The Project Gutenberg eBook of L'Émigré This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'Émigré Author: Gabriel Sénac de Meilhan Release date: December 4, 2010 [eBook #34561] Language: French Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉMIGRÉ *** Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note de transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Seuls quelques mots ont été modifiés. La liste des modifications se trouve à la fin du texte. L'auteur a utilisé les abréviations suivantes: «Mis» pour Marquis «Cesse» pour Comtesse «Melle» pour Mademoiselle L'ÉMIGRÉ PUBLIÉ PAR M. DE MEILHAN _ci-devant intendant du Pays d'Aunis, de Provence, Avignon et du Hainaut, et intendant-général de la guerre et des armées du roi de France etc., etc._ TOME PREMIER. A. BRUNSVICK chez P. F. FAUCHE et COMPAGNIE. 1797. AVERTISSEMENT On ne doit pas perdre de vue que les lettres qui composent ce recueil ont été écrites en 1793. La plupart des tableaux et des sentimens qu'elles renferment sont relatifs à cette époque affreuse et unique dans l'histoire. La sombre horreur qui régnait dans les esprits, semblait ne permettre alors aucune conjecture favorable. Un système de modération a succédé au plus barbare régime, et pour la seconde fois Rome a vu un général, maître de l'Italie, se contenter d'un tribut, lorsqu'il pouvait livrer sa capitale au pillage. Le sang eût coulé dans Rome en 1793, le sanctuaire eût été profané et les monuments les plus précieux détruits. Royaliste ou Républicain, tout ami de l'humanité doit applaudir à un changement de système qui épargne la vie des hommes, et les victimes errantes de la Révolution doivent peut-être en attendre l'adoucissement de leur sort. L'ÉMIGRÉ. PRÉFACE. L'ouvrage qu'on présente au public est-il un roman, est-il une histoire? Cette question est facile à résoudre. On ne peut appeler roman, un ouvrage qui renferme des récits exacts de faits avérés. Mais, dira-t-on, le nom du marquis de ST. ALBAN est inconnu, il n'est sur aucune des tables fatales de proscription; je n'en sais rien; mais les événemens qu'il raconte sont vrais, et l'on a sans doute eu des raisons pour ne pas mettre à la tête de ce recueil de lettres, les véritables noms des personnages. S'il paraissait une description du tremblement de terre de la Calabre, par un homme qui s'en dirait témoin oculaire, et qu'il rassemblât le tableau de toutes les circonstances de cet horrible bouleversement, et la fidelle peinture des terreurs, des angoisses, des souffrances des malheureux habitans de cette contrée, dirait-on que c'est un roman, parce que l'auteur n'en serait pas connu? Il en est de même de l'Emigré, tous les malheurs qu'il raconte sont arrivés. A-t-il été reçu avec le plus touchant intérêt par une famille illustre d'Allemagne? Un grand nombre d'Emigrés a été favorablement accueilli dans plusieurs pays, par des gens humains et généreux. A-t-il été amoureux? Il me semble que rien ne choque moins la vraisemblance, et j'aimerais autant qu'on mit en question si un homme a eu la fièvre. Un poëte tragique à qui l'on demandait au commencement des scènes sanglantes de la Révolution, s'il s'occupait de quelque ouvrage, répondit: _la tragédie à présent court les rues._ Tout est vraisemblable, et tout est romanesque dans la révolution de la France; les hommes précipités du faite de la grandeur et de la richesse, dispersés sur le globe entier, présentent l'image de gens naufragés qui se sauvent à la nage dans des îles désertes, la, chacun oubliant son ancien état est forcé de revenir à l'état de nature; il cherche en soi-même des ressources, et développe une industrie et une activité qui lui étaient souvent inconnues à lui-même. Les rencontres les plus extraordinaires, les plus étonnantes circonstances, les plus déplorables situations deviennent des évènements communs, et surpassent ce que les auteurs de roman peuvent imaginer. Un joueur, homme d'un grand sang froid, se contentait de dire à l'aspect des coups les plus piquants; _cela est dans les dés_: on peut dire de même au récit des plus singulières ou tragiques avantures, _cela est dans une révolution._ Je n'en dirai pas d'avantage sur cet ouvrage; s'il intéresse, je n'aurai pas eu tort de le publier, s'il produit un effet contraire, j'emploierais en vain tous les raisonnemens pour m'en justifier. L'ÉMIGRÉ. LETTRE PREMIÈRE. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. _Le .... Juillet 1793._ Enfin vous voilà, ma chère Emilie, débarrassée des Français. Que je vous ai plaint pendant que vous étiez sous leur domination, et combien j'ai craint pendant le siège pour ma tendre amie, pour tout ce qui l'intéresse. Que de fois je me suis réveillée la nuit en sursaut, les yeux remplis de larmes! Enfin je respire, Emilie est hors de tout danger, et se porte bien; elle est à présent au milieu des fêtes, et le bruit du canon est remplacé par le son des instrumens. On dit que le roi de Prusse a été reçu comme un dieu descendu du ciel pour le bonheur des humains. C'est votre libérateur, et je défie aucun de ses sujets d'avoir autant que moi d'attachement pour sa personne. J'ai pensé dire d'amour, car on emploie ce terme pour les rois comme pour Dieu; mais le roi de Prusse, d'après ce qu'on en dit, serait homme à prendre une femme au mot. Je ne pourrai pas d'ici à quelques jours aller embrasser mon Emilie, mon oncle doit revenir ce soir, et son retour est déterminé par une circonstance singulière, dont je vous ferai part demain. Adieu mon aimable Emilie. Le frère de Jenny, qui part pour Mayence, ne me donne pas un quart d'heure de plus, pour vous faire un récit intéressant, et me livrer à tous les transports de ma joie. Je vous embrasse mille fois du plus profond de mon coeur que vous remplissez entièrement. LETTRE II. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Je vous ai promis de vous raconter une aventure extraordinaire, qui a fait revenir hier au soir mon oncle, avec un grand empressement, la voici dans la plus grande exactitude. Vous rappelez-vous, mon Emilie, d'avoir lû dans les romans de chevalerie, la rencontre imprévue d'une jeune princesse et d'un chevalier. La Dame se promène dans une forêt, et tout à coup, un grand bruit d'armes, de chevaux se fait entendre; les écuyers s'avancent pour en savoir la cause, et ils trouvent un jeune Chevalier que des brigands discourtois ont attaqué; ils se sont enfuis à l'arrivée des écuyers de la princesse, et le Chevalier est tombé au pied d'un arbre, percé de plusieurs coups. On s'empresse de le secourir, on bande ses blessures pour arrêter le sang, et le Chevalier est porté au château, où il trouve tous les secours que son état exige. Voilà précisément mon histoire. Mon oncle est arrivé avant-hier pour dîner. Vous voyez d'ici la réception, les empressements pour lui, et les caresses qu'il prodigue avec dignité et tendresse à sa Victorine; ajoutez qu'on lui apporte un paquet; on est attentif, il l'ouvre, et de là sortent, une étoffe des Indes, charmante, pour faire une robe à votre amie, et une autre, d'une couleur un peu rembrunie, pour la plus aimable et la plus indulgente des mères. Remercimens, effusion de reconnaissance; le dîner, ensuite conversation sur les affaires de la France. La nièce chante l'air favori de son oncle, et s'accompagne sur le piano-forté. De-là mon oncle dort, on fait silence, on ne parle que par signes, on marche sur la pointe du pied; il se reveille au bout d'une heure, et l'on profite du beau temps pour aller se promener dans ce joli bois où nous avons lû VERTHER. Vous voyez tout cela n'est-ce pas, mon Emilie; mais attendez, voici du nouveau. A peine étions-nous descendus de voiture pour nous promener à pied, que nous appercevons un jeune homme en uniforme rouge brodé d'or, qui était évanoui au pied d'un arbre; un domestique, aidé d'un paysan s'empressait autour de lui, et une espèce de charretier arriva, son chapeau plein d'eau pour la lui jeter sur le visage; une petite charrete attelée d'un cheval et remplie de paille, formait le reste du tableau. Ma mère, tout émue d'un tel spectacle, tira aussitôt son flacon de sel d'_Angleterre_, et mon oncle le lui fit respirer. Le jeune homme reprit ses sens, et nous regardant avec des yeux étonnés: où suis-je, dit-il, est-ce un rêve? Il pouvait à peine parler, mais des regards touchans nous peignaient sa reconnaissance de nos soins, et une sorte de plaisir à nous voir. Le valet nous dit que son maître servait depuis quelque temps à l'armée Prussienne, et que la veille, ayant été la nuit en détachement avec une trentaine de hussards, il était tombé dans une embuscade de deux-cents Patriotes. Ce nombre n'a pas effrayé mon maître, il s'est défendu avec un courage de lion; mais douze ou quinze de sa troupe ayant été tués, ou blessés dangereusement, ce qui restait a été fait prisonnier. Il nous ajouta que son maître, qui était cruellement blessé, avait eu le bonheur de s'échapper ainsi que lui, et qu'après avoir marché en toute diligence sur une des rives du Rhin, ils étaient parvenus à une barque de pêcheurs où ils s'étaient reposés quelques momens et que la douleur que ressentait son maître était si forte qu'il était obligé, pendant la route, de se tirer les cheveux pour ne pas s'évanouir. Les pêcheurs leur ayant dit que plusieurs détachemens de Patriotes s'étaient fait voir depuis deux jours dans les environs, et que la blessure de son maître ne lui permettant pas de se tenir à cheval, il n'y avait d'autre moyen pour les éviter que de traverser le Rhin dans leur barque, qu'ils avaient suivi ce conseil, et qu'ils étaient arrivés à la pointe du jour dans un petit village; mais la blessure de mon maître, ajouta le valet, exigeant un prompt secours, qu'il ne pouvait trouver dans ce lieu, il a fallu le faire conduire à un gros village qu'on nous a indiqué; en arrivant dans ce bois, il a été forcé par la douleur que lui causaient les cahots de la voiture, de descendre pour se reposer un instant, et il s'est trouvé mal. Mon oncle écoutait ce récit avec intérêt, ainsi que nous; il fit plusieurs questions à ce valet, et celle-ci entre autres: votre maître est sans doute un bon serviteur du Roi? Ah monsieur, repondit-il, c'est un fier Aristocrate, qui a manqué plus de dix fois d'être à la lanterne. Nous nous empressions autour du blessé qui avait peine à reprendre ses sens. Mon oncle paraissait touché, mais en suspens sur ce qui était à faire, lorsque le valet de chambre dit: c'est à l'épaule que monsieur le Marquis est blessé, et il souffre cruellement. A ces mots le visage de mon oncle s'épanouit: votre maître est un homme de qualité à ce que je vois, quel est son grade? Le valet de chambre lui apprend qu'il était major en second, que son père avait commandé un régiment, et que son grand père était mort au moment d'être fait maréchal de France. Je suis de ses terres, ajouta-t-il, et c'était un des plus grands seigneurs du pays. Vingt-six villages dépendaient de la terre de son nom, mais il n'y a plus de seigneurs à présent. Il avait deux châteaux superbes, des meubles, de l'argenterie, ah! fallait voir! tout cela a été brûlé, et cette enragée de nation a tout pris. L'intérêt de mon oncle croissait de moment en moment au récit de ces circonstances. Ma mère et moi nous nous empressions auprès du pauvre blessé pour le secourir. Son épaule gauche est fracassée, il souffrait infiniment, faisait des efforts pour vaincre sa douleur, et nous témoigner sa sensibilité à nos soins. Ma mère lui demanda où il comptait aller. A Francfort, dit-il, si je puis; mais cela était impossible, dans l'état où il se trouvait. On le lui représenta, et alors il dit, je vois un village à quelque distance d'ici, je vais tâcher de m'y rendre. Mon oncle regarda ma mère, qui l'entendit, et elle offrit au blessé un asile dans sa maison. Il se défendit quelque temps d'accepter ses offres, dans la crainte de l'importuner; mais mon oncle termina les débats en disant: faut-il faire de telles façons entre gens de qualité, monsieur le Marquis, ne m'auriez-vous pas accordé l'hospitalité dans un de vos châteaux, si je m'étais trouvé dans votre situation? Le Marquis lui répondit avec vivacité: qu'il aurait été empressé de le recevoir, et de lui rendre tous les services possibles. Il se défendit encore, mais ma mère lui fit tant d'instances, qu'il accepta. On le fit entrer dans la voiture, et nous revînmes au château. Le blessé occupe votre ancien appartement au bout du corridor, à droite. Il est là plus éloigné du bruit et auprès de la bonne Magdelaine, dont vous connaissez les talens pour soigner les malades. En voilà bien long; vous allez me dire: lorsqu'on commence un roman on doit faire le portrait du héros, et je vais me conformer à cette invariable coutume. Il s'appelle le marquis de ST. ALBAN. Il est grand, bien fait, à ce que je crois, car souvent j'ai trouvé bonne grâce à des gens qu'on me disait n'être pas bien faits; il paraît avoir vingt-cinq à vint-six ans; ses cheveux sont blonds, ses yeux et ses sourcils noirs; sa phisionomie annonce de la vivacité et de la douceur; il porte un habit rouge brodé en or, avec des revers et paremens noirs également brodés, c'est l'uniforme des Gens-d'armes. Adieu, ma chère amie, donnez-moi de vos nouvelles. LETTRE III. Melle EMILIE A LA Cesse DE LOEWENSTEIN. Je ne puis vous exprimer, ma chère amie, le plaisir que m'a fait éprouver votre lettre, il n'y a que votre présence qui eût pu le surpasser; mais elle m'en donne l'espérance, et mon coeur se livre tout entier d'avance à toutes les effusions de la plus tendre amitié. Si ma mère n'était pas malade, je serais déjà auprès de vous. Que de choses j'ai à vous dire après une aussi longue séparation! Je ne doute pas que vous n'ayez été, pendant tout le siège, plus inquiète, plus agitée que votre Emilie; ceux qui sont exposés aux plus grands dangers se familiarisent avec eux. L'espérance semble faire choix de toutes les chances favorables pour les mettre sans-cesse sous les yeux, et ses tableaux trompeurs procurent une sorte de sécurité. Quand on entend les premiers coups de canon, on frissonne; mais quand on en a entendu cent, et qu'on se trouve sain et sauf, ainsi que tout ce qui nous environne, on se fait à ce bruit et l'on se persuade que les coups qui suivent ne feront pas plus de mal. Il n'en est pas de même de ceux qui dans l'éloignement tremblent pour leurs amis; ils n'ont rien de sensible pour se rassurer; leur esprit erre dans une mer de craintes vagues, et chaque instant renouvelle leurs terreurs. Je crois être dans le vrai en vous disant, suivant ma méthode, cette analyse de nos sentimens; mais aussi, je me plais à me peindre des plus vives couleurs l'attachement de Victorine pour son Emilie, à l'exagérer s'il était possible. Toute ma famille partage l'empressement que j'ai de vous revoir; et j'ai embrassé de bien bon coeur ma petite soeur Caroline qui s'est écriée, au départ des Français, nous pourrons donc revoir l'aimable Comtesse! De tous les malheurs du pays, votre absence est celui qu'elle ressentait le plus: jugez de ce que devait éprouver sa soeur ainée! Je m'intéresse à votre héros blessé, et je le trouve bien heureux de vous avoir rencontrés. On dit qu'on renvoie les Français de plusieurs villes d'Allemagne; ces pauvres Emigrés sont bien à plaindre, et mon père a bien raison de dire qu'on est bien peu généreux à leur égard, et que leur fidélité et leur courage devraient leur attirer, ne fut-ce que par politique, les bienfaits, ou du moins la protection des souverains. Nous avons assez parlé depuis six mois de nouvelles; nos lettres étaient des gazettes, dans les tristes circonstances où nous étions: je ne veux plus parler que de nous: il semble que mon coeur ait été fermé tout ce temps. Combien j'ai de choses vous dire! Vous les devinez, vous les sentez, ma chère amie, parce que votre coeur est si pénétrant! On n'a jamais dit, je crois, un coeur pénétrant; mais l'esprit qui conçoit rapidement, et le coeur qui sent, devine avec une grande promptitude ne peuvent-ils pas mériter la même épithète; n'est-ce pas une véritable pénétration, que cette vivacité de votre ame qui vous fait concevoir tout ce qui se passe dans la mienne, vous met, en quelque sorte, à ma place, et vous fait saisir les plus légères nuances du sentiment qui m'affecte. Vous allez m'appeler métaphysicienne; mais tant que je suis claire, je ne regarde pas ce reproche comme une injure. D'après ce que je viens de dire de votre coeur pénétrant, j'ai tort quand je vous dis que j'ai beaucoup de choses à vous apprendre: vous les savez toutes. Les terreurs qui assiègent mon ame quand _il_ est absent, quand _il_ est au milieu des dangers, vous les éprouvez. J'ai vu un jour à Francfort chez un célébre escamoteur, qui faisait beaucoup de tours curieux, deux pendules qui n'étaient point montées; il en transportait une au fond d'une grande cour, et toutes les deux sonnaient en même temps, à un signal, une égale quantité de coups: c'est l'image de nos deux coeurs; le destin est l'escamoteur qui ordonne à l'une de nous de sentir, et l'autre cède à l'instant aux mêmes impressions. Si je l'ai bien compris, c'est à peu près là aussi l'harmonie préétablie de notre célèbre LEIBNITZ. Je crois que le Marquis, que vous avez ramassé, doit se trouver, dans son désastre, bien heureux d'être ainsi soigné, dans un bon château, par de belles et illustres princesses. Ce début m'intéresse; dites-moi ses avantures, que son écuyer vous aura sans doute racontées en partie. Je suis bien aise qu'il ait de la naissance, cela lui vaudra l'intérêt de votre cher oncle, et les pauvres Emigrés ont besoin de tout le monde. Il y a quelque temps que nous lisions qu'un roi d'Espagne ayant perdu ses cheveux, il fût question de lui faire une perruque, et que le conseil, composé de Grands, s'assembla pour délibérer sur ce sujet; il fût décidé unanimement dans cette auguste assemblée qu'il fallait faire grande attention à ce qu'il ne fût employé que des cheveux d'hommes et de femmes de qualité. Nous nous regardames tous en riant, et il n'y eût pas un de nous qui ne songeât en cet instant à votre bon oncle. Pardonnez-moi cette plaisanterie, ma chère Victorine, je rends d'ailleurs toute justice à ses excellentes qualités. Adieu, adieu, écrivez-moi et faites mieux, venez. Je vous embrasse mille fois. LETTRE IV. LA Cesse LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Je suis bien contrariée, ma chère amie, en voyant retarder l'heureux moment où je pourrai vous embrasser, et je suis forcée de paraître gaie, car mon oncle accoutumé à être obéi dans sa maison, craint de ses vassaux, veut étendre son empire sur les esprits et les visages; il faut rire, avoir l'air content quand on est auprès de lui. Ma mère, que son tendre intérêt pour moi rend attentive à tous ses mouvemens, me fait souvent signe de relever la conversation languissante, de l'amuser, de chanter. Ce serait une gêne insupportable, si la bonté qui le caractérise et la générosité de son ame n'inspiraient le désir de lui plaire, et de contribuer au bonheur d'un homme qui passe sa vie à faire des heureux. Il est fort occupé de notre héros blessé; mais il faut que je l'appelle par son nom puisque nous le savons. Mon oncle lui a fait des questions sur sa naissance, son grade et ses parens, qui nous ont mis à portée d'être instruits de tout de qui le concerne. Il a eu soin aussi de faire parler son valet de chambre, qui a confirmé tout ce que son maître avait dit; il parle avec un enthousiasme touchant de sa bonté, de sa générosité. C'est une très-bonne marque d'être aimé et estimé de ses domestiques; car enfin ils nous voient de plus près que les autres, et dans ce temps où les Français croient que tous les hommes sont égaux, ce n'est pas peu pour un valet de cette nation de parler de son maître avec respect; il faut qu'il y soit en quelque sorte forcé par ses grandes qualités. Le marquis de St. ALBAN souffre toujours beaucoup; il garde sa chambre et nous allons tous les soirs passer deux heures avec lui pour le distraire. Mon oncle se plaît à l'entendre; il dit qu'il n'a jamais vu un Français si modeste, et je ne puis m'empêcher d'être de son avis, sans connaître autant que lui les Français, parce qu'il ne me paraît pas possible d'avoir des manières plus simples, de parler de soi avec plus de réserve, et des autres avec plus d'indulgence. Il y a deux jours que souffrant moins, il fit l'effort de venir prendre du thé dans le sallon; il y avait beaucoup d'Etrangers qui étaient venus dîner chez ma mère, et tous en furent infiniment satisfaits. La baronne de Blenem, dont vous connaissez le discernement, dit à ma mère en s'en allant, votre Emigré me paraît fort aimable; c'est un homme qui ne paraît jamais avoir envie de faire un effet, et qui a le don de fixer l'attention de tous ceux qui se trouvent avec lui. Mon oncle qui l'entendit, lui dit, bravo, madame la Baronne, et cela me rappelle ce que dit un ancien, (je voudrais que ce fût mon ami PLUTARQUE), en parlant je crois de CATON, plus il cherchait à se dérober à sa gloire, et plus elle s'attachait à lui. Adieu, ma chère Emilie, je crains bien que mon voyage ne soit encore retardé. LETTRE V. Melle EMILIE A LA Cesse DE LOEWENSTEIN. Et moi aussi je crains bien que vous ne soyez pas libre de venir ici aussitôt que je le désire. Comment quitter votre mère, tant que le marquis de St. ALBAN sera chez vous? Je crois d'ailleurs que votre oncle qui n'a rien à faire chez lui, et qui prend plaisir à la société du Marquis, ne vous quittera pas de sitôt. Je vous regrette bien ma chère Victorine, et dans ces bois où nous aimions à nous égarer, et sur les bords du Rhin, où quelquefois nous restions des heures entières à jouir en silence d'une vue superbe. Je ne sais pourquoi dans les momens où l'on est le plus frappé des beautés de la nature, la mélancolie s'empare de nous. Les plaisirs bruyans de la ville nous jettent hors de nous-mêmes, et le mot _divertir_ est d'une grande justesse, à laquelle on ne fait pas attention. Ce genre de plaisir, effectivement, nous éloigne de nous-mêmes, et c'est ce que signifie _divertir_. Les plaisirs qui tiennent de plus près à la nature nous y ramènent, concentrent nos sentimens et nos pensées, et l'ame alors a plus d'action que l'esprit; on a bien moins de saillies que de sentimens, on n'est point gai, mais on est satisfait; on est souvent plus près de pleurer que de rire; mais qui a jamais été aussi heureux en riant de tout son coeur qu'en répandant des larmes arrachées par le sentiment! Dans quelle douce rêverie nous étions souvent plongées toutes deux, en entendant le bruit de la chûte du Rhin, près de Rudesheim! nos ames recueillies semblaient se correspondre sans l'entremise des sens; nous nous embrassions, quelquefois avec transport, au sortir de cette rêverie, comme l'on fait après une conversation où l'on s'est donné des témoignages de tendresse. Au reste, ma chère amie, je vous regrette par tout: quand je lis, pour vous communiquer mes réflexions, et m'éclairer de votre jugement; quand je suis dans le monde, pour vous rendre compte de ce qui me frappe, et observer en commun les ridicules, et la pantomime des prétentions. Votre Emigré d'après ce que vous m'en dites, me paraît fort intéressant, et vous m'inspirez la curiosité de le voir. Il n'y a point develles de l'armée. Je tremble à chaque gazette qui arrive; je me dis quelquefois: pourquoi donc aller à l'armée quand on a de la fortune, quand on peut être un bon mari, un bon père, élever ses enfans, soigner son bien; ne peut-on donc être heureux chez soi que lorsqu'on a quelque chose à raconter, un titre sur son adresse, et un morceau de ruban à sa boutonniere? Je sais qu'il est des femmes qui ont besoin de ces choses pour estimer leur mari. J'ai quelquefois considéré notre fermière, quand son mari fait de loin, en rentrant chez lui, entendre une voix bruyante; quand il raconte qu'il a gagné quelques parties de boule, ou, ce qui est encore mieux, qu'il a eu une querelle, qu'il a menacé ou battu quelqu'un; alors elle se rengorge, et d'un air tout à la fois orgueilleux et soumis s'empresse autour de lui, regarde avec complaisance ses enfans qu'elle pense devoir être fiers d'un tel père. N'en ferait-il pas de même des femmes d'un état plus relevé, qui ont besoin, pour considérer leur mari, qu'il fasse un peu de bruit dans le monde? Ah! _mon ami_, ce n'est pas de vos grades que je m'enorgueillirai jamais; ce ne seront point vos récits de guerre qui exciteront mon attention et animeront mon intérêt; la vanité n'entrera jamais dans mes jouissances; cette ame à la fois douce et forte, ce discernement prompt et juste, cette indulgence qui ne naît point du besoin qu'on a de celle des autres, voilà vos dignités; les divers mouvemens de votre coeur sensible, voilà l'histoire qui m'intéressera bien plus que celle des sièges et des batailles. Encore si au regret de l'absence ne se joignait pas la crainte de mille dangers. Ah! laissons ce triste sujet! il faut détourner les yeux des choses qu'il est impossible de fixer sans frémir. Ma mère s'occupe toujours de mille soins relatifs à mon mariage, mais il me semble que le moment n'en arrivera jamais. Un tel changement d'état, un tel bonheur contemplé dans une prochaine perspective ne paraît pas possible. Quand on met à la loterie on est rempli d'abord de l'espoir de gagner; mais à mesure que le moment du tirage approche, la crainte succède à l'espérance. J'éprouve depuis plusieurs jours une mélancolie que je ne puis vaincre; mille craintes m'environnent; plus je suis près du bonheur, plus je redoute les obstacles. Ah! les obstacles, c'est peu dire!..... Adieu, ma chère amie. LETTRE VI. