The Project Gutenberg eBook of Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps Author: Amédée Roux Release date: September 30, 2013 [eBook #43848] Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN MISANTHROPE À LA COUR DE LOUIS XIV: MONTAUSIER, SA VIE ET SON TEMPS *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont marqués =ainsi=. Cette version intègre les corrections de l'errata. UN MISANTHROPE A LA COUR DE LOUIS XIV MONTAUSIER SA VIE ET SON TEMPS Paris.--Imprimé par E. THUXOT et Co, 26, rue Hacine. UN MISANTHROPE A LA COUR DE LOUIS XIV MONTAUSIER SA VIE ET SON TEMPS PAR AMÉDÉE ROUX PARIS DIDIER ET CIE, LIBRAIRES AUG. DURAND, LIBRAIRE 35, quai des Augustins. 7, rue des Grès-Sorbonne. 1860 AVANT-PROPOS. Au moment de présenter au public une nouvelle étude sur le XVIIe siècle, j'éprouve le besoin d'expliquer mon dessein, et de justifier ce qui dans le titre même de cet ouvrage pourrait paraître ambitieux ou inexact. Il semble exorbitant sans doute, de faire d'un personnage qui ne s'appelait ni Richelieu ni Louis XIV le point central où viennent converger les événements d'une époque immortelle, et cependant, plus j'ai étudié la vie du duc de Montausier, plus elle m'est apparue comme une magnifique synthèse du grand siècle pris dans son ensemble, et considéré sous ses aspects les plus saillants: _la guerre de Trente ans, la Fronde, l'épanouissement littéraire et la persécution religieuse_. Soldat à dix-huit ans, maréchal de camp dix ans plus tard, Montausier prit part à tous les combats qui ont signalé cette époque agitée de notre histoire depuis le siége de Casal jusqu'à la conquête de la Franche-Comté et, mérite plus rare, resta toujours fidèle à son prince au sein des tempêtes civiles, alors peut-être qu'il eût dépendu de lui seul de transformer la vieille monarchie française en république aristocratique[1]. [1] En 1652, avant la bataille de Montançais. Si maintenant, quittant le champ de bataille, bruyant théâtre où par sa valeur indomptable il étonnait des juges tels que Rantzau, Weymar, Bussy, Turenne et Condé, nous suivons le duc dans sa studieuse retraite de l'Angoumois ou dans le salon bleu de l'hôtel de Rambouillet, le spectacle change sans devenir moins curieux ou moins intéressant. Montausier se présente aux regards de la postérité escorté de ces écrivains célèbres qui furent ses protégés ou ses amis: Balzac, Chapelain, Conrart, Gombauld, Ménage, Godeau, au milieu desquels ressort la physionomie sympathique de Madelaine de Scudéry. Poëte lui-même à ses heures, et trop modeste pour livrer à la publicité des oeuvres indignes de voir le jour, il n'use de sa qualité d'homme de lettres que pour traiter ses confrères sur le pied de l'égalité, sauf à leur prouver en secret par une assistance délicate et généreuse, la distance immense qu'établissait entre eux l'inégalité de la fortune plus encore que celle du rang. Lorsqu'on arrive enfin à ces jours néfastes où l'on vit le souverain refuser à une partie de son peuple la liberté de la pensée et celle de la prière, c'est encore chez le vieux Montausier, converti pourtant depuis près d'un demi-siècle, qu'il faut aller chercher un reste de tolérance pour ces huguenots persécutés[2], que la force contraignait d'aller apporter à l'étranger un riche contingent de coeurs intrépides et d'intelligences supérieures, dont le noble héritage s'est perpétué sans interruption parmi les descendants des bannis de 1685. [2] Voir à l'Appendice, no VIII, un extrait des Mémoires de Jean Rou. En la considérant à ces divers points de vue, il était possible de trouver dans la vie de Montausier un sujet d'études intéressantes et neuves, car le seul côté de ce caractère qui ait été convenablement apprécié, c'est celui que rappelle un type bien connu du théâtre de Goldoni: _le Bourru bienfaisant_. Cet homme dont les moeurs austères et la rude franchise contrastaient vivement avec la duplicité et les basses inclinations des courtisans du grand roi; cet homme que Molière dans _le Misanthrope_ a peint au naturel et qui se reconnaissait avec plaisir sous le masque d'Alceste, cet homme, dis-je, sut en effet se faire une place à part au sein d'un monde corrompu, et digne gendre d'Arthénice, parvint à élever entre lui et ses contemporains comme une barrière toute hérissée de vertu, et qui, après deux cents ans, semble encore tenir en respect les innombrables érudits qu'on a vus de nos jours tirer de l'oubli les personnages les plus effacés, pour ne pas dire les moins estimables du siècle de Louis XIV. Montausier jusqu'ici n'a donc été l'objet que d'éloges déclamatoires tels que ceux de Lacretelle et de Garat, que l'Académie française couronnait vers la fin du règne de Louis XVI, et le sujet de deux biographies fort courtes: celle du Père Petit, qui est assez répandue, et celle de Puget de Saint-Pierre, laquelle imprimée à Genève en 1784, est devenue presque introuvable[3]. C'est en conséquence l'oeuvre du Père Nicolas Petit qui seule est en possession d'être citée et consultée, et c'est sur elle uniquement que porteront les quelques observations que j'ai à présenter sur les travaux de mes devanciers. [3] Je puis assurer du moins que dans aucune des bibliothèques de Paris il ne m'a été possible d'obtenir communication de cet ouvrage, qui, du reste, paraît n'être qu'un insignifiant abrégé. Cette biographie ou plutôt ce panégyrique, qui ne fut publié qu'en 1729, paraît avoir été composé de 1690 à 1695[4], c'est-à-dire peu de temps après la mort du duc de Montausier et sur les mémoires que la duchesse d'Uzès, sa fille, avait confiés à l'estimable jésuite. C'est à cette circonstance que l'oeuvre du Père Petit doit une partie de son mérite, mais aussi la plus grande partie de ses défauts, vu l'intérêt immense que la famille d'Uzès avait à altérer ou du moins à dissimuler la vérité au sujet de certains faits fâcheux, tels que les brouilleries de Montausier et de son gendre et l'imprudente conduite de Julie d'Angennes lorsqu'elle eut accepté la délicate succession de Mme de Navailles. Les mémoires que la duchesse d'Uzès avait fournis au panégyriste de sa famille étaient d'ailleurs, ainsi qu'il l'avoue lui-même, «peu exacts pour les circonstances et les dates,» et si, comme il l'assure, il a cherché à y mettre de l'ordre en les confrontant avec d'autres témoignages dignes de foi, il faut convenir qu'il n'a pas été heureux dans cette tentative, bien différent en cela d'un autre membre de la compagnie de Jésus, le Père Griffet, dont les ouvrages sont enfin sortis de l'oubli où durant un demi-siècle ils avaient été injustement ensevelis. Il est pourtant une circonstance qui doit, aux yeux de la postérité, atténuer les torts du Père Petit, c'est la difficulté pour ne pas dire l'impossibilité absolue qu'il y avait pour lui de recourir à des documents fidèles en dehors de ceux qui lui étaient offerts. En 1692, il ne pouvait évidemment puiser à aucune de ces sources abondantes qui aujourd'hui sont à la disposition de tous: les Mémoires de Mademoiselle, ceux de Saint-Simon et les précieuses _Historiettes_ de Tallemant des Réaux ne furent publiés que beaucoup plus tard, et le cadre de son récit lui eût sans doute interdit de les mettre à contribution s'il avait pu les connaître. Il faut prendre son livre pour ce qu'il est en réalité. En dépit de dénégations qui en 1729 pouvaient encore paraître spécieuses, mais qui en 1860 ne sauraient faire illusion à personne, _la vie du duc de Montausier_ n'est qu'un long éloge entremêlé çà et là d'indispensables aveux, guère moins inexact que les mémoires de Mme d'Uzès pour tout ce qui concerne l'histoire générale et la vie publique de l'illustre _Misanthrope_, mais qui sur sa vie privée, son éducation et ses derniers moments, abonde en détails intéressants que l'on chercherait vainement ailleurs. Ainsi qu'on pourra s'en apercevoir en lisant cette biographie, j'ai puisé largement dans l'ouvrage de mon prédécesseur de sainte mémoire, et chaque fois que j'ai pu le faire sans m'écarter de l'exactitude historique, je me suis fait un vrai plaisir de reproduire des fragments restés agréables malgré leur longueur, et dont la forme naïve ne rappelle en rien _le style jésuite_ si antipathique à Mme de Sévigné. En plus d'un point malheureusement, j'ai dû m'éloigner d'un guide infidèle par trop de charité, et tenter seul la solution de certaines questions graves, que le Père Petit écarte souvent au moyen de longues réticences ou dont il atténue l'importance par d'adroits artifices de langage. Il m'a fallu en outre rassembler des faits en assez grand nombre pour tenir lieu des considérations édifiantes, mais un peu banales qui occupent la moitié de l'ancienne _Vie de Montausier_, et devant lesquelles reculeraient certainement les sceptiques lecteurs du XIXe siècle. [4] C'est ce que donne à entendre une note marginale du Père Petit, qui, racontant les derniers moments du duc de Montausier, auxquels assistait son petit-fils, le comte de Crussol, dit de ce dernier: _qu'il est le duc d'Uzès d'à présent_. Or ce jeune homme fut tué à Nerwinde, ce qui permet de conjecturer, avec assez de vraisemblance, que la _Vie de Montausier_ fut composée entre les années 1690 et 1693. Je dois ajouter pourtant que cette supposition est en contradiction flagrante avec la dédicace du Père Petit, où il parle de la duchesse d'Uzès comme d'une personne morte depuis longtemps, bien qu'elle eût vécu jusqu'en 1695. Recherches et rectifications m'ont été facilitées par le concours de personnes distinguées, que je prie d'en recevoir ici mes remercîments. Leurs conseils et leurs encouragements m'ont guidé et soutenu dans l'accomplissement d'une tâche peut-être au-dessus de mes forces, mais où à défaut de talent, j'ai apporté la consciencieuse ardeur que réclamait une noble cause, celle d'un homme illustre dont la mémoire a été en butte à des calomnies séculaires, et attend encore cet arrêt équitable que la postérité ne refuse jamais à ceux qui ont honoré leur temps et leur pays. AMÉDÉE ROUX. MONTAUSIER. SA VIE ET SON TEMPS. LIVRE PREMIER. 1607-1635. La maison de Sainte-Maure.--Premières années du marquis de Montausier et du marquis de Salles.--L'école de Sedan.--Montausier part pour l'Italie.--Son frère le rejoint à Casal.--Campagne de 1631.--Relations littéraires du marquis de Salles.--L'hôtel de Rambouillet.--Le marquis de Salles en Lorraine.--Montausier et Mme Aubry.--Le marquis de Salles part pour l'Allemagne.--Guerre de la Valteline.--Mort du marquis de Montausier. La maison de Sainte-Maure, ainsi appelée de la ville de Sainte-Maure en Touraine, et qui s'est conservée jusqu'à la fin du dernier siècle, était, sans contredit, l'une des plus illustres et des plus anciennes du royaume; car sa noblesse remontait, par titres authentiques, aux temps des premiers Capétiens, et l'on avait vu l'éclat de ce nom s'augmenter encore par de brillantes alliances avec les familles de Luxembourg, de Polignac, de Rochechouart et d'Humières. Le marquisat de Montausier échut aux Sainte-Maure en 1325, par suite du mariage de l'héritière de ce fief avec Guy de Sainte-Maure, chef de la branche qui s'éteignit dans la personne de Charles de Sainte-Maure, duc de Montausier, dont je vais retracer l'histoire. Il naquit le 6 octobre 1610, et fut le second fils de Léon de Sainte-Maure, dont la femme, Marguerite de Chateaubriand, était issue de l'une des meilleures familles de Bretagne. Le marquis de Montausier mourut dans la force de l'âge, laissant, outre ses deux fils, une fille nommée Catherine, qui, mariée d'abord au marquis de Lénoncourt, épousa en secondes noces le marquis de Laurières, de la maison de Pompadour, dont son fils devint plus tard le chef. Restée veuve à vingt-cinq ans et dans tout l'éclat de sa beauté, la marquise de Montausier repoussa les honorables alliances qui s'offraient à elle de tous côtés, et se consacra tout entière à l'éducation de ses enfants, mêlant à ses soins l'austérité un peu excessive d'une sectaire. Femme d'un calviniste, Marguérite de Chateaubriand avait pourtant été élevée dans la religion catholique, et ce ne fut que postérieurement à son mariage qu'elle changea de religion sous l'influence de son beau-frère, le comte de Brassac[5], qui s'était constitué le despote de sa maison et de toute la Saintonge. Lorsque plus tard ce personnage embrassa le catholicisme ainsi que la comtesse sa femme, il ne put réussir à défaire son propre ouvrage, et Mme de Montausier resta opiniâtrément attachée à sa nouvelle foi. La noble veuve avait d'ailleurs toutes les qualités qui constituent la femme forte: une âme élevée, une fermeté, un courage au-dessus de son sexe, et une vertu solide et constante qui ne se démentit jamais au milieu des séductions et des périls auxquels l'exposait le contact d'une société frivole et corrompue. Généreux, prodigue et mauvais administrateur, son mari lui avait laissé des affaires assez embarrassées qu'elle entreprit de rétablir au prix de mille sacrifices. Écartant avec un soin jaloux toutes les distractions qui eussent pu la détourner de ses devoirs de veuve et de mère, elle aborda avec une sublime abnégation la double et écrasante tâche qu'elle s'était imposée: l'éducation de ses enfants et la reconstitution d'une fortune en désordre. On la vit s'ensevelir vivante au fond d'une de ses terres, congédier la plupart de ses domestiques, vendre ses pierreries et jusqu'à ses vêtements de luxe, et pour payer plus promptement les dettes de son mari se réduire à ne plus faire servir sur sa table que les mets les plus communs; elle alla même plus loin, et, mettant de côté tout instinct de vanité, elle se contentait d'habitude d'une robe de laine ouvrage de ses propres mains. [5] C'est du moins ce qu'assure Tallemant, que ses relations personnelles avec la famille de Montausier mettaient à même d'être bien informé. A peine installée dans sa nouvelle résidence, elle s'occupa sérieusement de ses fils, qui l'un et l'autre, devaient être l'honneur de leur temps et de leur pays. Ces deux frères furent unis dès le berceau par une amitié si tendre et si profonde, que leurs existences semblent inséparables et confondues jusqu'au moment où un événement cruel vint rompre ces liens si doux et si touchants. Ils avaient pourtant les caractères les plus différents, pour ne pas dire les plus opposés: l'aîné, Hector de Montausier[6], était aimable, bienveillant, affable pour tous avec une légère tendance à la paresse, lorsqu'il n'était pas stimulé par quelque grande passion. Le cadet, dont je retrace ici la vie et qui porta d'abord le titre de marquis de Salles, avait reçu en naissant un caractère entier, rude, sauvage; c'était en un mot un de ces êtres qui sont le désespoir de leur famille s'ils n'en deviennent l'illustration et l'orgueil. Les soins assidus, les innocents artifices mis en oeuvre par Mme de Montausier, eurent quelque peine à entamer cette nature rebelle et ombrageuse qui, incapable de s'assujettir à une discipline exacte et abusant de l'indulgence maternelle, fit bien vite oublier à la marquise un système qui n'était pas dans ses habitudes un peu sèches et roides. Mais les mesures de rigueur auxquelles elle dut recourir ne firent qu'aigrir un caractère mal disposé. Peut-être aussi et à son insu, la marquise laissait-elle percer une prédilection, trop bien justifiée du reste, pour son fils aîné, qui, grâce à sa vive intelligence, répondait à ses leçons par de prompts et faciles succès. Déjà rebutée par des efforts infructueux, elle céda bientôt aux instances de la comtesse de Brassac, qui n'ayant point d'enfants avait concentré toute son affection sur le jeune marquis de Salles, qu'elle fut tout heureuse d'emmener chez elle pour l'élever à sa guise. A la faiblesse près, celui des défauts dont on se corrige le plus difficilement, nulle femme n'eût été plus que la comtesse en état de diriger l'éducation d'un enfant que sa naissance prédestinait au service du roi. Douce et modeste, elle possédait une instruction un peu confuse mais fort étendue; car dès son extrême jeunesse elle avait appris le latin comme en se jouant, assidue qu'elle était aux leçons qu'on donnait à ses frères, et n'était étrangère ni aux mathématiques, ni même à la théologie[7]. C'était plus qu'il n'en fallait pour diriger les études d'un futur courtisan, surtout à une époque où les hommes d'épée ne se piquaient pas d'une vaste érudition. La comtesse était par malheur trop dépourvue de cette fermeté calme mais opiniâtre qui est indispensable aux instituteurs de la jeunesse, et quoiqu'on exigeât infiniment peu du marquis de Salles, on n'en pouvait absolument rien tirer. La marquise se lassa bien vite d'une expérience dont les résultats semblaient devoir être de plus en plus fâcheux, et ramena son fils chez elle, espérant que l'excellente conduite du jeune Montausier ne serait pas sans influence sur celle de son frère. Soit en effet que la marquise s'y prît plus habilement que par le passé, soit que l'intelligence du marquis de Salles fût devenue plus accessible au raisonnement, les enseignements maternels ne laissèrent pas de produire d'heureux fruits. En même temps que l'esprit de l'enfant se polissait par l'étude, son corps s'assouplissait et se fortifiait par les rudes et salutaires exercices de l'escrime et de l'équitation. Sa mère prenait à tâche de développer en lui ces mâles instincts des huguenots français, dont le type le plus illustre subsistait encore en Poitou dans le vieil Agrippa d'Aubigné; elle voulut qu'il se rompît de bonne heure à la fatigue, qu'il apprît à braver le froid, le chaud, à courir à pied et à cheval, qu'il se contentât d'une nourriture grossière et devînt insensible à la souffrance, intrépide en face du péril, tel enfin qu'apparurent ces hommes de fer que devait illustrer à quelque temps de là l'héroïque défense de la Rochelle. Le jeune marquis de Salles sut profiter de ces austères leçons, et dès l'âge de dix ans on reconnaissait déjà en lui cet amour du vrai, cette horreur profonde pour la dissimulation et les frivoles déguisements de la société, qui devaient le désigner plus tard comme un phénomène unique à l'admiration de ses contemporains. De bonne heure il donna des marques des vertus qu'il devait porter dans son âge mûr à un degré si éminent: la bravoure en face de l'ennemi, la fidélité au prince et le culte du devoir. Les leçons de Mme de Montausier réussirent en tout hors en un point unique: elle ne put alors lui communiquer le goût de l'étude, des lettres et des arts; ce penchant ne devait se développer que fort tardivement dans le marquis de Salles, et l'on doit chercher ailleurs le côté brillant de sa carrière quoi qu'aient pu dire des panégyristes maladroits: il avait rebuté successivement tous ses maîtres, et sa mère put seule le dompter et lui enseigner les premiers éléments de la lecture. [6] Né en 1607. [7] «Mme de Brassac étoit une personne fort douce, modeste, et qui sembloit aller son grand chemin; cependant elle savoit le latin, qu'elle avoit appris en le voyant apprendre à ses frères: il est vrai qu'à l'exemple de son mari, elle n'avoit rien lu de ce qu'il y a de beau en cette langue, mais s'étoit amusée à la théologie et un peu aux mathématiques. On dit qu'elle entendoit assez bien Euclide. Elle ne songeoit guère qu'à rêver et à méditer...» (Tallemant.) On était arrivé à l'année 1621, et l'aîné des enfants de Mme de Montausier avait atteint l'âge auquel les jeunes gens de son rang allaient d'ordinaire terminer leur éducation sur un plus vaste théâtre, dans les universités et les académies célèbres de la France et de l'étranger. L'école protestante de Sedan jouissait alors d'une immense réputation, et la marquise résolut d'y envoyer ses deux fils. Le marquis de Salles était, il est vrai, à peine sorti de l'enfance; mais sa mère jugea avec raison que ce caractère altier ne pouvait que gagner à l'éducation publique, et que le contact de condisciples espiègles et turbulents saurait, mieux que le plus excellent des instituteurs, lui inculquer la véritable théorie des droits et des devoirs. C'était, au XVIIe siècle, un long et fatigant voyage que celui d'Angoulême à Sedan. La marquise n'en envisagea pas moins avec une décision toute virile les ennuis d'une pénible séparation qui allait la priver brusquement de tout ce qu'elle s'était réservé de bonheur sur la terre. Oublieuse d'elle-même, elle était presque tentée de se réjouir en songeant à cette rude course à travers la France, épreuve sans péril qui allait pour ainsi dire initier ses deux fils à l'existence laborieuse des gens de guerre. Les jeunes gentilshommes firent en effet ce trajet à cheval, suivis de leur précepteur et de deux domestiques, en selle dès l'aurore, et reposant la nuit pour l'ordinaire sous le toit délabré de pauvres paysans. Les routes, heureusement, étaient sûres, et la petite caravane put atteindre sans encombre la microscopique principauté de la maison de Bouillon. L'école de Sedan comptait alors dans son sein plusieurs hommes distingués, entre autres le fameux ministre du Moulin, connu par son zèle ardent pour le culte réformé. Ce fut lui précisément qui se chargea d'enseigner la théologie aux disciples imberbes que lui envoyait l'Angoumois, lesquels étaient munis sans doute d'une lettre de recommandation de son ami Balzac, avec qui il devait rester perpétuellement uni en dépit de quelques froissements dus à la différence de religion et aux excès de la controverse[8]. Les deux frères, que leur naissance classait au rang des personnages marquants du parti huguenot, furent accueillis par leurs nouveaux maîtres avec une extrême bienveillance, et grâce à la franchise et à la simplicité de leurs manières, ils ne tardèrent pas à se concilier l'amitié de leurs condisciples. Quant aux études, le marquis de Montausier, quoique né paresseux et indolent, dut à sa prodigieuse facilité de brillants et rapides succès. Il n'en fut pas de même du marquis de Salles, qui, à Sedan, se montra d'abord tel à peu près qu'on l'avait connu à Angoulême, et qui dut le peu de progrès qu'il fit alors, moins à son ardeur naturelle qu'à la discipline sévère à laquelle le plièrent des maîtres dont la froide austérité lui imposait tout en le rebutant. Cette torpeur intellectuelle continua jusqu'au jour marqué par la grâce, où un événement insignifiant en apparence vint transformer cette nature antipathique aux choses de l'esprit: les écrits d'un vieux poëte français lui étant par hasard tombés entre les mains, il les lut une première fois par désoeuvrement et sans y prendre beaucoup d'intérêt; une seconde lecture le ravit, son imagination s'échauffa au contact de cette poésie sauvage mais énergique des chantres de la pléiade, et, par un changement aussi subit qu'inattendu, il se prit du goût le plus vif pour les vers et par contre-coup pour l'étude, qui seule pouvait lui ouvrir les sources fécondes de l'antiquité. Il cherchait par tous les moyens possibles à se procurer des livres qu'il dévorait ensuite avidement. Bientôt il ne se contenta plus d'admirer les ouvrages des autres: il voulut versifier à son tour, et se livra tout entier pendant quelque temps à une inquiétante métromanie, qui le faisait dès lors ressembler beaucoup plus à Oronte, l'homme au sonnet, qu'au judicieux misanthrope dont il devait plus tard fournir à Molière le type inimitable. Sa fureur poétique sembla redoubler aux premières atteintes d'une passion plus grave et qui devait tenir une grande place dans sa vie. Par son organisation, par la liberté qu'elle laissait à ceux de ses élèves qui étaient parvenus à l'adolescence, l'académie de Sedan ressemblait beaucoup aux universités actuelles de Cambridge et d'Oxford; les étudiants, sévèrement astreints aux exercices de la maison, disposaient à leur gré du temps qui n'était pas absorbé par leurs études, et plusieurs en profitaient pour se mêler à la société sedanaise. Dans l'une des nombreuses maisons qui s'ouvraient aux deux frères, le marquis de Salles fit la connaissance d'une charmante personne qui lui inspira des sentiments fort vifs, quoique très-innocents et tout platoniques, ainsi qu'il convenait à un amoureux de quatorze ans, mais qui, dans tous les cas, furent le prétexte d'une innombrable série d'exécrables sonnets et de fades madrigaux où, suivant la coutume du temps, la belle sedanaise est désignée sous le nom mythologique d'Iris. [8] Voyez l'article que Bayle, dans son Dictionnaire, a consacré à Pierre du Moulin; voyez aussi une lettre inédite de Balzac insérée dans l'appendice de mon édition des _Lettres du comte d'Avaux_. Paris, A. Durand, 1858. La société des dames, en polissant les moeurs du jeune gentilhomme, ne le détourna pas de ses travaux, et dès lors on le vit se livrer à cette recherche active de la vérité qui fut toujours une de ses plus vives préoccupations. Élevé par une calviniste ardente, son zèle pour sa secte ne pouvait que s'accroître sous l'influence des leçons de Pierre du Moulin, qui prit un soin tout particulier de son éducation théologique, et c'était avec une joie bien sensible que cet infatigable propagateur du protestantisme français voyait son disciple non-seulement docile à ses enseignements, mais animé de la passion du prosélytisme, argumenter avec vigueur et prendre à parti les catholiques chaque fois qu'il les trouvait disposés à rompre une lance avec un théologien à ses débuts, fanatique au point de fondre en larmes si la discussion lui était peu favorable, ou si on l'instruisait de quelque bruit fâcheux qui courait au déshonneur de sa religion[9]. Ces principes austères et la gravité précoce qui en était la conséquence, lui faisaient rechercher la société des personnes sérieuses et âgées, au contact desquelles il devint de plus en plus accessible à ces notions de respect et de soumission que sa nature violente et rebelle lui avait rendues jusque-là si complétement étrangères; il avait d'ailleurs une qualité précieuse et bien propre à lui faire pardonner ses défauts: il était incapable de ces sentiments de basse jalousie qui ne sont que trop souvent le fléau des familles, mais qui, dans les circonstances particulières où se trouvait le marquis de Salles, eussent malheureusement paru assez justifiables. La prédilection que sa mère avait de tout temps témoignée à son frère aîné prit alors, en effet, un caractère encore plus marqué. Le jeune Montausier était à dix-huit ans un charmant cavalier, plein de grâce, d'amabilité et d'enjouement; il était naturel qu'il fît l'orgueil d'une femme dont toutes les autres enviaient le bonheur maternel. Il avait atteint l'âge où la jeune noblesse terminait ses études littéraires, et lorsqu'il dut s'éloigner de Sedan pour entrer dans une académie militaire, le marquis de Salles ne songea qu'au chagrin qu'allait lui causer leur future séparation, et il versa des larmes abondantes en quittant celui qu'il considérait moins comme un frère que comme le meilleur et le plus dévoué des amis. Tout occupé de ses travaux, il le vit d'ailleurs sans envie partir pour Paris, où sa naissance lui ménageait un brillant accueil, et où la prodigalité d'une mère allait lui permettre de se livrer sans contrainte à ces plaisirs après lesquels on soupire si ardemment au printemps de la vie. [9] «Sensible à tous les malheurs du parti, attentif à tout ce qui flattoit ses prétentions, se mêlant, tout enfant qu'il étoit, dans les conversations et les disputes, il suppléoit par son ardeur à ce qui manquoit à sa connoissance; et, dans un âge où l'on ne sait pas encore sa religion, il défendoit déjà la sienne.»--Fléchier, _Oraison funèbre de Montausier_. Le marquis de Montausier était éminemment pourvu de toutes les qualités qui peuvent faire réussir dans le monde, et sa bonne mine, sa gaieté, son esprit naturel l'y firent extrêmement goûter. Il avait une grande aptitude aux choses de la guerre comme il devait le prouver plus tard d'une manière éclatante, et ses maîtres de l'académie ne furent pas moins satisfaits que ne l'avaient été ses austères instituteurs de Sedan; il se familiarisa promptement avec les exercices militaires, apprit dans la perfection les manoeuvres de l'infanterie et de la cavalerie, moins compliquées il est vrai à cette époque qu'elles ne le sont aujourd'hui, et se prit à soupirer ardemment après le moment où il lui serait donné de consacrer ses naissantes facultés au service du prince et du pays. L'occasion qu'il attendait avec tant d'impatience ne tarda pas à se présenter. La guerre venait d'éclater en Italie à propos de l'investiture du duché de Mantoue que l'empereur refusait de donner au prince de Gonzague, allié et protégé de la France: la politique de l'Espagne était étroitement unie avec celle de l'empire, et Gonzalve de Cordoue, à la tête des troupes espagnoles, mit immédiatement le siége devant Casal que les Français occupaient conjointement avec les troupes du duc de Mantoue. Le territoire de l'Italie, qui est encore aujourd'hui divisé en plusieurs États, en renfermait alors un bien plus grand nombre qui souvent étaient découpés de la façon la plus irrégulière. C'est ainsi que la principauté de la maison de Gonzague se composait de deux tronçons d'inégale grandeur et séparés entre eux par toute l'épaisseur du duché de Milan qui appartenait à l'Espagne; aussi le souverain de Mantoue, incapable de défendre seul contre de puissants voisins ses possessions du Montferrat, flottait-il sans cesse de l'alliance française à l'alliance espagnole, et ce fut par suite des démêlés de ce prince avec le Saint-Empire que Casal se vit occupé vingt-quatre ans par les troupes françaises. A peine le marquis de Montausier eut-il appris que la place était bloquée par les Espagnols que, brûlant du désir de partager les dangers et la gloire de ses compatriotes, il prit la résolution de les rejoindre pour aller combattre avec eux en qualité de volontaire. Une fois décidé, il rompit courageusement avec les délices de Paris et partit en toute hâte pour le théâtre de la guerre; mais en traversant la Suisse il fut atteint d'une petite vérole extrêmement maligne qui, à son grand regret, le força de séjourner dans ce pays pendant plusieurs semaines. A peine l'intrépide jeune homme fut-il remis de cette affreuse maladie dont les traces récentes rendaient son visage presque méconnaissable, qu'il reprit avec plus d'ardeur l'accomplissement de son généreux dessein. Les circonstances n'étaient malheureusement pas favorables à l'exécution de cette aventureuse tentative, et il dut provisoirement se réfugier à Mantoue où un grand nombre d'officiers français s'étaient retirés, désespérant comme lui d'arriver à Casal[10]. Il ne resta pas inactif pour cela: les troupes impériales serraient de près l'opulente capitale des Gonzague, et Montausier eut l'occasion de s'aguerrir dans de fréquentes escarmouches. Sur ces entrefaites le roi Louis XIII avait forcé le pas de Suse, délivré et ravitaillé Casal, où il laissa une nombreuse garnison sous le commandement supérieur de Toiras, qui devait conquérir là son brevet de maréchal de France. Les voies étaient désormais ouvertes à demi, et le marquis de Montausier, qui brûlait de rejoindre ses compagnons d'armes, profita de l'occasion pour quitter Mantoue. Guidé par un cordelier du pays, caché lui-même, tout protestant qu'il était, sous une robe semblable à celle de son compagnon, d'autres disent sous celle d'un jésuite, il mit en défaut la vigilance des troupes espagnoles et gagna heureusement les avant-postes français, où l'avait précédé la belle réputation qu'il s'était acquise dans le Mantouan[11]. [10] Ici se présente une divergence grave entre mon récit et celui du P. Petit; voici comment il expose les faits: «Le marquis, que ni les difficultez ni les dangers ne rebutèrent jamais, prit pour guide un cordelier du païs, et déguisé lui-même sous un habit pareil à celui de son compagnon, malgré les chaleurs de l'esté qui sont excessives dans ces climats, et sans égard à la foiblesse que lui avoit laissée sa maladie, il traversa à pied tout le païs ennemi, et se jeta heureusement dans Cazal. Il y fut reçû avec la joye et l'applaudissement qui étoient dûs à une si belle action. Le marquis de Beuvron, qui commandoit la place, ne douta point qu'une valeur pareille ne lui fût d'un grand secours par l'émulation qu'elle alloit inspirer, et ne contribuât à faire échoüer l'entreprise des Espagnols. L'estime et l'amitié qu'il avoit pour Montausier l'engagea à s'en faire accompagner dans toutes les occasions où il y avoit du péril à essuyer et de l'honneur à acquérir. Le marquis répondit toujours parfaitement à la haute idée qu'on avoit conçue de lui; partout il montra une sagesse, une vigilance et une intrépidité qui le faisoient déjà regarder comme un général accompli. De sorte qu'à la mort de Beuvron, qui fut malheureusement tué dans une sortie, les bourgeois, les soldats et les officiers de la garnison, d'un commun accord, élûrent le jeune Montausier pour leur chef, en attendant que la cour de France en eût autrement ordonné. Un choix si extraordinaire ne fit point de jaloux, et ne servit qu'à augmenter l'estime qu'on avoit déjà pour le nouveau commandant. Pendant qu'il remplit un emploi si honorable, chaque journée fut signalée par de nouvelles marques de sa capacité et de son courage. Toujours alerte et infatigable, il ne cessa d'inquiéter les assiégeants par des sorties fréquentes et par des combats presque continuels; il sçut faciliter l'entrée des vivres dans la place, que le général espagnol désespéroit déjà de prendre autrement que par famine; enfin par la défense la plus vigoureuse et la plus opiniâtre qu'on vit jamais, il donna le temps au roy, qui assiégeoit pour lors la Rochelle, de soumettre cette ville révoltée, de venir à la tête de ses armées triomphantes forcer le pas de Suze, et faire ensuite lever aux ennemis le siége de Cazal, après un an entier perdu devant cette place.»--Ce passage me semble au moins fort inexact; en examinant de près les diverses circonstances, il est difficile d'admettre que le marquis de Montausier ait pu pénétrer dans la place de Casal avant la fin de 1629, et mon opinion s'appuie sur celle du P. Griffet, si bien renseigné d'ordinaire. On ne saurait admettre non plus qu'il ait pu servir sous Beuvron, qui fut tué d'un coup de carabine le 1er novembre de cette même année. Beuvron, d'ailleurs, ne put prendre part à la défense qu'en qualité de volontaire, car il était sous le coup d'un mandat d'arrêt et n'osait rentrer en France depuis son duel avec le comte de Bouteville. Il est en outre peu vraisemblable que le duc de Mantoue dont les troupes, aux ordres du marquis de Rivara, formaient presque exclusivement la garnison de Casal, eût donné un commandement important à un homme aussi mal vu du roi Louis XIII, tandis que dès avant la prise de la Rochelle, le cardinal de Richelieu avait envoyé à Casal un de ses affidés, Guron, qui dut prendre le commandement au commencement de l'automne, commandement qu'il exerça jusqu'à l'arrivée de Toiras. En présence de faits aussi clairement établis, on ne sait vraiment où placer cette autorité suprême décernée par les citoyens et les troupes, à un jeune homme qui était venu en Italie sous la conduite de son gouverneur. [11] Au dire de Tallemant, Montausier eût été guidé dans son aventureuse expédition par une autre passion encore que celle de la gloire: «Étant amoureux d'une dame en Piémont, et la ville où elle étoit ayant été assiégée, il se déguisa en capucin pour y entrer, y entra, et la défendit.»--On peut lire à ce sujet, dans _les Historiettes_, une anecdote trop peu édifiante pour que je puisse la rapporter ici. Pendant que son frère se battait en Italie, le marquis de Salles achevait son éducation à l'académie de Sedan qu'il ne tarda pas à quitter pour aller à Paris. Là il se prépara à son tour à la carrière militaire, qui dans les familles protestantes était celle des cadets aussi bien que des aînés, les premiers n'ayant pas, comme les jeunes gentilshommes catholiques, le privilége d'accaparer les meilleurs évêchés et les plus grasses abbayes du royaume. Le marquis de Salles s'était beaucoup formé depuis sa sortie de la maison paternelle; à cette époque de sa vie: «il avait, dit le Père Petit, la taille bien prise, la tête belle, les yeux vifs et pleins de feu, l'air grand et noble, les manières polies, et l'esprit infiniment plus cultivé que la plupart des jeunes gens de son âge.» A cet extérieur agréable venaient se joindre des qualités plus solides: cette sincérité _indéfectible_ qui semblait comme innée chez lui, cette attention scrupuleuse à remplir les devoirs les plus indifférents de son état qui, dans les fonctions importantes qui lui furent confiées plus tard, firent l'admiration et l'étonnement de ses contemporains. Sa mère, heureuse et émue de le trouver si changé, lui rendit dans toute sa plénitude cette affection dévouée que les ennuis d'une éducation pénible avaient pu affaiblir sans l'éteindre jamais; et puis d'ailleurs le marquis de Montausier était absent, en danger peut-être, et à la vue de son fils cadet qu'elle avait peine à reconnaître tant il était transformé à son avantage, Mme de Montausier sentait son chagrin s'adoucir et ses appréhensions se calmer. Ce n'est pas que le jeune gentilhomme fût sans défaut: l'excès de la vertu ressemble beaucoup au vice, et la susceptibilité du marquis de Salles à l'endroit de ce qu'on appelle encore le _point d'honneur_ devait donner à sa mère d'affreuses inquiétudes. On sait quels ravages fit dans les rangs de la noblesse, au temps de Henri IV, la sauvage passion du duel, cette maladie sociale qui n'avait paru céder à la rigueur des édits de ce prince que pour redoubler d'intensité, lorsqu'à sa mort le royaume fut livré aux incertitudes d'une régence continuée trop longtemps sous le nom des favoris de Louis XIII. Les mesures vigoureuses de Richelieu purent seules atténuer les effets d'une coutume déplorable et d'autant plus meurtrière que tout duel était double à cette époque; chaque champion amenait avec lui sur le terrain un second qui se battait aussi, en sorte que dans une seule rencontre, il y avait parfois deux tués et deux blessés. Sans être jamais le provocateur, le marquis de Salles avait souvent à rendre raison de reparties trop franches qui échappaient, quoi qu'il pût faire, à sa nature impétueuse. Il se battit fréquemment, mais on doit constater à sa louange qu'il ne voulut jamais prendre de second, faisant ainsi preuve de bons sens et d'honnêteté jusque dans la pratique du plus monstrueux abus. Le temps qu'il ne consacrait point au monde était partagé entre les exercices de l'académie militaire et des études auxquelles il apportait plus d'ardeur que de bon goût. C'est ainsi qu'il dévorait ces oeuvres aussi volumineuses que frivoles qui, telles que le _Roman de l'Astrée_ et l'_Histoire d'Amadis_ avec ses innombrables suites, offraient une interminable pâture aux esprits légers des courtisans. Il ne laissait pourtant pas de lire et de relire les grands écrivains de l'antiquité, surtout les historiens et les moralistes, dont il goûtait plus particulièrement les enseignements: il avait appris à leur école à être avare de son temps, et tous les moments de sa vie étaient rigoureusement réglés. Il se lia dès cette époque avec les gens de lettres, mais ses relations étaient mêlées comme ses lectures: les contemporains ne nous disent pas qu'il ait fréquenté jamais ni Corneille ni Rotrou, mais ils insistent sur son intimité avec le romancier Scudéry, avec Conrart et surtout avec Chapelain, l'auteur infortuné de _la Pucelle_. Ces trois hommes, qui devaient composer le noyau de l'Académie française, admettaient volontiers à leurs doctes réunions, ce gentilhomme imberbe qui, eu égard à l'admiration qu'il professait pour leurs écrits, devait leur paraître doué d'un esprit aussi fin que précoce, et dans lequel ils espéraient d'ailleurs rencontrer plus tard un protecteur et un appui. Pendant son séjour à Paris, le marquis de Salles suivait avec un intérêt palpitant les péripéties de la guerre d'Italie; il tressaillait au récit des premiers exploits de son aîné, et lorsqu'il eut appris sa sortie audacieuse de Mantoue et son arrivée au sein de l'armée française, qui était sur le point de se mesurer de nouveau avec les Espagnols, il n'y put plus tenir et voulut partir à son tour. Son voyage s'effectua sans obstacle, et bientôt après il pénétrait dans Casal et serrait dans ses bras son héroïque frère. La guerre qui, suivant l'usage de l'époque, avait été suspendue de fait pendant l'hiver, reprit avec acharnement au printemps de 1630, et l'armée de Spinola, qui depuis un an avait succédé à Gonzalve de Cordoue, envahit encore une fois le territoire du Montferrat. Toiras, après avoir débloqué Casal à la tête de quatre mille hommes[12], y était resté comme commandant en chef, et c'était là que par une défense aussi intelligente qu'intrépide, il devait mériter les éloges de Richelieu et la faveur du roi. Cet habile général résolut de tenir la campagne aussi longtemps que possible, afin de ménager la capitale et ses habitants, qui n'avaient que trop souffert pendant le blocus de 1629. Quoique ses troupes fussent de beaucoup inférieures en nombre à celles de l'ennemi, il ne les en posta pas moins hardiment dans la plaine, dans le but de fatiguer l'armée espagnole par des escarmouches continuelles. Mais la situation était difficile, et en dépit de quelques engagements heureux, Toiras voyait se resserrer peu à peu le cercle de fer qui l'entourait. Forcé de se replier devant des forces dont la supériorité numérique était écrasante, et voulant retarder pourtant le plus possible le moment où Casal se verrait bloqué de nouveau, il sema autour de la ville une chaîne de postes fortifiés à la hâte, avec ordre aux détachements qui les occupaient de résister à tout prix. Entre tous ses officiers, le général avait tout d'abord distingué le marquis de Montausier, que sa rare intelligence avait déjà tiré de la foule; il lui confia la défense de Rossignano, petite place délabrée qui couvrait la capitale, et dont Toiras connaissait si bien le misérable état, qu'il crut devoir lui dire que d'un autre il n'attendrait que trois jours de défense, mais que de lui il en attendait le double, surtout en le voyant secondé par un frère qui montrait tant d'envie de lui ressembler. Les deux intrépides enfants ne trompèrent pas l'attente de leur chef: entourés immédiatement par la puissante armée du marquis de Spinola, mal abrités par des remparts à demi croulants, qu'il fallait réparer sous le feu de l'ennemi, ils résistèrent victorieusement d'abord à de furieuses attaques, et ce ne fut qu'au bout de quatorze jours, après que les Espagnols eurent tiré quinze cents coups de canon et perdu cinq cents hommes[13], que le marquis de Montausier consentit enfin à parlementer. L'ennemi, frappé de sa bravoure et pressé d'emporter ce dernier obstacle, accorda aux assiégés une capitulation des plus honorables[14]. Les Français quittèrent Rossignano avec armes et bagages, et les deux frères se replièrent sur Casal, où ils reçurent de leur général et de leurs compagnons d'armes un triomphant accueil. L'intrépidité dont ils venaient de donner un si brillant témoignage ne se démentit pas pendant toute la durée d'une campagne qui fut longue et meurtrière. L'acharnement des Espagnols était extrême: le marquis de Spinola disait tout haut qu'il fallait _nettoyer l'Italie des Français_, et ses soldats n'accordaient point de quartier. Cette conduite barbare ne faisait qu'animer davantage l'ardeur des assiégés, qui, dans des sorties impétueuses renouvelées presque chaque jour, s'efforçaient d'entraver et de détruire les travaux d'investissement. Dans un de ces combats où le marquis de Montausier chargeait vaillamment à la tête des siens, il fut grièvement blessé; et peu de jours après, son jeune frère, brisé par des fatigues au-dessus de ses forces, fut saisi par une fièvre maligne du caractère le plus alarmant, et qui le mit aux portes du tombeau. Sa vigoureuse constitution l'emporta pourtant, et il surmonta son mal en dépit des nombreuses imprudences que lui faisait commettre sans cesse une ardeur de vingt ans. A peine, en effet, était-il hors du lit, que, tout faible encore, il voulut reprendre un service qui, par suite des progrès de l'ennemi, devenait chaque jour plus écrasant. La nombreuse artillerie espagnole faisait d'effroyables ravages dans les vieilles fortifications de Casal, et Toiras, qui connaissait leur peu de solidité, sentit promptement la nécessité d'élever de nouveaux ouvrages.--Tout le monde mit la main à l'oeuvre: officiers et soldats maniaient également la truelle, et le troisième fils du duc de Mantoue, le duc de Mayenne, prit lui-même une part active à ces travaux pénibles, mais indispensables. Le marquis de Salles, dont la convalescence était fort lente, grâce aux aliments détestables dont il était obligé de se contenter dans une ville à demi affamée, parut pourtant au premier rang de ces maçons improvisés, montrant, comme disait Bossuet à soixante ans de là, «qu'une âme guerrière est toujours maîtresse du corps qu'elle anime.» Sa robuste constitution suffit à tout, et ces rudes épreuves ne firent que l'endurcir, au point que dans les campagnes suivantes, toute incommodité semblait lui être devenue indifférente; il bravait également le froid, la chaleur, la faim, la soif, la fatigue, et s'il ne devint jamais un grand capitaine, on peut dire du moins que pendant toute sa jeunesse il fut le modèle accompli du soldat. Tant de bravoure, de constance et de sublime résignation reçurent enfin leur récompense, et la paix préparée par l'habile Mazarin, qui fit là ses glorieux débuts diplomatiques, vint mettre un terme à cette guerre odieuse et sanglante, si tristement signalée par la prise de Mantoue, qui depuis le sac barbare qu'en firent les hordes sauvages de l'empire, ne retrouva plus son ancienne prospérité[15]. La ville de Casal étant déjà aux mains des Espagnols, la citadelle fut évacuée par les Français au mois de juin 1631; Toiras en sortit maréchal, Montausier colonel, et le marquis de Salles qui, par suite de son extrême jeunesse restait encore dans un grade subalterne, emportait du moins, en quittant l'Italie, la réputation d'intrépide soldat, qu'il devait soutenir et accroître par de nouveaux exploits. Rentrés en France, les deux frères se rendirent directement au château de Montausier, où la marquise pressa avec orgueil sur son sein maternel ces nobles enfants qu'elle avait failli perdre tant de fois, et qui lui revenaient couverts d'une gloire dont l'éclat semblait rejaillir sur elle. La fin de la belle saison s'écoula au sein des calmes douceurs de la vie de province, dans la société de quelques personnes distinguées, parmi lesquelles brillait le jeune Balzac, dont le renom littéraire était déjà bien établi, et qui cette année même avait publié le livre _du Prince_. Parfois même on rencontrait à Montausier l'ancien favori de Henri III, le vieux duc d'Épernon, gouverneur de Guyenne, qui d'ordinaire se faisait accompagner de son secrétaire, l'abbé Girard, lequel plus tard devint son biographe. [12] 4 avril. [13] Suivant le P. Griffet, les Espagnols n'auraient perdu que 50 hommes. [14] Le 23 mai. [15] Voir dans Botta les pages éloquentes que cet historien a consacrées au récit du sac de Mantoue; consulter aussi les deux curieuses chroniques de Scipione Capilupi et de Giovanni Mambrino. Aux approches de l'hiver, MM. de Montausier se rendirent à Paris. Le marquis de Salles allait à la cour avec répugnance; comme bien d'autres protestants, il se sentait gêné, sinon humilié, en présence du grand ministre qui venait de dompter la Rochelle, et qui, s'il respectait en apparence la religion réformée, n'était plus du moins dans la nécessité de caresser ou de ménager un parti politique abattu à ses pieds, et trop affaibli désormais pour aspirer à former comme autrefois un État dans l'État. Quant au roi, son aversion pour tout ce qui n'était pas orthodoxe était bien connue, et ce n'était pas notre jeune puritain qui, pour des avantages temporels, eût jamais consenti à une capitulation de conscience. Il se sentait mal à l'aise d'ailleurs au sein de l'atmosphère empestée d'une cour où il voyait le mensonge et la bassesse servir de marchepied à tant de personnages méprisables ou médiocres; et ce n'était que le plus rarement possible, et dans des circonstances où son absence eût pu être remarquée, qu'il se rendait au Louvre ou plutôt au Palais-Cardinal, où affluait alors la foule empressée des ambitieux et des intrigants. Ce fut avec bien du plaisir, en revanche, qu'il retrouva à Paris les relations littéraires qu'à son grand chagrin il avait dû interrompre pendant la campagne de Montferrat; son frère aimait aussi les gens de lettres, mais là comme partout se trahissait la différence des caractères: tandis que l'aimable marquis de Montausier fréquentait surtout Voiture et son brillant entourage, le marquis de Salles, qui ne goûta jamais beaucoup l'agréable épistolier, vivait dans l'intimité de Chapelain et de l'honnête Conrart, que sa simplicité, sa bonhomie et son attachement au calvinisme lui rendaient également cher. C'est à l'hiver de 1631 à 1632[16] que se rapportent les premières relations des deux Montausier avec l'hôtel de Rambouillet, qui était alors le point de mire de tout ce que Paris comptait de personnes spirituelles et de littérateurs en renom, qu'on voyait s'empresser autour de la célèbre Julie, l'astre de sa famille. Médiocrement belle, mais pleine d'esprit et de distinction, cette noble fille venait encore de relever l'éclat de toutes ces qualités par un trait de dévouement héroïque[17]. C'était une personne que l'admiration un peu excessive de ses contemporains avait élevée à une place hors ligne, à un degré intermédiaire entre l'humanité et la divinité: le brillant officier de Casal ne put la voir sans être ému, et l'accueil distingué qu'il recevait à l'hôtel de Rambouillet lui donna à penser qu'il pourrait peut-être un jour obtenir la main de celle qui en était le plus bel ornement. A la première visite qu'il lui fit se rattache une curieuse anecdote de Tallemant. Montausier avait une grande réputation de magnificence, et l'on vantait surtout un habit de velours rouge qui lui allait à ravir; lors de sa présentation, M. de Rambouillet, que ce détail avait frappé, ne manqua pas de le féliciter de son élégance en ajoutant sur un ton admiratif: «Ah! monsieur, la belle écarlate!»--Ce jour-là, par malheur, Montausier était vêtu de noir, et le marquis de Rambouillet, qui était presque aveugle, avait négligé, par un amour-propre de vieillard, d'aller aux informations. Montausier, qui aimait à la fureur le monde et ses plaisirs, et qui était un des plus agréables correspondants de Voiture, se trouvait comme dans son centre au milieu du cercle spirituel d'Arthénice; son frère y paraissait rarement au contraire, et la sympathie qui devait l'enchaîner un jour au char de Julie était encore chez lui à l'état latent. [16] Je dois relever encore ici, dans l'ouvrage du jésuite Petit, une erreur des plus graves. Cet auteur renvoie à l'hiver de 1633 à 1634 la présentation du marquis de Salles qui, après la mort affreuse du jeune Rambouillet, «fut plus touché que personne du bon coeur et de l'affliction de la mère et de la fille. Il voulut être des premiers à les complimenter, dans une circonstance où la louange ne pouvoit être qu'au-dessous du mérite, et comme il n'étoit connu ni de l'une ni de l'autre, il se fit introduire auprès d'elles par un ami commun.» Il n'y a à cela qu'une difficulté, c'est que le jeune Rambouillet mourut de la peste au commencement de l'année 1631, pendant que le marquis de Salles se battait à Casal pensant à toute autre chose qu'à des visites de cérémonie. Si, du reste, il en faut croire Tallemant, il eût été question dès 1627 du mariage du marquis de Montausier et de Mlle de Rambouillet: «Ce fut Mme Aubry qui en parla, mais après elle s'avisa de le garder pour elle. En arrivant à la cour, la première connoissance qu'il fit fut celle de cette dame. Un jour qu'elle lui parloit de Mme et de Mlle de Rambouillet: «Hé, madame, lui dit-il, menez-m'y!--_Menez-m'y!_ répondit-elle, allez, Xaintongeois, apprenez à parler, et puis je vous mènerai.» En effet, elle ne l'y voulut mener de trois mois. La guerre appela bientôt après le marquis en Italie.....» (_Historiettes_, t. III, p. 237.) [17] Mme de Rambouillet «avoit un garçon bien fait qui mourut de la peste à huit ans. Sa gouvernante alla voir un pestiféré, et au sortir de là fut assez sotte pour baiser cet enfant; elle et lui en moururent. Mme de Rambouillet, Mme de Montausier [Julie] et Mlle Paulet l'assistèrent jusques au dernier soupir.» (_Historiettes_, t. III, p. 220.) Le retour du printemps ne tarda pas à le rappeler à une existence plus active, et tandis que Montausier restait à Paris, il se rendit en Lorraine, où son oncle de Brassac gouvernait les provinces que les Français occupaient en vertu du traité de Vic, auquel le duc avait dû se résigner en expiation de son imprudente alliance avec le turbulent Gaston. Fort bien en cour depuis sa conversion, qui lui avait valu l'ambassade de Rome et son nouveau commandement, le comte de Brassac était propriétaire d'une compagnie de chevau-légers où il fit entrer son neveu en qualité de cornette. La politique hésitante de la cour de Nancy donnait sans cesse à la France de nouveaux motifs d'intervention, et la guerre ne retint pas moins de deux ans dans ce beau duché notre jeune officier, qui, grâce à sa belle conduite, arriva promptement au grade de capitaine, bien que les combats auxquels il prit part lui semblassent de misérables escarmouches au prix des glorieuses luttes auxquelles il avait participé sous les murs de Casal, lorsqu'il affrontait les vieilles bandes de Spinola. Au grand plaisir du marquis, les hostilités étaient du reste régulièrement suspendues à la fin de l'automne, et ses résidences d'hiver chez le comte de Brassac donnèrent lieu à de tendres liaisons qui lui firent paraître bien court le temps qu'il dut passer loin de Paris. La galanterie était un des caractères saillants du XVIIe siècle, surtout pendant sa première moitié, et _ce signe du temps_ se retrouve partout, non-seulement dans les immenses pastorales qui étaient alors si en vogue, et où l'amour platonique lui-même laissait place involontairement à bien des aspirations grossières, mais même dans les oeuvres des écrivains austères qui, tels que l'évêque de Genève, par exemple, nous laissent entrevoir à combien de tentations charnelles on était alors exposé, et de quelle indulgence ils se croyaient obligés de couvrir les erreurs de cette nature. Comme je l'ai dit plus haut, le marquis de Salles était doué d'une nature ardente, bien fait et vigoureux, et l'on ne doit pas s'étonner s'il accueillit sans trop de répugnance les avances de ces belles pécheresses qui poursuivaient François de Sales jusque dans son confessionnal[18]. [18] Voyez la très-curieuse et très-intéressante _Vie de saint François de Sales_, par M. Hamon, curé de Saint-Sulpice. Les intrigues amoureuses ne sont pas toujours sans danger, surtout en temps de guerre et en pays ennemi: le marquis de Salles l'éprouva bientôt. Parmi les dames de Lorraine à qui le jeune capitaine avait plu, il en avait distingué une qui, par sa jeunesse, sa beauté, le rang honorable qu'elle tenait à la cour, attirait tous les yeux[19]. Le marquis eut occasion de la connaître durant ces pacifiques entr'actes qui venaient souvent interrompre une guerre d'escarmouches; ses hommages furent accueillis sans trop de difficulté, et ses affaires étaient en bonne voie lorsqu'un incident fâcheux vint troubler un bonheur qui durait depuis un an sans être encore arrivé à la conclusion après laquelle soupirait le jeune homme, c'est-à-dire le mariage, le rang de celle qu'il aimait étant trop élevé pour qu'il pût songer à autre chose. Après la reprise des hostilités, celle-ci fut enlevée par un parti français qui la surprit à la promenade et la déposa comme prisonnière dans une forteresse. Les efforts du marquis pour la faire élargir n'obtinrent aucun succès; il avait sans doute entre les mains des moyens presque certains de favoriser l'évasion d'une personne qui lui était si chère, mais ce fut en vain qu'elle employa pour l'y résoudre les séductions les plus irrésistibles, les avances les plus déterminantes, qu'elle lui promit sa main et sa fortune; le marquis fut inébranlable, et cette tentation violente se trouva faible en présence de son culte pour la discipline et de sa fidélité à ses serments. Il fit tout tout ce qui était en son pouvoir pour adoucir les ennuis de la belle captive, dont il sut conquérir l'estime «au prix d'un établissement magnifique[20].» [19] Cette dame était déjà veuve à ce qu'il paraît, puisque, au dire du P. Petit, elle offrit à son amant sa fortune et sa main.