The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'une contemporaine. Tome 4

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Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 4

Author: Ida Saint-Elme

Release date: May 13, 2009 [eBook #28787]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE. TOME 4 ***

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MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,

OU
SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.

«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.

TOME QUATRIÈME.

Troisième Édition.

PARIS.

LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.

1828.

CHAPITRE XCIII.

Insurrection des paysans d'Arezzo.—Portrait du général Menou.—Origine de la famille Bonaparte.—Singulier testament et mort d'un oncle de l'Empereur.

Chez tous les peuples, mais surtout chez la nation italienne, il y a toujours un mécontentement tout fait contre le présent: on hait pour regretter ensuite ce qu'on a haï; on trouve de l'indignation aujourd'hui contre un gouvernement pour lequel on trouvera des larmes demain. C'est ce qui est arrivé aux Toscans: cette domination française, qui paraissait alors un joug, est invoquée en ce moment peut-être comme un bienfait; mais notre autorité n'en eut pas moins à subir, sous la main habile et ferme de la sœur de Napoléon, l'opposition railleuse des salons et l'opposition armée des campagnes.

L'Autriche, malgré ses défaites, l'Autriche, qui ne se lasse jamais, et qui prévoit encore dans son désespoir même, entretenait par de constantes intelligences les dispositions remuantes de l'Italie. L'incertitude de nos premières victoires dans les campagnes d'Allemagne, l'onéreuse diversion de la Péninsule enflammée, l'absence des troupes françaises nécessaires sur les champs de bataille et enlevées aux garnisons; toutes ces circonstances réunies avaient fourni, avec des espérances contre notre fortune, l'audace de la braver. Des placards séditieux étaient journellement affichés à Florence, à Pise et autres villes; les paysans d'Arezzo avaient paru en armes aux portes de Sienne; déjà l'on raillait les Français et leurs partisans; on faisait à chacun son lot dans les proscriptions futures: l'un devait être étranglé, l'autre brûlé sur la place; les plus indulgens parmi les fonctionnaires, au lieu d'être jetés dans l'Arno, devaient, par un atroce jeu de mots, être seulement coulés dans l'Arnino, diminutif du grand fleuve qui traverse Pise. Des prédicateurs désignèrent sans beaucoup de détours les Français et leurs partisans au poignard. Des vêpres florentines furent, en quelque sorte organisées par le clergé, de jeunes prêtres joignirent à leurs prédications la publication de petits pamphlets clandestins, et l'un d'eux fit sur Napoléon une anagramme qui courut le pays, genre de guerre bien peu proportionné à la taille d'un pareil ennemi. Mais la gouvernante déploya dans cette occasion un grand caractère; elle concerta avec les généraux des mesures belliqueuses: des ordres du jour ordonnèrent l'armement de tous les fonctionnaires publics pour concourir à la défense de la patrie. Les tribunaux eux-mêmes furent mis en réquisition militaire. Rien de plaisant comme des juges, et des juges italiens, condamnés à quitter leurs siéges pour se battre. Ils firent, aux instructions qu'ils reçurent pour leur armement et leur équipement, un peu plus de résistance qu'ils n'en eussent fait devant l'ennemi. Cependant on obéit; la chambre des avoués se distingua par la promptitude de sa résignation; les notaires se piquèrent d'honneur. Bon gré mal gré, le sabre remplaça la plume, et l'héroïsme forcé de la magistrature toscane présenta un moment la plus grotesque caricature que j'aie jamais vue. Le général Menou vint commander en ce moment la division militaire.

Qui n'a pas entendu parler du général Menou? Quoiqu'il n'ait fait en quelque sorte que passer sous mes yeux, sa destinée avait été trop singulière pour que je n'aie pas cherché à le bien connaître, et pour que je ne cède pas au plaisir de le peindre. Il avait été maréchal de camp sous l'ancien régime. Jeté dans la majorité de l'Assemblée constituante, il y avait beaucoup parlé sans se faire une réputation d'orateur: c'était un de ces hommes du milieu, qu'à la tribune on estimait assez à cause de ses titres militaires, et qui à l'armée s'était soutenu par sa réputation législative. Je crois qu'au fond ce n'était guère qu'une capacité paperassière. Du reste, comme tous les hommes de l'ancien régime, poussé par hasard, par intérêt ou par choix dans la révolution, il y avait porté ce caractère d'ambition étourdie et un peu frivole, cette facilité remuante plutôt que factieuse, dont le nom de Dumouriez rappellera le type et le modèle. Assez brave pour ne point déparer, sous le rapport du courage, notre admirable armée d'Égypte, dont il obtint le commandement après l'assassinat de Kléber, il y avait en quelque sorte deviné le rôle que joue en ce moment un célèbre pacha, et s'était fait musulman autant qu'il l'avait pu. Il avait toutes les velléités de la grandeur, bien plus que les talens qui y conduisent; une de ces ames de seconde classe, qui la conçoivent comme un caprice, et qui en jouiraient comme d'un hochet. Du reste, Abdalha s'était fort bien assoupli à l'empire. Napoléon l'avait traité sans conséquence, mais non sans générosité[1]; il lui avait seulement interdit le séjour de Paris, mais l'indemnisait par de fort beaux commandemens en Italie, à Turin, à Florence et à Gênes, où il est mort à soixante-douze ans, d'amour pour la première actrice du théâtre. Menou, espèce de ventru avec de l'imagination, était en tout un de ces ambitieux accommodans qui ne reculent pas plus devant la résignation d'une position secondaire mais lucrative, que devant le pesant fardeau d'une trop haute fortune: c'est un général qui a eu beaucoup de succès à Turin, où il vivait avec sa mystérieuse et invisible Égyptienne, par un bal: ce bal fut, en effet, remarquable par sa richesse et sa durée; car pendant trois jours, il ne fut pas interrompu: musiciens et danseuses se relayaient au milieu d'une magnificence qui semblait intarissable, et la solennité du mercredi des Cendres put seule mettre un terme à cette fête, où l'on avait veillé trois jours comme dans un camp.

Malgré tous les souvenirs de cette vie presque fantasmagorique, malgré les qualités que supposent tant d'aventures, la distinction par laquelle le général Menou m'a le plus frappée, c'est son faste élégant, sa dépense généreuse, son talent de faire des dettes, et son génie de ne point les payer; enfin, c'est un héros qui vivra dans la mémoire… des créanciers.

Le général Menou ne fit en quelque sorte que passer en Toscane, et, dans sa courte présence, il montra du caractère, de la résolution, et sut contenir le pays avec peu de ressources, seulement avec du bruit. Il écrivit aux évêques, aux curés, et à tous les prêtres exerçans, qu'ils lui répondaient de la tranquillité publique; qu'il mettrait l'insurrection sur leur conscience; et qu'en leur qualité de confesseurs, ils s'arrangeassent pour prévenir, par l'activité de leurs pacifiques exhortations, l'infaillible qualité de martyrs, qu'il leur promettait en cas de mouvement.

Les victoires de Napoléon arrivèrent bientôt, et, en décidant de plus grands événemens, dissipèrent toutes les petites fumées insurrectionnelles qui s'étaient élevées sur les bords de l'Arno, et les bulletins de la grande armée suffirent contre la bravoure italienne. Deux faits que je vais citer prouveront tout à la fois le caractère moral et belliqueux que cette courte émotion nationale vit déployer.

Dans un des villages les plus disposés à la révolte, une brigade de sept gendarmes tint en respect une population armée de plusieurs milliers d'individus. Isolé, chacun des sept hommes de la petite armée eût été probablement occis par surprise et par derrière; mais, formée en carré, elle présenta une masse trop imposante pour être attaquée, et donna en quelque sorte le secret de toutes les révoltes dans un pays dégradé et déshérité de toute énergie.

Un maire d'un village voisin de Pise, sincèrement dévoué aux Français, s'efforça d'épargner à la commune les désastres d'une rébellion Un coup de stylet vint le frapper au milieu de ses fonctions, et lui apprendre le danger d'un pareil courage. Favorisé par la complicité secrète de presque tous les habitans, l'assassin s'échappa. La grande-duchesse fait afficher qu'une récompense de cent sequins sera payée pour la découverte du coupable: une si large promesse était bien puissante en Italie! Le malheureux l'éprouva; mais ce qui ne se verrait pas ailleurs, c'est qu'il fut vendu en quelque sorte par sa maîtresse, et ses camarades de conspiration et toute la ville arrivèrent en masse pour le voir marcher au supplice. La curiosité semblait avoir étouffé la bienveillance factieuse, et pendant plusieurs jours, non contente d'avoir suivi l'exécution, elle vint avec une inexplicable assiduité visiter et contempler le corps que l'on avait exposé.

