The Project Gutenberg eBook of Discours par Maximilien Robespierre — 17 Avril 1792-27 Juillet 1794

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Title: Discours par Maximilien Robespierre — 17 Avril 1792-27 Juillet 1794

Author: Maximilien Robespierre

Editor: Charles Vellay

Release date: September 1, 2009 [eBook #29887]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

Credits: Produced by Daniel Fromont

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DISCOURS PAR MAXIMILIEN ROBESPIERRE — 17 AVRIL 1792-27 JUILLET 1794 ***





Discours par Maximilien Robespierre —
17 Avril 1792-27 Juillet 1794

(1758-1794)



Note: texte en français moderne établi par Charles Vellay



Réponse de M. Robespierre aux discours de MM. Brissot et Guadet du 23 avril 1792, prononcée à la Société des Amis de la Constitution le 27 du même mois, et imprimée par ordre de la Société (27 avril 1792)

Réponse de Maximilien Robespierre à l'accusation de J.-B. Louvet [imprimé par ordre de la Convention nationale] (5 novembre 1792)

Opinion de Maximilien Robespierre, député du département de Paris, sur le jugement de Louis XVI; imprimé par ordre de la Convention nationale (3 décembre 1792)

Second discours de Maximilien Robespierre, sur le jugement de Louis Capet; prononcé à la Convention nationale, le 28 décembre, l'an premier de la République [imprimé sur ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l'Egalité] (28 décembre 1792)

Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, présentée par Maximilien Robespierre [imprimé par ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l'Egalité] (24 avril 1793)

Discours de Maximilien Robespierre sur la Constitution [discours imprimé par ordre de la Société des Jacobins] (10 mai 1793)

Rapport fait à la Convention nationale au nom du Comité de salut public par le citoyen Robespierre, membre de ce comité, sur la situation politique de la République; le 27 brumaire, l'an 2 de la République; imprimé par ordre de la Convention nationale (27 brumaire an II - 18 novembre 1793)

Rapport par Maximilien Robespierre à la Convention, fait au nom du Comité de salut public, le quintidi 15 frimaire, l'an second de la République une et indivisible; imprimé par ordre de la Convention - Réponse de la Convention nationale aux manifestes des rois ligués contre la République; proposée par Robespierre, au nom du Comité de salut public, et décrétée par la Convention (15 frimaire an II - 5 décembre 1793)

Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, fait au nom du Comité de salut public par Maximilien Robespierre; imprimé par ordre de la Convention; le 5 nivôse de l'an second de la République une et indivisible (5 nivôse an II - 25 décembre 1793)

Rapport sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l'administration intérieure de la République, fait au nom du Comité de salut public, le 18 pluviôse, l'an 2e de la République, par Maximilien Robespierre; imprimé par ordre de la Convention nationale (18 pluviôse an II - 5 février 1794)

Rapport fait au nom du Comité de salut public, par Maximilien Robespierre, sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les fêtes nationales. Séance du 18 floréal, l'an second de la République française une et indivisible. Imprimé par ordre de la Convention nationale (18 floréal an II - 7 mai 1794)

Discours du 8 Thermidor (27 juillet 1794)






Réponse de M. Robespierre aux discours de MM. Brissot et Guadet du 23 avril 1792, prononcée à la Société des Amis de la Constitution le 27 du même mois, et imprimée par ordre de la Société (27 avril 1792)



Je ne viens pas vous occuper ici, quoi qu'on en puisse dire, de l'intérêt de quelques individus ni du mien; c'est la cause publique qui est l'unique objet de toute cette contestation: gardez-vous de penser que les destinées du peuple soient attachées à quelques hommes; gardez-vous de redouter le choc des opinions, et les orages des discussions politiques, qui ne sont que les douleurs de l'enfantement de la Liberté. Cette pusillanimité, reste honteux de nos anciennes moeurs, serait l'écueil de l'esprit public et la sauvegarde de tous les crimes. Elevons-nous une fois pour toute à la hauteur des âmes antiques; et songeons que le courage et la vérité peuvent seuls achever cette grande révolution.

Au reste, vous ne me verrez pas abuser des avantages que me donne Ici manière dont j'ai été personnellement attaqué; et, si je parle avec énergie, je n'en contribuerai que plus puissamment à la véritable paix et à la seule union qui convienne aux amis de la Patrie.

Ce n'est pas moi qui ai provoqué la dernière scène qui a eu lieu dans cette Société; elle avait été précédée d'une diffamation révoltante dont tous les journaux étaient les instruments et répandue surtout par ceux qui sont entre les mains de mes adversaires. Deux députés à l'Assemblée nationale connus par leur civisme intrépide et le défenseur de Château-Vieux avaient articulé des faits contre plusieurs membres de cette Société. Sans m'expliquer sur cet objet, et même sans y mettre autant d'importance que beaucoup d'autres, sans attaquer nommément qui que ce soit, j'ai cru devoir éclairer la Société sur les manoeuvres qui, dans ces derniers temps, avaient été employées pour la perdre ou la paralyser; j'ai demandé la permission de les dévoiler à cette séance; j'avais annoncé en même temps que je développerais dans un autre temps des vérités importantes au salut public; le lendemain toutes les espèces de journaux possibles, sans en excepter La Chronique ni Le Patriote Français, s'accordent à diriger contre moi et contre tous ceux qui avaient déplu à mes adversaires les plus absurdes et les plus atroces calomnies. Le lendemain, M. Brissot, prévenant le jour où je devais porter la parole, vient dans cette tribune, armé du volumineux discours que vous avez entendu.

Il ne dit presque rien sur les faits allégués par les trois citoyens que j'ai nommés; il nous assure que nous ne devons pas craindre de voir une autorité trop grande entre les mains des patriciens; se livre à une longue dissertation sur le tribunat, qu'il présente comme la seule calamité qui menace la nation; nous garantit que le patriotisme règne partout, sans en excepter le lieu qui fut jusqu'ici le foyer de toutes les intrigues et de toutes les conspirations; loue la dénonciation en général, mais prétend que cette arme sacrée doit rester oisive par la raison que nous sommes en guerre avec les ennemis du dehors: il va jusqu'à nous reprocher de crier contre la guerre, tandis qu'il n'est pas question de cela, et que nous n'en avons jamais parlé que pour proposer les moyens ou de prévenir en même temps la guerre étrangère et la guerre civile ou au moins de tourner la première au profit de la liberté. Enfin au panégyrique le plus pompeux de ses amis, il oppose les portraits hideux de tous les citoyens qui n'ont point suivi ses étendards; il présente tous les dénonciateurs comme des hommes exagérés, comme des factieux et des agitateurs du peuple; et, dans ses éternelles et vagues déclamations, il m'impute l'ambition la plus extravagante et la plus profonde perversité. M. Guadet, que je n'avais jamais attaqué en aucune manière, trouva le moyen d'enchérir sur M. Brissot dans un discours dicté par le même esprit.

Le même jour, un autre membre de cette Société, pour s'être expliqué librement sur la conduite tenue par le procureur-syndic du Département, dans la fête de la Liberté, reçoit de la part de ce dernier l'assurance qu'il va le traduire devant les Tribunaux: et devant quels juges! Sera-ce devant les jurés que le procureur-syndic a lui-même choisis? Et ce procureur-syndic est membre de cette Société, et, après l'avoir prise pour arbitre d'une discussion élevée dans son sein, il décline son jugement, pour la soumettre à celui des Juges! Il récuse le tribunal de l'opinion publique pour adopter le tribunal de quelques hommes.

Je n'ai eu aucune espèce de part, ni directement ni indirectement, aux dénonciations faites ici par MM. Collot, Merlin et Chabot: je les en atteste eux-mêmes; j'en atteste tous ceux qui me connaissent; et je le jure par la Patrie et par la Liberté; mon opinion sur tout ce qui tient à cet objet est indépendante, isolée; ma cause ni mes principes n'ont jamais tenu, ni ne tiennent à ceux de personne. Mais j'ai cru que dans ce moment la justice, les principes de la liberté publique et individuelle m'imposaient la loi de faire ces légères observations sur le procédé de M. Roederer, avant de parler de ce qui me regarde personnellement.

Avant d'avoir expliqué le véritable objet de mes griefs, avant d'avoir nommé personne, c'est moi qui me trouve accusé par des adversaires qui usent contre moi de l'avantage qu'ils ont de parler tous les jours à la France entière dans des feuilles périodiques, de tout le crédit, de tout le pouvoir qu'ils exercent dans le moment actuel. Je suis calomnié à l'envi par les journaux de tous les partis ligués contre moi: je ne m'en plains pas; je ne cabale point contre mes accusateurs; j'aime bien que l'on m'accuse; je regarde la liberté des dénonciations, dans tous les temps, comme la sauvegarde du peuple, comme le droit sacré de tout citoyen; et je prends ici l'engagement formel de ne jamais porter mes plaintes à d'autre tribunal qu'à celui de l'opinion publique: mais il est juste au moins que je rende un hommage à ce tribunal vraiment souverain, en répondant devant lui à mes adversaires. Je le dois d'autant plus que, dans les temps où nous sommes, ces sortes d'attaques sont moins dirigées contre les personnes que contre la cause et les principes qu'elles défendent. Chef de parti, agitateur du peuple, agent du Comité Autrichien, payé ou tout au moins égaré, si l'absurdité de ces inculpations me défend de les réfuter, leur nature, l'influence et le caractère de leurs auteurs méritent au moins une réponse. Je ne ferai point celle de Scipion ou de Lafayette qui, accusé dans cette même tribune de plusieurs crimes de lèse-nation, ne répondit rien. Je répondrai sérieusement à cette question de M. Brissot: qu'avez-vous fait pour avoir le droit de censurer ma conduite et celle de mes amis? Il est vrai que, tout en m'interrogeant, il semble lui-même m'avoir fermé la bouche en répétant éternellement, avec tous mes ennemis, que je sacrifiais la chose publique à mon orgueil, que je ne cessais de vanter mes services, quoiqu'il sache bien que je n'ai jamais parlé de moi que lorsqu'on m'a forcé de repousser la calomnie et de défendre mes principes. Mais enfin, comme le droit d'interroger et de calomnier suppose celui de répondre, je vais lui dire franchement et sans orgueil ce que j'ai fait. Jamais personne ne m'accusa d'avoir exercé un métier lâche ou flétri mon nom par des liaisons honteuses et par des procès scandaleux; mais on m'accusa constamment de défendre avec trop de chaleur la cause des faibles opprimés contre les oppresseurs puissants; on m'accusa, avec raison, d'avoir violé le respect dû aux tribunaux tyranniques de l'ancien régime, pour les forcer à être justes par pudeur, d'avoir immolé à l'innocence outragée l'orgueil de l'aristocratie bourgeoise, municipale, nobiliaire, ecclésiastique. J'ai fait, dès la première aurore de la Révolution, au delà de laquelle vous vous plaisez à remonter pour y chercher à vos amis des titres de confiance, ce que je n'ai jamais daigné dire, mais ce que tous mes compatriotes s'empresseraient de vous rappeler à ma place, dans ce moment où l'on met en question si je suis un ennemi de la patrie, et s'il est utile à sa cause de me sacrifier; ils vous diraient que, membre d'un très petit tribunal, je repoussai par les principes de la souveraineté du peuple ces édits de Lamoignon auxquels les tribunaux supérieurs n'opposaient que des formes; ils vous diraient qu'à l'époque des premières Assemblées, je les déterminai moi seul, non pas à réclamer, mais à exercer les droits du souverain; ils vous diraient qu'ils ne voulurent pas être présidés par ceux que le despotisme avait désignés pour exercer cette fonction, mais par les citoyens qu'ils choisirent librement; ils vous diraient que, tandis qu'ailleurs le Tiers-Etat remerciait humblement les nobles de leur prétendue renonciation à des privilèges pécuniaires, je les engageais à déclarer pour toute réponse à la Noblesse artésienne que nul n'avait le droit de faire don au peuple de ce qui lui appartenait; ils vous rappelleraient avec quelle hauteur ils repoussèrent le lendemain un courtisan fameux, gouverneur de la province et président des trois Ordres, qui les honora de sa visite pour les ramènera des procédés plus polis; ils vous diraient que je déterminai l'assemblée électorale représentative d'une province importante à annuler des actes illégaux et concussionnaires que les Etats de la province et l'intendant avaient osé se permettre; ils vous diraient qu'alors comme aujourd'hui en butte à la rage de toutes les puissances conjurées contre moi, menacé d'un procès criminel, le peuple m'arracha à la persécution pour me porter dans le sein de l'Assemblée nationale, tant la nature m'avait fait pour jouer le rôle d'un tribun ambitieux et d'un dangereux agitateur du peuple! Et moi j'ajouterai que le spectacle de ces grandes assemblées éveilla dans mon coeur un sentiment sublime et tendre qui me lia pour jamais à la cause du peuple par des liens bien plus forts que toutes les froides formules de serments inventées par les lois; je vous dirai que je compris dès lors cette grande vérité morale et politique annoncée par Jean-Jacques, que les hommes n'aiment jamais sincèrement que ceux qui les aiment; que le peuple seul est bon, juste, magnanime, et que la corruption et la tyrannie sont l'apanage exclusif de tous ceux qui le dédaignent. Je compris encore combien il eût été facile à des représentants vertueux d'élever tout d'un coup la nation française à toute la hauteur de la liberté. Si vous me demandez ce que j'ai fait à l'Assemblée nationale, je vous répondrai que je n'ai point fait tout le bien que je désirais, que je n'ai pas même fait tout le bien que je pouvais. Dès ce moment je n'ai plus eu à faire au peuple, à des hommes simples et purs, mais à une assemblée particulière, agitée par mille passions diverses, à des courtisans ambitieux, habiles dans l'art de tromper, qui, cachés sous le masque du patriotisme, se réunissaient souvent aux phalanges aristocratiques pour étouffer ma voix. Je ne pouvais prétendre qu'aux succès qu'obtiennent le courage et la fidélité à des devoirs rigoureux; il n'était point en moi de rechercher ceux de l'intrigue et de la corruption. J'aurais rougi de sacrifier des principes sacrés au frivole honneur d'attacher mon nom à un grand nombre de lois. Ne pouvant faire adopter beaucoup de décrets favorables à la liberté, j'en ai repoussé beaucoup de désastreux; j'ai forcé du moins la tyrannie à parcourir un long circuit pour approcher du but fatal où elle tendait. J'ai mieux aimé souvent exciter des murmures honorables que d'obtenir de honteux applaudissements; j'ai regardé comme un succès de faire retentir la voix de la vérité, lors même que j'étais sûr de la voir repoussée; portant toujours mes regards au delà de l'étroite enceinte du sanctuaire de la législation, quand j'adressai la parole au Corps représentatif, mon but était surtout de me faire entendre de la nation et de l'humanité; je voulais réveiller sans cesse dans le coeur des citoyens ce sentiment de la dignité de l'homme et ces principes éternels qui défendent les droits des peuples contre les erreurs ou contre les caprices du législateur même. Si c'est un sujet de reproche, comme vous le dites, de paraître souvent à la tribune; si Phocion et Aristide, que vous citez, ne servaient leur patrie que dans les camps et dans les tribunaux, je conviens que leur exemple me condamne; mais voilà mon excuse. Mais, quoi qu'il en soit d'Aristide et de Phocion, j'avoue encore que cet orgueil intraitable que vous me reprochez éternellement a constamment méprisé la cour et ses faveurs, que toujours il s'est révolté contre toutes les factions avec lesquelles j'ai pu partager la puissance et les dépouilles de la nation, que, souvent redoutable aux tyrans et aux traîtres, il ne respecta jamais que la vérité, la faiblesse et l'infortune.

Vous demandez ce que j'ai fait. Oh! une grande chose, sans doute. J'ai donné Brissot et Condorcet à la France. J'ai dit un jour à l'Assemblée constituante que, pour imprimer à son ouvrage un auguste caractère, elle devait donner au peuple un grand exemple de désintéressement et de magnanimité; que les vertus des législateurs devaient être la première leçon des citoyens; et je lui ai proposé de décréter qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu à la seconde législature; cette proposition fut accueillie avec enthousiasme. Sans cela peut-être beaucoup d'entre eux seraient restés dans la carrière; et qui peut répondre que le choix du peuple de Paris ne m'eût pas moi-même appelé à la place qu'occupent aujourd'hui Brissot ou Condorcet? Cette action ne peut être comptée pour rien par M. Brissot, qui, dans le panégyrique de son ami, rappelant ses liaisons avec d'Alembert et sa gloire académique, nous a reproché la témérité avec laquelle nous jugeons des hommes qu'il a appelés nos maîtres en patriotisme et en liberté. J'aurais cru, moi, que dans cet art nous n'avions d'autre maître que la nature.

Je pourrais observer que la Révolution a rapetissé bien des grands hommes de l'ancien régime; que, si les académiciens et les géomètres que M. Brissot nous propose pour modèles, ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n'en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois, dont ils ont tiré un assez bon parti; et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la Liberté dans la personne de ce Jean-Jacques dont j'aperçois ici l'image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita ces honneurs publics prostitués depuis par l'intrigue à des charlatans politiques et à de méprisables héros.

Quoi qu'il en soit, il n'en est pas moins vrai que, dans le système de M. Brissot, il doit paraître étonnant que celui de mes services que je viens de rappeler ne m'ait pas mérité quelque indulgence de la part de mes adversaires.

J'ai cru encore que, pour conserver la vertu des membres de l'Assemblée nationale pure de toute intrigue et de toute espérance corruptrice, il fallait élever une barrière entre eux et le ministère, que leur devoir était de surveiller les ministres, et non de s'identifier avec eux ou de le devenir eux-mêmes; et l'Assemblée constituante, consacrant ces principes, a décrété que les membres des législatures ne pourraient parvenir au ministère ni accepter aucun emploi du pouvoir exécutif pendant quatre ans après la fin de leur mission. Après avoir élevé cette double digue contre l'ambition des représentants, il fallut la défendre encore longtemps contre les efforts incroyables de tous les intrigants qu'elle mettait au désespoir; et l'on peut facilement conjecturer qu'il m'eût été facile de composer avec eux sur ce point au profit de mon intérêt personnel. Eh bien! je l'ai constamment défendue; et je l'ai sauvée du naufrage de la revision. Comment le délire de la haine a-t-il donc pu vous aveugler au point d'imprimer dans vos petites feuilles et de répandre partout dans vos petites coteries, et même dans les lieux publics, que celui qui provoqua ces deux décrets aspire au ministère pour lui et pour ses amis, que je veux renverser les nouveaux ministres pour m'élever sur leurs ruines? Je n'ai pas encore dit un seul mot contre les nouveaux ministres; il en est même parmi eux que je préférerais, quant à présent, à tout autre et que je pourrais défendre dans l'occasion: je veux seulement qu'on les surveille et qu'on les éclaire, comme les autres; que l'on ne substitue pas les hommes aux principes, et la personne des ministres au caractère des peuples: je veux surtout qu'on démasque tous les factieux. Vous demandez ce que j'ai fait: et vous m'avez adressé cette question, dans cette tribune, dans cette Société dont l'existence même est un monument de ce que j'ai fait! Vous n'étiez pas ici, lorsque, sous le glaive de la proscription, environné de pièges et de baïonnettes, je la défendais et contre toutes les fureurs de nos modernes Syllas, et même contre toute la puissance de l'Assemblée constituante. Interrogez donc ceux qui m'entendirent; interrogez tous les amis de la Constitution répandus sur toute la surface de l'empire; demandez-leur quels sont les noms auxquels ils se sont ralliés, dans ces temps orageux. Sans ce que j'ai fait, vous ne m'auriez point outragé dans cette tribune, car elle n'existerait plus; et ce n'est pas vous qui l'auriez sauvée. Demandez-leur qui a conseillé les patriotes persécutés, ranimé l'esprit public, dénoncé à la France entière une coalition perfide et toute-puissante, arrêté le cours de ses sinistres projets, et converti ses jours de triomphe en des jours d'angoisse et d'ignominie. J'ai fait tout ce qu'a fait le magistrat intègre que vous louez dans les mêmes feuilles où vous me déchirez. C'est en vain que vous vous efforcez de séparer des hommes que l'opinion publique et l'amour de la patrie ont unis. Les outrages que vous me prodiguez sont dirigés contre lui-même, et les calomniateurs sont les fléaux de tous les bons citoyens. Vous jetez un nuage sur la conduite et sur les principes de mon compagnon d'armes, vous enchérissez sur les calomnies de nos ennemis communs, quand vous osez m'accuser de vouloir égarer et flatter le peuple! Et comment le pourrais-je! Je ne suis ni le courtisan, ni le modérateur, ni le tribun, ni le défenseur du peuple; je suis peuple moi-même!

Mais par quelle fatalité tous les reproches que vous me faites sont-ils précisément les chefs d'accusation intentés contre moi et contre Petion au mois de juillet dernier par les d'André, les Bamave, les Duport, les Lafayette! Comment se fait-il que, pour répondre à vos inculpations, je n'aie rien autre chose à faire que de vous renvoyer à l'adresse que nous fîmes à nos commettants, pour confondre leurs impostures et dévoiler leurs intrigues? Alors, ils nous appelaient factieux; et vous n'avez sur eux d'autre avantage que d'avoir inventé le terme d'agitateur, apparemment parce que l'autre est usé. Suivant les gens que je viens de nommer, c'était nous qui semions la division parmi les patriotes; c'était nous qui soulevions le peuple contre les lois, contre l'Assemblée nationale, c'est-à-dire l'opinion publique contre l'intrigue et la trahison. Au reste, je ne me suis jamais étonné que mes ennemis n'aient point conçu qu'on pouvait être aimé du peuple sans intrigue, ou le servir sans intérêt. Comment l'aveugle-né peut-il avoir l'idée des couleurs, et les âmes viles deviner le sentiment de l'humanité et les passions vertueuses? Comment croiraient-ils aussi que le peuple peut lui-même dispenser justement son estime ou son mépris? Ils le jugent par eux-mêmes; ils le méprisent et le craignent; ils ne savent que le calomnier pour l'asservir et pour l'opprimer.

On me fait aujourd'hui un reproche d'un nouveau genre. Les personnages dont j'ai parlé, dans le temps où je fus nommé accusateur public du Département de Paris, firent éclater hautement leur dépit et leur fureur; l'un d'eux abandonna même brusquement la place de président du Tribunal criminel; aujourd'hui ils me font un crime d'avoir abdiqué ces mêmes fonctions qu'ils s'indignaient de voir entre mes mains! C'est une chose digne d'attention de voir ce concert de tous les calomniateurs à gages de l'aristocratie et de la cour, pour chercher dans une démarche de cette nature des motifs lâches ou criminels! Ce qui n'est pas moins remarquable, c'est de voir MM. Brissot et Guadet en faire un des principaux chefs de l'accusation qu'ils ont dirigée contre moi. Ainsi, quand on reproche aux autres de briguer les places avec bassesse, on ne peut m'imputer que mon empressement à les fuir ou à les quitter. Au reste, je dois sur ce point à mes concitoyens une explication; et je remercie mes adversaires de m'avoir eux-mêmes présenté cette occasion de la donner publiquement. Ils feignent d'ignorer les motifs de ma démission; mais le grand bruit qu'ils en ont fait me prouverait qu'ils les connaissent trop bien; quand je ne les aurais pas d'avance annoncés très clairement à cette Société et au public, il y a trois mois, le jour même de l'installation du Tribunal criminel; je vais les rappeler. Après avoir donné une idée exacte des fonctions qui m'étaient confiées; après avoir observé que les crimes de lèse-nation n'étaient pas de la compétence de l'accusateur public; qu'il ne lui était pas permis de dénoncer directement les délits ordinaires, et que son ministère se bornait à donner son avis sur les affaires envoyées au Tribunal criminel en vertu des décisions du juré d'accusation; qu'il renfermait encore la surveillance sur les officiers de police, le droit de dénoncer directement leurs prévarications au Tribunal criminel, je suis convenu que, renfermée dans ces limites, cette place était peut-être la plus intéressante de la magistrature nouvelle. Mais j'ai déclaré que, dans la crise orageuse qui doit décider de la liberté de la France et de l'univers, je connaissais un devoir encore plus sacré que d'accuser le crime ou de défendre l'innocence et la liberté individuelle, avec un titre public, dans des causes particulières, devant un Tribunal judiciaire; ce devoir est celui de plaider la cause de l'humanité et de la liberté, comme homme et comme citoyen, au tribunal de l'univers et de la postérité; j'ai déclaré que je ferais tout ce qui serait en moi pour remplir à la fois ces deux lâches: mais que, si je m'apercevais qu'elles étaient au-dessus de mes forces, je préférerais la plus utile et la plus périlleuse; que nulle puissance ne pouvait me détacher de cette grande cause des nations que j'avais défendue, que les devoirs de chaque homme étaient écrits dans son coeur et dans son caractère, et que, s'il le fallait, je saurais sacrifier ma place à mes principes et mon intérêt particulier à l'intérêt général. J'ai conservé cette place jusqu'au moment où je me suis assuré qu'elle ne me permettait pas de donner aucun moment au soin général de la chose publique; alors je me suis déterminé à l'abdiquer. Je l'ai abdiquée, comme on jette son bouclier pour combattre plus facilement les ennemis du bien public; je l'ai abandonnée, je l'ai désertée, comme on déserte ses retranchements, pour monter à la brèche. J'aurais pu me livrer sans danger au soin paisible de poursuivre les auteurs des délits privés, et me faire pardonner peut-être par les ennemis de la Révolution une inflexibilité de principes qui subjuguait leur estime. J'aime mieux conserver la liberté de déjouer les complots tramés contre le salut public; et je dévoue ma tête aux fureurs des Syllas et des Clodius. J'ai usé du droit qui appartient à tout citoyen, et dont l'exercice est laissé à sa conscience. Je n'ai vu là qu'un acte de dévouement, qu'un nouvel hommage rendu par un magistrat aux principes de l'égalité et à la dignité du citoyen; si c'est un crime, je fais des voeux pour que l'opinion publique n'en ait jamais de plus dangereux à punir.

Ainsi donc, les actions les plus honnêtes ne sont que de nouveaux aliments de calomnie! Cependant, par quelle étrange contradiction feignez-vous de me croire nécessaire à une place importante, lorsque vous me refusez toutes les qualités d'un bon citoyen? Que dis-je? Vous me faites un crime d'avoir abandonné des fonctions publiques; et vous prétendez que, pour me soustraire à ce que vous appelez l'idolâtrie du peuple, je devrais me condamner moi-même à l'ostracisme! Qu'est-ce donc que cette idolâtrie prétendue, si ce n'est pas une nouvelle injure que vous faites au peuple? N'est-ce pas être aussi trop méfiant et trop soupçonneux à la fois, de paraître tant redouter un simple citoyen qui a toujours servi la cause de l'égalité avec désintéressement, et de craindre si peu les chefs de factions entourés de la force publique, qui lui ont déjà porté tant de coups mortels?

Mais quelle est donc cette espèce d'ostracisme dont vous parlez? Est-ce la renonciation à toute espèce d'emplois publics, même pour l'avenir? Si elle est nécessaire pour vous rassurer contre moi, parlez, je m'engage à en déposer dans vos mains l'acte authentique et solennel. Est-ce la défense d'élever désormais la voix pour défendre les principes de la Constitution et les droits du peuple? De quel front oseriez-vous me la proposer? Est-ce un exil volontaire, comme M. Guadet l'a annoncé en propres termes? Ah! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Pour moi, où voulez-vous que je me retire? Quel est le peuple où je trouverai la liberté établie? Et quel despote voudra me donner un asile? Ah! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante; mais menacée, mais déchirée, mais opprimée, on ne la fuit pas, on la sauve, ou on meurt pour elle. Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la liberté et qui me fit naître sous la domination des tyrans, le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au règne des factions et des crimes, m'appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la liberté; j'accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée. Exigez-vous de moi un autre sacrifice? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore; je l'offre à ma patrie, c'est celui de ma réputation. Je vous la livre, réunissez-vous tous pour la déchirer, joignez-vous à la foule innombrable de tous les ennemis de la liberté, unissez, multipliez vos libelles périodiques, je ne voulais de réputation que pour le bien de mon pays: si, pour la conserver, il faut trahir, par un coupable silence, la cause de la vérité et du peuple, je vous l'abandonne; je l'abandonne à tous les esprits faibles et versatiles que l'imposture peut égarer, à tous les méchants qui la répandent. J'aurai l'orgueil encore de préférer à leurs frivoles applaudissements le suffrage de ma conscience et l'estime de tous les hommes vertueux et éclairés; appuyé sur elle et sur la vérité, j'attendrai le secours tardif du temps, qui doit venger l'humanité trahie et les peuples opprimés.

Voilà mon apologie; c'est vous dire assez, sans doute, que je n'en avais pas besoin. Maintenant il me serait facile de vous prouver que je pourrais faire la guerre offensive avec autant d'avantages que la guerre défensive. Je ne veux que vous donner une preuve de modération. Je vous offre la paix, aux seules conditions que les amis de la patrie puissent accepter. A ces conditions, je vous pardonne volontiers toutes vos calomnies; j'oublierai même cette affectation cruelle avec laquelle vous ne cessez de défigurer ce que j'ai dit pour m'accuser d'avoir fait contre l'Assemblée nationale les réflexions qui s'adressaient à vous, cette artificieuse politique avec laquelle vous vous êtes toujours efforcés de vous identifier avec elle, d'inspirer de sinistres préventions contre moi à ceux de ses membres pour qui j'ai toujours marqué le plus d'égards et d'estime. Ces conditions, les voici.

Je ne transige point sur les principes de la justice et sur les droits de l'humanité. Vous me parlerez tant que vous voudrez du Comité autrichien; vous ajouterez même que je suis son agent involontaire, suivant l'expression familière de quelques-uns de vos papiers. Moi qui ne suis point initié dans les secrets de la cour, et qui ne puis l'être, moi qui ignore jusqu'où s'étendent l'influence et les relations de ce Comité, je ne connais qu'une seule règle de conduite, c'est la Déclaration des Droits de l'homme et les principes de notre Constitution. Partout où je vois un système qui les viole constamment; partout où j'aperçois l'ambition, l'intrigue, la ruse et le machiavélisme, je reconnais une faction; et toute faction tend de sa nature à immoler l'intérêt général à l'intérêt particulier. Que l'on s'appelle Condé, Cazalès, Lafayette, Duport, Lameth ou autrement, peu m'importe: je crois que sur les ruines de toutes les factions doivent s'élever la prospérité publique et la souveraineté nationale; et dans ce labyrinthe d'intrigues, de perfidies et de conspirations, je cherche la route qui conduit à ce but; voilà ma politique, voilà le seul fil qui puisse guider les pas des amis de la raison et de la liberté. Or, quels que soient le nombre et les nuances des différents partis, je les vois tous ligués contre l'égalité et contre la Constitution; ce n'est qu'après les avoir anéanties qu'ils se disputeront la puissance publique et la substance du peuple. De tous ces partis, le plus dangereux, à mon avis, est celui qui a pour chef le héros qui, après avoir assisté à la révolution du nouveau monde, ne s'est appliqué jusqu'ici qu'à arrêter les progrès de la liberté dans l'ancien, en opprimant ses concitoyens. Voilà, à mon avis, le plus grand des dangers qui menacent la liberté. Unissez-vous à nous pour le prévenir. Dévoilez, comme députés et comme écrivains, et cette faction et ce chef! Vous, Brissot, vous êtes convenu avec moi, et vous ne pouvez le nier, que Lafayette était le plus dangereux ennemi de notre liberté; qu'il était le bourreau et l'assassin du peuple; je vous ai entendu dire, en présence de témoins, que la journée du Champ-de-Mars avait fait rétrograder la Révolution de vingt années. Cet homme est-il moins redoutable parce qu'il est à la tête d'une armée? Non.

Hâtez-vous donc, vous et vos amis, d'éclairer la partie de la nation qu'il a abusée; déployez le caractère d'un véritable représentant; n'épargnez pas Narbonne plus que Lessart. Faites mouvoir horizontalement le glaive des lois pour frapper toutes les têtes des grands conspirateurs; si vous désirez de nouvelles preuves de leurs crimes, venez plus souvent dans nos séances, je m'engage à vous les fournir. Défendez la liberté individuelle, attaquée sans cesse par cette faction; protégez les citoyens les plus éprouvés contre ses attentats journaliers; ne les calomniez pas; ne les persécutez pas vous-même; le costume des prêtres a été supprimé; effacez toutes ces distinctions impolitiques et funestes par lesquelles Lafayette a voulu élever une barrière entre les gardes nationales et la généralité des citoyens; faites réformer cet état-major ouvertement voué à Lafayette, et auquel on impute tous les désordres, toutes les violences qui oppriment le patriotisme. Il est temps de montrer un caractère décidé de civisme et d'énergie véritable; il est temps de prendre les mesures nécessaires pour rendre la guerre utile à la liberté; déjà les troubles du Midi et de divers départements se réveillent; déjà on nous écrit de Metz que depuis cette époque tout s'incline dans cette ville devant le général; déjà le sang a coulé dans le département du Bas-Rhin. A Strasbourg, on vient d'emprisonner les meilleurs citoyens; Diétrich, l'ami de Lafayette, est dénoncé comme l'auteur de ces vexations; il faut que je vous le dise: vous êtes accusé de protéger ce Diétrich et sa faction; non par moi, mais par la Société des Amis de la Constitution de Strasbourg. Effacez tous ces soupçons, venez discuter avec nous les grands objets qui intéressent le salut de la patrie; prenez toutes les mesures que la prudence exige pour éteindre la guerre civile et terminer heureusement la guerre étrangère; c'est à la manière dont vous accueillerez cette proposition que les patriotes vous jugeront; mais, si vous la rejetez, rappelez-vous que nulle considération, que nulle puissance ne peut empêcher les amis de la patrie de remplir leurs devoirs.






Réponse de Maximilien Robespierre à l'accusation de J.-B. Louvet [imprimé par ordre de la Convention nationale] (5 novembre 1792)



Citoyens, délégués du peuple,


Une accusation, sinon très redoutable, au moins très grave et très solennelle, a été intentée contre moi, devant la Convention nationale; j'y répondrai, parce que je ne dois pas consulter ce qui me convient le mieux à moi-même, mais ce que tout mandataire du peuple doit à l'intérêt public. J'y répondrai, parce qu'il faut qu'en un moment disparaisse le monstrueux ouvrage de la calomnie, si laborieusement élevé pendant plusieurs années, peut-être; parce qu'il faut bannir du sanctuaire des lois la haine et la vengeance, pour y rappeler les principes de la concorde. Citoyens, vous avez entendu l'immense plaidoyer de mon adversaire; vous l'avez même rendu public par la voie de l'impression; vous trouverez sans doute équitable d'accorder à la défense la même attention que vous avez donnée à l'accusation.

De quoi suis-je accusé? D'avoir conspiré pour parvenir à la dictature, ou au triumvirat, ou au tribunat. L'opinion de mes adversaires ne paraît pas bien fixée sur ces points. Traduisons toutes ces idées romaines un peu disparates par le mot de pouvoir suprême, que mon accusateur a employé ailleurs.

Or, on conviendra d'abord que si un pareil projet était criminel, il était encore plus hardi; car, pour l'exécuter, il fallait non seulement renverser le trône, mais anéantir la législature, et surtout empêcher encore qu'elle ne fût remplacée par une Convention nationale; mais alors comment se fait-il que j'aie le premier, dans mes discours publics et dans mes écrits, appelé la Convention nationale, comme le seul remède des maux de la patrie? Il est vrai que cette proposition même fut dénoncée comme incendiaire, par mes adversaires actuels; mais bientôt la révolution du 10 fit plus que la légitimer, elle la réalisa. Dirai-je que, pour arriver à la dictature, il ne suffisait pas de maîtriser Paris; qu'il fallait asservir les 82 autres départements? Où étaient mes trésors, où étaient mes armées? Où étaient les grandes places dont j'étais pourvu? Toute la puissance résidait précisément dans les mains de mes adversaires. La moindre conséquence que je puisse tirer de tout ce que je viens de dire, c'est qu'avant que l'accusation pût acquérir un caractère de vraisemblance, il faudrait au moins qu'il fût préalablement démontré que j'étais complètement fou: encore ne vois-je pas ce que mes adversaires pourraient gagner à cette supposition; car alors il resterait à expliquer comment des hommes sensés auraient pu se donner la peine de composer tant de beaux discours, tant de belles affiches, de déployer tant de moyens, pour me présenter à la Convention nationale et à la France entière comme le plus redoutable de tous les conspirateurs.

Mais venons aux preuves positives. L'un des reproches les plus terribles que l'on m'ait faits, je ne le dissimule point, c'est le nom de Marat. Je vais donc commencer par vous dire quels ont été mes rapports avec lui. Je pourrai même faire ma profession de foi sur son compte, mais sans en dire ni plus de bien, ni plus de mal que j'en pense. Car je ne sais point trahir ma pensée, pour caresser l'opinion générale.

Au mois de janvier 1792, Marat vint me trouver; jusque-là, je n'avais eu avec lui aucune espèce de relations directes, ni indirectes. La conversation roula sur les affaires publiques, dont il me parla avec désespoir; je lui dis, moi, tout ce que les patriotes, même les plus ardents, pensaient de lui; à savoir qu'il avait mis lui-même un obstacle au bien que pouvaient produire les vérités utiles développées dans ses écrits, en s'obstinant à revenir éternellement sur certaines propositions absurdes et violentes, qui révoltaient les amis de la liberté autant que les partisans de l'aristocratie. Il défendit son opinion; je persistai dans la mienne, et je dois avouer qu'il trouva mes vues politiques tellement étroites, que, quelque temps après, lorsqu'il eut repris son journal, alors abandonné par lui depuis quelque temps, en rendant compte lui-même de la conversation dont je viens de parler, il écrivit en toutes lettres qu'il m'avait quitté parfaitement convaincu que je n'avais ni les vues ni l'audace d'un homme d'Etat; et, si les critiques de Marat pouvaient être des titres de faveur, je pourrais remettre encore sous vos yeux quelques-unes de ses feuilles publiées six semaines avant la dernière révolution, où il m'accusait de feuillantisme, parce que, dans un ouvrage périodique, je ne disais pas hautement qu'il fallait renverser la Constitution.

Depuis cette première et unique visite de Marat, je l'ai retrouvé à l'assemblée électorale; ici je retrouve aussi M. Louvet, qui m'accuse d'avoir désigné Marat pour député, d'avoir mal parlé de Priestley, enfin d'avoir dominé le corps électoral par l'intrigue et par l'effroi. Aux déclamations les plus absurdes et les plus atroces, comme aux suppositions les plus romanesques et les plus hautement démenties par la notoriété publique, je ne réponds que par les faits: les voici.

L'assemblée électorale avait arrêté unanimement que tous les choix qu'elle ferait seraient soumis à la ratification des assemblées primaires, et ils furent, en effet, examinés et ratifiés par les sections. A cette grande mesure, elle en avait ajouté une autre, non moins propre à tuer l'intrigue, non moins digne des principes d'un peuple libre, celle de statuer que les élections seraient faites à haute voix et précédées de la discussion publique des candidats. Chacun usa librement du droit de les proposer. Je n'en présentai aucun. Seulement, à l'exemple de quelques-uns de mes collègues, je crus faire une chose utile en proposant des observations générales sur les règles qui pouvaient guider les corps électoraux dans l'exercice de leurs fonctions. Je ne dis point de mal de Priestley; je ne pouvais en dire d'un homme qui ne m'était connu que par sa réputation de savant et par une disgrâce qui le rendait intéressant aux yeux des amis de la révolution française. Je ne désignai pas Marat plus particulièrement que les écrivains courageux qui avaient combattu ou souffert pour la cause de la révolution; tels que l'auteur des Crimes des rois, et quelques autres qui fixèrent les suffrages de l'assemblée. Voulez-vous savoir la véritable cause qui les a réunis en faveur de Marat en particulier? C'est que, dans celte crise, où la chaleur du patriotisme était montée au plus haut degré, et où Paris était menacé par l'armée des tyrans qui s'avançait, on était moins frappé de certaines idées exagérées ou extravagantes qu'on lui reprochait que des attentats de tous les perfides ennemis qu'il avait dénoncés et de la présence des maux qu'il avait prédits. Personne ne songeait alors que bientôt son nom seul servirait de prétexte pour calomnier et la députation de Paris et l'assemblée électorale et les assemblées primaires elles-mêmes. Pour moi, je laisserai à ceux qui me connaissent le soin d'apprécier ce beau projet formé par certaines gens, de m'identifier, à quelque prix que ce soit, avec un homme qui n'est pas moi. Et n'avais-je donc pas assez de torts personnels, et mon amour, mes combats pour la liberté, ne m'avaient-ils pas suscité assez d'ennemis depuis le commencement de la révolution, sans qu'il soit besoin de m'imputer encore un excès que j'ai évité, et des opinions que j'ai moi-même condamnées le premier?

M. Louvet a fait découler les autres preuves dont il appuie son système, de deux autres sources principales: de ma conduite dans la Société des Jacobins, et de ma conduite dans le conseil général de la commune.

Aux Jacobins, j'exerçais, si on l'en croit, un despotisme d'opinion, qui ne pouvait être regardé que comme l'avant-coureur de la dictature. D'abord, je ne sais pas ce que c'est que le despotisme de l'opinion, surtout dans une société d'hommes libres, composée, comme vous le dites vous-mêmes, de 1.500 citoyens, réputés les plus ardents patriotes, à moins que ce ne soit l'empire naturel des principes. Or, cet empire n'est point personnel à tel homme qui les énonce; il appartient à la raison universelle et à tous les hommes qui veulent écouter sa voix. Il appartenait à mes collègues de l'Assemblée constituante, aux patriotes de l'Assemblée législative, à tous les citoyens qui défendirent invariablement la cause de la liberté.

L'expérience a prouvé, en dépit de Louis XVI et de ses alliés, que l'opinion des Jacobins et des sociétés populaires était celle de la nation française; aucun citoyen ne l'a créée, ni dominée; et je n'ai fait que la partager. A quelle époque rapportez-vous les torts que vous me reprochez? Est-ce aux temps postérieurs à la journée du 10? Depuis cette époque, jusqu'au moment où je parle, je n'ai pas assisté plus de six fois peut-être à la Société. C'est depuis le mois de janvier, dites-vous, qu'elle a été entièrement dominée par une faction très peu nombreuse, mais chargée de crimes et d'immoralités dont j'étais le chef, tandis que tous les hommes sages et vertueux, tels que vous, gémissaient dans le silence et dans l'oppression, de manière, ajoutez-vous, avec le ton de la pitié, que cette société, célèbre par tant de services rendus à la patrie, est maintenant tout à fait méconnaissable.

Mais si, depuis le mois de janvier, les Jacobins n'ont pas perdu la confiance et l'estime de la nation, et n'ont pas cessé de servir la liberté; si c'est depuis cette époque qu'ils ont déployé un plus grand courage contre la cour et Lafayette; si c'est depuis cette époque que l'Autriche et la Prusse leur ont déclaré la guerre; si c'est depuis cette époque qu'ils ont recueilli dans leur sein les fédérés rassemblés pour combattre la tyrannie, et préparé avec eux la sainte insurrection du mois d'août 1792, que faut-il conclure de ce que vous venez de dire, sinon que c'est cette poignée de scélérats dont vous parlez qui ont abattu le despotisme, et que vous et les vôtres étiez trop sages et trop amis du bon ordre pour tremper dans de telles conspirations; et s'il était vrai que j'eusse, en effet, obtenu aux Jacobins cette influence que vous me supposez gratuitement, et que je suis loin d'avouer, que pourriez-vous en induire contre moi?

Vous avez adopté une méthode bien sûre et bien commode pour assurer votre domination, c'est de prodiguer les noms de scélérats et de monstres à vos adversaires, et de donner vos partisans pour les modèles du patriotisme; c'est de nous accabler à chaque instant du poids de nos vices et de celui de vos vertus; cependant à quoi se réduisent, au fond, tous vos griefs? La majorité des Jacobins rejetait vos opinions; elle avait tort sans doute. Le public ne vous était pas plus favorable; qu'en pouvez-vous conclure en votre faveur? Direz-vous que je lui prodiguais les trésors que je n'avais pas, pour faire triompher des principes gravés dans tous les coeurs? Je ne vous rappellerai pas qu'alors le seul objet de dissentiment qui nous divisait, c'était que vous défendiez indistinctement tous les actes des nouveaux ministres, et nous les principes; que vous paraissiez préférer le pouvoir, et nous l'égalité. Je me contenterai de vous observer qu'il résulte de vos plaintes mêmes que nous étions divisés d'opinion dès ce temps-là. Or, de quel droit voulez-vous faire servir la Convention nationale elle-même à venger les disgrâces de votre amour-propre ou de votre système? Je ne chercherai point à vous rappeler aux sentiments des âmes républicaines, mais soyez au moins aussi généreux qu'un roi: imitez Louis XII, et que le législateur oublie les injures de M. Louvet. Mais non, ce n'est point l'intérêt personnel qui vous guide, c'est l'intérêt de la liberté; c'est l'intérêt des moeurs qui vous arme contre cette Société qui n'est plus qu'un repaire de factieux et de brigands qui retiennent au milieu d'eux un petit nombre d'honnêtes gens trompés. Cette question est trop importante pour être traitée incidemment. J'attendrai le moment où votre zèle vous portera à demander à la Convention nationale un décret qui proscrive les Jacobins: nous verrons alors si vous serez plus persuasifs ou plus heureux que Lafayette. Avant de terminer cet article, dites-nous seulement ce que vous entendez par ces deux portions du peuple que vous distinguez dans tous vos discours, dans tous vos rapports, dont l'une est flagornée, adulée, égarée par nous, dont l'autre est paisible, mais intimidée; dont l'une vous chérit et l'autre semble incliner à nos principes? Votre intention serait-elle de désigner ici, et ceux que Lafayette appelait les honnêtes gens, et ceux qu'il nommait les sans-culottes et la canaille?

Il reste maintenant le plus fécond et le plus intéressant des trois chapitres qui composent votre plaidoyer diffamatoire, celui qui concerne ma conduite au conseil général de la commune.

On me demande d'abord pourquoi, après avoir abdiqué la place d'accusateur public, j'ai accepté le titre d'officier municipal?

Je réponds que j'ai abdiqué, au mois de janvier 1791, la place lucrative et nullement périlleuse, quoi qu'on dise, d'accusateur public, et que j'ai accepté les fonctions de membre du conseil de la commune, le 10 août 1792. On m'a fait un crime de la manière même dont je suis entré dans la salle où siégeait la nouvelle municipalité. Notre dénonciateur m'a reproché très sérieusement d'avoir dirigé mes pas vers le bureau. Dans ces conjectures, où d'autres soins nous occupaient, j'étais loin de prévoir que je serais obligé d'informer un jour la Convention nationale que je n'avais été au bureau que pour faire vérifier mes pouvoirs. M. Louvet n'en a pas moins conclu de tous ces faits, à ce qu'il assure, que ce conseil général, ou du moins plusieurs de ses membres, étaient réservés à de hautes destinées. Pouviez-vous en douter? N'était-ce pas une assez haute destinée que celle de se dévouer pour la patrie? Pour moi, je m'honore d'avoir ici à défendre et la cause de la commune et la mienne. Mais, non... je n'ai qu'à me réjouir de ce qu'un grand nombre de citoyens ont mieux servi la chose publique que moi. Je ne veux point prétendre à une gloire qui ne m'appartient pas. Je ne fus nommé que dans la journée du 10: mais ceux qui, plus tôt choisis, étaient déjà réunis à la maison commune dans la nuit redoutable, au moment où la conspiration de la cour était prés d'éclater, ceux-là sont véritablement les héros de la liberté; ce sont ceux-là qui, servant de point de ralliement aux patriotes, armant les citoyens, dirigeant les mouvements d'une insurrection tumultueuse d'où dépendait le salut public, déconcertèrent la trahison en faisant arrêter le commandant de la garde nationale vendu à la cour, après l'avoir convaincu, par un écrit de sa main, d'avoir donné aux commandants de bataillons des ordres de laisser passer le peuple insurgent, pour le foudroyer ensuite par derrière... Citoyens représentants, si la plupart de vous ignoraient ces faits, qui se sont passés loin de vos yeux, il vous importe de les connaître, ne fût-ce que pour ne pas souiller les mandataires du peuple français par une ingratitude fatale à la cause de la liberté; vous devez les entendre avec intérêt, du moins pour qu'il ne soit pas dit qu'ici les dénonciations seules ont droit d'être accueillies. Est-ce donc si difficile de comprendre que, dans de telles circonstances, celte municipalité tant calomniée dut renfermer les plus généreux citoyens? Là étaient ces hommes que la bassesse monarchique dédaigne, parce qu'ils n'ont que des âmes fortes et sublimes; là nous avons vu, et chez les citoyens, et chez les magistrats nouveaux, des traits d'héroïsme, que l'incivisme et l'imposture s'efforceront en vain de ravir à l'histoire.

Les intrigues disparaissent avec les passions qui les ont enfantées. Les grandes actions et les grands caractères restent seuls. Nous ignorons les noms des vils factieux qui assaillaient de pierres Caton dans la tribune du peuple romain, et les regards de la postérité ne se reposent que sur l'image sacrée de ce grand homme.

Voulez-vous juger le conseil général révolutionnaire de la commune de Paris? Placez-vous au sein de cette immortelle révolution qui l'a créé, et dont vous êtes vous-mêmes l'ouvrage.

On vous entretient sans cesse, depuis votre réunion, d'intrigants qui s'étaient introduits dans ce corps. Je sais qu'il en existait, en effet, quelques-uns; et qui, plus que moi, a le droit de s'en plaindre? Ils sont au nombre de mes ennemis; et d'ailleurs quel corps si pur et si peu nombreux fut absolument exempt de ce fléau?

On vous dénonce éternellement quelques actes répréhensibles imputés à des individus. J'ignore ces faits; je ne les nie, ni ne les crois; car j'ai entendu trop de calomnies pour croire aux dénonciations qui partent de la même source et qui toutes portent l'empreinte de l'affectation ou de la fureur.

Je ne vous observerai pas même que l'homme de ce conseil général, qu'on est le plus jaloux de compromettre, échappe nécessairement à ces traits; je ne m'abaisserai pas jusqu'à observer que je n'ai jamais été chargé d'aucune espèce de commission, ni ne me suis mêlé en aucune manière d'aucune opération particulière, que je n'ai jamais présidé un seul instant la commune, que jamais je n'ai eu la moindre relation avec le Comité de surveillance tant calomnié; car, tout compensé, je consentirais volontiers à me charger de tout le bien et de tout le mal attribué à ce corps, que l'on a si souvent attaqué dans la vue de m'inculper personnellement.

On lui reproche des arrestations qu'on appelle arbitraires, quoique aucune n'ait été faite sans un interrogatoire.

Quand le consul de Rome eut étouffé la conspiration de Catilina, Clodius l'accusa d'avoir violé les lois. Quand le consul rendit compte au peuple de son administration, il jura qu'il avait sauvé la patrie, et le peuple applaudit. J'ai vu à cette barre tels citoyens qui ne sont pas des Clodius, mais qui, quelque temps avant la révolution du 10 août, avaient eu la prudence de se réfugier à Rouen, dénoncer emphatiquement la conduite du conseil de la commune de Paris. Des arrestations illégales? Est-ce donc le code criminel à la main qu'il faut apprécier les précautions salutaires qu'exige le salut public, dans les temps de crise amenés par l'impuissance même des lois? Que ne nous reprochez-vous aussi d'avoir brisé illégalement les plumes mercenaires, dont le métier était de propager l'imposture et de blasphémer contre la liberté? Que n'instituez-vous une commission pour recueillir les plaintes des écrivains aristocratiques et royalistes? Que ne nous reprochez-vous d'avoir consigné tous les conspirateurs aux portes de cette grande cité? Que ne nous reprochez-vous d'avoir désarmé les citoyens suspects? d'avoir écarté de nos assemblées, où nous délibérions sur le salut public, les ennemis reconnus de la Révolution? Que ne faites-vous le procès à la fois, et à la municipalité, et à l'assemblée électorale, et aux sections de Paris, et aux assemblées primaires même des cantons, et à tous ceux qui nous ont imités? Car toutes ces choses-là étaient illégales, aussi illégales que la révolution, que la chute du trône et de la Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même?

Mais que dis-je? Ce que je présentais comme une hypothèse absurde n'est qu'une réalité très certaine. On nous a accusés, en effet, de tout cela, et de bien d'autres choses encore. Ne nous a-t-on pas accusés d'avoir envoyé, de concert avec le conseil exécutif, des commissaires dans plusieurs départements, pour propager nos principes, et les déterminer à s'unir aux Parisiens contre l'ennemi commun?

Quelle idée s'est-on donc formée de la dernière révolution? La chute du trône paraissait-elle si facile avant le succès? Ne s'agissait-il que de faire un coup de main aux Tuileries? Ne fallait-il pas anéantir dans toute la France le parti des tyrans, et par conséquent communiquer à tous les départements la commotion salutaire qui venait d'électriser Paris? Et comment ce soin pouvait-il ne pas regarder ces mêmes magistrats qui avaient appelé le peuple à l'insurrection? Il s'agissait du salut public; il y allait de leurs tètes, et on leur a fait un crime d'avoir envoyé des commissaires aux autres communes, pour les engager à avouer, à consolider leur ouvrage! Que dis-je? La calomnie a poursuivi ces commissaires eux-mêmes! Quelques-uns ont été jetés dans les fers. Le feuillantisme et l'ignorance ont calculé le degré de chaleur de leur style; ils ont mesuré toutes leurs démarches avec le compas constitutionnel, pour trouver le prétexte de travestir les missionnaires de la révolution en incendiaires, en ennemis de l'ordre public. A peine les circonstances qui avaient enchaîné les ennemis du peuple ont-elles cessé, les mêmes corps administratifs, tous les hommes qui conspiraient contre lui, sont venus les calomnier devant la Convention nationale elle-même. Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution? Quel est cet esprit de persécution qui est venu reviser, pour ainsi dire, celle qui a brisé nos fers? Mais comment peut-on soumettre à un jugement certain les effets que peuvent entraîner ces grandes commotions? Qui peut, après coup, marquer le point précis où devaient se briser les flots de l'insurrection populaire? A ce prix, quel peuple pourrait jamais secouer le joug du despotisme? Car s'il est vrai qu'une grande nation ne peut se lever par un mouvement simultané, et que la tyrannie ne peut être frappée que par la portion des citoyens qui est plus près d'elle, comment ceux-ci oseront-ils l'attaquer, si, après la victoire, les délégués, venant des parties éloignées de l'Etat, peuvent les rendre responsables de la durée ou de la violence de la tourmente politique qui a sauvé la patrie? Ils doivent être regardés comme fondés de procuration tacite pour la société tout entière. Les Français amis de la liberté, réunis à Paris au mois d'août dernier, ont agi à ce titre au nom de tous les départements; il faut les approuver ou les désavouer tout à fait. Leur faire un crime de quelques désordres apparents ou réels, inséparables d'une grande secousse, ce serait les punir de leur dévouement. Ils auraient droit de dire à leurs juges: Si vous désavouez les moyens que nous avons employés pour vaincre, laissez-nous les fruits de la victoire; reprenez votre constitution et toutes vos lois anciennes, mais restituez-nous le prix de nos sacrifices et de nos combats; rendez-nous nos concitoyens, nos frères, nos enfants qui sont morts pour la cause commune. Citoyens, le peuple qui vous a envoyés a tout ratifié. Votre présence ici en est la preuve; il ne vous a pas chargés de porter l'oeil sévère de l'inquisition sur les faits qui tiennent à l'insurrection, mais de cimenter par les lois justes la liberté qu'elle lui a rendue. L'univers, la postérité ne verra dans ces événements que leur cause sacrée et leur sublime résultat; vous devez les voir comme elle. Vous devez les juger, non en juges de paix, mais en hommes d'Etat et en législateurs du monde. Et ne pensez pas que j'aie invoqué ces principes éternels parce que nous avons besoin de couvrir d'un voile quelques actions répréhensibles. Non, nous n'avons point failli, j'en jure par le trône renversé, et par la république qui s'élève.

On vous a parlé bien souvent des événements du 2 septembre; c'est le sujet auquel j'étais le plus impatient d'arriver, et je le traiterai d'une manière absolument désintéressée.

J'ai observé qu'arrivé à cette partie de son discours, M. Louvet lui-même a généralisé d'une manière très vague l'accusation dirigée auparavant contre moi personnellement; il n'en est pas moins certain que la calomnie a travaillé dans l'ombre. Ceux qui ont dit que j'avais eu la moindre part aux événements dont je parle sont des hommes ou excessivement crédules, ou excessivement pervers. Quant à l'homme qui, comptant sur le succès de la diffamation dont il avait d'avance arrangé tout le plan, a cru pouvoir alors imprimer impunément que je les avais dirigés, je me contenterai de l'abandonner au remords, si le remords ne supposait une âme. Je dirai, pour ceux que l'imposture a pu égarer, qu'avant l'époque où ces événements sont arrivés, j'avais cessé de fréquenter le conseil général de la commune; l'assemblée électorale dont j'étais membre avait commencé ses séances; que je n'ai appris ce qui se passait dans les prisons que par le bruit public, et plus tard que la plus grande partie des citoyens, car j'étais habituellement chez moi ou dans les lieux où mes fonctions publiques m'appelaient. Quant au conseil général de la commune, il est certain, aux yeux de tout homme impartial, que, loin de provoquer les événements du 2 septembre, il a fait ce qui était en son pouvoir pour les empêcher. Si vous demandez pourquoi il ne les a point empêchés, je vais vous le dire. Pour se former une idée juste de ces faits, il faut chercher la vérité, non dans les écrits ou dans les discours calomnieux qui les ont dénaturés, mais dans l'histoire de la dernière révolution.

