The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 3665, 24 Mai 1913

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Title: L'Illustration, No. 3665, 24 Mai 1913

Author: Various

Release date: February 7, 2012 [eBook #38778]

Language: French

Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 3665, 24 MAI 1913 ***







L'illustration, 3665, 24 Mai 1913.


(Agrandissement)

Ce numéro se compose de vingt-huit pages et contient:
LES PHOTOGRAPHIES INÉDITES DE LA TRAGIQUE EXPÉDITION POLAIRE DU CAPITAINE SCOTT;
Suppléments:
1° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre n° 8: David Copperfield de M. Max Maurey, d'après Charles Dickens;
L'Illustration économique et financière.


Phot. Marius Bar.
UN CHEF Le vice-amiral Boué de Lapeyrère, commandant en chef de notre armée
navale, dans sa cabine du «Voltaire».



LES PHOTOGRAPHIES
DE L'EXPÉDITION SCOTT

Quinze des vingt-huit pages de ce numéro exceptionnel sont consacrées à la publication, réservée à l'Illustration, des photographies inédites de l'expédition au Pôle Sud, si glorieuse et si tragique, du capitaine Scott.

On trouvera aux pages 480 et suivantes, jusqu'à la page 494 incluse, ces impressionnants documents.

Nous avons dû indiquer expressément, sous chaque photographie, que la reproduction en est interdite.

Ces clichés sont, en effet, le patrimoine d'une expédition qui fut coûteuse, l'héritage laissé à des veuves, à des orphelins, par les explorateurs qui ont succombé à leur tâche héroïque.

Et les éditeurs anglais Smith et Elder, ainsi que le Daily Mirror qui avait acquis les premiers droits de reproduction et les a cédés pour la France à l'Illustration, ont le devoir de sauvegarder des intérêts sacrés.



COURRIER DE PARIS

SUR LES REMPARTS.

Un soir de la semaine passée, à l'heure immense et douce où la mer est tranquille, sous le Niagara d'or d'un coucher de soleil tombant dans le ciel pluvieux et l'inondant pour le sécher, ce jour-là même, à ce moment fixé par mon petit destin, j'ai découvert la ville et la baie de Saint-Malo.

Sans doute je connaissais bien ces lieux dont les noms m'avaient, depuis des années, battu comme des vagues, mais je ne les savais que pour y être allé par les longs et trop courts chemins des tableaux, des lectures et des paroles entendues. Mes yeux, mes propres yeux si entraînés et si dévoués, qui ne serviront jamais qu'à moi, mes yeux qu'on fermera quand je ne verrai plus, mes yeux en qui j'ai confiance, à qui je dois tant, jusque-là pris ailleurs, n'avaient pu faire le voyage et venir s'assurer par eux-mêmes de la belle réalité.

A présent ils la touchaient. Ils la prenaient, somme avec la main pour la conduire et la transmettre aux chambres de la pensée qui, sans eux, seraient éternellement noires, et qui, par eux, deviennent à chaque seconde une grotte d'azur...

J'ai donc vu, pour la première fois, ce décor historique et fameux qui, loin de me surprendre, m'a satisfait et comblé en ne m'apportant d'abord aucune déception. Que faut-il demander de plus à une joie inéprouvée, si souvent décrite par avance, et promise, garantie sur un ton de telle ivresse admirative que l'on n'a plus qu'une crainte, celle d'être, en la savourant, au-dessous du trouble nécessaire et de la béatitude réclamée? N'est-ce pas déjà une rare aubaine quand il vous est échu d'approcher un personnage célèbre dont les traits par l'image vous étaient depuis longtemps familiers, et dont l'esprit, le caractère, les habitudes, tout enfin vous avait été mis à nu, que de le rencontrer à la hauteur du signalement avantageux qui vous en avait été fourni?

... Ainsi je retrouvais le noble paysage de Saint-Malo, rude et apaisé, tout pareil à celui que j'avais visité de loin, et récemment quitté au cours d'une page ou d'un souvenir. Je le constatais avec une calme sérénité, voilà tout. Il n'était pour moi que la «copie conforme» de ma ville «imaginée», du décor planté par mon rêve avec exactitude...

Et, instruit par l'expérience, j'étais forcé de bénir à nouveau la délectation que l'on goûte toujours à connaître, quand on n'y comptait plus, ce que l'on a vivement désiré. Nous sommes mis au courant de tout à un âge où la brusquerie de la révélation prématurée ne peut être que décevante. Nous apprenons, sans savoir la valeur des aliments que notre jeune faim dévore. Pour profiter de ce que nous avons cru posséder, et; qui nous échappe en étant cependant en nous, il faut à certains moments de la vie, comme on redouble une classe, refaire ses études, toutes ses études... de lettres, d'histoire, de géographie, de sentiments, d'amitié, d'amour... car nous avons autrefois tout su et découvert en hâte, dans une précipitation sans finesse, avalant les mots et les choses si vite qu'elles passaient entre l'intelligence et le coeur. Nous nous apercevons un jour que nous avons, adolescents à peine évadés de l'enfance, travaillé trop tôt, voyagé trop tôt, ri, pleuré, senti, souffert, aimé trop tôt, et couru trop tôt, beaucoup trop tôt les grandes routes, celles du monde et les autres, plus belles, plus dangereuses, menant plus loin.

Mais quand nous faisons, vers la moitié de notre vie, une de ces précieuses découvertes après lesquelles nous soupirions en vain depuis des années, nous avons seulement alors la juste impression que la chose arrive à son temps, comme il faut, qu'elle vient à nous, volontairement, se détache et tombe dans notre jardin avec l'opportunité délicate d'un fruit mûr qui ne tenait plus. Nous «apprécions» de toute la force et de l'étendue antérieure de nos regrets amassés, mis à la caisse d'épargne de l'avenir, et qui tout à coup prennent fin. Et ces joies et ces émotions réparatrices qui nous étreignent, le font elles-mêmes avec une plus sensible ardeur, avec une grâce animée, comme si elles avaient, de leur côté, souffert d'être jusque-là privées de nous, pour qui elles se savaient si bien faites et composées, et elles nous sautent à l'esprit, au coeur, comme on saute au cou de ceux que l'on regagne après une absence, et dans ce vif élan que donnent les retours. Elles s'accroissent aussi du sentiment intime que nous avons d'avoir fait quelque chose pour les obtenir. L'attente, les longs espoirs paisibles ou révoltés, la souffrance, et jusqu'à la résignation, étaient vraiment seuls capables de bien nous en rendre dignes... Et nous les méritons d'y avoir renoncé. Mieux qu'un don irréfléchi de la destinée, cela devient la récompense d'une sorte de vertu, vertu de patience, de curiosité mise à l'épreuve, de désir trompé, de sacrifice consenti. Un pur ravissement moral se mêle ainsi au plaisir naturel qui se double et se décuple, quand nous songeons qu'il aurait bien pu nous échapper puisque nous ne le cherchions plus, et qu'il est venu pour ainsi dire se jeter sur nous tout seul, à l'improviste,... et presque toujours trop tard.

Trop tard!... Ah! voilà les mots, à son de mélancolie, qui tintent parfois dans la gaieté du pâle moment!... Entre jouir de tout trop tôt ou n'en profiter que tard, ne pourrait-il donc pas y avoir d'exquis et sage milieu? Il paraît que non!... La plupart de nos bonheurs, comme des paresseux presque criminels qui auraient flâné ailleurs en route, débarquent en dernier, quand va finir la fête. Ils avaient à eux le printemps et tout l'été pour accourir... Ils ont choisi l'automne...

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C'est à quoi, en une vaine et prenante rêverie, je me laissais aller à Saint-Malo, en face des îles, des rochers et des blocs disposés dans la mer autour du cénotaphe de Chateaubriand, et qui semblaient, sous la noble injure et la caresse de la vague, les magnifiques morceaux de son oeuvre écroulée. L'instant développait une beauté parfaite. Au-dessus et en arrière des remparts, la lumière d'un gris vermeil argentait et dorait les murailles des bâtiments alignés dans leur éternelle et sévère ordonnance, autres remparts eux-mêmes--toujours debout, quoique inutiles--des vieilles traditions, des vieilles moeurs et des vieilles coutumes... Tranches de pierre robustes et minces, droites, hautes, les cheminées montaient dans le ciel comme si elles voulaient le soutenir ainsi que des arcs-boutants de cathédrale, et les grandes fenêtres nues bravaient l'horizon, regardaient hardiment au loin de tous leurs petits carreaux verts... Malgré les marées des siècles, et la lime des jours, et l'âcre sel des eaux, et les flagellations de l'orage, et les cinglées du vent, malgré tout cela, les arêtes des murs, les angles des corniches, le bord des parapets, le coin des pierres avaient gardé leur fil et leur fleur de grain, leur ligne nette et coupante. Rien de mou ni d'arrondi. Pas de créneau d'humilié. Le granit armoricain semble préservé plus qu'un autre des mortifications du temps. Seulement les dalles et le flanc des tours, les marches des escaliers, les appuis des balcons, étaient partout tigrés d'une éclatante rouille jaune qui attestait et signait leur vétusté, et ces taches de topaze avaient été bues par la matière pourtant si serrée et si dure, et y étaient entrées à la longue, comme si on avait écrasé dessus tous les genêts qui sont les mimosas de ces terres du Nord. Il n'y avait personne autour de moi. J'étais seul à la proue d'un bastion, je pouvais naviguer au long cours dans le passé, le présent, l'avenir, et croiser sans inquiétude, parmi les choses qui font mon rêve, mon charme et mon tourment. Un vieil homme perclus, à quelque distance, suivait du regard une voile amadou. Adossé au rempart, il s'étayait sur deux béquilles, pauvre embarcation humaine toute fatiguée... On eût dit un de ces bateaux à sec soutenus sur le sable par deux boulins... Tout là-bas, comme une île fantôme en forme de tiare, comme une basilique flottante de nacre et de perle... comme un iceberg en diamant, comme une cité de Dieu descendue du ciel pour se poser un instant sur les eaux... et qui va remonter... on voyait le Mont... Et il semblait aussi que ce fût la gigantesque et nébuleuse apparition de saint Michel, tout grand ailé, à pleines voiles...
Henri Lavedan.

(Reproduction et traduction réservées.)



M. MARCEL BASCHET A L'INSTITUT

Dans sa séance de samedi dernier, 17 mai, l'Académie des beaux-arts, ayant à désigner un successeur à Edouard Detaille dans la section de peinture, a élu M. Marcel Baschet.

Si cette nomination n'a rencontré, dans les arts, qu'unanime sympathie, si elle a été saluée par la presse entière comme la juste consécration d'un effort loyal, énergique et persévérant entre tous, elle ne pouvait causer nulle part une joie plus vive et plus sincère que celle que nous avons éprouvée tous, en l'apprenant, dans cette maison à laquelle un lien si intime et si affectueux unit le nouvel académicien, et où des collaborations trop rares, à notre gré, nous ont appris à estimer et à aimer cet homme de caractère droit, cet artiste de grand talent et de haute probité.

M. Marcel Baschet n'a guère, passé la cinquantaine: il est né, en effet, le 5 août 1862, à Gagny (Seine-et-Oise), le berceau où toute la famille demeure encore étroitement groupée.

Il fut, à l'atelier Jullian et à l'École des beaux-arts, l'élève de maîtres tous deux défenseurs résolus des traditions et pénétrés de la nécessité de disciplines rigoureuses: Gustave Boulanger et Jules Lefebvre. Il leur fut un disciple respectueux, zélé, et leur conserve un souvenir fidèlement reconnaissant.

Il leur fit honneur dès ses débuts: en 1883, il remportait le grand prix de Rome. A peine de retour de la villa Médicis, il fixait l'attention des connaisseurs et de la critique par ses envois au Salon.

Avec une très précoce sûreté de jugement, ayant la nette intuition de son tempérament et de ses moyens, le jeune peintre se vouait au portrait. Il allait, presque d'emblée, prendre sa place à côté des maîtres les plus en vogue à l'époque dans ce genre; bien mieux affirmer peu à peu des qualités de fond qui assureront à ses oeuvres, dans l'avenir, une fortune plus durable, une survie que ne sauraient ambitionner telles productions qui empruntèrent à des séductions plus faciles des succès plus bruyants, comme plus éphémères.

Car son talent n'est pas de ceux qui aguichent les foules par de vaines virtuosités. Et pourtant, quel autre serait mieux à même de réussir, en se jouant, les plus élégants tours de force du pinceau, que l'auteur de ces alertes pastels, enlevés de verve, dirait-on, avec une aisance souveraine, dont nous avons reproduit, de temps à autre, quelques-uns, et dont le dernier en date fut celui de M. Raymond Poincaré, président de la République, spécialement fait pour L'Illustration? Mais ces effigies mêmes ne furent point exécutées de la main désinvolte qu'on pourrait croire d'abord, à ne s'en rapporter qu'à l'adresse prestigieuse de leur facture. On s'en rend compte dès qu'à les examiner plus attentivement on les pénètre plus avant, qu'on scrute la vie qui les anime, la profondeur de leur expression, qu'on perçoit, enfin, derrière la maîtrise technique indispensable à l'artiste ambitieux de poursuivre jusqu'au bout la réalisation de son rêve, l'observation attentive, la patiente étude psychologique qui précédèrent le geste des doigts agiles et précis.

Tout justement, au Salon de cette année figure, à côté d'un portrait du Docteur Pierre Marie, un second envoi de M. Marcel Baschet qui semble être venu à point pour justifier, expliquer le choix de l'Académie des beaux-arts: c'est le Portrait de M. Thureau-Dangin, l'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie française, que nous avons reproduit lors de la mort de l'éminent historien.