On a beaucoup parlé de la finesse des Normands, de la captieuse prudence de leurs réponses devant les tribunaux, de leur habileté à ne jamais dire ni oui ni non: ils perdraient beaucoup de leur réputation si on les faisait concourir à cet égard avec les Toscans. Dans les nombreux procès criminels qui s'instruisirent à la suite des mouvemens insurrectionnels dont je viens de parler, et qui n'avaient pas besoin de cette circonstance pour être fréquens, ou pouvait bien arracher quelquefois des aveux au coupable, mais jamais une affirmation catégorique, un renseignement clair et précis aux témoins. Ma manie de tout voir et de tout observer m'a conduite quelquefois jusqu'à l'audience. Rien de plus singulier que l'art des gens les plus grossiers du peuple pour éluder de répondre. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est l'espèce de conscience qu'ils mettent encore à en manquer. Ainsi, les circonstances favorables à l'accusé, ils les déduisent avec une religion toute particulière, comme pour d'abord établir, qu'en disant un oui bien net sur certain point, ce ne sera pas leur faute s'ils n'ont que des non sur les autres circonstances. «Avez-vous vu passer un tel à telle heure? vous étiez dans tel endroit.—Oui, il peut bien y avoir passé, mais j'étais occupé de tel soin, et je n'ai pu distinguer.» Voilà le dialogue perpétuel entre l'interrogateur et les interrogés.

Qu'on ajoute à de pareilles dispositions dans le caractère national la stagnation du commerce, résultant du blocus continental, la mollesse et la facilité italiennes, chargées dans la magistrature de l'application des lois françaises, et l'on se fera une idée de toutes les causes qui devaient en Toscane multiplier les crimes et les délits. Comme il faut qu'il y ait toujours un peu de ridicule dans toutes les choses d'ici bas, les salons dévoués à la France, et la police, qui était en Toscane très habilement dirigée, avaient répandu le bruit que des mains étrangères soulevaient et la misère et les désordres criminels dont on était témoin. Les Anglais, qui sont très commodes pour ces sortes d'accusations, et qui semblent avoir le privilége des machinations politiques, les Anglais étaient représentés au public comme les auteurs de tout. On prétendait qu'ils avaient fait en Sicile, en Afrique même, une cargaison de brigands armés, et qu'ils en avaient opéré la descente sur divers points de l'Italie. Le fait est que parmi ces bandits il se trouvait beaucoup d'étrangers; mais les brigands doivent toujours être un peu étrangers pour faire leurs affaires, car nul n'est prophète dans son pays. Le gouvernement fit quelques exemples, ordonna des travaux, offrit du travail, jeta quelque argent, et, grâces à tous ces soins réunis, la sécurité se rétablit bientôt, et la matière criminelle diminua un peu en Toscane.

Les tribunaux, ainsi que je l'ai déjà dit, étaient, plus exclusivement que certaines autres fonctions publiques, exercés par des nationaux. Ils étaient fort ignorans des lois françaises; mais ceux même que leur capacité avait rapidement mis au courant étaient bien aises de se retrancher aussi dans une inexpérience apparente et excusable, pour conserver une liberté d'interprétation qu'en Italie la magistrature a toujours su rendre lucrative. Aussi les femmes ont continué à jouir dans les affaires de cette influence, quelquefois si fatale entre leurs mains; car leur justice, à elles, ce sont leurs prédilections et leurs antipathies. Les juges n'avaient pas, sous notre domination, cessé d'être attachés à quelques dames en qualité de chevaliers servans; et ce ne pouvait être au profit de la justice qu'ils cumulaient ces doubles fonctions. Un grave président, auquel je faisais un jour quelques observations à ce sujet, assurément fort singulières dans ma bouche, me répondit par ce doucereux concetto: «De quoi vous plaignez-vous? Thémis n'est-elle pas une femme? Si nos magistrats sont esclaves des dames, c'est par esprit de corps.»

Quoique toute la noblesse toscane eût été enfournée à la cour de la grande-duchesse, et qu'en général ce fût la portion de la population la mieux disposée pour le nouveau régime, l'orgueil aristocratique, toujours très souple en public et très enclin à s'en dédommager en secret, avait dans le principe un peu raillé l'origine bourgeoise de la famille napoléonienne. Cela avait été la mode de l'Europe; mais vingt victoires, l'abaissement des vieux trônes, et les rois devenus des courtisans forcés de Napoléon, toute cette adoption de la gloire et de la fortune eut bientôt fait vieillir ces agréables plaisanteries, qu'un pouvoir sans rancune ne paya souvent que par des faveurs et des dotations. À l'époque où je vins à Florence, cette disposition railleuse contre la famille roturière avait bien diminué; cela tenait-il à la connaissance que la princesse avait fait répandre de l'antiquité patricienne de la famille Bonaparte, qui, avant de s'établir, avait fleuri avec éclat en Toscane même, à Saminiato el Tedesco, non loin de Florence? La grande-duchesse s'y était rendue plusieurs fois et trouvait plaisir à se faire parler de ses ancêtres. On m'a montré dans ce petit bourg la maison même qu'avaient naguère habitée les nobles rejetons de cette noble race. Je suis entrée dans cette maison, j'ai parcouru le petit domaine: cela a été bientôt fait; le propriétaire, tout plein des idées et des souvenirs de la famille Bonaparte, faisait avec une importance très comique un petit cours d'histoire à cette occasion. Il certifiait que la grande-duchesse, qui ne faisait rien pour lui, l'honorait cependant d'une vénération particulière; que l'Empereur des Français, roi d'Italie était venu également à Saminiato dès ses premières campagnes, et lorsqu'il était général en chef de cette armée. Napoléon a eu la joie, ajoutait le bavard et vaniteux gentilhomme d'embrasser à cette époque un vieux oncle qui portait son nom, prêtre respectable, qui reconnut son neveu avec bienveillance et avec orgueil. La preuve que le brave homme lui-même ne pouvait appartenir qu'à la première noblesse du pays, c'est qu'il était fort riche. Cet oncle est mort en 1803; il n'a pu, hélas! assister au couronnement: mais il en avait déjà assez vu pour ne plus douter des destinées futures de son neveu et de sa famille. Admirez sa sagacité! il fit son testament, donna toute sa fortune aux pauvres, laquelle montait bien à un honnête capital de 50,000 écus, et il eut soin de déclarer qu'il ne la laissait point à son neveu; que c'était pour lui et pour les siens une bagatelle dont ils n'avaient pas besoin et dont ils sauraient bien se passer.

Lors du passage à Saminiato dont je vous parle, Bonaparte s'est donné à l'égard de sa famille toute satisfaction; il a fait venir de Pise un célèbre avocat: ils se sont enfermés plusieurs heures avec le vieux prêtre et les papiers dont il gardait principalement le dépôt.

Le bon et respectable ecclésiastique m'a plusieurs fois raconté cette visite, tous les soirs à peu près après son bréviaire, et il m'a dit que son cher neveu avait témoigné une vive satisfaction, une vraie joie de gentilhomme, quand il eut lu de ses yeux le parchemin contenant les noms, qualités et titres d'un de ses aïeux, qui avait été autrefois premier podestat de la ville de Florence.

CHAPITRE XCIV.

Ma position à Florence.—Les deux lectrices.

Au milieu du désordre de mes idées, j'avais cependant apporté à Florence la résolution, ferme dans ma tête et faible dans mes actions, d'acquérir une position honorable. La promptitude avec laquelle je m'étais séparée d'une comica compagnia était déjà beaucoup, avec des antécédens pareils aux miens. Je fus dès lors une artiste dramatique comme on n'en voit guère, n'ayant plus à redouter le côté pénible de la profession, la sévérité du public. Attachée au théâtre de la cour, à l'un de ces théâtres distingués où l'on admire froidement peut-être, mais où l'on est préservé de ces excès d'honneur et d'indignité, également funestes pour l'amour-propre ou pour le repos; dispensée par mon talent, trop faible pour être utile, et par mon assiduité trop intime à la cour, pour être soumise à tout travail suivi et à toute subordination humiliante, je peux bien dire que je n'étais comédienne que de nom. Dans deux ou trois entrevues, Élisa eut même la bonté de me dire que son intention n'était pas que je remplisse les devoirs dramatiques de mon emploi, et qu'elle ne laissait mon nom subsister sur la liste des acteurs de la cour, que pour justifier par un titre quelconque ma présence, et donner un prétexte aux libéralités de sa cassette. Aussi, pendant tout mon séjour à Florence, je ne parus peut-être pas une demi-douzaine de fois dans les coulisses, quoique Élisa et même Bacciochi voulussent bien m'accorder plus de talent qu'à nos actrices en titre, et un ton de déclamation qui leur plaisait davantage.