Si vous avez pensé que le mouvement imprimé aux esprits par l'insurrection du mois d'août était entièrement expiré au commencement de septembre, vous vous êtes trompés; et ceux qui ont cherché à vous persuader qu'il n'y avait aucune analogie entre l'une et l'autre de ces deux époques ont feint de ne connaître ni les faits, ni le coeur humain.

La journée du 10 août avait été signalée par un grand combat, dont beaucoup de patriotes et beaucoup de soldats suisses avaient été les victimes. Les plus grands conspirateurs furent dérobés à la colère du peuple victorieux, qui avait consenti à les remettre entre les mains d'un nouveau tribunal. Mais le peuple était déterminé à exiger leur punition. Cependant, après avoir condamné trois ou quatre coupables subalternes, le tribunal criminel se reposa. Montmorin avait été absous; Depoix, et plusieurs conspirateurs de cette importance, avaient été frauduleusement remis en liberté; de grandes prévarications, en ce genre, avaient transpiré; et de nouvelles preuves de la conspiration de la cour se développaient chaque jour; presque tous les patriotes qui avaient été blessés au château des Tuileries mouraient dans les bras de leurs frères parisiens; on déposa sur le bureau de la commune des balles mâchées, extraites du corps de plusieurs Marseillais et plusieurs autres fédérés; l'indignation était dans tous les coeurs.

Cependant une cause nouvelle, et beaucoup plus importante, acheva de porter la fermentation à son comble. Un grand nombre de citoyens avaient pensé que la journée du 10 rompait les fils des conspirations royales; ils regardaient la guerre comme terminée, quand tout à coup la nouvelle se répand dans Paris que Longwy a été livré, que Verdun a été livré, et qu'à la tête d'une armée de 100.000 hommes, Brunswick s'avance vers Paris: aucune place forte ne nous séparait des ennemis. Notre armée divisée, presque détruite par les trahisons de Lafayette, manquait de tout. Il fallait songer à la fois à trouver des armes, des effets de campement, des vivres et des hommes. Le danger était grand, il paraissait plus grand encore. Danton se présente à l'Assemblée législative, lui peint vivement les périls et les ressources, la porte à prendre quelques mesures vigoureuses, et donne une grande impulsion à l'opinion publique; il se rend à la maison commune, et invite la municipalité à faire sonner le tocsin; le conseil général de la commune sent que la patrie ne peut être sauvée que par les prodiges que l'enthousiasme de la liberté peut seul enfanter, et qu'il faut que Paris tout entier s'ébranle pour courir au-devant des Prussiens; il fait sonner le tocsin, pour avertir tous les citoyens de courir aux armes; il leur en procure par tous les moyens qui sont en son pouvoir; le canon d'alarme tonnait on même temps; en un instant 40.000 hommes sont armés, équipés, rassemblés, et marchent vers Châlons... Au milieu de ce mouvement universel, l'approche des ennemis étrangers réveille le sentiment d'indignation et de vengeance qui couvait dans les coeurs contre tes traîtres qui les avaient appelés. Avant d'abandonner leurs foyers, leurs femmes et leurs enfants, les citoyens, les vainqueurs des Tuileries veulent la punition des conspirateurs, qui leur avait été souvent promise; on court aux prisons... Les magistrats pouvaient-ils arrêter le peuple? Car c'était un mouvement populaire, et non, comme on l'a ridiculement supposé, la sédition partielle de quelques scélérats payés pour assassiner leurs semblables; et s'il n'en eût pas été ainsi, comment le peuple ne l'aurait-il pas empêché? Comment la garde nationale, comment les fédérés n'auraient-ils fait aucun mouvement pour s'y opposer? Les fédérés eux-mêmes étaient là en grand nombre. On connaît les vaines réquisitions du commandant de la garde nationale; on connaît les vains efforts des commissaires de l'Assemblée législative qui furent envoyés aux prisons.

J'ai entendu quelques personnes me dire froidement que la municipalité devait proclamer la loi martiale. La loi martiale à l'approche de l'ennemi! La loi martiale, après la journée du 10! La loi martiale pour les complices du tyran détrôné contre le peuple! Que pouvaient les magistrats contre la volonté déterminée d'un peuple indigné, qui opposait à leurs discours, et le souvenir de sa victoire, et le dévouement avec lequel il allait se précipiter au devant des Prussiens, et qui reprochait aux lois mêmes la longue impunité des traîtres qui déchiraient le sein de leur patrie; ne pouvant les déterminer à se reposer sur les tribunaux du soin de leur punition, les officiers municipaux les engagèrent à suivre des formes nécessaires, dont le but était de ne pas confondre, avec les coupables qu'ils voulaient punir, les citoyens détenus pour des causes étrangères à la conspiration du 10 août; et ce sont les officiers municipaux qui ont exercé ce ministère, le seul service que les circonstances permettaient de rendre à l'humanité, qu'on vous a présentés comme des brigands sanguinaires.

Le zèle le plus ardent pour l'exécution des lois ne peut justifier ni l'exagération, ni la calomnie; or, je pourrais citer ici, contre les déclamations de M. Louvet, un témoignage non suspect: c'est celui du ministre de l'Intérieur, qui, en blâmant les exécutions populaires en général, n'a pas craint de parler de l'esprit de prudence et de justice que le peuple (c'est son expression) avait montré dans cette conduite illégale; que dis-je? je pourrais citer, on faveur du conseil général de la commune, M. Louvet lui-même, qui commençait l'une de ses affiches de La Sentinelle par ces mots: "Honneur au conseil général de la commune, il a fait sonner le tocsin, il a sauvé la patrie..." C'était alors le temps des élections.

On assure qu'un innocent a péri; on s'est plu à en exagérer le nombre: mais un seul c'est beaucoup trop sans doute; citoyens, pleurez cette méprise cruelle, nous l'avons pleurée dès longtemps; c'était un bon citoyen; c'était donc l'un de nos amis. Pleurez même les victimes coupables réservées à la vengeance des lois, qui ont tombé sous le glaive de la justice populaire; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines.

Gardons quelques larmes pour des calamités plus touchantes. Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie; pleurez nos citoyens expirants sous leurs toits embrasés, et les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères. N'avez-vous pas aussi des frères, des enfants, des épouses à venger? La famille des législateurs français, c'est la patrie; c'est le genre humain tout entier, moins les tyrans et leurs complices. Pleurez donc, pleurez l'humanité abattue sous leur joug odieux. Mais consolez-vous, si, imposant silence à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays, et préparer celui du monde. Consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre l'égalité et la justice exilées, et tarir, par des lois justes, la source des crimes et des malheurs de vos semblables.

La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m'est suspecte. Cessez d'agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans ses fers. En voyant ces peintures pathétiques des Lamballe, des Montmorin, de la consternation des mauvais citoyens, et ces déclamations furieuses contre des hommes connus sous des rapports tout à fait opposés, n'avez-vous pas cru lire un manifeste de Brunswick ou de Condé? Calomniateurs éternels, voulez-vous donc venger le despotisme? Voulez-vous flétrir le berceau de la république? Voulez-vous déshonorer aux yeux de l'Europe la révolution qui l'a enfantée, et fournir des armes à tous les ennemis de la liberté? Amour de l'humanité, vraiment admirable, qui tend à cimenter la misère et la servitude des peuples, et qui cache le désir barbare de se baigner dans le sang des patriotes!

A ces terribles tableaux, mon accusateur a lié le projet qu'il me supposait d'avilir le corps législatif, qui, disait-il, était continuellement tourmenté, méconnu, outragé par un insolent démagogue qui venait à sa barre lui ordonner des décrets.

Espèce de figure oratoire, par laquelle M. Louvet a travesti deux pétitions que je fus chargé de présenter à l'Assemblée législative, au nom du conseil général de la commune, relativement à la création du nouveau département de Paris. Avilir le corps législatif! Quelle chétive idée vous étiez-vous donc formée de sa dignité? Apprenez qu'une assemblée où réside la majesté du peuple français ne peut être avilie, même par ses propres oeuvres. Quand elle s'élève à la hauteur de sa mission sublime, comment concevez-vous qu'elle puisse être avilie par les discours insensés d'un insolent démagogue? Elle ne peut pas plus l'être que la divinité ne peut être dégradée par les blasphèmes de l'impie; pas plus que l'éclat de l'astre qui anime la nature ne peut être terni par les clameurs des hordes sauvages de l'Asie.

Si des membres d'une assemblée auguste, oubliant leur existence comme représentants d'un grand peuple, pour ne se souvenir que de leur mince existence comme individus, sacrifiaient les grands intérêts de l'humanité à leur méprisable orgueil ou à leur lâche ambition, ils ne parviendraient pas même, par cet excès de bassesse, à avilir la représentation nationale; ils ne réussiraient qu'à s'avilir eux-mêmes.

Mais, puisqu'il faut qu'au mois de novembre 1792, je rende compte à la Convention nationale de ce que j'ai dit le 12 ou 13 août, je vais le faire. Pour apprécier ce chef d'accusation, il faut connaître quel était le motif de la démarche de la commune auprès du corps législatif.

La révolution du 10 août avait nécessairement fait disparaître l'autorité du département, avec la puissance de la cour, dont il s'était déclaré l'éternel champion; et le conseil général de la commune en exerçait le pouvoir. Il était fermement convaincu, comme tous les citoyens, qu'il lui serait impossible de soutenir le poids de la révolution commencée, si on se hâtait de le paralyser par la résurrection du département, dont le nom seul était devenu odieux. Cependant, dès le lendemain du premier jour de la révolution, des membres de la commission des 21, qui dirigeaient les travaux de l'assemblée, avaient préparé un projet de décret, dont l'objet était d'annuler l'influence de la commune, en la renfermant dans les limites qu'exerçait le conseil général qui l'avait précédée. Le même jour, des affiches, où elle était diffamée de la manière la plus indécente, couvrirent les murs de Paris; et nous connaissons les auteurs de ces affiches; ils ont beaucoup de rapports avec les auteurs de l'accusation à laquelle je réponds. Ce premier objet ayant échoué, on imagina de créer un nouveau département, et le 12 ou le 13 on surprit à l'Assemblée un décret qui en déterminait l'organisation. Le soir, je fus chargé par la commune, avec plusieurs autres députés, de venir présenter à l'Assemblée législative des observations puisées dans le principe que j'ai indiqué. Elles furent appuyées par plusieurs membres, notamment par Lacroix, qui alla même jusqu'à censurer la commission des Vingt-et-Un, à qui il attribuait le décret; et, sur sa rédaction même, rassemblée décréta que les fonctions du nouveau corps administratif se borneraient aux matières d'impositions, et que. relativement aux mesures de salut public et de police, le conseil général ne correspondrait directement qu'avec le corps législatif. Deux jours après, une circonstance singulière nous ramena à la barre pour le même objet. La lettre de convocation, expédiée par le ministre Roland pour nommer les membres de l'administration provisoire du département, était motivée non sur le dernier décret qui en circonscrivait les fonctions, mais sur le premier décret, que l'Assemblée législative avait changé. Le conseil général crut devoir réclamer contre cette conduite, et il crut que le seul moyen de prévenir toutes ces divisions et tous les conflits d'autorité, si dangereux dans ces circonstances critiques, était que l'administration provisoire ne prît que le titre de commission administrative, qui déterminait clairement l'objet des fonctions qui lui étaient attribuées par le dernier décret. Tandis qu'on discutait cette question à la commune, les membres nommés pour remplacer le directoire viennent lui jurer fraternité, et lui déclarer qu'ils ne voulaient prendre d'autre titre que celui de commission administrative. Ce trait de civisme, digne des jours qui ont vu renaître la liberté, produisit une scène touchante. On arrête que les membres du directoire et des députés de la commune se rendront sur-le-champ à l'Assemblée législative pour lui en rendre compte et la prier de consacrer la mesure salutaire dont je viens de parler. Je portai la parole: c'est cette pétition que M. Louvet a qualifié d'insolente. Voulez-vous apprécier ce reproche? Interrogez Hérault, qui, dans cette séance, présidait le corps législatif; il nous adressa une réponse véritablement républicaine, qui exprimait une opinion aussi favorable à l'objet de la pétition qu'à ceux qui la présentaient. Nous fûmes invités à la séance. Quelques orateurs ne pensèrent pas comme lui, et un membre, qui m'a vivement inculpé le jour de l'accusation de M. Louvet, s'éleva très durement et contre notre demande et contre la commune elle-même, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour. Lacroix vous a dit que, dans le coin du côté gauche, je l'avais menacé du tocsin. Lacroix sans doute s'est trompé. Et il était possible de confondre ou d'oublier les circonstances, dont j'ai aussi des témoins, même dans cette Assemblée et parmi les membres du corps législatif. Je vais les rappeler. Je me souviens très bien que, dans ce coin dont on a parlé, j'entendis certains propos qui me parurent assez feuillantins, assez peu dignes des circonstances où nous étions, entre autres celui-ci, qui s'adressait à la commune: "Que ne faites-vous resonner le tocsin?" C'est à ce propos, ou à un autre pareil, que je répondis: "Les sonneurs de tocsin sont ceux qui cherchent à aigrir les esprits par l'injustice." Je me rappelle encore qu'alors un de mes collègues, moins patient que moi, dans un mouvement d'humeur, tint en effet un propos semblable à celui qu'on m'a attribué, et d'autres m'ont entendu moi-même le lui reprocher*. [* La vérité de ce récit a été attestée sur-le-champ par plusieurs membres de l'Assemblée législative, députés à la Convention nationale. (Note de Robespierre.)] Quant à la répétition du même propos que l'on me fait tenir au comité des Vingt-et-Un, la fausseté de ce fait est encore plus notoire. Je ne retournais au conseil général que pour dénoncer l'Assemblée législative, dit M. Louvet. Ce jour-là, retourné au conseil général pour rendre compte de ma mission, je parlai avec décence de l'Assemblée nationale, avec franchise de quelques membres de la commission des Vingt-et-Un, à qui j'imputais le projet de faire rétrograder la liberté. On a osé, par un rapprochement atroce, insinuer que j'avais voulu compromettre la sûreté de quelques députés, en les dénonçant à la commune durant les exécutions des conspirateurs. J'ai déjà répondu à cette infamie, en rappelant que j'avais cessé d'aller à la commune avant ces événements, qu'il ne m'était pas plus donné de prévoir que les circonstances subites et extraordinaires qui les ont amenés. Faut-il vous dire que plusieurs de mes collègues, avant moi avaient déjà dénoncé la persécution tramée contre la commune par les deux ou trois personnes dont on parle, et ce plan de calomnier les défenseurs de la liberté et de diviser les citoyens au moment où il fallait réunir ses efforts pour étouffer les conspirations du dedans et repousser les ennemis étrangers. Quelle est donc cette affreuse doctrine, que dénoncer un homme et le tuer c'est la même chose? Dans quelle république vivons-nous, si le magistrat qui, dans une assemblée municipale, s'explique librement sur les auteurs d'une trame dangereuse, n'est plus regardé que comme un provocateur au meurtre? Le peuple, dans la journée même du 10 août, s'était fait une loi de respecter les membres les plus décriés du corps législatif; il a vu paisiblement Louis XVI et sa famille traverser Paris, de l'Assemblée au Temple; et tout Paris sait que personne n'avait prêché ce principe de conduite plus souvent ni avec plus de zèle que moi, soit avant, soit depuis la révolution du 10 août. Citoyens, si jamais, à l'exemple des Lacédémoniens, nous élevons un temple à la peur, je suis d'avis qu'on choisisse les ministres de son culte parmi ceux-là mêmes qui nous entretiennent sans cesse de leur courage et de leurs dangers.

Mais comment parlerai-je de cette lettre prétendue, timidement, et j'ose dire très gauchement présentée à votre curiosité? Une lettre énigmatique adressée à un tiers! Des brigands anonymes! Des assassins anonymes!... et, au milieu de ces nuages, ce mot, jeté comme au hasard: ils ne veulent entendre parler que de Robespierre... Des réticences, des mystères dans des affaires si graves, et en s'adressant à la Convention nationale! Le tout attaché à un rapport bien astucieux, après tant de libelles, tant d'affiches, tant de pamphlets, tant de journaux de toutes les espèces, distribués à si grands frais et de toutes les manières, dans tous les coins de la république... O homme vertueux, homme exclusivement, éternellement vertueux, où vouliez-vous donc aller par ces routes ténébreuses? Vous avez essayé l'opinion... Vous vous êtes arrêté, épouvanté vous-même de votre propre démarche... Vous avez bien fait; la nature ne vous a pas moulé, ni pour de grandes actions, ni pour de grands attentats.... Je m'arrête ici moi-même, par égards pour vous... Mais une autre fois examinez mieux les instruments qu'on met entre vos mains... Vous ne connaissez pas l'abominable histoire de l'homme à la missive énigmatique; cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les monuments de la police... Vous saurez un jour quel prix vous élevez attacher à la modération de l'ennemi que vous vouliez perdre. Et croyez-vous que, si je voulais m'abaisser à de pareilles plaintes, il me serait difficile de vous présenter des dénonciations un peu plus précises et mieux appuyées? Je les ai dédaignées jusqu'ici. Je sais qu'il y a loin du dessein profondément conçu de commettre un grand crime à certaines velléités, à certaines menaces de mes ennemis, dont j'aurais pu faire beaucoup de bruit. D'ailleurs, je n'ai jamais cru au courage des méchants. Mais réfléchissez sur vous-même; et voyez avec quelle maladresse vous vous embarrassez vous-même dans vos propres pièges... Vous vous tourmentez, depuis longtemps, pour arracher à l'Assemblée une loi contre les provocateurs au meurtre: qu'elle soit portée; quelle est la première victime qu'elle doit frapper? N'est-ce pas vous qui avez dit calomnieusement, ridiculement, que j'aspirais à la tyrannie? N'avez-vous pas juré par Brutus d'assassiner les tyrans? Vous voilà donc convaincu, par votre propre aveu, d'avoir provoqué tous les citoyens à m'assassiner. N'ai-je pas déjà entendu, de cette tribune même, des cris de fureur répondre à vos exhortations? Et ces promenades de gens armés, qui bravent, au milieu de nous, l'autorité des lois et des magistrats! Et ces cris qui demandent les têtes de quelques représentants du peuple, qui mêlent à des imprécations contre moi vos louanges et l'apologie de Louis XVI! Qui les a appelés? qui les égare? qui les excite? Et vous parlez de lois, de vertu, d'agitateurs...

Mais sortons de ce cercle d'infamie que vous nous avez fait parcourir, et arrivons à la conclusion de votre libelle.

Indépendamment de ce décret sur la force armée, que vous cherchez à extorquer par tant de moyens; indépendamment de cette loi tyrannique contre la liberté individuelle et contre celle de la presse, que vous déguisez sous le spécieux prétexte de la provocation au meurtre, vous demandez pour le ministre une espèce de dictature militaire, vous demandez une loi de proscription contre les citoyens qui vous déplaisent, sous le nom d'ostracisme. Ainsi vous ne rougissez plus d'avouer ouvertement le motif honteux de tant d'impostures et de machinations; ainsi vous ne parlez de dictature que pour l'exercer vous-même sans aucun frein; ainsi vous ne parlez de proscriptions et de tyrannie que pour proscrire et pour tyranniser; ainsi vous avez pensé que, pour faire de la Convention nationale l'aveugle instrument de vos coupables desseins, il vous suffirait de prononcer devant elle un roman bien astucieux, et de lui proposer de décréter, sans désemparer, la perte de la liberté et son propre déshonneur! Que me reste-t-il à dire contre des accusateurs qui s'accusent eux-mêmes?... Ensevelissons, s'il est possible, ces misérables manoeuvres dans un éternel oubli. Puissions-nous dérober aux regards de la postérité ces jours peu glorieux de notre histoire, où les représentants du peuple, égarés par de lâches intrigues, ont paru oublier les grandes destinées auxquelles ils étaient appelés. Pour moi, je ne prendrai aucunes conclusions qui me soient personnelles; j'ai renoncé au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adversaires par des dénonciations plus redoutables. J'ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je renonce à la juste vengeance que j'aurais le droit de poursuivre contre mes calomniateurs. Je n'en demande point d'autre que le retour de la paix et le triomphe de la liberté. Citoyens, parcourez, d'un pas ferme et rapide, votre superbe carrière. Et puissé-je, aux dépens de ma vie et de ma réputation même, concourir avec vous à la gloire et au bonheur de notre commune patrie!






Opinion de Maximilien Robespierre, député du département de Paris, sur le jugement de Louis XVI; imprimé par ordre de la Convention nationale (3 décembre 1792)



Citoyens,


L'Assemblée a été entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n'y a point ici de procès à faire. Louis n'est point un accusé. Vous n'êtes point des juges. Vous n'êtes, vous ne pouvez être que des hommes d'Etat, et les représentants de la nation. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné, dans la république, n'est bon qu'à deux usages: ou à troubler la tranquillité de l'Etat et à ébranler la liberté, ou à affermir l'une et l'autre à la fois. Or, je soutiens que le caractère qu'a pris jusqu'ici votre délibération va directement contre ce but. En effet, quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la république naissante? C'est de graver profondément dans les coeurs le mépris de la royauté, et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. Donc, présenter à l'univers son crime comme un problème, sa cause comme l'objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse, la plus difficile qui puisse occuper les représentants du peuple français; mettre une distance incommensurable entre le seul souvenir de ce qu'il fut, et la dignité d'un citoyen, c'est précisément avoir trouvé le secret de le rendre encore dangereux à la liberté.

Louis fut roi, et la république est fondée: la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes; Louis dénonçait le peuple français comme rebelle; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans ses confrères; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle: Louis ne peut donc être jugé; il est déjà condamné, ou la république n'est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c'est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel; c'est une idée contre-révolutionnaire, car c'est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l'objet d'un procès, il peut être absous; il peut être innocent: que dis-je! il est présumé l'être jusqu'à ce qu'il soit jugé: mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolution? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs; les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l'innocence opprimée; tous les manifestes des cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice. La détention même que Louis a subie jusqu'à ce moment est une vexation injuste; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l'empire français sont coupables: et ce grand procès pendant au tribunal de la nature, entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la tyrannie.

Citoyens, prenez-y garde; vous êtes ici trompés par de fausses notions. Vous confondez les règles du droit civil et positif avec les principes du droit des gens; vous confondez les rapports des citoyens entre eux, avec ceux des nations à un ennemi qui conspire contre elles. Vous confondez aussi la situation d'un peuple en révolution avec celle d'un peuple dont le gouvernement est affermi.

Vous confondez une nation qui punit un fonctionnaire public, en conservant la forme du gouvernement, et celle qui détruit le gouvernement lui-même. Nous rapportons à des idées qui nous sont familières un cas extraordinaire, qui dépend de principes que nous n'avons jamais appliqués: ainsi, parce que nous sommes accoutumés à voir les délits dont nous sommes les témoins jugés selon des règles uniformes, nous sommes naturellement portés à croire que dans aucune circonstance les nations ne peuvent avec équité sévir autrement contre un homme qui a violé leurs droits; et où nous ne voyons point un juré, un tribunal, une procédure, nous ne trouvons point la justice. Ces termes mêmes, que nous appliquons à des idées différentes de celles qu'elles expriment dans l'usage ordinaire, achèvent de nous tromper. Tel est l'empire naturel de l'habitude, que nous regardons les conventions les plus arbitraires, quelquefois même les institutions les plus défectueuses, comme la règle absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l'injuste. Nous ne songeons pas même que la plupart tiennent encore nécessairement aux préjugés dont le despotisme nous a nourris. Nous avons été tellement courbés sous son joug que nous nous relevons difficilement jusqu'aux éternels principes de la raison; que tout ce qui remonte à la source sacrée de toutes les lois semble prendre à nos yeux un caractère illégal, et que Tordre même de la nature nous paraît un désordre. Les mouvements majestueux d'un grand peuple, les sublimes élans de la vertu, se présentent souvent à nos yeux timides comme les éruptions d'un volcan ou le renversement de la société politique; et certes ce n'est pas la moindre cause des troubles qui nous agitent que cette contradiction entre la faiblesse de nos moeurs, la dépravation de nos esprits, et la pureté des principes, l'énergie des caractères que suppose le gouvernement libre auquel nous osons prétendre.

Lorsqu'une nation a été forcée de recourir au droit de l'insurrection, elle rentre dans l'état de la nature à l'égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social? il l'a anéanti: la nation peut le conserver encore, si elle le juge à propos, pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux; mais l'effet de la tyrannie et de l'insurrection, c'est de le rompre entièrement par rapport au tyran; c'est de les constituer réciproquement en état de guerre. Les tribunaux, les procédures judiciaires ne sont faites que pour les membres de la cité.

C'est une contradiction trop grossière de supposer que la Constitution puisse présider à ce nouvel ordre de choses: ce serait supposer qu'elle survit à elle-même. Quelles sont les lois qui la remplacent? celles de la nature; celle qui est la base de la société même, le salut du peuple: le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c'est la même chose; l'un ne comporte pas d'autres formes que l'autre. Le procès du tyran, c'est l'insurrection; son jugement, c'est la chute de sa puissance; sa peine, celle qu'exige la liberté du peuple.

Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires; ils ne rendent point de sentences, ils lancent la foudre; ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant: et cette justice vaut bien celle des tribunaux. Si c'est pour leur salut qu'ils s'arment contre leurs oppresseurs, comment seraient-ils tenus d'adopter un mode de les punir qui serait pour eux-mêmes un nouveau danger?

Nous nous sommes laissé induire en erreur par des exemples étrangers qui n'ont rien de commun avec nous. Que Cromwell ait fait juger Charles Ier par une commission judiciaire dont il disposait; qu'Elisabeth ait fait condamner Marie d'Ecosse de la même manière, il est naturel que des tyrans qui immolent leurs pareils, non au peuple, mais à leur ambition, cherchent à tromper l'opinion du vulgaire par des formes illusoires: il n'est question là ni de principes, ni de liberté, mais de fourberie et d'intrigue. Mais le peuple, quelle autre loi peut-il suivre que la justice et la raison appuyées de sa toute-puissance?

Dans quelle république la nécessité de punir le tyran fut-elle litigieuse? Tarquin fut-il appelé en jugement? Qu'aurait-on dit à Rome si des Romains avaient osé se déclarer ses défenseurs? Que faisons-nous? Nous appelons de toutes parts des avocats pour plaider la cause de Louis XVI; nous consacrons comme des actes légitimes ce qui, chez tout peuple libre, eût été regardé comme le plus grand des crimes; nous invitons nous-mêmes les citoyens à la bassesse et à la corruption: nous pourrons bien un jour décerner aux défenseurs de Louis des couronnes civiques, car, s'ils défendent sa cause, ils peuvent espérer de la faire triompher; autrement vous ne donneriez à l'univers qu'une ridicule comédie; et nous osons parler de république! Nous invoquons des formes, parce que nous n'avons pas de principes; nous nous piquons de délicatesse, parce que nous manquons d'énergie; nous étalons une fausse humanité, parce que le sentiment de la véritable humanité nous est étranger; nous révérons l'ombre d'un roi, parce que nous ne savons pas respecter le peuple; nous sommes tendres pour les oppresseurs, parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés.

Le procès à Louis XVI! Mais qu'est-ce que ce procès, si ce n'est l'appel de l'insurrection à un tribunal ou à une assemblée quelconque? Quand un roi a été anéanti par le peuple, qui a le droit de le ressusciter pour en faire un nouveau prétexte de trouble et de rébellion, et quels autres effets peut produire ce système? En ouvrant une arène aux champions de Louis XVI, vous renouvelez les querelles du despotisme contre la liberté, vous consacrez le droit de blasphémer contre la république et contre le peuple; car le droit de défendre l'ancien despote emporte le droit de dire tout ce qui tient à sa cause. Vous réveillez toutes les factions, vous ranimez, vous encouragez le royalisme assoupi: on pourra librement prendre parti pour ou contre. Quoi de plus légitime, quoi de plus naturel que de répéter partout les maximes que ses défenseurs pourront professer hautement à votre barre et dans votre tribune même! Quelle république que celle dont les fondateurs lui suscitent de toutes parts des adversaires pour l'attaquer dans son berceau! Voyez quels progrès rapides a déjà faits ce système.

A l'époque du mois d'août dernier, tous les partisans de la royauté se cachaient: quiconque eût osé entreprendre l'apologie de Louis XVI eût été puni comme un traître. Aujourd'hui ils relèvent impunément un front audacieux; aujourd'hui les écrivains les plus décriés de l'aristocratie reprennent avec confiance leurs plumes empoisonnées ou trouvent des successeurs qui les surpassent en impudeur; aujourd'hui des écrits précurseurs de tous les attentats inondent la cité où vous résidez, les quatre-vingt-trois départements, et jusqu'au portique de ce sanctuaire de la liberté; aujourd'hui des hommes armés, arrivés à votre insu et contre les lois, ont fait retentir les rues de cette cité de cris séditieux, qui demandent l'impunité de Louis XVI; aujourd'hui Paris renferme dans son sein des hommes rassemblés, vous a-t-on dit, pour l'arracher à la justice de la nation. Il ne vous reste plus qu'à ouvrir cette enceinte aux athlètes qui se pressent déjà pour briguer l'honneur de rompre des lances en faveur de la royauté. Que dis-je? Aujourd'hui Louis partage les mandataires du peuple; on parle pour, on parle contre lui. Il y a deux mois, qui eût pu soupçonner que ce serait une question s'il était inviolable ou non? Mais depuis qu'un membre de la Convention nationale a présenté cette idée comme l'objet dune délibération sérieuse, préliminaire à toute autre question, l'inviolabilité, dont les conspirateurs de l'Assemblée constituante ont couvert ses premiers parjures, a été invoquée pour protéger ses derniers attentats. O crime! ô honte! La tribune du peuple français a retenti du panégyrique de Louis XVI; nous avons entendu vanter les vertus et les bienfaits du tyran! A peine avons-nous pu arracher à l'injustice d'une décision précipitée l'honneur ou la liberté des meilleurs citoyens. Que dis-je? Nous avons vu accueillir avec une joie scandaleuse les plus atroces calomnies contre des représentants du peuple connus par leur zèle pour la liberté. Nous avons vu une partie de cette assemblée proscrite par l'autre, presque aussitôt que dénoncée par la sottise et par la perversité combinées. La cause du tyran seul est tellement sacrée qu'elle ne peut être ni assez longuement ni assez librement discutée: et pourquoi nous en étonner? ce double phénomène tient à la même cause. Ceux qui s'intéressent à Louis ou à ses pareils doivent avoir soif du sang des députés patriotes qui demandent, pour la seconde fois, sa punition; ils ne peuvent faire grâce qu'à ceux qui se sont adoucis en sa faveur. Le projet d'enchaîner le peuple, en égorgeant ses défenseurs, a-t-il été un seul moment abandonné? et tous ceux qui les proscrivent aujourd'hui, sous le nom d'anarchistes et d'agitateurs, ne doivent-ils pas exciter eux-mêmes les troubles que nous présage leur perfide système? Si nous les en croyons, le procès durera au moins plusieurs mois; il atteindra l'époque du printemps prochain, où les despotes doivent nous livrer une attaque générale. Et quelle carrière ouverte aux conspirateurs! Quel aliment donné à l'intrigue et à l'aristocratie! Ainsi, tous les partisans de la tyrannie pourront espérer encore dans les secours de leurs alliés; et les armées étrangères pourront encourager l'audace des contre-révolutionnaires, en même temps que leur or tentera la fidélité du tribunal qui doit prononcer sur son sort. Juste ciel! toutes les hordes féroces du despotisme s'apprêtent à déchirer de nouveau le sein de notre patrie, au nom de Louis XVI! Louis combat encore contre nous du fond de son cachot; et l'on doute s'il est coupable, si on peut le traiter en ennemi! Je veux bien croire encore que la République n'est point un vain nom dont on nous amuse: mais quels autres moyens pourrait-on employer, si l'on voulait rétablir la royauté?

On invoque en sa faveur la Constitution. Je me garderai bien de répéter ici tous les arguments sans réplique développés par ceux qui ont daigné combattre cette espèce d'objection.

Je ne dirai là-dessus qu'un mot pour ceux qu'ils n'auraient pu convaincre. La Constitution vous défendait tout ce que vous avez fait. S'il ne pouvait être puni que de la déchéance, vous ne pouviez la prononcer sans avoir instruit son procès. Vous n'aviez point le droit de le retenir en prison. Il a celui de vous .demander sou élargissement et des dommages et intérêts. La Constitution vous condamne: allez aux pieds de Louis XVI invoquer sa clémence.

Pour moi, je rougirais de discuter plus sérieusement ces arguties constitutionnelles; je les relègue sur les bancs de l'école ou du palais, ou plutôt dans les cabinets de Londres, de Vienne et de Berlin. Je ne sais point discuter longuement où je suis convaincu que c'est un scandale de délibérer.

C'est une grande cause, a-t-on dit, et qu'il faut juger avec une sage et lente circonspection. C'est vous qui en faites une grande cause: que dis-je! c'est vous qui en faites une cause. Que trouvez-vous là de grand? Est-ce la difficulté? Non. Est-ce le personnage? Aux yeux de la liberté, il n'en est pas de plus vil; aux yeux de l'humanité, il n'en est pas de plus coupable. Il ne peut en imposer encore qu'à ceux qui sont plus lâches que lui. Est-ce l'utilité du résultat? C'est une raison de plus de le hâter. Une grande cause, c'est un projet de loi populaire; une grande cause, c'est celle d'un malheureux opprimé par le despotisme. Quel est le motif de ces délais éternels que vous nous recommandez? Craignez-vous de blesser l'opinion du peuple? Comme si le peuple lui-même craignait autre chose que la faiblesse ou l'ambition de ses mandataires; comme si le peuple était un vil troupeau d'esclaves stupidement attaché au stupide tyran qu'il a proscrit, voulant, à quelque prix que ce soit, se vautrer dans la bassesse et dans la servitude. Vous parlez de l'opinion; n'est-ce point à vous de la diriger, de la fortifier? Si elle s'égare, si elle se déprave, à qui faudrait-il s'en prendre, si ce n'est à vous-mêmes? Craignez-vous les rois étrangers ligués contre vous? Oh! sans doute, le moyen de les vaincre, c'est de paraître les craindre! Le moyen de confondre les despotes, c'est de respecter leur complice! Craignez-vous les peuples étrangers? Vous croyez donc encore à l'amour inné de la tyrannie. Pourquoi donc aspirez-vous à la gloire d'affranchir le genre humain? Par quelle contradiction supposez-vous que les nations, qui n'ont point été étonnées de la proclamation des droits de l'humanité, seront épouvantées du châtiment de l'un de ses plus cruels oppresseurs? Enfin, vous redoutez, dit-on, les regards de la postérité. Oui, la postérité s'étonnera, en effet, de notre inconséquence et de notre faiblesse, et nos descendants riront à la fois de la présomption et des préjugés de leurs pères.

On a dit qu'il fallait du génie pour approfondir cette question. Je soutiens qu'il ne faut que de la bonne foi. Il s'agit bien moins de s'éclairer que de ne pas s'aveugler volontairement. Pourquoi ce qui nous paraît clair dans un temps nous semble-t-il obscur dans un autre? Pourquoi ce que le bon sens du peuple décide aisément se change-t-il, pour ses délégués, en problème presque insoluble? Avons-nous le droit d'avoir une volonté contraire à la volonté générale, et une sagesse différente de la raison universelle?

J'ai entendu les défenseurs de l'inviolabilité avancer un principe hardi, que j'aurais presque hésité moi-même à énoncer. Ils ont dit que ceux qui, le 10 août, auraient immolé Louis XVI, auraient fait une action vertueuse; mais la seule base de cette opinion ne pouvait être que les crimes de Louis XVI et les droits du peuple. Or, trois mois d'intervalle ont-ils changé ses crimes ou les droits du peuple? Si alors on l'arracha à l'indignation publique, ce fut sans doute uniquement pour que sa punition, ordonnée solennellement par la Convention nationale au nom de la nation, en devînt plus imposante pour les ennemis de l'humanité: mais remettre en question s'il est coupable ou s'il peut être puni, c'est trahir la foi donnée au peuple français. Il est peut-être des gens qui, soit pour empêcher que l'Assemblée ne prenne un caractère digne d'elle, soit pour ravir aux nations un exemple qui élèverait les âmes à la hauteur des principes républicains, soit par des motifs encore plus honteux, ne seraient pas fâchés qu'une main privée remplît les fonctions de la justice nationale. Citoyens, défiez-vous de ce piège: quiconque oserait donner un tel conseil ne servirait que les ennemis du peuple. Quoi qu'il arrive, la punition de Louis n'est bonne désormais qu'autant qu'elle portera le caractère solennel d'une vengeance publique. Qu'importe au peuple le méprisable individu du dernier roi?

Représentants, ce qui lui importe, ce qui vous importe à vous-mêmes, c'est que vous remplissiez les devoirs qu'il vous a imposés. La république est proclamée; mais nous l'avez-vous donnée? Vous n'avez pas encore fait une seule loi qui justifie ce nom; vous n'avez pas encore réformé un seul abus du despotisme: ôtez les noms, nous avons encore la tyrannie tout entière, et, de plus, des factions plus viles, et des charlatans plus immoraux, avec de nouveaux ferments de troubles et de guerre civile. La république! et Louis vit encore! et vous placez encore la personne du roi entre nous et la liberté! A force de scrupules, craignons de nous rendre criminels; craignons qu'en montrant trop d'indulgence pour le coupable, nous ne nous mettions nous-mêmes à sa place.

Nouvelle difficulté. A quelle peine condamnerons-nous Louis? La peine de mort est trop cruelle. Non, dit un autre, la vie est plus cruelle encore; je demande qu'il vive. Avocats du roi, est-ce par pitié ou par cruauté que vous voulez le soustraire à la peine de ses crimes? Pour moi, j'abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois; et je n'ai pour Louis ni amour ni haine; je ne hais que ses forfaits. J'ai demandé l'abolition de la peine de mort à l'assemblée que vous nommez encore constituante; et ce n'est pas ma faute si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais vous, qui ne vous avisâtes jamais de les réclamer en faveur de tant de malheureux dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer. Oui, la peine de mort, en général, est un crime, et par cette raison seule que, d'après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du corps social. Or, jamais la sûreté publique ne la provoque contre les délits ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenir par d'autres moyens, et mettre le coupable dans l'impuissance de lui nuire. Mais un roi détrôné, au sein d'une révolution qui n'est rien moins que cimentée par des lois justes; un roi dont le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée; ni la prison, ni l'exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public; et cette cruelle exception aux lois ordinaires que la justice avoue ne peut être imputée qu'à la nature de ses crimes. Je prononce à regret celte fatale vérité... mais Louis doit mourir, parce qu'il faut que la patrie vive. Chez un peuple paisible, libre et respecté au dedans comme au dehors, on pourrait écouter les conseils qu'on vous donne d'être généreux: mais un peuple à qui l'on dispute encore sa liberté, après tant de sacrifices et de combats, un peuple chez qui les lois ne sont encore inexorables que pour les malheureux, un peuple chez qui les crimes de la tyrannie sont des sujets de dispute, un tel peuple doit vouloir qu'on le venge; et la générosité dont on vous flatte ressemblerait trop à celle d'une société de brigands qui se partagent des dépouilles.

Je vous propose de statuer dès ce moment sur le sort de Louis. Quant à sa femme, vous la renverrez aux tribunaux, ainsi que toutes les personnes prévenues des mêmes attentats. Son fils sera gardé au Temple, jusqu'à ce que la paix et la liberté publique soient affermies. Quant à Louis, je demande que la Convention nationale le déclare dès ce moment traître à la nation française, criminel envers l'humanité; je demande qu'à ce titre il donne un grand exemple au monde, dans le lieu même où sont morts, le 10 août, les généreux martyrs de la liberté, et que cet événement mémorable soit consacré par un monument destiné à nourrir dans le coeur des peuples le sentiment de leurs droits et l'horreur des tyrans; et, dans l'âme des tyrans, la terreur salutaire de la justice du peuple.






Second discours de Maximilien Robespierre, sur le jugement de Louis Capet; prononcé à la Convention nationale, le 28 décembre, l'an premier de la République [imprimé sur ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l'Egalité] (28 décembre 1792)



Citoyens.


Par quelle fatalité la question qui devrait réunir le plus facilement tous les suffrages et tous les intérêts des représentants du peuple ne paraît-elle que le signal des dissensions et des tempêtes? Pourquoi les fondateurs de la république sont-ils divisés sur la punition du tyran? Je n'en suis pas moins convaincu que nous sommes tous pénétrés d'une égale horreur pour le despotisme, enflammés du même zèle pour la sainte égalité; et j'en conclus que nous devons nous rallier aisément aux principes de l'intérêt public et de l'éternelle justice.

Je ne répéterai point qu'il est des formes sacrées qui ne sont pas celles du barreau; qu'il est des principes indestructibles, supérieurs aux rubriques consacrées par l'habitude et par les préjugés; que le véritable jugement d'un roi, c'est le mouvement spontané et universel d'un peuple fatigué de la tyrannie, qui brise le sceptre entre les mains du tyran qui l'opprime; que c'est là le plus sûr, le plus équitable et le plus pur de tous les jugements. Je ne vous répéterai pas que Louis était déjà condamné, avant le décret par lequel vous avez prononcé qu'il serait jugé par vous; je ne veux raisonner ici que dans le système qui a prévalu. Je pourrais même ajouter que je partage, avec le plus faible d'entre vous, toutes les affections particulières qui peuvent l'intéresser au sort de l'accusé. Inexorable, quand il s'agit de calculer, d'une manière abstraite, le degré de sévérité que la justice des lois doit déployer contre les ennemis de l'humanité, j'ai senti chanceler dans mon coeur la vertu républicaine, en présence du coupable humilié devant la puissance souveraine. La haine des tyrans et l'amour de l'humanité ont une source commune dans le coeur de l'homme juste, qui aime son pays. Mais, citoyens, la dernière preuve de dévouement que les représentants du peuple doivent à la patrie, c'est d'immoler ces premiers mouvements de la sensibilité naturelle au salut d'un grand peuple et de l'humanité opprimée. Citoyens, la sensibilité qui sacrifie l'innocence au crime est une sensibilité cruelle; la clémence qui compose avec la tyrannie est barbare.

Citoyens, c'est à l'intérêt suprême du salut public que je vous rappelle. Quel est le motif qui vous force à vous occuper de Louis? Ce n'est pas le désir d'une vengeance indigne de la nation; c'est la nécessité de cimenter la liberté et la tranquillité publique par la punition du tyran. Tout mode de le juger, tout système de lenteur qui compromet la tranquillité publique, contrarie donc directement votre but; il vaudrait mieux que vous eussiez absolument oublié le soin de le punir que de faire de son procès une source de troubles et un commencement de guerre civile. Chaque instant de retard amène pour nous un nouveau danger; tous les délais réveillent les espérances coupables, encouragent l'audace des ennemis de la liberté, nourrissent au sein de cette assemblée la sombre défiance, les soupçons cruels; citoyens, c'est la voix de la patrie alarmée qui vous presse de hâter la décision qui doit la rassurer. Quel scrupule enchaîne encore votre zèle? Je n'en trouve le motif, ni dans les principes des amis de l'humanité, ni dans ceux des philosophes, ni dans ceux des hommes d'Etat, ni même dans ceux des praticiens les plus subtils et les plus épineux. La procédure est arrivée à son dernier terme. Avant-hier, l'accusé vous a déclaré qu'il n'avait rien de plus à dire pour sa défense; il a reconnu que toutes les formes qu'il désirait étaient remplies; il a déclaré qu'il n'en exigeait point d'autres. Le moment même où il vient de faire entendre sa justification est le plus favorable à sa cause. Il n'est pas de tribunal au monde qui n'adoptât, en sûreté de conscience, un pareil système. Un malheureux, pris en flagrant délit, ou prévenu seulement d'un crime ordinaire, sur des preuves mille fois moins éclatantes, eût été condamné dans vingt-quatre heures. Fondateurs de la république, selon ces principes, vous pouviez juger, il y a longtemps, avec sécurité, le tyran du peuple français. Quel était le motif d'un nouveau délai? Vouliez-vous acquérir de nouvelles preuves écrites contre l'accusé? Non. Vouliez-vous faire entendre des témoins? Cette idée n'est encore entrée dans la tête d'aucun de nous. Doutiez-vous du crime? Non. Vous auriez douté de la légitimité ou de la nécessité de l'insurrection; vous douteriez de ce que la nation croit fermement; vous seriez étrangers à notre révolution; et, loin de punir le tyran, c'est à la nation elle-même que vous auriez fait le procès. Avant-hier, le seul motif que l'on ait allégué pour prolonger la décision de cette affaire a été la nécessité de mettre à l'aise la conscience des membres que l'on a supposés n'être point encore convaincus des attentats de Louis. Cette supposition gratuite, injurieuse et absurde a été démentie par la discussion même.

Citoyens, il importe ici de jeter un regard sur le passé et de vous retracer à vous-mêmes vos propres principes et même vos propres engagements. Déjà, frappés des grands intérêts que je viens de vous représenter, vous aviez fixé deux fois, par deux décrets solennels, l'époque où vous deviez juger Louis irrévocablement; avant-hier était la seconde de ces deux époques. Lorsque vous rendîtes chacun de ces deux décrets, vous vous promettiez bien que ce serait là le dernier terme; et, loin de croire que vous violiez en cela la justice et la sagesse, vous étiez plutôt tentés de vous reprocher à vous-mêmes trop de facilité. Vous trompiez-vous alors? Non, citoyens, c'est dans les premiers moments que vos vues étaient plus saines, et vos principes plus sûrs; plus vous vous laisserez engager dans ce système, plus vous perdrez de votre énergie et de votre sagesse; plus la volonté des représentants du peuple, égarée, même à leur insu peut-être, s'éloignera de la volonté générale, qui doit être leur suprême régulatrice. Il faut le dire, tel est le cours naturel des choses, telle est la pente malheureuse du coeur humain. Je ne puis me dispenser de vous rappeler ici un exemple frappant, analogue aux circonstances où nous sommes, et qui doit nous instruire. Quand Louis, au retour de Varennes, fut soumis au jugement des premiers représentants du peuple, un cri général d'indignation s'élevait contre lui dans l'Assemblée constituante; il n'y avait qu'une voix pour le condamner. Peu de temps après, toutes les idées changèrent, les sophismes et les intrigues prévalurent sur la liberté et sur la justice; c'était un crime de réclamer contre lui la sévérité des lois à la tribune de l'Assemblée nationale; et ceux qui vous demandent aujourd'hui, pour la seconde fois, la punition de ses attentats, furent alors persécutés, proscrits, calomniés dans toute l'étendue de la France, précisément parce qu'ils étaient restés en trop petit nombre fidèles à la cause publique et aux principes sévères de la liberté; Louis seul était sacré; les représentants du peuple, qui l'accusaient, n'étaient que des factieux, des désorganisateurs, et, qui pis est, des républicains. Que dis-je? Le sang des meilleurs citoyens, le sang des femmes et des enfants coula pour lui sur l'autel de la patrie. Citoyens, nous sommes des hommes aussi, sachons mettre à profit l'expérience de nos devanciers.

Je n'ai pas cru cependant à la nécessité du décret qui vous fut proposé de juger sans désemparer. Ce n'est pas que je me détermine par le motif de ceux qui ont cru que cette mesure accuserait la justice ou les principes de la Convention nationale. Non, même à ne vous considérer que comme des juges, il était une raison très morale qui pouvait facilement la justifier en elle-même: c'est de soustraire les juges à toute influence étrangère; c'est de garantir leur impartialité et leur incorruptibilité, en les renfermant seuls avec leur conscience et les preuves, jusqu'au moment où ils auront prononcé leur sentence. Tel est le motif de la loi anglaise, qui soumet les jurés à la gêne qu'on voulait vous imposer; telle était la loi adoptée chez plusieurs peuples célèbres par leur sagesse; une pareille conduite ne vous eût pas déshonorés plus qu'elle ne déshonore l'Angleterre et les autres nations qui ont suivi les mêmes maximes; mais, moi, je la juge encore superflue, parce que je suis convaincu que la décision de cette affaire ne sera pas reculée au delà du terme où vous serez suffisamment éclairés, et que votre zèle pour le bien public est pour vous une loi plus impérieuse que vos décrets.

Au reste, il était difficile de répondre aux raisons que je viens de développer; mais, pour retarder votre jugement, on vous a parlé de l'honneur de la nation, de la dignité de l'Assemblée. L'honneur des nations, c'est de foudroyer les tyrans et de venger l'humanité avilie! La gloire de la Convention nationale consiste à déployer un grand caractère et à immoler les préjugés serviles aux principes salutaires de la raison et de la philosophie; il consiste à sauver la patrie et à cimenter la liberté par un grand exemple donné à l'univers. Je vois sa dignité s'éclipser à mesure que nous oublions cette énergie des maximes républicaines pour nous égarer dans un dédale de chicanes inutiles, et que nos orateurs, à celte tribune, font faire à la nation un nouveau cours de monarchie. La postérité vous admirera ou vous méprisera selon le degré de vigueur que vous montrerez dans cette occasion; et cette vigueur sera la mesure aussi de l'audace ou de la souplesse des despotes étrangers avec vous, elle sera le gage de notre servitude ou de notre liberté, de notre prospérité ou de notre misère. Citoyens, la victoire décidera si vous êtes des rebelles ou les bienfaiteurs de l'humanité; et c'est la hauteur de votre caractère qui décidera la victoire. Citoyens, trahir la cause du peuple et notre propre conscience, livrer la patrie à tous les désordres que les lenteurs d'un tel procès doivent exciter, voilà le seul danger que nous devions craindre. Il est temps de franchir l'obstacle fatal qui nous arrête depuis si longtemps à l'entrée de notre carrière; alors, sans doute, nous marcherons ensemble d'un pas ferme vers le but commun de la félicité publique; alors les passions haineuses qui mugissent trop souvent dans ce sanctuaire de la liberté feront place à l'amour du bien public, à la sainte émulation des amis de la patrie, et tous les projets des ennemis de l'ordre public seront confondus. Mais que nous sommes encore loin de ce but, si elle peut prévaloir ici, cette étrange opinion, que d'abord on eût à peine osé imaginer, qui ensuite a été soupçonnée, qui, enfin, a été hautement proposée!

Pour moi, dès ce moment, j'ai vu confirmer toutes mes craintes et mes soupçons. Nous avions tout d'abord paru inquiets sur les suites des délais que la marche de cette affaire pouvait entraîner, et il ne s'agit rien moins que de la rendre interminable; nous redoutions les troubles que chaque moment de retard pouvait amener, et voilà qu'on nous garantit en quelque sorte le bouleversement inévitable de la république. Eh! que nous importe que l'on cache un dessein funeste sous le voile de la prudence, et même sous le prétexte du respect pour la souveraineté du peuple! Ce fut là l'art perfide de tous les tyrans déguisés sous les dehors du patriotisme, qui ont, jusques ici, assassiné la liberté et causé tous nos maux. Ce ne sont point les déclamations sophistiques, mais le résultat, qu'il faut peser.

Oui, je le déclare hautement, je ne vois plus désormais, dans le procès du tyran, qu'un moyen de nous ramener au despotisme, par l'anarchie. C'est vous que j'en atteste, citoyens; au premier moment où il fut question du procès de Louis le dernier, de la Convention nationale, convoquée alors expressément pour le juger; lorsque vous partiez de vos départements, enflammés de l'amour de la liberté, pleins de ce généreux enthousiasme que vous inspiraient les preuves récentes de la confiance d'un peuple magnanime, que nulle influence étrangère n'avait encore altéré; que dis-je? au premier moment où il fut ici question d'entamer cette affaire, si quelqu'un vous eût dit: "Vous croyez que vous aurez terminé le procès du tyran dans huit jours, dans quinze jours, dans trois mois; vous vous trompez: ce ne sera pas même vous qui prononcerez la peine qui lui est due, qui le jugerez définitivement; je vous propose de renvoyer cette affaire aux 44.000 sections qui partagent la nation française, afin qu'elles prononcent toutes sur ce point; et vous adopterez cette proposition." Vous auriez ri de la confiance du motionnaire, vous auriez repoussé la motion, comme incendiaire, et faite pour allumer la guerre civile. Le dirai-je? On assure que la disposition des esprits est changée; telle est, sur plusieurs, l'influence d'une atmosphère pestiférée, que les idées les plus simples et les plus naturelles sont souvent étouffées par les plus dangereux sophismes. Imposez silence à tous les préjugés, à toutes les suggestions; examinons de sang-froid cette singulière question.

Vous allez donc convoquer les assemblées primaires, pour les occuper chacune séparément de la destinée de leur ci-devant roi; c'est-à-dire que vous allez changer toutes les assemblées de canton, toutes les sections des villes, en autant de lices orageuses, où l'on combattra pour ou contre la personne de Louis, pour ou contre la royauté; car il existe bien des gens pour qui il est peu de distance entre le despote et le despotisme. Vous me garantissez que ces discussions seront parfaitement paisibles, et exemptes de toute influence dangereuse: mais garantissez-moi donc auparavant que les mauvais citoyens, que les modérés, que les feuillants, que les aristocrates n'y trouveront aucun accès, qu'aucun avocat bavard et astucieux ne viendra surprendre les gens de bonne foi et apitoyer sur le sort du tyran des hommes simples qui ne pourront prévoir les conséquences politiques d'une funeste indulgence ou d'une délibération irréfléchie. Mais que dis-je? Cette faiblesse même de l'Assemblée, pour ne point employer une expression plus forte, ne sera-t-elle pas le moyen le plus sûr de rallier tous les royalistes, tous les ennemis de la liberté, quels qu'ils soient, de les rappeler dans les assemblées du peuple qu'ils avaient fui, au moment où il vous nomma, dans ces temps heureux de la crise révolutionnaire, qui rendit quelque vigueur à la liberté expirante? Pourquoi ne viendraient-ils pas défendre leur chef, puisque la loi appellera elle-même tous les citoyens, pour venir discuter cette grande question avec une entière liberté? Or, qui est plus discret, plus adroit, plus fécond en ressources, que les intrigants, que les honnêtes gens, c'est-à-dire que les fripons de l'ancien et même du nouveau régime? Avec quel art ils déclameront d'abord contre le roi, pour conclure ensuite en sa faveur! Avec quelle éloquence ils proclameront la souveraineté du peuple, les droits de l'humanité, pour ramener le royalisme et l'aristocratie! Mais, citoyens, sera-ce bien le peuple qui se trouvera à ces assemblées primaires? Le cultivateur abandonnera-t-il son champ? L'artisan quittera-t-il le travail auquel est attachée son existence journalière, pour feuilleter le Code pénal, et délibérer dans une assemblée tumultueuse sur le genre de peine que Louis Capet a encouru, et sur bien d'autres questions peut-être qui ne seront pas moins étrangères à ses méditations. J'ai entendu déjà distinguer le peuple et la nation, précisément à l'occasion de cette motion même. Pour moi, qui croyais ces mots synonymes, je me suis aperçu qu'on renouvelait l'antique distinction que j'ai entendu faire par une partie de l'Assemblée constituante; et je sens qu'il faut entendre par le peuple, la nation, moins les ci-devant privilégiés et les honnêtes gens; or, je conçois que tous les honnêtes gens, que tous les intrigants de la république, pourront bien se réunir en force dans les assemblées primaires, abandonnées par la majorité de la nation, qu'on appelle ignoblement le peuple, et entraîner les bonnes gens, peut-être même traiter les amis fidèles de la liberté de cannibales, de désorganisateurs, de factieux. Je ne vois, moi, dans ce prétendu appel au peuple, qu'un appel de ce que le peuple a voulu, de ce que le peuple a fait, au moment où il déployait sa force, dans le seul temps où il exprimait sa propre volonté, c'est-à-dire dans le temps de l'insurrection du 10 août, à tous les ennemis secrets de l'égalité, dont la corruption et la lâcheté avaient nécessité l'insurrection elle-même. Car ceux qui redoutent le plus les mouvements salutaires qui enfantent la liberté sont précisément ceux qui cherchent à exciter tous les troubles qui peuvent ramener le despotisme ou l'aristocratie. Mais quelle idée, grand Dieu! de vouloir faire juger la cause d'un homme, que dis-je? la moitié de sa cause, par un tribunal composé de 44.000 tribunaux particuliers. Si l'on voulait persuader au monde qu'un roi est un être au-dessus de l'humanité, si l'on voulait rendre incurable la maladie honteuse du royalisme, quel moyen plus ingénieux pourrait-on imaginer que de convoquer une nation de 25 millions d'hommes pour le juger, que dis-je? pour appliquer la peine qu'il peut avoir encourue; et cette idée de réduire les fonctions du souverain à la faculté de déterminer la peine n'est pas, sans doute, le trait le moins adroit que présente ce système.

