiens danois dont elle a fait longtemps ses délices, et qu'elle ne veut plus avoir qu'un petit roquet des plus gentils qu'elle a pris en amitié.

—Voilà deux songes bien fous, s'écria l'écolier; je crois que s'il y avait à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils seraient fort embarrassés à expliquer ceux-là.—Pas trop, répondit le diable: pour peu qu'ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui chez la gent comique, ils y trouveraient bientôt un sens clair et net.

—Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua don Cléofas, et je ne m'en soucie guère; j'aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans un superbe lit de velours jaune, garni de franges d'argent, et auprès de laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un flambeau.—C'est une femme titrée, répartit le démon; une dame qui a un équipage très-galant, et qui se plaît à faire porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne mine. Une de ses habitudes est de lire en se couchant; sans cela elle ne pourrait fermer l'œil de toute la nuit. Hier au soir, elle lisait les Métamorphoses d'Ovide, et cette lecture est cause qu'elle fait en cet instant un songe où il y a bien de l'extravagance: elle rêve que Jupiter est devenu amoureux d'elle, et qu'il se met à son service sous la forme d'un grand page des mieux bâtis.

«A propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plus plaisante. J'aperçois un histrion qui goûte dans un profond sommeil la douceur d'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux, qu'il n'y a tête d'homme à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il y a si longtemps qu'il paraît sur le théâtre, qu'il est, pour ainsi dire, théâtrifié. Il a du talent, et il en est si fier et si vain, qu'il s'imagine qu'un personnage tel que lui est au-dessus d'un homme. Savez-vous le songe que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu'il se meurt, et qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe assemblées pour décider de ce qu'elles doivent faire d'un mortel de son importance. Il entend Mercure qui expose au conseil des dieux que ce fameux comédien, après avoir eu l'honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort commun à tous les humains, et qu'il mérite d'être reçu dans la troupe céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d'une apothéose si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre d'accord, change le vieux comédien en une figure de décoration.»

Le diable allait continuer; mais Zambullo l'interrompit, en lui disant: «Halte-là, seigneur Asmodée; vous ne prenez pas garde qu'il est jour: j'ai peur qu'on ne nous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la populace vient une fois à remarquer votre Seigneurie, nous entendrons des huées qui ne finiront pas si tôt.

—On ne nous verra point, lui répondit le démon; j'ai le même pouvoir que ces divinités fabuleuses dont je viens de parler, et, tout ainsi que sur le mont Ida l'amoureux fils de Saturne se couvrit d'un nuage, pour cacher à l'univers les caresses qu'il voulait faire à Junon, je vais former autour de nous une épaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra percer, et qui ne vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai vous faire observer.» En effet, ils furent tout à coup environnés d'une fumée qui, bien que des plus opaques, ne dérobait rien aux yeux de l'écolier.

«Retournons aux songes, poursuivit le boiteux... Mais je ne fais pas réflexion, ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la nuit doit vous avoir fatigué. Je suis d'avis de vous transporter chez vous, et de vous y laisser reposer quelques heures: pendant ce temps-là, je vais parcourir les quatre parties du monde, et faire quelques tours de mon métier: après cela je vous rejoindrai, pour m'égayer avec vous sur nouveaux frais.—Je n'ai nulle envie de dormir et je ne suis point las, répondit don Cléofas; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir de m'apprendre les divers desseins qu'ont ces personnes que je vois déjà levées, et qui se disposent, ce me semble, à sortir. Que vont-elles faire de si grand matin?—Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le démon, est une chose digne d'être observée. Vous allez voir un tableau des soins, des mouvements, des peines que les pauvres mortels se donnent pendant cette vie, pour remplir le plus agréablement qu'il leur est possible ce petit espace qui est entre leur naissance et leur mort.

CHAPITRE XVII
Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies.

Observons d'abord cette troupe de gueux que vous voyez déjà dans la rue. Ce sont des libertins, la plupart de bonne famille, qui vivent en communauté comme des moines, et passent presque toutes les nuits à faire la débauche dans leur maison, où il y a toujours une ample provision de pain, de viande et de vin. Les voilà qui vont se séparer pour aller jouer leurs rôles dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront pour boire à la santé des personnes charitables qui contribuent pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons savent se mettre et se travestir pour inspirer de la pitié: les coquettes ne savent pas mieux s'ajuster pour donner de l'amour.

«Regardez attentivement les trois qui vont ensemble du même côté. Celui qui s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps, et semble marcher avec tant de peine qu'à chaque pas vous diriez qu'il va tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air décrépit, est un jeune homme si alerte et si léger, qu'il passerait un daim à la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent, dont la tête est couverte d'une peau qui cache une chevelure de page de cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, est un drôle qui a l'art de tirer de sa poitrine des sons si lamentables, qu'à ses tristes accents il n'y a point de vieille qui ne descende d'un quatrième étage pour lui apporter un maravedi.

«Tandis que ces fainéants vont, sous le masque de la pauvreté, attraper l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique Espagnols, qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps. J'aperçois de toutes parts des hommes qui se lèvent et s'habillent pour aller remplir leurs différents emplois. Combien de projets formés cette nuit vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que de démarches l'intérêt, l'amour et l'ambition vont faire faire!

—Que vois-je dans la rue? interrompit don Cléofas. Qui est cette femme chargée de médailles, que conduit un laquais, et qui marche avec précipitation? Elle a sans doute quelque affaire fort pressante.—Oui, certainement, répondit le diable: c'est une vénérable matrone qui court à une maison où l'on a besoin de son ministère. Elle y va trouver une comédienne qui pousse des cris, et auprès d'elle deux cavaliers bien embarrassés. L'un est le mari, et l'autre un homme de condition qui s'intéresse à ce qui va se passer; car les couches des femmes de théâtre ressemblent à celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter et un Amphitryon qui sont auteurs du parti.

«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que c'est un chasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux des environs de Madrid? Cependant il n'a aucune envie de prendre le divertissement de la chasse: il est occupé d'un autre dessein; il va gagner un village où il se déguisera en paysan, pour s'introduire sous cet habit dans une ferme où est sa maîtresse sous la conduite d'une mère sévère et vigilante.

«Ce jeune bachelier qui passe et marche à pas précipités a coutume d'aller tous les matins faire sa cour à un vieux chanoine qui est son oncle, et dont il couche en joue la prébende. Regardez dans cette maison, vis-à-vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose à sortir. C'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez sérieuse inquiète. Il a une fille unique à marier; il ne sait s'il doit la donner à un jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier hidalgo qui la demande. Il va consulter ses amis là-dessus; et dans le fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous les meubles.

«Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de chambre de brocard rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui fait le seigneur en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt maravedis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a un équipage très-joli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son particulier. Il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des conseillers d'État; et pour cet effet, il vient d'envoyer chercher un pâtissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou; après quoi il écrira sur des cartes les services dont ils seront convenus.—Vous me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.—Hé mais! répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquement deviennent avares ou prodigues: c'est la règle.

—Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait.—Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous remarquez là mérite bien votre attention. Cette femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son douaire, et voit très-bonne compagnie; et le jeune homme qui est avec elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve.

«Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne, il a promis à la veuve de l'épouser: il lui a même fait un dédit de trois mille pistoles; mais il est traversé dans ses amours par ses parents, qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec l'Allemande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le galant, mortifié de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda la cause; il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions qu'il aurait à essuyer de la part de sa famille ne pourraient jamais ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fermeté, et ils se séparèrent tous deux à minuit, très-contents l'un de l'autre.

«Monsalve est revenu ce matin: il a trouvé la dame à sa toilette, et il s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la conversation, l'Allemande a ôté ses papillotes: le cavalier en a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et, y voyant de son écriture: «Comment donc, Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous faites des billets doux qu'on vous envoie?—Oui, Monsalve, a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me servent les promesses des amants qui veulent m'épouser en dépit de leurs familles; j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier a reconnu que c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il lui jure de nouveau une éternelle fidélité.

«Jetez les yeux, poursuivit le diable, sur ce grand homme sec qui passe au-dessous de nous: il a un grand registre sous son bras, une écritoire pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos.—Ce personnage, dit l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original.—Il est certain, reprit le démon, que c'est un mortel assez singulier. Il y a des philosophes cyniques en Espagne: en voilà un. Il va vers le Buen-Retiro se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à jouer de la guitare, et à faire des réflexions qu'il écrira sur son registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à-dire quelques oignons avec un morceau de pain: telle est la vie sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène: «Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des oignons,» ce philosophe moderne lui répondrait: «Je ferais ma cour aux grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme jusqu'à le faire ramper sous un autre homme.»

«En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs; ils lui firent même sa fortune: mais ayant senti que leur amitié n'était pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui: il a même donné presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'est seulement réservé de quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne lui paraît pas moins honteux pour un philosophe d'aller mendier son pain parmi le peuple que chez les grands seigneurs.

«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, et que vous voyez accompagné d'un chien: il peut se vanter d'être d'une des meilleures maisons de Castille. Il a été riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant des fêtes superbes aux naissances, aux mariages des princes et princesses, en un mot, à chaque occasion qu'a eu l'Espagne de faire des réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui est resté fidèle: c'est son chien.

—Dites-moi, seigneur diable, s'écria Léandro Perez, à qui appartient cet équipage que je vois arrêté devant une maison.—C'est, répondit le démon, le carrosse d'un riche contador, qui va tous les matins dans cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de race more a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité: dans la fureur que lui causa cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de reproches et de menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée de prendre: au lieu d'avoir l'impudence de nier le fait, elle a mandé ce matin au trésorier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit plus la regarder qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable de trahir un si galant homme; qu'elle reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que, pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux cheveux, dont il sait bien qu'elle est idolâtre: enfin, qu'elle est dans la résolution d'aller dans une retraite consacrer le reste de ses jours à la pénitence.

«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus remords de sa maîtresse; il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: il l'a trouvée dans les pleurs, et cette bonne comédienne a si bien joué son rôle, qu'il vient de lui pardonner le passé; il fera plus: pour la consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet, en ce moment, de la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison de campagne, qui est actuellement à vendre auprès de l'Escurial.

—Toutes les boutiques sont ouvertes, dit l'écolier, et j'aperçois déjà un cavalier qui entre chez un traiteur.—Ce cavalier, reprit Asmodée, est un garçon de famille qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument passer pour auteur: il ne manque pas d'esprit; il en a même assez pour critiquer tous les ouvrages qui paraissent sur la scène; mais il n'en a point assez pour en composer un raisonnable. Il entre chez le traiteur pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui à quatre comédiens, qu'il veut engager à protéger une mauvaise pièce de sa façon qu'il est sur le point de présenter à leur compagnie.

«A propos d'auteurs, continua-t-il, en voilà deux qui se rencontrent dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur; ils se méprisent mutuellement, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement que le poëte Crispinus, qu'Horace compare aux soufflets des forges; et l'autre emploie bien du temps à faire des ouvrages froids et insipides.

—Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la porte de cette église? dit Zambullo.—C'est, répondit le boiteux, un personnage digne d'être remarqué. Il n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude d'un notaire où il était maître-clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse. Au bout de six mois de noviciat, il sortit de son couvent, reparut à Madrid; mais ceux qui le connaissaient furent étonnés de le voir devenir tout à coup un des principaux membres du conseil des Indes. On parle encore aujourd'hui d'une fortune si subite. Quelques-uns disent qu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une riche douairière, et d'autres enfin qu'il ait trouvé un trésor.—Vous savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.—Oh! pour cela oui, répartit le démon, et je vais vous révéler le mystère.

«Pendant que notre moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant dans son jardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut une cassette de cuivre qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte d'or qui contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le religieux ne se connût pas autrement en pierreries, il ne laissa pas de juger qu'il venait de faire un bon coup de filet; et prenant aussitôt le parti que prend dans une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce à la pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint à Madrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses pierres précieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui lui donne un beau rang dans la société civile.

CHAPITRE XVIII
Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas.

Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous fasse rire en vous apprenant un trait de cet homme qui entre chez un marchand de liqueurs. C'est un médecin biscayen; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il passera toute la journée à jouer aux échecs.

«Pendant ce temps-là, ne craignez pas pour ses malades; il n'en a point, et quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas les plus mauvais pour eux. Il ne manque pas d'aller tous les soirs chez une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait semblant d'être fort amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de valet qu'il a pour tout domestique, et avec lequel il s'entend, lui apporte une fausse liste qui contient les noms de plusieurs personnes de qualité de la part desquelles on est venu chercher ce docteur. La veuve prend tout cela au pied de la lettre, et notre joueur d'échecs est sur le point de gagner la partie.

«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès duquel nous sommes; je ne veux point passer outre sans vous faire remarquer les personnes qui l'habitent. Parcourez des yeux les appartements: qu'y découvrez-vous?—J'y démêle des dames dont la beauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres qui sont déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! je m'imagine voir les nymphes de Diane, telles que les poëtes nous les représentent.

—Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits des nymphes de Diane, elles n'en ont assurément pas la chasteté. Ce sont quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi dangereuses que ces belles demoiselles de chevalerie qui arrêtaient par leurs appas les chevaliers qui passaient devant leurs châteaux, elles attirent les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux qui s'en laissent charmer! Pour avertir du péril que courent les passants, il faudrait faire mettre devant cette maison des balises, comme on en met dans les rivières pour marquer les endroits dont il ne faut pas s'approcher.

—Je ne vous demande pas, dit Léandro Perez, où vont ces seigneurs que je vois dans leurs carrosses: ils vont sans doute au lever du roi.—Vous l'avez dit, reprit le diable; et si vous voulez y aller aussi, je vous y conduirai; nous ferons là quelques remarques réjouissantes.—Vous ne pouvez rien me proposer qui me soit plus agréable, répliqua Zambullo; je m'en fais par avance un grand plaisir.»

Alors le démon, prompt à satisfaire don Cléofas, l'emporta vers le palais du roi; mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des manœuvres qui travaillaient à une porte fort haute, demanda si c'était un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, lui répondit Asmodée, c'est la porte d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez; cependant, quand ils l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera digne des deux vers latins qu'on doit mettre dessus.

—Que me dites-vous? s'écria Léandro; quelle idée vous me donnez de ces deux vers! Je meurs d'envie de les savoir.—Les voici, reprit le démon; préparez-vous à les admirer.

Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,
Momus ubi fatuos vendidit ante sales!

«Il y a dans ces deux vers un jeu de mots le plus joli du monde.—Je n'en sens point encore toute la beauté, dit l'écolier; je ne sais pas bien ce que signifient ces fatuos sales.—Vous ignorez donc, répartit le diable, que la place où l'on bâtit ce marché pour y vendre des denrées fut autrefois un collége de moines qui enseignaient à la jeunesse les humanités? Les régents de ce collége y faisaient représenter par leur écoliers des drames, des pièces de théâtre fades, et entremêlées de ballets si extravagants, qu'on y voyait danser jusqu'aux prétérits et aux supins.—Oh! ne m'en dites pas davantage, interrompit Zambullo; je sais bien quelle drogue c'est que les pièces de collége. L'inscription me paraît admirable.»

A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils sur l'escalier du palais du roi, qu'ils virent plusieurs courtisans qui montaient les degrés. A mesure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le diable faisait le nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro Perez, en les lui montrant du doigt l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de la Puebla d'Ellerena; voici le marquis de Castro Fueste; celui-là c'est don Lopez de Los Rios, président du conseil des finances; celui-ci, le comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait pas de les nommer, il faisait leur éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque trait satirique: il leur donnait à chacun son lardon.

«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il vous écoute avec un air de bonté. Implorez-vous sa protection, il vous l'accorde généreusement et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un homme qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire si courte, qu'un quart d'heure après que vous lui avez parlé, il oublie ce que vous lui avez dit.

«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la cour du meilleur caractère: il n'est pas, comme la plupart de ses pareils, différent de lui-même d'un moment à un autre: il n'y a point de caprice, point d'inégalité dans son humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye pas d'ingratitude l'attachement qu'on a pour sa personne ni les services qu'on lui rend; mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. Il laisse désirer si longtemps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien acheté lorsqu'on l'a obtenu.»

Après que le démon eût fait connaître à l'écolier les bonnes et les mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans une salle où il y avait des hommes de toute sorte de conditions, et particulièrement tant de chevaliers, que don Cléofas s'écria: «Que de chevaliers! parbleu! il faut qu'il y en ait bien en Espagne!—Je vous en réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant, puisque pour être chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave il n'est pas nécessaire, comme autrefois pour devenir chevalier romain, d'avoir vingt-cinq mille écus de patrimoine: aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bien mêlée.