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Votre lettre, mon Emilie, m'afflige, et je regrette bien de n'être pas auprès de vous pour bannir votre mélancolie; elle tient plus à votre corps qu'à votre ame. J'aurais pu dire votre _physique_ mais vous savez combien je suis ennuyée d'entendre des gens, qui croient avoir de l'esprit parce qu'ils disent le _physique_ et le _moral_; et à ce mot de physique, il me semble que je deviens anatomiste. Je me tiens donc tout bonnement à l'ame et au corps comme mes pères. Vous avez encore plus besoin d'exercice et de dissipation que de consolation. Je connais cet état où notre ame n'est ouverte qu'à la crainte, et la santé est le principe de cette disposition. Rien n'a changé pour vous, et chaque jour est un pas que vous faites vers le bonheur. Quand il fut question de mon mariage, j'étais comme vous incrédule, et la crainte n'entrait pour rien dans cette disposition de mon esprit. En considérant monsieur de LOEWENSTEIN, je ne pouvais concevoir qu'il allait acquérir sur moi un empire, en quelque sorte absolu; que ce ne serait plus de mon père, de ma mère, dont la domination est si douce, que je dépendrais; que tout cela serait l'affaire d'une minute, qu'il n'y aurait qu'un mot à prononcer, et que ce mot ferait le destin de ma vie. Je n'avais ni goût ni répugnance, il me semblait que j'allais changer de père: voilà ce que je voyais dans mon mariage, et je croyais toujours qu'il surviendrait quelque circonstance qui ferait rompre les engagemens pris, tant il me semblait étrange de changer de nom et de situation. L'âge de monsieur de LOEWENSTEIN n'était point un sujet d'éloignement pour moi, mais d'embarras: je craignais de me familiariser avec lui. Une seule fois je fis une comparaison désavantageuse de lui, et en voici l'occasion: le jeune baron de GLEKEN était venu dîner chez ma mère; on fit des parties après le dîner; je restai avec lui et nous jouames au volant; ensuite, à la promenade, il me défia à la course, en me donnant une grande avance: la journée se passa à folâtrer ensemble de mille manières, et le soir ma mère me fit danser une allemande, et valser avec lui; je me sentis émue. Monsieur de LOEWENSTEIN arriva pendant le souper, et je lui trouvai des rides que je n'avais pas encore apperçues. Pendant plusieurs jours je songeai, non pas précisément au jeune baron, mais à son âge rapproché du mien, mais à cette conformité de goûts, de plaisirs qui se trouvent entre gens du même âge; mon coeur ne fut pas effleuré, mais mon esprit faisait des parallèles désavantageux à monsieur de LOEWENSTEIN. Si la surface de mon coeur eût été entamée, vous en auriez été instruite du moins au moment où je m'en serais rendu compte; mais vous l'eussiez, je crois, plutôt su que moi. Monsieur de LOEWENSTEIN arrive ces jours-ci de Vienne avec mon père, et reviendra bien mécontent; il est menacé de perdre un procès d'où dépend une partie de sa fortune. J'en suis plus fâchée pour lui que pour moi, et tant que j'aurai des chevaux pour me traîner à Mayence, la fortune n'aura aucune prise sur mon ame. J'oublie de vous donner le bulletin du marquis de St. ALBAN: le chirurgien qui l'a pensé est un ignorant, et il en a envoyé chercher un à Francfort. Son séjour sera prolongé d'après les accidens qui sont survenus. Il prend sur lui pour causer avec nous; mais on voit quelquefois qu'il fait effort pour vaincre sa douleur. Si l'on cessait d'aller chez lui il serait encore à ce qu'il dit plus à plaindre qu'il ne l'est de se contraindre un peu. Nous lui sommes devenus si nécessaires qu'il regarde sans cesse à sa montre dès quatre heures, et il nous reproche d'une manière touchante de l'abandonner si nous arrivons un quart d'heure plus tard. Hier nous avons parlé romans: il préfère ceux des Anglais; j'en ai été surprise; car il me semble que les Français ont beaucoup de réputation pour ce genre d'ouvrages. J'ai lû avec vous la princesse de Clêves et Zaide, et ces deux ouvrages nous ont fort intéressées par l'élévation et la délicatesse des sentimens. Le marquis de St. ALBAN à qui j'en ai parlé m'a répondu que les romans devaient être comme les comédies, la représentation des moeurs d'une nation. Nos auteurs de romans, si l'on en excepte deux ou trois, dit-il, ne mettent en scène que des comtes et des marquis, comme si il n'y avait que des gens de qualité dans le monde, et les moeurs des gens de cet ordre, ils ne les connaissent point; leurs peintures sont outrées, et les avantures qu'ils décrivent sans vraisemblance. Il n'en est pas, dit-il, de même des Anglais; ils cherchent la moralité de l'homme dans toutes les classes de la société; rien n'est ignoble ou noble à leurs yeux; les caractères sont variés et soutenus; chacun parle le langage de la passion qui l'anime, ou de son état. Je me souviens que dans un roman de Fielding on élève des doutes devant un aubergiste sur l'état d'une femme qui est dans sa maison, et l'aubergiste répond: c'est certainement _une femme de condition, car elle n'a demandé qu'un verre d'eau en entrant chez moi_. N'est-ce pas, dit le Marquis, un trait caractéristique? Si la connaissance de la nature, ajouta-t-il, est ce qui exige les plus grands efforts de l'esprit; les deux plus grands génies sont NEWTON, et RICHARDSON: l'un a deviné les lois des corps célestes, l'autre a pénétré dans les plus profonds abymes du coeur humain; mais ce n'est point par une froide analyse comme les moralistes, c'est par la peinture la plus vraie, et la plus animée des sentimens et des caractères. L'amour, la haine, l'envie, l'amour propre n'ont aucun replis que n'ait développé RICHARDSON. Le roman de _Clarisse_ renferme vingt caractères dont aucun ne se dément, dont chacun contribue à l'harmonie du plus magnifique tableau. Enfin, que vous dirai-je? Il prétend que c'est le plus beau livre de morale, l'ouvrage le plus attachant, et le plus profond. Comme je lui témoignai quelque surprise de son enthousiasme: Ah! dit-il, que diriez-vous d'un homme qui aurait vu un portrait qu'il aurait cru représenter le beau idéal, et qui ensuite rencontrerait la figure qu'il aurait cru n'exister que dans l'imagination? N'admirerait-il pas d'autant plus le peintre qui, en rassemblant ce que chaque trait en particulier peut avoir de beauté, aurait composé un ensemble parfait, et ne serait point cependant sorti des bornes de la nature? Eh bien! _Clarisse_, je crois qu'elle existe, j'en suis sûr! Il me sembla qu'il me regardoit en disant ces mots; mais peut-être me suis-je trompée. Il s'empressa ensuite de justifier RICHARDSON d'avoir fait quitter, à une fille aussi vertueuse que _Clarisse_, la maison paternelle, pour suivre _Lovelace_; c'est en cela, dit-il que RICHARDSON montre son génie. La fatalité était la base des tragédies des anciens, c'était le moyen d'intéresser vivement en faveur de leurs personnages; ils étaient vertueux, ils détestaient le vice, mais l'ascendant invincible du destin les précipitait dans le crime. _Médée_ en est une preuve, lorsqu'elle dit: _Le destin de Médée est d'être criminelle, mais son coeur était fait pour aimer la vertu._ RICHARDSON a suivi en quelque sorte l'exemple des anciens tragiques; _Clarisse_ est un modèle de sagesse et de vertu; c'est sa famille qui l'engage à écrire à _Lovelace_, pour éviter un grand malheur qui menaçait un fils chéri; elle avait un secret penchant pour ce _Lovelace_, comblé de tous les dons de la nature; et du moment qu'elle lui a écrit, qu'elle est entrée en relation avec lui, toutes ses démarches semblent précipitées par une main invisible, elle ne peut plus s'arrêter, quelques efforts qu'elle fasse, et résister à un homme qui trouve le moyen de l'entourer de tous les filets de l'artifice et de la séduction. Voilà en quelque sorte la fatalité des anciens, et le plus grand exemple à donner à la jeunesse, puisque de la plus légère imprudence résulte le malheur de la vie. Mais _Julie_, lui dis-je? _Julie_ a succombé dit le Marquis, je ne veux pas lui en faire un crime; mais _Clarisse_ aussi sensible qu'il soit donné d'être, en aimant à l'excès, _Clarisse_, qui a eu à combattre son amour comme _Julie_, et de plus que _Julie_, les artifices auxquels il semble miraculeux d'échapper a su conserver toute la pureté de l'innocence. La _Julie_ de ROUSSEAU a des beautés; mais sans _Clarisse_ elle n'aurait pas existée; c'est une imparfaite imitation de cet ouvrage sublime. ROUSSEAU a besoin d'étayer son roman de détails étrangers; la description de Paris, des dissertations sur la musique et sur des objets de morale remplissent une partie de l'ouvrage; RICHARDSON, fort de son sujet trouve dans la fécondité de son génie de quoi soutenir l'attention et toucher le coeur sans traiter aucune question étrangère à ses personnages; par tout dans _Julie_ on voit l'auteur, il écrit les lettres et les réponses, et amène un duel pour avoir occasion de disserter sur les duels. J'ai pris le titre de _Clarisse_; s'il est chez votre libraire, à Mayence, envoyez-le moi je vous prie, si non j'espère le trouver à Francfort. Mais que dites-vous de l'application que le Marquis m'a faite du caractère de _Clarisse_? je regarderais cela d'un autre comme une galanterie Française; mais de lui, je crois qu'il le pense. Je crois que le besoin qu'il a de nous, exalte sa reconnaissance, et qu'il nous voit sous l'aspect le plus favorable; enfin, dans la solitude, on s'attache à ce qui nous environne, et le défaut de comparaison tourne à l'avantage de ceux que l'on voit. J'ai été si frappée de tout ce que le Marquis a dit sur _Clarisse_, qu'en rentrant dans ma chambre, je me suis efforcée de m'en rappeler jusqu'à la plus petite circonstance, et suivant ma coutume, lorsque j'entends des choses intéressantes, je l'ai écrit aussitôt. Je ne me flatte pas d'avoir conservé ses expressions, et ce que je vous rapporte ne peut avoir la chaleur que le son de sa voix et ses gestes prêtaient à son discours. Il m'a transporté pour _Clarisse_, et je n'aurai point de repos que je n'aye ce précieux livre; car enfin le Marquis qui est jeune, susceptible de passions vives, peut avoir exagéré; mais il faut que l'ouvrage soit intéressant et renferme de grandes beautés. Voilà une bien longue lettre et j'aurais encore beaucoup de choses à vous dire; mais l'heure de la poste met un terme à mon bavardage. LETTRE VII. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Lorsque j'ai écrit hier une si longue lettre à mon Emilie, je ne croyais pas l'embrasser sitôt; mais le soir, il a pris tout d'un coup à mon oncle un accès de tendresse pour vous: je parlais de votre santé; il m'en demanda, avec beaucoup d'intérêt, des détails, parut craindre pour votre personne, et après un éloge fait avec brusquerie et sincérité: mais pourquoi, ma nièce, ne pas aller la voir?--Quand vous êtes ici!...--Oh! cela est bon quand je fais un petit voyage de deux jours; mais il ne faut pas se gêner lorsque je reste ici quelque temps, et ce brave homme qui est malade m'intéresse, je ne puis le quitter; il ne faut pas tarder plus long-temps à aller voir votre aimable Emilie; nous avons tremblé pour elle pendant le siège, et si je ne vous en ai pas parlé souvent, c'est que je craignais de faire connaître mes inquiétudes; ne tardez pas davantage, demain, ma nièce, c'est moi qui vous en prie; dites-lui combien nous l'aimons tous, et combien nous aurons de plaisir à la revoir. A de si douces paroles, j'ai embrassé mon oncle bien tendrement; je l'ai assuré que je reviendrais après-demain au soir pour faire le thé, et que j'aurais soin de rassembler toutes les nouvelles. Le frere de JENNY qui part à l'instant pour Mayence vous rendra cette lettre. Adieu, ma chère Emilie, le plaisir m'empêchera de dormir cette nuit, il est bien juste qu'il domine à son tour; le chagrin et la crainte n'ont régné que trop long-temps. LETTRE VIII. Melle EMILIE A LA Cesse DE LOEWENSTEIN. Un moment après votre départ, ma chère amie, j'ai reçu des nouvelles de l'armée; n'attendez pas que j'entre dans aucun détail, le Baron est loin du danger, il s'en désespère, et je m'en applaudis; il est à l'armée, voilà ce qu'il faut pour ce qu'on appelle l'honneur; je m'y borne, et ne porte pas mes regards jusqu'à la gloire. Les ouvriers de l'évangile qui arrivent à la dernière heure sont payés comme les premiers; on a des grades avec le temps, qu'on ait été plus ou moins exposé, cela est indifférent. Il se porte bien; mais des quartiers d'hiver, il n'en faut point attendre; voilà ce qui nous désole tous deux. La certitude que d'ici à quelque temps les coups de fusils et les canons des Patriotes n'atteindront point mon ami, remplit mon ame de joie. Ma mélancolie a été dissipée par ces heureuses nouvelles. Cela contredit un peu l'opinion où vous étiez que c'était mon _physique_ qui souffrait; mais comme je suis plus portée à vous donner raison qu'à moi, je crois que tout cela peut s'accorder. La première disposition venait de mon physique; mais une commotion morale pouvait la changer, et c'est ce qui est arrivé. On a vu des paralitiques marcher à l'approche du feu d'une incendie qui gagnait leur habitation. J'ai beaucoup entendu parler du roman de _Clarisse_, je serai bien curieuse de le lire et de voir si le Marquis n'est pas un peu exagéré dans ses éloges. Je suis persuadée que c'est vous qu'il a eu en vue, ma chère amie, quand il a dit que _Clarisse_ existait. Je ne connais pas cette héroïne de RICHARDSON; mais si elle est dans la nature, elle n'est pas au-dessus de vous; quand votre modestie vous défendrait de le croire, il vous doit paraître simple qu'un jeune homme, qu'un coup du sort transporte subitement d'une scène de sang et d'horreur dans une société douce, intéressante, sensible à ses malheurs, soit exalté par la reconnaissance; et si au milieu de cette société se trouve une jeune personne dont la figure est charmante, dont la voix pénètre jusqu'au coeur, dont les regards, les gestes, les paroles forment la plus parfaite harmonie, il doit la comparer à ce que son imagination lui offre de plus parfait; il doit la regarder comme un ange envoyé du ciel pour le secourir. Je suis plus affectée que vous de la diminution de fortune de votre mari, non que je croie que la fortune soit nécessaire pour être heureux; mais le passage d'une aisance considérable à une situation étroite et gênée, dispose souvent à l'aigreur, et nécessite une attention soutenue sur les plus petits détails domestiques. Un mari attribue quelquefois au défaut d'économie de sa femme l'insuffisance de ses moyens; enfin il me semble que, dans un ménage où le contentement ne vient pas uniquement de l'étroite union des ames, l'abondance éloigne une foule de sujets d'humeur et relâche les noeuds trop étroits de la dépendance d'une femme; la médiocrité de la fortune, au contraire, les ressère, multiplie les rapports journaliers entre deux époux, et il est presque nécessaire, si vous y prenez garde, que l'un des deux devienne absolument le maître pour éviter les discussions et les querelles. Dans les dépenses d'une maison, il faut faire la part à la vanité, et elle est en raison de ce qu'on est moins heureux par le sentiment. On n'a peut-être jamais mis l'économie au nombre des avantages que procure la sensibilité, rien n'est cependant plus vrai; plus on est capable d'aimer, plus le coeur est rempli d'un sentiment profond, et plus il est facile de se suffire à soi-même; ce sont les coeurs vides qui ont besoin de distractions étrangères; ce sont ceux que la vanité remplit, et le cercle de leurs besoins est un horizon sans bornes. Monsieur de G. et moi n'avons jamais songé à la fortune. Quel moyen pourrait-elle nous procurer pour trouver un temps aussi court, que celui d'être ensemble?... Que nous fait qu'on loue nos meubles, nos vins, nos chevaux, quand tout occupés de nous, à peine nous y faisons attention. Cet état de médiocrité où nous serons nous rapprochera sans cesse; nous n'aurons qu'un carosse! que sert d'en avoir quatre à ceux qui veulent être dans le même? Adieu, ma chère Victorine. LETTRE IX. LE MiS DE ST. ALBAN AU Pdt DE LONGUEIL. J'ai reçu au camp Prussien, devant Mayence, votre lettre datée de ***, et elle a mis fin aux inquiétudes extrêmes que j'éprouvais. Vous existez, vous avez sauvé quelques débris de votre fortune, c'est le comble du bonheur dans ces temps de calamités. La plupart de ceux qui ont été assez heureux pour dérober leur vie à la fureur des monstres qui gouvernent la France ne trouvent que la misère dans les pays étrangers. J'ai parcouru plusieurs pays et rencontré des Emigrés dans plusieurs endroits. Là, je les ai vu accueillir d'abord avec mépris et défiance, ensuite j'ai vu la plus barbare cupidité mettre à profit leur ignorance de la langue et l'urgence de leurs besoins; souvent on les forçait en entrant dans une ville de faire connaître leurs ressources, et quelques uns après avoir ainsi exposé leur misère à tous les yeux, étaient reconduits aux portes de la ville, comme de malheureux mendians, pour n'y plus rentrer. Il me semble depuis quelques mois être sur un champ de bataille, où l'on ne porte que des regards inquiets dans la crainte de trouver parmi les morts quelques uns de ses amis. La lecture de chaque gazette offre une affreuse liste que je n'ose parcourir qu'en tremblant. La vie la plus retirée, la conduite la plus circonspecte ne peuvent faire échapper à la barbarie de la jurisprudence révolutionnaire. Hélas! ces biens qui faisaient n'aguères l'orgueil et les délices des riches font aujourd'hui, en quelque sorte, autant d'accusateurs qui l'élèvent contre eux; il en est de même du mérite, des dignités et de l'esprit; jugez d'après cela, Monsieur, si j'ai dû trembler pour vous! Quelle affreuse époque, pour l'humanité que celle où les avantages qui distinguent les hommes, sont devenus des principes de ruine, et marquent du sceau de la réprobation ceux qui les possèdent. Je me plaisais autrefois à croire des vertus et de la sensibilité au général des hommes, et à regarder le crime et la cruauté comme d'affreuses exceptions; mais une révolution est une fatale lumière qui découvre l'hideuse nudité de la majeure partie des hommes. J'attends avec impatience le récit que vous m'avez promis des événemens de votre émigration, et je vais vous obéir en vous faisant part de mes dernières aventures. J'ai fait la campagne de 1792, et lorsque l'armée Française a été dispersée, je me suis rendu dans le camp Prussien pour y servir en qualité d'aide de camp de mon parent le comte de FOURS, lieutenant général au service de Prusse. Je n'entrerai pas dans le détail des opérations militaires, et je me bornerai à vous dire que trois jours avant la reddition de Mayence, ayant été blessé assez considérablement, je fus obligé de passer le Rhin pour ne pas être fait prisonnier. On essaya de me transporter à un gros bourg à peu de distance pour m'y faire panser; la douleur que me causait ma plaie me fit évanouir au pied d'un arbre; et là, en reprenant connaissance, je me suis trouvé au milieu d'une famille Allemande composée d'un commandeur de l'ordre Teutonique, de sa belle-soeur et d'une nièce, et de plusieurs valets. Les uns et les autres étaient également empressés de me secourir, et je n'ai pu me défendre des instances qui m'ont été faites pour accepter un asile dans le château de la belle-soeur du Commandeur. Tout ce que l'humanité peut prodiguer de secours, je l'éprouve, et la sensibilité la plus touchante vient encore y donner un nouveau prix. Je regrette quelquefois de me trouver si bien soigné, si heureux lorsque je songe à mes infortunés compatriotes, à de vieux et braves militaires expirans de misère; ils méritent mieux que moi les faveurs du sort, et ils ont moins de force pour supporter ce que l'adversité a de plus cruel. Vous aimez les détails quand il s'agit de choses qui vous intéressent, ainsi je ne vous laisserai ignorer aucune des circonstances qui peuvent vous donner une juste idée des personnes qui m'ont si généreusement accueilli. Leur maison, qui est dans une situation charmante, est en ce moment habitée par un vieux commandeur de l'ordre Teutonique qui est venu passer quelques jours chez sa belle-soeur. C'est un homme qui retrace les seigneurs châtelains du quinzième siècle: la noblesse est à ses yeux le premier des mérites; la chasse, le premier des plaisirs, et le respect pour les dames, le premier des devoir. Des manières franches jusqu'à la brusquerie, une certaine écorce de rudesse sous laquelle on découvre promptement un excellent coeur, un bon sens naturel sans culture, une gaieté qu'il entretient et réveille deux fois par jour par deux longs repas, où le vin du Rhin n'est pas épargné, voilà jusqu'à ce moment le principal personnage de la maison. Diverses circonstances lui ont procuré une fortune bien plus considérable que celle de son frère, et il en use noblement; mais abuse peut-être un peu de l'ascendant de la richesse envers la famille de ce frère, que ses bienfaits, et la perspective de son héritage tiennent dans une grande dépendance. La belle-soeur, qui est la maîtresse de la maison, est une femme de quarante ans; elle a été belle, et avec un peu d'art et de soin pourrait encore prétendre aux hommages; mais elle a une fille qui concentre toutes ses affections, et c'est pour elle seule qu'elle a des prétentions. L'esprit de la mère est plus juste que brillant, son caractère paraît froid; toutes ses manières ont une certaine réserve qui présente l'image de l'indifférence; mais dès qu'il est question de quelque chose qui tient à la générosité du coeur, à la sensibilité de l'ame, on la voit s'animer, et s'il s'agit de sa fille, le son de sa voix change, ses