On a voulu, sans doute, éluder par là quelques-unes des objections qu'il pouvait rencontrer. On a senti que l'idée d'une procédure à instruire par toutes les assemblées primaires de l'Empire français était trop ridicule; et on a pris le parti de leur soumettre uniquement la question de savoir quel est le degré de sévérité que le crime de Louis XVI pouvait provoquer; mais on n'a fait que multiplier les absurdités, sans diminuer les inconvénients. En effet, si une partie de la cause de Louis est portée au souverain, qui peut empêcher qu'il ne l'examine tout entière? Qui peut lui contester le droit de revoir le procès, de recevoir les mémoires, d'entendre la justification de l'accusé, de l'admettre à demander grâce à la nation assemblée, et dès lors de plaider la cause tout entière? Croit-on que les partisans hypocrites du système contraire à l'égalité négligeront de faire valoir ces motifs, et de réclamer le plein exercice des droits de la souveraineté? Voilà donc nécessairement une procédure commencée dans chaque assemblée primaire. Mais fût-elle réduite à la question de la peine, encore faudra-t-il qu'elle soit discutée? Et qui ne croira pas avoir le droit de la discuter éternellement, quand l'assemblée conventionnelle n'aura pas osé la décider elle-même? Qui peut indiquer le terme où cette grande affaire serait terminée? La célérité du dénouement dépendra des intrigues qui agiteront chaque section des diverses sections de la France; ensuite de l'activité ou de la lenteur avec lesquelles les suffrages seront recueillis par les assemblées primaires; ensuite de la négligence ou du zèle, de la fidélité ou de la partialité avec laquelle ils seront recensés par les directoires, et transmis à la Convention nationale, qui en fera le relevé? Cependant, la guerre étrangère n'est point terminée; la saison approche, où tous les despotes alliés ou complices de Louis XVI doivent déployer toutes leurs forces contre la république naissante; et ils trouveront la nation délibérante sur Louis XVI! Ils la trouveront occupée à décider s'il a mérité la mort, interrogeant le Code pénal, ou pesant les motifs de le traiter avec indulgence ou avec sévérité. Ils la surprendront épuisée, fatiguée par ces scandaleuses dissensions. Alors, si les amis intrépides de la liberté, aujourd'hui persécutés avec tant de fureur, ne sont point encore immolés, ils auront quelque chose de mieux à faire que de disputer sur un point de procédure; il faudra qu'ils volent à la défense de la patrie; il faudra qu'ils laissent la tribune et le théâtre des assemblées, converties en arènes de chicaneurs, aux amis naturels de la royauté, aux riches, aux égoïstes, aux hommes lâches et faibles, à tous les champions du feuillantisme et de l'aristocratie. Mais quoi! les citoyens qui combattent aujourd'hui pour la liberté, tous nos frères qui ont abandonné leurs femmes et leurs enfants pour voler à son secours, pourront-ils délibérer dans vos villes et dans vos assemblées, lorsqu'ils seront dans nos camps ou sur le champ de bataille? Et qui, plus qu'eux, aurait droit de voter dans la cause de la tyrannie et de la liberté? Les paisibles citadins auront-ils le privilège de la décider en leur absence? Que dis-je, cette cause n'est-elle pas particulièrement la leur? Ne sont-ce pas nos généreux soldats des troupes de ligne qui, dès les premiers jours de la révolution, ont méprisé les ordres sanguinaires de Louis, commandant le massacre de leurs concitoyens? Ne sont-ce pas eux qui, depuis ce temps, ont été persécutés par la cour, par Lafayette, par tous les ennemis du peuple? Ne sont-ce pas nos braves volontaires qui, dans les derniers temps, ont sauvé la patrie avec eux, par leur sublime dévouement, en repoussant les satellites du despotisme, que Louis a ligués contre nous? Absoudre le tyran ou ses pareils, ce serait les condamner eux-mêmes; ce serait les vouer à la vengeance du despotisme et de l'aristocratie, qui n'a jamais cessé de les poursuivre; car de tout temps il y aura un combat à mort entre les vrais patriotes et les oppresseurs de l'humanité: ainsi, tandis que tous les citoyens les plus courageux répandraient le reste de leur sang pour la patrie, la lie de la nation, les hommes les plus lâches et les plus corrompus, tous ces reptiles de la chicane, tous les bourgeois orgueilleux et aristocrates, tous les ci-devant privilégiés, cachés sous le masque du civisme, tous les hommes nés pour ramper et pour opprimer sous un roi, maîtres des assemblées désertées par la vertu simple et indigente, détruiraient impunément l'ouvrage des héros de la liberté, livreraient leurs femmes et leurs enfants à la servitude, et, seuls, décideraient insolemment des destinées de l'Etat! Voilà donc le plan affreux que l'hypocrisie la plus profonde, disons le mot, que la friponnerie la plus éhontée ose cacher sous le nom de la souveraineté du peuple, qu'elle veut anéantir. Mais ne voyez-vous pas que ce projet ne tend qu'à détruire la Convention elle-même; que, les assemblées primaires une fois convoquées, l'intrigue et le feuillantisme les détermineront à délibérer sur toutes les propositions qui pourront servir leurs vues perfides; qu'elles remettront en question jusqu'à la proclamation de la république, dont la cause se lie naturellement aux questions qui concernent le roi détrôné? Ne voyez-vous pas que la tournure insidieuse donnée au jugement de Louis ne fait que reproduire, sous une autre forme, la proposition qui vous fut faite dernièrement par Guadet de convoquer les assemblées primaires pour réviser le choix des députés, et que vous avez alors repoussée avec horreur? Ne voyez-vous point, dans tous les cas, qu'il est impossible qu'une si grande multitude d'assemblées soient entièrement d'accord, et que cette seule division, au moment de l'approche des ennemis, est la plus grande de toutes les calamités? Ainsi la guerre civile unira ses fureurs au fléau de la guerre étrangère; et les intrigants ambitieux transigeront avec les ennemis du peuple, sur les ruines de la patrie, et sur les cadavres sanglants de ses défenseurs.

Et c'est au nom de la paix publique, c'est sous le prétexte d'éviter la guerre civile qu'on vous propose cette motion insensée! On craint la guerre civile, on craint le retour de la royauté, si vous punissez promptement le roi qui a conspiré contre la liberté; le moyen de détruire la tyrannie, c'est de conserver le tyran; le moyen de prévenir la guerre civile, c'est d'en allumer sur-le-champ le flambeau. Cruels sophistes; c'est ainsi qu'on a raisonné de tout temps pour nous tromper. N'est-ce pas au nom de la paix et de la liberté même que Louis, Lafayette, et tous ses complices, dans l'Assemblée constituante et ailleurs, troublaient l'Etat, calomniaient et assassinaient le patriotisme?

Pour vous déterminer à accueillir cet étrange système, on vous a fait un dilemme non moins étrange, selon moi: "ou bien le peuple veut la mort du tyran, ou il ne la veut pas; s'il la veut, quel inconvénient de recourir à lui? s'il ne la veut pas, de quel droit pouvez-vous l'ordonner?"

Voici ma réponse: d'abord je ne doute pas, moi, que le peuple la veuille, si vous entendez par ce mot la majorité de la nation, sans en exclure la portion la plus nombreuse, la plus infortunée et la plus pure de la société, celle sur qui pèsent tous les crimes de l'égoïsme et de la tyrannie. Cette majorité a exprimé son voeu au moment où elle secoua le joug de votre ci-devant roi; elle a commencé, elle a soutenu la révolution; elle a des moeurs, cette majorité, elle a du courage; mais elle n'a ni finesse, ni éloquence; elle foudroie les tyrans, mais elle est souvent la dupe des fripons. Cette majorité ne doit point être fatiguée par des assemblées continuelles, où une minorité intrigante domine trop souvent. Elle ne peut être dans vos assemblées politiques, quand elle est dans ses ateliers; elle ne peut juger Louis XVI, quand elle nourrit à la sueur de son front les robustes citoyens qu'elle donne à la patrie. Je me fie à la volonté générale, surtout dans les moments où elle est éveillée par l'intérêt pressant du salut public; je redoute l'intrigue, surtout dans les troubles qu'elle amène, et au milieu des pièges qu'elle a longtemps préparés. Je redoute l'intrigue, quand les aristocrates encouragés relèvent une tête altière; quand les émigrés reviennent, au mépris des lois; quand l'opinion publique est travaillée par les libelles, dont une faction toute-puissante inonde la France, qui ne disent jamais un mot de république, qui n'éclairent jamais les esprits sur le procès de Louis le dernier, qui ne propagent que les opinions favorables à sa cause, qui calomnient tous ceux qui poursuivent sa condamnation avec le plus de zèle. Je ne vois donc dans votre système que le projet de détruire l'ouvrage du peuple et de rallier les ennemis qu'il a vaincus. Si vous avez un respect si scrupuleux pour sa volonté souveraine, sachez la respecter; remplissez la mission qu'il vous a confiée. C'est se jouer de la majesté du souverain que de lui renvoyer une affaire qu'il vous a chargés de terminer promptement. Si le peuple avait le temps de s'assembler pour juger des procès ou pour décider des questions d'Etat, il ne vous eût point confié le soin de ses intérêts. La seule manière de lui témoigner notre fidélité, c'est de faire des lois justes, et non de lui donner la guerre civile. Et de quel droit faites-vous l'injure au peuple de douter de son amour pour la liberté? Affecter un pareil doute, qu'est-ce autre chose que le faire naître et favoriser l'audace de tous les partisans de la royauté?

Répondez vous-mêmes à cet autre dilemme: ou vous croyez que l'intrigue dominera dans les délibérations que vous provoquez, ou vous pensez que ce sera l'amour de la liberté et la raison. Au premier cas, j'avoue que vos mesures sont parfaitement bien entendues pour bouleverser la république et ressusciter la tyrannie; au second cas, les Français assemblés verront avec indignation la démarche que vous proposez: ils mépriseront des représentants qui n'auront point osé remplir le devoir sacré qui leur était imposé. Ils détesteront la lâche politique de ceux qui ne se souviennent de la souveraineté du peuple que lorsqu'il s'agit de ménager l'ombre de la royauté. Ils s'indigneront de voir que leurs représentants feignent d'ignorer le mandat qu'il leur a donné. Ils vous diront: "Pourquoi nous consultez-vous sur la punition du plus grand des criminels, lorsque le coupable le plus digne d'indulgence tombe sous le glaive des lois sans notre intervention? Pourquoi faut-il que les représentants de la nation prononcent sur le crime, et la nation elle-même sur la peine? Si vous êtes compétents pour l'une de ces questions, pourquoi ne l'êtes-vous pas pour l'autre? Si vous êtes assez hardis pour résoudre l'une, pourquoi êtes-vous assez timides pour n'oser aborder l'autre? Connaissez-vous les lois moins bien que les citoyens qui vous ont choisis pour les faire? Le Code pénal est-il fermé pour vous? Ne pouvez-vous point y lire la peine décernée contre les conspirateurs? Or, quand vous aurez jugé que Louis a conspiré contre la liberté ou contre la sûreté de l'Etat, quelle difficulté trouvez-vous à déclarer qu'il l'a encourue? Cette conséquence est-elle si obscure, qu'il faille des milliers d'assemblées pour la tirer?"

Par quel motif a-t-on voulu vous conduire à cet excès d'absurdité? On a voulu vous faire peur, en vous présentant le peuple vous demandant compte du sang du tyran que vous auriez fait couler? Peuple français, écoute, on te suppose prêt à demander compte à tes représentants du sang de ton assassin, pour dispenser tes représentants de demander compte à l'assassin de ton sang qu'il a versé! Et vous, représentants, on vous méprise assez pour prétendre vous conduire par la terreur à l'oubli de la vertu. Si ceux qui vous méprisent sont ceux qui vous persuadent, je n'ai plus rien à vous dire, puisqu'il est vrai que la peur ne raisonne pas; et dans ce cas, ce n'est pas l'affaire de Louis XVI qu'il faut renvoyer au peuple, c'est la révolution tout entière; car, pour fonder la liberté, pour soutenir la guerre contre tous les despotes et contre tous les vices, il faut au moins prouver son courage autrement que par de vaines formules.

Citoyens, je connais le zèle qui vous anime pour le bien public: vous étiez le dernier espoir de la patrie; vous pouvez la sauver encore. Pourquoi faut-il que nous soyons quelquefois obligés de croire que nous avons commencé notre carrière sous d'affreux auspices? C'est par la terreur et par la calomnie que l'intrigue égara l'Assemblée constituante, dont la majorité était bien intentionnée, et qui avait fait d'abord de si grandes choses. Je suis effrayé de la ressemblance que j'aperçois entre deux périodes de notre révolution, que le même roi a rendues mémorables.

Quand Louis fugitif fut ramené à Paris, l'Assemblée constituante craignait aussi l'opinion publique; elle avait peur de tout ce qui l'environnait. Elle ne craignait point la royauté; elle ne craignait point la cour et l'aristocratie; elle craignait le peuple; alors elle croyait qu'aucune force armée ne serait jamais assez considérable pour la défendre contre lui. Le peuple osait faire éclater le désir de la punition de Louis; les partisans de Louis accusaient sans cesse le peuple; le sang du peuple fut versé.

Aujourd'hui, j'en conviens, il n'est pas question d'absoudre Louis; nous sommes encore trop voisins du 10 août et du jour où la royauté fut abolie; mais il est question d'ajourner la fin de son procès au temps de l'irruption des puissances étrangères sur notre territoire, et de lui ménager la ressource de la guerre civile; on ne veut point le déclarer inviolable, mais seulement faire qu'il reste impuni; il ne s'agit pas de le rétablir sur le trône, mais d'attendre les événements. Aujourd'hui, Louis a encore cet avantage sur les défenseurs de la liberté, que ceux-ci sont poursuivis avec plus de fureur que lui-même. Personne ne peut douter, sans doute, qu'ils ne soient diffamés avec plus de soin, et à plus grands frais, qu'au mois de juillet 1791; et certes les jacobins n'étaient pas plus décriés, à cette époque, dans l'Assemblée constituante qu'ils ne le sont aujourd'hui parmi vous. Alors, nous étions des factieux; aujourd'hui, nous sommes des agitateurs et des anarchistes. Alors, Lafayette et ses complices oublièrent de nous faire égorger; il faut espérer que ses successeurs auront la même clémence. Ces grands amis de la paix, ces illustres défenseurs des lois ont été depuis déclarés traîtres à la patrie; mais nous n'avons rien gagné à cela; car leurs anciens amis, plusieurs membres de la majorité de ce temps-là, cherchent ici même à les venger, en nous persécutant. Mais ce que personne de vous n'a remarqué, sans doute, et qui mérite bien cependant de piquer votre curiosité, c'est que l'orateur qui, après un libelle préparatoire, distribué, selon l'usage, à tous les membres, a proposé et développé, avec tant de véhémence, le système de renvoyer l'affaire de Louis au tribunal des assemblées primaires, en parsemant son discours des déclamations ordinaires contre le patriotisme, est précisément le même qui, dans l'Assemblée constituante, prêta sa voix à la cabale dominante, pour défendre la doctrine de l'inviolabilité absolue, et qui nous dévouait à la proscription, pour avoir osé défendre les principes de la liberté; c'est le même, en un mot, car il faut tout dire, qui, deux jours après le massacre du Champ-de-Mars, osa proposer un projet de décret portant établissement d'une commission pour juger souverainement, dans le plus bref délai, les patriotes échappés au fer des assassins. J'ignore si, depuis ce temps-là, les amis ardents de la liberté, qui pressent encore aujourd'hui la condamnation de Louis, sont devenus des royalistes; mais je doute fort que les hommes dont je parle aient changé de caractère et de principes. Mais ce qui m'est bien démontré, c'est que, sous des nuances différentes, les mêmes passions et les mêmes vices nous conduisent par une pente presque irrésistible vers le même but. Alors l'intrigue nous donna une constitution éphémère et vicieuse; aujourd'hui elle nous empêche d'en faire une nouvelle, et nous entraîne à la dissolution de l'Etat.

S'il était un moyen de prévenir ce malheur, ce serait de dire la vérité tout entière; ce serait de vous développer le plan désastreux des ennemis du bien public. Mais quel moyen de remplir même ce devoir avec succès? Quel est l'homme sensé, ayant quelque expérience de notre révolution, qui pourrait espérer de détruire, en un moment, le monstrueux ouvrage de la calomnie? Comment l'austère vérité pourrait-elle dissiper les prestiges par lesquels la lâche hypocrisie a séduit la crédulité et peut-être le civisme lui-même? J'ai observé ce qui se passe autour de nous, j'ai observé les véritables causes de nos dissensions; je vois clairement que le système dont j'ai démontré les dangers perdra la patrie, et je ne sais quel triste pressentiment m'avertit qu'il prévaudra. Je pourrais prédire, d'une manière certaine, les événements qui vont suivre cette résolution, d'après la connaissance que j'ai des personnages qui les dirigent.

Ce qui est constant, c'est que, quel que soit le résultat de cette fatale mesure, elle doit tourner au profit de leurs vues particulières. Pour obtenir la guerre civile, il ne sera pas même nécessaire qu'elle soit complètement exécutée. Ils comptent sur la fermentation que cette orageuse et éternelle délibération excite dans les esprits. Ceux qui ne veulent pas que Louis tombe sous le glaive des lois ne seraient pas fâchés de le voir immolé par un mouvement populaire; ils ne négligeront rien pour le provoquer.

Peuple malheureux! On se sert de tes vertus mêmes pour le perdre. Le chef-d'oeuvre de la tyrannie, c'est de provoquer la juste indignation, pour te faire un crime ensuite, non seulement des démarches indiscrètes auxquelles elle peut te porter, mais même des signes de mécontentement qui t'échappent. C'est ainsi qu'une cour perfide, aidée de Lafayette, t'attira sur l'autel de la patrie, comme dans le piège où elle devait t'assassiner. Que dis-je? hélas! si les nombreux étrangers qui affluent dans tes murs, à l'insu même des autorités constituées; si les émissaires même de nos ennemis attentaient à l'existence du fatal objet de nos divisions, cet acte même te serait imputé; alors, ils soulèveront contre toi les citoyens des autres parties de la république; ils armeront contre toi, s'il est possible, la France entière, pour te récompenser de l'avoir sauvée! Peuple malheureux! tu as trop bien servi la cause de l'humanité pour être innocent aux yeux de la tyrannie; ils voudront bientôt nous arracher à tes regards, pour consommer en paix leurs exécrables projets; en partant, nous te laisserons pour adieux la ruine, la misère, la guerre et la perte de la république! Doutez-vous de ce projet? Vous n'avez donc jamais réfléchi sur tout ce système de diffamation, développé dans votre sein et à votre tribune; vous ne connaissez donc pas l'histoire de nos tristes et orageuses séances? Il vous a dit une grande vérité, celui qui vous disait hier que l'on marchait à la dissolution de l'Assemblée nationale par la calomnie. Vous en faut-il d'autres preuves que celte discussion? Quel autre objet semble-t-elle avoir maintenant, que de fortifier, par des insinuations perfides, toutes les préventions sinistres dont la calomnie a empoisonné tous les esprits; que d'attiser le feu de la haine et de la discorde? N'est-il pas évident que c'est moins à Louis XVI qu'on fait le procès, qu'aux plus chauds défenseurs de la liberté? Est-ce contre la tyrannie de Louis XVI qu'on s'élève? Non, c'est contre la tyrannie d'un petit nombre de patriotes opprimés. Sont-ce les complots de l'aristocratie qu'on redoute? Non, c'est la dictature de je ne sais quels députés du peuple, qui sont là tous prêts à le remplacer. On veut conserver le tyran pour l'opposer à des patriotes sans pouvoir. Les perfides! ils disposent de toute la puissance publique et de tous les trésors de l'Etat, et ils nous accusent de despotisme; il n'est pas un hameau dans la république où ils ne nous aient diffamés; ils épuisent le trésor public, pour multiplier leurs calomnies; ils osent, au mépris de la foi publique, violer le secret de la poste, pour arrêter toutes les dépêches patriotiques, pour étouffer la voix de l'innocence et de la vérité! Et ils crient à la calomnie! Ils nous ravissent jusqu'au droit de suffrage, et ils nous dénoncent comme des tyrans! Ils présentent comme des actes de révolte les cris douloureux du patriotisme outragé par l'excès de la perfidie; et ils remplissent ce sanctuaire des cris de la vengeance et de la fureur!

Oui, sans doute, il existe un projet d'avilir la Convention, et de la dissoudre peut-être à l'occasion de cette interminable affaire; il existe, non dans ceux qui réclament avec énergie les principes de la liberté, non dans le peuple qui lui a tout immolé, non dans la Convention nationale qui cherche le bien et la vérité, non pas même dans ceux qui ne sont que les dupes d'une intrigue fatale et les aveugles instruments de passions étrangères, mais dans une vingtaine de fripons qui font mouvoir tous ces ressorts, dans ceux qui gardent le silence sur les plus grands intérêts de la patrie, qui s'abstiennent surtout de prononcer leur opinion sur la question qui intéresse le dernier roi, mais dont la sourde et pernicieuse activité produit tous les troubles qui nous agitent et prépare tous les maux qui nous attendent.

Comment sortirons-nous de cet abîme, si nous ne revenons point aux principes, et si nous ne remontons pas à la source de nos maux? Quelle paix peut exister entre l'oppresseur et l'opprimé? Quelle concorde peut régner où la liberté des suffrages n'est pas même respectée? Toute manière de la violer est un attentat contre la nation. Un représentant du peuple ne peut se laisser dépouiller du droit de défendre les intérêts du peuple; nulle puissance ne peut le lui enlever qu'en lui arrachant la vie.

Déjà, pour éterniser la discorde et pour se rendre maîtres des délibérations, on a imaginé de distinguer l'Assemblée en majorité et en minorité, nouveau moyen d'outrager et de réduire au silence ceux qu'on désigne sous cette dernière dénomination. Je ne connais point ici ni minorité, ni majorité. La majorité est celle des bons citoyens; la majorité n'est point permanente, parce qu'elle n'appartient à aucun parti; elle se renouvelle à chaque délibération libre, parce qu'elle appartient à la cause publique et à l'éternelle raison; et quand l'Assemblée reconnaît une erreur, comme il arrive quelquefois, la minorité devient alors la majorité. La volonté générale ne se forme point dans les conciliabules ténébreux, ni autour des tables ministérielles. La minorité a partout un droit éternel, c'est celui de faire entendre la voix de la vérité, ou de ce qu'elle regarde comme telle.

La vertu fut toujours en minorité sur la terre. Sans cela, la terre serait-elle peuplée de tyrans et d'esclaves? Hamden et Sydney étaient de la minorité, car ils expirèrent sur un échafaud; les Critias, les Anitus, les César, les Clodius, étaient de la majorité; mais Socrate était de la minorité, car il avala la ciguë; Caton était de la minorité, car il déchira ses entrailles. Je connais ici beaucoup d'hommes qui serviront, s'il le faut, la liberté, à la manière de Sydney et d'Hamden; et n'y en eût-il que cinquante, cette seule pensée doit faire frémir tous ces lâches intrigants qui veulent égarer la majorité. En attendant cette époque, je demande au moins la priorité pour le tyran. Unissons-nous pour sauver la patrie, et que cette délibération prenne enfin un caractère plus digne de nous et de la cause que nous défendons. Bannissons du moins tous ces déplorables incidents qui la déshonorent; ne mettons pas à nous persécuter plus de temps qu'il n'en faut pour juger Louis; et sachons apprécier le sujet de nos inquiétudes. Tout semble conspirer contre le bonheur public... La nature de nos débats agite et aigrit l'opinion publique, et cette opinion réagit douloureusement contre nous; la défiance des représentants du peuple semble croître avec les alarmes des citoyens. Un propos, le plus petit événement, que nous devrions entendre avec plus de sang-froid, nous irrite; la malveillance exagère, ou imagine, ou fait naître chaque jour des anecdotes dont le but est de fortifier les préventions, et les plus petites causes peuvent nous entraîner aux plus terribles résultats. La seule expression un peu vive des sentiments du public, qu'il est si facile de réprimer, devient le prétexte des mesures les plus dangereuses et des propositions les plus attentatoires aux principes... Peuple, épargne-nous au moins cette espèce de disgrâce; garde tes applaudissements pour le jour où nous aurons fait une loi utile à l'humanité. Ne vois-tu pas que tu leur donnes des prétextes de calomnier la cause sacrée que nous défendons? Plutôt que de violer ces règles sévères, suis plutôt le spectacle de nos débats; loin de tes yeux, nous n'en combattrons pas moins; c'est à nous seuls maintenant de défendre ta cause; quand le dernier de tes défenseurs aura péri, alors venge-les, si tu veux, et charge-toi de faire triompher la liberté. Souviens-toi de ce ruban, que ta main étendit naguère, comme une barrière insurmontable, autour de la demeure funeste de nos tyrans encore sur le trône. Souviens-toi de la police maintenue jusques ici, sans baïonnettes, par la seule vertu populaire.

Citoyens, qui que vous soyez, veillez autour du Temple; arrêtez, s'il est nécessaire, la malveillance perfide, même le patriotisme trompé; et confondez les complots de nos ennemis. Fatal dépôt! N'était-ce pas assez que le despotisme du tyran eût si longtemps pesé sur cette immortelle cité? Faut-il que sa garde même soit pour elle une nouvelle calamité? Ne veut-on éterniser ce procès que pour perpétuer les moyens de calomnier le peuple qui l'a renversé du trôné?

J'ai prouvé que la proposition de soumettre aux assemblées primaires l'affaire de Louis Capet tendait à la guerre civile; s'il ne m'est pas donné de contribuer à sauver mon pays, je prends acte du moins, dans ce moment, des efforts que j'ai faits pour prévenir les calamités qui le menacent. Je demande que la Convention nationale déclare Louis coupable et digne de mort.






Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, présentée par Maximilien Robespierre [imprimé par ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l'Egalité] (24 avril 1793)



Note: l'article 13 ("Les citoyens dont le revenu n'excède pas, etc."), qui figure dans l'édition de la Société des Jacobins, ne figure plus dans le texte donné par Robespierre lui-même dans le dernier numéro des "Lettres à ses commettans". Dans l'intervalle, Robespierre avait modifié son opinion sur ce point.




J'ai demandé la parole, dans la dernière séance, pour proposer quelques articles additionnels importants qui tiennent à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Je vous proposerai d'abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété; que ce mot n'alarme personne. Ames de boue! qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles; il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique. Il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence. La chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerai bien autant pour mon compte être l'un des fils d'Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xerxès, né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des peuples et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété; il le faut d'autant plus, qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété; il vous dira, en vous montrant cette longue bière, qu'il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paraissent vivants: Voilà mes propriétés, je les ai achetés tant par tête. Interrogez ce gentilhomme, qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus; il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les 25 millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur? En définissant la liberté, le premier des biens de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu'elle avait pour borne les droits d'autrui; pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale; comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes? Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime; de manière que votre Déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes:

"Art. 1er. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

"Art. 2. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

"Art. 3. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

"Art. 4. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral."

Vous parlez aussi de l'impôt pour établir le principe incontestable qu'il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants; mais vous oubliez une disposition que l'intérêt de l'humanité réclame. Vous oubliez de consacrer la base de l'impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l'éternelle justice que celui qui impose aux citoyens l'obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement selon l'étendue de leur fortune, c'est-à-dire selon les avantages qu'ils retirent de la société. Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes:


"Les citoyens dont les revenus n'excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques; les autres doivent les supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune."


Le comité a encore absolument oublié de rappeler les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations, et leur droit à une mutuelle assistance. Il parait avoir ignoré les bases de l'éternelle alliance des peuples contre les tyrans. On dirait que votre Déclaration a été faite par un troupeau de créatures humaines parqué sur un coin du globe, et non pour l'immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour.

Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants. Ils ne peuvent que vous concilier l'estime des peuples; il est vrai qu'ils peuvent avoir l'inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J'avoue que cet inconvénient ne m'effraie pas; il n'effraiera point ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux. Voici mes quatre articles:


"Art. 1er. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

"Art. 2. Celui qui opprime une nation, se déclare l'ennemi de toutes.

"Art. 3. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté, et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

"Art. 4. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature."


Citoyens, j'aurais d'autres articles à vous proposer, si vous aviez la patience de m'entendre plus longtemps, mais ils se trouvent dans la série des autres articles énoncés dans le projet de Déclaration des Droits de l'Homme; et, pour que je jouisse de l'étendue de mon suffrage, il serait nécessaire que vous me permissiez de lire ce projet. J'ai cru devoir placer à la tête de cette Déclaration un préambule:


"Les représentants du peuple français, réunis en Convention nationale; reconnaissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l'ignorance et du despotisme contre l'humanité; convaincus que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde, ont résolu d'exposer dans une Déclaration solennelle ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur; le magistrat, la règle de ses devoirs; le législateur, l'objet de sa mission.

"En conséquence, la Convention nationale proclame à la face de l'univers, et sous les yeux du Législateur immortel, la Déclaration suivante des droits de l'homme et du citoyen:


"Art. 1er. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.

"Art. 2. Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence, et la liberté.

"Art. 3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. "L'égalité des droits est établie par la nature: la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force qui la rend illusoire.

"Art. 4. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.

"Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l'impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si évidentes de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.

"Art. 5. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

"Art. 6. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l'homme est essentiellement injuste et tyrannique: elle n'est point une loi.

"Art. 7. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

"Art. 8. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

"Art. 9. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

"Art. 10. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral.

"Art. 11. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

"Art. 12. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le pauvre; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

"Art. 13. Les citoyens dont le revenu n'excède pas ce qui est nécessaire à leur substance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques. Les autres doivent les supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune.

"Art. 14. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.

"Art. 15. La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

"Art. 16. Le peuple est le souverain: le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.

"Art. 17. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier; mais le voeu qu'elle exprime doit être respecté, comme le voeu d'une portion du peuple, qui doit concourir à former la volonté générale.

"Chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d'exprimer sa volonté avec une entière liberté; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.

"Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

"Art. 18. La loi doit être égale pour tous.

"Art. 19. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.

"Art. 20. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple, et à la formation de la loi.

"Art. 21. Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l'égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leurs familles.

"Art. 22. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu'ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.

"Art. 23. Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté, ou contre la propriété d'un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul; le respect même de la loi défend de s'y soumettre; et si on veut l'exécuter par violence, il est permis de le repousser par la force.

"Art. 24. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l'objet; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l'exercice.

"Art. 25. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme et du citoyen.

"Art. 26. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu'un seul de ses membres est opprimé.

"Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.

"Art. 27. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.

"Art. 28. Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

"Art. 29. Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression est le dernier raffinement de la tyrannie.

"Art. 30. Dans tout Etat libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l'abus de l'autorité de ceux qui gouvernent. "Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.

"Art. 31. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics.

"Art. 32. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.

"Art. 33. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.

"Art. 34. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

"Art. 35. Celui qui opprime une seule nation, se déclare l'ennemi de toutes.

"Art. 36. Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

"Art. 37. Les rois, les aristocrates, les tyrans quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature."




Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, proposée par Maximilien Robespierre, 24 avril 1793, imprimée par ordre de la Convention nationale (24 avril 1793)



Je vous proposerai d'abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété. Que ce mot n'alarme personne: âmes de boue, qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelqu'impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles.

Il ne fallait pas une révolution sans doute, pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes; mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique: il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable, que de proscrire l'opulence; la chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerai bien autant, pour mon compte, être l'un des fils d'Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xerxès, né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des peuples, et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété; il le faut d'autant plus qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu'il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paraissent vivants: "Voilà mes propriétés, je les ai achetés tant par tête."

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est sans contredit le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les vingt-cinq millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur? En définissant la liberté, le premier des biens de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu'elle avait pour borne les droits d'autrui: pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale? comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime; de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes:


Art. I. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

II. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

III. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

IV. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral.


Vous parlez aussi de l'impôt pour établir le principe incontestable qu'il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants; mais vous oubliez une disposition que l'intérêt de l'humanité réclame; vous oubliez de consacrer la base de l'impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l'éternelle justice, que celui qui impose aux citoyens l'obligation de contribuer aux dépenses publiques, progressivement, selon l'étendue de leur fortune, c'est-à-dire, selon les avantages qu'ils retirent de la société?

Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes:


"Les citoyens dont les revenus n'excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance, doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques; les autres doivent les supporter progressivement selon l'étendue de leur fortune."


Le comité a encore absolument oublié de rappeler les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations, et leurs droits à une mutuelle assistance; il parait avoir ignoré les bases de l'éternelle alliance des peuples contre les tyrans; on dirait que votre déclaration a été faite par un troupeau de créatures humaines parquées sur un coin du globe, et non pour l'immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour. Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants: ils ne peuvent que vous concilier l'estime des peuples: il est vrai qu'ils peuvent avoir l'inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J'avoue que cet inconvénient ne m'effraie pas; il n'effraiera point ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux.


Art. I. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

II. Celui qui opprime une nation, se déclare l'ennemi de toutes.

III. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

IV. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature.


DECLARATION
DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN
proposée par Maximilien Robespierre
Imprimée par ordre de la Convention nationale


Les Représentants du Peuple Français réunis en Convention nationale; reconnaissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l'ignorance et du despotisme contre l'humanité; convaincus que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde, ont résolu d'exposer, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur; le magistrat, la règle de ses devoirs; le législateur, l'objet de sa mission.

En conséquence, la Convention nationale proclame à la face de l'univers, et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante des droits de l'homme et du citoyen:


ARTICLE PREMIER

Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.


II

Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence, et la liberté.


III

Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. L'égalité des droits est établie par la nature: la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force qui la rend illusoire.


IV

La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.


V

Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l'impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l'homme que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.


VI

La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.


VII

Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.


VIII

Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.


IX

Tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral.


X

La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.


XI

Les secours nécessaires à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu: il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.


XII

Les citoyens dont les revenus n'excèdent pas ce qui est nécessaire à leur substance, sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques. Les autres doivent les supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune.


XIII

La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.


XIV

Le peuple est souverain: le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.

Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.


XV

La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté du peuple.


XVI

La loi est égale pour tous.


XVII

La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société: elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.


XVIII

Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l'homme, est essentiellement injuste et tyrannique: elle n'est point une loi.


XIX

Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l'abus de l'autorité de ceux qui gouvernent.

Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon, et le magistrat corruptible, est vicieuse.


XX

Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier; mais le voeu qu'elle exprime doit être respecté, comme le voeu d'une portion du peuple, qui doit concourir à former la volonté générale.

Chaque section du souverain assemblée, doit jouir du droit d'exprimer sa volonté, avec une entière liberté: elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.


XXI

Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.


XXII

Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple, et à la formation de la loi.


XXIII

Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l'égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leur famille.


XXIV

Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu'ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.


XXV

Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d'un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle, et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul; le respect même de la loi défend de s'y soumettre, et si on veut l'exécuter par violence, il est permis de le repousser par la force.


XXVI

Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l'objet, mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l'exercice.


XXVII

La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme et du citoyen.


XXVIII

Il y a oppression contre le corps social, lorsqu'un seul de ses membres est opprimé.

Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.


XXIX

Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.


XXX

Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.


XXXI

Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression, est le dernier raffinement de la tyrannie.


XXXII

Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics.


XXXIII

Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.


XXXIV

Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.


XXXV

Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr-aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.


XXXVI

Celui qui opprime une seule nation, se déclare l'ennemi de toutes.


XXXVII

Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.


XXXVIII

Les rois, les aristocrates, les tyrans quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature.




Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ("Lettres à ses commettans" no 10)



Art. I. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.


Art. II. Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence, et la liberté.


Art. III. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. L'égalité des droits est établie par la nature: la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force qui la rend illusoire.


Art. IV. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde. Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l'impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si évidentes de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.


Art. V. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.


Art. VI. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l'homme est essentiellement injuste et tyrannique: elle n'est point une loi.


Art. VII. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.


Art. VIII. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.


Art. IX. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.


Art. X. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral.


Art. XI. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.


Art. XII. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le pauvre; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.


Art. XIII. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.


Art. XIV. La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté du peuple.


Art. XV. Le peuple est le souverain: le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.


Art. XVI. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier; mais le voeu qu'elle exprime doit être respecté, comme le voeu d'une portion du peuple, qui doit concourir à former la volonté générale.

Chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d'exprimer sa volonté avec une entière liberté; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.

Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.


Art. XVII. La loi doit être égale pour tous.


Art. XVIII. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.


Art. XIX. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple, et à la formation de la loi.


[pas d'Art. XX.]


Art. XXI. Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l'égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leurs familles.


Art. XXII. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu'ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.


Art. XXIII. Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté, ou contre la propriété d'un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul; le respect même de la loi défend de s'y soumettre; et si on veut l'exécuter par violence, il est permis de le repousser par la force.


Art. XXIV. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l'objet; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l'exercice.


Art. XXV. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme et du citoyen.

Il y a oppression contre le corps social, lorsqu'un seul de ses membres est opprimé.

Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.

Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.

Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression est le dernier raffinement de la tyrannie.


Art. XXIX. Dans tout Etat libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l'abus de l'autorité de ceux qui gouvernent.

Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.


Art. XXX. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

Celui qui opprime une seule nation, se déclare l'ennemi de toutes. Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. Les rois, les aristocrates, les tyrans quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature.






Discours de Maximilien Robespierre sur la Constitution [discours imprimé par ordre de la Société des Jacobins] (10 mai 1793)



Note: texte en français moderne par Charles Vellay, corrigé d'après la réimpression de 1831.



L'homme est né pour le bonheur et pour la liberté, et partout il est esclave et malheureux. La société a pour but la conservation de ses droits et la perfection de son être; et partout la société le dégrade et l'opprime. Le temps est arrivé de le rappeler à ses véritables destinées; les progrès de la raison humaine ont préparé cette grande révolution, et c'est à vous qu'est spécialement imposé le devoir de l'accélérer.

Pour remplir votre mission, il faut faire précisément tout le contraire de ce qui a existé avant vous.

Jusqu'ici, l'art de gouverner n'a été que l'art de dépouiller et d'asservir le grand nombre au profit du petit nombre; et la législation, le moyen de réduire ces attentats en système. Les rois et les aristocrates ont très bien fait leur métier: c'est à vous maintenant de faire le vôtre, c'est-à-dire de rendre les hommes heureux et libres par les lois.

Donner au gouvernement la force nécessaire pour que les citoyens respectent toujours les droits des citoyens, et faire en sorte que le gouvernement ne puisse jamais les violer lui-même: voilà, à mon avis, le double problème que le législateur doit chercher à résoudre. Le premier me paraît très facile. Quant au second, on serait tenté de le regarder comme insoluble, si on ne consultait que les événements passés et présents, sans remonter à leurs causes.

Parcourez l'histoire, vous verrez partout les magistrats opprimer les citoyens, et le gouvernement dévorer la souveraineté. Les tyrans parlent de séditions, le peuple se plaint de la tyrannie, quand le peuple ose se plaindre, ce qui arrive lorsque l'excès de l'oppression lui rend son énergie et son indépendance. Plût à Dieu qu'il pût les conserver toujours! Mais le règne du peuple est d'un jour: celui des tyrans embrasse la durée des siècles.

J'ai beaucoup entendu parler d'anarchie depuis la révolution du 14 juillet 1789, et surtout depuis la révolution du 10 août 1792; mais j'affirme que ce n'est point l'anarchie qui est la maladie des corps politiques, mais le despotisme et l'aristocratie. Je trouve, quoi qu'ils en aient dit, que ce n'est qu'à compter de cette époque tant calomniée que nous avons eu un commencement de lois et de gouvernement, malgré les troubles qui ne sont autre chose que les dernières convulsions de la royauté expirante, et la lutte d'un gouvernement infidèle contre l'égalité.

L'anarchie a régné en France depuis Clovis jusqu'au dernier des Capet. Qu'est-ce que l'anarchie, si ce n'est la tyrannie qui fait descendre du trône la nature et la loi, pour y placer des hommes?

Jamais les maux de la société ne viennent du peuple, mais du gouvernement. Comment n'en serait-il pas ainsi?

L'intérêt du peuple, c'est le bien public; l'intérêt de l'homme en place est un intérêt privé. Pour être bon, le peuple n'a besoin que de se préférer lui-même à ce qui n'est pas lui; pour être bon, il faut que le magistrat s'immole lui-même au peuple.

Si je daignais répondre à des préjugés absurdes et barbares, j'observerais que ce sont le pouvoir et l'opulence qui enfantent l'orgueil et tous les vices; que c'est le travail, la médiocrité, la pauvreté qui est la gardienne de la vertu; que les voeux du faible n'ont pour objet que la justice et la protection des lois bienfaisantes; qu'il n'estime que les passions de l'honnêteté; que les passions de l'homme puissant tendent s'élever au-dessus des lois justes, ou à en créer de tyranniques; je dirais enfin que la misère des citoyens n'est autre chose que le crime des gouvernements. Mais j'établis la base de mon système par un seul raisonnement.

Le gouvernement est institué pour faire respecter la volonté générale; mais les hommes qui gouvernent ont une volonté individuelle, et toute volonté cherche à dominer. S'ils emploient à cet usage la force publique dont ils sont armés, le gouvernement n'est que le fléau de la liberté. Concluez donc que le premier objet de toute constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même.

C'est précisément cet objet que les législateurs ont oublié; ils se sont tous occupés de la puissance du gouvernement; aucun n'a songé aux moyens de le ramener à son institution. Ils ont pris des précautions infinies contre l'insurrection du peuple, et ils ont encouragé de tout leur pouvoir la révolte de ses délégués. J'en ai déjà indiqué les raisons. L'ambition, la force et la perfidie ont été les législateurs du monde. Ils ont asservi jusqu'à la raison humaine, en la dépravant, et l'ont rendue complice de la misère de l'homme. Le despotisme a produit la corruption des moeurs, et la corruption des moeurs a soutenu le despotisme. Dans cet état de choses, c'est à qui vendra son âme au plus fort pour légitimer l'injustice et diviser la tyrannie. Alors la raison n'est plus que folie; l'égalité, anarchie; la liberté, désordre; la nature, chimère; le souvenir des droits de l'humanité, révolte. Alors on a des bastilles et des échafauds pour la vertu, des palais pour la débauche, des tyrans et des chars de triomphe pour le crime. Alors on a des rois, des prêtres, des nobles, des bourgeois, de la canaille; mais point de peuple et point d'hommes.

Voyez ceux même d'entre les législateurs que le progrès des lumières publiques semble avoir forcés à rendre quelques hommages aux principes; voyez s'ils n'ont pas employé leur habileté à les éluder, lorsqu'ils ne pouvaient plus les raccorder à leurs vues personnelles. Voyez s'ils ont fait autre chose que varier les formes du despotisme et les nuances de l'aristocratie. Ils ont fastueusement proclamé la souveraineté du peuple, et l'ont enchaîné; tout en reconnaissant que les magistrats sont ses mandataires, ils les ont traités comme ses dominateurs et comme ses idoles. Tous se sont accordés à supposer le peuple insensé et mutin, et les fonctionnaires publics essentiellement sages et vertueux. Sans chercher les exemples chez les nations étrangères, nous pourrions en trouver de bien frappants au sein de notre révolution et dans la conduite même des législatures qui nous ont précédés. Voyez avec quelle lâcheté elles encensaient la royauté; avec quelle imprudence elles prêchaient la confiance aveugle pour les fonctionnaires publics corrompus; avec quelle insolence elles avilissaient le peuple; avec quelle barbarie elles l'assassinaient. Cependant, voyez de quel côté étaient les vertus civiques. Rappelez-vous les sacrifices généreux de l'indigence, et la honteuse avarice des riches; rappelez-vous le sublime dévouement des soldats, et les infâmes trahisons des généraux; le courage invincible, la patience magnanime du peuple, et le lâche égoïsme, la perfidie odieuse de ses mandataires.

Mais ne nous étonnons pas trop de tant d'injustices. Au sortir d'une si profonde éruption, comment pourraient-ils respecter l'humanité, chérir l'égalité, croire à la vertu? Nous, malheureux! nous élevons le temple de la liberté avec des mains encore flétries des fers de la servitude. Qu'était notre ancienne éducation, sinon une leçon continuelle d'égoïsme et de sotte vanité? Qu'étaient nos usages et nos prétendues lois, sinon le code de l'impertinence et de la bassesse, où le mépris des hommes était soumis à une espèce de tarif et gradué suivant des règles aussi bizarres que multipliées? Mépriser et être méprisé; ramper pour dominer; esclaves et tyrans tour à tour; tantôt à genoux devant un maître, tantôt foulant aux pieds le peuple, telle était notre destinée, telle était notre ambition, nous tous tant que nous étions, hommes bien nés ou hommes bien élevés, honnêtes gens et gens comme il faut, hommes de loi et financiers, robins ou hommes d'épée. Faut-il donc s'étonner, si tant de marchands stupides, si tant de bourgeois égoïstes conservent encore pour les artisans ce dédain insolent que les nobles prodiguaient aux bourgeois et aux marchands eux-mêmes? Oh! le noble orgueil! oh! la belle éducation! Voilà cependant pourquoi les grandes destinées du monde sont arrêtées! Voilà pourquoi le sein de la patrie est déchiré par des traîtres! Voilà pourquoi les satellites féroces des despotes de l'Europe ont ravagé nos moissons, incendié nos cités, massacré nos femmes et nos enfants; le sang de trois cent mille Français a déjà coulé; le sang de trois cent mille autres va peut-être couler encore, afin que le simple laboureur ne puisse siéger au Sénat, à côté du riche marchand de grains; afin que l'artisan ne puisse voter dans les assemblées du peuple, à côté de l'illustre négociant ou du présomptueux avocat, et que le pauvre, intelligent et vertueux, ne puisse garder l'attitude d'un homme, en présence du riche, imbécile et corrompu! Insensés! qui appelez des maîtres pour ne point avoir d'égaux, croyez-vous donc que les tyrans adopteront tous les calculs de votre triste vanité et de votre lâche cupidité? Croyez-vous que le peuple, qui a conquis la liberté, qui versait son sang pour la patrie quand vous dormiez dans la mollesse ou que vous conspiriez dans les ténèbres, se laissera enchaîner, affamer, égorger par vous? Non. Si vous ne respectez ni l'humanité, ni la justice, ni l'honneur, conservez du moins quelque soin de vos trésors, qui n'ont d'autre ennemi que la misère publique, que vous aggravez avec tant d'imprudence. Mais quel motif peut toucher des esclaves orgueilleux? La loi de la vérité, qui tonne dans les coeurs corrompus, ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux, et qui ne réveillent point les cadavres.

Vous donc à qui la liberté, à qui la patrie est chère, chargez-vous seuls du soin de la sauver; et puisque le moment où l'intérêt pressant de sa défense semblait exiger toute votre attention est celui où l'on veut élever précipitamment l'édifice de la Constitution d'un grand peuple, fondez-la du moins sur la base éternelle de la vérité. Posez d'abord celte maxime incontestable: que le peuple est bon et que ses délégués sont corruptibles; que c'est dans la vertu et dans la souveraineté du peuple qu'il faut chercher un préservatif contre les vices et le despotisme du gouvernement.

De ce principe incontestable, tirons maintenant des conséquences pratiques, qui sont autant de bases de toute constitution libre.

La corruption des gouvernements a sa source dans l'excès de leur pouvoir, et dans leur indépendance du souverain. Remédiez à ce double abus.

Commencez par modérer la puissance des magistrats.

Jusqu'ici, les politiques qui ont semblé vouloir faire quelque effort, moins pour défendre la liberté que pour modifier la tyrannie, n'ont pu imaginer que deux moyens de parvenir à ce but. L'un est l'équilibre des pouvoirs, et l'autre le tribunat.

Quant à l'équilibre des pouvoirs, nous avons pu être les dupes de ce prestige, dans un temps où la mode semblait exiger de nous cet hommage à nos voisins, dans un temps où l'excès de notre propre dégradation nous permettait d'admirer toutes les institutions étrangères qui nous offraient quelque faible image de la liberté. Mais, pour peu qu'on réfléchisse, on s'aperçoit aisément que cet équilibre ne peut être qu'une chimère ou un fléau, qu'il supposerait la nullité absolue du gouvernement, s'il n'amenait nécessairement une ligue des pouvoirs rivaux contre le peuple; car on sent aisément qu'ils aiment beaucoup mieux s'accorder, que d'appeler le souverain pour juger sa propre cause. Témoin l'Angleterre, où l'or et le pouvoir du monarque font constamment pencher la balance du même côté; où le parti de l'opposition même ne paraît solliciter, de temps en temps, la réforme de la représentation nationale, que pour l'éloigner, de concert avec la majorité qu'elle semble combattre; espèce de gouvernement monstrueux, où les vertus publiques ne sont qu'une scandaleuse parade, où le fantôme de la liberté anéantit la liberté même, où la loi consacre le despotisme, où les droits du peuple sont l'objet d'un trafic avoué, où la corruption est dégagée du frein même de la pudeur.

Eh! que nous importent les combinaisons qui balancent l'autorité des tyrans? C'est la tyrannie qu'il faut extirper; ce n'est pas dans les querelles de leurs maîtres que les peuples doivent chercher l'avantage de respirer quelques instants; c'est dans leur propre force qu'il faut placer la garantie de leurs droits.

C'est par la même raison que je ne suis pas plus partisan de l'institution du tribunat; l'histoire ne m'a pas appris à la respecter. Je ne confie point la défense d'une si grande cause à ces hommes faibles ou corruptibles. La protection des tribuns suppose l'esclavage du peuple. Je n'aime point que le peuple romain se retire sur le mont sacré, pour demander des protecteurs à un sénat despotique et à des patriciens insolents: je veux qu'il reste dans Rome, et qu'il en chasse tous ses tyrans. Je hais, autant que les patriciens eux-mêmes, et je méprise beaucoup plus ces tribuns ambitieux, ces vils mandataires du peuple, qui vendent aux grands de Rome leurs discours et leur silence, et qui ne l'ont quelquefois défendu que pour marchander sa liberté avec ses oppresseurs.

Il n'y a qu'un seul tribun du peuple que je puisse avouer: c'est le peuple lui-même. C'est à chaque section de la République française que je renvoie la puissance tribunicienne; et il est facile de l'organiser d'une manière également éloignée des tempêtes de la démocratie absolue et de la perfide tranquillité du despotisme représentatif.

Mais avant de poser les digues qui doivent défendre la liberté publique contre les débordements de la puissance des magistrats, commençons par la réduire à de justes bornes.

Une première règle pour parvenir à ce but, c'est que la durée de leurs pouvoirs doit être courte, en appliquant surtout ce principe à ceux dont l'autorité est plus étendue.

2° Que nul ne puisse exercer en même temps plusieurs magistratures.

3° Que le pouvoir soit divisé: il vaut mieux multiplier les fonctionnaires publics que de confier à quelques-uns une autorité trop redoutable.

4° Que la législation et l'exécution soient séparées soigneusement.

5° Que les diverses branches de l'exécution soient elles-mêmes distinguées le plus qu'il est possible, selon la nature même des affaires, et confiées à des mains différentes.

L'un des plus grands vices de l'organisation actuelle, c'est la trop grande étendue de chacun des départements ministériels, où sont entassées diverses branches d'administration très distinctes parleur nature.

Le ministre de l'intérieur surtout, tel qu'on s'est obstiné à le conserver jusqu'ici provisoirement, est un monstre .politique, qui aurait provisoirement dévoré la république naissante, si la force de l'esprit public, animé par le mouvement de la révolution, ne l'avait défendue jusqu'ici, et contre les vices de l'institution, et contre ceux des individus.

Au reste, vous ne pourrez jamais empêcher que les dépositaires du pouvoir exécutif ne soient des magistrats très puissants; ôtez-leur donc toute autorité et toute influence étrangère à leurs fonctions.

Ne permettez pas qu'ils assistent et qu'ils votent dans les assemblées du peuple, pendant la durée de leur agence. Appliquez la même règle aux fonctionnaires publics en général.

Eloignez de leurs mains le trésor publie; confiez-le à des dépositaires et à des surveillants qui ne puissent participer eux-mêmes à aucune autre espèce d'autorité.

Laissez dans les départements, et sous la main du peuple, la portion des tributs publics qu'il ne sera pas nécessaire de verser dans la caisse générale; et que les dépenses soient acquittées sur les lieux, autant qu'il sera possible.

Vous vous garderez bien de remettre à ceux qui gouvernent des sommes extraordinaires, sous quelque prétexte que ce soit, surtout sous le prétexte de former l'opinion.

Toutes les manufactures d'esprit public ne fournissent que des poisons; nous en avons fait récemment une cruelle expérience, et le premier essai de cet étrange système ne doit pas nous inspirer beaucoup de confiance dans ses inventeurs. Ne perdez jamais de vue que c'est à l'opinion publique de juger les hommes qui gouvernent, et non à ceux-ci de maîtriser et de créer l'opinion publique.

Mais il est un moyen général et non moins salutaire de diminuer la puissance des gouvernements au profit de la liberté et du bonheur des peuples.

Il consiste dans l'application de cette maxime, énoncée dans la Déclaration des Droits, que je vous ai proposée: "La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile."

Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires, en tout ce qui ne tient point essentiellement à l'administration générale de la république. En un mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire.

Respectez surtout la liberté du souverain dans les assemblées primaires. Par exemple, en supprimant ce code énorme qui entrave et qui anéantit le droit de voter, sous le prétexte de le régler, vous ôterez des armes infiniment dangereuses à l'intrigue et au despotisme des directoires ou des législatures; de même qu'en simplifiant le Code civil, en abattant la féodalité, dîmes et tout le gothique édifice du droit canonique, rétrécit singulièrement le domaine du despotisme judiciaire. Quelque utiles que soient toutes ces précautions, vous n'aurez rien fait encore, si vous ne prévenez la seconde espèce d'abus que j'ai indiquée, qui est l'indépendance du gouvernement.

La Constitution doit s'appliquer surtout à soumettre les fonctionnaires publics à une responsabilité imposante, en les mettant dans la dépendance réelle, non des individus, mais du souverain.

Celui qui est indépendant des hommes se rend bientôt indépendant de ses devoirs; et l'impunité est la mère comme la sauvegarde du crime, et le peuple est toujours asservi, dès qu'il est craint.

Il est deux espèces de responsabilités, l'une qu'on peut appeler morale, et l'autre physique.

La première consiste principalement dans la publicité; mais suffit-il que la Constitution assure la publicité des opérations ou des délibérations du gouvernement? Non; il faut encore lui donner toute l'étendue dont elle est susceptible.

La nation entière a le droit de connaître la conduite de ses mandataires. Il faudrait, s'il était possible, que l'assemblée des mandataires délibérât en présence de tous les Français. Un édifice fastueux et majestueux, ouvert à 12.000 spectateurs, devrait être le lieu des séances du corps législatif. Sous les yeux d'un si grand nombre de témoins, ni la corruption, ni l'intrigue, ni la perfidie n'oseraient se montrer; la volonté générale serait seule consultée, la voix de la raison et de l'intérêt public serait seule entendue. Mais l'admission de quelques centaines de spectateurs, encaissés dans un local étroit et incommode, offre-t-elle une publicité proportionnée à l'immensité de la nation? surtout lorsqu'une foule d'ouvriers mercenaires effraient le corps législatif, pour intercepter ou pour altérer la vérité par les récits infidèles qu'ils répandent dans toute la république. Que serait-ce donc, si les mandataires eux-mêmes méprisaient cette petite portion du public qui les voit; s'ils voulaient faire regarder comme deux espèces d'hommes différentes les habitants du lieu où ils résident et ceux qui sont éloignés d'eux; s'ils dénonçaient perpétuellement ceux qui sont les témoins de leurs actions à ceux qui lisent leurs pamphlets, pour rendre la publicité non seulement inutile, mais funeste à la liberté?

Les hommes superficiels ne devineront jamais quelle a été sur la Révolution l'influence du local qui a recélé le corps législatif, et les fripons n'en conviendront pas; mais les amis éclairés du bien public n'ont pas vu sans indignation qu'après avoir appelé les regards publics autour d'elle, pour résister à la cour, la première législature les ait fuis autant qu'il était en son pouvoir, lorsqu'elle a voulu se liguer avec la cour contre le peuple; qu'après s'être en quelque sorte cachée à l'archevêché, où elle porta la loi martiale, elle se soit renfermée dans le Manège, où elle s'environna de baïonnettes, pour ordonner le massacre des meilleurs citoyens au Champ-de-Mars, sauver le parjure Louis et miner les fondements de la liberté. Ses successeurs se sont bien gardés d'en sortir; les rois ou les magistrats de l'ancienne police faisaient bâtir, en quelques jours, une magnifique salle d'Opéra, et, à la honte de la raison humaine, quatre ans se sont écoulés avant qu'on eût préparé une nouvelle demeure à la représentation nationale! Que dis-je ? celle même où elle vient d'entrer est-elle plus favorable à la publicité et plus digne de la nation? Non; tous les observateurs se sont aperçus qu'elle a été disposée, avec beaucoup d'intelligence, par le même esprit d'intrigue, sous les auspices d'un ministre pervers, pour retrancher les mandataires contre les regards du peuple. On a même fait des prodiges en ce genre; on a enfin trouvé le secret, recherché depuis si longtemps, d'exclure le public, en l'admettant; qu'il puisse assister aux séances, mais qu'il ne puisse entendre, si ce n'est dans le petit espace réservé aux honnêtes gens et aux journalistes; qu'il soit absent et présent tout à la fois. La postérité s'étonnera de l'insouciance avec laquelle une grande nation a souffert si longtemps les lâches et grossières manoeuvres qui compromettaient à la fois sa dignité, sa liberté et son salut.

Pour moi, je pense que la Constitution ne doit pas se borner à ordonner que les séances du corps législatif et des autorités constituées seront publiques, mais encore qu'elle ne doit pas dédaigner de s'occuper des moyens de leur assurer la plus grande publicité; qu'elle doit interdire aux mandataires le pouvoir d'influer, en aucune manière, sur la composition de l'auditoire, et de retracer arbitrairement l'étendue du lieu qui doit recevoir le peuple. Elle doit pourvoir à ce que la législature réside au sein d'une immense population, et délibère sous les yeux d'une multitude de citoyens infinie.