Mes fonctions réelles auprès de la grande-duchesse étaient celles de lectrice, et mes véritables titres à ses bontés le bonheur de lui plaire. Voici comment m'était venu cet avantage d'une intimité particulière: Me trouvant un matin chez Élisa, appelée pour y recevoir quelques nouvelles réprimandes sur le trop grand train que je menais, et toutes sortes de plaintes de ce genre, elle demande le volume des Œuvres d'Alfieri qui contenait la tragédie de Rosemonde, dont elle avait ordonné une représentation. Le volume ne se trouva point sous la main; j'offris alors de lui en réciter les principales scènes, et je m'en acquittai avec assez de succès pour qu'elle voulût voir à l'instant si ma lecture répondait à ma déclamation, et si, sans l'accessoire du geste, un livre serait aussi bien dans mes mains. Quelques tirades de Voltaire et quelques élégies de Parny suffirent à mon triomphe. Élisa trouva que je lisais bien, «et de manière, ajouta-t-elle, à ce que je sente souvent le besoin de vous entendre. Soyez tranquille, j'arrangerai vos affaires, j'aviserai peut-être à vous donner la place de lectrice; mais pour ne pas attendre les lenteurs que certaines circonstances connues de vous exigent, vous jouirez de tous les avantages de cette position intime, et vous remplirez plus souvent les devoirs de la place que la titulaire elle-même, qui n'accentue pas mieux que vous les vers harmonieux du Tasse et de l'Arioste. Ainsi, ne vous occupez plus de théâtre que pour toucher vos appointemens; l'emploi des reines ne sera plus désormais pour vous qu'une sinécure. Habitez près du palais, suivez la cour toutes les fois qu'elle se déplacera; je me chargerai des frais de voyage, et vous pouvez y compter, soir ou matin, je vous ferai appeler souvent.»

Il y avait en effet dans le haut personnel du palais une lectrice titulaire. Madame Tomasi était trop grande dame peut-être pour ces fonctions modestes. Son mari occupait aussi un haut emploi dans les finances, et sa femme jouissait de cette popularité toujours si facile que l'opulence ajoute aux agrémens naturels et à l'esprit. Madame Tomasi possédait des uns et des autres plus qu'il n'en fallait pour avoir besoin de ce reflet de l'or et de la fortune. Jeune et belle, d'un ton parfait, d'une certaine pruderie extérieure qui faisait attacher un plus grand prix à ses qualités, d'une affabilité flatteuse et commode pour les étrangers, madame Tomasi jouissait à Florence d'une considération particulière et méritée. Sa maison était le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus distingué dans toutes les classes, et par le mélange des grands seigneurs, des littérateurs et des artistes, ressemblait assez à ces cercles brillans de madame du Deffand ou de madame Geoffrin, illustration pacifique du siècle dernier. Quelqu'un, qui savait les bontés particulières dont la sœur de Napoléon daignait m'honorer, me proposa de me présenter aux soirées de madame Tomasi. J'estime les artistes et les savans; l'amie de Talma, des Alexandre Duval et des Monti, se croit trop bien organisée pour être indifférente à l'approche du génie; mais je déteste les bureaux d'esprit, et ces escrimes de salon où ne brillent pas les mérites les plus éminens. À tort ou à raison je me représentai le cercle de la belle madame Tomasi comme trop guindé, et la personne qui m'avait proposé de sa part, je crois, de m'y conduire, ne fut pas peu surprise de mon refus. Ma position équivoque dans la société devait me rendre cependant cette proposition flatteuse; mais préférant à tout ma liberté, ma façon d'être en un mot; persuadée que la lectrice en titre de S. A. I. et R. aurait cru faire un immense sacrifice à sa dignité en recevant chez elle son humble surnuméraire, je m'en tins au plaisir d'une possibilité à laquelle donnaient du prix les rapports mensongers, mais au fond toujours funestes, qui circulaient sur mon compte, et dont l'impression était oubliée dans cette circonstance.

Pour de l'envie, on peut me croire, il n'y en avait pas dans mon refus. Je rendais justice à madame Tomasi; mais comme la princesse me reconnaissait un mérite aussi agréable, et m'en témoignait plus fréquemment l'expression, je croyais au contraire qu'il y avait de la modestie à ne point me mettre trop à côté de celle dont je n'étais point l'égale par le rang.

La concurrence eut lieu cependant, mais au moins sans que j'aie été la chercher. Madame Tomasi venait à certains jours offrir ses services, et il n'y avait pas besoin de ma présence pour que la princesse songeât à profiter des miens. Mon assiduité, toujours réclamée, devenait une visible préférence et une faveur suffisante pour moi. Je me trouvai là plusieurs fois au moment où madame Tomasi venait exercer sa charge. Le premier jour je la regardai avec cette inquiétude d'observation qu'on porte dans l'étude des personnes ou des talens, qui sont pour l'amour-propre un intérêt, une ressemblance ou un contact. Lectrice par ordonnance, dignitaire de la maison, par devoir et par penchant, madame Tomasi venait remplir ses fonctions avec toute la gravité du cérémonial. On l'annonçait avec toutes les formules d'usage. Saluts et révérences de sa part, suivant le protocole; c'était l'étiquette personnifiée, et contente et fière d'être l'étiquette. Une des femmes de la duchesse l'annonçait alors, poussait un tabouret à une distance calculée, dressait un pupitre, puis madame Tomasi s'approchait, attendant qu'un mot de l'altesse indiquât le passage qu'elle désirait entendre, et qu'un nouveau signe avertît que la lectrice en titre pouvait commencer la lecture. Madame Tomasi partait alors d'une voix noble et bien timbrée. Elle lisait bien; mais, se gardant fort de se compromettre par le contre-coup et l'émotion du passage qu'elle récitait, madame Tomasi ne rencontrait pas le mieux, cette action naturelle et vive, cet abandon chaleureux qui naît de l'impression qu'on reçoit soi-même, et qu'ainsi l'on communique. La langue italienne était belle dans sa bouche; elle l'eût été davantage, si madame Tomasi eût pu oublier, dans l'embarras de son corset et de ses manières, qu'elle était une des grandes dignitaires de l'État. Quand la princesse interrompait la lecture pour adresser quelques questions à sa lectrice, celle-ci répondait toujours avec intelligence, avec goût, jamais avec éclat et avec saillie. Aussi les séances ne se prolongeaient jamais beaucoup, parce que les souverains, les gens du monde qui savent le mieux s'ennuyer, ne le savent pas long-temps. Sitôt que madame Tomasi avait atteint l'heure qui lui était imposée ou accordée, elle se retirait en suivant l'ordre et la marche prescrite, et en faisant la révérence à reculons. En tout, la belle titulaire excellait à mettre les points et les virgules: dans une des rares occasions où je rencontrai madame Tomasi en exercice, elle me fit beaucoup rire par la grande importance comique qu'elle déploya en face d'un petit accident dont elle eût dû se moquer. Une femme, récemment entrée au service de la duchesse, disposa un jour tout de travers le siége et le pupitre destinés à madame Tomasi: la lectrice en titre recula épouvantée de ce délit d'étiquette, donna mille signes de mécontentement et presque de désespoir. Je ne tenais pas au spectacle de ce puéril chagrin de cour, et la duchesse, qui remarquait ma mine dans ce moment, ne put retenir un éclat de rire qui mit le comble à l'embarras de la lectrice. Je ne revis jamais madame Tomasi sans me rappeler sa mésaventure, la plaisante dignité avec laquelle elle avait essuyé la maladresse d'une pauvre femme de service, la plus plaisante douleur qu'elle avait paru éprouver de cette scène. Mon Dieu! quelle maladie pousse donc à la cour des gens heureux et qui ne s'y précipitent que pour échanger les tranquilles et honorables loisirs de l'indépendance et de la fortune contre les ennuis d'un esclavage qui vous expose encore à des revers de vanité?

La seconde lectrice, la lectrice surnuméraire, et encore de fait seulement, ne passait point par toute cette filière de cérémonies, et la modestie de sa position lui en sauvait les désagrémens; car, à la cour, ce qu'il y a de mieux, c'est d'être fort peu de la cour. J'étais convoquée sans façon, mais j'étais en revanche congédiée sans échec. Quelquefois on me faisait attendre mon introduction, mais on ne me faisait jamais abréger ma séance. Comme mes heures de lecture étaient particulièrement indiquées pour le soir, j'entrais lestement sur la pointe du pied, sans bruit, avec mystère, comme quelqu'un qui vient en bonne fortune. Ni femme de service, ni tabouret, ni aucun signe d'honneur… ou de servitude. Je m'asseyais sans lisière sur le premier siége, très près de la princesse, et je n'entamais ma lecture qu'après un échange de ces paroles familières qui disposent à goûter davantage des heures qui doivent être passées ensemble. Je lisais alors, et suivant ma seule inspiration, les morceaux des poëtes et des prosateurs italiens ou français que je supposais le plus en rapport avec l'état de l'ame et la disposition d'esprit de la princesse. Dans ces attentions il entrait quelque chose de tendre comme l'amitié. Élisa, heureuse dans le rang suprême d'inspirer un dévouement qui était de cœur et point de cour, se laissait aller à toutes les saillies d'une imagination brillante et à toutes les affections d'une bonté charmante. Elle trouvait que je lisais à son goût, avec émotion, avec un accent vrai, reflet intéressant d'une tête romanesque. La douce intimité du tête-à-tête la gagnait bientôt; j'oubliais aussi mes fonctions: entraînée par la causerie, et quittant mon siége et mon livre, je venais alors me mettre sur le pied du lit impérial. Mon souvenir se reporte avec délices à ces heures de flatteuse et douce intimité, où deux femmes, d'un rang et d'une destinée si différens, se laissaient aller à la confidence de leurs impressions. Ma franchise excitait involontairement l'abandon; la souveraine redevenait femme comme moi pour se souvenir, pour désirer, pour craindre, espérer et sentir. Mais l'histoire ne doit point recueillir les mystères de la chambre à coucher; l'histoire, c'est un vieux diable qui se fait ermite.