regards, ses gestes, tout prend chez elle le caractère du sentiment. Il faut à présent vous parler de la fille. Figurez-vous une femme de vingt ans, dont les traits ne semblent manquer d'une extrême régularité que pour avoir quelque chose de plus frappant. De légères marques de petite vérole paraissent aussi jetées çà et là pour donner plus de piquant et de variété au plus beau teint qu'on puisse voir. Je sais combien les descriptions de la beauté d'une femme sont insipides; j'abrège donc, et je finis en vous disant que sa physionomie rassemble tout ce qui peut plaire et toucher, et que son esprit sans jamais surprendre ne laisse rien à désirer; ce qu'elle dit attache, et satisfait dabord l'ame encore plus que l'esprit; mais en réfléchissant un moment, on trouve que l'esprit ne peut aller plus loin. Son mari est en ce moment à Vienne pour un grand procès, dont la famille redoute l'issue; elle est menacée de perdre la moitié de sa fortune. Voilà les personnes qui ont bien voulu me recevoir, et vous voyez que je dois me trouver fort heureux; mais je me reproche d'abuser de leurs bontés par la longueur de mon séjour. Elles s'opposent à tout projet de départ, jusqu'à ce que je sois entièrement guéri, et il n'est pas si vraisemblable que ce soit avant six semaines ou deux mois. L'oncle vient tous les matins passer une heure avec moi, il a la complaisance de m'apporter tous les papiers publics et de me communiquer les nouvelles qu'il apprend par ses correspondances particulières. Vers les cinq heures, il revient avec sa soeur et sa nièce, et puis toute la compagnie reste avec moi deux ou trois heures. La conversation ne languit point: le Commandeur raconte assez gaiement; la mère de temps en temps dit quelques mots pleins de sens, et la fille plus animée parle d'une manière qui intéresse et séduit, et elle écoute avec la plus intelligente attention. Elle me parle beaucoup d'une amie qui habite Mayence et vient souvent la voir; on ne peut avoir plus de tendresse pour un amant qu'elle n'en a pour cette jeune personne. L'amitié profite de toutes les facultés aimantes d'une femme bien propre à inspirer et à éprouver même un sentiment plus vif. Elles ont, toutes deux, fait un voyage en Italie, et elles y ont connu une Françoise fort intéressante, qui s'appelle la vicomtesse de Vassy. J'ignorois qu'il y eût en France une femme de ce nom; il faut que le chevalier de Vassy se soit marié et ait pris le titre de Vicomte. Les deux amies ont beaucoup d'affection pour la Vicomtesse dont elles parlent avec un singulier intérêt; elle a habité quelque temps à Mayence, et l'amie de la Comtesse, Mademoiselle Emilie, l'y attend avec une vive impatience. Cette jeune personne paraît avoir beaucoup d'esprit, et il est particulièrement disposé à l'observation. C'est pour elle un besoin que de remonter aux causes, que d'analyser les sentimens, et il ne paraît pas que son ame en ait moins de chaleur. Voila le jugement que m'ont mis à même de porter plusieurs lettres que la Comtesse a bien voulu me communiquer; cette correspondance est très-soutenue, très-animée, et forme la plus agréable occupation de la Comtesse. Elle sait fort bien l'Italien, est fort instruite dans la littérature Allemande dont elle fait beaucoup de cas, et sait le Français au point de ne jamais laisser entrevoir par l'accent ou le mauvais choix des mots, qu'elle soit étrangère. ROUSSEAU est l'auteur qu'elle estime le plus; elle prend aussi beaucoup de plaisir à lire les tragédies de VOLTAIRE. Parmi nos moralistes, MONTAIGNE est celui dont elle fait le plus de cas, et elle déteste LA ROCHEFOUCAULT. Elle m'a fait une réponse à son sujet qui m'a laissé sans réplique. Je pourrais, dit-elle, être de votre avis, s'il n'avait fait que décrire ce qu'il a découvert dans les replis du coeur humain; mais lorsqu'il rapporte des turpitudes que nul n'a pu lui avouer, et d'un genre à ne pouvoir être distinctement aperçues, je suis fondée à dire que c'est dans son propre coeur seulement qu'il a pu les découvrir. Telle est cette maxime: _il y a dans l'adversité de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas._ Quelqu'un lui a-t-il fait cette affreuse confidence? Non certainement. A-t-il pu démêler avec certitude un tel sentiment? Cela n'est pas possible. Elle m'a encore cité quelques maximes de ce genre, et j'ai été obligé d'abandonner LA ROCHEFOUCAULT. Adieu, mon cher Président, mon père, mon tendre ami. Admiration, respect, reconnaissance, voilà les sentimens que je vous ai consacrés depuis long-temps. Donnez-moi de vos nouvelles, et conservez-moi des bontés dont je sens tout le prix. LETTRE X. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. J'ai lû il y a quelques jours au Marquis l'article de votre lettre, où vous me dites que son écuyer nous aura surement raconté ses avantures, et ma mère en prit occasion de lui dire, mademoiselle Emilie a raison, et vous auriez dû nous en faire vous-même le récit, parce que vous vous exprimez un peu mieux que votre écuyer. Ma vie, nous a-t-il répondu, a été celle des gens de mon âge, et de mon état, ainsi j'ai bien peu d'avantures à raconter; mais, lui ai-je dit, on a toujours à parler de ses sentimens. Ah! voilà comme sont les femmes, a dit mon oncle, elles voudraient savoir vos amours; c'est l'amour qui les intéresse, et je suis persuadé que ce qui leur plaît davantage dans l'histoire Romaine, c'est MARC ANTOINE abandonnant l'empire de l'univers pour suivre CLÉOPATRE: aussi dans les tragédies et les comédies, n'est-il question que d'amour; pour moi monsieur le Marquis, si vous avez la complaisance de nous faire l'histoire abrégée de votre vie, ce qui m'intéressera dans vos récits, ce sera votre jugement sur les personnes qui ont influé sur la Révolution, et qui vraisemblablement ont été connues de vous; c'est la manière dont vous ont frappé les événemens. Le Marquis après s'être encore défendu avec une modestie qui n'avait rien d'affecté a réfléchi quelques momens et nous a dit: le récit de mes sentimens et de mes opinions ne peut être digne d'exciter votre curiosité que par la vérité et à cet égard je ne tromperai pas votre attente; enfin, si ce que j'ai à vous dire peut faire passer une soirée agréable à une société à qui j'ai tant d'obligation, je dois, rassuré par son indulgence, m'empresser de lui obéir. J'avais environ vingt ans au commencement de la Révolution, ainsi je n'ai pu figurer parmi les acteurs de cette terrible tragédie; mais j'ai vu de près les personnages les plus importans, et j'ai été témoin de quelques événemens. J'ai entendu des hommes éclairés et instruits converser sur les plus grands intérêts, discuter en liberté des questions dont auparavant on n'osait sonder la profondeur. J'ajouterai que les révolutions avancent et murissent les esprits en hâtant l'essor des facultés. Ce que j'ai à vous dire ne sera donc pas tout-à-fait sans intérêt; mais comme il faut que je me rappelle plusieurs choses qui ne seraient pas dans le moment, présentes à ma mémoire, je préfère de dicter le récit qu'on attend de moi. Le Commandeur a applaudi à cette idée, et deux jours après le Marquis nous a lû l'écrit que je vous envoie, qui nous a fait grand plaisir à entendre. Comme je lui témoignais mon regret de ce que vous n'étiez pas présente à cette lecture, il m'a offert de me le confier pour vous l'envoyer, à condition qu'il n'en serait point tiré de copie. Je sais, a-t-il dit, que vos plus grands plaisirs sont imparfaits, s'ils ne sont partagés avec mademoiselle Emilie, ainsi je me reprocherais de ne pas vous donner cette légère satisfaction. J'ai admiré sa bonne foi en parlant de son tiède attachement pour une femme qui est morte victime des premières barbaries de la Révolution. Vous n'avez pas encore aimé, lui ai-je dit? L'explosion de l'amour, m'a-t-il répondu, n'en sera peut-être que plus violente, pour avoir été plus long-temps retardée.... Il semblerait d'après cela que le coeur doit éprouver tôt ou tard, en raison de sa sensibilité, une passion plus ou moins vive. Qu'en dites vous ma chère Emilie? Croyez-vous que telle soit la loi du destin et que pour me servir d'un proverbe trivial, _on ne recule que pour mieux sauter_? Toutes les personnes qui n'ont point encore connu l'amour devraient trembler, et quelle serait la triste perspective de celles qui ne peuvent s'y livrer sans crime! Ah! j'aime à croire que la rareté des objets aimables, que l'occupation, doivent maintenir le coeur dans un calme heureux, et que les sentimens que nous inspire la nature pour nos proches, et la douce chaleur de l'amitié peuvent suffire à la tendresse du coeur le plus aimant. Le Marquis prétend s'être fait l'idée d'une femme digne d'être aimée, telle qu'il est bien difficile d'en rencontrer une semblable; mais il est sensible et son coeur fera illusion à son esprit, et appelera le secours de l'imagination pour orner des plus rares qualités, l'objet qui fera quelqu'impression sur lui; que je le plaindrais s'il avait aimé tendrement la femme qu'il a perdue d'une manière si tragique. Adieu, ma tendre amie, renvoyez-moi au plutôt l'écrit que je vous confie. HISTOIRE DU MARQUIS DE ST. ALBAN. Je suis d'une famille qui a eu depuis long-temps d'assez grandes illustrations, et qui jouissait avant la Révolution d'une fortune considérable. Mon père, marié de très-bonne heure, entra au service par obéissance pour le sien qui avait servi avec distinction, et est mort au moment d'être élevé au premier grade des honneurs militaires; à sa mort mon père s'empressa de donner sa démission de son régiment, pour vivre indépendant; il s'affranchit bientôt après de la gêne des devoirs de la société, se livra à un goût raisonné pour le plaisir, avec un petit nombre d'amis ou de complaisans, qui formaient une petite secte de philosophes Epicuriens, dont mon père était le chef. Le goût des plaisirs, le mépris des hommes, et l'amour de l'humanité et de tous les êtres sensibles formaient la base de leur système; mon père méprisait les hommes en théorie par delà ce qu'on peut imaginer, et cédait à chaque instant à un sentiment de bienveillance et d'indulgence, qui embrassait les plus petits insectes. Il aima ma mère quelques années avec une vive tendresse, ensuite il eut constamment pour elle les égards les plus flatteurs, et les meilleurs procédés. Le caractère trop indulgent de mon père le rendoit incapable de diriger mon éducation, il ne pouvait ni voir pleurer un enfant ni le contrarier; une sévérité de quelques momens était au-dessus de ses forces. Il prit le parti de confier le soin de mon éducation au président de LONGUEIL, son parent et son ami depuis l'enfance. Le Président, sans partager les opinions de mon père le chérissoit à cause des agrémens de son esprit, et par l'estime qu'il avait pour son caractère et son coeur. Mon père suivait des principes de philosophie, qui l'écartaient de la société et des affaires; le Président, avec un grand fond de lumières et de philosophie, suivait la carrière des affaires, et avec d'autant plus de succès, que la nature, en lui donnant un esprit plein de sagacité joint à un jugement sûr, semble l'avoir fait homme d'état. Mon père après avoir réglé ses affaires domestiques en remit le soin à ma mère, se conserva une pension considérable, et prit le parti de voyager. Le Président, de ce moment me tint lieu de père. Ce fut lui qui fit choix de mon précepteur, et qui traça le plan de conduite qu'il devait suivre. Il lui indiqua le genre et la marche de mes études, et fixa le degré de sévérité ou d'indulgence dont il devait user. C'est à lui que je dois mon instruction et en quelque sorte mes sentimens, puisque c'est lui qui a eu l'art de les développer. Semblable à un habile cultivateur, il a donné de l'air aux bonnes plantes et les a fait arroser, tandis qu'il a arraché et étouffé une partie des mauvais germes. A l'âge de quinze ans, j'entrai dans un régiment de cavalerie; mais je ne fus envoyé à la garnison que dix-huit mois après; ce temps fut employé à me perfectionner dans les mathématiques, à étudier les fortifications et l'artillerie. Le Président disait que les sciences exactes ont un charme infini pour les jeunes gens capables d'application, que le penchant que l'homme a pour la vérité, se trouve satisfait par l'enchaînement de vérités progressives qui mènent à de grands et incontestables résultats; c'est dans la jeunesse, ajoutait-il, que l'esprit a toute l'appréhension nécessaire pour saisir les choses abstraites, et que leur connaissance se grave plus profondément dans la mémoire. Il savait que, pour la plupart des officiers généraux en France, les fortifications et l'artillerie étaient une science mystérieuse, et qu'ils étaient obligés de s'en rapporter aux gens de ce métier, sans pouvoir apprécier leur mérite. Le comte de MAILLEBOIS, me disait-il, est le seul qui ait approfondi de bonne heure ces objets importans, et c'est à cette étude qu'il a dû en partie la réputation dont il a joui. Il me disait aussi: les hommes sont modifiés par l'état qu'ils embrassent, au point, en quelque sorte, d'être entre eux comme des êtres distincts. Il faut qu'un souverain, qu'un ministre connaissent la moralité des hommes des diverses classes de la société, et un militaire appelé au commandement doit connaître à fond l'homme soldat. La science militaire est composée de deux choses, de moralité et de géométrie; par l'une on apprend l'art de plier l'homme à une exacte discipline, d'exalter son ame et de lui inspirer un noble orgueil de son état; par l'autre on combine les moyens les plus prompts d'opérer avec précision différens mouvemens. Il peut paraître surprenant que de telles leçons m'ayent été données par un magistrat; mais MACHIAVEL, secrétaire de Florence, a bien plus fait; il a le premier, dans les temps modernes, développé les principes de l'art de la guerre, et publié, n'ayant jamais porté les armes, une tactique qui fut adoptée par tous les souverains de l'Europe. C'est ainsi que l'homme d'un esprit supérieur, généralise les idées et saisit les principes premiers, applicables aux diverses sciences. Je me souviens qu'un jour étant avec lui et quelques personnes dans une grande bibliothèque, on parla de livres de politique; le Président s'avança vers une armoire, y prit un volume et nous dit: voici un excellent ouvrage sur la politique, et en même temps il nous en lut les premières phrases qui contenaient ces mots: _l'art est long, la vie courte, le jugement difficile, l'expérience trompeuse, l'occasion rapide._ Le livre était écrit en Latin où les expressions ont plus de force. Chacun admira ce début, et l'on demanda si c'était ARISTOTE, ou TACITE; on parla des modernes et l'on cita BACON et GROTIUS; ce n'est aucun de ces politiques ou philosophes, dit le Président, c'est un médecin, HYPOCRATE, qui commence ainsi ses aphorismes; cela vous fait voir que toutes les sciences se touchent, et que les principes généraux sont les mêmes. Un ancien militaire attaché à ma famille prit soin, au régiment, de diriger ma conduite et de me faire suivre mes premières études lorsque les exercices m'en laissaient le temps. Quoique jeune et sans expérience, j'apperçus dès-lors que les troupes étaient fatiguées des divers changemens introduits chaque année dans la discipline et la tenue. Les officiers obligés sans cesse et d'apprendre et d'oublier, se pliaient avec peine sous le joug des nouvelles ordonnances, qu'ils prévoyaient ne devoir pas plus subsister que les autres. Chaque garnison, chaque régiment offraient des différences dans le régime suivant la sévérité, la négligence, ou l'inquiète ardeur des chefs. Je fus présenté à la cour à dix-neuf ans, et quand je songe à cette pompe qui environnait le Roi, à cette foule empressée qui circulait dans ses appartemens, à l'accent de respect avec lequel se prononçait le nom de Roi; à l'impression qu'il faisait sur les esprits, et aux affreux événemens des temps postérieurs; je ne puis croire que ce soit le même peuple; je ne puis concevoir comment dans un si court espace, des souvenirs gravés par la main des temps, pendant douze siècles, ont été effacés; mais peut-être trouvera-t-on le principe d'un si étonnant changement dans le caractère ardent et passionné de la nation; peut-être un philosophe dira-t-il, qu'un peuple qui dans son extrême enthousiasme adorait ses rois, qui baisait le cheval écumant du courrier qui apportait la nouvelle de la convalescence de LOUIS quinze; qui n'avait rien fait pour lui; que ce peuple précipité dans une voie contraire, par l'emportement, devait être outré dans sa fureur comme il l'avait été dans son attachement passionné. La mode n'était pas dans ce temps d'être fort assidu à la cour, la magnificence en était en quelque sorte bannie, et des jeunes gens qui dépensaient des sommes immenses à Paris pour leurs plaisirs, paraissaient à Versailles en habit noir. Le Roi, avec raison, en témoigna son mécontentement. Ces petites circonstances servent à faire voir le changement survenu dans les opinions, et combien peu la cour en imposait aux esprits. Un homme éclairé frappé du spectacle que lui présentait la confusion des rangs, et la suppression de la pompe extérieure attachée à certains états, disait, quelques années avant la Révolution: «je crois voir la monarchie décroître à mesure que les vestes raccourcissent et se changent en gilets.» Je me souviens d'un passage de JEAN JACQUES ROUSSEAU, qui me vint plusieurs fois à l'esprit dans ce temps, lorsque je me trouvais à Versailles. «Des marques de dignité, un trône, un sceptre, une robe de pourpre, une couronne, un bandeau, étaient pour les hommes des choses sacrées, et rendaient vénérable l'homme qu'ils en voyaient orné. Sans soldats, sans menaces, sitôt qu'il parlait il était obéi; maintenant qu'on affecte d'abolir ces signes, qu'arrive-t-il de ce mépris? Que la majesté royale s'efface de tous les coeurs, que les rois ne sont plus obéis qu'à force de troupes. Les rois n'ont plus la peine de porter leur diadème, ni les grands les marques de leurs dignités; mais il faut avoir cent mille bras pour faire exécuter leurs ordres. Quoique cela leur semble plus beau, peut-être, il est aisé de voir qu'à la longue cet échange ne tournera pas à leur profit.» Il y avait à Paris cinq ou six maisons où circulait tout ce qui composait la haute société, et l'opinion publique n'était que leur écho. Là, on voyait rassemblés les ministres passés, présens, et futurs; là, étaient distribuées les places à l'Académie, et préparées les intrigues qui devaient élever un homme au ministère et en faire descendre un autre. Là, le M. de **** qui depuis le ministère de monsieur de CHOISEUL, ne pouvait renoncer à la jouissance d'un grand crédit, était une des personnes qui avait le plus d'empire dans le monde. Sa maison rassemblait tout ce qu'il y avait de plus distingué dans les diverses classes de la société. Monsieur NECKER était l'objet du culte de la maîtresse de la maison, qui chérissait en lui les moyens de conserver un grand ascendant dans le monde, et une influence dans les affaires. C'est là que toutes les trames ont été ourdies pour le rappel et le soutien de monsieur NECKER, et pour accréditer ses opinions; c'est là que le résultat du conseil, principe de la subversion totale de la monarchie, a été conçu, communiqué, applaudi; c'est là que l'absence de NECKER de la séance du 23 Juin a été proclamée comme un acte héroïque, qu'ont été forgés les instrumens qui ont brisé le trône. Les jeunes gens recevaient dans cette maison les principes d'opposition à l'autorité, qu'ils répandaient dans d'autres sociétés, et qui devinrent la règle de leur conduite. Ce qui paraîtra surprenant, c'est que la Maréchale était la personne la plus infatuée de l'avantage d'une haute naissance, et des distinctions attachées à son rang. Elle n'était populaire que pour dominer, et croyait qu'on serait toujours maître de _ce Tiers_ qu'elle caressait pour en faire le corps d'armée de NECKER, par qui elle prétendait régner. Je ne puis résister à vous raconter un trait qui vous fera connaître la vanité de la Maréchale, et qui dans le moment me frappa de la manière la plus comique. J'avais dîné chez elle avec plusieurs personnes dévouées au parti de NECKER, et ardentes à soutenir le doublement _du Tiers_, et l'opinion par tête; au moment où cette question était agitée avec le plus de chaleur, la Maréchale ouvrit sa boîte pour prendre du tabac, et le lourd avocat TARGET s'avança et prit familièrement une prise de tabac dans la boîte ouverte de la Maréchale. Je ne pourrais vous peindre l'étonnement et l'indignation qu'une telle audace excita chez elle. On vit qu'elle était bien loin de penser que les _droits de l'homme_ pussent s'étendre jusqu'à prendre du tabac dans la boîte d'une grande dame, et quelqu'un lui dit avec malice: _c'est un effet naturel de l'égalité._ Je me suis laissé aller à ces détails parce qu'ils servent à faire voir que l'oppression du peuple n'a point été le principe des attentats auxquels il s'est livré; que le désir de dominer et non le patriotisme a dirigé les premières entreprises contre l'autorité, et que l'ascendant de quelques sociétés a exalté les esprits. La femme dont je vous parle a été fatale à la France, et je ne pouvais en vous rendant compte de ce que j'ai vu, la passer sous silence. Répandu comme je l'étais il me fut facile de voir les ressorts qu'on faisait jouer pour le rappel de NECKER, et enflammer le peuple en sa faveur. Une circonstance légère en apparence, frappa le président de LONGUEIL, au moment du rappel de NECKER avant les Etats-généraux; le hasard nous fit trouver ensemble sur son passage, et nous rendit témoin de la joie universelle qu'inspirait ce charlatan politique; quand il fut à la salle des Cent-suisses, en se rendant chez le Roi, ces colosses s'animèrent et se mirent à battre des mains, le Président s'approcha de moi avec un air pensif et consterné: le royaume de France est perdu, me dit-il, et le trône est à bas; je le regardai avec surprise, cherchant ce qui pouvait occasionner un si triste présage, et quand nous fumes dans les cours du Château: vous avez été étonné, me dit-il, du propos que je vous ai tenu; mais vous allez juger s'il est fondé, et mes motifs doivent particulièrement frapper un militaire. Les Suisses de la garde du Roi ont applaudi avec transport monsieur NECKER sur son passage, tandis que des soldats sous les armes sont des hommes qui doivent être impassibles comme les armes qu'ils portent: appartient-il à des gardes de participer à une émotion populaire? Si les gardes du monarque partagent les affections et les mouvemens du peuple, qui le contiendra! Ce ne sont plus dès-lors des soldats, mais des hommes qui jugent, sentent et se conduisent d'après leur opinion et leur sentiment, et non d'après leur devoir. Serait-il facile de faire arrêter monsieur NECKER par des gardes enivrés de sa personne? La conduite des Cent-suisses peut faire juger des dispositions des autres troupes. A son arrivée ce ministre s'empressa d 'avancer le moment de l'assemblée des Etats-généraux dans l'espérance chimérique de fortifier et de consolider sa puissance de l'appui de la nation. Un esprit de vertige s'empara alors des esprits; le rang le plus éminent, les dignités, les emplois les plus importans n'étaient rien aux yeux des plus grands seigneurs, comparés à la place de député aux Etats-généraux; des jeunes gens qui n'avaient aucun moyen de s'y distinguer mettaient leur amour propre à être élus, et tel qui avait fait une chanson se croyait comptable à sa patrie de son génie pour la régénérer. Les femmes, les mères, les maîtresses intriguaient pour faire élire leur fils, leur mari, leur