Le principe de la responsabilité morale veut encore que les agents du gouvernement rendent à des époques déterminées et assez rapprochées des comptes exacts et circonstanciés de leur gestion; que ces comptes soient rendus publics par la voie de l'impression, et soumis à la censure de tous les citoyens; qu'ils soient envoyés, en conséquence, à tous les départements, à toutes les administrations et à toutes les communes.

A l'appui de la responsabilité morale, il faut déployer la responsabilité physique, qui est, en dernière analyse, la plus sûre gardienne de la liberté: elle consiste dans la punition des fonctionnaires publics prévaricateurs.

Un peuple dont les mandataires ne doivent compte à personne de leur gestion, n'a point de Constitution: un peuple dont les mandataires ne rendent compte qu'à d'autres mandataires inviolables, n'a point de Constitution, puisqu'il dépend de ceux-ci de le trahir impunément, et de le laisser trahir par les autres. Si c'est là le sens qu'on attache au gouvernement représentatif, j'avoue que j'adopte tous les anathèmes prononcés contre lui par Jean-Jacques Rousseau. Au reste, ce mot a besoin d'être expliqué, comme beaucoup d'autres; ou plutôt il s'agit bien moins de définir le gouvernement français, que de le constituer.

Dans tout Etat libre, les crimes publics des magistrats doivent être punis aussi sévèrement et aussi facilement que les crimes privés des citoyens; et le pouvoir de réprimer les attentats du gouvernement doit retourner au souverain.

Je sais que le peuple ne peut pas être un juge toujours en activité. Aussi, n'est-ce pas là ce que je veux; mais je veux encore moins que ses délégués soient des despotes au-dessus des lois. On peut remplir l'objet que je propose, par des mesures simples, dont je vais développer la théorie.

1° Je veux que tous les fonctionnaires publics, nommés par le peuple, puissent être révoqués par lui, selon les formes qui seront établies, sans autre motif que le droit imprescriptible qui lui appartient de révoquer ses mandataires.

2° Il est naturel que le corps chargé de faire les lois surveille ceux qui sont commis pour les faire exécuter. Les membres de l'agence exécutive seront donc tenus de rendre compte de leur gestion au corps législatif. En cas de prévarication, il ne pourra pas les punir, parce qu'il ne faut pas lui laisser ce moyen de s'emparer de la puissance exécutive, mais il les accusera devant un tribunal populaire, dont l'unique fonction sera de connaître des prévarications des fonctionnaires publics. Les membres du corps législatif ne pourront être poursuivis par ce tribunal pour raison des opinions qu'ils auront manifestées dans les assemblées, mais seulement pour les faits positifs de corruption ou de trahison dont ils pourraient être prévenus. Les délits ordinaires qu'ils pourraient commettre sont du ressort des tribunaux ordinaires.

A l'expiration de leurs fonctions, les membres de la législature et les agents de l'exécution, ou ministres, pourront être déférés au jugement solennel de leurs commettants. Le peuple prononcera seulement s'ils ont conservé ou perdu sa confiance. Le jugement qui déclarera qu'ils ont perdu sa confiance, emportera l'incapacité de remplir aucunes fonctions. Le peuple ne décernera pas de peine plus forte, et si les mandataires sont coupables de quelques crimes particuliers et formels, il pourra les renvoyer au tribunal établi pour les punir.

Ces dispositions s'appliqueront également aux membres du tribunal populaire.

Quelque nécessité qu'il soit de contenir les magistrats, il ne l'est pas moins de les bien choisir. C'est sur cette double base que la liberté doit être fondée. Ne perdez pas de vue que, dans le gouvernement représentatif, il n'est pas de lois constitutives aussi importantes que celles qui garantissent la pureté des élections.

Ici, je vois répandre de dangereuses erreurs; ici je m'aperçois qu'on abandonne les premiers principes du bon sens et de la liberté pour poursuivre de vaines abstractions métaphysiques. Par exemple, on veut que, dans tous les points de la république, les citoyens votent pour la nomination de chaque fonctionnaire public, de manière que l'homme de mérite et de vertu, qui n'est connu que dans la contrée qu'il habite, ne puisse jamais être appelé à représenter ses compatriotes; et que les charlatans fameux, qui ne sont pas toujours les meilleurs citoyens ni les hommes les plus éclairés, ou les intrigants portés par un parti puissant, qui dominera dans toute la république, soient à perpétuité et exclusivement les représentants nécessaires du peuple français.

Mais, en même temps, on enchaîne le souverain par des règlements tyranniques; partout on dégoûte le peuple, on éloigne les sans-culottes par des formalités. Que dis-je? on les chasse par la famine; car on ne songe pas même à les indemniser du temps qu'ils dérobent à la subsistance de leurs familles, pour le consacrer aux affaires publiques.

Voilà cependant les principes conservateurs de la liberté que la Constitution doit maintenir. Tout le reste n'est que charlatanisme, intrigue et despotisme.

Faites en sorte que le peuple puisse assister aux assemblées publiques, car lui seul est l'appui de la liberté et de la justice: les aristocrates, les intrigants en sont les fléaux.

Qu'importe que la loi rende un hommage hypocrite à l'égalité des droits, si la plus impérieuse de toutes les lois, la nécessité, force la partie la plus saine et la plus nombreuse du peuple à y renoncer! Que la patrie indemnise l'homme qui vit de son travail, lorsqu'il assiste aux assemblées publiques; qu'elle salarie, par la même raison, d'une manière comparable, tous les fonctionnaires publics; que les règles des élections, que les formes des délibérations soient aussi simples, aussi abrégées qu'il est possible; que tous les jours des assemblées soient fixés aux époques les plus commodes pour la partie laborieuse de la nation.

Que l'on délibère à haute voix: la publicité est l'appui de la vertu, la sauvegarde de la vérité, la terreur du crime, le fléau de l'intrigue. Laissez les ténèbres et le scrutin secret aux criminels et aux esclaves. Les hommes libres veulent avoir le peuple pour témoin de leurs pensées. Cette méthode forme les citoyens et les vertus républicaines. Elle convient à un peuple qui vient de conquérir sa liberté et qui combat pour la défendre. Quand elle cesse de lui convenir, la république n'est déjà plus.

Au surplus, que le peuple, je le répète, soit parfaitement libre dans les assemblées: la Constitution ne peut établir que ces règles générales, nécessaires pour bannir l'intrigue et maintenir la liberté même; toute autre gêne n'est qu'un attentat à sa souveraineté.

Qu'aucune autorité constituée surtout ne se mêle jamais ni de sa police, ni de ses délibérations.

Par là vous aurez résolu le problème encore indécis de l'économie politique populaire: de placer dans la vertu du peuple et dans l'autorité du souverain le contrepoids nécessaire des passions du magistrat et de la tendance du gouvernement à la tyrannie.

Au reste, n'oubliez pas que la solidité de la Constitution elle-même s'appuie sur toutes les institutions, sur toutes les lois particulières d'un peuple, quelque nom qu'on leur donne: elle s'appuie sur la bonté des moeurs, sur la connaissance et sur le sentiment des droits sacrés de l'homme. La Déclaration des Droits est la Constitution de tous les peuples; les autres lois sont muables par leur nature, et sont subordonnées à celle-là. Qu'elle soit sans cesse présente à tous les esprits; qu'elle brille à la tôle de votre Code public; que le premier article de ce code soit la garantie formelle de tous les droits de l'homme; que le second porte que toute loi qui les blesse est tyrannique et nulle; qu'elle soit portée en pompe dans vos cérémonies publiques; qu'elle frappe les regards du peuple dans toutes ses assemblées, dans tous les lieux où résident ses mandataires; qu'elle soit écrite sur les murs de nos maisons; qu'elle soit la première leçon que les pères donneront à leurs enfants.

On me demandera peut-être comment, avec des précautions si sûres contre les magistrats, je puis assurer l'obéissance aux lois et au gouvernement. Je réponds que je l'assure davantage précisément par ces précautions-là mêmes. Je rends aux lois et au gouvernement toute la force que j'ôte aux vices des hommes qui gouvernent et qui font des lois.

Le respect qu'inspire le magistrat dépend beaucoup pins du respect qu'il porte lui-même aux lois que du pouvoir qu'il usurpe; et la puissance des lois est bien moins dans la force militaire qui les entoure que dans leur concordance avec les principes de la justice et avec la volonté générale.

Quand la loi a pour principe l'intérêt public, elle a le peuple lui-même pour appui, et sa force est la force de tous les citoyens, dont elle est l'ouvrage et la propriété. La volonté générale et la force publique ont une origine commune. La force publique est au corps politique ce qu'est au corps le bras qui exécute spontanément ce que la volonté commande et repousse tous les objets qui peuvent menacer le coeur ou la tête.

Quand la force publique ne fait que seconder la volonté générale, l'Etat est libre et paisible; lorsqu'elle la contrarie, l'Etat est asservi ou agité.

La force publique est en contradiction avec la volonté générale dans deux cas: ou lorsque la loi n'est pas la volonté générale; ou lorsque le magistrat l'emploie pour violer la loi. Telle est l'horrible anarchie que les tyrans ont établie de tout temps, sous le nom de tranquillité, d'ordre public, de législation et de gouvernement: tout leur art est d'isoler et de comprimer chaque citoyen par la force, pour les asservir tous à leurs odieux caprices, qu'ils décorent du nom de lois. Législateurs, faites des lois justes; magistrats, faites-les religieusement exécuter; que ce soit là toute votre politique, et vous donnerez au monde un spectacle inconnu, celui d'un grand peuple libre et vertueux.


ARTICLE PREMIER. La Constitution garantit à tout Français les droits imprescriptibles de l'homme et du citoyen énoncés dans la déclaration précédente.

II. Elle déclare tyrannique et nul tout acte de législation ou de gouvernement qui les viole.

III. La Constitution Française ne reconnaît d'autre gouvernement légitime que le gouvernement républicain, ni d'autre république que celle qui est fondée sur la liberté et sur l'égalité.

IV. La République Française est une et indivisible.

V. La souveraineté réside essentiellement dans le Peuple Français; tous les fonctionnaires publics sont ses mandataires, il peut les révoquer de la même manière qu'il les a choisis.

VI. La Constitution ne reconnaît d'autre pouvoir que celui du souverain; les diverses portions d'autorité exercées par les différents magistrats ne sont que des fonctions publiques, qu'il leur délègue pour l'avantage commun.

VII. La population et l'étendue de la République obligent le peuple français à se diviser en sections pour exercer sa souveraineté; mais ses droits ne sont ni moins réels ni moins sacrés que s'il délibérait tout entier, dans une assemblée unique. En conséquence, chaque section du souverain ne peut être soumise ni à l'influence, ni aux ordres d'aucune autorité constituée, et les mandataires qui attentent soit à la liberté, soit à la sûreté, soit à la dignité d'une portion du peuple, sont coupables de rébellion envers le peuple entier.

VIII. Afin que l'inégalité des biens ne détruise point l'égalité des droits, la Constitution veut que les citoyens qui vivent de leur travail soient indemnisés du temps qu'ils consacrent aux affaires publiques dans les assemblées du peuple où la loi les appelle.

IX. La durée des fonctions des mandataires du peuple ne peut excéder deux années.

X. Nul ne peut exercer à la fois deux emplois publics.

XI. Les fonctions exécutives, les fonctions législatives et les fonctions judiciaires sont séparées.

XII. La Constitution ne veut pas que la loi même puisse garantir la liberté individuelle sans aucun profit pour le bien public; elle laisse aux communes le droit de régler leurs propres affaires, en ce qui ne tient point à l'administration générale de la République.

XIII. Les délibérations de la législature et de toutes les autorités constituées seront publiques: la publicité qu'exige la Constitution est la plus grande publicité possible. La législature doit tenir ses séances dans un lieu qui puisse admettre douze mille spectateurs.

XIV. Tout fonctionnaire public est responsable au peuple.

XV. Il sera établi un tribunal dont l'unique fonction sera de connaître de leurs prévarications.

XVI. Les membres de la législature ne pourront être poursuivis, par aucun tribunal constitué, pour raison des opinions qu'ils auront manifestées dans l'Assemblée; mais, à l'expiration de leurs fonctions, leur conduite sera solennellement jugée par le peuple qui les aura choisis. Le peuple prononcera sur cette question: tel citoyen a-t-il répondu ou non à la confiance dont le peuple l'a honoré?

XVII. Les faits positifs de corruption et de trahison qui pourraient être imputés aux fonctionnaires publics dont il est parlé aux deux articles précédents seront jugés par le tribunal populaire, et leurs délits privés par les tribunaux ordinaires.

XVIII. Tous les membres de la législature et tous les membres de l'agence exécutive seront tenus de rendre compte de leur fortune, deux ans après l'expiration de leur autorité.

XIX. Lorsque les droits du peuple seront violés par un acte de la législature ou du gouvernement, chaque département pourra le déférer à l'examen du reste de la République; et, dans le délai qui sera déterminé, les assemblées primaires s'assembleront pour manifester leur voeu sur ce point.

XX. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen sera placée dans l'endroit le plus apparent des lieux où autorités constituées tiendront leurs séances: elle s portée, en pompe, dans toutes les cérémonies publiques; elle sera le premier objet de l'instruction publique.






Rapport fait à la Convention nationale au nom du Comité de salut public par le citoyen Robespierre, membre de ce comité, sur la situation politique de la République; le 27 brumaire, l'an 2 de la République; imprimé par ordre de la Convention nationale (27 brumaire an II - 18 novembre 1793)



Citoyens Représentants du Peuple,


Nous appelons aujourd'hui l'attention de la Convention nationale sur les plus grands intérêts de la patrie. Nous venons remettre sous vos yeux la situation de la République à regard des diverses puissances de la terre, et surtout des peuples que la nature et la raison attachent à notre cause, mais que l'intrigue et la perfidie cherchent à ranger au nombre de nos ennemis.

Au sortir du chaos où les trahisons d'une cour criminelle et le règne des factions avaient plongé le gouvernement, il faut que les législateurs du peuple français fixent les principes de leur politique envers les amis et les ennemis de la République; il faut qu'ils déploient aux yeux de l'univers le véritable caractère de la nation qu'ils ont la gloire de représenter. Il est temps d'apprendre aux imbéciles qui l'ignorent, ou aux pervers qui feignent d'en douter, que la République française existe; qu'il n'y a de précaire dans le monde que le triomphe du crime et la durée du despotisme; il est temps que nos alliés se confient à notre sagesse et à notre fortune, autant que les tyrans armés contre nous redoutent notre courage et notre puissance.

La Révolution française a donné une secousse au monde. Les élans d'un grand peuple vers la liberté devaient déplaire aux rois qui l'entouraient. Mais il y avait loin de cette disposition secrète à la résolution périlleuse de déclarer la guerre au peuple français, et surtout à la ligue monstrueuse de tant de puissances essentiellement divisées d'intérêts.

Pour les réunir, il fallait la politique de deux cours dont l'influence dominait toutes les autres; pour les enhardir, il fallait l'alliance du roi même des Français, et les trahisons de toutes les factions qui le caressèrent et le menacèrent tour à tour pour régner sous son nom ou pour élever un autre tyran sur les débris de sa puissance.

Les temps qui devaient enfanter le plus grand des prodiges de la raison, devaient aussi être souillés par les derniers excès de la corruption humaine. Les crimes de la tyrannie accélérèrent les progrès de la liberté, et les progrès de la liberté multiplièrent les crimes de la tyrannie, en redoublant ses alarmes et ses fureurs. Il y a eu, entre le peuple et ses ennemis, une réaction continuelle, dont la violence progressive a opéré en peu d'années l'ouvrage de plusieurs siècles.

Il est connu aujourd'hui de tout le monde que la politique du cabinet de Londres contribua beaucoup à donner le premier branle à notre révolution. Ses projets étaient vastes; il voulait, au milieu des orages politiques, conduire la France épuisée et démembrée à un changement de dynastie, et placer le duc d'York sur le trône de Louis XVI. Ce projet devait être favorisé par les intrigues et par la puissance de la maison d'Orléans, dont le chef, ennemi de la cour de France, était depuis longtemps étroitement lié avec celle d'Angleterre. Content des honneurs do la vengeance et du titre de beau-père du roi, l'insouciant Philippe aurait facilement consenti à finir sa carrière au sein du repos et de la volupté. L'exécution de ce plan devait assurer à l'Angleterre les trois grands objets de son ambition ou de sa jalousie: Toulon, Dunkerque et nos colonies. Maître à la fois de ces importantes possessions, maître de la mer et de la France, le gouvernement anglais aurait bientôt forcé l'Amérique à rentrer sous la domination de George. Il est à remarquer que ce cabinet a conduit de front, en France et dans les Etats-Unis, deux intrigues parallèles, qui tendaient au même but. Tandis qu'il cherchait à séparer le Midi de la France du Nord, il conspirait pour détacher les provinces septentrionales de l'Amérique des provinces méridionales; et, comme on s'efforce encore aujourd'hui de fédéraliser notre République, on travaille à Philadelphie à rompre les liens de la confédération qui unissent les différentes portions de la République américaine.

Ce plan était hardi. Mais le génie consiste moins à former des plans hardis qu'à calculer les moyens qu'on a de les exécuter. L'homme le moins propre à deviner le caractère et les ressources d'un grand peuple est peut-être celui qui est habile dans l'art de corrompre un parlement. Qui peut moins apprécier les prodiges qu'enfante l'amour de la liberté que l'homme vil dont le métier est de mettre en jeu tous les vices des esclaves? Semblable à un enfant dont la main débile est blessée par une arme terrible qu'elle a l'imprudence de toucher, Pitt voulut jouer avec le peuple français, et il en a été foudroyé.

Pitt s'est grossièrement trompé sur notre révolution, comme Louis XVI et les aristocrates français, abusés par leur mépris pour le peuple, mépris fondé uniquement sur la conscience de leur propre bassesse. Trop immoral pour croire aux vertus républicaines, trop peu philosophe pour faire un pas vers l'avenir, le ministre de George était au-dessous de son siècle; le siècle s'élançait vers la liberté, et Pitt voulait le faire rétrograder vers la barbarie et vers le despotisme. Aussi l'ensemble des événements a trahi jusqu'ici ses rêves ambitieux; il a vu briser tour à tour par la force populaire les divers instruments dont il s'est servi; il a vu disparaître Necker, d'Orléans, Lafayette, Lameth, Dumouriez, Custine, Brissot, et tous les pygmées de la Gironde. Le peuple français s'est dégagé jusqu'ici des fils de ses intrigues, comme Hercule d'une toile d'araignée.

Voyez comme chaque crise de notre révolution l'entraîne toujours au delà du point où il voulait l'arrêter; voyez avec quels pénibles efforts il cherche à faire reculer la raison publique et à entraver la marche de la liberté; voyez ensuite quels crimes prodigués pour la détruire. A la fin de 1792, il croyait préparer insensiblement la chute du roi Capet, en conservant le trône pour le fils de son maître; mais le 10 août a lui, et la République est fondée. C'est en vain que, pour l'étouffer dans son berceau, la faction girondine et tous les lâches émissaires des tyrans étrangers appellent de toutes parts les serpents de la calomnie, le démon de la guerre civile, l'hydre du fédéralisme, le monstre de l'aristocratie: le 31 mai, le peuple s'éveille, et les traîtres ne sont plus. La Convention se montre aussi juste que le peuple, aussi grande que sa mission. Un nouveau pacte social est proclamé, cimenté, par le voeu unanime des Français; le génie de la liberté plane d'une aile rapide sur la surface de cet empire, en rapproche toutes les parties prêtes à se dissoudre et le raffermit sur ses vastes fondements.

Mais ce qui prouve à quel point le principal ministre de George III manque de génie, en dépit de l'attention dont nous l'avons honoré, c'est le système entier de son administration. Il a voulu sans cesse allier deux choses évidemment contradictoires, l'extension sans bornes de la prérogative royale, c'est-à-dire le despotisme, avec l'accroissement de la prospérité commerciale de l'Angleterre: comme si le despotisme n'était pas le fléau du commerce; comme si un peuple qui a eu quelque idée de la liberté pouvait descendre à la servitude, sans perdre l'énergie qui seule peut être la source de ses succès. Pitt n'est pas moins coupable envers l'Angleterre, dont il a mille fois violé la Constitution, qu'envers la France. Le projet même de placer un prince anglais sur le trône des Bourbons était un attentat contre la liberté de son pays, puisqu'un roi d'Angleterre dont la famille régnerait en France et en Hanovre tiendrait dans ses mains tous les moyens de l'asservir. Comment une nation qui a craint de remettre une armée entre les mains du roi, chez qui on a souvent agité la question, si le peuple anglais devait souffrir qu'il réunît à ce titre la puissance et le titre de duc de Hanovre; comment cette nation rampe-t-elle sous le joug d'un esclave, qui ruine sa patrie pour donner des couronnes à son maître? Au reste, je n'ai pas besoin d'observer que le cours des événements imprévus de notre révolution a dû nécessairement forcer le ministère anglais à faire, selon les circonstances, beaucoup d'amendements à ses premiers plans, multiplier ses embarras et par conséquent ses noirceurs. Il ne serait pas même étonnant que celui qui voulut donner un roi à la France fût réduit aujourd'hui à épuiser ses dernières ressources pour conserver le sien ou pour se conserver lui-même.

Dès l'année 1791, la faction anglaise et tous les ennemis de la liberté s'étaient aperçus qu'il existait en France un parti républicain qui ne transigerait pas avec la tyrannie, et que ce parti était le peuple. Les assassinats partiels, tels que ceux du Champ-de-Mars et de Nancy, leur paraissaient insuffisants pour le détruire; ils résolurent de lui donner la guerre: de là la monstrueuse alliance de l'Autriche et de la Prusse, et ensuite la ligue de toutes les puissances armées contre nous. Il serait absurde d'attribuer principalement ce phénomène à l'influence des émigrés, qui fatiguèrent longtemps toutes les cours de leurs clameurs impuissantes, et au crédit de la cour de France; il fut l'ouvrage de la politique étrangère soutenue du pouvoir des factieux qui gouvernaient la France.

Pour engager les rois dans cette téméraire entreprise, il ne suffisait pas d'avoir cherché à leur persuader que, hors un petit nombre de républicains, toute la nation haïssait en secret le nouveau régime et les attendait comme des libérateurs; il ne suffisait pas de leur avoir garanti la trahison de tous les chefs de notre gouvernement et de nos armées: pour justifier cette odieuse entreprise aux yeux de leurs sujets épuisés, il fallait leur épargner jusqu'à l'embarras de nous déclarer la guerre. Quand ils furent prêts, la faction dominante la leur déclara à eux-mêmes. Vous vous rappelez avec quelle astuce profonde elle sut intéresser au succès de ses perfides projets le courage naturel des Français et l'enthousiasme civique des sociétés populaires. Vous savez avec quelle impudence machiavélique ceux qui laissaient nos gardes nationales sans armes, nos places fortes sans munitions, nos armées entre les mains des traîtres, nous excitaient à aller planter l'étendard tricolore jusque sur les bornes du monde. Déclamateurs perfides, ils insultaient aux tyrans, pour les servir; d'un seul trait de plume, ils renversaient tous les trônes, et ajoutaient l'Europe à l'Empire français: moyen sûr de hâter le succès des intrigues de nos ennemis, dans le moment où ils pressaient tous les gouvernements de se déclarer contre nous.

Les partisans sincères de la République avaient d'autres pensées. Avant de briser les chaînes de l'univers, ils voulaient assurer la liberté de leur pays; avant de porter la guerre chez les despotes étrangers, ils voulaient la faire au tyran qui les trahissait; convaincus d'ailleurs qu'un roi était un mauvais guide pour conduire un peuple à la conquête de la liberté universelle, et que c'est à la puissance de la raison, non à la force des armes, de propager les principes de notre glorieuse révolution.

Les amis de la liberté cherchèrent de tout temps les moyens les plus sûrs de la faire triompher: les agents de nos ennemis ne l'embrassent que pour l'assassiner, tour à tour extravagants ou modérés, prêchant la faiblesse et le sommeil où il faut de la vigilance et du courage, la témérité et l'exagération où il s'agit de prudence et de circonspection. Ceux qui, à la fin de 1791, voulaient briser tous les sceptres du monde, sont les mêmes qui, au mois d'août 1792, s'efforcèrent de parer le coup qui fit tomber celui du tyran. Le char de la Révolution roule sur un terrain inégal: ils ont voulu l'enrayer dans les chemins faciles; ils le précipitent avec violence dans les routes périlleuses; ils cherchent à le briser contre le but.

Tel est le caractère des faux patriotes, telle est la mission des émissaires stipendiés par les cours étrangères. Peuple, tu pourras les distinguer à ces traits.

Voilà les hommes qui naguère encore réglaient les relations de la France avec les autres nations. Reprenons le fil de leurs machinations.

Le moment était arrivé où le gouvernement britannique, après nous avoir suscité tant d'ennemis, avait résolu d'entrer lui-même ouvertement dans la ligue; mais le voeu national et le parti de l'opposition contrariaient ce projet du ministère. Brissot lui fit déclarer la guerre; on la déclara en même temps à la Hollande; on la déclara à l'Espagne, parce que nous n'étions nullement préparés à combattre ces nouveaux ennemis, et que la flotte espagnole était prête à se joindre à la flotte anglaise.

Avec quelle lâche hypocrisie les traîtres faisaient valoir de prétendues insultes à nos envoyés, concertées d'avance entre eux et les puissances étrangères! Avec quelle audace ils invoquaient la dignité de la nation dont ils se jouaient insolemment!

Les lâches! ils avaient sauvé le despote prussien et son armée; ils avaient engraissé la Belgique du plus pur sang des Français; ils parlaient naguère de municipaliser l'Europe, et ils repoussaient les malheureux Belges dans les bras de leurs tyrans; ils avaient livré à nos ennemis nos trésors, nos magasins, nos armes, nos défenseurs: sûr de leur appui, et fier de tant de crimes, le vil Dumouriez avait osé menacer la liberté jusque dans son sanctuaire... O patrie! quelle divinité tutélaire a donc pu t'arracher de l'abîme immense creusé pour t'engloutir, dans ces jours de crimes et de calamités où, ligués avec tes innombrables ennemis, tes enfants ingrats plongeaient dans ton sein leurs mains parricides, et semblaient se disputer tes membres épars, pour les livrer tout sanglants aux tyrans féroces conjurés contre toi; dans ces jours affreux où la vertu était proscrite, la perfidie couronnée, la calomnie triomphante, où tes ports, tes flottes, tes armées, tes forteresses, tes administrateurs, tes mandataires, tout était vendu à tes ennemis! Ce n'était point assez d'avoir armé les tyrans contre nous: on voulait nous vouer à la haine des nations, et rendre la Révolution hideuse aux yeux de l'univers. Nos journalistes étaient à la solde des cours étrangères, comme nos ministres et une partie de nos législateurs. Le despotisme et la trahison présentaient le peuple français à tous les peuples comme une faction éphémère et méprisable, le berceau de la république comme le repaire du crime; l'auguste liberté était travestie en une vile prostituée. Pour comble de perfidie, les traîtres cherchaient à pousser le patriotisme même à des démarches inconsidérées, et préparaient eux-mêmes la matière de leurs calomnies: couverts de tous les crimes, ils en accusaient la vertu qu'ils plongeaient dans les cachots, et chargeaient de leur propre extravagance les amis de la patrie qui en étaient les vengeurs ou les victimes. Grâce à la coalition de tous les hommes puissants et corrompus, qui remettaient à la fois dans des mains perfides tous les ressorts du gouvernement, toutes les richesses, toutes les trompettes de la renommée, tous les canaux de l'opinion, la république française ne trouvait plus un seul défenseur dans l'Europe; et la vérité captive ne pouvait trouver une issue pour franchir les limites de la France ou les murs de Paris.

Ils se sont attachés particulièrement à mettre en opposition l'opinion de Paris avec celle du reste de la république, et celle de la république entière avec les préjugés des nations étrangères. Il est deux moyens de tout perdre: l'un de faire des choses mauvaises par leur nature, l'autre de faire mal ou à contre-temps les choses mêmes qui sont bonnes en soi. Ils les ont employés tour à tour. Ils ont surtout manié les poignards du fanatisme avec un art nouveau. On a cru quelquefois qu'ils voulaient le détruire; ils ne voulaient que l'armer et repousser par les préjugés religieux ceux qui étaient attirés à notre révolution par les principes de la morale et du bonheur public.

Dumouriez, dans la Belgique, excitait nos volontaires nationaux à dépouiller les églises et à jouer avec les saints d'argent; et le traître publiait en même temps des manifestes religieux dignes du pontife de Rome, qui vouaient les Français à l'horreur des Belges et du genre humain. Brissot aussi déclamait contre les prêtres, et il favorisait la rébellion des prêtres du Midi et de l'Ouest.

Combien de choses le bon esprit du peuple a tournées au profit de la liberté, que les perfides émissaires de nos ennemis avaient imaginées pour la perdre!

Cependant le peuple français, seul dans l'univers, combattait pour la cause commune. Peuples alliés de la France, qu'êtes-vous devenus? N'étiez-vous que les alliés du roi, et non ceux de la nation? Américains, est-ce l'automate couronné, nommé Louis XVI, qui vous aida à secouer le joug de vos oppresseurs, ou bien nos bras et nos armées? Est-ce le patrimoine d'une cour méprisable qui vous alimentait, ou bien les tributs du peuple français, et les productions de notre sol favorisé des cieux? Non, citoyens, nos alliés n'ont point abjuré les sentiments qu'ils nous doivent: mais s'ils ne se sont point détachés de notre cause, s'ils ne se sont pas rangés même au nombre de nos ennemis, ce n'est point la faute de la faction qui nous tyrannisait.

Par une fatalité bizarre, la république se trouve encore représentée auprès d'eux par les agents des traîtres qu'elle a punis. Le beau-frère de Brissot est le consul général de la France près les Etats-Unis. Un autre homme, nommé Genest, envoyé par Lebrun et par Brissot à Philadelphie en qualité d'agent plénipotentiaire, a rempli fidèlement les vues et les instructions de la faction qui l'a choisi. Il a employé les moyens les plus extraordinaires pour irriter le gouvernement américain contre nous; il a affecté de lui parler, sans aucun prétexte, avec le ton de la menace, et de lui faire des propositions également contraires aux intérêts des deux nations; il s'est efforcé de rendre nos principes suspects ou redoutables, en les outrant par des applications ridicules. Par un contraste bien remarquable, tandis qu'à Paris ceux qui l'avaient envoyé persécutaient les sociétés populaires, dénonçaient comme des anarchistes les républicains luttant avec courage contre la tyrannie, Genest, à Philadelphie, se faisait chef de club, ne cessait de faire et de provoquer des motions aussi injurieuses qu'inquiétantes pour le gouvernement. C'est ainsi que la même faction qui en France voulait réduire tous les pauvres à la condition d'ilotes et soumettre le peuple à l'aristocratie des riches, voulait en un instant affranchir et armer tous les nègres pour détruire nos colonies.

Les mêmes manoeuvres furent employées à la Porte par Choiseul-Gouffier et par son successeur. Qui croirait que l'on a établi des clubs français à Constantinople, que l'on y a tenu des assemblées primaires? On sent que cette opération ne pouvait être utile ni à notre cause, ni à nos principes; mais elle était faite pour alarmer ou pour irriter la cour ottomane. Le Turc, l'ennemi nécessaire de nos ennemis, l'utile et fidèle allié de la France, négligé par le gouvernement français, circonvenu par les intrigues du cabinet britannique, a gardé jusqu'ici une neutralité plus funeste à ses propres intérêts qu'à ceux de la République française. Il paraît néanmoins qu'il est prêt à se réveiller; mais si, comme on l'a dit, le Divan est dirigé par le cabinet de Saint-James, il ne portera point ses forces contre l'Autriche, notre commun ennemi, qu'il lui serait si facile d'accabler, mais contre la Russie, dont la puissance intacte peut devenir encore une fois l'écueil des années ottomanes.

Il est un autre peuple uni à notre cause par des liens non moins puissants, un peuple dont la gloire est d'avoir brisé les fers des mêmes tyrans qui nous font la guerre, un peuple dont l'alliance avec nos rois offrait quelque chose de bizarre, mais dont l'union avec la France républicaine est aussi naturelle qu'imposante; un peuple enfin que les Français libres peuvent estimer: je veux parler des Suisses. La politique de nos ennemis a jusqu'ici épuisé toutes ses ressources pour les armer contre nous. L'imprudence, l'insouciance, la perfidie ont concouru à les seconder. Quelques petites violations de territoire, des chicanes inutiles et minutieuses, des injures gratuites insérées dans les journaux, une intrigue très active, dont les principaux foyers sont Genève, le Mont-Terrible, et certains comités ténébreux qui se tiennent à Paris, composés de banquiers, d'étrangers et d'intrigants couverts d'un masque de patriotisme; tout a été mis en usage pour les déterminer à grossir la ligue de nos ennemis.

Voulez-vous connaître par un seul trait toute l'importance que ceux-ci mettent au succès de ces machinations, et en même temps toute la lâcheté de leurs moyens? Il suffira de vous faire part du bizarre stratagème que les Autrichiens viennent d'employer. Au moment où j'avais terminé ce rapport, le Comité de salut public a reçu la note suivante, remise à la chancellerie de Bâle:

"C'est le 18 du mois d'octobre que l'on a agité au Comité de salut public la question de l'invasion de Neuchâtel. La discussion a été fort animée: elle a duré jusqu'à deux heures après minuit. Un membre de la minorité s'y est seul opposé. L'affaire n'a été suspendue que parce que Saint-Just, qui en est le rapporteur, est parti pour l'Alsace: mais on sait de bonne part actuellement que l'invasion de Neuchâtel est résolue par le Comité."

Il est bon de vous faire observer que jamais il n'a été question de Neuchâtel au Comité de salut public.

Cependant il paraît qu'à Neufchâtel on a été alarmé par ces impostures grossières de nos ennemis, comme le prouve une lettre, en date du 6 novembre (vieux style), adressée à notre ambassadeur en Suisse, au nom de l'Etat de Zurich, par le bourgmestre de cette ville. Cette lettre, en communiquant à l'agent de la république les inquiétudes qu'a montrées la principauté de Neuchâtel, contient les témoignages les plus énergiques de l'amitié du canton de Zurich pour la nation française, et de sa confiance dans les intentions du gouvernement.

Croiriez-vous que vos ennemis ont encore trouvé le moyen de pousser plus loin l'impudence ou la stupidité? Eh bien! il faut vous dire qu'au moment où je parle, les gazettes allemandes ont répandu partout la nouvelle que le Comité de salut public avait résolu de faire déclarer la guerre aux Suisses, et que je suis chargé, moi, de vous faire un rapport pour remplir cet objet.

Mais, afin que vous puissiez apprécier encore mieux la loi anglaise et autrichienne, nous vous apprendrons qu'il y a plus d'un mois il avait été fait, au Comité de salut public, une proposition qui offrait à la France un avantage infiniment précieux dans les circonstances où nous étions: pour l'obtenir, il ne s'agissait que de faire une invasion dans un petit Etat enclavé dans notre territoire et allié de la Suisse; mais cette proposition était injuste et contraire à la foi des traités; nous la rejetâmes avec indignation.

Au reste, les Suisses ont su éviter les pièges que leur tendaient nos ennemis communs; ils ont facilement senti que les griefs qui pouvaient s'être élevés étaient en partie l'effet des mouvements orageux, inséparables d'une grande révolution, en partie celui d'une malveillance également dirigée contre la France et contre les cantons. La sagesse helvétique a résisté à la fois aux sollicitations des Français fugitifs, aux caresses perfides de l'Autriche, et aux intrigues de toutes les cours confédérées. Quelques cantons se sont bornés à présenter amicalement leurs réclamations au gouvernement français; le Comité de salut public s'en était occupé d'avance. Il a résolu non seulement de faire cesser les causes des justes griefs que ce peuple estimable peut avoir, mais de lui prouver, par tous les moyens qui peuvent se concilier avec la défense de notre liberté, les sentiments de bienveillance et de fraternité dont la nation française est animée envers les autres peuples, et surtout envers ceux que leur caractère rend dignes de son alliance. Il suivra les mêmes principes envers toutes les nations amies. Il vous proposera des mesures fondées sur cette base. Au reste, la seule exposition que je viens de faire de vos principes, la garantie des maximes raisonnables qui dirigent notre gouvernement, déconcertera les trames ourdies dans l'ombre depuis longtemps. Tel est l'avantage d'une république puissante; sa diplomatie est dans sa bonne foi; et, comme un honnête homme peut ouvrir impunément à ses concitoyens son coeur et sa maison, un peuple libre peut dévoiler aux nations toutes les bases de sa politique.

Quel que soit le résultat de ce plan de conduite, il ne peut être que favorable à notre cause; et s'il arrivait qu'un génie ennemi de l'humanité poussât le gouvernement de quelques nations neutres dans le parti de nos ennemis communs, il trahirait le peuple qu'il régit, sans servir les tyrans. Du moins nous serions plus forts contre lui de sa propre bassesse et de notre loyauté; car la justice est une grande partie de la puissance.

Mais il importe dès ce moment d'embrasser d'une seule vue le tableau de l'Europe; il faut nous donner ici le spectacle du monde politique qui s'agite autour de nous et à cause de nous.

Dès le moment où on forma le projet d'une ligue contre la France, on songea à intéresser les diverses puissances par un projet de partage de cette belle contrée. Ce projet est aujourd'hui prouvé, non seulement par les événements, mais par des pièces authentiques. A l'époque où le Comité de salut public fut formé, un plan d'attaque et de démembrement de la France, projeté par le cabinet britannique, fut communiqué aux membres qui le composaient alors. On y fit peu d'attention dans ce temps-là, parce qu'il paraissait peu vraisemblable, et que la défiance pour ces sortes de confidences est assez naturelle. Les faits, depuis cette époque, les vérifièrent chaque jour.

L'Angleterre ne s'était pas oublié dans ce partage: Dunkerque, Toulon, les colonies, sans compter la chance de la couronne pour le duc d'York, à laquelle on ne renonçait pas, mais dont on sacrifiait les portions qui devaient former le lot des autres puissances. Il n'était pas difficile de faire entrer dans la ligue le Stathouder de Hollande, qui, comme on sait, est moins le prince des Bataves que le sujet de sa femme, et par conséquent de la cour de Berlin.

Quant au phénomène politique de l'alliance du roi de Prusse lui-même avec le chef de la maison d'Autriche, nous l'avons déjà expliqué. Comme deux brigands qui se battaient pour partager les dépouilles d'un voyageur qu'ils ont assassiné, oublient leur querelle pour courir ensemble à une nouvelle proie, ainsi le monarque de Vienne et celui de Berlin suspendirent leurs anciens différents pour tomber sur la France, et pour dévorer la république naissante. Cependant le concert apparent de ces deux puissances cache une division réelle.

L'Autriche pourrait bien être ici la dupe du cabinet prussien et de ses autres alliés.

La maison d'Autriche, épuisée par les extravagances de Joseph II et de Léopold, jetée depuis longtemps hors des règles de la politique de Charles-Quint, de Philippe II et des vieux ministres de Marie-Thérèse; l'Autriche, gouvernée aujourd'hui par les caprices et par l'ignorance d'une cour d'enfants, expire dans le Hainaut français et dans la Belgique. Si nous ne la secondons pas nous-mêmes par notre imprudence, ses derniers efforts contre la France peuvent être regardés comme les convulsions de son agonie. Déjà l'impératrice de Russie et le roi de Prusse viennent de partager la Pologne sans elle, et lui ont présenté, pour tout dédommagement, les conquêtes qu'elle ferait en France avec leur secours, c'est-à-dire la Lorraine, l'Alsace et la Flandre française. L'Angleterre encourage sa folie, pour nous ruiner, en la perdant elle-même. Elle cherche à ménager ses forces aux dépens de son allié, et marche à son but particulier, en lui laissant, autant qu'il est possible, tout le poids de la guerre. D'un autre côté, le Roussillon, la Navarre française et les départements limitrophes de l'Espagne ont été promis à sa majesté catholique.

Il n'y a pas jusqu'au petit roi sarde que l'on n'ait bercé de l'espoir de devenir un jour le roi du Dauphiné, de la Provence et des pays voisins de ses anciens Etats.

Que pouvait-on offrir aux puissances d'Italie, qui ne peuvent survivre à la perte de la France? Rien. Elles ont longtemps résisté aux sollicitations de la ligue; mais elles ont cédé à l'intrigue, ou plutôt aux ordres du ministère anglais, qui les menaçait des flottes de l'Angleterre. Le territoire de Gênes a été le théâtre d'un crime dont l'histoire de l'Angleterre peut seule offrir un exemple. Des vaisseaux de cette nation, joints à des vaisseaux français livrés par les traîtres de Toulon, sont entrés dans le port de Gênes; aussitôt les scélérats qui les montaient, Anglais et Français rebelles, se sont emparés des bâtiments de la République qui étaient dans ce port sous la sauvegarde du droit des gens, et tous les Français qui s'y trouvaient ont été égorgés. Qu'il est lâche, ce sénat de Gênes, qui n'est pas mort tout entier pour prévenir ou pour venger cet outrage, qui a pu trahir à la fois l'honneur, le peuple génois et l'humanité entière!

Venise, plus puissante et en même temps plus politique, a conservé une neutralité utile à ses intérêts. Florence, celui de tous les Etats d'Italie à qui le triomphe de nos ennemis serait le plus fatal, a été enfin subjuguée par eux, et entraînée malgré elle à sa ruine. Ainsi le despotisme pèse jusque sur ses complices, et les tyrans armés contre la République sont les ennemis de leurs propres alliés. En général, les puissances italiennes sont peut-être plus dignes de la pitié que de la colère de la France: l'Angleterre les a recrutées comme ses matelots; elle a exercé la presse contre les peuples d'Italie. Le plus coupable des princes de cette contrée est ce roi de Naples, qui s'est montré digne du sang des Bourbons en embrassant leur cause. Nous pourrons un jour vous lire à ce sujet une lettre écrite de sa main à son cousin le catholique, qui servira du moins à vous prouver que la terreur n'est point étrangère au coeur des rois ligués contre nous. Le pape ne vaut pas l'honneur d'être nommé.

L'Angleterre a aussi osé menacer le Danemark par ses escadres, pour le forcer à accéder à la ligue; mais le Danemark, régi par un ministre habile, a repoussé avec dignité ses insolentes sommations.

On ne peut lier qu'à la folie la résolution qu'avait prise le roi de Suède, Gustave III, de devenir le généralissime des rois coalisés. L'histoire des sottises humaines n'offre rien de comparable au délire de ce moderne Agamemnon, qui épuisait ses Etats, qui abandonnait sa couronne à la merci de ses ennemis, pour venir à Paris affermir celle du roi de France.

Le régent, plus sage, a mieux consulté les intérêts de son pays et les siens; il s'est renfermé dans les termes de la neutralité.

De tous les fripons décorés du nom de roi, d'empereur, de ministres, de politiques, on assure, et nous ne sommes pas éloignés de le croire, que le plus adroit est Catherine de Russie, ou plutôt ses ministres; car il faut se défier du charlatanisme de ces réputations lointaines et impériales, prestige créé par la politique. La vérité est que sous la vieille impératrice, comme sous toutes les femmes qui tiennent le sceptre, ce sont les hommes qui gouvernent. Au reste, la politique de la Russie est impérieusement déterminée par la nature même des choses. Cette contrée présente l'union de la férocité des hordes sauvages avec les vices des peuples civilisés. Les dominateurs de la Russie ont un grand pouvoir et de grandes richesses: ils ont le goût, l'idée, l'ambition du luxe et des arts de l'Europe, et ils règnent dans un climat de fer; ils éprouvent le besoin d'être servis et flattés par des Athéniens, et ils ont pour sujet des Tartares: ces contrastes de leur situation ont nécessairement tourné leur ambition vers le commerce, aliment du luxe et des arts, et vers la conquête des contrées fertiles qui les avoisinent à l'ouest et au midi. La cour de Pétersbourg cherche à émigrer des tristes pays qu'elle habite, dans la Turquie européenne et dans la Pologne, comme nos jésuites et nos aristocrates ont émigré des doux climats de la France dans la Russie.

Elle a beaucoup contribué à former la ligue des rois qui nous font la guerre, et elle en profite seule. Tandis que les puissances rivales de la sienne viennent se briser contre le rocher de la République française, l'impératrice de Russie ménage ses forces et accroît ses moyens; elle promène ses regards avec une secrète joie, d'un côté sur les vastes contrées soumises à la domination ottomane, de l'autre sur la Pologne et sur l'Allemagne; partout elle envisage des usurpations faciles ou des conquêtes rapides; elle croit toucher au moment de donner la loi à l'Europe, du moins pourra-t-elle la faire à la Prusse et à l'Autriche; et, dans les partages de peuples où elle admettait les deux compagnons de ses augustes brigandages, qui l'empêchera de prendre impunément la part du lion?

Vous avez sous les yeux le bilan de l'Europe et le vôtre, et vous pouvez déjà en tirer un grand résultat: c'est que l'univers est intéressé à notre conservation. Supposons la France anéantie ou démembrée, le monde politique s'écroule. Otez cet allié puissant et nécessaire, qui garantissait l'indépendance des médiocres Etats contre les grands despotes, l'Europe entière est asservie. Les petits princes germaniques, les villes réputées libres de l'Allemagne sont englouties par les maisons ambitieuses d'Autriche et de Brandebourg; la Suède et le Danemark deviennent tôt ou tard la proie de leurs puissants voisins; le Turc est repoussé au delà du Bosphore et rayé de la liste des puissances européennes; Venise perd ses richesses, son commerce et sa considération; la Toscane, son existence; Gênes est effacée; l'Italie n'est plus que le jouet des despotes qui l'entourent; la Suisse est réduite à la misère, et ne recouvre plus l'énergie que son antique pauvreté lui avait donnée; les descendants de Guillaume Tell succomberaient sous les efforts des tyrans humiliés et vaincus par leurs aïeux. Comment oseraient-ils invoquer seulement les vertus de leurs pères et le nom sacré de la liberté, si la République française avait été détruite sous leurs yeux? Que serait-ce s'ils avaient contribué à sa ruine? Et vous, braves Américains, dont la liberté, cimentée par notre sang, fut encore garantie par notre alliance, quelle serait votre destinée, si nous n'existions plus? Vous retomberiez sous le joug honteux de vos anciens maîtres: la gloire de nos communs exploits serait flétrie; les titres de liberté, la déclaration des droits de l'humanité serait anéantie dans les deux mondes.

Que dis-je? Que deviendrait l'Angleterre elle-même. L'éclat éblouissant d'un triomphe criminel couvrirait-il longtemps sa détresse réelle et ses plaies invétérées? Il est un terme aux prestiges qui soutiennent l'existence précaire d'une puissance artificielle. Quoi qu'on puisse dire, les véritables puissances sont celles qui possèdent la terre. Qu'un jour elles veuillent franchir l'intervalle qui les sépare d'un peuple purement maritime, le lendemain il ne sera plus. C'est en vain qu'une île commerçante croit s'appuyer sur le trident des mers, si ses rivages ne sont défendus par la justice et par l'intérêt des nations. Bientôt peut-être nous donnerons au monde la démonstration de cette vérité politique. A notre défaut, l'Angleterre la donnerait elle-même. Déjà odieuse à tous les peuples, enorgueillie du succès de ses crimes, elle forcerait bientôt ses rivaux à la punir.

Mais, avant de perdre son existence physique et commerciale, elle perdrait son existence morale et politique. Comment conserverait-elle les restes de sa liberté, quand la France aurait perdu la sienne, quand le dernier espoir des amis de l'humanité serait évanoui? Comment les hommes attachés aux maximes de sa constitution telle quelle, ou qui en désirent la réforme, pourraient-ils lutter contre un ministère tyrannique, devenu plus insolent par le succès de ses intrigues, et qui abuserait de sa prospérité pour étouffer la raison, pour enchaîner la pensée, pour opprimer la nation?

Si un pays qui semble être le domaine de l'intrigue et de la corruption peut produire quelques philosophes politiques capables de connaître et de défendre ses véritables intérêts; s'il est vrai que les adversaires d'un ministère pervers sont autre chose que des intrigants qui disputent avec lui d'habileté à tromper le peuple, il faut convenir que les ministres anglais ne sauraient reculer trop loin la tenue de ce parlement dont le fantôme semble troubler leur sommeil.

Ainsi la politique même des gouvernements doit redouter la chute de la République française; que sera-ce donc de la philosophie et de l'humanité? Que la liberté périsse en France; la nature entière se couvre d'un voile funèbre, et la raison humaine recule jusqu'aux abîmes de l'ignorance et de la barbarie. L'Europe serait la proie de deux ou trois brigands, qui ne vengeraient l'humanité qu'en se faisant la guerre, et dont le plus féroce, en écrasant ses rivaux, nous ramènerait au règne des Huns et des Tartares. Après un si grand exemple, et tant de prodiges inutiles, qui oserait jamais déclarer la guerre à la tyrannie? Le despotisme, comme une mer sans rivage, se déborderait sur la surface du globe; il couvrirait bientôt les hauteurs du monde politique, où est déposée l'arche qui renferme les chartes de l'humanité; la terre ne serait plus que le patrimoine du crime; et ce blasphème reproché au second des Brutus, trop justifié par l'impuissance de nos généreux efforts, serait le cri de tous les coeurs magnanimes: O vertu! pourraient-ils s'écrier, tu n'es donc qu'un vain nom!

Oh! qui de nous ne sent pas agrandir toutes ses facultés, qui de nous ne croit s'élever au-dessus de l'humanité même, en songeant que ce n'est pas pour un peuple que nous combattons, mais pour l'univers, pour les hommes qui vivent aujourd'hui, mais pour tous ceux qui existeront? Plût au ciel que ces vérités salutaires, au lieu d'être renfermées dans cette étroite enceinte, pussent retentir en même temps à l'oreille de tous les peuples! Au même instant les flambeaux de la guerre seraient étouffés, les prestiges de l'imposture disparaîtraient, les chaînes de l'univers seraient brisées, les sources des calamités publiques taries, tous les peuples ne formeraient plus qu'un peuple de frères, et vous auriez autant d'amis qu'il existe d'hommes sur la terre. Vous pouvez au moins les publier d'une manière plus lente à la vérité. Ce manifeste de la raison, cette proclamation solennelle de vos principes, vaudra bien ces lâches et stupides diatribes que l'insolence des plus vils tyrans ose publier contre vous.

Au reste, dût l'Europe entière se déclarer contre vous, vous êtes plus forts que l'Europe. La République française est invincible comme la raison; elle est immortelle comme la vérité. Quand la liberté a fait une conquête telle que la France, nulle puissance humaine ne peut l'en chasser. Tyrans, prodiguez vos trésors, rassemblez vos satellites, et vous hâterez votre ruine. J'en atteste vos revers; j'en atteste surtout vos succès. Un port et deux ou trois forteresses achetées par votre or; voilà donc le digne prix des efforts de tant de rois, aidés pendant cinq années par les chefs de nos armées et par notre gouvernement même! Apprenez qu'un peuple que vous n'avez pu vaincre avec de tels moyens est un peuple invincible. Despotes généreux, sensibles tyrans: vous ne prodiguez, dites-vous, tant d'hommes et tant de trésors, que pour rendre à la France le bonheur et la paix!

Vous avez si bien réussi à faire le bonheur de vos sujets, que vos âmes royales n'ont plus maintenant à ne s'occuper que du nôtre. Prenez garde, tout change dans l'univers: les rois ont assez longtemps châtié les peuples; les peuples, à leur tour, pourraient bien aussi châtier les rois.

Pour mieux assurer notre bonheur, vous voulez, dit-on, nous affamer, et vous avez entrepris le blocus de la France avec une centaine de vaisseaux: heureusement la nature est moins cruelle pour nous que les tyrans qui l'outragent. Le blocus de la France pourrait bien n'être pas plus heureux que celui de Maubeuge et de Dunkerque. Au reste, un grand peuple qu'on ose menacer de la famine est un ennemi terrible; quand il lui reste du fer, il ne reçoit point de ses oppresseurs du pain et des chaînes; il leur donne la mort.

Et vous, représentants de ce peuple magnanime; vous qui êtes appelés à fonder, au sein de tous les orages, la première république du monde, songez que, dans quelques mois, elle doit être sauvée et affermie par vous.

Vos ennemis savent bien que s'ils pouvaient désormais vous perdre, ce ne serait que par vous-mêmes. Faites, en tout, le contraire de ce qu'ils veulent que vous fassiez. Suivez toujours un plan invariable de gouvernement fondé sur les principes d'une sage et vigoureuse politique.

Vos ennemis voudraient donner à la cause sublime que vous défendez un air de légèreté et de folie; soutenez-la avec toute la dignité de la raison. On veut vous diviser; restez toujours unis. On veut réveiller au milieu de vous l'orgueil, la jalousie, la défiance: ordonnez à toutes les petites passions de se taire. Le plus beau de tous les titres est celui que vous portez tous. Nous serons tous assez grands, quand tous nous aurons sauvé la Patrie. On veut annuler et avilir le gouvernement républicain dans sa naissance; donnez-lui l'activité, le ressort et la considération dont il a besoin. Ils veulent que le vaisseau de la République flotte au gré des tempêtes, sans pilote et sans but; saisissez le gouvernail d'une main ferme, et conduisez-le, à travers les écueils, au port de la paix et du bonheur.

La force peut renverser un trône; la sagesse seule peut fonder une république. Démêlez les pièges continuels de nos ennemis; soyez révolutionnaires et politiques; soyez terribles aux méchants et secourables aux malheureux; fuyez à la fois le cruel modérantisme et l'exagération systématique des faux patriotes: soyez dignes du peuple que vous représentez; le peuple hait tous les excès: il ne veut être ni trompé, ni protégé, il veut qu'on le défende en l'honorant.

Portez la lumière dans l'antre de ces modernes Cacus, où l'on partage les dépouilles du peuple en conspirant contre sa liberté. Etouffez-les dans leurs repaires, et punissez enfin le plus odieux de tous les forfaits, celui de revêtir la contre-révolution des emblèmes sacrés du patriotisme, et d'assassiner la liberté avec ses propres armes.

Le période où vous êtes est celui qui est destiné à éprouver le plus fortement la vertu républicaine. A la fin de cette campagne, l'infâme ministère de Londres voit d'un côté la ligue presque ruinée par ses efforts insensés, les armes de l'Angleterre déshonorées, sa fortune ébranlée, et la liberté assurée par le caractère de vigueur que vous avez montré: au dedans, il entend les cris des Anglais mêmes, prêts à lui demander compte de ses crimes. Dans sa frayeur, il a reculé jusqu'au mois de janvier la tenue de ce parlement, dont l'approche l'épouvante. Il va employer ce temps à commettre parmi vous les derniers attentats qu'il médite, pour suppléer à l'impuissance de vous vaincre. Tous les indices, toutes les nouvelles, toutes les pièces saisies depuis quelque temps se rapportent à ce projet. Corrompre les représentants du peuple susceptibles de l'être, calomnier ou égorger ceux qu'ils n'ont pu corrompre, enfin arriver à la dissolution de la représentation nationale, voilà le but auquel tendent toutes les manoeuvres dont nous sommes les témoins, tous les moyens patriotiquement contre-révolutionnaires, que la perfidie prodigue pour exciter une émeute dans Paris et bouleverser la République entière.

Représentants du peuple français, connaissez votre force et votre dignité. Vous pouvez concevoir un orgueil légitime. Applaudissez-vous non seulement d'avoir anéanti la royauté et puni les rois, abattu les coupables idoles devant qui le monde était prosterné; mais surtout de l'avoir étonné par un acte de justice dont il n'avait jamais vu l'exemple, en promenant le glaive de la loi sur les têtes criminelles qui s'élevaient au milieu de vous, mais d'avoir écrasé jusqu'ici les factions sous le poids du niveau national.

Quel que soit le sort personnel qui vous attend, votre triomphe est certain. La mort même des fondateurs de la liberté n'est-elle pas un triomphe? Tout meurt, et les héros de l'humanité et les tyrans qui l'oppriment; mais à des conditions différentes.

Jusque sous le règne des lâches empereurs de Rome, la vénération publique couronnait les images sacrées des héros qui étaient morts en combattant contre eux. On les appelait les derniers Romains. Rome dégradée semblait dire chaque jour au tyran: "Tu n'es point un homme; nous-mêmes, nous avons perdu ce titre en tombant dans tes fers. Les seuls hommes, les seuls Romains sont ceux qui ont eu le courage de se dévouer pour délivrer la terre de toi ou de tes pareils."

Pleins de ces idées, pénétrés de ces principes, nous seconderons votre énergie de tout notre pouvoir. En butte aux attaques de toutes les passions, obligés de lutter à la fois contre les puissances ennemies de la République et contre les hommes corrompus qui déchirent son sein, placés entre la lâcheté hypocrite et la fougue imprudente du zèle, comment aurions-nous osé nous charger d'un tel fardeau sans les ordres sacrés de la patrie? Comment pourrions-nous le porter, si nous n'étions pas élevés au-dessus de notre faiblesse par la grandeur même de notre mission, si nous ne nous reposions avec confiance et sur votre vertu et sur le caractère sublime du peuple que vous représentez?

L'un de nos devoirs les plus sacrés était de vous faire respecter au dedans et au dehors. Nous avons voulu aujourd'hui vous présenter un tableau fidèle de votre situation politique, et donner à l'Europe une haute idée de vos principes. Cette discussion a aussi pour objet particulier de déjouer les intrigues de vos ennemis pour armer contre vous vos alliés, et surtout les cantons suisses et les Etats-Unis d'Amérique. Nous vous proposons à cet égard le décret suivant:


La Convention nationale, voulant manifester aux yeux de l'univers les principes qui la dirigent et qui doivent présider aux relations de toutes les sociétés politiques; voulant en même temps déconcerter les manoeuvres perfides employées par ses ennemis pour alarmer sur ses intentions les fidèles alliés de la nation française, les cantons suisses et les Etats-Unis d'Amérique;

Décrète ce qui suit:


ARTICLE PREMIER


La Convention nationale déclare, au nom du peuple français, que la résolution constante de la République est de se montrer terrible envers ses ennemis, généreuse envers ses alliés, juste envers tous les peuples.


