The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0035, 28 Octobre 1843

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Title: L'Illustration, No. 0035, 28 Octobre 1843

Author: Various

Release date: April 9, 2012 [eBook #39405]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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L'Illustration, No. 0035, 28 Octobre 1843

             Nº 35. Vol. II.--SAMEDI 28 OCTOBRE 1843.
                  Bureaux, rue de Seine, 33.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de
chaque Nº. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75,

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour
l'Étranger.          --   10        --    20       --    40

SOMMAIRE

Courses au Champ-de-Mars. Vue générale du Champ-de-Mars; les Coureurs au départ.--Courrier de Paris.--Histoire de la Semaine. Éclairage au gaz sidéral.--Théâtres. Deux scènes de Pierre Landais; Cinq scènes de Don Quichotte.--De l'autre côté de l'eau. Souvenirs d'une promenade, par M. O. N.--La pêche de la Morue. Onze Gravures.--Projet d'une Caisse de Pensions de retraite pour les Classes laborieuses--Romanciers contemporains. Charles Dickens. La Table d'hôte.--Margherita Pusterla. Roman de M. César Cantù. Chapitre XIV, Pise. Sept Gravures.--Bulletin bibliographique.--Annonces.--Modes. Gravure.--Amusements des Sciences.--Logogriphe musical. Solution.--Rébus.


Courses au Champ-de-Mars.

Les courses d'automne sont terminées à la satisfaction publique, et surtout à la satisfaction de deux éleveurs privilégiés, le prince Marc de Beauvau et le baron Antony de Rothschild, qui ont, seuls, remporté tous les prix. Le premier a gagné 27,000 fr., et le second 9,000 fr. Depuis les fameux triomphes de Miss Annette, qui, deux ans durant, fut invincible, aucun cheval de course n'avait eu sur ses rivaux la supériorité qui, cette année, a été le partage de Nativa, au prince de Beauvau. Au printemps, elle avait trompé bien des espérances: elle avait médiocrement couru; la faute n'en était pas à elle, mais à son état de santé. A Chantilly, Nativa a commencé à prendre sa revanche en gagnant le Saint-Léger; à Paris, elle a continué le cours de ses exploits; désormais elle a conquis la plus belle place au sommet de l'aristocratie chevaline. Tous les prix qu'elle a courus elle les a gagnés sans effort, sans coups d'éperon, avec une facilité désespérante pour les autres. Comme César, Nativa peut prendre pour devise: veni, vidi, vici.

Le dimanche 15, elle débuta par un prix de 3,500 fr., qu'elle enlève lestement à des chevaux de haute réputation; le même jour, M. de Rothschild et son cheval Drummer battent Ratopolis, à M. Lupin. Capharnaüm, à M. de Gamins, et bien d'autres encore; 3,000 fr. sont la récompense de cette prouesse au galop.

Le jeudi 19, MM. de Beauvau et de Rothschild se partagent encore le gâteau des courses; le premier, toujours avec Nativa, gagne 5,000 fr.; le second, avec Muse, remporte le prix royal, qui se paie 6,000 fr.

Jusqu'ici la lutte se soutient assez égale entre les deux éleveurs; mais le moment est arrivé où le prince français va remporter de deux chevaux et de deux prix sur le baron anglo-allemand. Nativa n'est pas au bout de ses succès; il reste un prix de 4,500 fr.: il est pour elle. Amanda, au comte de Cambis, Prospero, à M. de. Rothschild, Vespérine, à M. Vasquez, n'ont pas la moindre prétention à lui disputer la victoire.

Le grand prix royal de 14,000 fr. peut et doit même rétablir la balance en faveur de M. de Rothschild; Annetta, la digne fille de Miss Annette. Annetta, qui a si bien couru l'année dernière, et plus récemment ce printemps, Annetta a été ménagée par le prudent Carter. De peur de la fatiguer, il ne l'a engagée dans aucune course; elle arrive fraîche, légère, au combat; sa condition est parfaite; l'entraîneur a droit à tous nos éloges; tout le monde parie pour Annetta, elle est favorite. Si quelques joueurs hardis osent aventurer quelques louis contre elle, ils s'adressent à Adolphus magnifique cheval du comte de Cambis, et ils contient leur sort à la vitesse bien connue de ce bel animal. Mais en matière de course, les hommes proposent et les chevaux disposent. Personne ne songeait à Jenny, la modeste Jenny, qui n'a pour elle que des succès insignifiants de province, et le mérite négatif d'être une fois en sa vie arrivée seconde au Derby de Chantilly; mais depuis, Jenny est devenue la propriété du prince de Beauvau; le roi Midas changeait en or tout ce qu'il touchait; dans les heureuses écuries de la maison de Beauvau, les mauvais chevaux se changent en bons chevaux, les Jenny se changent en Nativa.

L'Illustration a saisi le moment où va être donné le signal du départ pour le grand prix royal. Tout le monde est à son poste; on aperçoit la tribune du jockey-club, les juges et les coureurs. Jenny est confondue dans la foule, mais bientôt elle en sortira: elle sera victorieuse.

Elle a gagné les deux épreuves avec une supériorité incontestable. Quoique pleine de sept mois, quoique restée en arrière de quelques longueurs, par la faute de son jockey, elle arrive première, au bruit des applaudissements et des bravos.


Courses de septembre au Champ-de-Mars.

Jenny a autrefois appartenu à lord Seymour, dont l'hippodrome regrette aujourd'hui l'absence. Lord Seymour, cet Achille des courses, est en ce moment renfermé sous sa tente, laissant prendre sa place par de jeunes éleveurs. Il est à regretter, malgré les succès de ses héritiers, qu'un homme si intelligent, et à qui les courses doivent tant en France, se soit laissé dégoûter par des revers immérités. Il a été dignement remplacé et suppléé par MM. Lupin, A. Fould, Sabatier, de Beauvau et de Pontalba; mais lord Seymour est presque dans notre pays le créateur de cette industrie, qui peut devenir nationale; et, tout en rendant justice au présent, pour être juste, il faut donner un regret au passé.


Les coureurs au départ.

Une remarque assez curieuse à faire, c'est que depuis plusieurs années le nombre des bonnes juments l'a emporté sur celui des bons chevaux. Ainsi, en 1841, nous avons eu Fiametta; en 1842, Annetta; en 1843, Nativa et Jenny; puis, dans un ordre inférieur, Tragédie, Amanda et Muse. Les chevaux sont bien loin de valoir leurs rivaux du sexe féminin. Cette, bizarrerie de la nature, est un malheur pour nos races françaises; des étalons pourvus des qualités qui distinguent Nativa, Annetta et Jenny eussent été précieux; leur sang se fût répandu par tout le pays, et eût amélioré les espèces; bornées à la condition du mères, ces juments perdent presque toute, leur valeur publique et nationale, et nous obligent à aller chercher en Angleterre, les étalons que nous eussions trouvés chez nous.



Courrier de Paris.

M. de Talleyrand n'était pas mort tout entier, tant que M. de Montrond a vécu; c'était la seconde moitié de lui-même; Talleyrand n'allait pas sans Montrond, et Montrond sans Talleyrand; l'un complétait l'autre; mais maintenant tout est dit; M. de Talleyraud est bien mort; M. de Montrond a été enterré la semaine dernière.

On ne trouvera plus son pareil; cette espèce d'hommes est finie, et M. de Montrond en aura été le dernier et, on peut le dire, le plus parlait représentant; il faut une corruption en grand et de très-grands seigneurs pour faire éclore une telle race et pour l'alimenter; faites naître un Montrond de notre temps, il végétera et s'étiolera bien vite; dans ce monde de petits vices et de petites intrigues vulgaires, il n'y a plus place pour une intrigue si savante et pour un vice si raffiné; quand il séduirait la femme d'un député d'arrondissement et enlèverait deux ou trois Pénélopes de la garde, nationale; quand il ferait pour cinquante mille francs de dettes, la belle affaire! Et où placerait-il sa charmante impudence, sa fine raillerie, ses airs de Momcade, son cynisme élégant et son esprit de démon? Au service d'un millionnaire enrichi dans la cannelle ou dans le trois-six: le bel emploi pour le chevalier de Grammont mélangé de Casanova!

M. de Montrond fut l'un et l'autre, et, comme tous les deux, il se fit de sa hardiesse et de son esprit l'existence la plus romanesque et la plus singulière. Sans fortune, sans crédit, perpétuellement en butte à la rancune des protêts et des huissiers, il mena toute sa vie un train du grand seigneur, et fit face aux situations les plus périlleuses et les plus diverses par des bons mots.

M. de Montrond est mort à suivante-dix ans; pendant cinquante années de cette vie équivoque, la curiosité publique chercha le mot caché de ce luxe et de cette prodigalité, fondés en apparence sur les brouillards de la Tamise et de la Seine. Fallait-il en demander le secret au jeu, à l'amour ou à la politique? M. de Montrond était-il un de ces bons amis du hasard, qui se donnent un équipage d'un coup de carte, et d'un coup de dé se bâtissent un château? Comme les petits chevaliers de l'ancienne comédie, se faisait-il un gros revenu de l'estime des tendres baronnes et des douairières sentimentales? ou bien, araignée de la diplomatie, tendait-il secrètement ses toiles dans les coins ténébreux de la politique dont son ami Talleyrand tenait les fils? On a cru l'une et l'autre chose, et M. de Montrond était homme à justifier tout ce qu'on pouvait en croire.

La moralité de ces exigences est d'ailleurs payée ce qu'elle vaut par ceux-là mêmes qui s'en servent ou qui s'en divertissent.--Un jour, M. de Montrond racontait en riant, à M. de Talleyrand, la grande colère d'un de ses créanciers, qui l'avait menacé la veille de le jeter par la fenêtre: «Le drôle oubliait, ajouta-t-il, que nous étions au troisième étage.--Montrond, dit Talleyrand, je vous ai toujours conseillé de vous loger au rez-de-chaussée!»

Il nous est mort un autre comédien; mais du moins celui-ci ne dissimulait pas sa qualité et y allait de franc jeu. Son nom s'étalait bravement sur l'affiche, et dévoilait le rôle que mon homme allait jouer. Du reste, sa noblesse valait celle de M. de Montrond; il s'appelait M. de Rosambeau... M. Jules Janin a publié l'autre jour, en l'honneur du défunt, un article nécrologique dans le style de l'oraison funèbre du grand Condé et de Turenne. Entre nous, Rosambeau ne demandait pas une telle éloquence, et Bossuet est de trop pour un acteur de vaudeville et d'opéra-comique. Scarron aurait mieux fait l'affaire. Rosambeau, en effet, avait recueilli tout l'héritage des héros du Roman comique: la vie errante, l'insouciance, la pauvreté, l'habit en loques, et la résignation philosophique; plus d'une fois il trempa sa croûte de pain au courant d'une eau claire, comme son aïeul Melchior Zapata.

Rosambeau avait commencé, par être beau, jeune, élégant, adoré; Ellevion le redoutait, et les succès de ce rival étaient venus le troubler dans sa Maison à Vendre. Mais, tandis qu'Ellevion, désertant l'Opéra-Comique, s'arrondissait en riche propriétaire et allait jusqu'à la croix d'honneur il à l'éligibilité, mon Rosambeau perdait ses cheveux, perdait ses dents, et tombait, de chute en chute, jusqu'au théâtre des Folies-Dramatiques. Il eut encore une heure d'éclat: ce fut le jour où l'Odéon lui donna asile. Hélas! l'Odéon ne se montra pas charitable longtemps; un an avant sa mort, Rosambeau, rendu tout entier à la vie philosophique, errait à la grâce de Dieu dans les rues de Paris, plus délabré que le Juif Ahasvérus, et n'ayant pas même cinq sous dans sa besace.

Il s'adressa plusieurs fois à mademoiselle Mars, qui l'accueillit avec bonté et le renvoya toujours moins pauvre qu'il n'était venu; mais l'argent ne tenait pas à Rosambeau, et Rosambeau tenait à l'argent moins encore. Ses poches étaient percées, la manne qui par hasard y tombait passait bien vite à travers.

Il revint si souvent à Araminte et à Célimène, qu'à la fin leur humanité se lassa; d'ailleurs, le Rosambeau était si peu vêtu et si peu parfumé que le boudoir de Célimène ne s'en arrangeait guère, et que le délicat odorat d'Araminte s'en effarouchait.--Un matin, arriva mon Rosambeau, encore moins musqué que de coutume; Célimène, qui venait sans doute de congédier Acaste et Clitandre, lui dit en prenant son flacon d'eau de mélisse, qu'elle aspira avec grâce: «Et que voulez-vous que je fasse, mon pauvre Rosambeau? je n'ai plus rien à vous donner!» Puis, se ravisant: «Tenez, prenez ceci;» et en même temps elle lui présenta une petite carte découpée en losange. Rosambeau la prit d'un air stupéfait, et y lut ces mots: Bains Vigier: bon pour une personne.

Le trait était sanglant et digne de Célimène; Araminte y eût mis plus d'humanité.--Rosambeau, qui avait des moments de fierté, sortit magnifiquement et sans mot dire.

Il n'avait pas déjeuné le matin ni dîné la veille, et son estomac criait miséricorde. La belle consolation à lui offrir qu'un bain d'eau douce!

Cependant Rosambeau suivait tout pensif le quai du Louvre; et, poussé peut-être par une secrète envie de faire faire un plongeon à sa faim, il descendit sur le bord de la Seine; et la, se trouvant face à face avec l'établissement aquatique de M. Vigier, il y entra machinalement: «Que voulez-vous? lui crie le garçon d'un ton rogne, avisant le pauvre hère. --Ce que je veux? Vous le voyez bien.» Et Rosambeau donne la carte qu'il tient de Célimène.--A peine a-t-il dit, que son œil affamé entrevit ces mots affiché» sur la muraille: Un bain, 1 fr.; un consommé, 1 fr.; un peignoir, 5 cent.; un petit pain, 5 cent.

«Holà! eh! garçon! s'écrie Rosambeau d'une voix formidable.--Voilà, monsieur!--J'ai demandé un bain!--Oui, monsieur.--Un consommé coûte 1 fr.?--Tout juste, monsieur.--Cette carte de bain que je vous, ai donnée représente 1 fr.?--Certainement, monsieur.--Donnez-moi un consommé!»

Le lendemain, il entrait chez Célimène: «Eh bien! lui demanda-t-elle, Rosambeau, avez-vous pris un bain?--Non, madame, j'ai pris un potage: ça m'a paru plus nourrissant.»

Ce n'est pas un potage que doit prendre M. Eugène Briffault le feuilletoniste, mais une femme. Qu'ai-je dit? La femme n'est-t-elle pas un potage, suivant Molière? Heureux le mari, dit Alain, quand les voisins n'y viennent pas goûter l'un après l'autre!

Les bans sont affichés; dans trois ou quatre jours, M. Eugène Briffault donnera la seconde représentation du Mariage d'un Critique: M. Jules Janin tiendra le poète.

Il paraît que la littérature se range et songe à finir sa vie de garçon; après M. Eugène Briffault, ou annonce M. Roger de Beauvoir. Déjà les cloches carillonnent; soit! Que M. Eugène Briffault se marie, cela le regarde, mais M. Roger de Beauvoir, c'est autre chose! On s'étonne de voir ce léger papillon, qui a si longtemps voltigé de fleur en fleur, se fixer enfin et s'abattre sur la plate-bande du mariage. Les roses vont sécher sur pied, et le myrte en mourra. M. Roger de Beauvoir, dont les opinions politiques sont bien connues, reste fidèle à son drapeau jusque dans le choix d'une femme: il épouse une nièce de Cabrera, cousine de Gomez et filleule de Zumala-Barregui. M. Roger de Beauvoir en est devenu éperdument amoureux pendant son dernier voyage en Catalogue. Charles V a promis la grandesse à M. Roger de Beauvoir, aussitôt après son rétablissement sur le trône légitime. On croit que M. Roger de Beauvoir l'attendra longtemps.

Un autre écrivain beaucoup moins gros que M. Eugène Briffault et non moins léger que M. Roger de Beauvoir se trouvait, il y a un an, dans une situation financière peu rassurante. Sans le secours de la machine pneumatique, et par le seul effet d'une consommation trop fréquente de monnaie, le vide complet s'était fait dans sa bourse et dans sa caisse. Il avait beau en sonder toute la profondeur, sa main n'y rencontrait pas les deux mille livres dont il avait un besoin urgent. Enfin, il se souvint d'un banquier, son ancien camarade de collège, alla tout droit frapper à sa porte, et lui fit adroitement comprendre le charme qu'il trouverait à caresser deux billets de la banque de France. L'homme aux écus saisit l'affaire au premier mot, et comme la finance n'a pas un grand penchant naturel à hypothéquer son bien sur la littérature, il hésita d'abord; mais enfin il s'agissait d'un ancien condisciple; et puis, pour deux mille livres, on se donnait un certain reflet de Mécène et un air de François Ier et de Léon X; c'était vraiment pour rien!

Il tira donc les deux billets d'un joli portefeuille de maroquin brun, et les donna à notre homme. «Mon cher, lui dit celui-ci, sois tranquille, je te rembourserai sur le produit de mon meilleur ouvrage.»

Depuis, le créancier a mis au monde un roman, deux opéras-comiques, une comédie, une histoire universelle, cinq mélodrames et six vaudevilles. A chaque apparition de ces produits littéraires, le débiteur, songeant à ses deux mille livres, vient en personne pour complimenter l'auteur. «Charmant! dit-il, délicieux! un bijou! un véritable chef-d'œuvre! C'est ton meilleur ouvrage,» appuyant avec intention sur l'épithète. «Ah! laisse donc, réplique l'autre; tu te moques. J'espère faire cent fois mieux.»

M. Fornasari, qui a débuté mardi dernier au Théâtre-Italien, est ce qu'on appelle un bel homme, tradition populaire, il a de grands bras, de grandes jambes, de grandes mains, de grands pieds, de grands yeux, de grands cheveux, de grandes dents blanches et de grands gestes; on le croirait plutôt destiné à faire un superbe tambour-major qu'un chanteur.

A toutes ces richesses athlétiques M. Fornasari joint une formidable voix de basse qu'il emploie de manière à briser les vitres. M. Fornasari s'est fait entendre dans le Belizario de Donizetti, œuvre prodigieusement bruyante. Quelqu'un disait, après avoir entendu l'opéra et M. Fornasari: «C'est une musique chantée par un aveugle et faite pour des sourds.»

Tout le monde ne sait peut-être pas que le goût de la publicité par la presse a gagné jusqu'au jeu d'échecs. Le jeu d'échecs a son journal tout comme s'il était le tiers-parti, la gauche, l'extrême gauche ou le ministère. Il y a sept ans qu'il imprime ainsi ses opinions sur la marche du Roi et de la Reine. Cette feuille d'échec et mat est intituler le Palamede, rendant ces sept années d'existence paisible, le Palamede, se croyant abrité par la loi, a paru sans timbre et sans cautionnement. Mais l'autorité se ravise et lui en demande raison. Est-ce qu'il y a vraiment de la politique au fond d'une partie d'échecs, et la Tour cacherait-elle des complots secrets contre la forme du gouvernement? O timbre, laisse donc vivre en paix ces pauvres fous et ces innocents cavaliers!

Voici quelque chose de plus grave: un grand trouble agite depuis huit jours le théâtre des Variétés. Qu'est-ce? qu'y a-t-il? Il s'agit d'un enlèvement.--Est-ce que mademoiselle Boisgoutier aurait fait un faux pas? Mademoiselle Flore se serait-elle égarée dans les petits sentiers d'Amathonte et de Cythère, à la suite de quelque noir ravisseur? Non pas. Dieu merci! où en serait-on si des vertus si mûres, si expérimentées, et d'un tel poids, faisaient encore de ces légèretés-là?--La fugitive a dix-huit ans, des yeux noirs, un petit air innocent et candide et une jambe de biche; avec cela, elle ira loin avant qu'on la rattrape.

Deux diplomates ont quitté Paris tout récemment: l'un est M. de Salvaudy, qui va montrer à la cour de Turin la chevelure d'Alonzo; l'autre, M. le marquis de Lavallette, nommé consul-général à Alexandrie. M. de Lavallette a longtemps étudié la diplomatie dans les coulisses de l'Opéra; il y a approfondi particulièrement la pirouette et l'entrechat. On blâme cette faveur rapide qui l'a pris entre deux coulisses et une danseuse, pour le transformer tout à coup en homme d'État. Pourquoi blâmer? Il est clair que M. de Lavallette a fait sa fortune politique pas à pas.