amant; enfin l'enthousiasme d'un nouvel ordre de choses régnait sur les esprits, et les courtisans les plus corrompus s'empressaient, par l'effet de la mode, d'être représentans d'une nation qu'ils avaient opprimée gaiement pour servir leur intérêt ou leur vanité. NECKER dans l'espoir de produire un plus grand effet sur un vaste théâtre, et dominé par la soif des applaudissemens, insista auprès du Roi, malgré tout le conseil, pour que les Etats fussent assemblés à Paris ou à Versailles. Le Président de LONGUEIL en sentit le danger et écrivit à la Reine pour le lui faire connaître; je me souviens encore des expressions de sa lettre. «Si l'on assemble, lui disait-il, les Etats à Paris ou à Versailles c'est porter des brandons de feu sur des matières combustibles. Le peuple Français est aimable, léger, facile; mais emporté, mais barbare dans ses emportements, témoin la guerre des Armagnacs etc.» Le fatal génie de NECKER l'emporta, et la Reine dit depuis à un ministre: «le Président de LONGUEIL m'a donné d'excellens avis, mais je n'avais pas le crédit de les faire suivre.» Le charme de la nouveauté, le besoin d'intérêt, et de mouvement déterminèrent la plus grande partie; le désir de s'élever, en manifestant ses talens sur un grand théâtre animaient quelques personnes, et plusieurs, parmi le Tiers, songeaient à sortir de leur obscurité, à se procurer des protecteurs et à obtenir des grâces. Je ne rapporte que ce que j'ai vu, et il me serait possible d'en donner des preuves. Surpris de la vivacité des démarches de quelques membres du Tiers pour se faire élire, je leur représentai que leur âge et leur santé leur rendraient pénibles les fonctions et le travail de la députation. Ils me répondirent que leurs intérêts et celui de leur famille déterminaient leur empressement; enfin quelques uns me firent l'aveu qu'ils espéraient obtenir des lettres de noblesse, et d'autres, des bénéfices pour leurs enfans ou des places lucratives. Dans le temps où l'on s'occupait d'établir des Assemblées provinciales, ou d'accorder aux pays qui avaient eu des Etats, le rétablissement de ces Assemblées; j'ai vu un homme qui cherchait à se faire valoir par son zèle pour le peuple, intriguer sourdement pour avoir la présidence permanente de l'Assemblée de sa province. Tel était le patriotisme qui régnait dans les esprits avant l'assemblée des Etats; et ensuite les zélés partisans du peuple n'ont suivi que leur ressentiment contre la cour. Un cordon bleu refusé, la préférence accordée à un rival pour un gouvernement, ou une place à la cour ont été les principes qui ont inspiré à des grands, et à des nobles, des sentimens contraires à la monarchie. Le duc D'ORLÉANS, devenu justement l'horreur du genre humain; cet homme sans principes et sans résolution, qui n'a jamais eu l'étoffe d'un ambitieux, et qui est parvenu successivement au comble de la scélératesse parce que le crime de chaque jour ne surpassait que d'un degré celui de la veille; le Duc disait alors, et je crois qu'il le pensait, «Les Etats feront tout ce qu'ils voudront, peu m'importe, pourvu qu'il me soit permis d'aller ou de venir en Angleterre, ou ailleurs, et qu'on ne puisse ni m'enfermer ni m'exiler.......» Enfoncé dans la fange de la débauche, il n'élevait pas alors ses vues par delà une liberté indéfinie; favorable à ses vicieuses inclinations. Je me souviens que dans le commencement de la Révolution, frappé de l'inconséquence du Duc, le Président me dit un mot d'un grand sens. Il est commun, dit-il, de voir des gens qui veulent la fin sans aimer les moyens; mais le duc D'ORLÉANS veut les moyens sans la fin. Il ne tint en effet qu'à lui d'être au 14 Juillet, lieutenant-général de l'Etat, et il ne s'agissoit pour cela que de se montrer aux yeux d'un peuple aveuglé et corrompu par lui, dont il étoit en ce moment l'idole. Je l'ai beaucoup connu dans un temps où toute la jeunesse de la Cour avait avec lui des liaisons plus ou moins étroites. Il avait de l'esprit, mais par étincelles, l'amour du plaisir éteignoit dans lui toute affection morale, et un seul sentiment, celui de la vengeance, pouvoit donner quelqu'action à son ame, et a été le principe de sa conduite. Cette connoissance de son caractère m'a fait apprendre depuis sans surprise, que lorsqu'on vint l'avertir que madame la princesse de LAMBALLE, entre les mains d'un peuple factieux, était en grand danger, et qu'il pouvait la sauver, «il faut la laisser, dit-il, suivre sa destinée.» Quelque temps après ses valets de chambre vinrent lui dire tout effrayés qu'on promenait la tête de cette Princesse, «eh bien! dit-il, c'est une tête comme une autre.» Ces détails m'ont un peu écarté des objets qui me concernent; mais mon histoire peu fertile en événemens ne peut être intéressante que par l'exposé sincère des sentimens qui m'ont affecté, à l'aspect des scènes tragiques et mémorables dont j'ai été témoin; que par la peinture de quelques détails qui servent à donner une juste idée des temps, des hommes et de leurs motifs. Je reviens à ce qui me regarde. Les sages conseils du Président me préservèrent de la contagieuse épidémie qui s'était répandue dans toutes les classes; j'assistai aux assemblées d'élection qui se firent à Paris; mais n'ayant pas l'âge requis et n'ayant formé aucune brigue, j'étais bien certain de n'être point élu. Enfin arriva ce jour tant désiré de l'ouverture des Etats. Jamais la majesté royale ne parut dans un plus grand éclat. Les divers ordres du royaume revêtus des habits de leur état, la pompe de la religion, la Reine réunissant la dignité, la beauté dans sa personne, et dans sa parure le goût et la magnificence; le Roi revêtu des ornemens de la royauté, tout concourait à présenter le plus imposant des spectacles. Je revins à Paris, et je ne m'étendrai pas sur ce qui se passa dans les premières assemblées des Etats. Une sourde fermentation agitait à Paris les esprits. Les capitalistes occupés de faire assurer la dette par la Nation, favorisaient toutes les entreprises de l'Assemblée, et le peuple s'habituait à la regarder comme la protectrice de ses droits et des propriétés, et les agens de l'autorité royale comme ses ennemis. Je fus témoin au Palais royal des premiers symptômes de la cruauté atroce à laquelle s'est livré ce peuple regardé comme si léger, si aimable. Le peuple dans tous les pays jouit avec avidité de la vue des exécutions, et peut-être, de l'empressement à être spectateur des supplices, il y a peu de distance pour en devenir l'instrument. Un homme fut traité dans la rue, d'espion de la police, à tort ou à raison, par un autre qui avait à se plaindre de lui, ou lui en voulait. Le peuple s'attroupa et se mit à le poursuivre de rue en rue, de place en place; la plaisanterie se mêlait à la fureur, ce qui est un caractère distinctif du peuple Français, et le malheureux poursuivi à coups de pierres vint se réfugier au Palais royal. Il n'y fut pas en sureté, et saisi par les plus acharnés, il fut plongé à plusieurs reprises dans le grand bassin. On délibéra ensuite sur ce qu'il fallait lui faire, et il fut proposé de lui couper les oreilles; alors je vis une femme au-dessus du peuple, et mise avec assez d'élégance tirer froidement de sa poche une paire de ciseaux et les offrir. Je m'éloignai avec horreur de cette affreuse scène; et j'appris que le malheureux si barbarement poursuivi avait expiré dans sa course, avant de pouvoir trouver un asile. Voilà le premier acte de cruauté, suivi peu de temps après des meurtres de FOULON et de BERTHIER. A la honte éternelle de ce peuple, la postérité apprendra en frissonnant d'horreur les barbaries exercées sur leurs cadavres. Il se disputa long-temps leurs membres déchirés et sanglans, et le coeur du malheureux BERTHIER, étant devenu le partage d'une troupe effrénée, elle s'assembla autour du même bassin et se mit à danser en chantant à la lueur des torches qu'elle portait. Cette détestable troupe, ivre d'une aveugle rage, et se passant de main en main ce coeur, hurlait dans sa joie atroce ce refrain d'un Vaudeville: Ah! il n'est point de Fêtes Quand le coeur n'en est pas. Je restai à Paris, où le Roi se rendit après l'affreuse nuit du cinq Octobre; je fus témoin de son entrée dans cette capitale, et pour vous donner une idée du caractère d'une nation que le luxe et les plaisirs rendaient presque insensible à tout ce qui ne frappait pas au moment sur ses jouissances, je vais vous raconter l'effet que produisit cette déplorable marche d'un monarque outragé et captif, sur ce qu'on appelait la bonne compagnie. Son cortège étonnant par sa composition, affreux par sa contenance féroce et ses cris, mit trois heures à passer dans la rue Royale où j'étais; des troupes à pied ou à cheval, des canons conduits par des femmes; des charettes, où sur des sacs de farine étaient couchées d'autres femmes ivres de vin et de fureur, criant, chantant, et agitant des branches de verdure, ensuite le Roi et sa famille escortés de la FAYETTE et du comte DESTAING l'épée à la main à la portière, et environnés d'une foule d'hommes à cheval, voilà ce qui se présenta successivement à mes yeux pendant l'espace de trois heures. Je me rendis dans une maison voisine où se rassemblait ordinairement l'élite de la société, mon coeur était navré, mon esprit obscurci des plus sombres nuages, et je croyais trouver tout le monde affecté des mêmes sentimens; mais écoutez les dialogues interrompus des personnes que j'y trouvai, ou qui arrivèrent successivement. «Avez-vous vu passer le Roi, disait l'un?--Non j'ai été à la comédie.--MOLÉ a-t-il joué?--Pour moi j'ai été obligé de rester aux Thuilleries, il n'y a pas eu moyen d'en sortir avant neuf heures.--Vous avez donc vu passer le Roi.--Je n'ai pas bien distingué, il faisait nuit.» Un autre: «Il faut qu'il ait mis plus de six heures pour venir de Versailles.» D'autres racontaient froidement quelques circonstances. Ensuite.--«Jouez-vous au _Wisch_?--Je jouerai après souper, on va servir.» Quelques chuchotages, un air de tristesse passager. On entendit du canon. «Le Roi sort de l'hôtel de ville; ils doivent être bien las.» On soupe; propos interrompus. On joue au Trente et Quarante, et tout en se promenant, en attendant le coup et surveillant sa carte on dit quelques mots: «Comme c'est affreux!» et quelques uns causent à voix basse brièvement. Deux heures sonnent, chacun défile et va se coucher. De tels gens vous paroissent bien insensibles; eh bien! il n'en est pas un qui ne se fût fait tuer aux pieds du Roi. Le Président prévit alors l'entière et inévitable subversion de la monarchie; je me rappelle à ce sujet un passage de MONTAIGNE, qu'il me cita à l'appui de son opinion. _La majesté royale s'avale plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle ne se précipite du milieu à fonds._ Deux jours après l'arrivée du Roi, je fus à portée de voir avec quel succès on a travaillé à inspirer au peuple une aveugle aversion pour la Reine; chaque jour la curiosité l'attirait en foule sur la terrasse des Thuilleries qui est au-dessous des appartemens occupés par la famille Royale. Je passai au milieu d'un nombre infini d'hommes et de femmes qui étalent devant les fenêtres de ces appartemens. Comme ils contemplaient avec un curieux empressement le Roi et la Reine qui se montraient de temps en temps aux fenêtres, j'entendis plusieurs femmes se dire: «Voyons donc cette Reine avec toute sa méchanceté.» J'allais quelquefois aux Thuilleries faire ma cour; la contenance de la Reine était digne d'admiration. Captive réellement au milieu des bourgeois préposés pour garder son palais, elle paroissait supérieure aux événemens, et profondément affectée, elle montrait un visage calme, et savait allier la dignité souveraine, avec les ménagemens dictés par la politique envers une foule de bourgeois enorgueillis d'être admis dans le palais des rois; la plupart surveillant indécemment ses actions, épiaient jusqu'à ses regards et à ses gestes, pour y lire sa pensée et démêler le degré d'affection qu'elle avait pour ceux qui l'approchaient. Le trône avoit été à demi renversé, la majesté royale avilie; la puissance souveraine avait cédé à la violence populaire, et, le croirait-on? rien ne semblait avoir changé dans Paris, où régnait le même luxe, le goût du plaisir, celui du jeu et le même empressement pour les spectacles. L'Assemblée ne paroissait être qu'un sujet de conversation plus varié et plus animé. Les Aristocrates et les Démocrates se trouvaient dans les mêmes maisons. Les plaisanteries se mêlaient au récit des plus importantes discussions; on ne songeait plus le lendemain à la scène souvent tragique de la veille. Telle est la mobilité du caractère d'une nation, qui oublie promptement le mal passé, et toute entière au plaisir présent, détourne ses yeux d'un avenir effrayant. Au milieu de cette dissipation générale, il y avait des clubs, des conciliabules où l'on s'occupait sérieusement des affaires, et dans lesquels l'ambition et la cupidité, ardentes à profiter des malheurs publics, combinaient en secret leur marche et préparaient des attaques fatales à l'autorité de jour en jour affaiblie. Des femmes séduisantes par leur beauté; deux ou trois qui étaient des saltimbanques d'esprit, faisaient servir la politique à leurs plaisirs et leurs plaisirs à la politique; leurs faveurs étaient souvent l'amorce plus ou moins attrayante qu'elles offraient aux jeunes prosélytes de la démocratie. La présomption que l'homme est porté à avoir de ses talens et de son esprit faisait croire à plusieurs jeunes gens qu'ils joueraient un rôle éclatant; mais la Révolution, en mettant en quelque sorte l'homme à nud, faisait évanouir promptement cette illusion, qu'il était aisé de se faire à l'homme de cour, à celui du grand monde qui se flattait d'obtenir dans l'Assemblée les mêmes succès que dans la société. Le ton, les manières, une certaine élégance qui cache le défaut de solidité, l'art des à propos, tout cela se trouve sans effet au milieu d'hommes étrangers au grand monde et habitués à réfléchir. Le Comte de *** est un exemple frappant de médiocrité démasquée, de présomption déjouée, d'infidélité punie. Les succès qu'il avoit eus dans la société avaient enflé son ambition, il crut avoir dans la Révolution une occasion de s'élever promptement, et se flattant d'être l'oracle de l'Assemblée, il quitta une cour où quelques _agrémens_ dans l'esprit et des connoissances en littérature lui avaient obtenu un accueil flatteur. Il s'empressa de venir à Paris armé de sa tragédie de _Coriolan_, d'une douzaine de fables et de cinq à six chansons. Madame de STAEL alla au devant du futur premier ministre, _Jeanne Gray_ à la main, et tous deux s'électrisèrent en faveur de la démocratie; mais bientôt le mérite du Comte fut apprécié à sa valeur, et il fut trop heureux d'obtenir d'être ministre à ****. Traité avec le plus grand mépris dans cette cour; et privé de l'espoir de jouer un rôle à Paris, la mort lui parut être sa seule ressource; mais il porta sur lui une main mal assurée; le courage manqua à ce nouveau Caton, pour achever.... l'amour de la vie prévalut, un chirurgien fut appelé, et le Comte prouva qu'il ne savoit ni vivre ni mourir. Le Roi dès les premiers temps de son sejour à Paris, fut livré sans défense à tous les artifices; NECKER était le maître du conseil, et le comte de MONTMORIN, élevé avec le Roi, comblé de ses bienfaits n'était que le servile instrument du ministre des finances; l'ambition et la cupidité dominaient les habiles scélérats qui influaient sur l'Assemblée, et la liste civile objet de leur convoitise aiguisait leur esprit; une foule d'intrigans attirés par la même amorce, s'empressait de multiplier de faux avis pour se rendre nécessaires, d'autres faisoient éclater un zèle fougueux pour se faire craindre et se donner un crédit sur la multitude qui forçât le Roi à acheter leur silence. Un trait, que je choisis entre cent, vous fera juger de la profonde scélératesse des moyens inventés par la cupidité. Vous avez entendu parler d'un marquis de FAVRAS qui avait cherché à signaler son zèle pour le service du Roi; ses démarches indiscrettes et mal combinées parurent fournir une occasion d'intimider ceux qui étaient animés du même esprit; on supposa une conjuration, le malheureux FAVRAS fut condamné, et jamais on n'oubliera qu'un de ses juges osa lui dire en l'exhortant à la résignation, _qu'il fallait une victime au peuple_. Un Magistrat qui n'était pas de ses juges, crut y voir une occasion pour lui, de faire promptement une grande fortune; plein de son projet il se rend en robe à la prison et demande à voir le marquis de FAVRAS; le geolier habitué au respect pour les magistrats ne fait point de difficulté, il est introduit et reste seul avec le prisonnier; FAVRAS troublé et ignorant les formes de la justice, croit voir en lui son juge, et se dispose à lui répondre avec respect, et à le persuader de son innocence. Le magistrat prend la parole, entre dans quelques détails sur son affaire, lui en fait voir la gravité et frappe son imagination du danger éminent auquel il est exposé: «il vous reste cependant, ajoute-t-il, un grand motif d'espoir, le Roi et la Reine ont été sans doute instruits de vos projets:» et il lui fait à cet égard questions sur questions, de la manière la plus insidieuse. FAVRAS nie qu'il ait reçu des ordres du Roi, le Magistrat lui fait sentir que sa seule ressource est en ce moment de dire la vérité, que son affaire ne peut devenir graciable, que dans le cas où il sera prouvé qu'il n'a fait qu'agir conformément aux intentions du Roi et de la Reine; que tous ceux qui leur sont attachés prendront alors son parti, et agiront efficacement pour le dérober au supplice. FAVRAS troublé par l'aspect de la mort, sans rien articuler de précis, convient qu'il a parlé à des gens qui approchent le Roi, et qu'il lui a fait offrir ses services; il se rappelle des circonstances vagues, qui peuvent donner lieu à croire que le Roi était instruit de ses desseins, enfin il en dit assez pour faire entrevoir au Magistrat une heureuse issue à son projet; celui-ci, tire aussitôt une feuille de papier timbré, en lui disant: «votre grâce n'est plus douteuse, il ne s'agit que de mettre par écrit ce que vous venez de me dire, d'implorer la bonté du Roi, et de lui rappeler que vous n'avez rien tenté que pour le servir et d'après les conseils de gens qui l'approchent.» Il dicte à FAVRAS une déclaration telle qu'il la désire, et le malheureux prisonnier, qui se voit entre la vie et la mort, ne chicane pas sur les termes. Le Magistrat le quitte en l'exhortant à la sécurité, et ne perd pas un instant à mettre à profit sa déclaration; il fait savoir au Roi par une personne affidée qu'il a entre les mains une pièce juridique, qui le compromet, et encore plus la Reine; il insiste particulièrement sur l'observation que le Roi seul est _inviolable_, et ne met pas en doute que la Reine sera mise en jugement; le Roi ne voit que le danger apparent et ne réfléchit pas plus que son ministre sur l'illégalité de la déclaration; une somme immense est comptée au Magistrat, et il remet au Ministre cette pièce qui prouve l'abus qu'il a fait de son ministère, et dont il ne pouvait faire usage sans risquer lui-même de périr sur un échafaud. FAVRAS attend toujours l'effet de sa déclaration, et n'est point effrayé de sa condamnation; soutenu par l'espoir de sa grâce il retarde l'heure de son supplice jusqu'à la nuit, et n'est désabusé que pressé par le fatal cordon. Je ne vous parlerai pas en détail des divers systèmes qui régnoient, l'intérêt personnel en était le principe essentiel; l'établissement de deux chambres était de ceux qui avait le plus de partisans, et il était simple que la perspective de la place de sénateur de la nation Française excita vivement l'ambition de plusieurs. Quel beau rêve n'était-ce pas pour un juge de village de se voir élever en France à une dignité pareille à celle des Pairs d'Angleterre? Chacun des principaux acteurs étendoit, ou limitait ses projets, et formait à son gré une constitution; mais tous ébranloient à l'envi les fondemens de la Monarchie. C'est d'après cette diversité de systèmes que depuis l'entière subversion du gouvernement, et la sanglante anarchie qui l'a remplacé, les premiers auteurs des troubles prétendent devoir être considérés comme des hommes distingués par la modération de leurs idées et la pureté de leurs principes. Il leur suffit en ce moment, pour avoir cette prétention, que leurs systèmes, que leurs actions, leurs discours ayent été surpassés par d'autres en violence: ainsi N. N. se regardent comme des hommes modérés, parce qu'ils n'ont pas participé au cinq Octobre; mais l'un oublie qu'il a un des premiers prêché une doctrine incendiaire dans une grande province, un autre qu'il a le premier tenté de dégrader le Monarque en proposant qu'il ne fût pas participant à la formation de la constitution. Les L**** et leur parti se vantent d'avoir soutenu le Roi constitutionel, et d'avoir empêché qu'à son retour de Varennes, il ne fût mis en jugement. DUMOURIER se vante de n'avoir pas voulu servir sous ROBESPIERRE. Ainsi cherchant à faire oublier leurs attentats contre le gouvernement, et le Monarque, chacun des différens partis s'attache à une époque à laquelle il a été primé par un autre parti, dont il n'a pas adopté les maximes, et se range ainsi dans la classe des opprimés. Il s'ensuivrait qu'en dernière analyse il n'y aurait de coupables que ceux qui ont voté précisément la mort du Monarque. Je viens de vous rendre un compte fidelle de mes premières années, et de vous faire part de l'impression que m'ont fait éprouver les commencemens de la Révolution. Je vais en continuant un récit auquel l'amitié seule peut trouver quelque intérêt, vous parler d'un événement qui affecte mon coeur d'un douloureux souvenir, et qui vous fera connaître à quelles barbaries se porta en peu de temps un peuple, dont on vantait la douceur et l'humanité. Une jeune veuve, après la mort de son mari, s'était retirée quelque temps dans un couvent; elle vint habiter une terre voisine de la mienne. Je fis connoissance avec elle. Madame de GRANVILLE, c'était son nom, n'était point une de ces personnes célèbres par la beauté, ou des prétentions à l'esprit, elle avait vécu loin du monde, avec un vieux mari, et avait exercé son esprit pour s'occuper, sans avoir ni l'occasion ni le désir d'en faire parade. Peu connue dans la société, elle n'y paroissait que depuis la fin de son deuil. On en parlait comme d'une femme qui n'était ni sans agrémens ni sans esprit, mais la mode, cet arbitre suprême des Français, n'avait point consacré son mérite, et il y avait peu de presse pour aller chez elle. Mes parens, qui désiraient vivement de me voir marié, crurent que je ne pouvais trouver un parti plus avantageux et m'engagèrent à lui rendre des soins. Ses bonnes qualités, sa franchise, sa simplicité jointes à une figure agréable m'inspiraient de l'intérêt et l'envie de lui plaire; je pris ces dispositions pour de l'amour, et je lui en parlai le langage; mais j'ai senti depuis, en y réfléchissant, combien ce léger sentiment était différent de l'amour, de cette impression qui saisit le coeur, l'esprit, les sens comme une soudaine ivresse, et ne laisse, dès les premiers momens, rien à faire à la raison. Telle est l'idée que je me fais de l'amour, et la vie aurait peu de charmes pour moi sans l'espoir de la réaliser. Je me faisais illusion auprès de madame de GRANVILLE, et le président de LONGUEIL ne s'y trompait pas. Vous prenez, me disait-il, l'exaltation de votre tête pour la chaleur de votre coeur. Madame de GRANVILLE était sans art comme sans prétention, elle parut