II


Les traités qui lient le peuple français aux Etats-Unis d'Amérique et aux cantons suisses seront fidèlement exécutés.


III


Quant aux modifications qui auraient pu être nécessitées par la révolution qui a changé le gouvernement français, ou par les mesures générales et extraordinaires que la République a été obligée de prendre momentanément pour la défense de son indépendance et de sa liberté, la Convention nationale se repose sur la loyauté réciproque et sur l'intérêt commun de la République et de ses alliés.


IV


La Convention nationale enjoint aux citoyens et à tous les fonctionnaires civils et militaires de la République de respecter et faire respecter les territoires de toutes les nations neutres ou alliées.


V


Le Comité de salut public est chargé de s'occuper des moyens de resserrer de plus en plus les liens de l'union et de l'amitié entre la République et ses alliés, et notamment les cantons suisses et les Etats-Unis d'Amérique.


VI


Dans toutes les discussions sur les objets particuliers des réclamations respectives, il manifestera aux nations amies, et notamment aux cantons suisses et aux Etats-Unis d'Amérique, par tous les moyens compatibles avec les circonstances impérieuses où se trouve la République, les sentiments d'équité, de bienveillance et d'estime, dont la nation française est animée envers eux.


VII


Le présent décret et le rapport du Comité de salut public seront imprimés et traduits dans toutes les langues, répandus dans toute la République et dans tous les pays étrangers, pour attester à l'univers les principes de la République française et les attentats de ses ennemis contre la sûreté générale de tous les peuples.






Rapport par Maximilien Robespierre à la Convention, fait au nom du Comité de salut public, le quintidi 15 frimaire, l'an second de la République une et indivisible; imprimé par ordre de la Convention - Réponse de la Convention nationale aux manifestes des rois ligués contre la République; proposée par Robespierre, au nom du Comité de salut public, et décrétée par la Convention (15 frimaire an II - 5 décembre 1793)



Citoyens représentants du Peuple,


Les rois coalisés contre la République nous font la guerre avec des armées, avec des intrigues et avec des libelles. Nous opposerons à leurs armées des armées plus braves; à leurs intrigues, la vigilance et la terreur de la justice nationale; à leurs libelles, la vérité.

Toujours attentifs à renouer les fils de leurs trames funestes, à mesure qu'ils sont rompus par la main du patriotisme; toujours habiles à tourner les armes de la liberté contre la liberté même, les émissaires des ennemis de la France travaillent aujourd'hui à renverser la République par républicanisme, et à rallumer la guerre civile par philosophie. Avec ce grand système de subversion et d'hypocrisie, coïncide merveilleusement un plan perfide de diffamation contre la Convention nationale et contre la nation elle-même. Tandis que la perfidie ou l'imprudence, tantôt énervait l'énergie des mesures révolutionnaires commandées par le salut de la patrie, tantôt les laissait sans exécution, tantôt les exagérait avec malice ou les appliquait à contre-sens; tandis que, au milieu de ces embarras, les agents des puissances étrangères, mettant en oeuvre tous les mobiles, détournaient notre attention des véritables dangers et des besoins pressants de la République, pour la tourner tout entière vers les idées religieuses; tandis qu'à une révolution politique, ils cherchaient à substituer une révolution nouvelle, pour donner le change à la raison publique et à l'énergie du patriotisme; tandis que les mêmes hommes attaquaient ouvertement tous les cultes, et encourageaient secrètement le fanatisme; tandis qu'au même instant ils faisaient retentir la France entière de leurs déclamations insensées, et osaient abuser du nom de la Convention nationale pour justifier les extravagances réfléchies de l'aristocratie déguisée sous le manteau de la folie; les ennemis de la France marchandaient de nouveau vos ports, vos généraux, vos armées, rassuraient le fédéralisme épouvanté, intriguaient chez tous les peuples étrangers pour multiplier vos ennemis; ils armaient contre vous les prêtres de toutes les nations; ils opposaient l'empire des opinions religieuses à l'ascendant naturel de vos principes moraux et politiques; et les manifestes de tous les gouvernements nous dénonçaient à l'univers comme un peuple de fous et d'athées. C'est à la Convention nationale d'intervenir entre le fanatisme qu'on réveille et le patriotisme qu'on veut égarer, et de rallier tous les citoyens aux principes de la liberté, de la raison et de la justice. Les législateurs qui aiment la patrie, et qui ont le courage de la sauver, ne doivent pas ressembler à des roseaux sans cesse agités par le souffle des factions étrangères. Il est du devoir du Comité de salut public de vous les dévoiler, et de vous proposer les mesures nécessaires pour les étouffer; il le remplira sans doute. En attendant, il m'a chargé de vous présenter un projet d'adresse, dont le but est de confondre les lâches impostures des tyrans ligués contre la République, et de dévoiler aux yeux de l'univers leur hideuse hypocrisie. Dans ce combat de la tyrannie contre la liberté, nous avons tant d'avantages qu'il y aurait de la folie de notre part à l'éviter; et puisque les oppresseurs du genre humain ont la témérité de vouloir plaider leur cause devant lui, hâtons-nous de les suivre à ce tribunal redoutable, pour accélérer l'inévitable arrêt qui les attend.


Réponse

de la Convention nationale aux manifestes des rois ligués contre la République; proposée par Robespierre, au nom du Comité de salut public, et décrétée par la Convention


La Convention nationale répondra-t-elle aux manifestes des tyrans ligués contre la République française? Il est naturel de les mépriser; mais il est utile de les confondre; il est juste de les punir.

Un manifeste du despotisme contre la liberté! Quel bizarre phénomène! Comment les ennemis de la France ont-ils osé prendre des hommes pour arbitres entre eux et nous? comment n'ont-ils pas craint que le sujet de la querelle ne réveillât le souvenir de leurs crimes et ne hâtât leur ruine?

De quoi nous accusent-ils? de leurs propres forfaits.

Ils nous accusent de rébellion. Esclaves révoltés contre la souveraineté des peuples, ignorez-vous que ce blasphème ne peut être justifié que par la victoire? Mais voyez donc l'échafaud du dernier de nos tyrans; voyez le peuple français armé pour punir ses pareils: voilà notre réponse.

Les rois accusent le peuple français d'immoralité! Peuples, prêtez une oreille attentive aux leçons de ces respectables précepteurs du genre humain. La morale des rois, juste ciel! Peuples, célébrez la bonne foi de Tibère, et la candeur de Louis XVI; admirez le bon sens de Claude et la sagesse de George; vantez la tempérance et la justice de Guillaume et de Léopold; exaltez la chasteté de Messaline, la fidélité conjugale de Catherine et la modestie d'Antoinette; louez l'invincible horreur de tous les despotes passés, présents et futurs, pour les usurpations et la tyrannie, leurs tendres égards pour l'innocence opprimée, leur respect religieux pour les droits de l'humanité.

Ils nous accusent d'irréligion; ils publient que nous avons déclaré la guerre à la Divinité même. Qu'elle est édifiante, la piété des tyrans! et combien doivent être agréables au ciel les vertus qui brillent dans les cours, et les bienfaits qu'ils répandent sur la terre! De quel dieu nous parlent-ils? en connaissent-ils d'autre que l'orgueil, que la débauche et tous les vices? Ils se disent les images de la Divinité... Est-ce pour la faire haïr? Ils disent que leur autorité est son ouvrage. Non: Dieu créa les tigres; mais les rois sont le chef-d'oeuvre de la corruption humaine. S'ils invoquent le ciel, c'est pour usurper la terre; s'ils nous parlent de la Divinité, c'est pour se mettre à sa place: ils lui renvoient les prières du pauvre et les gémissements du malheureux; mais ils sont eux-mêmes les dieux des riches, des oppresseurs et des assassins du peuple. Honorer la Divinité et punir les rois, c'est la même chose. Et quel peuple rendit jamais un culte plus pur que le nôtre au grand Etre sous les auspices duquel nous avons proclamé les principes immuables de toute société humaine? Les lois de la justice éternelle étaient appelées dédaigneusement les rêves des gens de bien; nous en avons fait d'imposantes réalités. La morale était dans les livres des philosophes; nous l'avons mise dans le gouvernement des nations. L'arrêt de mort prononcé par la nature contre les tyrans dormait oublié dans les coeurs abattus des timides mortels; nous l'avons mis à exécution. Le monde appartenait à quelques races de tyrans, comme les déserts de l'Afrique aux tigres et aux serpents; nous l'avons restitué au genre humain.

Peuples, si vous n'avez pas la force de reprendre votre part de ce commun héritage, s'il ne vous est pas donné de faire valoir les titres que nous vous avons rendus, gardez-vous du moins de violer nos droits ou de calomnier notre courage.

Les Français ne sont point atteints de la manie de rendre aucune nation heureuse et libre malgré elle. Tous les rois auraient pu végéter ou mourir impunis sur leurs trônes ensanglantés, s'ils avaient su respecter l'indépendance du peuple français: nous ne voulons que vous éclairer sur leurs impudentes calomnies.

Vos maîtres vous disent que la nation française a proscrit toutes les religions, qu'elle a substitué le culte de quelques hommes à celui de la Divinité; ils nous peignent à vos yeux comme un peuple idolâtre ou insensé. Ils mentent: le peuple français et ses représentants respectent la liberté de tous les cultes, et n'en proscrivent aucun. Ils honorent la vertu des martyrs de l'humanité sans engouement et sans idolâtrie; ils abhorrent l'intolérance et la persécution, de quelque prétexte qu'elles se couvrent. Ils condamnent les extravagances du philosophisme, comme les folies de la superstition, et comme les crimes du fanatisme. Vos tyrans nous imputent quelques irrégularités, inséparables des mouvements orageux d'une grande révolution; ils nous imputent les effets de leurs propres intrigues, et les attentats de leurs émissaires. Tout ce que la Révolution française a produit de sage et de sublime est l'ouvrage du peuple; tout ce qui porte un caractère différent appartient à nos ennemis.

Tous les hommes raisonnables et magnanimes sont du parti de la République; tous les êtres perfides et corrompus sont de la faction de vos tyrans. Calomnie-t-on l'astre qui anime la nature, pour des nuages légers qui glissent sur son disque éclatant? L'auguste Liberté perd-elle ses charmes divins, parce que les vils agents de la tyrannie cherchent à la profaner? Vos malheurs et les nôtres sont les crimes des ennemis communs de l'humanité. Est-ce pour vous une raison de nous haïr? Non: c'est une raison de les punir.

Les lâches osent vous dénoncer les fondateurs de la République française. Les Tarquins modernes ont osé dire que le sénat de Rome était une assemblée de brigands; les valets même de Porsenna traiteraient Scévola d'insensé. Suivant les manifestes de Xerxès, Aristide a pillé le trésor de la Grèce. Les mains pleines de rapines et teintes du sang des Romains, Octave et Antoine ordonnent à toute la terre de les croire seuls cléments, seuls justes et seuls vertueux.

Tibère et Séjan ne voient dans Brutus et Cassius que des hommes de sang, et même des fripons.

Français, hommes de tous les pays, c'est vous qu'on outrage, en insultant à la liberté, dans la personne de vos représentants ou de vos défenseurs. On a reproché à plusieurs membres de la Convention des faiblesses; à d'autres des crimes.

Eh! qu'a de commun avec tout cela le peuple français? qu'a de commun la représentation nationale, si ce n'est la force qu'elle imprime aux faibles, et la peine qu'elle inflige aux coupables? Toutes les armées des tyrans de l'Europe repoussées, malgré cinq années de trahisons, de conspirations et de discordes intestines; l'échafaud des représentants infidèles élevé à côté de celui du dernier de nos tyrans; les tables immortelles où la main des représentants du peuple grava, au milieu des orages, le pacte social des Français; tous les hommes égaux devant la loi; tous les grands coupables tremblants devant la justice; l'innocence sans appui étonnée de trouver enfin un asile dans les tribunaux; l'amour de la patrie triomphant malgré tous les vices des esclaves, malgré toute la perfidie de nos ennemis; le peuple énergique et sage, redoutable et juste, se ralliant à la voix de la raison, et apprenant à distinguer ses ennemis sous le masque même du patriotisme; le peuple français courant aux armes pour défendre le magnifique ouvrage de son courage et de sa vertu: voilà l'expiation que nous offrons au monde, et pour nos propres erreurs et pour les crimes de nos ennemis.

S'il le faut, nous pouvons encore lui présenter d'autres titres: notre sang aussi a coulé pour la patrie. La Convention nationale peut montrer aux amis et aux ennemis de la France d'honorables cicatrices et de glorieuses mutilations. Ici deux illustres adversaires de la tyrannie sont tombés à ses yeux sous les coups d'une faction parricide: là, un digne émule de leur vertu républicaine, renfermé dans une ville assiégée, a osé former la résolution généreuse de se faire, avec quelques compagnons, un passage au travers des phalanges ennemies; noble victime d'une odieuse trahison, il tombe entre les mains des satellites de l'Autriche, et il expie, dans de longs tourments, son dévouement sublime à la cause de la liberté. D'autres représentants pénètrent au travers des contrées rebelles du Midi, échappent avec peine à la fureur des traîtres, sauvent l'armée française livrée par des chefs perfides, et reportent la terreur et la fuite aux satellites des tyrans de l'Autriche, de l'Espagne et du Piémont: dans cette ville exécrable, l'opprobre du nom français, Baille et Beauvais, rassasiés des outrages de la tyrannie, sont morts pour la patrie et pour ses saintes lois. Devant les murs de cette cité sacrilège, Gasparin, dirigeant la foudre qui devait la punir, Gasparin, enflammant la valeur républicaine de nos guerriers, a péri victime de son courage et de la scélératesse du plus lâche de tous nos ennemis. Le Nord et le Midi, les Alpes et les Pyrénées, le Rhône et l'Escaut, le Rhin et la Loire, la Moselle et la Sambre, ont vu nos bataillons républicains se rallier, à la voix des représentants du peuple, sous les drapeaux de la liberté et de la victoire: les uns ont péri, les autres ont triomphé.

La Convention tout entière a affronté la mort et bravé la fureur de tous les tyrans.

Illustres défenseurs de la cause des rois, princes, ministres, généraux, courtisans, citez-nous vos vertus civiques; racontez-nous les importants services que vous avez rendus à l'humanité: parlez-nous des forteresses conquises par la force de vos guinées; vantez-nous le talent de vos émissaires et la promptitude de vos soldats à fuir devant les défenseurs de la République; vantez-nous votre noble mépris pour le droit des gens et pour l'humanité; nos prisonniers égorgés de sang-froid, nos femmes mutilées par vos janissaires, les enfants massacrés sur le sein de leurs mères... et la dent meurtrière des tigres autrichiens déchirant leurs membres palpitants: vantez-nous vos exploits d'Amérique, de Gênes et de Toulon; vantez-nous surtout votre suprême habileté dans l'art des empoisonnements et des assassinats. Tyrans, voilà vos vertus!

Sublime parlement de la Grande-Bretagne, citez-nous vos héros. Vous avez un parti de l'opposition. Chez vous le patriotisme s'oppose; donc le despotisme triomphe: la minorité s'oppose; la majorité est donc corrompue. Peuple insolent et vil, ta prétendue représentation est vénale sous tes yeux et de ton aveu. Tu adoptes toi-même leur maxime favorite: que les talents de tes députés sont un objet d'industrie, comme la laine de tes moutons et l'acier de tes fabriques... Et tu oserais parler de morale et de liberté!

Quel est donc cet étrange privilège, de déraisonner sans mesure et sans pudeur, que la patience stupide des peuples semble accorder aux tyrans! Quoi! ces petits hommes, dont le principal mérite consiste à connaître le tarif des consciences britanniques; qui s'efforcent de transplanter en France les vices et la corruption de leur pays; qui font la guerre, non avec les armes, mais avec des crimes, osent accuser la Convention nationale de corruption, et insulter aux vertus du peuple français!

Peuple généreux, nous jurons par toi-même que tu seras vengé. Avant de nous faire la guerre, nous exterminerons tous nos ennemis; la maison d'Autriche périra plutôt que la France; Londres sera libre, avant que Paris redevienne esclave. Les destinées de la République et celles des tyrans de la terre ont été pesées dans les balances éternelles: les tyrans ont été trouvés plus légers. Français, oublions nos querelles, et marchons aux tyrans; domptons-les, vous par vos armes, et nous par nos lois.

Que les traîtres tremblent! que le dernier des lâches émissaires de nos ennemis disparaisse! que le patriotisme triomphe, et que l'innocence se rassure! Français, combattez: votre cause est sainte, vos courages sont invincibles; vos représentants savent mourir; ils peuvent faire plus: ils savent vaincre.






Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, fait au nom du Comité de salut public par Maximilien Robespierre; imprimé par ordre de la Convention; le 5 nivôse de l'an second de la République une et indivisible (5 nivôse an II - 25 décembre 1793)



Citoyens représentants du Peuple,


Les succès endorment les âmes faibles; ils aiguillonnent les âmes fortes.

Laissons l'Europe et l'histoire vanter les miracles de Toulon, et préparons de nouveaux triomphes à la liberté.

Les défenseurs de la République adoptent la maxime de César; ils croient qu'on n'a rien fait tant qu'il reste quelque chose à faire. Il nous reste encore assez de dangers pour occuper tout notre zèle.

Vaincre des Anglais et des traîtres est une chose facile à la valeur de nos soldats républicains; il est une entreprise non moins importante et plus difficile: c'est de confondre par une énergie constante les intrigues éternelles de tous les ennemis de notre liberté, et de faire triompher les principes sur lesquels doit s'asseoir la prospérité publique.

Tels sont les premiers devoirs que vous avez imposés à votre Comité de salut public.

Nous allons développer d'abord les principes et la nécessité du gouvernement révolutionnaire; nous montrerons ensuite la cause qui tend à le paralyser dans sa naissance.

La théorie du gouvernement révolutionnaire est aussi neuve que la révolution qui l'a amené. Il ne faut pas la chercher dans les livres des écrivains politiques, qui n'ont point prévu cette révolution, ni dans les lois des tyrans, qui, contents d'abuser de leur puissance, s'occupent peu d'en rechercher la légitimité; aussi ce mot n'est-il pour l'aristocratie qu'un sujet de terreur ou un texte de calomnie; pour les tyrans, qu'un scandale; pour bien des gens, qu'une énigme; il faut l'expliquer à tous, pour rallier au moins les bons citoyens aux principes de l'intérêt public.

La fonction du gouvernement est de diriger les forces morales et physiques de la nation vers le but de son institution.

Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder.

La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis; la constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible.

Le gouvernement révolutionnaire a besoin d'une activité extraordinaire, précisément parce qu'il est en guerre. Il est soumis à des règles moins uniformes et moins rigoureuses, parce que les circonstances où il se trouve sont orageuses et mobiles, et surtout parce qu'il est forcé à déployer sans cesse des ressources nouvelles et rapides pour des dangers nouveaux et pressants.

Le gouvernement constitutionnel s'occupe principalement de la liberté civile; et le gouvernement révolutionnaire, de la liberté publique. Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l'abus de la puissance publique; sous le régime révolutionnaire, la puissance publique elle-même est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l'attaquent.

Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort.

Ces notions suffisent pour expliquer l'origine et la nature des lois que nous appelons révolutionnaires. Ceux qui les nomment arbitraires ou tyranniques sont des sophistes stupides ou pervers qui cherchent à confondre les contraires; ils veulent soumettre au même régime la paix et la guerre, la santé et la maladie, ou plutôt ils ne veulent que la résurrection de la tyrannie et la mort de la patrie. S'ils invoquent l'exécution littérale des adages constitutionnels, ce n'est que pour les violer impunément. Ce sont de lâches assassins qui, pour égorger sans péril la République au berceau, s'efforcent de la garrotter avec des maximes vagues, dont ils savent bien se dégager eux-mêmes.

Le vaisseau constitutionnel n'a point été construit pour rester toujours dans le chantier; mais fallait-il le lancer à la mer au fort de la tempête, et sous l'influence des vents contraires? C'est ce que voulaient les tyrans et les esclaves qui s'étaient opposés à sa construction; mais le peuple français vous a ordonné d'attendre le retour du calme. Ses voeux unanimes, couvrant tout à coup les clameurs de l'aristocratie et du fédéralisme, vous ont commandé de le délivrer d'abord de tous ses ennemis.

Les temples des dieux ne sont pas faits pour servir d'asile aux sacrilèges qui viennent les profaner, ni la Constitution pour protéger les complots des tyrans qui cherchent à la détruire.

Si le gouvernement révolutionnaire doit être plus actif dans sa marche et plus libre dans ses mouvements que le gouvernement ordinaire, en est-il moins juste et moins légitime? Non. Il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple; sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité.

Il a aussi ses règles, toutes puisées dans la justice et dans l'ordre public. Il n'a rien de commun avec l'anarchie, ni avec le désordre; son but, au contraire, est de les réprimer, pour amener et pour affermir le règne des lois. Il n'a rien de commun avec l'arbitraire; ce ne sont point les passions particulières qui doivent le diriger, mais l'intérêt public.

Il doit se rapprocher des principes ordinaires et généraux, dans tous les cas où ils peuvent être rigoureusement appliqués sans compromettre la liberté publique. La mesure de sa force doit être l'audace ou la perfidie des conspirateurs. Plus il est terrible aux méchants, plus il doit être favorable aux bons. Plus les circonstances lui imposent des rigueurs nécessaires, plus il doit s'abstenir des mesures qui gênent inutilement la liberté et qui froissent les intérêts privés, sans aucun avantage public.

Il doit voguer entre deux écueils, la faiblesse et la témérité, le modérantisme et l'excès: le modérantisme, qui est à la modération ce que l'impuissance est à la chasteté; et l'excès, qui ressemble à l'énergie comme l'hydropisie à la santé.

Les tyrans ont constamment cherché à nous faire reculer vers la servitude, par les routes du modérantisme; quelquefois aussi, ils ont voulu nous jeter dans l'extrémité opposée. Les deux extrêmes aboutissent au même point. Que l'on soit en deçà ou au delà du but, le but est également manqué. Rien ne ressemble plus à l'apôtre du fédéralisme que le prédicateur intempestif de la République une et universelle. L'ami des rois et le procureur général du genre humain s'entendent assez bien. Le fanatique couvert de scapulaires et le fanatique qui prêche l'athéisme ont entre eux beaucoup de rapports. Les barons démocrates sont les frères des marquis de Coblentz; et quelquefois les bonnets rouges sont plus voisins des talons rouges qu'on ne pourrait le penser.

Mais c'est ici que le gouvernement a besoin d'une extrême circonspection; car tous les ennemis de la liberté veillent pour tourner contre lui, non seulement ses fautes, mais même ses mesures les plus sages. Frappe-t-il sur ce qu'on appelle l'exagération? Ils cherchent à relever le modérantisme et l'aristocratie. S'il poursuit ces deux monstres, ils poussent de tout leur pouvoir à l'exagération. Il est dangereux de leur laisser les moyens d'égarer le zèle des bons citoyens; il est plus dangereux encore de décourager et de persécuter les bons citoyens qu'ils ont trompés. Par l'un de ces abus, la République risquerait d'expirer dans un mouvement convulsif; par l'autre, elle périrait infailliblement de langueur.

Que faut-il donc faire? Poursuivre les inventeurs coupables des systèmes perfides, protéger le patriotisme, même dans ses erreurs, éclairer les patriotes, et élever sans cesse le peuple à la hauteur de ses droits et de ses destinées.

Si vous n'adoptez cette règle, vous perdez tout.

S'il fallait choisir entre un excès de ferveur patriotique et le néant de l'incivisme, ou le marasme du modérantisme, il n'y aurait pas à balancer. Un corps vigoureux, tourmenté par une surabondance de sève, laisse plus de ressources qu'un cadavre.

Gardons-nous surtout de tuer le patriotisme, en voulant le guérir.

Le patriotisme est ardent par sa nature. Qui peut aimer froidement la patrie? Il est particulièrement le partage des hommes simples, peu capables de calculer les conséquences politiques d'une démarche civique par son motif. Quel est le patriote, même éclairé, qui ne se soit jamais trompé? Eh! si l'on admet qu'il existe des modérés et des lâches de bonne foi, pourquoi n'existerait-il pas des patriotes de bonne foi, qu'un sentiment louable emporte quelquefois trop loin? Si donc on regardait comme criminels tous ceux qui, dans le mouvement révolutionnaire, auraient dépassé la ligne exacte tracée par la prudence, on envelopperait dans une proscription commune, avec les mauvais citoyens, tous les amis naturels de la liberté, vos propres amis, et tous les appuis de la République. Les émissaires adroits de la tyrannie, après les avoir trompés, deviendraient eux-mêmes leurs accusateurs, et peut-être leurs juges.

Qui donc démêlera toutes ces nuances? Qui tracera la ligne de démarcation entre tous les excès contraires? L'amour de la patrie et de la vérité. Les rois et les fripons chercheront toujours à l'effacer; ils ne veulent point avoir affaire avec la raison ni avec la vérité.

En indiquant les devoirs du gouvernement révolutionnaire, nous avons marqué ses écueils. Plus son pouvoir est grand, plus son action est libre et rapide; plus il doit être dirigé par la bonne foi. Le jour où il tombera dans des mains impures ou perfides, la liberté sera perdue; son nom deviendra le prétexte et l'excuse de la contre-révolution même. Son énergie sera celle d'un poison violent.

Aussi la confiance du peuple français est-elle attachée au caractère que la Convention nationale a montré, plus qu'à l'institution même.

En plaçant toute sa puissance dans vos mains, il a attendu de vous que votre gouvernement serait bienfaisant pour les patriotes autant que redoutable aux ennemis de la patrie. Il vous a imposé le devoir de déployer en même temps tout le courage et la politique nécessaires pour les écraser, et surtout d'entretenir parmi vous l'union dont vous avez besoin pour remplir vos grandes destinées.

La fondation de la République française n'est point un jeu d'enfant. Elle ne peut être l'ouvrage du caprice ou de l'insouciance, ni le résultat fortuit du choc de toutes les prétentions particulières et de tous les éléments révolutionnaires. La sagesse, autant que la puissance, présida à la création de l'univers. En imposant à des membres tirés de votre sein la tâche redoutable de veiller sans cesse sur les destinées de la patrie, vous vous êtes donc imposé vous-mêmes la loi de leur prêter l'appui de votre force et de votre confiance. Si le gouvernement révolutionnaire n'est secondé par l'énergie, par les lumières, par le patriotisme et par la bienveillance de tous les représentants du peuple, comment aura-t-il une force de réaction proportionnée aux efforts de l'Europe qui l'attaque, et de tous les ennemis de la liberté qui pressent sur lui de toutes parts?

Malheur à nous, si nous ouvrons nos âmes aux perfides insinuations de nos ennemis, qui ne peuvent nous vaincre qu'en nous divisant! Malheur à nous, si nous brisons le faisceau au lieu de le resserrer, si les intérêts privés, si la vanité offensée se fait entendre à la place de la patrie et de la vérité!

Elevons nos âmes à la hauteur des vertus républicaines et des exemples antiques. Thémistocle avait plus de génie que le général lacédémonien qui commandait la flotte des Grecs: cependant, quand celui-ci, pour réponse à un avis nécessaire qui devait sauver la patrie, leva son bâton pour le frapper, Thémistocle se contenta de lui répliquer: "Frappe, mais écoute", et la Grèce triompha du tyran de l'Asie. Scipion valait bien un autre général romain: Scipion, après avoir vaincu Annibal et Carthage, se fit une gloire de servir sous les ordres de son ennemi. O vertu des grands coeurs! que sont devant toi toutes les agitations et toutes les prétentions des petites âmes? O vertu, es-tu moins nécessaire pour fonder une République que pour la gouverner dans la paix? O patrie, as-tu moins de droits sur les représentants du peuple français que la Grèce et Rome sur leurs généraux? Que dis-je? Si parmi nous les fonctions de l'administration révolutionnaire ne sont plus des devoirs pénibles, mais des objets d'ambition, la République est déjà perdue.

Il faut que l'autorité de la Convention nationale soit respectée de toute l'Europe; c'est pour la dégrader, c'est pour l'annuler que les tyrans épuisent toutes les ressources de leur politique et prodiguent leurs trésors. Il faut que la Convention prenne la ferme résolution de préférer son propre gouvernement à celui du cabinet de Londres et des cours de l'Europe; car si elle ne gouverne pas, les tyrans régneront.

Quels avantages n'auraient-ils pas dans cette guerre de ruse et de corruption qu'ils font à la République? Tous les vices combattent pour eux; la République n'a pour elle que les vertus. Les vertus sont simples, modestes, pauvres, souvent ignorantes, quelquefois grossières; elles sont l'apanage des malheureux et le patrimoine du peuple. Les vices sont entourés de tous les trésors, armés de tous les charmes de la volupté et de toutes les amorces de la perfidie; ils sont escortés de tous les talents dangereux exercés pour le crime.

Avec quel art profond les tyrans tournent contre nous, je ne dis pas nos passions et nos faiblesses, mais jusqu'à notre patriotisme!

Avec quelle rapidité pourraient se développer les germes de division qu'ils jettent au milieu de nous, si nous ne nous hâtons de les étouffer!

Grâce à cinq années de trahison et de tyrannie, grâce à trop d'imprévoyance et de crédulité, à quelques traits de vigueur trop tôt démentis par un repentir pusillanime, l'Autriche, l'Angleterre, la Russie, la Prusse, l'Italie ont eu le temps d'établir en France un gouvernement secret, rival du gouvernement français. Elles ont aussi leurs comités, leur trésorerie, leurs agents; ce gouvernement acquiert la force que nous ôtons au nôtre; il a l'unité qui nous a longtemps manqué, la politique dont nous croyons trop pouvoir nous passer, l'esprit de suite et le concert dont nous n'avons pas toujours assez senti la nécessité.

Aussi les cours étrangères ont-elles dès longtemps vomi sur la France tous les scélérats habiles qu'elles tiennent à leur solde. Leurs agents infestent encore nos armées; la victoire même de Toulon en est la preuve; il a fallu toute la bravoure des soldats, toute la fidélité des généraux, tout l'héroïsme des représentants du peuple, pour triompher de la trahison. Ils délibèrent dans nos administrations, dans nos assemblées sectionnaires; ils s'introduisent dans nos clubs; ils ont siégé jusque dans le sanctuaire de la représentation nationale; ils dirigent et dirigeront éternellement la contre-révolution sur le même plan.

Ils rôdent autour de nous; ils surprennent nos secrets; ils caressent nos passions; ils cherchent à nous inspirer jusqu'à nos opinions; ils tournent contre nous nos résolutions. Etes-vous faibles? ils louent votre prudence. Etes-vous prudents? ils vous accusent de faiblesse; ils appellent votre courage, témérité; votre justice, cruauté. Ménagez-les, ils conspirent publiquement; menacez-les, ils conspirent dans les ténèbres, et sous le masque du patriotisme. Hier, ils assassinaient les défenseurs de la liberté; aujourd'hui, ils se mêlent à leur pompe funèbre, et demandent pour eux des honneurs divins, épiant l'occasion d'égorger leurs pareils. Faut-il allumer la guerre civile? ils prêchent toutes les folies de la superstition. La guerre civile est-elle près de s'éteindre par les flots du sang français? ils abjurent et leur sacerdoce et leurs dieux pour la rallumer.

On a vu des Anglais, des Prussiens, se répandre dans nos villes et dans nos campagnes, annonçant, au nom de la Convention nationale, une doctrine insensée; on a vu des prêtres déprêtrisés à la tête des rassemblements séditieux dont la religion était le motif ou le prétexte. Déjà des patriotes, entraînés à des actes imprudents par la seule haine du fanatisme, ont été assassinés; le sang a déjà coulé dans plusieurs contrées pour ces déplorables querelles, comme si nous avions trop de sang pour combattre les tyrans de l'Europe. O honte! ô faiblesse de la raison humaine! une grande nation a paru le jouet des plus méprisables valets de la tyrannie!

Les étrangers ont paru quelque temps les arbitres de la tranquillité publique. L'argent circulait ou disparaissait à leur gré. Quand ils voulaient, le peuple trouvait du pain; quand ils voulaient, le peuple en était privé; des attroupements aux portes des boulangers se formaient et se dissipaient à leur signal. Ils nous environnent de leurs sicaires, de leurs espions: nous le savons, nous le voyons, et ils vivent! Ils semblent inaccessibles au glaive des lois. Et il est plus difficile, même aujourd'hui, de punir un conspirateur important, que d'arracher un ami de la liberté des mains de la calomnie.

A peine avons-nous dénoncé les excès faussement philosophiques provoqués par les ennemis de la France; à peine le patriotisme a-t-il prononcé dans cette tribune le mot ultra-révolutionnaire qui les désignait; aussitôt les traîtres de Lyon, tous les partisans de la tyrannie, se sont hâtés de l'appliquer aux patriotes chauds et généreux qui avaient vengé le peuple et les lois. D'un côté, ils renouvellent l'ancien système de persécution contre les amis de la république; de l'autre, ils invoquent l'indulgence en faveur des scélérats couverts du sang de la patrie.

Cependant leurs crimes s'amoncellent; les cohortes impies des émissaires étrangers se recrutent chaque jour; la France en est inondée; ils attendent, et ils attendront éternellement un moment favorable à leurs desseins sinistres. Ils se retranchent, ils se cantonnent au milieu de nous; ils élèvent de nouvelles redoutes, de nouvelles batteries contre-révolutionnaires, tandis que les tyrans qui les soudoient rassemblent de nouvelles armées.

Oui, ces perfides émissaires qui nous parlent, qui nous caressent, ce sont les frères, ce sont les complices des satellites féroces qui ravagent nos moissons, qui ont pris possession de nos cités et de nos vaisseaux achetés par leurs maîtres, qui ont massacré nos frères, égorgé sans pitié nos prisonniers, nos femmes, nos enfants, et les représentants du peuple français. Que dis-je? les monstres qui ont commis ces forfaits sont mille fois moins atroces que les misérables qui déchirent secrètement nos entrailles: et ils respirent, et ils conspirent impunément!

Ils n'attendent que des chefs pour se rallier; ils les cherchent au milieu de vous. Leur principal objet est de nous mettre aux prises les uns avec les autres. Cette lutte funeste relèverait les espérances de l'aristocratie, renouerait les trames du fédéralisme; elle vengerait la faction girondine de la loi qui a puni ses forfaits; elle punirait la Montagne de son dévouement sublime; car c'est la Montagne ou plutôt la Convention, qu'on attaque en la divisant et en détruisant son ouvrage.

Pour nous, nous ne ferons la guerre qu'aux Anglais, aux Prussiens, aux Autrichiens et à leurs complices. C'est en les exterminant que nous répondrons aux libelles: nous ne savons haïr que les ennemis de la patrie.

Ce n'est point dans le coeur des patriotes ou des malheureux qu'il faut porter la terreur, c'est dans les repaires des brigands étrangers, où l'on partage les dépouilles et où l'on boit le sang du peuple français.

Le Comité a remarqué que la loi n'est point assez prompte pour punir les grands coupables. Des étrangers, agents connus des rois coalisés, des généraux teints du sang des Français, d'anciens complices de Dumouriez, de Custine et de Lamarlière, sont depuis longtemps en état d'arrestation et ne sont point jugés.

Les conspirateurs sont nombreux; ils semblent se multiplier, et les exemples de ce genre sont rares. La punition de cent coupables obscurs et subalternes est moins utile à la liberté que le supplice d'un chef de conspiration.

Les membres du tribunal révolutionnaire, dont en général on peut louer le patriotisme et l'équité, ont eux-mêmes indiqué au Comité de salut public les causes qui, quelquefois, entravent sa marche sans la rendre plus sûre, et nous ont demandé la réforme d'une loi qui se ressent des temps malheureux où elle a été portée. Nous vous proposerons d'autoriser le Comité à vous présenter quelques changements à cet égard, qui tendront également à rendre l'action de la justice plus propice encore à l'innocence, et en même temps plus inévitable pour le crime et pour l'intrigue. Vous l'avez même déjà chargé de ce soin par un décret précédent.

Nous vous proposerons, dès ce moment, de faire hâter le jugement des étrangers et des généraux prévenus de conspiration avec les tyrans qui nous font la guerre.

Ce n'est point assez d'épouvanter les ennemis de la patrie; il faut secourir ses défenseurs. Nous solliciterons donc de votre justice quelques dispositions en faveur des soldats qui combattent et qui souffrent pour la liberté.

L'armée française n'est pas seulement l'effroi des tyrans; elle est la gloire de la nation et de l'humanité. En marchant à la victoire, nos vertueux guerriers crient: "Vive la République!" En tombant sous le fer ennemi, leur cri est: "Vive la République!" Leurs dernières paroles sont des hymnes à la liberté; leurs derniers soupirs sont des voeux pour la patrie. Si tous les chefs avaient valu les soldats, l'Europe serait vaincue depuis longtemps. Tout acte de bienfaisance envers l'armée est un acte de reconnaissance nationale.

Les secours accordés aux défenseurs de la patrie et à leurs familles nous ont paru trop modiques. Nous croyons qu'ils peuvent être, sans inconvénient, augmentés d'un tiers. Les immenses ressources de la République, en finances, permettent cette mesure: la patrie la réclame.

Il nous a paru aussi que les soldats estropiés, les veuves et les enfants de ceux qui sont morts pour la patrie, trouvaient dans les formalités exigées par la loi, dans la multiplicité des demandes, quelquefois dans la froideur ou dans la malveillance de quelques administrateurs subalternes, des difficultés qui retardaient la jouissance des avantages que la loi leur assure. Nous avons cru que le remède à cet inconvénient était de leur donner des défenseurs officieux établis par elle, pour leur faciliter les moyens de faire valoir leurs droits.

D'après tous ces motifs, nous vous proposons le décret suivant:


La Convention nationale décrète:


ARTICLE PREMIER


L'accusateur public du tribunal révolutionnaire fera juger incessamment Diétrich, Custine, fils du général puni par la loi, Desbrullis, Biron, Barthélémy et tous les généraux prévenus de complicité avec Dumouriez, Custine, Lamarlière, Houchard. Il fera juger pareillement les étrangers, banquiers et autres individus prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués contre la République.


II


Le Comité de salut public fera, dans le plus court délai, son rapport sur les moyens de perfectionner l'organisation du tribunal révolutionnaire.


III


Les secours et récompenses accordas par les décrets précédents aux défenseurs de la patrie blessés en combattant pour elle, ou à leurs veuves et à leurs enfants, sont augmentés d'un tiers.


IV


Il sera créé une commission chargée de leur faciliter la jouissance des droits que la loi leur donne.


V


Les membres de cette commission seront nommés par la Convention nationale, sur la proposition du Comité de salut Public.






Rapport sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l'administration intérieure de la République, fait au nom du Comité de salut public, le 18 pluviôse, l'an 2e de la République, par Maximilien Robespierre; imprimé par ordre de la Convention nationale (18 pluviôse an II - 5 février 1794)



Citoyens représentants du Peuple.


Nous avons exposé, il y a quelque temps, les principes de notre politique extérieure: nous venons développer aujourd'hui les principes de notre politique intérieure.

Après avoir marché longtemps au hasard, et comme emportés par le mouvement des factions contraires, les représentants du Peuple français ont enfin montré un caractère et un gouvernement. Un changement subit dans la fortune de la nation annonça à l'Europe la régénération qui s'était opérée dans la représentation nationale. Mais jusqu'au moment même où je parle, il faut convenir que nous avons été plutôt guidés, dans des circonstances si orageuses, par l'amour du bien et par le sentiment des besoins de la patrie que par une théorie exacte et des règles précises de conduite, que nous n'avions pas même le loisir de tracer.

Il est temps de marquer nettement le but de la révolution, et le terme où nous voulons arriver; il est temps de nous rendre compte à nous-mêmes, et des obstacles qui nous en éloignent encore, et des moyens que nous devons adopter pour l'atteindre: idée simple et importante qui semble n'avoir jamais été aperçue. Eh! comment un gouvernement lâche et corrompu aurait-il osé la réaliser? Un roi, un sénat orgueilleux, un César, un Cromwell, doivent avant tout couvrir leurs projets d'un voile religieux, transiger avec tous les vices, caresser tous les partis, écraser celui des gens de bien, opprimer ou tromper le peuple, pour arriver au but de leur perfide ambition. Si nous n'avions pas eu une plus grande tâche à remplir, s'il ne s'agissait ici que des intérêts d'une faction ou d'une aristocratie nouvelle, nous aurions pu croire, comme certains écrivains plus ignorants encore que pervers, que le plan de la Révolution française était écrit en toutes lettres dans les livres de Tacite et de Machiavel, et chercher les devoirs des représentants du peuple dans l'histoire d'Auguste, de Tibère ou de Vespasien, ou même dans celle de certains législateurs français; car, à quelques nuances près de perfidie ou de cruauté, tous les tyrans se ressemblent. Pour nous, nous venons aujourd'hui mettre l'univers dans la confidence de vos secrets politiques, afin que tous les amis de la patrie puissent se rallier à la voix de la raison et de l'intérêt public; afin que la nation française et ses représentants soient respectés dans tous les pays de l'univers où la connaissance de leurs véritables principes pourra parvenir; afin que les intrigants qui cherchent toujours à remplacer d'autres intrigants soient jugés par l'opinion publique sur des règles sûres et faciles.

Il faut prendre de loin ses précautions pour remettre les destinées de la liberté dans les mains de la vérité qui est éternelle, plus que dans celles des hommes qui passent, de manière que si le gouvernement oublie les intérêts du peuple, ou qu'il retombe entre les mains des hommes corrompus, selon le cours naturel des choses, la lumière des principes reconnus éclaire ses trahisons, et que toute faction nouvelle trouve la mort dans la seule pensée du crime.

Heureux le peuple qui peut arriver à ce point! car, quelques nouveaux outrages qu'on lui prépare, quelles ressources ne présente pas un ordre de choses où la raison publique est la garantie de la liberté!

Quel est le but où nous tendons? la jouissance paisible de la liberté et de l'égalité; le règne de cette justice éternelle, dont les lois ont été gravées, non sur le marbre et sur la pierre, mais dans les coeurs de tous les hommes, même dans celui de l'esclave qui les oublie et du tyran qui les nie.

Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois; où l'ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie; où les distinctions ne naissent que de l'égalité même; où le citoyen soit soumis au magistral, le magistrat au peuple, et le peuple à la justice; où la patrie assure le bien-être de chaque individu, et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie; où toutes les âmes s'agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains, et par le besoin de mériter l'estime d'un grand peuple; où les arts soient les décorations de la liberté qui les ennoblit, le commerce la source de la richesse publique et non seulement de l'opulence monstrueuse de quelques maisons.

Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie.

Nous voulons, en un mot, remplir les voeux de la nature, accomplir les destins de l'humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la providence du long règne du crime et de la tyrannie. Que la France, jadis illustre parmi les pays esclaves, éclipsant la gloire de tous les peuples libres qui ont existé, devienne le modèle des nations, l'effroi des oppresseurs, la consolation des opprimés, l'ornement de l'univers, et qu'en scellant notre ouvrage de notre sang, nous puissions voir au moins briller l'aurore de la félicité universelle... Voilà notre ambition, voilà notre but.

Quelle nature de gouvernement peut réaliser ces prodiges? Le seul gouvernement démocratique ou républicain: ces deux mots sont synonymes, malgré les abus du langage vulgaire; car l'aristocratie n'est pas plus la république que la monarchie. La démocratie n'est pas un état où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière: un tel gouvernement n'a jamais existé, et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme.

La démocratie est un état où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu'il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu'il ne peut faire lui-même.

C'est donc dans les principes du gouvernement démocratique que vous devez chercher les règles de votre conduite politique.

Mais, pour fonder et pour consolider parmi nous la démocratie, pour arriver au règne paisible des lois constitutionnelles, il faut terminer la guerre de la liberté contre la tyrannie, et traverser heureusement les orages de la révolution: tel est le but du système révolutionnaire que vous avez régularisé. Vous devez donc encore régler votre conduite sur les circonstances orageuses où se trouve la république; et le plan de votre administration doit être le résultat de l'esprit du gouvernement révolutionnaire, combiné avec les principes généraux de la démocratie.

Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c'est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir? C'est la vertu; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine; de cette vertu qui n'est autre chose que l'amour de la patrie et de ses lois.

Mais comme l'essence de la république ou de la démocratie est l'égalité, il s'ensuit que l'amour de la patrie embrasse nécessairement l'amour de l'égalité.

Il est vrai encore que ce sentiment sublime suppose la préférence de l'intérêt public à tous les intérêts particuliers; d'où il résulte que l'amour de la patrie suppose encore ou produit toutes les vertus: car que sont-elles autre chose que la force de l'âme qui rend capable de ces sacrifices? et comment l'esclave de l'avarice ou de l'ambition, par exemple, pourrait-il immoler son idole à la patrie?

Non seulement la vertu est l'âme de la démocratie; mais elle ne peut exister que dans ce gouvernement. Dans la monarchie, je ne connais qu'un individu qui peut aimer la patrie, et qui, pour cela, n'a pas même besoin de vertu; c'est le monarque. La raison en est que de tous les habitants de ses Etats, le monarque est le seul qui ait une patrie. N'est-il pas le souverain, au moins de fait? n'est-il pas à la place du peuple? Et qu'est-ce que la patrie, si ce n'est le pays où l'on est citoyen et membre du souverain?

Par une conséquence du même principe, dans les Etats aristocratiques, le mot patrie ne signifie quelque chose que pour les familles patriciennes qui ont envahi la souveraineté.

Il n'est que la démocratie où l'Etat est véritablement la patrie de tous les individus qui le composent, et peut compter autant de défenseurs intéressés à sa cause qu'il renferme de citoyens. Voilà la source de la supériorité des peuples libres sur tous les autres. Si Athènes et Sparte ont triomphé des tyrans de l'Asie, et les Suisses des tyrans de l'Espagne et de l'Autriche, il n'en faut point chercher d'autre cause.

Mais les Français sont le premier peuple du monde qui ait établi la véritable démocratie, en appelant tous les hommes à l'égalité, et à la plénitude des droits du citoyen; et c'est là, à mon avis, la véritable raison pour laquelle tous les tyrans ligués contre la République seront vaincus.

Il est dès ce moment de grandes conséquences à tirer des principes que nous venons d'exposer.

Puisque l'âme de la République est la vertu, l'égalité, et que votre but est de fonder, de consolider la République, il s'ensuit que la première règle de votre conduite politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l'égalité et au développement de la vertu; car le premier soin du législateur doit être de fortifier le principe du gouvernement. Ainsi tout ce qui tend à exciter l'amour de la patrie, à purifier les moeurs, à élever les âmes, à diriger les passions du coeur humain vers l'intérêt public, doit être adopté ou établi par vous. Tout ce qui tend à les concentrer dans l'abjection du moi personnel, à réveiller l'engouement pour les petites choses et le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. Dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. La faiblesse, les vices, les préjugés, sont le chemin de la royauté. Entraînés trop souvent peut-être par le poids de nos anciennes habitudes, autant que par la pente insensible de la faiblesse humaine, vers les idées fausses et vers les sentiments pusillanimes, nous avons bien moins à nous défendre des excès d'énergie que des excès de faiblesse. Le plus grand écueil peut-être que nous ayons à éviter n'est pas la ferveur du zèle, mais plutôt la lassitude du bien et la peur de notre propre courage. Remontez donc sans cesse le ressort sacré du gouvernement républicain, au lieu de le laisser tomber. Je n'ai pas besoin de dire que je ne veux ici justifier aucun excès. On abuse des principes les plus sacrés; c'est à la sagesse du gouvernement à consulter les circonstances, à saisir les moments, à choisir les moyens; car la manière de préparer les grandes choses est une partie essentielle du talent de les faire, comme la sagesse est elle-même une partie de la vertu.

Nous ne prétendons pas jeter la République française dans le moule de celle de Sparte; nous ne voulons lui donner ni l'austérité, ni la corruption des cloîtres. Nous venons de vous présenter, dans toute sa pureté, le principe moral et politique du gouvernement populaire. Vous avez donc une boussole qui peut vous diriger au milieu des orages de toutes les passions, et du tourbillon des intrigues qui vous environnent. Vous avez la pierre de touche par laquelle vous pouvez essayer toutes vos lois, toutes les propositions qui vous sont faites. En les comparant sans cesse avec ce principe, vous pouvez désormais éviter l'écueil ordinaire des grandes assemblées, le danger des surprises et des mesures précipitées, incohérentes et contradictoires. Vous pouvez donner à toutes vos opérations l'ensemble, l'unité, la sagesse et la dignité qui doivent annoncer les représentants du premier peuple du monde.

Ce ne sont pas les conséquences faciles du principe de la démocratie qu'il faut détailler, c'est ce principe simple et fécond qui mérite d'être lui-même développé.

La vertu républicaine peut être considérée par rapport au peuple et par rapport au gouvernement: elle est nécessaire dans l'un et dans l'autre. Quand le gouvernement seul en est privé, il reste une ressource dans celle du peuple; mais quand le peuple lui-même est corrompu, la liberté est déjà perdue.

Heureusement la vertu est naturelle au peuple, en dépit des préjugés aristocratiques. Une nation est vraiment corrompue, lorsqu'après avoir perdu, par degrés, son caractère et sa liberté, elle passe de la démocratie à l'aristocratie ou à la monarchie; c'est la mort du corps politique par la décrépitude. Lorsque après quatre cents ans de gloire l'avarice a enfin chassé de Sparte les moeurs avec les lois de Lycurgue, Agis meurt en vain pour les rappeler! Démosthène a beau tonner contre Philippe, Philippe trouve dans les vices d'Athènes dégénérée des avocats plus éloquents que Démosthène. Il y a bien encore dans Athènes une population aussi nombreuse que du temps de Miltiade et d'Aristide; mais il n'y a plus d'Athéniens. Qu'importe que Brutus ait tué le tyran? la tyrannie vit encore dans les coeurs, et Rome n'existe plus que dans Brutus.

Mais lorsque, par des efforts prodigieux de courage et de raison, un peuple brise les chaînes du despotisme pour en faire des trophées à la liberté; lorsque, par la force de son tempérament moral, il sort, en quelque sorte, des bras de la mort pour reprendre toute la vigueur de la jeunesse; lorsque, tour à tour sensible et fier, intrépide et docile, il ne peut être arrêté ni par les remparts inexpugnables, ni par les armées innombrables des tyrans armés contre lui, et qu'il s'arrête lui-même devant l'image de la loi; s'il ne s'élance pas rapidement à la hauteur de ses destinées, ce ne pourrait être que la faute de ceux qui le gouvernent.

D'ailleurs on peut dire, en un sens, que pour aimer la justice et l'égalité, le peuple n'a pas besoin d'une grande vertu; il lui suffit de s'aimer lui-même.

Mais le magistrat est obligé d'immoler son intérêt à l'intérêt du peuple, et l'orgueil du pouvoir à l'égalité. Il faut que la loi parle surtout avec empire à celui qui en est l'organe. Il faut que le gouvernement pèse sur lui-même, pour tenir toutes ses parties en harmonie avec elle. S'il existe un corps représentatif, une autorité première constituée par le peuple, c'est à elle de surveiller et de réprimer sans cesse tous les fonctionnaires publics. Mais qui la réprimera elle-même, sinon sa propre vertu? Plus cette source de l'ordre public est élevée, plus elle doit être pure; il faut donc que le corps représentatif commence par soumettre dans son sein toutes les passions privées à la passion générale du bien public. Heureux les représentants, lorsque leur gloire et leur intérêt même les attachent, autant que leurs devoirs, à la cause de la liberté!

Déduisons de tout ceci une grande vérité; c'est que le caractère du gouvernement populaire est d'être confiant dans le peuple, et sévère envers lui-même.

Ici se bornerait tout le développement de noire théorie. si vous n'aviez qu'à gouverner dans le calme le vaisseau de la République: mais la tempête gronde; et l'état de révolution où vous êtes vous impose une autre tâche.

Cette grande pureté des bases de la Révolution française, la sublimité même de son objet est précisément ce qui fait notre force et notre faiblesse: notre force, parce qu'il nous donne l'ascendant de la vérité sur l'imposture, et les droits de l'intérêt public sur les intérêts privés; notre faiblesse, parce qu'il rallie contre nous tous les hommes vicieux, tous ceux qui dans leurs coeurs méditaient de dépouiller le peuple, et tous ceux qui veulent l'avoir dépouillé impunément, et ceux qui ont repoussé la liberté comme une calamité personnelle, et ceux qui ont embrassé la révolution comme un métier et la république comme une proie: de là la défection de tant d'hommes ambitieux ou cupides, qui, depuis le point du départ, nous ont abandonnés sur la route, parce qu'ils n'avaient pas commencé le voyage pour arriver au même but. On dirait que les deux génies contraires que Ton a représentés se disputant l'empire de la nature combattent dans cette grande époque de l'histoire humaine pour fixer sans retour les destinées du monde, et que la France est le théâtre de cette lutte redoutable. Au dehors, tous les tyrans vous cernent; au dedans, tous les amis de la tyrannie conspirent: ils conspirent jusqu'à ce que l'espérance ait été ravie au crime. Il faut étouffer les ennemis intérieurs et extérieurs de la République, ou périr avec elle; or, dans cette situation, la première maxime de votre politique doit être qu'on conduit le peuple par la raison, et les ennemis du peuple par la terreur.

Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur: la vertu, sans laquelle la terreur est funeste; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible; elle est donc une émanation de la vertu; elle est moins un principe particulier qu'une conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie.

On a dit que la terreur était le ressort du gouvernement despotique. Le vôtre ressemble-t-il donc au despotisme? Oui, comme le glaive qui brille dans les mains des héros de la liberté ressemble à celui dont les satellites de la tyrannie sont armés. Que le despote gouverne par la terreur ses sujets abrutis; il a raison, comme despote: domptez par la terreur les ennemis de la liberté; et vous aurez raison, comme fondateurs de la République. Le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. La force n'est-elle faite que pour protéger le crime? et n'est-ce pas pour frapper les tètes orgueilleuses que la foudre est destinée?

La nature impose à tout être physique et moral la loi de pourvoir à sa conservation; le crime égorge l'innocence pour régner, et l'innocence se débat de toutes ses forces dans les mains du crime.

Que la tyrannie règne un seul jour, le lendemain il ne restera plus un patriote. Jusqu'à quand la fureur des despotes sera-t-elle appelée justice, et la justice du peuple barbarie ou rébellion? Comme on est tendre pour les oppresseurs et inexorable pour les opprimés! Rien de plus naturel: quiconque ne hait point le crime ne peut aimer la vertu.

Il faut cependant que l'un ou l'autre succombe. Indulgence pour les royalistes, s'écrient certaines gens. Grâce pour les scélérats! Non: grâce pour l'innocence, grâce pour les faibles, grâce pour les malheureux, grâce pour l'humanité!

La protection sociale n'est due qu'aux citoyens paisibles; il n'y a de citoyens dans la République que les républicains. Les royalistes, les conspirateurs ne sont, pour elle, que des étrangers, ou plutôt des ennemis. Cette guerre terrible que soutient la liberté contre la tyrannie n'est-elle pas indivisible? les ennemis du dedans ne sont-ils pas les alliés des ennemis du dehors? les assassins qui déchirent la patrie dans l'intérieur; les intrigants qui achètent les consciences des mandataires du peuple; les traîtres qui les vendent; les libellistes mercenaires soudoyés pour déshonorer la cause du peuple, pour tuer la vertu publique, pour attiser le feu des discordes civiles, et pour préparer la contre-révolution politique par la contre-révolution morale; tous ces gens-là sont-ils moins coupables ou moins dangereux que les tyrans qui les servent? Tous ceux qui interposent leur douceur parricide entre ces scélérats et le glaive vengeur de la justice nationale ressemblent à ceux qui se jetteraient entre les satellites des tyrans et les baïonnettes de nos soldats; tous les élans de leur fausse sensibilité ne me paraissent que des soupirs échappés vers l'Angleterre et vers l'Autriche.

Eh! pour qui donc s'attendriraient-ils? Serait-ce pour deux cent mille héros, l'élite de la nation, moissonnés par le fer des ennemis de la liberté ou par les poignards des assassins royaux ou fédéralistes? Non, ce n'étaient que des plébéiens, des patriotes; pour avoir droit à leur tendre intérêt, il faut être au moins la veuve d'un général qui a trahi vingt fois la patrie; pour obtenir leur indulgence, il faut presque prouver qu'on a fait immoler dix mille Français, comme un général romain, pour obtenir le triomphe, devait avoir tué, je crois, dix mille ennemis. On entend de sang-froid le récit des horreurs commises par les tyrans contre les défenseurs de la liberté; nos femmes horriblement mutilées; nos enfants massacrés sur le sein de leurs mères; nos prisonniers expiant dans d'horribles tourments leur héroïsme touchant et sublime: on appelle une horrible boucherie la punition trop lente de quelques monstres engraissés du plus pur sang de la patrie.

On souffre, avec patience, la misère des citoyennes généreuses qui ont sacrifié à la plus belle des causes leurs frères, leurs enfants, leurs époux: mais on prodigue les plus généreuses consolations aux femmes des conspirateurs; il est reçu qu'elles peuvent impunément séduire la justice, plaider contre la liberté la cause de leurs proches et de leurs complices; on en a fait presque une corporation privilégiée, créancière et pensionnaire du peuple.