«Envisagez, continua-t-il, la mine plate qui est derrière vous.—Parlez plus bas, interrompit Zambullo, cet homme vous entend.—Non, non, répondit le diable; le même charme qui nous rend invisibles ne permet pas qu'on nous entende. Regardez cette figure-là: c'est un Catalan qui revient des îles Philippines, où il était flibustier. Diriez-vous à le voir que c'est un foudre de guerre? Il a pourtant fait des actions prodigieuses de valeur. Il va ce matin présenter au roi un placet par lequel il demande certain poste pour récompense de ses services; mais je doute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au premier ministre.

—Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Léandro Perez, un gros et grand homme qui paraît faire l'important: à juger de sa condition par l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche seigneur.—Ce n'est rien moins que cela, répartit Asmodée: c'est un hidalgo des plus pauvres, qui, pour subsister, donne à jouer sous la protection d'un grand.

«Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse observer. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi: je vais vous en faire le détail.

«Il y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de l'académie de Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux auteurs castillans; ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette production singulière: ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole.

«Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en était effectivement répréhensible, et d'autant plus dangereux qu'il était plus brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a décidé: il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des académiciens de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne composeront plus de livres à l'avenir; et que même, pour mieux conserver la pureté de la langue castillane, ces académiciens ne pourront être remplacés, après leur mort, que par des personnes de la première qualité.

—Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en riant: les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à craindre.—Pardonnez-moi, répartit le démon: les auteurs ennemis de cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont pas tous de l'académie de Tolède.»

Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui était le cavalier habillé de velours gris-blanc qu'il voyait en conversation avec le licencié. «C'est, lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde espagnole: je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux, pour vous faire juger de son esprit, vous citer une répartie qu'il fit hier à une dame en fort bonne compagnie; mais pour l'intelligence de ce bon mot, il faut savoir qu'il a un frère, nommé don André de Prada, qui était il y a quelques années officier comme lui dans le même corps.

«Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don André, et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais nos familles sont différentes. Je sais que vous êtes d'une des meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas riche. Moi, je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y aurait-il pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon l'un et l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» Don André répondit qu'oui. «Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me les communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui travaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De mon côté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille pistoles. Sommes-nous d'accord?» Don André fut ébloui de la somme: il accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit depuis ce temps-là.

«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du roi; et là-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce jeune officier, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier? «Non, Madame, lui répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là: c'est mon frère.»

L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, qui lui parut des plus plaisantes. Puis apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un courtisan, il s'écria: «Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui suit ce seigneur lui fait de révérences! il a sans doute quelque grâce à lui demander.—Ce que vous remarquez là, reprit le diable, vaut bien la peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un honnête bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs de Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en réputation. Il a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le bourgeois en ce moment prie très-affectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui s'en présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre service.

«Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne, lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est devenu excessivement riche en peu de temps par la science des nombres. Il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand, et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et l'abondance. Il a un équipage pour lui, un autre pour sa femme et un autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même ces jours passés, et paya argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait marchandé et trouvé trop cher.—Quelle insolence! dit Léandro; un Turc qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant ne manquerait pas de le croire à la veille d'essuyer quelque fâcheux revers de fortune.—J'ignore l'avenir, dit Asmodée, mais je ne puis m'empêcher de penser comme un Turc.

«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le démon avec surprise; peu s'en faut que je ne doute du rapport de mes yeux! je démêle dans cette salle un poëte qui n'y devrait pas être. Comment ose-t-il se montrer ici, après avoir fait des vers qui offensent de grands seigneurs espagnols? il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui.

«Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur un écuyer. Remarquez comme, par considération, tout le monde se range pour lui faire place. C'est le seigneur don Joseph de Reynaste et Ayala, grand juge de police: il vient rendre compte au roi de ce qui est arrivé cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration.

—Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien.—Il serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui n'agissent que par humeur et par impétuosité; il ne fera point arrêter un homme sur le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un commis. Il sait trop bien que ces sortes de gens, pour la plupart, ont l'âme vénale, et sont capables de faire un honteux trafic de son autorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfermer un accusé, il approfondit l'accusation jusqu'à ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi n'envoie-t-il jamais des innocents dans les prisons; il n'y fait mettre que des coupables, encore n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui règne dans les cachots. Il va voir lui-même ces misérables, et a soin d'empêcher qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes rigueurs des lois.

—Le beau caractère! s'écria Léandro; l'aimable mortel! je serais curieux de l'entendre parler au roi.—Je suis bien mortifié, répondit le diable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau désir sans m'exposer à recevoir une insulte. Il ne m'est pas permis de m'introduire auprès des souverains; ce serait empiéter sur les droits de Léviatan, de Belfégor et d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois esprits sont en possession d'obséder les princes. Il est défendu aux autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je pensais lorsque je me suis avisé de vous amener ici: c'est avoir fait, je l'avoue, une démarche bien téméraire. Si ces trois diables m'apercevaient, ils viendraient avec fureur fondre sur moi, et, entre nous, je ne serais pas le plus fort.

—Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons-nous promptement de ce palais: j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos confrères sans pouvoir vous secourir; car si je me mettais de la partie, je crois que vous n'en seriez guère mieux.—Non, sans doute, répondit Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, et vous péririez sous les leurs.

«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas entrer dans le cabinet de votre grand monarque, je vais vous procurer un plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez.» En achevant ces paroles, il prit par la main don Cléofas, et fendit avec lui les airs du côté de la Merci.

CHAPITRE XIX
Des Captifs.

Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de l'autre sexe. «Que de monde! dit Léandro Perez; quelle cérémonie assemble ici tout ce peuple?—C'est, répondit le démon, une cérémonie que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de temps en temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver dans un moment; ils reviennent d'Alger, où les Pères de la Rédemption les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se remplir de spectateurs.

—Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux de voir un semblable spectacle, et si c'est là celui que votre Seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas tant m'en faire fête.—Je vous connais trop bien, répartit le diable, pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que d'observer des misérables; mais quand vous saurez qu'en vous les faisant considérer j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver quelques autres à leur retour chez-eux, je suis persuadé que vous ne serez pas fâché que je vous donne ce divertissement.—Oh! pour cela non, reprit l'écolier; ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir de tenir votre promesse.»

Pendant qu'ils s'entretenaient de cette sorte, ils entendirent tout à coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs, qui marchaient en cet ordre: ils allaient à pied deux à deux, sous leurs habits d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez grand nombre de religieux de la Merci qui avaient été au-devant d'eux les précédaient, montés sur des mules caparaçonnées d'étamine noire, comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pères portait l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient à la tête; les vieux les suivaient, et derrière ceux-ci paraissait, sur un petit cheval, un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète: aussi était-ce le chef de la mission. Il s'attirait les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de chrétiens dans leur patrie.

«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre que, pendant leur absence, il ne soit arrivé dans leurs familles des événements plus cruels pour eux que l'esclavage.

«Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir été dix ans dans la servitude des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire il y a près de quatre lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'ait changé de face, et sa crainte n'est pas sans fondement: son père et sa mère sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé par leur mauvaise conduite.

—J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.—Le captif que vous regardez, répondit le diable, a grand sujet d'être joyeux de sa délivrance; il sait qu'une tante dont il est unique héritier vient de mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela l'occupe bien agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui remarquez.

«Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté: une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été inébranlable.—Et a-t-il été longtemps esclave? dit Zambullo.—Dix-huit mois, répondit Asmodée.—Oh! parbleu, répliqua Léandro Perez, je crois que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.—C'est ce qui vous trompe, répartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant.

«Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est plus véritable, et vous voyez dans cette figure hideuse le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous conter.

«Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon, mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité. Fabricio acheva ses études, déjà commencées à Salamanque: il y apprit ensuite à monter à cheval, à faire des armes; en un mot, il ne négligea rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé favorablement de dona Hipolita, sœur d'un petit gentilhomme qui avait sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello.

«Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabrice, qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi dire avec le lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolite, de son côté, s'était bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup d'attention: elle était d'une fierté insupportable, aussi bien que son frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse.

«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et, de plus, il y avait une femme maure auprès de sa sœur.

«C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le bourg les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre par un regard. Sa sœur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité de sa race; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand viendrait la demander en mariage.

«Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolite. Fabricio le savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin trouvèrent bon qu'il eut l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. «Seigneur, dit-il un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre en dépôt; ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette obligation-là.»

«Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit: outre qu'il était mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea volontiers de cette somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités: un habit neuf d'un très-beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La belle Hipolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés, sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur d'être en commerce avec un gentilhomme.

«Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement, qu'Hipolite peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle. Véritablement, il en eut auprès d'eux un accès plus libre; ils lui firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Un homme riche est toujours gracieusé des grands, quand il se rend leur vache à lait. Xaral et sa sœur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses que de nom, n'eurent pas plus tôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio méritait d'être ménagé: ils eurent pour lui des égards et des attentions qui le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion qui flattait son amour, il se résolut à demander Hipolite en mariage.

«Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son beau-frère; et que pour avoir cet honneur, non-seulement il lui abandonnerait le dépôt, mais qu'il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le superbe Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla son orgueil; et dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néanmoins, quelque indigné qu'il fût de la témérité de Fabrice, il se contraignit, et, sans témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter là-dessus Hipolite, et de faire même une assemblée de parents.

«Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une diète composée de quelques hidalgos de son voisinage, lesquels étaient de ses parents, et qui tous avaient, comme lui, la rage de la Hidalguia. Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il accordât sa sœur à Fabricio, mais pour délibérer de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui, malgré la bassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fille de la qualité d'Hipolite.

«Dès qu'il eut exposé cette audace à l'assemblée, au seul nom de Fabrice et de fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux de tous ces nobles s'allumer de fureur: chacun vomit feu et flammes contre l'audacieux: les uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si honteux hyménée. Cependant, après qu'on eût considéré la chose plus mûrement, le résultat de la diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont il aurait sujet de se souvenir longtemps.

«On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolite feindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une nuit rendez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit par la femme maure, des gens apostés le surprendraient avec cette soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.

«La sœur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à cette supercherie; il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais cette orgueilleuse disposition fit bientôt place à des mouvements de pitié, ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la fière Hipolite.

«Dès ce moment elle vit les choses d'un autre œil; elle trouva l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il avait, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement que cette passion est capable de produire: cette même fille qui s'imaginait qu'un prince à peine méritait de la posséder s'entête en un instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après les avoir envisagées comme une ignominie.

«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabrice une secrète intelligence, par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrer quelquefois la nuit dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque soupçon de ce qui se passait: sa sœur lui devint suspecte; il observa, et fut convaincu par ses propres yeux qu'au lieu de répondre aux intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertit promptement deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle, commencèrent à crier: Vengeance, don Thomas! vengeance! Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit, avec une modestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de son épée, quand il s'agissait de l'employer à venger son honneur; ensuite il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il leur marqua.

«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha dans une petite chambre sans que personne de la maison s'en aperçut; puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là; ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour s'entretenir.

«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour les surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois courageusement sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se mettre en défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit en désespéré. Il les blessa tous les trois; et, leur présentant toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et de se sauver.

«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et lui plongea son épée dans le cœur; et ses deux parents, très-mortifiés du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec leurs blessures.

«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer tous les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de quelle sorte, après que la justice se fût emparée de tous ses biens à l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait esclave en voyageant sur mer.

—Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don Cléofas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous aie interrompu pour vous en demander la cause.—Vous n'y perdrez rien, répondit le démon: je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de savoir. Ce captif dont l'abattement vous a frappé est un enfant de famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un patron qui a une femme très-jolie: elle aimait violemment cet esclave, qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât chez lui à la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce temps-là, pleure sans cesse la perte de sa patronne; la liberté ne peut l'en consoler.

—Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Léandro Perez. Qui est cet homme-là?» Le diable répondit: «C'est un barbier natif de Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une fille: il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres.—Quelle satisfaction! reprit l'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir son père et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et tranquilles!

—Vous parlez, répartit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de sentiment: le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace. L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie: au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire concierge d'une de ses terres.

«Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petit médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le garder parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne.

«Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger pendant douze ans chez un renégat anglais son patron.—Et qui est ce pauvre captif? dit Zambullo.—C'est un cordelier de Navarre, répondit le démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent esclaves chrétiens de prendre le turban.

—Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléofas, que je suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un barbare.—Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir, répartit Asmodée: ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, à combattre des tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues.

—Le premier captif après ce cordelier, dit Léandro Perez, a l'air bien tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage.—Vous me prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté de vous apprendre sa pitoyable histoire, et de laisser là le reste des captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures méritent de vous être racontées.»

L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XX
De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés.

Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de village de la Castille Vieille, après avoir partagé avec un frère et une sœur la modique succession que leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque, dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de l'université. Il était bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait alors dans sa vingt-troisième année.

«Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié: c'était à qui serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours. Je dis don Pablos, parce qu'il avait pris le Don, pour être en droit de vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit qu'on lui fit que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource.

«Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de Tormés il rencontra une personne de sa connaissance, qui lui dit: «Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un alguazil et des archers à vos trousses: ils prétendent vous mettre la main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville.»

«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa marche plus sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit sur des branches qui l'enveloppaient de leur feuillage.

«Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent un jeune homme dans la débauche et dont l'amitié se dissipe avec les fumées du vin.

«Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir fait le tour deux ou trois fois.»

Le diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit: «Seigneur Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi de jouir un peu de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à propos, et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous apprendrez bientôt; je n'abuserai point de votre patience.

«Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants; puis il se mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse, où il enterra un sac de buffle: ensuite il combla la fosse, la recouvrit proprement de gazon et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pour descendre de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y eut de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce travail, qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles de la terre.

«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le tâter, et, persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de l'alguazil, que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha légèrement toute la nuit sans tenir de route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins à la vérité pour se reposer que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce frémissement agréable qui vous saisit au moment que vous allez prendre un grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles pistoles, et, pour comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante.

«Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle et se rendit à Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, il loua une mule sur laquelle il retourna, dès ce jour-là même, à Salamanque.

«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa fable toute prête: il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant point de son pays, quoiqu'il y eût écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour; et que le soir précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis longtemps contentés s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire toucher ses revenus.

«Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui, dès le lendemain, tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes amis qui l'avaient abandonné dans sa misère ne surent pas plus tôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à ses dépens; mais il se moqua d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il avait fait dans le bois, il leur rompit en visière: au lieu de reprendre son premier train, il ne songea plus qu'à faire des progrès dans la science des lois, et l'étude devint son unique occupation.

«Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui en pareil cas. Il avait pourtant dessein de les restituer quelque jour, si par hasard il découvrait à qui elles appartenaient. Mais, se reposant sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins une année après.

«Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nommé Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour chercher un sac rempli de pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre homme à la mendicité.

«Je dirai à la louange de Bahabon que les reproches secrets que sa conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse, où il y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. «Mon ami, lui dit-il d'un air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident qui vous est arrivé, et la charité nous obligeant à nous aider les uns les autres à proportion de notre pouvoir, je viens vous apporter un petit secours; mais je voudrais savoir de vous-même votre triste aventure.

«—Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus, et, craignant qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que de les aller enterrer dans le bois, où j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis ce jour malheureux, mon fils m'a pris tout ce que j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais, hélas! cette seule ressource qui me restait pour subsister m'a cruellement été ravie.»

«Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son affliction, et il répandit des pleurs en abondance. Don Pablos en fut attendri, et lui dit: «Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes les traverses qui arrivent dans la vie; vos larmes sont inutiles: elles ne vous feront point retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement sont perdues pour vous si quelque fripon les possède. Mais que sait-on? Elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien, qui ne manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous. Elles vous seront donc peut-être rendues; vivez dans cette espérance, et en attendant une restitution si juste, ajouta-t-il en lui donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de buffle, prenez ceci et me venez voir dans huit jours.» Après lui avoir parlé de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, et sortit tout confus des remercîments que lui faisait Ambroise, et des bénédictions qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses; on se garderait bien de les admirer si l'on en pénétrait les motifs.

«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon accueil, et lui dit affectueusement: «Mon ami, sur les bons témoignages qui m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de contribuer autant qu'il me serait possible à vous remettre sur pied: j'y veux employer mon crédit et ma bourse.

«Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce que j'ai déjà fait? Je connais quelques personnes de distinction qui sont très-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus que je vais vous donner.» En même temps il entra dans son cabinet, d'où il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, en recevant de lui tant de doubles pistoles, ne s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu que par cette adresse il parvenait plus sûrement à son but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa réputation avec sa conscience.

«Aussi Ambroise était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de l'argent restitué: il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête faite en sa faveur, et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il regagna sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement.

«Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis, qui n'était guère mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit: «Je pars dans deux jours pour aller m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre à la voile pour la nouvelle Espagne: je ne suis pas content de ma condition dans ce pays-ci, et le cœur me dit que je serai plus heureux au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant vous cent écus seulement.

«—Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo; j'entreprendrais volontiers ce voyage si j'étais sûr de gagner ma vie aux Indes.» Là-dessus son ami lui vanta la fertilité de la nouvelle Espagne, et lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio, se laissant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salamanque, il eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait que, trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en profiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés.

«Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par là déconcerter le dessein qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais, considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à Salamanque, il se consola insensiblement, et s'attacha plus que jamais à l'étude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès, tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfin pour son recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une profonde science: il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les vertus d'un homme de bien.

«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les prisons de Salamanque un jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre la vie. Alors, se ressouvenant que le fils de Piquillo avait enlevé une femme, il s'informa qui était le prisonnier, et, ayant découvert que c'était le fils d'Ambrosio lui-même, il entreprit sa défense. Ce qu'il y a d'admirable dans la science des lois, c'est qu'elle fournit des armes pour et contre; et comme notre recteur la possédait à fond, il s'en servit fort utilement pour l'accusé; il est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de ses amis et les plus fortes sollicitations, ce qui opéra plus que tout le reste.

«Le coupable sortit donc de cette affaire plus blanc que neige. Il alla remercier son libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération de votre père que je vous ai rendu service. Je l'aime, et pour vous en donner une nouvelle marque, si vous voulez demeurer dans cette ville et y mener une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune; si, à l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous pouvez compter sur cinquante pistoles; je vous en fais don.» Le jeune Piquillo lui répondit: «Puisque j'ai le bonheur d'être protégé de votre Seigneurie, j'aurais tort de m'éloigner d'un séjour où je jouis d'un si grand avantage; je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste d'y tenir une conduite dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance, le recteur lui mit dans la main une vingtaine de pistoles, en lui disant: «Tenez, mon ami, attachez-vous à quelque honnête profession; employez bien votre temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai point.»

«Deux mois après cette aventure, il arriva que le jeune Piquillo, qui de temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en pleurs devant lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.—«Seigneur, répondit le fils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le cœur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est actuellement dans les fers: un vieillard de Salamanque, qui revient d'Alger où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage. Hélas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine et s'arrachant les cheveux, misérable que je suis! c'est moi dont le libertinage a réduit mon père à cacher son argent et à se bannir de sa patrie! c'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes! Ah! seigneur don Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des mains de la justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me laisser expier par ma mort le crime d'avoir causé tous ses malheurs.»

«A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recteur fut touché de la douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. «Mon enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos fautes passées: essuyez vos larmes; il suffit que je sache ce qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa délivrance ne dépend que d'une rançon dont je me charge; quelques maux qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant en vous un fils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra plus de son mauvais sort.»

«Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambroise tout consolé, et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où étant arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites: Cette somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif à Alger. Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air tranquille.

—Mais il me semble, dit don Cléofas, que Bahabon n'en doit plus guère de reste à ce bourgeois.—Don Pablos pense autrement que vous, répondit Asmodée; il restituera le principal et les intérêts: la délicatesse de sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il a gagné depuis qu'il est recteur; et quand il reverra Piquillo, il a dessein de lui dire: «Ambrosio, mon ami, ne me regardez plus comme votre bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent que vous aviez caché dans un bois: ce n'est point assez que je vous rende vos deux cent cinquante doublons: puisque je m'en suis servi pour parvenir au rang que je tiens dans le monde, tous mes effets vous appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que...» Le diable boiteux s'arrêta tout court en cet endroit; il lui prit un frisson et il changea de visage.

«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel mouvement extraordinaire vous agite et vous coupe subitement la parole?—Ah! seigneur Léandro, s'écria le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! le magicien qui me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ne suis plus dans son laboratoire: il va me rappeler par des conjurations si fortes, que je n'y pourrai résister.—Que j'en suis mortifié! dit don Cléofas tout attendri; Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons nous séparer pour jamais.—Je ne le crois pas, répondit Asmodée: le magicien peut avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le bonheur de lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me remettra-t-il en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, comptez que je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne révélerez à personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que vous ne me reverriez plus.

«Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue folle de vous: le seigneur don Pedro de Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage; ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer est effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je ne puis demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: jusqu'au revoir, cher Zambullo.» En achevant ces mots, il embrassa don Cléofas, et disparut après l'avoir transporté dans son appartement.

CHAPITRE XXI ET DERNIER
De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le finir.

Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute la nuit sur ses jambes et de s'être donné beaucoup de mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos. Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique où il passa la journée et la nuit suivante.

Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en criant de toute sa force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!» Au bruit, Zambullo se réveilla, «Savez-vous, lui dit don Luis, que vous êtes couché depuis hier matin?—Cela n'est pas possible! répondit Léandro.—Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux fois le tour du cadran. Toutes les personnes de cette maison me l'ont assuré.»

L'écolier, étonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son aventure avec le diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais il ne pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, pour en être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. Quand ils furent arrivés là, et que don Cléofas aperçut l'hôtel de don Pèdre presque tout réduit en cendre, il feignit d'en être surpris. «Que vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! A qui appartient cette malheureuse maison? Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»

Don Luis de Lujan répondit à ses deux questions, et lui dit ensuite: «Cet incendie fait moins de bruit dans la ville par le dommage considérable qu'il a causé, que par une particularité que je vais vous apprendre. Le seigneur don Pedro de Escolano a une fille unique qui est belle comme le jour; on dit qu'elle était dans une chambre remplie de flammes et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais point encore le nom; cela fait le sujet de tous les entretiens de Madrid. On élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, et l'on croit que, pour prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme, il pourra bien obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»

Léandro Perez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre intérêt à ce qu'il disait; puis, se débarrassant bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il gagna le Prado, où s'étant assis sous des arbres, il se plongea dans une profonde rêverie. Le diable boiteux vint d'abord occuper sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher Asmodée; il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les incommodités des voyages: je fais sans doute une grande perte; mais, ajoutait-il un moment après, elle n'est peut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon? Il peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende incessamment la liberté.» Pensant ensuite à don Pèdre et à sa fille, il prit la résolution d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de voir la belle Séraphine.

Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur courut à lui les bras ouverts, en disant: «Soyez le bien venu, généreux cavalier; je commençais à me plaindre de vous. Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à s'offrir à mes yeux? Qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui témoigner l'estime et l'amitié que je sens pour lui!»

Zambullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le jour précédent. «Je ne suis pas satisfait de cette excuse, répliqua don Pedro; vous ne sauriez être incommode dans une maison où l'on serait, sans votre secours, dans une plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, s'il vous plaît: vous avez d'autres remercîments que les miens à recevoir.» En parlant de cette sorte, il le prit par la main et le conduisit à l'appartement de Séraphine.

Cette dame venait de faire la sieste: «Ma fille, lui dit son père, je viens vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé la vie: marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a fait pour vous, puisque l'état où vous étiez avant-hier ne vous le permit pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant une bouche de rose, adressa la parole à Léandro Perez, et lui fit un compliment qui charmerait tous mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot; mais comme il ne m'a point été rendu fidèlement, j'aime mieux le passer sous silence que de le défigurer.

Je dirai seulement que don Cléofas crut voir et entendre une divinité; qu'il fut pris en même temps par les yeux et par les oreilles: il conçut aussitôt pour elle un amour violent; mais, bien loin de la regarder comme une personne qu'il ne pouvait manquer d'épouser, il douta, malgré tout ce que le démon lui avait dit, que l'on voulût payer d'un si beau prix le service qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. Plus il la trouvait charmante, moins il osait se flatter de l'obtenir.

Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage, c'est que don Pedro, dans la longue conversation qu'ils eurent ensemble, ne toucha point cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés, sans lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son beau-père. De son côté, Séraphine, aussi polie que le papa, tint des discours pleins de reconnaissance, sans se servir d'aucune expression qui pût donner sujet à Zambullo de penser qu'elle fût amoureuse de lui; de sorte qu'il sortit de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'amour et fort peu d'espérance.

«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût été encore avec ce diable, quand vous m'avez assuré que don Pedro était dans la disposition de me faire son gendre, et que Séraphine brûlait d'une vive ardeur que vous lui avez inspirée pour moi, il faut que vous ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien vous m'avouerez que vous ne savez pas mieux le présent que l'avenir.»

Notre écolier fut fâché d'avoir été chez cette dame; et regardant la passion qu'il sentait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait vaincre, il résolut de ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se reprocha le désir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta qu'il était honteux de devoir son bonheur à un artifice.

Il était encore plein de ces réflexions lorsque don Pedro, l'ayant envoyé chercher le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro Perez, il est temps que je vous prouve par des actions qu'en m'obligeant vous n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans qui se contenteraient, à ma place, de vous donner de l'eau bénite de cour; je veux que Séraphine soit elle-même la récompense du péril que vous avez couru pour elle; je l'ai consultée là-dessus, et je la vois prête à m'obéir sans répugnance. Je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé pour époux son libérateur: elle en a marqué sa joie par un transport qui m'a fait connaître que sa générosité répondait à la mienne. C'est donc une chose résolue, vous épouserez ma fille.»

Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur de Escolano, qui s'attendait avec raison que don Cléofas lui rendrait de très-humbles grâces d'une si grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrassé. «Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il que je pense du désordre où vous met la proposition que je vous fais? Qui peut vous révolter contre elle? Un simple gentilhomme doit-il se refuser à une alliance dont un grand se tiendrait honoré? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque tache que j'ignore?

—Seigneur, répondit Léandro, je ne sais que trop la distance que le ciel a mise entre nous.—Pourquoi donc, reprit don Pèdre, paraissez-vous si peu content d'un mariage qui vous fait tant d'honneur? Avouez-le-moi, don Cléofas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi, et son intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.—Si j'avais une maîtresse à qui je fusse lié par des serments, répondit l'écolier, rien sans doute ne serait capable de me les faire trahir. Mais ce n'est point cette raison qui m'empêche de profiter de vos bontés: un sentiment de délicatesse veut que je renonce au glorieux établissement que vous me proposez; et, loin de vouloir abuser de votre erreur, je vais vous détromper: je ne suis point le libérateur de Séraphine.

—Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort étonné; ce n'est pas vous qui l'avez délivrée des flammes qui l'allaient consumer? Ce n'est point vous qui avez fait une action si hardie?—Non, Seigneur, répondit Zambullo: tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»

Ces paroles augmentèrent la surprise de don Pedro, qui, ne croyant pas les devoir prendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus clairement. Alors Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié d'Asmodée, raconta tout ce qui s'était passé entre ce démon et lui. Après quoi le vieillard reprit la parole, et dit à don Cléofas: «La confidence que vous venez de me faire me confirme dans le dessein de vous donner ma fille: vous êtes son premier libérateur. Si vous n'eussiez pas prié le diable boiteux de l'arracher à la mort qui la menaçait, il n'aurait pas manqué de la laisser périr. C'est donc vous qui avez conservé les jours de Séraphine; en un mot, vous la méritez, et je vous l'offre avec la moitié de mon bien.»

Léandro Perez, à ces mots qui levaient tous ses scrupules, se jeta aux pieds de don Pèdre pour le remercier de ses bontés. Peu de temps après, ce mariage se fit avec une magnificence convenable à l'héritière du seigneur de Escolano, et à la grande satisfaction des parents de notre écolier, lequel demeura par là bien payé de quelques heures de liberté qu'il avait procurées au diable boiteux.

FIN DU DIABLE BOITEUX.

APPENDICE AU DIABLE BOITEUX

I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.

Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée avec un autre démon:

Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, et continuons d'examiner ce qui se passe en cette ville.—J'y consens, reprit le diable; rions un peu de ce vieux musicien qui chante une chanson passionnée à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire l'air, qu'il vient de composer; mais elle en aime mieux les paroles, parce qu'elles sont d'un beau cavalier dont elle est aimée, et qui les a données à son mari pour les mettre en chant.

Même chapitre, après l'article du souffleur:

Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je vois à table dans la maison voisine?—Ce sont deux fameuses courtisanes, répartit le diable; et ces deux cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux des plus grands seigneurs de la cour.—Ah! qu'elles me paraissent jolies et amusantes! dit don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité les courent. (La suite à peu près comme dans l'histoire des trois Galiciennes, t. I, p. 33 de notre édition.)

Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier somnambule (T. II, p. 117 de notre édition):

Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois prêtes à se coucher?—Ce sont deux sœurs coquettes qui logent ensemble. Elles s'entretiennent depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment d'habits et d'ameublements qu'elles ont envie d'acheter, et elles ont pris tant de plaisir à cet entretien que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont pas même voulu voir d'aujourd'hui leurs amants.

Même chapitre, après l'histoire du charivari (T. I, p. 32 de notre édition):

Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, j'en entends, ce me semble, un autre.—Oui, dit le démon. Ce bruit part d'un café où il y a quelques beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et que le maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une comédie qui a été représentée aujourd'hui pour la première fois, et dont la représentation a été troublée par des huées et des sifflets. Les uns disent qu'elle est bonne, les autres soutiennent qu'elle est mauvaise. Ils en vont venir tout à l'heure aux gourmades, fin ordinaire de ces disputes.

Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier accusé d'avoir empoisonné un Allemand (T. I, p. 110 de notre édition):

Le second est un bourgeois emprisonné pour avoir servi de caution à un licencié qui voulait emprunter deux cents pistoles pour marier brusquement sa servante.

Même chapitre, après l'histoire du maître à danser (T. I, p. 111):

Le plus jeune a été découvert déguisé en fille dans un couvent de religieuses.

Même chapitre, après l'histoire de la sorcière (T. I, p. 111):

Considérez dans la chambre prochaine ces deux prisonniers qui s'entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des pierreries dérobées. L'autre est un polygame. Il y a six mois qu'il se maria par intérêt avec une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination, peu de temps après, une jeune personne de Madrid, et lui a donné tout le bien qu'il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu'il a épousée par inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par intérêt le poursuit par inclination.

Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui lit Hippocrate (T. I, p. 153):

Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a fait aujourd'hui certain homme que je vois, ce grand personnage sec et décharné qui se promène dans une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il a la tête embarrassée.—Vous n'en jugez point mal, répondit le démon. C'est un auteur dramatique. Comme il entend la langue française, il s'est donné la peine de traduire le Misanthrope, l'une des meilleures comédies de Molière, fameux auteur français. Il l'a fait représenter aujourd'hui sur le théâtre de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les Espagnols l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette pièce qui fait dans le café le sujet de la dispute dont vous avez entendu le bruit.

—Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie a-t-elle eu en Espagne ce malheureux sort?—C'est, répondit le diable, que les Espagnols n'aiment que les pièces d'intrigues, de même que les Français ne veulent que des comédies de caractère.—Sur ce pied-là, répliqua l'écolier, si l'on jouait présentement en France nos plus belles pièces, elles n'y réussiraient pas.—Sans doute, dit Asmodée. Comme les Espagnols sont capables d'une extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine l'action la plus composée. Les Français, au contraire, n'aiment pas qu'on les occupe. Leur esprit se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir tourner leur prochain en ridicule, parce que cela flatte leur humeur satirique. Enfin, le goût des nations est différent.—Mais quelle sorte de comédie est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce d'intrigue ou de caractère?—C'est une chose fort problématique, répartit le diable. Il n'en faut pas croire là-dessus les Espagnols ni les Français. Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en sauraient être juges. Je ne la dois pas juger non plus, moi, parce qu'étant le démon de la luxure, je protége également tous les théâtres.

Même chapitre, le passage relatif aux deux entremetteuses (T. I, p. 101) est plus long dans la première édition, et se termine ainsi:

Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a partout, et principalement en France; mais il faut avoir un mérite reconnu pour y en trouver, et je vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, un chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus avec un de ses amis, lui disait: «Parbleu, mon cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a quinze jours entiers que je cherche une femme tributaire. Je parcours tous les matins les églises. L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés des Tuileries. Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé à la Comédie, où tantôt je me couche sur les bancs du théâtre, et tantôt je me tiens debout derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me mène à rien. Je n'ai pas même encore trouvé une bonne fortune sexagénaire, tandis que les plus jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans vanité, ni ma taille ni ma jeunesse.—Oh! ne t'y trompe pas! interrompit son ami; le chevalier de Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux femmes. Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure réputation du monde.»

Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, p. 162):

Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est un marchand que la nouvelle d'un naufrage a rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé un soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu sa grand'mère.—Et le jeune homme qui suit ce bon soldat, dit don Cléofas, quel est le genre de sa folie?—Oh! pour celui-là, répondit Asmodée, c'est un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une Hollandaise et d'un gros commis de la douane.

Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des folles commence ainsi:

La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise qui aimait un jeune officier qui servait en Flandres. Elle lui avait donné une grosse somme pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter une devineresse pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse le lui montra dans un verre. La marquise le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et elle en a perdu l'esprit.

Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la femme du corrégidor:

La troisième est une procureuse qui pressait son mari de lui acheter une croix de diamants de dix mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle en est devenue folle. Après la procureuse est une coquette à qui la tête a tourné de dépit d'avoir manqué un grand seigneur dont elle avait médité la ruine.—Dans ces deux petites loges au-dessous de ces dames, il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, l'une de douleur de n'être pas sur le testament d'un vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de joie en apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est unique héritière.

Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes qui se rajeunissent (T. I, p. 196):

Je remarque dans une même maison, poursuivit Asmodée, deux hommes qui ne sont pas trop raisonnables. L'un est un aventurier qui va tous les jours aux audiences des grands seigneurs. Il est assez fou pour croire qu'un quart d'heure après qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce qu'il leur a dit.

Même chapitre, après l'histoire du licencié qui fait imprimer ses œuvres de jeunesse (T. I, p. 200):

Je découvre dans le voisinage de ce licencié un des meilleurs auteurs que vous ayez. C'est un excellent esprit. Ses ouvrages sont pleins de sel attique. Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. Il a des tours neufs, des expressions hardies et toujours heureuses. Passons à son voisin: c'est un homme...—Eh! n'allez pas si vite! interrompit avec précipitation don Cléofas; vous ne dites que du bien de cet auteur, et vous me le montrez avec des fous.—Ah! il est vrai, reprit le diable; j'oubliais son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête à tous les endroits qui lui paraissent mériter des applaudissements, pour laisser à ses auditeurs le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même toute la douceur.

Même chapitre, après l'histoire du bachelier qui achète pour enrichir son inventaire (T. I, p. 201):

Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit dans un genre d'écrire fort sérieux. Il n'est propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il se croit propre à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce que son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter le parterre. S'il disait trop froid, je me garderais bien de mettre parmi les fous un homme si raisonnable.

Et quelques lignes plus loin:

Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, il faut que je vous parle encore d'un certain auteur que je viens d'apercevoir. C'est un homme qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte d'eux toutes les pensées qu'il met dans ses ouvrages. Cependant il se croit original, et il ne traite de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou Calderon.

Le chapitre XII, Des Tombeaux, débute par plusieurs histoires supprimées en 1726:

Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez à main droite renferme le corps d'un jeune amant mort de chagrin de n'avoir pas remporté le prix d'une course de bagues. Dans le second est un avare qui s'est laissé mourir de faim, et dans le troisième son héritier, mort deux ans après lui pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement de sa fille unique. Dans le suivant est un jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir pris des remèdes rafraîchissants.

Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme trompait, et ensuite:

Le septième cache une vieille fille de qualité, laide et peu riche, que la tristesse et l'ennui ont consumée; et dans le dernier repose la femme d'un trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui d'une duchesse. (V. t. I, p. 175.)

Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de sa jeune femme (T. I, p. 223), et celle du chanoine mort pour avoir fait son testament, après quoi on lit:

Auprès de cet imprudent chanoine est une belle dame immolée aux soupçons de son mari jaloux. Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie pour s'être promené dans son jardin une demi-heure sans parasol, et dans le dernier une dévote pour s'être fait saigner trop souvent par précaution.

Après l'histoire du Français assassiné pour avoir donné de l'eau bénite à une dame:

Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, pendant qu'il voyait la plupart de ses camarades en équipage, a consumé peu à peu.

Après l'histoire de la vestale morte en couches:

Et près d'elle repose un auteur dramatique qui mourut subitement d'envie au bruit des applaudissements du parterre, à la première représentation d'une pièce d'un de ses amis.

Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement après les réflexions sur la jalousie des femmes, on trouve:

A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son caractère me charme. Une femme mourir de regret d'avoir perdu son mari! O merveille de nos jours!—Cela est admirable, assurément, interrompit le démon. L'on enterra, il y a deux mois, un avocat dont la veuve ne ressemble point à celle-ci. L'avocat étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux empressements de sa famille, qui, pour lui épargner la vue d'un si triste spectacle, l'enleva de sa maison. Mais avant que de sortir, l'avocate affligée appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle, aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter cette fâcheuse nouvelle à don Carlos, et dis-lui que j'en suis si touchée que je ne le veux voir de deux jours.»

L'histoire de la comtesse femme du comte galant et libéral est racontée ainsi:

C'est une liseuse de romans, une tête pleine d'idées de chevalerie. Elle fait un songe assez plaisant: elle rêve qu'elle est impératrice de Trébisonde, qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les chevaliers qui se présentent pour soutenir son innocence sont vaincus par ses accusateurs.

Après l'histoire du vicomte Aragonais:

Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois dans la même maison un jeune homme qui rit en dormant.—Vous ne vous trompez pas, répartit le diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort agréable: il rêve qu'un vieillard de ses amis épouse une belle et jeune personne; mais je remarque à deux pas de là trois hommes qui font des songes bien mortifiants.

Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne un curateur à un marquis dont il commence à souffler le patrimoine.

Puis viennent l'histoire des deux frères médecins et celle d'un courtisan qui rêve que le ministre le regarde de travers, et ensuite:

Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller en sursaut. Il rêvait tout à l'heure qu'il était sur le sommet d'une montagne, avec deux autres personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y ait pris garde et l'ont fait tomber de haut en bas.

Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité de l'âme:

Auprès du licencié demeure un comédien qui songe qu'il répond des duretés à un auteur qui lui fait des compliments.

Je remarque dans un hôtel garni deux hommes qui font des songes que je ne veux point passer sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses confrères un mauvais poëme de sa façon, qu'ils applaudissent à charge d'autant.

Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle on lit:

Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. Vous voyez sa femme et lui couchés dans deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux en ce moment des songes bien différents: le mari rêve qu'il rafraîchit une vieille écriture, et madame sa femme songe qu'elle est chez un marchand, où elle achète et paye argent comptant une riche étoffe, au même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.

Cette histoire est la dernière de l'édition originale. Immédiatement après vient le dénouement:

Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à coup un frisson qui l'en empêcha. L'écolier lui demanda pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur don Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien qui me tenait en bouteille vient de s'apercevoir de ma fuite. Il m'appelle; il me menace. Il fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en retentit. Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous porter dans votre appartement, et puis je vole au galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» En achevant ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et disparut à ses yeux, après l'avoir transporté dans sa chambre.

II. Dédicace de la première édition.

AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.

Souffrez, seigneur de Guevara, que je vous adresse cet ouvrage. Il n'est pas moins de vous que de moi. Votre Diablo Cojuelo m'en a fourni le titre et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la gloire de l'invention, sans approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous la disputer.

Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra dans le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées; car je vous ai copié autant que me l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au goût de ma nation.

Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre Cojuelo. Je le crois digne des applaudissements qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a fait particulièrement en Aragon, où vous l'avez mis en lumière. Je conçois bien que vos façons de parler figurées, vos images bizarres et vos pensées extraordinaires ont pu trouver chez vous des approbateurs; mais vous devez concevoir aussi que des hommes nés sous un autre climat en peuvent juger autrement. Les Français surtout, eux qui ont la justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient pas. Je me suis donc souvent écarté du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un nouveau livre sur le même fonds.

C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez de Avellaneda. Je n'ai pas traduit plus fidèlement son D. Quichotte que votre Cojuelo. Cependant cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort des écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement en quelque réputation parmi nous, au lieu que si je l'avais suivi littéralement, on me saurait mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.

J'espère que vous aurez la même destinée. Si je n'ai pu prêter à votre Cojuelo tous les agréments dont il a besoin pour plaire à nos Français, je crois du moins ne lui avoir rien laissé qui doive le rebuter. Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a point de succès, vous êtes en droit de dire que je l'ai tellement défiguré qu'il n'est pas reconnaissable. Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être sans moi vous n'auriez jamais été connu.

III. Dédicace de 1726.

AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.

C'est à vous, seigneur de Guevara, que j'ai dédié cet ouvrage dans sa nouveauté. Si je me fis un devoir alors de vous rendre cet hommage, rien ne doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. J'ai déjà déclaré et je déclare encore publiquement que votre Diablo Cojuelo m'en a fourni le titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de l'invention, sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous le disputer.

J'avouerai même encore qu'en y regardant de près, on reconnaîtrait dans le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder au génie de ma nation m'eût permis de vous copier exactement! J'aurais fait gloire d'être votre traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan.

Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a été réimprimé en France, je ne sais combien de fois. Nous avons partagé tous deux l'honneur du succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai passé, à Paris, pour votre copiste, et je n'ai été loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à Madrid la copie a été traduite en espagnol et qu'elle y est devenue un ouvrage original.

J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que je vous adresse encore, Seigneur Louis Velez; mais, pour la rendre plus digne de revoir le jour après dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, pour ainsi dire, à la mode. Quoique le monde soit toujours le même, il s'y fait une succession continuelle d'originaux qui semble y apporter quelque changement.

Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai refondu et augmenté d'un volume, que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une source de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser. J'abandonne ce travail immense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent bien employer une longue vie à mériter d'occuper une toise de place dans les bibliothèques. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer pendant quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en petit un tableau des mœurs du siècle.

Après avoir reconnu, Seigneur de Guevara, que votre Diable a toujours hypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de ma conscience, que j'ai emprunté des vers et quelques images de Francisco Santos, auteur du livre intitulé: Dia y noche de Madrid. Quoique le larcin ne soit pas de grande importance, je déclare que je l'ai fait, afin que quelque mauvais plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils ont volée, en ôtent les armoiries.

Puisse le public recevoir aussi favorablement cette dernière édition qu'il a reçu la première. Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie fait de mon mieux pour engager ceux qui le liront à y prendre un nouveau goût.

IV. TABLE ANALYTIQUE.

La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis Velez de Guevara, El Diablo cojuelo; la lettre B, l'édition originale du Diable boiteux.

L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en 1726.

TOME I

Chapitre I. Quel diable c'est que le Diable boiteux. Où et par quel hasard Don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, tranco I; B, chap. I.)

On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, surpris chez Dona Tomasa et poursuivi par quatre spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (Dans Guevara, il est poursuivi par la justice, à l'instigation de la dame, qui veut se faire épouser.)—Guidé par une lumière qu'il aperçoit, il se réfugie dans un grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. 2.—Il entend les soupirs du Diable boiteux, que le magicien tient enfermé dans une bouteille. Ce que c'est que le Diable boiteux. Quelles sont ses fonctions et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.—Promesses que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. Portrait du démon. P. 7.

Chapitre II. Suite de la délivrance d'Asmodée (A, tranco I; B, chap. II.), 11.

Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (Ceci est autrement expliqué dans Guevara).—Terreur qu'inspire le magicien au Diable boiteux. Comment celui-ci s'est attiré sa haine, 13.

Chapitre III. Dans quel endroit le Diable boiteux transporta l'écolier, et des premières choses qu'il lui fit voir, 16.

Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. Il lui propose de lui faire voir tout ce qui se passe dans Madrid, en enlevant les toits des maisons (A, tranco I, 16).—L'avare et ses héritiers, 18.—La vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.—Le vieux galant, 19 (A, tr. II).—La vieille qui se rajeunit, 19 (B, chap. VI).—Le concert ridicule, 19 (B, ch. XVI).—Le seigneur aux billets doux, 20.—Doña Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).—Le vieux qui va au sabbat, 21 (A, tr. II).—Quel fut le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses confrères, 21 (autrement raconté dans A, tr. II).—Le souffleur, 22 (A, II).—L'apothicaire, sa femme et son garçon, 22.—Le prélat qui tousse, 23.—Le poëte tragique, 23.—* L'épître dédicatoire, 25.—Les voleurs chez le banquier, 25 (A, II).—Le marquis à l'échelle de soie, 25 (A, II).—Le greffier et son démon, 26.—Etrange pudeur d'une veuve (B, ch. VI).—* Le bachelier Donoso, 27.—* L'amoureux transi, 28.—Le contador qui veut fonder un monastère, 29 (B, ch. VI).—* La veuve et les deux conseillers, 29.—* Les deux joueurs qui s'entretuent, 29.—Le chanoine frappé d'apoplexie, 31 (B, ch. VI).—Les deux frères morts de la même maladie, 31, (B, ch. VI).—Le charivari, 32 (B, ch. VI).—* Le trio ridicule, 32.—* Les trois Galiciennes, 33.

Chapitre IV. Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de Cespedes, 34.

La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, ch. VI).

Chapitre V. Suite et conclusion des amours du comte de Belflor (B, chap. V), 70.

Chapitre VI. Des nouvelles choses que vit Don Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de Dona Tomasa, 99.

Le grand seigneur endetté, 99.—* Le président qui va chez l'Asturienne, 100.—Le compilateur, 100.—Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. IX).—L'impression clandestine, 103.—L'inquisiteur malade, 104 (B, ch. IV).—Combat des rivaux de Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).

Chapitre VII. Des prisonniers (B, chap. VIII), 109.

Le cabaretier empoisonneur, 110.—L'assassin de profession, 110.—Le maître à danser, 111.—L'amoureux arrêté comme voleur, 111.—La feinte sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.—Le valet de chambre accusé de viol, 118.—L'écuyer de la duchesse, 119.—Le chirurgien qui a saigné sa femme, 120.—* Le gentilhomme qui a tué son frère, 121.—* Domingo et le maître d'hôtel, 122.—* Le Castillan qui a souffleté son père, 137—* Les voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.—Les vingt ou trente filous, 138.

Chapitre viii. Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée (B, chap. IX), 136.

Le capitaine et l'usurier, 139.—Les deux filles qui ont perdu leur père, 142.—L'aventurière aragonaise, 143.—Le cavalier qui a écrit des lettres, 143.—* Le mari qui s'endort aux reproches de sa femme, 145.—La comtesse qui lit Hippocrate, 153.—* Le mendiant manchot, 154.—* Le poëte et le peintre, 155.—Le banquier et son père le savetier, 156.

Chapitre IX. Des fous enfermés (B, chap. X), 161.

Le nouvelliste castillan, 161.—* Le licencié qui se croit archevêque, 161.—* Le pupille enfermé par son tuteur, 162.—Le grammairien, 162 (A, tr. III).—Le marchand ruiné, 162.—Le capitaine Zanubio, 162.—* Le mari fou de la mort de sa femme, 170.—Le portier enrichi, 171.—L'amoureux fou, 171.—Sa chanson, 172.—Chanson française, 172.—* L'envieux, 173.—* Le vieux secrétaire, 173.—Le Mécène ruiné, 174.—La femme du corrégidor, 175.—La femme du conseiller, 175.—La bourgeoise qui voulait épouser un grand seigneur, 175.—* Doña Béatrix et Doña Mencia, 175.—* L'ayeule de l'avocat, 177.—* La vieille folle de regret, 177.—* Doña Emerenciana, 178.

Chapitre X. Dont la matière est inépuisable (B, ch. XI), 195.

Le mari de l'aventurière, 195.—L'homme aisé qui se fait domestique, 195 (A, tr. III).—La veuve du jurisconsulte, 196.—Les deux filles de cinquante ans, 196.—Les femmes qui se rajeunissent, 196.—* Prudent emploi de l'argent, 199.—Le peintre de portraits, 199.—La veuve et son testament, 200.—Le vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.—La coquette qui se croit aimée de tous les hommes, 201.—Le chanoine qui achète pour enrichir son inventaire, 201.—* Le courtisan par vanité, 202.—* Ceux qui font de la nuit le jour, 203.—* L'amoureux de la pantoufle, 203.—* L'homme à équipage qui rougit d'aller en carrosse de louage, 204.—* Celui qui va toujours en carrosse de louage pour ménager ses mules, 204.—* Le vieil amoureux qui raconte ses prouesses d'autrefois, 205.—* Le comte vêtu à l'ancienne mode, 205.—* La vieille veuve qui a donné son bien à ses enfants, 205.—* Le vieux garçon qui épouse sa blanchisseuse, 206.—Le comte, son frère et le bel esprit, 207.—* L'amateur de fleurs, 207.—* L'histrion modeste, 207.—* Le chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.—* Portraits vivants de Bollanus, de Fufidius et de Marsæus, 208.—* La sérénade, 208.

* Chapitre XI. De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion par amitié pour Don Cléofas, 213.

Chapitre XII. Des tombeaux, des ombres et de la mort, 218.