L'Académie royale de Musique donne le meilleur de son temps aux répétitions du Don Sébastien de M. Donizetti; les quatre premiers actes sont complètement achevés. M. Donizetti met la dernière main au cinquième; il a livré hier le morceau final et deux chœurs importants. Dans quinze jours au plus tard, Don Sébastien se montrera tout entier au soleil de la rampe, armé de pied en cap. On loue d'avance la partition; on parle de la magnificence des décors: jamais l'Opéra n'aura été plus prodigue et plus magnifique. Il est particulièrement question de la pompe funèbre du troisième acte. La situation est toute dramatique: don Sébastien, qui passe pour trépassé, assiste à son propre enterrement, comme on la raconté de Marion de Lorme. Il est peut-être dangereux pour un poète et pour un musicien de jouer ainsi avec les morts: le parterre s'avise quelquefois de les mettre tous les deux sur la liste nécrologique. Mais ici, dit-on, ce genre de mortalité n'est pas à craindre; si l'on fait une pompe funèbre sur la scène, ce ne sera ni M. Scribe ni M. Donizetti qui y seront enterrés.

L'Odéon est dévoré par les tragédies sublimes; le succès de Lucrèce les fait pulluler; en voulez-vous, en voici! Rome et Athènes, l'Italie et la Grèce, ont envahi les cartons de M. Lireux; qu'allons-nous faire de tous ces trésors? Il est vrai que l'Odéon nous ménage et y met de la prudence; tous les jours on annonce que quelque nouveau chef-d'œuvre tragique a passé le Pont-Neuf et s'est glissé au comité de lecture du Second-Théâtre-Français, mais jusqu'ici ou n'en a pas encore vu paraître un seul. On fait grand bruit cependant d'un certain vieux Consul en cinq actes, qui, dit-on, nous la garde bonne. Nous verrons bien; pourvu que ce vieux nous paraisse nouveau!

Une charmante femme, d'une vertu au-dessus de tout soupçon, madame B..., assistait hier à la représentation du nouvel opéra-comique de MM. Panard et Ambroise Thomas, le Ménage à Trois; madame de C..., la fausse prude, attaquait l'invraisemblance du sujet, «Allons donc! lui dit vivement Madame B...; vous ne voyez que ça toute la journée.»

Cependant les omnibus continuent à écraser les enfants et les vieillards, les voleurs à détrousser les passants, et partant Paris est toujours le plus charmant pays du monde.



Histoire de la Semaine

Aucun événement, aucun fait de politique intérieure de quelque importance n'est venu cette semaine occuper les esprits. La lutte du conseil municipal d'Angers contre le maire, auquel il refuse son concours, a presque seule remplacé dans la polémique des journaux les longues discussions sur les fortifications de Paris et sur le programme d'opposition mis en avant par M. de Lamartine. La politique prend ses vacances, et le ministère ne paraît pas encore d'accord sur la date précise où il doit les faire cesser. Ceux des ministres au bonheur desquels la présence des Chambres n'est pas absolument indispensable, voudraient que leur réunion fut différée jusqu'au 9 janvier; des scrupules constitutionnels font, dit-on, désirer à quelques autres membres du cabinet que la convocation ait lieu pour le 27 décembre, afin qu'on puisse appeler cette session la session de 1843, et demeurer dans la lettre de la Charte, qui en veut une par année. Nous sommes donc, quoi qu'il arrive, à peu près sûrs de pouvoir célébrer avec nos législateurs soit la nuit de Noël, soit la fête des Rois; nous voudrions être également certains que tous les travaux nécessaires à la session seront prêts au moment où la réunion aura lieu, que les séances pourront se succéder sans interruption, que les projets de loi auront été bien mûris, et que de nouveaux et fâcheux ajournements ne seront pas nécessaires.--A l'extérieur, l'attention de la France a également été peu absorbée par ses propres affaires. L'Autriche a-t-elle ou n'a-t-elle pas refusé au fils de M. le maréchal Soult, à notre ambassadeur à Turin, voyageant dans la partie de l'Italie qui se trouve sous la domination de Vienne, le titre de marquis de Dalmatie? Voilà la question qui a été débattue entre les feuilles du gouvernement et celles de l'opposition. Ce qui paraît être vrai, au milieu d'assertions contradictoires, c'est qu'on a dispensé notre ambassadeur de la formalité du passeport, pour ne pas lui en remettre un qui aurait porté ou une qualification qu'on n'aurait pas voulu lui donner, ou un nom qui n'aurait pas été celui qu il voulait prendre. Du reste, cette guerre à l'histoire est bien pauvre.

L'Irlande est la scène politique vers laquelle tous les yeux sont tournés. O'Connell et ses amis y poursuivent leur œuvre avec calme et mesure. Le peuple irlandais a compris que ses destinées à venir dépendaient peut-être de l'esprit d'ordre et de modération qu'il montrerait dans cette circonstance critique et décisive. Son attitude prouve son intelligence et fait le procès à ceux qui n'ont pas su et qui ne savent pas encore le traiter en égal et en frère. Autant O'Connell et ses compatriotes remplissent bien leurs rôles, autant le ministère anglais paraît n'avoir pas étudié le sien. Une feuille d'un comté dit qu'il n'y a autre chose à faire qu'à, pendre O'Connell. Il est évident que si ce journaliste voulait bien, dans son petit coin, se charger de cette mission, il tirerait sir Robert Peel d'un grand embarras. On a fait procéder à des enquêtes pour établir toute la série de crimes imputés aux chefs de l'association; les témoignages recueillis ont été ceux d'agents de la force constabulaire. On ne s'est pas encore arrêté dans le choix d'accusés qu'on se propose de faire parmi les prélats catholiques; quant aux rédacteurs du journal the Nation, et de quelques autres feuilles irlandaises, on ajoutera pour eux le chef d'accusation d'avoir cherché à séduire et corrompre les soldats de la marine et de l'armée anglaises. L'affaire sera appelée le 2 novembre devant le jury de Dublin, pour être remise, d'après les calculs les plus vraisemblables, aux derniers jours du même mois.--Les cortès espagnoles, depuis leur réunion, n'ont procédé encore qu'à des travaux préparatoires; la vérification des pouvoirs des députés n'a donné lieu à aucune discussion, à aucune lutte où l'on ait pu apprécier la force respective des partis. Outre ceux que les élections ont fait connaître, il s'en est, dit-on, formé un autre qui ne se propose sans doute que de jouer un rôle convenu pour faire regarder comme moins extrême le parti de Narvaez: c'est un parti qui fait semblant de vouloir que l'abdication de l'ex-régente soit déclarée nulle et de nul effet, parce qu'elle n'a pas été libre et volontaire. Nous ne croyons pas que personne le puisse prendre au sérieux. Rien de terminé, rien de plus avancé en Catalogne. Barcelone est encore dans la même et désastreuse situation. Quant à Girone, Prim a écrit à Madrid qu'il y entrerait ou se ferait tuer. On peut donc prédire que le sang coulera encore abondamment sur cette malheureuse terre d'Espagne. Au profit de quels principes et dans quel intérêt avouable? Nous serions bien embarrassés de le dire.--Du reste, au milieu de toutes ces crises sanglantes, le ministère espagnol trouve moyen d'organiser le service postal dans la péninsule. L'empereur de Russie, de son côté, a opéré dans ses États la réforme du tarif des lettres, que la France réclame toujours vainement. Que faudra-t-il donc pour vaincre l'obstination de notre administration? --Il vient de paraître à Madrid un nouveau journal politique, L'International. Cette feuille, rédigée en français, se propose pour but de faire connaître l'Europe à l'Espagne, et surtout l'Espagne à l'Europe. Dans le premier numéro, une nous avons sous les yeux, ses rédacteurs font preuve de talent et de sentiments patriotiques qui n'ont pas ce caractère d'hostilité envers l'étranger qu'on rencontre trop souvent dans les journaux de Madrid.--Des bruits très-contradictoires ont couru sur les troubles de la Romagne et les mesures récentes dont ils auraient été l'occasion. La Gazette du Rhin et de la Moselle avait très-positivement annoncé que le feld-maréchal autrichien Itadesky était entré à Bologne, à la tête de quatre mille hommes tirés du royaume lombardo-vénitien, sur une réquisition du gouvernement papal. La Gazette Universelle Allemande se borne à dire que la demande de les tenir à disposition à effectivement été faite, mais qu'elles ne seront entrées dans le Bolonais que si le cardinal-légat l'a jugé nécessaire. Il faut espérer que le cabinet français ne s'en remettra, pour cette question, ni au jugement du cardinal-légat ni aux bonnes dispositions du feld-maréchal autrichien, et que le souvenir de la conduite de Casimir Périer ne sera pas plus perdu pour le ministère que ne le serait pour la marine et pour l'armée l'exemple de l'amiral Gallois et du colonel Combes. La Gazette d'Augsbourg, au contraire, renferme une correspondance d'après laquelle le Saint-Siège ne songerait à venir à bout des mécontents qu'en entrant dans la voie de réformes politiques qui lui auraient été conseillées par plusieurs cabinets.

Il séculariserait d'abord une grande partie des hautes fonctions publiques qui sont dans ce moment dans les mains du clergé. Nous voudrions pouvoir croire à cette version.--Pour en finir avec les nouvelles des États pontificaux, nous dirons que le prêtre Abbé, dont nous avons annoncé la condamnation à mort en même temps que le bruit répandu de sa commutation de peine, aurait été exécuté le 4 octobre, si l'on en croyait les organes habituellement officiels. On a donc vu imprimer: «Hier matin, de bonne heure, le prêtre Abbé, originaire du Piémont, a été décapité dans le château Saint-Ange. Jusqu'à présent, on s'était imaginé qu'il obtiendrait une commutation de peine, parce qu'on pensait que le gouvernement ne se déciderait point à laisser un prêtre monter sur l'échafaud. Le pape a bientôt dissipé cette illusion. S. S. a voulu prouver qu'un criminel ne méritait aucune faveur à raison de son rang et de sa condition. Si l'exécution n'a pas eu lieu sur une place publique, mais dans l'intérieur du château, c'est uniquement que le Gouvernement a voulu éviter la trop grande affluence de peuple sur le lieu de l'exécution.» Mais personne à Rome n'a cru à cette nouvelle, et tout le monde s'est estimé autorisé à penser que le gouvernement papal a voulu donner une sorte de satisfaction à l'opinion publique indiquée à la nouvelle d'une commutation, et sauver ce misérable en considération de son caractère sacerdotal. Ou a pensé aussi qu'en faisant croire à la nouvelle de cette exécution, le gouvernement de Rome tenait à être considéré comme libre de ne pas reculer devant l'application de la peine de mort, si elle était prononcée contre des détenus du fort Saint-Léo.

Les mois de septembre et d'octobre auront été cette année cruellement féconds en désastres. Les journaux de nos ports de la Manche et de l'Océan sont pleins de détails sur les avaries et les échouements d'une foule de bâtiments du commerce.--Un tremblement de terre très-violent, accompagné de tonnerre souterrain, s'est fait sentir, le 3 octobre, à Jassy, en Moldavie, et a fait fuir dans les champs une grande partie de sa population effrayée.--Des nouvelles de Port-Léon (Florides) donnent les plus affligeants détails sur un ouragan et une inondation qui y ont exercé leurs ravages dans la nuit du 13 au 14 septembre. La ville fut soudainement inondée, tous les magasins situés sur les quais furent renversés par le torrent; la plus grande partie des maisons fut également détruite, et les malheureux habitants, à demi nus, durent aller chercher un refuge sur les hauteurs voisines. A Saint-Mareks, toutes les maisons ont été également détruites ou endommagées. Mais le désastre a été plus immense encore à Light-House; là, pas un seul édifice, excepté le phare, n'est resté debout, et l'on compte en outre quatorze victimes. Les habitations disséminées sur la côte ont aussi beaucoup souffert: dans l'une, tout le monde a été noyé. Aux dernières dates, on n'avait pu encore constater toute l'étendue du désastre, compter tous les noyés; mais on s'était assuré déjà de la disparition d'un très-grand nombre de personnes, qui ont sans doute été entraînées par les Ilots.

On a enfin le dernier mot sur le Télémaque et les richesses; que ses flancs recelaient pour les actionnaires de cette opération, dont l'Illustration (t. I, p. 4) a entretenu ses lecteurs au point de vue du procédé de sauvetage. Le notaire de Quillebœuf devant lequel avait été passé l'acte d'association ou de mystification a fait publier, dans les colonnes de plusieurs journaux, l'avis suivant: «Les actionnaires de l'entreprise du sauvetage du Télémaque sont informés que les travaux viennent d'être entièrement terminés. La cargaison est déposée sur le quai de Quillebœuf; elle consiste en cinquante-deux pièces de bois de construction. Ou avait aussi embarqué à bord du Télémaque une quantité considérable de barriques, mais on n'en a retrouvé que des débris qui attestent qu'elles ont contenu du suif et de l'huile. Jusqu'au 23 septembre, il était resté beaucoup de sable dans le navire; mais des ouvertures pratiquées à dessein ont donné passage aux courants; les grandes marées de la fin de septembre ont suffi pour le déblayer entièrement. Alors on a pu faire les plus minutieuses recherches, et l'on a acquis la certitude que l'opinion de l'existence de valeurs dans le Télémaque était absolument chimérique. Il ne reste plus aujourd'hui de ce navire qu'une carcasse informe. Il sera bientôt procédé, par l'autorité maritime, à la vente, tant de la cargaison que des débris du navire.»--Les actionnaires du Télémaque auxquels il resterait encore quelque argent à placer, pourraient le porter à une compagnie commerciale dont le siège principal est, dit-on, à Londres, et qui a des succursales dans les principales villes de l'Europe. Cette société, qui a pris pour titre The Iberian mercantile Company, offre au public 3 pour 100 de rente pour rien. D'après les combinaisons de cette compagnie, qui paraît s'être formée pour enrichir l'humanité, certains marchands désignés par elle, ayant un dépôt de ses actions et coupons d'actions, les délivreront, pour rien, sur la demande de l'acheteur qui viendra faire chez eux des emplettes. Si l'achat s'élève à 125 francs, on aura droit à une action principale portant intérêt à 1 et demi pour 100 la première année, 2 et demi pour 100 la deuxième, et 5 pour 100 les années suivantes. Si l'achat ne se monte qu'à 25 francs, on recevra un coupon d'action. «Les achats d'un particulier, dit le journal la Presse, s'élevant, terme moyen, à 3,000 francs par an, il en résulte qu'en dix ans, et sans débourser un sou, on peut se faire 1,000 ou 900 francs de rente.» C'eût été véritablement voler les lecteurs de l'Illustration, que de ne pas leur faire connaître une aussi bonne occasion de faire fortune sans s'en apercevoir.--Quant aux actionnaires des fameuses mines de Saint-Bérain, les pauvres victimes des Cleemann, Blum et consorts, ils paraissent aujourd'hui complètement désillusionnés; car les annonces judiciaires fixent le jour de la prochaine vente sur licitation sur une mise à prix qui n'est pas du douzième du capital social.

Un marché où à coup sûr l'acquéreur n'a pas été dupe, c'est celui que vient de conclure le ministère de l'intérieur avec un jeune paysagiste de l'École de Lyon, M. Amaranthe Roulliet, inventeur d'un procédé il l'aide duquel l'homme qui n'a jamais dessiné de sa vie peut trouver en quelques minutes la reproduction exacte d'un dessin ou la parfaite ressemblance d'un corps placé devant lui, soit dans des proportions identiques, soit avec diminution ou augmentation, et, dans ces derniers cas, avec une scrupuleuse observation de la perspective, sauf la beauté du trait, qu'une main exercée peut seule atteindre (Voir l'Illustration, t. I, p. 90,). Le procédé est, dit-on, des plus simules, sans machines, sans recours à la chimie, sans attirail incommode et coûteux. Il y a à peu près un an, M. le ministre de l'intérieur demanda un rapport à l'Académie des Beaux-Arts, qui, sur un examen superficiel et peu bienveillant, on ne sait trop pourquoi, refusa net de s'occuper de cette affaire, alléguant que de telles inventions nuisent à l'art en lui ôtant ses difficultés. Le ministre, peu touché d'une telle fin de non-recevoir, qui n'irait à rien moins qu'à proscrire la règle, le compas, la chambre noire ou claire, le daguerréotype, et bien d'autres instruments dont on use fort à l'Académie, et qui n'ont jamais nui à l'art, parce que l'art est très-distinct de l'exactitude matérielle, le ministre nomma une commission dans laquelle durent figurer MM. Cavé, Vilet, Mérimée, Lenormand, Lassus, Flandrin, Léon Coignet, Allaux. Après une étude longue et approfondie, à la suite d'épreuves multipliées dans lesquelles les difficultés de dessin des plus épineuses ont été vaincues avec une rapidité, une facilité, un bonheur incroyables, la commission a conclu à ce que la direction des Beaux-Arts achetât la découverte dans l'intérêt des beaux-arts et de l'industrie. On sait les lenteurs administratives; le secret fut enfin révélé à un membre de la commission, savant architecte, qui, dans un nouveau rapport au ministre, a déclaré la découverte plus étendue et plus féconde encore, que ne le croyait l'inventeur; sur quoi, une pension de douze cents francs a été accordée à M. A. Roulliet. Il y a de cela près de deux mois, et on ne comprend pas pourquoi la découverte n'a point encore été livrée à la légitime impatience de beaucoup d'artistes de premier ordre, moins dédaigneux de progrès qu'on ne l'est à l'Académie. Nous comprenons avec quelle prudence une telle affaire doit être officiellement traitée. Nous savons les ménagements qui sont dus à un corps respectable à tant de titres; mais enfin, si quelqu'un s'est endormi par hasard, une fois sans plus; si quelqu'un a manqué de goût et de pénétration, le public n'en est pas cause et ne saurait être puni. Le public, lui non plus, n'aime pas qu'on le fasse attendre.--Ce n'est point à ce procédé mécanique, mais au pinceau habile de Sigalon, que sont dus douze grands tableaux dont vont être décorés les plafonds de l'ancienne église des Petits-Augustins dépendant de l'école des Beaux-Arts. Ces peintures, qui ont chacune une dimension de quatre mètres de large sur six de hauteur, représentent les douze apôtres de la chapelle Sixtine à Rome. Ces beaux tableaux feront suite à la magnifique copie du Jugement dernier, exécutée par le même artiste, qui décore déjà l'abside de ce musée.


Éclairage au gaz sidéral.--Expérience faite le
20 octobre sur la place de la Concorde.