--Cette anecdote, que j'emprunte à la biographie du jésuite, est bien singulière et les détails en sont assez invraisemblables. [20] Petit. Aussi modeste que vertueux, il ne confia à personne le secret de son héroïque abnégation, qui serait restée ensevelie dans un éternel silence si la personne qui en avait, elle aussi, été la victime, n'eût tenu à rendre public un trait aussi honorable que surprenant à l'époque où il se produisit, au temps où les Chevreuse et les Montbazon, mettant leurs charmes au service de leurs intrigues, ne réussissaient que trop facilement à troubler le royaume et à séduire les plus fermes courages. A la fin de l'année 1633, la mauvaise saison ayant suspendu comme d'habitude la petite guerre qui se faisait en Lorraine, le marquis de Salles put, à sa grande satisfaction, reprendre la route de Paris, où il retrouva son frère qu'il n'avait pas vu depuis dix-huit mois. Après sa belle campagne d'Italie, le marquis de Montausier s'était rejeté avec délices dans cette vie paresseuse et molle qui avait pour lui tant d'attraits, et sous les vêtements parfumés du courtisan, on avait peine à reconnaître l'intrépide colonel de Rossignano et de Casal: sa vertu et son amour de la gloire, qui sommeillaient alors pour jeter bientôt un splendide et suprême éclat, paraissaient éteints pour jamais aux yeux de son entourage, et Voiture n'était que l'écho du sentiment public dans ces fragments d'une lettre qu'il lui écrivait de Lisbonne: «Monsievr, «I'ay leû vostre lettre, auec tout le contentement et la satisfaction que l'on doit receuoir cèt honneur, d'vn des plus paresseux et des plus honnestes hommes du monde. Il me semble, qu'il n'y a plus rien que ie ne doiue attendre de vostre amitié, puisque pour l'amour de moy vous auez pû prendre vn peu de peine: et vous ne me sçauriez faire voir de meilleure preuue des paroles que vous me donnez que de les auoir escrites...» Après lui avoir proposé la conquête de l'île de Madère il ajoutait: «... Imaginez-vous, ie vous supplie, le plaisir d'auoir vn royaume de sucre, et si nous ne pourrions pas viure là auec toute sorte de douceur. Quelques grands que puissent estre les charmes et les engagements de Paris, selon que ie vous connois, ie scay qu'ils ne vous arresteront pas en vne occasion comme celle-là. Et si quelque chose vous peut retenir, ce sera seulement l'incommodité du chemin, et la peine de vous leuer matin. Mais, Monsieur, les conquerans ne peuuent pas tousiours dormir iusques à onze heures. Les couronnes ne s'acquierent pas sans travail, mesme celles qui ne sont que de lauriers ou de myrtes, s'achetent bien cherement, et la gloire veut que ses amans souffrent pour elle. Ie vous auouë que ie me suis estonné que la renommée ne m'ait point appris de vos nouuelles, deuant que vous me fissiez l'honneur de m'en mander, et il me semble que ie suis plus loin que ie n'auois iamais creu pouuoir aller quand ie songe que ie suis en vn pays où l'on ne vous connoist point. Ne souffrez pas qu'vne reputation si iuste que la vostre, soit si limitée, ni qu'elle demeure aux pieds des Pirenées, par dessus lesquels tant d'autres ont passé. Venez vous-même luy ouurir passage: et si la gazette ne dit rien de vous, faites que l'histoire en parle...» Indifférent aux fréquentes querelles de Gaston et du cardinal de Richelieu, Montausier était alors retenu à Paris par une double chaîne: son amour passionné pour Julie d'Angennes et ses liaisons moins platoniques avec Mme Aubry[21], femme de Jean Aubry ou Auberi, conseiller d'État. Toute remplie de ce sentiment de jalousie furieuse qui semble être l'apanage des femmes galantes sur le retour, cette altière maîtresse en était maintenant à se repentir d'avoir introduit son amant à l'hôtel de Rambouillet, et abusant de l'empire qu'elle avait su prendre sur une nature trop facile, elle lui avait formellement interdit d'y remettre les pieds. Montausier, qui n'était brave qu'en face de l'ennemi, n'osait plus en conséquence se rendre chez Arthénice qu'en cachette, et lorsqu'il avait pris toutes ses mesures pour tromper son infatigable argus, au risque de s'exposer par cette conduite timide aux railleries de la société du fameux hôtel, auprès de laquelle le marquis de Salles se montrait de plus en plus assidu, attiré qu'il était lui-même par les charmes vainqueurs de Mlle de Rambouillet. Brûlant d'une flamme discrète qui n'apparut au grand jour que plusieurs années après la mort de son frère, il s'occupait déjà de la composition de cette couronne poétique connue sous le nom de _Guirlande de Julie_. [21] «Au retour (de Casal), Mme Aubry, pour avoir un prétexte, fit courir le bruit qu'elle le vouloit marier avec sa fille, aujourd'hui Mme de Noirmoutier, qui, étant encore trop jeune, leur servit de couverture près de quatre ans. Or cette Mme Aubry étoit fort agréable, avoit le teint brun, la taille jolie, et étoit fort propre, mais elle ne pouvoit pas passer pour belle; en récompense, elle ne manquoit point d'esprit, et chantoit si bien, qu'elle ne cédoit qu'à Mlle Paulet. Au reste, inquiète, soupçonneuse, et toute propre à faire enrager un galant comme le marquis, qui étoit naturellement coquet, elle lui donnoit tant de peine, que c'est sur cela que Mme de Rambouillet, comme on le voit dans les lettres de Voiture, nomme son tourment _l'enfer d'Anastarax_, car elle eut une bizarrerie qui pensa faire perdre patience à son pauvre galant. Un jour qu'elle n'étoit pas comme les autres à l'hôtel de Rambouillet, on fit en badinant certains vers qu'on lui envoya, où il y avoit en un endroit: Chacun n'a pas le nez si beau, Voyez celui de Bineau. Elle alla prendre cela de travers, dit que tout le monde ne pouvoit pas être beau, et défendit au marquis, sur peine de la vie, de mettre le pied à l'hôtel de Rambouillet. Il n'y alloit effectivement qu'en cachette. Ce fut durant cette querelle que _le nain de la princesse Julie_ (on appeloit alors ainsi M. Godeau) lui ôta son épée comme il n'y songeoit pas, et la lui portant à la gorge, lui cria qu'il falloit abandonner le parti de Mme Aubry. Enfin elle en fit tant, que le cavalier la planta là. Le déplaisir qu'elle en eut fut si grand, qu'après avoir fait une confession générale, elle se mit au lit et mourut.» (Tallemant, t. III, 235-8.) Le retour du printemps vint le rappeler à la vie des camps pour laquelle il se sentait une vocation toute particulière. Dès le mois de janvier de cette année, le comte de Brassac, qui, par suite des derniers événements de Lorraine, avait été définitivement investi du gouvernement de toute la province, voulut attirer son neveu près de lui; mais la vie de garnison n'était pas le fait du jeune capitaine, qui courait volontiers là où il y avait le plus de dangers à affronter et le plus d'honneur à recueillir; il refusa donc les offres de son oncle et partit pour l'Allemagne, jaloux qu'il était de combattre sous les ordres du duc de Weymar. C'était au lendemain de l'assassinat de Waldstein; l'armée impériale étant alors commandée par d'habiles généraux tels que Jean de Wert et Piccolomini, le marquis de Salles prit, dès l'abord, sa part de la sanglante défaite de Nordlingue, qui ruina complétement les affaires des Suédois triomphants jusqu'à ce jour, et força les débris de leurs troupes joints à l'armée de Weymar, à se replier sur le Rhin, où ils furent soutenus par les corps de la Force et de Brezé. En dépit de ce renfort, la fortune continua de favoriser les Impériaux qui s'emparèrent de Philipsbourg, où Arnaud surpris fut obligé de capituler après une vigoureuse défense. Mais avant de poursuivre le récit des campagnes du marquis de Salles, il me reste à raconter en peu de mots les derniers événements de la vie de son frère. Montausier se trouvait toujours dans une fausse situation dont la mort de son tyran, Mme Aubry, ne suffit pas à le tirer[22]. C'était vainement, en effet, qu'il se voyait libre désormais d'aller à l'hôtel de Rambouillet autant de fois qu'il lui plaisait: en vieillissant, Julie d'Angennes sentait croître son aversion pour le mariage et répétait souvent, «qu'elle ne comprenait pas comment on pouvait de sang-froid se donner un maître; que les hommes le sont toujours, quoi qu'ils puissent dire, et que pour elle, elle renoncerait le plus tard qu'elle pourrait à sa liberté.» Ces paroles étaient peu encourageantes; aussi Montausier saisit-il la première occasion qui s'offrit à lui de rentrer dans l'armée active. Le roi de France étant alors en guerre avec les deux branches de la maison d'Autriche, l'occupation de la Valteline par une armée française devenait indispensable, ce groupe de vallées italiennes étant le seul point de communication entre les troupes allemandes et espagnoles, dont il fallait à tout prix isoler les opérations. Le duc de Rohan, qui, en dépit de ses récents services en Alsace et en Lorraine, était encore dans une demi-grâce, fut chargé de cette aventureuse expédition, dont il assuma hardiment la responsabilité. Montausier, protestant comme lui, accepta volontiers le commandement que lui offrit le duc, et dès les premiers jours d'avril il courut le rejoindre à son quartier général de Mulhausen. Pour aller en Valteline il fallait traverser la Suisse, et le passage s'opéra sans encombre grâce aux bonnes relations que Rohan avait nouées de longue date avec les cantons. Il franchit la rivière d'Aar en bateaux avec toute son armée composée d'environ six mille hommes d'infanterie et quatre cents chevaux, et après avoir traversé quelques terres du canton de Zurich, il arriva sur celles de la ville de Saint-Gall, dont l'abbé le reçut avec beaucoup de magnificence; son armée demeura deux jours campée autour de cette place. Le 12 il passa le pont du Rhin à trois lieues de Coire, et le 17 il entra dans le comté de Chiavenna d'où il se rendit par le passage de la Riva dans la Valteline. Les habitants lui envoyèrent une députation pour le prier de les maintenir sous la protection du roi; ce qu'il n'eut pas de peine à leur promettre. Après avoir joint à ses troupes celles des ligues grises il s'établit à Morbegno, et il résolut de fortifier les passages pour fermer aux Espagnols et aux Allemands l'entrée de la Valteline. Il n'en eut pas le temps, et presque dès son arrivée il apprit que deux armées allaient fondre sur lui, l'une par le Tyrol et l'autre par le fort de Fonti. [22] Voyez sur cette mort la lettre 71e de Voiture. Le dessein des ennemis était de l'attaquer en tête et en queue, de manière à lui couper toute retraite. Ce projet, bien conçu en lui-même, exigeait malheureusement plus de précision dans les manoeuvres et d'ensemble dans les opérations qu'on n'en pouvait attendre des soldats et des généraux du temps. L'armée impériale, qui venait par le Tyrol, força d'abord le passage de Bormio. Le duc de Rohan était alors à Travonna, où il n'avait que quinze cents hommes; il avait envoyé du Landé dans l'Engaddine et le marquis de Montausier au val de Luvino avec le reste de ses troupes. Il craignit en effet de se voir enfermé entre l'armée impériale, qui venait de prendre Bormio, et celle des Espagnols, qui était sur le lac de Como; il prit le parti de se retirer à la Riva et à Chiavenna pour conserver ces deux postes, et il manda à Montausier et à du Landé de venir le joindre le plus promptement qu'il serait possible. Lorsqu'ils eurent rejoint, le duc de Rohan trouva que son armée n'était plus que de trois mille hommes d'infanterie française, douze cents grisons et quelques cavaliers. On prétend qu'après avoir fait la revue de ses troupes, il fut si vivement frappé du danger où il se trouvait d'être accablé par les deux armées ennemies, qu'il résolut de se retirer et de leur abandonner la Valteline[23]. Montausier entreprit de le faire changer de sentiment: il s'adressa d'abord à Priolo, secrétaire du duc, homme très-intelligent, auquel il persuada que son maître perdrait toute sa réputation s'il reculait devant l'ennemi. Priolo parla au duc de Rohan, qui voulut avoir un entretien particulier avec Montausier. Celui-ci lui fit sentir que la retraite qu'il méditait serait regardée comme une véritable fuite, et que le seul parti qu'il eût à prendre pour soutenir l'honneur de la nation et le sien, c'était de marcher à l'ennemi. Le duc de Rohan, qui n'avait pas moins de sagesse que de courage, lui représenta que tous les officiers lui conseillaient de se retirer, et qu'il ne risquerait pas un combat dont le succès était si douteux, à moins qu'il n'y fût autorisé par leur avis signé de leur main. Le marquis le pria d'assembler le conseil de guerre, et il représenta si fortement la honte qui retomberait sur toute la nation si l'on reculait devant une poignée d'Allemands qui n'étaient pas capables de résister à la valeur des troupes françaises, que tous les officiers revinrent à son sentiment. Il le mit par écrit et le signa; tous les autres l'ayant signé après lui, il fut résolu que l'on irait attaquer les ennemis. Quelques-uns proposèrent de différer le combat jusqu'à l'arrivée des régiments suisses que l'on attendait; mais cet avis fut rejeté, parce que l'on craignait que ce délai ne fût trop long, et qu'il ne donnât aux ennemis le temps de réunir toutes leurs forces. [23] S'il en fallait croire le P. Petit, les Français auraient même commencé leur mouvement de retraite et seraient ensuite revenus sur leurs pas. J'ai adopté la version d'un autre jésuite, le P. Griffet, comme la plus vraisemblable. Ce détail ne se trouve point dans la relation écrite par le duc de Rohan, et que le roi reçut à Fontainebleau le 10 juillet; on y voit seulement un trait qui semble le confirmer: le duc de Rohan, par une grandeur d'âme que l'on ne peut trop admirer, y avoue ingénument qu'il n'avait formé le projet d'attaquer l'armée impériale que sur la proposition du marquis de Montausier. L'attaque fut si vive de la part des Français que les Allemands, qui étaient au nombre de six mille hommes de pied et dix-huit cornettes de cavalerie, furent mis en déroute à la première charge. Ils s'enfuirent à Bormio avec tant de vitesse que les Français qui les poursuivirent ne purent jamais les atteindre. Cette action, qui eut lieu le 27 juin, fut nommée le combat de Luvino, parce que les Français trouvèrent les Impériaux rangés en bataille dans cette vallée. La Fréselière vint attaquer l'armée impériale par le haut de la montagne, tandis que Montausier et Canisi chargeaient par le bas. Les ennemis abandonnèrent leurs bagages, et tout ce qui leur restait de vivres et de munitions; ils ne songèrent pas même à sauver une compagnie de cavalerie qui était de garde à une des extrémités du val Luvino: elle fut rencontrée par Saint-André, qui fit immédiatement charger par sa troupe ces malheureux cavaliers. Il ne s'en sauva que deux. Le duc de Rohan remporta, le 3 juillet, une seconde victoire beaucoup plus considérable que la première. Les ennemis, honteux de s'être si mal défendus au combat de Luvino, étaient venus camper à deux lieues de ses avant-postes, et il apprit en même temps que le comte de Serbelloni s'était avancé du côté du fort de Fonti, à l'entrée de la Valteline. Il craignit encore de se trouver entre deux armées, et suivant le même projet qui lui avait déjà si bien réussi, il aima mieux hasarder le combat contre une seule que de les attendre toutes les deux à la fois. Il fit attaquer l'armée impériale qui fut encore battue. Les Allemands s'enfuirent en désordre, et ils furent poursuivis par les Français jusqu'au pont de Mazzo, sur la rivière d'Adda, qu'ils abandonnèrent. De six mille hommes qu'ils étaient, il n'y en eut tout au plus que six cents qui retournèrent à Bormio; tout le reste fut tué ou noyé au passage de la rivière, ou obligé de gagner le haut des montagnes. On fit environ mille prisonniers, et entre autres un colonel anglais, qui offrit de se mettre au service du roi. Dans une si grande déroute, les Allemands ne perdirent qu'un seul drapeau, qui fut trouvé dans la poche d'un enseigne mort. Ils avaient eu soin de cacher ou d'emporter tous les autres. La prise de Bormio suivit de près cette seconde victoire: la place, défendue par une garnison de quatre cents hommes, fut emportée d'assaut; Montausier y fut malheureusement atteint d'un coup de pierre à la tête, et succomba[24] après quinze jours de souffrances héroïquement supportées. On proposait de le trépaner, mais il s'y refusa en ajoutant plaisamment qu'il y avait assez de fous au monde sans lui. Il semblait qu'en quittant Paris il présageât sa triste fin, et devant plusieurs personnes il avait dit à Mlle de Rambouillet «qu'il seroit tué cette campagne-là, et que son frère, plus heureux que lui, l'épouseroit[25].» Ainsi finit ce brillant capitaine, dont le trépas fut déploré de tous, et qui eût été un homme accompli si à tant d'intelligence et de valeur il eût joint une plus grande fermeté de caractère. [24] 20 juillet. [25] Tallemant.--Au XVIIe siècle beaucoup de personnes étaient portées à la superstition, et Mme de Rambouillet elle-même regardant un jour dans la main de Montausier, lui dit avec le plus grand sérieux du monde: «Mon Dieu, je ne sais d'où cela me vient, mais le coeur me dit que vous tuerez une femme.» Peut-être en parlant ainsi faisait-elle allusion aux tourments que la jalousie causait à Mme Aubry, et qui, selon Tallemant, ne furent pas étrangers à la mort de cette malheureuse femme. LIVRE II. 1635-1649. Continuation de la guerre d'Allemagne.--Exploits de Montausier.--Il est nommé maréchal de camp et gouverneur de la haute Alsace.--La guirlande de Julie.--Montausier prisonnier en Allemagne.--Il embrasse la religion catholique.--Son mariage.--Montausier à Dunkerque.--Il part pour l'Angoumois.--Sa belle conduite pendant la Fronde. Par suite de la mort de son frère, le marquis de Salles, devenu le chef d'une illustre maison, héritait à la fois d'une grande fortune, d'un régiment de cavalerie et du titre de marquis de Montausier, sous lequel il figurera désormais dans le cours de cette histoire. Loin de se laisser éblouir par l'éclat d'une position élevée, qui n'était à ses yeux qu'une bien faible compensation pour la perte cruelle qu'il venait d'éprouver, le nouveau marquis de Montausier s'étudia surtout à maintenir le lustre du nom que lui laissait son frère, vrai héros de roman, qu'il n'égalait pas sans doute sous le rapport de la capacité militaire, mais qu'il surpassait de beaucoup du côté de l'esprit de conduite et de l'exactitude à remplir ses devoirs dans les situations les plus délicates et les plus difficiles. Lorsqu'il apprit les événements de la Valteline, Montausier se trouvait, comme je l'ai dit, à l'armée d'Allemagne. Il prit part en qualité de colonel aux campagnes de 1635 et 1636, pendant lesquelles il eut peu d'occasions de se distinguer, le poids de la guerre étant presque entièrement retombé sur l'armée suédoise, qui justifia par de brillants succès la confiance de Richelieu, tandis que les troupes de Brezé, de la Valette et de Weymar, satisfaites d'avoir repris Spire et emporté Saverne, restaient dans une inaction presque complète. Ce que Montausier regardait comme le plus digne d'être recueilli dans la succession de son frère, c'étaient ses prétentions à la main de Mlle de Rambouillet, prétentions qu'il put faire valoir pour son compte dans l'hiver de 1636 à 1637, qu'il passa à Paris ainsi que ses chefs, le cardinal de la Valette et le duc de Weymar. Ses soins assidus obtinrent peu de succès, et il repartit pour l'Allemagne n'emportant d'autre fruit de son voyage qu'un redoublement d'amour; mais cette fois, du moins, il devait trouver sur le champ de bataille d'ardentes et nobles distractions. Le duc de Weymar, qui dirigeait seul les troupes alliées, poussa vigoureusement les opérations: après avoir presque entièrement détruit l'armée du duc de Lorraine, il abordait et taillait en pièces les Allemands de Mercy, et marchait sur le Rhin en emportant toutes les places qu'il rencontrait sur son passage. Montausier rendit de bons services pendant cette campagne, mais l'année suivante fut la plus brillante de sa carrière militaire. Contre l'usage du temps, la guerre avait repris en Allemagne au coeur même de l'hiver, et dès le 28 janvier 1638, le duc de Weymar s'était mis en marche par le froid le plus rigoureux. Après s'être emparé, presque sans coup férir, de quelques places de peu d'importance, il entreprit[26] le siége de Rheinfeld, qu'il allait emporter si l'arrivée de Jean de Wert n'eût prévenu la reddition de la ville. L'audacieux général n'hésita pas à attaquer Weymar, qui, battu dans un premier engagement, prit une éclatante revanche deux jours après. Cette seconde bataille de Rheinfeld[27], où Jean de Wert fut fait prisonnier, augmenta considérablement la réputation du duc et le rendit maître de la campagne. Rheinfeld capitulait peu de jours après[28]; Neubourg se rendait le 30 mars, et Fribourg en Brisgaw ouvrait ses portes le 12 avril. Après avoir fait, au commencement de mai, sa jonction avec Guébriant, Weymar résolut d'enlever la place de Brisach, forte par elle-même et défendue par une garnison très-nombreuse, cette ville étant la seule que les Impériaux eussent conservée en Alsace. Le siége fut long et meurtrier; les Allemands, commandés par Goeutz et Savelli, vinrent attaquer jusqu'à six fois les retranchements des assiégeants, et il fallut les vaincre dans six combats. Un des plus considérables fut celui qui se donna entre Senn et Thann le 15 octobre: la cavalerie joua un grand rôle dans cette rencontre, et le marquis de Montausier put y déployer à l'aise sa bouillante valeur; trois fois on le vit pénétrer dans les rangs ennemis, et trois fois enlever un étendard après avoir abattu à ses pieds celui qui le portait. Il ne se signala pas moins dans un autre engagement qui eut lieu à quelques jours de là: l'armée ennemie, commandée par Lamboy, avait tenté d'enlever les travaux de défense que le duc de Weymar avait établis sur le Rhin; déjà plusieurs colonnes avaient traversé le fleuve, lorsqu'on vit arriver Montausier, qui, suivi de deux faibles escadrons, s'élança sur les Allemands et les enfonça; deux mille hommes furent tués, pris ou noyés dans le Rhin[29]. Ce dernier combat décida du sort de la campagne, et les assiégés capitulèrent le 17 décembre. La prise de Brisach eut un immense retentissement; le cardinal de Richelieu y ajoutait une extrême importance, et, penché sur la couche funèbre où le Père Joseph gisait expirant, on le vit tenter de ranimer le moribond en lui criant: _Courage, mon Père, Brisach est à nous!_ Le duc de Weymar avouait franchement que les exploits de Montausier avaient contribué beaucoup à l'heureuse issue de ce siége mémorable; aussi, sur la demande de ce chef illustre, le jeune colonel fut-il largement récompensé: on le nommait, à vingt-huit ans, maréchal de camp et gouverneur de la haute Alsace[30]. Ces dernières fonctions étaient assez pénibles, mais les difficultés de ce nouveau poste attiraient Montausier plus qu'elles ne le rebutaient; sa tâche était ardue pourtant, car il avait à se maintenir dans un pays soumis récemment, et dont les habitants, étrangers à la France par leur langue et leurs moeurs, ne subissaient qu'en frémissant le joug du vainqueur. Si, malgré ses efforts, le jeune gouverneur ne réussit pas à triompher des répulsions trop légitimes d'une nationalité vaincue plutôt que domptée, il parvint du moins à faire régner dans sa province un calme relatif, ce qui était le grand point au début de l'occupation. Ce dont il eut le plus à souffrir pendant son séjour en Alsace, ce fut le manque de société, auquel ne l'avaient point habitué ses campagnes de Lorraine et même celles d'Allemagne où, distrait d'ailleurs par ses travaux guerriers, il se voyait en contact perpétuel avec des hommes d'une haute distinction, tels que le duc de Weymar, le cardinal de la Valette, et surtout le vicomte de Turenne, qui était à peu près de son âge. Pendant cette retraite forcée, il eut tout le loisir de cultiver son goût pour la poésie, et c'est de sa résidence alsacienne que sont datées de nombreuses épîtres en vers qui, peu remarquables sous le rapport poétique, nous font connaître du moins tous ses ennuis et la vivacité des regrets que lui causait son éloignement de l'hôtel de Rambouillet. Il allait jusqu'à envier le sort de Jean de Wert, qui, prisonnier à Paris, était, il est vrai, traité avec une courtoisie extrême, et devenu tout à fait à la mode[31]. [26] Le 2 février. [27] Elle eut lieu le 3 mars. [28] Le 20 mars. [29] Voir la correspondance d'Arnaud d'Andilly, lettre CXXVII. [30] D'après le P. Petit, cette double et insigne récompense aurait été décernée au marquis de Montausier dès le commencement de l'année 1638, alors qu'il n'avait encore rien fait qui justifiât une distinction si marquée. Voici ses paroles que je cite, parce qu'elles sont très-affirmatives et que l'opinion du confident de la famille d'Uzès mérite quelques égards: «...Après que le marquis de Montausier _eut fait deux campagnes_ à la tête de son régiment, le roy, informé de ses services, de son courage et de son habileté, lui en voulut donner une récompense glorieuse. Quoiqu'il eût à peine vingt-huit ans, Sa Majesté le fit maréchal de camp, et bientôt après elle jeta les yeux sur lui pour le gouvernement de la haute Alsace, poste important et difficile en ce temps-là, et qui demandoit une valeur à l'épreuve des plus grands dangers. _Les ennemis y tenoient les meilleures places....._» Un peu plus loin, il dit formellement que le siége de Brisach eut lieu dans la première année du gouvernement de Montausier, ce qui semble une contradiction avec ce qu'il a avancé plus haut au sujet des campagnes de 1635 et de 1636, qui auraient valu dès 1637 au marquis le grade de maréchal de camp et de gouverneur d'Alsace. [31] Voir l'Appendice, no II. La mort imprévue du duc de Weymar, qui suspendit les opérations militaires pendant l'année 1639, permit à Montausier de se rendre à Paris, et ce fut alors qu'il fit hommage à Mlle de Rambouillet de sa fameuse _Guirlande_[32]: «C'est, dit Tallemant, une des plus illustres galanteries qui aient jamais été faites. Toutes les fleurs en étoient enluminées sur du vélin, et les vers écrits aussi sur du vélin en suite de chaque fleur, et le tout de cette belle écriture dont j'ai parlé[33]. Le frontispice du livre est une guirlande au milieu de laquelle est le titre: _La Guirlande de Julie, pour Mlle de Rambouillet, Julie-Lucine d'Angennes._ «A la feuille suivante, il y a un Zéphyr qui épand des fleurs. Le livre est tout couvert des chiffres de Mlle de Rambouillet. Il est relié de maroquin du Levant des deux côtés, au lieu qu'aux autres livres il y a du papier marbré seulement. Il y a une fausse couverture de frangipane. Elle reçut ce présent, et même remercia tous ceux qui avaient fait des vers pour elle. Il n'y eut pas jusqu'à M. le marquis de Rambouillet qui n'en fît. On y voit un madrigal de sa façon. Le seul Voiture, qui n'aimoit pas la foule, ou qui peut-être ne vouloit point être comparé, ne fit pas un pauvre madrigal; il est vrai que les chiens de M. de Montausier et les siens n'ont jamais trop chassé ensemble. Mais cela ne vient pas de là seulement, car à la mort du marquis de Pisani, son grand ami, il ne fit rien non plus, quoique tant de gens eussent fait des vers.» [32] Voir l'excellente édition qu'en a donnée M. Ch. Livet à la suite de l'ouvrage intitulé: _Précieux et Précieuses_. [33] De l'écriture de Jarry.--Ce chef-d'oeuvre de Jarry fut adjugé en 1784, à la vente la Vallière, à M. Payne, libraire anglais, au prix énorme de 14,510 fr. M. de Bure, chargé de la vente, ne voulut pas porter lui-même les enchères; de sa part c'eût été _retirer_ le livre. L'admirable volume fut remis immédiatement à Mme de Châtillon, fille unique de M. le duc de la Vallière, et il était précieusement conservé par Mme la duchesse d'Uzès, sa fille. Quant au manuscrit de la _Guirlande_, format in-8º, aussi de la main de Jarry, nous l'avons vu et admiré dans le cabinet de M. de Bure l'aîné; M. de Bure le père s'en était rendu adjudicataire au prix de 406 fr. C'est d'après ce manuscrit qu'a été faite l'édition de la _Guirlande de Julie_, imprimée par Didot en 1784. Ce charmant volume, relié en maroquin rouge, est couvert sur les plats des chiffres de Julie d'Angennes, comme le manuscrit principal. (_Note de M. Monmerqué._) Malgré l'acceptation de la _Guirlande_, les affaires de Montausier paraissaient toujours être au même point lorsqu'il repartit pour l'Allemagne, au printemps de 1640, et plus tard il dut sourire en écoutant les vers du fameux sonnet d'Oronte: L'espoir, il est vrai, nous soulage....... La guerre vint lui offrir une diversion dont il avait besoin, et une circonstance heureuse lui fournit l'occasion de rendre à son pays des services moins brillants peut-être, mais plus considérables que tous les précédents. L'empereur avait rassemblé une armée formidable, commandée par le comte Piccolomini et par le général Hatzfeld. Bannier, qui n'avait pas assez de troupes pour lui résister, fut obligé d'appeler à son secours l'armée du duc de Longueville, qui joignit la sienne le 16 mai près du château d'Herfort; alors il s'approcha du camp des Impériaux, dans le dessein de forcer leurs retranchements; mais quand il les eut considérés de près, il ne jugea pas à propos de les attaquer, et la mort de sa femme, qu'il perdit au commencement du mois de juin, le mit hors d'état de rien entreprendre. Il conçut une telle douleur de cet accident, que l'on crut qu'il en perdrait l'esprit. Il dit à Beauregard, envoyé du roi, que le ciel lui avait ravi tous ses talents en lui ôtant cette femme, et qu'il était inutile de s'adresser à lui pour la conduite de l'armée, parce qu'il n'était plus capable de rien. Il fit garder dans son camp le corps de cette épouse chérie jusqu'au 13 juin; et quand il fut transporté à Herfort, où il devait être inhumé, il voulut être présent lui-même à ses obsèques. Mais tandis qu'il assistait à cette cérémonie funèbre avec toutes les marques de la plus profonde affliction, il aperçut une jeune princesse de la maison de Bade que la comtesse de Waldeck avait amenée à Herfort, et il fut tellement épris de sa beauté qu'il oublia en un instant celle qu'il avait tant pleurée. Il ne songea plus qu'à s'engager dans de nouveaux liens, et il attendit avec impatience que les trois mois de son deuil fussent expirés, pour épouser la princesse de Bade. Ces divers mouvements dont son esprit fut successivement agité lui firent négliger absolument les affaires de la guerre, dont le poids retomba sur les Français, commandés, en l'absence du duc de Longueville, par le comte de Guébriant. Ce général avait une vive affection pour Montausier, dont il avait admiré la valeur pendant la rude campagne de Brisach; aussi le vit-il avec une vive satisfaction répondre à son appel dans ces circonstances difficiles; il lui confia tous ses plans, et n'entreprit jamais rien sans avoir pris l'avis d'un lieutenant qui n'usait, du reste, de son influence qu'avec la plus grande circonspection. Aucun événement remarquable ne signala la fin de la campagne de 1640; mais au milieu de l'hiver, le maréchal Bannier, sortant enfin de sa léthargie, dont les Impériaux n'avaient heureusement pas su profiter, joignit ses troupes à celles de Guébriant, et les deux armées s'avancèrent sur Ratisbonne. On touchait à la fin de janvier; le temps était extrêmement froid et le Danube gelé: les Allemands étaient loin de s'attendre à une marche si audacieuse, et l'empereur, un jour qu'il chassait tranquillement, faillit être enlevé par Bannier, qui s'empara de sa litière et de ses faucons. Les alliés, après avoir passé et repassé le Danube sur la glace sans être inquiétés, mirent le siége devant Ratisbonne; mais ils furent bientôt obligés de se retirer par suite des divisions qui ne tardèrent pas à éclater entre Bannier et Guébriant. Le premier s'achemina seul du côté de la Bohême[34], tandis que Guébriant établissait prudemment son quartier général à Bamberg à portée des secours de la France. Peu de jours s'étaient écoulés, et déjà le maréchal suédois en était à se repentir de sa pointe aventureuse; il craignit d'être cerné par les armées de Piccolomini, de Gleen et de Merci, et bien que cette résolution coûtât beaucoup à son amour-propre, il se décida à se replier et à réclamer l'appui de son collègue. Celui-ci se conduisit noblement en cette circonstance, et vint à sa rencontre jusqu'à Zuickaw, où il le rejoignit le 29 mars. A peine arrivé dans cette ville, le maréchal Bannier tomba malade, et il mourut le 20 mai à Halberstadt, où il s'était fait transporter. Il avait, avant d'expirer, divisé le commandement de ses troupes entre les trois généraux Pfuld, Wirtemberg et Wrangel; ce partage, qui fut une source de querelles et de récriminations entre ces officiers, créa de grandes difficultés au comte de Guébriant, lequel avait déjà bien de la peine à s'entendre avec les chefs de l'armée weymarienne. Sans argent et sans appui du côté de la France, il suppléa à tout, grâce à son habileté et au zèle de Montausier. L'ennemi ne tarda pas à paraître pour dégager Wolfembutel, que les princes de Brunswick bloquaient depuis le commencement de l'hiver. Le 28, l'armée française parut devant la place, et Guébriant fit immédiatement attaquer l'avant-garde des Impériaux. Il obtint ce jour-là un premier succès, et le lendemain il remporta une victoire complète sur les forces ennemies commandées par Piccolomini en personne. Ce triomphe demeura malheureusement stérile par la mauvaise volonté des officiers suédois, lesquels, objectant la fatigue de leurs troupes, refusèrent de poursuivre les Allemands, et ceux-ci, qui d'abord fuyaient en désordre, ne tardèrent pas à se rallier et à reprendre l'avantage, renforcés qu'ils furent par les soldats de l'électeur de Saxe. Simple maréchal de camp comme Montausier, Guébriant avait peu d'autorité sur une armée formée d'éléments si divers, et là où le commandement le plus ferme eût été indispensable, il se voyait contraint de recourir aux ressources souvent insuffisantes de la persuasion, ce qui n'aboutissait, en définitive, qu'à le rendre méprisable aux yeux de vieux guerriers habitués à la vigoureuse direction de la Valette et de Weymar. Le cardinal de Richelieu comprit enfin ce que cette situation avait d'anormal; il expédia au comte le brevet de lieutenant général, et il enjoignit aux troupes du duc de Weymar de lui obéir en tout. Les affaires parurent s'améliorer grâce à ces mesures, et par suite aussi de l'arrivée[35] du successeur de Bannier, le maréchal Torstenson, qui amenait avec lui cinq mille fantassins et trois mille cavaliers. Mais les deux armées se séparèrent bientôt, et le comte de Guébriant s'établit à Juliers, où il s'occupa immédiatement de la fusion définitive de ses troupes avec les débris de celles de Weymar. [34] Le 16 février. [35] 27 novembre. La campagne de 1642 s'ouvrit par une grande victoire. Lamboy, posté près de Kempen, attendait Hatzfeld, qui devait arriver incessamment suivi de vieilles bandes aussi nombreuses qu'aguerries. Dans le but de prévenir cette jonction, qui eût pu avoir pour lui des conséquences désastreuses, Guébriant résolut d'attaquer le premier de ces généraux avant que les renforts annoncés ne l'eussent rendu maître de la campagne. Parti le 16 janvier d'Ordinghen, dont il s'était rendu maître, il y laissa ses gros bagages avec une garnison de deux cents hommes, et il vint camper à une demi-lieue des ennemis. Il alla lui-même reconnaître leurs retranchements, et après avoir tenu conseil de guerre, il les fit attaquer par trois endroits; ses troupes percèrent de tous côtés avec une valeur étonnante; les soldats arrachèrent les palissades, et ils emportèrent l'épée à la main un retranchement de douze pieds de hauteur. Près de deux mille Impériaux demeurèrent sur le champ de bataille: le général Lamboy, le général Merci, qui commandait la cavalerie des Impériaux, et le comte de Laudron furent pris avec tous les colonels et presque tous les autres officiers. Trente chariots de munitions de guerre, toute l'artillerie, tout le bagage de l'armée et cent soixante drapeaux ou cornettes demeurèrent aux vainqueurs. L'armée ennemie fut entièrement détruite; il n'y eut qu'un petit nombre de cavaliers qui s'échappèrent, et il y a peu d'exemples d'une victoire si complète. Quoique le combat eût duré depuis dix heures du matin jusqu'à trois heures après midi, les confédérés n'y perdirent que cinq ou six officiers et environ cent soixante soldats, sans compter les blessés. Certaines coutumes barbares du moyen âge étaient encore en vigueur au XVIIe siècle, notamment celle de mettre à prix les prisonniers de guerre lorsqu'ils en valaient la peine. Le roi fit cadeau à Guébriant de Lamboy, Merci et Laudron: il tira 20,000 écus du premier et 3,000 de chacun des deux autres. La bataille de Kempen fut suivie de plusieurs autres petits avantages partiels qui rétablirent en Allemagne la situation si compromise des confédérés, et permirent au comte de Guébriant de s'installer tranquillement à Cologne, où il prit ses quartiers d'hiver le 24 février. Ces succès causèrent à Paris une vive joie, et le cardinal de Richelieu chargea l'officier qui lui remettait les étendards conquis à Kempen de rapporter à son chef le bâton de maréchal de France[36]. L'armée de Guébriant resta immobile pendant la plus grande partie de l'année 1642, les exploits de Torstenson donnant assez d'occupation aux Impériaux pour qu'ils n'eussent pas le temps d'inquiéter les Français, lesquels ne reprirent les opérations actives que vers le milieu de l'année 1643. Attaqué par les Bavarois qui, unis aux débris de l'armée du duc de Lorraine, présentaient un effectif formidable, Guébriant fut d'abord obligé de se replier sur l'Alsace, où les renforts affluèrent heureusement de divers côtés. Le duc d'Enghien tint à honneur de lui conduire en personne un corps de six mille hommes choisis parmi les vainqueurs de Rocroy[37]. L'armée du maréchal étant redevenue à peu près aussi forte que celle de l'ennemi, il reprit immédiatement l'offensive, rentra en Souabe à la fin d'octobre, et mit le siége devant Rothweil; il trouva là le terme de sa carrière. Le 17 novembre, comme il organisait les batteries de siége, il fut blessé grièvement d'un coup de fauconneau, et mourut le 24 novembre dans la ville que ses soldats avaient emportée quatre jours auparavant. La France perdait en lui un capitaine habile et Montausier le meilleur des amis. C'était un de ces hommes rares qui, pleins de talent, se défient de leur propre mérite, quoique toujours disposés à croire au mérite d'autrui, et qui, dans le commandement, savent joindre la douceur à la décision. Par suite de sa mort, l'armée se trouva immédiatement plongée dans une anarchie complète; Mantausier, qui avait eu connaissance du plan de Guébriant, tenta vainement de le faire prévaloir dans le conseil: il était le plus jeune des maréchaux de camp, et son autorité dut céder à celle du comte de Rantzau, soldat intrépide, mais général des plus médiocres, comme on le vit à quelques heures de là. Dès la nuit du 24 novembre, alors que Guébriant n'était pas encore enseveli, son successeur se laissa surprendre à Tuttlingen par les troupes combinées du duc de Lorraine et des généraux Merci, Hatzfeld et Jean de Wert; la déroute fut complète, et Rantzau lui-même tomba au pouvoir de l'ennemi, avec son artillerie et ses meilleurs officiers, parmi lesquels se trouvait Montausier. Entouré et saisi par quelques soldats, qui sans doute ignoraient l'importance de leur capture, ce dernier fut livré par eux à un certain comte allemand qui, par sa grossièreté «et sa mauvaise humeur, lui fit ressentir tout ce que la prison a de plus fâcheux pour un galant homme. Cet officier, dont M. de Montausier a voulu laisser ignorer le nom, avoit été depuis peu prisonnier en France, et y avoit été fort bien traité; mais la politesse françoise ne l'avoit pas rendu plus humain, et pour reconnoître tout le bien qu'il avoit reçu en France, il fit tout le mal qu'il put à son prisonnier; il le resserra avec la plus grande rigueur, le fit garder à vuë, et prétendit lui accorder une grande grâce en permettant que les gardes fussent dans l'antichambre du marquis, dont il ordonna que la porte fût toujours ouverte[38].» Au XVIIe siècle, les divers gouvernements prenaient peu de souci d'adoucir le sort de ceux de leurs sujets qui tombaient au pouvoir de l'ennemi; aussi la captivité de Montausier fut-elle assez longue, sans lui paraître pourtant beaucoup plus désagréable que le temps de son gouvernement d'Alsace, car à Brisach comme à Schweinfurt, il était isolé et n'avait d'autre ressource que l'étude; il fit provision de livres et de patience, et attendit avec assez de calme l'instant de sa délivrance. Ce fut alors qu'il composa la plupart de ces poésies que le Père Petit a le tort de trouver admirables, et dont les meilleures sont tout au plus médiocres; il entretenait aussi une correspondance fort active avec ses amis de France, même avec des indifférents, tels que Voiture, lequel lui adressait vers ce temps une agréable lettre où il se faisait gracieusement l'interprète de la société de l'hôtel de Rambouillet. [36] Il arriva le 22 mars. [37] S'il faut s'en rapporter au témoignage de Voiture, cette marche de Flandre en Alsace n'eût pas été exempte de péril. Voici, du reste, le texte de l'aimable épistolier: «Eh! bon iour, mon compère le brochet[37a]!...... Ie m'estois tousiours bien doutée que les eaux du Rhin ne vous arresteroient pas: et connoissant vostre force, et combien vous aymez à nager en grande eau, i'auois bien creu que celles-là ne vous feroient point peur, et que vous les passeriez aussi glorieusement que vous auez acheué tant d'autres auentures. Ie me resioüis pourtant de ce que cela s'est fait plus heureusement encore que nous ne l'auions espéré, et que sans que vous ni les vostres y ayent perdu vne seule écaille, le seul bruit de vostre nom ait dissipé tout ce qui se deuoit opposer à vous. Quoyque vous ayez esté excellent iusques icy à toutes les sausses où l'on vous a mis, il faut auoüer que la sausse d'Allemagne vous donne vn grand goust, et que les lauriers qui y entrent vous releuent merueilleusement. Les gens de l'empereur qui vous pensoient frire et vous manger auec vn grain de sel, en sont venus à bout comme i'ay le dos: et il y a du plaisir à voir que ceux qui se vantoient de défendre les bords du Rhin, ne sont pas à cette heure asseurez de ceux du Danube. Teste d'vn poisson, comme vous y allez!...» (Lettre CLXIII.) [37a] C'était le nom du prince au jeu dit _des poissons_, qui était fort à la mode à l'hôtel de Rambouillet; Voiture s'appelait _la Carpe_. [38] Petit, _Vie de Montausier_. Au bout de dix mois la résignation du marquis finit par se lasser, et voyant qu'il n'y avait plus rien a espérer du cardinal Mazarin, qui n'aimait à obliger les gens qu'autant qu'il pouvait le faire sans bourse délier, il s'adressa à sa mère, qui lui fit passer sans retard une somme plus forte encore qu'il n'était nécessaire, si bien qu'après avoir payé sa rançon, fixée au chiffre exorbitant de 10,000 écus, il lui restait encore quelques fonds dont il fit le plus généreux emploi: plusieurs officiers subalternes avaient été faits prisonniers en même temps que lui, et la plupart appartenaient à cette classe héroïque de gentilshommes de province qui n'avaient que la cape et l'épée; il racheta immédiatement les uns, s'engagea pour les autres, et fit sa rentée en France au milieu de cet état-major improvisé. De pareils actes vont au coeur de toutes les femmes, celui de Julie d'Angennes fut touché, et à dater de ce jour elle n'opposa plus qu'une faible résistance aux prières des amis de Montausier. La cour qui, après le retour du marquis, n'avait plus aucun prétexte pour oublier ses services, l'accueillit avec distinction, et peu de temps après son arrivée récompensait ses exploits sous Guébriant par le titre de lieutenant général. Satisfait du côté de l'ambition, Montausier revint tout entier à sa grande affaire: la conclusion de son mariage avec Mlle de Rambouillet. La différence de religion élevait encore entre eux une barrière difficile à franchir, et la comtesse de Brassac, qui était de moitié dans toutes les espérances de son neveu, voyait clairement qu'à défaut d'abjuration toute transaction devenait impossible; aussi le pressa-t-elle vivement de suivre l'exemple qu'elle lui avait donné à quelque vingt ans de là. Quoi qu'en dise Tallemant[39], et bien qu'il semble naturel d'admettre qu'en cette circonstance l'amour ait un peu aidé à la grâce, tout concourt à prouver que Montausier tenait à sa religion et qu'il n'en changea qu'à la suite des méditations les plus sérieuses. A aucune époque de sa vie il n'avait été indifférent en ces graves matières, et jusqu'au milieu des camps, surtout pendant son gouvernement d'Alsace et sa captivité d'Allemagne, il avait poursuivi ces fortes études théologiques auxquelles Pierre du Moulin l'avait autrefois initié. Il n'avait pas négligé non plus la lecture des apologistes catholiques, et de l'examen approfondi et contradictoire de deux cultes différents il n'avait retiré qu'une poignante incertitude. Ce qui le rattachait surtout au protestantisme, c'était son éducation, c'était le souvenir austère et doux qu'il avait conservé de l'école de Sedan, et plus que tout le reste, c'était la crainte de briser le coeur de sa mère, calviniste ardente et qui n'eût pas accepté sans émoi une conversion qu'elle eût traitée d'impardonnable apostasie. Mais l'entourage de Montausier revenait sans cesse à la charge, et cette pression de tous les instants finit par l'emporter. La comtesse de Brassac, qui ne se croyait pas de force à lutter contre un disciple de du Moulin, appela à son aide un des plus célèbres théologiens du temps, le cordelier Faure, alors prédicateur de la reine, et que son mérite éleva depuis à l'épiscopat. Montausier ne se rendit pas sans avoir combattu; mais outre qu'il avait affaire à un adversaire redoutable, il était sous le charme de Julie, «et le coeur, dit Pascal, a ses raisons que la raison ne connaît pas.» Il devint catholique, et voulut consigner les motifs de sa conversion dans un petit écrit qui fut trouvé parmi ses papiers et qui, s'il n'offre rien de bien saillant, paraît du moins empreint d'une grande sincérité[40]. [39] «(Montausier) dit qu'on peut se sauver dans l'une et l'autre (religion); mais il le fit d'une façon qui sentoit bien l'intérêt.» (Tallem., t. III, p. 245.) [40] Voir l'Appendice, no III. L'acte important qu'il venait d'accomplir produisit toutes les conséquences qu'on en pouvait attendre. Mme de Montausier fut sans doute vivement froissée d'un changement auquel pourtant elle était préparée, mais elle ne put se résoudre à vivre séparée d'un fils sur lequel elle avait reporté toutes ses affections; aussi consentit-elle bientôt à le recevoir après lui avoir fait promettre qu'il ne lui parlerait jamais de religion. Il se soumit à cette condition, quelque pénible qu'elle dût paraître à un homme devenu aussi zélé catholique qu'on l'avait vu zélé protestant, et grâce à cette condescendance il vécut avec sa mère et jusqu'à la fin dans une parfaite intelligence. La comtesse de Brassac, toute fière du succès de ses démarches, tint à donner à son neveu des preuves palpables de sa reconnaissance: le comte son mari était mort le 14 mars en laissant plusieurs gouvernements vacants; elle fit si bien auprès du cardinal Mazarin et fut si bien appuyée par Mme d'Aiguillon, que Montausier les obtint immédiatement sans être obligé de débourser plus des deux tiers de leur valeur. Les bons offices de la duchesse, qui avait à coeur le mariage de Julie, n'en demeurèrent pas là. Elle connaissait le faible de son amie, et fit luire à ses yeux la séduisante perspective d'une place de dame d'honneur. Les instances de Mlle Paulet et de Mme de Sablé portèrent le dernier coup aux scrupules de Julie, et après avoir pris pour la forme les ordres de son père et de sa mère, elle consentit enfin à mettre un terme au long martyre de Montausier. «Ce fut à Ruel, dit Tallemant, que les noces se firent[41]; et par une rencontre plaisante, celui qu'on appelait autrefois _le nain de la princesse Julie_, fut celui-là même qui les épousa. Les vingt-quatre violons ayant su que Mlle de Rambouillet se marioit, vinrent d'eux-mêmes lui donner une sérénade, et lui dire qu'elle avoit fait tant d'honneur à la danse, qu'ils seroient bien ingrats s'ils ne lui en témoignoient quelque reconnoissance. Elle eut une querelle pour cette noce avec la marquise de Sablé, qui se plaignit qu'elle ne l'avoit pas conviée. L'autre juroit qu'elle lui avoit dit que ce seroit une incivilité de lui donner la peine de faire six lieues, à elle qui étoit quasi toujours sur son lit et qui n'étoit pas autrement _portative_; ce fut le terme qui la choqua le plus. La marquise irritée, quoiqu'on l'eût reconviée après, n'en voulut point ouïr parler; et pour montrer qu'elle étoit aussi _portative_ qu'une autre, elle monte en carrosse, en dessein d'aller _voltiger_ et de se faire voir autour de Ruel. Pour cela une demoiselle à elle, appelée la Morinière, à qui elle avoit fait apprendre à connoître les vents, regarda bien la girouette, et après l'avoir assurée qu'il n'y avoit point d'orage à craindre, on part; mais elle ne fut pas plus tôt au delà du pont de Nully que voilà tout le ciel brillant d'éclairs. La frayeur la prend; elle fait toucher à Paris; et le tonnerre étant assez fort, quoiqu'elle eût une grosse bourse de reliques, elle se cache dans les carrières de Chaillot, avec protestation de ne songer plus à se venger. A quelques jours de là la paix se fit.» [41] Le 13 juillet. Le bonheur du marquis faillit être brusquement interrompu; on l'avait en effet désigné pour commander en Allemagne un corps de six mille hommes, qui devait agir séparément. C'était un honneur auquel il tenait peu en ce moment; aussi ne garda-t-il pas rancune au vicomte de Turenne qui, mû par un sentiment de jalousie, réussit à changer la détermination du ministre au sujet du plan de campagne, et lui fit retirer les offres faites au marquis. Pisani, son futur beau-frère et l'inséparable compagnon du duc d'Enghien, avait quitté Paris à la suite de ce prince dès la veille de la cérémonie nuptiale; il disait en partant: «Montausier est si heureux que je ne manquerai pas de me faire tuer puisqu'il va épouser ma soeur.» A quelques semaines de là cette plaisanterie devenait une lugubre réalité: enveloppé dans la déroute de la cavalerie française à Nordlingen, Pisani, presque seul, voulut se retourner pour faire face à l'ennemi, et fut victime de sa vaillance[42]. [42] «Il était à l'aile du maréchal de Gramont, qui fut rompue. Le chevalier de Gramont lui cria: «Viens par ici, Pisani; c'est le plus sûr.» Il ne voulut pas apparemment se sauver en si mauvaise compagnie, car le chevalier était fort décrié pour la bravoure; il alla par ailleurs, et rencontra des Cravates qui le massacrèrent.» (Tallemant.) Outre Mme de Montausier, le marquis de Pisani laissait trois soeurs, deux desquelles étaient religieuses à l'abbaye d'Yères, à quatre lieues de Paris; la troisième était Angélique Claire d'Angennes, qui depuis épousa le comte de Grignan, et qui devait partager avec Julie de Montausier l'immense fortune des Savelli et des Rambouillet. Très-jeune encore à cette époque, elle vivait avec ses parents, et son caractère fantasque et bizarre mettait souvent à l'épreuve la patience de son beau-frère, qui, dans les charmes de son intérieur, trouvait, du reste, un ample dédommagement à tous ces petits ennuis. Julie, en effet, quelque réservée qu'elle fût en apparence, n'en professait pas moins pour son mari un véritable culte, et l'estime qu'autrefois elle accordait seule au plus constant des amants était devenue l'amour le plus tendre et le plus profond. S'il en fallait croire Tallemant, elle eût pourtant subi dès lors une transformation peu à son avantage. «Depuis son mariage, dit-il, Mme de Montausier est devenue un peu cabaleuse. Elle veut avoir cour; elle a des secrets avec tout le monde; elle est de tout, et ne fait pas toute la distinction nécessaire. Je tiens que Mlle de Rambouillet valoit mieux que Mme de Montausier. Elle est pourtant bonne et civile; mais il s'en faut bien que ce soit sa mère, car sa mère n'a pas les vices de la cour comme elle. Elle dit une plaisante chose à quelqu'un qui lui demandait pourquoi elle ne laissait pas M. de Montausier solliciter ses pensions. «Hé, dit-elle, s'il alloit battre M. d'Émery, ce seroit bien le moyen d'être payé.» L'auteur des historiettes est ici moins malicieux qu'il ne voudrait le paraître, et il serait facile de tirer de ses paroles une interprétation favorable, surtout lorsqu'on le voit quelques lignes plus loin parler ainsi de Montausier: «C'est un homme tout d'une pièce: Mme de Rambouillet dit qu'il est fou à force d'être sage. Jamais il n'y en eut un qui eût plus de besoin de sacrifier aux grâces. Il crie, il est rude, il rompt en visière, et s'il gronde quelqu'un, il lui remet devant les yeux toutes les iniquités passées. Jamais homme n'a tant servi à me guérir de l'humeur de disputer. Il vouloit qu'on fît deux citadelles à Paris, une au haut et une au bas de la rivière, et dit qu'un roi, pourvu qu'il en use bien, ne sauroit être trop absolu, comme si ce _pourvu_ étoit une chose infaillible. A moins qu'il soit persuadé qu'il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret. _Sa femme lui sert furieusement dans la province. Sans elle, la noblesse ne le visiteroit guère_: il se lève là à onze heures comme ici, et s'enferme quelquefois pour lire, n'aime point la chasse, et n'a rien de populaire.» Cela veut dire, ce me semble, que Mme de Montausier, unie à un homme incapable de se modérer, était parfois obligée de faire de la diplomatie pour elle et pour lui: de là à être cabaleuse et entachée des vices de la cour, il y a évidemment fort loin. Les manières conciliantes de la marquise furent d'autant plus utiles à Montausier que les circonstances lui étaient plus défavorables. Comme on l'a vu plus haut, le ministère l'avait privé d'un commandement important, après l'avoir obligé à des frais d'équipement considérables et pour lesquels il n'obtint aucune compensation; le cardinal de Mazarin, qui n'avait d'égards que pour ceux qu'il craignait, trouva bientôt une nouvelle occasion de desservir Montausier, et il ne manqua pas de la saisir. L'Alsace venait d'être démembrée par le traité de Munster, qui ôtait à la France les villes de Schelestadt et de Colmar, tout en lui laissant la plus grande et la plus riche partie de la province. Les portions cédées à l'empire ayant été précisément détachées de la haute Alsace, dont Montausier était gouverneur, il semblait qu'il eût un droit naturel au commandement de la basse, dont il souhaitait vivement être investi. Sans prendre ses droits en considération, le cardinal donna au comte d'Harcourt le gouvernement de la province entière, et tout ce qu'il accorda aux instantes réclamations du marquis, ce fut le titre honorifique de lieutenant de roi, avec des appointements assez considérables, il est vrai, mais dont le recouvrement était des plus hypothétiques, à cette époque si désastreuse pour les finances de la France. Il prit néanmoins philosophiquement son parti de toutes ces injustices, et son zèle pour le service de l'État n'en fut pas refroidi. L'hiver suivant, le duc d'Enghien, de retour d'Allemagne, vint lui rendre visite et lui témoigna tout son regret de n'avoir pas été secondé par lui dans la dernière campagne. Ces paroles ne firent qu'enflammer l'ardeur du marquis, qui brûlait de se venger de l'ingratitude du ministère par de nouveaux exploits; et lorsqu'au mois d'avril le duc d'Orléans partit pour l'armée de Flandre, il n'hésita pas à l'accompagner comme volontaire, ainsi que firent, du reste, plusieurs personnages de la plus haute distinction, parmi lesquels on comptait les ducs de Nemours, d'Elboeuf, de Brissac, de Retz et le prince de Marsillac. La marquise était enceinte, mais ce fut vainement qu'elle chercha à retenir son mari; il sut faire violence à ses sentiments les plus chers, et partit pour une campagne qui devait être longue et rude. L'armée du duc d'Orléans était commandée, sous ses ordres, par les maréchaux de Gassion et de Rantzau; les marquis de la Ferté-Imbaut et de Villequier servaient en qualité de lieutenants généraux; les marquis de Palluau, de Miossens, de Noirmoutier, de Clanleu, de Quincé, de Gassion de Bergeré, frère du maréchal, du Terrail, de Roanette, de Lermont, de Drouet et de la Feuillade, de maréchaux de camp. Le duc d'Enghien avait sous lui le maréchal de Gramont; le duc de Châtillon, le comte de Marsin, le marquis de la Moussaie, le comte de Chabot, d'Arnauld, le marquis de Laval et le marquis de Castelnau-Mauvissière remplissaient, dans son armée, les fonctions de maréchaux de camp. Montausier se trouvait précisément dans l'état-major du prince, qu'il ne quittait presque plus: il était à ses côtés dans cette journée du 13 août devant Mardick, où la bouillante valeur de Condé jeta un si vif éclat[43]; et de concert avec Bussy, il exécutait cette fameuse charge de cavalerie où tant de grands seigneurs trouvèrent la mort: sur quarante-cinq cavaliers, vingt seulement rentrèrent au camp avec leur chevaux. Mardick se rendit le 25 août après une magnifique résistance, qui coûta aux assiégeants des pertes énormes; et le duc d'Orléans, satisfait de cet exploit, revint à la cour, laissant à Enghien le commandement en chef. Montausier croyant les opérations suspendues jusqu'à l'année suivante, s'empressa d'aller rejoindre la marquise, qui, dès la fin du mois de juin, l'avait rendu père[44]; mais son séjour à Paris ne fut pas de longue durée. Débarrassé des entraves qu'apportaient à l'exécution de ses plans le duc d'Orléans et son directeur, l'abbé de la Rivière, Enghien résolut de profiter de sa liberté pour tenter quelque coup d'éclat. Après avoir isolé Dunkerque en emportant la place de Furnes qui la couvrait, il ouvrit la tranchée le 25 septembre. A la nouvelle de cette expédition, qui surprit tout le monde à la cour, où l'on savait que le duc d'Enghien n'avait pas plus de neuf ou dix mille hommes de troupes fatiguées, le marquis de Montausier et les ducs d'Amville et de Retz partirent en poste, jaloux de partager, avec les périls du prince, la gloire dont il allait se couvrir. Ce siége, si vigoureusement et si habilement conduit, fut peut-être, en effet, le plus bel exploit d'un héros qui ne comptait encore que des succès, et dont le seul tort fut d'affronter le danger avec une bravoure qu'on pouvait à bon droit taxer de témérité. Un jour que, selon sa coutume, il était allé visiter les nouveaux ouvrages, comme il donnait ses ordres au capitaine Richard, qui lui servait d'ingénieur, celui-ci tombe à ses pieds frappé d'une balle, qui le fit expirer sur-le-champ; quelques minutes après le prince repassant dans la tranchée, suivi d'un seul valet de pied, un boulet de canon emporte la tête de ce domestique, les morceaux épars du crâne blessent Enghien au cou et au visage; il est inondé de sang, ainsi que d'Amville et Montausier, qui se trouvaient près de lui et qui le crurent frappé à mort. Mais la contenance riante et tranquille du prince les rassura bientôt; et comme ils le pressaient de prodiguer moins une vie si précieuse, il répondit: _qu'un prince du sang, plus intéressé par sa naissance à la gloire de la nation, doit, dans le besoin, s'exposer plus que personne pour en soutenir l'éclat_[45]. [43] «Non jamais l'imagination d'un peintre ne sauroit représenter Mars dans la chaleur du combat avec autant de force et d'énergie. Le duc étoit couvert de sueur, de poussière et de fumée; le bras dont il tenoit son épée étoit ensanglanté jusqu'au coude, le feu lui sortoit des yeux, la mort voloit devant lui. Ému du sang dont je le voyois inondé, je lui demandai s'il étoit blessé: _Non, non_, dit-il, _c'est le sang de ces coquins_....» (_Mémoires de Bussy._) [44] «Je me souviens que Mme de Montausier, qui n'étoit pas jeunette, fut fort malade en accouchant. On envoya Chavaroche, qui étoit un peu amoureux d'elle il y avoit longtemps, quérir la ceinture Sainte-Marguerite à l'abbaye Saint-Germain. C'étoit en été, à la pointe du jour. De chagrin qu'il avoit, on dit qu'il gronda les moines qu'il trouva encore au lit. «Il vous fait beau voir, disoit-il entre ses dents, d'être encore au lit, et Mme de Montausier est en danger!» Elle eut deux fils tout de suite. L'aîné[44a] mourut à trois ans d'une chute, et l'autre, pour n'avoir jamais voulu prendre une autre nourrice que la sienne, qui perdit son lait. Celui-là eût été le digne fils de son père; car il falloit qu'il fût bien têtu.» (Tallemant, t. III.)