sensible à mes empressemens, et me l'avoua avec ingénuité. Riche et maîtresse d'elle-même, il lui paraissait simple de recevoir mes hommages; le besoin d'aimer me faisait saisir l'image de l'amour. J'étais dans cette situation lorsque la Révolution commença. Madame de GRANVILLE qui avait embrassé avec vivacité le parti Aristocratique, avait été passer quelque temps pour affaires dans sa terre, elle y était tombée malade, et comme je me trouvai dans son voisinage, j'allai la voir; je la trouvai remplie d'effroi, d'après les récits qu'elle entendait faire chaque jour des excès auxquels le peuple se livrait contre les nobles. On en avait massacré plusieurs et on avait brûlé un grand nombre de châteaux. Madame de GRANVILLE, sensible et généreuse, s'étoit fait jusque-là chérir de ses vassaux, et je ne pouvais croire qu'on cessât de respecter une femme qu'on avait vue tant de fois avec attendrissement, se rendre à pied dans les plus misérables chaumières, y porter des secours, et ce qui est encore plus touchant, des soins et des consolations. Les bienfaits marquent la supériorité et la compassion; mais les soins ont quelque chose d'amical et qui tient en quelque sorte de l'égalité. Je n'ai pas une grande expérience, mais il me semble que la reconnaissance n'existe véritablement que lorsque l'amour propre fait cause commune avec elle. Les espérances que j'avais conçues étaient bien peu fondées; il n'est pas de vertu que respecte le fanatisme et sur-tout quand sa fureur est attisée par des mains habiles et scélérates. Enfin, l'intérêt ne connaît aucun ménagement, et l'espoir du pillage était le patriotisme de la multitude. Les terreurs de madame de GRANVILLE n'étaient que trop justes, elle savait que les gens étaient pour la plupart partisans de la démocratie, et il lui était évident qu'elle serait trahie par eux, au moment où ils pourraient le faire impunément. Je restai auprès d'elle pour la rassurer et la secourir, s'il en était besoin; mais hélas! quoique déterminé à la défendre au péril de ma vie, je fus réduit à n'être que le spectateur désespéré de son malheur. J'abrège un récit affreux, qui ne pourrait exciter que l'horreur; je me bornerai à dire, qu'elle fut inhumainement traînée dans un cachot, après avoir vu brûler son château; qu'elle y expira dans des convulsions affreuses excitées par la terreur. Je fus arrêté, conduit par un peuple furieux à ma terre où la même scène se renouvela; mon château fut pillé ensuite brûlé, mais le courage et l'intelligence d'un de mes gens me procurèrent la liberté et j'en profitai pour aller rejoindre mon régiment. L'image de madame de GRANVILLE expirante au milieu d'une multitude furieuse était sans cesse présente à mon esprit; ses cris douloureux retentissaient dans mes oreilles, et ce terrible souvenir pénètre encore en ce moment mon ame, d'un sentiment qui la déchire. Mon séjour à mon régiment ne fut pas long, on avait exigé des troupes un serment qui me répugnait et qui dénaturait entièrement le genre des engagemens consacrés par dix siècles. Plusieurs officiers étaient favorables à la Révolution, et une grande partie des soldats de l'infanterie était disposée à abandonner le parti du Roi. Il n'en était pas de même de la cavalerie, dont la composition est différente. Les cavaliers moins vagabonds, plus occupés et la plupart fils de fermiers, laboureurs, plus connus de leurs officiers, plus éprouvés, étaient restés attachés à leur ancien serment. Je revins à Paris consterné des dispositions où j'avais vu une partie des troupes, et l'ame flétrie de la cruelle fin de madame de GRANVILLE. Mon père après avoir parcouru l'Europe venait d'y arriver, et il fut témoin de la mort de ma mère, auprès de laquelle il s'était rendu pour lui donner ses soins; le hasard avait fait rencontrer à ma mère la troupe de cannibales qui promenait les têtes sanglantes de BERTHIER et FOULON, avec lesquels elle avait eu quelques liaisons; à cet effroyable aspect elle tomba évanouie dans sa voiture, on la ramena chez elle, et sa santé déjà languissante ne résista pas à l'atteinte que lui porta ce hideux spectacle; elle se réveillait en sursaut, poursuivie en rêve par l'aspect des visages affreux et déformés de ces malheureuses victimes des fureurs populaires. Mon destin était d'être ainsi frappé par la Révolution dans les endroits les plus sensibles. La mort de ma mère, des affaires, et un intérêt de curiosité à l'aspect des grands mouvemens qui agitaient la capitale retinrent quelque temps mon père à Paris; mais les troubles croissant sans cesse, et le séjour en devenant dangereux, il prit le parti de se retirer dans une terre éloignée où il comptait vivre en sureté, en attendant le rétablissement de l'ordre; il me recommanda de suivre les conseils du Président et partit. Le Président de LONGUEIL, après m'avoir prodigué tous les soins de l'amitié, m'aida de ses conseils pour me guider dans la situation embarrassante où se trouvaient tous ceux qui comme moi étaient demeurés invariablement attachés à la Monarchie. Le militaire, me dit-il, est désorganisé, et son état ne vous permet pas d'être utile au Roi. Chaque personne que vous voyez excite en vous un douloureux souvenir, et rouvre la plaie de votre coeur, si vous portez les yeux sur les intérêts publics, la nécessité de vous éloigner n'est pas moins pressante. Offrez à la Reine vos services pour n'avoir rien à vous reprocher. Tentez, comme vous en avez l'idée, d'assurer au Roi la province de ****, où vous avez de grands biens, dans laquelle votre nom est respecté, et si vos efforts sont inutiles, partez et attendez en terre étrangère des temps plus favorables. Les Puissances, sans doute, finiront par connaître leurs véritables intérêts; elles ont joui avec satisfaction, et cela était dans l'ordre, du spectacle de nos troubles; qui devaient affaiblir nos forces; mais elles commencent à sentir que le mal dont nous sommes travaillés est épidémique, et qu'il est de leur intérêt d'en empêcher les progrès pour n'en pas éprouver elles-mêmes les atteintes. La Reine reçut avec bonté mes offres de services, et me fit dire que dans l'occasion elle profiterait de mon zèle. Je me rendis dans la province de ***, et bientôt je m'apperçus que la démocratie avait gangrené tous les esprits. Mes tentatives furent infructueuses, et ce fut un grand bonheur pour moi d'avoir été averti à temps, des ordres donnés par le commandant de la milice nationale, pour m'arrêter. Echappé à ce danger, je voyageai en Angleterre et en Italie. Si je faisais un roman, je ne manquerais pas d'être amoureux d'une belle princesse en Italie; je lui prêterais tout l'emportement de la plus ardente passion, et à son mari celui de la plus violente jalousie. Il me ferait assassiner un soir en sortant de l'appartement de sa femme, et je n'échapperais que par le plus grand hasard, à cet attentat. Je pourrais, si je voulais montrer de l'esprit à peu de frais, peindre le contraste que présentent des capucins qui occupent la demeure des Caton, des Brutus; enfin me passionner froidement sur la peinture et la musique, parler d'un _faire large au mesquin etc. etc._ La vérité est que la facilité de satisfaire ses goûts s'oppose en Italie aux grandes passions, et qu'un observateur attentif trouve dans les habitans de Rome des traits frappans du caractère des Romains. Ils étaient superstitieux, les modernes n'ont pas dégénéré à cet égard; ils aimaient les cérémonies religieuses; les spectacles de tout genre, les cérémonies sont fréquentes et pompeuses à Rome, le peuple y court avec empressement, et le prix du pain et l'abondance du bled concentre son attention. Les Romains étaient éloquens et les habitans de Rome s'expriment avec chaleur et énergie, leurs discours abondent en images; leur accent, leurs gestes sont expressifs, variés et ajoutent à la véhémence et à la grâce de leurs expressions. Les Romains étaient braves, et familiarisés avec l'effusion du sang, le peuple à Rome est toujours armé d'un couteau, et venge ses querelles par des combats où il montre un grand courage. Ces combats, et les assassinats qui ne sont pas aussi nobles, sont à tel point fréquents, que le nombre des hommes tués ou blessés s'élève à Rome, année commune, _à douze ou treize cents_, enfin les _transtévèrins_ offrent dans les traits de leur visage la plus frappante ressemblance avec ceux des anciens Romains, et se rappelant avec orgueil leurs ancêtres, ils se plaisent à se nommer entre eux BRUTUS, CICERON etc. Je pourrais aussi, en parlant de l'Angleterre, rapporter la description des jardins célébres, m'extasier sur la verdure Britannique et copier, en parlant du Gouvernement, LOLME qui a copié BLACKSTHONE. Je bornerai le récit de mes voyages à un court résultat, que je me rappellerai toute ma vie avec un regret amer. Le goût des arts appelle en Italie; l'admiration pour FREDERIC et CATHERINE attirait dans le Nord, et l'on accourait avec empressement en France pour les habitans du pays. On y venait pour vivre avec des Français; parmi eux seulement s'était perfectionné l'art de la société et celui de converser. Parmi les Français seuls on voyait régner généralement le savoir sans pédanterie, la noblesse des manières sans morgue, la gaieté sans bruyans éclats. Les Allemands tiennent table pour faire bonne chère, et les Français pour réunir des personnes qui se conviennent; chez les Français seuls on voyait l'orgueil du rang faire place au goût de la société, et les plaisirs de l'esprit rapprocher tous les états, sans les confondre. Il est des hommes aimables dans tous les pays; en France, c'était la nation qui était aimable, pleine de goût, et d'élégance dans ses manières, comme autrefois les Athéniens. La génération actuelle doit renoncer et peut-être ceux qui lui succéderont à une aussi agréable manière de vivre. Le caractère Français est dénaturé et l'esprit de faction, dont la jeunesse est imbue, prépare une génération entière aux troubles, aux plus sanglantes scènes. Et qui peut conjecturer le genre de moeurs qui peut naître d'un tel ordre de choses, qui ne se trouve pas dans les annales du monde. L'imprimerie n'a existé dans aucun des pays célébres dans l'histoire ancienne, et ce puissant et prompt moyen d'enflammer les esprits doit produire de nouvelles combinaisons de gouvernemens. Les journalistes exercent dans ce siècle une autorité qui s'étend sur les quatre parties du monde; mais j'abandonne ces réflexions qui présentent un trop vaste horizon, pour finir le récit qu'on a désiré. Au retour de mon voyage je joignis l'armée des PRINCES, et j'appris pendant la campagne qu'un oncle et un de mes cousins, que j'aimais tendrement, avaient été massacrés à l'affreuse époque de ce mois de septembre, dont il serait à désirer, pour l'honneur de l'humanité, qu'on pût perdre à jamais la mémoire. Peut-être que mon émigration à été la cause de la mort de mes parens, cette idée me poursuit souvent et aggrave les chagrins qui m'accablent. Quand l'armée des Princes aura été dispersée, j'ai songé aux moyens d'employer utilement mon faible courage, et je me suis adressé à un de mes parens, qui est lieutenant-général au service de Prusse; il a bien voulu me prendre pour son aide-de-camp; en attendant que je puisse servir dans une armée Française. Mon père a trouvé le moyen de me faire passer des fonds qui m'ont suffi jusqu'à ce moment, et peuvent m'aider à gagner des temps plus heureux. Voilà mes aventures jusqu'à ce jour, jusqu'au moment où j'ai été accueilli avec tant de générosité, soigné avec tant d'intérêt, où j'ai éprouvé enfin des bontés dont le souvenir vivra éternellement dans mon coeur. LETTRE XI. LE PRÉSIDENT DE LONGUEIL AU Mis St. ALBAN. C'est avec un extrême plaisir, mon cher et jeune ami, que j'apprends que vous êtes, pour le moment, dans une situation moins malheureuse que celle de la plus grande partie des Emigrés. Vous avez raison de dire que chacun dans ces temps affreux a son roman à raconter; j'ai eu aussi ma part de leurs diverses fortunes, mais je ne puis pour le moment vous en faire le récit, étant pressé par le temps, je me bornerai donc à vous parler de ma position actuelle. Je mène ici une vie tranquille que je partage entre la lecture et la promenade; mais je n'habite pas comme vous dans un château et près d'une femme charmante, je suis logé chez une Juive à qui une banqueroute qu'on lui a faite, a donné une ineffaçable jaunisse. On a découvert que la choroïde des animaux qui paissent est verte, et l'on est indécis de savoir si cette couleur vient de l'habitude de voir du verd, ou de leur nourriture, ou si la nature les a ainsi conformés. Mon Israélite ne voit plus les choses que sous la couleur des ducats, et elle-même en a le coloris. Au reste c'est au premier aspect une personne douce et honnête, et en qui rien ne décèle la bassesse et l'âpre avidité de sa nation. Ses manières sont polies, son extérieur décent, mais dès qu'il s'agit d'argent, ses yeux s'enflamment, ses mains s'ouvrent pour recevoir, ou deviennent crochues pour retenir; il n'y a pas un muscle de son visage qui ne soit en action. Vous vous rappelez ULISSE, qui, voulant s'assurer si ACHILLE n'était point caché sous le déguisement d'une fille, fit étaler devant lui des parures de femmes et des armes. ACHILLE se trahit, laissa les parures et sauta sur les armes. Ma Juive est de même pour les ducats. Sa voix devient douce et tendre en prononçant le mot _ducat_, si elle en parle sans qu'il soit question d'un intérêt pressant, et elle a l'accent de la passion, si on lui en conteste un seul. On croit entendre alors femme qui réclamait devant SALOMON son fils qu'on lui disputait. L'or est le dieu de l'univers, il donne l'intelligence aux plus bornés. Le _Jokai_ de douze ans, transporté à mille lieues de son pays connaît la monnoie avant de savoir un mot de la langue, il possède en huit jours le nom des plus petites pièces et est familiarisé avec toutes les fractions. Pour n'être pas en reste avec vous, j'ai cru devoir à votre exemple vous faire la peinture de mon hôtesse; votre tableau est du CORREGE et le mien est d'un peintre Flamand; mais je crois qu'il n'est pas celui qui a le moins de vérité. Je vous adresserai incessament le récit de mon émigration et de mes aventures, qui je crois seront les dernières; il n'en est pas de même de vous, votre valeur, votre état, votre zèle, votre jeunesse vous conduiront encore à de nouveaux hasards. La vie offre à votre âge un immense horison à parcourir, de la gloire à acquérir, des passions à éprouver et à vaincre, des injustices à souffrir et une foule de sentimens doux ou déchirans: C'est à ce qui s'appelle vivre, c'est-à-dire exister vivement. Pour moi, il me reste encore à durer, mais j'ai cessé de vivre. Je vous embrasse mon cher et jeune ami de tout mon coeur. J'ai encore écrit comme vous le désirez au vicomte de ***. Il m'a répondu qu'il saisirait la première occasion de vous faire employer à l'armée de CONDÉ. C'est mon ami depuis long-temps et il s'empressera de faire faire au Prince une si bonne acquisition. LETTRE XII. Melle EMILIE A LA Cesse DE LOEWENSTEIN. Dites je vous prie au Marquis, ma chère Victorine, que je suis très-sensible à l'attention qu'il a eue de me faire partager le plaisir que vous a fait le récit de ses aventures. Que de malheurs il a éprouvés! de combien de scènes d'horreur il a été spectateur! On dit que cette terrible Révolution doit parcourir l'Europe. Puissai-je mourir avant de voir dans mon pays exercer autant de barbaries! J'ai été frappée du ton de vérité qui règne dans le récit qu'il fait des événemens, et la peinture de quelques personnages. J'ai admiré la bonne foi avec laquelle il parle de son attachement à une dame qui a péri si tragiquement. Il est bien clair, comme il en convient, qu'il n'était point amoureux, mais il tâchoit de le persuader à la femme qu'il avait l'air d'aimer. Je suis toujours prête à me mettre en colère contre les hommes, contre les Français sur-tout, lorsqu'il est question d'amour, ou de ce qui en a l'apparence. Il semble qu'ils regardent les femmes comme des hochets dont ils s'amusent. Un jeune homme devait-il donc en France, sous peine d'être ridicule, feindre d'aimer, employer la séduction pour triompher d'une femme, qui souvent aurait sans lui vécu paisiblement dans sa famille. Le Marquis paraît honnête, sensible, vrai, et vous voyez cependant que sans éprouver le sentiment de l'amour, il s'est efforcé de parler son langage, et il a sans doute fait des sermens qu'il était bien résolu de ne pas tenir. Si cette femme là, comme je le crois, a aimé de bonne foi, quelle amertume aurait empoisonné sa vie lorsqu'elle aurait vu qu'elle avait été trompée! Je souhaite pour le punir qu'il soit quelque jour bien véritablement amoureux; qu'il le soit d'une femme honnête et vertueuse, afin qu'il éprouve tous les tourmens d'un amour sans espoir. Mais ne serais-je pas comme IDOMENÉE qui jure aux dieux d'immoler le premier étranger qui s'offrira à sa vue, et c'est son fils qu'il sacrifie sans le savoir. Mes souhaits pourraient troubler le repos de la personne qui m'est la plus chère, vous m'entendez ma chère Comtesse.... Je serai toute ma vie bien plus occupée de vous que de moi. Adieu, je vous renvoie votre écrit. LETTRE XIII. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. J'ai remis au Marquis son manuscrit, et comme il m'a pressée de lui dire l'effet qu'il avait produit sur vous, je lui ai répondu qu'il vous avait fort intéressée, ensuite, par l'habitude de la franchise, j'ai ajouté; mais..... et aussitôt je me suis arrêtée; sa curiosité a été extrême sur ce _mais_, et il m'a fait les plus vives instances d'achever; je lui ai dit que j'étais une étourdie, et que cela n'avait aucune importance, il a insisté et m'a paru si inquiet que dans la crainte qu'il ne soupçonnât quelque chose de trop désavantageux, je lui ai répondu qu'il ne m'en coûterait rien de lui dire la vérité, si je ne craignais de rappeler à son esprit de tristes souvenirs. Je ne conçois pas d'où lui est venue une telle obstination et il faut qu'il mette bien du prix à votre suffrage, autant que s'il vous connoissait. Enfin vous me gronderez peut-être, mais je lui ai avoué que vous lui reprochiez d'avoir induit en erreur cette malheureuse femme, en lui parlant le langage de la passion, et j'ai ajouté: elle vous aurait épousé comptant s'unir à un homme qui l'aimait et qui le lui avait assuré; désabusée dans peu, quel eût été son malheur! il eût égalé peut-être la durée de sa vie. Il s'est défendu en disant, que nous lui faisions un crime de sa franchise, qu'il aurait pu nous dissimuler ses véritables sentimens; qu'au reste il ne les a bien connus qu'après sa mort, et en sondant avec attention son coeur; enfin il a mis une chaleur extrême à se justifier. Mon oncle est arrivé à la fin de la conversation et vous jugez bien que les pauvres femmes ont été traitées légérement; car mon oncle, qui se pique d'un grand dévouement pour elles, ne manque jamais de s'égayer sur leur compte; il croit que cela est du bon air. Les propos qu'il a tenus ont été débités très-gaiement, et la plupart des phrases accompagnées de certains mots que vous lui connoissez, et qui font faire le signe de la croix à votre maman. Ma nièce, m'a-t-il dit, croyez, ou bien avouez-moi, car vous savez toutes ce qui en est, avouez que les femmes ne sont dupes qu'autant qu'elles veulent bien l'être. Il y a une cinquantaine de phrases, qui ne signifient rien, et qu'on est convenu de se dire mutuellement pour que la femme cède avec honneur; ce sont comme les trois assauts que les gouverneurs d'une place sont obligés d'essuyer avant de se rendre, tout cela doit être rangé dans le rang des complimens; est ce que je suis le très-humble, très-obéissant serviteur de ceux à qui j'écris ainsi? Et parce que l'on porte le deuil d'un parent, que souvent l'on déteste, est-on un homme faux si le coeur n'est pas en deuil? J'avais autrefois un petit secrétaire Français qui faisait mes lettres d'amour, et qui me disait toujours qu'il en savait écrire de brûlantes; tous mes amis me l'empruntaient, et cependant le papier d'aucun n'a jamais pris. Mais mon oncle, lui ai-je dit, vous donnerez à monsieur le Marquis mauvaise idée des bons Germains, car vous parlez comme un _Lovelace_.