Toute idée d'intérêt et d'ambition à part, ma position n'était-elle pas mille fois préférable à celle de madame Tomasi, et le parallèle des deux lectrices laisserait-il un choix à faire? Dans les relations amicales comme dans les relations plus tendres de l'amour, la faveur mystérieuse n'acquiert-elle pas un nouveau prix? N'y a-t-il pas aussi sous le rapport de la vanité un certain plaisir, pour les gens qui ne sont pas dans les affaires, d'en savoir plus long que les diplomates et les fonctionnaires, et de connaître le secret des faveurs et des disgrâces? Certes cette position était assez piquante et assez agréable pour ne pas me donner le désir de troquer mon maintien sans façon auprès d'Élisa contre le tabouret d'une dame d'honneur aux galas de la cour.

Une petite scène qui m'arriva à Pise prouve jusqu'où allait mon intimité. La grande-duchesse m'avait fait appeler: mon introduction avait toujours lieu par l'intermédiaire de M. de Luchesini fils; je monte et parcours tous les appartemens de service sans rencontrer personne. Je touchais à la dernière pièce quand un valet de pied se présente et me demande: «Qui êtes-vous? Où allez-vous?» Il parlait haut, et répétait insolemment: «Vous ne sortirez plus sans dire où vous alliez, ce que vous vouliez.» Au bruit de cette conversation un peu vive, une porte s'ouvre, la grande-duchesse paraît, le valet s'efface, s'aplatit comme une enveloppe, et je me contente de lui dire en lui montrant la souveraine: «Vous voyez maintenant ce que je veux,» et je passe en riant devant le pauvre diable frappé d'un stupide étonnement. La grande-duchesse, en riant autant et plus que moi, m'emmène avec elle, et s'écrie: «Oh! c'est la scène d'Almaviva avec Bartholo; on n'a pas une tête comme la vôtre.» Ma résolution, ma réponse, mon air de dévouement et de cordialité dans cette circonstance me valurent un redoublement de confiance, de bon accueil et de cajoleries de la part d'Élisa, qui, après s'être amusée de mes folies, reprenait quelquefois sa dignité pour les blâmer et pour me recommander en quelque sorte de lui réserver le plaisir exclusif de les connaître.

CHAPITRE XCV.

Soirées chez la grande-duchesse.—Portraits des Turcarets de la cour de
Florence.

Le carnaval avait un peu fatigué même cette ardeur de plaisir si vive en Italie, et aux dissipations extérieures et bruyantes avaient succédé le charme plus tranquille des voluptés mystérieuses, l'aimable familiarité des soirées sans étiquette, et les causeries plus libres et plus amusantes du petit comité. Toutes les fois que le cercle devait un peu s'étendre pour satisfaire aux exigences des vanités légales, et donner à tout ce qui composait la cour l'occasion de remplir ses fonctions, je n'étais point appelée au milieu de cette fournée encore considérable de dames d'honneur, de chambellans, d'écuyers et de fonctionnaires; mais dès que la réunion avait lieu sans invitations officielles, et qu'elle était en quelque sorte l'effet du hasard, les principes du cérémonial étaient sauvés, et je me trouvais obtenir ainsi, plus souvent que les grands en titre, les honneurs du tête-à-tête et du sourire impérial.

Élisa possédait au suprême degré le tact, l'amabilité et la grâce nécessaires à son rôle de présidente; et comme elle trouvait elle-même du plaisir à descendre de sa dignité, elle rendait les autres plus agréables en l'étant elle-même davantage. La noblesse italienne, qui encombrait ses antichambres, venait en détail à ces réunions; c'étaient les Gheradeschi, les Médicis, les Pozzoloni, les Barbarini. Il y avait dans tout cela de fort beaux hommes et de fort jolies femmes, et sinon une grande liberté d'esprit, en revanche une extrême facilité de mœurs. Nos chambellans et dames d'honneur étaient dans le même système, et la conversation n'était pas plus sévère que la conduite. Toutefois il y avait de la délicatesse dans l'une, aussi bien que du décorum dans l'autre. De même qu'autrefois la qualité de simple citoyen romain était une certitude d'honneurs, de même, à cette époque de gloire et de puissance, un Français devenait par son nom seul un objet d'attention et de respect. J'ai vu aux soirées intimes de la grande-duchesse non seulement les Français qui occupaient de hautes fonctions publiques, mais ceux même que leurs grades ou leur rang n'élevaient pas jusqu'aux classifications que les cours légitimes établissent pour les petites politesses que les maîtres daignent accorder quelquefois aux sujets. Toute personne honorable était admise dans cet intérieur d'un palais accessible et affable; point d'exclusions à cette familiarité flatteuse, qui, tout en laissant subsister la distancé du trône, donnait cependant par ses concessions tout ce qu'il fallait aux amours-propres. Ceux même que leur valeur personnelle, que leur esprit ne recommandait pas, recevaient des ce contact impérial une meilleure opinion d'eux-mêmes, et par conséquent une involontaire disposition à lui dévouer les qualités qu'on voulait bien leur reconnaître. Il est si naturel de croire au mérite, à la vertu, de se dévouer enfin à la cause des princes et des gouvernemens qui nous estiment et qui tiennent compte de nos talens!

Cet art de rendre les autres contens, Élisa le possédait par habitude et par nature, par penchant et par intérêt. Elle avait beaucoup d'esprit pour son compte, et elle en avait encore davantage par celui que ses gracieuses attentions provoquaient. Outre cette coquetterie de sexe que pas une finesse n'abandonne, elle avait encore, si je puis ainsi m'exprimer, une coquetterie d'ambition; elle ne voulait pas être au-dessous de la fortune qui l'avait comblée de ses faveurs, ni démentir, quoique femme, le nom de ce Napoléon qui l'honorait et l'aimait de préférence. C'était quelque chose de piquant que cette alliance de prétentions aimables, cette vivacité d'une femme née dans une condition privée et qui n'en veut pas perdre les heureux priviléges; cette finesse italienne qui animait sa physionomie et ses discours, et cet instinct de grandeur et de dignité qui, tout en retenant les faiblesses et les goûts d'une condition première, savait les soumettre au besoin de l'estime, et se faisait un devoir d'acquérir les qualités solides de son rôle de souveraine.

Ainsi que je l'ai dit, Élisa n'était point belle; mais elle possédait assez d'agrémens pour n'être pas désespérée, et tous les honneurs brillans qui se succédaient à la cour de Toscane pouvaient en vérité, sans ridicule, flatter et encenser une princesse dont les charmes eussent encore obtenu cet honneur dans un rang privé. Sa beauté était donc officiellement reconnue dans les petites réunions. C'était en quelque sorte le mot d'ordre qui servait de temps en temps à rallier les groupes épars dans le salon; car le cercle, quoique fort restreint, se divisait encore ordinairement en a parte moins nombreux. Quand la conversation languissait, quelque chambellan ou quelque autre courtisan de bonne volonté trouvait toujours dans la mise d'Élisa, dont le goût éclatait surtout dans ce travail, le texte de quelque dissertation commode que commentait le plus spirituellement possible la galanterie de l'auditoire. Les Français avaient à cet égard des idées mères, jetaient les premiers la motion imprévue d'une louange délicate et fine, et tout le gros de la troupe se cotisait pour revêtir ces rapides improvisations de l'esprit de toute l'hyperbole italienne. Rien n'était curieux comme ces traits rapides de l'agrément français, ramassés au vol par des écuyers ou par des gentilshommes; comme toutes les fadeurs élégantes du moment développées, remaniées par des flatteurs de seconde classe en style de dithyrambe.