--Tallemant se trompe, car le second fils de Mme de Montausier ne vint au monde qu'en 1650. Voir à ce sujet l'Appendice, no IV. [44a] Voir, à l'appendice no IV, les vers de Condé sur la naissance de cet enfant. [45] Voir la _Vie de Condé_, par Désormeaux, t. I, p. 383-4 et l'oraison funèbre de Condé, par Bossuet. Après treize jours de tranchée ouverte, le commandant espagnol se voyant sans espérance d'être secouru et de pouvoir résister plus longtemps à un héros pour qui il n'y avait rien d'invincible, capitula, obtint des conditions honorables, et rendit la place le 11 octobre, après l'avoir défendue avec un courage et une habileté qui lui méritèrent les éloges mêmes de son vainqueur. Immédiatement après la prise de Dunkerque, Montausier se hâta de regagner Paris, où la marquise, qui connaissait trop bien son imprudente valeur, éprouvait en son absence de continuelles alarmes, augmentées encore par les premières épreuves du mariage. A de très-courts intervalles elle donna le jour à deux enfants: un fils, qui mourut au berceau, et une fille[46], qui devait s'unir avec l'héritier de cette ancienne maison d'Uzès que nous voyons subsister encore avec éclat. [46] Née en 1647. A la suite des longues guerres qui venaient de porter si haut la fortune de la France, et en attendant les prochaines barricades, Paris jouissait d'un calme profond, et Montausier, qui ne s'en absenta guère jusqu'au printemps de 1648, s'abandonna tout entier à son goût pour les lettres, goût que partageait pleinement sa nouvelle famille. On aimait passionnément la discussion à l'hôtel de Rambouillet, la discussion à armes courtoises, bien entendu; et dans les thèses brillantes qu'on y soutenait et auxquelles il prenait part, le marquis ne parvenait pas sans peine à se plier au ton de la maison. C'était un âpre argumentateur, ennemi des circonlocutions et des jeux d'esprit, et qui prenait facilement en aversion ceux dont le genre tranchait par trop avec le sien. Voiture entre tous lui était souverainement antipathique: il s'était fait le censeur à outrance de cet élégant discoureur, qui ne pouvait ouvrir la bouche sans que le marquis s'écriât, en haussant les épaules: «Mais cela est-il plaisant? mais trouve-t-on cela divertissant[47]?» Peut-être y avait-il dans le fait de Montausier un peu de jalousie rétrospective, car Voiture s'était posé toute sa vie en amant, amant malheureux, il est vrai, de Mlle de Rambouillet. C'était être jaloux d'une ombre, et si quelqu'un eût eu le droit de se formaliser pour si peu, ce n'était pas le marquis[48], qu'on voyait, malgré son amour conjugal, entretenir un commerce illicite avec les femmes de chambre de sa femme, laquelle, presque dès le début, dut s'habituer à une tolérance qu'on lui reprocha plus tard, alors qu'elle défendait si mollement les filles d'honneur de la reine contre les entreprises de Louis XIV. Malgré sa brusquerie et d'autres défauts que les femmes pardonnent plus difficilement, Montausier n'en était pas moins, de la part de son entourage, l'objet de mille attentions et de mille petits soins. Il n'était jamais allé à Rambouillet, et sa belle-mère voulut lui faire elle-même les honneurs de ce magnifique domaine. Tallemant nous a laissé le récit de ce voyage: «[Mme de Rambouillet] fit dans le parc une belle chose, mais elle se garda bien de le dire à ceux qui la furent voir. J'y fus attrapé comme les autres. Chavaroche, intendant de la maison, autrefois gouverneur du marquis de Pisani, eut charge de me faire tout voir. Il me fit faire mille tours; enfin il me mena en un endroit où j'entendis un grand bruit, comme d'une grande chute d'eau. Moi qui avois toujours ouï dire qu'il n'y avoit que des eaux basses à Rambouillet, imaginez-vous à quel point je fus surpris quand je vis une cascade, un jet et une nappe d'eau dans le bassin où la cascade tomboit; un autre bassin ensuite avec un gros bouillon d'eau, et au bout de tout cela un grand carré, où il y a un jet d'eau d'une hauteur et d'une grosseur extraordinaires, avec une nappe d'eau encore, qui conduit toute cette eau dans la prairie, où elle se perd. Ajoutez que tout ce que je viens de vous représenter est ombragé des plus beaux arbres du monde. Toute cette eau venoit d'un grand étang qui est dans le parc en un endroit plus élevé que le reste. Elle l'avoit fait conduire par un tuyau hors de terre, si à propos, que la cascade sortoit d'entre les branches d'un grand chêne, et on avoit si bien entrelacé les arbres qui étoient derrière celui-là, qu'il étoit impossible de découvrir ce tuyau. La marquise, pour surprendre M. de Montausier, qui y devoit aller, fit travailler avec toute la diligence imaginable. La veille de son arrivée, on fut obligé, la nuit étant survenue, de mettre plusieurs lanternes sur les arbres et d'éclairer aux ouvriers avec des flambeaux; mais sans compter pour rien le plaisir que lui donna le bel effet que faisoient toutes ces lumières entre les feuilles des arbres et dans l'eau des bassins et du grand carré, elle eut une joie étrange de l'étonnement où se trouva le lendemain le marquis, quand on lui montra tant de belles choses.» [47] Tallemant. [48] La fougue de son tempérament l'entraînait à des écarts si publics, que le P. Petit lui-même en fait l'aveu d'une manière très-explicite. Peu après son retour de Rambouillet, Montausier résolut de visiter son gouvernement d'Angoumois, et il partit accompagné de la marquise et de sa soeur, la future comtesse de Grignan; le voyage fut fort gai: «M. de la Rochefoucauld lui donna une chasse magnifique; à tous les relais il y avoit collation et musique. A Xaintes, elles[49] faisoient le cours à cheval dans la prairie, le long de la Charente, et il s'y trouvoit assez grand nombre de carrosses, car toutes les dames des environs s'y rendoient. Elles allèrent voir l'armée navale, et au retour elles reçurent le maréchal de Gramont avec le canon, et le firent complimenter par le présidial en corps. Pour lui, il leur disoit plaisamment: «Venez jusqu'à Bayonne et m'avertissez, afin que je fasse tenir des baleines toutes prêtes.» Cette réception fit une querelle. Le maréchal d'Albret passa aussi par Angoulême; on ne lui fit point de fanfares. Il y fut quatre jours, et après cela il s'avisa de se fâcher de ce qu'on ne l'avoit pas traité comme le maréchal de Gramont. On répondit que ce n'étoit pas comme maréchal de France, mais comme un ancien ami qu'on l'avoit traité ainsi. «Ah! ne suis-je pas aussi votre ami?» Le président de Guénégaud se plaignit aussi de ce qu'étant président aux enquêtes du parlement de Paris, le présidial n'étoit pas allé en corps. Je crois que cela ne se doit point. Mlle de Rambouillet entendant cela, dit brusquement: «Hé! de quoi s'avise ce président de Guénégaud de nous venir aussi chicaner.» Ils se plaignirent encore de cela; enfin la cour en eut vent, car, à cause de certaines gens de guerre qu'il falloit faire vivre sur le pays, le maréchal prétendoit avoir sujet de n'être pas content de M. de Montausier. Enfin cela s'apaisa[50].» [49] La marquise et sa soeur. [50] Tallemant, t. III, p. 252. En 1648, la Saintonge, comme toutes les provinces centrales de la France était encore à demi-sauvage, et l'on n'y voyait croître nulle part ces fleurs délicates de la civilisation qui, à Paris même, ne s'épanouissaient guère hors de cette serre chaude qu'on nommait l'hôtel de Rambouillet. Claire d'Angennes, qui dirigeait alors la coterie des précieuses, souffrait vivement du contact de tant de gens grossiers, et ne prenait pas la peine de dissimuler le dégoût qu'ils lui inspiraient; c'est ce que Tallemant constate en ces termes: «Il y eut bien des gentilshommes mal satisfaits de Mlle de Rambouillet. Une fois elle dit tout haut à quelqu'un qui venoit de la cour: «Je vous assure qu'on a grand besoin de quelque rafraîchissement, car sans cela on mourroit bientôt ici.» Il y eut un gentilhomme qui dit hautement qu'il n'iroit point voir M. de Montausier tandis que Mlle de Rambouillet y seroit, et qu'elle s'évanouissoit quand elle entendoit un méchant mot. Un autre, en parlant à elle, hésita longtemps sur le mot d'avoine, _avoine_, _avene_, _aveine_. «Avoine, avoine, dit-il, de par tous les diables! On ne sait comment parler céans.» Mlle de Rambouillet trouva cette boutade si plaisante, qu'elle l'en aima toujours depuis.» Les emportements de Montausier formaient un singulier contraste avec les délicatesses de sa belle-soeur. Peu exigeant sous le rapport du langage, il avait en revanche à l'excès l'amour des convenances et des bonnes manières, toutes choses à peu près inconnues aux rudes huguenots de la Saintonge, qui, malpropres à table, poussaient parfois le franc parler jusqu'à l'impertinence. Des scènes regrettables eurent lieu et se fussent renouvelées bien plus fréquemment sans la gracieuse intervention de la marquise, qui s'efforçait de se faire toute à tous, et «dès qu'elle voyoit un gentilhomme, s'informoit de son nom et de tout le reste, et à table, ou en causant, le nommoit par son nom, lui demandoit des nouvelles de sa famille; cela les charmoit[51].» [51] Tallemant. Tandis que le marquis tenait cour plénière en son château de Montausier, les événements se pressaient à Paris, où il avait laissé ses enfants. C'était vainement, en effet, que les armes de la France triomphaient au dehors; cette gloire, si chèrement achetée, ne faisait qu'augmenter les embarras à l'intérieur en élargissant chaque jour davantage le gouffre du déficit. Depuis 1645, le cardinal s'était préoccupé de ces difficultés, et par ses mesures financières il avait rendu intolérable la situation du peuple, déjà si fort à plaindre. Dès le mois de janvier 1648, quelques émeutes éclatèrent, et le parlement, mal disposé, n'enregistra qu'avec répugnance des édits qui portaient d'ailleurs atteinte à ses droits. Vers la fin de mai, l'évasion du duc de Beaufort, enfermé depuis cinq ans au château de Vincennes, donna le signal de nouveaux troubles. Au commencement de juillet, le désordre était effrayant: le peuple profitait de la discorde qui divisait les grands pouvoirs de l'État pour ne reconnaître aucune autorité, et l'impôt ne rentrant plus, la puissance administrative semblait sur le point de tomber en dissolution; les parlements de province imitaient celui de Paris, et des émeutes éclataient sur divers points. Ce fut alors qu'après d'infructueuses tentatives de conciliation, la reine revint à des mesures de rigueur: l'arrestation de Broussel mit le comble à l'exaspération populaire, et la Fronde se constitua définitivement sous la direction de Gondi. Informé de ces graves événements, sachant d'autre part que plusieurs de ses amis avaient pris parti contre la cour, le marquis de Montausier se trouva dans une position des plus embarrassantes; car bien qu'il eût fort à se plaindre du cardinal Mazarin, il était trop délicat pour chercher à obtenir par l'intimidation ce que l'on refusait d'accorder à ses services. Mais décidé, pour son compte, à rester fidèle au ministre, il craignait cependant d'affronter les obsessions qui n'eussent pas manqué d'assaillir un homme de son importance s'il fût retourné à Paris; ses devoirs de gouverneur le retenaient d'ailleurs dans sa province, dont la population remuante et calviniste, en grande partie, n'avait que trop de penchant à la révolte; il résolut, en conséquence, de rester à Angoulême et d'y attendre, s'il était possible, la fin de ces orages. A l'expiration de la courte trêve conclue au mois d'octobre entre le parlement et le cardinal, les désordres avaient recommencé plus que fort jamais, et la Fronde s'était fortifiée par l'accession imprévue du prince de Conti et des duchesses de Longueville et de Bouillon. La province s'agitait de nouveau à son tour; le duc de Longueville marchait sur Paris à la tête de six mille Normands; et ce qui redoublait l'inquiétude de Montausier, le duc de la Trémouille se prononçait dans le même sens, entraînant dans sa rébellion les populations de la Bretagne, de l'Anjou et du Poitou, toutes provinces voisines de la Saintonge. La fermeté du marquis imposa pourtant aux peuples de son gouvernement, et l'Angoumois resta paisible jusqu'au dénoûment du premier acte de la Fronde, dénoûment que les concessions de Mazarin amenèrent plus tôt qu'on ne l'espérait. Au mois d'avril, le marquis et la marquise partirent pour la cour, où ils ne reçurent pas l'accueil qu'ils étaient en droit d'attendre. Le cardinal en était dès lors réduit aux expédients; car dans ces temps difficiles, une victoire était presque aussi désastreuse qu'une défaite, et dès le lendemain du triomphe le ministre se trouvait en face de prétentions excessives et d'appétits insatiables. Vivant au jour le jour, Mazarin s'était habitué à ne plus compter qu'avec les gens qui savaient se faire craindre; quant aux serviteurs fidèles et dévoués, qui tels que Montausier subordonnaient tout au devoir, il se contentait de les estimer, sauf à les sacrifier au besoin. C'est ainsi que le marquis, trompé récemment dans ses espérances du côté de l'Alsace, apprit indirectement que le cardinal songeait encore à le dépouiller de l'Angoumois pour satisfaire sans doute un de ces chefs de parti qui, sous le prétexte du bien public, dissimulaient assez mal des prétentions purement personnelles. L'inique projet du cardinal ne reçut heureusement point d'exécution; mais Montausier dut la conservation de sa province moins aux scrupules du ministre qu'aux nécessités de la situation, qui devenait chaque jour plus tendue et faisait présager une nouvelle explosion. Peu de temps après son retour, le marquis eut le chagrin de perdre la personne du monde qui peut-être l'avait le plus aimé: Mme de Brassac. Elle l'avait institué en mourant son légataire universel; mais cette succession était loin de présenter un bénéfice net, et la liquidation des biens de la comtesse eût été pour tout autre que Montausier une affaire des plus compliquées: «Jamais homme, dit le Père Petit, n'a si peu entendu le procès que M. de Montausier: il ne vouloit pas même l'entendre; son esprit vif et pénétrant pour tout autre chose sembloit s'émousser sur cette matière; incapable de tromperie et d'artifice, il se laissoit aisément tromper, parce qu'il ne se pouvoit persuader qu'on pût être moins droit et moins sincère que lui; en un mot, l'esprit de chicane étoit si éloigné de son génie que, dans cette occasion il sacrifia ses intérêts à son aversion pour le procès. Il engagea ses parties à prendre des arbitres; il adopta ceux qu'ils choisirent, quoiqu'il ne les connût pas, et termina en un mois, par un accommodement à sa perte, une affaire qui aurait pu durer trente ans entre les mains d'un chicaneur habile.» Ces ennuyeux arrangements terminés, Montausier partit sans plus attendre, pour son gouvernement, où tout semblait annoncer que sa présence allait devenir indispensable. LIVRE III. 1649-1660. Montausier et Balzac.--Séjour de la cour à Angoulême.--Seconde période de la Fronde.--Campagne de Saintonge et premiers succès de Montausier.--Prise de Saintes et de Taillebourg.--Bataille de Montançais.--Retour de Mazarin.--Montausier s'établit à l'hôtel de Rambouillet.--Sa munificence envers les littérateurs pauvres.--Il apaise les troubles du couvent d'Yères.--Louis XIV en Saintonge.--Traité des Pyrénées.--Maladie de Mlle de Montausier.--Retour de Montausier à Paris. Les sinistres prévisions de Montausier ne se réalisèrent pas d'abord; la trêve conclue entre le cardinal et les frondeurs parut plus solide qu'on ne l'avait espéré, et la guerre étrangère, toujours populaire en France, vint faire diversion à la guerre civile à peine assoupie. Montausier ne prit point de part à cette nouvelle campagne, et s'abandonnant tout entier aux douceurs du calme passager que lui ménageait la Providence, il fit de son château de l'Angoumois une succursale de l'hôtel de Rambouillet. Balzac était le secrétaire né de cette académie improvisée, et grâce à l'active correspondance qu'il entretenait avec Conrart, il ne s'élevait pas à Paris de tempête littéraire qui n'eût son contre-coup à Angoulême, où l'on discutait avec ardeur les mérites respectifs des deux sonnets de _Job_ et d'_Uranie_, où l'on prenait une part active à la petite guerre qui éclatait cette année même sur la tombe de Voiture, et dont Balzac avait été l'instigateur perfide. Il y avait deux hommes bien distincts dans ce littérateur: celui que le cardinal de Richelieu nommait _l'élogiste général_, lequel louait les grands au point de leur donner des nausées, et le pédant enflé de son mérite, impatient de toute censure, qu'on vit donner des coups de houssine à un avocat de province qui avait renfermé dans des bornes trop étroites son admiration pour l'illustre académicien. Montausier, par sa naissance, appartenait à cette caste dont Balzac était le très-humble courtisan, aussi celui-ci professait-il le plus pur dévouement pour le marquis, quoique ce dernier n'eût pas craint de dire de son protégé qu'il était issu d'un valet de M. d'Épernon. _L'élogiste_ se vengeait sur les petites gens des mépris du grand seigneur, et n'en révérait pas moins un homme dont le crédit lui était utile, et qu'il invoquait volontiers pour arbitre dans les fréquentes querelles que lui attirait son insupportable orgueil. On voit par sa correspondance qu'il était singulièrement assidu au château de Montausier, et l'on y peut relever l'expression naïve de la satisfaction que lui causaient les moindres éloges du marquis et de la marquise. Ce fut dans ces calmes occupations littéraires que s'acheva l'année 1649, si agitée à ses débuts et qu'attrista vers sa fin la perte du fils dont Montausier avait si vivement désiré la naissance, et qui succombait âgé de trois ans à peine. La situation de Mazarin semblait alors se raffermir par suite même des efforts que faisaient ses adversaires pour le renverser. Le cardinal avait su d'ailleurs semer adroitement la discorde entre les Frondeurs et Condé, et ce fut aux applaudissements de la capitale tout entière que le prince, pris au piége, se vit emprisonner, ainsi que ses principaux partisans, tandis que Gondi et Beaufort, idoles de la foule, se réconciliaient avec la cour. Il suffit de la présence de la reine pour apaiser les troubles naissants de la Normandie; une excursion en Bourgogne n'eut pas de moins bons résultats, et la reine, encouragée par ces premiers succès, résolut de montrer au jeune monarque le midi de son royaume, en commençant par la Guyenne, où la déplorable administration du duc d'Épernon faisait la partie belle aux mécontents ralliés autour de la princesse de Condé. La cour partit le 4 juillet, et la marquise de Montausier, qui vers le commencement de mai avait mis au monde un second fils, dut se préparer aux fatigues d'un voyage dans sa province, où elle devait recevoir la régente. Nous devons au colossal amour-propre de Balzac la relation du passage d'Anne d'Autriche à Angoulême, relation qu'il rédigea lui-même et que, par un reste de pudeur, il adressait à Conrart sous le nom de l'ancien secrétaire du duc d'Épernon: «.... Vous savez, monsieur, que nous avons eu la cour depuis peu de jours en cette ville. Lorsque la reine[52] en approcha de deux journées, elle commanda expressément qu'on ne donnât aucun logement aux troupes qui accompagnoient Leurs Majestés dans les terres de M. de Balzac[53]. Sa faveur ne fut point bornée à ces petits soins. Elle ordonna[54] à M. de Saintot, maître des cérémonies (il faisoit aussi la charge de grand-maréchal-des-logis), de la loger dans la maison de M. de Balzac[55]. Ce commandement fut si exprès qu'il ne se put exécuter sans quelque désordre: les logis étoient déjà faits à l'arrivée de M. de Saintot. L'évêché étoit marqué pour la reine; le roi étoit dans une maison contiguë; les autres logements étoient marqués et déjà occupés; mais il fallut tout changer pour céder aux désirs de la reine et pour honorer M. de Balzac absent. [52] Elle qui ne sait pas lire et ne le connoît point. (Tallemant.) [53] Ne diriez-vous point qu'il en a autant en ce pays-là que M. de la Rochefoucauld? Cependant Balzac, qui n'est point paroisse, est à Roussines, son frère aîné; et dans la paroisse d'Asnières, Forgues, son parent, a un fief, et Balzac loge dans un autre, qui est, je pense, à sa soeur. La seigneurie est au chapitre d'Angoulême. Ce fut M. de Montausier qui, avec bien de la peine, en fit déloger les gens de guerre. (Tallemant.) [54] Cela est faux. (Tallemant.) [55] La maison étoit alors à son père, et est présentement à l'aîné; c'est la plus commode de la ville. D'abord on alla à l'évêché; mais le logement n'étoit pas si aisé. Ce n'est pas la première fois que la cour a occupé cette maison. (Tallemant.) «A l'arrivée de Sa Majesté, il fut demandé avec instance. Sa Majesté ne vouloit recevoir aucune des excuses qu'on donnoit à sa retraite[56]. Enfin, comme il n'y eut pas d'espérance de le voir, elle n'eut plus d'entretien qu'avec ses proches qui furent jugés très-dignes de son alliance[57]. M. le cardinal ne s'en arrêta pas là; après s'être longtemps informé s'il ne pourroit point satisfaire au désir qu'il avoit de long-temps de connoître le visage d'une personne si généralement estimée, il se résolut enfin de l'envoyer visiter par un gentilhomme des siens, nommé le chevalier de Terlon[58]. Ce gentilhomme alla à la maison de M. de Balzac, à trois lieues de la ville, et lui dit que M. le cardinal, son maître, lui avoit commandé de le venir assurer de son service très-humble; qu'il avoit une forte passion de le voir et de l'entretenir à Angoulême, où il avoit appris son indisposition; qu'il seroit venu lui-même l'en assurer en sa maison, s'il n'eût appréhendé de l'incommoder; mais qu'il seroit fâché qu'on lui reprochât d'avoir passé si près du plus grand homme de notre siècle sans avoir eu dessein de lui rendre cette petite civilité[59]. [56] Elle ne songea pas à lui. (Tallemant.) [57] A la vérité elle leur parla comme à des gens qui sont des principaux de la ville. (Tallemant.) [58] Hugues de Terlon, fils d'un conseiller au parlement de Toulouse, a été ambassadeur en Suède. [59] M. de Montausier, qui étoit alors à Angoulême, dit que la vérité est que Lyonne pour faire plaisir à Chapelain, son ami, fit faire ce voyage au chevalier de Terlon, et que toute la civilité vint de lui et de M. Servien. Le cardinal n'usa jamais de termes si obligeants pour les princes du sang même. «Si le cardinal avoit fait cela, disoit le marquis, il seroit digne de tout ce que Balzac a écrit depuis contre lui.» Il est bien vrai que le cardinal dit quelque chose d'obligeant, mais tout cela venoit de Lyonne. (Tallemant.) «M. de Balzac, dont la discrétion ne vous est pas moins connue que le mérite, ne pouvoit attribuer un si grand excès de civilité qu'à la courtoisie de l'ambassadeur, et, sans doute, ces faveurs lui eussent été suspectes, si M. le cardinal n'en eût dit autant, et aux mêmes termes, à M. de Roussines, frère de M. de Balzac. J'étois présent, et plusieurs personnes de la cour furent témoins lorsque Son Éminence lui redit les mêmes paroles que M. de Terlon avoit avancées, faisant ainsi de sa bouche à une personne non suspecte des compliments qui ne pouvoient plus être suspects. «M. Servien (en parlant à Roussines) enchérit beaucoup au delà chez M. le marquis de Montausier; mais M. de Lyonne ne fut pas sitôt arrivé qu'il envoya son premier commis vers M. de Balzac, pour lui témoigner le désir impatient qu'il avoit de le voir; qu'il y avoit vingt ans que ce désir faisoit une de ses plus violentes passions; qu'il avoit fait le voyage de Guyenne avec plaisir, quelque juste indignation qu'il eût d'ailleurs contre ce voyage, pour voir le plus grand homme du monde, etc.; qu'il le prioit de lui mander positivement (ce furent les termes de son envoyé) s'il lui feroit déplaisir de l'aller visiter en sa maison, pour ce qu'il n'y avoit que sa défense absolue qui l'en pût empêcher. M. de Balzac, usant de la liberté qu'il lui donnoit, le supplia de n'en prendre point la peine; et cette excuse, qui eût peut-être déplu à un moins honnête homme que n'est pas M. de Lyonne, lui donna matière d'une lettre, en laquelle, parmi quelques douces plaintes du rigoureux traitement qui lui est fait, il l'assuroit de tous les respects, de toute la vénération et de tout ce qui est au-dessous du culte et de l'adoration: ce sont les termes obligeants d'une fort longue et fort belle lettre[60]. [60] Véritablement, voilà bien répondre. M. de Montausier dit que M. de Lyonne n'a jamais écrit en ces termes-là à personne. (Tallemant.) «Je ne vous parle point des compliments de M. l'évêque de Rodez, de ceux de M. de la Motte le Vayer, ni de toutes les autres personnes de mérite qui sont auprès de Leurs Majestés. Ma gazette seroit trop longue: ce que j'y ajoute du mien, monsieur, c'est la joie que j'ai ressentie de voir toute la cour faire la cour à notre ermite, et de voir ce généreux ermite au-dessus de toutes les faveurs et de toutes les recherches de la cour. Il n'en a pas pour cela quitté une seule de ses calottes; il n'en a pas eu plus de complaisance pour lui-même. J'ai passé depuis ce temps-là plusieurs jours en sa compagnie, mais je ne me suis pas aperçu que c'étoit à lui que tous ces honneurs avoient été rendus; et si je n'en eusse été le témoin, je serois en danger d'ignorer longtemps une chose si glorieuse à mon ami et si avantageuse à tous ceux qu'il aime. Il ne sait pas même que je vous écris toutes ces circonstances; et quoique je lui aie dit que je voulois vous mander cette partie de son histoire, je n'oserois lui faire voir ma relation, tant il a de peine à souffrir les choses qui le favorisent. Il ne veut pas même que j'attribue à la modestie l'indifférence qu'il a eue pour les caresses du grand monde; son chagrin et son dégoût ne méritent point, à ce qu'il dit, un si beau nom, et il aime mieux que nous l'appelions _insensible_, que de consentir aux témoignages que nous devons à sa vertu. Ajouterai-je encore à ceci les compliments extraordinaires qu'il reçut, il n'y a pas longtemps, du comte de Peñaranda? Cet ambassadeur, fameux par la rupture de la paix de l'Europe, ayant passé à Angoulême, s'enquéroit, à l'ordinaire des étrangers, de ce qu'il y avoit de plus remarquable dans le pays. On lui proposa incontinent M. de Balzac, comme la chose la plus rare: il repartit qu'il avoit appris ce nom là en Espagne, longtemps avant d'en partir; qu'il ne l'avoit pas trouvé moins célèbre en Allemagne, d'où il venoit, et lui envoya incontinent un minime wallon, homme de lettres, qui lui servoit d'aumônier, pour lui dire qu'il souffroit, avec plus de peine qu'il n'en avoit eu en tout son voyage, la défense de faire des visites; que s'il lui eût été libre d'en faire, il fût venu de bon coeur en sa chambre, pour voir une personne si célèbre dans tous les lieux où les grandes vertus sont en estime. Ce compliment ne fut pas borné à ce peu de paroles. Mais qu'ai-je affaire d'emprunter de la bouche de nos ennemis des louanges pour un homme qui a peine d'en souffrir des personnes qui lui sont les plus chères? Il se contente de leur amitié comme de la vôtre, monsieur, de celle de M. Chapelain et de peu d'autres. «Oserois-je vous supplier de faire part de ma relation à M. Chapelain? Je sais qu'il aime ce que nous aimons, comme il en est aimé aussi; je sais qu'il me fait l'honneur de me vouloir du bien. Permettez-moi, je vous supplie, de l'assurer de mon très-humble service, et croyez, s'il vous plaît, que je serai toute ma vie, etc.[61]» [61] Balzac a envoyé jusqu'à cinq copies de cette lettre, et toutes de la main de Toulet, son copiste, de peur qu'elle ne fût perdue. Son libraire eut le soin de les faire rendre à M. Conrart. Après ces cinq lettres, il en envoya encore une, disant que M. Girard y avoit fait quelques changements. Il n'y avoit que deux syllabes de changées. (Tallemant.) En écrivant cette relation, monument de la plus ridicule vanité, Balzac, retenu à la campagne par ses infirmités, tâchait de faire diversion aux ennuis que lui causait l'absence de Montausier, ennuis dont on retrouve l'impression dans les lignes suivantes, qu'il adressait également à Conrart: «...Je n'ay point encore veû M. le marquis de Montausier. Vous pouvez penser l'impatience que j'ay de passer avecque luy de ces bonnes après-dînées dont il y a toujours diverses heures employées sur vostre sujet. En vérité, mon cher monsieur, il faut que je vous ayme bien tendrement, puisque rien au monde ne me donne tant de satisfaction que de parler, et d'ouïr parler de vous! Il n'y a ni Muses, ni Parnasse, ni latin, ni grec, ni science, ni éloquence qui ne me touche moins l'esprit que ce que j'entens dire de vostre vertu, et de l'amitié dont vous m'honnorez! Je viens d'aprendre que le roy arrive ce soir à Angoulesme. Cela retardera le double contentement que j'auray de voir nostre cher marquis, et de savoir par luy de vos nouvelles particulières.....» Ces beaux jours après lesquels soupirait Balzac ne devaient plus revenir: le voyage de la cour fut troublé par les sinistres nouvelles qui arrivaient de toutes parts au cardinal, et les amis du roi durent s'apprêter à reprendre les armes. Les deux Frondes, que Mazarin n'avait pu contenir momentanément qu'en divisant leurs chefs, ne tardèrent pas à sentir le besoin de s'unir, et le refus qu'éprouva Gondi lorsqu'il réclama le chapeau rouge que la cour lui avait promis, servit de prétexte à la rupture que méditait le remuant coadjuteur. La défection du duc d'Orléans et les démonstrations audacieuses du parlement intimidèrent la reine, tandis que la mise en liberté des princes rendait la guerre presque inévitable: l'exil de Mazarin et la faiblesse d'Anne d'Autriche, qui accordait à Condé le gouvernement de la Guyenne, ne firent qu'augmenter la confiance des Frondeurs: après quelques hésitations, les princes se décidaient à traiter avec l'Espagne, et le 22 septembre Condé faisait son entrée dans Bordeaux, où il arborait l'étendard de la rébellion. La guerre aux consciences précéda toutefois de quelque temps la lutte à main armée, et la résistance loyale de Montausier fut d'autant plus magnanime que tout à fait désintéressé dans le triomphe de la cour, il se voyait en butte du côté des princes à d'effroyables menaces, qui alternaient, du reste, avec de magnifiques promesses. Vainement les émissaires de la Fronde le pressaient-ils de prendre parti pour l'insurrection, vainement ses amis s'efforçaient-ils de lui inspirer des craintes pour la sûreté de sa fille, qui, restée à Paris, pouvait être retenue comme otage entre les mains des ennemis de Mazarin: l'enlèvement de cette enfant eût été un coup terrible pour Montausier, qui venait de perdre son second fils[62]; l'amour paternel ne put vaincre pourtant son opiniâtre attachement à ses devoirs, et il répondit qu'il était prêt à sacrifier sa famille tout entière pour le service de l'État. [62] Il mourut à la fin de mars ou au commencement d'avril 1651. Le contre-coup de l'insurrection de Bordeaux n'avait pas tardé à se faire sentir en Angoumois et surtout dans la Saintonge, où la plupart des seigneurs s'étaient empressés de se rallier sous les drapeaux de Condé, à qui ils avaient livré un grand nombre de places. Quoique réduit à ses seules ressources que de fréquentes défections venaient chaque jour amoindrir, Montausier ne perdit pas courage et sut tenir tête aux insurgés dans les deux provinces que le roi lui avait confiées. Le cardinal de Mazarin songea alors à lui envoyer des renforts; mais il eut soin de les faire partir sous la conduite d'un homme à qui Montausier devait obéir et dont la présence ne pouvait que lui être souverainement désagréable, car c'était ce même comte d'Harcourt qu'il s'était vu préférer lorsqu'il s'était agi de nommer un gouverneur d'Alsace. D'Harcourt, après avoir fait sa jonction avec le marquis, se hâta de marcher contre les rebelles, qui, maîtres de Saintes et de Taillebourg, venaient d'investir Cognac. D'Harcourt et Montausier arrivèrent heureusement à temps, enlevèrent sous les yeux de Condé un des quartiers des assiégeants, et dégagèrent la place[63]. La prise de la Rochelle fut moins glorieuse, car la trahison s'en mêla, et la garnison livra son commandant, qui fut mis à mort par ordre du comte d'Harcourt. Les succès des armes royales ne s'arrêtèrent pas là: l'île de Ré fut soumise, et le prince de Condé, réduit à se replier devant des forces supérieures, fut harcelé dans sa retraite et éprouva plusieurs échecs. L'année suivante ne fut pas plus heureuse pour les factieux. Pendant que d'Harcourt envahissait la Guyenne[64], surprenait Condé et le rejetait sur Agen, Montausier, renforcé par les troupes de du Plessis-Bellièvre, forma le dessein de reprendre Saintes et Taillebourg, encore occupées par les rebelles, et de chasser de Talmont les Espagnols, à qui on avait livré cette place. La faiblesse relative de son armée rendait cette entreprise très-hasardeuse; mais grâce à sa constance, à sa vigilance et à sa valeur, il en vint glorieusement à bout. La garnison de Saintes était considérable, et la défense fut des plus vigoureuse: une fois entre autres les troupes des princes tentèrent une sortie générale et mirent les assiégeants dans le plus grand désordre. C'était une de ces circonstances où l'intrépidité calme de Montausier brillait de tout son éclat: accouru des premiers dans la tranchée, il réunit quelques officiers dispersés, rallia ses soldats en retraite, et chargeant l'ennemi avec vigueur le ramena jusque dans la contrescarpe, non sans lui avoir fait subir des pertes sensibles. Le mauvais succès de cet effort suprême jeta le découragement dans les rangs des assiégés, et dès le onzième jour de l'investissement, Saintes se rendit à Montausier à d'honorables conditions, qu'il fut plus facile d'accorder que de maintenir. Les soldats victorieux s'étaient en effet jetés dans la ville; le pillage commençait déjà et tous les efforts du marquis n'eussent pas suffi à la préserver du sort qui la menaçait, si pour calmer une soldatesque effrénée et cupide il ne se fût décidé à d'énormes sacrifices pécuniaires, donnant ainsi un exemple magnanime qui ne fut imité de personne dans cette triste guerre. La prise de Saintes fut décisive pour le rétablissement de l'autorité royale dans la province: bientôt après Taillebourg fut rasé, et les Espagnols, réduits à l'impuissance, furent contraints d'abandonner Talmont. Autant Montausier avait déployé d'énergie contre les rebelles, autant il montra de modération à l'égard des vaincus. C'était vainement que la cour lui expédiait des ordres impitoyables, il trouvait moyen de les annuler dans l'exécution, et lorsqu'on lui enjoignit de couper les forêts et d'abattre les châteaux des familles de Tarente et de la Rochefoucauld, il se contenta d'une démonstration symbolique et se borna à faire briser quelques tuiles et couper au pied une trentaine d'arbres. [63] 17 novembre. [64] Février et mars. Pendant que son mari se couvrait de gloire sur le champ de bataille, la marquise apprenait la mort de M. de Rambouillet, son père, qui s'était éteint le 25 février, âgé de soixante-quinze ans. Ses facultés avaient baissé depuis quelque temps déjà, et sa mort fit assez peu de sensation; Mme de Rambouillet seule sentit vivement cette perte, et dut regretter de n'avoir pas auprès d'elle en ces douloureux instants celle de ses filles qu'elle chérissait le plus; mais dans les circonstances critiques où se trouvait la France, Mme de Montausier ne pouvait songer à s'éloigner de son mari, qui allait affronter de nouveaux dangers. Las d'une guerre d'escarmouches et peu satisfait des troupes dont il pouvait disposer dans le Midi, Condé résolut de regagner le Nord, et il parvint en effet à rejoindre les troupes de Nemours et de Beaufort; les forces du roi refluèrent immédiatement vers la partie menacée, et Montausier se trouva de nouveau réduit à ses seules ressources. Il ne lui restait plus que six à sept cents hommes de cavalerie régulière, environ autant de gentilshommes du pays et trois à quatre mille fantassins, lorsqu'un gentilhomme du Périgord, le marquis d'Argens, lui fit savoir qu'il était bloqué dans son château de Montançais par les troupes du prince de Conti, et que s'il n'était promptement secouru, il se verrait dans peu contraint de se rendre. Quoiqu'il attendît un renfort de cinq cents chevaux et deux régiments d'infanterie que devait lui amener le comte de Brassac, Montausier n'hésita pas à se mettre en marche. A peine était-il arrivé sur les bords de l'Isle, rivière qui coulait entre lui et Montançais, qu'il apprit que d'Argens ne pouvait plus tenir. Sa résolution fut prise sur-le-champ, et il ordonna à une partie de sa cavalerie de traverser la rivière par un gué inconnu à l'ennemi: chaque cavalier portant en croupe un fantassin et plusieurs jours de vivres. Le secours entra heureusement dans la place, et l'ennemi, découragé, se retira après avoir brûlé le village. La petite armée du marquis était campée sur l'autre bord de l'Isle: dès le lendemain[65] il songea à se retirer afin d'aller à la rencontre des renforts que conduisait Brassac, et il se mit en marche après avoir fait prendre les devants à ses bagages. Mais les ennemis ayant trouvé un gué commode et croyant les forces du marquis fort inférieures aux leurs, résolurent de franchir la rivière et de se mettre à sa poursuite. Montausier ne se troubla point, continua sa marche comme si de rien n'était, et lorsqu'il sut que l'armée ennemie était à demi-passée, il fit volte-face, tomba sur l'avant-garde, la défit, et renouvelant ses exploits de Brisach, il l'eût jetée à l'eau s'il eût été soutenu par des troupes plus solides; mais la fin de l'action ne répondit malheureusement pas à ce brillant début. Montausier avait affaire à un vigoureux adversaire, le colonel Balthazar, qui, dans ses mémoires, nous a donné un récit détaillé de sa victoire de Montançais[66]. Les troupes de ce dernier étaient fort aguerries et ne se laissèrent pas abattre par le premier succès de l'ennemi. Malgré les efforts de Montausier, elles réussirent à prendre pied sur l'autre rive, et ses propres soldats commencèrent à faiblir. Apercevant quelque hésitation dans l'escadron des gendarmes d'Harcourt, il se mit à sa tête et voulut le conduire au feu: ces cavaliers le suivirent jusqu'à portée de pistolet, puis à la vue des soldats de Balthazar ils tournèrent bride honteusement, laissant leur général exposé aux coups des ennemis. Il fut bientôt enveloppé, et malgré des prodiges de valeur il n'aurait pu éviter d'être pris, sans une espèce de miracle qui le préserva de cette humiliation. La chaleur l'avait obligé de quitter sa casaque en broderie, et de prendre celle d'un de ses gens, dont l'étoffe simple, en sauvegardant sa liberté, pensa lui coûter la vie. Les soldats de Balthazar, qui le voyaient mal vêtu et sans suite, le prirent pour un officier subalterne, et sans s'amuser à le faire prisonnier ne songèrent qu'à le tuer. On tirait sur lui de toutes parts et de si près que ses habits étaient percés, déchirés et brûlés en plus de vingt endroits. Chacun cherchait à le frapper, et dix épées étaient levées sur sa tête en même temps: son cheval fut tué, un page qui l'accompagnait tomba mort à ses côtés, et il allait succomber lui-même lorsqu'il fut dégagé par quelques gentilshommes accourus à son aide. Ses blessures étaient graves: il avait eu le bras gauche traversé de deux balles, et le bras droit labouré profondément par le tranchant d'une épée; il ne perdit pourtant pas connaissance, et il ne voulut pas quitter le champ de bataille avant d'avoir rallié les fuyards, qu'il laissa sous le commandement du maréchal de camp de Folleville[67]. Montausier, quoique fort souffrant de ses blessures, partit à cheval et ne s'arrêta que sur les limites de son gouvernement. Après s'être reposé la nuit chez un gentilhomme de sa connaissance, il se fit transporter le lendemain à Angoulême, et ce fut là qu'il apprit la dispersion de son armée, qui, saisie d'une terreur panique, laissait par sa fuite le Périgord ouvert à l'invasion des princes, et rendait à leurs armes un prestige quelles n'espéraient plus retrouver. [65] 17 juin. [66] Il y a ici une assez grande divergence entre le récit de Balthazar et celui du P. Petit, lequel tirant un voile discret sur les fautes de son héros, met à le disculper une déplorable maladresse. C'est ainsi qu'il ne craint pas d'affirmer contre toute vérité que les troupes de Montausier étaient fort inférieures en nombre à celles de son adversaire, et que voulant faire un mérite au marquis d'une attaque des plus imprudentes, entreprise contre l'avis formel du comte d'Harcourt, il se voit réduit à transformer en victoire une sanglante défaite. Il suffit, d'ailleurs, de jeter un coup d'oeil sur sa confuse narration pour en reconnaître toute l'invraisemblance. [67] «..... Avant que de partir, il eut soin qu'on songeât aussi à transporter les autres blessez, et commanda à M. de Folleville, maréchal de camp, de tenir ferme dans le poste où il étoit avec ce qu'il y avoit de noblesse et de troupes réglées, bien assuré qu'une pareille contenance ôteroit aux révoltez l'envie de revenir une seconde fois à la charge. A peine eut-il fait un quart de lieuë, qu'épuisé de sang et de fatigues, et se sentant défaillir, on fut contraint de le mettre à terre au pied d'un arbre sur une hauteur d'où il pouvoit découvrir les deux armées. De là, il vit avec étonnement que ses gens n'étoient plus où il les avoit laissés, et que quelques cavaliers des ennemis repassoient la rivière; il envoya sçavoir la raison de ce changement, pendant qu'un chirurgien de campagne lui mettoit un méchant appareil, qui ne put pas même arrêter le sang qui couloit de ses blessures. Bientôt on vint lui apprendre que son absence avoit changé toute la face des affaires, que ses troupes malgré leur victoire, appréhendant d'être accablées par le nombre avoient voulu se retirer, mais qu'elles avoient commencé leur retraite en si mauvais ordre que les ennemis qui s'en étoient apperçus, avoient détaché quelques coureurs pour les reconnoistre; qu'à la vuë de ces coureurs, la retraite étoit devenuë une véritable fuite, que les Frondeurs enhardis avoient fait passer la rivière à quelques escadrons pour soutenir leurs coureurs, et qu'enfin le petit nombre avoit défait sans résistance ceux qui les avoient battus peu de temps auparavant. A ces nouvelles qui l'aflligeoient plus que ses propres maux, on jugea à propos de le remettre à cheval, de peur qu'il ne tombât entre les mains des ennemis. Il fit sept lieuës du pays pendant la plus grande chaleur du jour, et arriva sur le soir chez un gentilhomme d'Angoumois où en levant le premier appareil, il connut que la blessure de son bras étoit mortelle. Cela ne l'empêcha pourtant pas d'écrire de sa main à Mme de Montausier, qu'elle ne s'effrayât point de ce qui s'étoit passé, que son mal ne seroit rien, et qu'il se rendroit le lendemain à Angoulême. Sur ces entrefaites, Folleville entra dans sa chambre, et fondant en larmes, il le conjura de lui obtenir le pardon d'une faute dont l'indocilité des troupes avoit été la seule cause. Le marquis étoit outré de douleur; il se vainquit, et épargnant à cet officier infortuné des reproches qui l'auroient réduit au désespoir, il lui répondit simplement qu'en rendant compte à la cour de cette action, il se contenteroit d'exposer le fait sans le charger; qu'il eût cependant à se retirer. Le lendemain il fut mis dans un brancard qu'on lui avoit préparé; et il arriva dans la capitale de son gouvernement, où sa présence rétablit la tranquillité que l'affaire du jour précédent avoit fort troublée.» (Petit, t. Ier, p. 116.) A aucune époque de sa vie, Montausier n'avait été gâté par la fortune, et il accepta ce nouveau malheur avec le plus grand calme. Étendu sur un lit de douleur, languissant et sans force, il accueillit d'un front serein les députations du clergé et de la noblesse qui venaient lui offrir leurs compliments de condoléance; puis, croyant son état plus grave qu'il ne l'était réellement, il reçut les sacrements de l'Église et prit des dispositions pour qu'aucun de ses créanciers n'eût à souffrir de sa mort. Il poussa même les égards dus à l'amitié au point d'écrire à M. de Saint-Maigrin afin qu'il sût la situation fâcheuse où il se trouvait, et pût, en prévenant les démarches de ses concurrents, s'assurer le gouvernement de l'Angoumois. «Après que M. de Montausier eut rempli de la sorte tous les devoirs de fervent chrétien, de fidelle sujet et de bon ami; il fit venir ses chirurgiens, et leur dit, que comme il étoit persuadé qu'on ne pouvoit lui sauver la vie, il les prioit de le laisser mourir en repos, et de ne lui point couper le bras; que cependant, si cette opération leur paroissoit salutaire, il s'abandonnoit à eux de bon coeur. Son bras étoit extraordinairement enflé, une fièvre ardente le consumoit; tous les matins et tous les soirs on employoit deux heures à panser ses playes; on y appliqua plus de vingt fois tantôt le fer et tantôt le feu; le malade fut deux mois entiers couché sur le dos sans pouvoir changer de situation; jamais souffrance ne fut ni plus cruelle ni plus longue. Mais la patience et la fermeté du marquis fut plus grande que son mal; et l'on a sçu de M. l'évêque d'Angoulême, qui ne le quitta point pendant tout le cours de sa maladie, que jamais il ne l'avoit entendu pousser la moindre plainte; seulement que quand on lui devoit faire quelque incision, il souhaitoit qu'on l'en avertît ainsi que du nombre des coups de ciseaux, afin qu'il pût d'avance se préparer à les souffrir. Au reste, s'il souffroit en héros, c'étoit en héros chrétien, il regardoit ses maux comme des châtiments du ciel qui vouloit lui faire expier ses péchez dès cette vie, et dans cette pensée, il remercioit le Dieu des vengeances qui le punissoit dans ses miséricordes, et baisoit humblement la main qui le frappoit pour le sauver. Ces dispositions édifiantes soutenoient Mme de Montausier dans la douleur qui l'accabloit, et les personnes qui l'assistoient pour le spirituel, en étoient si touchées qu'en pleurant sa perte prochaine par un sentiment d'amitié, elles souhaitoient presque par christianisme, de le voir mourir de la mort des saints. Mais enfin Dieu le réservant pour le bonheur des provinces et pour le service du roy à qui il vouloit prodiguer ses faveurs, M. de Montausier après avoir été pendant deux mois aux portes de la mort, se vit rappeler à la vie par la voix de ses chirurgiens qui lui répondirent de sa guérison[68].» [68] Ces détails donnés par le P. Petit sur la maladie de Montausier paraissent empreints de la plus grande exagération. Voici, en effet, ce qu'écrivait là-dessus Balzac, à la date du 21 juin, c'est-à-dire quatre jours après le combat de Montançais: «Monsieur, Avant que de respondre à vostre lettre, il faut que je commence la mienne par une nouvelle que, sans doute, vous avez déjà suë. Je parle du combat de Montansais, où nostre cher marquis a fait des miracles de bravoure, et fait voir qu'il a véritablement Pronta man, pensier fermo, animo audace. Il a esté très-mal secondé, et ses blessures l'ayant empesché d'achever et d'assurer sa victoire, il se mit un tel désordre et une telle espouvante dans ses troupes qu'elles fuiroient encore, si elles n'eussent trouvé Angoulesme pour s'arrester. M. nostre marquis y est à présent, qui n'a point de part à ce déshonneur; et je puis vous dire historiquement, qu'il a fait tout ce qu'eût fait Alexandre en une pareille occasion. Nous espérons bien de ses blessures, et je vous en manderay des nouvelles plus assurées par le premier ordinaire...» Un mois plus tard il disait encore: «Monsieur, Pour respondre d'abord au dernier et plus important article de vostre dernière lettre, je vous apprens que comme nostre marquis n'a nul dessein de devenir hydropique, il n'a nulle disposition à l'hydropisie. La nouvelle de l'enflure est fausse; il dort parfaitement; il a de l'appétit. Il ne lui reste pas la moindre image de sa première émotion; car pour moy, je ne l'ay jamais appellée fièvre. En un mot, on peut dire qu'il est guéry et qu'il n'y a plus que son bras qui soit encore malade: on parle mesme affirmativement de la guérison de ce bras, et non-seulement comme d'une chose certaine, mais comme d'une chose peu éloignée. J'oubliois que nous avons ensemble des conversations de cinq à six heures; que nous lisons des vers latins et françois; que nous mangeons des prunes, des poires et des pesches cruës; que je soupe de ces fruits qu'on luy apporte (moy qui marche et qui n'ay pas le bras cassé) et que luy n'en fait que sa collation, et ne prétend pas pour cela, de renoncer au soupé.»--Ces détails donnés par un témoin oculaire, sont, comme on le voit, aussi précis que possible; il n'est donc pas vrai que Montausier soit resté pendant deux mois entre la vie et la mort et _couché sur le dos_. De toutes ces effrayantes blessures, Montausier garda seulement quelques incommodités, dont une entre autres, eût paru fort légère partout ailleurs que chez Julie d'Angennes. Mais la marquise détestait les bonnets de coton, et l'une des conséquences du combat de Montançais fut de rendre au héros vaincu l'usage de cet ornement nocturne, auquel il s'était cru obligé de renoncer à l'époque de son mariage. Pendant les quelques mois que se prolongea la convalescence du marquis, la Fronde achevait de mourir dans le Nord où Paris ouvrait ses portes à la reine et à son fils. En Guienne, les affaires des rebelles allaient de mal en pis, depuis le jour où quittant la province, Condé avait remis son autorité aux mains impuissantes d'un frère, qui bientôt devait le trahir et s'accommoder avec la cour. Dans le Périgord, Balthazar, malgré son triomphe de Montançais, avait prudemment renoncé à pousser son succès plus avant, le petit nombre de ses soldats ne lui permettant pas d'envahir l'Angoumois que défendaient les troupes royales ralliées sous Folleville, tandis que par sa prudence et son énergie la marquise de Montausier déjouait les tentatives des factieux découragés déjà par le retour de la reine à Paris. Ce dernier événement présageait la rentrée de Mazarin, qui dès le 3 février 1653, reprenait le pouvoir après deux ans d'exil. Le cardinal paya sa bienvenue en rétablissant un certain nombre de pensions et en faisant solder aux rentiers une partie des sommes qui leur étaient dues. Quant à la province, elle fut oubliée, suivant la coutume, dans la répartition des largesses, et Montausier, à qui dès l'abord Mazarin fit parvenir le témoignage de sa satisfaction, dut s'estimer heureux d'arracher aux mains du fisc une faible portion des arrérages auxquels il avoit droit sur des pensions que jamais, à vrai dire, il n'avait touchées avec beaucoup de régularité. Fort coulant dans les affaires d'argent, le marquis prit facilement son parti de ces injustices, et continua de servir avec autant de fidélité que s'il eût eu à se louer du gouvernement[69]. Plus opiniâtre lorsqu'il s'agissait de soutenir les intérêts de sa famille, Mme de Montausier résolut d'aller trouver le cardinal, aux yeux duquel les absents avaient généralement tort et qui faisait peu de cas des demandes indirectes[70]. [69] «..... C'est un bon serviteur du roi. Il le fit bien voir en 1652. Pour peu qu'il eût voulu donner de soupçons au cardinal quand M. le prince étoit en Xaintonge, le cardinal l'eût fait tout ce qu'il eût voulu être; mais il ne voulut point escroquer le bâton de maréchal de France, aussi ne l'a-t-il pu avoir quand il l'a demandé. On disoit qu'il avoit dit: «Je ne pense point au brevet; ma femme a de bonnes jambes, elle se tiendra bien debout.» (Tallemant.)