De nombreuses tentatives sont faites en ce moment pour enlever au gaz le monopole de l'éclairage. Dans la séance du l'Académie des Sciences du 29 mai dernier, MM. Busson, Dumaurier et Rouen avaient lu un mémoire sur l'éclairage par la combustion des huiles essentielles provenant du schiste, de la houille et du goudron. Ce mémoire avait attiré l'attention de l'Académie; mais comme, tout en sachant bien que ces huiles étaient très-riches en carbone et en hydrogène, ou n'ignorait, pas non plus qu'elles donnaient une flamme tellement fuligineuse qu'il avait toujours fallu renoncer à les employer à l'éclairage, on avait besoin que l'expérience vînt constater si MM. Busson-Dumaurier et Rouen avaient vaincu la difficulté devant laquelle jusque-là chacun avait échoué; ils l'ont en effet heureusement surmontée. Nous ne savons pas bien par quels calculs on arrive à établir, comme quelques journaux l'ont avancé, que cet éclairage est au gaz comme 6 est à 1, et à l'éclairage à l'huile comme 8 est à 1. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que cet éclairage, qui, quant à présent, doit coûter peu puisqu'il est alimenté par un liquide dont les usines de gaz, qui en produisent beaucoup, ne tiraient jusqu'à ce jour qu'un parti insignifiant, après avoir fonctionné pendant trois mois à la gare du chemin de fer de Saint-Cloud, depuis l'avenue du Château jusqu'à la station de Montretout, vient d'être essayé avec un égal succès, par l'administration de la ville de Paris, dans la rue de la Huchette et sur la place du Musée du Louvre. Si la difficulté d'allumer, sensible aujourd'hui, ne devient pas presque insurmontable par le froid, cet éclairage, que son odeur rendra toujours inapplicable dans les intérieurs, pourra être extérieurement d'une certaine ressource là où le gaz ne peut être établi, et les petites villes, qui ne sauraient supporter les dépenses de pose de conduits, pourront, en se procurant les lampes fort simples qui constituent l'appareil de ce nouvel éclairage, profiler à peu de frais d'un perfectionnement incontestable.--Vendredi 20, à neuf heures du soir, un nombreux public était rassemblé sur la place de la Concorde pour assister à l'essai d'un autre éclairage, l'éclairage électrique. Deux cents éléments de pile Bunzen, réunis dans le papillon qui sert de piédestal à la statue de la ville de Lille, étaient préparés pour illuminer un cylindre de charbon ouvert aux deux bouts, renfermé dans un bocal en verre plongeant dans de l'acide nitrique. Le cylindre de charbon renfermait lui-même un bocal de porcelaine poreuse contenant de l'eau acidulée à quinze degrés à l'aide d'acide sulfurique, et un cylindre d'amalgame de zinc plongeant dans l'eau acidulée. Deux conducteurs en cuivre partant des deux pôles de la pile, et terminés par du charbon aiguisé, se rendent dans un ballon vide d'air, où ils se rencontrent à une courte distance. Les deux fluides de nature opposée, en se réunissant, produisent une lumière douce et abondante. Les becs de gaz avaient été éteints sur presque toute la place, et ceux qui étaient demeurés ne servaient qu'à faire ressortir, par le rouge fauve de leur lumière, au milieu du brouillard où régnait ce soir-là, la blancheur éclatante de la lumière nouvelle. Il a été démontré que cinq foyers de cet éclairage illumineraient la place mieux qu'elle ne l'est, et lui ôteraient cette apparence de surtout de table que l'architecte lui a donnée. Mais quel est le prix de revient de l'application de ce procédé? C'est ce que personne n'a pu nous dire, et ce dont les inventeurs, hommes de science, ne se sont pas, dit-on, rendu un compte très-exact. Toutefois, on annonce un nouvel essai, avec un foyer beaucoup plus puissant placé au haut de l'obélisque; et cette fois, ou se propose d'asseoir des calculs qui puissent mettre à même de prononcer sur le côté pratique d'un procédé qui, s'il ne pouvait devenir usuel, serait toujours d'un bel effet dans les fêtes et illuminations. Les journaux américains nous ont appris la mort d'un savant astronome et mathématicien français, M. J.-N. Nicollet, ancien professeur du Lycée Impérial à Paris, décédé à Washington. Les feuilles des États-Unis lui paient un juste tribut d'éloges et de regrets.--Le Courrier d'Indre-et-Loire nous apporte la nouvelle de la perte que vient de faire l'émigration polonaise, d'un des hommes qui l'honoraient le plus. M. Pietkiewiez, ancien professeur suppléant à l'Université de Wilna, ancien nonce à la diète de Pologne, vient de mourir à l'âge de trente-huit ans, à Tours, qui lui avait été fixé pour résidence. Cet homme, qui avait la passion du bien, s'était dévoué à seconder l'établissement primitif de la colonie agricole de Mettray. Il avait été nommé professeur d'allemand au collège royal de Tours, et ses vastes connaissances, son esprit fin et doux, son caractère bienveillant, ses autres vertus, qui faisaient le charme et l'admiration de tous ceux qui l'ont connu, sont aujourd'hui l'inépuisable source des regrets de ses compatriotes, qui le respectaient, de ses amis, qui ne l'oublieront jamais, et d'une veuve qui pleure sur une union formée il y a quelques mois, et si prématurément, et cruellement rompue.




Théâtre de l'Odéon.--Pierre Landais. 4e acte.--Albin,
Milon; Marie, mademoiselle E. Volet; Étienne Chauvin, Darcourt.--Etienne
Chauvin remet à Albert l'écharpe ensanglantée de son frère.

Théâtres.

Pierre Landais, drame en cinq acte de M. Émile Souvestre (Théâtre de l'Odéon).--Don Quichotte et Sancho Pança, (Cirque-Olympique).--Les Naufrageurs, (Porte-Saint-Martin).--Le Capitaine Lambert, (Gymnase),--Jacquot (Théâtre des Variétés).

La véridique histoire de Pierre Landais est assez singulière et assez intéressante pour qu'un homme de talent et d'imagination comme M. Émile Souvestre y ait vu les éléments d'un drame. Qu'y a-t-il de plus dramatique, en effet, que la vie de ce simple fils de tailleur d'habits qui, parti de l'échoppe de son père, s'élève peu à peu, par son habileté et son esprit, à la plus haute fortune, et devient le ministre tout-puissant de François II, duc de Bretagne? Gouvernant le duché sous ce prince faible et ami des plaisirs, Pierre Landais tient tête à Louis XI lui-même, et entreprend contre la noblesse bretonne une lutte acharnée, brisant ses privilèges et abattant son audace factieuse. Quelques historiens, il est vrai, parlent de Pierre Landais comme d'un parvenu ambitieux et violent qui n'aurait cherché dans cette lutte qu'à satisfaire sa cupidité et sa haine; mais d'autres, rehaussant le caractère de Pierre, lui donnent les vues profondes de l'homme d'État; s'il frappait sur la noblesse, ce n'était pas pour satisfaire de vaines rancunes et de coupables passions, mais pour affranchir le pouvoir du duc et délivrer la Bretagne du joug d'une aristocratie oppressive. Sous ce point de vue, Pierre Landais est non-seulement un politique, mais un philosophe.


Théâtre de l'Odéon--Pierre Landais. 3e acte. --Pierre
Landais, Bouchet; Marie, mademoiselle E. Volet; Albert, Milon; Étienne
Chavin, Darcourt.--Étienne montre le bourreau à Landais.



Théâtre d'hiver du Cirque-Olympique.--Don
Quichotte
.--Le Tournoi

C'est ainsi du moins que M. Émile Souvestre nous le présente. Ce Pierre Landais, atteint de philosophie démocratique, devait plaire, en effet, à l'énergique auteur de Riche et Pauvre, lequel défend, dans tous ses écrits, avec une noble chaleur de talent, la cause de l'opprimé contre l'oppresseur. M. Souvestre prend Landais à son humble origine; voici sa demeure indigente. Qui vient troubler le silence de ce réduit? Les agents du fisc: le pauvre tailleur n'a pas de quoi payer le loyer, et la main impitoyable des recors le dépouille de ses dernières ressources: tous ses meubles sont vendus; Landais ne sauve de cette rapine qu'un escabeau et le grabat où repose sa fille Marie.

Il faut voir son désespoir: c'est à la noblesse qu'il s'en prend, à ces insolents gentilshommes qui surchargent d'impôts les malheureux pour nourrir leur luxe et leurs débauches. Ah! si je pouvais me plaindre au duc! s'écrie Pierre Landais.

Cependant l'orage gronde au ciel et l'éclair sillonne la nue. Un homme enveloppé d'un manteau demande asile à Landais: c'est le duc en personne; Landais l'a reconnu. Séparé de ses gens par l'orage, le prince a faim et froid; et Landais n'a rien pour le nourrir! Il ne lui reste que les débris de l'escabeau pour allumer un peu de feu et sécher les vêtements de monseigneur.

Frappé de tant de misère, le duc interroge Landais, qui expose ses griefs avec chaleur. «S'il était le maître de la Bretagne, il soulagerait le peuple!--Eh bien! lui dit le duc, dès aujourd'hui je l'attache à ma personne; suis-moi!»

Le tailleur est devenu le trésorier-général du duché de Bretagne; le pauvre habile un palais; l'opprimé est tout-puissant; Pierre Landais, en un mot, gouverne le duché, tandis que le duc s'abandonne au plaisir.

La prospérité et la justice renaissent; mais Pierre Landais n'est pas arrivé à ce grand résultat sans rencontrer des obstacles, sans soulever des inimitiés: plus d'une fois même, il a dû châtier ses ennemis; ainsi, le chancelier Chauvin, son adversaire le plus décidé, est mort en prison, dépouillé de toutes dignités et de tout pouvoir.

La noblesse, menacée, s'irrite et se met en garde; d'abord elle poursuit Landais de ses railleries: «Un vil artisan!» dit-elle; quelques-uns viennent hardiment jusqu'au palais, du duc faire étalage de leur ressentiment. Après les paroles, les actions: les nobles complotent et s'arment en secret; ils ont pour chef Etienne, frère de Chauvin.

Le complot éclate: le duc, surpris par les gentilshommes en armes, signe l'ordre d'arrestation de Landais. Déjà ils s'applaudissent et savourent la vengeance; mais la victime leur échappe au moment où ils croient la tenir. Instruit par ses agents, Landais s'est mystérieusement introduit dans le lieu occupé par les conjurés; là, maître de leurs secrets, il surprend les coupables en flagrant délit et dans leur propre repaire; des soldats apostés les obligent à rendre les armes.

Landais victorieux ressaisit le pouvoir; mais le gouvernement de la Bretagne et la défaite de la noblesse ne sont pas les seuls intérêts qui l'occupent: à côté de l'homme d'État, il y a le père; Landais songe au bonheur de sa fille Marie, qu'il idolâtre; il rêve la fortune pour elle et une brillante alliance. S'il retient le pouvoir, ce n'est que dans l'intérêt de Marie. On voit qu'ici le caractère de Landais dévie, et que, tout en frappant les grands, il songe aux grandeurs. M. Émile Souvestre explique cette faiblesse par l'amour paternel: Landais n'a d'ambition que pour sa fille; soit! mais le cœur humain n'explique-t-il pas l'affaire encore mieux?

Cependant Marie n'a pas cessé d'être une simple fille; les rêves de son père la touchent peu: elle a donné son amour à Albert, un simple gentilhomme. Ce qu'on sait d'Albert est tout mystère; on le tient pour homme de bonne maison, voilà tout; le nom de son père reste caché; Albert l'ignore lui-même.

Ce nom qu'Albert ne sait pas, je veux vous le révéler: Albert a pour père Chauvin, l'adversaire de Landais; Chauvin, que Landais a fait périr misérablement en prison: Marie aime donc le fils d'un ennemi, et Albert aime Marie la fille du bourreau de son père.

Etienne connaît cette énigme fatale de la naissance d'Albert, et il en profite pour jeter le trouble dans la maison de Landais et déchirer le cœur de Marie. Le jour où, étendant la main vers Albert, il lui dit: «Venge ton père,» tout est fini. Les deux amants se désespèrent, et Marie s'évanouit.

Etienne a beau faire, Albert tient à Marie plus qu'à Chauvin: l'amour pur l'emporte sur l'amour filial. Vainement Étienne veut l'entraîner dans sa haine et dans ses intrigues, Albert résiste: il fait plus encore: il sauve la vie à Landais et arrache Marie aux ravisseurs soudoyés par Étienne.

Vous dites; «Comment Etienne peut-il ainsi aller et venir et comploter dans le, palais après sa défaite?» Il faut s'en prendre à l'imprévoyance de Landais, qui a eu la maladresse de lui laisser la liberté.

Landais paie cher cette imprudence: Étienne et ses complices s'emparent de la ville; Landais, surpris, ne peut résister; tout est dit: son bonheur est passé et sa puissance s'écroule. Landais, prisonnier d'Étienne, n'a plus qu'à se préparer à la mort; un seul regret affaiblit son courage: que deviendra Marie? «Je veillerai sur elle, dit Albert, je serai son défenseur et son époux.» A ces mots, il anéantit l'écrit qui constate sa noble naissance, et se fait un homme sans titre et sans nom, afin du pouvoir aimer Marie, la fille du tailleur. Landais, consolé, va d'un pas ferme à la mort.

Ce n'est là qu'une esquisse incomplète du drame de M. Émile Souvestre: on y trouve bien d'autres événements et d'autres complications; peut-être, même est-ce le défaut de l'ouvrage; les faits ne s'y produisent pas toujours nettement et jettent çà et là, par une certaine confusion, quelque obscurité sur les sentiments et sur les caractères; mais, à tout prendre, le drame intéresse; il a été constamment applaudi: c'est le succès le plus réel que le Second-Théâtre-Français ait obtenu depuis sa réouverture; d'ailleurs, et ceci n'est pas à dédaigner par le temps qui court, une pensée généreuse et un noble cœur se remuent partout au fond de ce drame; on n'aurait pas nommé M. Souvestre, qu'on l'aurait deviné.







--Don Quichotte et son Sancho Pança chevauchent, depuis quelque temps, au Cirque-Olympique, et y courent les hasards: du noble chevalier, toujours vaillant, généreux, éthique, comme il convient à son caractère; le fidèle écuyer, gros, gras, rond, roulant, plein de bon sens, de bon appétit, et semant les proverbes sur sa route, ainsi qu'il lui appartient. Nous ne suivrons pas ces deux illustres amis dans toutes les sinuosités de leurs nombreuses aventures; nous ne marcherons pas pied à pied à la suite de la fortune vagabonde de Rossinante et du grison; cette entreprise nous mènerait trop avant, et nous ne sommes pas, pour courir si loin, suffisamment éperonnés et armés chevaliers errants.

Choisissons seulement quelques épisodes de ce poème mémorable; et d'abord, voici ce bon Sancho: dans quelle situation, ô ciel! et comme il a besoin ici de toute sa philosophie! Les muletiers ont saisi et jeté notre homme sur une couverture de laine; les voyez-vous qui le lancent en l'air à tours de bras et le font rebondir comme une balle élastique; ô mon brave Sancho! jamais ballon joua-t-il son rôle aussi naturellement que toi!

Plus loin, don Quichotte devient la victime de sa philanthropie et de sa candeur; vous savez comme quoi, au détour d'un buis, le valeureux chevalier rencontra une bande de forçats escortée d'une escouade de la sainte hermandad. «Holà! oh! seigneurs cavaliers, rendez la liberté à ces malheureux, s'écria-t-il, ou je vous pourfends de ma redoutable épée!» Et aussitôt, piquant des deux et croisant la lance, don Quichotte mit les gendarmes en pleine déroute et délivra les bandits, qu'il prenait pour des esclaves opprimés. Ce qu'il en advint, vous le voyez; à peine les forçats ont-ils brisé leurs chaînes, qu'ils se tournent contre leur libérateur, le jettent bas et le rouent de coups, de compagnie avec Sancho.

Que devenir après une telle ingratitude? Se retirer du monde, se faire berger, chercher si la vertu et la reconnaissance, exilées des villes et des grandes routes, se sont abritées sous la houlette; ainsi font don Quichotte et Sancho.

Mais la vie champêtre convient-elle à un tel héros? Don Quichotte a bientôt repris le fer, la cuirasse et l'armet de Membrin. Qu'il fait beau le voir sur son Rossinante immobile, tandis que Sancho Pança enfourche le bât de son âne, en attendant le fidèle baudet qui broute quelque part l'herbe fleurie.

Hélas! don Quichotte a beau être le plus vaillant des héros de la Manche, il succombe enfin dans un terrible tournois contre le redoutable chevalier du Miroir; quelque enchanteur, sans doute! Le clairon sonne, les casques retentissent, les cuirasses étincellent; quels rudes coups d'épée! cependant don Quichotte est vaincu.

Était-ce pour être partout trahi, berné et battu, qu'un beau jour, ô don Quichotte! ô innocent héroïque! tu as quitté ta maison, ta nièce, ton curé et tes livres de chevalerie, suivi de ton ami Sancho; le grison portant l'un, Rossinante portant l'autre?

--Le théâtre de la Porte-Saint-Martin ne s'amuse pas à de tels jeux d'enfants; il se plonge dans le crime le plus noir avec les Naufrageurs titre barbare, mais moins barbare que la prose de M. Boulé, l'auteur de ce formidable drame. Ces naufrageurs sont d'affreux bandits qui dépouillent les malheureux que la tempête a jetés sur la rive, et les assassinent au besoin. Aussi, leur histoire est-elle surabondamment ornée de tempêtes, de naufrages, de meurtres, d'enlèvements, de morts subites, de résurrections, de cavernes, d'incendies, de fureurs, de repentirs, de reconnaissances et de grincements de dents. Au dénouement, le crime est châtié amplement, comme cela est de règle, et les naufrageurs s'abîment sous les ruines d'une immense caverne. Que Dieu leur pardonne, et à M. Roulé aussi!

--Le Capitaine Lambert, du gymnase, recommence le Joueur de Regnard, et celui de Victor Docange; mais il n'a ni l'esprit de l'un, ni la terrible passion de l'autre. A force de jouer, Lambert perd jusqu'à son dernier sou. Que deviendra sa fille? c'est là le grand désespoir de Lambert. Heureusement, un Arthur vertueux, le fils de l'homme qui a ruiné Lambert, répare tout le mal, et rend à Lambert la fortune qu'il regrette: c'est bien le moins qu'il devienne son gendre. Lambert jouera-t-il encore? je ne sais, mais je crains que le Gymnase ne le joue pas longtemps.

Les lauriers de Levassor emmenaient sans doute le théâtre des Variétés de dormir; il a voulu avoir aussi sa pièce à travestissements. Jacquot ne sert pas à autre chose; Jacquot est tout à la fois Vernet, Alcide Tousez, Odry, Numa, Lepeintre jeune, Ravel; tous les acteurs de Paris y passent; Neuville exécute ces métamorphoses et ces imitations avec une vérité et une ressemblance dignes d'étonnement. La pièce est d'ailleurs semée de mots plaisants. Les auteurs sont MM. Paul Vermont et Gabriel.



De l'autre côté de l'Eau

SOUVENIRS D'UNE PROMENADE.

(Suite.--Voyez t. II, p. 6, 18 et 30.)

SUR LA TAMISE.

Tout ce qu'éprouvait de patriotique jalousie le vieux Caton pendant sa résidence à Carthage, un Français,--je parle du moins farouche citoyen de Paris,--doit le ressentir en arrivant à Londres par cette belle avenue marine qui commence à Gravesend.

Ce n'est pas que l'entrée des Champs-Elysées n'ait son mérite et l'Arc-de-Triomphe ses glorieux souvenirs; mais Vienne a son Prater; Berlin, son allée de tilleuls; Rome avait des arcs de triomphe sur toutes ses routes. Aucune ville de ce bas monde n'a eu et n'aura jamais,--il faut le croire,--ces huit lieues de rivières encombrées de quatre mille vaisseaux.

Voici les lourds charbonniers de Newcastle, voici les bricks de commerce qui reviennent de Calcutta et de Bombay, voici les pêcheurs de morue, voici les yachts de la Royal Navy, voici les stationnaires, sentinelles imposantes, voici le pavillon russe, le pavillon danois.--hélas! et Copenhague? --le papillon américain,--et Boston?--le pavillon français,--diable, et Trafalgar?

Noble et glorieux pavillon, que n'était-tu du moins sur quelque beau navire aux agrès bien ordonnés, brillant de la poupe à la proue, les sabords ouverts et montrant les dents! Mais non; à l'arrière de cinq on six méchantes carènes, sales et mal tenues, pendait un chiffon tricolore dont à peine on distinguait les nuances éteintes. Sans le souvenir de la Colonne, il y avait de quoi se voiler la face et s'enfuir à fond de cale.

Encore des vaisseaux, des vaisseaux encore, des vaisseaux toujours. Quelquefois, nous ne voyons de loin, acculé à la rive, que le profil d'un beau navire; mais ce profil nous en marquait dix, quinze, vingt, rangés côte à côte. Cette immense force ne s'étale pas, bien au contraire; chaque vaisseau se serre et se fait petit, dans une agglomération monstrueuse de voiles et de mâts et de tuyaux à vapeur.

Puis, derrière les toits du rivage, vous avisez d'autres cordages, d'autres vergues, d'autres pavillons: ce sont les Docks, ce sont des ports creusés par douzaines, où vont encore se cacher des flottes entières, se reposer les bâtiments avariés, se décharger les opulentes cargaisons... Bref, au bout d'une heure ou deux, la tête vous tourne, ce panorama mouvant vous enivre; vous vous croyez le jouet d'un rêve,--et d'un mauvais rêve, puisque vous n'êtes pas Anglais.

J'avais d'abord donné carrière à mon étonnement à mesure qu'un obligeant gentleman me signalait l'un après l'autre tous les points remarquables devant lesquels nous passions. Mais je crus voir briller dans ses yeux une orgueilleuse satisfaction qui me déplut, et ménageant de mon mieux la transition, je passai en peu de minutes à une indifférence fort bien jouée. Comme dernier symptôme de cet insouciant dédain, le tillaburelo de my uncle Toby me vint admirablement en aide. Le Gentleman s'inquiète de mes airs blasés; et après avoir essayé deux ou trois fois encore ses triomphantes insinuations, il me quitte, presque offensé de les voir si tranquillement accueillies.

SOUTH MOLTON STREET.

On m'avait spécialement recommandé de loger dans l'East-End. En ce pays où tout est strictement classé, mieux vaut un grenier du quartier noble qu'un hôtel tout entier de la Cité. Nous primes donc notre essor, mon compagnon de voyage et moi, vers la région très-noble ou Hyde-Park semble retenir la crème anglaise.