L'officier trompé par sa femme, 219.—Jeune cavalier tué par un taureau, 219.—Le prélat mort pour avoir fait son testament, 219.—* Le courtisan assidu, 219.—* L'ambassadeur ruiné, 220.—* Le négociant et son épitaphe, 220.—* Le grand sommelier, 221.—* La duchesse qui change de directeur, 221.—Le vieux mari et sa jeune femme. 223.—* Le premier ministre, 224.—* La belle bourgeoise, 224.—* Le tombeau d'un auteur de comédies, 225.

* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, 226.—L'Allemand qui mettait du tabac dans son vin, 228.—Le Français qui offrait l'eau bénite aux dames, 228.—* Les comédiennes mortes, l'une d'envie et l'autre de débauche, 229.—La vestale morte en couches, 229.

* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le conseiller et ses trois neveux; le jeune seigneur qui a la petite vérole; le vieux religieux; l'évêque d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit, 229 à 234.

TOME II

Chapitre XIII. La force de l'amitié, histoire, 5.

Chapitre XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique, 47.

Chapitre XV. Suite et conclusion de l'Histoire de l'amitié, 59.

Chapitre XVI. Des songes, 109.

Le comte galant et libéral, 111.—La comtesse joueuse, 111.—Le marquis et son intendant, 111.—Le vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).—Les deux frères médecins, 112.—Le courtisan regardé de travers, 112.—La jeune dame qui allait succomber, 113.—Le procureur et sa femme, 113.—Le gros chanoine, 114.—Le marchand de soie et ses créanciers, 114.—Le libraire qui rêve, 114.—* Les libraires dupés, 115.—L'amant trop respectueux, 116.—Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, 116.—Don Baltazar Fanfarronico, 117.—* Le gouverneur qui se rend, 117.—* L'orateur qui reste court, 117.—Le palefrenier somnambule (B, chap. VI), 117.—* Le vice-roi du Mexique et sa nièce, 118.—* La médisante, 119.—* Le bourgeois qui ramasse de l'or, 120.—* Les deux comédiennes, 120.—* La métamorphose, 121.—* Le comédien dans l'Olympe, 122.

* Chapitre XVII, où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies, 124.

Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, 124.—La comédienne en couches, 126.—Le chasseur amoureux, 126.—Le jeune bachelier et son oncle, 127.—Le bourgeois qui veut marier sa fille, 127.—L'auteur avare et vaniteux, 128.—La veuve allemande et son amoureux, 128.—Le philosophe cynique, 130.—Le gentilhomme ruiné et son dernier ami, 131.—Le Contador et la Galicienne, 132.—Le gentilhomme auteur, 133.—Les deux auteurs, 134.—Le novice qui a trouvé un trésor, 134.

* Chapitre XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas, 135.

Le médecin qui joue aux échecs, 135.—Les aventurières qui vivent à frais communs, 136.—La porte du marché, 138.—Le lever du roi; les éloges satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le hidalgo pauvre, 139.—Le livre censuré, 142.—Le cadet catalan, 143.—Le bourgeois obligeant et le seigneur ingrat, 145.—Le bourgeois parvenu, 145.—Le poëte satirique, 146.—Le grand juge de police, 146.

* Chapitre XIX. Des Captifs, 149

Le captif dont la femme est remariée, 151.—Celui dont le bien a été dissipé par ses frères, 151.—Celui qui trouve un riche héritage à recueillir, 151.—Le captif amoureux et son infidèle, 152.—Le paysan et la sœur du gentillâtre, 152.—Le captif aimé de la femme de son maître, 162.—Le barbier et son fils enrichi, 162.—Le médecin aragonais, 163.—Le cordelier, 164.

* Chapitre XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés, 165.

Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de celui qui l'avait caché, 163.—Asmodée est contraint de retourner auprès du magicien, 181.

* Chapitre XXI. De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le finir, 182.

Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable boiteux, sous les traits de l'écolier, avait sauvée de l'incendie, 190.

APPENDICE.

Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.—Les deux courtisanes, 193.—Les deux sœurs coquettes, 193.—Dispute littéraire dans un café, 194.—Le bourgeois caution d'un licencié, 194.—Le jeune homme déguisé en fille, 194.—Le joaillier accusé de recel, 194.—Le polygame, 194.—Le traducteur du Misanthrope, 195.—L'amoureux à gages sans emploi, 196.—Le marchand devenu fou (V. t. I, 162), 196.—Le soldat qui a perdu sa grand'mère, 196.—L'imbécile, 196.—La vieille marquise et le jeune officier, 197.—La procureuse, 197.—La coquette qui a manqué un grand seigneur, 197.—Les deux servantes, 197.—Le courtisan, 197.—L'auteur de mérite, 197.—L'auteur sérieux, 198.—L'auteur qui copie les anciens et se croit original, 198.—L'amant mort de chagrin, 198.—L'avare mort de faim et son héritier mort d'excès, 198.—Le père dont la fille a été enlevée, 198.—Le jeune homme mort de pleurésie, 199.—La vieille fille morte d'ennui, 199.—La femme du trésorier, 199.—La femme du mari jaloux, 199.—Mort d'un dévot et d'une dévote, 199.—Le comédien qui allait à pied, 199.—L'auteur dramatique mort d'envie, 199.—La veuve inconsolable... pendant deux jours, 199.—La comtesse qui lit des romans, 200.—Le jeune homme qui rit en dormant, 200.—Le souffleur désappointé, 200.—Le courtisan qui rêve, 200.—Le comédien qui rudoie un auteur, 200.—L'académicien de la Crusca, 201.—Le notaire et sa femme, 201.—Séparation de l'écolier et du Diable boiteux, 201.

ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID

ENTRETIEN I
LA CHEMINÉE A ET LA CHEMINÉE B.

LA CHEMINÉE A. C'en est fait, ma chère voisine, tout est perdu; les dieux Lares se glacent à mon foyer, et je sens le même froid me saisir depuis les pieds jusqu'à la tête.

LA CHEMINÉE B. Vous m'alarmez; d'où vient cette affreuse maladie? Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid? Je vous ai toujours vue toute en feu.

LA CHEMINÉE A. Hélas! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise fortune de mon savant, et le pauvre homme...

LA CHEMINÉE B. Que lui est-il donc arrivé?

LA CHEMINÉE A. Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c'est-à-dire ceux de sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont arrêtés.

LA CHEMINÉE B. Je ne vous entends point encore.

LA CHEMINÉE A. Hé bien, écoutez-moi donc; je vous parle d'un auteur; son revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu'il composait, et l'on a proscrit ce genre.

LA CHEMINÉE B. Comment! ses brochures le faisaient vivre?

LA CHEMINÉE A. Et même fort à son aise; il ne perdait pas son temps à limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an.

LA CHEMINÉE B. C'est grand dommage de lier les mains à un si bon ouvrier: et comment peut-on défendre l'amusement, qui est la meilleure chose du monde? Le public aime à être amusé, et il doit avoir la liberté d'acheter ce qui l'amuse.

LA CHEMINÉE A. Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts des auteurs et le profit des libraires; mais voilà ce qui excite l'envie: on crie qu'on ne s'occupe aujourd'hui qu'à écrire des folies, des riens, et qu'on appellera notre siècle le siècle des romans et de la futilité. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à parties sont une vraie exaction; qu'on allonge un roman à l'infini; enfin, qu'actuellement un homme projette d'en composer un à trois cent soixante et cinq parties, pour tous les jours de l'année.

LA CHEMINÉE B. Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les Mille et un quarts d'heure, et tant de mille et une autres choses, un roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les esprits.

LA CHEMINÉE A. Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n'est jamais allé, dans ses ouvrages, au delà de la huitième partie.

LA CHEMINÉE B. Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous.

LA CHEMINÉE A. C'est une faible consolation pour les malheureux, que d'avoir des compagnons de leur misère.

LA CHEMINÉE B. Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire autre chose? D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai ouï dire, il y a longtemps, qu'on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle, et arrêter le progrès du genre romancier.

LA CHEMINÉE A. Que me dites-vous?

LA CHEMINÉE B. Oui: et des gens d'esprit, et sans partialité, disent à présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu'on écrive utilement, ou qu'on n'écrive point: voilà la décision; tout le monde l'approuve.

LA CHEMINÉE A. Mais ce qui plaît n'est-il pas utile?

LA CHEMINÉE B. Oui, ce qui plaît est nécessairement utile; mais outre cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l'instruction, des mœurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman; mais il vaut mieux qu'un traité de morale. Voilà un roman agréable et utile; c'est-à-dire, utile par l'agréable et le solide. Que votre savant en fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer, pourvu cependant qu'il ne le donne pas en huit parties; car vous sentez bien que ce serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.

LA CHEMINÉE A. Finissons notre conversation; on voit bien que vous êtes la cheminée d'un homme de finances; vous êtes ignorante et ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes douleurs.

LA CHEMINÉE B. Vous m'insultez, tandis que je compatis sincèrement à votre malheur.

LA CHEMINÉE A. Est-ce y compatir que de louer ceux qui en sont cause? Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous appartenez.

LA CHEMINÉE B. Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la tête. Laissez là, je vous prie, mon financier: un billet de sa main vaut mieux que tous les volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit est solide, admirable et d'un goût universel. Tant que ses livres seront en règle, je ne crains pas le froid; mon feu sera mieux entretenu que celui des vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s'y venir chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer, un financier comme le mien.

ENTRETIEN II
LA CHEMINÉE C ET LA CHEMINÉE D.

LA CHEMINÉE C. Quel prodige! quel miracle! savez-vous, ma bonne amie, ce qui vient de m'arriver?

LA CHEMINÉE D. Y a-t-il longtemps?

LA CHEMINÉE C. Environ une heure.

LA CHEMINÉE D. Non, ma chère voisine; j'assistais à un mariage qui se faisait sous mon manteau.

LA CHEMINÉE C. Un mariage!

LA CHEMINÉE D. Oui, et le mieux assorti qu'il soit possible. Lisandre et Célimène m'ont pris pour témoin de leurs serments, et mes dieux pénates seuls sont garants de la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel n'a été admis à cette cérémonie que Lisette, suivante fidèle de Célimène. Ils goûtent à présent les douceurs de cette union mystérieuse.

LA CHEMINÉE C. Voilà un mariage bien solide.

LA CHEMINÉE D. Je sais qu'il y manque certaines petites formalités, mais l'amour y suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, malgré leurs parents, ils s'aimeront toujours. Trouve-t-on cela dans les mariages les plus réguliers?

LA CHEMINÉE C. Non sans doute: le mariage est communément un contrat politique, qui lie éternellement deux personnes qui ne s'aiment point, et qui se haïront toute leur vie.

LA CHEMINÉE D. Hé bien, je vous réponds que les nœuds qui viennent d'unir Lisandre à Célimène sont plus respectables; ce sont les chaînes mêmes de l'amour.

LA CHEMINÉE C. Je vous félicite, ma chère voisine; je vous sais bon gré de vous intéresser au bonheur des amants: nous leur devons cela, comme leurs confidentes; pour moi, je ferais tout au monde pour eux. Ecoutez donc ce qui m'est arrivé: mon aventure ressemble assez à la vôtre: vous savez que la chambre à laquelle j'appartiens est une vraie cellule.

LA CHEMINÉE D. Et que c'est la cellule d'une petite personne charmante, de Julie.

LA CHEMINÉE C. Julie était aimée d'un jeune officier fort aimable, nommé Trason, et Trason n'aimait point une ingrate.

LA CHEMINÉE D. Voilà ce que je ne savais pas.

LA CHEMINÉE C. Il ne manquait à leur bonheur que l'occasion d'être heureux; mais la mère de Julie avait plus d'yeux qu'Argus, et la chambre de cette fille malheureuse était plus inaccessible que la tour de Danaé.

LA CHEMINÉE D. Que vous êtes savante! vous possédez à merveille la fable; je crois qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à votre foyer; mais la tour de Danaé, puisque vous me la citez, ne fut pas impénétrable à une pluie d'or.

LA CHEMINÉE C. Cela est vrai; vous savez aussi que Danaé avait pour amant un dieu, et un dieu qui pouvait convertir la pluie et les pierres en or; au lieu que Trason, après trois campagnes, ne doit pas être bien en espèces; ainsi il n'était pas question de recourir à la pluie d'or.

LA CHEMINÉE D. De quel autre expédient s'est-il donc servi?

LA CHEMINÉE C. Du plus simple qu'il fût possible. Trason demeure fort près d'ici; sans autre magie que celle de l'amour, il a monté par la cheminée, il est venu sur les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a enlevé sans peine (car je n'avais pas la moindre envie de lui résister); ensuite il est descendu par mon tuyau dans la chambre de Julie, en se soutenant avec le dos et les genoux.

LA CHEMINÉE D. L'attendait-elle?

LA CHEMINÉE C. Non: elle le souhaitait seulement; et loin de recevoir entre ses bras son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, en le voyant descendre.

LA CHEMINÉE D. Je gage qu'elle s'est évanouie.

LA CHEMINÉE C. On s'évanouirait à moins. Point de plaisanterie, s'il vous plaît! Le beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, et s'est bientôt fait reconnaître pour Trason. Jamais on n'a vu de situation si tendre. Voilà l'avantage que nous avons, nous autres cheminées; nous sommes témoins de mille jolies choses, que les hommes voudraient voir à quelque prix que ce fût. La peur de Julie est dissipée à présent, et son cœur est animé de sentiments bien différents.

LA CHEMINÉE D. Voilà, ma chère voisine, dans la même nuit deux mariages assez ressemblants.

LA CHEMINÉE C. A peu près: cependant mes amoureux n'ont pas seulement prononcé le vœu vénérable; mais les événements obligeront peut-être la mère de Julie à recevoir Trason pour gendre. Je me réjouis d'avance de la déconsolation de cette pauvre femme.

LA CHEMINÉE D. Et moi des plaisirs que goûte à présent sa chère fille.

ENTRETIEN III
LA CHEMINÉE E ET LA CHEMINÉE F.

LA CHEMINÉE E. Dites-moi, s'il vous plaît, comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer avec vos vieilles filles? Du matin jusqu'au soir il n'y a qu'elles à votre foyer; toujours mêmes visages, mêmes discours. Je gage que vous en êtes bien lasse.

LA CHEMINÉE F. Je vous avoue que je souhaite souvent de les voir déloger; cependant je risquerais peut-être de ne pas respirer, lorsqu'elles n'y seraient plus, une si bonne fumée: elles sont dévotes, par conséquent n'ont pas moins de soin de leur corps que de leur âme: surtout quand certain grand chapeau vient les visiter, elles n'épargnent rien; leur cuisine vaut celle d'un fermier général, et la fumée que j'exhale alors est un vrai parfum.

LA CHEMINÉE E. Vous aimez la fumée, à ce que je vois; chacun a son goût, et le mien est uniquement pour la variété. Les visages nouveaux et les aventures me plaisent; c'est ma folie. Je suis, comme vous savez, cheminée de chambre garnie.

LA CHEMINÉE F. Et comme telle, il faut bien vous faire à la nouveauté.

LA CHEMINÉE E. J'y suis si bien faite, que je serais fâchée d'y voir six mois de suite les mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il guère arrivé depuis que j'existe.

LA CHEMINÉE F. C'est que vous n'êtes pas des anciennes du quartier.

LA CHEMINÉE E. Il s'en faut de beaucoup; mais je suis peut-être des plus instruites.

LA CHEMINÉE F. Racontez-moi donc quelques-unes de vos aventures, je vous en prie par notre voisinage.

LA CHEMINÉE E. Très-volontiers, si cela ne vous ennuie pas. Commençons dès mon existence, dont la date est encore nouvelle. Le premier humain qui s'est chauffé à mon feu était un cadet d'une province où les cadets n'ont d'autre patrimoine que leur épée et l'heureuse effronterie de vanter sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il possédait au premier degré, mon chevalier de Mondonis en joignait un autre beaucoup plus lucratif; il jouait le plus heureusement du monde, et son bonheur était la force d'une étude très-assidue: tout le jour, à mon foyer, il s'occupait à chercher des combinaisons avantageuses dans les cartes, et il passait les nuits à les mettre en pratique.

LA CHEMINÉE F. Ainsi il ne manquait pas d'argent.

LA CHEMINÉE E. Vous vous trompez; il dissipait à proportion de son gain, de sorte qu'il était toujours au même point: il brillait; c'était sa manie, ou plutôt celle de sa nation; mais son fracas ne dura pas longtemps. Sa bonne fortune révolta contre lui toutes les académies de jeu, on lui fit de mauvaises affaires, et je le perdis au bout de quatre mois. Il était joli homme; je le regrette encore.

LA CHEMINÉE F. Par qui fut-il remplacé?