De cette page de haut style, M. Thiébault-Sisson, si pondéré lui-même en ses jugements, a pu écrire qu'elle «n'est pas seulement le chef-d'oeuvre de Baschet, mais un des chefs-d'oeuvre, à coup sûr, du portrait contemporain». Et, analysant ses mérites, il y constate l'absence de tout artifice de couleurs, de toute virtuosité inutile, une allure familière et simple, et pourtant une exécution bellement nerveuse, pour résumer son sentiment en ces quelques mots qui constituent le plus enviable éloge que puisse ambitionner un grand artiste: «Tout est dit, dans ce morceau, avec une conscience qui ne se satisfait pas des demi-mesures, avec une volonté qui appuie sur les traits essentiels, mais qui se détend et passe en douceur sur les autres, et l'ensemble est parfait de vérité et de mesure.»


                           M. Marcel Baschet.
                       Portrait par Henri Royer.

Précieux témoignage, et dont aimeront à faire état ceux qui, connaissant l'homme si attirant qu'est M. Marcel Baschet, pourraient redouter de s'être laissé entraîner, au moment de juger l'artiste, par des considérations de sentiment étrangères à l'art--sympathie, estime personnelle, amitié--car il fortifiera leurs jugements, les confirmera dans leur admiration.

Oui, toutes ces qualités qu'énumère le critique du Temps sont bien celles qu'en bonne équité l'on doit reconnaître sans conteste au peintre du Portrait de M. Thureau-Dangin; ce sont tous les caractères distinctifs de son talent robuste, grave, réfléchi: la sévère conscience si difficile à satisfaire; une volonté vigoureuse, sans relâche tendue dans un incessant effort vers une perfection plus haute; cette application, cette ferveur, on peut bien dire, à analyser les caractères, à sonder les âmes, à comprendre, en un mot, ses modèles; enfin, cette sobriété magistrale de la facture, toutes vertus par quoi s'imposent les oeuvres fortes qui jalonnent, année par année, depuis trente ans, cette carrière respectable, du Portrait de Sarcey au milieu de sa famille (1893), l'un des premiers et des plus sensationnels succès de M. Marcel Baschet,--au Portrait d'Henri Rochefort,--un chef-d'oeuvre encore, et l'un de ceux où s'affirme le mieux la résolution du peintre de demeurer calme, dédaigneux des vaines coquetteries,--en passant par les effigies d'Ambroise Thomas (1895), d'Henri Bresson et d'Henri Lavedan (1896), de Jules Lefebvre, de Tony Robert-Fleury, de Mme Grosclaude (1906), de Mme la comtesse de S... (1909); de Mlle H.. (1910); du comte de B. L. (1911).

Entre temps, M. Marcel Baschet a montré, dans une des heureuses compositions dont se pare la Sorbonne, qu'il n'avait point oublié les leçons naguère recueillies près des maîtres décorateurs italiens. Mais c'est surtout un grand portraitiste que l'Académie des beaux-arts vient d'appeler à elle en l'élisant, l'un de ceux qui donneront de nous, aux générations futures, la meilleure idée que nous puissions souhaiter de leur laisser, car jamais son pinceau sincère n'a consenti à nous montrer aussi frivoles, évaporés et fous que voudraient bien le faire croire tant d'autres de nos contemporains, artistes ou écrivains. Soyons-lui en reconnaissants.
Gustave Babin.



L'ILE D'ADA-KALEH

Le gouvernement austro-hongrois a annexé, le 12 mai, aux territoires de la monarchie dualiste une petite île danubienne, l'île d'Ada-Kaleh, située près des Portes-de-Fer, à 5 kilomètres en aval d'Orsova et en face de la frontière roumaine. L'annexion de cet îlot, qui compte 500 habitants, a eu pour but--a dit le ministère austro-hongrois--«de mettre fin à un état de droit mal éclairci qui aurait pu être, après la paix de la Turquie avec les alliés balkaniques, modifié à notre désavantage. Cette île avait déjà une garnison autrichienne d'une vingtaine de soldats, mais l'administration civile était restée confiée à un gouverneur turc. Cette occupation militaire est le résultat d'un accord avec la Turquie. L'annexion n'est donc que la consécration d'un état de fait. La Turquie consentant à abandonner aux alliés toutes les frontières à l'est de la ligne Enos-Midia, la Serbie aurait pu se croire autorisée à occuper cette île. L'annexion écarte cette éventualité».

Sur l'aspect de l'île et sa population, M. Raymond Recouly, qui visita récemment Ada-Kaleh, a écrit ces lignes dans le Temps: «Echouée au milieu du fleuve, juste au point où il quitte la Hongrie, c'est comme un coin d'Islam perdu en terre chrétienne, une dernière flaque que le flot ottoman a laissée. Une cinquantaine de familles y vivent à côté des soldats autrichiens. Les hommes sont mariniers ou portefaix. A travers des clôtures mal jointes et par-dessus des haies, on aperçoit, de-ci de-là, quelque femme voilée qui se cache. Une seule rue et quelques boutiques, où se débite aux visiteurs une turquerie de bazar, importée de Germanie. Les bastions dont l'île est couverte servent de demeure à la plupart des insulaires.»

Le gouverneur ottoman de l'île, le chérif Eddin, est parti sans avoir voulu signer le procès-verbal de cette annexion, d'ailleurs prévue, et qui n'a soulevé dans la presse européenne que peu de commentaires.


L'île turque d'Ada-Kaleh, sur le Danube, annexée par l'Autriche-Hongrie.


(Agrandissement)

ÉTAT ACTUEL DE L'OCCUPATION DU MAROC La bande grisée indique la limite extrême, à l'Est et à l'Ouest, de notre action militaire jusqu'à ce jour.--Entre les deux bandes, les régions du Moyen Atlas du Grand Atlas et du Petit Atlas sont encore insoumises.--Au Nord s'étend la zone espagnole.


LES OPÉRATIONS DE LA COLONNE MANGIN, DANS LE MAROC OCCIDENTAL.--Le village chleuh de Sidi Ali ben Brahim, dont l'occupation coûta à nos troupes, du 27 au 29 avril, dix-huit tués et près de cinquante blessés. Ce village est situé au Sud-Ouest de la casbah Zidania.--Phot. du lieutenant Bourgoin.


Porte unique de la casbah M'Soun, gardée par un peloton de tirailleurs.--Phot. P. M.

Le général Alix, que nous avions laissé l'avant-dernière semaine (numéro du 10 mai) à Nekhila, n'aura pas attendu longtemps le moment propice pour continuer sa marche jusqu'à M'Soun. Le 10 mai même, au moment où paraissait notre article, il arrivait à cette casbah, où il faisait une entrée impressionnante à la tête de toute sa cavalerie, accueilli par le caïd, Si Mohammed ben Ali ben Hassein, et les notables. Cette pointe en avant, admirablement préparée, s'est effectuée sans le moindre incident. En vain, à plusieurs reprises, depuis lors, les Beni bou Yahi ont tenté d'inquiéter les nouveaux occupants: M'Soun, confiée à la garde du colonel Féraud, est solidement occupée. Dès le 13, on y commençait des travaux qui affirmaient à l'ennemi nos intentions d'y demeurer. Et des remparts qu'ils gardent, nos soldats peuvent voir, au loin, le but suprême de leurs efforts: Taza et ses minarets.


L'OCCUPATION DE LA CASBAH M'SOUN.--Vue prise du côté de l'oued M'Soun.--Phot. P. M.
La casbah M'Soun est un carré de 118 mètres de côté; les murailles de terre à créneaux, qui tombaient en ruines, ont été relevées par endroits, probablement après les luttes contre le Rogui.



Enseigne Michelier, Lieut. vais. Ricare, Cap. frég. Jolivet, Lieut. vais. Herr, Cap. frég. Mottez.

Contre-amiral Nicol, Commissaire en chef Dupont, V.-amiral Boué de Lapeyrère, Cap. vais, de St-Pair.
Le commandant en chef de l'armée navale, directeur des manoeuvres, et son état-major, à bord du Voltaire.


Lieut, vais. Le Sort. Lieut, vais. Joubert.


Cap. vais. Lanxade. V-amiral Marin-Darbel. Cap. frég. Violette. Lieut. vais. Mégissier.
Le commandant en chef de la 3e escadre et son état-major, à bord du Suffren.

Photographies Marius Bar.

LES MANOEUVRES NAVALES

Lundi ont commencé, en Méditerranée, sous la haute direction du vice-amiral Boué de Lapeyrère, commandant en chef de la première armée navale, des grandes manoeuvres qui doivent présenter un intérêt exceptionnel.

D'abord, elles mettent en présence tous les chefs qui, en temps de conflit armé, auraient à assumer les grands premiers rôles, à savoir, autour de l'amiral de Lapeyrère, ses excellents collaborateurs les amiraux Marin-Darbel, de Marolles, Auvert, Gauchet, etc.

D'autre part, la fiction est, cette fois, réduite au strict nécessaire: des thèmes larges, laissant à chacun des chefs une grande part d'initiative; plus de conventions attribuant aux bâtiments engagés des valeurs arbitraires; plus de solutions arrêtées d'avance. On tend, dans ce cas, à se rapprocher le plus possible des conditions réelles de la guerre maritime.

L'amiral de Lapeyrère, arbitre général des manoeuvres, a arboré son pavillon sur le Voltaire. Escorté de deux torpilleurs d'escadre comme estafettes, il se portera partout où sa présence sera nécessaire.

Pendant la première partie des manoeuvres, qui comprendra une série d'exercices à double action, l'armée navale sera divisée en deux partis ainsi constitués:

Parti A: 1re escadre de ligne, composée de cinq cuirassés type Danton, sous le commandement du contre-amiral Gauchet; 2e escadre de ligne, soit cinq cuirassés type Patrie, sous les ordres du vice-amiral de Marolles, commandant de parti; 2e et 4e escadrilles de torpilleurs d'escadre; enfin, groupe de mouilleurs de mines.

Lieut. vais. de La Passardière, Cap. frég. du Couédic. Lieut. vais. Dubois. Mécan. d'esc. Bour. Lieut, vais, de Ruffi de Pontevez.

Cap. vais. André Fouet Contre-am. Moreau. V.-am de Marolles. Cap. vais. Amet. Cap. frég. Richard.
Le commandant en chef de la 2e escadre et son état-major, à bord du cuirassé Patrie.

Lieut. vais. Hardy. Cap. frég. Juramy. Commiss. d'esc. Le Laidier. Lieut. vais. Destremeau. Lieut. vais. Maquet.

Mécan. d'esc. Danoy. Cap. vais. Mohez. V.-am. Auvert. Cap. vais. Caubet. Méd. d'esc. Pungier.

Le commandant en chef de l'escadre légère et son état-major, à bord du Waldeck-Rousseau.

Photographies Marius Bar.

Parti B: 3e escadre de ligne, composée du Suffren, des trois Charlemagne, du Jauréguiberry, sous les ordres du vice-amiral Marin-Darbel; escadre légère, soit deux Waldeck-Rousseau et deux Victor-Hugo, commandés par le vice-amiral Auvert; lre et 3e escadrilles de torpilleurs d'escadre; lre et 2e escadrilles de sous-marins; enfin, la Foudre et son escadrille d'avions.

La première période des manoeuvres--la première semaine--a commencé lundi matin, à 10 heures. Les hostilités s'ouvraient alors. Le thème en était le suivant: le parti A, parti des Salins-d'Hyères, bloquait le port de Toulon, où se trouvait le parti B. Celui-ci devait avoir pris la mer dans les quarante-huit heures qui suivaient l'ouverture des hostilités pour gagner Bizerte, afin d'y rejoindre une force amie, sous la protection des forts du littoral.

Que si dans le délai de quarante-huit heures il ne pouvait forcer le blocus, s'il était surpris en route, le combat s'engageait; puis les hostilités étaient suspendues pendant dix heures, qu'on laissait au parti B pour gagner Ajaccio et s'y établir au mouillage. Et A venait l'y bloquer de nouveau.

Le problème posé aux amiraux en présence était donc celui-ci: une escadre française, bloquée dans Toulon par des forces ennemies, peut-elle forcer le blocus et gagner Bizerte, ou, à son défaut, Ajaccio? Peut-elle, de là, atteindre la Tunisie? En d'autres termes, Toulon et Ajaccio sont-ils suffisamment armés pour permettre à une flotte française d'échapper à un blocus?

L'amiral Marin-Darbel, en échappant à ses adversaires, en gagnant malgré leur vigilance la route de Bizerte, a répondu à cette première question: oui.



Panorama assemblé et agrandi

La route du capitaine Scott et ses principaux jalons. Au-dessous du profil perspectif une échelle indique les distances des grande étapes, par comparaison avec celles de la route de Dieppe à Florence, par Paris. Cet itinéraire doit être lu de droite à gauche: la distance du cap Evans au Pôle équivalant à celle de Dieppe à Florence--avec la traversée des Monts de la reine Alexandra remplaçant celle des Alpes, de Chambéry à Turin--on voit que le capitaine Scott et ses compagnons, quand ils sont morts, au retour, n'étaient plus qu'à une distance de leur quartier d'hiver équivalant au trajet de Paris à Dieppe.

LES HÉROS DU POLE SUD

Les photographies de l'expédition Scott, que L'Illustration a l'honneur de publier dans ce numéro, sont des documents uniques dans les annales de l'exploration. Ils évoquent un triomphe glorieux qui fut mêlé d'une affreuse amertume, et une tragique agonie plus glorieuse encore, d'une noblesse, d'une beauté sans tache.

Ces clichés que le capitaine Scott a pris lui-même sur le haut plateau glacé du Pâle Sud, après y avoir planté le drapeau britannique non loin des couleurs norvégiennes qu'avait pu arborer près d'un mois plus tôt son heureux concurrent Amundsen,-ces minces pellicules sensibilisées, on les a trouvées, dix mois après, sous une petite tente presque ensevelie dans la neige, au centre d'un grand désert blanc, à côté des corps raidis de trois héros. Hermétiquement enfermées, préservées de toute lumière, elles seules plongées dans un peu de ténèbres absolues au milieu de tant de blancheurs antarctiques, elles recelaient des images qu'avaient contemplées des yeux maintenant tous clos: de la neige, un campement, un cairn, une étoffe sacrée flottant au bout d'une hampe au souffle du blizzard. Elles contenaient, emprisonné dans leur mystérieuse émulsion, tout le souvenir qui n'était plus dans aucune mémoire, le seul témoignage d'un grand fait géographique et d'un magnifique exploit de la persévérance humaine.