Et comme j'étais pressé d'en finir avec les ennuis du premier établissement, nous nous installâmes chez un estimable chapelier qui mit à notre disposition tout le superflu de sa petite maison: à savoir, un salon et deux chambres à coucher.

Sans me permettre une critique trop générale, voici mes observations sur l'intérieur hospitalier qu'il nous offrit en échange de guinées assez nombreuses.

Les cheminées avaient, en guise de devants de feu, des tabliers de soubrette excessivement ornés. Ces tabliers étaient en papier de couleur découpé, brodé, bariolé, rehaussé de paillettes.

L'unique canapé du salon était d'une maigreur attristante. La maîtresse du logis,--Dieu me garde de la nommer à présent!--ressemblait au canapé du salon.

Quelque chose de plus maigre encore, c'était Anne, l'unique soubrette de l'établissement. Bien que l'escalier criât volontiers sous le moindre poids, elle le montait et le descendait sans le plus léger bruit, à la manière des fantômes, dont elle avait la pâleur et l'œil hagard; je parle de son œil,--ou plutôt de ses yeux,--pour les avoir aperçus de temps à autre, à la dérobée. En général, ils étaient respectueusement baissés vers le parquet.

Le salon était pauvre, mais décent. La chambre à laquelle il donnait accès affichait un certain air de propreté menteuse. Je la cédai à mon compagnon de voyage.

Quant au garret où je fus relégué par cette déférence toute naturelle, il mériterait une description en vers à la manière de Gresset; mais je me bornerai à quelques détails prosaïques.

Mon lit,--un véritable four-posted-bed,--était d'une ampleur conjugale; mais les matelas, évidemment destinés à un célibataire, ne le garnissaient ni en largeur ni en longueur. Ils formaient au milieu du plancher qui les soutenait une espèce de monticule quadrangulaire très-élevé. Je les comptai par curiosité: ils étaient cinq, dont le mieux fourni n'avait certainement pas l'épaisseur d'une galette du Gymnase. En revanche, par la consistance, ils en auraient facilement remontré au biscuit de mer le plus solide.

Après de vains efforts pour dormir sur cette couche dure, je me résignai à demander, non pas un, mais cinq autres matelas supplémentaires, qui me furent octroyés avec une certaine stupéfaction, et un lit de plumes, par la vertueuse mistriss...--j'ai juré de ne pas la nommer.

Loin de m'enhardir, cette complaisance m'empêcha de lui faire remarquer que le couvre-pieds de coton qui devait me dérober aux yeux indiscrets, tandis que je me livrerais au sommeil, manquait évidemment des qualités indispensables à ce voile nocturne. Les souris ou le temps en avaient fait un véritable crible dont les trous multipliés, laissant passer mes jambes, ne pouvaient guère arrêter un regard curieux.

Les serviettes étaient contemporaines du couvre-pieds. Elles devaient de plus à une lessive particulière je ne sais quelle odeur nauséabonde qui remplissait la chambre quand j'y montai pour la première fois.

«Par bonheur, pensai-je, nous sommes au mois de juin,» Et je courus ouvrir la fenêtre.

La fenêtre,--infernale guillotine!--résista obstinément à tous mes efforts pour la relever; je la crus condamnée par quelque droit de servitude, et je m'assis sur ma malle, dans l'attitude de Marins sur les ruines de Carthage, mais beaucoup moins résigné que le vieux proconsul. Il était en plein air, lui. Quant à moi, j'aurais volontiers pleuré.

Pourtant l'excès même du malheur, dans une âme forte, amène, une énergique réaction; puis le tablier de ma cheminée était si plaisant, il affectait de si étranges grâces, et ses grâces ressortaient si bien, éclairées par une affreuse chandelle de suif enfoncée dans un bougeoir énorme, que la résignation reprit sur mon cœur son heureux empire. Je doublai de mon manteau le couvre-pieds transparent; je m'isolai, autant que faire se put, du contact cotonneux de mes draps, et si le sommeil n'avait fui mes paupières, j'aurais pu me croire sur le plus délicieux édredon.

Mais je ne fermai pas l'œil et mal en prit à certains petits animaux qui, dès cette nuit même, avec un empressement tout britannique, voulaient se repaître de sang français.

SIGNALEMENT D'UNE CAPITALE.

Rues--larges.

Passages--étroits.

Parcs--nombreux.

Maisons--noires.

Portes--petites.

Squares--ronds ou ovales.

Quais--hideux.

Cabriolets--faits en citadines.

Pavés--rares.

Édifices--bien portants.

Cafés--invisibles.

Boue--abondante.

Décrotteurs--ignorés.

Soleil--étonné (1).

Passants--tristes.

Dimanches--tristes.

Ponts--magnifiques.

Valets--bien mis.

Maîtres--mal habillés.

Mendiants--pieds nus.

Mendiantes--en chapeaux de satin.

Grisettes--nus-bras, nu-cou, épaules nues.

Omnibus--bruyants.

Marteaux de porte--plus bruyants.

Vieux habits--très-bruyants.

Watchmen--admirables.

Soldats--très-longs.

Pieds de femmes--très-longs.

Nez d'hommes--tout le contraire.

Bas de coton--bon marché.

Tout le reste--fort cher.

Note 1: Ceci demande un commentaire. Le soleil, à Londres est étonné comme le doge de Gênes dans les galeries de Versailles.

RÉFLEXIONS.

Pour ce signalement, j'ai choisi naturellement les traits caractéristiques, les côtés distinctifs de la ville que j'avais à dépeindre. Maintenant je suis de trop bonne foi,--et aussi trop prévoyant,--pour ne pas prédire que ces traits tendent à s'effacer chaque jour.

Mon compagnon de voyage,--qui visite l'Angleterre à peu près tous les cinq ou six ans,--m'a confirmé cette vérité par toutes sortes d'observations spirituelles.

Mais bien mieux encore par quelques-uns de ses étonnements.

Ainsi, quand un garçon de taverne, nous reconnaissant pour des Français, nous proposa du bouilli-beef--l'expression que prit le visage de mon ami me révéla toute une révolution culinaire.

«Bouilli-beef! répétait-il confondu... venir à Londres pour manger du bouilli-beef!... dans une taverne, du bouilli-b...!»

Mais là je l'arrêtai court en lui montrant, sur les vitres de la fenêtre, ces mots, qui répondaient éloquemment à l'amertume de ses plaintes.

Nous n'étions pas dans une taverne, nous étions dans une Eating-House. L'Eating-House est à la taverne et au restaurant ce que l'aurélie est au ver et au papillon. De toutes parts la taverne se chrysalide.

Le vin français et le vaudeville français sont appelés à régénérer l'Angleterre. Dans cinquante ans, Londres aura des cafés, des décrotteurs, etc.; dans cinquante ans, il y sera tout à fait incongru de donner à manger au voyageur sans le gratifier d'un essuie-mains.

Qui sait--le bouilli-beef est d'un bon augure--si on n'y naturalisera pas ce qu'il y a de meilleur et de plus français au monde: la calme et sereine flânerie?

En l'an de grâce 1843,--je le dis pour l'instruction des âges futurs,--je n'ai vu de flâneurs à Londres que les watchmen et moi, ce dernier dans les glaces des magasins. Il me semblait vraiment ridicule, et j'avais honte pour lui de son inutilité souriante.

HUMILIATION.

Ce même personnage étant fort embarrassé,--pour peu qu'il eut osé s'aventurer à cinq ou six rues de son domicile,--ne se hasardait guère à de si lointaines excursions qu'avec un plan de Londres dans sa poche. Ce document topographique lui paraissait indispensable, mais lui devenait presque entièrement inutile, par suite d'une honorable timidité qui l'empêchait d'y chercher son chemin.

Un jour, cependant, après s'être longtemps consulté, il se retira dans une étroite ruelle dallée,--une lane quelconque; --et là, certain de n'être pas observé, il entrouvrait mystérieusement les plis sibyllins de son oracle...

Quand un honnête homme, fort déguenillé mais très-barbu, sortit tout à coup de quelque corridor obscur, et avec une obligeante grimace de protection:

«Où va monsieur?» lui demanda-t-il en bon français.
O. N.

(La suite à un autre numéro.)



La Pêche de la Morue.

L'époque approche où les nombreux bâtiments partis pour la pêche de la morue au printemps dernier vont rentrer dans nos ports. Déjà plusieurs journaux du département du Nord ont annoncé l'arrivée à Dunkerque de deux ou trois navires pêcheurs venant de Terre-Neuve. En ce moment, tous les pêcheurs ont terminé leur récolte; qu'on nous permette cette expression, car la pèche a été appelée l'agriculture des eaux; ils font voile vers la France. Avant d'apprendre à ses nombreux abonnés si la pèche de la morue a été heureuse cette année, l'Illustration devait employer, pour la leur faire connaître dans ses plus curieux détails, la plume de ses écrivains et le crayon de ses dessinateurs.

Fidèles à leur rendez-vous habituel, les poissons des différents parages viennent périodiquement payer à l'homme leur tribut, et les pêcheurs y ont attendre ou poursuivre, dans certaines parties de l'Océan, les espèces qui s'y réunissent de préférence. Tel est le motif qui attire vers les côtes d'Islande, à Terre-Neuve et sur le grand banc ces flottes nombreuses qui partent tous les ans de nos ports de l'Ouest. C'est au milieu des tempêtes de ces mers orageuses que le jeune matelot reçoit le baptême du métier; c'est à cette école de dangers et de privations que s'exercent les forces vives de notre marine. De tout temps, les puissances maritimes ont trouvé dans la grande pèche les éléments de leur prospérité. Venise et la Hollande, ces républiques qui ont pesé d'un si grand poids dans la balance des nations, partirent un filet sur l'épaule et commencèrent leur fortune dans une barque de pêcheur. Ces peuples de marins devinrent riches et forts, et leur prépondérance sur la mer leur assura le commerce du monde. La puissance maritime de la France s'est agrandie aussi par la pêche; ses escadres ne se formèrent qu'à l'époque où les pêcheurs purent se réunir en grandes flottes: ce fut au commencement du seizième siècle, lorsque le Portugais Curie Real, qui avait observé l'affluence extraordinaire des morues sur le grand banc de Terre-Neuve, signala cette mine inépuisable aux pêcheurs européens, et que François 1er eut fait explorer ces parages par Jacques Cartier, de Saint-Malo, le meilleur marin de son temps. Toutefois ou ne tira pas d'abord un bien grand parti des ressources que le hasard avait fait découvrir dans ces latitudes. Le Vénitien Jean Cabot, envoyé par Henri VII d'Angleterre à la recherche d'un passage qu'on présumait devoir conduire à la Chine par le nord-ouest, avait reconnu, en 1497, une île qu'il appela Prima-Vista, et dont les nations maritimes, qui ont envié tour à tour la possession de cette nouvelle contrée, ont traduit chacune le nom dans leur langue. En 1501, Juan Ayamonte, marin catalan, recevait licence de la reine d'Espagne pour aller faire des investigations sur la Tierra-Nueva (para ir a saber el secreto de la Tierra-Nueva), et il lui était recommandé de prendre avec lui deux pilotes bretons. Les Anglais la nommèrent New-Fundland, et ils ne pensèrent guère à la coloniser que cent ans plus tard. Les Chartres octroyées par Henri VII, pour y fonder des pêcheries, ne produisirent d'abord aucun résultat, et la marine anglaise n'acquit quelque prépondérance dans ces mers qu'après que le célèbre Drake en eut chassé les Espagnols. Leur prise de possession à Terre-Neuve ne date réellement que de 1585; l'île ne comptait encore que soixante-deux colons en 1612, et le nombre des navires pêcheurs s'élevait à peine à une cinquantaine. Nous ne commençâmes nous-mêmes à nous adonner à la pèche de la morue qu'en 1540. Les établissements sédentaires que nous fond ânes sur le littoral n'eurent pas, dans le principe, tout le succès qu'on s'était promis, et ce fui seulement sous le règne de Henri IV que le ministre Sully favorisa de tout son pouvoir la pêche de la morue, en la plaçant sous la protection du gouvernement.

Ainsi cette industrie qui s'exerça dans la haute mer à plus de six cents lieues de nos côtes, cette pêche qui, depuis plus de trois cents ans, a employé tant de bras et nourri tant de populations, ne marcha d'abord qu'avec lenteur. Il lui a fallu le secours des primes et l'appui soutenu de l'État pour s'élever au rang des grands commerces. Alors les stations poissonneuses des côtes et du banc de Terre-Neuve attirèrent les pêcheurs de diverses nations. La France et l'Angleterre, qui s'étaient disputé longtemps la possession de l'île et des mers adjacentes, finirent par fixer les divers parages où pêcheurs pourraient dorénavant se livrer à leur art sous la garantie des traités. Avant 1713, les pêcheries que nous possédions fournissaient aux besoins de presque toute l'Europe, et suffisaient à l'armement de nos vaisseaux; mais le traité d'Utrecht, celui de Versailles (1785) et la cession du Canada vinrent changer notre situation. Nous perdîmes successivement tous les riches établissements que nous avions formés au loin, et qui avaient porté la grande pêche au plus haut degré de prospérité: les colonies de l'Acadie et du Canada, l'île Royale, l'île Saint-Jean, l'île de Terre-Neuve cessèrent de nous appartenir.


Bâtiments faisant la pêche de la morue (verte) sur le banc de Terre-Neuve.

Réduits maintenant aux droits de pêche sur les côtes d'Islande, au grand banc et sur la lande orientale et occidentale de Terre-Neuve, sans pouvoir y établir aucune habitation, si ce n'est des échafauds et cabanes pour sécher le poisson: ne possédant plus pour s'abriter que les petites îles de Saint-Pierre et Miquelon, rochers nus et misérables qu'il faut approvisionner de toutes les choses nécessaires à la vie, nos navires sont obligés de partir chaque année des ports de France qui doivent servir aux opérations de la campagne. Et pourtant, malgré cet état de choses, et grâce aux encouragements de l'État, nos pécheurs ont soutenu la concurrence avec ceux de l'Angleterre, établis et à demeure sur la partie sud de l'île de Terre-Neuve, et avec ceux des États-Unis, qui jouissent de tous les avantages de la proximité de leurs côtes.--La pêche de la morue occupe annuellement plus de 400 navires français; 200 bâtiments de transport et de cabotage sont destinés en outre aux opérations accessoires de la pêche. Ainsi, cette industrie entretient à la mer une flotte de 600 voiles et de 15,000 marins, qui forment près du quart du personnel valide de l'inscription maritime: réserve précieuse, toujours disponible et endurcie au métier le plus rude, sur mit; mer orageuse et sous un climat des plus rigoureux; réserve utile pour la navigation commerciale en temps de paix, réserve indispensable, mais encore insuffisante pour l'armement de nos escadres en temps de guerre.--Les produits de la pêche de la morue sont, estimés à 40 millions de kilogrammes de poisson, qui viennent alimenter nos marchés, et dont 15 à 16 millions sont réexportés aux colonies, en Italie et en Espagne. Notre consommation absorbe le reste.





Coupe de mer sous un navire faisant la
pêche de la morue (verte).

Haim et ligne de pêche.

Morue.

Morue habillée, dite morue plate.--Dessus.

Morue habillée, dite morue plate.--Dessous, intérieur.

La pêche sur la côte de Terre-Neuve a toujours été placée au premier rang; c'est, celle qui occupe le plus grand nombre de marins; on y emploie des bâtiments de toute grandeur, depuis 30 jusqu'à 350 tonneaux. Lorsque le navire est arrivé il la côte, vers les premiers jours de juin, on le désarme, et l'équipage vient s'établir à terre avec tout son matériel dans des cabanes de bois construites sur le littoral et qu'il faut remettre en état après l'hivernage. De là, les bateaux, montés de deux hommes et un novice, sont expédiés tous les matins à la pèche à la ligne pour ne l'entrer que le soir. Indépendamment de ces embarcations, chaque navire arme un ou plusieurs bateaux de Seine, qui sont montés de dix hommes et qui pèchent lorsque les morues deviennent plus abondantes. Au retour des bateaux, le poisson est tranché, salé et mis en pile: après plusieurs jours de sel, les novices et les mousses le font sécher sur les bancs de galet jusqu'à ce qu'il soit parvenu à un désiré de dessiccation suflisant pour le rentrer. Les pécheurs quittent la côte à la fin de septembre, la plupart pour rentrer en France, quelques-uns pour aller porter une cargaison de morues aux Antilles.

La pêche à Saint-Pierre et Miquelon a une grande analogie avec celle de la côte de Terre-Neuve: elle se fait avec des bateaux plats appelés wavys ou avec des pirogues. Ces embarcations, au nombre de 2 à 500, vont à la voile et à l'aviron; elles sont montées par deux hommes et sortent le matin pour rentrer le soir. On divise en trois catégories les différentes classes de gens qui se dévouent à la pèche, ou à la préparation du poisson sur le littoral de ces deux petites îles: 1º les pêcheurs sédentaires ou colons pêcheurs, au nombre de 1,000 à 1,400; 2º les pécheurs hivernants, qui passent la mauvaise saison ou qui s'établissent à terre pendant plusieurs années; leur chiffre, sujet à des variations, n'excède guère 300 individus; 3º enfin, les passagers pêcheurs venus de France et qui repartent à la fin de la campagne; on en compte environ 3 à 400 chaque année.

La pêche et la préparation de la morue étant la seule industrie des îles de Saint-Pierre et Miquelon, occupent la totalité des pêcheurs hivernants et presque tous les habitants sédentaires, hommes, femmes, vieillards et enfants, à partir de l'âge le plus tendre. La pêche commence au mois d'avril et se prolonge jusque vers le milieu d'octobre; elle est généralement assez abondante et donne du petit poisson. Comme à la côte de Terre-Neuve.


Pêcherie à Terre-Neuve

La pèche sur le grand banc s'effectue avec des navires de 120 à 130 tonneaux, armés de deux fortes chaloupes; 16 à 20 hommes d'équipage sont nécessaires pour la manœuvre du bâtiment et de ses embarcations: les départs de France ont lieu du 1er au 15 mars. Les navires se rendent directement à Saint-Pierre et y débarquent les passagers pêcheurs, les mousses et les novices, qui forment le complément légal de leur équipage, et qui ont pour destination le travail de la sécherie à terre; de là, ils font voile pour le banc, sur lequel ils vont mouiller par 70 à 80 mètres de fond, afin de s'y livrer aux opérations de la pêche. Les deux chaloupes sont mises à la mer, et, chaque soir, montées de cinq hommes chacune, elles vont tendre les lignes, qui sont armées de 4 à 5,000 hameçons. Tous les matins, les lignes sont levées, et le poisson, tranché, lavé et salé, est transporté à bond et déposé dans la cale. La partie de l'équipage qui est restée sur le navire, s'occupe aussi à la pêche avec des lignes de fond. La première pèche terminée, ce qui a lieu du 15 au 30 juin, le produit en est porté à Saint-Pierre pour y être séché, tandis que le navire, muni de nouveau sel et d'appâts, retourne faire sur le banc une seconde pêche. Parfois même il en fait une troisième, dont les produits, seulement salés, sont rapportés directement en France à l'état vert. La pêche du grand banc est plus dure et plus périlleuse que celle de la côte; elle exige des marins faits et des hommes intrépides; elle se pratique sur une mer sans cesse agitée; les pertes d'hommes et de chaloupes y sont fréquentes à cause des bourrasques et des brumes: la pêche à la côte forme les marins, la pèche au banc les aguerrit.


Pêche du capelan pour servir d'appât.


Barque faisant la pêche de la morue sèche, sur le banc de Terre-Neuve.


Portion de coupe d'un bâtiment de
pêcheur de morue (verte)--Profil.

Quant à la pêche qui se pratique vers les atterrages de l'Islande, elle s'opère sous une latitude de 64 à 66 degrés nord, au milieu des glaces flottantes et sur une mer sans mouillage et toujours tourmentée. A la côte, le navire est désarmé; au grand banc, il est mouillé sur son ancre; dans les parages de l'Islande, il est forcé de rester sous voile. Ici, la pêche se fait avec des lignes volantes de 100 à 120 brasses de profondeur; le poisson pris, au lieu d'être salé en vrac, est préparé et salé dans des tonnes apportées de France. On emploie, pour cette pêche, des bâtiments de 60 à 80 tonneaux, montés de 12 à 15 hommes d'équipage. Les navires partent en avril et rentrent dans le courant de septembre; quelques-uns, cependant, favorisés par la pêche, reviennent au mois de juin et repartent immédiatement pour un second voyage. Ainsi, les équipages tiennent habituellement la mer pendant six mois. Aucune pêche n'est plus propre à donner des marins intrépides, aucune n'est marquée par des pertes plus cruelles d'hommes et de bâtiments.