LA CHEMINÉE E. Par le plus singulier personnage qu'on puisse voir. C'était un mari fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de la perte de sa chère moitié, insensible à tout autre plaisir qu'à celui des larmes; enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre en noir toute la chambre, et fermer les fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva que la sombre lueur d'une lampe. Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait que sangloter et verser des larmes: souvent il parlait tout haut, comme un fou, à une boîte qu'il semblait adorer, sur un tapis noir; il s'entretenait avec cette précieuse relique, et lui parlait comme si elle eût répondu à ses discours passionnés.

LA CHEMINÉE F. Il y avait peut-être un esprit enfermé dans cette boîte.

LA CHEMINÉE E. Un esprit enfermé! Quelle simplicité! Non, elle contenait le cœur de son épouse: c'était là l'objet de ses hommages et de son idolâtrie.

LA CHEMINÉE F. Quel excès de tendresse! Ce que vous me dites me paraît incroyable.

LA CHEMINÉE E. Je ne le croirais pas moi-même si je ne l'avais vu. J'ai entendu lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte un trait de fidélité ou de folie pareille dans un philosophe anglais, et je n'ose y ajouter foi, malgré ce que je viens de vous dire. Un exemple de cette nature doit être unique.

LA CHEMINÉE F. Mais combien de temps ce bon mari demeura-t-il dans sa folie?

LA CHEMINÉE E. Trois grands mois. Il est vrai que ses yeux commençaient à lui refuser ses larmes délicieuses, et il ne pouvait plus retrouver ses premières douleurs. Il ne continuait presque plus sa pénitence que par honneur. Heureusement pour lui, ses amis le découvrirent et le tirèrent d'affaire. Je crois qu'il leur sut bon gré de lui faire violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis ainsi ce lugubre personnage.

LA CHEMINÉE F. Vous n'en fûtes pas, je crois, bien fâchée.

LA CHEMINÉE E. Nullement. La chambre, après lui, fut donnée à une femme; j'en fus charmée, parce que je n'avais encore connu que des hommes. Une parure, et quarante ans écrits sur son front, lui donnaient un air de gravité qui me frappa d'abord, et sur le portrait qu'on m'avait fait des dévotes, je crus que c'en était une.

LA CHEMINÉE F. Vous vous trompiez peut-être.

LA CHEMINÉE E. Je fus bientôt détrompée. C'était une femme prudente qui aimait son plaisir et chérissait sa réputation; et pour les concilier ensemble, elle venait du fond de sa province chercher à Madrid un asile contre la médisance: elle fut bientôt suivie de celui en faveur de qui elle faisait le voyage. Que je fus étonnée à la première visite que lui rendit son amant! Elle vola entre ses bras: sa gravité se changea en une folle vivacité, et le feu de son visage en effaça sur-le-champ la trace des années.

LA CHEMINÉE F. La plaisante dévote!

LA CHEMINÉE E. Elle aimait avec tout l'emportement imaginable; aussi ne négligeait-elle rien pour conserver sa conquête; elle savait parfaitement qu'à son âge il est permis d'orner la nature et d'employer quelques artifices.

LA CHEMINÉE F. De quels artifices pouvait-elle se servir?

LA CHEMINÉE E. Je veux dire qu'avec du blanc et du rouge elle se donnait la couleur qu'elle souhaitait; que les parfums, les bains, l'ajustement, tout était employé: sa toilette durait ordinairement jusqu'à ce que son amant fût venu, et recommençait dès qu'il était sorti: elle étudiait sans cesse devant son miroir les différents airs de langueur et de vivacité qu'elle devait prendre avec son amant; pour les caresses et les complaisances, elle en possédait l'art à merveille.

LA CHEMINÉE F. Avec tout cela il n'était pas possible qu'elle ne se fît point aimer.

LA CHEMINÉE E. Elle avait encore d'autres charmes infiniment plus puissants sur le cœur d'un jeune homme: elle était riche et donnait largement. Or il faudrait avoir l'âme bien dure pour ne pas aimer une femme généreuse; mais les jours de l'homme sont comptés. Lorsque ces deux amants étaient au comble de leurs plaisir, le cavalier tomba malade, et mourut en peu de temps, malgré tous les secours que les plus expérimentés médecins purent apporter.

LA CHEMINÉE F. Son amante en fut extrêmement touchée, sans doute?

LA CHEMINÉE E. Oui, elle pleura, reprit un air composé, et retourna édifier sa province par ses exemples. Ma chambre ne fut pas vide longtemps; elle fut aussitôt habitée par une autre femme, dont la profession était de faire des mariages.

LA CHEMINÉE F. Voilà un plaisant métier.

LA CHEMINÉE E. C'est un métier très-commun. Ces sortes de négociations demandent de l'adresse, et la bonne dame n'en manquait pas; elle faisait les propositions, facilitait les entrevues, et souvent menait à fin l'aventure. Combien de contrats se sont fabriqués sous mon manteau! Elle avait le talent de faire passer pour très-riche le plus mince gascon, et donnait du lustre à la vertu la plus équivoque.

LA CHEMINÉE F. L'admirable femme!

LA CHEMINÉE E. Tout cela n'était pour elle qu'un jeu: elle aurait trompé toutes les expertes. Aussi fit-elle fortune dans cette adroite profession; mais elle s'avisa d'avoir des scrupules, et les poussa si loin, qu'elle crut devoir aller cacher dans un cloître la honte de sa vie passée; c'est ainsi que la dévotion me fit perdre cette habile négociatrice.

LA CHEMINÉE F. Heureusement votre indifférence naturelle vous empêcha de la regretter.

LA CHEMINÉE E. Cela est vrai: cependant, après elle, j'eus longtemps des personnages très-communs, comme des plaideurs, des plaideuses, gens fort ennuyeux, ou des provinciaux que la curiosité seule amenait à Madrid, et qui s'en retournaient chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective. Mais il est tard, ma voisine; je vous souhaite le bon soir; je vous achèverai une autre fois les portraits des originaux que j'ai vus à mon foyer.

LA CHEMINÉE F. Adieu, ma chère voisine; je vous ferai souvenir de la parole que vous me donnez.

FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.

UNE JOURNÉE DES PARQUES

SONGE.

AVANT-PROPOS

Un après souper, je m'amusai à lire les remarques de monsieur Dacier sur les odes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce savant commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant l'opinion des anciens, Clotho, Lachesis et Atropos étaient trois sœurs, filles de Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; Lachesis tourne le fuseau et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent personne, et le fil tranché par Atropos est l'heure fatale de la mort.»

Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les Parques se servaient de deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la blanche pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre pour filer des jours malheureux et de peu de durée: ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes était mêlée, c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui devoit arriver, elles prenaient de la laine noire, qu'elles quittaient pour se servir de la blanche lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos se préparait à donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir.»

En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais de moment en moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques; mais la confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuit occasion à un songe fort singulier. Je rêvai que j'étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin d'un marchand de draps: j'y voyais tout autour des rayons sur lesquels il y avait une infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils et au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs et qui me paraissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces boules de savon que les enfans font pour s'amuser. La salle était vaste et bien éclairée; les étoiles du firmament lui servaient de plafond.

Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m'apercevoir, et commencèrent à s'entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur conversation.

A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, j'entrepris de l'écrire pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien des Parques.

UNE JOURNÉE DES PARQUES
DIVISÉE EN DEUX SÉANCES

SÉANCE PREMIÈRE

CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.

LACHESIS. Holà! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes sœurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est temps, ce me semble, de commencer la journée.

CLOTHO. Oh, pour cela, oui! Le nectar que nous venons de boire à la table des immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons notre travail avec plus d'ardeur.

LACHESIS. Vous avez raison. Ça, Clotho, préparez la quenouille; mes doigts ne demandent qu'à tourner le fuseau. Filons, filons!

ATROPOS. Coupons, coupons! Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux l'essayer: voyons qui en aura l'étrenne.

CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains qui naîtront aujourd'hui.

LACHESIS. C'est bien dit. Que nous allons passer agréablement la journée!

CLOTHO, à Atropos, en lui présentant un paquet de fils. Tenez, Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau, qu'en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils: ce sont les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les frontières de Perse.

ATROPOS. Que j'en vais coucher par terre! (Elle coupe.)

En voilà pour le moins trente mille à bas.

CLOTHO. Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous avons envoyé bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.

ATROPOS. Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que noirs. Quel plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique sur tous les mortels, et de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou de prolonger leurs jours! Allons, mes sœurs, secondez-moi; je suis en train de faire de la besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition.

LACHESIS. Vous auriez tort d'en douter.

ATROPOS. Que de gens vont passer le pas après ces mahométans!

CLOTHO, apportant un autre paquet de fils. Autre paquet de guerriers que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s'observent sur les bords du Pô avec une vigilance infatigable, qu'une fureur égale anime, et qui brûlent d'impatience d'en venir aux mains.

LACHESIS. Il faut qu'elles se satisfassent.

ATROPOS, coupant. J'en vais exterminer un grand nombre de part et d'autre.

CLOTHO. Vous venez d'abattre bien des Français et des Piémontais.

ATROPOS. Et encore plus d'Allemands.

LACHESIS, présentant deux écheveaux. On assiége en Allemagne une place importante: outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux semble vouloir noyer les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: ils vont attaquer l'ouvrage-à-corne, et les assiégés se préparent à les repousser.

ATROPOS, coupant une partie des deux écheveaux. Détruisons plus d'assiégeants que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas que la place ne se rende au premier jour: c'est un de nos arrêts.

LACHESIS. Oui, mais ajoutons, s'il vous plaît, que les assiégeants perdront une tête dont la perte sera plus grande pour eux que celle de la ville pour les assiégés.

CLOTHO, montrant un autre écheveau. Tranchez cet écheveau, vous ferez périr d'un seul coup cent cinquante tant matelots que soldats et passagers qui sont dans un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une horrible tempête vient de s'élever: les vents qui sifflent et les flots qui mugissent font trembler les rivages voisins. Le bâtiment est déjà démâté, fracassé; il va couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.

ATROPOS. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! aussi bien les hommes qu'il porte ne sont bons qu'à noyer.

LACHESIS. Je demande grâce pour un jeune bel esprit Français qui se trouve parmi les passagers: qu'il se sauve sur une planche, et gagne les côtes d'Albanie.

CLOTHO. Soit.

ATROPOS. Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez; il ira se faire circoncire à Constantinople, où six mois après il sera empalé, pour avoir parlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans.

LACHESIS. Je n'ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter ainsi par les Turcs.

CLOTHO. Puisque vous êtes si bien intentionnée pour ce bel esprit, qu'il échappe donc à la fureur des eaux, et que tous les autres deviennent la pâture du poisson. Nous régalons si souvent de semblables mets les habitants aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de poissons que les poissons ne mangent d'hommes.

ATROPOS, coupant tout l'écheveau à un fil près. Les monstres marins vont faire bonne chère.

LACHESIS, apportant un autre écheveau. Nouveau paquet de fils à couper. Un effroyable tremblement de terre se fait sentir dans ce moment dans une ville d'Italie; toutes les maisons s'ébranlent, et la terre s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les habitent. Combien ferons-nous périr de citoyens?

CLOTHO. Deux mille seulement. Quelque plaisir que nous prenions à massacrer les hommes, nous devons mettre des bornes à notre fureur; autrement le genre humain finirait bientôt.

ATROPOS. Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho. Quand nous donnerions aujourd'hui la mort à deux cent mille personnes, ce ne serait pas une nuit de Londres, de Paris et de Pékin.

LACHESIS. Atropos dit la vérité. Exerçons hardiment la puissance que nous avons sur les humains. Malgré la vaste étendue des mers et les espaces immenses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns aux autres en un clin-d'œil: en un mot, nous avons l'univers sous nos yeux; nous voyons tout ce qui s'y passe; immolons sans miséricorde ceux que nous voudrons ôter du monde.

CLOTHO, apportant un gros paquet de fils. Voici les fils des habitants de la ville de Mexique, où règne une maladie contagieuse: nous retranchâmes hier du nombre des vivants mille de ces malheureux; faisons-en mourir aujourd'hui quinze cents, non compris quelques Espagnols qui, par nécessité, ont épousé des Mexicaines, et qui aiment mieux vivre misérablement dans la nouvelle Espagne, que de s'en retourner dans l'ancienne sans avoir fait fortune.

ATROPOS, coupant une partie des fils. Que ces Espagnols sont glorieux!

LACHESIS, présentant un nouvel écheveau. Ce petit écheveau contient les fils de cinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur une montagne haute et pointue, pour y célébrer la mémoire de leur Inca le bon Atabalippa. Ne nous opposons point à leur courageuse résolution: ils ont pour témoins de l'action immortelle qu'ils vont faire plus de dix mille spectateurs qui sont accourus là pour les voir et les admirer. Ces cinquante victimes ont déjà chanté des vers à la louange de leur Inca: ils ont fait entendre les tristes sons de leurs flûtes; les voilà qui tombent dans une humeur noire; ils vont se dévouer à la mort, et se précipiter du haut en bas, pour aller dans l'autre monde rendre service à leur prince.

ATROPOS, après avoir coupé l'écheveau. Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens; en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, en faisant la conquête de leur pays, les traitassent un peu plus humainement qu'ils n'ont fait.

CLOTHO, donnant un petit paquet de fils. Jupiter va lancer sa foudre auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire anglais. Tout l'équipage, par des actions impies et barbares, s'est attiré la colère des dieux: le tonnerre tombe en cet instant sur l'endroit du navire où sont les poudres; le bâtiment saute en l'air avec tous les hommes qui sont dessus.

ATROPOS, coupant. Qu'ils aillent joindre Ajax dans les enfers.

LACHESIS, présentant un écheveau. Vous voyez soixante-quinze religieux mendiants assemblés dans un chapitre général qui se tient actuellement dans un coin de la Basse-Bretagne: ceux qui sont nobles d'origine disent que les premières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux moines gentilshommes: les roturiers prétendent y avoir part, et proposent qu'on rende les dignités alternatives. C'est la querelle des patriciens et des plébéiens. Les révérends pères, de part et d'autre, s'échauffent là-dessus, et vont finir leurs débats à coups de bâton: ils tirent de dessous leurs robes des gourdins dont ils sont armés, et les voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous qu'il en demeure sur le carreau?

CLOTHO. Quinze: savoir, dix simples religieux, trois gardiens, un provincial et un définiteur.

ATROPOS, après avoir coupé. L'affaire en est faite; il y a quinze morts et vingt blessés.

LACHESIS. Ce n'est pas trop pour un combat capitulaire de moines bas-bretons.

CLOTHO, tenant plusieurs fils. Nouvelle opération pour nous.

ATROPOS. De qui sont ces fils que vous tenez?

CLOTHO. De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deux comédiennes françaises; depuis vingt-quatre heures qu'ils sont à table, ils ont bu deux cents bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se soutenir sur leurs chaises. Les ferons-nous crever tous?

LACHESIS. Non pas, s'il vous plaît: passe pour les hommes: à l'égard des femmes, qu'elles n'en soient pas même incommodées, car elles doivent recommencer demain sur nouveaux frais, avec deux officiers de la garnison qui leur donnent à souper; je suis bien aise que cette partie se fasse. Vous souvient-il, mes sœurs, que nous avons filé à ces deux demoiselles des jours bien agréables.

ATROPOS. Oh qu'oui, je m'en souviens.

CLOTHO. Et moi pareillement: à telle enseigne que nous avons décidé qu'elles iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur fortune: l'une abandonnera sa profession, pour se rendre esclave d'un riche galant qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un appartement magnifique, où elle ne verra que son geôlier et ses guichetiers.

LACHESIS. Effectivement, tel a été notre décret.

ATROPOS. J'ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compagne.

CLOTHO. Sa compagne, plus heureuse, jouira d'une entière liberté, brillera sur la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs généreux, et amassera beaucoup d'espèces; mais une vie si délicieuse ne sera pas de longue durée. Cette actrice, à la fleur de son âge, disparaîtra subitement: nous la déroberons d'un coup de ciseau aux applaudissements du public; et malgré tout son bien, ses funérailles seront aussi modestes que celles d'une de ses pareilles seront superbes, presque dans le même temps, chez un peuple voisin.

LACHESIS. Ce peuple-là fait trop d'honneur au talent dramatique, et les Français n'en font point assez. Les génies des nations sont différents, comme vous voyez.

CLOTHO, apportant un écheveau. Cette petite botte de fils parisiens va nous amuser quelques moments.

ATROPOS. Que vous me faites du plaisir, ma chère Clotho, en m'apportant ces fils! Je suis charmée quand j'expédie des habitants de Paris.

LACHESIS. Et c'est ce qui nous arrive tous les jours.