--Je n'ai jamais lû votre _Lovelace_ mais qu'entendez-vous par bons; je veux que monsieur le Marquis sache que nous n'en sommes pas plus bêtes, et j'ai connu un vieux comte FRIZZAMBERG qui avait été l'intime du duc de RICHELIEU à Vienne, et qui ne lui cédait en rien pour ce qui est de la galanterie. Laissez dire mademoiselle Emilie, monsieur le Marquis; à l'entendre il faudrait que tous les maris fussent des Céladons: qu'ils soient braves à la guerre, sablent bien du champagne et ayent de bons procédés pour leurs femmes, voilà ce qu'il faut. Après vous avoir rapporté son sentiment tout au long, je vous dirai que ma mère vous trouve ainsi que moi trop sévère; Le Marquis se justifie très bien en disant, qu'il a été lui-même dupe de ses sentimens, qu'il n'a bien connus qu'après la perte de cette infortunée victime. Il souffre moins depuis deux jours, et sa conversation nous intéresse beaucoup. Mon oncle est enthousiasmé de lui et ma mère l'écoute avec plaisir. Je suis impatiente qu'il connaisse mon Emilie que j'embrasse bien tendrement. Vous êtes folle je crois avec votre _Idomenée_, qui a pu vous donner cette idée? LETTRE XIV. Melle EMILIE A LA Cesse DE LOEWENSTEIN. Remerciez le ciel, ma chère Victorine, de ce qu'il y a un cheval bai à vendre chez un fermier, à une lieue de LOEWENSTEIN; grâce à ce cheval bai, vous verrez votre amie. Voici le fait: mon oncle, le Doyen du chapitre a besoin d'un cheval de cette couleur; c'est un grand connaisseur, il va le voir demain et ira vous demander à dîner. Sa nièce l'accompagne et sa joie d'embrasser sa chère Victorine la transporte. Je verrai donc enfin la fleur de la chevalerie Française, et je vous en dirai bien franchement mon avis. Adieu, ma chère amie, à demain; mon coeur bat déjà de plaisir; que sera-ce quand je vous serrerai dans mes bras? LETTRE XV. LA CESSE DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Convenez que vous désirez savoir ce que pense de vous le Marquis. N'allez pas me dire: que me fait un étranger qui me voit en passant et par conséquent ne peut me juger. Vous avez fait des frais pour lui, et ne m'accusez pas de présomption; l'amour propre y entrait sans doute pour une grande partie; mais l'amitié faisait l'autre. Vous vous disiez: il faut que je lui fasse voir que ma Victorine a du discernement, et qu'elle sait bien placer ses sentimens. Pour moi j'étais intérieurement glorieuse de vos succès, comme une tendre mère qui voit sa fille fixer tous les regards à un bal. Il vous trouve très aimable, et dit qu'il n'a jamais vu que vous, mettre de la grâce dans une dissertation; qu'il n'est que mon Emilie, dans qui la réflexion ne dessèche pas le sentiment; que vous approfondissez en vous jouant, en ayant l'air d'effleurer. Mais comment, direz-vous, a-t-il pu voir tout cela en si peu de temps? C'est qu'il faut savoir que je lui ai montré plusieurs de vos lettres, et votre présence a fait le reste; enfin, il dit que notre société forme un tout parfait, et que chacun de nous fait valoir l'autre par de légères oppositions, qui font ressortir nos diverses qualités. Etes-vous contente de ce jugement? Pour moi, j'ai eu un plaisir infini à vous entendre apprécier par un homme dont le goût naturel a été infiniment exercé dans les sociétés les plus distinguées; qui a connu ce qu'il y a de plus aimable dans un pays où le plus grand mérite était d'être aimable. Nous n'avons parlé que de vous depuis trois jours, et je dois épargner à votre modestie le récit de tout ce qui a été dit. Que vous dirai-je enfin, il a prétendu qu'il vous connoissait si bien, qu'il serait en état de faire votre portrait, nous l'avons pris au mot, et n'ayant pu se dédire, voici l'ouvrage qu'il nous a apporté ce matin, et qui ne manque pas de vérité. «EMILIE se communique aisément, sa physionomie est expressive et animée, c'est ce qui m'enhardit à en faire le portrait. Ses yeux sont vifs et perçans; il y règne plus d'ardeur que de sensibilité, ils annoncent un esprit observateur, et cependant sa manière de sentir et de s'exprimer a quelquefois l'air d'une inspiration soudaine. Elle est libre et familière sans indécence; elle dit ouvertement ce qu'elle pense, même aux personnes intéressées, et peut-être est-ce plus par envie de montrer sa pénétration que par un effet de sa franchise. Au premier aspect elle inspire moins le désir de lui plaire que la crainte de lui déplaire. Elle donne l'envie de causer avec elle, et plus encore la curiosité de l'entendre: on croit d'abord feuilleter une brochure agréable, et l'on découvre bientôt que c'est un livre plein d'agrément et de solidité.» Etes-vous satisfaite de ce portrait, qui a tellement frappé ma mère, que ravie du talent de l'auteur, elle lui a demandé instamment de faire le mien. Les traits flatteurs qu'il renferme ne sont pas exacts, mais je crois que si les couleurs sont trop brillantes, elles ne sont pas sans quelque vérité. Il m'a prodigieusement embellie, voilà tout le tort du peintre. «Son visage rassemble tous les trésors de la santé et de la jeunesse. Son teint n'est pas celui d'une habitante des villes, c'est le teint qu'on suppose aux bergères des romans. Son regard est plus touchant que vif, et son esprit se manifeste particulièrement à la manière dont elle écoute, au choix des personnes ou des choses qui fixent son attention. Le son de sa voix a quelque chose de sensible qui se dirige vers le coeur, et indique qu'il doit y avoir dans ses sentimens plus de profondeur que de vivacité. Elle a de la gaieté, est instruite, et personne peut-être ne peut juger exactement de l'étendue de son esprit; c'est une espèce de mystère; elle pense et sent pour un petit nombre, et il faut que son coeur donne le signal à son esprit pour se montrer.» Ce dernier trait est celui qui me flatte le plus, et vous en devez reconnoître la vérité, car c'est avec mon Emilie que je montre le peu d'esprit que j'ai, et d'après cela, il est bien clair que c'est de la chaleur de mon ame qu'il tire toute sa force; sans elle il serait comme le feu renfermé dans un caillou; qui se douterait qu'il existe? Adieu, ma chère Emilie. LETTRE XVI. Melle EMILIE A LA Cesse DE LOEWENSTEIN. Je suis bien plus touchée, ma chère Victorine, de tout ce que vous me dites de sensible sur mon portrait que de l'ouvrage même. Votre amitié se peint dans l'occupation où vous êtes de moi, et elle vous inspire un aveuglement qui me flatte davantage par son principe, que par l'aspect séduisant sous lequel il m'invite à me voir. J'ai quelquefois fait des portraits, et il m'a paru que lorsque le peintre est agréablement prévenu, et qu'il cherche néanmoins à peindre avec vérité, il ne fait que renforcer certains traits, et en diminuer d'autres; et avec du jugement et de l'impartialité on pourrait, à l'aide de son ouvrage flatteur, en faire un plus ressemblant et bien moins favorable. Pour mieux développer ma pensée je vais faire mon portrait, au vrai, d'après celui du Marquis. «EMILIE au premier abord se livre aisément, et il est aisé par conséquent de la peindre; ses yeux sont vifs sans aucune expression de sensibilité, ils semblent joindre la réflexion à la vivacité, mais la plupart de ses idées sont soudaines et n'ont point de suite; la familiarité de ses manières n'a pour limite que l'indécence; elle ne s'embarrasse pas de choquer les personnes, pourvu que ce qu'elle dit soit une preuve de la pénétration; on est peu curieux de lui plaire, mais on craint sa malignité, on est sur ses gardes en causant avec elle, et il paraît plus sûr de l'écouter; elle offre d'abord l'image de l'étourderie, et cependant elle donne par fois l'idée d'une personne qui a réfléchi.» Que dites-vous de ce portrait, ma chère Victorine, un excellent peintre les combinerait tous les deux et peut-être sortirait-il de là un portrait ressemblant. Adieu, ma chère amie, je m'en rapporte à celui que l'amitié a gravé dans votre coeur; tant mieux s'il est flatté, car ce sera l'illusion de l'amitié, tant mieux pour moi s'il ne l'est pas, car je vaudrai mieux que je ne crois. Dans tous les cas, j'ai quelque prix, soit par moi soit par l'amitié. LETTRE XVII. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Il est naturel qu'on désire savoir l'effet qu'on a produit sur les personnes dont le suffrage est flatteur, et j'étais bien assurée que le Marquis était curieux de savoir ce que vous m'avez dit de lui; mais il craignait sans doute qu'il y eût de la présomption à penser qu'on s'en était occupé, et croiriez-vous que cela a produit une scène touchante. Mademoiselle Emilie a dû me trouver bien heureux, m'a-t-il dit en me voyant, moi pauvre impotent, moi malheureux Emigré, proscrit de sa patrie, repoussé de la plupart des pays, établi si agréablement auprès de sa charmante amie, et recevant d'elle des soins....... Sa voix s'est altérée, il a eu de la peine à achever sa phrase, et j'ai vu une larme sur sa joue. Vous allez être surprise, Emilie; l'attendrissement m'a gagnée, et j'ai balbutié: mon oncle et ma mère, monsieur le Marquis, sont eux-mêmes.... Mon oncle qui était derrière moi a pris la parole. «Ne voilà-t-il pas encore des complimens.» Je me suis remise de mon trouble et tâchant de plaisanter pour n'y pas retomber, j'ai dit: tout au contraire, c'est un compliment que monsieur le Marquis cherche. Il désire de savoir ce que pense de lui ma chère Emilie. Mais que dites-vous du trouble que j'ai éprouvé?..... Et n'admirez-vous pas combien l'accent du sentiment fait impression sur l'ame. L'expression de la reconnaissance du Marquis a agi sympathiquement sur moi, et m'a singulièrement émue. Mon oncle a repris la parole et s'adressant au Marquis. Voilà comme sont les femmes, a-t-il dit, elles croient que l'homme le plus sensé met un prix infini à leur suffrage, et ma nièce pense que le Marquis souffrant cruellement et inquiet à tant de titres, s'occupe de ce que peut penser, et dire de lui une jeune Demoiselle qu'il n'a fait qu'entrevoir, et qu'il ne verra peut-être de sa vie. Il est bien certain qu'elles ont plus parlé de vous que de moi; mais enfin chacun a son temps, et quand vous aurez fait vingt campagnes, mon cher Marquis, écoutez si vous voulez aux portes, et vous n'entendrez pas les belles dames parler de vous, à moins que vous ne soyez un mari jaloux. Elles font toutes de même, à commencer par mademoiselle Emilie. Je ne sais si _philosophe_ est féminin, mais enfin il ne me vient pas d'autre mot, je vous dirai donc que c'est une grande philosophe, et que cela n'empêche pas qu'elle n'ait une belle passion tout au travers du coeur, en tout bien tout honneur, s'entend. C'est au reste une très-aimable personne, quoiqu'elle s'embrouille quelquefois dans la décomposition des sentimens. Ma nièce semble avoir le secret de l'entendre; mais je crois que moins elle la comprend, et plus elle la trouve sublime. Son amoureux est un brave jeune homme d'une très-bonne maison qui s'est alliée à la nôtre il y a plus de quatre-cents ans, et je ne me trompe pas, car c'était du temps de l'Empereur HENRI V. Nous étions _Guelfes_, et ils étaient _Gibelins_ à toute outrance. Le petit dieu d'Amour n'en tint compte, et il en résulta une alliance mémorable par ses effets, parce qu'elle contribua à calmer les esprits dans la Westphalie. Mademoiselle Emilie sera, je crois, fort heureuse avec lui. Vous pensez bien que cette conversation me peinait singulièrement; mais vous savez aussi qu'on arrêterait plutôt un torrent que mon oncle, quand il est sur certains chapitres. Bon soir, mon Emilie. _P.S._ Dites quelque chose d'honnête dans votre réponse pour notre héros blessé, que je puisse lui montrer; car il paraît mettre un grand prix à votre approbation, et parle de vous de manière à me satisfaire, ce qui n'est pas une petite tâche. Encore une fois, bon soir. LETTRE XVIII. LE PRÉSIDENT DE LONGUEIL AU MARQUIS DE ST. ALBAN. Je vous ai promis, mon cher et jeune ami, le détail des aventures de mon émigration, et en voici le tableau tracé avec la plus exacte vérité. Vous vous rappelez que j'étais en Provence pour le soutien de quelques droits à une succession considérable. Je n'avais pas tardé à voir le danger que je courais dans un pays où la vivacité des esprits se joignait à la fermentation générale, et je choisis Nice pour y attendre en sureté le dénouement de la scène tragique qui fixait l'attention de l'Europe. Plusieurs personnes distinguées de la Provence s'y étaient ainsi que moi réfugiées; j'étais dans cette ville à portée de recevoir promptement des nouvelles de France, et la douceur charmante du climat ainsi que la société de quelques personnes du pays et de mes compatriotes adoucissaient les regrets de mon exil, enfin l'espérance soutenait mon courage; mais la journée du 10 Août et la captivité du Roi remplirent mon esprit des plus noirs pressentimens. Bientôt après une armée Française s'avança près du Var, jeta l'épouvante dans la ville de Nice et dans tout le Piémont. Une terreur panique s'empara des esprits, dès qu'on eut pénétré les dispositions des Français; chacun se hâta de prévenir leur arrivée, et de sortir de la ville. L'allarme fut si vive, la précipitation si grande, que l'on ne se donna pas le temps de rassembler le peu d'effets précieux qu'on aurait pu emporter; je fus du nombre de ceux qui prirent ce parti et je pensai que le plus sûr était de se rendre à Turin, où l'on avait lieu de croire que les Emigrés seraient accueillis favorablement. Dans peu d'heures le chemin du Col de Tende fut couvert de monde, de vieillards, d'enfans, de femmes grosses, d'autres qui portaient sur leurs bras leur enfant qu'elles nourrissaient; des magistrats, des évêques, des moines dispersés sur cette route fuyaient consternés. Un évêque de quatre-vingts-trois ans, entre autres, offrait le spectacle le plus touchant; hors d'état de marcher, il était porté par des prêtres qui se relayaient tour à tour; une femme d'un nom distingué se trouva au milieu du voyage pressée des douleurs de l'enfantement, et accoucha sur le chemin, dénuée de tout secours; pour comble de malheur, des soldats Piémontais entendant la nuit un grand bruit sur la route, et ne distingant rien, se figurèrent qu'un détachement de Patriotes arrivait sur eux, ils tirèrent et blessèrent plusieurs des personnes qui marchaient en avant de notre misérable troupe. La pluie survint et dura huit jours. Les chemins furent inondés, les rivières débordées, et tous les fléaux semblaient se rassembler contre des infortunés fugitifs; on craignait de se noyer à chaque pas; celui qui tombait et s'embourbait, invoquait envain du secours. Le malheur extrême rend l'homme barbare en concentrant tout son intérêt sur lui-même. Quelques uns avaient des charettes, d'autres des chevaux et des mulets; mais à peine arrivés à la Scarena, les troupes Piémontaises s'en emparèrent. On se flattait de trouver à Tende une auberge pour y prendre quelque repos; elle était occupée par ces troupes, et après une aussi longue marche, et tant de fatigues, il fallut passer la nuit en plein air, inondés de la pluie, les pieds dans l'eau; les cris, les pleurs des femmes et des enfans ajoutaient à l'horreur de cette situation, et l'espoir abandonnait tous les coeurs. Nous passames le Col de Tende, et des voitures venues de Turin offrirent un instant l'espoir d'achever plus heureusement notre route; mais la cupidité aveugle et barbare ne permit pas à un grand nombre de profiter de ce secours; on demanda un prix exorbitant de ces voitures, et il y en eut une qui fut payée cinquante louis pour deux journées de marche. La troupe infortunée arriva enfin à Turin; lieu si désiré et qui nous semblait devoir être le terme de nos malheurs; mais en arrivant, nous vimes affiché au coin des rues, un règlement qui défendait aux Français de séjourner plus de huit jours à Turin et dans les états du roi de Sardaigne. Les hommes qui étaient en état de servir prirent le parti de se rendre à l'armée de CONDÉ, au moyen de quelques secours qu'ils se procurèrent; les femmes, les enfans, les vieillards obtinrent ensuite la permission de rester; mais le séjour dans la ville était trop cher pour des personnes réduites à la plus affreuse misère. Il fallut se retirer dans les villages voisins, et je m'associai à une famille intéressante pour former un petit établissement dans une cabane de paysans où nous passames quatre mois ensevelis en quelque sorte sous les neiges. Plusieurs de mes compatriotes ne pouvaient subsister que de la bienfaisance des habitans, et ignorant la langue du pays leur situation seule invoquait la compassion. Les habitans, hommes grossiers, mais humains, étaient frappés de notre courage, de celui des femmes sur-tout, ainsi que de leur piété. Ils admiraient leur résignation à un sort si malheureux, et je partageais ce sentiment en voyant des femmes, qui peu de mois auparavant étaient au milieu de domestiques empressés de les servir, aller acheter des légumes, de la viande et faire ensuite la fonction de cuisinière. Dans les premiers momens, on se livre à la douleur; mais la nécessité impérieuse subjugue bientôt les esprits; lorsqu'on sent qu'il est impossible de lutter contre elle, on rentre en soi-même alors pour y chercher des ressources, et le courage vient roidir l'ame qui se familiarise peu à peu avec un nouvel ordre de choses. Dix-huit mois s'étaient écoulés pendant que nous étions dans cette triste habitation, il n'était pas à croire que cette dernière ressource nous serait enlevée; mais les Français s'étant emparés du mont St. Bernard menacèrent Turin; alors les Emigrés furent obligés par ordre du gouvernement de quitter le Piémont. Incertains du lieu où il nous serait permis de respirer, nous primes enfin la résolution de nous rendre à Venise. Nous louames une barque où s'entassèrent quatre-vingts personnes et nous suivimes le cours du Pô. Les combinaisons de la pauvreté industrieuse diminuèrent les frais que semblerait devoir coûter un aussi long voyage. Quinze francs par tête nous acquittèrent de tout. Je ne puis, pour l'honneur de l'humanité, passer sous silence la réception des habitans de tous les lieux où la barque s'arrêtait le soir. Dès la première soirée nous vimes à Casal, le curé, les magistrats et un grand nombre d'habitans qui s'étaient rendus sur la rive pour nous offrir leurs maisons et nous prodiguer les marques les plus touchantes d'intérêt; ils nous partagèrent entre eux pour nous donner des lits et un bon souper, et dans un quart-d'heure quatre-vingts personnes se trouvèrent réparties chez les plus considérables habitans qui regardaient comme un bonheur de nous recevoir, et celui qui en avait un petit nombre enviait à un autre l'avantage qu'il avait de posséder une maison plus grande; jamais l'hospitalité ne fut exercée d'une manière plus cordiale, plus noble et plus touchante. C'est ainsi que nous fumes reçus à Cazal, Vérone, Plaisance, Cazal-maggiore, Borgo-forte etc. etc. Souvent même plusieurs de ceux qui nous avaient ainsi reçus prenaient le lendemain les devants, au moment de notre départ, et se rendant au lieu de la prochaine couchée, y prévenaient les habitans de notre arrivée, commandaient à souper dans les auberges et nous retrouvions en débarquant les personnes qui nous avaient reçus la veille, et qui avaient fait plusieurs lieues pour nous procurer de nouveaux secours; souvent aussi on remplissait la barque de provisions de tout genre. Si jamais les humains ont été ce qu'ils devraient être, un peuple de frères, c'est pendant notre route. Combien le récit de nos malheurs les attendrissait! Combien de fois nous avons vu leurs yeux se remplir de larmes en nous écoutant! On voyait pendant le repas, régner sur la famille qui nous recevait, une joie pareille à celle d'un jour de noces ou d'une fête occasionnée par le plus heureux événement. Chacun s'empressait de nous offrir ce qu'il y avait de meilleur en fruit, en vin, en gibier, et l'attention était portée jusqu'à offrir aux femmes des bouquets des plus belles fleurs. Au milieu de ces marques de sentiment et de générosité, mes idées quelquefois se portaient sur Paris, où le sang coulait à grands flots, où le peuple furieux traînait dans les rues des corps déchirés, promenait sur des piques des têtes dégoûtantes de sang. Je me demandais si c'étaient les mêmes êtres que ceux qui nous recevaient avec tant de bienveillance, qui nous montraient une si vive et si touchante sensibilité. J'ajouterai à ce tableau de l'humanité, sous son plus bel aspect, un trait qui le terminera dignement. Nous trouvames, en sortant de la barque à Crémone, un homme que nous avons appris être un négociant, et qui nous suivit à l'auberge. L'intérêt qu'il prenait aux malheureux Emigrés, était peint dans ses yeux et se manifestait par ses gestes. Après nous avoir offert en général ses services, il resta quelque temps en silence avec l'air d'un homme embarrassé, qui balance à s'expliquer; une dame de notre compagnie descendit pour parler à l'aubergiste, et il la suivit. Elle rentra quelque temps après, et nous conta que ce monsieur, qui avait paru s'intéresser si vivement à nous, l'avait priée d'entrer un instant dans une petite salle en bas, et que là, il avait tiré deux rouleaux de cinquante louis en la suppliant de les accepter et de les partager avec ceux de ses compagnons de voyage qui en avaient le plus de besoin. Cette dame nous ajouta qu'elle les avait refusés, que le monsieur avait insisté à plusieurs reprises, avait tâché même de lui mettre dans sa main les deux rouleaux, et qu'enfin, il était sorti aussi affligé de ses refus qu'elle était touchée de son offre généreuse. Nous admirames ce noble procédé; mais la dame fut blâmée de n'en avoir pas profité pour aider plusieurs prêtres qui étaient sans ressources. Nous attendions un souper frugal que nous avions commandé, et l'on s'impatientait de la lenteur de l'hôte lorsqu'il entra avec l'air d'un empressement respectueux, une serviette sur l'épaule comme un maître d'hôtel, et nous dit que le souper était servi dans la pièce voisine. Nous y passames, et nous trouvames la pièce éclairée de bougies et la table couverte d'une grande quantité de plats et plusieurs bouteilles de vin sur un buffet; à côté étaient de très-beaux fruits, des confitures, des biscuits et deux où trois sortes de vins de liqueur; l'hôte voyant notre surprise, nous dit que tout avait été ordonné et payé par un monsieur de la ville qui était entré avec nous à l'auberge. Il ne voulut pas nous apprendre son nom et se borna à nous dire que c'était un négociant fort riche, et un des plus honnête homme qu'il y eût dans toute la Lombardie. Le lendemain aucun des garçons de l'auberge ne voulut recevoir la plus petite gratification, et nous arrivames à la barque suivis de plusieurs personnes qui s'attendrissaient à la vue des enfans, des prêtres, des vieillards, et levaient les mains au ciel en nous souhaitant toute sorte de prospérités. Nous cherchames en vain parmi ces personnes, le généreux inconnu. Il avait cru sans doute devoir se dérober à notre reconnaissance; mais de nouveaux bienfaits de sa part nous attendaient dans la barque, elle était remplie de provisions de tout genre. Fatigué de lire les horreurs de la Révolution, mon jeune ami aura sans doute du plaisir en lisant les détails de faits qui honorent l'humanité, et de douces larmes succèderont aux pleurs amers qui ont inondé souvent ses yeux. J'ai demeuré un mois à Venise où s'était retiré un de mes amis. J'y trouvai mon valet de chambre qui m'y attendait depuis huit mois, et qui avait sauvé de Nice ma vaisselle et une somme assez considérable. Il lui avait fallu autant de courage et d'adresse que de fidélité, pour me rendre le service qui me met à portée de vivre dans l'aisance. Le peuple Vénitien est bon et obligeant, et il n'est point de secours qu'il n'ait offert et donné aux Français qui en avaient besoin. Je me contenterai de vous citer un trait de l'hospitalière bonté de cette nation. Un des prêtres qui étaient venus avec nous, disait depuis quinze jours la messe dans une paroisse, et c'était son unique moyen de subsister; un jour il fut suivi au sortir de l'église, par un homme enveloppé d'un manteau, et lorsqu'il fut près de la porte l'homme s'approcha de lui et lui demanda de vouloir bien lui dire une messe le lendemain à une chapelle qu'il désigna. Le prêtre lui promit de faire ce qu'il désirait, et l'homme au manteau s'approchant alors de plus près, voilà monsieur, dit-il, la rétribution que je vous prie d'accepter pour votre messe et au même instant il lui mit dans la main un papier qui enveloppait deux médailles d'or de quinze ducats. Le prêtre voulut se défendre de les recevoir; mais l'homme au manteau le quitta aussitôt, et passant par une petite ruelle, disparut à ses yeux. Je serais resté à Venise si l'air humide n'avait pas été contraire à ma santé. J'ai quelque temps été en suspens sur le lieu où je me fixerais; enfin je me suis déterminé à venir à ***. On y est plus à portée qu'en Italie d'être instruit de ce qui se passe en France, et on y a bien plus de ressources pour la lecture; enfin le Gouvernement y laisse les Emigrés en paix. LETTRE XIX. LA Cesse DE LOEWESTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Le courrier ne part qu'après-demain, et je ne puis attendre si long-temps pour apprendre à ma chère Emilie, que le hasard m'a fait voir ce matin à Francfort, un officier qui est dépêché de l'armée à Vienne, qui m'a dit que le cher Baron jouissait de la meilleure santé, et n'avait pas été blessé comme quelques gazettes l'ont annoncé; mais un de ses parens du même nom, et c'est ce qui a donné lieu à l'erreur. Je n'ai pas lû ces gazettes; mais comme elles pourraient vous parvenir, je ne perds pas un instant pour prévenir l'inquiétude qu'elles auraient causée à mon Emilie. Il faudrait en vérité que la génération actuelle eût reçu des ames plus fortes ou insensibles pour résister aux troubles et aux spectacles terribles de la malheureuse époque où nous vivons. Je viens de lire les _confessions_ de ROUSSEAU, qui a l'art d'intéresser en racontant des faits minutieux, et qu'un autre ne serait pas tenté de relever; et je songeais après cette lecture aux circonstances présentes; je me disais: quelle énergique peinture n'aurait pas faite un si grand homme d'événemens qui demanderaient toute la pénétration de son esprit observateur, pour en démêler les causes, et toute la vigueur et la clarté de son style pour les bien expliquer; mais en y réfléchissant plus attentivement, j'ai pensé que son ame sensible aurait été flétrie par des spectacles pleins d'horreur, et affaissée sous le poids de tant de maux. C'est dans le sein de la paix qu'il est descendu dans son coeur pour y chercher des sentimens doux et touchans, pour en saisir si habilement toutes les nuances; il a pu alors choisir des expressions convenables et proportionnées. Les mots atroces, affreux, terribles, monstrueux, mille et mille fois répétés, employés à chaque instant deviennent insignifians, et il faudrait d'autres expressions pour exprimer un _crescendo_ de crimes et d'infortunes qui va à l'infini. Le plus simple récit