De tous les grands fonctionnaires, M. le baron Fauchet, préfet de Florence, était celui dont les assiduités étaient les moins fréquentes. Je n'en sais pas trop la raison, mais il appartenait un peu plus à la génération de la république qu'à celle de l'empire, et la jeunesse était la vertu politique pour laquelle la cour de Toscane avait le penchant le plus décidé. M. le baron Capelle, préfet de Livourne, était plus assidu que celui de Florence, et la remarque en fut faite dans le temps et n'appartient nullement à l'auteur de ces Mémoires. M. le baron Capelle était non seulement un magistrat distingué, mais encore un homme de beaucoup d'esprit. Il n'est donc pas étonnant qu'il fût toujours gracieusement accueilli, et la malignité publique, qui aime à appuyer son envie naturelle sur des apparences, n'a pas plus épargné M. le baron Capelle que tous ceux qui comme lui avaient toutes les qualités nécessaires pour justifier ces rumeurs. La seule chose que je sache, c'est que l'empereur, qui pensait sur la vertu des princesses comme César sur celle de sa femme, et qui voulait prévenir les soupçons injustes que l'opinion malveillante ne manque jamais d'ériger en accusations réelles; l'empereur, dis-je, refusa de donner son consentement à ce que le préfet, qui devait être uniquement son serviteur, cumulât avec sa dignité de proconsul impérial, je ne sais plus quelle charge qu'Élisa se proposait de lui accorder à sa cour. Un beau jour, au lieu du consentement et de l'approbation de Napoléon qu'on attendait, M. le baron Capelle fut appelé à une préfecture plus importante de l'intérieur. Mais ce qui dérouta toutes les conjectures, c'est que cette place étant plus belle, il y avait dans le fait avancement et non disgrâce; et ce qui acheva encore de confondre les suppositions, c'est que la munificence impériale ajouta, dit-on, un supplément de 20,000 fr. de traitement à celui du magistrat exilé de Livourne. M. Capelle partit donc pour Genève, ville devenue très importante par le séjour voisin de madame de Staël, retirée à Coppet, attendu que Napoléon n'était pas sans quelque jalousie contre cette femme célèbre, puisqu'il la traitait en effet en puissance rivale et dangereuse. Ce que je dois à la vérité, c'est de déclarer qu'à Livourne M. le baron Capelle jouissait de toute la considération que ses qualités aimables méritaient de lui concilier. Il était homme de société autant et plus peut-être que de cabinet. Il n'en faut pas davantage pour mécontenter les médiocrités qui croient les affaires incompatibles avec l'esprit et les succès du monde. Ce préfet fut remplacé à Livourne par M. le baron de Goyon, qui doit être aujourd'hui comte ou marquis; car il tenait à une de ces familles de la vieille roche, que l'empire mettait quelque coquetterie à recruter pour marier la noblesse féodale avec sa noblesse récemment armoriée. Je ne parlerai pas de M. de Goyon; il vint fort tard dans ces pays, et je ne l'ai vu qu'une fois passer en habit brodé.

Tous les généraux, qui alors ne restaient guère en place, et qui passaient par les états de la grande-duchesse, paraissaient comme des étoiles fugitives, comme des astres d'un moment à sa cour; mais parmi ceux dont l'illustration m'était chère, il ne me fut donné d'en rencontrer aucun. Les financiers étaient en fort bonne odeur dans les réunions du soir. Ils soutenaient là mieux qu'ailleurs la difficile et brillante concurrence des militaires et des aides-de-camp. Ils formaient en quelque sorte le fond de la société, parce que leurs fonctions les mettaient en rapport direct avec Élisa. Ces Turcarets de l'école moderne, qui n'avaient rien de leurs devanciers, et qui semblaient fort bien dressés aux habitudes de palais, étaient entre autres: M. Hainguerlot; M. de Sourdeau, receveur général; M. Scitivaux, payeur; et M. Rielle, intendant général de la maison de la grande-duchesse.

M. Hainguerlot, à la tête poudrée comme un élégant de l'ancien régime, à la taille fine et au port décidé comme un mirliflore du jour, coquet et fastueux depuis les épingles en diamans de son jabot jusqu'aux boucles en émail de sa chaussure, réunit dans ce qu'elles ont de bien toutes les nuances diverses du marquis, du fournisseur et de l'homme à bonnes fortunes. M. Hainguerlot, qui possédait peut-être autant d'instruction que les autres, en laissait moins paraître et atteignait à moins de frais au talent de plaire. Il excellait dans ce que j'appellerai l'esprit du directoire, expression qui ne sera sentie que par ceux qui ont suivi les mœurs de cette époque, sorte de mélange d'une gaieté tout à la fois leste et bruyante, et d'un grand laisser aller de paroles et de principes, qui convenaient assez bien au caractère de M. Hainguerlot, et qui donnaient à son air d'opulence facile et généreuse comme une grâce naturelle del non curare, qui font tout de suite d'un homme riche un homme agréable.

M. Rielle pouvait s'appeler l'antithèse naturelle de M. Hainguerlot. Quand on observe M. Rielle, on est tenté de dire: Voilà la bureaucratie avec des manchettes, et l'arithmétique en habit habillé. Il passait à Florence pour une tête forte, pour une capacité positive et sûre, et son talent était là trop nécessaire pour n'être pas apprécié jusqu'à l'exagération. Quand on tient la cassette des princes, on sait mieux que personne se qu'ils valent; et le budget de leur maison devient celui de leurs qualités et de leurs vertus. Le culte de M. l'intendant faisait monter bien haut le tarif moral de la grande-duchesse; car on ne saurait imaginer un dévouement plus absolu, une assiduité plus consciencieuse, un empressement plus flatteur. Quand par hasard on questionnait M. Rielle sur quelque objet sérieux et spécial qui pouvait le rapprocher des chiffres, j'ai remarqué qu'il répondait avec une extrême lucidité, car je me surprenais à le comprendre; mais quand la parole lui venait toute seule, on sentait la gêne d'un commis qui se bat les flancs pour être gracieux. Malgré son vif désir de plaire à la souveraine, qui d'ailleurs l'estimait beaucoup et justement, malgré les avantages d'une taille qui ne demandait qu'à se ployer, M. Rielle avait l'air d'un courtisan mal à son aise, et pourtant ce n'était point faute de bonne volonté, car dès le matin il se mettait en fonctions. Esclave de l'étiquette, on ne l'eût jamais surpris sans le costume de rigueur. N'importe l'heure, le lieu où il était rencontré, on pouvait compter sur la toilette la plus sévère. Je fis un jour beaucoup rire la grande-duchesse, en me permettant de dire que je croyais que M. l'intendant couchait tout habillé. Le bon mot était si vrai, d'une justesse tellement prise sur le fait, qu'un jeune homme attaché à la personne de M. Rielle fut bien obligé de rire comme les autres du portrait de son patron. Ce jeune homme intéressant, que par une familiarité flatteuse tout le monde appelait M. Eugène[2], venait aussi quelquefois aux soirées du petit comité, et Élisa se plaisait à lui dire les choses les plus aimables. Nous étions fort bien ensemble; c'est de lui que je recevais les appointemens particuliers et les gratifications que la princesse daignait m'accorder. Quoique M. Eugène eût pu être mon fils, il me grondait quelquefois d'une manière toute paternelle sur mes prodigalités, mon humeur vagabonde et mon mépris du qu'en dira-t-on. La petite mine de ce Caton de vingt ans était si piquante quand elle était sérieuse, qu'il m'arrivait quelquefois de redoubler de folie dans l'espoir de me les faire ainsi reprocher. Excellent jeune homme, un souvenir doit vous distinguer de la foule de tous nos courtisans italiens; votre cœur ne changea point avec la fortune de vos maîtres, et je vous en remercie au nom de la femme généreuse à laquelle presque seuls nous avons été fidèles.

Avant que le chef de M. Eugène, M. Rielle, m'eût aperçue dans l'intimité de la princesse, il ne faisait pas grande attention à moi; il est même probable que je lui déplaisais comme une de ces importunes de caisse que la multiplicité des faveurs et des gratifications signalent aisément aux préventions des trésoriers des princes, qui ont toujours l'air d'avoir peur que les majestés et les altesses ne meurent de faim. Mais dès que M. Rielle eut entendu l'excellente Élisa s'exprimer sur mon compte en termes formels de bienveillance et d'extrême intimité, je n'eus qu'à me louer de ses procédés. Je ne causais jamais avec lui, mais il me saluait, comme on salue la faveur qu'on blâme et qu'on respecte.

Un jour que mes créanciers, car, dans les temps de ma plus large opulence, j'ai toujours eu la manie de payer sans compter, mais de payer tard; un jour, dis-je, que ces créanciers impolis, aimant mieux s'adresser à d'autres qu'à moi, vinrent mettre haro à une somme qui m'était accordée, M. Rielle défendit mes intérêts avec fermeté, me remit devant eux et intact le don de ma bienfaitrice, et répondit avec la formule qui accompagnait ses moindres paroles où le nom d'Élisa était appelé par la circonstance: «Puisque Madame a le bonheur et la gloire d'intéresser S. A. I. et R. Madame la grande-duchesse, je ne puis permettre qu'on la gêne dans l'emploi du don qu'elle obtient comme prix de son zèle et de son attachement.» Ce jour-là M. Rielle me parut entendre l'administration et les finances aussi bien que Colbert.