Avec quelle bonhomie nous sommes encore la dupe des mots! Comme l'aristocratie et le modérantisme nous gouvernent encore par les maximes meurtrières qu'ils nous ont données!

L'aristocratie se défend mieux par ses intrigues que le patriotisme par ses services. On veut gouverner les révolutions par les arguties du palais; on traite les conspirations contre la République comme les procès des particuliers. La tyrannie tue, et la liberté plaide; et le code fait par les conspirateurs eux-mêmes est la loi par laquelle on les juge.

Quand il s'agit du salut de la patrie, le témoignage de l'univers ne peut suppléer à la preuve testimoniale, ni l'évidence même à la preuve littérale.

La lenteur des jugements équivaut à l'impunité; l'incertitude de la peine encourage tous les coupables; et cependant on se plaint de la sévérité de la justice; on se plaint de la détention des ennemis de la République. On cherche ses exemples dans l'histoire des tyrans, parce qu'on ne veut pas les choisir dans celle des peuples, ni les puiser dans le génie de la liberté menacée. A Rome, quand le consul* [* Cicéron.] découvrit la conjuration, et l'étouffa au même instant par la mort des complices de Catilina, il fut accusé d'avoir violé les formes. Par qui? par l'ambitieux César, qui voulait grossir son parti de la horde des conjurés, par les Pison, les Clodius et tous les mauvais citoyens qui redoutaient pour eux-mêmes la vertu d'un vrai Romain et la sévérité des lois.

Punir les oppresseurs de l'humanité, c'est clémence; leur pardonner, c'est barbarie. La rigueur des tyrans n'a pour principe que la rigueur: celle du gouvernement républicain part de la bienfaisance.

Aussi, malheur à celui qui oserait diriger vers le peuple la terreur qui ne doit approcher que de ses ennemis! Malheur à celui qui, confondant les erreurs inévitables du civisme avec les erreurs calculées de la perfidie ou avec les attentats des conspirateurs, abandonne l'intrigant dangereux pour poursuivre le citoyen paisible! Périsse le scélérat qui ose abuser du nom sacré de la liberté, ou des armes redoutables qu'elle lui a confiées, pour porter le deuil ou la mort dans le coeur des patriotes! Cet abus a existé, on ne peut en douter. Il a été exagéré, sans doute, par l'aristocratie: mais n'existât-il, dans toute la République, qu'un seul homme vertueux persécuté par les ennemis de la liberté, le devoir du gouvernement serait de le rechercher avec inquiétude, et de le venger avec éclat.

Mais faut-il conclure de ces persécutions suscitées aux patriotes par le zèle hypocrite des contre-révolutionnaires, et renoncer à la sévérité? Ces nouveaux crimes de l'aristocratie ne font qu'en démontrer la nécessité. Que prouve l'audace de nos ennemis, sinon la faiblesse avec laquelle ils ont été poursuivis? Elle est due, en grande partie, à la doctrine relâchée qu'on a prêchée dans ces derniers temps pour les rassurer. Si vous pouviez écouter ces conseils, vos ennemis parviendraient à leur but et recevraient de vos propres mains le prix du dernier de leurs forfaits.

Qu'il y aurait de légèreté à regarder quelques victoires remportées par le patriotisme comme la fin de tous nos dangers! Jetez un coup d'oeil sur notre véritable situation: vous sentirez que la vigilance et l'énergie vous sont plus nécessaires que jamais. Une sourde malveillance contrarie partout les opérations du gouvernement: la fatale influence des cours étrangères, pour être plus cachée, n'en est ni moins active, ni moins funeste. On sent que le crime intimidé n'a fait que couvrir sa marche avec plus d'adresse.

Les ennemis intérieurs du peuple français se sont divisés en deux factions, comme en deux corps d'armée. Elles marchent sous des bannières de différentes couleurs et par des routes diverses; mais elles marchent au même but: ce but est la désorganisation du gouvernement populaire, la ruine de la Convention, c'est-à-dire le triomphe de la tyrannie. L'une de ces deux factions nous pousse à la faiblesse, l'autre aux excès. L'une veut changer la liberté en bacchante, l'autre en prostituée.

Des intrigants subalternes, souvent même de bons citoyens abusés, se rangent de l'un ou de l'autre parti: mais les chefs appartiennent à la cause des rois ou de l'aristocratie, et se réunissent toujours contre les patriotes. Les fripons, lors même qu'ils se font la guerre, se haïssent bien moins qu'ils ne détestent les gens de bien. La patrie est leur proie; ils se battent pour la partager: mais ils se liguent contre ceux qui la défendent.

On a donné aux uns le nom de modérés; il y a peut-être plus d'esprit que de justesse dans la dénomination d'ultra-révolutionnaires par laquelle on a désigné les autres. Cette dénomination, qui ne peut s'appliquer dans aucun cas aux hommes de bonne foi que le zèle et l'ignorance peuvent emporter au delà de la saine politique de la révolution, ne caractérise pas exactement les hommes perfides que la tyrannie soudoie pour compromettre, par des applications fausses et funestes, les principes sacrés de notre révolution.

Le faux révolutionnaire est peut-être plus souvent encore en deçà qu'au delà de la révolution: il est modéré, il est fou de patriotisme, selon les circonstances. On arrête dans les comités prussiens, anglais, autrichiens, moscovites même, ce qu'il pensera le lendemain. Il s'oppose aux mesures énergiques, et les exagère quand il n'a pu les empêcher: sévère pour l'innocence, mais indulgent pour le crime; accusant même les coupables qui ne sont point assez riches pour acheter son silence, ni assez importants pour mériter son zèle, mais se gardant bien de jamais se compromettre au point de défendre la vertu calomniée; découvrant quelquefois des complots découverts, arrachant le masque à des traîtres démasqués et même décapités, mais prônant les traîtres vivants et encore accrédités; toujours empressé à caresser l'opinion du moment, et non moins attentif à ne jamais l'éclairer, et surtout à ne jamais la heurter; toujours prêt à adopter les mesures hardies, pourvu qu'elles aient beaucoup d'inconvénients; calomniant celles qui ne présentent que des avantages, ou bien y ajoutant tous les amendements qui peuvent les rendre nuisibles; disant la vérité avec économie, et tout autant qu'il le faut pour acquérir le droit de mentir impunément; distillant le bien goutte à goutte, et versant le mal par torrents; plein de feu pour les grandes résolutions qui ne signifient rien; plus qu'indifférent pour celles qui peuvent honorer la cause du peuple et sauver la patrie; donnant beaucoup aux formes du patriotisme; très attaché, comme les dévots dont il se déclare l'ennemi, aux pratiques extérieures, il aimerait mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action.

Quelle différence trouvez-vous entre ces gens-là et vos modérés? Ce sont des serviteurs employés par le même maître, ou, si vous voulez, des complices qui feignent de se brouiller pour mieux cacher leurs crimes. Jugez-les, non par la différence du langage, mais par l'identité des résultats. Celui qui attaque la Convention nationale par des discours insensés, et celui qui la trompe pour la compromettre, ne sont-ils pas d'accord? Celui qui, par d'injustes rigueurs, force le patriotisme à trembler pour lui-même, invoque l'amnistie en faveur de l'aristocratie et de la trahison. Tel appelait la France à la conquête du monde, qui n'avait d'autre but que d'appeler les tyrans à la conquête de la France. L'étranger hypocrite qui, depuis cinq années, proclame Paris la capitale du globe, ne faisait que traduire, dans un autre jargon, les anathèmes des vils fédéralistes qui vouaient Paris à la destruction. Prêcher l'athéisme n'est qu'une manière d'absoudre la superstition et d'accuser la philosophie; et la guerre déclarée à la divinité n'est qu'une diversion en faveur de la royauté.

Quelle autre méthode reste-t-il de combattre la liberté?

Ira-t-on, à l'exemple des premiers champions de l'aristocratie, vanter les douceurs de la servitude et les bienfaits de la monarchie, le génie surnaturel et les vertus incomparables des rois?

Ira-t-on proclamer la vanité des droits de l'homme et des principes de la justice éternelle?

Ira-t-on exhumer la noblesse et le clergé, ou réclamer les droits imprescriptibles de la haute bourgeoisie à leur double succession?

Non. Il est bien plus commode de prendre le masque du patriotisme pour défigurer, par d'insolentes parodies, le drame sublime de la révolution, pour compromettre la cause de la liberté par une modération hypocrite ou par des extravagances étudiées.

Aussi l'aristocratie se constitue en sociétés populaires; l'orgueil contre-révolutionnaire cache sous des haillons ses complots et ses poignards; le fanatisme brise ses propres autels; le royalisme chante les victoires de la République; la noblesse, accablée de souvenirs, embrasse tendrement l'égalité pour l'étouffer; la tyrannie, teinte du sang des défenseurs de la liberté, répand des fleurs sur leur tombeau. Si tous les coeurs ne sont pas changés, combien de visages sont masqués! combien de traîtres ne se mêlent de nos affaires que pour les ruiner!

Voulez-vous les mettre à l'épreuve? Demandez-leur, au lieu de serment et de déclamation, des services réels.

Faut-il agir? Ils pérorent. Faut-il délibérer? Ils veulent commencer par agir. Les temps sont-ils paisibles? Ils s'opposeront à tout changement utile. Sont-ils orageux? Ils parleront de tout réformer, pour bouleverser tout. Voulez-vous contenir les séditieux? Ils vous rappellent la clémence de César. Voulez-vous arracher les patriotes à la persécution? Ils vous proposent pour modèle la fermeté de Brutus. Ils découvrent qu'un tel a été noble, lorsqu'il sert la République; ils ne s'en souviennent plus dès qu'il la trahit. La paix est-elle utile? Ils vous étalent les palmes de la victoire. La guerre est-elle nécessaire? Ils vantent les douceurs de la paix. Faut-il défendre le territoire? Ils veulent aller châtier les tyrans au delà des monts et des mers. Faut-il reprendre nos forteresses? Ils veulent prendre d'assaut les églises et escalader le ciel. Ils oublient les Autrichiens pour faire la guerre aux dévotes. Faut-il appuyer notre cause de la fidélité de nos alliés? Ils déclament contre tous les gouvernements du monde, et vous proposeront de mettre en état d'accusation le grand Mogol lui-même. Le peuple va-t-il au Capitole rendre grâces aux dieux de ses victoires? Ils entonnent des chants lugubres sur nos revers passés. S'agit-il d'en remporter de nouvelles? Ils sèment, au milieu de nous, les haines, les divisions, les persécutions et le découragement. Faut-il réaliser la souveraineté du peuple et concentrer sa force par un gouvernement ferme et respecté? Ils trouvent que les principes du gouvernement blessent la souveraineté du peuple. Faut-il réclamer les droits du peuple opprimé par le gouvernement? Ils ne parlent que du respect pour les lois et de l'obéissance due aux autorités constituées.

Ils ont trouvé un expédient admirable pour seconder les efforts du gouvernement républicain: c'est de le désorganiser, de le dégrader complètement, de faire la guerre aux patriotes qui ont concouru à nos succès.

Cherchez-vous les moyens d'approvisionner vos armées? vous occupez-vous d'arracher à l'avarice et à la peur les subsistances qu'elles resserrent? Ils gémissent patriotiquement sur la misère publique et annoncent la famine. Le désir de prévenir le mal est toujours pour eux un motif de l'augmenter. Dans le Nord, on a tué les poules, et on nous a privé des oeufs, sous le prétexte que les poules mangent du grain. Dans le Midi, il a été question de détruire les mûriers et les orangers, sous le prétexte que la soie est un objet de luxe, et les oranges une superfluité.

Vous ne pourriez jamais imaginer certains excès commis par des contre-révolutionnaires hypocrites pour flétrir la cause de la Révolution. Croiriez-vous que dans les pays où la superstition a exercé le plus d'empire, non contents de surcharger les opérations relatives au culte de toutes les formes qui pouvaient les rendre odieuses, on a répandu la terreur parmi le peuple, en semant le bruit qu'on allait tuer tous les enfants au-dessous de dix ans et tous les vieillards au-dessus de soixante-dix ans? que ce bruit a été répandu particulièrement dans la ci-devant Bretagne, et dans les départements du Rhin et de la Moselle? C'est un des crimes imputés au ci-devant accusateur public du tribunal criminel de Strasbourg*. [* Schneider.] Les folies tyranniques de cet homme rendent vraisemblable tout ce que l'on raconte de Caligula et d'Héliogabale; mais on ne peut y ajouter foi, même à la vue des preuves. Il poussait le délire jusqu'à mettre les femmes en réquisition pour son usage: on assure même qu'il a employé cette méthode pour se marier. D'où est sorti tout à coup cet essaim d'étrangers, de prêtres, de nobles, d'intrigants de toute espèce, qui au même instant s'est répandu sur la surface de la République, pour exécuter, au nom de la philosophie, un plan de contre-révolution qui n'a pu être arrêté que par la force de la raison publique? Exécrable conception, digne du génie des cours étrangères liguées contre la liberté, et de la corruption de tous les ennemis intérieurs de la République!

C'est ainsi qu'aux miracles continuels, opérés par la vertu d'un grand peuple, l'intrigue mêle toujours la bassesse de ses trames criminelles, bassesse commandée par les tyrans, et dont ils font ensuite la matière de leurs ridicules manifestes, pour retenir les peuples ignorants dans la fange de l'opprobre et dans les chaînes de la servitude.

Eh! que font à la liberté les forfaits de ses ennemis? Le soleil, voilé par un nuage passager, en est-il moins l'astre qui anime la nature? L'écume impure que l'Océan repousse sur ses rivages le rend-elle moins imposant?

Dans des mains perfides tous les remèdes à nos maux deviennent des poisons; tout ce que vous pouvez faire, tout ce que vous pouvez dire, ils le tourneront contre vous, même les vérités que nous venons de développer.

Ainsi, par exemple, après avoir disséminé partout les germes de la guerre civile, par l'attaque violente contre les préjugés religieux, ils chercheront à armer le fanatisme et l'aristocratie des mesures mêmes que la saine politique vous a prescrites en faveur de la liberté des cultes. Si vous aviez laissé un libre cours à la conspiration, elle aurait produit, tôt ou tard, une réaction terrible et universelle; si vous l'arrêtez, ils chercheront encore à en tirer parti, en persuadant que vous. protégez les prêtres et les modérés.

Il ne faudra pas même vous étonner si les auteurs de ce système sont les prêtres qui auront le plus hardiment confessé leur charlatanisme.

Si les patriotes, emportés par un zèle pur, mais irréfléchi, ont été quelque part les dupes de leurs intrigues, ils rejetteront tout le blâme sur les patriotes; car le premier point de leur doctrine machiavélique est de perdre la République, en perdant les républicains, comme on subjugue un pays en détruisant l'armée qui le défend. On peut apprécier par là un de leurs principes favoris, qui est qu'il faut compter pour rien les hommes; maxime d'origine royale, qui veut dire qu'il faut leur abandonner tous les amis de la liberté.

Il est à remarquer que la destinée des hommes qui ne cherchent que le bien public est d'être les victimes de ceux qui se cherchent eux-mêmes, ce qui vient de deux causes: la première, que les intrigants attaquent avec les vices de l'ancien régime; la seconde, que les patriotes ne se défendent qu'avec les vertus du nouveau.

Une telle situation intérieure doit vous paraître digne de toute votre attention, surtout si vous réfléchissez que vous avez en même temps les tyrans de l'Europe à combattre, douze cent mille hommes sous les armes à entretenir, et que le gouvernement est obligé de réparer continuellement, à force d'énergie et de vigilance, tous les maux que la multitude innombrable de nos ennemis nous a préparés pendant le cours de cinq ans.

Quel est le remède de tous ces maux? Nous n'en connaissons point d'autre que le développement de ce ressort général de la république, la vertu.

La démocratie périt par deux excès, l'aristocratie de ceux qui gouvernent, ou le mépris du peuple pour les autorités qu'il a lui-même établies, mépris qui fait que chaque coterie, que chaque individu attire à lui la puissance publique, et ramène le peuple, par l'excès du désordre, à l'anéantissement, ou au pouvoir d'un seul.

La double tâche des modérés et des faux révolutionnaires est de nous ballotter perpétuellement entre ces deux écueils.

Mais les représentants du peuple peuvent les éviter tous deux; car le gouvernement est toujours le maître d'être juste et sage; et, quand il a ce caractère, il est sûr de la confiance du peuple.

Il est bien vrai que le but de tous nos ennemis est de dissoudre la Convention; il est vrai que le tyran de la Grande-Bretagne et ses alliés promettent à leur parlement et à leurs sujets de vous ôter votre énergie et la confiance publique qu'elle vous a méritée; que c'est là la première instruction de tous leurs commissaires.

Mais c'est une vérité qui doit être regardée comme triviale en politique, qu'un grand corps investi de la confiance d'un grand peuple ne peut se perdre que par lui-même; vos ennemis ne l'ignorent pas, ainsi vous ne doutez pas qu'ils s'appliquent surtout à réveiller au milieu de vous toutes les passions qui peuvent seconder leurs sinistres desseins.

Que peuvent-ils contre la représentation nationale, s'ils ne parviennent à lui surprendre des actes impolitiques qui puissent fournir des prétextes à leurs criminelles déclamations? Ils doivent donc désirer nécessairement d'avoir deux espèces d'agents, les uns qui chercheront à la dégrader par leurs discours, les autres, dans son sein même, qui s'efforceront de la tromper, pour compromettre sa gloire et les intérêts de la république.

Pour l'attaquer avec succès, il était utile de commencer la guerre civile contre les représentants dans les départements qui avaient justifié votre confiance, et contre le Comité de salut public; aussi ont-ils été attaqués par des hommes qui semblaient se combattre entre eux.

Que pouvaient-ils faire de mieux que de paralyser le gouvernement de la Convention, et d'en briser tous les ressorts, dans le moment qui doit décider du sort de la république et des tyrans?

Loin de nous l'idée qu'il existe encore au milieu de nous un seul homme assez lâche pour vouloir servir la cause des tyrans! mais plus loin de nous encore le crime, qui ne nous serait point pardonné, de tromper la Convention nationale, et de trahir le peuple français par un coupable silence! Car il y a cela d'heureux pour un peuple libre, que la vérité, qui est le fléau des despotes, est toujours sa force et son salut. Or, il est vrai qu'il existe encore pour notre liberté un danger, le seul danger sérieux peut-être qui lui reste à courir: ce danger est un plan, qui a existé, de rallier tous les ennemis de la République, en ressuscitant l'esprit de parti; de persécuter les patriotes, de décourager, de perdre les agents fidèles du gouvernement républicain, de faire manquer les parties les plus essentielles du service public. On a voulu tromper la Convention sur les hommes et sur les choses; on a voulu lui donner le change sur les causes des abus qu'on exagère, afin de les rendre irrémédiables; on s'est étudié à la remplir de fausses terreurs, pour l'égarer ou pour la paralyser; on cherche à la diviser; on a cherché à diviser surtout les représentants envoyés dans les départements, et le Comité de salut public; on a voulu induire les premiers à contrarier les mesures de l'autorité centrale, pour amener le désordre et la confusion; on a voulu les aigrir à leur retour, pour les rendre, à leur insu, les instruments d'une cabale. Les étrangers mettent à profit toutes les passions particulières, et jusqu'au patriotisme abusé.

On avait d'abord pris le parti d'aller droit au but, en calomniant le Comité de salut public; on se flattait alors hautement qu'il succomberait sous le poids de ses pénibles fonctions. La victoire et la fortune du peuple français l'ont défendu. Depuis cette époque, on a pris le parti de le louer en le paralysant et en détruisant le fruit de ses travaux. Toutes ces déclamations vagues contre des agents nécessaires du Comité; tous les projets de désorganisation, déguisés sous le nom de réformes, déjà rejetés par la Convention, et reproduits aujourd'hui avec une affectation étrange; cet empressement à prôner des intrigants que le Comité de salut public a dû éloigner; cette terreur inspirée aux bons citoyens; cette indulgence dont on flatte les conspirateurs; tout ce système d'imposture et d'intrigue, dont le principal auteur est un homme que vous avez repoussé de votre sein, est dirigé contre la Convention nationale, et tend à réaliser les voeux de tous les ennemis de la France.

C'est depuis l'époque où ce système a été annoncé dans des libelles, et réalisé par des actes publics, que l'aristocratie et le royalisme ont commencé à relever une tête insolente, que le patriotisme a été de nouveau persécuté dans une partie de la République, que l'autorité nationale a éprouvé une résistance dont les intrigants commençaient à perdre l'habitude. Au reste, ces attaques indirectes n'eussent-elles d'autre inconvénient que de partager l'attention et l'énergie de ceux qui ont à porter le fardeau immense dont vous les avez chargés, et de les distraire trop souvent des grandes mesures de salut public, pour s'occuper de déjouer des intrigues dangereuses; elles pourraient encore être considérées comme une diversion utile à nos ennemis.

Mais rassurons-nous; c'est ici le sanctuaire de la vérité; c'est ici que résident les fondateurs de la République, les vengeurs de l'humanité et les destructeurs des tyrans.

Ici, pour détruire un abus, il suffit de l'indiquer. Il nous suffit d'appeler, au nom de la patrie, des conseils de l'amour-propre ou de la faiblesse des individus, à la vertu et à la gloire de la Convention nationale.

Nous provoquons, sur tous les objets de ses inquiétudes, et sur tout ce qui peut influer sur la marche de la révolution, une discussion solennelle; nous la conjurons de ne pas permettre qu'aucun intérêt particulier et caché puisse usurper ici l'ascendant de la volonté générale de l'assemblée et la puissance indestructible de la raison.

Nous nous bornerons aujourd'hui à vous proposer de consacrer par votre approbation formelle les vérités morales et politiques sur lesquelles doit être fondée votre administration intérieure et la stabilité de la République, comme vous avez déjà consacré les principes de votre conduite envers les peuples étrangers: par là vous rallierez tous les bons citoyens, vous ôterez l'espérance aux conspirateurs; vous assurerez votre marche, et vous confondrez les intrigues et les calomnies des rois; vous honorerez votre cause et votre caractère aux yeux de tous les peuples.

Donnez au peuple français ce nouveau gage de votre zèle pour protéger le patriotisme, de votre justice inflexible pour les coupables, et de votre dévouement à la cause du peuple. Ordonnez que les principes de morale politique que nous venons de développer seront proclamés, en votre nom, au dedans et au dehors de la République.






Rapport fait au nom du Comité de salut public, par Maximilien Robespierre, sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les fêtes nationales. Séance du 18 floréal, l'an second de la République française une et indivisible. Imprimé par ordre de la Convention nationale (18 floréal an II - 7 mai 1794)



Citoyens,


C'est dans la prospérité que les peuples, ainsi que les particuliers, doivent, pour ainsi dire, se recueillir pour écouter, dans le silence des passions, la voix de la sagesse. Le moment où le bruit de nos victoires retentit dans l'univers est donc celui où les législateurs de la République française doivent veiller, avec une nouvelle sollicitude, sur eux-mêmes et sur la patrie, et affermir les principes sur lesquels doivent reposer la stabilité et la félicité de la République. Nous venons aujourd'hui soumettre à votre méditation des vérités profondes qui importent au bonheur des hommes, et vous proposer des mesures qui en découlent naturellement.

Le monde moral, beaucoup plus encore que le monde physique, semble plein de contrastes et d'énigmes. La nature nous dit que l'homme est né pour la liberté, et l'expérience des siècles nous montre l'homme esclave. Ses droits sont écrits dans son coeur, et son humiliation dans l'histoire. Le genre humain respecte Caton, et se courbe sous le joug de César. La postérité honore la vertu de Brutus; mais elle ne la permet que dans l'histoire ancienne. Les siècles et la terre sont le partage du crime et de la tyrannie; la liberté et la vertu se sont à peine reposées un instant sur quelques points du globe. Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses.....

Ne dis pas cependant, ô Brutus, que la vertu est un fantôme! Et vous, fondateurs de la République française, gardez-vous de désespérer de l'humanité, ou de douter un moment du succès de votre grande entreprise!

Le monde a changé, il doit changer encore. Qu'y a-t-il de commun entre ce qui est et ce qui fut? Les nations civilisées ont succédé aux sauvages errants dans les déserts; les moissons fertiles ont pris la place des forêts antiques qui couvraient le globe. Un monde a paru au delà des bornes du monde; les habitants de la terre ont ajouté les mers à leur domaine immense; l'homme a conquis la foudre et conjuré celle du ciel. Comparez le langage imparfait des hiéroglyphes avec les miracles de l'imprimerie; rapprochez le voyage des Argonautes de celui de La Pérouse; mesurez la distance entre les observations astronomiques des mages de l'Asie et les découvertes de Newton, ou bien entre l'ébauche tracée par la main de Dibutade et les tableaux de David.

Tout a changé dans l'ordre physique; tout doit changer dans l'ordre moral et politique. La moitié de la révolution du monde est déjà faite; l'autre moitié doit s'accomplir.

La raison de l'homme ressemble encore au globe qu'il habite; la moitié en est plongée dans les ténèbres, quand l'autre est éclairée. Les peuples de l'Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu'on appelle les arts et les sciences, et ils semblent dans l'ignorance des premières notions de la morale publique. Ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. D'où vient ce mélange de génie et de stupidité? De ce que, pour chercher à se rendre habile dans les arts, il ne faut que suivre ses passions, tandis que, pour défendre ses droits et respecter ceux d'autrui, il faut les vaincre. Il en est une autre raison: c'est que les rois qui font le destin de la terre ne craignent ni les grands géomètres, ni les grands peintres, ni les grands poètes, et qu'ils redoutent les philosophes rigides et les défenseurs de l'humanité.

Cependant le genre humain est dans un état violent qui ne peut être durable. La raison humaine marche depuis longtemps contre les trônes, à pas lents, et par des routes détournées, mais sûres. Le génie menace le despotisme alors même qu'il semble le caresser; il n'est plus guère défendu que par l'habitude et par la terreur, et surtout par l'appui que lui prête la ligue des riches et de tous les oppresseurs subalternes qu'épouvante le caractère imposant de la révolution française.

Le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l'espèce humaine; on serait tenté même de le regarder, au milieu d'elle, comme une espèce différente. L'Europe est à genoux devant les ombres des tyrans que nous punissons.

En Europe, un laboureur, un artisan est un animal dressé pour les plaisirs d'un noble; en France, les nobles cherchent à se transformer en laboureurs et en artisans, et ne peuvent pas même obtenir cet honneur.

L'Europe ne conçoit pas qu'on puisse vivre sans rois, sans nobles; et nous, que l'on puisse vivre avec eux.

L'Europe prodigue son sang pour river les chaînes de l'humanité, et nous pour les briser.

Nos sublimes voisins entretiennent gravement l'univers de la santé du roi, de ses divertissements, de ses voyages; ils veulent absolument apprendre à la postérité à quelle heure il a dîné, à quel moment il est revenu de la chasse, quelle est la terre heureuse qui, à chaque instant du jour, eut l'honneur d'être foulée par ses pieds augustes, quels sont les noms des esclaves privilégiés qui ont paru en sa présence, au lever, au coucher du soleil.

Nous lui apprendrons, nous, les noms et les vertus des héros morts en combattant pour la liberté; nous loi apprendrons dans quelle terre les derniers satellites des tyrans ont mordu la poussière; nous lui apprendrons à quelle heure a sonné le trépas des oppresseurs du monde.

Oui, cette terre délicieuse que nous habitons, et que la nature caresse avec prédilection, est faite pour être le domaine de la liberté et du bonheur; ce peuple sensible et fier est vraiment né pour la gloire et pour la vertu. O ma patrie! si le destin m'avait fait naître dans une contrée étrangère et lointaine, j'aurais adressé au ciel des voeux continuels pour ta prospérité; j'aurais versé des larmes d'attendrissement au récit de tes combats et de tes vertus; mon âme attentive aurait suivi avec une inquiète ardeur tous les mouvements de ta glorieuse révolution; j'aurais envié le sort de tes citoyens, j'aurais envié celui de tes représentants. Je suis Français, je suis l'un de tes représentants... O peuple sublime! reçois le sacrifice de tout mon être; heureux celui qui est né au milieu de toi! plus heureux celui qui peut mourir pour ton bonheur!

O vous, à qui il a confié ses intérêts et sa puissance, que ne pouvez-vous pas avec lui et pour lui! Oui, vous pouvez montrer au monde le spectacle nouveau de la démocratie affermie dans un vaste empire. Ceux qui, dans l'enfance du droit public, et du sein de la servitude, ont balbutié des maximes contraires, prévoyaient-ils les prodiges opérés depuis un an? Ce qui vous reste à faire est-il plus difficile que ce que vous avez fait? Quels sont les politiques qui peuvent vous servir de précepteurs ou de modèles? Ne faut-il pas que vous fassiez précisément tout le contraire de ce qui a été fait avant vous? L'art de gouverner a été jusqu'à nos jours l'art de tromper et de corrompre les hommes: il ne doit être que celui de les éclairer et de les rendre meilleurs.

Il y a deux sortes d'égoïsme: l'un, vil, cruel, qui isole l'homme de ses semblables, qui cherche un bien-être exclusif acheté par la misère d'autrui; l'autre, généreux, bienfaisant, qui confond notre bonheur dans le bonheur de tous, qui attache notre gloire à celle de la patrie. Le premier fait les oppresseurs et les tyrans; le second, les défenseurs de l'humanité. Suivons son impulsion salutaire: chérissons le repos acheté par de glorieux travaux; ne craignons point la mort qui les couronne, et nous consoliderons le bonheur de notre patrie et même le nôtre.

Le vice et la vertu font les destins de la terre: ce sont les deux génies opposés qui se la disputent. La source de l'un et de l'autre est dans les passions de l'homme. Selon la direction qui est donnée à ses passions, l'homme s'élève jusqu'aux cieux ou s'enfonce dans des abîmes fangeux. Or, le but de toutes les institutions sociales, c'est de les diriger vers la justice, qui est à la fois le bonheur public et le bonheur privé.

Le fondement unique de la société civile, c'est la morale! Toutes les associations qui nous font la guerre reposent sur le crime: ce ne sont aux yeux de la vérité que des hordes de sauvages policés et de brigands disciplinés. A quoi se réduit donc cette science mystérieuse de la politique et de la législation? A mettre dans les lois et dans l'administration les vérités morales reléguées dans les livres des philosophes, et à appliquer à la conduite des peuples les notions triviales de probité que chacun est forcé d'adopter pour sa conduite privée, c'est-à-dire à employer autant d'habileté à faire régner la justice que les gouvernements en ont mis jusqu'ici à être injustes impunément ou avec bienséance.

Aussi, voyez combien d'art les rois et leurs complices ont épuisé pour échapper à l'application de ces principes, et pour obscurcir toutes les notions du juste et de l'injuste! Qu'il était exquis, le bon sens de ce pirate qui répondit à Alexandre: "On m'appelle brigand, parce que je n'ai qu'un navire; et toi, parce que tu as une flotte, on t'appelle conquérant!" Avec quelle impudeur ils font des lois contre le vol, lorsqu'ils envahissent la fortune publique! On condamne en leur nom les assassins, et ils assassinent des millions d'hommes par la guerre et par la misère. Sous la monarchie, les vertus domestiques ne sont que des ridicules: mais les vertus publiques sont des crimes; la seule vertu est d'être l'instrument docile des crimes du prince, le seul honneur est d'être aussi méchant que lui. Sous la monarchie, il est permis d'aimer sa famille, mais non la patrie. Il est honorable de défendre ses amis, mais non les opprimés. La probité de la monarchie respecte toutes les propriétés, excepté celle du pauvre; elle protège tous les droits, excepté ceux du peuple.

Voici un article du code de la monarchie:

"Tu ne voleras pas, à moins que tu ne sois le roi, ou que tu n'aies obtenu un privilège du roi; tu n'assassineras pas, à moins que tu ne fasses périr, d'un seul coup, plusieurs milliers d'hommes."

Vous connaissez ce mot ingénu du cardinal de Richelieu, écrit dans son testament politique, que les rois doivent s'abstenir avec grand soin de se servir des gens de probité, parce qu'ils ne peuvent en tirer parti. Plus de deux mille ans auparavant, il y avait sur les bords du Pont-Euxin un petit roi qui professait la même doctrine d'une manière encore plus énergique. Ses favoris avaient fait mourir quelques-uns de ses amis par de fausses accusations. Il s'en aperçut; un jour que l'un d'eux portait devant lui une nouvelle délation: "Je te ferais mourir, lui dit-il, si des scélérats tels que toi n'étaient pas nécessaires aux despotes." On assure que ce prince était un des meilleurs qui aient existé.

Mais c'est en Angleterre que le machiavélisme a poussé cette doctrine royale au plus haut degré de perfection.

Je ne doute pas qu'il y ait beaucoup de marchands à Londres qui se piquent de quelque bonne foi dans les affaires de leur négoce; mais il y a à parier que ces honnêtes gens trouvent tout naturel que les membres du parlement britannique vendent publiquement au roi George leur conscience et les droits du peuple, comme ils vendent eux-mêmes les productions de leurs manufactures.

Pitt déroule aux yeux de ce parlement la liste de ses bassesses et de ses forfaits: "tant pour la trahison, tant pour les assassinats des représentants du peuple et des patriotes, tant pour la calomnie, tant pour la famine, tant pour la corruption, tant pour la fabrication de la fausse monnaie"; le sénat écoute avec un sang-froid admirable, et approuve le tout avec soumission.

En vain, la voix d'un seul homme s'élève avec l'indignation de la vertu contre tant d'infamies; le ministre avoue ingénument qu'il ne comprend rien à des maximes si nouvelles pour lui, et le sénat rejette la motion.

Stanhope, ne demande point acte à tes indignes collègues de ton opposition à leurs crimes; la postérité te le donnera, et leur censure est pour toi le plus beau titre à l'estime de ton siècle même.

Que conclure de tout ce que je viens de dire? Que l'immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l'essence de la République.

La révolution, qui tend à l'établir, n'est que le passage du règne du crime à celui de la justice; de là les efforts continuels des rois ligués contre nous et de tous les conspirateurs pour perpétuer chez nous les préjugés et les vices de la monarchie.

Tout ce qui regrettait l'ancien régime, tout ce qui ne s'était lancé dans la carrière de la révolution que pour arriver à un changement de dynastie, s'est appliqué, dès le commencement, à arrêter les progrès de la morale publique; car quelle différence y avait-il entre les amis de d'Orléans ou d'York et ceux de Louis XVI, si ce n'est, de la part des premiers, peut-être un plus haut degré de lâcheté et d'hypocrisie?

Les chefs des factions qui partagèrent les deux premières législatures, trop lâches pour croire à la République, trop corrompus pour la vouloir, ne cessèrent de conspirer pour effacer du coeur des hommes les principes éternels que leur propre politique les avait d'abord obligés de proclamer. La conjuration se déguisait alors sous la couleur de ce perfide modérantisme qui, protégeant le crime et tuant la vertu, nous ramenait par un chemin oblique et sûr à la tyrannie.

Quand l'énergie républicaine eut confondu ce lâche système et fondé la démocratie, l'aristocratie et l'étranger formèrent le plan de tout outrer et de tout corrompre. Ils se cachèrent sous les formes de la démocratie, pour la déshonorer par des travers aussi funestes que ridicules, et pour l'étouffer dans son berceau.

On attaqua la liberté en même temps par le modérantisme et par la fureur. Dans ce choc de deux factions opposées en apparence, mais dont les chefs étaient unis par des noeuds secrets, l'opinion publique était dissoute, la représentation avilie, le peuple nul; et la révolution ne semblait être qu'un combat ridicule pour décider à quels fripons resterait le pouvoir de déchirer et de vendre la patrie.

La marche des chefs de parti qui semblaient les plus divisés fut toujours à peu près la même. Leur principal caractère fut une profonde hypocrisie.

Lafayette invoquait la Constitution pour relever la puissance royale. Dumouriez invoquait la Constitution pour protéger la faction girondine contre la Convention nationale. Au mois d'août 1792, Brissot et les Girondins voulaient faire de la Constitution un bouclier, pour parer le coup qui menaçait le trône. Au mois de janvier suivant, les mêmes conspirateurs réclamaient la souveraineté du peuple pour arracher la royauté à l'opprobre de l'échafaud, et pour allumer la guerre civile dans les assemblées sectionnaires. Hébert et ses complices réclamaient la souveraineté du peuple pour égorger la Convention nationale et anéantir le gouvernement républicain.

Brissot et les Girondins avaient voulu armer les riches contre le peuple; la faction d'Hébert, en protégeant l'aristocratie, caressait le peuple pour l'opprimer par lui-même.

Danton, le plus dangereux des ennemis de la patrie, s'il n'en avait été le plus lâche; Danton, ménageant tous les crimes, lié à tous les complots, promettant aux scélérats sa protection, aux patriotes sa fidélité, habile à expliquer ses trahisons par des prétextes de bien public, à justifier ses vices par ses défauts prétendus, faisait inculper par ses amis, d'une manière insignifiante ou favorable, les conspirateurs près de consommer la ruine de la République, pour avoir occasion de les défendre lui-même, transigeait avec Brissot, correspondait avec Ronsin, encourageait Hébert, et s'arrangeait à tout événement pour profiter également de leur chute ou de leur succès, et pour rallier tous les ennemis de la liberté contre le gouvernement républicain.

C'est surtout dans ces derniers temps que l'on vit se développer dans toute son étendue l'affreux système, ourdi par nos ennemis, de corrompre la morale publique. Pour mieux y réussir, ils s'en étaient eux-mêmes établis les professeurs; ils allaient tout flétrir, tout confondre, par un mélange odieux de la pureté de nos principes avec la corruption de leurs coeurs.

Tous les fripons avaient usurpé une espèce de sacerdoce politique, et rangeaient dans la classe des profanes les fidèles représentants du peuple et tous les patriotes. On tremblait alors de proposer une idée juste; ils avaient interdit au patriotisme l'usage du bon sens: il y eut un moment où il était défendu de s'opposer à la ruine de la patrie, sous peine de passer pour mauvais citoyen: le patriotisme n'était plus qu'un travestissement ridicule ou l'audace de déclamer contre la Convention. Grâce à cette subversion des idées révolutionnaires, l'aristocratie, absoute de tous ses crimes, tramait très patriotiquement le massacre des représentants du peuple et la résurrection de la royauté; gorgés des trésors de la tyrannie, les conjurés prêchaient la pauvreté; affamés d'or et de domination, ils prêchaient l'égalité avec insolence pour la faire haïr; la liberté était pour eux l'indépendance du crime; la révolution, un trafic; le peuple, un instrument; la patrie, une proie. Le peu de bien même qu'ils s'efforçaient de faire était un stratagème perfide pour nous faire plus aisément des maux irréparables. S'ils se montraient quelquefois sévères, c'était pour acquérir le droit de favoriser les ennemis de la liberté, et de proscrire ses amis. Couverts de tous les crimes, ils exigeaient des patriotes, non seulement l'infaillibilité, mais la garantie de tous les caprices de la fortune, afin que personne n'osât plus servir la patrie. Ils tonnaient contre l'agiotage et partageaient avec les agioteurs la fortune publique; ils parlaient contre la tyrannie, pour mieux servir les tyrans. Les tyrans de l'Europe accusaient, par leur organe, la Convention nationale de tyrannie. On ne pouvait pas proposer au peuple de rétablir la royauté, ils voulaient le pousser à détruire son propre gouvernement; on ne pouvait pas lui dire qu'il devait appeler ses ennemis, on lui disait qu'il fallait chasser ses défenseurs; on ne pouvait pas lui dire de poser les armes, on le décourageait par de fausses nouvelles; on comptait pour rien ses succès, et on exagérait ses échecs avec une coupable malignité.

On ne pouvait pas lui dire: Le fils du tyran, ou un autre Bourbon, ou bien l'un des fils du roi George, te rendrait heureux; mais on lui disait: Tu es malheureux. On lui traçait le tableau de la disette qu'ils cherchaient eux-mêmes à amener; on lui disait que les oeufs, que le sucre n'étaient pas abondants. On ne lui disait pas que sa liberté valait quelque chose; que l'humiliation de ses oppresseurs et tous les autres effets de la révolution n'étaient pas des biens méprisables; qu'il combattait encore; que la ruine de ses ennemis pouvait seule assurer son bonheur...; mais il sentait tout cela. Enfin, ils ne pouvaient pas asservir le peuple français par la force ni par son propre consentement; ils cherchaient à l'enchaîner par la subversion, par la révolte, par la corruption des moeurs.

Ils ont érigé l'immoralité, non seulement en système, mais en religion; ils ont cherché à éteindre tous les sentiments religieux de la nature par leurs exemples, autant que par leurs préceptes. Le méchant voudrait dans son coeur qu'il ne restât pas sur la terre un seul homme de bien, afin de n'y plus rencontrer un seul accusateur, et de pouvoir y respirer en paix. Ceux-ci allèrent chercher dans les esprits et dans les coeurs tout ce qui sert d'appui à la morale, pour l'en arracher, et pour y étouffer l'accusateur invisible que la nature y a caché.

Les tyrans, satisfaits de l'audace de leurs émissaires, s'empressèrent d'étaler aux yeux de leurs sujets les extravagances qu'ils avaient achetées; et, feignant de croire que c'était là le peuple français, ils semblèrent leur dire: "Que gagneriez-vous à secouer notre joug? vous le voyez, les républicains ne valent pas mieux que nous." Les tyrans ennemis de la France avaient ordonné un plan qui devait, si leurs espérances avaient été parfaitement remplies, embraser tout à coup notre République et élever une barrière insurmontable entre elle et les autres peuples; les conjurés l'exécutèrent. Les mêmes fourbes qui avaient invoqué la souveraineté du peuple pour égorger la Convention nationale, alléguèrent la haine de la superstition pour nous donner la guerre civile et l'athéisme.

Que voulaient-ils, ceux qui, au sein des conspirations dont nous étions environnés, au milieu des embarras d'une telle guerre, au moment où les torches de la discorde civile fumaient encore, attaquèrent tout à coup tous les cultes par la violence, pour s'ériger eux-mêmes en apôtres fougueux du néant et en missionnaires fanatiques de l'athéisme? Quel était le motif de cette grande opération tramée dans les ténèbres de la nuit, à l'insu de la Convention nationale, par des prêtres, par des étrangers et par des conspirateurs? Etait-ce l'amour de la patrie? La patrie leur a déjà infligé le supplice des traîtres. Etait-ce la haine des prêtres? Les prêtres étaient leurs amis. Etait-ce l'horreur du fanatisme? C'était le seul moyen de lui offrir des armes. Etait-ce le désir de hâter le triomphe de la Raison? Mais on ne cessait de l'outrager par des violences absurdes et par des extravagances concertées pour la rendre odieuse: on ne semblait la reléguer dans les temples que pour la bannir de la République.

On servait la cause des rois ligués contre nous, des rois qui avaient eux-mêmes annoncé d'avance ces événements, et qui s'en prévalaient avec succès pour exciter contre nous le fanatisme des peuples par des manifestes et par des prières publiques. Il faut voir avec quelle sainte colère M. Pitt nous oppose ces faits, et avec quel soin le petit nombre d'hommes intègres qui existe au parlement d'Angleterre les rejette sur quelques hommes méprisables, désavoués et punis par vous.

Cependant, tandis que ceux-ci remplissaient leur mission, le peuple anglais jeûnait pour expier les péchés payés par M. Pitt, et les bourgeois de Londres portaient le deuil du culte catholique, comme ils avaient porté celui du roi Capet et de la reine Antoinette.

Admirable politique du ministre de George, qui faisait insulter l'Etre suprême par ses émissaires, et voulait le venger par les baïonnettes anglaises et autrichiennes! J'aime beaucoup la piété des rois, et je crois fermement à la religion de M. Pitt. Il est certain du moins qu'il a trouvé de bons amis en France; car, suivant tous les calculs de la prudence humaine, l'intrigue dont je parle devait allumer un incendie rapide dans toute la République, et lui susciter de nouveaux ennemis au dehors.

Heureusement, le génie du peuple français, sa passion inaltérable pour la liberté, la sagesse avec laquelle vous avez averti les patriotes de bonne foi qui pouvaient être entraînés par l'exemple dangereux des inventeurs hypocrites de cette machination, enfin le soin qu'ont pris les prêtres eux-mêmes de désabuser le peuple sur leur propre compte, toutes ces causes ont prévenu la plus grande partie des inconvénients que les conspirateurs en attendaient. C'est à vous de faire cesser les autres, et de mettre à profit, s'il est possible, la perversité même de nos ennemis, pour assurer le triomphe des principes et de la liberté.

Ne consultez que le bien de la patrie et les intérêts de l'humanité. Toute institution, toute doctrine qui console et qui élève les âmes doit être accueillie; rejetez toutes celles qui tendent à les dégrader et à les corrompre. Ranimez, exaltez tous les sentiments généreux et toutes les grandes idées morales qu'on a voulu éteindre; rapprochez par le charme de l'amitié et par le lien de la vertu les hommes qu'on a voulu diviser. Qui donc t'a donné la mission d'annoncer au peuple que la Divinité n'existe pas, ô toi qui te passionnes pour cette aride doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie? Quel avantage trouves-tu à persuader à l'homme qu'une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu, que son âme n'est qu'un souffle léger qui s'éteint aux portes du tombeau?

L'idée de son néant lui inspirera-t-elle des sentiments plus purs et plus élevés que celle de son immortalité? Lui inspirera-t-elle plus de respect pour ses semblables et pour lui-même, plus de dévouement pour la patrie, plus d'audace à braver la tyrannie, plus de mépris pour la mort ou pour la volupté? Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas! Vous qui pleurez sur le cercueil d'un fils ou d'une épouse, êtes-vous consolé par celui qui vous dit qu'il ne reste plus d'eux qu'une vile poussière? Malheureux qui expirez sous les coups d'un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle! L'innocence sur l'échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe: aurait-elle cet ascendant, si le tombeau égalait l'oppresseur et l'opprimé? Malheureux sophiste! de quel droit viens-tu arracher à l'innocence le sceptre de la raison, pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer le malheur, réjouir le vice, attrister la vertu, dégrader l'humanité? Plus un homme est doué de sensibilité et de génie, plus il s'attache aux idées qui agrandissent son être et qui élèvent son coeur; et la doctrine des hommes de cette trempe devient celle de l'univers. Eh! comment ces idées ne seraient-elles point des vérités? Je ne conçois pas du moins comment la nature aurait pu suggérer à l'homme des fictions plus utiles que toutes les réalités; et si l'existence de Dieu, si l'immortalité de l'âme n'étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions de l'esprit humain.

Je n'ai pas besoin d'observer qu'il ne s'agit pas ici de faire le procès à aucune opinion philosophique en particulier, ni de contester que tel philosophe peut être vertueux, quelles que soient ses opinions, et même en dépit d'elles, par la force d'un naturel heureux ou d'une raison supérieure. Il s'agit de considérer seulement l'athéisme comme national, et lié à un système de conspiration contre la République.

Eh! que vous importent à vous, législateurs, les hypothèses diverses par lesquelles certains philosophes expliquent les phénomènes de la nature? Vous pouvez abandonner tous ces objets à leurs disputes éternelles: ce n'est ni comme métaphysiciens, ni comme théologiens, que vous devez les envisager. Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique, est la vérité.

L'idée de l'Etre suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la justice; elle est donc sociale et républicaine. La Nature a mis dans l'homme le sentiment du plaisir et de la douleur qui le force à fuir les objets physiques qui lui sont nuisibles, et à chercher ceux qui lui conviennent. Le chef-d'oeuvre de la société serait de créer en lui, pour les choses morales, un instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal; car la raison particulière de chaque homme, égarée par ses passions, n'est souvent qu'un sophiste qui plaide leur cause, et l'autorité de l'homme peut toujours être attaquée par l'amour-propre de l'homme. Or, ce qui produit ou remplace cet instinct précieux, ce qui supplée à l'insuffisance de l'autorité humaine, c'est le sentiment religieux qu'imprime dans les âmes l'idée d'une sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l'homme. Aussi je ne sache pas qu'aucun législateur se soit jamais avisé de nationaliser l'athéisme; je sais que les plus sages mêmes d'entre eux se sont permis de mêler à la vérité quelques fictions, soit pour frapper l'imagination des peuples ignorants, soit pour les attacher plus fortement à leurs institutions. Lycurgue et Solon eurent recours à l'autorité des oracles; et Socrate lui-même, pour accréditer la vérité parmi ses concitoyens, se crut obligé de leur persuader qu'elle lui était inspirée par un génie familier.

Vous ne conclurez pas de là sans doute qu'il faille tromper les hommes pour les instruire, mais seulement que vous êtes heureux de vivre dans un siècle et dans un pays dont les lumières ne vous laissent d'autre tâche à remplir que de rappeler les hommes à la nature et à la vérité.

Vous vous garderez bien de briser le lien sacré qui les unit à l'auteur de leur être. Il suffit même que cette opinion ait régné chez un peuple, pour qu'il soit dangereux de la détruire. Car les motifs des devoirs et les bases de la moralité s'étant nécessairement liés à celte idée, l'effacer, c'est démoraliser le peuple. Il résulte du même principe qu'on ne doit jamais attaquer un culte établi qu'avec prudence et avec une certaine délicatesse, de peur qu'un changement subit et violent ne paraisse une atteinte portée à la morale, et une dispense de la probité même. Au reste, celui qui peut remplacer la Divinité dans le système de la vie sociale est à mes yeux un prodige de génie; celui qui, sans l'avoir remplacée, ne songe qu'à la bannir de l'esprit des hommes, me paraît un prodige de stupidité ou de perversité.

Qu'est-ce que les conjurés avaient mis à la place de ce qu'ils détruisaient? Rien, si ce n'est le chaos, le vide et la violence. Ils méprisaient trop le peuple pour prendre la peine de le persuader; au lieu de l'éclairer, ils ne voulaient que l'irriter, l'effaroucher ou le dépraver.

Si les principes que j'ai développés jusqu'ici sont des erreurs, je me trompe du moins avec tout ce que le monde révère: prenons ici les leçons de l'histoire. Remarquez, je vous prie, comment les hommes qui ont influé sur la destinée des Etats furent déterminés vers l'un ou l'autre des deux systèmes opposés par leur caractère personnel et par la nature même de leurs vues politiques. Voyez-vous avec quel art profond César, plaidant dans le sénat romain en faveur des complices de Catilina, s'égare dans une digression contre le dogme de l'immortalité de l'âme, tant ces idées lui paraissent propres à éteindre dans le coeur des juges l'énergie de la vertu, tant la cause du crime lui paraît liée à celle de l'athéisme. Cicéron, au contraire, invoquait contre les traîtres et le glaive des lois et la foudre des dieux. Socrate mourant entretient ses amis de l'immortalité de l'âme. Léonidas aux Thermopyles, soupant avec ses compagnons d'armes, au moment d'exécuter le dessein le plus héroïque que la vertu humaine ait jamais conçu, les invite pour le lendemain à un autre banquet dans une vie nouvelle. Il y a loin de Socrate à Chaumette, et de Léonidas au Père Duchesne. Un grand homme, un véritable héros s'estime trop lui-même pour se complaire dans l'idée de son anéantissement. Un scélérat, méprisable à ses propres yeux, horrible à ceux d'autrui, sent que la nature ne peut lui faire de plus beau présent que le néant.

Caton ne balança point entre Epicure et Zénon. Brutus et les illustres conjurés qui partagèrent ses périls et sa gloire appartenaient aussi à cette secte sublime de stoïciens, qui eut des idées si hautes de la dignité de l'homme, qui poussa si loin l'enthousiasme de la vertu, et qui n'outra que l'héroïsme. Le stoïcisme enfanta des émules de Brutus et de Caton jusque dans les siècles affreux qui suivirent la perte de la liberté romaine. Le stoïcisme sauva l'honneur de la nature humaine dégradée par les vices des successeurs de César et surtout par la patience des peuples. La secte épicurienne revendiquait sans doute tous les scélérats qui opprimèrent leur patrie, et tous les lâches qui la laissèrent opprimer. Aussi, quoique le philosophe dont elle portait le nom ne fût pas personnellement un homme méprisable, les principes de son système, interprétés par la corruption, amenèrent des conséquences si funestes que l'antiquité elle-même la flétrit par la dénomination de troupeau d'Epicure; et comme dans tous les temps le coeur humain est au fond le même, et que le même instinct ou le même système politique a commandé aux hommes la même marche, il sera facile d'appliquer les observations que je viens de faire, au moment actuel, et même au temps qui a précédé immédiatement notre révolution. Il est bon de jeter un coup d'oeil sur ce temps, ne fût-ce que pour pouvoir expliquer une partie des phénomènes qui ont éclaté depuis.

Dès longtemps les observateurs éclairés pouvaient apercevoir quelques symptômes de la révolution actuelle. Tous les événements importants y tendaient; les causes mêmes des particuliers susceptibles de quelque éclat s'attachaient à une intrigue politique. Les hommes de lettres renommés, en vertu de leur influence sur l'opinion, commençaient à en obtenir quelqu'une dans les affaires. Les plus ambitieux avaient formé dès lors une espèce de coalition qui augmentait leur importance; ils semblaient s'être partagés en deux sectes, dont l'une défendait bêtement le clergé et le despotisme. La plus puissante et la plus illustre était celle qui fut connue sous le nom d'encyclopédistes. Elle renfermait quelques hommes estimables et un plus grand nombre de charlatans ambitieux. Plusieurs de ses chefs étaient devenus des personnages considérables dans l'Etat: quiconque ignorerait son influence et sa politique n'aurait pas une idée complète de la préface de notre révolution. Cette secte, en matière de politique, resta toujours au-dessous des droits du peuple; en matière de morale, elle alla beaucoup au delà de la destruction des préjugés religieux. Ses coryphées déclamaient quelquefois contre le despotisme, et ils étaient pensionnés par les despotes; ils faisaient tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédicaces aux rois, des discours pour les courtisans, et des madrigaux pour les courtisanes; ils étaient fiers dans leurs écrits, et rampants dans les antichambres. Cette secte propagea avec beaucoup de zèle l'opinion du matérialisme, qui prévalut parmi les grands et parmi les beaux esprits. On lui doit en grande partie cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l'égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l'injuste, la probité comme une affaire de goût ou de bienséance, le monde comme le patrimoine des fripons adroits. J'ai dit que ses coryphées étaient ambitieux; les agitations gui annonçaient un grand changement dans l'ordre politique des choses avaient pu étendre leurs vues. On a remarqué que plusieurs d'entre eux avaient des liaisons intimes avec la maison d'Orléans, et la Constitution anglaise était, suivant eux, le chef-d'oeuvre de la politique et le maximum du bonheur social.

Parmi ceux qui, du temps dont je parle, se signalèrent dans la carrière des lettres et de la philosophie, un homme* [* Jean-Jacques Rousseau.], par l'élévation de son âme et par la grandeur de son caractère, se montra digne du ministère de précepteur du genre humain. Il attaqua la tyrannie avec franchise; il parla avec enthousiasme de la divinité; son éloquence mâle et probe peignit en traits de flamme les charmes de la vertu; elle défendit ces dogmes consolateurs que la raison donne pour appui au coeur humain; la pureté de sa doctrine, puisée dans la nature et dans la haine profonde du vice, autant que son mépris invincible pour les sophistes intrigants qui usurpaient le nom de philosophes, lui attira la haine et la persécution de ses rivaux et de ses faux amis. Ah! s'il avait été témoin de cette révolution dont il fut le précurseur et qui l'a porté au Panthéon, qui peut douter que son âme généreuse eût embrassé avec transport la cause de la justice et de l'égalité? Mais qu'ont fait pour elle ses lâches adversaires? Ils ont combattu la révolution, dès le moment qu'ils ont craint qu'elle n'élevât le peuple au-dessus de toutes les vanités particulières; les uns ont employé leur esprit à frelater les principes républicains et à corrompre l'opinion publique; ils se sont prostitués aux factions, et surtout au parti d'Orléans; les autres se sont renfermés dans une lâche neutralité. Les hommes de lettres en général se sont déshonorés dans cette révolution; et, à la honte éternelle de l'esprit, la raison du peuple en a fait seule tous les frais.

Hommes petits et vains, rougissez, s'il est possible. Les prodiges qui ont immortalisé cette époque de l'histoire humaine ont été opérés sans vous et malgré vous; le bon sens sans intrigue, et le génie sans instruction, ont porté la France à ce degré d'élévation qui épouvante votre bassesse et qui écrase votre nullité. Tel artisan s'est montré habile dans la connaissance des droits de l'homme, quand tel faiseur de livres, presque républicain en 1788, défendait stupidement la cause des rois en 1793. Tel laboureur répandait la lumière de la philosophie dans les campagnes, quand l'académicien Condorcet, jadis grand géomètre, dit-on, au jugement des littérateurs, et grand littérateur au dire des géomètres, depuis conspirateur timide, méprisé de tous les partis, travaillait sans cesse à l'obscurcir par le perfide fatras de ses rapsodies mercenaires.