    Fragment d'un bâtiment de morue
         (verte), vu par la hanche.

«En présence du développement des forces maritimes des grandes puissances, disait naguère l'habile, administrateur chargé de soutenir devant les chambres l'exposé des motifs sur le dernier projet relatif à la pêche de la morue, la France ne doit pas rester stationnaire, et le gouvernement doit chercher les moyens de mettre les ressources du pays à la hauteur des besoins sans cesse croissants de notre marine. La pêche est une industrie féconde; déjà elle est la branche la plus importante de notre navigation commerciale, et l'inscription maritime, à laquelle elle fournit plus du cinquième de sa force vive, lui doit ses meilleurs matelots; aucune ne forme plus économiquement et plus promptement des marins robustes, actifs et propres au service de l'État, et cependant aucune n'est susceptible encore d'un plus grand développement... Le doublement de l'exportation et de la consommation des produits de la pêche suffirait pour donner au service de notre flotte 12,000 marins de plus.»

A ces judicieuses paroles de M. Senac nous ajouterons que la France a dans ses mains toutes les ressources pour se maintenir au rang des premières puissances maritimes, pour protéger le commerce le plus étendu, pour appuyer au besoin par ses forces navales la prépondérance de sa politique; mais il faut pour cela qu'elle ne renonce pas à se faire craindre sur les eaux. Or, il n'est pas de marine militaire possible sans une marine marchande active et nombreux, et c'est dans la politique de la grande pêche qu'elle, en trouvera tous les éléments.



Projet d'une Caisse de pensions de retraite

POUR LES CLASSES LABORIEUSES.

Les caisses d'épargne sont accessibles sans distinction à tous ceux qui, pauvres ou riches, veulent momentanément déposer des sommes plus ou moins fortes, qu'ils peuvent retirer à volonté. Or, nous voyons par les comptes rendus de leur administration que la moyenne des versements pour Paris varie entre 150 et 160 fr. par individu, ce qui suppose une économie d'au moins 60 fr. par an, économie que peuvent rarement faire ceux qui vivent au jour le jour de leurs salaires.

D'autre part, les Sociétés particulières de secours mutuels ont spécialement pour but d'assurer un secours journalier à ceux qu'un chômage, une maladie, privent momentanément de leurs ressources, quelquefois de rembourser les frais de maladie, les frais de sépulture en cas de décès, etc.; mais, ainsi que nous le dit un homme qui a voué à ces importantes questions une élude toute particulière, M. Maquet, dans un travail dont nous parlerons tout à l'heure, «les ouvriers peuvent d'autant moins s'y associer, qu'indépendamment des versements annuels plus ou moins forts, le souscripteur est encore obligé de payer d'avance 5 pour 100 pour frais d'administration sur le montant des annuités capitalisées.»

Aussi, beaucoup de ces sociétés; n'ont pu se soutenir longtemps, et, après d'infructueux efforts, se sont vues dans la nécessité de se dissoudre. En nous confirmant ces tristes résultats, un philanthrope bien digne de regrets, M. de Gérando, nous les a expliqués dans les lignes suivantes empruntées à son ouvrage sur la Bienfaisance publique: «Ces sociétés, dit-il, dont le quart réunit à peine trente à cinquante membres, procèdent suivant des modes très-différents; aucune loi, aucun acte du gouvernement, ne sont venus leur assurer une protection, leur donner des règles ou des garanties. Il est impossible, ajoute-t-il dans un autre passage, que des associations si peu nombreuses puissent faire une application solide du calcul des probabilités, et qu'elles garantissent aucun secours avec une certitude quelconque. Trente-deux d'entre elles se sont dissoutes dans ces derniers temps, et cinq dans la seule année 1837; vingt-une n'ont plus fourni de renseignements à la caisse philanthropique de Paris depuis 1829, et ont peut-être subi le même sort.»

Il restait donc à trouver une combinaison qui, sans nuire aux caisses d'épargne, pût exister à côté d'elles ainsi qu'à côté des sociétés temporaires de secours mutuels, et réaliser ce que ni les unes ni les autres ne pouvaient faire, c'est-à-dire créer chaque jour pour le prolétaire des ressources qui s'accumuleraient sans cesse, et garantiraient d'une manière certaine l'avenir contre toutes les éventualités. C'est le plan qu'a voulu réaliser un honorable citoyen, M. Maquet, en fondant des caisses de pensions de retraite pour les classes laborieuses de l'un et de l'autre sexe.

M. Maquet, qui mûrissait depuis longtemps cette idée généreuse, avait consulté tous les précédents qui peuvent exister; car l'idée qu'il a émise et qu'il veut faire passer dans la réalité n'est nouvelle, à proprement parler, que dans son application. Sans mentionner la caisse des invalides de la marine, dont les résultats ont été si admirables, et qui fonctionne avec tant de succès depuis près de deux siècles, il nous suffira de dire qu'un plan analogue à celui proposé aujourd'hui par M. Maquet a été exposé pour la première fois en 1772 en Angleterre, adopté deux fois, à une grande majorité, par la Chambre des Communes en 1773 et 1796, deux fois repoussé par la Chambre des Lords, et enfin accueilli le 18 juin 1833 par les deux chambres du Parlement.

Cet acte législatif stipulait que tout individu âgé de quinze ans au moins pouvait, soit par un seul paiement, soit par une prime annuelle, acquérir de l'État une rente viagère annuelle ou différée au maximum de 20 liv. st., au minimum de 1 liv. st., à la charge de déposer cette prime dans une caisse d'épargne ou paroissiale, ou dans toute autre société autorisée à se former à cet effet.

Le même acte disposait en même temps (art. 19) que les certificats et registres relatifs à ce service seraient exempts de timbre.

Après avoir longtemps mûri son plan, et réfléchi à la possibilité d'organiser une caisse de pensions de retraite pour les classes laborieuses, M. Maquet songea à demander pour lui le patronage du public, de la presse et des hommes éclairés. A cet effet, une réunion solennelle fut convoquée; elle eut lieu le 11 mai 1812, dans la grande salle de la mairie du 5e arrondissement. C'est devant un nombreux auditoire que M Maquet, fort de ses études et de ses convictions, exposa son plan d'organisation. Nous allons en donner brièvement un aperçu d'après ses propres travaux.

Étendre aux classes ouvrières, par une association appliquée à tous les degrés de l'échelle sociale, le principe suivi par le gouvernement, qui, au moyen des retenues opérées sur leurs traitements d'activité, même les plus minimes, alloue des pensions de retraite, non-seulement aux employés de ses administrateurs, mais encore aux officiers des armées de terre et de mer, ainsi qu'aux marins et aux ouvriers des ports; tel était le problème que M. Maquet s'était proposé de résoudre.

Pour y parvenir, rien ne lui semble préférable à la création d'un établissement fondé sur le model de la caisse des invalides de la marine. Cette caisse, qui, depuis deux siècles, fonctionne avec un succès toujours croissant, et que prospérité a mise à même de pouvoir payer plus de 7 millions de pensions pour services mixtes rendus à l'État et au commerce, s'écarte (comme doit du reste le faire, à son exemple, la casse des pensions de retraite) autant de la règle commune des anciennes routines que des établissements nouveaux d'un caractère analogue. Elle n'aliène aucune partie de son capital; elle n'en fait pas comme certaines sociétés particulières, le privilège exclusif d'un partage entre les survivants lors des répartitions; son fonds est un trésor qui s'augmente sans cesse pour soulager dans l'avenir les infirmités ou la vieillesse de ses économes et prudents souscripteurs. «En effet, dit M. Richelot, cette caisse pourvoit à tout pour le marin; la marine n'abandonne point, comme l'industrie, ses vieux serviteurs; les bras employés par elle, et que l'âge a affaiblis, elle ne les réduit pas au pénible effort de demander l'aumône; elle établit une admirable solidarité de famille, et récompense dans la veuve et dans l'enfant en bas âge les services du mari et du père.»

Ce serait une position analogue que M. Maquet, en organisant la caisse des pension de retraite, voudrait créer en faveur de ces ouvriers vieux et infirmes, de ces invalides de l'industrie qui, après une vie entière passée dans de pénibles travaux, n'ont d'autre perspective que le dénûment dans l'infirmité.

Jusqu'ici, en effet, qu'a-t-on fait pour l'ouvrier? Le gouvernement, ce tuteur-né des intérêts généraux, qui impose d'autorité une économie sur le traitement de l'officier ou du bureaucrate, qui les rend prévoyants par ordre, a-t-il songé à assurer à l'ouvrier un morceau de pain à la fin de sa carrière? Souvent même se croit-il bien généreux quand, l'arrachant à la municipalité, il l'envoie cacher ses infirmités derrière les murs d'un de ces hôpitaux qu'il entretient avec les sueurs du malheureux, avec le produit des charges publiques, surtout des octrois, qui pèsent bien plus sur le pauvre que sur le riche.

Différente des caisses d'épargne, la caisse des pensions de retraite ne rend les épargnes qu'elle à reçues par fractions que sous forme de pensions, ou tout au moins de secours qu'on pourrait appeler des pensions temporaires, et après un laps de temps qui ne peut être moindre de vingt-cinq ans. Ces pensions doivent être le résultat de versements ou de retenues volontaires de 6, 12 ou 21 francs par an, à percevoir par fractions de 12, 25 ou 30 centimes par semaine, suivant l'âge ou la progression du salaire.

Le minimum des versements pendant vingt-cinq ans est de 450 francs; le maximum, de 20 centimes par jour.

Toute personne de l'un ou de l'autre sexe, de dix ans et au-dessus, peut faire partie de la caisse, sur la présentation de son acte de naissance.

Les versements ne pourront être moindres

De 6 francs par an, de dix à quinze ans;

De 12 francs, de quinze à vingt ans;

De 24 francs par an, de vingt ans et au-dessus.

Les souscripteurs devront faire leurs versements par semaine ou par mois.

Toutes les sommes provenant de souscriptions, legs ou donations, seront employées en achats de rentes sur l'État.

Ces rentes seront inscrites au nom de la caisse des pensions de retraite, et les titres seront déposés à la caisse des dépôts et consignations.

Les arrérages de rentes seront perçus et convertis immédiatement en rentes sur l'État, ou en placements hypothécaires, par les soins du conseil-directeur.

Tout souscripteur âgé de cinquante-cinq ans, dont les versements annuels auront été régulièrement faits pendant vingt-cinq ans, et s'élèveront à 450 francs au moins, aura droit à une pension.

Les souscripteurs dont les versements auraient été suspendus ne perdront pas leurs droits à la pension, pourvu qu'en reprenant le cours de leurs versements, ils acquittent le montant et les intérêts composés des versements arriérés. Le maximum des pensions ne pourra excéder 600 francs par an, à moins de modifications ultérieures.

D'autres dispositions règlent les droits des ouvriers à une pension temporaire pour cause de blessures ou d'accidents.

Enfin la caisse sera aussi en mesure de servir des pensions aux veufs ou veuves, aux orphelins et aux pères et mères indigents des souscripteurs..

Tel est, dans ses dispositions principales, le plan proposé par M. Maquet; aussi ne doit-on pas s'étonner qu'aussitôt les hommes les plus honorables et les publicistes les plus distingués se soient empressé de lui donner leur adhésion. Il a été immédiatement renvoyé à une commission qui s'est constituée sous la présidence d'un de nos industriels les plus distingués, M. Demere, et dont on attend le travail avec impatience. Sans préjuger, dès aujourd'hui, quelles seront les conclusions de cette commission, nous croyons savoir qu'elle insisterait, de même que M. Miguel, pour que cette caisse fonctionnerait sous la garantie du gouvernement.

Nous ne savons encore si le gouvernement donnera la garantie demandée. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons que nous féliciter de voir des hommes honorables et dévoués occupés de réaliser une idée aussi féconde, et qui, bien comprise et bien exécutée, peut avoir les résultats les plus heureux pour l'avenir des classes ouvrières. Prochainement, la commission va publier son travail et ses observations. Puisse-t-elle mettre dans l'œuvre qu'elle a entreprise assez de persévérance et d'efforts pour réaliser bientôt le plan de M. Maquet! Ce sera à la fois un noble exemple donné par la France au monde civilisé, et un immense service rendu à l'industrie nationale. Ses agents les plus immédiats et les plus utiles, les ouvriers, trouveront dans la caisse des pensions de retraite un soulagement pour leur vieillesse, et un bien-être d'autant plus précieux qu'ils ne le devront qu'à leur prévoyance et à leur économie.



Romanciers contemporains.

CHARLES DICKENS.

LA TABLE D'HOTE.

(Voir t. II, p. 26, 58 et 105.)

L'assemblée était nombreuse; dix-huit à vingt convives environ, parmi lesquels cinq ou six daines, serrées l'une contre l'autre, formaient à elles seules une petite phalange défensive. Tous les couteaux, toutes les fourchettes étaient à l'œuvre et s'escrimaient d'une façon tout à fait édifiante. Peu de paroles s'échangeaient; chacun avalait comme s'il y allait de la vie; et une famine eût été prédite pour le lendemain avant déjeuner, qu'on n'eût pu mettre plus d'ardeur à satisfaire le premier des appétits brutaux. La volaille faisait le gros du festin; une dinde figurait au haut bout de la table, deux canards en occupaient l'autre extrémité, et deux volatiles inconnus siégeaient au centre. Le tout disparut comme si chaque oiseau, recouvrant l'usage de ses ailes, eût pris l'essor à travers chaque gosier, y plongeant comme en un gouffre. Les huîtres, cuites et marinées, ne faisaient qu'un saut de leurs spacieuses coquilles dans les bouches béantes, où elles glissaient par vingtaines. Les hors d'œuvre du plus haut goût ne faisaient qu'apparaître. Les cornichons, les piments, les concombres au vinaigre, se croquaient comme dragées, sans qu'un œil sourcillât. D'immenses amas d'aliments indigestes fondaient comme la glace au soleil. C'était vraiment chose solennelle et stupéfiante à voir! Des gens qui se plaignaient d'une digestion laborieuse se gorgeaient d'énormes bouchées, nourrissant ainsi, non-seulement eux, mais une nuée de cauchemars, luttes habituels de leur couche. D'autres individus maigres, à joues hâves et tirées, mal repus en dépit de ce carnage des pièces de résistance, couvaient la pâtisserie avec des regards avides. Ce que madame Pawkins ressentait chaque jour pendant le dîner échappe à la pénétration humaine; elle avait cependant une consolation: c'est que son supplice était court.

Dès que le colonel eut fini de dîner, événement qui eut lieu juste au moment où Martin, envoyant son assiette, sollicitait un morceau de dinde pour commencer le sien, l'Américain demanda à l'Anglais son opinion sur les pensionnaires qui affluaient là de toutes les parties de l'Union, et s'informa si quelques renseignements sur eux lui seraient agréables.

«De grâce, dit alors Martin, quelle est cette petite fille, à figure maladive, avec de gros yeux tout ronds, là, vis-à-vis de nous? je ne lui vois ni mère ni chaperon.

--Parlez-vous de cette matrone en robe bleue? demanda le colonel avec emphase; c'est mistriss Jefferson Brick, monsieur.

--Eh non! dit Martin; je parle de cette petite poupée: là, vous dis-je, juste en face.

--Eh bien, monsieur, répliqua le colonel, cette dame est madame Jefferson Brick en personne!»

Martin fit volte-face et regarda le colonel. Il parlait sérieusement.

«Sur mon âme; alors je ne désespère pas de voir quelqu'un de ces jours naître un héritier à M. Brick, dit Martin.

--Il en a déjà deux, monsieur,» répondit le colonel. L'allure de la dame était si fort celle d'une enfant, que Martin n'avait pu retenir l'exclamation.

«Oui, monsieur, poursuivit M. Driver; s'il est des institutions qui compriment la nature humaine, il en est d'autres qui la développent!» Après un moment de silence: «Jefferson Brick, ajouta le colonel à l'éloge de son collaborateur, Jefferson est un des hommes les plus remarquables de notre pays, monsieur!»

Ces paroles furent murmurées à voix basse, car l'homme remarquable siégeait à la droite de Martin.

«Auriez-vous la bonté de me dire, monsieur Brick, reprit l'Anglais, s'adressant cette fois à son voisin de droite et le questionnant, moins par curiosité que pour l'amour de la conversation, me diriez-vous quel est ce...» Il allait dire petit garçon; mais, esquivant le mot, il reprit: «ce petit monsieur, là-bas, qui a le nez rouge?

--Professeur Mollet, monsieur, répondit Jefferson.

--Puis-je demander quelle science il professe? reprit Martin.

--L'éducation, monsieur, dit Jefferson Brick.

--Peut-être un maître de pension? demanda Martin en hésitant.

--Un homme de la plus haute moralité, monsieur, formé des éléments les plus purs, jouissant de facultés peu communes, répondit le correspondant chargé du département de la guerre. A la dernière élection pour la présidence, il a jugé, de son devoir de répudier son père et de le dénoncer pour avoir voté du mauvais côté. Depuis, il a publié quelques pamphlets d'une immense portée, qu'il a signé Suburb, ou Brutus renversé. C'est un des grands hommes dont notre patrie s'honore, monsieur.

--A ce compte, il n'y aura pas disette de grands hommes,» pensa Martin.

Poursuivant son enquête, l'Anglais découvrit qu'il n'y avait pas moins de quatre majors présents, deux colonels, un général et un capitaine. Il ne put s'empêcher d'en conclure que l'état-major de la milice américaine était si nombreux qu'à moins de se commander mutuellement l'un l'autre, les officiers ne devaient savoir où et comment se pourvoir de soldats. Pas un des assistants qui fût dépourvu de titres. Ceux qui ne jouissaient pas des honneurs militaires étaient docteurs, professeurs on révérends. Trois d'entre eux, grossiers et désagréables personnages, avaient été députés des États voisins; l'un pour affaires d'argent, le second comme envoyé politique, le troisième, comme missionnaire aux frais d'une secte religieuse. Parmi les dames on voyait mistriss Pawkins, droite, osseuse et silencieuse; de plus une vieille demoiselle, figure en lame de couteau, qui soutenait les droits des femmes envers et contre tous, et avait ouvert un cours pour la propagation de ses idées. Le reste, tout à fait dépourvu d'individualité et de caractère, ne valait pas la peine d'être nommé; plusieurs même auraient pu faire échange d'esprit ou d'âme l'un avec l'autre sans que personne s'en doutât. Ces derniers seuls ne paraissaient point enrôlés parmi les personnages les plus remarquables du pays.

Plusieurs hommes, en avalant leur dernier morceau, se levèrent et sortirent, s'arrêtant seulement une minute ou deux près du poêle, pour se rafraîchir aux crachoirs de cuivre. Un petit nombre, plus sédentaire, s'oublia environ un quart d'heure autour de la laide, et ne se leva qu'avec les dames.

«Où vont-elles? demanda Martin à l'oreille de M. Jefferson Brick.

--Dans leur chambre à coucher, monsieur,

--N'y a-t-il donc point de dessert, pas un moment de loisir à donner à la conversation? demanda Martin, assez disposé à jouir de quelque relâche après son long et assommant voyage.

--De ce côté de l'Atlantique, nous ne sommes pas hommes de loisir, monsieur, mais d'affaires, et nous n'avons pas de temps à perdre,» fut la réplique.

Les dames filèrent donc sur une seule ligne; M. Jefferson Brick et les autres hommes mariés signalèrent le départ de leurs meilleures moitiés par un léger mouvement de tête, et ce fut chose terminée. Martin trouvait la coutume peu de son goût; cette fois il garda son opinion pour lui, ayant grand désir de profiter de la conversation de ces gentlemen si affairés, qui s'étiraient, à l'envi l'un de l'autre, autour du poêle, comme si le départ des personnes de l'autre sexe eût dégagé leur esprit d'un poids immense, ils faisaient maintenant le plus copieux usage, le plus actif emploi des crachoirs et des cure-dents.

A dire vrai, l'entretien était vide d'intérêt et pouvait se résumer en un seul mot: l'argent. Soucis, joies, espérances, affections, vertus, poésie, tout semblait se fondre et couler en dollars. Le hasard le plus favorable n'aurait pu apporter, au milieu de ces fastidieux caquets, chose légère ou gracieuse qui ne s'épaissit en métal. Les hommes étaient pesés au poids de leurs dollars, leurs actes jaugés en dollars, la vie, mise à l'encan, évaluée au taux le plus juste, portée aux nues ou traînée dans la fange, selon le nombre des dollars.