--Tallemant écrivait avant 1664. [70] De cette démarche de Mme de Montausier il serait injuste de conclure qu'elle fût moins désintéressée que son mari; l'anecdote suivante de Tallemant suffirait à prouver le contraire: «J'ai déjà dit l'amitié qui étoit entre Mme d'Aiguillon et elle; or, quand Mme d'Aiguillon eut le don des coches, elle lui en donna pour cinq ou six mille livres de rente; l'autre ne les vouloit point prendre. «Je n'ai besoin de rien, disoit-elle; si j'étois en nécessité cela seroit bon. Mme d'Aiguillon répondoit:--Ce n'est point un don que je vous fais; c'est simplement vous faire part d'une gratification du roi.» Enfin Mlle de Rambouillet fut condamnée.» «Mazarin la reçut avec tous les dehors d'une estime particulière; mais il évitoit autant qu'il pouvoit les occasions de se trouver seul avec elle. La marquise, de son côté, ne cherchoit que le moment de lui parler sans témoins, et elle le trouva. Elle se plaignit au ministre de l'oubli où il sembloit mettre un des plus fidelles serviteurs du roy, et lui ajouta avec une noble liberté, que M. de Montausier trouvoit le prix de sa fidélité dans sa fidélité même, mais que tout le monde n'étant pas de ce caractère, il étoit étonnant qu'un ministre dont la politique passoit pour être si rafinée, donnât dans le marquis un exemple qui paroissoit autoriser la révolte, et pouvoit ébranler ceux qui avoient été soumis jusqu'alors; que la vertu de M. de Montausier ne devoit point empêcher qu'on ne lui rendît justice, et que moins il paroissoit avide des honneurs qu'on lui refusoit, plus il s'en montroit digne. Le cardinal sentit toute la force de cette remontrance, mais elle n'attira de lui que des excuses et des compliments, qui étoit tout ce que la marquise en avoit attendu. M. de Montausier apprit ces nouvelles peu agréables sans en être étonné, et continua avec sa tranquillité ordinaire à remplir son devoir, jusqu'à ce que voyant le feu de la guerre civile heureusement éteint par le traité de paix que signa M. le prince de Conty le 30 juillet 1653, il quitta l'Angoumois où tout étoit tranquille, et vint joindre la marquise, son épouse, à Paris[71].» [71] Petit, t. I, p. 125. Après avoir payé largement sa dette à la monarchie dans la lutte désastreuse que le traité de Bordeaux avait à la fin terminée, Montausier, dont les blessures étaient à peine fermées, se crut dispensé de prendre part à la guerre étrangère qui ne devait se clore qu'à la paix des Pyrénées. Intime ami du prince de Condé, c'était avec douleur qu'il s'était vu forcé d'embrasser un parti opposé au sien dans la campagne de Guienne, et maintenant que le héros exilé combattait sous les drapeaux espagnols, il en eût trop coûté au marquis d'avoir à se mesurer avec lui dans ces mêmes lieux où, à ses côtés, il s'était illustré, lors de ces premiers combats qui entourèrent d'un glorieux prestige les débuts du règne de Louis XIV et de la régence de Mazarin. Ses affaires domestiques négligées depuis si longtemps, réclamaient d'ailleurs sa présence, et tout d'abord, il eut à s'occuper du règlement de la succession de son beau-père ouverte depuis un an. Dès la mort de M. de Rambouillet, Chaveroche, intendant de la marquise, avait écrit à Angoulême pour connaître les intentions de M. et de Mme de Montausier, lesquels avaient immédiatement répondu que leur mère pouvait disposer de tout, et que durant sa vie, ils n'élèveraient aucune prétention sur la fortune du marquis; en sorte qu'il n'y eut point de scellés et que les choses restèrent dans le même état jusqu'à l'arrivée de Montausier à Paris. Mme de Rambouillet voulut alors profiter de la présence de son gendre pour régulariser sa position, mais tout ce qu'elle put arracher au désintéressement de ses enfants, fut qu'ils vivraient en commun avec elle dans son hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre. Cette splendide demeure avait été bien négligée pendant les dernières années de la vie de M. de Rambouillet. En y entrant, Julie pourvut à tout, lui rendit son ancienne magnificence[72], et dans ce palais transformé, on vit de nouveau affluer les personnes de distinction que l'orage de la Fronde avait momentanément dispersées. [72] «Depuis la mort de M. de Rambouillet, Mme de Montausier a fait de l'appartement de M. son père un appartement magnifique et commode tout ensemble. Quand il fut achevé, elle voulut le dédier, et pour cela, elle y donna à souper à Mme sa mère. Elle, sa soeur de Rambouillet et Mme de Saint-Étienne, qui étoit alors ici religieuse, la servirent à table sans que pas un homme, pas même M. de Montausier, eût le crédit d'y entrer. Mme de Rambouillet fit aussi quelque chose à son appartement, qui n'est pas moins beau ni moins bien pratiqué...» (Tallemant.) Toujours assidu chez le calviniste Conrart, qu'il eût bien voulu convertir; grand ami de Chapelain, dont la _Pucelle_ était alors dans toute sa vogue[73], Montausier était ingénieux à découvrir et à soulager la misère des gens de lettres, et ce fut à sa requête que le poëte Gombaud obtint une ordonnance de 400 écus, dont il fut payé, plus heureux en cela que beaucoup de ses confrères qui touchaient avec difficulté les quartiers de leurs pensions. Si Montausier eût été libre, l'hôtel de Rambouillet fût devenu l'hôpital de la littérature après en avoir été le sanctuaire; mais tous les protégés du marquis n'avaient pas la patience de Ménage[74], et l'impertinence de Mlle de Rambouillet était la terreur des faméliques écrivains qu'on voyait vainement aspirer à la place que Voiture avait laissée libre à la table d'Arthénice. Aussi Montausier avait-il fini par leur donner des subventions secrètes, qui leur étaient beaucoup plus profitables que l'aumône déguisée et tant soit peu dégradante qu'ils recevaient à l'hôtel de Rambouillet. Non content d'assister les poëtes, il travaillait lui-même à différents ouvrages, qui ne virent heureusement pas le jour, et dont il est assez fréquemment question dans la _Correspondance de Balzac_[75]. Montausier mettait tant de zèle à polir ses écrits et à revoir ceux des autres, que la nuit s'écoulait parfois tout entière dans cette occupation, et cet excès des plus nuisibles à une santé déjà affaiblie, lui attirait de bienveillants reproches de la part de sa femme et de sa belle-mère, reproches qu'il n'acceptait qu'en grondant, car il avait lui-même ses petits griefs qu'il opposait avec plus d'aigreur que de justice aux deux charmantes personnes avec lesquelles il lui était donné de vivre. C'est ainsi que le jeu, si à la mode à cette époque, lui était antipathique au dernier point, et il le voyait non sans colère prendre pied à l'hôtel de Rambouillet où les deux marquises l'accueillaient quoiqu'à regret, sentant le besoin de faire des concessions pour ne pas réduire leurs habitués à chercher ailleurs des plaisirs défendus. Mais Montausier, peu accessible à ce genre de considérations, était prompt comme toujours à blâmer dans autrui des défauts qui souvent étaient moins condamnables et surtout moins invétérés que les siens; car ni l'âge, ni les suites de ses blessures, n'avaient pu le guérir de son penchant pour les femmes, et c'est à cette époque de sa vie que se rapportent ses amours avec Pelloquin, jeune et jolie camériste de la marquise, qui, tout en la surveillant de près, n'osait, par égard pour son mari, la chasser de chez elle. Lorsque Montausier fut las de ses relations avec cette fille, il lui fit épouser un lieutenant du roi de la ville de Saintes; elle restait toujours ainsi à sa disposition. Par une contradiction singulière, et dont il y a de nombreux exemples au XVIIe siècle, le marquis conservait au milieu de ses écarts un grand fonds de religion, et il observait scrupuleusement les moindres prescriptions du dogme catholique. Son zèle sur cet article était tel, que trouvant le salut de sa fille compromis entre les mains de Mme de Montausier la mère et de Mme de Rambouillet, il voulut se charger exclusivement du soin de lui donner une éducation moins mondaine et rigoureusement orthodoxe: ce à quoi il était plus propre que personne, si l'on fait abstraction de son extrême vivacité de caractère. Mais sa fille joignait au naturel le plus aimable, l'intelligence la plus prompte[76], aussi se plia-t-elle sans effort à toutes les exigences de son père, qui ne tarda pas à voir ses efforts couronnés des plus heureux succès: «A l'âge de dix ans, dit le P. Petit, elle avait lu l'Ancien et le Nouveau Testament, et répondoit à tout ce qu'on pouvoit lui proposer de plus difficile sur cette matière.» C'étaient là des études bien délicates, et ce choix de lecture semble déceler dans le précepteur un vieux reste de levain calviniste. [73] «Assidu au samedi chez Mlle de Scudéry, [Chapelain] néglige tous ceux qui ne cabalent point ou qu'il ne craint pas. Mme de Rambouillet ne le voit guère souvent, non plus que M. Conrart, si M. de Montausier n'est pas à Paris. Ils rendent ce pauvre marquis tout _Parnassien_; en récompense, Mlle de Rambouillet ne les aime guère, et Mme sa mère les prend bien pour ce qu'ils sont.» (Tallemant.)--Montausier poussait si loin le fanatisme en faveur de _la Pucelle_, qu'il dit à la Mesnardière, auteur d'une critique assez mordante de ce poëme: «_qu'il méritoit la bastonnade_.» Ces menaces adressées à son confrère en satire, ne furent pas pour Linière un épouvantail suffisant, et l'on a retenu de lui cette jolie épigramme: La France attend de Chapelain, Ce rare et fameux écrivain, Une merveilleuse _Pucelle_: La cabale en dit force bien: Depuis vingt ans on parle d'elle, Dans six mois on n'en dira rien. [74] «... Mlle de Rambouillet lui fit un étrange compliment: «Monsieur, lui dit-elle, j'ai ouï dire que vous me mêliez dans vos contes; je ne le trouve nullement bon, et vous prie de ne parler de moi ni en bien ni en mal.» Pour moi, si elle m'en avoit dit autant, je n'aurois pas mis le pied à l'hôtel de Rambouillet qu'elle n'eût été mariée..... Il ne laissa pas d'y aller et de manger même avec elle à la table de M. de Montausier.» (Tallemant.) [75] «... Il fait trop le métier de bel-esprit pour un homme de qualité, ou du moins, il le fait trop sérieusement. Il va au samedi[75a] fort souvent. Il a fait des traductions; regardez le bel auteur qu'il a choisi: il a mis Perse en vers françois. Il ne parle quasi que de livres..... Il s'entête et d'assez méchant goût; il aime mieux Claudian que Virgile. Il lui faut du poivre et de l'épice. Cependant... il goûte un poëme qui n'a ni sel ni sauge: c'est _la Pucelle_, par cela seul qu'elle est de Chapelain. Il a une belle bibliothèque à Angoulême.» (Tallemant.) [75a] Chez Mlle de Scudéry. [76] «Cette enfant... a dit de jolies choses dès qu'elle a été sevrée. On amena un renard chez son papa; ce renard étoit à M. de Grasse[76a]. Dès qu'elle l'aperçut, elle mit les mains à son collier; on lui demanda pourquoi: «C'est de peur, dit-elle, que le renard ne me le vole: ils sont si fins dans les fables d'Ésope.» «Quelque temps après, on lui disoit: «Tenez, voilà le maître du renard; que vous en semble?--Il me semble, dit-elle, encore plus fin que son renard.» Elle pouvoit avoir six ans quand M. de Grasse lui demanda combien il y avoit que sa grande poupée avoit été sevrée: «Et vous, combien y a-t-il? lui dit-elle, car vous n'êtes guère plus grand.» «A cause de la petite vérole de sa tante de Rambouillet, on la mit dans une maison là auprès. Une dame l'y fut voir: «Et vos poupées, mademoiselle, lui dit-elle, les avez-vous laissées dans le mauvais air?--Pour les grandes, répondit-elle, madame, je ne les ai pas ôtées, mais pour les petites, je les ai amenées avec moi.» Et à propos de poupées, elle avoit peut-être sept ans quand la petite des Réaux fut la voir. Cette autre est plus jeune de deux ans. Mlle de Montausier la vouloit traiter d'enfant, et lui disoit en lui montrant ses poupées: «Mettons dormir celle-là.--J'entends bien, disoit l'autre, ce que vous voulez dire.--Non, tout de bon, reprenoit-elle, elles dorment effectivement.--Voire! je sais bien que les poupées ne dorment point, répliquoit l'autre.--Je vous assure que si qu'elles dorment, croyez-moi; il n'y a rien de plus vrai.--Elles dorment donc puisque vous le voulez,» dit la petite des Réaux avec un air dépité; et en sortant, elle dit: «Je n'y veux plus retourner, elle me prend pour un enfant.» «On lui demandoit laquelle étoit la plus belle, de Mme de Longueville ou de Mme de Châtillon, qu'elle appeloit sa belle _mère_. «Pour la vraie beauté, dit-elle, ma belle mère est la plus belle.» «Elle disoit à un gentilhomme de son papa: «Je ne veux pas seulement que vous me baisiez en imagination.» «Elle faisoit souvent un même conte. Mme de Montausier dit: «Fi! fi! où avez-vous appris cela? De qui le tient-elle?--Attendez, dit cet enfant, ne seroit-ce point de ma grand'maman de Montausier?» Cela se trouva vrai. «Elle disoit qu'elle vouloit faire une comédie: «Mais, ma grand'maman, ajoutoit-elle, il faudra que Corneille y jette un peu les yeux avant que nous la jouions.» «Un page de son père, qui étoit fort sujet à boire, s'étant enivré, le lendemain elle lui voulut faire des réprimandes: «Voyez-vous, lui disoit-elle, pour ces choses-là, je suis comme mon papa, vous n'y trouverez pas de différence.» «Ce _Mégabaze_ (_c'est M. de Montausier dans Cyrus_), quel homme est-ce à votre avis? lui demanda Mme de Rambouillet.--C'est un homme prompt, répondit-elle, mais il n'est rien meilleur au fond; il est comme cela pour faire que les gens soient comme il faut.» «On lui dit: «Prenez ce bouillon pour l'amour de moi.--Je le prendrai, dit-elle, pour l'amour de moi, et non pour l'amour de vous.» «Un jour, elle prit un petit siége et se mit auprès du lit de Mme de Rambouillet. «Or çà, ma grand'maman, lui dit-elle, parlons d'affaires d'État à cette heure que j'ai cinq ans.» Il est vrai qu'en ce temps-là on ne parloit que de _fronderie_. «M. de Nemours, alors archevêque de Reims, lui disoit qu'il la vouloit épouser. «Monsieur, lui dit-elle, gardez votre archevêché: il vaut mieux que moi.» «Elle n'avoit pas cinq ans quand on lui voulut faire tenir un enfant. Le curé de Saint-Germain la refusa, disant: «Elle n'a pas sept ans.--Interrogez-la,» lui dit-on. Il l'interrogea devant cent personnes; elle répondit assurément, il la reçut et lui donna bien des louanges. «Un jour qu'elle étoit couchée avec Mme de Rambouillet, M. de Montausier la voulut tâter: «Arrêtez-vous, mon papa, les hommes ne mettent point la main dans le lit de grand'maman.» «C'est la consolation de cette grand'maman quand elle demeure toute seule à Paris. A la mort de M. de Rambouillet, elle étoit fort touchée de la voir triste: «Consolez-vous, lui dit-elle, ma grand'maman, Dieu le veut; ne voulez-vous pas ce que Dieu veut.» D'elle-même, elle s'avisa de faire dire des messes pour lui. «Ah! dit sa gouvernante, si votre grand-papa qui vous aimoit tant, savoit cela!--Eh! ne le sait-il pas, dit-elle, lui qui est devant Dieu?» «..... C'est dommage qu'elle ait les yeux de travers, car elle a la raison bien droite; pour le reste, elle est grande et bien faite. Elle s'est gâtée depuis, et pour l'esprit et pour le corps.» (Tallemant.) [76a] Godeau. Montausier, qui par la force des choses était devenu le chef de la maison de Rambouillet, put se convaincre en diverses circonstances que la mission qu'il tenait de la Providence, n'était rien moins qu'une sinécure. Comme on l'a vu plus haut, deux de ses belles-soeurs, Mme de Saint-Étienne et Mme de Pisani, étaient religieuses, et déjà, pendant les derniers troubles, elles avaient dû à plusieurs reprises quitter leur couvent d'Yères pour se réfugier à l'hôtel de Rambouillet. Le retour de la paix publique ne fit point sentir son influence dans l'humble monastère, et cette année même, il se vit agité de nouvelles tempêtes. Fatiguée des désordres qui depuis longtemps régnaient dans la maison, l'abbesse avait obtenu, par l'intermédiaire de la princesse palatine, Anne de Gonzague, qu'il lui fût donné une coadjutrice, et le choix de la reine était tombé sur Mme de Saint-Étienne. Cette nomination fut le signal d'une nouvelle révolte: les religieuses enfermèrent leur abbesse, lui envoyèrent des poupées comme si elle fût tombée en enfance, et se pourvurent contre la nomination du roi. L'affaire fut solennellement jugée au grand conseil et le débat s'étant terminé au gré de la coadjutrice, la reine mère vint l'installer elle-même le 7 juin, le lendemain du sacre de Louis XIV. Mme de Saint-Étienne se trouva dès l'abord en présence de difficultés nombreuses: beaucoup de ses subordonnées se retirèrent chez leurs parents et la plupart des autres lui firent une sourde opposition. Il appartenait au marquis et à la marquise de Montausier de terminer cette désagréable affaire, et dans une visite qu'ils firent à Yères l'année suivante, ils réussirent au delà de toute espérance dans leur conciliante tentative. Montausier était dans un de ses jours de bonne humeur, et les habitantes du couvent, charmées de la rondeur et de la franchise de ses manières, consentirent pour l'amour de lui à obéir à sa belle-soeur. Il eut, du reste, à déplorer plus tard ce petit succès d'amour-propre, car les rebelles de la veille le considérant désormais comme l'arbitre obligé de toutes leurs querelles, lui exposaient leurs plus petits griefs dans le plus grand détail, et l'eussent certainement réduit au désespoir, s'il n'eût pris le parti héroïque de couper court à cette correspondance monacale. Quoique toujours en froid avec le cardinal qui, disait-il, _ne vouloit pas des amis, mais des esclaves_, Montausier n'en était pas moins assidu au Louvre, où il était bien vu de la reine mère et où l'appelaient d'ailleurs fréquemment les affaires de l'État, les ministres faisant grand cas de son expérience et réclamant volontiers ses conseils dans les circonstances difficiles. Respecté de tous, il imposait à ses ennemis mêmes, et ce fut alors que le jeune roi conçut pour lui ces sentiments de sympathie et d'estime dont il ne lui donna toutefois des preuves qu'après la mort de Mazarin, qui seul disposait encore des faveurs et des emplois. Les trois années qui suivirent s'écoulèrent dans un tranquille bonheur, et ne furent signalées par aucun autre événement que le mariage de Mlle de Rambouillet, qui le 27 avril 1658, épousait le comte de Grignan. Cette alliance était convenable sous tous les rapports, et grâce au caractère facile de son mari, Claire d'Angennes put se livrer sans contrainte à ses excentriques allures, et se faire déclarer présidente en titre de cette coterie de précieuses que Molière allait bientôt couvrir d'un ridicule immortel. Ce n'était plus le temps de Voiture, où la société en grande partie féminine de l'hôtel de Rambouillet polissait une langue encore grossière, et faisait accepter ses arrêts par les esprits les plus distingués du XVIIe siècle[77]. La seconde génération était complétement dégénérée et ses écarts firent malheureusement retomber un peu du discrédit que méritaient à juste titre les fausses précieuses, sur les précieuses illustres que Malherbe et Corneille écoutaient avec respect et consultaient avec fruit. [77] Montausier était alors fort assidu à ces séances où il figurait sous le nom de Menalidus. Voici le portrait que Saumaise fait de lui dans son _Dictionnaire des précieuses_: «Menalidus joint les choses qui semblent les plus éloignées, car il est vaillant et docte, galant et brave, fier et civil; en un mot, c'est un homme accompli.» (_Grand dictionn. historique des précieuses_, deuxième partie, p. 121.) Quoi qu'il en soit, ce mariage était un événement heureux pour Montausier, qui se voyait délivré des incartades de sa belle-soeur et déchargé de l'administration de biens considérables dont il eut hâte de rendre compte à M. de Grignan. Quelques mois plus tard eurent lieu les premiers pourparlers de la paix avec l'Espagne, qui accablée de revers songeait à terminer une lutte inégale. Les bruits d'accommodement prirent plus de consistance au printemps de 1659, et bientôt les deux puissances fixèrent l'époque des négociations qui devaient aboutir au traité de la Bidassoa. Informé des projets de la cour, Montausier partit pour Angoulême où il comptait recevoir à leur passage le cardinal, le roi et la reine: ces deux derniers devant séjourner dans le Midi pendant toute la durée des conférences qui allaient commencer sur la frontière espagnole. Le retour du marquis et de la marquise[78] fut une fête pour la noblesse de l'Angoumois, province reculée où leur présence apportait comme un reflet de la cour, et tous les membres de l'aristocratie s'empressèrent à l'envi aux réceptions de leur gouverneur. Les grands seigneurs que n'avait point encore aplatis le brillant despotisme de Louis XIV, comprenaient largement leurs obligations envers le pays, et les emplois qu'on leur voyait briguer étaient souvent pour eux une cause d'appauvrissement et de ruine. Aussi dans cette circonstance exceptionnelle du mariage de son souverain, Montausier voulut-il se surpasser. [78] Mai 1659. Après avoir rompu sans pitié les tendres liens qui unissaient Marie Mancini au jeune roi et relégué sa nièce à la Rochelle, Mazarin partit le premier vers la fin de juin. Lorsqu'il fut arrivé à cinq lieues d'Angoulême, il trouva le gouverneur qui l'attendait à la tête de deux mille gentilshommes et qui le traita magnifiquement, lui et les gens de l'ambassade, dans un site rustique, le cardinal s'étant refusé à visiter la capitale de l'Angoumois, pressé qu'il était d'arriver à sa destination[79]. Cette réception préliminaire une fois terminée, le marquis et la marquise partirent pour Saintes, où le roi et sa mère devaient passer bientôt. Ils arrivèrent en effet vers le milieu du mois d'août, et s'y arrêtèrent trois jours. Montausier n'oublia rien de ce qui pouvait contribuer au bien-être de tels hôtes, et le goût que la marquise sut mêler à cet excessif déploiement de luxe dut plaire au jeune Louis XIV, tout préoccupé qu'il était en ce moment de ses amours avec Marie Mancini, avec laquelle il venait d'avoir à Saint-Jean-d'Angely une courte et dernière entrevue. La reine témoigna au gouverneur la satisfaction qu'elle éprouvait de cette brillante réception que la pauvreté de la Saintonge faisait ressortir par contraste, et le roi prit le plus grand intérêt au récit du siége de Saintes, qu'il voulut recueillir de la bouche du vainqueur, tandis que celui-ci lui faisait visiter les fortifications, où les ruines amoncelées par la dernière guerre n'avaient pas encore été réparées. La reine, avant de poursuivre sa route, combla d'éloges et de remerciements le marquis et la marquise, prodigua les caresses à leur fille, et les engagea tous à suivre la cour pour assister au mariage du roi, qu'on supposait devoir se faire incessamment; Louis joignit ses invitations à celles de sa mère, et le marquis, passant par-dessus quelques difficultés qu'il avait d'abord alléguées avec respect, hâta ses préparatifs de voyage et se mit bientôt en route pour Bordeaux, suivi de sa famille. [79] Dans une lettre de Mme de Montausier, tirée des manuscrits de Conrart et publiée récemment, on trouve quelques détails sur le passage de Mazarin dans l'Angoumois: «... Six jours après estre arrivée icy, où nous avons eû toute la province à recevoir, nous sommes retournez voir M. le cardinal, qui a passé à cinq lieuës d'icy, il a fallu assembler toute la noblesse pour sa réception, et se tourmenter furieusement par le plus grand chaud du monde; de sorte que je croy, aussi bien que Mlle de Vandy, que je suis bien plus forte que je ne pense; car je me porte fort bien de tout ce tracas. Je ne vous pourray apprendre apparemment que les nouvelles que vous savez déjà, que dom Louis sera le 25 à Irun; que M. le cardinal et luy se verront dans un couvent de minimes, qui est entre ce lieu-là et Saint-Jean-de-Lus, mais pourtant sur les terres de France; que ses nièces demeureront à la Rochelle; et que Mlle Marie est aussi triste pour le moins que le roy.....» (Voir mon édition des _Lettres du comte d'Avaux_, p. 78.) Alors que la superbe capitale de la Guyenne gémissait sous la tyrannie sanglante de _l'ormée_, le gouvernement de Montausier avait été comme un asile naturel ouvert aux proscrits de la cause royale; on comptait parmi eux un grand nombre de Bordelais de distinction, qui, heureux de rendre au marquis l'hospitalité généreuse qu'ils avaient reçue dans la ville d'Angoulême, lui firent à son entrée une véritable ovation. Pendant les premiers jours qui suivirent son arrivée, la splendide habitation qu'on l'avait forcé d'accepter ne désemplissait pas plus que s'il eût été l'arbitre et le dispensateur de toutes les grâces, au lieu d'être un simple lieutenant général payé jusque-là d'ingratitude par ceux pour lesquels il s'était dévoué. Sa mauvaise fortune commençait pourtant à se lasser, et à défaut de démonstrations plus positives, il devait au moins recueillir dans ce voyage quelques indices d'une faveur prochaine. Il fut extrêmement fêté par le roi, qui semblait aussi prendre le plus vif plaisir aux entretiens de la marquise de Montausier, et Julie, toujours éprise de l'idéal, fut elle-même séduite par les nobles et gracieuses manières de son jeune souverain. Le séjour des deux époux à Bordeaux se fût prolongé indéfiniment, s'ils eussent voulu y attendre la signature du contrat de mariage, qui n'eut lieu que le 7 novembre, en même temps que celle du traité des Pyrénées; mais la reine voyant que les négociations traînaient en longueur, résolut de quitter cette ville pour aller passer l'hiver dans le Languedoc, où l'on espérait, la présence du roi aidant, obtenir des états de la province un don gratuit plus fort que d'habitude[80]. M. et Mme de Montausier ne pouvant songer à accompagner Leurs Majestés dans cette longue excursion, revinrent à Angoulême, où ils retrouvèrent avec bonheur un peu de calme après tant d'agitations. [80] Ils accordèrent, en effet, trois millions et demi. Alléchée par les premiers succès qu'elle avait obtenus en Languedoc, la cour visita successivement toutes les provinces méridionales de la France, la Provence en particulier, où l'autorité royale n'était reconnue qu'à demi. L'hiver et le printemps s'écoulèrent ainsi, et ce ne fut qu'au mois de juin 1660, que le mariage espagnol fut célébré et consommé à Saint-Jean-de-Luz. Le marquis et la marquise ne purent assister à cette intéressante cérémonie, Mlle de Montausier, leur fille, ayant été atteinte de la petite vérole, cette cruelle maladie qui fit tant de ravages au XVIIe siècle, et quoiqu'elle commençât déjà à se rétablir, ses parents ne purent se résoudre à la faire paraître encore souffrante et défigurée au sein de cette cour brillante dont plus tard elle devint l'ornement. Ils prolongèrent en conséquence leur séjour à Angoulême, et ne partirent pour Paris qu'à la fin du mois d'août, pour assister à l'entrée triomphale de la nouvelle reine dans sa splendide capitale[81]. [81] Le 26 août. LIVRE IV. 1660-1668. Mme de Montausier est nommée gouvernante des enfants de France.--Mort de la comtesse de Maure.--Montausier obtient le gouvernement de Normandie.--Mlle de Montausier épouse le comte de Crussol.--Louis XIV accorde à Montausier des lettres de duc et pair.--La duchesse de Montausier succède à Mme de Navailles comme dame d'honneur.--Mort de Mme de Rambouillet.--Campagne de Franche-Comté.--La peste à Rouen. Avec le mariage de Louis XIV s'ouvre une ère nouvelle dans l'histoire de France, et une phase intéressante, mais difficile à étudier, dans la vie du marquis et de la marquise de Montausier. La France, victorieuse au dehors, tranquille à l'intérieur, se sentait renaître dans son jeune souverain, et les partis vaincus contemplaient, dans le saisissement, les premiers rayons de cet astre radieux qui, pendant quarante ans, devait éblouir l'Europe de son incomparable éclat. L'aristocratie, si remuante encore la veille, semblait vouloir faire oublier par l'étendue de son abaissement le scandale de sa dernière levée de boucliers, et les regards mourants de Mazarin n'apercevaient plus que des fronts humiliés et des courtisans obséquieux. Les caractères les plus superbes durent alors fléchir, et ceux qui ne purent se plier assez vite aux habitudes du nouveau régime: les la Rochefoucauld, les Bussy, les Saint-Évremont durent chercher dans la retraite, ou même demander à l'exil, un asile où pussent se manifester à l'aise des aspirations qu'à tout prix il fallait refouler. La faveur du prince, surtout aux débuts de son règne, n'était pas incompatible sans doute avec le principe d'honneur qu'on ne doit jamais abdiquer; mais tout, jusqu'aux élans de la conscience, dut subir dans l'apparence une transformation radicale, et c'est un fait dont les historiens du XVIIe siècle n'ont pas, pour la plupart, tenu un compte suffisant. Je crois quant à moi avoir fait une part assez équitable au blâme comme à la louange dans mes appréciations sur la conduite et le caractère du marquis et de la marquise de Montausier; après comme avant 1660, j'aurai à mentionner il est vrai des faiblesses et des imperfections morales, mais rien pourtant qui ressemble à cette surprenante et tardive apostasie dont, au dire de l'indulgent biographe des belles pécheresses de la Fronde, l'illustre Julie d'Angennes se serait rendue coupable. Ainsi qu'on l'a vu dans le dernier livre, le voyage de la cour à Bordeaux avait été l'occasion de relations des plus sympathiques entre le roi et le gouverneur de Saintonge. De retour à Paris, le marquis et la marquise ne voulurent pas laisser à ces favorables dispositions du jeune monarque le temps de se refroidir, et ils se montrèrent fort assidus aux brillantes fêtes qui eurent lieu à la cour pendant tout l'hiver, et où pour la première fois ils produisirent leur gracieuse héritière. Triomphant de vieilles antipathies, ils ne manquaient pas non plus de visiter le cardinal, et allaient plus fréquemment encore chez sa charmante nièce à l'hôtel de Soissons. «Au printemps la cour alla à Fontainebleau, et M. de Montausier l'y suivit avec la marquise, son épouse, et mademoiselle sa fille, qui n'en était pas un des moindres ornements; mais au bout de quelque temps les plaisirs qu'ils y goûtoient furent troublez par la maladie dont la marquise fut attaquée alors, et qui la mit dans une extrême danger. On ne sçauroit exprimer la douleur que cet accident causa au marquis, dont la tendresse fut mise à la plus cruelle épreuve. On commençoit à employer l'émétique; mais suivant le sort ordinaire des nouveaux remèdes, celui-ci avoit plus d'ennemis que de partisans; bien des gens le redoutoient comme un poison, et Mme de Montausier, qui étoit dans cette opinion, avoit conjuré son mari, dès qu'elle tomba malade, de ne pas permettre que les médecins en fissent usage pour elle. Le marquis, sans prévoir les conséquences, le lui promit, d'autant plus qu'il regardoit cette répugnance comme un instinct de la nature, qui se déclaroit contre une chose qui lui pourroit être nuisible. Cependant les médecins ayant épuisé tous les secrets de leur art, ne trouvèrent plus de ressource pour tirer la malade du péril où elle étoit, que dans le remède fatal dont l'usage leur étoit interdit; ils s'en expliquèrent avec M. de Montausier, qui, ne pouvant se résoudre ni à manquer de parole à la marquise ni à la priver du secours dont elle avoit besoin, prit enfin le parti de leur dire qu'ils n'avoient qu'à faire ce qu'il convenoit sans lui en parler. Du reste, comptant plus sur l'assistance du ciel que sur la force des remèdes, il se mit en prières et demeura près de vingt-quatre heures dans un état capable de toucher les plus insensibles. «Ses voeux furent exaucez, la malade prit de l'émétique, et il fit si bien qu'on commença à espérer une prompte guérison. Elle se rétablit en effet peu à peu; mais le chagrin et les fatigues que sa maladie avoit causées au marquis le firent tomber malade à son tour, quoique moins dangereusement; le roy, qui ne les perdoit pas de vue, s'informa souvent de leur santé, et paroissoit affligé lorsqu'il en apprenoit de mauvaises nouvelles. Une faveur signalée qu'il leur accorda en ce temps-là même, ne contribua pas peu à les consoler des afflictions que Dieu leur envoyoit. Toute la cour étoit en mouvement sur le choix qui se devoit faire bientôt d'une gouvernante des enfants de France. La mort du cardinal Mazarin avoit fait changer la face des affaires; mais quoique le roy montrât déjà cette supériorité de lumières qui l'a rendu depuis l'admiration de l'Europe, on ne pouvoit croire que dans ces premiers commencements les charges se pussent obtenir sans intrigues, et fussent données au seul mérite. Cependant Mme de Montausier, presque mourante encore et n'ayant vu que ses médecins durant le cours de sa maladie, fut nommée gouvernante des enfants de France; elle avoit actuellement la fièvre[82] lorsque M. le Tellier vint de la part du roy lui apprendre cette agréable nouvelle. Le marquis, tout languissant lui-même, se traîna au pied de Sa Majesté pour lui témoigner les vifs sentiments de reconnoissance dont lui et son épouse étoient pénétrez. Le roy reçut leurs remercîments avec cet air aimable qui donnoit un nouveau prix à ses bienfaits, et qui faisoit moins estimer ses grâces que la manière avec laquelle il les accordoit[83].» [82] Ce fait se trouve confirmé par le billet suivant adressé par Mme de Montausier elle-même au comte et à la comtesse de Maure: «Vrayment je m'en fie bien à vous et en M. le comte de Maure, pour faire valoir vos amis en de telles occasions; et je vous asseure, ma chère soeur, que s'il estoit vray que mon mérite m'eust attiré quelque bonne fortune, j'en aurois vne double joye pour vostre interest à tous deux; car on pourroit espérer de vous voir vn jour les plus grands seigneurs du monde. Je ne saurois dire tout ce que je sens pour les bontez que vous me faites l'honneur de me témoigner l'vn et l'autre, et quoyque j'attende le frisson, car ma fièvre s'est avisée de se mettre en tierce depuis huit jours, je ne puis m'empescher de vous donner cette petite marque de ma reconnoissance en commun. M. de Montausier vous auroit remerciée en son particulier, et M. vostre mary, s'il n'estoit pour le moins aussi languissant que moy. Nous vous asseurons de nos obéissances. «IULIE DANGENNES.» [83] Petit, I, p. 147. Mme de Montausier n'était pas encore parfaitement rétablie qu'il lui fallut prendre possession de sa charge, la jeune reine ayant mis au monde, le 1er novembre, ce triste personnage destiné à végéter à l'ombre sous le titre de grand dauphin. Quoi qu'aient pu dire des contemporains envieux, Mme de Montausier s'acquitta, à la satisfaction générale, des importantes fonctions que le roi lui avait spontanément confiées, et si elle usa d'un crédit qui était déjà fort grand, ce fut de la façon la plus généreuse et en faveur de personnes dignes à tous égards de l'intérêt de la cour, telles entre autres que Mlle de Vertus, dont elle fit rétablir la pension[84]. Quant à Montausier, on le vit au Louvre austère et simple comme au fond de sa province; et son libre langage, dont il lui était impossible de réprimer les saillies, éclatant comme une dissonance au milieu des fades adulations des courtisans, semblait être un attrait de plus pour un souverain plein de tact et dont les bonnes qualités naturelles n'avaient point encore été gâtées par une longue prospérité. [84] Ce fait, et bien d'autres que je pourrais citer, suffisent amplement à réfuter des accusations aussi vagues que celle-ci, par exemple, que je trouve dans les _Mémoires-anecdotes_ de Segrais: «Mme de Montausier n'avoit point d'amitié, et elle n'a pas plutôt été à la cour qu'elle ne s'est plus souvenue de personne.» C'est à propos d'elle aussi que la Rochefoucauld écrivait: «Il y a des gens qui paroissent mériter de certains emplois, dont ils font voir eux-mêmes qu'ils sont indignes d'abord qu'ils y sont parvenus.»--La Rochefoucauld avait ses raisons pour ne point aimer les gens irréprochables. Débarrassé de la gênante tutelle de Mazarin, mort au mois de mars, Louis pouvait disposer librement de ses grâces, aussi ne manqua-t-il pas de comprendre le marquis dans la promotion de soixante-trois chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit, qui eut lieu le 1er décembre 1661. Moins occupé que la marquise, Montausier, qui jusque-là n'avait reçu que des distinctions honorifiques, trouvait le temps de visiter ses amis et paraissait fréquemment à l'hôtel de Rambouillet, qui dans cette période prospère, au lendemain de la paix des Pyrénées, avait retrouvé lui aussi quelque animation. On touchait alors au point culminant du grand siècle, et il semblait que chacun se hâtât de mettre à profit ces beaux jours qui devaient trop peu durer, jours de concorde universelle où l'on voyait l'évêque de Vence, Godeau, inviter à sa table les protestants Pellisson et Conrart, et vivre dans l'intimité du vieux Gombauld, fils de calviniste et lui-même à demi-huguenot[85], sans qu'une arrière-pensée de prosélytisme vînt jeter ses ombres sur ces cordiales relations. Les débris de la vieille cour d'Arthénice se pressaient fidèlement autour d'elle comme au temps de Richelieu, et le matamore Scudéry accourait lui-même de Marseille pour lui rendre hommage à la suite de sa soeur Madelaine. Cette vieille demoiselle, établie depuis peu d'années à Paris, et qui malgré ses succès littéraires vivait dans un état voisin de la gêne, était une des protégées de Mme de Rambouillet, et Montausier voulut être au nombre de ses bienfaiteurs[86]; il fût même rentré dans la littérature active si un événement inattendu ne l'eût arraché à ses occupations favorites. Dans le courant de cette année «le prince fut malade de la rougeole jusqu'à faire trembler pour une vie si précieuse. Le marquis en fut plus allarmé que personne, et le roy instruit de la crainte et de l'affliction de ce fidèle serviteur, l'ayant fait appeler: _vous avez eu raison_, lui dit-il avec bonté, _de craindre de me perdre; vous auriez perdu votre meilleur ami; je connois votre mérite mieux qu'aucun autre, et je veux le mettre en sa place_[87].» [85] «... Il m'a dit, car il est huguenot à brûler, que naturellement il avoit de l'aversion pour la religion catholique, et que dès seize ans, il cessa de lui même d'aller à la messe et revint à nous, sans pourtant faire d'abjuration ni de reconnoissance, car il ne prétendoit pas nous avoir quittés, et choisissoit plutôt une religion qu'il n'en changeoit.» (Tallemant.)--Godeau avoit néanmoins songé à lui céder l'évêché de Grasse. [86] «Mlle de Scudéry est plus considérée que jamais; on lui a envoyé quelques présents sans dire de la part de qui ils venoient. On l'a pourtant découvert. Mme de Caen, fille de feue Mme de Montbazon, lui envoya une montre, M. de Montausier de quoi faire une robe, et Mme du Plessis-Guénégaud, le meuble d'une petite salle. On laissoit tout cela de grand matin à la servante.»--Tallemant dit pourtant ailleurs: «Les livres de cette fille se vendent fort bien: elle en tiroit beaucoup.» [87] Il est surprenant que les historiens insistent aussi peu sur une maladie que le P. Petit prétend avoir été si grave, et qu'il n'en soit fait aucune mention, notamment dans les intéressants volumes que M. H. Martin a consacrés au récit du grand règne. En prononçant ces paroles, le roi avait en vue le gouvernement de Normandie que la santé chancelante du duc de Longueville semblait devoir rendre bientôt vacant. Ce prince succombait en effet le 11 mai 1663[88]. Quoique son fils aîné eût la survivance de sa charge, il n'était pas encore en âge d'en remplir les fonctions, et Louis, élevé au milieu des orages de la Fronde et qui n'avait pas oublié la récente rébellion du feu duc, était bien aise de déposer provisoirement entre des mains fidèles le commandement de l'une de nos plus importantes provinces maritimes. Parmi les hommes dont il eût pu faire choix, le marquis de Montausier était incontestablement celui qui avait donné à la monarchie les gages les plus éclatants de dévouement et de loyauté; d'autre part, son intimité avec le prince de Condé, frère de Mme de Longueville, laquelle ne voyait que par ses yeux, faisait supposer que ce choix plus qu'un autre pourrait la satisfaire, et il en fut ainsi dans les premiers temps[89]. Montausier à peine nommé, s'empressa de lui rendre visite, et l'accueil qu'il reçut d'elle et de son frère fut si favorable, qu'il put espérer un instant l'aplanissement de toutes les difficultés que semblait devoir soulever d'abord sa prise de possession. Après avoir accompli ces premières et indispensables démarches, il fit ses préparatifs de départ et s'apprêta à paraître aux yeux des Normands avec l'éclat et la pompe qui convenait au successeur intérimaire du plus grand seigneur du royaume. En arrivant à Rouen, Montausier trouva les esprits fort partagés à son sujet. Pendant sa longue administration, le duc de Longueville avait laissé s'enraciner un grand nombre d'abus, et le caractère bien connu du marquis faisait appréhender des réformes, qui pour être indispensables, n'en devaient pas moins blesser une multitude d'intérêts. Quelles que fussent pourtant les résistances et le mauvais vouloir auxquels il se trouva en butte dès le commencement, il est probable que son invincible opiniâtreté eût suffi pour en triompher, si l'opposition du parlement de Normandie ne fût venue se joindre à celle de la plupart de ses subordonnés. La situation de Montausier comme gouverneur provisoire était naturellement assez difficile: si aux yeux du roi il était le véritable chef de la province; le parlement de Rouen poussé sous main par les émissaires de la maison de Longueville[90] s'obstinait à ne voir en lui que le représentant d'un prince mineur, et lui refusait comme tel, le rang et les honneurs dont avait joui le feu duc de Longueville, et qui au dire du parlement n'étaient dus qu'à un prince du sang royal. La querelle s'envenimait sans résultat, et semblait devoir être interminable; Montausier n'hésita pas alors à faire appel à la seule autorité temporelle qu'il reconnût, et l'intervention royale, à Rouen comme à Paris, se manifesta d'une façon tant soit peu despotique, mais qui coupait court à toute chicane. Le roi irrité ordonna que non-seulement le marquis de Montausier fût traité comme l'avait été son prédécesseur, mais qu'en outre on lui accordât certaines prérogatives dont le duc de Longueville n'avait jamais joui. Cette décision était peu faite pour plaire en Normandie, mais elle était sanctionnée par la force, et tout dut plier devant la fermeté du gouverneur, qui, satisfait d'ailleurs de la haute approbation de son souverain, usa de son pouvoir avec beaucoup de discrétion. Cette modération lui ramena beaucoup d'adhérents jaloux de se concilier la faveur d'un homme aussi bien en cour, tandis que d'autres se laissaient prendre à de plus vulgaires amorces: «Sa table toujours magnifiquement servie, et où tous les honnestes gens étoient bien reçus; son désintéressement qu'il avoit fait passer jusques dans ses domestiques, en leur défendant de rien prendre de ceux qui croiroient pouvoir se frayer par l'argent un accès plus facile auprès du maître; la familiarité avec laquelle il alloit manger chez les particuliers qui l'invitoient, l'affection et la cordialité qu'il témoignoit à quiconque avoit recours à lui, en partageant leurs peines, épousant leurs intérests, écoutant leurs raisons, pacifiant leurs différens, se consacrant tout entier à leur utilité, et s'employant avec autant de succès que de zèle, pour servir les personnes mêmes qui lui étoient le plus opposées; tout cela fit dans la province un changement prodigieux à son égard; ce n'étoit plus un homme fier, dur, impitoyable; c'étoit un père bon et tendre; en un mot, il vint à bout de se faire aimer à un point qu'il ne l'étoit pas davantage, je ne dis pas dans sa propre patrie, mais dans sa famille même. Cet amour, fondé sur la vertu constante du marquis, ne fit que croître avec le temps; parce que le marquis s'en montroit plus digne de jour en jour[91].» Au mois d'avril 1663, avant le départ de son mari, Mme de Montausier avait eu la douleur de perdre une de ses amies les plus chères, la comtesse de Maure[92]. Douce et obligeante, cette aimable personne faisait oublier à ceux qui la voyaient le caractère fâcheux de son mari, honnête homme, mais déplaisant et tracassier, qui avait tous les défauts de Montausier sans avoir ses grandes qualités, et que l'abbé de la Victoire appelait _le bon_ par antiphrase. Mme de Maure n'était pas non plus sans quelques petits travers, et le peu de soins qu'elle prenait de ses affaires l'avait fait surnommer _la folle_ par son entourage. Mais ces torts ne nuisaient qu'à elle-même et sa mort laissa dans son cercle habituel un vide réel, qui fut surtout sensible à Mmes de Montausier et de Sablé à l'égard desquelles elle faisait profession d'un dévouement à toute épreuve[93]. Les nombreuses occupations de la marquise firent diversion à son chagrin; à la fin du mois de janvier de l'année suivante Montausier revint à Paris, après un séjour de huit mois dans son gouvernement, et dès son arrivée, il lui fallut s'occuper de l'établissement de sa fille dont les plus brillants partis se disputaient la main. Après avoir refusé plusieurs propositions fort séduisantes, le marquis crut avoir enfin trouvé dans le comte de Crussol un gendre tel qu'il le souhaitait. La famille d'Uzès était sans contredit une des plus considérables du royaume, et la nullité profonde de ses derniers représentants, les doutes même qu'on élevait généralement sur leur bravoure, n'avaient pu effacer le prestige dont cette illustre maison était entourée[94]. Il faut dire à la louange du comte de Crussol, qu'il ne ressemblait en rien à son père et à son grand-père: spirituel et bien tourné, plein de vaillance[95] et de mérite, il avait un seul défaut dont les parties intéressées ne s'aperçoivent jamais à temps, et qui consistait dans une roideur de caractère, laquelle mise en contact avec la violence du marquis devait causer plus tard d'inévitables et fâcheux froissements. Mais alors tout semblait sourire à Montausier, qui n'apercevait dans ce mariage que l'éclat nouveau qu'allait répandre sur sa famille une alliance avec un duc et pair. La cérémonie nuptiale eut lieu le 6 mars[96] avec une magnificence digne de la qualité des deux époux, et que relevait encore la présence de tout ce que la cour comptait de personnes illustres à commencer par les princes du sang. [88] Dans une lettre de Mlle de Vertus à Mme de Montausier, on trouve les renseignements suivants sur la dernière maladie du duc de Longueville: «Je reçus hier au soir une lettre de Mme de Longueville, qui m'apprend que M. de Longueville est très-mal; son accès a été accompagné d'un très-long et très-profond assoupissement, de perte de connoissance, de resveries, inégalité et intermission de poulx, mouvements convulsifs; enfin rien ne peut estre plus dangereux. M. Brayer craint beaucoup, et l'alloit faire confesser et communier devant que l'autre accès revienne. M. de Longueville ne sçait point ce qui s'est passé en luy. J'ai cru que je vous devois rendre ce compte et que c'est l'intention de Mme de Longueville..... Je n'ai point eu de lettres de Rouen. M*** m'a seulement mandé que M. de Longueville se porte mieux; mais cela m'est suspect, car ce mieux est qu'il a bien reposé, et vous entendez bien que ce n'est pas le sommeil qui lui manque..... «Ce samedi après midi. «Comment vous portez-vous, ma pauvre madame? Vous sçavez sans doute que M. de Longueville reçut hier au matin l'extrême-onction.....» [89] Les deux fragments suivants, que j'emprunte à la correspondance de Mlle de Vertus, ne laissent aucun doute sur les bonnes dispositions de Mme de Longueville à l'égard de Montausier: «[Mme de Longueville] est si abattue et si horriblement accablée qu'elle n'a pas un instant à elle. Ainsi elle ne doute pas que vous ne l'excusiez bien si elle ne vous escrit, et elle vous prie de faire toujours bien cognoistre à Mme et M. de Montausier la satisfaction qu'elle a du choix que le roi a fait de lui pour commander la Normandie. Pour moi, ma bonne madame, je me suis tellement attendue que vous leur ferez savoir mes sentiments là-dessus, parce que vous n'oubliez jamais rien de ce qui peut obliger vos amis et vos servantes, que je n'ai pas pensé à leur rien faire dire. Il me sembloit que c'estoit assez que vous sçussiez ce que j'en pensois; ayez la bonté de leur en escrire un mot, je vous en conjure...» «Vous demandez comment je suis sur cette affaire de M. de Montausier. Je vous assure qu'elle me paroist à souhait; et quand Mme de Longueville auroit choisi, elle n'auroit pas, selon mon avis, pris autre chose. Pour moi, je regarde la perte de ce gouvernement comme un grand fardeau hors de dessus ses espaules. Tout cela ne vaut rien pour les gens qui ne songent qu'à se sauver, et je pense qu'elle sera bien dans cette pensée, quoique, pour ne pas manquer à MM. ses enfants, elle ait demandé autre chose. Hélas! de la manière dont est M. de Montausier, il ne lui donnera toujours que trop de part au soin de ce gouvernement.» [90] Mme de Longueville avait été extrêmement froissée de la roideur de Montausier dans diverses circonstances auxquelles elle fait allusion dans les passages suivants de sa correspondance qui se rapportent à différentes époques: «Voilà donc de nouvelles plaintes de M. de Montausier pour la lettre de Montreuil-Bellay. Il peut en dire tout ce qu'il voudra sans courre fortune d'estre dédit; car vraiment, je ne me souviens plus de tout cela; mais apparemment, il l'avoit oublié aussi, puisque nous estions raccommodés. Mais pour la visite, s'il dit en quoi consista le prétendu mauvais traitement, je tascherai de le satisfaire. En vérité, ils mettent les gens au désespoir; car ils relèvent tout ce qu'on fait, et ne content rien de ce qu'ils font. Je ne sçai plus où j'en suis, c'est-à-dire je ne sçai plus ce que je leur dois en conscience. Si vous voulez l'examiner et me le dire, je ferai tout ce que vous voudrez...» «Pour M. de Montausier, il n'a guères d'invention s'il ne trouve pas celle de ne pas amener son cortège: il n'a qu'à le laisser à une lieue de moi, s'il passe où je suis. Mais il n'y passera pas apparemment. Et de plus, je ne me soucie point de cela, et il n'y a que lui qui s'en doive soucier, parce que cela ne seroit pas bien pour lui, comme cent petites choses qu'il fait, demandant à tous les instants si on faisoit ainsi à M. de Longueville, et croyant que cela est tout égal. Vous jugez bien qu'à moi cela ne me fait rien: ce sont de petites gloires qui ne font tort qu'à lui...» «Rien n'est pareil à M. de Montausier. Après que non-seulement moi, mais mon fils, lui avons écrit pour qu'il détruisît ses sollicitations sur l'affaire de Fontenai, et qu'il voit clair que cela désoblige au lieu d'obliger, il pousse sa pointe, et ne veut pas faire ce dont on le prie. Jamais il n'y eut un tel travers d'esprit...» «... L'affaire de Fontenai est finie le plus honnestement du monde de son costé. Après que je lui en eus fait scrupule, il s'est désisté; mais ç'a esté un peu tard, car M. de Montausier a sollicité, puis il a désollicité. Je l'avois prié de ne le point faire; mais, par un travers d'esprit qui ne se peut comprendre, il a poussé sa pointe, et en grondant de toute sa force, il a pourtant fini comme on l'en a prié...»--Les petites querelles qui s'élevaient parfois entre le marquis de Montausier et Mme de Longueville étaient dues le plus ordinairement aux intrigues de leur entourage, et finissaient toujours par des raccommodements fort sincères de part et d'autre. [91] Petit, I, p. 158. [92] Tallemant rapporte à propos de cette mort une curieuse anecdote: «En 1663, le jour que la comtesse de Maure mourut, la marquise de Sablé, sa voisine et sa bonne amie, mais non pas au point de l'assister à la mort, car il n'y a personne au monde à qui elle pût rendre ce devoir, envoya Chalais pour en savoir des nouvelles: «Mais, lui dit-elle, gardez-vous bien de me dire qu'elle est passée.» Chalais y va comme elle expirait. Au retour: «Eh bien! Chalais, est-elle aussi mal qu'on peut être? Ne mange-t-elle plus? (La marquise était fort friande.)--Non, répondit Chalais.--Ne parle-t-elle plus?--Encore moins.--N'entend-elle plus?--Point du tout.--Elle est donc morte?