Puisque je suis en train de peindre nos financiers, tous, à quelque manie près, beaucoup plus aimables que ces grands seigneurs italiens à la clef d'or, jetés dans le même moule, je ne dois pas oublier M. Scitivaux, qui ne faisait pas sa mine plus orgueilleuse que ses fonctions; homme réservé, aussi loin de la basse adulation que de l'ingratitude plus basse encore; portant à la cour une originalité toujours piquante, celle du désintéressement et de la franchise, ayant de la lecture et de l'esprit, mais ne le laissant paraître que par oubli et par distraction, possédant une mesure parfaite dans l'expression de tous ses sentimens, ne manquant pas d'une certaine causticité dont il sait à propos arrêter les saillies avec une prudence ingénieuse et honorable. Il parle très bien italien, et, sous ce rapport seulement, il trouvait grand plaisir à ma conversation comme à un exercice utile pour ses légitimes prétentions à la pureté de la belle langue toscane; en tout, M. Scitivaux était un homme distingué, et un certain défaut d'un de ses yeux, qui donnait de l'irrégularité à son regard, par cela même répandait comme un voile de malice sur toute sa physionomie, laquelle allait fort bien à son genre de conversation. Il y avait aussi M. Sourdeau, moins aimable en sa qualité de receveur général qu'en sa qualité de mari d'une très jolie femme, qui eût été peut-être incomparable, si, à vingt-deux ans, elle n'eût déjà été sans fraîcheur. Elle n'avait pas beaucoup d'esprit, mais son sourire s'en passait si bien, ses yeux avaient tant de charmes, et la beauté est si ingénieuse et si éloquente quand on la regarde, que personne ne pouvait être assez stoïque pour s'apercevoir de ce qui pouvait manquer à madame Sourdeau.

Je n'ai jamais revu cette femme ravissante depuis ses beaux jours de Florence; on m'a dit, en 1817, que son mari avait quitté Paris pour aller occuper la place importante de consul à Alger. Je suis bien sûre qu'il y a dans le harem du dey peu de visages et de tournures d'odalisques qui pussent rivaliser avec les grâces de madame Sourdeau, et je suis bien sûre encore qu'une si jolie femme n'aura jamais assez mauvais goût pour vouloir tourner une tête à turban. Au surplus, cela regarde son mari.

Beaucoup de jeunes et brillans militaires venaient renouveler souvent, par leurs courtes apparitions, la monotonie du salon grand-ducal, qu'Élisa savait d'ailleurs prévenir par son amabilité naturelle, et par la mobilité d'une imagination habile à chercher pour le lendemain des impressions nouvelles, quand celles de la veille l'avaient ennuyée. Alors les courses, les promenades aux diverses résidences impériales renouvelaient l'aspect de la cour et dissipaient bientôt les vapeurs inévitables de la royauté.

Je ne sais pas s'il y a un grand intérêt historique à relater minutieusement les détails de ces soirées particulières; les plaisirs de l'intimité sont ceux qui laissent le moins de traces, peut-être parce qu'ils sont les plus doux. On riait, on causait, on jouait au billard, quelquefois à cache-cache; les amusemens les plus simples devenaient, par le contraste du lieu et des personnages, les plaisirs les plus agréables et les plus piquans. C'est, en effet, quelque chose de récréatif que de graves magistrats jouant à colin-maillard et des préfets à la main-chaude. Malgré le désir de plaire à la souveraine qui n'abandonnait jamais les hommes, des a parte s'établissaient souvent, et l'émulation de tous ne semblait point nuire à la sécurité de chacun. Les glaces, les sorbets, le punch, circulaient sans cérémonie comme les bons mots. La princesse me faisait lire des vers; mais elle ne cédait à personne l'honneur de lire les bulletins de la grande armée, et le plaisir de proclamer les exploits de son chef invincible. Le nom de Napoléon une fois prononcé, Élisa redevenait souveraine, et les courtisans, quelquefois mollement étendus sur les canapés, entraînés par instinct ou par complaisance, interrompaient aussitôt le demi-sommeil qu'ils se permettaient. Qu'on ajoute à la liste que j'ai donnée quelques poëtes, quelques antiquaires, qui ne sortaient pas de cette honnête médiocrité qui ne laisse pas même son nom dans nos souvenirs, et l'on aura un almanach presque complet de la cour de Toscane.

CHAPITRE XCVI.

Le prince Félix Bacciochi.—La princesse Élisa.—Leurs enfans.

Mon Dieu! je suis écrivain aussi désordonné que femme étourdie. Mes Mémoires ressemblent involontairement à mon existence et à mon caractère. Je suis au milieu des événemens, et je les retrace bien moins suivant leur importance réelle que d'après l'impression individuelle que j'en ai ressentie. Ainsi me voilà au milieu de la cour de Toscane, ayant passé en revue toutes les grandes et petites vanités depuis la chambre jusqu'à la bouche, ayant mentionné tous les dignitaires depuis l'ordre militaire jusqu'à l'ordre financier; je n'ai oublié personne, même parmi les courtisans amateurs, personne… que le mari de la grande-duchesse, que le prince Félix Bacciochi.

La dynastie impériale était déjà si ancienne par la puissance du bras qui l'avait fondée, l'usurpateur avait si vigoureusement lancé le char de sa fortune, qu'on eût dit que cette autorité nouvelle avait déjà besoin d'être bercée, comme une vieille monarchie, par les hochets de l'étiquette; et que, dans la conquête du monde, il restait du temps à un grand homme pour la résurrection de toutes les puérilités féodales. Le sang de la maison de Napoléon paraissait déjà si légitime et si pur, que, dans les alliances qui avaient précédé son élévation, il ne devait point être confondu avec celui des étrangers, unis d'abord à elle sur le pied d'une égalité dix ans avant trop flatteuse. Ainsi les gendres de la bonne madame Lætitia n'avaient pu monter au rang d'altesses impériales avec leurs épouses. Ils n'avaient obtenu qu'une moitié de l'avancement et que la première de ces distinctions monarchiques. Jeux étranges de la destinée! Un soldat élevé d'hier sur les pavois, sorti, par la seule force du génie, des rangs secondaires de la société, ressentait déjà jusque dans ses relations domestiques un orgueil de race, une délicatesse de famille égale au moins aux répugnances de Vienne ou aux susceptibilités de Versailles. Il y avait déjà pour les siens des mésalliances, et l'on en agissait avec elles à la manière des anciennes dynasties qui pesaient, avec tant de restriction, le rang des heureux privilégiés que certaines faiblesses condamnaient de royales personnes à prendre pour époux. Les sœurs de Napoléon avaient été mariées comme des bourgeoises; et, par l'effet d'une métamorphose à peine remarquable, au milieu de tant de merveilles que l'on ne conçoit pas que le temps ait pu accumuler en un si étroit espace, ces nobles sœurs se trouvaient avoir dérogé, et leurs maris n'être plus que des inférieurs, et vis-à-vis d'elles que des parvenus.

Le prince Félix Bacciochi devait au hasard une de ces positions singulières. D'une bonne et honorable famille, d'un courage qui lui avait ouvert avec distinction la carrière des armes, d'un noble et généreux caractère, il avait compris avec sagacité et accepté avec bon sens les dons et les exigences d'une si haute fortune. Il s'était prêté de fort bonne grâce à toutes les volontés de l'empereur, et s'était fait avec une raisonnable résignation le simple sujet de sa femme. Élisa gouvernait en son propre et privé nom; elle était grande-duchesse, le prince n'était que son mari, et non point son égal. Cet échange, ce passage du pouvoir d'un sexe à l'autre, cette domination que le fait établit et justifie souvent dans l'histoire, formait là un principe, une doctrine, un droit de par la grâce de Dieu et les constitutions de l'empire.

Ainsi le vrai titre du prince, ses fonctions publiques se réduisaient au titre de grand-aigle de la Légion-d'Honneur, et de général de division commandant la 29e division militaire. Quant à l'administration et au gouvernement, tout cela rentrait légalement dans les attributions de sa souveraine. Félix n'en prenait nul souci, jouissait avec délices de toute absence de cette responsabilité qui vend si cher ce qu'on croit qu'elle donne à la grandeur, et ne retenait de sa position que le privilége plus doux de s'interposer quelquefois comme ami, comme conseil dans l'aplanissement des difficultés, dans la réconciliation des haines, dans l'adoucissement des rigueurs et la distribution des bienfaits. Aussi l'affection des Toscans allait-elle plus volontiers du côté de ce caractère modeste, et d'ailleurs national, que vers les vertus plus énergiques et plus capricieuses d'une femme et d'une étrangère. Dans Élisa on voyait un maître:

     Notre ennemi c'est notre maître,
     Je vous le dis en bon français;

aveu naïf et profond de celui qu'on a si bonnement appelé le bon La Fontaine. Bacciochi, au contraire, apparaissait aux préventions populaires comme un ami et un protecteur.

Du reste, doué d'une noble figure, d'un esprit suffisant à un fort bel homme, Bacciochi n'était mari que dans l'acception conjugale du mot. L'union des deux époux se bornait à un échange d'égards et d'attentions réciproques. D'un côté, quoique sa bravoure fût éclatante, quoique la gloire des armes lui fût chère, ses talens à la guerre n'étaient pas assez supérieurs pour qu'il y parût dans un haut commandement; et, d'une autre part, son rang dans la famille impériale ne lui permettant pas une place trop secondaire, il se trouvait dans une de ces positions équivoques qui condamnent un homme à l'inaction par dignité, et qui, faute d'aliment, le jettent dans les plaisirs comme dans une sphère indispensable d'activité.