CLOTHO. Je vous livre d'abord ce philosophe chimiste, qui, se voyant parvenu à son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis, et s'est renfermé dans son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne veut plus voir personne qu'une gouvernante qui a soin de lui depuis trente ans: il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se porte à merveille, il se tient toujours au lit comme un malade qui se croit près de sa fin.

LACHESIS. Ce pauvre philosophe s'est brûlé le cerveau en faisant ses opérations chimiques.

ATROPOS, coupant le fil. Puisque la vie n'est plus qu'un fardeau pour lui, je veux bien par pitié l'en délivrer.

CLOTHO, tirant un autre fil de l'écheveau. Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant toujours trouvé dans l'indigence, a depuis peu enterré son frère qui lui a laissé deux cent mille francs en bonnes espèces. Peu s'en est fallu que la joie de recueillir une si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, et il serait moins à plaindre qu'il n'est si ce malheur lui était arrivé.

LACHESIS. D'où vient donc...?

CLOTHO. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit faire de son argent: la crainte de le mal placer l'agite sans cesse; il n'a pas un moment de repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un garçon bien embarrassé.

ATROPOS, coupant. Je vais par charité mettre fin à son embarras.

CLOTHO, souriant et tirant un fil du même écheveau. Quelle bonté! il faut que je vous fournisse encore une occasion de faire une action charitable.

ATROPOS. Je ne la laisserai pas échapper.

CLOTHO. C'est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire qui, sans compter l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au genou droit, et une sciatique à la cuisse gauche. Guérissons-le radicalement de tous ces maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune utilité sur la terre. Il y a au moins dix ans que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.

LACHESIS. Véritablement, on voit comme cela dans le monde d'antiques figures dont on n'a pas tort de nous reprocher la trop longue existence. C'est un défaut d'attention dont nous devons nous corriger.

ATROPOS. Corrigeons-nous-en donc, ne faisons point de quartier à la décrépitude.

CLOTHO, montrant un autre fil. Faites donc main-basse sur ce vieux professeur de l'université qui, depuis plus de soixante ans, ne fait point nettoyer ses habits de peur de les user. C'est un pédant entêté des anciens. Il est tombé malade; et comme il croit qu'il ne reviendra pas de sa maladie, il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui me console en mourant, c'est de n'avoir jamais lu aucun auteur moderne.

LACHESIS, riant. La plaisante consolation.

ATROPOS, coupant. Qu'il meure donc content, ce fidèle partisan de l'antiquité.

CLOTHO, présentant trois fils à la fois. Voici encore trois mortels qui sont cause qu'on crie après nous tous les jours, et que nous semblons en effet avoir entièrement mis en oubli. Ce sont trois vieillards qui ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions ordinaires: un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à soutenir l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades; et un bon père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller dîner en ville.

LACHESIS. Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages.

ATROPOS, tranchant les trois fils. C'est leur faire plaisir que d'abréger une vie triste.

CLOTHO, montrant un autre fil. Ce fil délié attend de nous la même grâce: c'est le tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, fort avancée dans sa carrière. Nous lui avons filé une vie longue et sans traverses; mais la bonne dame est une dévote qui s'aime et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes tomber en ruine, elle en pleure tous les matins la perte à sa toilette, en se regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nous terminions le cours de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir décrépite.

ATROPOS, coupant. J'y consens; épargnons-lui ce chagrin.

LACHESIS, J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer qu'il y a des moments où nous sommes tout à fait obligeantes.

CLOTHO, présentant deux fils. Ces deux fils féminins méritent aussi un coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et l'autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses biens pour établir avantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance, la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre et généreuse, se trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans soudoyé des cadets.

LACHESIS, d'un air railleur. Je plains ces deux pauvres créatures.

ATROPOS, coupant les deux fils. Cessez de les plaindre, elles ne vivent plus.

CLOTHO, donnant un autre fil. Donnez promptement un passe-port pour les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome: vous comblerez par-là les vœux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle apprend la musique.

ATROPOS, coupant. Il faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait un peu moins d'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait que son maître à chanter doit changer de note dès qu'il sera devenu son mari.

LACHESIS, apportant un fil. Purgeons la terre de ce vieux prêtre qui a passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède à présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous l'avons doué le jour de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres, il se plaît à thésauriser. Il est si attaché à ses louis d'or, qu'il se fait un plaisir de les compter tous les soirs et de les baiser l'un après l'autre en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois, du produit de ses messes; et il est si las d'en avoir dit, qu'il ne veut plus même en entendre.

ATROPOS, coupant. Voilà qui est fini, il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers que, par avarice et par orgueil, il n'a pas voulu voir pendant sa vie.

CLOTHO va prendre un nouveau fil qu'elle apporte. Parmi les vieillards qui vivent encore par notre négligence, j'en aperçois un qui s'attire ma compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement, qu'il n'a plus que la peau et les os.

LACHESIS. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand crime.

CLOTHO. Quelque grande que soit sa faute, il l'a bien expiée par les maux qu'il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce en vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des larmes. Il n'implore plus que notre secours: faisons voir que nous avons moins de dureté que les moines.

ATROPOS coupe le fil. Prêtons-lui donc notre assistance.

LACHESIS, présentant un autre fil. Payons en même temps les dettes d'un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune de créanciers. Comme sa grandeur n'a point d'autres revenus que ceux de son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle a été obligée d'emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité de prince de l'Église. On veut aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement.

ATROPOS. Bourgeoisement! ah, quel affront on veut faire à un prélat! Il faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent les ombres heureuses. (Elle coupe le fil.)

CLOTHO. Bon; qu'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare pour venger ses créanciers.

LACHESIS, apportant un nouveau fil. Il me vient une maligne envie que je veux satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a deux enfants mâles. Il a revêtu l'aîné, dont il est idolâtre, d'une charge fort honorable; et pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à son père, a pris le froc sans vocation; et après avoir fait des vœux qui le lient, il vient d'apostasier. Pour punir le vieillard d'avoir fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n'a point d'enfants.

ATROPOS, coupant. Cela n'est pas mal imaginé: c'est en effet le moyen de mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de ses fils, causé inutilement le malheur de l'autre.

LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point, vont devenir ses héritiers. Lachesis et Clotho prennent chacune plusieurs fils qu'Atropos coupe à mesure qu'ils lui sont présentés.

CLOTHO. J'ai aussi mes fantaisies, moi.

ATROPOS. Qui vous empêche de les contenter?

CLOTHO, présentant trois fils à la fois. Point de miséricorde pour ces trois fils retors que j'abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands et une aventurière de Gascogne: ils ont quitté leur pays pour aller chercher fortune à la bonne ville de Paris, mère nourrice des cadets de ces deux nations. Un de ces Normands, après avoir pris la livrée d'un fermier général, et passé par les emplois qui y sont attachés, est devenu le seigneur du village où il est né. L'autre, qui a fait ses études dans la ville de Caen, a mis son latin à profit, en se glissant chez un gros collateur, dont il a trouvé le moyen de gagner l'amitié, et d'attraper deux bénéfices considérables; et la Gasconne, aussi prudente que jolie, s'est fait un petit fonds de cinquante mille écus des deniers des trois états.

ATROPOS, tranchant les trois fils. Puisque vous le voulez, le seigneur de village, l'aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un instant à la redoutable prairie4 où Æacus les attend pour les interroger. Je crois que ce juge n'aura pas besoin de Minos pour savoir s'il doit les condamner à prendre le chemin du Tartare.

[4] Platon, dans le Gorgias, dit qu'Æacus et Rhadamante rendaient leurs arrêts dans une prairie où il y avait deux routes, qui conduisaient, l'une au Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que la juridiction d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de Rhadamante sur l'Asie, et que quand il se trouvait des difficultés que ces deux juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le sceptre d'or à la main, se tenait assis et prononçait souverainement.

Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en deux parties.

LACHESIS, donnant un fil à couper. Délivrons le genre humain de cet abbé prodigue qui ne peut vivre avec soixante mille livres de rente, qui s'endette de tous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu'enfin la nécessité d'avoir de l'argent rend capable de tout. Sa bourse, comme le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt qu'elle est remplie. Si tous les rois de la terre lui voulaient envoyer leurs revenus, il viendrait à bout de les dépenser.

ATROPOS, se hâtant de couper. Ah, quel bourreau d'argent! il ne mérite pas de voir le jour.

CLOTHO, présentant un nouveau fil. Point de pardon pour ce plaideur extravagant. Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant vingt années pour le moins; il l'a depuis peu épousée, et il plaide en séparation.

ATROPOS, coupant. Quel fou!

LACHESIS, donnant un autre fil. Finissons les divisions qui règnent dans la famille d'un marchand injuste et capricieux; quoiqu'il ait soixante-quinze ans passés, il ne veut pas que ses deux fils se mêlent de ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant bien mieux que lui.

ATROPOS, tranchant le fil du père. Je vais mettre d'accord le père et les enfants.

CLOTHO, offrant un autre fil. Coupez ce fil; c'est celui d'un ecclésiastique des plus patelins qu'il y ait dans le séminaire: l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé à une abbaye considérable; il a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses bulles; elles sont en chemin; faisons disparaître monsieur l'abbé avant qu'elles arrivent.

ATROPOS, tranchant le fil. Il n'aura pas le plaisir de les voir.

LACHESIS, donnant un autre fil et riant. Un gros cochon d'homme gourmand rêve qu'il est à table, et se réveille en sursaut; il sonne une clochette pour appeler son cuisinier, et lui ordonner de lui préparer pour son dîner les mets qu'il vient de voir en dormant: ayons la malice de priver ce gourmand du plaisir de faire ce repas.

ATROPOS, coupant. Vous voilà satisfaite.

CLOTHO, apportant un écheveau. Ces fils sont ceux de vingt voleurs et d'autres pareils honnêtes gens, qui sortent des prisons de Londres pour aller subir le châtiment auquel ils ont été condamnés par la justice. L'étonnante nation! Ces criminels se rendent d'un air tranquille au lieu de leur supplice.

ATROPOS, coupant l'écheveau. Oh! les Anglais sont des hommes bien résolus; ils quittent pour la plupart sans regrets la vie, et ne craignent pas la maison de Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou tard cesser de vivre, il leur soit indifférent de mourir aujourd'hui ou demain.

LACHESIS. Attendez, mes chères sœurs: je fais une réflexion. Nous sommes trop bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons que des sujets insensés, inutiles ou incommodes dans la société civile: à quoi pensons-nous donc? Est-ce ainsi que les Parques, qui ne sont pas moins cruelles que les Euménides, doivent s'occuper? On dirait, à voir le choix que nous faisons de nos victimes, que nous cherchons à paraître équitables aux yeux des hommes; il semble que nous ayons peur qu'ils désapprouvent nos actions, comme si nous nous mettions en peine de leurs plaintes et de leurs murmures.

CLOTHO. Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce de chambre de justice; nous n'y songeons pas effectivement: frappons des coups moins mesurés; baignons-nous dans le sang humain; que l'on nous reconnaisse à la malice et à la barbarie de nos opérations.

ATROPOS. Ces sentiments me charment. Apportez-moi, mes mignonnes, les fils des mortels les plus respectés sur la terre, et soyons insensibles à la douleur que nous allons causer.

LACHESIS. Vous pouvez compter sur notre fermeté.

CLOTHO, tirant un fil d'un nouvel écheveau. Le beau coup à faire, ma chère Atropos! remplissons d'étonnement l'Europe et l'Asie. Tranchez ce fil; c'est un meurtre digne de nous: ôtons la vie et la couronne à ce jeune Empereur, qui fait concevoir à ses peuples de si belles espérances: il a jeté les yeux sur une princesse de sa cour, et il se dispose à la faire monter sur le trône: tout est prêt pour son mariage, dont la cérémonie se fera demain si nous l'avons pour agréable; mais prenons plaisir à tromper l'attente de ce jeune monarque: changeons l'appareil de ses noces en funérailles; répandons la consternation dans son palais, et divertissons-nous de la tristesse de ses plus chers courtisans.

ATROPOS, coupant. L'affaire en sera bientôt faite: le fil de la vie d'un souverain n'est pas plus difficile à couper qu'un autre.

LACHESIS, apportant un fil. Une jeune et charmante princesse, qui fait l'ornement d'une des plus belles cours de l'univers, est malade: elle est environnée de médecins qui se flattent qu'ils la guériront; mais rendons leurs espérances vaines, comme nous faisons le plus souvent dans les maladies aiguës.

ATROPOS, coupant. Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée des larmes du prince son époux, qui se désespère au pied de son lit, ni des lamentations des femmes qui sont autour d'elle.

CLOTHO. A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma sœur. Courage, Atropos; après les deux expéditions que vous venez de faire, je ne crains pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci. (Elle lui présente un fil.)

ATROPOS. Qu'est-ce que ce fil?

CLOTHO. C'est celui d'un général d'armée, d'un grand capitaine, qui réunit en lui toutes les qualités des héros: faites-lui sentir votre ciseau au milieu de ses troupes; vous trancherez une vie que le fer et le feu respectent depuis soixante-dix ans.

ATROPOS, coupant. Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu'il doit mourir content.

LACHESIS, donnant un autre fil. Main basse, main basse sur cet illustre magistrat, qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, fort estimé et des plus éclairés.

ATROPOS, d'un air étonné. Vous n'y faites pas réflexion, Lachesis?

LACHESIS. Pardonnez-moi.

ATROPOS. Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôtant sitôt du nombre des vivants un de ses plus zélés sacrificateurs.

LACHESIS. Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera d'abord; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les Parques n'épargnent personne, et que d'ailleurs ce magistrat qu'elle affectionne sera fort bien remplacé.

ATROPOS. Oh! Thémis se contentera de ces raisons... (Elle coupe le fil.)... Voilà notre magistrat dépouillé du pouvoir de juger les autres: il va paraître lui-même devant les juges des enfers, et entendre prononcer son arrêt.

SÉANCE DEUXIÈME

CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.

CLOTHO. Sauf votre meilleur avis, mes sœurs, je juge à propos que nous nous reposions un peu.

LACHESIS. Que dites-vous, Clotho? Est-ce que nous sommes faites pour le repos?

CLOTHO. Non; mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi, pour quelques moments, cessons de couper des fils; commençons à nous servir de la quenouille. Le plaisir de filer les aventures des enfants qui naissent est celui qui a le plus de charmes pour moi.

ATROPOS. Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fort à jouer des ciseaux.

LACHESIS. Nous sommes donc d'accord toutes trois: filer est mon occupation favorite; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons, mes petites, apportez vite les paniers où sont nos filasses blanches et nos filasses noires; arrangez autour de moi tous les vases où je trempe ordinairement le bout de mes doigts quand je file, et qui contiennent diverses liqueurs, dont les unes communiquent aux hommes les vices, et les autres les vertus.

ATROPOS, apportant un vase. Voici déjà un des vases où vous mettez le plus souvent la main; c'est celui de la volupté.

CLOTHO, apportant deux vases. Et voilà les vases du jeu et de l'ivrognerie: vous n'y trempez pas moins souvent les doigts.

ATROPOS, apportant un autre vase. Vous voyez celui dont la liqueur a été puisée dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins et les autres mauvais hommes.

CLOTHO, apportant deux nouveaux vases. Ces vases sont ceux du mensonge et de la trahison. (Atropos et Clotho apportent tous les vases des passions, des vices et des vertus, et les arrangent autour de Lachesis.)

LACHESIS, regardant de tous côtés. Je ne vois point ici les vases de la douceur et de la beauté.

ATROPOS. Ils sont l'un et l'autre à votre main gauche.

LACHESIS. Ah! oui, oui, je les démêle... (Elle s'aperçoit que Clotho cherche quelque chose)... Que cherchez-vous, Clotho?

CLOTHO. Je cherche un vase que je ne trouve point; on dirait que nous ne l'avons plus.

LACHESIS. Quel vase est-ce donc?

CLOTHO. Celui de la chasteté.

LACHESIS. Je sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être aujourd'hui: il ne faut pas nous en servir tous les jours; nous ne pouvons assez le ménager: nous avons dans les premiers temps du monde fait une si grande consommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à peine nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses.

ATROPOS. Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humanité: il est encore bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous fort soigneusement; nous ne nous en servons presque plus, même quand nous faisons des moines.

LACHESIS. Ça, filons... mais attendez: il nous manque encore quelque chose.

CLOTHO. Quoi?

LACHESIS. Le petit panier où il y a des fils d'or et des fils de soie. La fantaisie peut nous prendre aujourd'hui de rendre quelque mortel heureux.

ATROPOS. C'est une fantaisie que nous avons bien rarement.

CLOTHO, apportant un petit panier de fils d'or et de soie. Si par hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.

LACHESIS. Filons donc présentement les destinées des enfants qui vont naître.