Après les dollars, ce qu'il y avait de plus respectable, c'était toute entreprise ayant pour but d'en acquérir. Plus un homme avait su jeter par dessus bord, de vertus, d'honneur, de générosité, allégeant sa barque de ce lest inutile, plus il avait de place à donner aux dollars. Pour l'argent on pouvait faire du commerce un vaste mensonge, un brigandage légal; pour l'argent on pouvait faire, du drapeau de la république, un haillon; on pouvait en souiller les étoiles une à une, le taillant, le dépeçant bande à bande, comme les chevrons d'un caporal dégradé. Tout pour les dollars! qu'est-ce qu'un pavillon, qu'est-ce qu'un drapeau devant l'or?

Celui qui hasarde sa vie à la chasse aux renards, aime à courir à toute bride; il en était ainsi de ces messieurs. Le plus grand patriote était celui qui braillait le plus haut, au mépris de toute décence. Leur digne champion, c'était l'homme qui, dans l'emportement brutal de sa course, ne pouvait prendre un instant haleine, et marquer d'un brûlant mépris la turpitude du voisin. En peu de minutes de cette causerie autour du poêle, Martin apprit que porter à l'assemblée législative des pistolets, des épées dans des cannes, et autres paisibles jouets; que saisir son adversaire à la gorge comme le pourrait faire un chien ou un rat; que tempêter, quereller, s'emporter, boxer et triompher par la force musculaire, étaient autant d'actes glorieux; et qu'au heu de déshonorer la liberté et de la frapper au cœur plus que ne le pourrait faire le cimeterre d'un despote, ces actes forcenés flattaient l'orgueil patriotique des citoyens et réveillaient sur les rivages transatlantiques les mille échos de la renommée.

Une fois ou deux, quand il peut en trouver le joint, Martin hasarda les questions qui lui venaient en tête, en sa qualité d'étranger, tant sur les poètes nationaux, sur le théâtre et la littérature, que sur les arts. Mais les renseignements que ses interlocuteurs étaient en mesure de lui donner, ne s'étendaient pas au delà des phrases redondantes des illustres de l'époque, tels que le colonel Driver, M, Jefferson Brick et autres célèbres, à ce qu'il paraissait, par la perfection et l'excellence du style boursouflé et tranchant, vulgairement nommé, style de matamore.

«Nous sommes un peuple occupé, monsieur, dit un des capitaines nui venaient de l'Ouest, et nous n'avons pas de temps à perdre en lectures de fantaisie. Nous nous en arrangeons encore quand elles nous viennent dans les journaux mêlées à des choses solides et substantielles, mais pouah de vos livres!»

Ici le général, qui semblait pris de mal de cœur à la seule pensée de lire quoi que ce soit qui n'appartint pas au commerce ou à la politique, et qui fût en dehors des journaux, demanda si personne ne se sentait en goût de prendre un petit verre de liqueur. La plupart des assistants trouvant l'idée fort de saison, filèrent, un à un, vers le comptoir du cabaret voisin, d'où probablement ils gagnèrent leurs magasins et leurs banques, pour revenir de nouveau à la taverne rabâcher encore de dollars et d'argent, élargir leur esprit en parcourant et discutant quelques sentences ampoulées de patriotisme, et finir enfin par aller ronfler chacun au sein de sa famille.

«Leur principale jouissance, la seule qu'ils sachent savourer en commun, se dit Martin poursuivant le cours de ses pensées; et il continua il rêver aux dollars, aux démagogues de cabaret, ne sachant trop si ces gens étaient réellement aussi affairés qu'ils prétendaient l'être, ou si tout bonnement ils étaient incapables de goûter tout plaisir social, toute joie domestique.

Le problème était difficile à résoudre, et s'être trouvé contraint de le poser était déjà peu encourageant. Martin, assis devant la table déserte, de plus en plus abattu, et repassant en son âme les difficultés et l'incertitude de sa situation, poussa un profond soupir.

Un des convives, homme entre deux âges, à l'œil noir, à la face hâlée, avait attiré l'attention de Martin par l'expression cordiale et ouverte de ses traits. Mais impossible à l'Anglais de rien tirer de ses voisins au sujet d'un individu qu'ils paraissaient regarder avec le plus complet dédain. Ce personnage, qui ne s'était pas mêlé à la conversation autour du poêle, ne quitta point la salle avec les autres, et lorsqu'il entend il Martin soupirer pour la trois ou quatrième fois, il hasarda quelques paroles dans le désir, sans imposer sa connaissance, d'engager peu à peu l'entretien. Ses motifs étaient si palpables, et cependant si délicatement indiqués, que Martin en éprouva une velléité de reconnaissance, et la laissa percer dans sa réponse.

«Je ne vous demanderai pas, dit en souriant l'étranger, qui se leva alors et se rapprocha de Martin, je ne vous demanderai pas comment vous aimez mon pays; je crains trop de deviner; mais, en ma qualité d'Américain, forcé du commencer toujours par une question, je vous demanderai si le colonel vous agrée.

--Votre franchise m'encourage à avouer, sans la moindre réticence, qu'il ne m'agrée pas du tout; bien qu'il me faille ajouter que je lui dois des remerciements pour m'avoir amené ici,--et même pour avoir arrangé les choses sur un pied assez raisonnable, ajouta Martin, se souvenant de quelques mots, que le colonel avait murmurés à son oreille avant de le quitter.

--Trève à la reconnaissance, reprit sèchement l'étranger; le colonel va raccrocher à bord des paquebots de temps à autre, à ce que j'ai oui dire, quelques passagers d'Europe, afin de leur extorquer des renseignements de fraîche date dont il engraisse son journal; il présente aussi des étrangers ici comme pensionnaires, pour gagner sur eux, j'imagine, quelque petite remise, déduite ensuite par l'hôtesse sur son écot de la semaine.--J'espère ne vous avoir choqué en rien? ajouta-t-il, s'apercevant que Martin rougissait.

--Comment serait-ce possible, mon cher monsieur? dit Martin, serrant la main qui lui était offerte. A vous dire la vérité, je me demande.....

--Quoi?

--Je me demande, puisqu'il faut tout dire, comment fait le colonel pour esquiver les coups de bâton?

--Eh! il en a bien reçu quelques-uns, répondit tranquillement l'Américain; il fait partie de cette classe d'hommes de laquelle notre Franklin, dix ans déjà avant la fin du dernier-siècle, n'attendait que dangers et disgrâces. Peut-être ignorez-vous que Franklin a publié, en termes péremptoires, l'opinion que tout individu calomnié par un drôle de l'espèce du colonel, ne trouvant protection suffisante ni dans les lois du pays, ni dans les sentiments élevés et délicats de ses compatriotes, était en droit de récriminer sur le dos de cette vermine publique, à l'aide d'un bon gourdin.

--Je ne savais mot de cela, dit Martin; mais je suis ravi de l'apprendre, et trouve l'avis digne de mémoire, d'autant plus.....» Ici, il hésita de nouveau.

«Allons, poursuivez, dit l'autre, souriant comme s'il devinait les paroles qui prenaient Martin à la gorge.

--D'autant plus, poursuivit Martin, que je commence à penser qu'il fallait être doué d'une forte dose de courage, même au temps de Franklin, pour écrire librement, sur quelque sujet que ce fût, dans cette très-indépendante république, du moins, sans être soutenu par un parti.

--Du courage? sans doute, il en fallait. Et pensez-vous qu'il en faille aujourd'hui? reprit son nouvel ami.

--Oui, en vérité, et pas peu, dit Martin.

--Vous dites vrai, si vrai que je ne crois pas possible qu'un auteur satirique puisse respirer notre air. Un Juvénal, un Swift qui viendrait, à naître parmi nous demain serait écrasé sur l'heure. Si vous connaissez, un peu notre littérature, et que vous puissiez me citer le nom d'un Américain qui ait relevé et disséqué nos travers comme peuple, et non comme appartenant à tel ou tel parti, et qui ait pu échapper aux calomnies les plus dégoûtantes, aux plus sales injures, ce nom, croyez-moi, sera nouveau à mes oreilles. Je pourrais vous désigner plus d'une circonstance où un de nos écrivains ayant hasardé la plus innocente critique, l'exposition la moins amère, la mieux intentionnée de quelques-uns de nos ridicules ou de nos vices, a été obligé d'annoncer que, dans une nouvelle édition purgée; et corrigée, le passage critique serait retranché, expliqué ou métamorphosé en éloge.

--Et comment les choses en sont-elles venues là? demanda Martin d'un ton abattu.

--Rappelez-vous ce que vous avez entendu et vu aujourd'hui, à commencer par le colonel, et vous ne demanderez plus comment, dit son ami. Mais eux, d'où sortent-ils? cela, c'est une autre question. Dieu nous préserve de voir en cette engeance un spécimen de l'intelligence et de la moralité en Amérique; seulement, comme l'écume, elle monte à la surface, hélas! et trop souvent c'est dans cette tourbe que la représentation du pays se recrute.--Mais ne feriez-vous pas un tour de promenade?»

Il y avait dans les manières de l'Américain une franchise pleine de cordialité, jointe à la mâle confiance qu'on n'en abuserait pas, un mélange de droiture, de fermeté et de bienveillance, que Martin n'avait encore jamais rencontré. Il passa son bras sous celui de son nouvel ami, et ils sortirent ensemble.

(La suite à un prochain numéro.)



MARGHERITA PUSTERLA.

CHAPITRE XIV.

PISE.

ersuadé qu'Alpinolo ne reviendrait plus dans cette cabane, Ramengo marchait en cherchant à se mettre sur les traces du jeune page. Le désir de trouver son fils lui avait fait quitter la piste qu'il avait jusque-là suivit; avec l'anxiété de la haine. Dans une de ses promenades à l'aventure, un jour qu'il côtoyait le Pô, il entendit sortir d'un buisson comme la voix d'un homme qui appelle. Il s'approche: un batelier lui demande humblement: «Le seigneur cavalier veut peut-être passer?

--Pourquoi cette demande?

--Je connais au drap de vos habits que votre seigneurie est de Milan. J'en ai beaucoup passé de Milanais pendant ces semaines.»

Ces paroles donnèrent l'impulsion à la volonté indécise de Ramengo, qui répondit affirmativement plutôt à ses propres pensées qu'à la question du batelier. On fit entrer le cheval dans la barque, et pendant que le rameur s'efforçait de couper obliquement le fil de l'eau, Ramengo le questionna sur les passagers, sur leurs babils, leurs discours, leur route. Il lui demanda, en outre, s'il n'avait pas vu un beau jeune homme, et il lui lit le portrait d'Alpinolo.

«Eh! eh! répondait le batelier, s'il fallait les avoir tous dans l'esprit. Mais, celui que vous me décrivez, je crois l'avoir vu; oui: un homme entre trente et trente-cinq ans, n'est-ce pas?...

--Non, non: beaucoup moins, pas même vingt: des cheveux noirs.

--Précisément; à présent, je me rappelle: des yeux gris, courtaud, trapu...

--Au contraire: des yeux noirs, plus grand que moi, bien taillé; impossible de le voir et de ne pas s'en souvenir.

--Ah! il y tant d'ânes qui se ressemblent!» Ramengo arrivé à l'autre rive, paya maigrement le passeur, et partit à l'aventure. Il erra encore de lieu en lieu, questionna tout le monde sur son passage; on lui répondit partout qu'on avait, en effet, vu beaucoup de Milanais, mais qu'on ignorait qui ils étaient et où ils se dirigeaient. On savait généralement qu'ils quittaient leur patrie à cause de la tyrannie de Luchino.

Il vit d'autres tyrans régner sur les diverses cités de la Romagne; à Ituvium, les Malatesta; les Ordelaffi, à Fouli; à Faenza, Francesco di Manfredi; les Palenta, à Ravenne. Rome pleurait son veuvage depuis que les papes, se retirant à Avignon, l'avaient abandonnée à la tyrannie de ses barons, contre lesquels devait, peu d'années après, s'élever la généreuse mais impuissante voix de Cola de Rieuri. Bologne recevait la vie et la splendeur des quinze nulle Italiens et Allemands qui étudiaient dans son adversité, orgueilleuse de son titre de docte, qu'elle a conservé jusqu'à nos jours, comme elle a conservé dans ses armoiries le mot de liberté, quoique déjà, dès cette époque, elle eût subi le joug des papes. Puis, passant l'Apennin, Ramengo entra dans la belle Toscane. Dans cette contrée, la liberté était d'autant plus en honneur, qu'on avait vu a quels excès s'étaient portés les petits seigneurs de la Romagne et de la Lombardie. Toutes les communes défendaient hardiment leurs franchises, et repoussaient avec haine le gouvernement d'un seul. Mais comment espérer qu'une vierge se conserve pure au milieu d'une troupe de courtisanes? Les voisins dépravés de ces républiques, s'ils n'osaient point encore attenter ouvertement à la liberté de la Toscane, préparaient son assujettissement par la corruption et en fomentaient les discordes. Sous cette dégradante influence, les inimitiés de cité à cité s'aigrissaient de plus en plus; les noms des Guelfes et des Gibelins, qui, dans les autres pays, avaient presque perdu leur signification, conservaient là une vitalité tenace: Pise et Avezzo étaient gibelines; guelfes étaient Pistole, Prato, Volterra, Samminiato, Sienne, Péronne, et principalement, Florence. Au lieu de laisser se mûrir dans les cœurs le sentiment d'une nationalité unique, qui seule pouvait porter des fruits dans l'avenir, ils se combattaient et se repoussaient les uns les autres. Il n'y avait de patrie que le coin où on était né. On appelait étrangers et ennemis tous ceux qui ne foulaient pas la même terre, et plus ils étaient voisins, plus on avait contre eux de dispositions hostiles; et au milieu de leurs querelles, ils invoquaient toujours ou les armes ou la médiation plus funeste encore de leurs véritables ennemis.

Cependant, au milieu de ces luttes, il y avait une activité puissante. Chacun éprouvait sa valeur et ce qu'il pourrait faire de concert avec ses concitoyens. Le commerce, l'agriculture, les arts étaient à leur plus haut point d'épanouissement; la peinture, la sculpture, l'architecture, offraient des modèles que notre siècle difficile n'a pas cessé d'admirer; et la langue sortie des mains de Dante Alighiéri, mort vingt années auparavant, perfectionnée par Pétrarque et par Boccace, encore jeunes, acquérait cette suprématie sur les autres dialectes de l'Italie, que rien ne pourra désormais lui enlever.

De même que dans cette Grèce, avec laquelle notre patrie a tant de rapports, on oubliait les mutuelles inimitiés pour se rassembler aux jeux d'Olympie, ainsi la vive humeur des Toscans les réunissait à de splendides fêtes, où les diverses cités venaient se réjouir dans les solennités consacrées à leurs patrons, dans la célébration d'anciens faits mémorables ou de hauts faits nouveaux. Pise avait, précisément, vers cette époque, remporté des avantages contre les Maures, qui, s'élançant des côtes de l'Afrique, infestaient la Méditerranée et l'Italie. Pour célébrer ce triomphe et la prise de quelques galères, le carnaval devait finir par la fête du Pont. Ramengo n'entendait parler que de cette fête dans toute la Toscane. Tous ceux qui le pouvaient se préparaient à y assister; les autres s'en mouraient d'envie: «Pourquoi n'irais-je pas aussi, moi, se dit Ramengo? C'est parmi un tel concours qu'il est le plus probable de rencontrer celui que je cherche.» Il se dirigea donc vers Pise; elle était alors dans toute la fleur de sa beauté. Son port était aussi fréquenté, toute proportion gardée, que le sont aujourd'hui les ports, d'Amsterdam et de Londres. Unissant au génie des spéculations l'amour des beaux-arts, inné dans notre patrie, ils tiraient des contrées de l'Asie, redevenue barbare, des marbres, des colonnes, des sculptures, dont ils embellissaient la patrie. Aujourd'hui Pise est bien différente de ce qu'elle a été. Un bourg voisin de la mer, alors à peine remarqué, lui a enlevé le reste de commerce que les changements des relations européennes ont laissé à la Toscane. Ses 150,000 habitants sont réduits au moins des six septièmes. Sa cathédrale de marbre, l'admirable loggia des marchands, les autres monuments de son antique majesté, font un mélancolique contraste avec l'herbe qui croit dans les rues solitaires, avec le silence des ateliers muets, avec le vide désolé de son lungarno, et la merveilleuse tour semble se pencher avec compassion pour pleurer sur toutes ces grandeurs évanouies.

«Poteurinterra! votre seigneurie doit venir de l'autre bout du monde, si jamais elle n'a entendu parler de la fête du Pont.» C'est ce que disait à Ramengo Phole Aquevino, qui, venu jeune de Pontudera, sans le bec d'un quattrino, comme il disait, avait d'abord élevé sur la route de Pise une ramée où il donnait à boire aux muletiers, faisant ses frais avec quelques niaiseries de profit. Puis, avec des quattrini faisant d'autres quattrini, et donnant des noms illustres aux petits vins qu'il débitait, et que la soif faisait paraître superflus, il bâtit une petite hôtellerie. Si quelqu'un la trouvait exiguë, il répondait, sans avoir jamais lu Socrate, qu'il aurait voulu l'avoir toujours pleine de voyageurs. Il y avait, devant la maison, un terre-plein pour jouer au mail, et que devaient côtoyer ceux qui se rendaient à la ville. De là on dominait aussi la vaste plaine qui, d'un côté, descend à la mer, et de l'autre est fermée par des collines couvertes par la blanchissante verdure des oliviers, et est traversée par l'Arno, qui va partager Pise en forme de demi-cercle. Là Aquevino, parvenu à la maturité en ayant pris du ventre, mais frais, toujours jovial, grand bavard, grand admirateur des beautés de son pays, du beau ciel, du bon air, des bonnes gens, presque autant qu'un poète de l'Académie des Arcades, logeait les étrangers, en leur faisant expier, au moment de payer l'écot, la faute de n'être pas Toscans. Il servait de joyeuses bourdes et du vin aux voituriers et aux piétons, et conservait, dans une intégrité religieuse, des jambons du Casentin, et des flacons d'aleatico et de monte Suriano, qu'un professeur de l'Université avait comparés à l'ambroisie et au nectar des dieux. Aquevino, depuis vingt ans, répétait cette comparaison, qu'il donnait toujours pour nouvelle à tous les seigneurs «qui, disait-il, lui faisaient l'honneur de visiter son désert.»

En voyant arriver Ramengo vers le soir, seul et avec une maigre valise, Aquevino lui avait d'abord fait les gros yeux, et s'était tenu avec lui sur ses grands chevaux; mais quant il lui eut entendu commander la chambre la meilleure, les mets les plus choisis, les vins les plus exquis, et qu'il vit briller les luisants florins d'or dont la bourse du voyageur était remplie, il changea de ton, et, au milieu de ses occupations, vint avec empressement régaler de sa conversation l'hôte à la belle bourse.

Il lui apprit ce qu'était cette fête du Pont: elle était instituée en mémoire de la belle action de Cinrica de Sismundi qui, une nuit que la ville avait été envahie par les Sarrasins, sans bruit et à l'improviste, et qu'ils massacraient sans résistance les citoyens épouvantés, eut seule l'idée d'aller avertir la seigneurie. Les infidèles occupaient déjà le pont de l'Arno; mais les chefs de la ville ayant rassemblé les troupes en toute hâte, et rallié les fuyards, repoussèrent les Sarrasins, qui retournèrent à leurs vaisseaux avec une grande perte.

La cité et le territoire de Pise se divisaient en deux factions dites de Saint-Antoine et de Sainte-Marie. C'étaient ces deux factions qui fournissaient les combattants pour la fête du Pont; ils se réunissaient sur le pont de l'Arno, où les Sarrasins avaient été repoussés; et là chacune des deux troupes s'efforçait de rester maîtresse du terrain. Il y avait beaucoup de morts dans ce jeu militaire, et les plus heureux étaient encore ceux qui étaient précipités dans l'Arno, parce qu'il y avait là des barques toutes prêtes à leur porter secours. Les esprits étaient si passionnés pour cette fête, et on la prenait tellement au sérieux, que lorsqu'on annonçait aux mères, aux sœurs, aux amantes, les blessures ou même la mort d'un des combattants, elles demandaient quel parti avait remporté la victoire; et si la réponse était conforme à leurs désirs, ces grotesques Spartiates oubliaient les plus tendres et les plus sacrées affections pour éclater en cris de triomphe.

Ce jeu, qui, du temps de la république, avait au moins le mérite d'entretenir et d'exercer l'esprit militaire, se prolongea, sans autre raison que celle de la coutume, jusque dans le dix-huitième siècle, où Léopold d'Autriche, trouvant que c'était trop pour un jeu, trop peu pour un combat, abolit la fête.