Vous avez déjà été frappés, sans doute, de la tendresse avec laquelle tant d'hommes qui ont trahi leur patrie ont caressé les opinions sinistres que je combats. Que de rapprochements curieux peuvent s'offrir encore à vos esprits! Nous avons entendu, qui croirait à cet excès d'impudeur? nous avons entendu dans une société populaire le traître Guadet dénoncer un citoyen pour avoir prononcé le nom de la Providence. Nous avons entendu, quelque temps après, Hébert en accuser un autre pour avoir écrit contre l'athéisme. N'est-ce pas Vergniaud et Gensonné qui, en votre présence même, et à votre tribune, pérorèrent avec chaleur pour bannir du préambule de la Constitution le nom de l'Etre suprême que vous y avez placé? Danton, qui souriait de pitié aux mots de vertu, de gloire, de postérité; Danton, dont le système était d'avilir ce qui peut élever l'âme; Danton, qui était froid et muet dans les plus grands dangers de la liberté, parla après eux avec beaucoup de véhémence en faveur de la même opinion. D'où vient ce singulier accord de principe entre tant d'hommes qui paraissaient divisés? Faut-il l'attribuer simplement au soin que prenaient les déserteurs de la cause du peuple, de chercher à couvrir leur défection par une affectation de zèle contre ce qu'ils appelaient les préjugés religieux, comme s'ils avaient voulu compenser leur indulgence pour l'aristocratie et la tyrannie par la guerre qu'ils déclaraient à la Divinité?

Non, la conduite de ces personnages artificieux tenait sans doute à des vues politiques plus profondes; ils sentaient que, pour détruire la liberté, il fallait favoriser par tous les moyens tout ce qui tend à justifier l'égoïsme, à dessécher le coeur et à effacer l'idée de ce beau moral, qui est la seule règle sur laquelle la raison publique juge les défenseurs et les ennemis de l'humanité. Ils embrassaient avec transport un système qui, confondant la destinée des bons et des méchants, ne laisse entre eux d'autre différence que les faveurs incertaines de la fortune, ni d'autre arbitre que le droit du plus fort ou du plus rusé.

Vous tendez à un but bien différent; vous suivrez donc une politique contraire. Mais ne craignons-nous pas de réveiller le fanatisme et de donner un avantage à l'aristocratie? Non: si nous adoptons le parti que la sagesse indique, il nous sera facile d'éviter cet écueil.

Ennemis du peuple, qui que vous soyez, jamais la Convention nationale ne favorisera votre perversité. Aristocrates, de quelques dehors spécieux que vous vouliez vous couvrir aujourd'hui, en vain chercheriez-vous à vous prévaloir de notre censure contre les auteurs d'une trame criminelle, pour accuser les patriotes sincères que la seule haine du fanatisme peut avoir entraînés à des démarches indiscrètes. Vous n'avez pas le droit d'accuser; et la justice nationale, dans ces orages excités par les factions, sait discerner les erreurs des conspirations: elle saisira, d'une main sûre, tous les intrigants pervers, et ne frappera pas un seul homme de bien.

Fanatiques, n'espérez rien de nous. Rappeler les hommes au culte pur de l'Etre suprême, c'est porter un coup mortel au fanatisme. Toutes les fictions disparaissent devant la Vérité et toutes les folies tombent devant la Raison. Sans contrainte, sans persécution, toutes les sectes doivent se confondre d'elles-mêmes dans la religion universelle de la Nature. Nous vous conseillerons donc de maintenir les principes que vous avez manifestés jusqu'ici. Que la liberté des cultes soit respectée, pour le triomphe même de la raison; mais qu'elle ne trouble point l'ordre public, et qu'elle ne devienne point un moyen de conspiration. Si la malveillance contre-révolutionnaire se cachait sous ce prétexte, réprimez-la; et reposez-vous du reste sur la puissance des principes et sur la force même des choses.

Prêtres ambitieux, n'attendez donc pas que nous travaillions à rétablir votre empire; une telle entreprise serait même au-dessus de notre puissance. Vous vous êtes tués vous-mêmes, et on ne revient pas plus à la vie morale qu'à l'existence physique.

Et, d'ailleurs, qu'y a-t-il entre les prêtres et Dieu? Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres! Il ne connaît rien de si ressemblant à l'athéisme que les religions qu'ils ont faites. A force de défigurer l'Etre suprême, ils l'ont anéanti autant qu'il était en eux; ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un boeuf, tantôt un arbre, tantôt un homme, tantôt un roi. Les prêtres ont créé Dieu à leur image: ils l'ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable. Ils l'ont traité comme jadis les maires du palais traitèrent les descendants de Clovis, pour régner sous son nom et se mettre à sa place. Ils l'ont relégué dans le ciel comme dans un palais, et ne l'ont appelé sur la terre que pour demander à leur profit des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la puissance. Le véritable prêtre de l'Etre suprême, c'est la Nature; son temple, l'univers; son culte, la vertu; ses fêtes, la joie d'un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux noeuds de la fraternité universelle, et pour lui présenter l'hommage des coeurs sensibles et purs.

Prêtres, par quel titre avez-vous prouvé votre mission? Avez-vous été plus justes, plus modestes, plus amis de la vérité que les autres hommes? Avez-vous chéri l'égalité, défendu les droits des peuples, abhorré le despotisme et abattu la tyrannie? C'est vous qui avez dit aux rois: Vous êtes les images de Dieu sur la terre; c'est de lui seul que vous tenez votre puissance. Et les rois vous ont répondu: Oui, vous êtes vraiment les envoyés de Dieu; unissons-nous pour partager les dépouilles et les adorations des mortels. Le sceptre et l'encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre.

Laissons les prêtres, et retournons à la divinité. Attachons la morale à des bases éternelles et sacrées; inspirons à l'homme ce respect religieux pour l'homme, ce sentiment profond de ses devoirs, qui est la seule garantie du bonheur social; nourrissons-le par toutes nos institutions; que l'éducation publique soit surtout dirigée vers ce but. Vous lui imprimerez sans doute un grand caractère, analogue à la nature de notre gouvernement et à la sublimité des destinées de la République. Vous sentirez la nécessité de la rendre commune et égale pour tous les Français. Il ne s'agit plus de former des messieurs, mais des citoyens: la patrie a seule droit d'élever ses enfants; elle ne peut confier ce dépôt à l'orgueil des familles, ni aux préjugés des particuliers, aliments éternels de l'aristocratie et d'un fédéralisme domestique, qui rétrécit les âmes en les isolant, et détruit, avec l'égalité, tous les fondements de l'ordre social. Mais ce grand objet est étranger à la discussion actuelle.

Il est cependant une sorte d'institution qui doit être considérée comme une partie essentielle de l'éducation publique, et qui appartient nécessairement au sujet de ce rapport: je veux parler des fêtes nationales.

Rassemblez les hommes, vous les rendrez meilleurs; car les hommes rassemblés chercheront à se plaire, et ils ne pourront se plaire que par les choses qui les rendent estimables. Donnez à leur réunion un grand motif moral et politique, et l'amour des choses honnêtes entrera avec le plaisir dans tous les coeurs; car les hommes ne se voient pas sans plaisir.

L'homme est le plus grand objet qui soit dans la nature; et le plus magnifique de tous les spectacles, c'est celui d'un grand peuple assemblé. On ne parle jamais sans enthousiasme des fêtes nationales de la Grèce: cependant elles n'avaient guère pour objet que des jeux où brillaient la force du corps, l'adresse, ou tout au plus le talent des poètes et des orateurs. Mais la Grèce était là; on voyait un spectacle plus grand que les jeux: c'étaient les spectateurs eux-mêmes; c'était le peuple vainqueur de l'Asie, que les vertus républicaines avaient élevé quelquefois au-dessus de l'humanité; on voyait les grands hommes qui avaient sauvé et illustré la patrie: les pères montraient à leurs fils Miltiade, Aristide, Epaminondas, Timoléon, dont la seule présence était une leçon vivante de magnanimité, de justice et de patriotisme.

Combien il serait facile au peuple français de donner à ces assemblées un objet plus étendu et un plus grand caractère! Un système de fêtes nationales bien entendu serait à la fois le plus doux lien de fraternité et le plus puissant moyen de régénération.

Ayez des fêtes générales et plus solennelles pour toute la République; ayez des fêtes particulières et pour chaque lieu, qui soient des jours de repos, et qui remplacent ce que les circonstances ont détruit.

Que toutes tendent à réveiller les sentiments généreux qui font le charme et l'ornement de la vie humaine, l'enthousiasme de la liberté, l'amour de la patrie, le respect des lois. Que la mémoire des tyrans et des traîtres y soit vouée à l'exécration; que celle des héros de la liberté et des bienfaiteurs de l'humanité y reçoive le juste tribut de la reconnaissance publique; qu'elles puisent leur intérêt et leurs noms même dans les événements immortels de notre révolution, et dans les objets les plus sacrés et les plus chers au coeur de l'homme; qu'elles soient embellies et distinguées par les emblèmes analogues à leur objet particulier. Invitons à nos fêtes, et la nature, et toutes les vertus; que toutes soient célébrées sous les auspices de l'Etre suprême; qu'elles lui soient consacrées; qu'elles s'ouvrent et qu'elles finissent par un hommage à sa puissance et à sa bonté.

Tu donneras ton nom sacré à l'une de nos plus belles fêtes, ô toi, fille de la Nature, mère du bonheur et de la gloire, toi seule légitime souveraine du monde, détrônée par le crime, toi à qui le peuple français a rendu ton empire, et qui lui donnes en échange une patrie et des moeurs, auguste Liberté! tu partageras nos sacrifices avec ta compagne immortelle, la douce et sainte Egalité. Nous fêterons l'Humanité, l'Humanité avilie et foulée aux pieds par les ennemis de la République française. Ce sera un beau jour que celui où nous célébrerons la fête du genre humain; c'est le banquet fraternel et sacré, où, du sein de la victoire, le peuple français invitera la famille immense dont seul il défend l'honneur et les imprescriptibles droits. Nous célébrerons aussi tous les grands hommes, de quelque temps et de quelque pays que ce soit, qui ont affranchi leur patrie du joug des tyrans, et qui ont fondé la liberté par de sages lois. Vous ne serez point oubliés, illustres martyrs de la République française! Vous ne serez point oubliés, héros morts en combattant pour elle! Qui pourrait oublier les héros de ma patrie? La France leur doit la liberté, l'univers leur devra la sienne. Que l'univers célèbre bientôt leur gloire en jouissant de leurs bienfaits! Combien de traits héroïques confondus dans la foule des grandes actions que la liberté a comme prodiguées parmi nous! Combien de noms dignes d'être inscrits dans les fastes de l'histoire demeurent ensevelis dans l'obscurité! Mânes inconnus et révérés, si vous échappez à la célébrité, vous n'échapperez point à notre tendre reconnaissance.

Qu'ils tremblent, tous les tyrans armés contre la liberté, s'il en existe encore alors! Qu'ils tremblent le jour où les Français viendront sur vos tombeaux jurer de vous imiter! Jeunes Français, entendez-vous l'immortel Bara qui, du sein du Panthéon, vous appelle à la gloire? Venez répandre des fleurs sur sa tombe sacrée. Bara, enfant héroïque, tu nourrissais ta mère et tu mourus pour ta patrie! Bara, tu as déjà reçu le prix de ton héroïsme; la patrie a adopté ta mère; la patrie, étouffant les factions criminelles, va s'élever triomphante sur les ruines des vices et des trônes. O Bara, tu n'as pas trouvé de modèle dans l'antiquité, mais tu as trouvé parmi nous des émules de ta vertu.

Par quelle fatalité ou par quelle ingratitude a-t-on laissé dans l'oubli un héros plus jeune encore et digne des hommages de la postérité? Les Marseillais rebelles, rassemblés sur les bords de la Durance, se préparaient à passer cette rivière pour aller égorger les patriotes faibles et désarmés de ces malheureuses contrées; une troupe peu nombreuse de républicains, réunis de l'autre côté, ne voyait d'autre ressource que de couper les câbles des pontons qui étaient au pouvoir de leurs ennemis: mais tenter une telle entreprise en présence des bataillons nombreux qui couvraient l'autre rive, et à la portée de leurs fusils, paraissait une entreprise chimérique aux plus hardis. Tout à coup un enfant de treize ans s'élance sur une hache; il vole au bord du fleuve, et frappe le câble de toute sa force. Plusieurs décharges de mousqueterie sont dirigées contre lui; il continue de frapper à coups redoublés; enfin, il est atteint d'un coup mortel; il s'écrie: Je meurs, cela m'est égal; c'est pour la liberté. Il tombe; il est mort... Respectable enfant, que la patrie s'enorgueillisse de t'avoir donné le jour! Avec quel orgueil la Grèce et Rome auraient honoré ta mémoire, si elles avaient produit un héros tel que toi!

Citoyens, portons en pompe ses cendres au temple de la gloire; que la République en deuil les arrose de larmes amères! Non, ne le pleurons pas; imitons-le, vengeons-le par la ruine de tous les ennemis de notre République*. [*Le nom de ce héros est Agricol Viala. Il faut apprendre ici à la République entière deux traits d'une nature bien différente. Quand la mère du jeune Viala apprit la mort de son fils, sa douleur fut aussi profonde qu'elle était juste. Mais, lui dit-on, il est mort pour la patrie! Ah! c'est vrai, dit-elle, il est mort pour la patrie. Et ses larmes se séchèrent. L'autre fait, c'est que les Marseillais rebelles, ayant passé la Durance, eurent la lâcheté d'insulter aux restes du jeune héros, et jetèrent son corps dans les flots. (Note de Robespierre.)]

Toutes les vertus se disputent le droit de présider à nos fêtes. Instituons la fête de la Gloire, non de celle qui ravage et opprime le monde, mais de celle qui l'affranchit, qui l'éclaire et qui le console; de celle qui, après la patrie, est la première idole des coeurs généreux. Instituons une fête plus touchante: la fête du Malheur. Les esclaves adorent la fortune et le pouvoir; nous, honorons le malheur, le malheur que l'humanité ne peut entièrement bannir de la terre, mais qu'elle console et soulage avec respect. Tu obtiendras aussi cet hommage, ô toi qui jadis unissais les héros et les sages, toi qui multiplies les forces des amis de la patrie, et dont les méchants, liés par le crime, ne connurent jamais que le simulacre imposteur, divine Amitié, tu retrouveras chez les Français républicains ta puissance et tes autels.

Pourquoi ne rendrions-nous pas le même honneur au pudique et généreux amour, à la foi conjugale, à la tendresse paternelle, à la piété filiale? Nos fêtes, sans doute, ne seront ni sans intérêt, ni sans éclat. Vous y serez, braves défenseurs de la patrie, que décorent de glorieuses cicatrices. Vous y serez, vénérables vieillards, que le bonheur préparé à votre postérité doit consoler d'une longue vie passée sous le despotisme. Vous y serez, tendres élèves de la Patrie, qui croissez pour étendre sa gloire et pour recueillir le fruit de ses travaux.

Vous y serez, jeunes citoyennes, à qui la victoire doit ramener bientôt des frères et des amants dignes de vous. Vous y serez, mères de famille, dont les époux et les fils élèvent des trophées à la République avec les débris des trônes. O femmes françaises, chérissez la liberté achetée au prix de leur sang; servez-vous de votre empire pour étendre celui de la vertu républicaine! O femmes françaises, vous êtes dignes de l'amour et du respect de la terre! Qu'avez-vous à envier aux femmes de Sparte? Comme elles, vous avez donné le jour à des héros; comme elles, vous les avez dévoués, avec un abandon sublime, à la Patrie.

Malheur à celui qui cherche à éteindre ce sublime enthousiasme, et à étouffer, par de désolantes doctrines, cet instinct moral du peuple, qui est le principe de toutes les grandes actions! C'est à vous, représentants du peuple, qu'il appartient de faire triompher les vérités que nous venons de développer. Bravez les clameurs insensées de l'ignorance présomptueuse ou de la perversité hypocrite. Quelle est donc la dépravation dont nous étions environnés, s'il nous a fallu du courage pour les proclamer? La postérité pourra-t-elle croire que les factions vaincues avaient porté l'audace jusqu'à nous accuser de modérantisme et d'aristocratie, pour avoir rappelé l'idée de la divinité et de la morale? Croira-t-elle qu'on ait osé dire, jusque dans cette enceinte, que nous avions par là reculé la raison humaine de plusieurs siècles? Ils invoquaient la raison, les monstres qui aiguisaient contre vous leurs poignards sacrilèges!

Tous ceux qui défendaient vos principes et votre dignité devaient être aussi sans doute les objets de leur fureur. Ne nous étonnons pas si tous les scélérats ligués contre vous semblent vouloir nous préparer la ciguë. Mais, avant de la boire, nous sauverons la patrie. Le vaisseau qui porte la fortune de la République n'est pas destiné à faire naufrage; il vogue sous vos auspices, et les tempêtes seront forcées à le respecter.

Asseyez-vous donc tranquillement sur les bases immuables de la justice, et ravivez la morale publique. Tonnez sur la tête des coupables, et lancez la foudre sur tous vos ennemis. Quel est l'insolent qui, après avoir rampé aux pieds d'un roi, ose insulter à la majesté du peuple français dans la personne de ses représentants? Commandez à la victoire, mais replongez surtout le vice dans le néant. Les ennemis de la République sont tous les hommes corrompus.

Le patriote n'est autre chose qu'un homme probe et magnanime dans toute la force de ce terme. C'est peu d'anéantir les rois, il faut faire respecter à tous les peuples le caractère du peuple français. C'est en vain que nous porterions au bout de l'univers la renommée de nos armes, si toutes les passions déchirent impunément le sein de la patrie. Défions-nous de l'ivresse même des succès. Soyons terribles dans les revers, modestes dans nos triomphes, et fixons au milieu de nous la paix et le bonheur par la sagesse et par la morale. Voilà le véritable but de nos travaux; voilà la tâche la plus héroïque et la plus difficile. Nous croyons concourir à ce but, en vous proposant le décret suivant:


DECRET


Article Premier.


Le Peuple français reconnaît l'existence de l'Etre suprême, et l'immortalité de l'âme.


II.


Il reconnaît que le culte digne de l'Etre suprême est la pratique des devoirs de l'homme.


III.


Il met au premier rang de ces devoirs de détester la mauvaise foi et la tyrannie, de punir les tyrans et les traîtres, de secourir les malheureux, de respecter les faibles, de défendre les opprimés, de faire aux autres tout le bien qu'on peut, et de n'être injuste envers personne.


IV.


Il sera institué des fêtes pour rappeler l'homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être.


V.


Elles emprunteront leurs noms des événements glorieux de notre Révolution, des vertus les plus chères et les plus utiles à l'homme, des plus grands bienfaits de la nature.


VI.


La République française célébrera tous les ans les fêtes du 14 juillet 1789, du 10 août 1792, du 21 janvier 1793, du 31 mai 1793.


VII.


Elle célébrera, aux jours de décadi, les fêtes dont l'énumération suit:


A l'Etre suprême et à la Nature. Au Genre humain. Au Peuple français. Aux bienfaiteurs de l'humanité. Aux Martyrs de la liberté. A la Liberté et à l'Egalité. A la République. A la liberté du monde. A l'amour de la patrie. A la haine des tyrans et des traîtres. A la Vérité. A la Justice. A la Pudeur. A la Gloire et à l'Immortalité. A l'Amitié. A la Frugalité. Au Courage. A la Bonne Foi. A l'Héroïsme. Au Désintéressement. Au Stoïcisme. A l'Amour. A la Foi conjugale. A l'Amour paternel. A la Tendresse maternelle. A la Piété filiale. A l'Enfance. A la Jeunesse. A l'Age viril. A la Vieillesse. Au Malheur. A l'Agriculture. A l'Industrie. A nos Aïeux. A la Postérité. Au Bonheur.


VIII.


Les Comités de salut public et d'instruction publique sont chargés de présenter un plan d'organisation de ces fêtes.


IX.


La Convention nationale appelle tous les talents dignes de servir la cause de l'humanité à l'honneur de concourir à leur établissement par des hymnes et des chants civiques, et par tous les moyens qui peuvent contribuer à leur embellissement et à leur utilité.


X.


Le Comité de salut public distinguera les ouvrages qui lui paraîtront les plus propres à remplir cet objet, et récompensera leurs auteurs.


XI.


La liberté des cultes est maintenue conformément au décret du 18 frimaire.


XII.


Tout rassemblement aristocratique et contraire à l'ordre public sera réprimé.


XIII.


En cas de troubles, dont un culte quelconque serait l'occasion ou le motif, ceux qui les exciteraient par des prédications fanatiques ou par des insinuations contre-révolutionnaires, ceux qui les provoqueraient par des violences injustes et gratuites, seront également punis selon la rigueur des lois.


XIV.


Il sera fait un rapport particulier sur les dispositions de détail relatives au présent décret.


XV.


Il sera célébré, le 20 prairial prochain, une fête nationale en l'honneur de l'Etre suprême.






Discours du 8 Thermidor (27 juillet 1794)



Note: transcrit en français moderne


Note: On ne connaît pas le discours tel que Robespierre l'a prononcé à la Convention, puis aux Jacobins. A cause des événements du 9 Thermidor, les journaux ne purent ou ne voulurent pas le publier in extenso, et le manuscrit lu à la Convention et aux Jacobins a disparu dans la tourmente. Le discours a été imprimé, par ordre de la Convention le 30 Thermidor, à partir d'un brouillon manuscrit saisi dans les papiers de Robespierre. Certaines parties du texte ont été omises par les Thermidoriens; Ernest Hamel, qui a pu lire ce manuscrit (aujourd'hui introuvable), a signalé ces omissions. Le brouillon manuscrit présente de nombreuses ratures et répétitions.



Discours du 8 Thermidor (27 juillet 1794)



Citoyens,


Que d'autres vous tracent des tableaux flatteurs; je viens vous dire des vérités utiles. Je ne viens point réaliser des terreurs ridicules répandues par la perfidie; mais je veux étouffer, s'il est possible, les flambeaux de la discorde par la seule force de la vérité. Je vais dévoiler des abus qui tendent à la ruine de la patrie et que votre probité seule peut réprimer (1). Je vais défendre devant vous votre autorité outragée et la liberté violée. Si je vous dis aussi quelque chose des persécutions dont je suis l'objet, vous ne men ferez point un crime; vous n'avez rien de commun avec les tyrans que vous combattez (2). Les cris de l'innocence outragée n'importunent point votre oreille, et vous n'ignorez pas que cette cause ne vous est point étrangère.

Les révolutions qui, jusqu'à nous, ont changé la face des empires, n'ont eu pour objet qu'un changement de dynastie, ou le passage du pouvoir d'un seul à celui de plusieurs (3). La révolution française est la première qui ait été fondée sur la théorie des droits de l'humanité, et sur les principes de la justice (4). Les autres révolutions n'exigeaient que de l'ambition: la nôtre impose des vertus. L'ignorance et la force les ont absorbées dans un despotisme nouveau: la nôtre, émanée de la justice, ne peut se reposer que dans son sein. La République, amenée insensiblement par la force des choses et par la lutte des amis de la liberté contre les conspirations toujours renaissantes, s'est glissée, pour ainsi dire, à travers toutes les factions; mais elle a trouvé leur puissance organisée autour d'elle, et tous les moyens d'influence dans leurs mains; aussi n'a-t-elle cessé d'être persécutée dès sa naissance, dans la personne de tous les hommes de bonne foi qui combattaient pour elle; c'est que, pour conserver l'avantage de leur position, les chefs des factions et leurs agents ont été forcés de se cacher sous la forme de la République. Précy à Lyon, et Brissot à Paris, criaient Vive la République! Tous les conjurés ont même adopté, arec plus d'empressement qu'aucun autre, toutes les formules, tous les mots de ralliement du patriotisme. L'Autrichien, dont le métier était de combattre la révolution; l'Orléanais, dont le rôle était de jouer le patriotisme, se trouvèrent sur la même ligne; et l'un et l'autre ne pouvaient plus être distingués du républicain. Ils ne combattirent pas nos principes, ils les corrompirent; ils ne blasphémèrent point contre la révolution, ils tâchèrent de la déshonorer, sous le prétexte de la servir; ils déclamèrent contre les tyrans, et conspirèrent pour la tyrannie; ils louèrent la République, et calomnièrent les républicains (5). Les amis de la liberté cherchent à renverser la puissance des tyrans par la force de la vérité: les tyrans cherchent à détruire les défenseurs de la liberté par la calomnie; ils donnent le nom de tyrannie à l'ascendant même des principes de la vérité. Quand ce système a pu prévaloir, la liberté est perdue; il n'y a de légitime que la perfidie, et de criminel que la vertu; car il est dans la nature même des choses qu'il existe une influence partout où il y a des hommes rassemblés, celle de la tyrannie ou celle de la raison. Lorsque celle-ci est proscrite comme un crime, la tyrannie règne; quand les bons citoyens sont condamnés au silence, il faut bien que les scélérats dominent.

Ici j'ai besoin d'épancher mon coeur; vous avez besoin aussi d'entendre la vérité. Ne croyez pas que je vienne ici intenter aucune accusation; un soin plus pressant m'occupe, et je ne me charge pas des devoirs d'autrui: il est tant de dangers imminents, que cet objet n'a plus qu'une importance secondaire. Je viens, s'il est possible, dissiper de cruelles erreurs; je viens étouffer les horribles ferments de discorde dont on veut embraser ce temple de la liberté et la République entière; je viens dévoiler des abus qui tendent à la ruine de la patrie, et que votre probité seule peut réprimer. Si je vous dis aussi quelque chose des persécutions dont je suis l'objet, vous ne m'en ferez point un crime; vous n'avez rien de commun avec les tyrans qui me poursuivent; les cris de l'innocence opprimée ne sont point étrangers à vos coeurs; vous ne méprisez point la justice et l'humanité, et vous n'ignorez pas que ces trames ne sont point étrangères à votre cause et à celle de la patrie (6).

Eh! quel est donc le fondement de cet odieux système de terreur et de calomnies? A qui devons-nous être redoutables, ou des ennemis ou des amis de la République? Est-ce aux tyrans et aux fripons qu'il appartient de nous craindre, ou bien aux gens de bien et aux patriotes? Nous, redoutables aux patriotes! nous qui les avons arrachés des mains de toutes les factions conjurées contre eux! nous qui tous les jours les disputons, pour ainsi dire, aux intrigants hypocrites qui osent les opprimer encore! nous qui poursuivons les scélérats qui cherchent à prolonger leurs malheurs en nous trompant par d'inextricables impostures! Nous, redoutables à la Convention nationale! Et que sommes-nous sans elle? et qui a défendu la Convention nationale au péril de sa vie? qui s'est dévoué pour sa conservation, quand des factions exécrables conspiraient sa ruine à la face de la France? qui s'est dévoué pour sa gloire, quand les vils suppôts de la tyrannie prêchaient en son nom l'athéisme et l'immoralité; quand tant d'autres gardaient un silence criminel sur les forfaits de leurs complices, et semblaient attendre le signal du carnage pour se baigner dans le sang des représentants du peuple; quand la vertu même se taisait, épouvantée de l'horrible ascendant qu'avait pris le crime audacieux? Et à qui étaient destinés les premiers coups des conjurés? contre qui Simon conspirait-il au Luxembourg? Quelles étaient les victimes désignées par Chaumette et par Ronsin? Dans quels lieux la bande des assassins devait-elle marcher d'abord en ouvrant les prisons? Quels sont les objets des calomnies et des attentais des tyrans armés contre la République? N'y a-t-il aucun poignard pour nous dans les cargaisons que l'Angleterre envoie à ses complices en France et à Paris? C'est nous qu'on assassine, et c'est nous que l'on peint redoutables! Et quels sont donc ces grands actes de sévérité que l'on nous reproche? quelles ont été les victimes? Hébert, Ronsin, Chabot, Danton, Lacroix, Fabre d'Églantine, et quelques autres complices. Est-ce leur punition qu'on nous reproche? aucun n'oserait les défendre. Mais si nous n'avons fait que dénoncer des monstres dont la mort a sauvé la Convention nationale et la République, qui peut craindre nos principes, qui peut nous accuser d'avance d'injustice et de tyrannie, si ce n'est ceux qui leur ressemblent? Non, nous n'avons pas été trop sévères; j'en atteste la République qui respire; j'en atteste la représentation nationale, environnée du respect dû à la représentation d'un grand peuple; j'en atteste les patriotes qui gémissent encore dans les cachots que les scélérats leur ont ouverts; j'en atteste les nouveaux crimes des ennemis de notre liberté, et la coupable persévérance des tyrans ligués contre nous. On parle de notre rigueur, et la patrie nous reproche notre faiblesse.

Est-ce nous qui avons plongé dans les cachots les patriotes, et porté la terreur dans toutes les conditions? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Est-ce nous qui, oubliant les crimes de l'aristocratie, et protégeant les traîtres, avons déclaré la guerre aux citoyens paisibles, érigé en crimes ou des préjugés incurables, ou des choses indifférentes, pour trouver partout des coupables et rendre la révolution redoutable au Peuple même? Ce sont les monstres, que nous avons accusés. Est-ce nous qui, recherchant des opinions anciennes, fruit de l'obsession des traîtres, avons promené le glaive sur la plus grande partie de la Convention nationale, demandions dans les sociétés populaires la tête de six cents représentants du Peuple? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Aurait-on déjà oublié que nous nous sommes jetés entre eux et leurs perfides adversaires, dans un temps où on... [lacune dans le manuscrit]?

Vous connaissez la marche de vos ennemis. Ils ont attaqué la Convention nationale en masse; ce projet a échoué. Ils ont attaqué le comité de salut public; ce projet a échoué. Depuis quelque temps, ils déclarèrent la guerre à certains membres du comité de salut public; ils semblent ne prétendre qu'à accabler un seul homme; ils marchent toujours au même but. Que les tyrans de l'Europe osent proscrire un représentant du Peuple français, c'est sans doute l'excès de l'insolence: mais que des Français qui se disent républicains travaillent à exécuter l'arrêt de mort prononcé par les tyrans, c'est l'excès du scandale et de l'opprobre (7). Est-il vrai que l'on ait colporté des listes odieuses où l'on désignait pour victimes un certain nombre de membres de la Convention, et qu'on prétendait être l'ouvrage du comité de salut public et ensuite le mien? Est-il vrai qu'on ait osé supposer des séances du comité, des arrêtés rigoureux qui n'ont jamais existé, des arrestations non moins chimériques? Est-il vrai qu'on ait cherché à persuader à un certain nombre de représentants irréprochables que leur perte était résolue; à tous ceux qui, par quelque erreur, avaient payé un tribut inévitable à la fatalité des circonstances et à la faiblesse humaine, qu'ils étaient voués au sort des conjurés? Est-il vrai que l'imposture ait été répandue avec tant d'art et d'audace, qu'un grand nombre de membres n'osaient plus habiter la nuit leur domicile? Oui, les faits sont constants, et les preuves de ces deux manoeuvres sont au Comité de salut public. Vous pourriez nous en révéler beaucoup d'autres, vous, députés revenus d'une mission dans les départements; vous, suppléants appelés aux fonctions de représentants du Peuple, vous pourriez nous dire ce que l'intrigue a fait pour vous tromper, pour vous aigrir, pour vous entraîner dans une coalition funeste (8). Que disait-on, que faisait-on dans ces coteries suspectes, dans ces rassemblements nocturnes, dans ces repas où la perfidie distribuait aux convives les poisons de la haine et de la calomnie? Que voulaient-ils, les auteurs de ces machinations? était-ce le salut de la patrie, la dignité et l'union de la Convention nationale? Qui étaient-ils (9)? Quels faits justifient l'horrible idée qu'on a voulu donner de nous? quels hommes avaient été accusés par les comités, si ce n'est les Chaumetle, les Hébert, les Danton, les Chabot, les Lacroix? est-ce donc la mémoire des conjurés qu'on veut défendre? Est-ce la mort des conjurés qu'on veut venger (10)? Si on nous accuse d'avoir dénoncé quelques traîtres, qu'on accuse donc la Convention qui les a accusés; qu'on accuse la justice qui les a frappés; qu'on accuse le peuple qui a applaudi à leur châtiment. Quel est celui qui attente à la représentation nationale, de celui qui poursuit ses ennemis, ou de celui qui les protège? Et depuis quand la punition du crime épouvante-t-elle la vertu?

Telle est cependant la base de ces projets de dictature et d'attentats contre la représentation nationale imputés d'abord au comité de salut public en général. Par quelle fatalité cette grande accusation a-t-elle été transportée tout à coup sur la tête d'un seul de ses membres? Etrange projet d'un homme, d'engager la Convention nationale à s'égorger elle-même en détail de ses propres mains, pour lui frayer le chemin du pouvoir absolu! Que d'autres aperçoivent le côté ridicule de ces inculpations; c'est à moi de n'en voir que l'atrocité. Vous rendrez au moins [mot manquant dans le manuscrit: compte] à l'opinion publique, de votre affreuse persévérance à poursuivre le projet d'égorger tous les amis de la patrie, monstres qui cherchez à me ravir l'estime de la Convention nationale, le prix le plus glorieux des travaux d'un mortel, que je n'ai ni usurpé et surpris, mais que j'ai été forcé de conquérir. Paraître un objet de terreur aux yeux de ce qu'on révère et de ce qu'on aime, c'est pour un homme sensible et probe le plus affreux des supplices; le lui faire subir, c'est le plus grand des forfaits. Mais j'appelle toute votre indignation sur les manoeuvres atroces employées pour étayer ces extravagantes calomnies.

Partout, les actes d'oppression avaient été multipliés pour étendre le système de terreur et de calomnie. Des agents impurs prodiguaient les arrestations injustes: des projets de finances destructeurs menaçaient toutes les fortunes modiques, et portaient le désespoir dans une multitude innombrable de familles attachées à la révolution; on épouvantait les nobles et les prêtres par des motions concertées; les paiements des créanciers de l'Etat et des fonctionnaires publics étaient suspendus; on surprenait au comité de salut public un arrêté qui renouvelait les poursuites contre les membres de la commune du 10 août, sous le prétexte d'une reddition des comptes. Au sein de la Convention, on prétendait que la Montagne était menacée, parce que quelques membres siégeant en cette partie de la salle se croyaient en danger; et pour intéresser à la même cause la Convention nationale tout entière, on réveillait subitement l'affaire de cent soixante-treize députés détenus, et on m'imputait tous ces événements qui m'étaient absolument étrangers; on disait que je voulais immoler la Montagne; on disait que je voulais perdre l'autre portion de la Convention nationale; on me peignait ici comme le persécuteur des soixante-deux députés détenus. Là, on m'accusait de les défendre; on disait que je soutenais le Marais (c'était l'expression de mes calomniateurs). Il est à remarquer que le plus puissant argument qu'ait employé la faction hébertiste pour prouver que j'étais modéré, était l'opposition que j'avais apportée à la proscription d'une grande partie de la Convention nationale, et particulièrement mon opinion sur la proposition de décréter d'accusation les soixante-deux détenus, sans un rapport préalable.

Ah! certes, lorsqu'au risque de blesser l'opinion publique, ne consultant que les intérêts sacrés de la patrie, j'arrachais seul à une décision précipitée ceux dont les opinions m'auraient conduit à l'échafaud, si elles avaient triomphé; quand, dans d'autres occasions, je m'exposais à toutes les fureurs d'une faction hypocrite, pour réclamer les principes de la stricte équité envers ceux qui m'avaient jugé avec plus de précipitation, j'étais loin, sans doute, de penser que l'on dût me tenir compte d'une pareille conduite; j'aurais trop mal présumé d'un pays où elle aurait été remarquée, et où l'on aurait donné des noms pompeux aux devoirs les plus indispensables de la probité; mais j'étais encore plus loin de penser qu'un jour on m'accuserait d'être le bourreau de ceux envers qui je les ai remplis, et l'ennemi de la représentation nationale que j'avais servie avec dévouement; je m'attendais bien moins encore qu'on m'accuserait à la fois de vouloir la défendre et de vouloir l'égorger. Quoi qu'il en soit, rien ne pourra jamais changer ni mes sentiments ni mes principes. A l'égard des députés détenus, je déclare que, loin d'avoir eu aucune part au dernier décret qui les concerne, je l'ai trouvé au moins très extraordinaire dans les circonstances; que je ne me suis occupé d'eux en aucune manière depuis le moment où j'ai fait envers eux tout ce que ma conscience m'a dicté. A l'égard des autres, je me suis expliqué sur quelques-uns avec franchise; j'ai cru remplir mon devoir. Le reste est un tissu d'impostures atroces. Quant à la Convention nationale, mon premier devoir, comme mon premier penchant, est un respect sans bornes pour elle. Sans vouloir absoudre le crime; sans vouloir justifier en elles-mêmes les erreurs funestes de plusieurs; sans vouloir ternir la gloire des défenseurs énergiques de la liberté, ni affaiblir l'illusion d'un nom sacré dans les annales de la révolution, je dis que tous les représentants du peuple, dont le coeur est pur, doivent reprendre la confiance et la dignité qui leur convient. Je ne connais que deux partis, celui des bons et des mauvais citoyens; que le patriotisme n'est point une affaire de parti, mais une affaire de coeur; qu'il ne consiste ni dans l'insolence, ni dans une fougue passagère qui ne respecte ni les principes, ni le bon sens, ni la morale, encore moins dans le dévouement aux intérêts d'une faction. Le coeur flétri par l'expérience de tant de trahisons, je crois à la nécessité d'appeler surtout la probité et tous les sentiments généreux au secours de la République. Je sens que partout où on rencontre un homme de bien, en quelque lieu qu'il soit assis, il faut lui tendre la main, et le serrer contre son coeur. Je crois à des circonstances fatales dans la révolution, qui n'ont rien de commun avec les desseins criminels; je crois à la détestable influence de l'intrigue, et surtout à la puissance sinistre de la calomnie. Je vois le monde peuplé de dupes et de fripons; mais le nombre des fripons est le plus petit: ce sont eux qu'il faut punir des crimes et des malheurs du monde. Je n'imputerai donc point les forfaits de Brissot et de la Gironde aux hommes de bonne foi qu'ils ont trompés quelquefois (11); je n'imputerai point à tous ceux qui crurent à Danton les crimes de ce conspirateur; je n'imputerai point ceux d'Hébert aux citoyens dont le patriotisme sincère fut entraîné quelquefois au-delà des exactes limites de la raison. Les conspirateurs ne seraient point des conspirateurs, s'ils n'avaient l'art de dissimuler assez habilement pour usurper pendant quelque temps la confiance des gens de bien: mais il est des signes certains auxquels on peut discerner les dupes des complices, et l'erreur du crime. Qui fera donc cette distinction? Le bon sens et la justice. Ah! combien le bon sens et la justice sont nécessaires dans les affaires humaines! Les hommes pervers nous appellent des hommes de sang, parce que nous avons fait la guerre aux oppresseurs du monde. Nous serions donc humains, si nous étions réunis à leur ligue sacrilège pour égorger le peuple et pour perdre la patrie.

Au reste, s'il est des conspirateurs privilégiés, s'il est des ennemis inviolables de la République, je consens à m'imposer sur leur compte un éternel silence. J'ai rempli ma tâche; (je ne me charge point de remplir les devoirs d'autrui; un soin plus pressant m'agite en ce moment); il s'agit de sauver la morale publique et les principes conservateurs de la liberté; il s'agit d'arracher à l'oppression tous les amis généreux de la patrie.

Ce sont eux qu'on accuse d'attenter à la représentation nationale! Et où donc chercheraient-ils un autre appui? Après avoir combattu tous vos ennemis, après s'être dévoués à la fureur de toutes les factions pour défendre et votre existence et votre dignité, où chercheraient-ils un asile s'ils ne le trouvaient pas dans votre sein?

Ils aspirent, dit-on, au pouvoir suprême; ils l'exercent déjà. La Convention nationale n'existe donc pas! Le peuple français est donc anéanti! Stupides calomniateurs! vous êtes-vous aperçus que vos ridicules déclamations ne sont pas une injure faite à un individu, mais à une nation invincible, qui dompte et qui punit les rois? Pour moi, j'aurais une répugnance extrême à me défendre personnellement devant vous contre la plus lâche des tyrannies (12), si vous n'étiez pas convaincus que vous êtes les véritables objets des attaques de tous les ennemis de la République. Eh! que suis-je pour mériter leurs persécutions, si elles n'entraient dans le système général de conspiration (13) contre la Convention nationale? N'avez-vous pas remarqué que, pour vous isoler de la nation, ils ont publié à la face de l'univers que vous étiez des dictateurs régnant par la terreur, et désavoués par le voeu tacite des Français? N'ont-ils pas appelé nos armées les hordes conventionnelles; la révolution française, le jacobinisme? Et lorsqu'ils affectent de donner à un faible individu en butte aux outrages de toutes les factions, une importance gigantesque et ridicule, quel peut être leur but, si ce n'est de vous diviser, de vous avilir, en niant votre existence même, semblables à l'impie qui nie l'existence de la divinité qu'il redoute?

Cependant ce mot de dictature a des effets magiques; il flétrit la liberté; il avilit le gouvernement; il détruit la République; il dégrade toutes les institutions révolutionnaires, qu'on présente comme l'ouvrage d'un seul homme; il rend odieuse la justice nationale, qu'il présente comme instituée pour l'ambition d'un seul homme; il dirige sur un point toutes les haines et tous les poignards du fanatisme et de l'aristocratie.

Quel terrible usage les ennemis de la République ont fait du seul nom d'une magistrature romaine? Et si leur érudition nous est si fatale, que sera-ce de leurs trésors et de leurs intrigues? Je ne parle point de leurs armées: mais qu'il me soit permis de renvoyer au duc d'York, et à tous les écrivains royaux, les patentes de cette dignité ridicule qu'ils m'ont expédiées les premiers. Il y a trop d'insolence à des rois, qui ne sont pas sûrs de conserver leur couronne, de s'arroger le droit d'en distribuer à d'autres. Je conçois qu'un prince ridicule, que celte espèce d'animaux immondes et sacrés qu'on appelle encore rois, puissent se complaire dans leur bassesse et s'honorer de leur ignominie; je conçois que le fils de Georges, par exemple, puisse avoir regret à ce sceptre français qu'on le soupçonne violemment d'avoir convoité, et je plains sincèrement ce moderne Tantale. J'avouerai même, à la honte, non de ma patrie, mais des traîtres qu'elle a punis, que j'ai vu d'indignes mandataires du peuple qui auraient échangé ce titre glorieux pour celui de valet de chambre de Georges ou de d'Orléans. Mais qu'un représentant du peuple qui sent la dignité de ce caractère sacré; qu'un citoyen français, digne de ce nom, puisse abaisser ses voeux jusqu'aux grandeurs coupables et ridicules qu'il a contribué à foudroyer; qu'il se soumette à la dégradation civique pour descendre à l'infamie du trône, c'est ce qui ne paraîtra vraisemblable qu'à ces êtres pervers qui n'ont pas même le droit de croire à la vertu. Que dis-je, vertu? c'est une passion naturelle, sans doute: mais comment la connaîtraient-ils, ces âmes vénales, qui ne s'ouvrirent jamais qu'à des passions lâches et féroces; ces misérables intrigants, qui ne lièrent jamais le patriotisme à aucune idée morale, qui marchèrent dans la révolution à la suite de quelque personnage important et ambitieux, de je ne sais quel prince méprisé, comme jadis nos laquais sur les pas de leurs maîtres? Mais elle existe, je vous en atteste, âmes sensibles et pures; elle existe, cette passion tendre, impérieuse, irrésistible, tourment et délices des coeurs magnanimes; cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour sacré de la patrie, cet amour plus sublime et plus saint de l'humanité, sans lequel une grande révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre crime: elle existe, cette ambition généreuse de fonder sur la terre la première République du monde; cet égoïsme des hommes non dégradés, qui trouve une volupté céleste dans le calme d'une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur public. Vous le sentez, en ce moment, qui brûle dans vos âmes; je le sens dans la mienne. Mais comment nos vils calomniateurs la devineraient-ils? Comment l'aveugle-né aurait-il l'idée de la lumière? La nature leur a refusé une âme; ils ont quelque droit de douter, non seulement de l'immortalité de l'âme, mais de son existence (14).

Ils m'appellent tyran. Si je l'étais, ils ramperaient à mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes, et ils seraient reconnaissants. Si je l'étais, les rois que nous avons vaincus, loin de me dénoncer, (quel tendre intérêt ils prennent à notre liberté!) me prêteraient leur coupable appui; je transigerais avec eux. Dans leur détresse, qu'attendent-ils, si ce n'est le secours d'une faction protégée par eux, qui leur vende la gloire et la liberté de notre pays (15)? On arrive à la tyrannie par le secours des fripons; où courent ceux qui les combattent? Au tombeau et à l'immortalité. Quel est le tyran qui me protège? Quelle est la faction à qui j'appartiens? C'est vous-mêmes. Quelle est cette faction qui, depuis le commencement de la révolution, a terrassé les factions, a fait disparaître tant de traîtres accrédités? C'est vous, c'est le peuple, ce sont les principes. Voilà la faction à laquelle je suis voué, et contre laquelle tous les crimes sont ligués.

C'est vous qu'on persécute; c'est la patrie, ce sont tous les amis de la patrie. Je me défends encore. Combien d'autres ont été opprimés dans les ténèbres? Qui osera jamais servir la patrie, quand je suis obligé encore ici de répondre à de telles calomnies? Ils citent comme la preuve d'un dessein ambitieux les effets les plus naturels du civisme et de la liberté; l'influence morale des anciens athlètes de la révolution est aujourd'hui assimilée par eux à la tyrannie. Vous êtes, vous-mêmes, les plus lâches de tous les tyrans, vous qui calomniez la puissance de la vérité. Que prétendez-vous, vous qui voulez que la vérité soit sans force dans la bouche des représentants du peuple français? La vérité, sans doute, a sa puissance; elle a sa colère, son despotisme; elle a des accents touchants, terribles, qui retentissent avec force dans les coeurs purs, comme dans les consciences coupables, et qu'il n'est pas plus donné au mensonge d'imiter qu'à Salmonée d'imiter les foudres du ciel; mais accusez-en la nature, accusez-en le peuple la sent et qui l'aime (16). Il y a deux puissances sur la terre; celle de la raison et celle de la tyrannie; partout où l'une domine, l'autre en est bannie. Ceux qui dénoncent comme un crime la force morale de la raison, cherchent donc à rappeler la tyrannie. Si vous ne voulez pas que les défenseurs des principes obtiennent quelque influence dans celte lutte difficile de la liberté contre l'intrigue, vous voulez donc que la victoire demeure à l'intrigue (17). Si les représentants du peuple, qui défendent sa cause, ne peuvent pas obtenir impunément son estime, quelle sera la conséquence de ce système, si ce n'est qu'il n'est plus permis de servir le peuple, que la République est proscrite et la tyrannie rétablie? Et quelle tyrannie plus odieuse que celle qui punit le peuple dans la personne de ses défenseurs? Car la chose la plus libre qui soit dans le monde, même sous le règne du despotisme, n'est-ce pas l'amitié? Mais vous qui nous en faites un crime, en êtes-vous jaloux? Non; vous ne prisez que l'or et les biens périssables que les tyrans prodiguent à ceux qui les servent. Vous les servez, vous qui corrompez la morale publique et protégez tous les crimes: la garantie des conspirateurs est dans l'oubli des principes et dans la corruption; celle des défenseurs de la liberté est toute dans la conscience publique. Vous les servez, vous qui, toujours en deçà ou au-delà de la vérité, prêchez tour à tour la perfide modération de l'aristocratie, et tantôt la fureur des faux démocrates. Vous la servez, prédicateurs obstinés de l'athéisme et du vice. Vous voulez détruire la représentation, vous qui la dégradez par votre conduite, ou qui la troublez par vos intrigues. Lequel est plus coupable, de celui qui attente à sa sûreté par la violence, ou de celui qui attente à sa justice par la séduction et par la perfidie? La tromper, c'est la trahir; la pousser à des actes contraires à ses intentions et à ses principes, c'est tendre à sa destruction; car sa puissance est fondée sur la vertu même et sur la confiance nationale. Nous la chérissons, nous qui, après avoir combattu pour sa sûreté physique, défendons aujourd'hui sa gloire et ses principes: est-ce ainsi que l'on marche au despotisme? Mais quelle dérision cruelle d'ériger en despotes des citoyens toujours proscrits? Et que sont autre chose ceux qui ont constamment défendu les intérêts de leur pays? La République a triomphé, jamais ses défenseurs. Que suis-je, moi qu'on accuse? un esclave de la liberté, un martyr vivant de la République, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres sont des crimes pour moi. Un homme est calomnié dès qu'il me connaît: on pardonne à d'autres leurs forfaits; on me fait un crime de mon zèle. Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux de tous les hommes; je ne jouis pas même des droits du citoyen: que dis-je? il ne m'est pas même permis de remplir les devoirs d'un représentant du peuple.

C'est ici que je dois laisser échapper la vérité et dévoiler les véritables plaies de la République. Les affaires publiques reprennent une marche perfide et alarmante; le système combiné des Hébert et des Fabre d'Eglantine est poursuivi maintenant avec une audace inouïe. Les contre-révolutionnaires sont protégés; ceux qui déshonorent la révolution avec les formes de l'Hébertisme, le sont ouvertement; les autres avec plus de réserve. Le patriotisme et la probité sont proscrits par les uns et par les autres. On veut détruire le gouvernement révolutionnaire, pour immoler la patrie aux scélérats qui la déchirent, et on marche à ce but odieux par deux routes différentes. Ici on calomnie ouvertement les institutions révolutionnaires, là on cherche à les rendre odieuses par des excès; on tourmente les hommes nuls ou paisibles; on plonge chaque jour les patriotes dans les cachots, et on favorise l'aristocratie de tout son pouvoir; c'est là ce qu'on appelle indulgence, humanité. Est-ce là le gouvernement révolutionnaire que nous avons institué et défendu? non, ce gouvernement est la marche rapide et sûre de la justice; c'est la foudre lancée par la main de la liberté contre le crime; ce n'est pas le despotisme des fripons et de l'aristocratie; ce n'est pas l'indépendance du crime, de toutes les lois divines et humaines. Sans le gouvernement révolutionnaire, la République ne peut s'affermir, et les factions l'étoufferont dans son berceau; mais s'il tombe en des mains perfides, il devient lui-même l'instrument de la contre-révolution. Or, on cherche à le dénaturer pour le détruire. Ceux qui le calomnient, et ceux qui le compromettent par des actes d'oppression sont les mêmes hommes. Je ne développerai point toutes les causes de ces abus, mais je vous en indiquerai une seule qui suffira pour vous expliquer tous ces funestes effets: elle existe dans l'excessive perversité des agents subalternes d'une autorité respectable constituée dans votre sein. Il est dans ce comité des hommes dont il est impossible de ne pas chérir et respecter les vertus civiques; c'est une raison de plus de détruire un abus qui s'est commis à leur insu, et qu'ils seront les premiers à combattre. En vain une funeste politique prétendrait-elle environner les agents dont je parle d'un certain prestige superstitieux. Je ne sais pas respecter des fripons: j'adopte bien moins encore cette maxime royale, qu'il est utile de les employer. Les armes de la liberté ne doivent être touchées que par des mains pures. Epurons la surveillance nationale, au lieu d'empailler les vices. La vérité n'est un écueil que pour les gouvernements corrompus; elle est l'appui du nôtre. Pour moi, je frémis quand je songe que des ennemis de la révolution, que d'anciens professeurs de royalisme, que des ex-nobles, des émigrés peut-être se sont tout à coup faits révolutionnaires, et transformés en commis du comité de sûreté générale, pour se venger sur les amis de la patrie, de la naissance et des succès de la République. II serait assez étrange que nous eussions la bonté de payer des espions de Londres ou de Vienne, pour nous aider à faire la police de la République. Or, je ne doute pas que ce cas-là ne soit souvent arrivé; ce n'est pas que ces gens-là ne se soient fait des titres de patriotisme en arrêtant des aristocrates prononcés. Qu'importe à l'étranger de sacrifier quelques Français coupables envers leur patrie, pourvu qu'ils immolent les patriotes et détruisent la République?

A ces puissants motifs qui m'avaient déjà déterminé à dénoncer ces hommes, mais inutilement, j'en joins un autre qui tient à la trame que j'avais commencé à développer; nous sommes instruits qu'ils sont payés par les ennemis de la révolution, pour déshonorer le gouvernement révolutionnaire en lui-même, et pour calomnier les représentants du peuple dont les tyrans ont ordonné la perte. Par exemple, quand les victimes de leur perversité se plaignent, ils s'excusent en leur disant: c'est Robespierre qui le veut: nous ne pouvons pas nous en dispenser. Les infâmes disciples d'Hébert tenaient jadis le même langage dans le temps où je les dénonçais; ils se disaient mes amis; ensuite ils m'ont déclaré convaincu de modérantisme; c'est encore la même espèce de contre-révolutionnaires qui persécute le patriotisme. Jusqu'à quand l'honneur des citoyens et la dignité de la Convention nationale seront-ils à la merci de ces hommes-là? Mais le trait que je viens de citer n'est qu'une branche du système de persécution plus vaste dont je suis l'objet. En développant cette accusation de dictature mise à l'ordre du jour par les tyrans, on s'est attaché à me charger de toutes leurs iniquités, de tous les torts de la fortune, ou de toutes les rigueurs commandées par le salut de la patrie (18). On disait aux nobles: c'est lui seul qui vous a proscrits; on disait en même temps aux patriotes: il veut sauver les nobles; on disait aux prêtres: c'est lui seul qui vous poursuit; sans lui vous seriez paisibles et triomphants; on disait aux fanatiques: c'est lui seul qui détruit la religion; on disait aux patriotes persécutés: c'est lui qui l'a ordonné ou qui ne veut pas l'empêcher. On me renvoyait toutes les plaintes dont je ne pouvais faire cesser les causes, en disant: votre sort dépend de lui seul. Des hommes apostés dans les lieux publics propageaient chaque jour ce système; il y en avait dans le lieu des séances du tribunal révolutionnaire; dans les lieux où les ennemis de la patrie expient leurs forfaits: ils disaient: voilà des malheureux condamnés; qui est-ce qui en est la cause? Robespierre. On s'est attaché particulièrement à prouver que le tribunal révolutionnaire était un tribunal de sang, créé par moi seul, et que je maîtrisais absolument pour faire égorger tous les gens de bien, et même tous les fripons; car on voulait me susciter des ennemis de tous les genres. Ce cri retentissait dans toutes les prisons; ce plan de proscription était exécuté à la fois dans tous les départements par les émissaires de la tyrannie. Ce n'est pas tout: on a proposé dans ces derniers temps des projets de finance qui m'ont paru calculés pour désoler les citoyens peu fortunés, et pour multiplier les mécontents. J'avais souvent appelé inutilement l'attention du comité de salut public sur cet objet. Eh bien! croirait-on qu'on a répandu le bruit qu'ils étaient encore mon ouvrage, et que, pour l'accréditer, on a imaginé de dire qu'il existait au comité de salut public une commission des finances, et que j'en étais le président? Mais comme on voulait me perdre, surtout dans l'opinion de la Convention nationale, on prétendit que moi seul avais osé croire qu'elle pouvait renfermer dans son sein quelques hommes indignes d'elle. On dit à chaque député revenu d'une mission dans les départements, que moi seul avais provoqué son rappel; je fus accusé par des hommes très officieux et très insinuants de tout le bien et de tout le mal qui avait été fait. On rapportait fidèlement à mes collègues, et tout ce que j'avais dit, et surtout ce que je n'avais pas dit. On écartait avec soin le soupçon qu'on eût contribué à un acte qui pût déplaire à quelqu'un; j'avais tout fait, tout exigé, tout commandé; car il ne faut pas oublier mon titre de dictateur. Quand on eut formé cet orage de haines, de vengeances, de terreur, d'amours-propres irrités, on crut qu'il était temps d'éclater. Ceux qui croyaient avoir des raisons de me redouter se flattaient hautement que ma perte certaine allait assurer leur salut et leur triomphe; tandis que les papiers anglais et allemands annonçaient mon arrestation, des colporteurs de journaux la criaient à Paris. Mes collègues devant qui je parle savent le reste beaucoup mieux que moi; ils connaissent toutes les tentatives qu'on a faites auprès d'eux pour préparer le succès d'un roman qui paraissait une nouvelle édition de celui de Louvet. Plusieurs pourraient rendre compte des visites imprévues qui leur ont été rendues pour les disposer à me proscrire. Enfin, on assure que l'on était prévenu généralement dans la Convention nationale, qu'un acte d'accusation allait être porté contre moi (19); on a sondé les esprits à ce sujet, et tout prouve que la probité de la Convention nationale a forcé les calomniateurs à abandonner, ou du moins à ajourner leur crime. Mais qui étaient-ils ces calomniateurs? ce que je puis répondre d'abord, c'est que dans un manifeste royaliste, trouvé dans les papiers d'un conspirateur connu qui a déjà subi la peine due à ses forfaits, et qui paraît être le texte de toutes les calomnies renouvelées en ce moment, on lit en propres termes cette conclusion adressée à toutes les espèces d'ennemis publics: si cet astucieux démagogue n'existait plus, s'il eût payé de sa tête ses manoeuvres ambitieuses, la nation serait libre; chacun pourrait publier ses pensées; Paris n'aurait jamais vu dans son sein cette multitude d'assassinats vulgairement connus sous le faux nom de jugements du tribunal révolutionnaire. Je puis ajouter que ce passage est l'analyse des proclamations faites par les princes coalisés et des journaux étrangers à la solde des rois, qui, par cette voie, semblent donner tous les jours le mot d'ordre à tous les conjurés de l'intérieur. Je ne citerai que ce passage de l'un des plus accrédités de ces écrivains [La commission a cherché inutilement dans les papiers de Robespierre le journal dont il cite un passage.].

Je puis donc répondre que les auteurs de ce plan de calomnies sont d'abord le duc d'York, M. Pitt, et tous les tyrans armés contre nous. Qui ensuite?... Ah! Je n'ose les nommer dans ce moment et dans ce lieu; je ne puis me résoudre à déchirer entièrement le voile qui couvre ce profond mystère d'iniquités; mais ce que je puis affirmer positivement, c'est que, parmi les auteurs de cette trame, sont les agents de ce système de corruption et d'extravagance, le plus puissant de tous les moyens inventés par l'étranger pour perdre la République, sont les apôtres impurs de l'athéisme et de l'immoralité dont il est la base.