On pense bien que le prince Félix n'habitait pas avec sa souveraine. Il occupait, rue de la Pergola, un hôtel délicieux qu'on appelait sa cour, laquelle se composait particulièrement de militaires. J'y ai fait de rares apparitions, mais elles m'ont suffi pour apercevoir qu'il y régnait encore plus de liberté qu'à la cour officielle de la grande-duchesse; un mélange du ton militaire de l'empire et de la galanterie facile d'une autre époque, l'humeur guerrière et joviale du camp, y faisaient excuser un peu les licences et les souvenirs du Parc aux Cerfs. Grand, généreux sous le rapport des maîtresses, Félix remplissait avec une grande élégance d'imitation son rôle de prince. Élisa savait tout cela; elle m'en parlait quelquefois ainsi que d'une chose convenue, d'un traité agréable aux deux partis, d'ailleurs pleins d'estime, d'égards et d'affection l'un pour l'autre. Élisa connaissait le monde, le respectait, et montrait beaucoup de tact et un sentiment parfait du savoir-vivre, en payant à la société et à l'opinion le tribut de ces convenances tutélaires qui ne sont encore, dans leurs apparentes concessions aux autres, qu'une utile dignité pour nous mêmes. Modèle des maris et des femmes, tels que les veulent l'usage et la morale, c'était plaisir de voir ce couple, si délicatement séparé, se rapprocher au spectacle avec une cordiale intimité; le prince plein de déférence, la princesse affectueuse et digne, tous deux sans distraction et sans contrainte, leur enfant placé entre eux comme un gage de souvenir et d'union, et en face de la morale de leurs sujets italiens, pouvant presque, pendant deux heures, passer pour des patriarches. La représentation tombait avec la toile; le prince reconduisait la princesse jusqu'à sa voiture, et chacun rentrait ensuite dans son palais… et dans sa liberté. Il en était de même dans toutes les villes du gouvernement; à Florence, à Lucques, à Livourne, à Pise, à Sienne, leur loge était commune. Les jours de réception solennelle, Félix se retrouvait encore auprès d'Élisa, l'aidait dans les soins et dans les plaisirs du rang suprême; et quand la pièce était jouée, chacun de ces acteurs rentrait encore chez soi comme après le spectacle. Sans le sacrement qui avait uni l'adjudant Bacciochi à la sœur de Napoléon Ier, on l'eût pris infailliblement pour son chevalier d'honneur.

Cet enfant dont je viens de parler était une petite fille charmante, dont la figure rappelait les beaux traits de son père et la finesse d'Élisa. Une pétulance, une vivacité inconcevable, animaient tous ses mouvemens. Un petit orgueil fort original lui faisait quelquefois crier dans l'expression de sa colère ou de sa joie: «Je suis la petite Napoléon;» mais il y avait dans son dire enfantin mieux que vanité; c'était comme un bonheur précoce de porter le nom et de rappeler les traits de celui que ses père et mère adoraient comme un dieu. Les plus heureuses qualités de l'ame semblaient devoir embellir dans ce délicieux enfant les plus heureux dons de la nature. Je me rappelle l'avoir vue un jour courir vers une petite fille qui demandait l'aumône, et que le suisse chassait assez durement de l'avenue du Poggio impérial. Elle se mit à pleurer à la vue de la misère de la jeune mendiante, la prit par dessous le bras pour forcer la consigne; exigea, avec un ton impérieux qui était charmant, qu'on lui donnât à manger, de l'argent, surtout des bas et des souliers, car sa protégée, disait-elle, devait bien souffrir des cailloux. La sous-gouvernante avait beau représenter que c'était trop que S. A. s'occupât elle-même de ces détails; qu'elle était mille fois trop excellente, la petite altesse répondait avec une mine à croquer: «Mais puisque je suis la petite Napoléon, je dois être meilleure que les autres enfans». J'étais présente à cette scène, et je puis dire qu'à cet élan du cœur, à cette saillie de sensibilité vraie et gentille, je maudis de toute mon ame l'étiquette qui défend d'embrasser les enfans des princes, car un baiser donné à cette aimable et bonne petite Napoléon m'eût fait du bien.

Élisa adorait sa fille, mais toute sa tendresse pour elle ne lui faisait pas oublier la douleur qu'elle avait éprouvée de la perte d'un autre enfant. Celui-là était un garçon, et l'idée de l'hérédité tourmentant alors toute la famille impériale, on concevra aisément toutes les douleurs réunies d'une mère et d'une souveraine. Plusieurs fois je l'ai vue, au milieu des fêtes et de toutes les distractions de la grandeur, s'échapper furtivement du palais pour aller à genoux jeter des fleurs et des larmes sur le tombeau de son enfant. Regrets cachés, hommages secrets à des mânes chéris, il a fallu vous surprendre pour vous connaître, et votre sincérité n'en est que plus pure et plus touchante, dégagée de ce faste des cours, de ce luxe des douleurs royales, dont la magnificence altère et gâte le sentiment.

La malignité n'épargnait pas Élisa. Le baron de Cerami, très bel homme, était très assidu auprès de la grande-duchesse; on les rencontrait souvent à cheval, galopant au milieu des parcs; mais comme ses fonctions l'attachaient à la cour, pourquoi voir une faiblesse dans ce qui n'était que l'obligation d'un courtisan ou d'un écuyer, de suivre et d'accompagner sa souveraine? Si les princes de la dynastie de Napoléon avaient eu à s'occuper de la succession de leurs trônes, ces bruits de la malignité contemporaine eussent pu être relevés par l'histoire; ce serait aujourd'hui une indiscrétion inutile que d'en soulever le voile. Tout ce que je sais, c'est qu'Élisa ne parlait pas de ces personnes comme on parle de ses serviteurs.

CHAPITRE XCVII.

Mort d'Oudet.—Sociétés secrètes de l'armée.—Quelques souvenirs de notre liaison.

J'ai souvent entrepris un voyage de quelques centaines de lieues sans m'inquiéter le moins du monde de mes bagages, parce que je suis pénétrée de la conviction qu'une bourse bien garnie est un bagage cosmopolite qui suffit partout pour être immédiatement pourvu de l'utile et de l'agréable. Mais ce que je surveille avec une sorte de superstition, ce que j'emporterais avant l'argent, c'est un petit nécessaire anglais consacré à mes papiers, à mes lettres, trésor de souvenirs également chers à mon cœur par leur joie et par leur amertume. Le soir, quand je suis seule, surtout quand ma journée a été terne et monotone, je prends d'abord machinalement la boîte aux émotions, et je m'occupe à relire, à regarder, à classer ces précieux gages du passé.

Retenue chez moi par une légère indisposition, après avoir fouillé mes archives sentimentales et ajouté quelques notes du moment, je tombai sur un billet signé Oudet: à la lecture de ses phrases ambiguës et en même temps brûlantes, je ressentis presque un effroi pareil à celui que ce singulier personnage m'avait inspiré dans deux ou trois occasions, effroi bizarre mêlé d'un intérêt puissant. Je n'ai point assez dit tout ce que cet être possédait de prestigieux; un premier regard de lui était ineffaçable. Quand je le connus, Oudet était colonel; souvent on le faisait changer de régiment: on le destituait, mais on le replaçait toujours. Partout il paraissait dangereux, mais il savait paraître en même temps nécessaire. Lui seul au monde pouvait entrer en liaison avec une femme comme cela lui était arrivé avec moi. Malgré toutes ses séductions il m'avait plus éblouie que charmée, et l'amour n'entrait pour rien dans l'impression profonde, dans l'inévitable préoccupation qu'il m'avait laissée. J'avais toujours présumé qu'il ne poursuivait en moi que l'influence d'une femme aimée sur un personnage puissant, et qu'il ne cherchait à agir sur mon cœur que pour arriver à l'esprit de Moreau. Les hommes simples et candides qui m'en avaient parlé, tels que M. Lecouteulx de Canteleu, l'appelaient un fou ou un intrigant, épithète inévitable pour les ames originales et fortes, qui n'ont pas encore mis leurs desseins sous la protection d'un succès. Mais cette opiniâtreté d'ambition mystérieuse, obligée de se replier incessamment par les revers, ne consentait à se rapetisser que pour grandir dans l'ombre; contrainte de marcher à un but secret et élevé sous des apparences frivoles, elle pouvait être un signe d'un caractère fatal, mais non pas d'une conduite répréhensible. Sa voix semblait vibrer comme celle de Talma, et sa parole n'était pas moins éloquente que son accent. L'amour, m'avaient dit quelques uns de ses amis, n'était chez lui qu'un essai de ses forces, qu'un apprentissage du magnétisme nécessaire pour manier les esprits. Oudet, en vous touchant, vous communiquait quelque chose de son exaltation, avec charme et inquiétude tout à la fois. On disait encore qu'il était l'ame de quelques sociétés secrètes qui enveloppaient l'armée, qu'il y exerçait une influence incroyable de principes et d'action, que l'idée des obstacles et de l'impossible même suffisait pour l'exalter, et qu'il se jetait à travers les aventures ainsi qu'à des exercices et à des défis de la fortune. Enfin je conclus encore aujourd'hui qu'il y avait du Fiesque et du lord Byron dans ce Catilina d'état-major. De la grâce, de l'imagination et de la profondeur, avec cela on monte au Capitole où l'on est précipité du haut de la roche Tarpéienne. Hélas! le génie ne serait-il qu'une fatalité?