CLOTHO. Il en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l'ouvrage. Il vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du grand-seigneur, un prince dont la sultane favorite est accouchée; commençons par-là. (Elle tire la filasse pour filer.)

LACHESIS, filant. Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce prince naissant soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance dans le sein de son père et de sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses, l'amour dont il est le doux fruit.

ATROPOS. Marquez, Lachesis, marquez par quelques nuances noires l'affreux péril dont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leur maître, se révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince, et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur d'abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne succombera point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour lui l'amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation que s'il était son propre fils.

CLOTHO. Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera pendant un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire: il reprendra donc la place de son père, qui sera mort; et, usant aussi d'humanité, il épargnera le sang de sa famille.

LACHESIS. Je souscris à ces décisions. Qu'elles soient des arrêts irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant.

ATROPOS. Doucement, ma sœur. D'où vient qu'en filant la vie de ce prince nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus.

LACHESIS. Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce caractère-là.

CLOTHO. J'en demeure d'accord; mais donnez-lui du moins une dose raisonnable de volupté; voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un chartreux dans sa cellule?

LACHESIS, souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté. Non, vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan.

ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les principaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le sort d'une princesse née depuis un quart-d'heure au palais de l'empereur de la Chine; c'est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe5, et la même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme vous savez, doué l'enfant mâle de toutes les inclinations de son père, surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes, avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient guère aux rois de savoir: quelles qualités jugez-vous à propos de donner à la femelle?

[5] Les femmes de l'empereur de la Chine sont divisées en six classes. La première n'est que de la reine son unique épouse. Il y a dans la seconde classe trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, dix-huit; et le nombre de la sixième n'est pas fixé.

M. Le Gentil, dans son Voyage autour du monde.

CLOTHO. De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec des pieds si petits6 qu'elle ne puisse se soutenir dessus; mais qu'elle ait des moments de caprice et d'humeur noire qui fassent enrager les femmes qui sont auprès d'elle.

[6] Les Chinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir avoir les pieds petits.

LACHESIS, après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans les vases de l'esprit et de la beauté. Cette princesse, je vous assure, sera bien difficile à servir.

ATROPOS. De la fille d'un empereur, daignerez-vous descendre à deux enfants du commun?

CLOTHO. Hé pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux pour nous?

LACHESIS. Sans doute. A mesure qu'ils naissent, nous devons sans distinction filer leurs aventures.

ATROPOS. Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy vient d'enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans l'indigence, se voyant hors d'état de les bien élever, s'attendrit sur leur misère, et, poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les aller noyer dans la mer.

CLOTHO. C'est qu'il croit à la métempsychose, et qu'il espère qu'à la première transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus heureux.

LACHESIS. Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père.

ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier du mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par un marchand de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa femme, ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux.

CLOTHO. J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs ancêtres: ils ont beau croire la mortalité de l'âme ou la métempsychose, cela ne les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes où leurs noms sont gravés en lettres d'or.

LACHESIS. Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les hommes.

ATROPOS. Que deviendront nos jumeaux adoptés?

CLOTHO. Celui que l'officier du mandarin aura fait son héritier s'adonnera de tout son cœur aux sciences, et son père adoptif aura la satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié.

LACHESIS, après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences. Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans le collége des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois, et sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que modernes.

CLOTHO. Dans la suite il sera tiré de ce collége: il deviendra précepteur du prince aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne sera qu'un enchaînement d'honneurs et de plaisirs.

ATROPOS. Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et fortuné de cet enfant, faisons aussi par caprice un fripon et un malheureux de son frère. C'est ce que nous faisons tous les jours.

LACHESIS. Vous me prévenez.

CLOTHO. C'est ce que j'allais vous proposer.

ATROPOS, souriant. Dans la disposition où nous sommes toutes trois, nous allons faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, mettez d'abord la main dans tous les vases des vices. Il s'agit ici de former un mortel qui soit capable de tout.

LACHESIS, après avoir trempé les doigts dans plusieurs vases. Vous pouvez, mes sœurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu'il vous plaira: je vous proteste que je viens de lui donner les dispositions nécessaires à bien jouer dans le monde les personnages que vous voudrez.

CLOTHO. Ces bonnes semences qu'il reçoit de votre main bienfaisante vont germer à vue d'œil: il fera mille espiégleries dans son enfance. Le marchand de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les châtiments pour le corriger, l'abandonnera. Le jeune homme, suivant ses mauvaises inclinations, tombera bientôt entre les mains de la justice, qui se contentera de le punir, pour la première fois, en lui faisant appliquer sur les fesses cinquante coups de canne de bois de bambou, ce qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner aux galères pour trois ans; après quoi il ira se présenter aux bonzes de la pagode qui est auprès de la ville de Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être de leur secte.

LACHESIS. Oh! puisqu'il doit devenir bonze, il faut que je lui donne l'esprit de son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans le vase de l'hypocrisie... (Elle met la main dans le vase de l'hypocrisie.)... Il ne lui manque à présent aucune des vertus qu'ont ces vénérables solitaires.

CLOTHO. Avant que les bonzes l'initient à leurs mystères, ils lui laisseront croître la barbe et les cheveux pendant l'espace d'une année entière, lui feront porter une robe déchirée, et l'obligeront d'aller de porte en porte chanter les louanges de Foë, l'idole de cette pagode. De plus, il ne mangera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu'il combatte sans cesse le sommeil; et quand il n'y pourra résister, un de ses confrères, chargé du soin de le réveiller à coups de bâton, s'en acquittera fort exactement. Après un si doux noviciat, il endossera une longue robe grise: on lui mettra sur la tête un bonnet de carton sans bords et doublé d'une toile noire; ensuite tous les bonzes entonneront des hymnes dont personne n'entendra le sens, et leur chant, accompagné de petites clochettes, fera une espèce de charivari assez réjouissant. Enfin la cérémonie de la réception de ce nouveau bonze finira par un repas où il y aura plus d'abondance que de délicatesse, et où tous les confrères boiront à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.

ATROPOS, à Clotho. Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu'il arrive à ce pieux Chinois?

CLOTHO. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.

ATROPOS. C'est ce que je vais faire. Quinze ans après avoir été reçu bonze de la façon que vous venez de dire, il se verra supérieur de la pagode. Alors il édifiera le public par l'éclat d'une aventure dont il sera le héros, et qui fera beaucoup de bruit dans toutes les provinces de la Chine.

LACHESIS. Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement dont vous prétendez embellir l'histoire de ce bonze.

CLOTHO. Et moi tout de même.

ATROPOS. Le voici. La fille d'un docteur chinois, suivie de deux jeunes servantes, passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte; elle y entrera pour faire sa prière; n'apercevant personne, elle s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, où elle se mettra dévotement à genoux. Notre supérieur, caché dans un endroit d'où il pourra tout voir sans être vu, la regardera; et la trouvant fort à son gré, il ira promptement chercher ses compagnons, auxquels il ordonnera d'enlever ces trois femmes.

LACHESIS. Et cet ordre apparemment n'aura pas plus tôt été donné, qu'il sera brusquement exécuté?

ATROPOS. Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et fort en peine de savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de perquisitions qu'il apprendra que les bonzes l'auront en leur pouvoir. Il s'adressera aussitôt au général des Tartares de la province, et se plaindra du ravissement de sa fille. Le général, prompt à rendre justice, se transportera d'abord à la pagode avec le docteur, et demandera les personnes enlevées. Les bonzes répondront que Foë est devenu amoureux de la maîtresse, et l'a fait enlever avec ses deux suivantes. Le supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que Foë, en voulant bien honorer de ses embrassements la fille du docteur, le comble de gloire, lui et toute sa famille; mais le général tartare, sans s'arrêter aux fables des bonzes, visitera lui-même tous les réduits de sa maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sortiront d'une grotte percée dans un rocher; il fera abattre une porte de fer qui fermera l'entrée, et trouvera dans ce lieu souterrain la fille du docteur avec plusieurs autres compagnes de son infortune. Elles seront toutes rendues à leurs familles, et l'on mettra, par ordre du général, le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres avec ses infâmes ministres7.

[7] M. Le Gentil dit dans son Voyage autour du monde que les missionnaires qui étaient de son temps à la Chine l'assurèrent que pareille aventure était arrivée dans une pagode.

CLOTHO, à Lachesis. Que vos doigts se préparent à filer les jours d'une fille qui prend naissance en ce moment dans l'Amérique méridionale. Une Portugaise naturelle du Brésil donne une héritière à son époux, qui est un des plus riches maîtres de plantations qu'il y ait dans la ville de San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant, faisons-en une petite Lucrèce.

LACHESIS. Fi donc, Clotho, vous plaisantez apparemment; ce serait bien déplacer la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher le vase qui donne cette vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la prière de Minerve ou de Junon. Une fille sage en Guinée y paraîtrait un phénomène nouveau... (Elle trempe le bout de ses doigts dans les vases de la beauté et de la volupté)... Contentons-nous de rendre celle-ci parfaitement belle. Pour cet effet, je veux qu'elle ait un teint noir et luisant, le nez fort écrasé, une très-grande bouche et de très-petits yeux. Quand elle aura quinze ans, elle sera l'idole des Portugais du Brésil.

ATROPOS, riant. Ah! ah! ah! je ne puis m'empêcher de rire, en voyant Lachesis mettre la main dans le vase de la beauté pour faire une pareille créature, qui serait un monstre pour les Européens.

LACHESIS. Oui, comme un teint de lis et de roses, une petite bouche vermeille et deux grands yeux bien fendus paraîtraient bien effroyables aux Ethiopiens brûlés.

CLOTHO. Véritablement, la beauté est locale: c'est pourquoi la liqueur de ce vase, s'accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si vous voulez, sur le caprice des nations.

ATROPOS. Je sais bien cela; mais je ne suis point du goût des Portugais du Brésil.

LACHESIS. Ni moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle, ressemble à Vénus, à Junon ou à Pallas.

CLOTHO. Sur les bords du Danube, la femme d'un pauvre baron allemand vient d'accoucher d'un enfant mâle dans sa chaumière. De quelles qualités jugez-vous à propos de douer ce petit Allobroge?

LACHESIS. Pour compenser sa pauvreté, j'en vais faire un garçon plus beau que le plus beau jour, et qui aura la taille d'un héros de roman.

ATROPOS. Donnez-lui avec cela de la prudence, de l'esprit et du courage.

LACHESIS, filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases. Il aura les bonnes qualités que vous lui souhaitez; mais il aimera le vin, le jeu et les femmes.

CLOTHO. Je vais sur cela composer un tissu des aventures qui doivent lui arriver. Il deviendra orphelin à douze ans, et, se voyant sans bien, il se fera page de l'envoyé d'un prince de l'Empire, et ira en France avec lui. Il ne sera pas sitôt à Paris qu'il se déniaisera. Il aura le bonheur de plaire à une princesse qui, voulant l'avoir pour page, priera l'envoyé de le lui donner. Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à ce qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre baron témoignera à sa maîtresse qu'il voudrait bien s'en retourner à son pays; elle ne s'y opposera point, et lui fera une gratification de mille écus; mais au lieu d'aller en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, qu'il lui prendra fantaisie de voir, sur le rapport qu'on lui aura fait des merveilles de la ville de Londres.

ATROPOS. Je suis curieuse d'apprendre ce qui lui doit arriver là; car vous ne l'y faites point aller pour rien.

CLOTHO. Non, sans doute: je lui prépare un événement assez singulier, et qui ne lui sera pas infructueux. Il passera près d'un mois à parcourir la ville de Londres, sans qu'il lui arrive la moindre aventure; mais un soir, entre neuf et dix heures, il entrera dans l'hôtel garni où il sera logé un homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand: Une telle dame qui vous a vu à la promenade souhaite de vous entretenir cette nuit, pourvu que vous vous laissiez conduire les yeux bandés. Au reste, vous ne courrez aucun péril que celui de prendre trop d'amour.

LACHESIS. Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la proposition.

CLOTHO. Sans balancer.

ATROPOS. Il montera sur-le-champ en carrosse avec son guide, qui lui bandera les yeux, et le mènera fort honnêtement à une grande maison où, l'introduisant dans un appartement superbe, il lui fera voir la dame en question.

CLOTHO. Elle sera masquée, et n'ôtera point son masque pendant une conversation de deux heures qu'ils auront ensemble, quelques instances que lui fasse le cavalier pour l'obliger à se découvrir. Après quoi le guide, le remenant à son hôtel de la même manière qu'il l'aura amené, lui dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre si l'on a besoin de vous. Le baron jugera, par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure sera une jeune dame mariée à quelque vieux seigneur anglais qui voudra avoir d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera dans cette opinion, c'est qu'un mois après son guide le reviendra voir pour lui apporter trois cents guinées, qu'il lui comptera en lui disant: Dans quelque endroit du monde que vous soyez, vous toucherez tous les ans la même somme. Effectivement, il la recevra pendant vingt années consécutives, sans savoir à la vérité de quelle part, mais bien persuadé que ce sera pour avoir fait un mylord.

LACHESIS. Après vingt ans, pourquoi ne jouira-t-il plus de sa pension?

CLOTHO. C'est que le jeune seigneur anglais son fils prendra le parti des armes, et périra dès sa première campagne.

ATROPOS. La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter deux jumelles dans les coulisses. Regardons ces enfants d'un œil favorable; faisons-en deux sujets fameux.

LACHESIS. Volontiers. Que l'une ait la voix d'une syrène, et que l'autre danse aussi bien que Terpsichore.

CLOTHO. Elles entreront dans leur puberté à l'opéra de Paris, d'où elles ne sortiront que chargées d'or et de pierreries.

ATROPOS. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis hommes dont le commerce n'augmentera pas leurs effets.

LACHESIS. Ecoutez, mes sœurs: entendez-vous les cris que pousse une femme en travail dans un fort bel hôtel au milieu de Paris? C'est l'épouse d'un des plus riches particuliers de France, d'un homme que Plutus chérit, et qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous nos trois noms mystérieux.

CLOTHO. Pour l'amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et finissons ses douleurs.

ATROPOS. Nous le devons.

LACHESIS. Elle est délivrée. Elle met au monde un garçon dans cet instant.

CLOTHO. Que nous ferons plaisir à Plutus, si nous filons à cet enfant des jours d'or et de soie!

ATROPOS. Il n'y faut pas manquer.

LACHESIS. Non. Faisons-lui une destinée digne d'envie.

CLOTHO. Donnons-lui toutes les qualités d'un galant homme. (A Lachesis.) Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit et de la probité.

ATROPOS. Que surtout il soit bienfaisant et libéral; car un homme riche qui n'est pas généreux est un monstre.

CLOTHO. Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu'il ait quelque vice léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des mortels plus parfaits que les dieux.

LACHESIS, filant, après avoir mis la main dans plusieurs vases. Laissez-moi faire... Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie sera longue, exempte de chagrin, ou plutôt égayée par une succession continuelle de plaisirs. Il aura des passions; mais elles ne troubleront point son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon, galant, généreux, et, ce que nous n'avons encore accordé à personne, quoique payeur il possédera le cœur de ses maîtresses.

ATROPOS. Passons d'une extrémité à l'autre. Une bourgeoise de Paris vient de mettre au jour un enfant mâle: faisons-en un auteur; aussi bien nous n'en avons pas encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point de jour que nous n'en fassions pour le moins une centaine.

CLOTHO. C'est fort bien dit; faisons-en un auteur universel, un écrivain qui compose tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous les théâtres de Paris: et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, dont quatre auront un heureux succès.

LACHESIS. Encore ces quatre heureuses productions seront assez mal reçues du public, lorsque dix ans après leur nouveauté on s'avisera de les remettre au théâtre.

ATROPOS. Je vois une vieille femme de chambre qui met un gros paquet de linge dans une allée, au pied d'un escalier: ce paquet est un enfant nouveau-né qu'on expose.

CLOTHO. Oui, c'est le fruit des honteuses amours d'une fille de condition.

Dans cet endroit de l'entretien des Parques, je me réveillai...

FIN.

TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.

  Pages.
Chapitre XIII. La force de l'amitié, histoire 5
Chapitre XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique 47
Chapitre XV. Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié 59
Chapitre XVI. Des songes 109
Chapitre XVII. Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies 124
Chapitre XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à Don Cléofas 135
Chapitre XIX. Des captifs 149
Chapitre XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce démon Don Cléofas et lui furent séparés 165
Chapitre XXI. De ce que fit Don Cléofas après que le Diable boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le finir 182
Appendice.
I. Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726 193
II. Dédicace de la première édition 201
III. Dédicace de 1726 203
IV. Table analytique 205
Entretiens des cheminées de Madrid 213
Une journée des Parques 233