--Madame, répondit Chalais, au moins, c'est vous qui l'avez dit, ce n'est pas moi.» [93] Voir dans Tallemant les curieux détails qu'il donne sur les bizarres habitudes du comte et de la comtesse de Maure. Mlle de Vertus nous a laissé l'oraison funèbre de son amie dans ces quelques lignes d'une lettre adressée à Mme de Sablé: «Cette pauvre comtesse de Maure me fait une grande pitié. Je prie Nostre Seigneur de lui faire miséricorde. Hélas, madame, l'inutilité de la vie met bien souvent en péril autant que de plus grands péchés; car s'il est vrai qu'on est jugé selon ses oeuvres, on trouvera quelquefois que de cinquante ans qu'on a vescu, il n'y aura pas une heure qui puisse estre comptée. Je ne parle pas pour elle, quoiqu'il soit vrai que depuis sa mort cela m'ait bien passé par la teste. En vérité, quand on passe sa vie à rien, il est bien ordinaire qu'on ne puisse pas faire quelque chose de bien solide à la mort. La grande innocence console et fait bien espérer.....» [94] Voici d'après Tallemant, une lettre ironique adressée au duc d'Uzès, beau-père de Julie de Montausier, et où l'on trouve résumés les griefs de l'opinion publique contre ce misérable personnage: «Monseigneur, «Le rang que vous tenez parmi les grands de l'État ne me permet pas de donner leurs portraits au public sans les accompagner du vôtre. Je ne prétends pas toucher à la généalogie de la maison de Crussol, dont vous tirez votre origine; il faudroit faire un volume et non pas une lettre: je dirai seulement que vous êtes entre la noblesse le premier duc et pair de France, reconnu le plus paisible et le plus modéré de tous les seigneurs. Vous n'avez jamais rien entrepris par-dessus vos forces; votre ambition a toujours eu des bornes légitimes; ce que beaucoup poursuivent avec passion, vous l'obtenez avec patience; vous êtes demeuré calme dans la tempête, et ne vous êtes jamais oublié dans la bonace. Si vous n'avez pas toujours eu des emplois de guerre, c'est que Leurs Majestés vous ont reconnu trop nécessaire auprès d'elles. Enfin, l'histoire de votre vie est telle, qu'il ne s'en vit jamais de semblable. Celui-là n'est pas ami de son repos qui ne met toute son étude à vous imiter. Pour moi, monseigneur, qui prétends faire un abrégé des actions illustres, pour les laisser à la postérité, j'ai voulu parler des vôtres dans les termes de la vérité avec laquelle je finirai. «Votre, etc. RANGOUZE.» --Tallemant nous parle ailleurs de l'ineptie des ducs d'Uzès et de Montbazon. [95] «... On fut surpris de le voir raisonner si sérieusement, lui qui étoit d'une maison qui avoit toujours été plutôt capable de dire une folie qu'une bonne chose, mais la nature lui avoit accordé quelques bonnes saillies de fois à autre, à quoi elle avoit joint un autre miracle en sa faveur, qui étoit d'être le premier de son nom qui eût passé pour brave. En effet, il n'y avoit rien de si rare dans la maison d'Uzès que de voir des gens qui allassent à la guerre, ce qui a fait dire à la chronique scandaleuse «qu'il falloit qu'il ne fût pas fils de son père.» (_Mém. du comte de Rochefort._) [96] M. Monmerqué donne la date du 16 août qui est évidemment inexacte, puisque le comte de Crussol assistait à la bataille de Raab, qui eut lieu le 1er du même mois, ainsi que le savait fort bien le savant éditeur des _Mémoires de Coligni_. Peu de mois après, le comte de Crussol, se dérobant aux charmes d'une si douce union, demandait à partir pour la Hongrie, où l'invasion turque menaçait les possessions de l'empereur d'Allemagne, auquel le roi de France envoyait un corps de six mille auxiliaires, sous le commandement de Coligni. Montausier, qui se reconnaissait à ces nobles transports, leur accorda toutes les louanges qu'ils méritaient, fit trouver au jeune comte l'argent nécessaire à sa lointaine expédition, et lui donna pour l'accompagner dans ce voyage le lieutenant de ses gardes, officier dont il n'estimait pas moins la probité que la capacité militaire. Aussitôt qu'il eut pourvu à l'établissement de sa fille, Montausier, fidèle à des habitudes d'activité qu'il suspendait à regret, songea à quitter la cour et s'empressa de demander son congé au roi pour retourner dans la province confiée à ses soins. Mais ce prince lui destinait provisoirement une autre mission. Le gouvernement français était depuis quelques années en mauvaise intelligence avec la cour de Rome, par suite de l'élection au souverain pontificat de Fabio Chigi, qu'on avait vu autrefois à Münster soutenir contre la France les intérêts de la maison d'Autriche. Les relations avec Rome, fort tendues à la fin du ministère de Mazarin, devinrent plus difficiles encore par suite des insultes faites au duc de Créqui, et dont le cardinal Imperiali refusait de donner satisfaction. La colère de Louis XIV éclata par une lettre foudroyante[97] adressée au pontife et que suivit de près l'occupation d'Avignon, à la grande joie des habitants de cette ville, qui, dès avant l'arrivée des troupes royales, avaient brisé les armoiries du pape pour les remplacer par les armes de France. Menacé d'une invasion en Italie, Alexandre VII se plia enfin à des concessions qui, pour être tardives, n'en furent que plus humiliantes. Il consentit, en effet, à des réparations fort pénibles à son orgueil, celle surtout aux termes de laquelle son neveu, le cardinal Chigi, accompagné du cardinal Imperiali, devait aller porter en personne au roi ses très-humbles justifications. «Ce fut, dit Voltaire, le premier légat de la cour de Rome qui fût jamais envoyé pour demander pardon.» Dès la fin de mai, Chigi était en route pour Marseille, et Montausier[98] fut chargé d'aller à sa rencontre et de le ramener ensuite à Paris. Il partit à la tête d'un détachement de la maison du roi, et rencontra les deux cardinaux à Lyon, d'où il les amena par la Loire à Fontainebleau où se trouvait la cour. En arrivant, le légat eut une audience secrète du roi, après laquelle il trouva dans la galerie des Cerfs un repas superbe préparé aux frais de Montausier, qui, l'ayant accompagné aux audiences publiques, et à son entrée dans la capitale du royaume, le reconduisit jusqu'au lieu d'où il l'avait amené. Catholique fervent, il avait traité avec des égards infinis les envoyés du saint-père, qui ne le quittèrent pas sans lui donner des témoignages de la reconnaissante satisfaction que leur avaient inspirée des procédés aussi délicats que généreux. A son retour à Paris, il reçut des preuves significatives de la bienveillance du roi à son égard: Louis XIV lui accorda des lettres de duc et pair, et quelques jours après, le 1er août, la nouvelle duchesse de Montausier remplaçait comme dame d'honneur une de ses proches parentes, Mme de Navailles. La duchesse eût peut-être bien fait de refuser des fonctions que les circonstances rendaient extrêmement délicates, et sur lesquelles la retraite pleine de dignité de Mme de Navailles jetait un immense discrédit. Quelque graves qu'aient pu être les motifs qui poussèrent Mme de Montausier à franchir ce pas difficile, il est certain qu'ils furent défavorablement appréciés par les contemporains, ainsi qu'en témoignent les extraits suivants des mémoires de la bonne Mme de Motteville: «Cette dame ne haïssoit pas la cour. Elle désiroit l'approbation générale, et plus ardemment encore de ceux qui avoient du crédit, car naturellement elle avoit de l'âpreté pour tout ce qui s'appelle la faveur...... Il est aisé de juger qu'elle devoit estre agréable au roy, non-seulement parce qu'elle avoit de belles qualités, mais à cause que le mérite qui estoit en elle estoit entièrement tourné à la mode du monde, et que son esprit estoit plus occupé du désir de plaire et de jouir ici-bas de la faveur que des austères douceurs qui, par des maximes chrétiennes, nous promettent des félicités éternelles[99].» [97] On y lisait ces paroles significatives: «Nous ne demandons rien à Votre Sainteté en cette rencontre; elle a témoigné jusqu'ici tant d'aversion à notre personne et à notre couronne, que nous croyons qu'il vaut mieux remettre à sa prudence propre les résolutions _sur lesquelles les nôtres se régleront_.» (V. Desmarets, _Hist. des démêlés avec la cour de Rome_.) [98] «Le marquis représenta au roy avec sa sincérité ordinaire, qu'il ne se croyoit guères propre à la commission, dont il plaisoit à Sa Majesté de le charger, que les Italiens étoient trop fins pour lui, et lui trop simple pour eux, et que ce contraste auroit peut-être des suites désagréables pour les étrangers ou pour lui-même. Le roy ne reçut pas ses excuses et lui dit en plaisantant, _qu'à ce compte il n'auroit pas été bon pour les Normans, que cependant il avoit sçû s'accommoder à leur génie, et que l'événement avoit fait voir qu'il étoit propre à tout_.» (Petit, p. 162.) [99] Mme de Motteville cite ensuite à l'appui de ses jugements des faits dont on aimerait à pouvoir contester l'authenticité: «Je ne puis en cet endroit m'empescher de dire vne chose qui peut faire voir combien les gens de la cour, pour l'ordinaire, ont le coeur et l'esprit gastés. Dans ce même moment que la reine m'avoit commandé d'aller parler à la reine sa mère, je rencontrai Mme de Montausier qui estoit ravie de ce dont la reine estoit au désespoir. Elle me dit avec une exclamation de joie: Voyez-vous, madame, la reine mère a fait une action admirable d'avoir voulu voir La Vallière. Voilà le tour d'une très-habile femme et d'une bonne politique. Mais, ajouta cette dame, elle est si faible, que nous ne pouvons pas espérer qu'elle soutienne cette action comme elle le devroit. Véritablement, je fus estonnée de voir dans la comédie de ce monde combien la différence des sentiments fait jouer de différents personnages, et ne voulant pas luy répondre, je la quittay... Le duc de Montausier qui étoit en réputation d'homme d'honneur, me donna quasi en mesme temps vne pareille peine, car en parlant du chagrin que la reine mère avoit eu contre la comtesse de Brancas, il me dit ces mots: Ah! vraiment la reine est bien plaisante d'avoir trouvé mauvais que Mme de Brancas ait eu de la complaisance pour le roy en tenant compagnie à Mlle de La Vallière. Si elle estoit habile et sage, elle devroit estre bien aise que le roy fût amoureux de Mlle de Brancas, car estant fille d'vn homme qui est à elle et son premier domestique, luy, sa femme et sa fille, lui rendroient de bons offices auprès du roy.» On ne peut nier la gravité de ces allégations[100], et tout en faisant une large part à la prévention ou à l'exagération dans le récit de Mme de Motteville, on n'en est pas moins obligé d'admettre que la duchesse de Montausier montra beaucoup de faiblesse dans l'accomplissement de ses fonctions, et qu'à dater de la retraite de Mme de Navailles, les relations du roi et de Mlle de La Vallière furent singulièrement facilitées. Quant aux cyniques propos que Mme de Motteville attribue à Montausier, il n'est guère possible d'y ajouter foi si l'on songe aux principes religieux du duc et à la régularité de sa vie, qui, depuis quelque temps déjà, avait cessé de donner prise à la critique, alors que le débordement général eût été une excuse plus que suffisante aux yeux d'un jeune prince, qui voyait dans les faiblesses d'autrui la justification des siennes. Sa piété était restée entière au milieu du relâchement de la cour; il assistait tous les jours à la messe, priait à certaines heures marquées, observait rigoureusement les jeûnes prescrits par l'Église, et prenait soin de nourrir sa dévotion par de pieuses lectures. On le vit même lorsqu'il reçut l'ordre du Saint-Esprit, s'acquitter avec une scrupuleuse exactitude de certains exercices religieux auxquels les statuts de l'ordre assujettissaient les chevaliers, «et pour justifier une conduite qui, quoique édifiante, ne laissoit pas d'être quelquefois censurée, il disoit que peut-être il n'auroit pas choisi ces sortes d'exercices, si la chose eût dépendu de lui; mais qu'il s'étoit engagé solennellement à les pratiquer, et qu'il falloit tenir ce qu'on promettoit, encore plus à Dieu qu'aux hommes[101].» [100] Le P. Petit ne s'en préoccupe pas le moins du monde; voici tout ce qu'il dit au sujet de la nomination de Mme de Montausier: «... Cette place étoit occupée auparavant par la duchesse de Navailles, proche parente de Mme de Montausier; et celle-ci ne se vit qu'avec peine revêtuë des dépouilles d'une personne qui ne lui étoit pas moins attachée par les noeuds de l'amitié que par les liens du sang. Elle n'avoit pas ignoré la disgrâce dont sa parente étoit menacée, et bien loin de songer à profiter de son malheur, elle n'oublia rien pour arrêter le coup, et pour la faire rentrer dans les bonnes grâces du prince. D'ailleurs, elle s'étoit si fort attachée à monseigneur le dauphin, qu'elle ne pouvoit se résoudre à le quitter, préférant au droit de préséance annexé à la charge qu'on lui offroit, la touchante satisfaction de servir pour ainsi dire de mère à un prince destiné à être un jour son roy. Mais ses soins pour réconcilier Mme de Navailles, et ses raisons pour s'exempter de prendre sa place furent inutiles. Le roy vouloit être obéi aussi bien quand il faisoit des grâces que quand il donnoit des ordres...» [101] Petit. En acceptant la charge de dame d'honneur, la duchesse de Montausier avait voulu renoncer à celle qu'elle exerçait auprès du dauphin; mais elle dut se plier d'abord à la volonté du roi, qui désira lui voir cumuler ces fonctions si différentes. Il fallut pourtant revenir sur cette détermination; car l'obligation où était la duchesse de se trouver souvent dans la chambre de la reine, l'empêchait de veiller aussi assidûment que par le passé sur le dauphin, dont le service était en conséquence fort négligé: un jour, pendant l'absence de la gouvernante, le petit prince tomba de son berceau par suite du défaut de vigilance des femmes auxquelles on l'avait confié, et quoiqu'il n'eût pas été blessé, Mme de Montausier profita de cette circonstance pour renouveler l'offre de sa démission, qui cette fois fut acceptée, et la maréchale de La Mothe fut nommée gouvernante des enfants de France. La fin de cette année fut attristée par la mort d'Angélique d'Angennes, qui laissait deux filles de son mariage avec le comte de Grignan[102]. Mme de Rambouillet survécut peu à sa fille, et s'éteignit le 27 décembre 1665, à l'âge de soixante-dix-huit ans. Cette femme illustre avait conservé jusqu'à la fin l'usage de ses facultés, et son salon, quoique bien moins fréquenté qu'autrefois, était resté un point de ralliement pour des personnes qui ne se voyaient point ailleurs, pour ceux-là mêmes qui s'étaient vu froisser par la subite élévation du duc et de la duchesse de Montausier[103]. Mais cette mort fut surtout sensible aux derniers survivants d'un autre âge littéraire, que l'éclat radieux d'une nouvelle et glorieuse pléiade allait rejeter dans l'ombre. Montausier avait une espèce de culte pour sa belle-mère, et la douleur que la duchesse et lui ressentirent de sa perte fut d'autant plus amère, que leur résidence forcée à la cour les obligeait d'en contenir l'expression. [102] Mme de Sévigné enregistre cet événement de la manière la plus laconique: «Madame de Grignan est morte.»--_La bellissima madre_ ne se doutait point alors, que _la plus jolie fille de France_ épouserait à quatre années de là le comte de Grignan. [103] Toute trace de froideur semblait à cette époque avoir disparu entre mesdames de Montausier et de Longueville, ainsi que le prouve ce passage d'une lettre que la princesse écrivait dans les premiers jours de janvier 1666: «... Voilà nostre disné de Mme de Montausier et de moi chez vous un peu retardé par la mort de cette pauvre Mme de Rambouillet. Quoiqu'elle ne fût point au monde pour vous, je ne doute pas que vous ne soyez fâchée qu'elle n'y soit pour les autres. Premièrement pour la famille que vous aimez; mais je dis mesme parce qu'on est bien aise de sentir des gens de ce mérite-là et fâché quand Dieu les retire, quoiqu'on ne profitât point de leur vie ni de leur présence.» Les deux années suivantes ne furent signalées par aucun événement digne d'être rapporté: la duchesse continuait de subir les inconvénients de la situation fausse dans laquelle elle avait eu le tort de s'engager; quant à Montausier, il était du moins libre de ses mouvements, et faisait de fréquentes excursions à Rambouillet et en Normandie, où le mauvais vouloir du parlement de Rouen ne se trahissait plus au dehors, contenu qu'il était par la crainte du jeune souverain qui avait su réduire au silence la première cour judiciaire du royaume. Montausier rendit d'ailleurs à la province des services réels, et ses habitants lui durent la création d'un grand nombre d'établissements utiles, celle notamment de plusieurs hôpitaux, qui furent en partie élevés à ses frais. La guerre de 1668 le surprit au milieu de ces bienfaisantes occupations: au premier bruit qui en courut, il sentit se ranimer ses vieux instincts, et quoiqu'une campagne entreprise au coeur de l'hiver fût peu faite pour tenter un homme de son âge, il sollicita et obtint la permission de faire partie de cette expédition improvisée, qui, en quelques semaines, allait donner à la France une riche province. Le duc partit pour Dijon au commencement de février: il devait y attendre le roi, qui s'y rendit peu de jours après. Condé avait déjà commencé les opérations de la manière la plus brillante; entré le 4 dans la province ennemie, suivi de Luxembourg et de Chamilli, il se saisissait tout d'abord des portes de Rochefort, de Pesmes-sur-Oignon et du château de Marnai, coupant ainsi les communications entre Besançon, Dôle, Salins et Grai, qu'il tenait investis; puis détachant Luxembourg sur la route de Salins, il courait à Besançon sans bagages et sans artillerie, vu le mauvais état des chemins qu'il lui fallait suivre. Besançon parut d'abord disposé à vendre cher sa vieille indépendance: on vit l'archevêque lui-même, la pique à la main, monter la garde à la tête de son clergé. Mais les bourgeois, cédant à la frayeur qu'inspiraient le nom et la présence de Condé, consentirent à perdre la liberté pourvu qu'on leur laissât le saint-suaire. Condé entrait dans cette place le 7 février, et le même jour Luxembourg enlevait Salins. Encouragé par ces premiers succès, le roi, qui avait d'abord songé à renvoyer au printemps le reste de la campagne, résolut de tout terminer d'un seul coup, et, joignant ses forces à celles de Condé, il s'avança sur Dôle. Les habitants de cette capitale se rappelaient avoir bravé pendant trois mois tous les efforts des Français, et ils répondirent fièrement qu'ils étaient disposés à s'ensevelir sous les ruines de leur ville. Le parlement, qui allait perdre l'empire en changeant de maître, et les agents espagnols, Saint-Martin et Messimieu, les entretenaient dans ces dispositions magnanimes. D'accord en cela avec le roi et Montausier, Condé voulait avant tout préserver ses troupes des fatigues d'un siége qui, dans cette saison rigoureuse, aurait pu les détruire: il résolut donc de brusquer ses attaques. Tous les officiers rivalisèrent d'ardeur en cette circonstance, et le roi, voulant reconnaître la place, s'exposa tellement lui-même, qu'un boulet ennemi, labourant le sol à ses côtés, vint le couvrir de poussière ainsi que Montausier, qui ne le quittait pas. Au bout de vingt-quatre heures les dehors étaient emportés l'épée à la main; le marquis de Villeroi pénétrait à la tête du régiment du Lyonnais jusque dans la demi-lune, où il enlevait un drapeau, tandis que Condé, dirigeant et modérant la valeur de ses troupes, tenait son fils par la main et lui donnait des leçons au milieu du feu le plus terrible. Les défenseurs de la ville ne tardèrent pas à s'apercevoir de l'inutilité d'une plus longue résistance: ils se rendirent le 13, après deux jours d'investissement, et en dépit des protestations de Saint-Martin et de Messimieu. Quant au parlement, il s'humilia bassement devant son vainqueur, et s'empressa de lancer un arrêt contre les _rebelles_ qui refuseraient de se soumettre au roi très-chrétien. Presque en même temps le fort de Joux était emporté, Grai se rendait le 19, et la province était conquise tout entière au bout d'une campagne de quinze jours. Dans cette courte et foudroyante expédition, Montausier n'avait eu qu'un rôle assez effacé; il allait maintenant affronter un péril d'un nouveau genre, devant lequel reculent souvent les hommes les plus braves. Dès son retour à Paris, il apprit en effet que la peste faisait à Rouen des ravages affreux, et que tous les quartiers de cette grande ville en étaient infectés. Plus attentif que personne aux intérêts d'une province qui lui était confiée, il n'hésita pas un moment à voler à son secours. «L'honneur que lui avoit fait sa dernière campagne, la faveur du prince, l'attachement que cette faveur même sembloit lui attirer de la part des courtisans, rien ne put l'arrêter. On lui représentoit qu'il étoit contre la sagesse de s'exposer de sang-froid à un péril certain; mais il répondoit à ces conseils timides, _que pour lui il croyoit les gouverneurs obligez à la résidence comme les évêques, et que si l'obligation n'en étoit pas si étroite en toutes circonstances, elle étoit du moins égale dans les calamitez publiques_. La duchesse, son épouse, fut effrayée de sa résolution, et sans oser l'attaquer ouvertement, elle ne lui fit connoître que ce que son coeur ne pouvoit cacher, les cruelles alarmes où elle alloit être réduite pendant son absence. Mais le duc surmonta généreusement cet obstacle, et plus touché de l'exemple héroïque de la duchesse dans une pareille rencontre, que des larmes qu'il lui voyoit répandre, il aima mieux l'imiter que de céder à sa tendresse. Il partit pour Roüen, et s'étant enfermé dans cette ville infortunée, il s'appliqua tout entier au soulagement de ceux que la peste avoit déjà attaquez, et à préserver ceux qu'elle avoit épargnez jusqu'alors. Le bon ordre qu'il établit pour cela, les soins continuels qu'il prit, les visites journalières qu'il faisoit dans les lieux destinez à retirer les malades, les aumônes qu'il faisoit distribuer de tous côtez, les exemples de courage et de charité qu'il donnoit aux ministres spirituels et aux magistrats, produisirent les plus salutaires effets. La fureur du mal se ralentit peu à peu, plusieurs malades furent sauvez, le cours de la contagion fut arrêté; dans l'espace de deux mois, l'air fut parfaitement purifié, et tout un grand peuple reconnut devoir principalement son salut au zèle et à l'intrépidité de son gouverneur. Quand il seroit encore resté dans les esprits quelques traces des anciennes préventions, ce seul trait auroit pu les effacer. Aussi depuis ces temps malheureux, M. de Montausier fut regardé par les habitants comme le père de la patrie, et le souvenir de ses bienfaits vivra aussi long-temps à Roüen qu'on y conservera la mémoire du terrible fléau, qui en fut l'occasion. Les éloges dont il fut comblé dans la capitale de son gouvernement retentirent jusques dans la capitale du royaume, et parvinrent bientôt jusqu'aux oreilles du roy. Ce grand prince joignit ses applaudissements à ceux du public, et impatient de marquer sa satisfaction à un homme aussi utile à son État, il le fit revenir à la cour, et l'admit en sa présence sans avoir pris aucune des précautions qui sont en usage contre la malignité d'un mal qui se communique même souvent, malgré les plus sages préservatifs. Le roy ne crut pas que les louanges sincères qu'il donnoit au duc de Montausier fussent suffisantes pour un mérite si rare; il lui avoit déjà donné, il est vrai, des preuves plus solides de l'estime qu'il en faisoit; mais il vouloit lui marquer d'une manière encore plus éclatante la confiance que lui inspiroit sa vertu, en remettant dans des mains si fidelles ce qu'il avoit de plus cher au monde[104].» Le dauphin, âgé de huit ans, ne pouvait en effet rester plus longtemps entre les mains des femmes. Il était urgent de l'initier à des études sérieuses auxquelles son père attachait d'autant plus de prix que sa propre éducation avait été complétement négligée: circonstance fâcheuse et qui, dans un rang moins élevé, l'eût exposé à de fréquentes et légitimes railleries. Le roi n'était plus arrêté que par une seule considération, celle du choix d'un gouverneur qui convînt de tous points, et les courtisans étaient dans l'attente de la décision. Mme de Montausier ayant été pendant quelque temps gouvernante du petit prince, le duc se trouvait tout naturellement classé parmi ceux que leurs antécédents désignaient à l'attention du souverain, et nul parmi eux ne jouissait d'un renom plus mérité; mais les efforts de la cabale n'en furent que plus actifs à écarter une candidature trop en vue pour ne pas inquiéter toutes les autres. On profitait de toutes les occasions pour affaiblir les bonnes dispositions du roi envers ce vieux serviteur de sa famille: la noble franchise de Montausier était taxée d'impudence et de rudesse, on allait même jusqu'à lui reprocher d'anciennes croyances religieuses qu'il avait pourtant abjurées depuis si longtemps et de si bonne foi, et l'on représentait hypocritement l'orthodoxie comme une qualité qui devait primer toutes les autres dans le gouverneur de l'héritier du trône. Ces menées effrayèrent les amis de Montausier, et ils le pressèrent vivement de parler au roi sinon pour se justifier, du moins pour contre-miner les attaques de ses concurrents. Le duc se refusa obstinément à faire la moindre démarche dans ce sens: sa position était assez belle pour qu'il n'eût rien à envier, et d'ailleurs la charge de gouverneur lui semblait être d'une nature tellement délicate, elle engageait si étroitement à ses yeux la responsabilité de celui qui en était revêtu, qu'on ne pouvait, selon lui, la solliciter sans déshonneur, ni l'accepter sans une extrême appréhension. Cette manière de voir était parfaitement juste, et ses craintes ne furent que trop justifiées par l'événement. [104] Petit. LIVRE V. 1668-1674. Montausier est nommé gouverneur du dauphin.--Le marquis de Montespan insulte la duchesse de Montausier.--Maladie et mort de la duchesse.--Fléchier.--Travaux de Montausier, de Bossuet et de Huet.--Campagne de Hollande.--Montausier présente au Dauphin ses maximes chrétiennes et politiques. «Le roy après avoir mûrement réfléchi sur le choix important qu'il avait à faire d'un gouverneur pour monseigneur le dauphin, après avoir balancé le mérite et les talents des différentes personnes qui se présentoient à son esprit ou qui lui étoient recommandées, se fixa enfin sur le duc de Montausier. Il n'ignoroit pas ce qu'en pensoient la plûpart des courtisans; mais leurs discours malins ne purent offusquer les lumières ni diminuer en rien l'estime qu'il avoit conçuë d'un homme que l'expérience lui avoit fait connoître pour un des plus fidelles, des plus zélez et des plus vertueux serviteurs de sa cour.» Outre ces motifs allégués par le P. Petit, il en était un autre plus déterminant, quoique infiniment moins honorable pour la mémoire du roi Louis XIV. Déjà las de ses amours avec Mlle de La Vallière, ce prince qui une première fois avait exploité la faiblesse de la duchesse de Montausier, ne l'avait pas trouvé moins complaisante lorsqu'il s'était agi de favoriser ses relations adultères avec Mme de Montespan[105], et cette funeste condescendance avait valu à l'infortunée duchesse un outrage scandaleux de la part du mari de la favorite. Le roi devait une réparation solennelle à une personne qui s'était compromise à ce point à son service, et pour imposer silence aux propos insolents des courtisans, il n'hésita pas à accorder au duc une marque éclatante de son estime en lui donnant un poste de confiance[106]. «Il l'envoya donc chercher[107], et l'ayant fait entrer secrètement dans son cabinet, il lui dit qu'il le faisoit gouverneur de son fils, parce qu'il croyoit ne le pouvoir mettre en de meilleures mains. Le duc se jetta dans le moment aux pieds du roy, le remercia avec un profond respect, et dit en lui embrassant les genoux: «Qu'il ne s'arrêteroit pas à représenter à Sa Majesté son peu de capacité pour remplir dignement l'emploi dont elle l'honoroit, puisqu'en le choisissant, elle avoit eu sans doute des raisons qu'il ne lui appartenoit pas de combattre, mais qu'il l'assuroit au moins qu'il étoit disposé à se rendre moins indigne de ses bontez, par un zèle et une fidélité inébranlable, qu'au reste, il supplioit Sa Majesté de songer que la bonne éducation de monseigneur le dauphin ne dépendoit pas uniquement des soins d'un gouverneur, que les attentions de Sa Majesté seroient infiniment plus efficaces, et qu'il la conjuroit de ne les lui pas refuser.--Soyez tranquille, reprit le prince, je vous seconderai sur cela de façon que vous n'aurez rien à désirer.» Ensuite il fit relever le duc, et après s'être entretenu quelque temps avec lui des différents moyens dont il faudroit faire usage pour former la jeunesse du dauphin, il le renvoya en lui défendant de découvrir à d'autres qu'à Mme de Montausier et à la comtesse de Crussol, ce qui venoit de se passer. Le roy pour quelques raisons, vouloit différer de quelques jours à déclarer son choix, mais le secret qu'il en fit ayant renouvellé les sollicitations et les intrigues des prétendants, il s'en trouva tellement importuné que pour s'en délivrer, il déclara plutôt qu'il n'avoit résolu, que vainement on briguoit une place qui n'étoit plus à donner, et que celui en faveur de qui il en avoit disposé, étoit le duc de Montausier. Il ne restoit plus qu'à installer le nouveau gouverneur; le roy le fit de la manière la plus obligeante. Le duc étant venu par son ordre, Sa Majesté le présenta à la reine et à monseigneur, à qui il adressa ces paroles bien dignes de cet incomparable monarque, et bien glorieuses pour le duc de Montausier: «Voilà, mon fils, un homme que j'ai choisi pour avoir soin de votre éducation. Je n'ai pas cru pouvoir rien faire de meilleur pour vous et pour mon royaume. Si vous suivez ses instructions et ses exemples, vous serez tel que je vous désire; si vous n'en profitez pas, vous serez moins excusable que la plûpart des princes dont on néglige ordinairement les premières années; et moi, je serai quitte envers tout le monde, le choix que j'ai fait me mettant à couvert de tout reproche.» M. de Montausier également touché des bontez de son roy et de la présence du jeune prince qu'il lui confioit d'une manière si honorable, mit un genou en terre, et dit au dauphin en lui baisant tendrement la main: «Recevez, Monseigneur, cette marque de soumission et de respect d'un homme qui pendant plusieurs années ne vous en donnera pas de pareilles, mais qui en devenant en quelque sorte votre maître, n'oubliera jamais que vous devez être un jour le sien, et qui sera toujours prêt à sacrifier son repos, ses intérêts et sa vie pour votre utilité[108].» [105] «Mme de Montespan s'en alloit demeurer dans la chambre qui estoit l'appartement de Mme de Montausier, proche de celle du roi; et l'on avoit remarqué que l'on avoit ôté une sentinelle que l'on avoit mise jusque-là dans un degré qui avoit communication du logement du roi et de celui de Mme de Montespan... «On me mande, dit la reine, que c'est Mme de Montausier qui conduit cette intrigue, qu'elle me trompe, que le roi ne bougeoit d'avec Mme de Montespan chez elle.» Mme de Montausier dit à la reine: «Puisqu'on a voulu faire savoir à Vostre Majesté que je donne des maîtresses au roi, que ne peut-on faire contre tout le monde?» La reine lui répondit en termes équivoques: «J'en sais plus qu'on ne croit, je ne suis la dupe de personne...» (_Mém. de Mademoiselle._) Un peu plus loin Mademoiselle ajoute à propos de l'insulte faite à la duchesse: «Cette affaire fit un grand bruit dans le monde, parce que l'outrage estoit extraordinaire à supporter pour une femme qui jusque-là avoit une bonne réputation. M. de Montausier estoit à Rambouillet; il n'apprit pas cette affaire, on disoit même qu'on la lui avoit cachée; d'autres imaginoient qu'il la savoit, qu'habilement il lui estoit avantageux de l'ignorer. Peu de temps après il fut fait gouverneur de M. le dauphin. Ses envieux et ses ennemis voulurent gloser sur ce choix et en établissoient les raisons. Ceux qui savoient le bon goût du roi, et connoissoient le mérite de M. de Montausier, étoient persuadés que personne de tout le royaume ne s'en acquitteroit si bien que lui.» (_Ibid._)--Saint-Simon confirme en ces termes le récit de Mademoiselle: «Ce qui surprit... ce fut la protection que Mme de Montespan trouva auprès de Mme de Montausier au commencement de son éclat avec son mari pour les amours du roi, et de l'asile que le roi lui-même lui donna, en choisissant M. et Mme de Montausier pour retirer Mme de Montespan chez eux au milieu de la cour, et pour l'y garder contre son mari. Il y pénétra pourtant un jour, et voulant arracher sa femme d'entre les bras de Mme de Montausier, qui cria au secours de ses domestiques, il lui dit des choses horribles, et mêla ses reproches des injures les plus atroces.»--Il faut noter comme un fait curieux que tous ceux qui nous rapportent cette anecdote, semblent mettre Montausier hors de cause et protestent du respect que leur inspirent ses vertus et son austérité. [106] S'il en faut croire pourtant Mme de Longueville, la nomination de Montausier eût été antérieure à l'insulte reçue par sa femme. Voici les paroles de la princesse: «... Que dites-vous du gouvernement de M. le dauphin, et que dites-vous de la mortification qui est venue troubler cette joie, j'entends l'affaire de M. de Montespan? Avez-vous fait des compliments là-dessus à Mme de Montausier? Pour moi, ma pente alloit à ne lui en pas faire, car, à mon sens, il ne faut pas la faire souvenir jamais d'un tel désagrément. Mais pourtant on m'a dit qu'elle prendroit peut-estre mal mon silence: ainsi je lui ai escrit trois lignes de galimatias. Quelqu'un a dit là-dessus une chose que je trouve bien, que c'estoit lui avoir mis de la cendre sur la teste. En effet, c'est les faire souvenir bien durement qu'ils sont hommes, cette nouvelle élévation pouvant fort bien leur en avoir osté la mémoire. Elle a dit que cela faisoit souvenir de ces gens qui triomphoient jadis, qui avoient après leur char des esclaves qui leur disoient des injures. Quelque pompeuse que soit cette comparaison, j'avoue que la première partie ne me consoleroit pas de la dernière, et que de toutes les aventures qui peuvent arriver à une vieille dame d'honneur, voilà la plus humiliante de toutes.»--Ce témoignage impartial, en atténuant les torts de Mme de Montausier, charge singulièrement le roi Louis XIV, qui en nommant Montausier gouverneur, n'eût pas cherché à réhabiliter l'honneur de la duchesse, mais tenté la délicatesse de cette dernière en l'exposant dans toute hypothèse au reproche de faiblesse ou à celui d'ingratitude. [107] La date de cette entrevue fixée par le P. Petit au 18 septembre est évidemment inexacte, puisque dès le 4 du même mois, Mme de Sévigné annonçait à Bussy la nomination de Montausier. [108] Petit. Le choix du roi obtint l'approbation générale[109], et si Montausier eut quelques envieux, les difficultés qu'il rencontra dans l'exercice de ses fonctions ne tardèrent pas à diminuer les regrets qu'éprouvèrent d'abord ses concurrents évincés. Le début s'annonça pourtant de la façon la plus favorable. Le roi «déclara au duc que son intention étoit que le dauphin fût accoutumé de bonne heure au travail et non à l'oisiveté et à la mollesse; que la peine qu'il ressentoit d'avoir été trop ménagé dans son enfance, le rendroit moins indulgent pour celle de son fils; qu'il souhaitoit qu'on le fît non-seulement honnête homme, mais encore sçavant s'il étoit possible, et que pour y réussir, il permettoit qu'on employât les réprimandes, les reproches, les punitions même au besoin; qu'au reste, il entendoit que le gouverneur eût une pleine autorité sur les études, les exercices, les divertissements, les compagnies et le choix des personnes qui approcheroient du prince; que tous les autres officiers de sa maison fussent subordonnez au gouverneur, et que rien ne se fît en ce qui concerneroit l'éducation de monseigneur le dauphin, que par ses ordres ou de concert avec lui.» [109] Bussy y donne la plus franche adhésion. Il écrivait le 7 septembre à Mme de Sévigné: «Je suis fort aise que M. de Montausier soit gouverneur de M. le dauphin; il n'y a que moi en France que j'aimasse mieux en cette place que lui. Il est vrai que le roi s'excite tous les jours à faire des grâces à cette maison.» Revêtu de tous ces pouvoirs, le duc de Montausier prêta serment pour les charges de gouverneur de monseigneur le dauphin, de premier gentilhomme de la chambre et de grand maître de la garde-robe, et se décida à commencer les fonctions de son principal emploi. Le président de Périgny était précepteur du jeune prince depuis un an; M. Millet fut nommé sous-gouverneur, et Joyeux premier valet de chambre. On nomma aussi trois jeunes enfants d'une naissance distinguée pour être habituellement auprès de monseigneur, étudier avec lui, et exciter dans son coeur cette émulation sans laquelle il est rare qu'on fasse de grands efforts[110]. [110] Petit. Ces dispositions arrêtées, Montausier se trouva face à face avec un élève qui devait faire peu d'honneur à son instituteur, mais l'incapacité et l'entêtement du dauphin paraissaient beaucoup moins choquants au début de son éducation, et son gouverneur attribua d'abord ces défauts à la mauvaise direction qu'il avait reçue jusqu'à ce jour. Les succès apparents qu'obtinrent les premières mesures prises par le duc contribuèrent à l'entretenir dans cette agréable illusion, et pendant un séjour de six semaines que la cour fit au château de Chambord, la discipline rigoureuse à laquelle l'enfant fut assujetti opéra sur lui une influence des plus heureuses. Le roi, charmé de ce changement, trop prompt pour être sérieux, prodigua à Montausier les plus vives félicitations, et celui-ci songea à s'en rendre digne par un redoublement de zèle: «Le plan qu'il se traça rouloit sur deux principes, qui, malgré leur simplicité, contiennent tout ce que demande l'éducation des enfants, surtout ceux que leur naissance met au-dessus des autres hommes. Il faut éclairer leur esprit par des connoissances utiles et agréables; il faut encore plus former leur coeur, soit en y faisant naître, soit en y entretenant des sentiments de religion, d'honneur et de probité. M. de Montausier ne perdit jamais ces deux points de vuë; et l'on ne sçauroit dire à quels assujettissements il se captiva pour arriver au but qu'il s'étoit proposé. Toujours occupé du désir d'y atteindre, c'étoit là l'unique objet de ses réflexions, persuadé que les maximes générales sont d'un faible secours pour se préserver des vices, si on ne prend soin de les appliquer dans les occasions, à mesure qu'elles se présentent. Il fut inséparable de monseigneur le dauphin, et le suivoit en tous ses mouvements pour étudier son caractère et connoître ses inclinations; il couchoit dans la chambre du prince, et c'est un devoir dont il ne se dispensa jamais que pour les raisons les plus fortes; il assistoit à son lever et à ses prières, il le suivoit à la messe; pendant l'étude, il redevenoit écolier avec son disciple; il ne le quittoit pas plus dans les temps destinez au divertissement et au jeu, parce qu'il n'ignoroit pas que c'est alors que les enfants moins retenus montrent ordinairement ce qu'ils sont. La manière dont ils prennent le plaisir, les sentiment qu'excite en eux le gain ou la perte, les réflexions et les discours que l'un ou l'autre fait naître, décèlent leur âme sans qu'ils y pensent, et instruisent parfaitement un homme attentif de ce qu'il doit cultiver ou retrancher dans son élève[111].» [111] Petit. Au milieu des occupations assujettissantes que lui imposait la charge de gouverneur, Montausier n'avait pu s'empêcher d'observer le douloureux changement qui s'était opéré dans la santé de la duchesse. Pleine d'amour-propre, Julie avait été cruellement humiliée des insultes de Montespan: à partir de cette époque sa constitution, déjà affaiblie, avait paru complétement ébranlée; et en même temps que ses forces physiques allaient diminuant chaque jour, son intelligence, autrefois si ferme, était obscurcie par des visions funestes. S'inspirant de son énergie habituelle, elle avait réussi d'abord à dissimuler ses maux; mais bientôt son état de prostration devint tel, qu'elle se vit contrainte de chercher la solitude et de se confiner dans ses appartements. C'est vers le début de cette crise, au printemps de 1670, que le duc fut obligé de quitter sa femme, pour accompagner le dauphin, que le roi avait désiré amener en Flandre avec lui. «Après le voyage, la comtesse de Crussol, qui étoit demeurée auprès de sa mère, ne la crut pas en état de paroître davantage à la cour. Le duc, surpris de ne les y pas trouver à son retour de Flandre, vint promptement à Paris pour en sçavoir la cause. Alors on fut obligé de lui parler sans réserve, et de lever le voile qui lui cachoit toute la grandeur du péril où se trouvoit son épouse. Il en fut consterné, et dans l'affliction extrême qu'il en conçut, il n'auroit pas balancé à rompre les liens qui l'attachoient à monseigneur le dauphin, pour demeurer incessamment attaché au lit de la malade; mais il crut que Dieu demandoit de lui qu'il sacrifiât tout aux devoirs d'une charge à laquelle il avoit été appellé, plus pour le bonheur des autres que pour lui-même. D'ailleurs la comtesse de Crussol lui promit de ne point quitter sa mère, et il connoissoit trop le bon coeur de sa fille pour ne pas se reposer sur ses soins; il retourna donc à la cour, et seulement une fois par semaine il venoit voir par lui-même l'état de la malade, dont la comtesse de Crussol lui mandoit exactement des nouvelles tous les autres jours. La maladie se tourna en langueur, et dans le cours de près de deux années, elle causa à la duchesse de fréquentes défaillances, qui faisoient chaque fois trembler pour sa vie. M. de Montausier, toujours instruit ou témoin de ces espèces d'agonies et de ces vicissitudes de mieux ou de pire, étoit sans cesse entre l'espérance et la crainte. Il est plus facile de sentir que d'exprimer combien cette situation est douloureuse; il y auroit sans doute succombé, si sa foi et sa religion ne l'eussent soutenu; mais il trouva toujours dans ces sources les forces nécessaires pour supporter en héros chrétien le poids de son affliction. Elle ne put ralentir le zèle dont il étoit en quelque sorte dévoré pour l'avancement de son auguste élève, et il en donna vers ce temps-là une preuve bien signalée[112].» [112] Petit, I, p. 147. Le président de Périgny, précepteur du dauphin, était mort le 1er septembre. Dès 1668, avant que le roi ne l'eût désigné pour cette charge[113], la voix publique y avait appelé Bossuet, et des amis puissants avaient agi à l'insu de ce dernier pour fixer le choix de Louis XIV sur un homme dont la vertu égalait le génie, et qu'une existence sage, tranquille et retirée défendait suffisamment contre tout soupçon d'ambition. Péréfixe, archevêque de Paris, qui avait élevé le roi, désirait ardemment voir le dauphin confié aux soins d'un instituteur qui serait probablement plus libre qu'il ne l'avait été lui-même, de donner à l'héritier du trône l'instruction et les connaissances convenables à son rang; le ministre le Tellier favorisait aussi de tout son pouvoir cette candidature, mais elle échoua, Montausier ayant préféré à Bossuet le président de Périgny, et le roi ayant donné son adhésion à ce choix, au moins singulier. Mais dans l'intervalle de deux ans qui s'était écoulé entre la nomination et la mort de Périgny, la renommée de Bossuet avait beaucoup grandi: on l'avait vu déployer dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre ces vastes conceptions, ce génie profond et observateur, qui découvre dans le caractère des rois et des peuples les causes de la grandeur et de la décadence des empires et de la chute des trônes. Plus récemment il venait de faire couler les larmes de toute la France, en déplorant la mort d'Henriette d'Angleterre; tous les coeurs étaient pleins encore de la douleur qu'il avait répandue sur cette pompe funèbre, et Bossuet était peut-être en ce moment l'homme qui occupait le plus l'attention publique. Louis XIV jugea qu'un tel homme était seul digne d'élever son fils. Aussi dès le jour même où le président de Périgny mourut, le choix de son successeur fut arrêté dans sa pensée; et si ce prince mit un intervalle de quelques jours à rendre son choix public, ce ne fut que par ce sentiment des égards et des convenances dont il ne s'écartait jamais. Il pouvait craindre que le choix d'un évêque ne donnât quelque ombrage au duc de Montausier, accoutumé depuis deux ans à exercer une influence exclusive sur toutes les parties de l'éducation du dauphin. Il savait, par l'expérience qu'il avait des hommes et du gouvernement, combien ces petites jalousies de place et d'amour-propre nuisent au succès des affaires. Cet inconvénient était surtout à redouter dans le système d'une éducation aussi importante, et qui demandait le concours de tous les coeurs, de tous les esprits et de toutes les volontés appelées à remplir les voeux et les espérances de sa tendresse paternelle. Un exemple récent venait de l'avertir encore combien ces petites susceptibilités de l'amour-propre sont communes dans les cours, et c'était parmi les personnes mêmes attachées à l'éducation de son fils qu'il avait rencontré cette opposition de caractères, et cette jalousie du pouvoir. [113] Il est aujourd'hui prouvé que Périgny fut sinon l'unique, du moins le principal rédacteur des _Mémoires de Louis XIV_, et cette circonstance suffit pour expliquer la faveur dont cet homme obscur jouissait à la cour. Louis XIV, en associant à l'éducation du dauphin tous les hommes de mérite que la voix publique lui avait indiqués, avait voulu l'accoutumer de bonne heure à ne voir autour de lui que des exemples de vertu, et à n'entendre que des leçons présentées par une raison éclairée, inspirées par un goût pur et délicat. La réputation du célèbre Huet, depuis évêque d'Avranches, était venue jusqu'à ce prince, et il avait annoncé au duc de Montausier l'intention de l'attacher à l'éducation de son fils. Montausier avait applaudi à la pensée du roi, et il prenait les mesures nécessaires pour s'y conformer, lorsque Périgny, qui avait appris cette nouvelle indirectement, vint en porter ses plaintes au duc lui-même; il prétendit qu'on allait le dégrader en quelque sorte de ses fonctions, et que c'était moins lui donner un coopérateur qu'un surveillant inquiet et dangereux. Montausier crut devoir instruire le roi de la répugnance, et même de l'opposition si animée qu'il avait trouvée dans le président de Périgny, et il ne lui dissimula pas qu'il valait encore mieux se priver des avantages que les talents et les connaissances de Huet pouvaient apporter dans l'éducation du dauphin, que d'y introduire ce sujet ou ce prétexte de division. La mort de Périgny suivit de près ce bizarre incident; et cette expérience si récente encore, dut être un motif de plus pour Louis XIV de ne nommer Bossuet précepteur qu'après avoir connu les dispositions de Montausier, et s'être assuré de sa volonté sincère d'agir toujours dans un parfait concert avec ce prélat. Montausier, qui avait autant d'élévation dans l'âme que d'austérité dans les principes, voulait préférablement à tout que le dauphin fût élevé par tout ce que la France avait de plus vertueux et de plus éclairé; et aussitôt que le roi lui eut témoigné, avec une délicatesse obligeante, qu'il craignait que le choix d'un évêque pour la place de précepteur ne pût le contrarier ou le blesser, il répondit avec autant de candeur que de dignité: «Sire, ce n'est ni de moi ni des honneurs ou des prérogatives de ma place que Votre Majesté doit s'occuper; c'est uniquement du succès de l'éducation de monseigneur le dauphin. Dès que Votre Majesté est dans l'intention de nommer précepteur un évêque, elle ne peut faire un choix plus honorable pour elle et plus utile pour monseigneur le dauphin que M. l'évêque de Condom. J'ose répondre au roi du parfait accord de nos vues et de nos sentiments pour justifier la confiance dont Votre Majesté daigne nous honorer[114].» [114] Si l'on en croit Huet, il paraît que le premier voeu de Montausier n'avait pas été pour Bossuet. Il rapporte dans ses mémoires latins comme le tenant de Montausier lui-même, _qui le lui avait souvent raconté_, «qu'à la mort du président de Périgny, le roi le chargea de lui proposer le sujet qu'il jugerait le plus digne de la place de précepteur de monseigneur le dauphin; que M. de Montausier dans la vue de faire tomber le choix du roi sur M. Huet, imagina de lui présenter une liste composée de tous ceux qui la lui avaient demandée et lui avaient exprimé le désir de voir leur nom placé sous les yeux de Sa Majesté. Le nombre des prétendants montait à _près de cent_, et M. de Montausier les comprit tous sur la liste, sans aucune exception et sans aucune distinction. A la suite de cette première liste, il en avait ajouté une seconde, où il n'avait compris que ceux qui ne lui avaient manifesté ni désir ni prétention, et qu'il jugeait cependant les plus dignes et les plus capables de remplir cette place selon les vues de Sa Majesté. Il faisait valoir leurs titres, leurs vertus et leurs talents, et il finissait son mémoire par ces mots: _Si Votre Majesté me demande actuellement mon opinion sur ceux que je crois le plus dignes de fixer son attention, je prendrai la liberté de lui dire avec confiance que parmi ceux qui n'ont formé aucune demande, M. Ménage, M. de Condom et M. Huet, me paraissent mériter la préférence. Je laisse à la sagesse de Votre Majesté le choix de celui des trois qui pourra lui être le plus agréable._ Le roi prit la liste de M. de Montausier sans s'expliquer, pour se donner le temps de réfléchir mûrement sur un choix si important. M. de Montausier ajoutait que, d'après cet exposé, il ne devait pas douter que le roi ne se portât de lui-même à nommer M. Huet précepteur de monseigneur le dauphin. Le nom de Ménage était presque inconnu à ce prince. L'évêque de Condom, qui avait consumé jusqu'alors toute sa vie dans des controverses de théologie ou dans l'exercice du ministère évangélique, ne devait point paraître assez familiarisé avec les belles-lettres, dont l'étude allait occuper les premières années de l'éducation de monseigneur le dauphin; et d'après toutes ces considérations, il était d'autant plus vraisemblable que le roi laisserait tomber son choix sur M. Huet, que Sa Majesté avait paru désirer elle-même peu de mois auparavant de le voir associé à l'éducation de monseigneur le dauphin. Mais les choses tournèrent tout autrement; le roi était accoutumé à entendre prêcher M. l'évêque de Condom, il lui était agréable, il était frappé de son mérite, _les murs mêmes de son palais retentissaient encore de son éloquence_, et il nomma M. de Condom précepteur, mais il nomma en même temps M. Huet sous-précepteur.» (Huetii, _Commentarius de rebus ad eum pertinentibus_.) Louis XIV déclara Bossuet précepteur le 13 septembre 1670, et ce fut Péréfixe, archevêque de Paris, qui vint lui en apporter la nouvelle au doyenné de Saint-Thomas-du-Louvre, où il logeait constamment depuis tant d'années. Touché de l'abnégation qu'avait montrée Montausier en cette circonstance, le roi lui laissa toute latitude pour le choix du sous-précepteur et le duc proposa Huet, qu'il avait vu souvent autrefois chez Mme de Rambouillet, qu'il avait retrouvé plus tard en Normandie et dont il admirait l'étonnante érudition non moins que la délicatesse avec laquelle il maniait les idiomes de Rome et de la Grèce, dont il avait fait une étude particulière et approfondie. Bossuet lié depuis longues années avec le futur évêque d'Avranches ne se montra pas hostile à sa nomination, et le prince après avoir sanctionné ce dernier choix, put se flatter d'avoir mis son fils en des mains excellentes. Chacun de ces trois hommes remarquables, était en effet employé de la façon qui convenait le mieux à sa spécialité. Montausier, austère et même un peu rude, offrait des garanties surabondantes pour le maintien de la discipline; l'esprit élevé de Bossuet était merveilleusement approprié à la direction morale de celui qui devait occuper le premier trône de l'univers, tandis que l'érudition patiente et minutieuse de Huet devenait d'un prix inestimable pour le détail des études, alors qu'un génie supérieur en surveillait l'ensemble. Mais les efforts de ces trois hommes incomparables devaient échouer devant l'apathie profonde d'un enfant peu intelligent et que l'ennui de deux années de travail avait déjà complétement rebuté[115]. Ses précepteurs, surtout Bossuet et Montausier, lui inspiraient une sorte d'horreur, et les châtiments fréquents que lui attirait son incurable paresse, ne faisaient que l'aigrir sans le corriger[116]. Ces deux personnages illustres apportaient pourtant à leur tâche un zèle surhumain: le duc et l'évêque s'étaient remis l'un et l'autre à leurs études classiques, et ce dernier avec tant de goût, qu'il lui arrivait de réciter en dormant des vers d'Homère[117], qu'il préférait à tous les autres écrivains de l'antiquité. Du reste, la poésie ne l'absorbait pas tellement qu'il dédaignât les travaux même les plus arides lorsqu'il s'agissait de l'intérêt de son élève, et l'abbé Ledieu affirme qu'il avait composé une grammaire latine à l'usage du dauphin. Bien qu'occupé spécialement de l'éducation religieuse du jeune prince pour lequel il avait rédigé un catéchisme particulier et le recueil connu sous le titre de: _Prières ecclésiastiques du diocèse de Meaux_, il n'en surveillait pas moins les autres travaux du dauphin sur la géographie, l'histoire et la littérature latine, travaux confiés à la direction spéciale de Huet et de M. de Cordemoy, lecteur du prince. Rien ne se faisait toutefois sans l'aveu de Montausier, qui, libre de s'en rapporter aux lumières de ses coopérateurs, ne s'occupait pas moins activement de l'éducation de son élève que si le roi n'en eût chargé que lui. Huet nous apprend que le duc eut le premier l'idée des célèbres éditions _Ad usum Delphini_. Comme on l'a vu, Montausier avait été passionné dès sa jeunesse pour les grands écrivains des beaux siècles de la littérature latine. Mais souvent il s'était vu arrêté dans leur explication par l'obscurité de quelques mots, et par le défaut d'une connaissance suffisante des moeurs, des usages et des détails de la vie habituelle des anciens. Les devoirs du service militaire l'appelant souvent aux armées, il lui était impossible d'avoir toujours à sa disposition tous les ouvrages des commentateurs qui s'étaient livrés à ces utiles recherches d'érudition et de critique. A peine fut-il nommé gouverneur du dauphin, qu'il conçut le projet d'un monument utile et honorable à la gloire de l'éducation qui lui était confiée. Il crut devoir inviter les hommes de son temps les plus familiarisés avec les beautés et les difficultés de la langue latine, à donner des éditions des principaux auteurs classiques, qui pussent réunir le mérite d'offrir l'explication littérale du texte original, d'éclaircir les difficultés qu'il peut souvent présenter, et de faire connaître, dans des notes critiques et historiques, les usages et les détails domestiques auxquels les anciens font souvent allusion dans leurs écrits. Montausier fit part de cette idée à Huet. Il était peu d'hommes qui possédassent au même degré toutes les connaissances nécessaires pour diriger avec succès une pareille entreprise. Ce fut Huet qui en choisit tous les collaborateurs, et qui distribua à chacun d'eux les auteurs latins qui devaient être l'objet de leur travail particulier. Huet venait tous les quinze jours de Saint-Germain à Paris pour examiner leur travail, en accélérer les progrès et leur communiquer ses observations. Mais ce fut Huet seul qui eut l'heureuse pensée de placer à la fin des ouvrages de chaque auteur, le vocabulaire de tous les mots employés dans chaque ouvrage. A la faveur de ce vocabulaire, il suffit au lecteur de se rappeler un seul mot d'un vers ou d'une phrase, pour retrouver par une simple indication toutes les parties du texte original où l'auteur l'a employé. Un travail du même genre avait déjà été entrepris et exécuté avec succès par des savants étrangers sur les principaux écrivains de l'antiquité grecque et latine. L'expérience de tous les avantages que l'on recueillait des célèbres _Concordances de la Vulgate_ et des bibles grecque et hébraïque, justifiait suffisamment l'utilité du plan de Huet; et tous les amateurs de la latinité lui doivent de la reconnaissance pour le service qu'il a rendu à la république des lettres, en faisant participer la France à la gloire d'un genre d'érudition dont les écrivains étrangers paraissaient s'être emparés exclusivement. Huet avait même voulu donner à sa première pensée une exécution bien plus vaste, et dont les avantages auraient été incalculables. Il s'était proposé de composer de tous les vocabulaires particuliers un vocabulaire général, où l'on aurait trouvé, pour ainsi dire, l'histoire de la naissance, de la faveur et de la _disgrâce_ de chaque mot latin, depuis l'époque où la langue latine avait commencé à se former, jusqu'à celle où elle avait atteint toute sa perfection. Ce vocabulaire aurait pu servir à préserver la langue latine d'une nouvelle décadence, semblable à celle qu'elle éprouva successivement dans les siècles qui suivirent celui d'Auguste. Mais les collaborateurs de Huet furent effrayés de la grandeur de l'entreprise et des dépenses qu'elle exigeait. Cependant, il est à croire qu'une pareille difficulté n'aurait pas arrêté Louis XIV, toujours porté à favoriser avec sa magnificence accoutumée tout ce qui pouvait accroître la prospérité des sciences et des lettres. Huet nous apprend, en effet, que les éditions _ad usum delphini_ avec de simples vocabulaires particuliers, coûtèrent à ce prince plus de _deux cent mille francs_. Ces éditions parurent successivement pendant toute la durée de l'éducation du dauphin, et dès l'année 1671, peu après que Bossuet eut été nommé précepteur du jeune prince. On en a publié plusieurs sous le même titre longtemps après que le dauphin fut sorti des mains de ses instituteurs. Huet ne dissimule pas que, malgré toute l'attention qu'il apporta dans le choix des gens de lettres qui concoururent à ce travail, tous ne répondirent pas aux intentions qu'on s'était proposées; quelques-uns par lassitude, d'autres par légèreté, plusieurs même par le défaut d'une connaissance assez approfondie des beautés et des difficultés de la langue latine. Ce fut peut-être aussi par une négligence inexcusable qu'ils ne remplirent point ce que l'on attendait de cette noble association. Il ne craint pas en effet d'avouer que quelques jeunes présomptueux, trop confiants en leurs lumières et leurs talents, ne firent que montrer d'une manière affligeante qu'ils s'étaient trop pressés de vouloir apprendre aux autres ce qu'ils ne savaient pas eux-mêmes. Le jugement de la postérité a été plus sévère encore que celui de Huet sur le résultat défectueux de cette intéressante tentative, mais si l'exécution fut mauvaise, le plan du moins était excellent, et l'honneur de l'idée première en revient à Montausier seul. [115] «Si on considère le mérite et la vertu de M. de Montausier, l'esprit et le savoir de M. de Meaux, quelle idée n'aura-t-on pas, et du roi, qui fit élever si dignement son fils, et du dauphin, qu'on croira savant et habile, parce qu'il le devoit être! On ignorera les détails qui nous ont fait connoître l'humeur de M. de Montausier et qui l'ont fait voir plus propre à rebuter un enfant tel que Monseigneur, né doux, paresseux et opiniâtre, qu'à lui inspirer les sentiments qu'il devoit avoir. La manière rude avec laquelle on le forçoit d'étudier, lui donna un si grand dégoût pour les livres, qu'il prit la résolution de n'en jamais ouvrir quand il seroit son maître, et il a tenu parole.» (_Souvenirs de Mme de Caylus._) [116] La vérité de cette assertion est plus que confirmée par les mémoires du valet de chambre Dubois, et les extraits suivants suffiront à donner une idée de ces luttes de chaque jour entre le prince et ses précepteurs: «... En priant Dieu il lui prit une faiblesse; au lieu de le remettre dans son lit, on le pressa de s'habiller. Il eut besoin d'aller à la chaise percée où il lui prit une faiblesse..... il tomba entre mes bras. Nous luy fismes prendre du vin, il revint. Le voyant dans cet estat, je dis à M. de Montausier et à ceux qui estoyent là, que j'allois raccommoder son lit et qu'il falloit l'y remettre. Le lit raccommodé, ils se mocquèrent de moy, et me dirent que je ne cognoissois pas M. le dauphin, et que tout ce que je voyois n'estoit que pour éviter les estudes, et l'y poussèrent et ne luy firent non plus de quartier que les autres jours..... Le 29 (juillet) toute la cour partit pour Versailles, où j'arrivai fort à propos pour les estudes de monseigneur le dauphin. Le 30, estant allé manger, à mon retour, Monseigneur fut à la chaise percée et là me fit l'honneur de me dire: Dubois, pendant vostre absence, M. de Montausier m'a donné un si grand coup de férulle par le bras que je l'ay encore tout engourdy. Il me maltraite si fort qu'il n'y a plus moyen de durer..... Le mardy 4, au matin, à l'estude, M. de Montausier le battit de quatre ou cinq coups de férulles cruelles, au point qu'il estropioit ce cher enfant. L'après-dînée fut encore pire. Point de collation, point de promenade; et le soir, comme la planète cruelle dominoit toujours l'esprit de M. de Montausier, au prier Dieu, où estoit tout le monde à l'ordinaire, ce précieux enfant disoit l'oraison dominicale en françois, il manqua un mot, M. de Montausier se jetta dessus luy à coups de poing de toute sa force, je croyois qu'il l'assommeroit. M. de Joyeuse dit seulement: Eh! monsieur de