«Avez-vous jamais vu, seigneur étranger, dans toute votre vie et par tout le monde, un tel concours de chrétiens?» demandait l'hôte à Ramengo, qui, le matin du jour du combat, se tenait sur une petite terrasse ombragée par un laurier, observant Pise et la foule qui s'y portait; et décrivant un cercle avec la main étendue, il poursuivait: «Cela vous paraît-il peu de chose? quelle pompe! quelle beauté! quelle ardeur! on reconnaîtrait un toscan au milieu même de la foule de la vallée de Josaphat. Ceux qu'on voit en robes majestueuses sont des Florentins, gens d'une richesse sans bornes, ils spéculeront encore sur la fête; ces autres, tout empanachés et recherchés dans leurs habits, sont des Pistolais; ceux-ci, de Sienne, la race la plus loyale et la plus sincère des trois parties du monde. Le désir de voir nos fêtes leur a fait oublier les vieilles querelles; ils seront tous bien accueillis à Pise, et personne ne craindra qu'ils y apportent la peste. Oh! voyez la belle cavalcade! Ce sont les seigneurs de la Versuba et de la Lumgiana, non moins terribles dans leurs châteaux que sur la mer: les passants le savent bien. Observez les belles et robustes figures; ils ont tous en croupe des jeunes filles et des femmes qui, sans contredit, n'ont point d'égales dans tout l'univers. Vive le beau soleil! vive les belles femmes de Toscane!»

Cependant on voyait sur l'Arno un grand nombre de barques glisser légèrement au milieu des gros navires à l'ancre. Une vive joie régnait parmi toute cette multitude, les railleries capricieuses, les saillies bizarres se croisaient de toutes parts dans un doux et agile langage. Un chœur de jeunes gens jouant de la flûte accompagnait les accords des autres, qui chantaient la ballade bien connue:

Vaghe le mentanine pastorelle

Donde venite si leggiadre e belle?

Lorsqu'ils eurent fini, une jeune fille que ses grands yeux et ses joues roses faisaient remarquer parmi toutes ses compagnes, répondit d'une voix plus puissante que délicate, pendant qu'elle passait sous le balcon où se tenait Ramengo:

E s'is son gella, is son bella permene,

Ne' mi curo d'aver de' vagheggini;

E non mi curo niun mi voglia bene

Ne manco vi' ch'altri mi faccia inchini.


Et si je suis belle, je suis belle pour moi seule,

Je ne me soucie point d'avoir des amants,

Je ne m'inquiète point qu'on m'aime.

Il ne manque pas d'autres gens que vous pour me faire des révérences.


«Regardez la belle fille!» s'écria un jeune homme en sortant de la taverne voisine et en s'avançant hardiment vers la jeune chanteuse. Au son de la voix et à l'accent étranger, Ramengo se retourna et reconnut un groupe de Lombards. Il les regarda d'un œil scrutateur, et, s'étant assuré que parmi tous les visages il n'y en avait pas un seul dont il fût connu, il descendit près d'eux et se fit reconnaître à son langage, pour un de leurs compatriotes. On l'entoura aussitôt et tous lui serrèrent la main, quoiqu'il leur fût inconnu, parce que la communauté de la patrie est toujours un titre à amitié sur la terre étrangère.

Ramengo salua, répondit à leurs demandes, à leurs embrassements, et serra toutes les mains qui se présentèrent. Quoiqu'il eût pu espérer que parmi ces bannis, son nom serait reçu comme celui d'un compagnon d'infortune, il lui parut cependant plus prudent de le dissimuler, et il se donna pour un certain Hanterio de Bescapé, né à l'ombre du dôme de Milan, demeurant aux Cinq Voies, et fugitif comme eux.

Puis il leur donna des nouvelles de leurs amis. «Qu'a-t-on fait des Aliprandi? lui demanda-t-on.

--Morts de faim.

--Et Bronzin-Canno, ce grandissime modéré, tient-il toujours pour le tyran?

--Il se tient en prison pour avoir osé défendre la vérité, si pourtant il ne lui est pas arrivé pis.

--Et Matteo Visconti?

--Confiné à Morano di Monferrato.

--Et Barnabé?

--A la cour du Scaliger.

--Et Galéas, toujours beau, toujours galant, toujours adorateur de madame Isabelle?

--Bon Dieu! le seigneur Luchino ne dort qu'autant qu'il le veut bien; le beau Galéas erre par pauvreté et pour faire perdre la trace à son oncle. On le dit pourtant en Flandre.»

Ainsi répondait Ramengo aux diverses demandes, joyeux de se montrer bien informé, pour acquérir une plus grande confiance, et de raconter ce qu'il savait, afin d'apprendre ce qu'il voulait savoir. Comme le marin, lorsqu'il revoit les ondes tranquilles, comme le voleur en présence d'une occasion favorable, comme le buveur à la porte du cabaret, oublient toutes leurs belles résolutions, ainsi Ramengo oublia tous ses projets de vertu lorsqu'il se vit dans la possibilité de nuire. D'abord, il ne voulait que mentir, afin de découvrir, s'il le pouvait, la retraite d'Alpinolo; puis, à l'ordinaire, comme une faute en amène une autre, il se trouva entraîné à faire le mal pour le mal.

«Mais qu'est-ce donc, lui demandaient les exaltés, qu'est-ce que la vie à Milan, aujourd'hui?

--Ce qu'elle est, répondait-il, dans tous les pays asservis; Luchino s'enhardit de jour en jour, parce qu'il voit venir à lui les cités épouvantées, comme le bœuf qui vient de lui-même à la tuerie. Acouez avait déjà dix villes en son pouvoir, n'est-il pas vrai? eh bien! celui-ci en a sept autres de plus; mais il ne faudrait pas croire pour cela qu'il augmente sa puissance. Ses voisins le jalousent; guelfes et gibelins sont traités par lui de la même manière, mais ils lui en veulent également de ne point faire de différence. En somme, c'est le colosse de Nabuchodonosor, dont les pieds étaient d'argile.

«Mais où est le caillou qui suffit pour le renverser? ajouta Caccino Ponzone de Crémone.

--Oh! le caillou, nous l'aurons bien, répondait le traître; et si.. mais taisons-nous...» et il se fermait les lèvres.

C'était le meilleur moyen de les mettre en goût; aussi le pressèrent-ils davantage: «Quoi? dites-nous, qu'y a-t-il de nouveau? Avons-nous des espérances? Nous voyons bien que vous allez au fond des choses. Pourquoi nous faire des mystères? la cause des Milanais n'est-elle pas la nôtre à tous? et nous sommes là pour l'épauler de toutes nos forces. Nous n'attendons que le moment du Seigneur, le dies irae. Mais qui serait notre chef?

--Si Franciscolo Pusterla... dit Ramengo en s'interrompant pour observer l'effet produit par ce nom.

--Eh quoi! répondirent-ils, êtes-vous encore du parti de Pusterla?

--Comment, si je suis des siens, reprenait Ramengo; j'ai là pour lui des lettres du seigneur Martino della Scala... mais silence; la prudence n'est jamais de trop, ils ont des espions de tous les côtés.»

Ramengo prononçait ces paroles par saccades et en tournant ses regards de tous côtés. Ils croyaient que c'était par défiance; en réalité, c'était pour attendre qu'on lui donnât quelques renseignements. Mais quand il vit qu'on ne se disposait pas à lui en donner, il continua: «Mais qu'est-ce que les hommes? qui l'aurait cru? lui qui pouvait seul, qui voulait seul devenir le chef et le sauveur de la patrie, maintenant, il dort... il se fait petit... il s'échappe comme un faible mendiant...

--Il s'arrête à faire des mea culpa aux pieds d'un fournier,» répondit quelqu'un.

Le père du pape Benoît II, qui siégeait à Avignon, avait été boulanger, ou fournier, de son métier, et de là surnommé Fournier. La réponse du Milanais suffisait pour indiquer à Ramengo la retraite de Pusterla; aussi il continua; «Certainement, il s'est réfugié à Avignon comme un clerc qui aspire au chapeau vert ou au chapeau rouge; comme un coupable de bas étage, qui cherche la sécurité en lâchant son estoc homicide sous les robes et les capuchons. Mais nous le réveillerons de ce lâche sommeil, nous le réveillerons.

--Vous trouverez ici de ses amis, ajouta Pouzone, qui vous appuieront.

--Vous avez, je pense, reprit Ramengo, son frère Zurione, Maffino da Besorro, celui de Pietra Santa; et on lui répondait:--Oui, mais nous avons celui qui montre le plus d'amour et de dévouement, son écuyer Alpinolo.

--Alpinolo! répéta Ramengo, se sentant frémir depuis la racine des cheveux jusqu'à la plante des pieds. Alpinolo, où est-il? que je le voie aussitôt. J'ai un besoin extrême de lui parler pour une chose qui le touche de près. Où est-il, où est-il?

--Quelle furie! reprenait un des seigneurs; finissons de boire, et puis venez avec nous; là-bas, nous vous les ferons trouver tons; quelle fête pour eux de vous revoir!


--Mais je veux d'abord parler à Alpinolo, en tête à tête avec lui; je sais comme il faut que les choses soient conduites.» Et pendant qu'il était dominé par l'anxiété de retrouver un fils, et par l'espérance que celui-ci en le découvrant pour son père, lui accorderait pardon et amour, les seigneurs continuaient à boire en faisant l'éloge d'Alpinolo, vantant sa conduite dans une affaire où il avait souffleté un de ses amis qui lui rappelait qu'il n'avait pas de père. Comme ce nom de père le comblait d'orgueil! comme il voyait près de lui la réalisation de ses espérances! et ce fut le cœur agité par autant de palpitations que, dans cette nuit où il épiait l'amant prétendu de Rosalie, qu'il se dirigea dans Pise au milieu des seigneurs lombards qui, les bras enlacés, entonnaient les chants de leur patrie,--ces chants que l'exilé finit toujours par un soupir.



Bulletin bibliographique.

Histoire de Dix ans; par M. Louis Blanc. 1 vol. in-8.--Paris, 1843. Pagnerre. (Tome IVe.) 1 fr.

La librairie française prend ses vacances. Cette année comme les années précédentes, elle n'a mis au jour, pendant les mois du septembre et d'octobre, qu'un très-petit nombre d'ouvrages nouveaux; occupée à préparer la campagne d'hiver, elle atteint la rentrée des cours et tribunaux pour lancer en avant quelques sentinelles perdues, et se promettre de petites escarmouches. Dans un mois seulement la bataille sera sérieusement engagée sur toute la ligne... Si nous en croyons certaines indiscrétions, quelques-uns des combattants se signaleront par de brillants exploits. Ce qui paraît positif, c'est qu'avant la fin de la campagne prochaine M. Paulin aura commencé la publication de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, par M. Thiers.

Parmi les rares ouvrages qui ont osé naître durant la saison des promenades en Suisse, de la chasse et des vendanges, nous mentionnerons en première ligne l'Histoire de Dix ans. Toutefois, nous devons l'avouer, l'audace de M. Louis Blanc et de son intelligent éditeur M. Pagnerre ne nous cause aucune surprise, et ne nous arrachera pas le plus faible cri d'admiration; s'ils se sont décidés, en effet, à lutter contre d'aussi redoutables adversaires c'est qu'ils étaient sûrs d'avance d'en triompher. Quand, dans l'espace de quinze mois, les trois premiers volumes d'un ouvrage ont déjà eu trois éditions, le quatrième peut descendre dans l'arène au jour et à l'heure qui lui convient: toute saison lui est favorable; le passé de ses aînés lui répond de son avenir. Alors même qu'il ne leur ressemblerait en rien, sa parenté seule lui assurerait un accueil empressé et une victoire éclatante.

Le volume que vient de publier M. Louis Blanc n'a pas à craindre, d'ailleurs, de comparaison désavantageuse; il a toutes ces qualités solides et brillantes qui ont fait la fortune de ses trois frères. Impartial comme eux, à son point de vue, bien entendu, rempli comme eux de révélations piquantes et d'anecdotes inédites, illustré par un nombre égal de portraits littéraires, non moins soigné sous le rapport de la mise en scène, écrit avec un style aussi élégant et aussi pittoresque, il jouit déjà de la même popularité. «Ce n'est pas de l'histoire, ce sont des mémoires,» s'écrieront quelques esprits trop difficiles à satisfaire. Mais est-il donc possible de s'élever jusqu'à la hauteur de l'histoire, lorsqu'un entreprend de raconter des événements contemporains? est-il possible de porter dès aujourd'hui un jugement définitif sur des faits accomplis d'hier, dont toutes les conséquences ne sont pas encore réalisées, ou ne sauraient être prévues? sur des hommes politiques qui ont à peine, pour la plupart, achevé la moitié de leur rôle. Quant à nous, nous félicitons hautement M. Louis Blanc d'avoir refusé de céder aux avis d'un critique qui lui conseillait «d'ouvrir dans ce monument,»--nous citons ses propres paroles,--«quelques fenêtres sur le ciel, à travers lesquelles ou aperçut trembler dans les incommensurables solitudes de l'infini les étoiles contemporaines de l'éternité, lampes silencieuses allumées autour du vaste atelier de la création.»

Il faut, en vérité, que M. Louis Blanc ait un bien grand talent dramatique, pour que ses lecteurs assistent avec un si vif intérêt à la représentation d'événements dont ils connaissent d'avance les péripéties et le dénouement, et qui leur rappellent à tous, quelles que soient leurs opinions politiques, de bien douloureux souvenirs. Le quatrième volume de l'Histoire de Dix ans commence avec l'année 1833, et finit en mars 1836; il comprend les plus tristes et les plus sanglants épisodes du règne actuel; et pourtant,--tel est le mérite de l'écrivain,--qu'on le lit tout entier aussi avidement peut-être qu'un roman. La réserve politique imposée à un journal qui s'adresse à toutes les classes de la société, ne nous permet pas d'apprécier dans une analyse rapide les faits que M. Louis Blanc a entrepris de raconter, et jusqu'à un certain point de juger; nous nous contenterons d'indiquer en quelques lignes les sujets principaux dont traitent les douze chapitres de ce quatrième et avant-dernier volume; ce sont: l'emprisonnement et l'accouchement de la duchesse de Berri à Blaye, le procès de la Tribune devant la Chambre des Députés, le manifeste de la Société des Droits de l'Homme et le procès des 27, la question d'Orient, l'expédition de Savoie, les lois contre les crieurs publics et les associations, les insurrections de Lyon et de Paris en 1834, la quadruple alliance, les révolutions ministérielles de la même année, le ministère du 11 octobre succédant au ministère des trois jours, l'affaire des 25 millions réclamés par l'Amérique, le procès d'Armand Carret devant la chambre des Pairs, le procès d'avril, l'horrible attentat de Fieschi, les lois de septembre, et la dissolution du ministère du 11 octobre.

De l'Influence du Christianisme, sur le Droit civil des Romains; par M. Troplong, 1 vol. in-8°.--Paris, 1843, Hingray. 7 fr. 50 cent.

Le nouveau mémoire de M Troplong, De l'influence du Christianisme sur le droit civil des Romains, est un de ces livres qui peuvent impunément braver les influences toujours redoutables de la saison des vacances. Il ne s'adresse qu'aux hommes sérieux dont l'esprit ne prend jamais de repos. Le nom et le mérite de son auteur, la nature même du sujet qu'il traite, lui garantissent d'avance qu'à toute époque de l'année il occupera vivement l'attention publique. D'ailleurs, lu à diverses reprises devant l'Académie des Sciences morales et politiques, il y avait déjà obtenu, avant d'être publié en volume, tout le succès qu'il mérite et qu'il nous reste seulement à constater.

M. Troplong n'a pas entrepris de montrer l'influence du christianisme sur l'ensemble des institution et moins encore sur la civilisation romaine. Son sujet est plus restreint. Il s'est renfermé dans l'observation des influences par lesquelles le christianisme, est venu modifier les rapports civils, le droit privé; il ne fait d'excursions ailleurs qu'autant qu'il y a nécessité pour éclairer son sujet et montrer le jeu des ressorts auxquels le christianisme est venu mêler son action.

M. Troplong divise le droit romain en trois grandes périodes: la période aristocratique, la période philosophique, la période chrétienne. Pour se faire des idées justes sur la dernière, il faut, dit-il, saisir exactement le sens des deux premières.

La civilisation romaine s'est développée sous l'influence de deux éléments contraires qui, après une longue alternative de luttes et de rapprochements, ont fini par se mêler et se confondre. Ce dualisme se fait remarquer dans le droit privé comme dans la religion et dans le droit politique. Sa formule la plus large et la plus haute, c'est le jus civile et l'aequitas, le droit strict et l'équité, sans cesse opposés l'un à l'autre comme deux principes distincts et inégaux. D'abord le jus civile triomphe du patriciat religieux, militaire et politique, qui gouverne Rome naissante, génie formaliste, jaloux, dominateur, nourri à l'école sombre et forte de la théocratie étrusque, et qui aggrave dans le droit civil ses souvenirs de conquêtes et ses instincts d'immobilité. Qu'on n'y cherche point l'action efficace de l'équité naturelle, et cette voix de l'humanité qui parle si haut dans les peuples civilisés. La notion simple du juste et de l'injuste y est défigurée par la farouche enveloppe d'institutions qui sacrifient la nature à la nécessité politique, la vérité innée aux artifices légaux, la liberté aux formules sacramentelles. Dans l'ordre civil comme dans l'État, Rome ne vise qu'à former des citoyens; et plus elle accorde de privilèges et de grandeur à ce titre éminent, plus elle exige de celui qui le porte des sacrifices à la patrie, voulant qu'il abdique pour l'intérêt public ses affections, ses volontés et jusqu'à sa raison intime. A l'appui de cette vérité, M. Troplong cite de nombreux et frappants exemples pris dans la famille, dans la propriété, dans les obligations.

Cependant la société romaine ne pouvait pas rester éternellement opprimée parce droit si esclave de la lettre et si rebelle à l'esprit. Partout l'équité se posa à côté du droit civil, la philosophie brise le cercle inflexible tracé par ce patriciat. Du siècle de Cicéron date la période philosophique du droit romain. Le stoïcisme imprime ensuite une impulsion nouvelle à cette révolution qu'avaient en partie commencée la doctrine d'Épicure et la philosophie de Platon. Il donne aux jurisconsultes postérieurs à Cicéron des règles sévères et précises de conduite entre les hommes. S'élevant à des formes plus pures et plus belles, moins intolérant, moins âpre, dégagé des superstitions que la raison lui reprochait lors de ses premières conquêtes à Rome, il devient de plus en plus une philosophie spiritualiste qui proclame le gouvernement de la Providence divine la parente de tous les hommes, la puissance de l'équité naturelle. Mais le droit civil se défend si énergiquement dans son inflexible formulaire, dans son originalité jalouse, que la philosophie n'osa pas procéder avec lui par voie de révolution, elle y aurait échoué. L'équité demanda donc sa part d'influence, non comme une souveraine qui veut déposséder un usurpateur, mais comme une compagne qui radie sous des dehors timides ses vues de domination. «Toutefois, il ne faut pas s'y tromper, dit M. Troplong, sous ces dehors de conciliation et de bon ménage se cachait une antithèse redoutable pour le droit civil; ce qu'on voulait au fond, c'était de réduire à l'impuissance tout en lui prodiguant les témoignages de respect. Aussi le droit, depuis l'époque de Cicéron, est-il en lutte incessante; les deux éléments sont aux prises. Mais le droit civil se trouve tout d'abord réduit au plus mauvais rôle, à celui de la défensive; c'est chez lui, dans ses propres foyers, que la guerre est sourdement portée, et l'équité aspire à y réaliser l'apologue de la lice et ses petits.» Ces prémisses posées, M. Troplong montre par quels efforts ingénieux l'équité continue à agrandir son domaine tout en groupant ses innovations autour de l'ancien droit civil, si restreint dans ses conceptions, si matériel dans ses applications. «Le droit, ajoute-t-il, tend à simplifier dans le fond, et il se complique; dans ses rouages; deux éléments hétérogènes sont juxtaposés; quelquefois ils se rapprochent et se confondent; le plus souvent ils se séparent et se jalousent. L'harmonie manque dans ce majestueux travail; on aperçoit à chaque, pas qu'il est le prix de concessions pénibles, de combats opiniâtres. Le chef-d'œuvre eut été de pouvoir amener entre ces deux éléments une fusion complète; mais le plus ancien avait été trop fortement trempé pour se laisser effacer si vite, et le droit de l'époque impériale, qu'on a coutume s'appeler l'époque classique, porte la marque profonde de son passage; aussi laisse-t-il de grands, d'immenses progrès à désirer. On sent qu'il est loin d'être le dernier mot d'une science complète: il est plutôt l'expression d'une situation transitoire, d'un état transactionnel.»