fait alors plus d'effet; et je l'ai éprouvé ce matin. Ma sensibilité a été singulièrement affectée par un exposé simple et naturel des malheurs des Emigrés. Un officier qui a su que le marquis de ST. ALBAN est ici, est venu le voir; nous avons parlé des Emigrés. Plusieurs, nous a-t-il dit, sont réduits à vivre, du métier de garçon charpentier ou menuisier; les plus heureux sont ceux qui enseignent à danser, qui montrent la géographie ou le Français, ceux-là sont des _Milords_; ce fut son expression. Un des meilleurs gentilshommes de ma province, ajouta-t-il, vend dans une petite ville du ratafiat, je l'ai vu en tablier dans sa baraque, et ce qui vous surprendra, il a l'air content. Le Français commence par être abattu, il reprend courage, et à la moindre ressource il passe à la gaieté. Le Marquis lui a demandé en baissant la voix s'il pourrait lui être utile; l'officier a tout de suite dit, en prenant un ton animé et sensible, comme pour rendre toute la compagnie témoin de la générosité du Marquis, je vous remercie infiniment, et il lui a serré fortement la main, je suis très-reconnaissant de vos offres; mais j'ai eu le bonheur de me tirer d'affaire; j'enseigne la musique et je puis dire, avec un grand succès; je gagne à ce métier vingt ducats par mois; mais ce n'est pas tout, j'ai le plaisir de me trouver avec de très-jolies demoiselles et de les entendre chanter. Il ne m'en coûte rien pour ma nourriture, parce que je suis invité tous les jours chez l'une ou l'autre de mes écolières, parmi lesquelles il y en a de charmantes; nous faisons aussi de très-jolis concerts, ainsi vous voyez que je ne suis point à plaindre. Un instant après il a dit, ayant eu l'air de réfléchir: puisque monsieur le Marquis est disposé à obliger ses compatriotes, je vais, s'il le permet, lui fournir une occasion d'exercer sa générosité envers un homme malheureux et très-respectable. Quel est-il? Si ce n'est point un mistère, a dit le Marquis, qui s'attendait à entendre nommer un officier ou un gentilhomme. C'est mon confesseur a répondu le jeune homme. Nous nous sommes regardés en souriant. Oui, a-t-il dit, mon confesseur. Je vous avouerai qu'il y a long-temps que je n'en fais pas d'usage; mais je n'en suis pas moins reconnaissant des bons conseils qu'il m'a donnés autrefois, et de l'intérêt qu'il me témoignait lorsque ma mère me faisait aller à confesse, et il fallait bien y aller, car mon précepteur m'accompagnait. C'est un vieux prêtre infirme, et qui est menacé d'être aveugle. Je l'ai trouvé ici et je tâche de le secourir dans son malheureux état. Nous étions disposés à rire au début de cette histoire, ensuite les larmes aux yeux chacun a remis à l'officier, une petite offrande, déterminée par le plus touchant intérêt. L'officier sautait de joie à mesure que les ducats arrivaient dans ses mains; il les regardait avec un plaisir singulier, et remerciait chacun de nous avec la plus sensible expression de reconnaissance. Ce pauvre homme avec cela aura de quoi vivre six mois, disait-il. Nous lui avons promis de continuer à donner des secours à son malheureux confesseur, et il est sorti enchanté d'aller lui porter une aussi bonne nouvelle. Le Marquis va toujours de mieux en mieux; heureusement que l'os n'était point entamé, et dans peu de jours il se servira de son bras. Nous voyons avec peine approcher le moment où il nous quittera. Il a l'air de se plaire parmi nous, et la reconnaissance qu'il nous témoigne surpasse de beaucoup nos soins. Je ne sais quelquefois si je dois m'applaudir d'avoir fait connaissance avec le Marquis, et si je n'éprouverai pas pour la société, ce qui arriva à votre père pour la bonne chère. Il fit à Vienne, chez l'ambassadeur de France, un très-bon dîner accommodé à la Française, et il fut quelque temps à trouver la cuisine Allemande détestable. Je n'avais pas idée de la conversation avant d'avoir connu le Marquis. J'ai entendu disserter; mais converser agréablement sans s'appesantir sur les objets, mêler l'enjouement à la gravité, se proportionner aux personnes qui écoutent, prêter de l'intérêt aux sujets arides, approfondir les objets en ayant l'air de les effleurer, savoir passer d'un ton à un autre, voilà, ma chère Emilie, ce que je trouve dans la conversation du Marquis, et j'ai passé des heures délicieuses avec lui, sur-tout lorsque vous étiez en tiers: mon coeur et mon esprit alors n'avaient plus rien à désirer. Adieu, mon Emilie; je vous embrasse bien tendrement. LETTRE XX. Melle EMILIE A LA Cesse DE LOEWENSTEIN. Combien votre amitié me touche, ma chère Victorine, et combien m'a été utile en ce moment votre officieuse prévoyance! Je venais de lire la gazette qui met au nombre des blessés mon cher Baron; j'étais toute entière à l'inquiétude la plus déchirante lorsque votre lettre m'est arrivée. Vous avez prévu la douleur qui m'accablait, vous ne vous êtes occupée que pour la guérir, je vous dois mon repos, et qu'un bienfait a de prix quand il vient d'une main chère! Mais, ma tendre amie, rassurée en ce moment sur le passé, que l'avenir est inquiétant! Cette malheureuse guerre durera-t-elle encore long-temps? Les transes continuelles qu'elle me fait éprouver ne peuvent se décrire; des grades, des rubans peuvent-ils servir de compensation à tant d'inquiétudes. La paix, l'union, les douceurs d'une tendre intimité ne sont-elles pas mille fois au-dessus du vain plaisir de faire parler de soi, d'entendre les autres parler de ce qu'on aime? Je ne suis pas politique, peut-être les intérêts de mon coeur font-ils illusion à mon esprit, mais je suis bien tentée d'être de l'avis d'un homme d'esprit, qui soutenait chez ma mère, que les Puissances n'auraient pas dû se mêler des affaires des Français, qu'il aurait été plus sage de laisser se consumer leur feu dans l'intérieur et ne pas, disait-il, en citant un ancien, _l'attiser avec l'épée_. On dit que c'était le sentiment de l'impératrice de Russie; si cela est, je dois être bien fière. Ce sentiment n'est peut-être pas celui du marquis de ST. ALBAN. Les Emigrés veulent que les Puissances fassent les plus grands efforts, déploient toutes leurs ressources pour détruire jusqu'au germe de la révolution Française, dont la contagion suivant eux, menace tous les pays; peut-être ont-ils raison; peut-être aussi sont-ils aveuglés par leur ressentiment et l'intérêt, qui leur inspirent une impatience bien excusable. Je pense comme eux qu'il importe à l'humanité d'éteindre l'incendie qui consume la France, et peut s'étendre dans le reste de l'Europe; mais je diffère avec eux sur les moyens. La guerre est le plus grand des fléaux, et la main de tout souverain qui signe un manifeste pour la commencer doit trembler. Il faudrait dans un tel instant mettre sous ses yeux le tableau d'un champ de bataille, où le sang coule de toutes parts; des monceaux de cadavres, des milliers de blessés, remplissant l'air des cris de la douleur; il faudrait lui peindre les angoisses des femmes, des mères, des soeurs d'une partie de ses sujets, attendant l'arrivée de chaque courrier avec une inquiétude déchirante, osant à peine parcourir les détails même des victoires, et fixer leur regards sur des lauriers teints du sang de leurs proches et de leurs amis. Les plus brillans succès sont-ils un dédommagement de tant de désastres. Souvenez-vous, ma chère Victorine, qu'en lisant le siècle de Louis XIV, nous lui fimes l'application de ces vers sublimes de CORNEILLE. «A vaincre tant de fois mes forces s'affaiblissent, L'état est florissant, mais les peuples gémissent, Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits Et la gloire du trône accable les sujets.» Adieu, je respire depuis votre lettre; mais je ne puis songer de sang froid à la guerre. Je déteste tous les conquérans et je voudrais que l'univers ne fut habité que par ces bons Quakers, qui ont en horreur l'effusion du sang. J'embrasse mille fois ma charmante Victorine, j'espère la voir incessament et lui faire lire dans mes yeux, dans toute ma personne, le sentiment de reconnaissance qu'elle ajoute à une tendresse que je croyais au-dessus de tout; mais le coeur le plus aimant a donc toujours quelque vide que découvrent de nouvelles et vives émotions; le mien ne semblait pas pouvoir vous aimer davantage, et c'est cependant ce que je crois éprouver depuis votre lettre. LETTRE XXI. LE MARQUIS DE ST. ALBAN AU PRÉSIDENT DE LONGUEIL. J'ai lû, mon respectable ami, avec le plus vif intérêt le récit de vos aventures. Les Français dispersés sur toute la terre présentent une variété infinie de scènes touchantes, trop souvent tragiques, et dont plusieurs sont romanesques. Ils ont tout éprouvé: humiliations, refus inhumains, intérêt touchant, secours imprévus, persécutions impolitiques, compassion stérile. Mes généreux hôtes m'ont trouvé les larmes aux yeux, hier, en entrant chez moi; votre lettre était sur la table, on a craint que je n'eusse reçu de fâcheuses nouvelles, et essayant en vain de les rassurer j'ai pris le parti de leur en faire la lecture. Tous les visages étaient attentifs, et il n'y a pas eu un trait intéressant de votre récit qui n'ait produit la plus vive impression; des larmes d'attendrissement ont coulées à plusieurs reprises, à la description de la généreuse réception des habitans des rives du Pô. Le Commandeur pleurait en criant bravo; il trépignoit de joie, comme s'il eût été sur le rivage à vous attendre; on le voyait prêt à courir pour vous précéder le lendemain et vous retrouver. La Comtesse, les yeux inondés de pleurs au récit des procédés de ce bon négociant de Cremone, était d'une beauté ravissante. Je n'avais jamais eu le spectacle d'une belle femme qui pleure d'attendrissement; quelle différence d'avec les larmes de la douleur qui ne sortent qu'en déformant le visage, qu'elles paraissent silloner; ici la beauté de chacun de ses traits semblait, si je puis parler ainsi, s'épanouir pour recevoir la céleste rosée qui les inondait. Le brave homme, disait le Commandeur, je lui donnerais la moitié de mon château, s'il était dans le besoin; la mère disait, l'excellent homme, heureusement il s'en trouve encore de tels. La Comtesse tendait les bras comme pour y recevoir cet honnête Cremonois, et je crois que s'il eût été là, elle n'aurait pu s'empêcher de l'embrasser. Après cette intéressante lecture, vous jugez qu'il a été fort question des Emigrés; on a raconté quelques histoires dont plusieurs étaient d'un genre bien opposé à celle de votre voyage. Une carte géographique était sur ma table, et l'on a parcouru les divers pays où nos compatriotes sont accueillis ou tolérés; il est venue à ce sujet une assez singulière idée à la Comtesse: il faut, a-t-elle dit, que cette carte serve d'indication du sort dont jouissent les Emigrés dans les différens états de l'Europe; ils seront peints de diverses couleurs; et leur site sera analogue au traitement dont ils jouissent; ainsi les pays où ils auraient été mal accueillis seront en couleur noire et des montagnes arides, des torrens dévastateurs désigneront l'âpreté du climat; dans ceux où ils auront été bien reçus, on verra des prairies émaillés de fleurs et des verts bocages; mais il faut une légende au bas de la carte pour donner des explications. On a fort applaudi à cette idée, et la Comtesse a été prendre ses crayons. Elle s'est mise à dessiner, et pendant ce temps, essayant de faire les légendes, j'ai senti la difficulté de leur donner le style court et serré qu'exige le genre lapidaire. Il m'a donc fallu, n'ayant pas le temps d'être court, faire un récit historique. Voici celui de la Russie. Louis XIV a prodigué des secours à un roi qu'on avait précipité du trône; la générosité de son ame et le noble orgueil de son rang ont déterminé les bienfaits; mais si la souveraine de Russie s'est empressée d'adoucir les malheurs d'une famille auguste, CATHERINE, femme sensible et généreuse, a tendu une main bienfaisante à l'humanité souffrante; son trésor a été la caisse des malheureux; ils ont trouvé une nouvelle patrie dans ses états, et ont reçu d'elle des terres et des fonds pour les faire cultiver. * * * * * La légende de l'Angleterre. Les malheureux Français fuyant leurs maisons en feu, poursuivis par le fer des brigands et la hâche des bourreaux, sont venus chercher un asile chez leurs anciens rivaux. La politique, l'intérêt ont cédé aussitôt aux cris de l'humanité désolée; les dons du Roi, ceux des Grands, des Anglais de toutes les classes, au moyen de nombreuses souscriptions ont produit des secours immenses pour une foule prodigieuse d'hommes, de femmes, de prêtres, d'enfans sans asile et sans subsistance; enfin pour rendre ces bienfaits durables et en assurer l'équitable distribution, ils ont établi les plus sages précautions, avec cette méthode précise du génie calculateur qui les caractérise; ils ont su distinguer, naissance, services, âge; enfin le malheur et les talens, la valeur, la vertu ont été pour tous les Français des lettres de naturalisation. La Prusse est à remarquer pour les secours que le Roi a prodigués aux Emigrés Français; plusieurs vivent de ses bienfaits, ou de ceux des princes de sa maison. Beaucoup de jeunes gens ont été placés dans ses troupes, et un grand nombre dans des maisons d'éducation, aux frais de sa Majesté.[A] [A] Cette lettre a été écrite en 1793, et depuis cette époque, le roi de Prusse a donné des terres à plusieurs Emigrés Français dans l'intérieur de ses états, et dans le nouvelle partie de la Pologne, acquise par le dernier partage. Une congrégation de religieuses a demandé un asile, et le Roi leur a accordé une maison où elles vivent facilement du travail de leurs mains, et selon leur institut. Enfin les Emigrés, que distingue leur mérite littéraire, ont obtenu dans l'académie de Berlin des places auxquelles sont attachés des appointemens. La retraite modeste et simple d'un héros, _Rhinsberg_ est aussi distinguée sur cette carte; on y voit comme dans les champs Elyséens, quelques ombres heureuses échappées à la fureur d'un gouvernement barbare, s'entretenant sous des ombrages frais de leur malheureuse patrie, célébrant les vertus et les talens de leur auguste bienfaiteur; ils sont auprès d'une pyramide, et j'y lis le nom de l'éloquent et généreux MALESHERBES. C'est à toi qu'elle est consacrée, ministre du plus vertueux des rois, défenseur du meilleur des hommes. _Brunswick_ doit être désigné sur cette carte, comme un des pays où l'hospitalité envers les Français est la plus noblement exercée; on croit souvent se trouver à la cour de France quand on voit l'illustre souverain de _Brunswick_ entouré de généraux, de ministres, de magistrats et de prélats Français. Ses bienfaits préviennent les besoins, et à la noble simplicité de ses manières il semblerait que ce sont les dons de l'amitié. Je n'aurais malheureusement pas à m'étendre beaucoup, mon respectable ami, sur cette idée de la Comtesse, que j'ai saisie avec empressement. Ce court tableau est tracé par la vérité, et joint à celui de votre voyage, il forme un agréable contraste avec tant de scènes d'horreur. Je vous écris cette lettre en quelque sorte en commun; vous êtes connu dans le château de _Loewenstein_ comme si vous y aviez long-temps habité, et la Comtesse et le Commandeur ont pour vous, non-seulement de l'estime, mais de l'amitié, et ce dernier sentiment, passez-moi cette vanité, est dû à celle dont vous m'honorez. Adieu, mon respectable ami, conservez-moi vos bontés. LETTRE XXII. LE PRÉSIDENT DE LONGUEIL. AU MARQUIS DE ST. ALBAN à _Dusseldorff_. Je ne vous parle point en ce moment de la France, ni de l'armée, parce que vous êtes plus à portée que moi d'en être promptement instruit. Je ne sais au reste quelles sont vos conjectures, mais les miennes se perdent dans le plus vaste et le plus noir horizon. Je vous écrirai amplement à ce sujet dans quelque temps; pour le moment, parlons de nous et de nos amis. Le temps où nous vivons ressère les intérêts et les sentimens dans le plus petit cercle, et l'ame cicatrisée de tous côtés n'a plus que quelques points de sensibilité. N'êtes-vous pas affligé et étonné de n'avoir point de nouvelles de la duchesse de MONJUSTIN. J'ai fait de tous côtés des perquisitions sans pouvoir rien apprendre à son sujet. Je sais seulement qu'elle a été en Angleterre; mais on n'a pas pu me dire si elle y est encore, et je suis porté à croire qu'elle a changé de nom. Ses affaires étaient très-dérangées avant la Révolution, tout son bien est en terres, et il est à craindre qu'elle n'ait pas emporté des fonds suffisans. Quelquefois je crains que la détresse où elle a pu se trouver ne l'ait forcée de rentrer en France, et alors je frémis. Plusieurs Emigrés ont pris ce parti par le même motif et les malheureux ont payé de leur vie cette funeste rentrée dans leur patrie. Il y a quinze ans que je suis attaché à la duchesse de MONJUSTIN; vous connaissez ses rares qualités, sa raison, son esprit, ses agrémens; jugez donc de mes regrets; sa société faisait le charme de ma vie, et si je pouvais me rejoindre à elle et à mon jeune ami; si je les pouvais voir dans une situation supportable, je défierais la fortune; et la Révolution n'affecterait en moi que le sujet fidelle, et que l'ami de l'humanité. Lorsque les fonds que vous avez seront épuisés, adressez-vous à moi, mon cher Marquis; ce serait faire outrage à l'amitié que de ne pas en recevoir les dons, et cette fausse discrétion ne serait en vérité honneur ni à votre esprit, ni à votre coeur. Songez donc que je suis plus riche que je ne l'ai jamais été, quoique j'aye perdu trente fois la valeur de ce qui me reste: on n'est riche que de ce dont on jouit. La plupart des choses que j'ai perdues n'étaient pas des jouissances pour moi: j'avais un grand hôtel où j'habitais un très-petit appartement; beaucoup de chevaux, et je n'en employais que quatre ou cinq; je donnais de grands dîners, et ils m'ennuyaient; les spectacles, après une fréquentation de vingt ans, étaient moins un plaisir pour moi qu'un emploi du temps, et les loges que j'y avais étaient plutôt des moyens d'obliger que de m'amuser. Si l'on ôtait de la jouissance d'une grande fortune, ce qui n'est qu'au profit de la vanité, il y aurait bien peu de différence réelle entre le sort de l'homme le plus opulent et de celui qui jouit d'une honnête aisance. L'homme riche a plus envie de briller que de jouir, et vous savez que je ne cherchais pas l'éclat dans ma dépense; mais ce qui m'affecte le plus cruellement, c'est la séparation peut-être éternelle de quelques amis; ce sont les dangers qu'ils courent, enfin c'est ce déchirement qu'on éprouve quand on est enlevé subitement à toutes ses habitudes, à tout ce qui nous est cher; quand on se trouve transporté au milieu d'hommes indifférens, et dont on ignore jusqu'à la langue. Toutes les pages du livre de ma vie semblent effacées; il faut recommencer à me faire connaître, à me faire estimer, si je veux entretenir quelque commerce avec des gens aux yeux desquels ma position me rend d'abord suspect, parce qu'ils craignent que je ne leur devienne à charge. Je me dis souvent: je n'intéresse aucun de ceux que je vois; je puis vivre, souffrir, mourir, sans exciter un sentiment, sans qu'il y ait une larme de versée; mon esprit et mon coeur me sont inutiles et à charge par leurs besoins. Je ne puis ni converser sur les objets dont je me suis occupé, ni m'attacher à personne, et mes avances seraient regardées comme des calculs intéressés. Mon coeur est surchargé de son propre poids, il voudrait se répandre et il est arrêté par l'indifférence qu'on lui oppose, douloureusement froissé par la défiance; ou, si je sors dans les rues je m'apperçois souvent que je suis pour le peuple un objet de haine ou de mépris; car, il ne faut s'aveugler sur ses dispositions. Il admire les succès des brigands appelés Patriotes, et les mots décevans d'égalité, et de liberté chatouillent son coeur et lui inspirent de l'éloignement pour ce qu'on appelle les Aristocrates. Il contemple avec plaisir leur chûte et croit s'élever de toute la hauteur dont on les a précipités. J'ai été assez heureux pour emporter quelques fonds qui me mettent à portée de vivre dans l'aisance, et cette aisance est une immense richesse comparée à la détresse de la plupart de nos compatriotes. Celui de nous qui peut avoir la plus grossière subsistance assurée, est un homme fortuné: on a dit avec raison, que pour être content de son état il fallait regarder en bas; aujourd'hui, qui le dirait! c'est en portant ses regards jusqu'à la plus sublime élévation. Quel est l'homme dont la vie et la liberté sont assurées, qui ne doive pas se trouver heureux en se rappelant l'infortuné LOUIS XVI; tout homme, de quelque classe qu'il soit, était en quelque sorte familiarisé avec l'idée de la possibilité de périr sur un échafaud, l'histoire en fournit mille exemples, et l'innocence n'a souvent pas suffi pour échapper à un tel sort; mais un roi!.... qui peut se faire une idée des affreuses pensées, des sentimens d'étonnement et d'horreur qui ont rempli son esprit et son coeur quand il a passé, captif, au milieu d'un peuple furieux qu'il avait vu, pendant vingt ans, se précipiter sur son passage pour le contempler avec délices; pour faire retentir l'air des plus touchantes acclamations. Qui peut dire si son coeur n'a pas été ouvert à l'espoir, et combien il a été cruellement trompé, lorsque pendant cette longue route il n'a entendu aucune voix s'élever en sa faveur, aucun bruit avant-coureur d'un généreux effort; enfin arrivé au terme fatal, il s'est flatté sans doute, que peut-être ce peuple ne résisterait pas à la voix de son roi qui paraissait en suppliant devant lui; mais la plus atroce barbarie fait retentir l'air d'un bruit affreux qui couvre ses faibles accens; enfin le crime comble l'intervalle immense qui est entre le trône et l'échafaud, entre le supplice et l'innocence. Cette affreuse image me revient sans cesse dans la pensée, et le jour et la nuit. A tout ce qu'elle a de déchirant pour le coeur, se joint un tel étonnement pour l'esprit, que je suis quelquefois tenté de croire que cette terrible catastrophe n'est qu'un songe affreux. Je reviens à vous, mon cher et jeune ami, et j'exige de votre attachement que vous me disiez au plutôt l'état de vos affaires, et ce qui vous reste, et ce que vous attendez. J'ai quelque argent à votre service, pour le moment, sans nuire à mes arrangemens, sans rien diminuer de ma dépense. Songez que je vous tiens lieu de père et que j'en ai toute la tendresse. Adieu, pour aujourd'hui. LETTRE XXIII. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Ecoutez, écoutez ma chère Emilie, une scène du plus grand genre dont vous êtes la cause sans le savoir. Nous étions à prendre le thé dans le sallon lorsqu'on m'a apporté un billet de vous, écrit il y a deux jours, pour m'annoncer cette marchande qui fait si bien les fleurs artificielles, et j'ai proposé à ma mère de la faire entrer, en lui disant qu'on m'avait assuré qu'elles égalaient presque en fraîcheur et en vivacité les fleurs naturelles. Un instant après est entrée une jeune fille avec deux grands cartons. Les fleurs ont été étalées sur une petite table auprès de ma mère; la WARBERG n'a fait qu'un saut jusqu'à nous pour voir les fleurs, et je ne puis vous rendre ses exclamations; elle regardait de tous ses yeux, avait envie de tout; combien cela Mademoiselle?.... Et celle-ci, et celle-là? La marchande avait à peine le temps de répondre à ses mille et une questions. Dans ce moment nous apperçevons le Marquis, qui se trouvant beaucoup mieux, avait voulu nous causer une agréable surprise, et qui traversait la cour, appuyé sur son valet de chambre, pour se rendre dans le sallon. Nous nous levons aussitôt pour aller au devant de lui et le féliciter. Une voiture était rangée près de la porte du vestibule, et nous apperçevons dans le fond une femme d'une figure fort agréable. On s'empresse de témoigner au Marquis la joie de le trouver en si bon état, et prêt à entrer, il porte ses yeux du côté de la voiture, et s'avance vers elle en disant: quoi c'est vous madame la Duchesse?... Et la femme de répondre sans le moindre embarras, c'est moi-même mon cousin. Tout le monde est surpris; mon oncle, sur-tout, semble pétrifié et demeure un instant les yeux fixes et la bouche ouverte. On demande au Marquis, par quel hasard cette dame, qu'il appelle madame la Duchesse, attend dans la cour sans entrer. Il s'approche d'elle, lui parle à demi-voix, et revient nous dire, c'est une de ces aventures de roman que produit la Révolution; madame la duchesse de MONJUSTIN vend des fleurs, voilà le mystère, et elle attend une ouvrière qui est allée en porter dans le sallon; nous nous avançons vers la Duchesse, et après bien des instances nous l'engageons à entrer. On garde ensuite un instant le silence, et la Duchesse d'un air tranquille et résigné, s'adressant à mon oncle qui était dans l'attitude d'un homme qui attend le dénouement d'une grande aventure, lui dit: je ne suis pas la seule, monsieur, que la Révolution ait réduite à un sort pareil ou plus fâcheux, et je me trouve heureuse d'avoir un petit talent qui écarte de moi la misère. Mon oncle lève les bras au ciel en croisant ses mains, et demande au Marquis si elle est de la famille du maréchal de ..... la femme de son petit-fils. Mon oncle s'écrie, la petite-fille du maréchal de ..... que j'ai vu commander les armées Françaises en 17... qui lui auroit dit que sa petite-fille serait réduite à vendre des fleurs? La Révolution, lui dit le Marquis, a fait du monde un grand bal masqué, où des princes paraissent sous des habits de paysans, et des valets sont habillés en empereurs; ma cousine s'est résignée avec courage à son sort. Il y en a, reprit la Duchesse, de bien plus à plaindre que moi; ce sont les vieilles femmes et celles qui n'ont aucune ressources dans leur industrie; je frémis en songeant qu'un peu plutôt ou plus tard, elles n'auront rien à attendre que de la compassion charitable. Le Marquis lui demanda des nouvelles de plusieurs personnes, et comme il ne lui parla ni de mari, ni d'enfans, je jugeai qu'elle était veuve et n'avait pas d'enfans: je ne me suis pas trompée. Madame de WARBERG n'osait plus acheter, et ne jetait que des regards furtifs sur ces belles fleurs qu'elle avait tant admirées; comment dire à une Duchesse: cela est trop cher? Comment lui mettre de l'argent dans la main? La Duchesse s'en apperçut et lui dit en souriant: il ne faut pas madame, si mon nom ne me sert pas, qu'il me nuise. Vous paraissiez disposée à acheter des fleurs; le prix est sur chacune, cela vous épargnera l'embarras de marchander. Madame de WARBERG s'enhardit, choisit plusieurs fleurs, fort belles, regarda le prix, tira sa bourse et mit en rougissant l'argent dans le carton. Je suivis son exemple; mais sans en acheter une grande quantité, comme c'était mon premier mouvement; je craignis d'avoir l'air, par pure générosité, d'augmenter ses profits. Comme je lui témoignais mon admiration de son courage, elle m'a dit une chose qui m'a frappée. Quand on ôte, Madame, du malheur, l'humiliation, il perd ce qu'il a peut-être de plus douloureux, et comment être humilié d'un malheur général? Qui ne serait pas honteux de paraître en chemise dans la rue?.... Mais, supposé que le feu prenne à votre maison, aux maisons voisines, on ne songera pas en fuyant le danger, à la manière dont on est vêtu. Mais, dit mon oncle, madame la Duchesse aurait trouvé dans tous les pays, des gens qui se seraient empressés de la secourir, sans s'abbaisser.... Ah! Monsieur, lui dit-elle, ces services-là ne sont que pour un temps, et quand les malheurs durent, la générosité se lasse; n'est-il pas plus satisfaisant de pouvoir se suffire à soi-même, et de n'avoir d'obligations à personne? Ma foi, dit-il, Madame, vous avez raison, et ce n'est pas là de l'orgueil, mais une noble et estimable fierté; il se détourna en même temps pour cacher ses larmes. J'allai à lui et prête moi-même à pleurer, je lui pris la main et ne pus que lui dire, mon bon oncle!... La Duchesse reprit la parole, et dit: on ne peut se refuser à une vérité constante, c'est que si on enlève à l'homme le plus riche tout ce qu'il possède, il est forcé de revenir à l'état de nature, et de travailler pour subsister. J'ai lû qu'en Turquie on fait, dans leur jeunesse, apprendre un métier aux Sultans; c'est peut-être par le souvenir des fréquentes révolutions qui précipitent du trône les monarques de l'Asie qu'on a cru devoir adopter cet usage; est-il aujourd'hui en Europe un homme, quelqu'élevé qu'il soit, qui puisse assurer qu'il ne sera pas réduit à faire usage de son industrie? ROUSSEAU avait raison dans son superbe ouvrage sur l'éducation, de faire apprendre un métier à _Emile_. On s'en est moqué, on a fait des railleries d'un héros menuisier. Combien de gens de qualité, de gens riches seraient heureux aujourd'hui d'avoir été élevé comme _Emile_? Quelle modération, ma chère amie! quelle sagesse! ce ne sont pas là des mots; c'est le courage et la vertu en action. J'ai voulu l'engager à passer la journée avec nous; mais il n'y a pas eu moyen de l'y déterminer: elle avait des affaires à Francfort et devait s'y trouver de bonne heure le lendemain; mais elle nous a promis de s'arranger pour venir la semaine prochaine, et nous accorder deux jours; de grâce venez-y, ma chère amie; je m'honorerai à ses yeux de votre amitié, et puisqu'elle vous connaît, elle me sera un titre pour prétendre à la sienne. Sa douceur, son courage, sa noble simplicité ont enchanté toute la maison; le Marquis, après avoir loué la courageuse résignation de sa cousine, nous dit: mesdames je vous conseille de vous presser de faire provision de fleurs; car ma cousine me fera certainement la grâce de partager ma petite fortune. De tout mon coeur, dit-elle; mais prenez garde de vous aveugler sur vos espérances et d'en croire le succès trop prochain; je serais fâchée de vous faire dépenser trop vite un argent qu'il serait prudent de ménager pour l'avenir. Dès ce moment le produit de mes fleurs est pour les pauvres, et elle me pria de me charger de celui de madame de WARBERG. Ensuite elle ajouta: je crois, mon cousin, que tout bien considéré, je ne dois pas renoncer entièrement à mes travaux; il y a tant de malheureux à soulager, ce serait un vol que je leur ferais que de ne pas exercer mon petit talent. Qu'en pensent ces dames? Nous fumes de son avis. J'en ferai, dit-elle, un amusement au lieu d'un travail forcé. Nous l'avons tous reconduite à sa petite voiture; mon oncle lui donnait la main, et en la quittant la regardait avec des yeux de tendresse et d'admiration. Vous pensez bien qu'il n'a pas été question d'autre chose toute la soirée, et chacun de nous, à sa manière, a fourni son contingent à un chapitre sur les vicissitudes de la fortune. Adieu, pour aujourd'hui. LETTRE XXIV. LE MARQUIS DE ST. ALBAN. AU PRÉSIDENT DE LONGUEIL. Je m'empresse de vous apprendre, mon cher Président, que votre amie est retrouvée. Madame de MONJUSTIN vous écrit par le courrier une lettre qui vous apprendra comment je l'ai rencontrée, et ne vous laissera rien ignorer de tout ce qui l'intéresse. Les maîtres de la maison, instruits de l'état de la marchande de fleurs, l'ont accueillie avec la plus grande considération. Le titre de Duchesse n'a pas été auprès du bon Commandeur une faible recommandation; mais il a fallu bien peu de temps à madame de MONJUSTIN pour exciter ensuite pour sa personne le plus vif intérêt, et même de l'admiration. Madame la comtesse de LOEWENSTEIN, à qui je parle souvent de vous, est enchantée de la connaissance de la Duchesse, et partage votre joie. Je voudrais, m'a-t-elle dit, être à sa place pour éprouver tout ce que l'amitié doit avoir de plus doux, dans un moment où l'on revoit une personne pour qui on a tremblé tant de fois. Madame de LOEWENSTEIN est avide de sentimens, comme un ambitieux l'est d'honneurs et de distinctions, un avare d'argent; jugez par là, mon cher Président, du bonheur d'un homme qui aurait excité dans son ame un tendre sentiment. S'il suffit d'en connaître l'étendue pour le mériter, personne n'en est plus digne que votre ami. Chaque jour me fait découvrir de nouvelles qualités dans cette intéressante femme. Le charme de sa société écarte loin de moi jusqu'à l'idée du malheur. Je crois être dans un séjour enchanté, et chaque jour que j'ai à rester ici, est une partie d'un trésor dont je regrette d'avancer la perte. Je vois avec peine avancer ma guérison, quand je songe qu'elle sera le terme de mon bonheur. Adieu, mon cher Président, je finis à votre exemple en disant, _Vale et ama_. LETTRE XXV. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. La marchande de fleurs est, ma chère Emilie, l'intime amie de ce Président, dont nous parle si souvent le Marquis; il me l'avait peint comme un des sept sages de la Grèce; mais les sages sont donc aussi sensibles à l'amour; car je crois que le Président a été plus que l'ami de la Duchesse, et que leur liaison a pris avec le temps la couleur de l'amitié; ne pourrait-on pas appliquer à un tel sentiment ce que dit le célèbre fabuliste des Français. _C'est le soir d'un beau jour._ Cette comparaison ne serait pas moins juste que l'autre; car les belles soirées succèdent à des chaleurs brûlantes. Il y a long-temps que la Duchesse a perdu son mari, ainsi je ne lui fais pas de tort en supposant qu'elle ait aimé un homme estimable. La Duchesse a montré une grande satisfaction en apprenant que le Président avait échappé aux fureurs démocratiques, et qu'il était dans une situation supportable du côté de la fortune. Le Parlement a été presque entièrement immolé, et le Président, à ce qu'elle m'a dit, était un homme trop marquant par sa naissance, ses talens, et enfin par son zèle, pour n'avoir pas été une des premières victimes. Je n'ai pu m'empêcher de dire à madame de MONTJUSTIN que je voudrais être à sa place pour jouir d'un bonheur aussi vif. Elle m'a répondu en m'embrassant, et a eu l'air de s'attendrir sur moi. Je ne saurais vous exprimer ce qui était dans ses regards, peut-être lui en demanderai-je quelque jour l'explication. Le Marquis est heureux dans les personnes de son ami et de sa cousine. Je crois qu'il les regarde aussi avec la même envie que moi; car son ame est sensible et je vous avouerai que je n'ai trouvé que lui qui m'ait parlé _sentiment_ d'une manière attachante et vraie. La plupart des hommes cherchent à montrer de l'esprit lorsqu'ils en parlent, ou bien s'expriment avec une chaleur exagérée. On voit que ce que dit le Marquis part de l'ame, et on le croirait profondément sensible au seul son de sa voix, à la manière dont il prononce le mot _d'aimer_. Adieu, ma chère amie, raisonnez sur tout cela à votre charmante manière, votre Victorine vous embrasse mille et mille fois. LETTRE XXVI. Melle EMILIE A LA Cesse DE LOEWESTEIN. J'avais entendu dire que la personne qui faisait les fleurs dont je vous ai parlé, avait eu en France de la fortune, et que la Révolution l'avait réduite à faire usage de ce talent pour vivre; mais j'étais bien loin de la soupçonner d'être une si grande dame. Elle vient quelquefois à Mayence, où elle a une amie, et elle y fait apporter des fleurs par la jeune fille que vous avez vue. Un jour j'allai chez elle, et comme elle était sortie, l'hôtesse me mena à la chambre de la Duchesse. Je la trouvai lisant un volume de VOLTAIRE, un autre était sur la table, et contenait _Zadig_ ou la Destinée. Je lui dis qu'il y avait beaucoup de philosophie dans ce petit roman, et elle me répondit, il faut bien croire à une destinée qui se joue de tous les desseins des hommes, élève ce qui est bas et abaisse ce qui est élevé. Et elle cita à ce sujet ces vers que je la priai de m'écrire, et qu'elle me dit être de CORNEILLE. «Et notre volonté n'aime, hait, cherche, évite, «Que suivant que d'en haut son bras la précipite; «Alors qu'on délibère on ne fait qu'obéir. Je lui dis: il faut convenir, Madame, qu'il y a peu de marchandes de fleurs en état de faire de pareilles citations. Elle se mit à sourire et je n'osai lui faire aucune question. Je suis retournée deux fois chez elle sans la rencontrer, et la dernière fois je remis à la jeune ouvrière un billet pour vous. Vous avez dû trouver la figure de la Duchesse intéressante et spirituelle, et à présent que je sais son état, je trouve ses manières très nobles: mais préjugé! préjugé! il y a deux jours que j'aurais dit _décentes_. J'ai beaucoup d'impatience de la revoir, et ce n'est pas pour lui faire mon compliment; car la grandeur dans sa situation n'est qu'un fardeau importun et embarrassant. Mon goût pour les aventures de roman me fera chercher à former une liaison avec elle, et je donnerai l'essor à mes sentimens d'intérêt et de bienveillance, bien faciles à se changer en amitié. Enfin lorsqu'elle viendra ici je l'engagerai à loger chez ma mère qui, depuis votre lettre, m'a témoigné beaucoup d'empressement pour la voir. Adieu, ma chère Comtesse. LETTRE XXVII. LA MÊME A LA MÊME. Mon bonheur a amené ici ma cousine. Ce début vous surprend; cette cousine, vieille fille, bavarde, ennuyeuse avec solennité, fatigante dans ses empressemens, et se faisant valoir pour les plus petites choses, disant sans cesse: «Convenez que sans moi vous auriez payé votre robe deux ducats de plus; si je ne m'étais trouvée là vous tombiez dans le fossé; vous auriez encore la fièvre si je ne vous eusse forcée à prendre du quinquina. Ce bal où l'on désirait tant d'aller, la bonne maman était malade, on se désolait; mais heureusement on a une cousine qui arrive toujours à propos; elle offre de se charger de la conduite d'Emilie, de la mener à ce bal, de la ramener; qu'est-ce qu'on y voit, ah! ah!».... En voilà assez; dis-je, ma cousine: Je sais toutes les obligations que je vous ai; et je suis obligée de lui mettre la main sur la bouche. A quoi sert tout ce préambule, à vous dire que ma cousine a proposé de me mener chez vous; et d'y rester ce qu'on appelle un jour franc. Je partirai donc après-demain, ma chère Victorine, et nous passerons ensemble quarante-huit heures. On dit que la durée est une grande question en philosophie, et je n'en suis pas surprise; du moins si c'est comme je l'entends; une opération qui dure six minutes est d'une longueur insupportable, et six minutes sont un éclair pour celui qui goûte un plaisir, vif: ôtez huit heures de sommeil, reste quarante, formant deux-mille-quatre cents minutes que nous passerons ensemble. Quel philosophe m'en dira la juste durée! Ah! qu'il se passe de choses dans l'ame d'une personne qui sent vivement! c'est sans doute à ce sujet, de la durée du temps, ce qu'on rapporte de MAHOMET, à ce que je crois: il sort de son lit, s'élève dans les airs, parcourt des mondes infinis, et il rentre chez lui que sa place dans son lit, n'était pas encore refroidie, et qu'une caraffe, qu'il avait laissé renversée, et répandant l'eau qu'elle contenait, n'était pas encore vide. C'est pour le coup que vous allez dire avec raison, quel déluge de métaphysique! Mais pourquoi m'en vouloir, n'est-ce pas mon coeur, ingrate, qui me rend métaphysicienne? N'est-ce pas le bonheur de vous voir qui m'inspire tant de beaux calculs? L'avare qui compte son argent, tantôt le voit en ducats, tantôt en écus, et enfin en florins, en kreutzer, pour en grossir la somme à ses yeux. Adieu, ma chère Victorine, et quel bonheur j'aurai dans trente-six heures en disant, bonjour chère Victorine! LETTRE XXVIII. LE MARQUIS DE ST. ALBAN A LA DUCHESSE DE MONTJUSTIN. Ma santé se rétablit de jour en jour, grâce aux soins qui me sont prodigués, et à un excellent chirurgien. Je ne serai certainement point estropié, voilà ce qu'il y a d'intéressant, ma chère cousine. La paisible et charmante habitation où m'a conduit un génie bienfaisant, n'est plus aussi solitaire que vous l'avez vue: le père et le mari de la Comtesse sont arrivés de Vienne; l'inquiétude règne dans la maison, le père craint de rendre un domaine assez considérable dont il jouissait depuis près de trente ans, avec les fruits perçus depuis ce temps. Les frais du procès ajouteraient encore aux embarras, parce qu'il faut les payer incessament; à la vérité on compte un peu sur le bon Commandeur. Je partage les alarmes de sa famille et pénétré de reconnaissance, j'oublie depuis deux jours mes malheurs. Le père de la Comtesse est un homme de soixante ans, il n'a point servi et n'a presque jamais quitté son château; il connaît peu le monde, et il a mauvaise opinion des hommes, par l'effet d'une disposition misanthropique, sans philosophie, et par de mauvais procédés qu'il a éprouvés, et qui ont laissé de profondes impressions dans son ame; du reste il est attaché scrupuleusement à ses devoirs, à sa religion jusqu'à la superstition; occupé de l'administration de son bien, et entier dans ses volontés; il aime sa femme parce que la religion et la morale le prescrivent; mais sa fille, ce n'est ni la morale ni la religion, c'est cette irrésistible attraction qui est dans le moindre de ses mouvemens. Il me reste à vous donner une idée du mari: il a une de ces figures qu'on croit avoir vue partout, et qu'on a remarquée nulle part; il a servi quelques années; et sa famille désirant que son nom se perpétuât l'a engagé à se marier avec la charmante Victorine qui est de la même maison. Il paraît sentir son infériorité; mais il croit que la dignité de mari suffit pour faire disparaître toutes les inégalités personnelles; il ne faudrait pas je crois rassembler beaucoup de circonstances pour exciter en lui de la jalousie: tel est l'heureux mortel qui possède Victorine; mais que dis-je, un tel bonheur n'est pas sans partage; il ne possède que la plus petite partie de cette femme divine: il ne sait la langue ni de son esprit ni de son coeur. Elle verra donc passer ses beaux jours sans avoir embelli l'existence d'un mortel digne d'elle, sans avoir donné l'essor aux sentimens de son ame sublime et aimante, sans avoir participé au charmant concert de deux esprits et de deux coeurs, se répondant et s'éclairant mutuellement! Les nouveaux arrivés m'ont fait des politesses à leur manière, le père avec assez de franchise, le mari avec une sorte de contrainte. La conduite de la Comtesse avec son mari répond à la justesse de son discernement, à cette connaissance, j'oserais dire, à cet instinct des plus délicates convenances: elle ne cherche point à le faire valoir en protectrice; mais sait faire en-sorte qu'il ne paraisse jamais à son désavantage; elle ne cherche point à faire à lui ou aux autres, illusion sur ses sentimens, et se borne à des manières qui caractérisent l'amitié et l'estime, enfin elle ne montre rien d'hypocrite ni d'exagéré, et rien qui puisse donner l'idée du mépris. Le temps va arriver où je serai obligé de quitter cette aimable société. Je ne puis rien comparer dans ma vie au charme des jours que j'ai passés ici. Il y a quelque temps qu'ayant horriblement souffert, je m'endormis profondément; à mon réveil, mes yeux se portèrent vers une glace qui est en face du sopha sur lequel je suis pendant la journée, et cette glace m'offrit une femme vêtue de blanc; ses cheveux épars et bouclés tombaient sur un cou d'albâtre entouré d'un rang de perles, une rose était à quelque distance et s'élevait et s'abaissait:... deux bras arrondis par l'amour étaient nuds jusqu'au coude, et des mains d'une blancheur éblouissante parfilaient des fils d'or. Je restai quelques moments sans faire connaître que j'étais éveillé et je vis cette figure céleste jeter des regards d'intérêt de mon côté; ils ont pénétré, ces regards, jusqu'au plus profond de mon coeur; je ne me croyais plus sur la terre, et j'étais transporté au milieu des anges. Sa mère était près d'elle et contemplait avec délice sa charmante fille, et un vieillard respectable lisait et s'arrêtait quelquefois pour jeter sur elle un regard de satisfaction. Chacun m'exprima à mon réveil, d'une manière touchante ses craintes et le plus tendre intérêt. Ce réveil, ce tableau, car c'en était un, puisque je ne les voyais tous que dans la glace, seront sans cesse présens à mon esprit. Adieu, ma chère cousine. Parlez-moi un peu de vos amis de Francfort, en échange de tous les détails que je vous envoie, sur une société qui suspend par momens le sentiment de mes malheurs. Encore une fois je me reproche d'être heureux; mais qui sait ce que me garde l'avenir, et si je ne payerai pas bien cher cet éclair de bonheur. LETTRE XXIX. LA Cesse DE LOEWENSTEIN A Melle EMILIE DE WERGENTHEIM. Le procès répand toujours un nuage de tristesse sur toute ma famille, et je suis forcée aussi de prendre un air inquiet pour ne pas désobliger mes parens: mais au fond je ne mets pas assez de prix à la fortune pour être fort affectée. Ce qui me touche véritablement c'est l'embarras où se trouverait mon père pour subvenir aux frais du procès. Le marquis de St. ALBAN qui me croit plus inquiète que je ne le suis, partage avec vivacité le chagrin général, et ce qu'il y a de bon, c'est que c'est moi qui fais effort pour le consoler. Il avance dans sa guérison, et partira dans huit ou dix jours pour Francfort; ce sera pour moi, et je crois aussi pour ma mère, une véritable privation, et peut-être aurait-il mieux valu que je ne l'eusse pas connu. Nos bons Allemands me paraissent un peu plus maussades depuis son séjour ici, et nos agréables me sont encore plus insupportables; mon mari s'en est sans doute apperçu, et sur ce que je n'étais pas aussi enthousiasmée que lui du prince de **** que nous avons vu deux ou trois fois l'hiver dernier, il m'a dit avec un peu d'aigreur, il faut être Français pour plaire à madame: voilà ses mots; mais il y avait dans le son de sa voix quelque chose d'aigre, et dans ses regards une intention que je ne puis vous rendre. Je crois que la présence du Marquis lui est à charge: les malheureux sont toujours importuns à certaines personnes, à presque tous les hommes; le calcul de l'intérêt est en entier contre eux; l'intérêt étend ses vues dans l'avenir, et craint qu'on ne se fasse un titre d'un léger bienfait pour en exiger de nouveaux. Mon mari a toujours été porté à l'économie; il en sent en ce moment encore plus la nécessité, et il s'exagère la faible dépense que le séjour du Marquis occasionne: voilà je crois la source de son humeur contre lui, et il n'a d'ailleurs jamais aimé les Français. Elle n'aura plus de fondement dans peu, car le Marquis part pour Francfort, où il a quelques misérables débris de sa fortune à rassembler. J'aurai besoin de quelque temps après son départ, pour me remettre au ton ordinaires des conversations, et m'habituer à des sociétés, sans intérêt. Avec vous et avec le Marquis nous parlons une autre langue. Je remplacerai le Marquis par des livres, et quand vous serez mariée, ma chère amie, les occasions fréquentes de nous voir ne me laisseront rien à désirer. Adieu, mon unique, tendre et adorable amie. _Fin du tome premier._ Liste des modifications: page 36: Fielding remplacé par Fiedling (dans un roman de Fielding on élève des doutes) page 40: existé remplacé par existée (sans _Clarisse_ elle n'aurait pas existé») page 119: tombée remplacée par tombé (elle y était tombé malade) *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉMIGRÉ *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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