Montausier? Cela fait, il le fit recommencer, et ce cher enfant fit encore la mesme faute, qui n'estoit rien. M. de Montausier se leva, luy prit les deux mains dans sa droite, le traîna dans le grand cabinet où il faisoit ses estudes, et là luy donna cinq férulles de toute sa force dans chacune de ses belles mains..... M. de Montausier l'avoit tiré de force, au travers de la presse qui estoit dans la chambre, au point que mon camarade de la Chesnardière m'a dit qu'en passant, il l'avoit heurté et qu'il luy avoit fait grand mal..... M. de Crussol, gendre de M. de Montausier, qui avoit esté témoin de ce cruel emportement, et d'autres dirent leur sentiment à M. de Montausier, qui ne dormit point... et le lendemain, ne vit personne, au matin; ayant connu qu'il avoit fait une très-grande faute, il employa tous ceux qui le pouvoient servir, comme MM. de Condom, Millet, Huet, particulièrement M. de Joyeuse, qui persuadèrent sy bien ce précieux enfant, qu'il résolut de n'en rien dire..... Ce quy sauva la vie à ce cher enfant, ce fut un corps piqué de balleines, pour luy tenir la taille ferme, qui para les coups de poing de la force et de la colère de M. de Montausier..... Le 6, monseigneur le dauphin, à la fin de la messe se trouva tout en sueur et se plaignit d'un grand mal de reins et par bonheur il luy prit un dévoiement. Nonobstant, il fallut estudier, quoiqu'on vît qu'il se trouvoit mal.... Le 23, il y eut différent entre Monseigneur et Monsieur de Condom qui me dit par deux fois d'aller chercher M. de Montausier, ce que je n'ay jamais voulu faire. Il rompit un feuillet du thême; Monseigneur le pria de luy montrer, ce qu'il ne voulut pas faire: à peu de temps M. de Montausier arriva: M. de Condom luy ayant dit ce qui s'estoit passé, M. de Montausier luy dit: «Monsieur, vous pouvez tout; pour moy, je ne suis que l'exécuteur des hautes-oeuvres.....» «... Monsieur avoit eu le pain bénit, il en envoya à Monseigneur. Comme il estoit interdit des menaces qu'on venoit de luy faire, il ne répondit pas au gentilhomme et reçut une ou deux férulles... il estoit toujours gourmandé et traité de fripon et de gallopin... Ce dernier jour, M. de Montausier estant party pour Paris, ce cher enfant montra quelque joye. Ils rappelèrent M. de Montausier, qui revint et luy donna trois férulles... Le 17... il y eut un peu d'offense à la dernière leçon... au soir, M. de Montausier luy donna dans son lit deux férulles... Le 29, entrant à l'estude du matin, Monseigneur estant très gay pour l'absence de M. de Montausier, tenoit sa petite chienne, qu'il fit baiser à M. de Condom. Son chapeau tomba dans cette carresse innocente, ce que M. de Condom ne trouva pas bon et luy en garda une dent de lait.» (_Mémoires de Dubois_, année 1671) [117] Son biographe, le cardinal de Bausset, assure même qu'à demi éveillé il avait composé ce beau vers grec: [Grec: Tois dystychousin achthos panta kai goos.] L'entreprise était encore à ses débuts lorsque le gouverneur «eut à essuyer les plus rudes coups dont un coeur comme le sien pût être frappé. La maladie de Mme de Montausier, après plus de deux années de langueur et de défaillances presque continuelles, l'avoit enfin tellement épuisée de forces, que l'on vit approcher de bien près le moment qui termineroit sa belle vie. Le danger prochain de perdre ce qu'il avoit de plus cher au monde, fit frémir le duc de Montausier; il quitta la cour pour quelque temps, et accourut auprès de la malade, résolu de ne s'en plus éloigner qu'il n'eût recueilli ses derniers soupirs. En effet, il se tint constamment attaché auprès de son lit, moins encore pour lui procurer tous les soulagements dont il étoit capable, que pour nourrir sa piété et entretenir sa foi par des discours ou des lectures édifiantes. La duchesse dont la patience ne se démentit jamais au milieu de ses souffrances, n'écoutoit personne plus volontiers que son époux lui parler de Dieu et de l'éternité, parce que personne ne lui en parloit mieux que lui; mais ces entretiens qui consoloient la malade, renouvelloient les alarmes du duc et le mettoient souvent dans un état qui le rendoit aussi digne de compassion que la malade même. Il faisoit réflexion qu'il préparoit à la mort une personne dont il eût de bon coeur racheté la vie au prix de la sienne; cette pensée l'attendrissoit de telle sorte qu'il étoit obligé de se faire violence pour retenir ses larmes, et cette contrainte lui ôtoit quelquefois la respiration et le sentiment. Si cependant quelque chose est capable d'adoucir l'amertume qu'il est si naturel de ressentir, quand on voit une personne chérie prête à nous quitter pour jamais, c'est une assurance bien fondée qu'en nous quittant, elle va entrer en possession d'une éternelle félicité. Une assurance si consolante pour un chrétien ne manquoit pas à M. de Montausier; son illustre épouse n'étoit pas moins distinguée par ses vertus que par les agréments du corps et les talents de l'esprit; sa piété, toujours égale, fut pour elle un antidote invincible contre le poison flatteur des passions, et l'air contagieux de la cour et du grand monde; dans la rude épreuve où le Seigneur la voulut mettre, sa vertu devint encore plus pure et la rendit enfin mûre pour le ciel. Dieu content de sa patience inaltérable, l'appella pour lui en donner la récompense et pour lui mettre sur la tête une couronne bien plus précieuse que la fameuse guirlande dont elle avoit été couronnée pendant sa vie. Elle mourut le quinzième de novembre 1671, âgée de soixante-quatre ans, quittant le monde sans regret, et laissant sa famille dans la plus accablante affliction. En effet, le duc fut frappé de cette mort comme s'il ne s'y fut pas attendu. Dès que la duchesse eut expiré, il fut presque impossible de le détacher de ce douloureux objet pour lui faire prendre un peu de repos. Bientôt, il se déroba à la vigilance de ceux qui l'avoient pour ainsi dire forcé de s'en séparer pour quelque temps; il alla malgré eux jetter de l'eau bénite sur le corps de la défunte, et cette cérémonie ayant renouvellé sa douleur, il se jetta à genoux, les bras et la tête appuyés contre le cercueil, et resta plus de deux heures dans cette touchante situation. Le triste appareil des obsèques fit encore plus éclater les sentiments de son coeur; plus d'une fois il mêla des sanglots aux chants funèbres des prêtres, et lorsqu'on déposa le corps de la duchesse dans le lieu destiné à sa sépulture[118], il eut besoin que sa raison, ou plutôt celle des personnes qui l'accompagnoient, l'arrêtât et l'empêchât de suivre jusques dans le tombeau cette chère partie de lui-même. A ces premiers transports succéda une tristesse plus modérée en apparence; son courage et sa résignation aux volontez du ciel le calmèrent un peu; mais son silence, ses soupirs et les larmes qui lui échappoient, cette soumission même aux ordres divins dont il s'armoit sans cesse pour se consoler, ne laissoient pas ignorer combien sa blessure étoit profonde. Il porta tout le reste de sa vie le trait dont il fut percé en ce funeste jour; la duchesse fut toujours présente à son esprit, et pour s'en retracer incessamment la mémoire, ses domestiques ne parurent plus qu'avec une livrée triste et lugubre, faible indice de la douleur toujours récente dont leur maître étoit pénétré. [118] Aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques. «Deux soeurs de la duchesse de Montausier, dont l'une étoit abbesse de Saint-Estienne de Reims, et l'autre abbesse d'Hière, lui rendirent des honneurs funèbres conformes à la dignité de la personne qu'elles pleuroient, et à la vive douleur que leur causoit cette perte. L'église d'Hière fut choisie pour cette triste cérémonie[119], et au milieu des saints mystères l'éloge de l'illustre morte fut prononcé par cet orateur fameux[120], que sa douce éloquence rendit un des plus beaux ornements de son siècle, que son rare mérite éleva au rang sacré des premiers pasteurs, et que le ciel avoit favorisé d'un talent admirable pour louer les grands du monde dans la chaire de vérité, sans rien devoir à la flatterie, et sans intéresser la sainteté de son ministère. Au moins dans cette rencontre il eut la consolation d'être à couvert des plus légers soupçons, et il n'eut pas de peine à donner des preuves de la sagesse, de la modération et de la patience chrétienne que la duchesse avoit fait constamment paroître dans les différents états de sa vie. On prévenoit l'orateur, et en suivant l'ordre de son discours, _on admiroit_, sans surprise, _cette femme forte, qui, toujours fidèle à sa religion, avoit résisté aux foiblesses de son sexe dès son enfance, à l'orgueil, dans sa plus grande élévation, et au milieu des applaudissements les plus flatteurs, enfin à la douleur dans le temps de son abattement et de sa mort même_[121]. Le roi, les princes, les seigneurs, toute la cour prit part à l'affliction de la famille désolée[122]; et la célèbre Julie fut regrettée aussi universellement après sa mort, qu'elle avoit été généralement estimée pendant sa vie. Ces regrets publics ne servoient qu'à perpétuer ceux de M. de Montausier, et à entretenir sa douleur; mais il la surmonta en héros, et après avoir rendu à son épouse les derniers devoirs, il reprit l'exercice de son emploi et travailla à l'éducation de Monseigneur le Dauphin, avec cette sérénité et cette tranquillité d'esprit que rien ne fut jamais capable d'altérer[123].» [119] Elle eut lieu le 2 janvier. [120] Fléchier. [121] Montausier ne fut pas ingrat envers le panégyriste de sa femme. On lit dans le _Journal de Dangeau_ à la date du 1er novembre 1684: «M. de Montausier obtint pour l'abbé Fléchier l'abbaye et le prieuré qu'avoit le P. de Sainte-Maure, son cousin germain. L'abbaye et le prieuré sont l'un et l'autre dans la terre de Montausier; cela peut valoir 6,000 livres de rente...» [122] Voir, dans l'excellente édition que M. Ludovic Lalanne vient de donner de la correspondance de Bussy, la lettre que le comte écrit à Montausier sur la mort de sa femme et la réponse du duc. [123] Petit. Tandis que Bossuet, Huet et Cordemoi enseignaient au dauphin la théorie de la morale, Montausier se chargeait de son éducation pratique: une parole bien ou mal dite, une action louable ou irrégulière, un emportement, un caprice, une saillie d'humeur, la prière, l'étude, les repas: rien n'échappait à ce maître habile, qui savait alterner à propos le blâme et la louange, et ne laissait passer aucune occasion qui pût tourner au perfectionnement moral de son élève. Malheureusement l'entourage du prince contrariait souvent les efforts du gouverneur. «L'autre jour, dit Mme de Sévigné, M. le dauphin tiroit au blanc; il tira fort loin du but: M. de Montausier se moqua de lui, et dit tout de suite au marquis de Créqui, qui est fort adroit, de tirer, et à M. le dauphin: «Voyez comme celui-ci tire droit; le petit pendard tire un pied plus loin que M. le dauphin. Ah! petit corrompu, s'écria M. de Montausier, il faudroit vous étrangler.» «La première fois que M. le dauphin monta à cheval, étant sorti du parc de Versailles, il demanda ce que c'étoit que des chaumines qui se présentoient à ses yeux; on lui répondit que c'étoient des maisons de païsans, et comme il témoignoit avoir peine à le croire, M. de Montausier le fit descendre de cheval, et l'ayant fait entrer dans la première cabane qui se rencontra: «Voyez, dit-il, monseigneur, c'est sous ce chaume et dans cette misérable retraite que logent le père, la mère et les enfans, qui travaillent sans cesse pour payer l'or dont vos palais sont ornez, et qui meurent de faim pour subvenir aux frais de votre table.» «La piété étant la première règle de conduite du gouverneur, il vouloit aussi qu'elle fût la base de toutes les vertus qu'il inspiroit au dauphin, et il eut toujours le courage de lui en faire pratiquer les devoirs avec toute l'exactitude que pouvoit comporter son âge et son tempérament. Les médecins du prince, plus attachez aux maximes de leur art qu'aux loix de la religion et de l'Église, décidèrent qu'il devoit être dispensé du carême pendant sa jeunesse; mais le gouverneur s'opposa à l'ordonnance, et dit que le dauphin étoit d'un âge assez avancé et d'une santé assez forte pour observer l'abstinence prescrite. En vain, pour le gagner, on allégua la qualité d'héritier présomptif de la couronne; le duc, inébranlable sur son principe, répliqua que les enfants des rois et les rois eux-mêmes étoient assujettis aux loix de l'Église, et qu'ils devoient y être encore plus soumis que les autres par l'obligation que leur impose leur rang, de donner l'exemple aux peuples. Pour terminer le différend, on proposa de s'en rapporter au jugement d'un prélat. Je le veux bien, répondit le gouverneur, mais s'il décide contre moi, on ne trouvera pas mauvais que je m'en tienne à la parole de Jésus-Christ qui dit que si un aveugle mène un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice. On crut l'ébranler en lui remontrant que si le prince tomboit malade on ne manqueroit pas de s'en prendre à lui; mais il représenta à son tour qu'on auroit tort de le faire responsable des accidents qu'il ne lui étoit pas possible de prévoir, et qu'une crainte fondée sur un avenir incertain, ne l'engageroit jamais à parler contre la justice et contre sa conscience; il fallut plier enfin et abandonner l'affaire à la discrétion du zélé gouverneur, et l'on n'eut pas sujet de s'en repentir. Le dauphin, sous sa conduite, fut élevé sans délicatesse; il alloit souvent à la chasse, sans avoir trop égard ni au froid ni au chaud; il étoit occupé les journées presqu'entières à des exercices qui se succédoient les uns aux autres; ses repas étoient sobres, les divertissemens ordinaires étoient courts, et ne tardoient pas à être remplacez par le travail; il observoit toutes les abstinences de l'Église, et tout cela ne servit qu'à confirmer sa santé, et à le rendre plus robuste à quinze ans qu'on ne l'est communément à vingt-cinq. Il ne tomba que deux fois malade pendant tout le temps qu'il fut entre les mains de M. de Montausier, et le duc lui-même, que le zèle pour le bien de son disciple avoit rendu plus éclairé que personne sur le tempérament du dauphin, contribua aussi plus que les médecins de profession au prompt rétablissement d'une santé si précieuse. Quelques gens trompez ou mal intentionnez voulurent profiter de ces petites maladies pour décrier le gouverneur dans l'esprit du roy; la reine prévenuë par la tendresse maternelle, se laissa aisément persuader, et prêta l'oreille aux discours de ceux qui pour la flatter attribuoient les incommoditez du jeune prince, tantôt à une étude outrée, tantôt à des exercices trop violents, toujours à la sévérité excessive dont ils prétendoient que le duc de Montausier usoit envers son élève. Le roy étoit père, mais l'amour paternel ne l'aveugla jamais; il méprisa ces plaintes frivoles, et pour en arrêter le cours il dit une parole bien digne de sa grandeur d'âme et de sa piété: Je n'ai qu'un fils, mais j'aimerois mieux qu'il mourût, que s'il n'étoit pas honnête homme, et qu'il devînt par là nuisible à ses peuples[124].» [124] Petit. Montausier ne faisait pourtant rien pour se concilier la faveur d'un monarque habitué à la flatterie, et l'anecdote suivante, que rapporte Mme de Sévigné, atteste qu'après douze ans de résidence à la cour le duc n'avait rien perdu de sa roideur de caractère: «Dès que le vieux Bourdeille fut mort, M. de Montausier écrivit au roi pour lui demander la charge de sénéchal du Poitou pour M. de Laurière son beau-frère. Le roi la lui accorda. Un peu après le jeune Matha la demanda, et dit au roi qu'il y avoit très-long-temps que cette charge étoit dans leur maison. Le roi écrivit à M. de Montausier, et le pria de la lui rendre, en l'assurant qu'il donneroit autre chose à M. de Laurière. M. de Montausier répondit que pour lui il seroit ravi de le pouvoir faire; mais que son beau-frère en ayant reçu les compliments dans la province, il étoit impossible, et que Sa Majesté pouvoit faire d'autres biens au petit Matha. Le roi en parut piqué, et, se mordant les lèvres: Hé bien! dit-il, je lui laisse la charge pour trois ans; mais je la donne ensuite pour toujours au petit Matha. Ce contre-temps a été fâcheux pour M. de Montausier.» Ceci se passait dans le courant de mai; à la fin du même mois, le roi partant pour la guerre de Hollande, Montausier alla en Normandie pour garantir cette province d'une attaque, sinon probable, du moins possible, des forces maritimes hollandaises qui sous Ruyter et malgré le développement de notre flotte étaient encore en état de tenir la mer. Il inspecta soigneusement les côtes et fit exécuter des travaux de défense, qui ne furent pas même insultés; les armements formidables de Louis XIV ayant déjoué toute tentative de diversion de la part de l'ennemi, qui pendant cette campagne et celle de 1673, se vit obligé de consacrer toutes ses ressources à la défense de sa frontière maritime attaquée par les forces combinées de France et d'Angleterre. Au retour du roi, qui, secondé par Vauban, avait tenu à diriger lui-même les opérations de la seconde campagne de Hollande, les ennemis de Montausier recommencèrent leurs intrigues pour ébranler l'immense crédit dont jouissait le duc, et pour en arriver à leurs fins ils saisirent avec empressement le prétexte qu'il leur offrit, en présentant au dauphin la première partie d'un recueil de sa composition, qui sous forme de maximes morales et politiques, contenait comme un résumé des instructions que le prince avait reçues jusque-là de la bouche de son gouverneur. Ce livre irréprochable dans le fond, portait partout l'empreinte de cette sincérité intrépide, qui après avoir fait la fortune de l'auteur fut souvent sur le point de la compromettre: «Cette instruction est divisée en trois parties. La première traite des devoirs d'un prince à l'égard de Dieu, la seconde comprend ses obligations à l'égard de ses sujets, et la troisième prescrit les règles de sa conduite à l'égard des princes et des États voisins. Les réflexions qui font tout le corps de l'ouvrage sont simples, courtes et naturelles; un grand sens, un fonds de raison admirable, une longue expérience dont on voit qu'elles sont le fruit, un désir sincère d'être utile aux peuples en instruisant celui qui doit les gouverner, en font tout l'éloge et tout le prix. Sans faire le prédicateur ou le prophète, le duc ne touche ce qui regarde la religion et la conscience que par rapport à la politique: «Un prince qui a des chrétiens pour sujets, doit, dit-il, par cette seule raison vivre chrétiennement. Quand la piété ne devroit pas par elle-même tenir le premier rang, il ne seroit pas moins obligé par intérêt d'en faire profession; tant il est impossible de gouverner sagement et heureusement sans elle.» De ce principe une fois établi, suivent naturellement tous les devoirs d'un souverain à l'égard de Dieu. «Ce Maître suprême exige les hommages et la soumission des rois de la terre, comme ils ont droit eux-mêmes d'exiger des peuples l'obéissance et le respect. Comment un prince trouve-t-il mauvais qu'on ose violer ses ordres, tandis qu'il ose lui-même violer les loix de son Dieu? Qu'il sçache que s'il est au-dessus des loix par l'élévation de son rang, il doit y être soumis par piété et par raison; que les loix divines assujettissent également le berger dans sa cabane, et le monarque sur le trône; que quant aux loix humaines, si elles sont mauvaises, il ne doit pas forcer ses sujets à les observer, et que si elles sont bonnes, il doit s'y conformer le premier; qu'il doit employer l'autorité qu'il a sur elles à les corriger et à les redresser, mais non pas à les enfreindre. Qu'il n'oublie jamais que son indépendance ne l'exempte pas de rendre compte un jour de son administration au Roy des rois, et que ce compte sera d'autant plus rigoureux, que pendant sa vie il n'aura rendu compte à personne. Quelqu'absolu que soit le pouvoir des souverains, ils sont pourtant forcés de subir le jugement de deux tribunaux incorruptibles qui ne leur passeront rien, celui de Dieu, et celui de la renommée. Dieu punira leurs mauvaises actions avec la dernière rigueur dans l'autre monde, et la renommée qui en publiera la honte dans celui-ci, imprimera sur leur mémoire une tache que la suite des siècles ne pourra jamais effacer. Pour éviter ce malheur, les rois doivent étudier leur religion, s'instruire de ce qui est proposé à leur foy, acquérir quelqu'intelligence des divines écritures et une connoissance raisonnable de l'histoire ecclésiastique: par là, ils seront en état de juger de la capacité de ceux qu'ils consultent; ils sçauront consulter comme il faut, et discerner les jugements et les juges. Il doivent se persuader que ce n'est point le sceptre et la couronne, mais la vigilance, l'activité, la justice, l'amour des peuples qui font les rois; que comme Dieu a produit les campagnes, les arbres, et les plantes pour fournir aux hommes par leur fertilité, de quoi subvenir à leurs différens besoins, il a de même établi les rois pour le bien des peuples, pour maintenir la vigueur des loix, châtier les méchans, récompenser les bons, protéger les innocens et soulager les malheureux; que semblables à l'astre du jour qui ne refuse à personne sa chaleur et sa lumière bienfaisante, ils doivent aussi répandre partout leurs grâces et leurs bienfaits, plus sensibles au nom aimable de _pères du peuple_ et de _bien-aimé_, qu'aux titres pompeux _d'invincible_ et de _conquérant_. Images vivantes de la Divinité sur la terre, c'est par une application constante à procurer le repos, la tranquilité, l'abondance et la régularité des moeurs dans leurs États, que les princes peuvent approcher de leur adorable modèle. Un roy est mis sur le trône de la main de Dieu, pour être le premier chef de la justice, le premier directeur des finances, le premier général des armées, le gouverneur de toutes les provinces, le tuteur de tous les pupilles, le protecteur de toutes les veuves, le père de toutes les familles, le défenseur de tous les opprimez, le refuge de tous les misérables, le vengeur de tous les crimes. Sous le fardeau de tant d'affaires dont il est incontestablement responsable, pourroit-il, sans offenser le Seigneur dont il est le ministre, se laisser endormir dans le sein de la mollesse et d'une honteuse oisiveté?» Après ces réflexions, M. de Montausier examine en quoi précisément doit consister la piété d'un prince sur le trône: «Ce n'est point, dit-il excellemment, par une scrupuleuse observance de certaines pratiques de dévotion usitées dans les cloîtres, qu'un roy doit montrer sa religion et sa foy. Assister chaque jour avec respect à la célébration des divins mystères, se jetter de tems en tems aux pieds du Roy des rois, et implorer son secours par des prières courtes, mais ferventes; maintenir l'honneur des autels, contribuer par ses libéralitez à la décoration des temples, et à faire subsister honorablement les ministres du Dieu vivant; ne donner les bénéfices ecclésiastiques qu'à des sujets d'une vertu et d'une capacité éprouvée; avoir soin que ceux qu'il en aura pourvûs s'acquittent exactement des devoirs qui y sont attachez, et qu'ils ne deshonorent pas leur ministère par une vie scandaleuse ou par un usage prophane du patrimoine des pauvres; respecter cependant leur caractère, et par son exemple inspirer aux peuples la vénération qui leur est dûë; se servir de tout son pouvoir pour réprimer les novateurs en matière de religion; les regarder comme des ennemis dangereux qui, animez par l'esprit de cabale, sont toujours prêts à secoüer aussi-bien le joug de l'autorité royale, que celui des pasteurs du troupeau de Jésus-Christ; se souvenir pourtant que ce n'est point par le glaive, mais par la persuasion, et si cette voye ne réüssit point, par la privation de toutes charges[125], distinctions, graces et prérogatives, qu'il doit ramener à la vérité ceux qui l'on abandonnée, et punir ceux qui demeurent opiniâtrément attachez à l'erreur; vaincre ses passions; se défendre contre les amorces de la volupté, et, pour exciter son courage dans ce genre de combat, se remettre sans cesse devant les yeux le funeste exemple d'un David, d'un Salomon et de tant d'autres princes, qui distinguez par une sagesse et une valeur extraordinaire, sont tombez, faute de constance, dans les plus honteux excès; se déclarer hautement contre les impies et les libertins; faire une guerre ouverte aux hypocrites et aux flatteurs; bannir de la cour la corruption et les scandales; servir Dieu dans la sincérité de son coeur, et ne rien omettre pour le faire servir de même par tous ses sujets; voilà ce qui fait un roy vrayement chrétien, et c'est ainsi qu'un saint Louis, sans rien perdre de sa grandeur et de son courage héroïque, a sçu se rendre sur le trône aussi respectable par sa piété, que terrible par ses armes.» [125] C'était le système provisoirement adopté par Louis XIV, en attendant la révocation de l'Édit de Nantes. «Telle est l'idée des maximes contenuës dans le recüeil dont nous venons de parler; ce n'est que la première partie du dessein que le duc de Montausier s'étoit proposé d'exécuter pour l'instruction de son auguste élève; mais le temps et sa santé ne lui permirent pas de mettre la main aux deux dernières parties d'un ouvrage dont il ne s'est trouvé dans ses papiers que des lambeaux détachez et mal assortis[126].» [126] Montausier travaillait encore à ces notes en 1679; ce que le P. Petit nous dit de la confusion où il les a trouvées, donne à penser que le texte définitif de Montausier avait été égaré et que son biographe ne put en prendre connaissance. Comme tous les ouvrages écrits au milieu d'une cour envieuse[127], le livre de Montausier pouvait prêter matière à de fâcheuses interprétations, et il fournit un prétexte spécieux à de nouvelles cabales qui faillirent ruiner le duc dans l'esprit du roi, ainsi qu'on le verra dans le livre suivant. [127] On sait combien alors était générale la manie de ces prétendues _clefs_, qu'on regardait comme l'indispensable complément des ouvrages même où l'esprit d'allusion satirique était le moins à présumer. LIVRE VI. 1674-1690. Montausier accusé présente au roi son apologie.--Conduite du duc à l'égard de Mme de Montespan.--Mort de Conrart.--Mlles de Grignan.--Travaux pour l'éducation du dauphin.--Mariage du prince et retraite de Montausier.--Prise de Strasbourg.--Montausier rompt avec son gendre.--Le prince de Condé les réconcilie.--Prise de Philisbourg.--Mariage de Mlle d'Alerac.--Seconde rupture avec le duc d'Uzès.--Mort de Montausier. Ainsi que nous l'avons dit, le dauphin avait peu de goût pour ceux que le roi avait chargés de son éducation; mais son antipathie contre Montausier était d'autant plus forte[128], que c'était en vertu des ordres du duc seul que les châtiments manuels lui étaient infligés. Il est donc peu probable qu'il ait été fort reconnaissant de l'hommage que lui faisait son gouverneur d'une collection de _maximes morales_; mais quelles qu'aient pu être ses impressions particulières, celles des jeunes gens qui composaient son entourage étaient résolûment hostiles au livre et à l'auteur. Ces courtisans précoces n'oubliaient rien pour inspirer au dauphin le mépris qu'ils affectaient eux-mêmes pour ce petit ouvrage. «C'étoit se moquer, selon eux, que de prétendre former un roy sur ces règles et sur ces principes; ils disoient que les princes ne se doivent pas conduire de la sorte, que s'ils étoient si fidelles observateurs du droit et de la justice, et si rigoureux à punir la licence et le vice, ils seroient plus propres à conduire un monastère qu'à gouverner un royaume; et qu'enfin on ne pouvoit bien réussir dans le gouvernement des peuples, lorsqu'on s'attachoit trop aux maximes de la religion. Ils ajoûtaient encore que le gouverneur donnoit trop à son zèle, en voulant porter son élève à une perfection où nul homme ne peut atteindre, et en prétendant réunir en sa personne des qualitez que l'on a jamais veues ensemble; qu'il proposoit au jeune prince les chimères d'un esprit malade pour règles de sagesse; qu'il tomboit visiblement dans cet excès de la justice que l'Écriture condamne; et que s'il étoit louable d'écouter ses instructions, il étoit impossible de les suivre[129].» Le duc avait prévu ces attaques, et dans la préface de son livre, le dauphin eût pu trouver des armes pour les repousser, si elles lui eussent été désagréables. Dans ce discours préliminaire, Montausier «insiste particulièrement à prémunir le prince contre les suggestions pernicieuses du libertinage et de la flatterie; il lui fait une vive peinture de ces lâches adulateurs, de ces politiques impies ou de ces ministres intéressés qui, pour faire leur cour, et pour couvrir leurs vexations et leurs désordres, mettent en mouvement tous les ressorts imaginables pour fasciner les yeux du prince, et écarter de lui jusqu'à l'ombre de la vérité. «Je prévois, dit le zélé gouverneur à son auguste élève, je prévois que ce recueil, que je vous présente, m'attirera la haine d'un nombre infini de gens, parce qu'il choque les intérêts et les desseins de ceux qui n'ont ni la crainte de Dieu, ni le bien public, ni le service du roy devant les yeux, mais seulement leur ambition, leur crédit, leur intérêt. Tous les ennemis de l'ordre et de la solide piété se déclareront contre moi, parce qu'ils trouveront leur condamnation dans ces maximes; ils s'efforceront de décrier les préceptes que je vous donne; ils en feront des railleries; ils les traiteront de ridicules, de chimériques et d'impossibles; mais j'aurai pour moi toutes les personnes qui font profession d'honneur et de vertu, qui seront charmées de voir inspirer aux souverains des sentimens capables de les faire régner avec gloire, et de procurer la félicité publique. Vous-même, Monseigneur, par votre sage conduite, vous ferez le principal éloge de ces instructions, et vous justifierez leur auteur. Tout vous invite à les pratiquer: votre naissance vous y porte; les heureuses semences de vertu que la main de Dieu a répandues dans votre âme vous y préparent dès votre enfance; le roy vous y excite par les grands exemples qu'il vous donne de toutes les vertus royales, par la peine qu'il prend de vous dresser lui-même des mémoires et des instructions pour vous faire marcher un jour sur ses traces glorieuses, et par ses exhortations touchantes et solides, qu'il veut bien vous faire de tems en tems. Il n'est pas jusqu'à sa devise, qui ne nous apprenne les devoirs d'un grand roy; il a choisi le soleil pour lui servir de corps, parce que cet astre est le modèle de la conduite de tous les souverains. Ils doivent, comme lui, estre actifs, vigilans, infatigables, libéraux et bienfaisans; comme lui produire partout l'abondance, distribuer les richesses, faire naître les fruits, disperser la lumière, apporter la sérénité, dissiper les nuages, appaiser les tempêtes, et répandre partout leurs clartés et leurs influences favorables[130].» [128] Ce n'est point là pourtant l'avis du P. Petit: «... Les mauvais conseils avoient peu de pouvoir sur l'esprit de Monseigneur. Naturellement ennemi du vice, ce jeune prince n'avoit nulle peine à s'en défendre, et si quelquefois la légèreté de l'âge lui donnoit moins de goût pour les vérités solides ou les exercices sérieux, il sçavoit déjà par raison vaincre ses répugnances, et s'acquittoit sans effort de tout ce qu'on exigeoit de lui. L'estime dont le roy honoroit le duc de Montausier, le lui rendoit respectable; à mesure qu'il avançoit en âge il l'estimoit lui même de plus en plus, il écoutoit ses avis et les suivoit avec une docilité qui avoit quelque chose de bien consolant pour le gouverneur. Il ne faisoit rien sans le consulter, et il ne craignoit rien tant que de s'attirer des reproches de sa part, parce qu'il sçavoit qu'il ne blâmoit jamais que ce qui méritoit d'être blâmé. Par le même principe, il étoit extrêmement sensible à ses loüanges, et le moindre signe de son approbation le flattoit plus que les applaudissements peu sincères des personnes qui formoient sa cour.»--Cette déposition optimiste de l'honnête jésuite est, on le voit, en désaccord flagrant avec le témoignage unanime des contemporains. Dans le passage suivant de ses mémoires, Saint-Simon parle seulement du _respect_ et non de la _sympathie_ que Montausier avait su inspirer à son élève: «Quelque dure qu'ait été son éducation, il avoit conservé de l'amitié et de la considération pour le célèbre évêque de Meaux, et un vrai respect pour la mémoire du duc de Montausier, tant il est vrai que la vertu se fait honorer des hommes malgré leur goût et leur amour de l'indépendance et de la liberté. Monseigneur n'étoit pas même insensible au plaisir de la marquer à tout ce qui étoit de sa famille, et jusqu'aux anciens domestiques qu'il lui avoit connus. C'est peut-être une des choses qui a le plus soutenu d'Antin auprès de lui dans les diverses aventures de sa vie, dont la femme étoit fille de la duchesse d'Uzès, fille unique du duc de Montausier, et qu'il aimoit passionnément. Il le marqua encore à Sainte-Maure, qui, embarrassé dans ses affaires sur le point de se marier, reçut une pension de Monseigneur sans l'avoir demandée, avec ces obligeantes paroles, mais qui faisoient tant d'honneur au prince: «qu'il ne manqueroit jamais au nom et au neveu de M. de Montausier.» Sainte-Maure se montra digne de cette grâce. Son mariage se rompit, et il ne s'est jamais marié. Il remit la pension qui n'étoit donnée qu'en faveur du mariage. Monseigneur la reprit; je ne dirai pas qu'il eût mieux fait de la lui laisser.» [129] Petit. [130] Petit. Les précautions que le duc avait prises pour mettre le dauphin à l'épreuve de la séduction, au lieu d'arrêter les séducteurs, ne servirent qu'à les aigrir davantage contre un homme qui savait si bien les démasquer et les faire connaître; ils n'avaient pas seulement à décrier la vertu pour justifier leurs vices, mais ils avaient encore à se venger d'un ennemi redoutable, qui s'efforçait de les perdre sans ressource dans l'esprit de son élève. Animés de cet intérêt personnel, ils couvrirent leur vengeance sous le voile spécieux du zèle et de l'attachement pour le bien solide du prince; ils renouvelèrent les anciennes plaintes, et crièrent plus haut que jamais: que le gouverneur était un homme dur et un maître impitoyable, qui, sans égard pour la dignité et la délicatesse du dauphin, l'élevait comme un enfant destiné à gagner son pain à la sueur de son front: qu'il l'accablait sous le poids du travail; qu'il lui refusait la plupart des divertissements convenables à son âge et à son rang; qu'il semblait prendre à tâche d'en faire un pédant hérissé de grec et de latin, et que si l'on n'y prenait garde, il rendrait l'héritier présomptif de la couronne bien plus propre à régenter une classe qu'à gouverner un grand royaume. Ces discours furent écoutés et applaudis par tout ce qu'il y avait de gens intéressés à flatter le jeune prince, dont on briguait déjà la faveur. Une troupe de jeunes gens de la première distinction, formait la cour ordinaire du dauphin; et comme le duc le quittait encore moins aux heures qu'il passait à se divertir avec les jeunes courtisans qu'aux heures consacrées à l'étude, il eut plus d'une fois occasion de mettre un frein à la licence de ces flatteurs en herbe qui cherchaient à se rendre agréables par toutes sortes de moyens. Quoique le gouverneur eût pour eux tous les égards qui étaient dus à leur naissance, et qu'il leur ménageât auprès du dauphin toute la considération qu'ils méritaient à ce titre, il ne laissa pas de faire d'innombrables mécontents par la franchise un peu rude avec laquelle il les reprenait, lorsqu'en dépit de la retenue qu'ils s'imposaient en sa présence, il lui arrivait de les trouver en défaut. De ces jeunes gens les uns étaient encore à l'âge où l'on est impatient de toute direction, et haïssaient le gouverneur précisément parce qu'il était gouverneur; les autres plus âgés et de moeurs moins innocentes, craignaient que le châtiment ne suivît de près les menaces d'un homme dont ils connaissaient l'incorruptible fermeté, et qu'ils ne reçussent enfin l'affront de se voir bannis de la cour. Les parents, bien loin d'être charmés de la discipline exacte que l'on prétendait imposer à leurs enfants, se firent les défenseurs d'une folle jeunesse, et se plaignirent avec hauteur de ce qu'on semblait vouloir les éloigner du prince, et établir la fortune des uns sur la ruine des autres; que ces distinctions étaient odieuses, et qu'il n'appartenait point au duc de Montausier de les établir. Des courtisans corrompus et des femmes coquettes, qui n'aspiraient qu'au moment de donner au dauphin le goût de la volupté, ne pouvaient sans murmurer se voir fermer tout accès auprès de sa personne, et joignirent leurs plaintes à celles des autres. La puissance de la cabale augmentait chaque jour, sans que Montausier consentît à se relâcher en rien d'une sévérité peut-être excessive; les choses en étaient à ce point que le gouverneur, abandonné de tout le monde, allait ne plus pouvoir compter que sur la volonté du roi, et ce dernier appui faillit même lui manquer par suite de l'entrée en scène d'un nouvel et redoutable adversaire, qui n'était autre que la reine. Blessée depuis longtemps de la façon trop rude dont son fils était élevé, elle recueillait avidement les rapports fâcheux qui lui arrivaient de toutes parts sur la _brutalité_ du gouverneur; alarmée par ces récits exagérés, elle en vint à trembler pour la santé du dauphin, et parvint un instant à ébranler la volonté de Louis XIV, qui, peu soucieux d'ailleurs du bonheur de cette princesse, que par ses nombreuses infidélités il avait réduite au désespoir, n'osait pas du moins lui résister en face dans une question qui ne le touchait pas personnellement. Sans adopter un parti décisif, il montra cependant au gouverneur plus de froideur qu'à l'ordinaire, et Montausier sentant alors le besoin de se disculper sans toutefois rien sacrifier de ses principes, composa une apologie qu'il présenta au roi, prêt à se retirer s'il refusait d'agréer sa justification. Dans ce document, il avait pris à tâche de réfuter par ordre toutes les calomnies auxquelles il était en butte depuis des années. Cette défense était à la fois habile et vigoureuse: tandis qu'il arrachait à ses détracteurs le voile hypocrite sous lequel ils abritaient leurs prétentions intéressées, il faisait adroitement sentir au monarque les défauts et le peu d'aptitude de son héritier, et la nécessité d'intervenir lui-même pour appuyer de son autorité royale le crédit menacé du gouverneur. Louis XIV lut le mémoire à loisir et s'en montra satisfait; la reine même se rassura, et l'envie se vit réduite encore une fois au silence. Montausier, qui avait déployé tant de fermeté dans cette conjoncture, ne montra pas moins d'indépendance à quelque temps de là dans une question non moins grave. Le jeudi saint de l'année 1675, Mme de Montespan se présenta à un prêtre de la paroisse de Versailles[131]. Ce prêtre lui refusa l'absolution, et l'on devine facilement les motifs d'un pareil refus. Elle s'en plaignit au roi, qui fit venir M. Thibaut, curé de la paroisse. Le curé déclara que le prêtre n'avait fait que son devoir. Mme de Maintenon, alors à Versailles, vivant dans la société habituelle de Mme de Montespan, et très à portée d'être instruite de tous les détails d'un événement auquel ses principes de religion et de vertu lui faisaient prendre un si grand intérêt, écrivait à la comtesse de Saint-Géran, «que le roi ne vouloit condamner ni le prêtre ni le curé sans savoir ce que le duc de Montausier, dont il respecte la probité, et M. de Condom, dont il estime la doctrine, en pensoient.» Bossuet ne balança pas à répondre comme le curé, «que le prêtre n'avoit fait que son devoir.» [131] M. Lécuyer. «M. de Montausier, ajoute Mme de Maintenon, a parlé plus fortement. M. de Condom reprit la parole et parla avec tant de force; il fit venir si à propos la gloire et la religion, que le roi, à qui il ne faut que dire la vérité, se leva fort ému, et dit à M. de Montausier, en lui serrant la main: _Je ne la verrai plus_.» On sait où aboutit ce bon propos illusoire de Louis XIV, qui bientôt fut suivi du retour de la favorite et d'une réconciliation scellée par la naissance de Mlle de Blois, et par celle du comte de Toulouse. La noble conduite de Montausier ne resta pourtant pas sans récompense, car elle lui valut l'estime de Mme de Maintenon, qui n'oublia jamais le service que le duc s'était efforcé de rendre à la morale[132]. [132] Voici les réflexions que suggère au cardinal de Bausset, la double intervention de Montausier et de Bossuet dans cette circonstance: «On a pu remarquer que dans sa lettre à Mme de Saint-Géran, Mme de Maintenon semble placer le duc de Montausier au premier rang pour la fermeté de sa déclaration à Louis XIV, et qu'elle ne nous montre, pour ainsi dire, Bossuet que sur le second plan de ce tableau si intéressant. Son humeur perce d'une manière encore plus sensible dans une autre de ses lettres à Mme de Saint-Géran. «Je vous l'avois bien dit, madame, que M. de Condom joueroit dans toute cette affaire un rôle de dupe. Il a beaucoup d'esprit; mais il n'a pas celui de la cour.» Comment avec autant d'esprit qu'elle en avait elle-même, Mme de Maintenon ne s'est-elle pas aperçue qu'en voulant faire la censure de Bossuet, elle en fait le plus bel éloge? Accuser un évêque tel que lui, _de n'avoir pas l'esprit de la cour_, c'était lui accorder un titre de plus à l'estime. La fermeté tranchante du duc de Montausier pouvait n'être pas déplacée dans un homme de sa profession, et surtout de son caractère, qui lui avait acquis le droit d'exagérer l'austérité de la vertu; mais la longue expérience de Bossuet, et sa profonde connaissance du coeur humain, lui avaient appris que la douceur, la patience et les exhortations évangéliques sont les véritables armes d'un évêque pour combattre les passions, et qu'elles servent plus souvent à en triompher, que ces décisions brusques et absolues qui obtiennent rarement un si heureux succès. L'événement justifia la sagesse de Bossuet. L'intrépide fermeté du duc de Montausier et la parole que lui avait donnée Louis XIV, n'empêchèrent pas ce prince de reprendre bientôt après les chaînes qui le livrèrent encore à la domination de Mme de Montespan. Bossuet, au contraire, par la rectitude de sa conduite, par ses utiles instructions, et surtout par ce caractère de vertu et de sagesse qui ne l'abandonnait jamais dans les circonstances les plus difficiles et les plus délicates, vit enfin ses voeux couronnés.»--Ils ne le furent, dans tous les cas, que bien tardivement, et c'est à Mme de Maintenon bien plutôt qu'à l'évêque de Meaux que revient l'honneur de la conversion définitive du grand roi. Cependant le vide se faisait de plus eu plus autour de Montausier vieillissant. Déjà en 1672 il avait perdu Godeau, l'aimable évêque de Vence[133], et Chapelain en 1674; le 23 septembre 1675, la mort de Conrart lui causa un chagrin non moins vif, car il professait pour son ancien coreligionnaire une singulière estime, comme le prouvent ces paroles qu'il adressait au calviniste Jean Rou, chargé par les héritiers du défunt de consulter le duc sur l'emploi qu'on devait faire des volumineux manuscrits recueillis dans la succession, et que certaines personnes songeaient à donner au public: «Qu'ils s'en donnent bien de garde, répondait Montausier, ce seroit tout perdre. Vous savez, et ils le savent aussi bien que vous, combien j'aimois et considérois celui dont nous parlons. La plupart de nos amis communs rendront témoignage du cas que j'ai toujours fait de tout ce qui sortoit de sa plume, parce qu'en effet il y avoit en tout cela bien du prix; mais la réputation que cet illustre s'étoit acquise est allée si loin, que, quand tout ce qu'on pourroit publier de lui auroit été dicté par un ange, cela ne seroit pas capable de soutenir la dignité d'un bruit aussi extraordinaire, et il s'en faut tenir là; des oracles même ne paroîtroient que des rogatons. Il y a de certaines conjonctures qui sont si fatales à la réputation des plus grands hommes, qu'on les peut comparer à ces constellations bénignes qui font toute la félicité des naissances les plus heureuses; ç'a été sous une constellation de cette nature que la réputation de notre ami est née, il faut se contenter d'en garder la coiffe; dites-leur que c'est le meilleur conseil que je leur puisse donner.» [133] Montausier était resté dépositaire d'un grand nombre de ses poésies inédites, qui se trouvent probablement aujourd'hui dans les archives du la maison d'Uzès. Le vieux Conrart s'éteignait à propos, alors que les persécutions contre le protestantisme se préparaient dans l'ombre. Cette mort rompit le faible lien qui rattachait encore Montausier aux souvenirs de sa jeunesse, et ses relations de plus en plus étroites avec Bossuet et Fléchier ne contribuèrent pas peu à atténuer le fâcheux effet que dut produire sur lui la grande et désastreuse mesure que prit Louis XIV pour l'anéantissement du calvinisme. Mais en 1675 on n'usait encore de la persécution que comme d'un expédient financier propre à exciter la générosité du clergé de France, et dans le coeur du roi le penchant à la volupté étouffait les symptômes du fanatisme naissant. Vingt années de prospérité inouïe avaient contribué à aveugler la cour et à ébranler dans l'âme du monarque les notions du juste et de l'injuste; si la fortune infligeait quelques revers aux armes de la France, il semblait qu'elle voulût par là relever comme par contraste l'éclat merveilleux de triomphes si longtemps soutenus; et c'est à un échec de ce genre que se rapporte l'anecdote suivante de Mme de Sévigné: «Voici une petite histoire que vous pouvez croire comme si vous l'aviez entendue. Le roi disoit un de ces matins: «En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg; mais enfin je n'en serai pas moins roi de France.» M. de Montausier, Qui pour le pape ne diroit Une chose qu'il ne croiroit, lui dit: «Il est vrai, sire, que vous seriez encore fort bien roi de France, quand on vous auroit repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés.» Chacun se mit à serrer les lèvres; et le roi dit de très-bonne grâce: «Je vous entends bien, M. de Montausier, c'est-à-dire que vous croyez que mes affaires vont mal: mais je trouve très-bon ce que vous dites, car je sais quel coeur vous avez pour moi.» Cela est très-vrai, et je trouve que tous les deux firent parfaitement leur personnage.» Cette roideur, qui ne fléchissait pas même en présence du monarque le plus absolu de l'univers, rendait parfois difficiles les relations de Montausier avec sa famille, et causa quelque tension dans ses rapports, tout bienveillants jusque-là, avec son allié le comte de Grignan. Ainsi qu'on l'a vu plus haut, ce dernier avait eu deux filles de son mariage avec Angélique d'Angennes. L'une de ces demoiselles avait manifesté de bonne heure une vive inclination à la vie religieuse, et les exhortations de sa jeune belle-mère devaient la confirmer plus tard dans ses pieuses résolutions. Sa soeur, au contraire, avait un penchant décidé pour le monde, et l'on n'eût pu, sans une véritable contrainte morale, la pousser dans le cloître. Il paraît pourtant que son père se proposait d'aider à la grâce, pressé qu'il était de combler le gouffre de ses dettes en y jetant la fortune des enfants de sa première femme; mais ces demoiselles trouvèrent un actif protecteur dans le duc de Montausier, qui les prit sous sa garde et ne consentit à les rendre à leur père qu'après avoir reçu des explications positives, et s'être assuré que la volonté de ses nièces ne serait en rien violentée[134]. Ce fut aussi vers la fin de l'année 1677, qu'eurent lieu les premières relations amicales de Montausier et de Boileau[135]. Le duc, peu favorable à la nouvelle génération littéraire et ennemi par principes du genre satirique, n'avait jamais pardonné à Despréaux ses attaques contre Chapelain, et il s'était même exprimé assez durement sur le compte du poëte lorsqu'il avait appris que le roi lui faisait une pension. Boileau, qui n'ignorait pas le sentiment du duc à son égard, en était désolé, aussi s'efforça-t-il de le désarmer par ce passage adroitement flatteur de son épître VII: Et qu'importe à nos vers que Perrin les admire, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pourvu qu'ils puissent plaire au plus puissant des rois; Qu'à Chantilly Condé les souffre quelquefois, Qu'Enghien en soit touché... Et plût au ciel encor pour couronner l'ouvrage Que Montausier voulût leur donner son suffrage! [134] «J'avois ouï parler confusément de cette lettre de M. de Montausier; je trouve, comme vous, son procédé digne de lui; vous savez à quel point il me paroît orné de toutes sortes de vertus. On avoit cherché à le tromper; on avoit corrompu son langage; on s'est enfin redressé, et lui aussi; il l'avoue: c'est une sincérité et une honnêteté de l'ancienne chevalerie. Voilà qui est donc fait, ma fille, vous êtes assurée d'avoir ces jeunes demoiselles.» (Mme de Sévigné, lettre du 4 août 1677.) [135] C'est à tort que le P. Petit renvoie ce fait à l'année 1680. «Un trait si obligeant fit sur le coeur de M. de Montausier tout l'effet que M. Despréaux s'en étoit promis; le duc commença dès lors à revenir de ses anciennes préventions, et peu de temps après le sieur de Puimorin, frère de l'auteur des satires, homme fort connu et fort aimé à la cour, étant venu à mourir, le duc rencontra M. Despréaux dans la gallerie de Versailles, et lui marqua en passant le regret qu'il avoit de la mort de son frère. «Je sçais, lui répondit M. Despréaux, que mon frère faisoit grand cas de l'amitié dont vous l'avez honoré; mais il en faisoit encore plus de votre vertu; et il m'a toujours dit que les grâces dont le roy m'a comblé, et les bons traitements que je reçois ici, ne peuvent réparer le malheur que j'ai eu de ne pouvoir mériter jusqu'à présent les bonnes grâces du plus vertueux et du plus respectable seigneur qui soit à la cour.»--«Oublions le passé, lui repartit M. de Montausier en l'embrassant, je veux être de vos amis comme je l'étois de votre frère, et pour commencer connoissance, venez, je vous en prie, dîner aujourd'hui avec moi.» M. Despréaux, depuis ce moment, trouva toujours dans le duc un ami généreux, qui lui demeura fidellement attaché jusqu'au dernier jour de sa vie, et qui fut constamment l'admirateur sincère, ainsi que le censeur sévère des nouveaux ouvrages que cet illustre poëte donna depuis au public[136].» [136] Petit. Tout affligé qu'il était du peu d'aptitude et de zèle de son royal élève, Montausier n'en continuait pas moins de lui accorder ses soins avec son ardeur et son dévouement habituels, tandis que Bossuet, vers ce temps-là même, écrivait au maréchal de Bellefonds ces lignes attristées: «Me voici quasi à la fin de mon travail. Monseigneur le dauphin est si grand, qu'il ne peut pas être longtemps sous notre conduite. Il y a bien à souffrir avec un esprit si inappliqué. On n'a nulle consolation sensible, et on marche, comme dit saint Paul, en espérance contre l'espérance. Car encore qu'il se commence d'assez bonnes choses, tout est encore si peu affermi, que le moindre effort du monde peut tout renverser; je voudrois bien voir quelque chose de plus fondé; mais Dieu le fera peut-être sans nous. Priez Dieu que sur la fin de la course où il semble qu'il doive arriver quelque changement dans mon état, je sois en effet aussi indifférent que je m'imagine l'être.» Ce fut alors que l'évêque de Condom mit la main à son _Histoire universelle_. Lorsqu'il avait conçu la première idée de cet ouvrage, il ne s'était proposé d'abord que de donner un abrégé de l'histoire ancienne, pour que le dauphin pût conserver plus facilement le souvenir de ce qu'il en avait appris. Les réflexions qui devaient en être le résultat étaient réservées pour servir de préface à ce tableau historique. Mais Bossuet ayant fait lire cette _préface_ à Montausier et à d'autres amis éclairés qu'il était dans l'usage de consulter, ils l'engagèrent à donner plus d'étendue à ses réflexions. C'est ainsi que ce qui n'était dans le premier plan qu'un accessoire, devint dans l'exécution l'objet principal et important. La partie historique n'en est plus que l'introduction. Ce sont en effet ces réflexions qui ont donné un si grand caractère au _Discours sur l'histoire universelle_. Près de deux siècles se sont écoulés depuis qu'il a paru, et l'admiration, loin de s'être épuisée, s'accroît chaque jour encore à la lecture de ce magnifique ouvrage. Lorsqu'il fut achevé, dans les derniers mois de 1679, l'éducation du dauphin tirait à sa fin. Dès cette époque, on songeait à son mariage avec la princesse de Bavière, et lorsqu'il fut arrêté, Bossuet et Montausier durent considérer leur mission comme terminée. «Tous les deux concoururent avec un accord invariable au travail de l'éducation qui leur était confiée. Tous les deux étaient animés de la noble passion de former un grand prince et un fils digne de son père. Le duc de Montausier aurait voulu montrer à une nation guerrière et valeureuse un chef propre à commander les armées, et un prince d'une probité assez austère pour aimer à déplaire aux courtisans. Bossuet voulait graver profondément dans l'âme de son élève ces principes religieux qui peuvent seuls rassurer les peuples contre les abus de la puissance. Il voulait un prince assez instruit et assez éclairé pour sentir, penser et agir par lui-même, et qui fût capable de conserver à la France la prééminence de gloire où elle se trouvait élevée. On sent que ces deux méthodes, quoique différentes, n'étaient que l'expression de la même pensée, celle que l'on cherche et que l'on trouve dans l'idée d'un grand roi et d'un bon roi[137].» [137] Bausset, _Histoire de Bossuet_. A partir du 30 décembre, jour où furent arrêtés les articles du mariage entre le dauphin et Marie-Anne-Christine, soeur de l'électeur de Bavière, Montausier cessa de diriger l'éducation du prince, et ce fut en rendant la liberté à son royal élève qu'il prononça ces paroles fameuses: «Monseigneur, si vous êtes honnête homme, vous m'aimerez; si vous ne l'êtes pas, vous me haïrez, et je m'en consolerai.» Quoiqu'il n'eut plus le titre de gouverneur, le duc resta pourtant, par ordre du roi, attaché à la personne du dauphin, et ce fut lui qui présida à la formation de sa maison[138], qu'il s'efforça de composer de personnes sûres et d'hommes distingués, au nombre desquels était son gendre de Crussol: ce fut là son plus mauvais choix. [138] «On a nommé huit ou dix hommes de la cour, avec six mille francs de pension, pour être assidus auprès de M. le dauphin: il y en aura tous les jours deux qui le suivront. Le chevalier vous mandera leurs noms: il me semble que j'ai entendu parler de MM. de Chiverni, de Dangeau, de Clermont et de Crussol; je ne sais point encore les autres, ni même si ceux-là sont bien vrais.» (Mme de Sévigné.) Les dix dernières années de Montausier s'écoulèrent à la cour comme les précédentes, et il y vécut entouré d'honneurs et de considération. Le roi l'admettait à ses plus secrets conseils et se servit encore une fois de sa vieille expérience lorsqu'il songea à se rendre maître de Strasbourg. En signant le traité de Nimègue, Louis XIV avait étonné le monde par une modération qui, à vrai dire, était plus apparente que réelle. Ce prince avait, en effet, signé des conventions secrètes avec plusieurs souverains dans l'intention d'éluder un pacte solennel, et si lorsqu'il s'était agi d'établir le dauphin il avait fait tomber son choix sur une princesse de Bavière, c'était surtout dans le but de raffermir son alliance avec une puissante maison qu'il avait su engager dans ses intérêts. Depuis deux ans déjà on avait créé des chambres dites _de réunion_, dans le but de trancher au profit de la France toutes les questions litigieuses en matière de fiefs, dans les provinces frontières de l'Alsace et des trois évêchés; en 1681, le roi résolut de tenter un coup plus hardi et de s'emparer en pleine paix de la grande ville impériale de Strasbourg. Un fort parti français s'était formé au sein de cette république allemande, et rien ne fut oublié pour le grossir. Tous les catholiques et beaucoup de notables protestants étaient favorables à l'invasion: l'or et les promesses aidant, les cinq conseillers, le prêteur, le secrétaire et le trésorier qui formaient la régence de la ville furent gagnés les uns après les autres par les agents de Louvois. Les troupes impériales ayant évacué la place par suite du traité de Nimègue, les magistrats congédièrent douze cents Suisses que la république avait à sa solde; puis, sur les instances menaçantes du gouverneur français, ils démolirent le fort de Kehl reconstruit récemment. Rien ne faisait plus obstacle à la tentative du roi de France, et le 28 septembre trente-cinq mille hommes se trouvaient réunis devant la place qui leur ouvrait ses portes le surlendemain. Ce jour-là même, «Sa Majesté partit subitement pour l'Alsace, au lieu d'aller de Fontainebleau à Chambord, où sur les bruits publics, on ne doutoit point que la cour n'allât passer l'automne. Le roy voulut que la reine fût du voyage avec Monseigneur le dauphin et Mme la dauphine, Monsieur et Madame, le prince et la princesse de Conti, le prince de la Roche-sur-Yon, et un grand nombre de seigneurs des plus distinguez. M. de Montausier y fut invité avec une distinction particulière; le roy le présenta à Monseigneur, et lui dit en termes très-honorables pour le duc, qu'il souhaitoit qu'il prît M. de Montausier dans sa calèche, persuadé qu'il ne lui seroit pas moins utile en cette occasion, qu'il l'avoit été par le passé. Monseigneur, autant par inclination que par déférence aux désirs du roy son père, consentit de bon coeur à ce qu'on demandoit de lui, et fit le voyage tête-à-tête avec son ancien gouverneur. Le duc mit à profit une occasion si favorable, et se servit de tout le loisir et de toutes les occasions que lui procura ce voyage, qui fut environ de deux mois, pour renouveller les sages instructions qu'il avoit autrefois données au jeune prince. Monseigneur les goûta d'autant mieux alors, que ce n'étoient pas les préceptes d'un maître; mais les conseils d'un ami et d'un sujet fidèle. Le roy, suivi de son auguste famille, visita toutes les places de l'Alsace, et se rendit enfin dans la capitale[139].» Il y fit son entrée le 23 octobre, et le vieux Montausier qui était à ses côtés éprouva une émotion singulière en voyant aux pieds de son souverain cette superbe cité, riche fleuron d'une province qu'il se rappelait avoir administrée lui-même dans des temps difficiles, et au sein de laquelle il avait passé plusieurs des plus belles années de sa vie. Le roi et la cour étaient de retour à Saint-Germain le 16 novembre. [139] Petit. Les loisirs dont jouissait Montausier rendirent alors plus étroites ses relations avec sa fille et son gendre, et quoique ce dernier fut depuis 1680 devenu chef de la maison d'Uzès, ils n'en continuèrent pas moins de vivre ensemble, le duc affaibli par l'âge voyant avec plaisir ses petits-enfants peupler la solitude du vaste hôtel de Rambouillet. Montausier, qui au dire de Saint-Simon vivait dans une grande splendeur, avait d'ailleurs des revenus énormes: le roi lui avait conservé ses appointements de gouverneur, qui étaient de 48,000 livres; le gouvernement de Saintonge et d'Angoumois lui en rapportait 30,000; il en tirait 25,000 de son gouvernement de Normandie et 8,000 de sa lieutenance de roi d'Alsace qu'il avait depuis plus de quarante ans. Tout cela, joint à sa fortune personnelle et à celle de sa femme, lui permettait de paraître avec éclat et sans s'incommoder dans la cour la plus luxueuse du monde; il était du reste fort généreux à l'égard de ses enfants, et prenait à sa charge leur entretien et celui de leurs domestiques. Son crédit était grand, et il en usait largement dans l'intérêt de sa famille et de ses amis[140], lesquels étaient fort nombreux: les plus grands seigneurs briguant son amitié et cherchant à s'étayer de son influence bien connue et toute bienveillante. Cette intervention officieuse était désormais sa seule manière de participer à la vie publique, et son existence se renfermait de plus en plus dans le cercle des affections intimes. [140] «... Le roy accorda à M. de Montausier, le 27e régiment pour M. de Laurière, son neveu, qui étoit capitaine dans le Dauphin..... «... Il y a une pension de 500 écus pour l'abbé Veillet, précepteur du petit comte de Crussol. M. de Montausier l'avoit ainsi souhaité du roy.» (Extrait du _Journal de Dangeau_.)