Pendant la période philosophique, le christianisme avait déjà exercé une influence immense, quoique latente et indirecte, sur les mœurs, les idées, et par une conséquence nécessaire, sur les lois de la société romaine. Dès le règne de Néron, la vérité évangélique avait pris racine dans la capitale du monde; elle y était à côté de Sénèque, levant son front serein sur les calomnies par lesquelles on préludait aux persécutions, à ces supplices d'une persécution raffinée qui étaient aussi un moyen de faire connaître le christianisme et d'appeler sur lui l'intérêt et la sympathie. Depuis lors, elle avait germé, elle s'était développée, elle avait porté ses fruits, elle avait modifié, épuré, à son insu et peut-être malgré elle, l'esprit et le langage de la philosophie du Portique. «Epitecte n'était pas chrétien, a dit M. Villemain, mais l'empreinte du christianisme était déjà sur le monde.» Marc Aurèle, qui persécutait les chrétiens, était plus chrétien qu'il ne croyait dans ses belles méditations. Le jurisconsulte Alpien, qui les faisait crucifier, parlait leur langue en croyant parler celle du stoïcisme dans plusieurs de ses maximes philosophiques. Pour ne citer qu'un seul exemple, les idées avaient fait un si grand chemin sur la question de l'esclavage depuis Platon et Aristote, qu'Alpien lui-même écrivait: «En ce qui concerne le droit naturel, tous les hommes sont égaux.» (L. 32. D. de veg. juris.) Et ailleurs: «Par le droit naturel, tous les hommes naissent libres. (L. A. D. de just. et jure.) N'était-ce pas au christianisme que l'humanité devait cet immense progrès?

La période chrétienne date de Constantin. Avant ce prince, le mouvement marchait avec lenteur par la philosophie stoïcienne, indirectement influencée depuis Tibère par la religion chrétienne. L'avènement de Constantin plaça son point d'appui principal, ostensible, direct, dans le christianisme. Ce furent les évêques, les pères de l'Église et les conciles qui donnèrent l'impulsion réformatrice et accélérèrent sa marche. La jurisprudence dut moins ses perfectionnements à elle-même qu'à la théologie.

Toutefois, l'erreur serait grande de s'imaginer que la révolution religieuse qui porta sur le trône le premier empereur chrétien eut pour conséquence immédiate d'opérer une refonte radicale et absolue des institutions. Constantin réforma beaucoup, mais il ne nivela pas; il ne l'aurait pas pu. Si l'empereur était chrétien, l'empire était encore à demi païen. Avant de convertir les institutions, il fallait s'attacher surtout à convertir les cœurs. Il y avait en outre des intérêts positifs à ménager. Enfin l'Église, ayant été déchirée de bonne heure par les hérésies, s'occupa plus activement de formuler les dogmes fondamentaux sur lesquels reposait l'unité de la foi, que de reformer les mœurs à l'aide des lois civiles.--Cette dualité qui avait développé la philosophie, le christianisme, ne la transforma donc pas en unité. Ce fut toujours la lutte du droit strict et de l'équité, et le difficile arrangement de leurs prétentions contraires.--Il est vrai que l'équité, secondée immédiatement par le christianisme, gagna sur-le-champ un terrain considérable. Bien des choses que la philosophie païenne avait considérées comme étant de droit naturel, la philosophie chrétienne, partant d'un point plus large les considéra comme de droit strict. Les éléments du combat se trouvèrent ainsi souvent déplacées. En cela consista le progrès. Mais le combat resta l'âme de son développement, et tout le poids du christianisme porté d'un seul côté ne put le faire cesser.

Les réformes, opérée et commencées par Constantin, furent maintenue et continuées par ses successeurs. Un moment la réaction polythéiste de Julien l'Apostat arrêta ces progrès du droit. Cette tentative rétrograde ayant avorté, et les idées nouvelles ayant repris leur libre cours, le polythéisme, d'abord toléré, devint l'objet d'une proscription générale sous Théodose le Grand. Cependant tous les empereurs chrétiens acceptèrent le poids du passé et s'efforcèrent seulement de l'alléger. Le code Théodosien fut une œuvre précipitée, mal faite et pleine de lacunes. L'effroi d'une société tremblante à l'approche des Huns pouvait-il produire autre chose que le chaos? Du reste, il est intéressant d'étudier, dans cette défectueuse compilation, le dualisme de l'élément romain jetant ses dernières lueurs, et de l'équité associée désormais à la fortune du christianisme. La sagesse italique se débat encore pour conserver ce qui lui reste de ses antiques privilèges. L'équité, ne connaissant pas toutes ses forces, consent à transiger; elle fait des concessions; mais ses traités de paix ressemblent à ceux qu'Attila arrache au faible Théodose; tous enlèvent au vieux droit quelques-uns de ses lambeaux, et préparent la crise qui, renversant l'idole de son piédestal, ne laissera sur la terre que des débris.

Dans l'opinion de M. Troplong, Justinien fut un grand législateur. La mobilité de ses idées, les jactances orientales de ses conseillers, leur ignorance des antiquités historiques du droit, leur style ampoulé et diffus, ont été l'objet de vives censures. On a critiqué aussi la forme de leurs compilations, l'emploi malhabile des matériaux, l'impitoyable dissection des chefs d'œuvre du troisième siècle, consommée par Tribonien avec l'orgueil d'un novateur et l'infidélité d'un faussaire. Tous ces reproches, M. Troplong les accorde, mais il l'avoue, le droit dont Justinien a été l'interprète lui paraît bien supérieur à celui qu'on admire dans les écrits des jurisconsultes classiques du siècle d'Alexandre Sévère. Qu'importe la forme, si le fond est excellent Or, il surpasse le droit de l'époque classique autant que le génie du christianisme surpasse le génie du stoïcisme. Presque toujours Justinien a rapproché le droit du type simple et pur que lui offrait le christianisme: il a fait pour la philosophie chrétienne ce que les Labeon et les Caius avaient fait pour la philosophie du Portique. Sans doute, il l'a fait avec moins d'art; mais il y a mis autant et plus de persévérance et de fermeté. C'est là son mérite immortel.

«Justinien fut un novateur résolu, continua M. Troplong; en lui le génie grec éclipsait le génie romain, et le théologien dominait le jurisconsulte; de là ses défauts et ses qualités. Il était subtil, verbeux, disputeur; mais un bon sens naturel, puisé aux sources de la philosophie chrétienne, prévenait les écarts du sophiste: la vieille originalité romaine et son matériel lourd et composé provoquèrent de sa part d'amères railleries. L'homme de Constantinople, le représentant du sixième siècle, ne comprenait rien à des systèmes usés et dépourvus de convenance avec les habitudes contemporaines. Constantin ne les avait respectés que parce que le christianisme n'en avait pas encore vu l'esprit; mais les mêmes motifs de ménagements n'existaient plus. Deux siècles écoulés depuis la fondation de Constantinople avaient décomposé l'élément de la cité romaine. Le monde n'appartenait plus à Rome; il était acquis à la foi catholique. Le temps était donc venu d'en finir avec le fétichisme du droit strict, si contraire à l'esprit chrétien, et qui n'avait que trop retardé le développement du droit naturel. Justinien l'attaqua corps à corps, le pourchassa dans tous les replis de la jurisprudence au profit de l'équité. Sa noble ambition de législateur fut de l'amener de sa chaise curule, comme sa petite vanité d'homme avait fait descendre Théodose de sa colonne d'argent: c'est ce qui explique son travail de démolition des livres des Papinien, des Ulpien, et autres grands interprètes du troisième siècle. Il prit en eux tout ce qui lui parut de droit cosmopolite, et rejeta tout ce qui portait un caractère trop romain. Il les accommoda bon gré mal gré, et même par des altérations de texte, à des idées plus avancées que les leurs, à un droit plus simple, plus équitable, plus philosophique que celui qu'ils avaient expliqué. Peut-être méconnut-il en cela le respect dû à de grands génies; mais son but fut bon et louable. Il voulut affranchir la jurisprudence du sixième siècle d'une tutelle rétrograde. Chrétien et homme de son époque, il osa trancher dans le vif les racines d'un passé aristocratique et païen. Alors s'assoupit sur presque tous les points le long antagonisme qui avait partagé la jurisprudence... Quoi qu'on en puisse dire, Justinien a épuré, rationalisé le droit; il l'a élevé à un niveau que le Code civil a pu seul dépasser après treize siècles de préparations et d'épreuves Or, tandis que, sous tant de rapports, la société convergeait vers la barbarie, il a fait marcher en avant l'une des branches les plus importantes du gouvernement des hommes. C'est que le christianisme était l'âme de ses travaux, et qu'avec cette grande lumière il n'y a pas d'éclipse centrale à redouter pour la civilisation...»

Le Mémoire De l'influence du christianisme sur le droit civil des Romains, a pour but la démonstration des idées fondamentales que nous venons d'analyser. Il se divise en deux parties. Dans la première, M. Troplong expose les vérités qu'il a découvertes, et il les appuie sur un certain nombre d'exemples.--Il suit, comme on l'a vu, le christianisme dans ses influences générales tantôt obliques, tantôt directes. La seconde comprend l'histoire des faits particuliers qui ont été plus spécialement soumis à son action. Les onze chapitres sont consacrés à l'esclavage, au mariage, aux secondes noces, aux empêchements pour parenté, au divorce, à la célébration, au concubinage, à la puissance paternelle, à la condition des femmes et à la succession ab intestat.--Enfin, la conclusion de son travail est celle-ci: le droit romain a été meilleur sous l'époque chrétienne que dans les âges antérieurs les plus brillants; tout ce qu'on a dit de contraire n'est qu'un paradoxe ou un malentendu. Mais il a été inférieur aux législations modernes nées à l'ombre du christianisme et mieux pénétrées de son esprit.

M. Troplong s'arrêtera-t-il à Justinien? Ne complétera-t-il pas ce beau travail? Ne montrera-t-il pas, dans un second mémoire, quelle influence la Révolution française a eue sur le droit civil de la France, et quelle influence la Révolution française et le christianisme doivent exercer un jour, lorsqu'ils auront reçu tous leurs développements, sur la législation beaucoup trop romaine et féodale qui nous régit aujourd'hui? Ne nous fera-t-il pas assister aux dernières victoires de l'équité sur le droit strict, ou, en d'autres termes, de l'égalité future sur le privilège actuel?



Modes.

Dans un trousseau que nous avons eu occasion de voir ces jours derniers, il y avait un kakzavadeka pour la chambre, charmant vêtement en velours, garni de ganses d'or, qui ressemble assez, à la veste turque; puis un plus grand en satin, destiné à la promenade, que l'on nomma kazaveka; ce dernier avait un collet de velours formant la pointe par derrière, et des bandes pareilles garnissant les devants. Mais ce qui nous paraît prendre chaque jour plus d'importance dans les modes, c'est la dentelle: il n'est pas aujourd'hui un coffret de mariage qui ne contienne de superbes points d'Alençon, des dentelles anciennes, des barbes, des écharpes, des voiles d'une grande finesse de travail. La robe de mariage est toujours garnie de deux volants d'Angleterre, et quelquefois couverte en dentelle de manière à figurer une tunique; ainsi était celle du splendide trousseau dont nous parlions tout à l'heure et dont nous avons admiré la recherche.

Une toilette qui a paru l'autre jour un instant au Théâtre-Italien, et sans doute s'est montrée ensuite dans quelque brillante réunion, a été dessinée, pour l'Illustration. La voici.

La robe est lacée sur les côtés, au corsage et sur le milieu de la petite manche. Quant à la coiffure, nous pouvons affirmer son origine, car nous l'avions vue la veille chez Lucy Hocquet, avec d'autres coiffures d'une grâce tout à fait remarquable.

Nous citerons d'abord la coiffure Élizabeth, velours et petite tête de plume; puis la coiffure Anne Boleyn, en velours épinglé bleu, orné de franges d'or et d'argent avec tête de plume posée très-coquettement; ensuite, un petit bonnet douairière en blonde tuyautée et chaperon du coque en ruban, dont les grands bouts retombent derrière la tête; et enfin le chapeau comtesse en lacet d'or orné de plumes et d'une torsade en velours grenat, coiffure de jeune châtelaine.

Le costume d'homme élégant sort toujours de chez Humann; pour habit habillé, les basques sont larges et le collet tombe assez sur l'épaule.

L'habit demi-habillé est peu échancré sur les devants, les basques sont larges, l'échancrure est carrée.

Les cravates de satin noir reprennent la faveur qu'elles doivent à l'hiver; on les porte longues, et de petits bouquets ou de petites guirlandes viennent égayer un peu la sombre couleur.

Les gilets se font toujours à chaste et très-longs; les étoffes sont riches; c'est le satin broché, le velours brodé et souvent broché d'or et de soie.

Pour le matin, le tweed est plus en faveur que jamais; ou y met des collets et des parements en velours, afin du le rendre nouveau.



Amusements des Sciences.

SOLUTIONS DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS L'AVANT-DERNIER NUMÉRO.

I. Ce problème n'a de difficulté que celle de reconnaître la volonté du testateur. Or, on a coutume de l'interpréter ainsi: puisque ce testateur a ordonné que, dans le cas où sa femme accoucherait d'un garçon, cet enfant aura les deux tiers de son bien et la mère un tiers, il s'ensuit que son dessein a été de faire à son fils un avantage double de celui de la mère; et puisque, dans le cas où celle-ci accouchera d'une fille, il a voulu que la mère eût les deux tiers de son bien et la tille l'autre tiers, on en doit conclure que son dessein a été que la part de la mère fût double de celle de la fille. Pour allier ces deux conditions, il faut partager la succession de manière que le fils ait deux fois autant que la mère et la mère deux fois autant que la fille. Ainsi, en supposant que le bien à partager soit de 30,000 fr. la part du fils serait de 17 142 fr. 6/7, celle de la mère de 8 571 fr. 3/7 et celle de la fille de 4 285 fr. 5/7.

On propose ordinairement, à la suite de ce problème, une autre difficulté; on suppose que cette mère accouche de deux garçons et d'une fille, et l'on demande quel sera, dans ce cas, le partage de la succession?

Il n'y a d'autre réponse à faire que celle que feraient les jurisconsultes; savoir, que le testament serait nul dans ce cas; car, y ayant un enfant d'omis dans le testament, toutes les lois connues en prononceraient la nullité, attendu 1° que la loi est précise; 2º qu'il est impossible de démêler quelles auraient été les dispositions du testateur s'il avait eu deux garçons, ou s'il avait prévu que sa femme en eut mis deux au monde.

II. Ou trouvera que le vin de Bourgogne leur a coûté 50 c. la bouteille, et celui de Champagne 75 c. Il est aisé de le prouver.

III. On voit aisément que, pour résoudre ce problème, il est question de trouver un nombre qui, divisé par 7, ne laisse aucun reste, et, étant divisé par 2, par 3, par 5, laisse toujours 1.

Plusieurs méthodes plus ou moins savantes peuvent y conduire, mais voici la plus simple.

Puisque, le nombre des pièces étant compté sept à sept, il ne reste rien, ce nombre est évidemment un multiple de 7; et puisqu'en les comptant deux à deux, il reste l, ce nombre est un multiple impair; il est donc compris dans la suite des nombres 7, 21, 35, 48, 65, 77, 91, 105, etc.

De plus ce nombre doit, étant divisé par 3, laisser l'unité pour reste. Or, dans la suite des nombres ci-dessus, on trouve que 7, 48, 91, qui croissent arithmétiquement, et dont la différence est 42, ont la propriété demandée. On trouve de plus que le nombre 91 étant divisé par 5 il reste 1; d'où on conclut que le premier nombre qui satisfait à la question est 91, car il est multiple de 7; et, étant divisé par 2, par 3. et par 5, il reste toujours 1.

Le nombre 91 est le premier qui satisfait à la question, car il y en a plusieurs autres qu'on trouvera par le moyen suivant: combinez, la progression ci-dessus, 7, 49, 91, 133, 175, 217, 259, 301, jusqu'à ce que vous trouviez un autre terme divisible par 5, en laissant l'unité, ce terme sera 301, qui satisfera encore à la question. Or, la différence avec 91 est 210; d'où on conclut que, formant cette progression,

91, 301, 511, 721, 951, 1 161, etc.,

tous ces nombres remplissent également les conditions du problème.

Il serait donc incertain quelle somme était dans la bourse perdue, à moins que son maître ne sût à peu près quelle somme elle contenait. Ainsi, s'il disait savoir qu'il y avait environ 500 pièces, on lui répondrait que le nombre des pièces était de 511.

Supposons maintenant que l'homme à qui appartient la bourse eût dit que, comptant son argent deux à deux pièces, il en restait une; qu'en les comptant trois à trois, il en restait deux; que, comptées quatre à quatre, il en restait trois; que, comptées cinq à cinq, il en restait quatre; que, comptées six à six, il en restait cinq, et enfin, qu'en les comptant sept à sept, il n'en restait aucune. On demande ce nombre.

Il est évident que ce nombre est, comme ci-dessus, un multiple impair de 7 et conséquemment un de ceux de la suite

7, 21, 35, 49, 65, 77, 91, 105, etc.

Or, dans cette suite, les nombres 35, et 77 satisfont à la condition d'avoir 2 pour reste quand on les divise par 3; leur différence est 42. C'est pourquoi on forme une nouvelle progression arithmétique dont la différence est 42, savoir:

35, 77, 119, 161, 203, 245, 287, etc.

On y cherche deux nombres qui, divisés par 4, laissent 3 pour reste, et on trouve que ce sont les nombres 35, 119, 203, 287.

C'est pourquoi ou forme cette nouvelle progression, où la différence des termes est 84:

35, 119, 203, 287, 371, 455, 539, 623, etc.

On cherche encore ici deux termes qui, divisés par 5, laissent un reste égal à 4, et on aperçoit bientôt que ces deux nombres sont 119 et 539, dont le différence est 420. Ainsi la suite des termes répondant à toutes les conditions du problème, hors une, est

119, 539, 959, 1 379, 1 799, 2 219, 2 639, etc.

Or, la dernière condition du problème est que, le nombre trouvé étant divisé par 6, il reste 5. cette propriété confient à 119, 959, 1 799, etc., en ajoutant toujours 840. Conséquemment le nombre cherché est un des termes de cette progression. C'est pourquoi, aussitôt qu'on saura dans quelles limites à peu près il est contenu, on sera en état de le déterminer.

Si donc le maître de la bourse perdue dit qu'il y avait environ 100 pièces, le nombre cherche sera 119; s'il disait qu'il y en avait à peu près 1 000, ce serait 959, etc.

Ce problème serait résolu imparfaitement par la méthode que donne M. Ozanam; car, ayant trouve le plus petit nombre 119, qui satisfait aux conditions du problème, il se borne à dire que, pour avoir les autres nombres qui y satisfont, il faut multiplier de suite les nombres 2, 3, 4, 5, 6, 7 et ajouter leur produit 5, 040 au premier nombre trouvé, 119 et qu'on aura par là le nombre 5,159, qui remplit aussi les conditions proposées. Or, il est aisé de voir qu'il y a plusieurs autres nombres entre 119 et 5159, qui remplissent ces conditions, savoir: 959, 1 799, 2 639, 3 479, 4 519.

NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Diophante passa la sixième partie de sa vie dans la jeunesse et la douzième dans l'adolescence; après un septième de sa vie et cinq ans, il eut un fils qui mourut après avoir atteint la moitié de l'âge de son père, et ce dernier mourut quatre ans après. Combien Diophante a-t-il vécu de temps?

II. La somme de 500 francs ayant été partagée entre quatre personnes, il se trouve que les deux premières ensemble ont eu 285, fr., la seconde et la troisième, 220 fr.; enfin la troisième et la quatrième, 215; de plus, le rapport de la part de la première à celle de la derrière est de 1 à 5. Ou demande combien chacune a eu?

III. Faire qu'une boule rétrograde sans aucun obstacle apparent.

IV. Trouver les parties d'un poids que deux personnes soutiennent à l'aide d'un levier ou d'une barre qu'elles portent par les extrémités.



Logogriphe musical

Explication du Logogriphe musical.--M. B... nous écrit que le logogriphe musical de notre dernière livraison est «la récompense la re qu'on pense.» M. B... ayant deviné, nous lui donnons la récompense honnête (la re qu'on pense au net)



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Le nègre aura beau faire, il aura la peau noire.