Dans le laboratoire de l'expédition, au cap Evans, elles ont livré leur secret. Et maintenant les images de l'arrivée au Pôle Antarctique du capitaine Scott et de ses compagnons sont indestructibles. Elles s'ajoutent à la série incomparable de tableaux d'héroïsme dont s'illustre l'histoire de la découverte de la terre par l'homme.

Elles seront répandues partout, reproduites dans les journaux et les magazines du monde entier. Mais les lecteurs de L'Illustration seront les premiers en France à les contempler, en même temps qu'en Angleterre les lecteurs du Daily Mirror. Nous sommes heureux et fiers d'avoir pu obtenir pour eux ce privilège, par une contribution au «Fonds» destiné à liquider les frais de l'expédition et à accomplir les dernières volontés du capitaine Scott.

Pour donner aux documents que nous publions toute leur valeur et tout leur intérêt, nous les encadrons dans un nouveau récit, augmenté de détails encore inédits:

LE POLE SUD CONQUIS EN DIX ANS

De toutes les grandes entreprises géographiques, la conquête du Pôle Sud a été la plus promptement achevée. Alors que le siège du Pôle Nord a duré plus d'un siècle, que les «ténèbres» de l'Afrique n'ont été dissipées qu'après plus de soixante-dix ans de luttes meurtrières, que la mystérieuse Asie centrale a livré ses derniers secrets seulement au prix de longues explorations, en dix ans le Pôle Austral a été vaincu. Cette rapide victoire est due presque tout entière aux efforts de Scott. Si l'infortuné chef de l'expédition anglaise n'a pas eu la joie d'arriver le premier au but suprême, l'honneur d'avoir frayé la voie et rendu possible le succès de son compétiteur lui appartient sans conteste.

Au commencement de ce siècle, on ignorait pour ainsi dire tout de l'Antarctique. On supposait la calotte polaire australe occupée par un énorme continent grand comme l'Australie; mais ce n'était là qu'une vue de l'esprit. Sauf sous le méridien de la Nouvelle-Zélande et dans l'Atlantique sud, on n'avait guère dépassé le cercle antarctique. Que l'on se figure dans notre hémisphère nos connaissances s'arrêtant à peu près à la moitié de la Norvège, à la mer Blanche, à la Sibérie centrale et, de l'autre côté de l'Atlantique, à la côte nord de la baie d'Hudson et à l'extrémité méridionale du Grônland; qu'on imagine enfin qu'au delà de ces limites seulement un fragment du Spitzberg et un bout de l'Océan Arctique nous aient été révélés, on aura dans ses lignes générales la représentation de l'inconnu austral en 1900.

Un an plus tard, Scott commençait le siège du Pôle Sud. Partant de la Nouvelle-Zélande, sur le navire la Discovery, il faisait route vers la terre Victoria, où, en 1841, Ross avait découvert la Grande Barrière, énorme glacier de plus de 500 kilomètres de large. Essayer de pénétrer vers l'extrême sud en s'avançant sur cette immense nappe de glace, telle était la mission de l'officier anglais. Mais, avant d'entamer cette exploration, Scott avait à procéder à des recherches qui, pour être moins attrayantes, n'en avaient pas moins une importance capitale; de leur résultat dépendait, en effet, l'issue de la campagne. Il lui fallait tout d'abord découvrir, à proximité du champ de ses opérations futures, un mouillage où son navire pourrait demeurer en sécurité pendant l'hiver. Dans l'Antarctique, les côtes n'offrent que peu ou point d'abris; en 1901 on n'en connaissait même aucun. Cette circonstance si défavorable est la conséquence de l'intensité du phénomène glaciaire; dans cette partie du monde, les glaciers revêtent une puissance si colossale qu'ils envahissent les baies et les golfes; et si parfois ils les laissent dégagés, leurs énormes masses branlantes en interdisent l'approche. Au pied de ces falaises de glace un navire se trouverait exposé à être englouti par quelque avalanche formidable; avec cela, partout des icebergs dont le moindre heurt enverrait le bateau au fond de l'eau. La seconde expédition Charcot offre un exemple des dangers et des difficultés que ces conditions apportent à l'exploration antarctique. En 1909, le Pourquoi-Pas? arrivait devant une côte complètement inconnue. Une semaine durant, nos compatriotes luttent contre les banquises et les tempêtes pour trouver un port où leur bateau pourrait mouiller; toutes leurs recherches demeurent inutiles et force leur est d'abandonner cette terre dont l'étude eût été singulièrement féconde.

Scott fut plus heureux. Dans le Mac Murdo sound, tout près de la Grande Barrière, il trouvait un excellent abri, et, l'été suivant, au prix d'efforts inouïs, il réussissait à avancer sur ce grand glacier jusqu'au 82° 15' de latitude sud, parallèle correspondant dans notre hémisphère à l'extrémité septentrionale de la terre François-Joseph. Du premier coup, cet officier énergique avait éliminé les deux principales inconnues du problème polaire; il avait découvert une base d'opérations et une voie de pénétration vers l'extrême sud. Dès lors, il ne restait plus qu'à aviser aux moyens de transporter les approvisionnements nécessaires pour la traversée du désert de glace large de 350 lieues qui sépare le Mac Murdo du pôle.

Six ans plus tard, en 1908, un nouveau progrès décisif était réalisé. Avec l'aide de poneys de Mandchourie, Shackleton traversait entièrement la Grande Barrière, puis, escaladant les Alpes antarctiques, arrivait jusqu'à 179 kilomètres du but. Seule la famine l'obligea à s'arrêter.

LA SECONDE EXPÉDITION SCOTT

Dans l'espérance de compléter la victoire, Scott se remettait en campagne dix-huit mois après cet exploit sensationnel. Afin d'assurer le succès de la nouvelle entreprise, les Anglais ne dépensèrent pas moins de 1.250.000 francs pour procurer aux explorateurs un équipement aussi perfectionné que possible, et, le 1er juin 1910, aux acclamations d'une foule enthousiaste, l'expédition quittait les docks de Londres sur le Terra-Nova, avec le Fram, le meilleur bateau d'exploration polaire qui fût alors à flot. Sept mois plus tard, au début de janvier 1911, elle arrivait dans le Mac Murdo Sound.

Une épaisse banquise couvrait le fond de la baie. Attendre la débâcle, c'eût été courir le risque de lie pouvoir organiser la station avant l'hiver. On décide alors de s'installer à la limite de la glace flottante, au cap Evans, une saillie de la côte orientale, à 26 kilomètres au nord de la pointe de la Hutte, anciens quartiers de l'expédition de la Discovery de 1902 à 1904. Cet emplacement présentait un très grave inconvénient. Si, en effet, la banquise venait à se rompre, les caravanes d'exploration sur la Grande Barrière seraient coupées de leur base d'opérations: mais, dans une pareille entreprise, qui ne risque rien n'a rien.

Aussitôt le site de la station choisi, on commença le débarquement des approvisionnements et les constructions. Une spacieuse maison de bois fut érigée, que l'on entoura d'une muraille de briquettes pour assurer une meilleure protection contre le froid; autour, on bâtit des écuries pour les poneys, des chenils, des observatoires; bref, sur cette plage désolée, entourée de neige et de glace, s'éleva bientôt un véritable village.

Pendant que l'on achevait les baraquements, Scott partit installer des «caches» de vivres sur la Grande Barrière, afin de faciliter l'avance de la colonne vers le sud au printemps suivant. Un premier dépôt, destiné à servir de magasin de ravitaillement, fut établi à quelques kilomètres en arrière du front du glacier dans le Mac Murdo, et, un second, le Corner Camp, à 50 kilomètres plus au sud, près de l'île Blanche, une grosse montagne solitaire au milieu des plaines supérieures de la Barrière.

Après cela, pendant trois jours, la caravane se trouva arrêtée par un blizzard. Dans l'Antarctique, l'été n'est qu'une expression météorologique. En décembre, janvier, février, qui correspondent à juin, juillet et août de notre hémisphère, les tempêtes de neige sont fréquentes et le thermomètre demeure presque toujours en dessous du point de congélation, s'abaissant même parfois à -20° et -25°.

A peine cet ouragan s'est-il calmé qu'un second éclate et entraîne la mort de deux chevaux. Néanmoins, quelques jours après, le gros de la caravane atteignait le 79° 30' de latitude, et en ce point plaçait un troisième dépôt, le One Ton Camp. Les attelages sont fourbus, et sans cesse les tourmentes succèdent aux tourmentes. Dans de telles conditions, pousser plus avant serait s'exposer à un désastre: la retraite est donc décidée.

Le retour fut marqué par une catastrophe. Après avoir quitté la Barrière, un détachement de trois hommes et de quatre poneys était campé sur la banquise du Mac Murdo, se disposant à rallier la terre ferme, lorsque tout à coup la débâcle se produit. Autour du bivouac, la glace, soulevée par une grosse houle, se disloque; des crevasses s'ouvrent, en même temps que de larges plaques partent à la dérive. Un poney est englouti et toute la caravane menacée du même sort. Immédiatement, on essaie de regagner la Barrière, en faisant sauter les chevaux de glaçon en glaçon, au risque d'une noyade générale. Après huit heures de ce dangereux exercice, les explorateurs touchent enfin le front du glacier, mais impossible d'y prendre pied: partout un mur de glace à pic! Un matelot parvient cependant à le gravir; à son appel, une escouade qui se trouve aux environs arrive de suite à la rescousse. A l'aide de cordes, elle hisse au sommet du glacier les hommes en perdition sur la banquise, mais un pareil moyen ne peut être employé pour les poneys. A coups de pioche, les hommes ouvrent alors une tranchée dans le front de la Barrière afin de permettre aux chevaux de passer de la banquise sur le glacier; mais, perchés sur des blocs accidentés que la mer ballotte, les malheureuses bêtes ne peuvent prendre d'élan. Une seule réussit le saut périlleux, tandis que les deux autres culbutent et disparaissent.

l'apparition d'un concurrent inattendu

Ainsi, cette première reconnaissance avait coûté pas moins de cinq poneys, plus du tiers de la cavalerie: un désastre qui devait peser lourdement sur l'issue de l'entreprise. Dès le début, le malheur semble d'ailleurs s'être acharné sur l'expédition anglaise. Comme l'a dit le poète, la mauvaise fortune ne vient jamais seule. Par un message envoyé du cap Evans, Scott venait d'apprendre le débarquement d'Amundsen sur la Grande Barrière. Après le départ de la troupe chargée d'aller installer les dépôts, le Terra-Nova avait repris la mer pour conduire une escouade à la terre du Roi-Édouard VII, à l'extrémité orientale de la Barrière, et rallier ensuite la Nouvelle-Zélande. Une banquise ayant empêché le débarquement de ce détachement, le navire était entré dans la baie des Baleines, située sur la côte ouest de cette terre; on voulait examiner les possibilités d'hivernage dans cette région. Là, quelle ne fut pas la stupeur des Anglais de rencontrer Amundsen. L'entrée en scène des Norvégiens modifiait complètement les conditions de la lutte; aussi, le capitaine du Terra-Nova repartit de suite vers le cap Evans communiquer cette grave nouvelle à l'expédition.

Peut-être, après la perte d'une partie de sa cavalerie, Scott envisageait-il l'éventualité de différer d'un an l'assaut, pour attendre le renfort d'animaux qui lui seraient amenés l'été suivant par le navire ravitailleur. Du moment qu'Amundsen était arrivé, il ne pouvait plus être question de remettre l'attaque. A moins de s'avouer vaincus d'avance, les Anglais étaient contraints d'entamer la lutte dès le printemps suivant. Dès lors, que d'inquiétudes ont dû traverser l'esprit de ces vaillants et quels efforts ils ont dû faire sur eux-mêmes pour ne pas se laisser entamer par le découragement!

En attendant, l'hiver s'écoula agréablement. La maison était chaude et bien éclairée, et les distractions fréquentes afin de maintenir l'entrain parmi les hommes. Lorsque l'état de l'atmosphère le permettait, on se livrait à des parties de football sur la glace, et, le soir, de temps à autre, on organisait des conférences.

Comme les expériences antérieures l'avaient montré, la victoire dépendait de la bonne organisation des services de ravitaillement. La conquête du pôle était, en un mot, une question d'intendance. Il s'agissait d'assurer la liberté de manoeuvre au détachement allant de l'avant en lui fournissant des vivres pour plusieurs semaines à la plus grande distance possible de la base et en assurant sa retraite par des dépôts. Pour cela, Scott décida de partir avec tout son monde; puis, successivement, des escouades battraient en retraite, après avoir abandonné leur surplus de rations à ceux qui pousseraient vers le sud. Grâce à cette organisation, au moment où le dernier groupe de soutien rebrousserait chemin, les explorateurs chargés de marcher vers le pôle auraient leur plein de vivres.

départ pour le POLE

Comme un corps de troupe, la caravane fut partagée en avant-garde, gros et arrière-garde. Le 27 octobre 1911, 27 avril dans nos régions, L'avant-garde, composée de quatre hommes et de deux traîneaux automobiles, se mit en route, avec un chargement d'approvisionnements. Cinq jours plus tard, Scott s'ébranlait à son tour à la tête du détachement principal, dix hommes et dix poneys tirant chacun un traîneau chargé de 276 kilos de vivres. L'arrière-garde, quatre hommes et les attelages de chiens, devait charroyer des approvisionnements entre le One Ton Camp et le pied du glacier Beardmore... Dix-huit hommes en tout, dont plusieurs étaient des vétérans des précédentes campagnes et connaissaient par suite le terrain des opérations, dix chevaux, une vingtaine de chiens et deux traîneaux automobiles, jamais une expédition aussi nombreuse, aussi expérimentée et aussi puissamment outillée n'avait attaqué les glaces antarctiques.