--Les faveurs accordées par le roi à Montausier sont de la part du courtisan chroniqueur l'objet de longues énumérations qu'il est inutile de reproduire. Au commencement de l'année 1684, il fut question d'un brillant établissement pour la plus jeune de ses nièces, Mlle d'Alerac[141], et Mme de Sévigné écrivait à ce propos à sa fille: «La destinée de Mlle d'Alerac paroît encore incertaine, nous croyons pourtant que le nom de Polignac est écrit au ciel avec le sien. Si Mlle de Grignan vouloit, elle nous en diroit bien la vérité; car elle a dans ce pays céleste un commerce continuel.» A quelques mois de là elle revenait encore sur le même sujet: «Je crains bien que notre mariage ne se rompe par les raisons d'intérêt que vous me dites; ce ne sera jamais de mon consentement; et si l'on veut donner à ronger l'espérance d'un duc qui ne viendra point, Mlle d'Alerac a bien l'air d'en être la victime et la dupe: je souhaite la santé du coadjuteur par plusieurs raisons; celle-là est la seconde. Où sont ces petits oiseaux qui s'en étoient envolés au Puy?» Ces allusions aux difficultés soulevées par Montausier se trouvent nettement expliquées dans la lettre du 1er décembre: «Il me paroît que M. de Montausier ne ménagera guère la maison de Polignac, de faire rompre par son opiniâtreté un mariage si engagé et si assorti. M. de la Garde m'en écrivit l'autre jour, dans votre sentiment, trouvant fort mal de traiter ainsi des gens de cette qualité, et d'un si grand mérite à l'égard de Mlle d'Alerac et de M. de Grignan: je suis assurée que bien des gens seront de cet avis. Si vous trouvez Mme de Lavardin, vous ferez bien de continuer à lui parler confidemment de cette affaire. Quant à moi je ne vois dans l'avenir aucun duc pour consoler Mlle d'Alerac de ce qu'elle perd, je pense que son bien ne tentera personne, et que l'espérance de celui de sa soeur n'est qu'une vision et une chimère, qu'on fera servir à la détourner d'une alliance si convenable et si belle. Vous croyez bien, après cela, que les grands partis ne voudront pas risquer la même destinée: le refus sera sûr, et le sujet du refus extrêmement incertain, et tout-à-fait dans les idées de Platon. On se persuade aisément que la crainte de ne point voir cette jolie fille établie, ne touche guère M. de Montausier, et qu'il envisage sans horreur tout ce qui en peut arriver: mais je vous avoue que j'en serois affligée et que je prends un véritable intérêt à cette dernière scène.» Dans les premiers mois de l'année 1685, les pourparlers duraient encore: «Le bon abbé.... trouve que M. de Montausier est gouverné par des gens bien rigoureux et bien mal intentionnés.» Montausier, qui moins que Mme de Sévigné se laissait prendre à de belles mais trompeuses apparences, avait approuvé à ce qu'il paraît les prétentions d'un sieur Hurault de Belesbat qui avait demandé la main de sa nièce; de là grand émoi dans les deux familles de Grignan et de Sévigné: «... Ils crurent[142], comme moi, que c'étoit pour rire que vous nommez Belesbat pour la _princesse_; il fallut repasser sur ces endroits, et, quand nous vîmes que M. Chupin le proposoit sérieusement, et que les Montausier et Mme de Béthune l'approuvoient, je ne puis vous représenter notre surprise; elle ne cessa que pour faire place à l'étonnement que nous causa la tolérance de cette proposition par Mlle d'Alerac. Nous convenons de la douceur de la vie et du voisinage de Paris; mais a-t-elle un nom et une éducation à se contenter de cette médiocrité? Est-elle bien assurée que sa bonne maison suffise pour lui faire avoir tous les honneurs qui ne seront pas contestés à Mme de Polignac? Où a-t-elle pris une si grande modération? c'est renoncer de bonne heure à toutes les grandeurs. Je ne dis rien contre le nom, il est bon, _mais il y a fagots et fagots_; et je croyois la figure et le bon sens de Belesbat plus propre à être choisi pour arbitre que pour mari, par préférence à ceux qu'elle néglige. Il ne faudroit point se réveiller la nuit, comme dit Coulanges, pour se réjouir comme sa belle-mère Flexelles[143] d'être à côté d'un Hurault; enfin, ma bonne, je ne puis vous dire comme cela nous parut et combien notre sang en fut échauffé, à l'exemple du vôtre, ma bonne. Il faut voir ce que Dieu voudra, car s'il avoit bien résolu que les articles de l'autre[144] fussent inaccommodables, je défierois tous les avocats de Paris d'y trouver des expédients.» [141] Quant à Mlle de Grignan, sa soeur aînée, elle s'était retirée à Gif dans une abbaye de bénédictines, sans avoir communiqué son dessein à personne. [142] Coulanges et d'autres personnes de l'entourage de la marquise. [143] Mère du prétendant Belesbat. [144] Du mariage Polignac. La vicomtesse de Polignac avait été compromise dans l'affaire des poisons, et c'est dans cette circonstance fort grave et présente encore à tous les esprits, qu'il faut chercher la cause de l'obstination de Montausier, que Mme de Sévigné trouve si blâmable. Le mariage que souhaitait la marquise n'eut vraisemblablement pas eu d'ailleurs l'agrément du roi, qui plus tard fit beaucoup de difficultés avant d'accorder à Mlle de Rambures l'autorisation qu'elle sollicitait d'épouser Polignac. Outre l'embarras que lui donnait l'établissement projeté de sa nièce, Montausier éprouvait à cette époque des ennuis plus sérieux et qui le touchaient de plus près. Le lundi 14 mai 1685, on apprit que le duc d'Uzès s'était brouillé avec son beau-père, qu'il était sorti de chez lui à dessein de n'y plus rentrer, et s'était retiré dans un de ses domaines à quatre heures de Versailles. Cette brusque séparation n'eut rien de surprenant pour ceux qui connaissaient le caractère difficile de ces deux hommes, mais la conduite du duc d'Uzès était injustifiable après tout ce que Montausier avait fait pour lui, et l'indulgence qu'il avait mise à dissimuler de légitimes sujets de mécontentement. Le jeune duc était, en effet, un des familiers de Monseigneur, que tout récemment encore il avait reçu à son château de Lévis, et cette intimité avec le dauphin qu'il avait soutenu jadis dans ses luttes contre son gouverneur, contribuèrent sans doute à aigrir des rapports déjà si tendus entre deux personnages trop ardents l'un et l'autre pour se faire à temps des concessions indispensables. Cette rupture causa à Montausier un chagrin que de nouvelles faveurs du roi ne purent adoucir[145], aussi accepta-t-il avec joie la médiation que son vieux compagnon d'armes, le prince de Condé, lui offrit spontanément, et la réconciliation eut lieu le 21 novembre. «Ce jour-là, dit Dangeau, chez M. le prince, se fit l'accommodement de M. le duc de Montausier et de M. le duc d'Uzès, qui avoient choisi pour arbitres M. de la Rochefoucauld, M. le duc de Beauvilliers et moi. M. le prince les fit embrasser, et la réconciliation parut fort sincère; M. de Montausier fit à merveille, et M. le duc d'Uzès fut touché et promit de fort bon coeur tout ce que M. le prince lui demanda.» [145] «Lundi 27 août 1685. Le soir le roi nous dit à son coucher qu'il avoit permis à M. de Montausier de vendre le gouvernement de Dieppe quoiqu'il ne fut que triennal..... M. de Manneville l'achète 25,000 écus. M. de Montausier a aussi la permission de vendre la lieutenance de roi d'Alsace qu'il a depuis longtemps.» (_Journal de Dangeau._) Quelques semaines auparavant, le roi avait pris une détermination sinistre, qui, inaugurant une nouvelle ère de persécutions, allait déchirer le sein de la patrie et envenimer sa lutte avec l'étranger. _L'édit de révocation_ dut affliger l'âme droite de Montausier, qui, peu sensible à l'accusation d'intolérance, ne put s'empêcher de voir dans cette grave mesure une atteinte portée aux principes éternels de justice, principes que Louis XIV méconnaissait d'une manière flagrante, en annulant de son autorité privée les garanties données par Henri IV à ceux qui l'avaient mis sur le trône. Partagé entre sa loyauté naturelle et un zèle médiocrement éclairé pour la foi catholique romaine qu'il eût voulu voir régner sans partage, Montausier n'en montra pas moins la plus vive sympathie pour ses anciens coreligionnaires, ainsi qu'on peut le voir dans l'affaire du calviniste Jean Rou, que déjà en 1676 il avait tiré de la Bastille, et dont à dix années de là il s'efforça de préserver la fortune, tâche malaisée à une époque où les biens des hérétiques étaient généralement de bonne prise. Tout en cherchant à sauvegarder les intérêts de son protégé il veillait au salut de son âme, et dans une lettre bienveillante il l'invitait doucement à se réfugier au sein de la véritable église. Rou qui n'entendait pas raillerie en pareille matière, répliqua d'une façon un peu vive, et comme le ministre Jurieu le blâmait de son imprudence, il lui fit une réponse qui prouve toute la vénération que le caractère du duc inspirait aux hommes modérés de tous les partis[146]. [146] «Huit ou quinze jours après que cette lettre fut partie, M. Jurieu, qui étoit venu faire un tour à la Haye pour quelques affaires qu'il avoit auprès du prince, s'enquérant de l'état des miennes, me donna occasion de lui montrer cette lettre, laquelle ayant lue: «Elle est très-belle et très-bonne, me dit-il, mais je voudrois que vous ne l'eussiez pas envoyée.--Par quelle raison? lui dis-je.--C'est que vous risquez de perdre cet illustre patron-là.--Oh! repris-je, vous ne le connoissez pas si bien que je fais; je suis sûr qu'il ne m'en aimera que mieux, et j'espère dans quelque temps vous en donner des marques. Je dis dans quelque temps, parce que je crois bien qu'il ne m'écrira pas sitôt, et principalement ne répondra jamais à ceci; mais quand les idées de tout cela seront comme perdues, souvenez-vous qu'il m'écrira tout comme auparavant.» Cela ne manqua pas d'arriver, et l'on en aura bientôt des preuves en son lieu.--Rou fait ici allusion à la lettre que le duc lui adressait de Versailles le 31 mars 1689: «J'ai reçu, monsieur, la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire le 24 de ce mois. Elle me fait voir que vous continuez toujours à avoir de l'amitié pour moi; je vous en suis tout à fait obligé, vous assurant qu'on ne peut en avoir pour vous plus que j'en ai, ni souhaiter davantage que je fais de vous en donner des marques. Je ne saurois assez me réjouir avec vous de la charge que MM. les États généraux vous ont donnée[146a]. Ils ont reconnu votre mérite, et ils ne pouvoient faire choix de personne qui fût plus capable de s'en acquitter mieux que vous. Il ne vous arrivera jamais tant de bonne fortune que je vous en souhaite. C'est de quoi je vous prie, monsieur, d'être bien persuadé, et de l'estime et de la considération particulière que j'ai pour vous. «MONTAUSIER.» [146a] Rou venait d'être nommé _translateur_, c'est-à-dire secrétaire des États généraux. Voir là-dessus, dans les _Mémoires de Jean Rou_, t. I, p. 270, l'intéressante note de M. Waddington. Le 15 mars 1686, Montausier vendit sa charge de lieutenant de roi du Poitou à M. de Verde, nouveau converti, qui la lui paya 80,000 livres. Le duc trouva bientôt l'emploi de cette somme: quelques mois plus tard sa petite-fille, Mlle d'Uzès, épousait le marquis d'Antin; Montausier donna à ce dernier sa lieutenance d'Alsace, produisant 8,000 livres, revenu considérable pour le temps, et 25,000 écus à la mariée, qui en recevait le double de son père et de sa mère. La noce se fit à l'hôtel de Rambouillet, mais en famille, car Montausier, toujours chagrin depuis la mort de sa femme, ne pouvait souffrir les réunions bruyantes, ailleurs qu'à la cour, où le désir de paraître avec honneur faisait taire toutes ses répugnances[147]. Il était un autre mariage que le duc aurait bien désiré voir aboutir, et que retardait, comme on l'a vu, le manque d'accord entre les deux familles de Grignan et de Montausier. Le besoin d'une solution devenait pourtant de plus en plus pressant: Mlle d'Alerac se jetait dans le monde à corps perdu, et on l'avait vue faire de folles dépenses au brillant carrousel qui eut lieu les 28 et 29 mai 1686[148]. Cette conduite si différente de celle de sa soeur contrariait vivement le comte de Grignan, et la sourde opposition que la comtesse faisait à sa belle-fille poussa sans doute cette dernière au coup de tête auquel elle se décida l'année suivante, en quittant la maison de son père pour chercher un refuge dans celle de son oncle[149]. Montausier qui n'ignorait aucun de ses défauts, chérissait en elle le noble sang de Rambouillet, duquel elle sortait. Il l'accueillit avec bonté et la traita comme sa fille, mais il ne put malheureusement obtenir de la duchesse d'Uzès la même déférence, et Mlle d'Alerac eut, semble-t-il, à se plaindre de la froideur de sa cousine. [147] La cour avait pour lui des égards infinis, et Dangeau ne manque pas de rapporter, comme un fait honorable pour sa famille, que Mme de Dangeau occupait, à Marly, le troisième pavillon de moitié avec Montausier. [148] «Mlle d'Alerac se fatigue et se ruine pour le carrousel; admirez les différentes occupations des deux soeurs.» (Mme de Sévigné.)--Quelques semaines auparavant, le vendredi 3 mai, Mlle de Grignan avait pris l'habit des grandes carmélites. [149] Cette fuite causa un vif déplaisir à Mme de Grignan, ainsi que le prouve le passage suivant de Mme de Sévigné: «Vous m'avez dit un mot dans votre autre lettre qui m'a fait sentir ce que fait Mlle d'Alerac; j'en ai compris l'horreur... Mais, en attendant, il me semble que c'est Mlle de Grignan qui doit guérir cet endroit.» C'est à cette époque, à la fin de novembre 1687, que se rapporte une curieuse anecdote, bien faite pour intéresser notre génération mercantile: «Le roi, dit Dangeau, a trouvé fort mauvais que Mme la duchesse d'Uzès ait fait peindre des raies sur un justaucorps couleur de feu que Monseigneur avoit; il veut condamner à l'amende le marchand qui a vendu le drap et le peintre qui l'a peint. Mme la duchesse d'Uzès les justifie en s'accusant elle seule; le roi veut que le justaucorps de Monseigneur soit brûlé, et qu'on ne porte plus d'autres draps que ceux de la manufacture nouvelle de France[150].» [150] «On avoit résolu de se passer des draps étrangers, et les manufactures de France en avoient fabriqué de rayés. Cela étoit fort vilain, et aussi ne dura pas. Le roi avoit défendu qu'on en portât d'autres, et y étoit fort sévère; d'où vint cette réprimande pour l'habit de Monseigneur, qui n'étoit pas de nos draps; et M. de Montausier, comme ayant été gouverneur de Monseigneur, étoit demeuré premier gentilhomme de sa chambre et maître de la garde-robe, de laquelle il laissoit le soin à sa fille la duchesse d'Uzès.» (_Note de Saint-Simon._) Pendant l'année 1688, aucun incident fâcheux ne se produisit au sein de la famille de Montausier. Le duc éprouva même un instant de joie vive et sincère lorsqu'il apprit que son ancien élève était entré dans Philisbourg, cette place dont la perte lui avait arraché naguère un mot piquant à l'adresse du roi. L'honneur de ce succès appartenait réellement au maréchal de Duras et à Vauban, qui tous deux dirigeaient les opérations du siége, aussi y a-t-il quelque chose d'épigrammatique dans le compliment que Montausier crut devoir faire au jeune prince. Je laisse la parole à Mme de Sévigné: «Briole nous a dit une lettre que M. de Montausier écrivit à Monseigneur après la prise de Philisbourg, qui me plaît tout à fait: «Monseigneur, je ne vous fais point de compliment sur la prise de Philisbourg; vous aviez une bonne armée, des bombes, du canon, et Vauban. Je ne vous en fais point aussi sur ce que vous êtes brave, c'est une vertu héréditaire dans votre maison: mais je me réjouis avec vous de ce que vous êtes libéral, généreux, humain, et faisant valoir les services de ceux qui font bien: voilà sur quoi je vous fais mon compliment.» Tout le monde aime ce style, digne de M. de Montausier et d'un gouverneur.» L'année 1689 fut sans contredit la plus triste de celles qu'eut à traverser Montausier, dans une existence longue et agitée. Déjà souffrant d'un asthme dont les ennuyeuses douleurs s'augmentaient chaque jour, il fut en outre abreuvé d'amertumes qui contribuèrent à hâter sa fin. Les relations de Mme d'Uzès et de Mlle d'Alerac devenaient de plus en plus difficiles[151], et cette dernière, qui s'était éprise du marquis de Vibraye, voyait cette fois sa famille entière s'opposer à ses projets de mariage. Pressée de sortir d'une situation intolérable, et prompte à adopter comme toujours le parti le plus violent, elle quitta, le 13 avril 1689, le logis de son oncle, en déclarant que, libre de disposer de sa personne[152], elle entendait épouser M. de Vibraye. Son opiniâtreté réussit à l'emporter sur la résistance passive de ses parents des deux branches, et la cérémonie nuptiale ayant eu lieu le 7 mai, elle s'établit au Luxembourg chez Mme de Guise. Montausier, qui connaissait l'étourderie et l'entêtement de sa nièce, fut plus affligé qu'étonné de sa conduite, et son irritation céda au bout de peu de temps; mais il reçut à la même époque un coup plus cruel et qui le frappait dans ce qu'il avait de plus sensible: son gendre rompit de nouveau avec lui, et cette fois se sépara de sa femme, qui peut-être avait eu le tort de prendre trop vivement le parti de Montausier, auquel, du reste, elle était devenue indispensable. L'état du duc empirait en effet sensiblement, et dès les premiers mois de l'année 1690 ne laissait aucun espoir[153]. Au commencement du printemps, la maladie fit des progrès effrayants, le danger prochain où se trouvait le duc alarmait tout le monde, lui seul l'envisagea d'un oeil intrépide. «Il trouvoit d'ailleurs un grand adoucissement à ses souffrances dans les tendres entretiens qu'il avoit avec sa fille, qui fut constamment auprès de lui, comme elle avoit été auprès de la duchesse, sa mère, pendant le cours de sa maladie. Cette pieuse dame faisoit approcher souvent du lit du malade le jeune comte de Crussol, son fils, pour recevoir les instructions salutaires, et la bénédiction de cet Isaac mourant; et l'on ne sçauroit dire avec quelle tendresse et en même temps avec quelle force le duc faisoit passer dans le coeur de son petit-fils les grands sentiments de piété, d'honneur et de probité dont il étoit rempli lui-même. Le jeune comte les recevoit avec une docilité pleine de respect, et les conservoit profondément gravez dans son âme, résolu d'en faire l'unique règle de sa conduite. [151] «Mlle d'Alerac est aux feuillantines depuis quelques jours: il y a souvent de la froideur entre Mme d'Uzez et elle; je crois pourtant qu'elle retournera à Versailles avec cette duchesse. La pauvre petite n'est pas heureuse.» (Mme de Sévigné.) [152] Elle venait d'entrer dans sa vingt-sixième année. [153] Le 15 février 1690, Mme de Sévigné écrivait à sa fille: «Vous avez vu, par cette lettre de Mme de la Fayette, comme le pauvre M. de Montausier, après avoir été _esprit et corps_, penche présentement à n'être plus que _corps_. Cela me paraît fort bien dit.» «La Providence avoit conduit à Paris le célèbre M. Fléchier, évêque de Nîmes; ce prélat, qui étoit attaché au duc par la plus solide amitié, et qui ne songeoit alors qu'à en resserrer les noeuds, fut sensiblement touché de les voir prêts à se rompre pour toujours: il demeura auprès de son ami, et lui rendit tous les devoirs que pouvoit demander une amitié vraiment chrétienne, jusqu'au moment qu'il eut la triste consolation de recevoir ses derniers soupirs[154].» Le 10 mai Montausier se trouva beaucoup plus mal, et l'évêque de Nîmes l'engagea à voir son gendre: le malade s'y prêta sans difficulté, désireux qu'il était de voir ses enfants réconciliés avant de les quitter pour jamais. L'entrevue fut fixée au lendemain. Le duc d'Uzès fut exact au rendez-vous; mais quelque supplication que lui fît son beau-père, il rejeta opiniâtrement toute proposition d'accommodement avec la duchesse. Rebuté dans cette tentative suprême, Montausier ne s'occupa plus des choses de la terre, et n'eut plus de pensées que pour Dieu. «Si ses amis et ses parents avoient lieu de s'affliger de le voir mourir, il étoit bien consolant pour eux de le voir mourir en chrétien et en prédestiné. Sa piété et sa foi se renouvellèrent aux approches de la mort; il n'eut pas besoin qu'on l'avertît de se préparer à ce terrible passage; sa religion l'en avertissoit assez: il fit une humble confession de ses fautes, et reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec les sentimens les plus vifs de douleur, d'amour et de reconnoissance...... Ce fut dans ces pieuses ardeurs d'une foi comparable à celle des patriarches, que ce nouveau David, après avoir marché devant le Seigneur dans la vérité, dans la justice et dans la droiture du coeur, éprouva les plus salutaires effets de la divine miséricorde, et mourut en saint le dix-septième jour de mai de l'année 1690, âgé de quatre-vingts ans moins cinq mois, étant né le sixième d'octobre 1610. Il fut enterré auprès de son illustre épouse, dans une chapelle des carmélites du faubourg Saint-Jacques à Paris. Jamais homme ne fut honoré de regrets plus sincères et plus glorieux que M. le duc de Montausier..... On rappelloit avec admiration ces rares qualitez qui l'avoient rendu respectable pendant sa vie, et qui assuroient son bonheur après sa mort; cet amour pour la vérité qu'il avoit toujours défenduë aux risques mêmes de ses plus chers intérêts; cette droiture et cette probité inflexible qui avoit toujours fait l'unique règle de ses démarches; cette piété solide, et digne des premiers temps, qui avoit fait de lui un chrétien de bonne foi, sans superstition et sans hypocrisie; cette charité généreuse qui l'avoit fait regarder comme l'azile des malheureux et le père des pauvres, ces lumières, cette capacité et ce goût pour les sciences qui avoient tant contribué à faire fleurir les beaux-arts, et à faire donner au mérite l'estime et les récompenses qui lui étoient dûës; cette fidélité pour le prince à l'épreuve des plus délicates tentations, et qu'il avoit tant de fois scellée de son sang; enfin cette valeur vraiment héroïque, signalée par tant d'actions éclatantes, si hautement reconnuë, et si glorieusement récompensée par un roy qui étoit lui-même le héros de son siècle. Telle fut la justice que toute la France, et j'ose le dire, que toute l'Europe rendit à M. de Montausier, dès que la mort lui eut fermé les yeux[155]. Partout on regretta sans feinte et sans flatterie un seigneur _vaillant dans la guerre, sçavant dans la paix, respecté parce qu'il étoit juste, aimé parce qu'il étoit bienfaisant, et quelquefois craint parce qu'il étoit sincère et irréprochable_[156].» [154] Bossuet assista également le duc à ses derniers moments. [155] Petit. [156] Fléchier, _Oraison funèbre de Montausier_. Il n'y a qu'une ombre à ce tableau, une ombre légère et qui a suffi pourtant à voiler aux yeux des contemporains et de la postérité elle-même l'éclat de tant de vertus brillantes et solides. Un seul défaut de caractère, une rudesse excessive et voisine de la brutalité, rendit le duc de Montausier odieux à bien des gens qui ne surent pas, comme Molière, découvrir sous le masque du _Misanthrope_ le visage de l'homme de bien, et empoisonna les dernières années de sa vieillesse en le faisant assister à des dissensions de famille qu'un peu de tact et de prudence vulgaire eussent pu conjurer[157]. [157] La duchesse d'Uzès mourut peu de temps après son père, en 1695, après avoir perdu son mari et son fils aîné, tué à Nerwinde le 29 juillet 1693. FIN. APPENDICE. I. _Anecdotes sur le duc de Montausier._ M. de Montausier, qui avoit été gouverneur du dauphin, et qui, tant qu'il a vécu, le servit assidûment de premier gentilhomme de sa chambre, ne lui dit jamais que Monsieur, parlant à lui, et ne se contraignit pas de déclamer contre l'usage qui s'étoit introduit de lui dire Monseigneur. Il demandoit plaisamment si ce prince étoit devenu évêque. C'est que peu auparavant, dans une assemblée du clergé, les évêques, pour tâcher à se faire dire et écrire monseigneur, prirent délibération de se le dire et se l'écrire réciproquement les uns les autres. Ils ne réussirent à cela qu'avec le clergé et le séculier subalterne. Tout le monde se moqua fort d'eux, et on rioit de ce qu'ils s'étoient monseigneurisés. (Saint-Simon.) Louis XIV disoit à M. de Montausier qu'il venoit enfin d'abandonner à la justice un assassin auquel il avoit fait grâce après son premier crime, et qui avoit tué vingt hommes: «Non, sire, répondit M. de Montausier, il n'en a tué qu'un et Votre Majesté en a tué dix-neuf[158].» [158] Cette anecdote est extraite d'un réquisitoire de l'avocat général Séguier en réponse à un mémoire de Dupaty, dans le procès de trois hommes, condamnés à la roue par arrêt du parlement du 20 octobre 1785. Celles qui suivent sont, pour la plupart, tirées de l'histoire du père Petit. M. de Montausier disoit à Corneille, après le mauvais succès de sa tragédie de _Bérénice_: «Monsieur, j'ai vu le temps que je faisois d'assez bons vers; depuis que je suis vieux je ne fais rien qui vaille. Il faut laisser cela aux jeunes gens.» Un jour que le curé de Rambouillet, homme simple et sans façon, lui disoit en dînant avec lui des vérités assez désagréables, un de ses valets de chambre lui témoigna qu'il s'étonnoit de ce qu'on lui parlât avec tant de hardiesse: _Pourquoi ne le trouverois-je pas bon?_ répondit le duc, _on a droit d'être hardi quand on dit la vérité_. Il dit à peu près la même chose lorsqu'on lui fit entendre que Molière l'avoit pris pour modèle en faisant la fameuse comédie du _Misanthrope_. On cherchoit à l'irriter contre l'auteur de cette pièce, mais il répondit toujours: _Je n'ai garde de vouloir du mal à Molière, il faut que l'original soit bon, puisque la copie est si belle_. _Le seul reproche que j'aye à lui faire, c'est qu'il na pas imité parfaitement son modèle, je voudrois bien être comme son misanthrope, c'est un honnête homme._ Il disoit en parlant des ambitieux: _Ce sont ou des glorieux qui se démentent en faisant des bassesses, ou des mercenaires qui veulent être payés_. A la guerre, il réprima toujours avec sévérité l'ardeur du soldat pour le pillage; il avoit des égards pour les ennemis, et disoit ordinairement en ces sortes d'occasion: _Faisons-leur craindre notre valeur, et non pas notre cupidité_. Il avoit le coeur si bon et si tendre, malgré tout ce qu'on pouvoit dire de sa dureté, que jamais il n'a pu se trouver à un conseil de guerre, ni donner sa voix pour condamner à mort. Il aimoit extrêmement les livres: c'étoit sa plus forte passion; mais il semble qu'il n'en a jamais aimé aucun plus que celui des Évangiles: il l'avoit lu cent treize fois. II. _Épître de M. le marquis de Montausier, gouverneur de l'Alsace, à Mlles de Rambouillet, de Clermont, de Mézières et Paulet._ INSCRIPTION. Aux quatre filles dont les yeux, Plus clairs que les flambeaux des cieux, Dans mes pleurs et sur mon visage Virent lorsque je les quitté La foiblesse de mon courage Et la force de leur beauté. * * * * * Divines et chastes beautez, De qui les seules volontez Sont mes lois et mes destinées; Nymphes aymables et bien nées, Qui pouvez blesser et guérir, Qui faites et vivre et mourir, Admirables comme admirées; Qui méritez d'estre adorées, Et de qui les rares vertus Tiennent les vices abbatus; Oyez mes lamentables plaintes, Que vos âmes en soyent atteintes Et de mes maux ayez pitié, Par amour ou par amitié. Puis-qu'en cette triste demeure Pour vous incessament je pleure, Lisez au moins avec des pleurs Cette histoire de mes malheurs. Si la douleur qui me possède Pouvoit recevoir du remède, Ce témoignage de bonté Me redonneroit la santé; Mais je ne puis avoir de joye Jusqu'à tant que je vous revoye. Maintenant sur les bords du Rhin, Où la rigueur de mon destin Veut que loin de vous je languisse, J'endure un éternel supplice, Et loin de vos divins appas, Je souffre en un jour cent trépas, Songeant aux plaisirs dont ma vie Auprès de vous estoit suivie; Je passe les jours et les nuits A me ronger de mille ennuis, Et le tourment de ma pensée C'est ma félicité passée. Le soleil à faire son tour Employe un siècle au lieu d'un jour; Jadis sa flame vagabonde Voloit tout à l'entour du monde; Mais elle marche pas à pas Depuis que je ne vous voy pas, Et même, contre l'ordinaire, Me brûle sans qu'elle m'éclaire. Je ne vis plus dans ce séjour Que par l'espoir de mon retour, Mais je pers souvent patience, Et je me treuve sans constance, Estant par le ciel envieux Privé trop long-tems de vos yeux, Uniques soleils de mon âme Dont la pure et céleste flame, Dans la plus ténébreuse nuit, Et même en l'absence me luit; Qui sont les seuls dieux que j'adore, A qui, dès l'heure que l'aurore, Avec un visage riant Ouvre les portes d'Orient, Jusques à ce que la lumière Ayt achevé sa course entière, Et depuis que l'astre d'argent Commence son cours diligent, Jusques à ce qu'il le finisse, Je fais un dévot sacrifice. Le ciel n'en eut jamais un tel, J'en suis et le prestre et l'autel, Et mon coeur en est la victime, Nette, pure, sainte et sans crime. Le feu qui la daigne allumer La brûle sans la consumer, Et de toutes pars enflamée, Elle ne fait point de fumée. Mais j'ay beau me brûler pour eux, J'ay beau leur présenter mes voeux, Jamais leur rigueur coûtumière, N'exauce la juste prière Que je leur fays à deux genoux De vouloir devenir plus doux, Et de permettre que ma peine A la fin soit moins inhumaine; Je ne sçaurois les appaiser, Ils m'empêchent de reposer; Loin d'eux ainsi qu'en leur présence, Veillant, toujours en eux je pense, Et quand je succombe au sommeil, J'y songe jusqu'à mon réveil; Je souffre des maux si sensibles Pour ces divinitez visibles, Depuis qu'il m'a fallu partir, Qu'on me peut nommer leur martyr. Mais dans cette triste aventure Je chéris le mal que j'endure, Espérant qu'un sujet si beau M'ouvrira bien-tost le tombeau. C'est le seul bon-heur où j'aspire, Et que l'excès de mon martyre Me fera bien-tost obtenir Si l'on ne me fait revenir. Au lieu de commander en prince Dans toute une grande province, Comme je fays dans celle-cy Avecque beaucoup de soucy; Je me meurs d'une extrême envie De voir ma liberté ravie, Pourveû qu'on me mette à couvert Sous même toit que Jean de Wert. Dieux! que je trouverois heureuse La prison qu'il trouve ennuyeuse! J'aurois souvent l'honneur de voir, Quand le jour auroit un beau soir, Venir dans le bois de Vincennes L'illustre famille d'Angennes, Avecque celle de Clermon, Personnes de qui le seul nom A pour moy de si puissans charmes, Qu'il arrête aussi-tost mes larmes, Quand au plus fort de mon tourment On le prononce seulement. Je verrois la grande Arténice, Que respecte si fort le vice Qu'il se bannit de tous les lieux Où daignent luire ses beaux yeux. La vertu, l'honneur, le mérite, Se font toujours voir à sa suite; La pompe de la majesté, Jointe à l'éclat d'une beauté Qui n'aura jamais de semblable, La rend même aux dieux adorable, Qui luy consacrent les autels Que leur consacrent les mortels. Je verrois cette sage mère Que toute la France révère, Et de qui l'extrême bonté Se peut appeller sainteté; Dans sa vie on a des exemples Que ceux à qui l'on fait des temples, S'ils venoyent à ressusciter, Ne sçauroyent jamais imiter. Je verrois la belle Julie Que le ciel fit naytre accomplie; Dessus ni dessous le soleil On ne peut rien voir de pareil Aux beautez qui brillent en elle, Et qui la font croire immortelle. Ses vifs et modestes regars Lancent d'ynévitables dars; Sa taille, sa mine et sa grâce Montrent la grandeur de sa race; Son sein, sa bouche et ses cheveux Dans les coeurs allument des feux Que les pleurs ne peuvent éteindre, Et brûlent sans qu'on s'ose pleindre. Cédez-luy, glorieuses mains De ces Invincibles Romains Dont elle tire sa naissance[159], Sans luy faire de résistance L'honneur de sçavoir conquérir; Car ses yeux en font plus mourir Que n'ont jamais fait les épées Ni des Césars, ni des Pompées. Mais ces beautez que nous voyons Ne sont que de foibles rayons De son autre beauté divine Qui tient du ciel son origine; Son esprit qu'il faut avoüer Seul capable de se loüer, Paroît au travers de son voile, De même qu'une claire étoile Perce les ombres de la nuit, Et dans les ténèbres reluit; Son âme, grande et généreuse, Des passions victorieuse....... Mais je m'élève un peu trop haut, Je sens l'haleine qui me faut, Pour moy ce vol est téméraire; Reprenons le style ordinaire. Je verrois deux aymables soeurs, A qui les plus barbares coeurs Font gloire de se venir rendre, N'ayant pas de quoy s'en défendre; L'air s'embellit par leurs appas, Les fleurs naissent dessous leurs pas, Ainsi que des regars de Flore, Ou bien des larmes de l'Aurore. Les Jeux, les Grâces et l'Amour Les servent et leur font la cour. Leur esprit plus meur que leur âge, Semble démentir leur visage; Mais, hélas! leur jeune beauté Est jointe à tant de cruauté, Que quand nos coeurs ont du martyre Nos bouches n'oseroyent le dire, Et que, pour cacher nos douleurs, Il faut aussi cacher nos pleurs. Je verrois la chaste Angélique[160] Dont le courage est héroïque, Et plus généreux mille fois Que celuy de ces braves roys Qui dans de fameuses conquêtes De lauriers ont chargé leurs têtes; Sa beauté la fait admirer, Sa vertu la fait révérer, Et son esprit fait qu'on l'adore; Sa belle voix se joint encore A tant de rares qualitez, Et rend tous nos sens enchantez; Car ses différentes merveilles Charment nos yeux et nos oreilles. Pour joüir de tant de plaisirs. L'unique objet de mes désirs, C'est que d'icy l'on me retire, Et que le souverain empire Dont j'use avec authorité Se transforme en captivité. Jugez doncques si je vous ayme, Et si ma passion extrême Peut souffrir de comparaison, Puis-que j'ayme mieux en prison Passer le plus beau de ma vie, Afin de contenter l'envie Que j'ay de vous voir seulement, Que vivre avec commandement, Et que d'acquérir de la gloire Qui feroit durer ma mémoire Avec ces hommes glorieux Dont le nom vole jusqu'aux cieux. Si vous me le vouliez permettre Je ne finirois point ma lettre; Car vostre entretien est si doux, Que je m'oublie avecque vous. Mais puisqu'au milieu des délices Vous avez d'autres exercices, Je ne veux pas vous empêcher Davantage de les chercher. Je finis donc avec envie De vous servir toute ma vie, Et je vous jure sur ma foy Que je suis plus à vous qu'à moy. [159] Julie d'Angennes appartenait par sa mère à la famille romaine des Savelli. [160] Angélique Paulet. Voir le chapitre que je lui ai consacré dans ma _Vie de Voiture_. Firmin-Didot. 1858. III. _Déclaration du marquis de Montausier au sujet de sa conversion._ «Il doit y avoir un juge toujours subsistant, visible et infaillible pour décider des disputes, éclaircir les doutes, fixer les incertitudes en matière de foy; ce juge ne peut être que l'Église, c'est-à-dire que le concours des premiers pasteurs de l'église de Jésus-Christ unis à leur chef. La nécessité de ce chef est si constante, que dans la nouvelle réforme même, où l'on enseigne que l'esprit particulier est la règle de la foy, on a agi contradictoirement à ce dogme absurde, en établissant des synodes et des consistoires pour décider des controverses en matière de foy. C'est sans raison, et contre leur propre conscience, que les protestants soutiennent que l'Église catholique et romaine d'aujourd'hui n'est pas, du moins quant à l'essentiel, cette même Église que Jésus-Christ établit sur des fondements inébranlables à tous les efforts de l'enfer; cette même Église à laquelle il donna pour chef Pierre, dont les successeurs devoient comme lui confirmer leurs frères dans la foy; cette même Église enfin aux premiers pasteurs de laquelle il promit d'être avec eux jusqu'à la consommation des siècles. Un simple raisonnement tranche toutes les difficultés sur cet article. Si l'Église catholique et romaine est corrompue, comme le disent les novateurs pour justifier leur séparation, il faut convenir qu'elle l'est depuis le IVe siècle; mais quel étrange paradoxe n'est ce pas de dire qu'une religion sainte, établie par un Dieu, et à laquelle Dieu a promis une assistance éternelle, en ait été abandonnée, malgré ses promesses, et se soit corrompuë si près de sa source! Il aura donc fallu quatorze siècles au Tout-Puissant pour produire des réformateurs tels que Luther et Calvin, et, en attendant la perfection d'un si excellent ouvrage, il aura laissé les hommes dans les abominations de Babylone! Il y a plus, ces trois siècles de l'Église tant vantés par les nouveaux réformateurs sont entièrement contre eux. Malgré l'obscurité répandue dans les écrits des Pères qui nous ont transmis la foy qu'ils tenoient eux-mêmes des apôtres, on y voit clairement établis les dogmes qu'enseigne encore aujourd'hui l'Église catholique et romaine. D'où il faut conclure que les réformateurs et leurs partisans sont dans le plus épouvantable aveuglement, ou que la religion de Jésus-Christ a été corrompue dès son origine, et qu'un million de martyrs dont on admire le courage ont versé leur sang pour la défense d'une doctrine erronée.» IV. _Épître de M. le Prince à Mme de Montausier._ Bien soit venu l'enfant nouveau, Si frais, si gaillard et si beau! Bien soit à sa mèr', délivrée Après tant de peine endurée! Et bien soit à son père aussi, Car sans père il ne fut ici. Telle est du ciel la loi sévère, Qu'il faut qu'un enfant ait un père; On dit même que quelquefois Tel enfant en a jusqu'à trois; Et, qui n'en voudroit rien rabattre, En pourroit compter jusqu'à quatre. Mais venons à l'enfant nouveau, Si frais, si gaillard et si beau. En est-il un dessus la terre Qui fût né si près d'Angleterre, Si Paris étoit à Calais, Ou qu'il en fût encor plus près? Je connois dans ses destinées Qu'il vivra plus de cent années, Et qu'il aimera le bon vin, Les jeux, la danse et Peloquin[161]! De ses ayeux, dans notre histoire, Il ternira toute la gloire; Il sera l'appui de nos rois, Et le protecteur de nos loix. Tel enfant ne se pouvoit faire Que par son père et par sa mère, Si ce n'étoit que par hazard La grand'mère[162] y pût avoir part, Car elle est du sang des Vivonne, Et de plus très-belle et très-bonne, Et, du temps qu'elle s'en mêloit, Très-beaux et très-bons les faisoit, Car elle est du sang de Savelle, Et de plus très-bonne et très-belle. Pour sa mère, l'on n'en dit rien; Son entretien fait notre bien; Mais ce qui fait qu'il faut s'en taire, C'est que l'on ne l'entretient guère, Car qui pourroit l'entretenir Jamais il ne voudroit finir: On diroit qu'elle vaut sa mère, Même presque autant que son père, Et que son esprit et ses yeux Sont un vrai chef-d'oeuvre des cieux. C'est ce qui fait que La Moussaye, Jour et nuit en son coeur essaye De trouver la raison pourquoi Elle a contre lui tant d'esmoi[163]; Car il est serviteur fidèle De son fils, de sa fille et d'elle, Et pour le papa Montausier Il iroit jusqu'à Saint-Dizier. Pour Arnauld[164], qui sent que l'on l'aime, Au diable s'il feroit de même; Il n'iroit pas jusqu'à Conflans, Ni pour papa ni pour maman; Mais pour eux Monseigneur le Prince Quitteroit bien cette province, Et quoique son pauvre _dada_ Demeure court à Lérida[165], Après avoir repris haleine, Avec un picotin d'aveine, Il iroit jusqu'à Carthagène Pour servir la maison d'Angenne. [161] Femme de la chambre de la marquise. [162] Mme de Rambouillet. [163] Tallemant en fait connaître le motif. (Voyez t. III, p. 248, de l'édition Monmerqué). [164] Arnauld de Corbeville, l'un des auteurs de la _Guirlande de Julie_. [165] Le duc d'Enghien fut obligé de lever le siége de Lérida le 17 juin 1646. V. _Note de Saint-Simon sur le duc et la duchesse de Montausier._ M. de Montausier estoit Sainte-Maure et de fort bonne maison. Beaucoup de courage, d'esprit et de lettres, une vertu hérissée et des moeurs antiques firent de lui un homme extraordinaire; toutes choses qui devoient faire obstacle à sa fortune et qui la lui firent. On a peine toutefois à concilier de telles moeurs, et encore plus celles de sa femme, avec leur complaisance pour les amours du roy. Elle estoit Angennes, fille de Charles, marquis de Rambouillet, chevalier du Saint-Esprit en 1619, ambassadeur en Espagne en 1627, et mort à Paris le 26 janvier 1652, à soixante-quinze ans. Il estoit fils de Nicolas, sieur de Rambouillet, chevalier du Saint-Esprit en 1580, capitaine des gardes d'Henri III et gouverneur de Metz, ambassadeur à Rome et en Allemagne, et il estoit neveu du cardinal d'Angennes, de Louis, sieur de Maintenon, chevalier du Saint-Esprit en 1581, ambassadeur en Espagne et grand maréchal-des-logis de la maison du roy, et de Jean Ier de Poigny, chevalier du Saint-Esprit en 1585, et ambassadeur en Savoie et à Vienne. Le marquis de Rambouillet avoit épousé l'héritière de Vivonne, dont il ne laissa que deux filles, l'aînée, héritière, qui épousa M. de Montausier le 13 juillet 1645, et la cadette fut la première femme du dernier comte de Grignan, chevalier du Saint-Esprit, dont une fille unique, qui épousa Vibrais Hurault, malgré M. de Grignan et toute sa famille de père et de mère qui furent plusieurs années sans les voir. L'hostel de Rambouillet estoit dans Paris une espèce d'académie des beaux esprits, de galanterie, de vertu et de science, car toutes ces choses-là s'accommodoient alors merveilleusement ensemble, et le rendez-vous de tout ce qui estoit le plus distingué en condition et en mérite, un tribunal avec qui il falloit compter, et dont la décision avoit grand poids dans le monde sur la conduite et sur la réputation des personnes de la cour et du grand monde, autant pour le moins que sur les ouvrages qui s'y portoient à l'examen. Ce furent toutes ces choses, bien plus que la beauté de Mlle de Rambouillet, qui n'en avoit aucune, mais à qui l'esprit et le goût du tems, donnoient force adorateurs, qui piqua M. de Montausier d'estre le plus heureux, et dont la constance fut couronnée; mais on eut lieu d'estre surpris de ce qu'une élève de l'hostel de Rambouillet, et, pour ainsi dire, l'hostel de Rambouillet en personne, et la femme de l'austère Montausier, succédât à la place de dame d'honneur de la reine, à Mme de Navailles, si glorieusement chassée pour n'avoir pu tolérer les entrées nocturnes du roy dans la chambre des filles, et en avoir muré la porte par où il venoit, et y trouva visage de pierre. On peut juger que ce choix n'estoit pas à dessein de prouver la même conduite; mais ce qui surprit encore davantage, ce fut la protection que Mme de Montespan trouva auprès de Mme de Montausier au commencement de son éclat avec son mari pour les amours du roy, et de l'asile que le roy lui-même lui donna en choisissant M. et Mme de Montausier pour retirer Mme de Montespan chez eux au milieu de la cour, et pour l'y garder contre son mari. Il y pénétra pourtant un jour, et voulant arracher sa femme d'entre les bras de Mme de Montausier, qui cria au secours de ses domestiques, il lui dit des choses horribles, et mêla ses reproches des injures les plus atroces. Elle en fut encore plus troublée qu'irritée, et quelque tems après, descendant avec son écuyer et ses gens un petit degré pour aller de chez elle chez la reine, elle trouva au tournant du degré une femme assez mal mise qui l'arrêta, lui fit des reproches sanglans sur Mme de Montespan, et lui parla même à l'oreille. Les gens de la dame d'honneur voulurent maltraiter cette femme, mais elle les en empêcha, et tout éperdue voulut entrer chez la reine, puis remonta chez elle, s'y trouva mal, et tomba incontinent dans une maladie de langueur qui dura plus d'un an, qui bientôt après son commencement lui fit fermer sa porte à tout le monde. On prétendit que sa tête se troubloit souvent, et l'on ne sut si cette femme qui lui avoit parlé en estoit une ou un fantôme. Enfin, Mme de Montausier qui ne parut jamais depuis cette aventure, en mourut à soixante-quatre ans, avril 1671, et ne laissa qu'une fille unique qui épousa le duc d'Uzès, et qui tint la maison de son père. L'éducation qu'il fit de Monseigneur ne répondit pas à l'attente. Le célèbre Bossuet, évêque de Meaux, qui la partagea avec lui comme précepteur, n'y fut pas plus heureux. Ce ne fut donc pas leur faute. Mais je ne puis quitter M. de Montausier, sans en rapporter une aventure qui le caractérise mieux que tout ce qu'on en pourroit dire. Molière fit le _Misanthrope_. Cette pièce fit grand bruit, et eut grand succès à Paris avant que d'estre jouée à la cour. Chacun y reconnut M. de Montausier, et prétendit que c'estoit lui que Molière avoit en vue. M. de Montausier le sut, et s'emporta jusqu'à faire menacer Molière de le faire mourir sous le bâton. Le pauvre Molière ne savoit où se fourrer; il fit parler à M. de Montausier par quelques personnes, car peu osèrent s'y hasarder; et ces personnes furent fort mal reçues. Enfin, le roy voulut voir le _Misanthrope_, et les frayeurs de Molière redoublèrent étrangement; car Monseigneur alloit aux comédies suivi de son gouverneur. Le dénouement fut rare: M. de Montausier, charmé du _Misanthrope_, se sentit si obligé qu'on l'en eût cru l'objet, qu'au sortir de la comédie il envoya chercher Molière pour le remercier. Molière pensa mourir du message, et ne put se résoudre qu'après bien des assurances réitérées. Enfin il arriva tout tremblant chez M. de Montausier, qui l'embrassa à plusieurs reprises, le loua, le remercia, et lui dit qu'il avoit pensé à lui en faisant le _Misanthrope_ qui estoit le caractère du plus parfaitement honneste homme qui pût estre, et qu'il lui avoit fait trop d'honneur, et un honneur qu'il n'oublieroit jamais, tellement qu'ils se séparèrent les meilleurs amis du monde, et que ce fut une nouvelle scène pour la cour, meilleure encore que celle qui y avoit donné lieu. M. de Montausier, parmi toutes ses façons dures et austères estoit infiniment respecté, considéré et craint, et avoit beaucoup d'amis: c'estoit un homme avec qui il falloit compter, pour qui le roy eut toujours des égards infinis et beaucoup de confiance, et Monseigneur une déférence totale tant qu'il a vécu, et qui, bien que peu affligé de sa mort, a conservé toujours pour tout ce qui lui a appartenu, et jusqu'à ses domestiques, toutes sortes d'égards et d'attentions. La propreté de M. de Montausier, qui vivoit avec une grande splendeur, estoit redoutable à sa table, où il a esté l'inventeur des grandes cuillères et des grandes fourchettes qu'il mit en usage et à la mode. Il avoit quatre-vingts ans. Il n'y a pas moyen de quitter M. de Montausier sans faire mention d'une rare anecdote sur Monseigneur qui avoit esté élevé dans une singulière innocence de moeurs. Lorsqu'il fut sur le point de quitter Châlons, où il se maria, le roy, qui craignoit qu'il ne fût bien neuf, dit à M. de Montausier de l'instruire, qui n'en goûta point du tout la proposition. Peut-estre s'acquitta-t-il trop légèrement de cette commission; mais comme il estoit la vérité même, lorsque le roy lui en demanda des nouvelles, il lui avoua qu'il avoit mal réussi, et qu'il n'espéroit pas de réussir mieux, et le roy à rire de sa modeste franchise. Il crut donc devoir suppléer au gouverneur, et prit Monseigneur en particulier dans son cabinet; mais ce qu'il y eut de plaisant, c'est qu'il n'eut pas mieux le don de s'en faire entendre, et qu'il en fut si étonné, pour ne pas dire piqué, que trouvant M. de Montausier au sortir de cette belle conversation: «Monsieur, lui dit-il, je viens de parler à mon fils, et vous voyez que j'en sue; j'ai tourné tant que j'ai pu, et à la fin je lui ai dit pendant une grosse demi-heure ce qu'on auroit honte de dire dans les mauvais lieux, sans avoir pu venir à bout de lui faire rien entendre. Au bout du compte, il ne faut pas avoir un affront: mettez-le entre les mains de M. d'Uzès, et qu'il lui en dise tant, qu'il se fasse comprendre. Je vous dis très-sérieusement de le faire; au moins faut-il espérer que celui-là réussira.» M. de Montausier répondit d'une révérence, point trop fâché que le roy, qui s'estoit un peu mocqué de lui et de sa retenue, n'y eût fait que blanchir lui-même. Il parla à son gendre et lui livra Monseigneur tête-à-tête, qui crut l'avoir bien instruit. Mais on prétendit qu'à Châlons il avoit tout oublié, et qu'on fut fort en peine, tellement que la maréchale de Rochefort, qui, à trente-cinq ans, estoit encore fraîche et piquante, lui donna enfin une leçon entre deux portes qui réussit parfaitement et dont personne ne lui sut mauvais gré. VI. _Apologie du duc de Montausier._ AU ROY. «Dans toute la France, et particulièrement à la cour, hommes et femmes, sçavans et ignorans, sages et insensez, parlent de l'éducation de Monseigneur le dauphin. Je ne m'en étonne pas, Sire, puisqu'on n'est que trop porté à raisonner bien ou mal des choses dont on n'a pas à rendre compte, il n'est pas surprenant que tout le monde s'entretienne d'une chose qui intéresse tout le monde. Mais ce que j'admire, c'est que les personnes, même les plus sages, parlent sur cette matière sans connoissance de cause, et condamnent les parties sans les entendre. On ne voudroit pas régler la plus petite affaire, sans en avoir pris auparavant une exacte connoissance, et sans aucun examen, on s'érige en juge, et on décide souverainement de la conduite qu'on doit tenir dans l'affaire la plus importante du royaume. «Mes censeurs condamnent presque toutes les manières dont on s'y prend pour élever M. le dauphin, et disent avec confiance, comme s'ils y avoient bien pensé, ce qu'il faudroit faire au lieu de ce qu'on fait. Peuvent-ils donc croire ces gens si capables, que des personnes choisies par le prince du monde le plus éclairé, et qui d'ailleurs ne sont pas dépourvues tout à fait de lumières et d'intelligence, ne voyent pas avec toute leur application, ce que voyent avec tant de facilité, des gens qui ne sont aucunement engagez dans l'affaire dont il s'agit, et qui n'y pensent que par hazard? Qu'ils ayent tant de bonne opinion qu'il leur plaira de leur suffisance, mais qu'ils ne croyent pas si légèrement, que les autres soient aveugles. Ils devroient au moins suspendre leur jugement, et consulter sur une matière de cette nature, ceux qui voyent les choses de plus près. Si l'on observoit cette règle de la justice, on trouveroit que non-seulement je vois ce que voyent les autres, mais que je vois encore beaucoup au-delà. Ce qui ne vient point en moi d'une capacité supérieure, mais seulement de ce que je pense sans cesse aux devoirs de ma charge, et que les autres n'y réfléchissent pas même quand ils en parlent. Le reproche le plus universel, est que l'on fait trop étudier le dauphin; que son occupation ordinaire est une occupation inutile; qu'il vaudroit mieux lui apprendre à vivre; que la science du monde est la véritable science de ceux qui sont nez pour commander; qu'enfin il est nécessaire qu'un prince soit honnête homme, mais qu'il ne lui convient pas même d'être sçavant. Ces raisonnemens seroient justes, si nous négligions ce qui doit être notre but principal, et ce qui l'est, en effet, pour songer uniquement à ce qu'il y a de moins essentiel. «Mais si l'on étoit plus équitable et moins prévenu, on verroit que les enfants, de quelque condition qu'ils soient, doivent être occupez, et qu'ils ne le sçauroient être plus utilement qu'à l'étude; que le sort des princes seroit bien malheureux, s'il falloit qu'ils se distinguassent des particuliers par l'oisiveté et par l'ignorance; que M. le dauphin donnant quelques heures à ses livres et le reste à la cour, il apprend également les sciences par l'étude, et le monde par l'usage, et qu'enfin rien ne peut tant l'aider à être honnête homme, que le soin que l'on prend pour l'empêcher d'être ignorant. «Le peu de temps même que M. le dauphin donne à l'étude, n'est pas tout employé, comme on se l'imagine, à lui faire apprendre le latin et à lui faire expliquer les anciens auteurs: on cherche et l'on trouve dans ces momens consacrez à l'étude, l'occasion de l'instruire de toutes les choses qui conviennent à sa naissance et à son âge, de ce qu'il doit à Votre Majesté et à l'État, aux particuliers, à soi-même, et surtout à Dieu. On essaye de lui inspirer à tout propos l'honnêteté, la probité, la piété, l'amour des peuples, l'honneur, le désir de la vraye gloire, et toutes les autres vertus nécessaires à un grand prince, et dignes d'un fils de Votre Majesté. Quel autre moyen pourroit être plus propre pour lui former ainsi l'esprit et le coeur? Le divertissement est fait pour délasser l'esprit, et non pour le perfectionner. Les dames, en l'entretenant, ne songeroient qu'à lui plaire; les courtisans n'essayeroient qu'à le corrompre, en conversant avec lui, par des basses complaisances, et par des flatteries dangereuses. A quoi voudroit-on que M. le dauphin employât le temps que nous lui faisons donner à l'étude? Seroit-ce aux affaires de l'État? il n'est pas encore en âge de s'y appliquer beaucoup. Seroit-ce à la lecture? N'est-ce pas étudier que de lire? Seroit-ce aux exercices du corps? N'en fait-il pas autant qu'il est