C'est une circonstance bien remarquable que votre décret du... [lacune dans le manuscrit; il s'agit sans aucun doute du décret du 18 floréal] qui raffermit les bases ébranlées de la morale publique, fut le signal d'un accès de fureur des ennemis de la République. C'est de cette époque que datent les assassinats et les nouvelles calomnies, plus criminelles que les assassinats. Les tyrans sentaient qu'ils avaient une défaite décisive à réparer. La proclamation solennelle de vos véritables principes détruisit en un jour les fruits de plusieurs années d'intrigues; les tyrans triomphaient, le Peuple français était placé entre la famine et l'athéisme plus odieux que la famine. Le Peuple peut supporter la faim, mais non le crime; le Peuple sait tout sacrifier, excepté ses vertus. La tyrannie n'avait pas encore fait cet outrage à la nature humaine, de lui faire une honte de la morale et un devoir de la dépravation; les plus vils des conspirateurs l'avaient réservé au Peuple français dans sa gloire et dans sa puissance. La tyrannie n'avait demandé aux hommes que leurs biens et leur vie; ceux-ci nous demandaient jusqu'à nos consciences; d'une main ils nous présentaient tous les maux, et de l'autre ils nous arrachaient l'espérance. L'athéisme, escorté de tous les crimes, versait sur le peuple le deuil et le désespoir, et sur la représentation nationale, les soupçons, le mépris et l'opprobre. Une juste indignation comprimée par la terreur fermentait sourdement dans tous les coeurs. Une éruption terrible, inévitable, bouillonnait dans les entrailles du volcan, tandis que de petits philosophes jouaient stupidement sur sa cime, avec de grands scélérats. Telle était la situation de la République, que, soit que le Peuple consentît à souffrir la tyrannie, soit qu'il en secouât violemment le joug, la liberté était également perdue; car par sa réaction, il eût blessé à mort la République, et par sa patience il s'en serait rendu indigne. Aussi de tous les prodiges de notre révolution, celui que la postérité concevra le moins, c'est que nous ayons pu échapper à ce danger. Grâces immortelles vous soient rendues; vous avez sauvé la Patrie, votre décret du... [lacune dans le manuscrit; même décret du 18 floréal] est lui seul une révolution; vous avez frappé du même coup l'athéisme et le despotisme sacerdotal; vous avez avancé d'un demi-siècle l'heure fatale des tyrans; vous avez rattaché à la cause de la révolution tous les coeurs purs et généreux; vous l'avez montrée au monde dans tout l'éclat de sa beauté céleste. O jour à jamais fortuné, où le Peuple français tout entier s'éleva pour rendre à l'auteur de la Nature le seul hommage digne de lui! Quel touchant assemblage de tous les objets qui peuvent enchanter les regards et le coeur des hommes! O vieillesse honorée! ô généreuse ardeur des enfants de la patrie! ô joie naïve et pure des jeunes citoyens! ô larmes délicieuses des mères attendries! ô charme divin de l'innocence et de la beauté! ô majesté d'un grand peuple heureux par le seul sentiment de sa force, de sa gloire et de sa vertu! Etre des êtres! Le jour où l'univers sortit de tes mains toutes-puissantes, brilla-t-il d'une lumière plus agréable à tes yeux, que ce jour où brisant le joug du crime et de l'erreur, il parut devant toi, digne de tes regards et de ses destinées?

Ce jour avait laissé sur la France une impression profonde de calme, de bonheur, de sagesse et de bonté. A la vue de celte réunion sublime du premier Peuple du Monde, qui aurait cru que le crime existait encore sur la terre (20)? Mais quand le Peuple, en présence duquel tous les vices privés disparaissent, est rentré dans ses foyers domestiques; les intrigants reparaissent, et le rôle des charlatans recommence. C'est depuis cette époque qu'on les a vus s'agiter avec une nouvelle audace, et chercher à punir tous ceux qui avaient déconcerté le plus dangereux de tous les complots. Croirait-on qu'au sein de l'allégresse publique, des hommes aient répondu par des signes de fureur aux touchantes acclamations du Peuple? Croira-t-on que le président de la Convention nationale, parlant au peuple assemblé, fut insulté par eux, et que ces hommes étaient des représentants du Peuple? Ce seul trait explique tout ce qui s'est passé depuis (21). La première tentative que firent les malveillants fut de chercher à avilir les grands principes que vous aviez proclamés, et à effacer le souvenir touchant de la fête nationale. Tel fut le but du caractère et de la solennité qu'on donna à ce qu'on appelait l'affaire de Catherine Théot. La malveillance a bien su tirer parti de la conspiration politique cachée sous le nom de quelques dévotes imbéciles, et on ne présenta à l'attention publique qu'une farce mystique et un sujet inépuisable de sarcasmes indécents ou puérils. Les véritables conjurés les échappèrent, et on faisait retentir Paris et toute la France du nom de la mère de Dieu. Au même instant, on vit éclore une multitude de pamphlets dégoûtants, dignes du père Duchesne, dont le but était d'avilir la Convention nationale, le tribunal révolutionnaire; de renouveler les querelles religieuses, d'ouvrir une persécution aussi atroce qu'impolitique contre les esprits faibles ou crédules imbus de quelque ressouvenir superstitieux (22). En effet, une multitude de citoyens paisibles et même de patriotes ont été arrêtés à l'occasion de cette affaire; et les coupables conspirent encore en liberté; car le plan est de les sauver, de tourmenter le peuple et de multiplier les mécontents (23). Que n'a-t-on pas fait pour parvenir à ce but? Prédication ouverte de l'athéisme, violences inopinées contre le culte, exactions commises sous les formes les plus indécentes, persécutions dirigées contre le peuple, sous prétexte de superstition; système de famine; d'abord par les accaparements, ensuite par la guerre suscitée à tout commerce licite, sous prétexte d'accaparement; incarcérations des patriotes: tout tendait à ce but. Dans le même temps la trésorerie nationale suspendait les paiements; on réduisait au désespoir, par des projets machiavéliques, les petits créanciers de l'Etat; on employait la violence et la ruse pour leur faire souscrire des engagements funestes à leurs intérêts, au nom de la loi même qui désavoue cette manoeuvre. Toute occasion de vexer un citoyen était saisie avec avidité, et toutes vexations étaient déguisées, selon l'usage, sous des prétextes de bien public. On servait l'aristocratie, mais on l'inquiétait; on l'épouvantait à dessein pour grossir le nombre des mécontents et la pousser à quelque acte de désespoir contre le gouvernement révolutionnaire (24). On publiait qu'Hérault, Danton, Hébert étaient des victimes du comité de salut public, et qu'il fallait les venger par la perte de ce Comité. On voulait ménager les chefs de la force armée; on persécutait les magistrats de la commune, et on parlait de rappeler Pache aux fonctions de maire. Tandis que des représentants du peuple tenaient hautement ce langage, tandis qu'ils s'efforçaient de persuader à leurs collègues qu'ils ne pouvaient trouver de salut que dans la perle des membres du Comité; tandis que des jurés du tribunal révolutionnaire, qui avaient cabale scandaleusement en faveur des conjurés accusés par la Convention, disaient partout qu'il fallait résister à l'oppression, et qu'il y avait vingt-neuf mille patriotes déterminés à renverser le gouvernement actuel; voici le langage que tenaient les journaux étrangers qui, dans tous les moments de crises, ont toujours annoncé fidèlement les complots prêts de s'exécuter au milieu de nous, et dont les auteurs semblent avoir des relations avec les conjurés. Il faut une émeute aux criminels. En conséquence, ils ont rassemblé à Paris en ce moment, de toutes les parties de la République, les scélérats qui la désolaient au temps de Chaumette et d'Hébert, ceux que vous avez ordonné par votre décret de faire traduire au tribunal révolutionnaire.

On rendait odieux le gouvernement révolutionnaire pour préparer sa destruction. Après en avoir accumulé tous les ordres et en avoir dirigé tout le blâme sur ceux qu'on voulait perdre par un système sourd et universel de calomnie, on devait détruire le tribunal révolutionnaire ou le composer de conjurés, appeler à soi l'aristocratie, présenter à tous les ennemis de la patrie l'impunité, et montrer au peuple ses plus zélés défenseurs comme les auteurs de tous les maux passés. Si nous réussissons, disaient les conjurés, il faudra contraster par une extrême indulgence avec l'état présent des choses. Ce mot renferme toute la conspiration. Quels étaient les crimes reprochés à Danton, à Fabre, à Desmoulins? de prêcher la clémence pour les ennemis de la patrie, et de conspirer pour leur assurer une amnistie fatale à la liberté. Que dirait-on si les auteurs du complot dont je viens de parler étaient du nombre de ceux qui ont conduit Danton, Fabre et Desmoulins à l'échafaud? Que faisaient les premiers conjurés? Hébert, Chaumette et Ronsin, s'appliquaient à rendre le gouvernement révolutionnaire insupportable et ridicule, tandis que Camille Desmoulins l'attaquait dans des écrits satiriques, et que Fabre et Danton intriguaient pour le défendre. Les uns calomniaient, les autres préparaient les prétextes de la calomnie. Le même système est aujourd'hui continué ouvertement. Par quelle fatalité ceux qui déclamaient jadis contre Hébert, défendent-ils ses complices? Comment ceux qui se déclaraient les ennemis de Danton sont-ils devenus ses imitateurs? Comment ceux qui jadis accusaient hautement certains membres de la Convention, se trouvent-ils ligués avec eux contre les patriotes qu'on veut perdre? Les lâches! ils voulaient donc me faire descendre au tombeau avec ignominie! Et je n'aurais laissé sur la terre que la mémoire d'un tyran! Avec quelle perfidie ils abusaient de ma bonne foi! Comme ils semblaient adopter les principes de tous les bons citoyens! Comme leur feinte amitié était naïve et caressante! Tout à coup leurs visages se sont couverts des plus sombres nuages; une joie féroce brillait dans leurs yeux; c'était le moment où ils croyaient toutes leurs mesures bien prises pour m'accabler. Aujourd'hui ils me caressent de nouveau; leur langage est plus affectueux que jamais. Il y a trois jours, ils étaient prêts à me dénoncer comme un Catilina; aujourd'hui ils me prêtent les vertus de Caton. Il leur faut du temps pour renouer leurs trames criminelles. Que leur but est atroce! mais que leurs moyens sont méprisables! Jugez-en par un seul trait. J'ai été chargé momentanément, en l'absence d'un de mes collègues, de surveiller un bureau de police générale récemment et faiblement organisé au comité de salut public. Ma courte gestion s'est bornée à provoquer une trentaine d'arrêtés, soit pour mettre en liberté des patriotes persécutés, soit pour s'assurer de quelques ennemis de la révolution. Eh bien! croira-t-on que ce seul mot de police générale a servi de prétexte pour mettre sur ma tête la responsabilité de toutes les opérations du comité de sûreté générale, des erreurs de toutes les autorités constituées, des crimes de tous mes ennemis? Il n'y a peut-être pas un individu arrêté, pas un citoyen vexé à qui l'on n'ait dit de moi: "Voilà l'auteur de tes maux; tu serais heureux et libre s'il n'existait plus". Comment pourrais-je ou raconter ou deviner toutes les espèces d'impostures qui ont été clandestinement insinuées, soit dans la Convention nationale, soit ailleurs, pour me rendre odieux ou redoutable? Je me bornerai à dire que depuis plus de six semaines, la nature et la force de la calomnie, l'impuissance de faire le bien et d'arrêter le mal, m'a forcé à abandonner absolument mes fonctions de membre du comité de salut public, et je jure qu'en cela même, je n'ai consulté que ma raison et la patrie. Je préfère ma qualité de représentant du peuple à celle de membre du comité du salut public, et je mets ma qualité d'homme et de citoyen français avant tout.

Quoi qu'il en soit, voilà au moins six semaines que ma dictature est expirée, et que je n'ai aucune espèce d'influence sur le gouvernement; le patriotisme a-t-il été plus protégé? les factions plus timides? la patrie plus heureuse? Je le souhaite. Mais cette influence s'est bornée dans tous les temps à plaider la cause de la patrie devant la représentation nationale, et au tribunal de la raison publique. Il m'a été permis de combattre les factions qui vous menaçaient: j'ai voulu déraciner le système de corruption et de désordre qu'elles avaient établi, et que je regarde comme le seul obstacle à l'affermissement de la République. J'ai pensé qu'elle ne pouvait s'asseoir que sur les bases éternelles de la morale. Tout s'est ligué contre moi et contre ceux qui avaient les mêmes principes. Après avoir vaincu les dédains et les contradictions de plusieurs, je vous ai proposé les grands principes gravés dans vos coeurs, et qui ont foudroyé les complots des athées contre-révolutionnaires. Vous les avez consacrés; mais c'est le sort des principes d'être proclamés par les gens de bien, et appliqués, ou contrariés par les méchants. La veille même de la fête de l'Etre suprême, on voulait la faire reculer, sous un prétexte frivole. Depuis on n'a cessé de jeter du ridicule surtout ce qui tient à ces idées; depuis on n'a cessé de favoriser tout ce qui pouvait réveiller la doctrine des conjurés que vous avez punis. Tout récemment, on vient de faire disparaître les traces de tous les monuments qui ont consacré de grandes époques de la Révolution. Ceux qui rappelaient la révolution morale qui vous vengeait de la calomnie et qui fondait la République, sont les seuls qui aient été détruits. Je n'ai vu chez plusieurs aucun penchant à suivre des principes fixes, à tenir la route de la justice tracée entre les deux écueils que les ennemis, [sic] de la patrie ont placés sur notre carrière. S'il faut que je dissimule ces vérités, qu'on m'apporte la ciguë. Ma raison, non mon coeur, est sur le point de douter de cette République vertueuse dont je m'étais tracé le plan. J'ai cru deviner le véritable but de cette bizarre imputation de la dictature; je me suis rappelé que Brissot et Roland en avaient déjà rempli l'Europe dans le temps où ils exerçaient une puissance presque sans bornes. Dans quelles mains sont aujourd'hui les armées, les finances et l'administration intérieure de la République? Dans celles de la coalition qui me poursuit. Tous les amis des principes sont sans influence (25); mais ce n'est pas assez pour eux d'avoir éloigné par le désespoir du bien un surveillant incommode; son existence seule est pour eux un objet d'épouvante, et ils avaient médité dans les ténèbres, à l'insu de leurs collègues, le projet de lui arracher le droit de défendre le peuple, avec la vie. Oh! je la leur abandonnerai sans regret: j'ai l'expérience du passé, et je vois l'avenir. Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment où il n'est plus permis de la servir et de défendre l'innocence opprimée? Pourquoi demeurer dans un ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est un mensonge, où les plus viles passions, où les craintes les plus ridicules occupent dans les coeurs la place des intérêts sacrés de l'humanité? Comment supporter le supplice de voir cette horrible succession de traîtres plus ou moins habiles à cacher leurs âmes hideuses sous le voile de la vertu, et même de l'amitié, mais qui tous laisseront à la postérité l'embarras de décider lequel des ennemis de mon pays fut le plus lâche et le plus atroce? En voyant la multitude des vices que le torrent de la révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai craint quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisaient parmi les sincères amis de l'humanité, et je m'applaudis de voir la fureur des Verrès et des Catilina de mon pays tracer une ligne profonde de démarcation entre eux et tous les gens de bien (26). J'ai vu dans l'histoire tous les défenseurs de la liberté accablés par la calomnie; mais leurs oppresseurs sont morts aussi. Les bons et les méchants disparaissent de la terre, mais à des conditions différentes. Français, ne souffrez pas que vos ennemis osent abaisser vos âmes et énerver vos vertus par leur désolante doctrine; Non, Chaumette, non, la mort n'est pas un sommeil éternel. Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilèges, qui jette un crêpe funèbre sur la nature, qui décourage l'innocence opprimée, et qui insulte à la mort; gravez-y plutôt celle-ci: La mort est le commencement de l'immortalité.

J'ai promis, il y a quelque temps, de laisser un testament redoutable aux oppresseurs du peuple. Je vais le publier dès ce moment avec l'indépendance qui convient à la situation où je me suis placé: je leur lègue la vérité terrible et la mort.

Représentants du Peuple français, il est temps de reprendre la fierté et la hauteur du caractère qui vous conviennent. Vous n'êtes point faits pour être régis, mais pour régir les dépositaires de votre confiance. Les hommages qu'ils vous doivent ne consistent pas dans ces vaines flagorneries, dans ces récits flatteurs, prodigués aux rois par des ministres ambitieux, mais dans la vérité, et surtout dans le respect profond pour vos principes. On vous a dit que tout est bien dans la République: je le nie. Pourquoi ceux qui, avant-hier, vous prédisaient tant d'affreux orages, ne voyaient-ils plus hier que des nuages légers? Pourquoi ceux qui vous disaient naguère, je vous déclare que nous marchons sur des volcans, croient-ils ne marcher aujourd'hui que sur des roses? Hier ils croyaient aux conspirations: je déclare que j'y crois dans ce moment. Ceux qui vous disent que la fondation de la République est une entreprise si facile, vous trompent, ou plutôt ils ne peuvent tromper personne. Où sont les institutions sages, où est le plan de régénération qui justifient cet ambitieux langage? S'est-on seulement occupé de ce grand objet? Que dis-je? ne voulait-on pas proscrire ceux qui les avaient préparées? On les loue aujourd'hui, parce qu'on se croit plus faible; donc on les proscrira encore demain si on devient plus fort. Dans, quatre jours, dit-on, les injustices seront réparées: pourquoi ont-elles été commises impunément depuis quatre mois? Et comment, dans quatre jours, tous les auteurs de nos maux seront-ils corrigés ou chassés? On vous parle beaucoup de vos victoires (27) avec une légèreté académique, qui ferait croire qu'elles n'ont coûté à nos héros ni sang, ni travaux: racontées avec moins de pompe, elles paraîtraient plus grandes. Ce n'est ni par des phrases de rhéteur, ni même par des exploits guerriers, que nous subjuguerons l'Europe, mais par la sagesse de nos lois, par la majesté de nos délibérations, et par la grandeur de nos caractères. Qu'a-t-on fait pour tourner nos succès militaires au profit de nos principes, pour prévenir les dangers de la victoire, ou pour nous en assurer les fruits? Surveillez la victoire; surveillez la Belgique. Je vous avertis que votre décret contre les Anglais a été éternellement violé; que l'Angleterre, tant maltraitée par nos discours, est ménagée par nos armes. Je vous avertis que les comédies philanthropiques, jouées par Dumouriez dans la Belgique, sont répétées aujourd'hui; que l'on s'amuse à planter des arbres stériles de la liberté dans un sol ennemi, au lieu de cueillir les fruits de la victoire, et que les esclaves vaincus sont favorisés aux dépens de la République victorieuse. Nos ennemis se retirent, et nous laissent à nos divisions intestines. Songez à la fin de la campagne; craignez les factions intérieures; craignez les intrigues favorisées par l'éloignement dans une terre étrangère. On a semé la division parmi les généraux; l'aristocratie militaire est protégée; les généraux fidèles sont persécutés; l'administration militaire s'enveloppe d'une autorité suspecte; on a violé vos décrets pour secouer le joug d'une surveillance nécessaire. Ces vérités valent bien des épigrammes.

Notre situation intérieure est beaucoup plus critique. Un système raisonnable de finances est à créer; celui qui règne aujourd'hui est mesquin, prodigue, tracassier, dévorant, et, dans le fait, absolument indépendant de votre surveillance suprême. Les relations extérieures sont absolument négligées. Presque tous les agents employés chez les puissances étrangères, décriés par leur incivisme, ont trahi ouvertement la République, avec une audace impunie jusqu'à ce jour.

Le gouvernement révolutionnaire mérite toute votre attention: qu'il soit détruit aujourd'hui, demain la liberté n'est plus. Il ne faut pas le calomnier, mais le rappeler à son principe, le simplifier, diminuer la foule innombrable de ses agents, les épurer surtout: il faut rendre la sécurité au peuple, mais non à ses ennemis. Il ne s'agit point d'entraver la justice du peuple par des formes nouvelles; la loi pénale doit nécessairement avoir quelque chose de vague, parce que le caractère actuel des conspirateurs étant la dissimulation et l'hypocrisie, il faut que la justice puisse les saisir sous toutes les formes. Une seule manière de conspirer laissée impunie, rendrait illusoire et compromettrait le salut de la patrie. La garantie du patriotisme n'est donc pas dans la lenteur ni dans la faiblesse de la justice nationale, mais dans les principes et dans l'intégrité de ceux à qui elle est confiée, dans la bonne foi du gouvernement, dans la protection franche qu'il accorde aux patriotes, et dans l'énergie avec laquelle il comprime l'aristocratie; dans l'esprit public, dans certaines institutions morales et politiques qui, sans entraver la marche de la justice, offrent une sauvegarde aux bons citoyens, et compriment par leur influence sur l'opinion publique et sur la direction de la marche révolutionnaire (28) et qui vous seront proposées quand les conspirations les plus voisines permettront aux amis de la liberté de respirer.

Guidons l'action révolutionnaire par des maximes sages et constamment maintenues; punissons sévèrement ceux qui abusent des principes révolutionnaires pour vexer les citoyens; qu'on soit bien convaincu que tous ceux qui sont chargés de la surveillance nationale, dégagés de tout esprit de parti, veulent fortement le triomphe du patriotisme, et la punition des coupables. Tout rentre dans l'ordre(29); mais si l'on devine que des hommes trop influents désirent en secret la destruction du gouvernement révolutionnaire, qu'ils inclinent à l'indulgence plutôt qu'à la justice; s'ils emploient des agents corrompus, s'ils calomnient aujourd'hui la seule autorité qui en impose aux ennemis de la liberté, et se rétractent le lendemain pour intriguer de nouveau; si, au lieu de rendre la liberté aux patriotes, ils la rendent indistinctement aux cultivateurs, alors tous les intrigants se liguent pour calomnier les patriotes, et les oppriment (30). C'est à toutes ces causes qu'il faut imputer les abus, et non au gouvernement révolutionnaire; car il n'y en a pas un qui ne fût insupportable aux mêmes conditions.

Le gouvernement révolutionnaire a sauvé la patrie; il faut le sauver lui-même de tous les écueils: ce serait mal conclure de croire qu'il faut le détruire, par cela seul que les ennemis du bien public l'ont d'abord paralysé, et s'efforcent maintenant de le corrompre. C'est une étrange manière de protéger les patriotes, de mettre en liberté les contre-révolutionnaires et de faire triompher les fripons! c'est la terreur du crime qui fait la sécurité de l'innocence.

Au reste, je suis loin d'imputer les abus à la majorité de ceux à qui vous avez donné votre confiance; la majorité est elle-même paralysée et trahie; l'intrigue et l'étranger triomphent. On se cache, on dissimule, on trompe: donc on conspire. On était audacieux; on méditait un grand acte d'oppression; on s'entourait de la force pour comprimer l'opinion publique après l'avoir irritée (31); on cherche à séduire des fonctionnaires publics dont on redoute la fidélité; on persécute les amis de la liberté: on conspire donc. On devient tout à coup souple et même flatteur; on sème sourdement des insinuations dangereuses contre Paris; on cherche à endormir l'opinion publique; on calomnie le peuple; on érige en crime la sollicitude civique; on ne renvoie point les déserteurs, les prisonniers ennemis, les contre-révolutionnaires de toute espèce qui se rassemblent à Paris, et on éloigne les canonniers; on désarme les citoyens; on intrigue dans l'armée; on cherche à s'emparer de tout: donc on conspire. Ces jours derniers, on chercha à vous donner le change sur la conspiration; aujourd'hui on la nie: c'est même un crime d'y croire; on vous effraie, on vous rassure tour à tour: la véritable conspiration, la voilà.

La contre-révolution est dans l'administration des finances.

Elle porte toute sur un système d'innovation contre-révolutionnaire, déguisée sous le dehors du patriotisme. Elle a pour but de fomenter l'agiotage, d'ébranler le crédit public en déshonorant la loyauté française, de favoriser les riches créanciers, de ruiner et de désespérer les pauvres, de multiplier les mécontents, de dépouiller le peuple des biens nationaux, et d'amener insensiblement la ruine de la fortune publique.

Quels sont les administrateurs suprêmes de nos finances? Des Brissotins, des Feuillants, des aristocrates et des fripons connus: ce sont les Cambon, les Mallarmé, les Ramel; ce sont les compagnons et les successeurs de Chabot, de Fabre, et de Julien (de Toulouse).

Pour pallier leurs pernicieux desseins, il se sont avisés, dans les derniers temps, de prendre l'attache du comité de salut public, parce qu'on ne doutait pas que ce comité, distrait par tant et de si grands travaux, adopterait de confiance, comme il est arrivé quelquefois, tous les projets de Cambon. C'est un nouveau stratagème imaginé pour multiplier les ennemis du comité, dont la perte est le principal but de toutes les conspirations.

La trésorerie nationale, dirigée par un contre-révolutionnaire hypocrite, nommé L'Hermina, seconde parfaitement leurs vues par le plan qu'elle a adopté, de mettre des entraves à toutes les dépenses urgentes, sous le prétexte d'un attachement scrupuleux aux formes, de ne payer personne, excepté les aristocrates, et de vexer les citoyens malaisés par des refus, par des retards, et souvent par des provocations odieuses.

La contre-révolution est dans toutes les parties de l'économie politique. Les conspirateurs nous ont précipités, malgré nous, dans des mesures violentes, que leurs crimes seuls ont rendues nécessaires, et réduit la République à la plus affreuse disette, et qui l'aurait affamée, sans le concours des événements les plus inattendus. Ce système était l'ouvrage de l'étranger, qui l'a proposé par l'organe vénal des Chabot, des l'Huilier, des Hébert et tant d'autres scélérats: il faut tous les efforts du génie pour ramener la République à un régime naturel et doux qui seul peut entretenir l'abondance; et cet ouvrage n'est pas encore commencé.

On se rappelle tous les crimes prodigués pour réaliser le pacte de famine enfanté par le génie infernal de l'Angleterre. Pour nous arracher à ce fléau, il a fallu deux miracles également inespérés: le premier est la rentrée de notre convoi vendu à l'Angleterre avant son départ de l'Amérique, et sur lequel le cabinet de Londres comptait, et la récolte abondante et prématurée que la nature nous a présentée; l'autre est la patience sublime du peuple qui a souffert la faim même, pour conserver sa liberté. Il nous reste encore à surmonter le défaut de bras, de voitures, de chevaux, qui est un obstacle à la moisson et à la culture des terres, et toutes les manoeuvres tramées, l'année dernière, par nos ennemis, et qu'ils ne manqueront pas de renouveler.

Les contre-révolutionnaires sont accourus ici pour se joindre à leurs complices et défendre leurs patrons, à force d'intrigues et de crimes. Ils comptent sur les contre-révolutionnaires détenus, sur les gens de la Vendée et sur les déserteurs et prisonniers ennemis, qui, selon tous les avis, s'échappent depuis quelque temps en foule pour se rendre à Paris, comme je l'ai déjà dénoncé inutilement plusieurs fois au comité de salut public; enfin sur l'aristocratie, qui conspire en secret autour de nous. On excitera dans la Convention nationale de violentes discussions; les traîtres, cachés jusqu'ici sous des dehors hypocrites, jetteront le masque; les conspirateurs accuseront leurs accusateurs, et prodigueront tous les stratagèmes jadis mis en usage par Brissot, pour étouffer la voix de la vérité. S'ils ne peuvent maîtriser la Convention par ce moyen, ils la diviseront en deux partis; et un vaste champ est ouvert à la calomnie et à l'intrigue. S'ils la maîtrisent un moment, ils accuseront de despotisme et de résistance à l'autorité nationale ceux qui combattront avec énergie leur ligue criminelle; les cris de l'innocence opprimée, les accents mâles de la liberté outragée seront dénoncés comme les indices d'une influence dangereuse ou d'une ambition personnelle. Vous croirez être retournés sous le couteau des anciens conspirateurs; le Peuple s'indignera; on l'appellera une faction; la faction criminelle continuera de l'exaspérer; elle cherchera à diviser la Convention nationale du Peuple; enfin, à force d'attentats, on espère parvenir à des troubles dans lesquels les conjurés feront intervenir l'aristocratie et tous leurs complices, pour égorger les patriotes et rétablir la tyrannie. Voilà une partie du plan de la conspiration. Et à qui faut-il imputer ces maux? A nous-mêmes, à notre lâche faiblesse pour le crime, et à notre coupable abandon des principes proclamés par nous-mêmes. Ne nous y trompons pas: fonder une immense république sur les bases de la raison et de l'égalité; resserrer par un lien vigoureux toutes les parties de cet empire immense, n'est pas une entreprise que la légèreté puisse consommer; c'est le chef-d'oeuvre de la vertu et de la raison humaine. Toutes les factions naissent en foule du sein d'une grande révolution. Comment les réprimer, si vous ne soumettez sans cesse toutes les passions à la justice? Vous n'avez pas d'autre garant de la liberté, que l'observation rigoureuse des principes et de la morale universelle, que vous avez proclamés. Si la raison ne règne pas, il faut que le crime et l'ambition règnent; sans elle, la victoire n'est qu'un moyen d'ambition et un danger pour la liberté même; un prétexte fatal dont l'intrigue abuse pour endormir le patriotisme sur les bords du précipice; sans elle, qu'importe la victoire même? La victoire ne fait qu'armer l'ambition, endormir le patriotisme, éveiller l'orgueil et creuser de ses mains brillantes le tombeau de la République. Qu'importe que nos armées chassent devant elles les satellites armés des rois, si nous reculons devant les vices destructeurs de la liberté publique? Que nous importe de vaincre les rois, si nous sommes vaincus par les vices qui amènent la tyrannie? Or, qu'avons-nous fait depuis quelque temps contre eux? Nous avons proclamé de grands prix.

Que n'a-t-on pas fait pour les protéger parmi nous? Qu'avons-nous fait depuis quelque temps pour les détruire? Rien, car ils lèvent une tête insolente, et menacent impunément la vertu; rien, car le gouvernement a reculé devant les factions, et elles trouvent des protecteurs parmi les dépositaires de l'autorité publique: attendons-nous donc à tous les maux, puisque nous leur abandonnons l'empire. Dans la carrière où nous sommes, s'arrêter avant le terme, c'est périr; et nous avons honteusement rétrogradé. Vous avez ordonné la punition de quelques scélérats, auteurs de tous nos maux; ils osent résister à la justice nationale, et on leur sacrifie les destinées de la patrie et de l'humanité. Attendons-nous donc à tous les fléaux que peuvent entraîner les factions qui s'agitent impunément. Au milieu de tant de passions ardentes, et dans un si vaste empire, les tyrans dont je vois les armées fugitives, mais non enveloppées, mais non exterminées, se retirent pour vous laisser en proie à vos dissensions intestines qu'ils allument eux-mêmes, et à une armée d'agents criminels que vous ne savez pas même apercevoir. Laissez flotter un moment les rênes de la révolution, vous verrez le despotisme militaire s'en emparer, et le chef des factions renverser la représentation nationale avilie. Un siècle de guerre civile et de calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n'avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l'histoire des hommes pour fonder la liberté; nous livrons notre patrie à un siècle de calamités (32), et les malédictions du peuple s'attacheront à notre mémoire qui devait être chère au genre humain. Nous n'aurons pas même le mérite d'avoir entrepris de grandes choses par des motifs vertueux. On nous confondra avec les indignes mandataires du peuple qui ont déshonoré la représentation nationale, et nous partagerons leurs forfaits en les laissant impunis. L'immortalité s'ouvrait devant nous: nous périrons avec ignominie. Les bons citoyens périront; les méchants périront aussi. Le peuple outragé et victorieux les laisserait-il jouir en paix du fruit de leurs crimes? Les tyrans eux-mêmes ne briseraient-ils pas ces vils instruments? Quelle justice avons-nous faite envers les oppresseurs du peuple? quels sont les patriotes opprimés par les plus odieux abus de l'autorité nationale qui ont été vengés? Que dis-je? quels sont tous ceux qui ont pu faire entendre impunément la voix de l'innocence opprimée? Les coupables n'ont-ils pas établi cet affreux principe, que dénoncer un représentant infidèle, c'est conspirer contre la représentation nationale? L'oppresseur répond aux opprimés par l'incarcération et de nouveaux outrages. Cependant les départements où ces crimes ont été commis, les ignorent-ils parce que nous les oublions? et les plaintes que nous repoussons ne retentissent-elles pas avec plus de force dans les coeurs comprimés des citoyens malheureux? Il est si facile et si doux d'être juste! pourquoi nous dévouer à l'opprobre des coupables en les tolérant? Mais quoi! les abus tolérés n'iront-ils pas en croissant? les coupables impunis ne voleront-ils pas de crimes en crimes? Voulons-nous partager tant d'infamie et nous vouer au sort affreux des oppresseurs du peuple? Quels titres ont-ils pour en opposer même aux plus vils tyrans? Une faction pardonnerait à une autre faction. Bientôt les scélérats vengeraient le monde en s'entr'égorgeant eux-mêmes; et s'ils échappaient à la justice des hommes, ou à leur propre fureur, échapperaient-ils à la justice éternelle qu'ils ont outragée par le plus horrible de tous les forfaits?

Pour moi, dont l'existence paraît aux ennemis de mon pays un obstacle à leurs projets odieux, je consens volontiers à leur en faire le sacrifice, si leur affreux empire doit durer encore. Eh! qui pourrait désirer de voir plus longtemps cette horrible succession de traîtres plus ou moins habiles à cacher leurs âmes hideuses sous un masque de vertu, jusqu'au moment où leur crime paraît mûr; qui tous laisseront à la postérité l'embarras de décider lequel des ennemis de ma patrie fut le plus lâche et le plus atroce.

Si l'on proposait ici de prononcer une amnistie en faveur des députés perfides, et de mettre les crimes de tout représentant sous la sauvegarde d'un décret, la rougeur couvrirait le front de chacun de nous: mais laisser sur la tête des représentants fidèles le devoir de dénoncer les crimes, et cependant d'un autre côté les livrer à la rage d'une ligue insolente, s'ils osent le remplir, n'est-ce pas un désordre encore plus révoltant? c'est plus que protéger le crime, c'est lui immoler la vertu.

En voyant la multitude des vices que le torrent de la révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai tremblé quelquefois d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur de ces hommes pervers qui se mêlaient dans les rangs des défenseurs sincères de l'humanité; mais la défaite des factions rivales a comme émancipé tous les vices; ils ont cru qu'il ne s'agissait plus pour eux que de partager la patrie comme un butin, au lieu de la rendre libre et prospère; et je les remercie de ce que la fureur dont ils sont animés contre tout ce qui s'oppose à leurs projets, a tracé la ligne de démarcation entre eux et tous les gens de bien; mais si les Verrès et les Catilina de la France se croient déjà assez avancés dans la carrière du crime pour exposer sur la tribune aux harangues la tète de leur accusateur, j'ai promis aussi naguère de laisser à mes concitoyens un testament redoutable aux oppresseurs du peuple, et je leur lègue dès ce moment l'opprobre et la mort. Je conçois qu'il est facile à la ligue des tyrans du monde d'accabler un seul homme; mais je sais aussi quels sont les devoirs d'un homme qui peut mourir en défendant la cause du genre humain. J'ai vu dans l'histoire tous les défenseurs de la liberté accablés par la fortune ou par la calomnie; mais bientôt après, leurs oppresseurs et leurs assassins sont morts aussi. Les bons et les méchants, les tyrans et les amis de la liberté disparaissent de la terre, mais à des conditions différentes. Français, ne souffrez pas que vos ennemis cherchent à abaisser vos âmes et à énerver vos vertus par une funeste doctrine. Non, Chaumette, non Fouché, la mort n'est point un sommeil éternel. Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime impie qui jette un crêpe funèbre sur la nature et qui insulte à la mort: gravez-y plutôt celle-ci: La mort est le commencement de l'immortalité.

Peuple, souviens-toi que si, dans la République, la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot ne signifie pas l'amour de l'égalité et de la patrie, la liberté n'est qu'un vain nom. Peuple, toi que l'on craint, que l'on flatte et que l'on méprise; toi, souverain reconnu, qu'on traite toujours en esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes et non de destinées.

Souviens-toi qu'il existe dans ton sein une ligue de fripons qui lutte contre la vertu publique, qui a plus d'influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens.

Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette poignée de fripons à ton bonheur, tes ennemis veulent te sacrifier à cette poignée de fripons, auteurs de tous nos maux, et seuls obstacles à la prospérité publique.

Sache que tout homme qui s'élèvera pour défendre la cause et la morale publique, sera accablé d'avanies et proscrit par les fripons; sache que tout ami de la liberté sera toujours placé entre un devoir et une calomnie; que ceux qui ne pourront être accusés d'avoir trahi, seront accusés d'ambition; que l'influence de la probité et des principes sera comparée à la force de la tyrannie et à la violence des factions; que ta confiance et ton estime seront des titres de proscription pour tous tes amis; que les cris du patriotisme opprimé seront appelés des cris de sédition, et que n'osant t'attaquer toi-même en masse, on te proscrira en détail dans la personne de tous les bons citoyens, jusqu'à ce que les ambitieux aient organisé leur tyrannie. Tel est l'empire des tyrans armés contre nous; telle est l'influence de leur ligue avec tous les hommes corrompus, toujours portés à les servir. Ainsi donc, les scélérats nous imposent la loi de trahir le peuple, à peine d'être appelés dictateurs. Souscrirons-nous à cette loi? Non: défendons le peuple, au risque d'en être estimé; qu'ils courent à l'échafaud par la route du crime, et nous par celle de la vertu.

Dirons-nous que tout est bien? continuerons-nous de louer par habitude ou par pratique ce qui est mal? nous perdrions la patrie. Révélerons-nous les abus cachés? dénoncerons-nous les traîtres? on nous dira que nous ébranlons les autorités constituées; que nous voulons acquérir à leurs dépens une influence personnelle. Que ferons-nous donc? notre devoir. Que peut-on objecter à celui qui veut dire la vérité, et qui consent à mourir pour elle? Disons donc qu'il existe une conspiration contre la liberté publique; qu'elle doit sa force à une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la Convention; que cette coalition a des complices dans le comité de sûreté générale et dans les bureaux de ce comité qu'ils dominent; que les ennemis de la République ont opposé ce Comité au comité de salut public, et constitué ainsi deux gouvernements; que des membres du comité de salut public entrent dans ce complot; que la coalition ainsi formée cherche à perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remède à ce mal? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du comité de sûreté générale, épurer ce comité lui-même, et le subordonner au comité de salut public; épurer le comité de salut public lui-même, constituer l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention nationale, qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté: tels sont les principes. S'il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive le taire: car, que peut-on objecter à un homme qui a raison, et qui sait mourir pour son pays? Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point arrivé où les hommes de bien peuvent servir impunément la patrie: les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, tant que la horde des fripons dominera.




Notes


(1) Texte rétabli par E. Hamel. Omis dans le texte imprimé.

(2) Texte rétabli par E. Hamel. Texte imprimé: Je me défendrai aussi moi-même; vous n'en serez point surpris; vous ne ressemblez point aux tyrans que vous combattez

(3) Deux lignes effacées: Elles ont pris leur source, ou dans l'ambition, ou dans la lassitude d'une espèce particulière de tyrannie.

(4) Suivent deux pages effacées: Si des ambitions particulières lui ont donné le branle ou hâté son mouvement, elle n'a dû son origine et sa direction qu'à l'amour éclairé et profond de la justice et de la liberté. Ce caractère a déterminé à la fois ses moyens et les attaques de ses ennemis. Pour atteindre le but des autres, il ne fallait que courir à la fortune sous les auspices d'une puissance nouvelle: la nôtre, au contraire, exige le sacrifice des intérêts privés à l'intérêt général; elle seule impose la vertu. Les autres étaient terminées par le triomphe d'une faction: la nôtre ne peut l'être que par la victoire de la justice sur toutes les factions; émanée de la justice, elle ne peut se reposer que dans son sein; elle a pour ennemis tous les vices. Les factions sont la coalition des intérêts privés contre le bien général. Le concert des amis de la liberté, les plaintes des opprimés, l'ascendant naturel de la raison, la force de l'opinion publique, ne constituent point une faction; ce n'est que le rappel du pouvoir aux principes de la liberté, et les effets naturels du développement de l'esprit public chez un peuple éclairé. Ailleurs, l'ignorance et la force ont absorbé les révolutions dans un despotisme nouveau: la nôtre, émanée de la justice, ne peut se reposer que dans son sein; tous les efforts des intérêts privés contre les droits du peuple ne peuvent qu'agiter la nation entre deux écueils, les abus de l'ancienne tyrannie, et les systèmes monstrueux qui dénaturaient l'égalité même, pour ramener sous son nom la tyrannie. La cause de tous nos maux a été dans cette lutte perpétuelle des factions contre l'intérêt public. Celle d'Autriche et celle d'Orléans, toutes deux puissantes, l'une parce qu'elle régnait au commencement de la révolution, l'autre parce qu'elle avait puissamment contribué à la préparer pour régner à son tour, ont arrêté jusqu'ici les destinées de la République. Ajoutez à cela les intrigues de l'Angleterre coalisée avec la faction d'Orléans, et l'influence des cours étrangères, et vous vous ferez quelque idée des germes de discorde, de corruption et de dissolution, que les ennemis de la liberté ont jetés au milieu de nous. La faction d'Orléans surtout avait acquis une influence d'autant plus grande, qu'elle avait arboré la première l'étendard du patriotisme pour renverser la cour, et que ses partisans, cachés sous ce masque, avaient usurpé la confiance des patriotes, et s'étaient introduits dans toutes les fonctions publiques.

(5) Lignes raturées: Chaque crise nouvelle, excitée par leurs intrigues ténébreuses, ne fit que les forcer à adapter leurs moyens de nuire aux circonstances nouvelles el à décrire un nouveau circuit pour arriver au même but. Voulez-vous savoir si les factions existent encore? demandez-vous si cette multitude d'intrigants dangereux, qui naguère désolaient la République avec autant d'audace que de perfidie, a disparu du sol de la liberté; demandez-vous si une foule de chefs et d'agents fameux des factions diverses ne vivent point encore impunis et même protégés; demandez-vous si le système de contre-révolution, organisé au milieu de nous pendant plusieurs années par une politique profonde, a pu être détruit, et quel plan sage est constamment suivi pour le déraciner; demandez-vous si on a cessé un seul instant d'entraver, de corrompre ou de calomnier les mesures que le salut public a commandées; si les patriotes ne sont plus proscrits, calomniés, les fripons ouvertement protégés, les conspirateurs défendus, les principes de la morale publique proclamés seulement pour la forme, éludés dans la pratique, faussés dans l'application, et tournés contre ceux-là seuls qui les professent de bonne foi: demandez-vous enfin si les factions ont fait autre chose que nuancer, suivant les circonstances du moment, leurs principaux moyens de conspiration, la corruption, la division; et surtout la calomnie.

(6) Lignes raturées: Ils cherchent à détruire la liberté en calomniant ses défenseurs, c'est-à-dire, les hommes qui veulent fonder l'ordre social sur les principes de la morale publique et de l'égalité dans le sens raisonnable attaché à ce mot. Ils savent quel est l'empire des principes et de la vérité; ils cherchent à détruire son influence sur le coeur des hommes, en la présentant comme l'influence personnelle de ceux qui ont le courage de la dire; ils donnent à cette influence le nom de tyrannie. Ils placent toujours les amis de la patrie entre leur devoir et la calomnie; ils accusent d'ambition ceux qu'ils ne peuvent accuser d'aucun crime: s'ils réclament contre l'oppression, on leur répond par de nouveaux outrages; s'ils opposent l'énergie des principes à la persécution, on donne à cette énergie le nom de sédition; l'impression de l'opinion publique indignée est citée comme la preuve de leur ambition. Quand on en est arrivera ce point, la liberté est perdue.

(7) Lignes raturées: Naguère on accusait le comité de salut public de vouloir usurper l'autorité de la Convention; on l'accusait de vouloir anéantir la représentation nationale: rappelez-vous quels moyens odieux, quels lâches artifices furent épuisés pour accréditer cette funeste idée.

(8) Lignes raturées: Vous pourriez nous le dire, vous tous, hommes probes, à qui on a fait la proposition formelle de vous liguer contre le comité de salut public.

(9) Lignes raturées: Etait-ce ceux dont la conscience était paisible? Etait-ce les hommes dont la France estime le plus la probité, la franchise et le dévouement? Quels crimes faisaient jadis les conjurés que vous avez frappés? Ils s'agitaient, ils calomniaient, ils caressaient bassement tous leurs collègues en qui ils ne voyaient déjà plus que des juges; ils prophétisaient eux-mêmes leur punition, et faisaient retentir les voûtes sacrées de leurs sinistres prédictions.

(10) Lignes raturées: Il est bon de remarquer que, depuis leur punition, les comités qui les ont dénoncés, loin d'être agresseurs, ont toujours été sur la défensive. Depuis quand est-ce donc la punition du crime qui épouvante la vertu? Est-ce attenter à la représentation nationale, que de lui nommer les ennemis de la patrie et les siens?

(11) Lignes raturées: Je les imputerai à ces personnages dangereux, et même à d'autres fripons qui, en combattant quelquefois contre eux avec les ennemis de la liberté, rendaient quelquefois la bonne cause douteuse aux yeux des hommes moins placés dans un point de vue avantageux pour la discerner. — (Les tirades suivantes, jusqu'à ces mots inclusivement, la corruption qu'ils avaient établie, sont extraites d'un livret de Robespierre, écrit au crayon, et qui n'ont pas été lues à la tribune; nous avons cru devoir les adapter à cet endroit de lignes raturées.) — J'en accuse la faiblesse humaine et ce fatal ascendant de l'intrigue contre la vérité, lorsqu'elle plaide contre elle dans les ténèbres et au tribunal de l'amour-propre; j'en accuse des hommes pervers que je démasquerai; j'en accuse une horde de fripons qui ont usurpé une confiance funeste, sous le nom de commis du comité de sûreté générale. Les commis de sûreté générale sont une puissance et une puissance supérieure, par ses funestes influences, au comité même. Je les ai dénoncés depuis longtemps au comité de salut public et à celui qui les emploie, qui est convenu du mal, sans oser y appliquer le remède: je les dénonce aujourd'hui à la Convention, ces funestes artisans de discorde, qui trahissent à la fois le comité qui les emploie, et la patrie; qui déshonorent la révolution, compromettent la gloire de la Convention nationale; protecteurs impudents du crime et oppresseurs hypocrites de la vertu. C'est en vain qu'on voudrait environner des fripons d'un prestige religieux; je ne partage pas cette superstition, et je veux briser les ressorts d'une surveillance corrompue qui va contre son but, pour la rattacher à des principes purs et salutaires. J'ai un double titre pour oser remplir ce devoir, puisqu'il faut aujourd'hui de l'audace pour attaquer des scélérats subalternes, l'intérêt de la patrie et mon propre honneur. Ce sont ces hommes qui réalisent cet affreux système de calomnier et de poursuivre tous les patriotes suspects de probité, en même temps qu'ils protègent leurs pareils et qu'ils justifient leurs crimes par ce mot, qui est le cri de ralliement de tous les ennemis de la patrie, c'est Robespierre qui l'a ordonné. C'était aussi le langage de tous les complices d'Hébert, dont je demande en vain la punition. Et qu'importe, comme on l'a dit, qu'ils aient quelquefois dénoncé et arrêté des aristocrates prononcés, s'ils vendent aux autres l'impunité, et s'ils se font de ces services faciles un titre pour trahir et pour opprimer? Que m'importe qu'ils poursuivent l'aristocratie, s'ils assassinent le patriotisme et la vertu, afin qu'il ne reste plus sur la terre que des fripons et leurs protecteurs? Que dis-je? les fripons ne sont-ils pas une espèce d'aristocratie? Tout aristocrate est corrompu, et tout homme corrompu est aristocrate: mais cherchez sous ce masque du patriotisme; vous y trouverez des nobles, des émigrés, peut-être des hommes qui, après avoir professé ouvertement le royalisme pendant plusieurs années, se sont fait attacher au comité de sûreté générale, comme jadis les prostituées à l'Opéra, pour exercer leur métier impunément, et se venger patriotiquement sur les patriotes de la puissance et des succès de la République. Amar et Jagot, s'étant emparés de la police, ont plus d'influence seuls que tous les membres du comité de sûreté générale; leur puissance s'appuie encore sur cette armée de commis dont ils sont les patrons et les généraux. Ce sont eux qui sont les principaux artisans du système de division et de calomnie; il existe une correspondance d'intrigues entre eux et certains membres du comité de salut public, et les autres ennemis du gouvernement républicain ou de la morale publique, car c'est la même chose; aussi ceux qui nous font la guerre sont-ils les apôtres de l'athéisme et de l'immoralité. Une circonstance remarquable et décisive, c'est que les persécutions ont été renouvelées avec une nouvelle chaleur après la célébration de la fête à l'Etre suprême. Nos ennemis ont senti la nécessité de réparer cette défaite décisive à force de crimes, et de ressusciter, à quelque prix que ce fût, la corruption qu'ils avaient établie.

(12) Texte d'E. Hamel. Texte imprimé: de toutes les tyrannies

(13) Texte d'E. Hamel. Texte imprimé : de leur conspiration

(14) Lignes raturées: Quant à l'existence de la divinité, ils en fournissent eux-mêmes un argument irrésistible; ce sont leurs propres crimes.

(15) Lignes raturées: Que suis-je? Un esclave de la patrie, un martyr vivant de la République, la victime et le fléau du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifférentes et les plus légitimes sont pour moi des crimes. Il suffit de me connaître pour être calomnié: on pardonne aux autres leurs forfaits, on me fait un crime de mon zèle pour la patrie. Otez-moi ma conscience, je serais le plus malheureux de tous les hommes.

(16) Lignes raturées: Sans elle, quel obstacle s'opposerait au triomphe de l'imposture et de l'intrigue?

(17) Lignes raturées: Plus le peuple est éclairé et juste, plus la justice et les principes ont d'empire sur lui, et plus ceux qui les défendent obtiennent cette sorte de confiance attachée à la probité; ceux qui s'indignent de cette confiance, veulent la donner.

(18) Lignes raturées: La liberté publique est violée, quand les ennemis du peuple français peuvent réduire ses représentants à l'impuissance de défendre ses intérêts; or, je déclare en votre présence que je me suis vu réduit à celte impuissance; je déclare que je me suis cru forcé depuis quelque temps à abandonner les fonctions que la Convention nationale m'avait confiées. Je demande que chacun de mes collègues se rende compte à lui-même de la manière dont il serait affecté si le gouvernement se liguait avec tous les ennemis de la révolution, pour le rendre seul responsable de tous les crimes et de toutes les erreurs qui se commentent dans la République, et de tous les maux qui affligent les individus.

(19) Lignes raturées: Je ne suis point assez éclairé sur les manoeuvres ténébreuses, pour affirmer si cette nouvelle est vraie ou fausse; mais, si elle n'était pas dénuée de fondement, j'aurais droit d'en conclure que la probité de la majorité de la Convention nationale a repoussé, etc.

(20) Lignes raturées: Quel homme n'a pas été pénétré du charme touchant qu'il portait dans tous les coeurs? Quel est le représentant du peuple qui, dans ce moment, n'a pas cru recueillir la plus douce récompense de son dévouement à la patrie? Quiconque aurait vu ce spectacle avec des yeux secs ou avec une âme indifférente, est un monstre. Le silence du sentiment imprimait plus éloquemment que les discours les émotions douces et profondes dont les coeurs étaient remplis, et ce cri échappait de tous les coeurs: que quiconque avait vu ce grand spectacle pouvait quitter la vie sans regret.

(21) Lignes raturées: A considérer la nature de leur colère, les moyens et l'objet de la ligue, on eût cru voir les pygmées renouveler la conspiration des Titans. C'est depuis cette époque que les manoeuvres dont j'ai parlé se sont développées. Si le trait dont j'ai à parler n'était pas propre à répandre la plus vive lumière sur les vues de la coalition, je me garderais bien de rappeler certains faits scandaleux arrivés au sein même de la fête de l'Etre suprême; car un sentiment impérieux de pudeur ne me permettrait pas d'avouer que des représentants du peuple ont répondu par les cris de la fureur aux touchantes acclamations du peuple; que le président de la Convention nationale, parlant au peuple, fut insulté par des injures grossières et les grossiers sarcasmes de quelques autres, et les courses de ceux qui, cherchant des crimes à celui qu'ils voulaient perdre, dans les signes de l'allégresse publique, allaient répandre le poison de la terreur et les soupçons, en disant: Voyez-vous comme on l'applaudit? On n'oublia rien pour effacer les impressions salutaires qu'avait produites la fête de l'Etre suprême. La première tentative fut le rapport de Vadier, rapport où une conspiration politique, profonde, a été déguisée sous le récit d'une farce mystique et sous des plaisanteries assez déplacées.

(22) Lignes raturées: Enfin, de multiplier les chances des assassins, en réveillant le fanatisme, tandis que l'on détournait l'attention publique des véritables conspirateurs qui conduisaient eux-mêmes toute cette trame.

(23) Lignes raturées: L'affectation insolente avec laquelle l'aristocratie cherchait à précipiter le jugement de ce procès, et à en faire l'objet d'un scandale public ou d'une comédie ridicule, eût suffi seule pour dévoiler ce projet; mais il est encore prouvé par les faits les plus positifs et les plus multipliés. Cependant l'agent national de la commune, pour avoir fait arrêter, d'après le voeu du comité de salut public, quelques agents de ces manoeuvres, a été réprimandé et menacé par le comité de sûreté générale. Ce dernier comité a encore dénoncé l'accusateur public, pour avoir remis les pièces de cette affaire au comité de salut public, qui avait senti la nécessité de l'approfondir avec plus de sagacité. On a voulu surtout dans ces derniers temps multiplier les mécontents, et toujours les vexations ont été déguisées sous le prétexte du bien public; les persécutions suscitées au peuple, sous le prétexte du fanatisme; les apôtres de l'athéisme et de l'immoralité étaient sans doute le plus fécond et le plus sûr moyen de parvenir à ce but.

(24) Lignes raturées: On incarcérait, on persécutait les patriotes; on prodiguait les attentats, pour en accuser le comité de salut public. Ceux qui déclament contre le gouvernement, et ceux qui commettent les excès qu'on lui impute, sont les mêmes hommes. La conjuration contre le gouvernement a commencé au moment de sa naissance, et elle continue actuellement avec une nouvelle activité. Les conjurés l'avaient d'abord attaqué collectivement; ils le poursuivent maintenant en détail dans les membres qui le composent, et ils appellent sur une seule tête cette masse de mécontentement et de haine qu'ils s'efforcent de grossir, pour en écraser ensuite tous les autres. Qui peut leur contester qu'il y a de l'habileté dans cette tactique? Ils savent qu'il est plus facile de perdre un homme que de détruire une puissance, et ils croient bien plus à l'empire des petites passions qu'à celui de la raison et des sentiments généreux. On disait, il y a peu de jours dans les prisons, il est temps de se montrer, le comité de sûreté générale s'est déclaré contre le comité de salut public; on le disait dans la nuit même où se passa la fameuse séance des deux Comités, dont j'ai rendu compte, et il fallait des précautions actives et extraordinaires pour maintenir l'ordre. On arrêta, peu de jours auparavant, des colporteurs de journaux qui criaient à perte d'haleine: Grande arrestation de Robespierre; on répandait le bruit que Saint-Just était noble et qu'il voulait sauver les nobles; on répandait en même temps que je voulais les proscrire. Des fripons, apostés au lieu où les conspirateurs expient leurs forfaits, cherchaient à apitoyer le peuple, et disaient: C'est Robespierre qui égorge ces innocents. C'était le cri de ralliement des contre-révolutionnaires détenus; c'était celui de tous mes ennemis, qui me renvoyaient les plaintes de tous les citoyens, comme à l'arbitre de toutes les destinées. C'était le moment où on attaquait le tribunal révolutionnaire, où on m'identifiait avec cette institution et avec tout le gouvernement révolutionnaire; c'était le temps où le comité de sûreté générale prêtait lui-même son nom et son appui à toutes ces manoeuvres: des libelles insidieux, de véritables manifestes étaient prêts d'éclore; on devait invoquer la déclaration des droits, demander l'exécution actuelle et littérale de la constitution, la liberté indéfinie de la presse, l'anéantissement da tribunal révolutionnaire et la liberté des détenus.

(25) Lignes raturées: S'il existe dans le monde une espèce de tyrannie, n'est-ce pas celle dont je suis la victime?

(26) Lignes raturées: Qu'ils me préparent la ciguë, je l'attendrai sur ces sièges sacrés; je léguerai du moins à ma patrie l'exemple d'un constant amour pour elle, et aux ennemis de l'humanité l'opprobre et la mort.

(27) Ligne raturée: Avec des récits moins pompeux, elles paraîtraient plus grandes.

(28) Ligne raturée: Ce sont ces institutions qui nous manquent encore.

(29) Lignes raturées: Tout marchera vers le véritable but des institutions révolutionnaires; et la terreur imprimée au crime sera la meilleure garantie de l'innocence.

(30) Lignes raturées: C'est une mauvaise manière de protéger les patriotes, de donner la liberté aux coupables; car la terreur des criminels de la révolution est la meilleure garantie de l'innocence.

(31) Ligne raturée: On calomniait d'avance l'indignation publique qu'on se préparait à exciter.

(32) Lignes raturées: Et notre mémoire, qui devait être chère au monde, sera l'objet des malédictions du genre humain.