Du cap Evans au pôle, la distance à vol d'oiseau est de 1.370 kilomètres, égale à celle de Dieppe à Florence; avec les détours qu'entraîneraient les accidents du glacier, c'est à 3.000 kilomètres pour le moins qu'il fallait évaluer le trajet que la caravane avait à couvrir aller et retour, et cela en quatre mois, avant l'arrivée de l'hiver.

Lents et pénibles furent les premiers progrès de cette lourde caravane. Dans la neige molle qui recouvrait la Grande Barrière, les poneys n'avançaient qu'à grand'peine. Au delà du One Ton Camp, la piste devenant meilleure, l'on put allonger le pas et fournir des étapes de près de 28 kilomètres. Seulement, le 21 novembre, la colonne arrivait au 80° 15', où l'avant-garde, confortablement installée dans des huttes de neige qu'elle avait construites, attendait son arrivée. En dix-neuf jours, le gros n'avait gagné que 291 kilomètres, environ 15 kilomètres par jour, et n'était pas même arrivé à mi-chemin de la Grande Barrière!

D'après de nouveaux renseignements, les traîneaux automobiles n'ont pas marché aussi bien que les premiers télégrammes l'avaient annoncé. L'appareil de refroidissement par l'air qui avait été substitué à la circulation habituelle d'eau, en raison des températures polaires, a mal fonctionné; d'où échauffement des moteurs et pannes fréquentes. En pareil cas, il fallait patiemment attendre le refroidissement des machines, et, «pendant ce temps, exposés à une température de 20° sous zéro, nous nous refroidissions trop», écrit le chef de l'avant-garde. Ensuite, pour remettre en marche, on devait chauffer les carburateurs à l'aida d'une lampe. Finalement, après un parcours d'une centaine de kilomètres, les tracteurs durent être abandonnés. L'avant-garde chargea alors ses bagages sur un traîneau, et, s'attelant à ce véhicule, avança rapidement jusqu'au 80° 15' où elle avait ordre d'attendre l'arrivée du gros.

En ce point, deux des chauffeurs rebroussèrent chemin, puis la pesante colonne s'ébranla de nouveau, précédée d'une escouade d'éclaireurs.

Sur cette immense plaine de glace fréquemment embrumée ou balayée par la tourmente, Scott prend les plus minutieuses précautions pour assurer le retour. Tous les quatre milles (7.400 mètres), des monticules de neige jalonnent la route, et, à des intervalles de 110 kilomètres, des dépôts de vivres pour une semaine sont établis. Entre temps, on perd un poney; puis on en abat quatre autres, que l'allégement des charges rend inutiles, et on en nourrit les chiens.

Tandis qu'Amundsen était relativement favorisé par le temps, les Anglais recevaient coups de vent sur coups de vent. Le 4 décembre, à la fin de la Grande Barrière, une effroyable tourmente de sud se déchaîne. Pendant quatre jours, l'ouragan fait rage, déversant une telle quantité de neige que toutes les heures des corvées doivent dégager les tentes et les chevaux. Après cela, comme il arrive toujours lorsque la tempête souffle du sud, brusquement le thermomètre monte au-dessus du point de glace. Ce fait étrange, que des vents venant du pôle et des glaciers déterminent une hausse considérable de température, est dû à ce que l'air s'échauffe par suite de la compression qu'il subit en descendant des hautes montagnes riveraines de la Barrière. C'est le même phénomène qui donne naissance en Suisse au foehn, ce souffle chaud issu des Alpes, et, sur le versant français des Pyrénées, au vent d'Espagne. Ces courants aériens élèvent la température de l'air, non parce qu'ils viennent du sud, mais parce que, comme sur la Barrière, ils descendent d'une haute chaîne de montagnes.

Ce dégel transforma le glacier en bourbier, si bien que, pour maintenir les poneys à sa surface, on dut leur attacher, aux pieds, des raquettes rondes, comme celles employées en Norvège en pareil cas. Telles furent les difficultés sur ce sol fluant que les quinze derniers kilomètres de la Barrière ne coûtèrent pas moins de quatorze heures d'efforts. A la fin de cette étape harassante, la provision de fourrage se trouvant épuisée, les cinq poneys survivants furent abattus et servirent à augmenter l'important dépôt de vivres laissé en ce point.

l'ascension du plateau polaire

Le 10 décembre, après avoir gravi une bosse de terrain, Scott atteignait le glacier Beardmore. En 38 jours, il avait traversé la Grande Barrière et franchi un peu moins de la moitié de la distance entre le cap Evans et le pôle. Restait maintenant à accomplir la plus longue et la plus difficile partie du trajet, l'ascension du plateau polaire. Il s'agissait de parcourir 740 kilomètres en montagne, et de s'élever de la cote 200 à l'altitude de 3.000 mètres. Comme le représente, aux pages précédentes, le beau profil de M. Trinquier, qui a la valeur d'un dessin topographique, Scott se trouvait dans la situation d'un voyageur qui, parti de Dieppe et arrivé à Chambéry, se dispose à escalader les Alpes, avec cette différence qu'ici le relief à gravir possède une largeur égale à la distance entre la capitale de la Savoie et Florence. A travers cet énorme massif, la route est tracée par le glacier Beardmore, descendant du plateau polaire en longues pentes pour confluer dans la Grande Barrière. Que l'on se représente une surface glaciaire bordée de montagnes de 3.000 mètres et plus, dans le genre de la Mer de Glace de Chamonix, mais de dimensions énormes. D'une rive à l'autre, sa largeur varie de 20 à 40 kilomètres, et de son embouchure à sa sortie du plateau sa longueur n'est pas inférieure à 200 kilomètres.

Avant le début de l'ascension, Scott renvoya sur l'arrière une escouade et tous les chiens. La vigueur dont ces animaux avaient fait preuve n'avait pu modifier l'opinion défavorable que le chef de l'expédition avait à leur égard: déplorable aveuglement dont, les conséquences devaient être fatales! Dès lors, c'est à bras que les douze hommes composant maintenant la caravane doivent haler les traîneaux. Travail épuisant! Dans la neige fraîche qui recouvre le glacier les explorateurs enfoncent jusqu'au genou et les véhicules demeurent enlizés. En dix heures, à grand'peine ils réussissent à parcourir 10 kilomètres, et cela dure ainsi cinq longues journées. Plus haut, au delà du Cloudmaker, le terrain se raffermit; mais alors la brume arrive et bouche toute vue. A travers un épais brouillard, allez donc choisir la route au milieu de crevasses et de séracs! Quoi qu'il en soit, ces intrépides pionniers avancent toujours, et, le 21 décembre, ils parviennent au sommet du glacier, dans la région où la nappe glacée du plateau polaire s'écoule vers l'aval, canalisée entre deux rangées de montagnes.

Après qu'un dépôt a été établi près du mont Darwin, une seconde escouade bat en retraite; seuls huit hommes continuent la marche en avant. Désormais, plus qu'une immense plaine blanche s'élevant en longues et molles ondulations déchirées de crevasses. Par-dessus les bosses du sous-sol, la rigide nappe de glace se déverse, rompue et disloquée, comme une masse d'eau au passage d'un seuil rocheux. Au pied de chacune de ces protubérances on espère que cela sera la dernière et qu'à son sommet on atteindra enfin la plaine culminante sur laquelle le halage deviendra aisé; au prix d'efforts inouïs on hisse les traîneaux au haut de la pente; et toujours devant soi apparaît une nouvelle vague de cette mer rigide. Malgré ces difficultés, grâce à un temps clair, les étapes s'élèvent à 24 kilomètres. 24 kilomètres par jour sur un pareil terrain et en halant de lourds véhicules, rien ne démontre mieux la vigueur et l'énergie de l'équipe anglaise! Mais, quelque diligence qu'elle fasse, le 3 janvier 1912, elle n'est encore qu'à 273 kilomètres du pôle. Scott renvoie alors sur l'arrière trois de ses compagnons, le lieutenant R. G. Evans, le sous-officier Crean et le mécanicien Lashley. Dramatique fut le retour de ce détachement. Sur la Barrière, Evans, en proie à une violente attaque de scorbut, devint incapable de faire un pas. Admirables de dévouement, les deux marins réussirent cependant à sauver leur chef, le charriant pendant quatre jours couché sur le traîneau, puis l'un d'eux, au risque d'être englouti dans une crevasse ou perdu dans la brume ou le blizzard, partant seul à la recherche de secours. Nulle expédition n'a été plus que celle du Terra-Nova riche en actes héroïques. Mais que d'anxiété sur le sort de Scott la nouvelle de ce cas de scorbut chez un des membres de la caravane éveilla dès l'an dernier parmi les spécialistes!

Au Pole, après Amundsen

Après le départ du lieutenant Evans, Scott continue avec seulement quatre compagnons, le docteur Wilson, le capitaine Oates, le lieutenant Bowers et le sous-officier Evans. Malgré l'effrayant labeur fourni depuis 62 jours, tous sont dispos et pleins d'ardeur. «Nous partons, écrit le chef de l'expédition, avec un mois de vivres et l'espérance de la victoire si le temps se maintient et si aucun obstacle imprévu ne surgit.» Trois ou quatre jours après, une cruelle déception attendait ces hommes énergiques: des traces de skis et de traîneaux sont visibles à la surface du glacier!

Le succès que Scott avait tant mérité par sa constance et par ses services antérieurs lui était ravi. Maintenant que l'espoir ne soutient plus les explorateurs, combien plus pénible leur semble la route et combien plus épuisant devient l'effort. Encore 200 kilomètres, puis, le 17 janvier, après trente-huit jours de montée, voici enfin le but marqué par la petite tente pavoisée qu'Amundsen y a laissée en signe de conquête. Quel déchirement pour ces marins et ces soldats d'apercevoir un pavillon étranger flottant au-dessus du point où ils avaient rêvé de planter l'Union Jack! Ils ouvrent la tente; elle renferme une lettre adressée à Scott par son heureux compétiteur, une seconde lettre destinée au roi de Norvège, un sextant, un horizon artificiel et divers effets d'habillement. Tous ces documents et tous ces objets, recueillis par les Anglais, ont été retrouvés ensuite dans leurs bagages; actuellement, le message adressé du Pôle Sud par Amundsen au roi Haakon est arrivé à destination.

Le lendemain, le ciel étant devenu clair, des observations astronomiques sont exécutées, lesquelles placent le pôle à 925 mètres au delà de la tente des Norvégiens; puis on prend une série de photographies. C'est de ces vues, du plus émouvant intérêt documentaire, que L'Illustration, fidèle à ses habitudes d'informations précises et rapides, s'est assurée la primeur.

Découverte de la tente laissée ats Pôle
par Amundsen.
Groupe des cinq explorateurs au point exact
du Pôle.

Copyright. Repr. interdite.

Les clichés de l'arrivée au Pôle du capitaine Scott et de ses compagnons, retrouvés non développés près de leurs cadavres, et reproduits ici d'après des épreuves sans retouches, à leur format exact.--Voir aux pages suivantes les agrandissements.


LES QUATRE DERNIERS COMPAGNONS DU CAPITAINE SCOTT, PHOTOGRAPHIÉS PAR LEUR CHEF SUR LE PLATEAU POLAIRE.
Le traîneau auquel ils sont attelés porte tout leur matéries: sacs de couchage, fourneau-lampe, instruments et provisions de bouche et de combustible qui devront leur suffire jusqu'à ce qu'ils retrouvent un de leurs dépôts.

Copyright. Reproduction interdite.

Capitaine Scott, Capitaine Oates, Dr Wilson, Sous-officier Evans.
L'EXPÉDITION DU CAPITAINE SCOTT, ARRIVANT AU POLE SUD, LE 17 JANVIER 1912, Y TROUVE, PAVOISÉE AUX COULEURS NORVÉGIENNES, LA TENTE DRESSÉE UN MOIS AVANT PAR AMUNDSEN
Photographie du lieutenant Bowers. Copyright. Reproduction interdite.

Capitaine Oates. Lieutenant Bowers. Capitaine Scott (debout). Dr Wilson, Sous-officier Evans.

LA DERNIÈRE PHOTOGRAPHIE DU CAPITAINE SCOTT ET DE SES QUATRE COMPAGNONS, GROUPÉS AU POINT EXACT DU POLE, A NEUF CENTS MÈTRES DE LA TENTE D'AMUNDSEN

Cliché pris par le lieutenant Bowers qui, après avoir mis au point, prit place dans le groupe et fit déclancher l'obturateur en tirant un cordon.--Copyright. Reproduction interdite.


LE PLUS ÉMOUVANT TOMBEAU DU MONDE: PYRAMIDE DE GLACE ET DE NEIGE ÉLEVÉE DANS LE DÉSERT ANTARCTIQUE AU-DESSUS DE LA TENTE OU SONT MORTS SCOTT, BOWERS ET WILSON

Les corps des trois héros ont été pieusement étendus côte à côte sous la toile de leur tente et sous le monticule glacé surmonté d'une croix; à gauche, se dresse encore la hampe du pavillon de leur dernier campement, restée où ils l'avaient plantée; à droite, leur traîneau abandonné a été dressé sur un petit tas de neige par les membres l'expédition de secours.--Copyright. Reproduction interdite.]


LA TENTE OU SONT MORTS LE CAPITAINE SCOTT, LE LIEUTENANT BOWERS ET LE DOCTEUR WILSON dans l'état où elle fut trouvée, huit mois après, par l'expédition de secours.
Copyright. Reproduction interdite.