nécessaire? Seroit-ce au jeu? Oseroit-on dire que ce fût là la meilleure occupation? Le dessein de Votre Majesté est sans doute d'élever M. le dauphin, de sorte qu'il soit capable de régner; qu'il connoisse l'obligation où est un prince de s'appliquer au grand art de gouverner les peuples, et qu'il apprenne qu'il est né pour l'action et pour le travail, et non pour le plaisir, l'oisiveté et la mollesse. Pour parvenir à ce but, il faut l'accoutumer de bonne heure aux exercices de l'esprit et du corps, l'attacher fortement et assidûment à l'étude, qui est la seule affaire proportionnée à son âge, et ne lui donner du tems pour se divertir qu'après qu'il s'est exactement acquitté de ses devoirs, et qu'autant qu'il est nécessaire pour délasser l'esprit, fortifier le corps et entretenir la santé. «On ne sauroit trop se représenter combien les divertissements dissipent l'esprit des hommes les plus raisonnables et les plus appliquez, à plus forte raison celui des enfans que l'âge, le peu d'expérience, et souvent leur propre naturel rendent ennemis de toute sorte d'application. Ils se font une manière de vie voluptueuse, qu'ils veulent après continuer. A peine commencent-ils une partie de plaisir qu'ils en proposent une autre, leur imagination est toujours remplie de la vaine idée de quelque divertissement, ou présent ou à venir. C'est là leur unique occupation, dont ils se font une telle habitude, que tout ce qui n'a pas ce goût leur devient amer et insupportable. Tous les momens qu'ils passent sans quelque amusement frivole, leur paraissent longs et ennuyeux. Rappellez-les à des choses sérieuses, ils ne peuvent se résoudre à y penser, ils tombent dans l'abattement et dans la langueur; leur esprit s'égare de lui-même, et se détourne tout d'un coup de ce qui est utile, vers ce qui est agréable. «Rien ne renverse tant l'ordre de la société que lorsqu'un prince, qui en est le chef, ne s'occupe que du jeu et du divertissement. Il néglige ceux qui peuvent lui inspirer la vertu, et n'aime que ceux qui peuvent lui procurer des plaisirs; il se met au-dessus des règles et des bienséances, il ne peut souffrir les compagnies et les conversations les plus polies, et renonce à tous les devoirs publics de civilité et d'honnêteté, qui obligent également tous les hommes, de quelque qualité qu'ils puissent être. «Mais ce qu'il y a de plus considérable, c'est que lorsqu'on élève les princes avec trop d'indulgence, et dans des divertissemens continuels, la coutume forme en eux une dangereuse habitude, qui devient ensuite une espèce de nécessité. Quand les devoirs importans arrivent avec l'âge; quand ils sont pressés par les affaires et les besoins de l'État, ils n'ont plus la force de résister au penchant qu'ils ont pour le repos; ils avoient cru qu'ils n'étoient nez que pour le plaisir, et ils ont peine à se détromper; de sorte que souvent rebutez du travail, auquel ils n'ont jamais été accoutumez, ils sacrifient à leur nonchalance leurs intérêts même, et leur gloire. Contens dans leur honteuse oisiveté, pourvû qu'on ne les fatigue point du récit importun de ce qui se passe dans l'État. «Je ne prétens pas cependant exclure de l'éducation d'un enfant tous les divertissemens. Il est juste qu'on ménage un peu ces jeunes esprits; il leur faut de l'occupation, mais ils ont aussi besoin de relâche. Comme il y auroit aussi de la mollesse à les laisser endormir dans l'oisiveté, de même il y auroit de la barbarie à les laisser accabler par le poids d'un travail trop rude, ou trop assidu. «On se trompe si l'on croit qu'il faille élever les enfans qui doivent être un jour dans le grand monde, comme s'ils étoient déjà propres à y jouer leur rôle. C'est un abus de s'imaginer qu'il faille leur donner la liberté de tout dire et de tout faire comme à des personnes plus mûres; et les mettre de toutes les parties; comme si ce qui fait naître le goût du plaisir et du libertinage avoit besoin de s'apprendre. «Quand leur humeur et leur complexion les portent à la volupté, comme d'ordinaire elles ne les y portent que trop, ils n'ont besoin ni d'enseignemens ni de maîtres. Ainsi il est nécessaire de les occuper dans leur première jeunesse à des choses, auxquelles ils ne s'occuperoient pas dans un âge plus avancé. «La principale est de leur apprendre avec soin tout ce qui peut les rendre capables de s'instruire et de se servir de maître à eux-mêmes, lorsqu'il ne leur conviendra plus d'en avoir; c'est de leur faire aimer les livres, et de les accoutumer à l'entretien de ces docteurs muets, dont les préceptes et les conseils ne sont suspects ni de complaisance ni d'intérêt, qui blâment sans déguisement tout ce qui est blâmable, et qui loüent sans flaterie tout ce qui est digne de loüange; chose infiniment avantageuse, sur tout aux princes, à qui l'on n'ose jamais dire la vérité. «Pour détruire tout ce que je viens d'avancer, on dira peut-être, Sire, qu'il ne faut que comparer la manière dont vous avez été élevé, avec celle dont vous regnez. Mais que Votre Majesté ne prenne pas exemple sur elle-même. Si après avoir été conduit avec trop d'indulgence et nourri au milieu des plaisirs et des jeux, vous vous êtes néanmoins trouvé le plus grand, le plus habile et le plus vigilant roy du monde, le ciel ne fait pas tous les jours des miracles. «C'en est un, Sire, que le monde voit avec étonnement, que vous vous soyez vous-même rendu capable de gouverner un grand État, de commander de puissantes armées, de faire la félicité de vos peuples, et d'abattre la fierté de vos ennemis, avec le seul secours de vos réflexions, et par la force de votre excellent génie. Il est vrai que Votre Majesté n'a eu besoin ni de maîtres ni de directeurs, d'instructions ni de préceptes, et que Dieu lui a inspiré la science des rois, comme il inspira aux premiers hommes les arts et les connoissances nécessaires au genre humain. Mais, Sire, la capacité parfaite ne descend pas toujours du père au fils, elle se donne aux uns et se fait acheter aux autres; et les choses extraordinaires n'arrivent pas ainsi coup sur coup. «La destinée de monseigneur le dauphin n'est peut-être pas si heureuse que la vôtre; il doit peut-être passer par le chemin des autres hommes, acquérir par l'étude ce que vous ne devez qu'à vos propres lumières, et se rendre grand par le travail, au lieu que vous l'êtes devenu sans peine par la seule force de votre esprit. «Qu'on ne dise pas non plus que monseigneur le dauphin n'est plus en âge d'être contraint, et qu'il est temps de le laisser maître de ses actions. C'est précisément à cet âge où les passions sont fortes, et la raison foible, où l'on veut ardemment ce que l'on veut, et où l'on ne veut ordinairement rien de bon; c'est alors qu'on a plus que jamais besoin d'être gouverné, parce qu'on se laisse indiscrètement emporter au mal, si l'on n'en est empêché par quelque obstacle plus puissant que la raison. «Cet obstacle est la seule autorité des personnes vigilantes, fermes, résolues et inflexibles, comme sont les pères sages et éclairés, ou ceux à qui ils ont remis le soin de l'éducation de leurs enfans. Plus ils ont d'élévation au-dessus du commun par la fortune ou par la naissance, et plus long-tems il est d'usage de les retenir sous la dépendance de leurs gouverneurs; tout au plus on en change le nom, mais sans rien diminuer de l'autorité, afin qu'ils puissent toujours modérer avec discrétion la jeunesse de leurs élèves, et les garantir par leurs soins de tomber dans les précipices, où la légèreté, l'inexpérience et la présomption, qui n'accompagnent que trop ordinairement cet âge, pourroient les entraîner. «Monseigneur le dauphin a beaucoup d'esprit; M. de Condom, qui s'y connoît mieux que moi, en assurera Votre Majesté. Il dit souvent des choses de bon sens, et raille quelquefois agréablement; il n'a ni malignité, ni haine, ni désir de vengeance. S'il donne quelque marque de promptitude et de colère, c'est sans emportement et sans suite. Quand il veut il entend, il comprend, il retient avec une merveilleuse facilité, et c'est ce qui nous console; mais il ne le veut pas toujours, et c'est ce qui nous afflige. Nous employons pour lui inspirer l'amour des choses utiles, tous les ressorts que nous jugeons propres à produire un effet si désirable; mais les distractions et les langueurs d'esprit rendent quelquefois nos efforts inutiles, et les empêchent de faire sur lui toute l'impression que nous souhaiterions. «L'inapplication aux choses sérieuses, et l'attachement aux amusemens frivoles, sont donc les seuls ennemis qui s'opposent à notre zèle; mais si ces ennemis sont redoutables, je ne les tiens pas invincibles, pourvû qu'on les attaque comme il faut. Pour avancer le progrès qu'on désire en monseigneur le dauphin, rien ne lui seroit plus utile que l'entretien de personnes agréables, gayes et de bonne humeur, et en même temps sensées, raisonnables et vertueuses. Ce seroit à mon gré le plus sûr moyen de lui former l'esprit et le jugement, de lui donner la connoissance nécessaire des choses de ce monde, de lui inspirer des sentimens dignes de sa naissance, et du rang qu'il doit tenir. «Par cette conduite on l'accoutumeroit insensiblement à se plaire dans la société des honnêtes gens, et l'on ne sçauroit dire combien dans une pareille école, on peut s'instruire en peu de tems. Ce qui me paroît de difficile, c'est de trouver des gens propres à ces entretiens; mais enfin la chose n'est pas impossible, et les personnes mêmes qui composent la maison de monseigneur le dauphin, se ralliant auprès de lui dans ses heures de relâche, pourroient suffire à ce dessein. «Mais un moyen plus efficace encore, ce seroit, Sire, que Votre Majesté voulût bien se résoudre à dérober de tems en tems une demi-heure à ses autres affaires, faire venir M. le dauphin dans son cabinet, avec M. de Condom, ou avec moi, et se rabaisser un peu à la capacité des enfans pour l'entretenir. Vous lui feriez comprendre, Sire, l'amitié et la tendresse dont votre coeur est rempli pour lui; l'intention que vous avez de le rendre digne, par une bonne éducation, de l'honneur qu'il a d'être votre fils: que s'il ne répondoit pas aux soins de Votre Majesté et aux voeux de toute la France, il s'exposeroit à perdre vos bonnes grâces, et à devenir le prince le plus malheureux du monde, au lieu qu'il sera infailliblement le plus heureux, s'il prend avec ardeur le dessein de remplir les vûes de Votre Majesté. «Vos remontrances et vos exhortations, Sire, seront sans doute d'un grand poids, et nous serviront pour lui mettre incessamment et avec succès ses devoirs devant les yeux. C'est un secret dont nous nous sommes heureusement servis, toutes les fois qu'il a plû à Votre Majesté de nous en fournir l'occasion; mais comme ç'a été rarement, les suites n'en ont pas été longues. «Si Dieu bénit ce moyen, et que monseigneur le dauphin en profite, comme j'ai tout lieu de l'espérer, Votre Majesté pourroit lui communiquer quelque affaire de moindre importance, lui faire connoître au commencement ce qu'il y a faire ou à dire là-dessus, lui demander même son avis, le corriger doucement s'il n'étoit pas bon, et le louer s'il étoit raisonnable. De mon côté, j'essairois en particulier de lui développer plus en détail les raisons de Votre Majesté. Si cela vous donne d'abord quelque peine, Sire, j'ose vous promettre que vous en recevrez à la fin une joie inconcevable, et que vous en recueillerez des fruits si doux et si abondans, qu'ils seront infiniment au-dessus du travail que Votre Majesté y aura employé. «Pour mettre la dernière main à cet important ouvrage, je vous conjure au nom de Dieu, Sire, et vous demande avec respect, de la part de monseigneur le dauphin, que vous ayez la bonté de continuer les excellens mémoires que la passion ardente que vous avez de le rendre digne de Votre Majesté vous a fait commencer pour son instruction. Si durant cette guerre, que vous seul soutenez contre tant de nations réunies, vos occupations, aussi continuelles que glorieuses, ne vous le permettent pas; nous espérons que la paix, quand vous l'aurez rendue à l'Europe par l'humiliation de ceux qui l'ont troublée, vous en donnera le loisir. «Souffrez, Sire, qu'emporté par l'ardeur de mon zèle pour le service de Monseigneur, et pour celui de Votre Majesté, j'ose vous remettre ses intérêts et ceux de la France entière devant les yeux, pour vous engager à achever un travail, qui, sans doute, n'aura rien de pareil pour la beauté et la solidité, et à communiquer dès à présent ce qui en est déjà fait à celui pour qui seul votre tendresse vous a porté à le faire. Je puis vous assurer que rien n'est si capable de profiter à Monseigneur, il puisera dans cette excellente source tous les principes d'un sage et glorieux gouvernement, et il se sentira pressé du noble désir de marcher sur les traces d'un héros, dans qui le ciel a pris plaisir de rassembler toutes les vertus royales, pour en faire l'objet de l'admiration de tout l'univers. «J'ai reconnu, Sire, que rien ne fait tant d'impression sur Monseigneur le dauphin que ce qui vient de vous, soit vos paroles, soit vos lettres, soit vos exemples. La lecture souvent réitérée de vos instructions, les graveroit bien avant dans son âme, et me donneroit lieu de lui remontrer avec plus d'espérance, de le rendre attentif et docile, tout ce que Votre Majesté veut qu'il fasse, et tout ce qu'elle veut qu'il évite. «Voilà, Sire, les réflexions que mon application à remplir exactement les devoirs du plus important emploi de l'État, dont vous avez bien voulu m'honorer, m'a fait faire sur l'éducation et sur la personne de Monseigneur le dauphin. Mon zèle pour votre service, et la crainte que la calomnie n'eût surpris l'équité de Votre Majesté et ne fût venue à bout de lui rendre ma conduite suspecte, m'a porté à les lui communiquer, persuadé qu'auprès d'un prince si éclairé, elles serviroient également à me justifier sur le passé, et à m'assurer l'approbation de Votre Majesté pour l'avenir. Si j'ai été par malheur téméraire ou indiscret en quelque chose, mon ardente passion pour votre gloire et pour l'utilité de Monseigneur le dauphin, me fera pardonner ma faute par un aussi bon maître que vous; et si la longueur de mon discours vous a ennuyé, j'espère que l'importance de la matière me servira d'excuse. Je me flatte même que Votre Majesté ne trouvera pas mauvais que je rapproche ici, en peu de mots, ce que j'ai eu l'honneur de lui représenter plus au long. «Il y a quatre choses à faire pour produire dans Monseigneur le dauphin tout l'effet que Votre Majesté doit attendre de son éducation. La première est de ne le point abandonner à l'oisiveté et aux plaisirs, qui ne manqueroient pas d'amollir son coeur et d'énerver son courage. La seconde est de lui faire continuer ses études, qui sont si avancées, et qui ne lui serviront de rien s'il ne les achève. La troisième est de l'obliger à s'entretenir ordinairement avec des gens d'esprit et de vertu, qui puissent, par des conversations agréables et utiles, l'instruire en le divertissant, et presque sans qu'il s'en apperçoive. Et la quatrième, qui seroit sans doute plus efficace que les trois autres ensemble, est que Votre Majesté lui fasse l'honneur de l'entretenir elle-même avec familiarité, et de lui remontrer avec douceur ses devoirs et ses défauts. «Rien n'a tant de pouvoir sur l'esprit d'un fils bien né, que les avis d'un père sage, habile et vertueux. La première de ces conditions se trouvant en Monseigneur le dauphin, et toutes les autres en vous, Sire, la peine que vous auriez prise seroit suivie de l'heureux succès que toute la France souhaite avec Votre Majesté.» VII. _Fragment du Livre des Maximes chrétiennes et politiques._ «Ce n'est pas assez pour un roy d'être pieux et fidelle aux exercices de sa religion, il ne rend point à Dieu ce qu'il lui est dû, tandis qu'il ne remplit pas avec la même fidélité tout ce qu'il doit à ses sujets. «Les différens rapports du prince avec ceux qui sont soumis à son empire, et les conditions diverses des personnes dont il est le maître, sont la juste mesure de ses devoirs à l'égard de ses peuples. «Égal par la nature aux autres hommes, il doit être sensible à toutes les misères de l'humanité, et rejetter avec horreur tout ce qui peut rendre son gouvernement onéreux. «Le malheur des princes, même les plus humains, est souvent de n'avoir rien souffert, et faute d'une expérience personnelle, de n'avoir pas l'idée de ce que l'on peut souffrir. Pour suppléer à ce défaut, qui met obstacle aux effets de leur générosité naturelle, qu'il seroit à désirer que toujours ils se fissent instruire par des ministres fidelles, et que de tems en tems ils s'instruisissent par leurs propres yeux, de tant de misères qu'on a soin de leur cacher! «Seroit-ce avilir la majesté royale que d'imiter avec précaution les déguisemens usitez par plusieurs princes orientaux, et de se mettre à portée par cet innocent artifice d'entendre les plaintes ou les bénédictions des peuples, sans avoir à craindre que la vérité n'en soit altérée par la timidité ou par l'envie de plaire? «On a vu des rois pendant un voyage, ou dans des parties de chasse, entrer sans se faire connoître dans des chaumines de laboureurs et dans des boutiques d'artisans, examiner curieusement, et jusqu'au plus grand détail, les peines attachées à leur condition, se mettre au fait de leurs chagrins, et apprendre par leur bouche ce qu'ils auroient peut-être toujours ignoré. Que de millions d'hommes gémissent dans la plus triste indigence, tandis que des princes nagent au milieu des délices, et qu'il dépend presque toujours d'eux seuls de faire cesser les misères, et de sécher les larmes de tant de malheureux. «Un roy est le père du peuple: quelles attentions, quelle bonté, quelle affabilité, cette qualité aimable ne fait-elle pas attendre de lui? Et quel retour d'attachement et de reconnoissance ne doit-il pas lui-même espérer de son peuple, s'il le traite véritablement en père, et s'il regarde tous ses sujets comme ses enfans? «Les François, plus qu'aucune autre nation du monde, ont pour leurs rois un respect mêlé d'amour et de tendresse, qui, depuis les plus grands jusqu'aux plus petits, les rend extraordinairement sensibles au bien et au mal de leur monarque; ses prospéritez les font éclater en transports d'allégresse; ses malheurs, quelque légers qu'ils soient, les jettent dans la consternation; l'intérêt et la gloire du prince, fussent-ils séparez de l'utilité publique, trouvent également dans tous les membres de l'État des défenseurs toujours prêts à lui sacrifier et leurs biens et leurs vies. Heureux prince de trouver dans ses sujets autant, je ne dis pas de serviteurs, mais d'enfans affectionnez! Peuple heureux de trouver dans les princes qui le gouvernent de quoi justifier le tendre amour qu'il a pour eux! «La qualité de maître n'est pas moins essentielle dans un roy que celle de père, et lui prescrit des devoirs essentiellement indispensables. Comme père, il doit se faire aimer; comme maître, il doit se faire craindre et respecter: un père cesse d'être bon quand, par une molle indulgence, il souffre que ses enfans mêmes méprisent ses ordres, et résistent à son autorité. Un roy ne travaille pas efficacement à rendre ses peuples heureux, lorsqu'il ne réprime pas avec vigueur la violence, l'indocilité et la rébellion. La dureté est un vice toujours odieux, mais la fermeté est une vertu toujours nécessaire. «Dispensateur toujours absolu des grâces et des châtimens, un roy doit les distribuer avec la plus juste équité. Il tient d'une main la balance, de l'autre le glaive de la justice; la faveur et la brigue ne doivent jamais faire pencher l'une, l'autre doit effrayer et punir le seul coupable. «Quoiqu'un roy soit chargé du gouvernement, ce seroit une erreur de croire qu'il est obligé à tout faire par luy-même. Qui veut tout faire, ne fait rien, et souvent ces vastes génies qui embrassent tout, s'arrêtent à des minuties, tandis qu'ils négligent des affaires essentielles. «Le grand art pour régner avec gloire est de sçavoir choisir des ministres éclairez, vertueux et véritablement zélez pour le bien public. Ce choix fait, il faut laisser à chacun dans son district, le détail des affaires, et se réserver le soin d'examiner si leur conduite répond à l'idée qu'on a eüe de leur capacité et de leur désintéressement en les employant. «Un roy est comme un pilote dans un vaisseau, et comme le premier mobile dans le ciel. Que diroit-on d'un pilote qui laisseroit le timon pour faire lui-même les manoeuvres nécessaires? Et tous ces corps célestes qui roulent avec tant d'ordre et de majesté sur nos têtes, d'où tiennent-ils leur mouvement sinon du premier mobile, qui, situé dans la région la plus élevée, fait tout mouvoir au-dessous de lui, par une communication générale qui lui est propre? C'est ainsi que du haut de son trône, et sans s'abbaisser à des détails inutiles, un prince habile, vigilant et judicieux, décide de tout, règle tout, anime tout dans l'État, par le ministère de ceux auxquels il communique son autorité et sa puissance. «Une probité exacte et fondée sur la religion; un zèle sincère du bien public; un détachement parfait de son intérêt particulier; une science consommée des affaires acquises par un long usage; un esprit éclairé, vif sans précipitation, solide sans lenteur; une âme élevée, bonne et constante, pour former de grands desseins et les exécuter avec succès; un coeur bon et compatissant, qui veuille du bien à tout le monde, et qui ne témoigne d'aversion, de haine ni de dureté pour personne; une réputation illustre, méritée par des services déjà rendus; un âge mûr, un grand amour pour le travail: un courage que les difficultez, les menaces, les promesses, la peine et le plaisir ne puissent ébranler; un abord aisé, des manières affables, une disposition généreuse à sacrifier son tems, sa santé, ses biens pour le service du prince et l'utilité des peuples. Telles sont les qualitez nécessaires pour former un grand ministre. Tel est le précieux trésor qu'un roy sage doit chercher, et qu'il ne déterrera pas sans peine. Le vrai mérite est modeste, et surtout il n'aime pas à se produire à la cour. Souvent c'est dans le fond d'une province éloignée que se rencontrera, sous le boisseau, cette vive lumière, qui éclaireroit un grand royaume si elle étoit mise sur un chandelier, par un roy assez zélé pour la chercher, et assez heureux pour la trouver. «Une autre extrémité condamnable, ce seroit d'être tellement préoccupé de ses propres lumières, qu'on regardât comme au-dessous de soi de se servir des lumières des autres. Lorsqu'une fois un prince a eu le bonheur de trouver un ministre dans qui la piété et le désintéressement sont joints à l'habileté et au génie pour les affaires, il en tire un double avantage, parce que non-seulement l'État en est mieux gouverné, mais encore en ce que si les choses ne réussissent pas, on ne sçauroit s'en prendre qu'à la fortune, et que si elles réussissent, c'est toujours sur le prince qu'en rejaillit tout l'honneur. «Le présent le plus précieux qu'un roy puisse recevoir du ciel, est un coeur docile à la vérité et aux bons conseils, lors même qu'ils ne sont pas agréables. Mais comment la vérité lui fera-t-elle entendre sa voix, s'il ne lui permet de parler librement, et s'il ne reçoit pas ses oracles, soit qu'ils soient favorables ou fâcheux, avec la même tranquillité. «Le plus sûr moyen de connoître les vrais sentimens des personnes que l'on consulte, est de cacher soigneusement les siens, et c'est un talent qu'un roy doit acquérir, quand il ne l'a pas reçu de la nature. La finesse, la fourberie, l'artifice déshonorent la majesté du trône; mais un secret impénétrable sur les affaires importantes, une discrétion prudente et une sage dissimulation en sont les plus fermes appuis. La franchise et la candeur sont le caractère commun de nos rois, et l'histoire leur rend sur ce point un glorieux témoignage; mais quand ces aimables vertus n'ont pas eu pour compagnes la prudence et la discrétion, combien de victimes n'ont-elles pas laissé immoler par la perfidie cachée d'un ennemi artificieux. Un seul de nos monarques, en prenant une route opposée, n'éprouva pas un meilleur sort; toujours trompé par ceux qu'il prétendoit tromper lui-même, il se vit plus d'une fois sur le penchant de sa ruine; tout occupé de ses intrigues, il vécut sans grandeur, et mourut peu estimé de ses ennemis, plus rusez encore que lui, et peu regretté de ses peuples, à qui ses finesses avoient été aussi nuisibles qu'elles lui avoient fait peu d'honneur. «Loin donc d'un prince généreux et surtout d'un prince chrétien, cette maxime damnable dictée par l'esprit des ténèbres, que qui ne sçait pas dissimuler ne sçait pas régner, et qu'entre les potentats, le plus sage et le plus habile est celui qui sçait le mieux tromper. Un sage tempérament de franchise et de réserve est le grand secret pour régner avec gloire. Ici comme ailleurs les deux extrémitez sont dangereuses, l'histoire en représente deux exemples signalez; mais pour comprendre la différence qu'il faut mettre entre ces deux excès, il suffit de songer que l'on révère moins la mémoire de Louis XI que celle de François I. «Trois sortes de situations où les rois peuvent se trouver, demandent d'eux une égale sagesse: les troubles intestins, les guerres étrangères, et une longue paix. «Les troubles de l'État ont pour cause, ou l'ambition des grands, ou le mécontentement des peuples. Les premiers doivent être toujours réprimez avec fermeté, parce que la passion qui les anime ne sçauroit jamais se justifier; mais les seconds doivent être ménagez, parce que d'ordinaire ils ne se plaignent pas sans quelque raison. Des impositions exorbitantes mises sans égard aux facultez de ceux qu'on en accable, et exigées avec inhumanité par des financiers avides, excitent pendant quelque tems des gémissemens, des plaintes et des murmures; bientôt, si l'on n'apporte point de remède au mal, la douleur se change en fureur; les peuples épuisez cherchent à se dédommager, en dépouillant et même en immolant ceux qu'ils regardent comme les auteurs de leur misère. Funeste extrémité qui fait souvent retomber sur le monarque la haine qu'on a conçue contre ses ministres, et qui d'une plainte peut-être bien fondée conduit à ces révoltes ouvertes que nul prétexte et nulle raison ne peuvent autoriser! C'est alors qu'un prince habile et sage fait éclater les plus sublimes vertus, la justice et la bonté; par l'une il punit les premiers auteurs de la rébellion, et châtie sévèrement ceux qui l'ont occasionnée; par l'autre il établit de sages règlemens, qui puissent contenir les exacteurs des tributs dans les bornes de l'humanité, et les peuples dans une juste obéissance. «Quoique la paix soit le plus grand de tous les trésors, et que l'olive pacifique orne aussi bien le front d'un grand roy que les lauriers militaires, il faut cependant quelquefois tirer l'épée et s'engager dans des guerres indispensables. La nécessité seule doit les faire entreprendre; plus de prudence encore que de valeur est nécessaire pour en assurer le succès; une défiance légitime de l'inconstance de la fortune en doit faire souhaiter la fin. «Qu'il est beau pour un prince généreux et bouillant de courage, de s'arrêter dans le cours de ses victoires, de se contenter d'avoir humilié ses ennemis et de renoncer au vain titre de conquérant, pour rendre le calme aux peuples, que le bruit de ses armes avait jettez dans la consternation! Mais la paix, qui fait la gloire du prince, dont elle est l'ouvrage, doit faire le bonheur de ses sujets, c'est un tems de repos et non d'oisiveté. Faire fleurir le commerce; procurer le retour de l'abondance; construire des édifices qui servent à orner les villes, ou à entretenir le respect dû à la majesté royale; animer par les récompenses et par des distinctions honorables ceux qui cultivent avec soin les sciences et les arts utiles; se disposer de loin à la guerre, et préparer les troupes à des batailles sérieuses par des combats innocens, ce sont là les occupations qui peuvent faire d'un roy pacifique un roy mille fois plus aimable et plus glorieux, que ces princes inquiets qui ne se plaisent que dans le tumulte des armes, et mettent tout leur plaisir en ce qui fait la désolation des autres. «Dans l'état où se trouve aujourd'hui le monde, il n'est point de roy, quelque puissant qu'il soit, qui puisse avec prudence et sûreté, ou mépriser ou négliger ses voisins: l'ambition, l'intérêt, la haine ou la jalousie peuvent les armer et les unir contre lui; il faut déconcerter leurs projets, rompre leurs intrigues, dissiper leurs ligues, gagner les uns, ménager les autres, ne se faire haïr d'aucun, mais se faire craindre, ou du moins respecter de tous....» VIII. _Extrait des Mémoires de Jean Rou._ «. . . . . . . . . . Le 15e février (1679), je repris le chemin de Saint-Germain, où m'étant rendu auprès de mon illustre patron pour recevoir plus précisément ses ordres, il me dit que l'affaire pour laquelle il m'avoit demandé étoit pour mettre en ordre tout les papiers que, depuis dix à onze ans qu'il étoit honoré de la conduite de Monseigneur le dauphin, il avoit recueillis de ses diverses méditations, pour mieux remplir tous les devoirs d'un si glorieux poste. Que tout ce qu'il avoit pu apporter d'ordre à toutes les pensées qui lui étoient venues sur ce sujet ne consistoit qu'en la précaution qu'il avoit eue de mettre chacun de tous ses préceptes dans un quart de papier séparément de tous les autres, afin de les pouvoir transposer, comme on feroit des cartes à jouer, pour les arranger selon qu'il seroit le plus à propos, et d'éviter ainsi la confusion. Qu'il avoit tout une grande cassette remplie de ces papiers-là, auxquels il ne connoissoit plus rien lui-même, et que c'étoit afin que je les examinasse qu'il me souhaitoit auprès de lui. Qu'il s'agissoit de donner une forme raisonnable à tout ce chaos, et que par l'arrangement si bien entendu qu'il avoit remarqué dans toutes les diverses matières dont mes tables étoient remplies, il avoit jugé que j'étois tout propre au débrouillement qui lui étoit nécessaire pour faire un plan uniforme qui pût porter le glorieux titre d'_Éducation d'un grand prince_. «J'avoue que je fus un peu surpris de cette proposition. Le coeur ne me manquoit pas, mais je doutois de mes forces, et je le voulus témoigner à M. de Montausier; mais il ne voulut regarder ce que je lui disois que comme un effet de cette modestie dont M. Conrart m'avoit loué dans sa deuxième lettre. Sans s'arrêter davantage à mes scrupules, il donna ordre sur l'heure à deux de ses valets de pied d'aller quérir sa cassette qu'il ouvrit aussitôt, et où il me parut plus de six à sept mille papiers d'un quart de feuille chaque, comme il m'avoit dit, puis fit aussitôt transporter le tout dans la chambre qu'il m'avoit destinée, et où en même temps l'on me mena. «Comme peut-être on ne se fera pas trop de chagrin à voir de quelle manière je me pris à ce débrouillement du chaos dont j'ai parlé, j'hésite d'autant moins à le mettre ici que j'espère de le dépêcher en peu de mois. «La première chose que je fis fut de me donner la patience de lire tous ces morceaux l'un après l'autre, et de mettre un titre à la tête de chaque, lequel titre n'étant que d'un mot ou deux tout au plus, donnoit l'idée de ce que contenoit en substance tout ce feuillet. Cela m'épargnoit déjà une répétition de lecture, qui, sans cette précaution, n'auroit jamais eu de fin; et d'ailleurs cela me mettoit en état de ranger sous de certaines classes distinctes tous ces différents matériaux, et ensuite de rapporter le tout au but principal, savoir, à ce glorieux titre d'_Éducation d'un grand prince_. Par exemple (et ce sera là, sans aller plus loin, tout mon débrouillement de chaos), par exemple, dis-je, tout ce grand nombre de méditations ramassées de M. le duc de Montausier se trouvoit ne rouler que sur quatre grands articles: la _religion_, la _morale_, la _politique_ et la _guerre_. Ces quatre grandes parties faisoient ma première et plus simple division. «La seconde résultoit d'une subdivision de chacune de ces quatre grandes parties en un certain nombre d'autres; par exemple, la religion étoit considérée par moi à quatre égards, _Dieu_, l'_Église_, la _conscience du prince_, et les _devoirs du même_ à tous ces trois premiers égards. «Dans la morale, je faisois considérer six choses: les _habitudes_, le _tempérament_, les _moeurs_, les _passions_, les _vertus_ et les _vices_. «Dans la politique, je faisois entrer la _science de régner_, le _gouvernement_ tant en général qu'en particulier, la _conduite du prince_ aux mêmes égards, et les _préceptes généraux_. «Dans la guerre, je proposois ce qui regarde le _dedans_ de l'État, ce qui ne le touche qu'au _dehors_, et les _maximes_ tant générales que particulières. «Ma troisième subdivision étoit tirée: 1º (et en ce qui est de la religion) de l'article qui regarde _Dieu_, c'est que le prince le serve lui-même; 2º qu'il le fasse servir par les autres; et 3º qu'il observe tout de même, et qu'il fasse observer ses ordonnances et ses lois. «J'observois la même distribution en ce qui regarde, l'article de la _conscience_, celui de l'_Église_, et enfin celui des _devoirs_. «Je m'abstiens de parcourir les trois autres parties de ma première et plus simple division, de peur d'être trop ennuyeux; on les jugera assez de soi-même, en supposant que j'y avois gardé la même économie. «En un mot, tout cela faisoit cinq colonnes tant de divisions que de subdivisions, chacune desquelles se multipliant à mesure qu'on passoit de la première colonne à la seconde, de la seconde à la troisième, et ainsi jusqu'à la dernière et cinquième, il se trouvoit que tous mes six ou sept mille papiers de méditations se trouvoient appliqués à chacun de mes articles de subdivisions, au bout de chacune desquelles je marquois l'endroit où il le falloit chercher. Pour comprendre cela, il faut savoir: 1º que j'avois fait partager ma cassette en quatre carrés, qui faisoient, comme autant de boîtes, dont la première étoit pour les choses de la _religion_, la seconde pour celles de la _morale_, et ainsi des deux autres pour la _politique_ et pour la _guerre_; 2º que chacun de ces carrés ou boîtes renfermoit un gros _portefeuille_; chaque portefeuille un certain nombre de _cahiers_; chaque cahier un plus grand nombre de _sous-cahiers_; et chaque sous-cahier les papiers simples qui étoient tous distinctement numérotés par =1=, =2=, =3=, etc. jusqu'à quelquefois 100, 200, etc., selon que les matières étoient plus ou moins abondantes et étoffées. «Avant que d'aller plus loin, et afin d'aller au-devant du désir que pourra témoigner le lecteur de voir quelque échantillon de tous ces divers préceptes qui occupoient un si prodigieux nombre de papiers, j'estime être assez à propos d'en mettre ici sept ou huit qui me sont demeurés dans la mémoire, et par lesquels on pourra juger de tous en général. «Ces préceptes ou méditations (car les papiers dont je parle ne contenoient pas autre chose), étoient conçus en forme de questions ou d'examen de soi-même, qu'on fait faire au jeune prince, de l'éducation duquel il s'agit. Par exemple: SUR CE QUE LES ROIS ET PRINCES SOUVERAINS NE DOIVENT POINT ATTENDRE D'ÊTRE SOLLICITÉS POUR FAIRE DU BIEN A TOUT LE MONDE. 1re QUESTION, ou _Examen de soi-même_. «S'il ignore que Dieu a mis les rois dans les États pour y faire du bien et y répandre des grâces sur tous ceux qui en ont besoin, comme il a mis le soleil dans le monde pour éclairer, et afin de répandre des biens sur toutes les créatures; et que, comme le soleil n'attend pas d'être prié et sollicité par les voeux des hommes pour se lever et leur fournir sa lumière pour les conduire, les rois ne doivent point attendre non plus d'être priés, sollicités ni pressés, pour aider, soulager et gratifier leurs sujets; mais il suffit qu'ils en connaissent les besoins, pour leur être utiles et pourvoir à leurs nécessités?» 2e QUESTION, etc... _Sur ce que le prince ne doit pas discontinuer l'exercice des bienfaits._ «S'il ne comprend pas que les bienfaits d'un prince font sur ceux qui les reçoivent le même effet que la pluie sur la terre, lorsque y tombant doucement et souvent, elle la rend fertile; mais avec quelque abondance qu'elle tombe, encore que les champs soient entièrement abreuvés, si elle ne recommence fréquemment, et qu'elle les laisse longtemps exposés au hâle du soleil et du vent, la sécheresse y cause la stérilité, les collines et les campagnes ne produisent ni fruits ni fleurs, et ne se souviennent plus de la pluie ni du ciel même qui les avoient si abondamment arrosées. De même un prince a beau donner avec excès, s'il ne renouvelle souvent ses grâces, le coeur humain, porté à l'ingratitude, oublie les grands biens passés, et ne produit pas la moindre marque de reconnoissance?» 3e QUESTION, etc... _Sur ce qu'il doit, comme Dieu, faire du bien à tous ses sujets._ «Si dans l'épanchement des grâces et des biens dont se doivent ressentir ses sujets, il n'a point quelque réserve, et n'est point avare envers ceux dont il ne peut recevoir aucune reconnaissance, et qui sont inutiles à son service, et s'il ne fait pas réflexion, au contraire, qu'étant le lieutenant de Dieu dans son royaume, et l'y devant représenter, il est obligé de faire du bien à tous, de donner sa protection généralement à tout le monde, de faire tomber ses grâces et les influences de sa bonté de tous côtés et sur tous; d'en faire part aux petits comme aux grands, aux pauvres comme aux riches, aux foibles comme aux puissants, aux éloignés comme aux plus proches; ainsi que Dieu départ son soleil, ses pluies et ses rosées aux montagnes comme aux vallées, aux bois comme aux prairies; procure l'abondance et la fertilité aux blés, aux vignes, aux fruitiers des méchants comme à ceux des bons; donne la naissance, la vie et la subsistance aux uns comme aux autres, etc., mais toujours avec prudence, égard, justice, poids et mesure, et selon qu'il est à propos pour sa gloire et pour le bien du monde?» 4e QUESTION, etc... _Sur ce que les auteurs des révoltes sont seuls punissables, et non pas tous les complices._ «S'il se met bien dans l'esprit que les auteurs des soulèvements et des rébellions, et les personnes puissantes qui y sont entrées sont principalement et même uniquement ceux qu'il faut châtier, mais non pas tous les complices, et cela pour l'exemple seulement, parce que ce sont toujours les premiers qui sont cause du mal, les peuples étant comme la mer, et eux comme les vents, celle-ci demeurant toujours tranquille si ceux-là ne remuent?» 5e QUESTION, etc... _Sur ce qu'il doit répandre en bienfaits sur ses sujets tout ce qu'il tire d'eux par les subsides._ «S'il ne prend pas plus de plaisir à faire du bien qu'à en recevoir; et s'il ne trouve pas que c'est une marque de la foiblesse et de l'impuissance des rois que d'avoir besoin du secours de leurs sujets pour pouvoir faire du bien aux autres, et pour pouvoir subsister eux-mêmes; mais puisqu'une nécessité indispensable et attachée au salut de l'État les oblige à se servir de ce secours, s'il ne croit pas du moins être obligé d'en user comme la mer, qui rend à la terre, par des conduits souterrains, toute l'eau qu'elle reçoit d'elle par les ruisseaux et par les rivières; et faire de son épargne comme le soleil fait des nues, lorsque après les avoir formées des vapeurs qu'il attire de la terre, il les lui rend toutes avec un avantage pour elles par des pluies douces et fécondes qui la rendent fertile?» 6e QUESTION, etc... _Sur les devoirs à quoi l'obligent les qualités d'homme, de roi et de chrétien._ «S'il ne se ressouvient pas incessamment qu'il est homme, roi et chrétien, et s'il ne se représente pas en toutes occasions à quoi ces trois qualités l'obligent; savoir celle d'homme à être humain, bon, doux, compatissant à tous les hommes, à regarder leurs infirmités comme y étant sujet, et que par sa nature il n'est point au-dessus d'eux, etc. Que la qualité de roi l'oblige à considérer qu'il est établi pour régir et gouverner les autres, pour les protéger, les défendre, leur faire justice, les rendre heureux, etc. Et la qualité de chrétien l'oblige à connoître, à aimer et à servir Dieu, à le faire honorer par les autres, à venger ses injures, à prendre sa cause en main, à bannir l'impiété, à faire fleurir la religion, à reconnoître les grâces qu'il a reçues de lui, à en bien user, etc.?» 7e QUESTION, etc... _Sur ce qu'il doit imiter Dieu, dont il est le lieutenant dans son État._ «S'il ne tient pas pour la plus grande prérogative que lui donne la royauté, de ce qu'elle le fait lieutenant de Dieu dans son État, et une de ses images en terre; et si pour mériter cet honneur, il n'essaye pas d'imiter le vrai Dieu, tout bon, tout sage, tout libéral, tout bienfaisant, gouvernant le monde par ses soins et par sa providence, toujours veillant pour la conservation des siens; ou bien s'il veut prendre pour modèle le Dieu des épicuriens, toujours oisif et endormi, sans soin et sans action; ou les dieux des poëtes, adultères, incestueux, ivrognes, voleurs, trompeurs, fourbes, violents, ravisseurs, jaloux, envieux, malfaisants et adonnés à toutes sortes de vilenies, de vices et de crimes?» 8e QUESTION, etc... _Sur ce qu'il doit, comme Dieu, recevoir les prières des misérables._ «S'il n'est point persuadé que, comme il est le lieutenant de Dieu dans son État, et qu'il l'y représente, son palais doit être, comme les temples, toujours ouvert aux prières et aux voeux des misérables, qui viennent se prosterner aux pieds des autels; et qu'il doit défendre que ses gardes et ses huissiers n'en empêchent l'entrée aux gens qui viennent réclamer sa justice, implorer sa protection, demander ses grâces, et chercher les remèdes nécessaires à leurs misères?» 9e QUESTION, etc... _Sur ses égards pour la cour de Rome._ «Si quand le pape et les évêques demeurent dans les bornes ecclésiastiques, et ne se mêlent que des choses qui regardent la foi et la religion, il n'a pas pour eux un très-profond respect et une obéissance filiale; mais si dans les affaires de religion ils veulent mêler de la politique humaine, et se conduire par ses règles, changeant leur crosse en sceptre et leur tiare en casque, il ne les considère pas comme des personnes séculières, et le pape comme un prince temporel, et s'il n'agit pas contre eux comme avec tous les autres hommes?» * * * * * «Dès le samedi matin, quatrième jour de mon commencement de travail, c'est-à-dire le 18e février, ayant résolu de partir immédiatement après dîner pour retourner à Paris, et assister le lendemain aux exercices ordinaires de Charenton, je me rendis dans la chambre de M. le duc de Montausier, à qui je fis voir les titres que j'avois mis à la tête de tous ses papiers, et lui dis l'usage que j'en prétendois faire, et quel étoit, en un mot, le plan que je m'étois formé dans l'esprit. Il entra d'abord dans toutes mes vues, et je vis bien que ce projet ne lui déplaisoit pas. «Voilà encore plus que je n'espérois, me dit-il, et j'ai grande impatience de voir tout cela exécuté.--Désormais, Monseigneur, lui dis-je, je crois vous le pouvoir promettre; car de la manière que je l'ai déjà dans la tête, je vois bien que s'il plaît à Dieu j'en viendrai à bout. Je pars après dîner, si vous m'en donnez la permission, et lundi je mettrai les fers au feu pour ne discontinuer plus, les dimanches exceptés, car j'espère d'être ici dès dix heures du matin.» M. de Montausier parut surpris et me demanda si, ne pouvant lui donner que les cinq ou six semaines dont nous étions convenus, je ne voulois pas, au moins, les lui donner entières, et si je me faisois un si grand scrupule de manquer ce peu de dimanches? «Monseigneur, lui dis-je, vous savez que Dieu a bien voulu nous abandonner six jours des sept que chaque semaine contient, mais qu'il s'est réservé le septième, afin que nous le lui consacrions. Vous y obéissez tout le premier, Monseigneur, avec beaucoup d'exactitude; trouvez bon que j'en use de même.» Il ne résista pas, et me recommanda seulement de ne pas manquer du moins à revenir. Je le fis, et un exprès m'ayant été dépêché sept semaines après, savoir le mercredi 11e avril, par M. le marquis de Ruvigny, pour me rendre auprès de lui et de monsieur l'envoyé extraordinaire Savile[166] (dont le dernier avoit reçu du roi son maître l'ordre de mon installation), je fis voir ma dépêche à M. de Montausier, mais en lui déclarant que j'avois résolu de prier M. de Ruvigny de m'obtenir un délai de quinze jours, jusqu'à ce que j'eusse achevé ce qui me restoit à faire à Saint-Germain. «Ne faites point cela, me dit obligeamment M. de Montausier; jusqu'ici je n'avois point laissé sortir ma cassette d'auprès de moi, et c'est pour cela que je vous avois demandé de venir demeurer ici. Mais je me fie entièrement en vous; emportez-la, mais gardez-la, je vous en prie, le moins que vous pourrez.» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [166] Il eut peu de mois après le brevet d'ambassadeur, et était frère du marquis d'Halifax (_George Savile_). Il mourut à Paris en octobre ou novembre 1687, universellement regretté. (_Note de l'auteur._) «Je reviens à M. le duc de Montausier, pour dire comment je sortis d'affaires avec lui. Dès que je fus de retour à Paris (ce qui fut le 11e avril), je repris l'ouvrage auquel je n'avois pas encore mis la dernière main, et dressai une grande table de trois pieds de haut sur deux de large, où je rangeai les cinq colonnes mentionnées ci-dessus. Au bout de chacune desquelles se voyoit le renvoi à tous mes six ou sept mille petits papiers numérotés comme j'ai dit, ce qui fut fait en deux ou trois jours, au bout desquels, savoir, le samedi 15e avril, j'entrai à l'Académie, de quoi j'avertis aussitôt M. de Montausier (savoir, le mercredi 19), lui témoignant que j'avois encore pour trois ou quatre jours besoin de sa cassette avant que de la lui renvoyer, sur quoi il me répondit ceci: Ce 21 avril 1679, à Saint-Germain. «Puisque vous avez encore besoin du reste de cette semaine pour revoir mes petits papiers que vous avez, employez-y ce temps-là, et après que vous aurez fait, rapportez-les-moi vous-même; car par d'autres voies, quand même ce seroit par l'hôtel de Rambouillet, ils pourroient s'égarer, et vous comprendrez que je veux éviter bien cela. Je vous prie donc d'y mettre la dernière main, et de me les apporter dès que vous pourrez. Vous me ferez plaisir, et de croire que j'ai beaucoup de considération pour vous. «MONTAUSIER.» «Tout mon ouvrage étant prêt, et moi disposé à le rapporter à Saint-Germain, selon le désir de M. de Montausier, je fus bien aise d'aller la veille tout au soir.... rendre une visite à M. Claude, faisant porter chez lui ma table pour lui en demander son avis. J'y trouvai ma femme avec M. Tessereau, selon l'ordinaire de nos veillées, car nous étions tous fort voisins. Je lus à M. Claude, après lui en avoir fait un grand éloge, les neuf morceaux de M. de Montausier qu'on a vu ci-dessus, et lui montrai ensuite ma table avec l'entière distribution de tous mes petits papiers numérotés comme j'ai dit. Il goûta fort le tout, et dit quelque chose en particulier à ma femme, pendant que je continuois quelque discours à M. Tessereau sur un éclaircissement qu'il m'avoit demandé; je ne sus donc rien, pour l'heure, de ce que M. Claude et ma femme s'étoient dit; mais au sortir de notre veillée, comme je reconduisois ma femme jusque chez nous, accompagné de M. Tessereau: «Savez-vous bien, nous dit-elle, quel jugement M. Claude m'a témoigné faire de ce que vous lui avez montré?» Cela me fit un peu de peur, et sur ce qui lui en parut: «Rassurez-vous, me dit-elle en continuant, voici ce qu'il m'en a dit: Je trouve très-beau, aussi bien que fait votre mari, les préceptes de M. de Montausier, mais j'aimerois cent fois mieux être auteur de la table qui nous a été montrée. On trouvera fort aisément cent beaux esprits capables de dresser des préceptes aussi judicieux et aussi délicatement tournés que ceux qui sont dans les petits papiers que nous avons vus, mais entre ces cent beaux esprits à peine en trouvera-t-on deux capables de faire la table où ils sont si artistement rangés. Votre mari montre par là qu'il a un esprit de plan, et il n'y a rien de plus difficile à trouver qu'un esprit capable de bien faire un plan.» «Le lundi, 24 avril, j'allai trouver à Saint-Germain M. le duc de Montausier, à qui je fis rapporter sa cassette, et lui montrai ma table. Il m'en parut agréablement surpris et étant en peine si mon dessein étoit de lui laisser cette pièce si enjolivée de divers traits faits à plaisir, et dont l'écriture étoit fort peinte: «Mais, me dit-il, est-ce pour moi cela?--Si vous ne le trouvez pas indigne de vous, Monseigneur, lui dis-je; vous pouvez bien juger que je ne puis pas avoir d'autre dessein que de vous le laisser; aussi bien _Tua sunt hæc opera tanta_; et sans les excellentes matières que vous m'avez fournies, je n'aurois pas pu faire la pièce que vous voyez et qui a le bonheur de ne vous pas déplaire.--Vous faites bien de l'honneur, reprit M. de Montausier, à ce que vous appelez mes matières, et je ne fais que rendre justice à la forme que vous leur avez donnée.» Il me mena dîner avec lui, et s'étant un peu arrêté dans son cabinet avec son secrétaire, il rentra bientôt dans sa chambre où je l'attendois pour prendre congé de lui. Il me renouvela encore ses remercîmens, qu'il accompagna d'une tendre embrassade, et me reconduisant jusqu'à son anti-chambre: «Mon secrétaire, me dit-il en me quittant, vous dira encore deux mots de ma part dans ce passage.» Effectivement le sieur.... comme voulant aussi me dire adieu, me mit en main un morceau de papier assez gros, qu'il me dit avoir ordre de me donner, et j'y trouvai 39 louis d'or, sur l'imparité desquels je ne pus m'empêcher de faire quelque réflexion suspecte. Je ne m'explique point autrement ici sur la matière; mais on ne me mettra jamais dans l'esprit qu'une personne comme M. le duc de Montausier, voulant faire une reconnoissance dans toutes les formes, se soit fixé à 39 louis d'or; le droit du jeu, tout au moins, seroit de dire qu'il y avoit eu ordre pour 40. Mais je suis persuadé que comme du vu et du su de M. de Montausier, j'avois employé cinquante jours entiers à mon ouvrage, son dessein n'avoit pas été autre que de me compter mes journées sur le pied d'un louis d'or chacune.» IX. _Lettres inédites du duc de Montausier._ I. De Rouen, ce 26e aoust[167]. «Monsieur, «Nous auons porté ce matin, M. de la Galissonnière et moy, le code au parlement de Normandie. Tout s'y est si bien passé qu'on n'a pas eu besoing de la prolongation du parlement; mais comme M. de la Galissonnière vous en rend compte particulièrement, je ne vous importuneray pas d'auantage, et n'aiouteray qu'une chose qu'il oublîra peut estre à vous dire, qui est qu'il a fait un discours merueilleux où les louanges du roy et les vostres ont esté publiées de bonne grâce. Je suis, Monsieur, vostre tres-humble et tres-affectionné seruiteur, «MONTAUSIER.» [167] Cette lettre est tirée de la correspondance du chancelier Séguier (Bibliothèque impér.), auquel elle est adressée. II. «Je vous rends très-humbles grâces, madame, de la bonté que vous auez de vouloir aller loger à l'hôtel de Rambouillet, car en cela vous me faites une faueur particulière, que je reçois comme une des plus grandes marques que vous puissiez me donner de l'honneur de vostre amitié, et vous sauez que c'est la chose du monde à laquelle je suis le plus sensible. Non-seulement vous vous seruirez s'il vous plaît de tout le grand appartement, mais de toute la maison et pour toute l'année, si vous estes bien aise de m'obliger, comme je l'ay toujours si bien connu en autre chose. Vous trouverez tout prest, madame, quand vous voudrez y aller, la chambre bleuë sera meublée, les cabinets et tout le reste, et vous n'aurez besoin d'y faire porter aucuns meubles, car il y en a de reste à l'hôtel de Rambouillet, si ce n'est que vous crussiez ne vous trouver pas si bien dans un autre lit que dans le vôtre. Mais si vous n'auez nul scrupule là-dessus, songez, madame, qu'en vous seruant de tout ce qui est à moy, vous augmenterez de beaucoup la grâce que vous me voulez faire. Je vous supplie très-humblement d'en estre bien persuadée, et de ne vous mettre point en peine de savoir si Mme de Montespan a envie d'y aller, car elle n'y songe pas. J'ay déia de l'impatience d'auoir l'honneur d'estre vôtre hoste, et je vous conjure de faire en sorte que vous ne m'ayez pas donné une espérance vaine, puisque vous ne pouvez pas douter, madame, que ce ne fut une mortification pour moy, qui vous honore, qui vous respecte, et si vous me permettez de vous le dire, qui vous aime avec plus de tendresse que personne du monde. «Ce 22 juin 1675, à Saint Germain en Laye[168]. «MONTAUSIER.» FIN DE L'APPENDICE. [168] Cette lettre s'adresse probablement à Mme de Sablé. Le portefeuille de Vallant (Biblioth. impér.), d'où je l'ai tirée, en contient deux autres que je supprime à cause de leur peu d'intérêt. TABLE DES MATIÈRES. Pages. AVANT-PROPOS V LIVRE I. 1607-1635. La maison de Sainte-Maure.--Premières années du marquis de Montausier et du marquis de Salles.--L'école de Sedan.--Montausier part pour l'Italie.--Son frère le rejoint à Casal.--Campagne de 1631.--Relations littéraires du marquis de Salles.--L'hôtel de Rambouillet.--Le marquis de Salles en Lorraine.--Montausier et Mme Aubry.--Le marquis de Salles part pour l'Allemagne.--Guerre de la Valteline.--Mort du marquis de Montausier. 1 LIVRE II. 1635-1649. Continuation de la guerre d'Allemagne.--Exploits de Montausier.--Il est nommé maréchal de camp et gouverneur de la haute Alsace.--La guirlande de Julie.--Montausier prisonnier en Allemagne.--Il embrasse la religion catholique.--Son mariage.--Montausier à Dunkerque.--Il part pour l'Angoumois.--Sa belle conduite pendant la Fronde. 42 LIVRE III. 1649-1660. Montausier et Balzac.--Séjour de la cour à Angoulême.--Seconde période de la Fronde.--Campagne de Saintonge et premiers succès de Montausier.--Prise de Saintes et de Taillebourg.--Bataille de Montançais.--Retour de Mazarin.--Montausier s'établit à l'hôtel de Rambouillet.--Sa munificence envers les littérateurs pauvres.--Il apaise les troubles du couvent d'Yères.--Louis XIV en Saintonge.--Traité des Pyrénées.--Maladie de Mlle de Montausier.--Retour de Montausier à Paris. 80 LIVRE IV. 1660-1668. Mme de Montausier est nommée gouvernante des enfants de France.--Mort de la comtesse de Maure.--Montausier obtient le gouvernement de Normandie.--Mlle de Montausier épouse le comte de Crussol.--Louis XIV accorde à Montausier des lettres de duc et pair.--La duchesse de Montausier succède à Mme de Navailles comme dame d'honneur.--Mort de Mme de Rambouillet.--Campagne de Franche-Comté.--La peste à Rouen. 120 LIVRE V. 1668-1674. Montausier est nommé gouverneur du dauphin.--Le marquis de Montespan insulte la duchesse de Montausier.--Maladie et mort de la duchesse.--Fléchier.--Travaux de Montausier, de Bossuet et de Huet.--Campagne de Hollande. Montausier présente au Dauphin ses maximes chrétiennes et politiques. 151 LIVRE VI. 1674-1690. Montausier accusé présente au roi son apologie.--Conduite du duc à l'égard de Mme de Montespan.--Mort de Conrart.--Mlles de Grignan.--Travaux pour l'éducation du dauphin.--Mariage du prince et retraite de Montausier.--Prise de Strasbourg.--Montausier rompt avec son gendre.--Le prince de Condé les réconcilie.--Prise de Philisbourg.--Mariage de Mlle d'Alerac.--Seconde rupture avec le duc d'Uzès.--Mort de Montausier. 190 APPENDICE. I. Anecdotes sur le duc de Montausier. 229 II. Épître de M. le duc de Montausier, gouverneur de l'Alsace, à Mlles de Rambouillet, de Clermont, de Mézières et Paulet. 231 III. Déclaration du marquis de Montausier au sujet de sa conversion. 239 IV. Épître de M. le Prince à Mme de Montausier. 241 V. Note de Saint-Simon sur le duc et la duchesse de Montausier. 244 VI. Apologie du duc de Montausier. 249 VII. Fragments du livre des Maximes chrétiennes et politiques. 259 VIII. Extrait des Mémoires de Jean Rou. 266 IX. Lettres inédites du duc de Montausier. 279 FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. Paris.--Imprimé par E. THUNOT et Ce, rue Racine, 26. ERRATA. Pages. Lignes. _Au lieu de_: _Lisez_: 2, 18, la marquise, Marguerite. 36, 15, lignes grises, ligues grises. 68, 2 et 9, Condé, Enghien. 84, 14, s'en assurer, l'en assurer. 157, 15, du gouverneur, de gouverneur. 208, 13, parti, pacte. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN MISANTHROPE À LA COUR DE LOUIS XIV: MONTAUSIER, SA VIE ET SON TEMPS *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. 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