Lieutenant Gran, Sous-officier Williamson, M. Nelson, Sous-officier Crean.

L'expédition de secours qui découvrit le campement où moururent Scott et ses deux derniers compagnons. Copyright. Reproduction interdite.


EN MÉMOIRE DES CINQ HÉROS.--Croix érigée par l'équipage du Terra-Nova
sur la hauteur dite Observation Hill, voisine des quartiers d'hiver du Cap Evans.

--Copyright. Reproduction interdite.

La fin de l'été antarctique approche; il n'y a donc pas de temps à perdre. Reprenant le chemin du retour, à toute vitesse la caravane dévale le plateau polaire; un jour, elle réussit même à couvrir 33 kilomètres. Si cette allure pouvait être maintenue, Scott serait sauvé; mais, à peine en route, Evans commence à faiblir, et de jour en jour son état empire. Presque incapable de se tenir debout, le malheureux fait une chute grave; après cet accident, la traversée de la zone de neige molle, au nord du Cloudmaker, achève de l'épuiser, et, le 17 février, au pied du glacier Beardmore, il tombe pour ne plus se relever.


(Agrandissement)

                                  L'aller.                                                    Le retour.

TOUTE L'EXPÉDITION DU CAPITAINE SCOTT RÉSUMÉE EN DEUX IMAGES SCHÉMATIQUES Dessin de L. Trinquier.--L'itinéraire de gauche doit être suivi de haut en bas; celui de droite, de bas en haut.

l'agonie de la caravane

L'agonie de la caravane commence. Sur la Grande Barrière, le froid acquiert une rigueur extrême, et, sous l'influence de cette basse température, la couche de neige devient pulvérulente comme du sable. Les étapes sont par suite très lentes, et cette lenteur amène la famine. Les dépôts échelonnés à des intervalles de 110 kilomètres renferment juste le nombre de rations de vivres nécessaires à une escouade pour couvrir cette distance, en marchant à raison de 16 kilomètres par jour. Or, par suite du mauvais temps régnant, de l'état déplorable de la piste et de la fatigue, la petite troupe ne peut soutenir pareil train. Parfois, en 24 heures, elle franchit à peine 3 kilomètres. Avec cela, le 16 mars, Oates est à bout de forces. Les pieds et les mains gelés, le voilà maintenant, pauvre masse presque inerte, à la charge de ses compagnons défaillants. Dans cette conjoncture, il connaît son devoir, il l'a formulé lui-même, devant des amis, avant son départ pour l'Antarctique. En une pareille entreprise, avait-il déclaré, tout homme qui tombe malade et de ce fait met en péril la vie de ses camarades doit avoir le courage de disparaître. Oates est de ceux dont les actes ne démentent pas les paroles: réunissant ses dernières forces, il se lève, sort de la tente, et disparaît dans le blizzard, afin de libérer ses camarades.

Malgré la violence de la tempête, les trois survivants se remettent aussitôt en route. Le gros dépôt du One Ton Camp n'est plus loin, et là est le salut. Après cinq nouvelles étapes terribles, au moment de toucher le but, l'ouragan oblige les malheureux affamés à camper. Ils n'ont plus que deux jours de vivres, en comptant toutes les miettes soigneusement ramassées au fond des caissons. D'ici là la tempête mollira... tout espoir n'est donc pas perdu. Dans l'attente anxieuse quarante-huit heures se passent, mais jamais le vent n'abat; toujours l'ouragan souffle comme un hululement de mort... Maintenant plus rien à se mettre sous la dent; c'est la famine complète. Dans l'hallucination que produit la faim, ces héros revivent leur admirable épopée; en rêve, comme une gloire céleste, ils revoient ce pôle pavoisé de l'Union Jack pour lequel ils ont sacrifié leurs vies; puis, peu à peu, leurs forces défaillent...

Huit mois plus tard, le 12 novembre 1912, un détachement, parti des quartiers d'hiver à la recherche des disparus, découvrait leur tente et auprès d'elle leur traîneau, au milieu de la grande solitude. Contre cette pauvre petite chose perdue dans cette immensité, unique saillie au centre de la plaine infinie, les blizzards de l'hiver avaient épuisé vainement leur violence. A peine la toile de la tente avait-elle un peu fléchi. La neige, sèche comme une poussière, l'avait fouettée éperdument sans s'y accrocher jamais, sans s'amonceler contre l'obstacle.

De loin, c'était simplement un campement abandonné... Le chef du groupe avance le premier, tête nue, et, soulevant la portière de l'abri, il découvre la chambre funèbre. Un simple coup d'oeil permet aux assistants émus de reconstituer le dernier acte du drame.

Le capitaine est là, près du seuil, étendu tout de son long sur son sac de couchage, tandis que Wilson et Bowers reposent dans leurs sacs. Ils ont donc succombé les premiers, et, malgré sa propre faiblesse, leur chef a trouvé l'énergie de les ensevelir dans ces suaires de fourrure, en attendant que la mort vienne le prendre à son tour. Tous ont gardé un air calme et semblent dormir. Wilson, raconte le lieutenant Gran, du détachement de secours, était placé juste en face de l'entrée, à moitié dressé, le buste appuyé contre la paroi de la tente, le visage éclairé par un doux sourire; on eût dit qu'il allait s'éveiller. Même dans la mort, l'excellent docteur, le boute-en-train de l'expédition, avait gardé son amabilité habituelle; il semblait avoir accueilli la triste visiteuse avec son affabilité coutumière... «Ce sourire sur cette bonne physionomie à jamais glacée, ajoute Gran, nous fendit le coeur, et devant ce spectacle profondément navrant nous demeurâmes tous comme pétrifiés.»

Le matériel de la tente, les échantillons géologiques, les registres d'observation, les carnets de notes, et tout d'abord l'émouvant message de Scott au peuple anglais qui a été placé bien en évidence, sont pieusement recueillis. Ensuite on récite les prières des morts; puis, enlevant les piquets de la tente, on laisse retomber la toile sur les dépouilles des trois héros. Par-dessus ce linceul, des blocs de neige et de glace sont entassés sur une hauteur de cinq mètres, et, au sommet de ce monticule, les quatre Anglais plantent une simple croix faite de deux skis entre-croisés, suprême hommage aux morts qui reposent là où ils sont tombés.


Le retour en Nouvelle-Zélande, pavillon
    en berne, du navire de l'expédition, le
                            Terra-Nova.

LES DERNIERES LIGNES ÉCRITES PAR LE CAPITAINE SCOTT

L'expédition Scott demeurera un de ces magnifiques exemples de courage et de grandeur morale qui honorent l'humanité entière. Qui ne se sentira pris d'une profonde admiration pour ce chef de mission qui, dans les affres de la mort, trouva encore la force d'exalter la grandeur de son pays dans cette page si simple, si surhumainement émouvante et désormais immortelle:

Notre désastre est dû, écrit Scott mourant, non à des vices d'organisation, mais à la malchance dans toutes les situations difficiles dont nous avions à triompher.

1° La perte de poneys survenue en 1911 m'obligea à partir plus tard que je ne l'avais tout d'abord résolu et réduisit la quantité de vivres que nous emportâmes.

2° Le mauvais temps à l'aller, notamment la longue tourmente éprouvée sous le 83° de latitude, retarda notre marche.

3° La neige molle sur les pentes inférieures du glacier Beardmore ralentit encor: nos progrès.

Avec énergie, nous avons lutté contre ces circonstances adverses et en sommes venus à bout, mais au prix de larges prélèvements sur nos vivres de réserve. Approvisionnements, vêtements, organisation de la longue file de dépôts établie sur le plateau et sur la route du Pôle, longue de 1.300 kilomètres, tout nous a donné pleine satisfaction.

Notre groupe aurait rallié le glacier Beardmore en parfait état et avec une réserve de vivres, sans la défaillance extraordinaire d'Evans, le dernier que nous nous attendions à voir faiblir.

Jamais des êtres humains n'ont souffert autant que nous pendant ce dernier mois; en dépit du mauvais temps, nous aurions cependant réussi à passer, sans la maladie du capitaine Oates, sans la diminution de la provision de combustible contenue dans les dépôts, diminution inexplicable, sans, enfin, ce dernier ouragan. Il nous a arrêtés à 20 kilomètres du dépôt où nous avions l'espoir de trouver les vivres nécessaires.

Eut-on jamais plus mauvaise chance? Nous sommes arrêtés ici, à 11 milles (20 kilomètres) du dépôt du One Ton Camp, n'ayant plus que deux jours de vivres et du pétrole pour préparer un seul repas.

Nous sommes faibles; je peux à peine tenir la plume. Pour ma part, je ne regrette pas d'avoir entrepris cette expédition; elle montre l'endurance des Anglais, leur esprit de solidarité, et prouve qu'ils savent regarder la mort avec autant de courage aujourd'hui que jadis.

Nous avons couru des risques; nous savions d'avance que nous allions les affronter.

Les choses ont tourné contre nous; nous ne devons pas nous plaindre, mais nous incliner devant la décision de la Providence, résolus à faire de notre mieux jusqu'à la fin.

Si dans cette entreprise nous avons volontairement donné nos vies, c'est pour l'honneur du pays. J'adresse donc un appel à mes compatriotes et les prie de veiller à ce que ceux dont nous étions les soutiens ne soient pas abandonnés.

Eussions-nous survécu, le récit que j'aurais fait des souffrances, de l'endurance et du courage de mes compagnons eût profondément ému tous les coeurs anglais. Ces notes frustes et nos cadavres diront nos épreuves, et certainement un grand et riche pays comme la Grande-Bretagne assurera convenablement l'avenir de nos proches.

Ce morceau, digne des plus belles pages de Plutarque, constitue la plus magnifique des leçons d'héroïsme et d'ardent patriotisme. Aussi, pour exalter l'esprit de la jeunesse et développer chez elle la fierté du nom anglais, ce message suprême a-t-il été lu et commenté dans toutes les écoles publiques. A travers l'empire entier, l'admirable mort de Scott et de ses compagnons a fait passer un frisson d'orgueil national et réveillé l'esprit d'entreprise. Aux yeux de tous, l'exploration de l'Antarctique qui, jusque-là, laissait les grandes masses indifférentes, apparaît maintenant comme un des facteurs de la grandeur britannique.
Charles Rabot.



Pour les deux photographies rapportées des lieux de la mort de Scott par les membres de l'expédition de secours, ceux-ci ont pu fournir eux-mêmes les légendes. Il n'en a pas été ainsi pour les trois clichés trouvés non développés dans la tente où succombèrent les explorateurs. Ce qu'ils représentaient n'était pas douteux. Mais sur ces visages fatigués, hâtés, graisseux, on pouvait hésiter à mettre des noms. L'identification que nous en donnons est pourtant certaine, et une note dans un carnet de l'expédition indique expressément comment le groupe complet fut pris, au Pôle même, par le lieutenant Bowers. Celui-ci est également l'auteur du cliché de la tente d'Amundsen. Quant au traîneau auquel sont attelés quatre des explorateurs, il paraît bien avoir été photographié par le capitaine Scott lui-même.




Les pavillons des puissances (Allemagne, France,
Autriche-Hongrie, Italie, Angleterre) flottant sur la forteresse de Scutari d'Albanie.

LES PUISSANCES EN ALBANIE

A Scutari, maintenant, le drapeau monténégrin qui s'était substitué au drapeau ottoman, est à son tour remplacé par les pavillons des grandes puissances, Angleterre, Italie, Autriche-Hongrie, France, Allemagne, dont les détachements occupent la ville. Une commission d'officiers de la flotte internationale--auxquels tous les habitants sont invités à obéir sous peine d'encourir les pénalités prévues par la loi martiale--dirigera les services jusqu'à ce qu'un gouvernement autonome soit établi en Albanie. Cette commission, présidée par le vice-amiral anglais Burney, a déjà commencé ses travaux et pris d'utiles mesures administratives. La surveillance des douanes est confiée à un officier nommé par le corps consulaire. Les distributions de vivres aux indigents se poursuivent avec méthode, et une commission sanitaire, composée de médecins albanais, autrichiens et italiens, a pris d'urgence les mesures réclamées par le mauvais état sanitaire de la ville.


Panorama de Santi Quaranta, port de ravitaillement de
Janina, Argyrocastro et Delvino.

EN EPIRE HELLÈNE

Au moment où se prépare le partage, entre les alliés balkaniques, des territoires conquis par eux, où se décident des tracés de frontières qui vont, quoi qu'il advienne, causer plus d'une déception, le Temps avec cette préoccupation constante de l'actualité qui l'anime et à laquelle il doit son allure vivante et, dirait-on, éternellement jeune, chargeait l'un de ses plus actifs collaborateurs, M. René Puaux, d'une mission d'études en Epire. Notre excellent confrère a envoyé à son journal des articles substantiels, vivement colorés et de forme brillante; mais il a bien voulu nous réserver les clichés photographiques qui en forment la pittoresque illustration. Ce sont de beaux paysages aux lignes nobles, où de sombres cyprès dressent dans des ciels limpides leurs silhouettes classiques; puis, fatalement dans cette région où les haines de races sont ardentes et où la lutte fut farouche, des visions lamentables de ruines, et, d'autre part, spectacle plus inopiné, des tableaux de fêtes agrestes tout à fait charmants et bien doux à nos coeurs: car, dans tout le cours de son voyage, M. René Puaux se vit, à sa grande surprise, à sa profonde émotion, l'objet de manifestations enthousiastes de la part de cette malheureuse population épirote qui n'avait pas vu un étranger depuis au moins un demi-siècle, mais qui, nourrie d'une certaine tradition, a gardé sa foi en la France, comme en une nation libératrice.


Les habitants de Loukovo venus, avec des drapeaux grecs
et français, au-devant de notre compatriote, M. René Puaux.


L'envoyé du Temps, M. René Puaux, à Nivitza, devant sa
porte décorée d'un drapeau grec et d'un drapeau français.

Salué à Santi Quaranta par des ovations chaleureuses, le voyageur, le Français, croit «avoir connu l'unique expérience d'une touchante popularité». Mais il arrive à Nivitza:

«... Au milieu d'un petit bois d'oliviers, à deux cents mètres des premières maisons, écrit-il, un spectacle inattendu me fit tirer en arrière la bride de mon cheval. Une partie de la population était là, et, au milieu d'un groupe d'une vingtaine de petites filles tenant de gros bouquets de fleurs des champs, trois gamins brandissaient deux drapeaux grecs et un drapeau français. Je mis pied à terre, et alors un vieillard aux longues moustaches blanches tranchant sur le teint recuit des joues s'avança. Il tenait, entre ses doigts qui tremblaient fort, une feuille de papier écolier sur laquelle était écrit son discours: une harangue émue où il était question de la France protectrice des faibles et des causes justes, où l'on disait que les pauvres gens de Nivitza préféraient maintenant mourir que de ne pas être Grecs.»


La côte de l'Epire hellène et le canal de Corfou.


La petite ville de Chimara, qui avait su rester grecque
même sous la domination turque.

Des vivats: Zito Hellas! Zito Gallia! Zito Enossis! (Vive la Grèce! Vive la France! Vive l'Union!) saluent ces paroles. Ce sont des cris qui deviendront vite familiers aux oreilles de M. René Puaux, car ils retentiront sur sa route à chaque étape, à Saint-Basile, à Loukovo, à Pikerni, à Chimara, à Delvino, à Argyrocastro, où s'y mêlera même le cri de Zito Chronos! (Vive le Temps!).

Un cortège se forme «marchant à la file indienne, vu l'étroitesse du sentier, les drapeaux grecs et français en avant».

On entre dans le village. Hélas! c'est un amas de ruines:

«Les Albanais, au soir du 13 décembre dernier, ont mis le feu à la plupart des maisons que leurs habitants avaient hâtivement quittées à leur approche. Il resta cinq vieilles femmes impotentes et deux vieillards qui furent jetés dans le brasier. De leurs enfants qui étaient demeurés avec eux, l'un fut assassiné dans la chambre même où j'écris.»

Et à ce village de décombres il ne demeure qu'une parure, le séculaire platane de sa grand'place, à l'ombre duquel, aux jours calmes, on se réunit pour causer ou rêver.

Cet enthousiasme pour la Grèce comme ces visions d'horreur eurent vite fait de convertir M. René Puaux aux convictions de ces braves gens, à leurs espoirs. Avec eux, il croit fermement qu'ils ne peuvent plus être abandonnés comme des otages aux fureurs de leurs oppresseurs albanais. «Ce n'est pas, proclame-t-il dès les premiers pas qu'il fait parmi ces Hellènes de coeur, ce n'est pas le gouvernement grec qui veut l'annexion de l'Epire, ce sont les Epirotes qui réclament leur union à la Grèce.»


                    Un vieux Chimariote.

Ses dernières haltes ne font que l'ancrer plus profondément dans cette conviction.

A Chimara, où les hommes vont bardés de cartouchières et le fusil au poing et où les querelles mortelles devraient être fréquentes, il admire le régime paternel des «démogéronties», conseils de vieillards administrant les affaires en commun, qui réussissent, à force de sagesse, à maintenir parmi ces belliqueux une paix relative. Et les droits de cette petite ville à la nationalité grecque lui paraissent plus sacrés encore que ceux d'aucune autre:

«Les droits de Chimara à l'union avec la Grèce sont autant motivés par ses traditions, son patriotisme, que par sa situation géographique et économique. C'est le dernier clou planté au pavillon bleu et blanc en haut de la hampe de la côte d'Epire; mais il est si bien enfoncé qu'aucune tempête ne pourra l'arracher; l'étoffe tout entière cédera plutôt!... Chimara ne peut pas ne pas être grecque, parce qu'elle l'est déjà. Les Chimariotes sont célèbres dans tout le royaume hellénique. On les cite en exemple de patriotisme. Ils ont droit aujourd'hui à la récompense de leur attachement à la mère patrie.»

Quand, enfin, il a été témoin des manifestations de respect, d'attachement, d'amour, dont fut l'objet, à Korytza, le nouveau diadoque, visitant la contrée conquise, il lui sembla bien décidément que la voix de ce peuple était la voix de Dieu lui-même.


EN ÉPIRE HELLÈNE.--La côte d'Epire, le canal de Corfou,
et l'île, de Corfou elle-même à l'horizon, vus de Chimara.
--Photographies René Puaux.



CE QU'IL FAUT VOIR

LE PETIT GUIDE DE L'ÉTRANGER

Il faut voir l'exposition des Chiens. Il faut même se presser de l'aller voir, car elle sera fermée dans trois jours.

A dire vrai, cette exposition n'embellit pas le coin de Paris où elle est placée. Aux Tuileries, sur cette admirable terrasse du Bord de l'eau devant laquelle la place de la Concorde déploie le plus somptueux de nos panoramas parisiens, s'alignent les baraquements bas de fer et de toile grise où sont retenus prisonniers--pour leur gloire!--nos plus beaux chiens. Le long des cages grilles, de la paille s'éparpille, des gamelles traînent, des pancartes-réclames de biscuits et de produits «désodorisants» sont accrochées. Des joueurs de cors de chasse soufflent leurs airs mélancoliques sur un parterre de petites tables autour desquelles des buveurs sont assis. L'Orangerie sert d'asile à un petit Salon de peintres de chiens et de sculpteurs pour chiens, que continue, au dehors, l'exposition en plein vent des vêtements, des colliers, de la pharmacie, des nourritures de chiens...

Et cela aurait la vulgarité des pires fêtes foraines, si deux attractions de qualité supérieure ne faisaient de cette exposition canine un spectacle, au total, charmant. Ces attractions, ce sont les chiens eux-mêmes; et, autour d'eux, celles qui les regardent.

La première série des sujets exposés n'avait guère attiré aux Tuileries que des élégances... masculines. C'était la série des chiens sérieux; j'entends les chiens chasseurs... Braques d'Auvergne, braques Saint-Germain, setters et pointers, orgueilleusement alignés derrière leurs grilles, à côté des boxes plus vastes où rêvaient, endormies dans la paille, en paquets, les meutes des tekels, des bassets griffons, des beagles. Il y avait bien le clan aristocratique des lévriers, autour desquels on vit s'agiter de délicieux chapeaux de printemps; les chapeaux de «celles qui regardent». Mais ce n'est qu'à la seconde série qu'elles affluent, celles qui regardent: la série de maintenant; celle des petits chiens. Chiens-bibelots, chiens-joujoux, qui ne servent à rien, qui coûtent des prix fous, et qu'on adore. Un salon spécial a été aménagé pour eux. De minuscules cages en font le tour; et les voici tous, enrubannés, pomponnés, parfumés, fleuris, précieusement vêtus: caniches loulous d'Alsace et de Poméranie, King Charles, havanais et pékinois, levrons et carlins, fox-terriers et papillons... Grelottants, hargneux, terrifiés par la foule et le bruit... Mais l'amusant tapage, où se confondent les bruits des voix, des rires, des aboiements! Le joli tableau de frivolité spirituelle, d'élégance, de tendresse jolie... et un peu comique, et comme décidément la femme créée par Paris, si je puis dire, est intéressante à regarder, en quelque attitude qu'on la surprenne!

*
* *

Ainsi l'avez-vous vue suivre une grande vente, rue de Sèze, chez Georges Petit?

C'est encore une chose à voir, et tout à fait un spectacle de l'instant de l'année où nous sommes. Pourquoi? On n'en sait rien. Le commissaire-priseur a des raisons que la raison ne connaît pas. Ce qui est certain, c'est qu'il y a à Paris une saison pour les «grandes ventes» comme pour les grands dîners, les ballets russes et les grandes épreuves de Longchamp. Et nous voilà au coeur de cette saison-là. Que l'étranger ne s'illusionne point; le décor n'est pas plus séduisant ici qu'à l'exposition canine. Mais ce sont les figures qui sont bien amusantes, là aussi, à observer.

La grande salle d'exposition est comme déshabillée. On en a supprimé les grands vélums qui la plafonnent d'ordinaire, et par l'immense verrière tombe un jour cru sur les figures des gens. Le long des cimaises, à la place des tableaux, s'alignent des tapisseries à vendre, des bois de lit, des glaces «de style», toutes sortes de pièces d'ameublement qui font ressembler les murs de ce hall à ceux d'un magasin d'accessoires.

Au fond, la tribune où s'agite, les bras en l'air, un homme avec lequel d'autres hommes échangent, à distance, des propos brefs, des appels de nombres suivis de temps en temps d'un coup--frappé sur la tribune--du marteau d'ivoire que M. le commissaire tient à la main. Les objets à vendre sont promenés sous les yeux des amateurs, assis en rang sur des fauteuils de velours rouge qui font penser à l'orchestre d'un petit théâtre... d'un petit théâtre où l'on s'écraserait en plein jour. Foule mêlée. Des marchands, des marchandes, des oisifs sans le sou qui viennent regarder vendre un tabouret 6.000 francs, et 45.000 une table à thé; des gens de sport, des club-men connus et très salués, des femmes du monde, des femmes de théâtre, très entourées aussi. Que viennent-elles faire là? Acheter des choses? Oh! que non. Elles viennent simplement satisfaire la curiosité de savoir qui est celui qui payera 45.000 francs la petite table à thé, et goûter le plaisir d'avoir vu sa figure.

Car c'en est un! une surenchère, c'est une course d'argent, comme une course de chevaux est un match de vitesse, ou comme un match de boxe est une course de poings! Et rien n'intéresse plus les femmes que d'assister à une victoire, et d'avoir devant elles une figure de vainqueur à regarder,--que ce vainqueur soit un pugiliste, un jockey, ou un monsieur assez riche pour payer 45.000 francs une petite table à thé.

Un conseil: que l'étranger qui, cette semaine, se sera offert chez Georges Petit le spectacle sportif d'une grande vente ne manque pas de s'arrêter (dans la même maison) à l'Exposition des délicieuses Sanguines d'Albert Fourié. Cela aussi, c'est à voir.

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Et ce qui est à voir encore, c'est la double Exposition dont le «tri centenaire» de Lenôtre fournit en ce moment le sujet aux amateurs de jardins. Je dis: double, je devrais dire: triple. Ce fut, il y a une dizaine de jours, pour commencer, l'Exposition ouverte à la Bibliothèque Le Peletier Saint-Fargeau des vieux livres, des estampes et des plans où nous est racontée l'histoire des jardins de Paris. Puis, cette semaine, le Salon de Bagatelle et cette exposition charmante de l'Art des jardins où la Nature et l'Art se montrent si parfaitement dignes l'un de l'autre qu'on ne sait plus si c'est le peintre qui a pris ses modèles chez le jardinier ou le jardinier qui a imité le peintre. Et voici enfin que, depuis hier, une troisième exposition s'ouvre au pavillon de Marsan; et c'est encore aux jardins qu'elle est consacrée, et la mémoire de Lenôtre qu'elle évoque.

Peut-être tous les étrangers ne comprendront-ils pas pourquoi le trois centième anniversaire de Lenôtre suscite parmi nous cette sorte d'emballement. Il faudra donc leur expliquer qu'ici encore il y a, à côté de la raison qu'on voit, la raison qu'on ne voit pas. Sans doute, Lenôtre fut l'exquis dessinateur des jardins de Versailles, de Saint-Cloud, de Meudon, de Dijon, de Sceaux; des canaux de Fontainebleau; de la terrasse de Saint-Germain; mais il fut surtout l'homme d'une idée qui, plusieurs fois depuis deux siècles, a cessé chez nous d'être à la mode, et de laquelle--en politique aussi bien qu'en art--semblent s'éprendre de nouveau les esprits. L'architecture de Lenôtre, c'est un symbole de méthode, de discipline, de beauté claire et d'ordre tranquille. Et voilà pourquoi nos imaginations surmenées et désorientées à la fois par deux siècles d'indépendance trouvent Lenôtre charmant. Elles se reposent en lui, de toutes les manières...
Un Parisien.



AGENDA (24-31 mai 1913)

Expositions artistiques.--Paris: Grand Palais: Salon de la Société des Artistes français; Salon de la Société nationale des Beaux-Arts.--Petit Palais: exposition de David et ses élèves.--Ancien hôtel de Sagan (3, rue de Constantine): objets d'art du Moyen Age et de la Renaissance, au profit de la Croix-Rouge française.--Union centrale des Arts décoratifs (pavillon de Marsan): le 23 mai, ouverture d'une exposition rétrospective de l'Art des jardins en France (tapisseries, peintures, dessins, gravures).--Hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau (9, rue de Sévigné): Promenades et Jardins de Paris depuis le quinzième siècle jusqu'à 830. --A Bagatelle (bois de Boulogne): exposition de l'Art du jardin.--Hôtel de Sens (1, rue du Figuier); exposition des Artistes du IVe arrondissement--A l'Office tunisien (2, rue Meyerbeer): oeuvres des frères Delahogue, vues de Tunisie et d'Algérie.

Vente d'art.--Galerie Manzi-Joyant (15, rue de la Ville-l'Évêque): le 30 mai, vente de l'atelier de J.-B. Carpeaux, groupes, statuettes, bustes; la Danse, Ugolin et ses enfants (groupes originaux en terre cuite).

Conférences.--A la Bibliothèque Saint-Fargeau (29, rue de Sévigné), tous les vendredis à 4 heures, conférences sur les Jardins et Promenades de Paris,--Hôtel de Sens (rue du Figuier): le 1er juin, à 4 heures: conférence de M. Emile Berna: à l'Exposition des artistes du IVe arrondissement.

L'Exposition d'horticulture.--Au Cours la Reine: jusqu'au 26 mai, exposition de printemps de la Société nationale d'horticulture.

L'Exposition canine.--Terrasse de l'Orangerie (Jardin des Tuileries): jusqu'au 26 mai, exposition canine internationale.

A la Sorbonne.--Le 25 mai, à la Sorbonne, assemblée générale de la Société centrale de Secours aux naufragés, pour la distribution des récompenses aux sauveteurs, sous la présidence de l'amiral Duperré.

Fêtes de charité.--A la Comédie-Royale, le 24 mai, à 2 heures: représentation de gala au bénéfice de l'Oeuvre de la Miséricorde, présidée par la comtesse de Piennes, née Mac-Mahon.--Au Trocadéro, le 24 mai en soirée: représentation au bénéfice de l'Oeuvre du théâtre à la caserne.--Le 29 mai, au Trocadéro, matinée de gala, au profit de l'Oeuvre française des enfants d'artistes.--Au théâtre des Champs-Elysées: le 1er juin, fête de bienfaisance, au bénéfice de la Société de charité maternelle, présidée par Mme la duchesse de Mouchy.

Sports.--Courses de chevaux: le 24 mai, Saint-Ouen; le 25, Longchamp, Bordeaux; le 26, Saint-Cloud; le 27, Saint-Ouen; le 28, le Tremblay; le 29, Longchamp; le 30, Maisons-Laffitte; le 31, Enghien.--Aviation: le 1er juin, match Garros-Audemer.--Automobile: le 25 mai, course de côte de Limonest (Rhône); à la même date, à Reims, Grand Prix de Champagne (motocyclettes).--Escrime: aux Tuileries, continuation de la Grande semaine des armes de combat: le 24 mai, championnat; le 25, championnat de baïonnette, critérium des champions, prix Hauzeur (finale).--Boxe: le 28 mai, à la salle Wagram, Grand Prix de Paris (amateurs) de boxe anglaise.--Le 1er juin, à l'Exposition universelle de Gand, match Georges Carpentier-Bombardier Wells.



LES LIVRES & LES ÉCRIVAINS

Les livres de l'énergie française

«L'armée, écrit le lieutenant Psichari dans le beau livre qu'il rapporte de la brousse africaine, l'armée est la meilleure école qui soit au monde, surtout l'armée de métier. L'armée seule aujourd'hui, malgré les efforts que l'on a fait, possède une tradition. Et c'est là que réside toute sa vertu.» Ce mot vertu, vous devez l'entendre dans le sens puissant que lui donnaient les anciens: énergie, courage, amour de l'action périlleuse, dédain des quiétudes médiocres et des jouissances égoïstes d'une vie sans effort. La vertu de l'armée est dans sa tradition.

Hors des casernes et des garnisons trop douces de la métropole, au camp, au feu, dans les sables perdus des nouvelles France, la tradition échappe aux influences dissolvantes. Il n'y a plus là une armée d'hier et une armée d'aujourd'hui. Les uniformes ont pu changer. Mais l'âme est demeurée la même et vous n'en sauriez douter après avoir lu les quatre livres signés par quatre officiers de notre armée de métier, notre armée coloniale, souvenirs ou romans vécus, que nous venons de recevoir presque simultanément et qui sont des livres de foi ardente dans l'énergie de notre race.

L'un de ces livres, En colonne, par le général Bruneau (1), évoque les fastes algériens d'il y a quarante ans. Les trois autres: Gens de guerre au Maroc, par M. Emile Nolly (2); les Amis de mon ami Fou Than ou les Aventures de six marsouins en Chine, par M. Léo Byram (3); et l'Appel des armes, par M. Ernest Psichari (4), nous disent les gestes héroïques de ce temps, et les sacrifices consentis pour la plus grande France par les jeunes hommes d'aujourd'hui.

Deux générations de soldats surgissent de ces quatre volumes. Elles ne s'opposent pas. Elles se dressent ensemble, avec le même élan, le même regard, la même jeunesse, et le même cri de ralliement.

Les livres, cependant, sont de talents très divers. Les épisodes ne s'y ressemblent pas. Ces soldats de notre race, qui transportent en Afrique et en Asie, dans la défense et la conquête, le meilleur de l'énergie française, ont eu, dans la vie collective des camps, une vie propre et lss plus différentes aventures.

Nous avons déjà fait connaître à nos lecteurs plusieurs des récits du général Bruneau qui est le plus ancien, l'ancien, des conteurs militaires dont nous nous occupons aujourd'hui. Le général Bruneau représente la génération doyenne. Il a fait la terrible et néfaste guerre dont il nous a dit les héroïsmes désespérés (5). Puis il a pacifié l'Algérie en révolte, et ce sont ses souvenirs d'Afrique, combats et chasses, qu'il réunit maintenant en un livre charmant d'entrain jeune, de verve pittoresque, et de patriotique confiance. Il conte comme Marbeau, comme Parquin et comme du Barail. Il nous entraîne en gaieté, droit au feu, ou au péril, sous quelque forme qu'il s'offre. Lisez Johann, le Blocus de Djelfa, le Rallye-Paper, Un raid d'infanterie, le Combat de l'oued Cheref, Entre la vie et la mort. Vous verrez comme y sont admirablement évoqués, en pleine action, nos Africains d'hier, et vous verrez aussi combien ces Africains d'hier, guerriers ou civilisateurs, ressemblent, par les qualités profondes et brillantes qui font l'âme du soldat français, à nos «Marocains» d'aujourd'hui.

(1) Ed. Calmann-Lévy; 3 fr. 50.--(2) Librairie Plon, 3 fr. 50.--(3) Calmann-Lévy, 3 fr. 50.--(4) Ed. Oudin, 3 fr. 50.--(5) Récits de guerre, éditeur Calmann-Lévy. 3 fr. 50.

«Trop longtemps--écrit, à la veille de marcher sur Fez, M. Emile Nolly, l'éloquent et immédiat historien de nos Gens de guerre au Maroc--les jeunes hommes de France ont laissé le sabre au fourreau. L'espoir de dégainer enfin les lames claires, d'ouïr la musique ardente des balles, ranime le feu sacré qui couvait sous la cendre: l'instinct guerrier de la race, qu'assoupissaient, depuis l'Année terrible, les sophismes des pacifistes s'éveille et rugit.»

Voilà ce que dit M. Emile Nolly. M. Ernest Psichari va peut-être plus avant encore. Le cas particulier de ce jeune romancier militaire dont le manuscrit est daté de Mauritanie--décembre 1909, novembre 1912--est tout à fait intéressant. M. Ernest Psichari, qui, avant de s'engager dans notre armée coloniale, poursuivit et acheva en Sorbonne de fortes études philosophiques, appartient à cette génération neuve d'intellectuels dont une retentissante enquête de notre confrère l'Opinion nous révéla non point l'existence mais, déjà, l'importance dans l'État. Ces forces jeunes, dégagées des sensibilités déprimantes, libérées du poison de la critique, se sont élancées dans la vie avec un furieux appétit d'idéal. Et par dégoût de cette rhétorique mortelle qui a tout détruit autour d'elle, qui a comme vidé le monde de sa lumière, ces nouveaux venus ont proclamé la nécessité du retour à l'action, l'action brutale, primitive, qui nous rendra l'élan nécessaire pour remonter aux étoiles.

«Beaucoup de Français, constate M. Ernest Psichari, ont ressenti l'ennui de vivre dans un monde trop vieux. «Où trouver, se disaient-ils, une raison d'être? Où trouver une règle, une loi? Où trouver, dans le désordre de la cité, un temple encore debout?» Ils cherchaient, en tâtonnant, une grande pensée. Avec plus de foi, ils seraient entrés au cloître. Mais aujourd'hui les cloîtres servent de musées.»

Reste l'armée, seule traditionnelle, l'armée de métier, l'armée de l'éblouissante Afrique, où l'on apprend la haine du faux, du truqué, de tout «l'écoeurant bavardage des commis-voyageurs de la pensée humaine», et où l'on se sent l'âme plus solennelle en partageant l'extase des Maures devant le ciel. «Traverse la vie en barbare plutôt que de finir en byzantin!», dira ou à peu près le capitaine Nangès à son élève, le soldat Maurice Vincent, un converti de la veille, entraîné dans les sables brûlants de la Mauritanie. Et le jeune homme, ardent à revivre selon les lois de sa race, écrira à sa fiancée: «Il y a des moments où je voudrais mourir sur un champ de bataille tant je suis heureux de vivre.» Il a cessé de jouer Tristan et Yseult. Il marche désormais avec Parsifal.

Telles sont les idées exprimées. Nous ne nous arrêterons point sur le roman lui-même qui tient compte, avec une très juste observation, des réalités de la vie, des défaillances d'âmes, des communes misères humaines. Et il y a aussi des décors, adroitement brossés en exactes couleurs, dans le livre de M. Ernest Psichari et dans celui de M. Emile Nolly, car ces «barbares». pour le fond, sont, pour la forme, des artistes.

Quant à M. Léo Byram dont la sensibilité se fait plus immédiate, plus attentive, plus humaine, il nous fait aimer jusqu'en leurs défauts, jusqu'en leurs erreurs dessinées finement par leur sage ami chinois, Fou Than, ces humbles coloniaux détachés en Asie, dont la vie rude «est si peu favorisée du destin qu'ils estiment une grâce insigne d'échapper à la fièvre ou à la mort».

Ils grognent parfois--par tradition encore--mais ils continuent, d'instinct, à faire figure de héros. Ils sont notre armée de métier, celle qui nous a donné notre Asie et notre Afrique,--car ce ne sont point les milices qui conquièrent ni qui défendent les empires.
Albébic Cahuet.


Voir, dans la Petite Illustration, le compte rendu de Romieu et Courchamps, par M. Alfred Marquiset, et des autres livres nouveaux.




Les Eclaireurs de France, groupés par sections sur la
place de l'Hôtel-de-Ville, avant leur réception par le Conseil municipal.

LES ECLAIREURS A L'HOTEL DE VILLE

Le 12 mai dernier, alors qu'ils se trouvaient réunis, comme nous l'avons indiqué dans notre dernier numéro, sur le terrain du génie militaire, à Saint-Cyr, les Eclaireurs avaient été invités, par M. Henri Galli, président du Conseil municipal, qui était venu visiter leur campement, à se rendre, le dimanche suivant, à l'Hôtel de Ville.

«Je vous promets, leur avait-il dit, une brillante réception, à laquelle je donnerai un caractère officiel.» Dimanche dernier, en effet, dès 9 heures, 700 boy-scouts, groupés par sections, s'alignaient en bon ordre devant l'Hôtel de Ville, en présence d'une foule sympathique attirée par cette petite mobilisation.

Accompagnés par le président et les dirigeants de l'Association, par leurs moniteurs et les officiers chargés de leur préparation militaire, ils furent introduits dans la grande salle des Fêtes, où M. Henri Galli, M. Aubanel, représentant le préfet de la Seine, M. Laurent, secrétaire général de la préfecture de police, au nom de M. Hennion, M. Poirier de Narçay, au nom du Conseil général de la Seine, et le général Michel, gouverneur de Paris, délégué par le ministre de la Guerre, leur souhaitèrent la bienvenue, en des allocutions très applaudies.

Après une instructive promenade à travers l'Hôtel de Ville, les jeunes gens, avant de partir, défilèrent, drapeau en tête, sur la place, au son de la Marche de Sambre-et-Meuse jouée par la musique militaire du 46e d'infanterie... Ayant été ainsi à l'honneur, nos petits boy-scouts vont maintenant se remettre au travail d'un coeur plus fier, avec plus d'ardeur que jamais.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

Mme Poincaré a Berck-sur-Mer



Mme Raymond Poincaré, accompagnée par M. Mesureur, visite
les petits Parisiens hospitalisés à Berck-sur-Mer.

Mme Raymond Poincaré qui consacre à nos institutions charitables toute sa haute et active sollicitude, a visité, lundi dernier, l'hôpital maritime de Berck-sur-Mer où les petits Parisiens tuberculeux envoyés par l'Assistance publique reçoivent des soins attentifs et éclairés, selon les plus récentes lois scientifiques.

Lorsque Mme Poincaré les visita et s'attarda, avec un intérêt ému, auprès des plus atteints, tous les pauvres bébés étaient dans la joie. Chacun d'eux, en effet, tenait dans ses mains un jouet. L'oeuvre du «Jouet gratuit» dont Mme Poincaré est l'une des dirigeantes, avait envoyé 1.500 joujoux à Berck pour fêter la visite de la Présidente aux petits malades.

La visite à l'hôpital maritime dura deux longues heures. Mme Poincaré se rendit ensuite à l'établissement Bouville où l'Assistance publique a logé 200 petits garçons abandonnés et à l'établissement Vincent où, dans les mêmes conditions, sont soignées 200 fillettes. Et, partout, la charitable visiteuse laissa, avec un don généreux, le souvenir charmé de ses maternelles paroles et de sa compatissante émotion.

La locomotive a naphtaline.



L'Illustration a donné, dans son dernier numéro, une description de la curieuse locomotive à naphtaline essayée récemment au Havre. Une phrase de cette description pourrait faire croire que nous attribuons à M. Brillié la première application de la naphtaline au moteur à explosion. M. Brillié nous écrit que la priorité de l'emploi de ce carburant revient à MM. Lion et Chenier qui, en 1902, équipèrent une voiture fonctionnant au moyen des boules blanches. MM. Schneider ont, depuis, repris la question en appliquant de nouveaux principes et en utilisant en particulier la naphtaline brute dont le prix de revient actuel est d'environ 80 francs la tonne. Le prix du cheval-heure ressort ainsi à 5 centimes, prix comparable à celui que donnent les moteurs à vapeur.

Les essais du Havre ont été effectués avec le concours des chemins de fer de l'État qui avaient mis à la disposition de MM. Schneider leur wagon dynamomètre, avec tous ses appareils de mesure. On a pu faire ainsi de très intéressantes constatations, qui serviront de guides pour les nouvelles locomotives actuellement à l'étude.

Les pertes a la guerre.



Est-il bien exact, comme on l'a dit ici même en se plaçant à un point de vue un peu exclusif, que les pertes à la guerre ne dépendent que du moral des troupes engagées, les troupes de mauvaise qualité ne subissant que des pertes insignifiantes parce qu'elles disparaissent dès que le combat devient sérieux?

Les poltrons auraient tort de s'y fier. Pour que la fuite puisse les sauver, il faut qu'ils deviennent invisibles et que les balles cessent de les atteindre dans le dos à grande distance, comme le font en terrain découvert les projectiles de l'artillerie. Il faut aussi que la cavalerie ennemie ne puisse venir massacrer sans danger les fuyards, comme la fait après Waterloo la cavalerie des coalisés, comme les Gallas l'ont fait de nos jours après Adoua, et comme l'aurait fait, après Moukden, la cavalerie japonaise si elle avait été plus nombreuse et mieux entraînée.

Il faut enfin que la captivité épargne les fuyards, car la captivité elle-même ne sauve point les vaincus. Qu'on se rappelle la garnison d'El Arish se rendant malgré ses chefs et massacrée après la reddition, les régiments de Dupont capitulant à Baylen après des pertes insignifiantes et périssant presque entièrement de misère et de maladie dans la captivité de Cabrera; qu'on se souvienne des pontons de Plymouth et de Portsmouth. Et l'on ne saurait oublier qu'après Sedan des milliers de prisonniers succombèrent au camp de la Misère dans la presqu'île d'Iges, ou périrent en captivité dans les camps où ils avaient été internés.

Il y a quelques semaines à peine, c'est par dizaine de mille que la faim, le dénuement et la maladie faisaient périr à Andrinople les soldats qui n'avaient pas su conserver à leur pays le dernier boulevard de la Turquie. Sans doute il n'est plus de mode aujourd'hui de massacrer les prisonniers, mais on peut difficilement éviter que ceux-ci soient éprouvés par les privations de toutes sortes et la famine. Il faut prévoir en effet que, après les gigantesques batailles que nous réserve l'avenir, l'exemple d'Andrinople se renouvellera sur une échelle plus grande encore. C'est à grand'peine que les vainqueurs pourront subsister sur l'espace restreint où les opérations auront brusquement accumulé pendant quelques jours un ou deux millions d'hommes; et, quant aux vaincus, ils n'échapperont aux sabres de la cavalerie ennemie que pour succomber à la famine.

Une bizarrerie du cours de l'Eure.



Le cours de l'Eure présente une particularité curieuse. Née entre les forêts de Longuy et de la Ferté-Vidame, cette rivière coule, depuis sa source jusqu'à Thivars, soit pendant 50 kilomètres, dans la direction sud-est. Elle revient alors brusquement au nord-est, puis s'infléchit vers le nord-ouest, parallèlement à la vallée de la Seine. Son cours inférieur suit donc une orientation inverse de son cours supérieur.

D'après les observations de M. François Bochin, signalées à l'Académie des sciences par M. Barrois, cette anomalie provient de ce que l'Eure actuelle est formée en partie par l'ancien cours supérieur du Loir qu elle aurait capté à son profit.

Un tel phénomène géologique est assez rare. On cite néanmoins quelques cas analogues; un des plus intéressants est la capture de la Moselle par la Meurthe, à l'époque lointaine où ces deux rivières communiquaient directement entre elles.

Le papier de sarments



Il y a longtemps déjà que l'on a proposé d'utiliser les sarments pour fabriquer de la pâte à papier; mais jusqu'ici on n'avait fait aucun essai sérieux. Grâce aux études de M. Chaptal, professeur de chimie à l'école d'agriculture de Montpellier, la question semble résolue, et une industrie nouvelle va s'établir dans nos régions du Midi.

Les sarments, après avoir été attaqués par un mélange à chaud et dilué d'acide nitrique et d'acide chlorhydrique, sont broyés et passés au tamis. On obtient ainsi une pâte brunâtre, facile à décolorer par le chlore, et dont les fibres, de longueur très variable, satisfont au principe «que le rapport des dimensions longueur et largeur d'une fibre doit être supérieur à 50, pour que son utilisation à la fabrication du papier soit possible».

Mêlée à de la cellulose de sapin, la pâte de sarment fournit un papier que les professeurs de l'école de papeterie de Grenoble ont reconnu excellent pour l'impression.

Le rendement est, en général, moitié de celui que donne le bois. Ce dernier coûtant environ 7 francs le mètre cube, soit à peu près 2 francs les 100 kilos, on pense que les sarments pourront être payés 10 francs la tonne. Il semble, d'ailleurs, que ce rendement puisse être dépassé; M. Chaptal a tiré des sarments 30% de cellulose, alors que le rendement des bois blancs feuillus, bouleau, hêtre, tremble, peuplier, varie de 29 à 32%.

M. Chaptal a calculé que la pâte produite en un an par les sarments des vignes françaises équivaudrait en quantité à celle que fournirait l'exploitation, par cycles de soixante ans, d'une forêt de sapins de 600.000 hectares.

Sur l'initiative du syndicat agricole de Lézignan (Aude), une souscription a été ouverte dans l'Aude et l'Hérault, en vue de créer des usines de papier de sarment, et l'on espère pouvoir installer, à bref délai, une quinzaine d'usines dans les seuls arrondissements de Béziers et de Narbonne. Chacune d'elles trouverait dans un rayon de 5 kilomètres la matière première nécessaire pour une production annuelle de 4 tonnes de pâte par jour.

Les successions en France.



Le nombre total des successions déclarées dans l'année 1911 a été de 359.133, déduction faite de 12.738 successions négatives, avec excédent de passif. Ce nombre représente presque la moitié de celui des décès. Si l'on tient compte des décès d'enfants, et aussi des très petites successions mobilières en ligne directe, que les héritiers se partagent sans déclaration, on voit que les trois quarts des adultes mourant chaque année laissent un actif plus ou moins important.

Voici d'ailleurs comment se répartissent les successions de l'année 1911:

Montant des successions.        Nombres.      Sommes.
        Fr.                                     Fr.

De 1 à 500                       95.522      23.551.413
De 501 à 2.000                   91.787     119.126.038
De 2.001 à 10.000               105.966     523.585.874
De 10.001 à 50.000               47 032     993.980.837
De 50.001 à 100.000               7.755     539.326.357
De 100.001 à 250.000              4.878     761.071.426
De 250.001 à 500.000              1.675     587.970.721
De 500.001 à 1 million              882     591.273.726
De 1 à 2 millions                   379     532.314.059
De 2 à 5 millions                   245     439.897.393
De 5 à 10 millions                   30     200.601.397
De 10 à 50 millions                   9     233.010.638
Au-dessus de 50 millions.             3     215.978.834

                        Total   359.163   5.761.721.713

En 1911, le nombre des successions supérieures à un million de francs a été de 666.

On voit que les millionnaires sont maintenant assez nombreux. Le million est en voie de se démocratiser.



LES THÉÂTRES

Dans sa pièce Vouloir, qui vient d'être chaleureusement accueillie à la Comédie-Française, M. Gustave Guiches a entrepris de montrer un professeur d'énergie, une sorte de professionnel de la volonté pour qui «vouloir c'est pouvoir», mais qui éprouve des difficultés à passer de la théorie à la pratique. Sa volonté échouera devant un obstacle imprévu: un conflit d'ordre sentimental, et s'appliquera vainement à vaincre ses passions, à «vouloir» le bonheur de ceux qui l'entourent; il ne saura parvenir à faire des heureux ni à l'être. Cette pièce, toute en finesses, ne manque pas, çà et là, de vigueur; l'ironie et la grâce s'y mêlent heureusement; elle présente des situations nouvelles et fortes. La réalisation scénique en est parfaite avec une interprétation admirablement homogène qui réunit dans le succès les noms de Mmes Sorel, Maille, Devoyod, de Chauveron, Duluc, et de MM. de Féraudy, Grand, H. Mayer, Siblot, Grandval, Numa.

L'Odéon vient de réunir dans un même spectacle deux ouvrages bien différents. Dannemorah, de M. Puyfontaine, est une légende à l'intrigue assez floue. Un vieux roi pleure ses illusions et croit les retrouver à la faveur d'un philtre magique. Les gestes des personnages sont malaisément explicables bien qu'ils s'expriment avec abondance, en vers de belle sonorité.

L'autre pièce, Réussir, est plus claire, plus vivante. C'est une bonne étude de moeurs du monde politique moderne. Un homme, pour «réussir», sacrifie la femme qui l'aime à ses ambitions. M. Paul Zahori, l'auteur de ces trois actes bien construits, a fait preuve de réelles qualités d'observation, d'un sens avisé du comique. Son dialogue abonde en répliques heureuses.

MM. Serge Basset et Antoine Yvan ont tenté de rajeunir le vieux drame populaire. Ils ont voulu, tout en conservant les formules «classiques» du genre: accumulation des événements sensationnels, épisodes comiques et pathétiques, coups de théâtre, etc., se tenir également éloignés de l'emphase déclamatoire et du naturalisme excessif. Ils y ont réussi. Mon ami l'assassin pose un cas de conscience intéressant, une situation poignante: un honnête homme, partagé entre le devoir social et la reconnaissance, livrera-t-il celui qui le sauva du déshonneur et de la mort lorsqu'il découvre qu'il est un abominable criminel? Ce drame est vivant et pittoresque. L'Ambigu l'a monté avec le plus grand soin; l'interprétation en est excellente.



UNE REINE DE LA CHANSON

On vient d'enterrer, au Père-Lachaise, la grande artiste, qui, de 1865 à 1880, personnifia la Chanson. Elle est morte, septuagénaire, dans la Sarthe, près de Mamers, en son castel des «Lauriers», confortable retraite où nous l'avons connue heureuse, souriante et faisant le bien. Thérésa ne venait plus à Paris que rarement. «Je le trouve trop neuf et je m'y sens trop vieille!» disait-elle.

Ce n'est pas que la créatrice de la Femme à barbe eût perdu, comme Alfred de Musset, «et ses amis et sa gaieté». Elle a conservé jusqu'à la fin sa verve familière, son esprit endiablé, sa mémoire prodigieuse. Au hasard des souvenirs, la diva se plaisait à évoquer le passé, les personnalités qu'elle avait rencontrées, au concert, au théâtre et dans le monde, depuis la princesse de Metternich, le marquis de Gallifet, Offenbach, George Sand, Gustave Flaubert, jusqu'à Sarcey, Rodolphe Salis, Alphonse Allais, le Chat Noir et Paulus.


Thérésa, à l'Alcazar, en 1865.

Son père jouait du violon dans les bals. La mort le prit trop vite. La mère abandonna la fillette, quitte à la revendiquer bruyamment plus tard et à signer des réclames de cartomancienne, faubourg Montmartre: «femme Valladon, mère de Thérésa», alors que celle-ci attirait tout Paris à l'Alcazar. Ce que cette marâtre n'avait pas su deviner, le succès de sa fille, Desbarolles l'avait prédit. Nous tenons la chose de Thérésa elle-même. Cette anecdote--et bien d'autres encore--figurera dans les «Souvenirs», recueillis auprès d'elle par notre confrère J.-L. Croze, d'elle approuvés, et qu'on lira bientôt. En attendant, voici l'histoire racontée par l'héroïne:

«Je me trouvais un jour chez Arsène Goubert, directeur de l'Alcazar, qui me donnait généreusement 5 francs par soir pour chanter la romance sentimentale. J'étais aussi pauvre que maigre, en deux mots, à plat! Un monsieur se trouvait là qui me prit la main, sans crainte de se faire mal.

«--Mademoiselle, me dit-il après m'avoir examinée sur toutes les lignes, vous réussirez, vous gagnerez de l'argent, vous mourrez riche après avoir eu une grande réputation.

«Je pensais, en remerciant ce prophète de bonheur: Il est fou! Le monsieur sortit, je demandai son nom à Goubert: «Comment! s'exclama-t-il, tu le connais pas? C'est Desbarolles!» Pas d'évangile! ajoutai-je en risquant un calembour. «Bien sûr!» riposta mon directeur qui devait, trois mois plus tard, m'octroyer un cachet quotidien de 300 francs, la vedette, et mes premières économies!»

La cigale chanta pendant bien des étés aux Champs-Elysées, à l'Alcazar, à l'Eldorado, près de Darcier, son maître, qu'elle égala par l'expression dramatique. Puis ce furent les brillants engagements à la Gaîté, à la Porte-Saint-Martin, au Châtelet et Thérésa se fit fourmi, thésaurisante et sage. Aussi, la vieillesse venue, avait-elle «de quoi», de quoi la recevoir, en bonne châtelaine, possédant pignon sur plaine, basse-cour nombreuse, jardin fleuri, verger-fruitier.

Elle aimait ce bourg pittoresque de Neufchâtel-en-Saosnois, voisin de l'adorable forêt de Perseigne, sous les ombrages de laquelle on la voyait, il y a six ans encore, conduire un élégant équipage, attelé de chevaux noirs. Parmi tout ce luxe, ce confort et ce calme, un chagrin l'obsédait: la perte totale, absolue, de sa voix.

--J'aurais tant voulu donner des leçons de Marseillaise aux gamins... et à leurs pères, disait-elle, désolée, chanter aux hôtes des «Lauriers» le Bon Gîte, ou simplement pouvoir d'une berceuse--sans paroles--endormir ma petite-fille. Mais rien, plus rien là... Et la grande artiste montrait sa gorge... Alors que tout est là encore!... Et la noble femme montrait son coeur! En parlant ainsi, Thérésa pleurait.


Thérésa, en 1907, dans sa retraite de la villa des Lauriers,
à Neufchâtel-en-Saosnois. Auprès d'elle sa bru, Mme Poëy-Valladon.

--Phot. A. Dolbeau.




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