Moreau, républicain tranquille et modéré, qui ne concevait que le bon sens, la raison, et la surface des caractères et des choses, appelait Oudet un rêveur ou un conspirateur royaliste. Mais une femme, même quand elle n'entend rien à la politique, ne se méprend jamais ni sur les caractères ni sur les opinions, et je surpris assez le sens des paroles toujours singulières d'Oudet, pour croire et pour assurer que les idées républicaines fermentaient seules sous un pareil volcan. Est-ce éloge ou satire? Les femmes, qui n'étaient pour lui qu'un moyen d'action politique ou un objet de gageures audacieuses, passaient pour ne lui avoir jamais résisté plus de vingt-quatre heures; et, chose étonnante, la brusquerie, les reproches, l'outrage même, étaient ses premières déclarations. Il se faisait ainsi remarquer de force, afin que toutes ses séductions devinssent en quelque sorte irrésistibles par le contraste. Avec moi il avait procédé de même, ou à peu près, ainsi qu'on a pu le voir; mes devoirs envers un grand homme, toutes les défiances possibles me défendaient; une terreur plus salutaire, car elle était plus puissante, m'aidait encore à repousser ses attaques infernales, mais je ne dus peut-être mon salut qu'à mes précautions; je ne succombai point dans la lutte, parce que je sus l'éviter. Quelques mots suffisaient non pas pour ébranler mon cœur, mais pour le bouleverser. Un regard me transportait loin de toutes mes résolutions, de toutes mes pensées. Oudet, lui disais-je alors, éloignez-vous! et je fuyais. Vous changez mon être; avec vous je n'existe pas, je tremble, je ne suis plus moi-même; et quand j'avais pu me soustraire à la magie du pouvoir de ce génie si terrible et si entraînant, je croyais sortir d'un rêve pénible, je me regardais, je me touchais pour bien m'assurer que j'étais restée moi; et ce rêve pénible demeurait dans mon cœur avec plus de force et de vie qu'une réalité; et cet homme qui ne m'était rien, qui ne compte dans mon existence que comme le passage d'une figure, comme une ombre presque aussitôt enfuie, cet homme vraiment extraordinaire me persécutait par son image, souvent si éloignée et qui néanmoins semblait toujours être présente. Je refermai bien vite le nécessaire qui contenait mes papiers, et je mis à part, dans la case la plus profonde, les deux ou trois billets d'Oudet, dont l'aspect et la lecture m'avaient troublée comme sa présence même; je me couchai fort tard, et le sommeil vint au jour s'emparer de mes sens agités, et encore pour me faire retrouver en songe ce personnage, cette espèce de démon si singulièrement attaché à ma destinée. Je me crus en voyage avec lui, suspendue au charme de ses récits, à la douceur de ses paroles éloquentes; son regard et son geste traduisaient aussi son ame; il me semblait l'entendre passionner toute une assemblée par la vigueur et l'éclat de ses passions, enfin l'illusion du songe fut si vive et si complète, que je me crus transportée de nouveau sous la terreur magique que naguère m'avaient inspirée ses plus simples démarches.

Réveillée, levée, marchant à grands pas le matin, je le rêvais encore, je ne pouvais chasser cette image d'enfer; elle pesait sur mon cœur comme un poids impossible à supporter; j'avais beau le soulever, il y retombait toujours. Le soir je me rendis au spectacle dans ma loge, espérant plus des distractions de la scène que des efforts de ma raison. J'y étais à peine installée, que du milieu d'un groupe d'officiers appuyés en dehors, sort une voix, un murmure qui nomme Oudet. Un frisson mortel me saisit, mes genoux fléchissent sous moi, et je n'ai que la force, pour éviter de donner à toute une salle le spectacle de mon inexplicable émotion, de me rejeter dans le fond de ma loge, où vint me poursuivre un bourdonnement plus confus qui laissait le nom d'Oudet s'échapper seul par intervalles. Cette loge obscure, cette retraite, cette scène plus dramatique que la scène elle-même, ce tumulte d'une sensation nouvelle, réveillant un souvenir réel et semblable, tout venait m'assiéger pour m'anéantir. Dans mon trouble, j'entendis distinctement ces paroles plus énergiques et plus terriblement claires: «Oui, il est mort; Oudet est mort à Wagram, mais assassiné. Son corps était arrangé près d'un buisson, et frappé au dos de plusieurs blessures. Moi qui l'ai connu, qui l'ai vu vingt fois vis-à-vis de l'ennemi, je puis hardiment déclarer que la mort des batailles, il l'aurait reçue en face; il venait pourtant d'être nommé général de brigade quelques jours avant. Il n'avait que des admirateurs et point d'envieux parmi ses camarades. Cette mort est un épouvantable mystère que le deuil de l'armée n'a pas craint d'accuser. Et ce qui ajoute encore à la singularité de l'événement et à l'éloge de l'homme, c'est que deux jeunes officiers des plus renommés, fanatisés par la seule mémoire de leur ami, de leur frère, se sont fait sauter la cervelle près du cadavre d'Oudet.

«—Oh! m'écriai-je, l'homme qui excite des attachemens si superstitieux et si fidèles était donc pour tous ceux qui en approchaient comme un dieu infernal, aussi puissant sur les hommes les plus fermes que sur la femme la plus faible… Oudet mort ainsi… Ah! mon ami, vous le disiez quelquefois, je travaille à mourir assassiné. Oh! moi qui ne vous fus liée par aucun nœud, qui ai repoussé vos confidences, qui durant votre vie vous ai craint plus qu'un danger, que votre ombre ne me poursuive pas; votre nom seul éloignerait le repos, car le souvenir de vous avoir si peu connu est déjà pesant comme un remords.»

Je sortis de ma loge et voulus quitter le spectacle pour n'être point remarquée; mon émotion, ma pâleur, étaient trop visibles. Je ne trouvai point mon domestique sous le vestibule, à cause de l'heure peu avancée. J'allais partir, lorsqu'un capitaine d'un régiment qui arrivait de la Calabre s'avança pour m'offrir le bras, jugeant à l'altération de mes traits que j'étais incommodée; j'étais plus que cela, car je me sentais mourir: je refusai avec politesse. Quelques instans après, cet officier revint sur mes pas, comme quelqu'un à qui l'on avait dit mon nom, car il m'interpelle, quoique avec respect, et m'annonce qu'il a pour moi une lettre, qu'il la tient d'un de ses amis chargé de me la remettre, et qu'elle est d'une personne qui doit m'être bien chère.

«Elle est d'Oudet!» m'écriai-je sans m'inquiéter des suppositions ni des conjectures. «Une lettre de lui! ah! par pitié, faites que je l'aie ce soir même.»

«—Je ne vous demande, Madame, qu'une grâce, l'honneur et le plaisir de vous la porter moi-même.»

—«Vous ou un autre, n'importe, pourvu que je l'aie, que je la lise ce soir.»

Cet officier me quitta en me décochant une plate fadeur sur sa félicité. Mon cœur souffrait toutes les tortures de l'inquiétude et de l'attente. Que les hommes sont quelquefois dupes, avec leurs jugemens sur les femmes! Ils prennent souvent pour leur compte les sentimens qui leur sont les plus étrangers. Ils ne manquent jamais de traduire une de nos émotions au profit de leur vanité; il semble que nous ne puissions être sensibles que pour le compte de celui que le moment, le hasard, rapprochent de nous.

L'officier ne tarda point à paraître; il y avait quinze mois que cette lettre m'était adressée, et je la recevais un mois après la mort de celui qui me l'avait écrite au milieu de toutes les illusions de la gloire, de tous les projets aventureux de la politique, qui lui avaient sans doute valu la mort. Je ne transcrirai point cette lettre, quoiqu'elle se soit gravée dans ma mémoire en caractères ineffaçables; je craindrais de n'avoir ménagé qu'un puéril triomphe à mon amour-propre, car les expressions exagérées de l'éloge pour ma personne s'y trouvaient absorbées par les confidences sur des vues politiques auxquelles je devais servir d'instrument. La lettre finissait par cette assurance: «À toujours et à bientôt!» Cette promesse si simple me devint, par la fatale combinaison du retard de la lettre et de la mort de la victime, un sujet de craintes superstitieuses. L'officier avait paru s'attendre à une confidence, mais son espoir fut trompé, et cette réserve, jointe à un autre désappointement de sa vanité, m'en fit un ennemi implacable.

Les bavardages de son mécontentement m'exposèrent à de fort ennuyeuses enquêtes. Il paraît qu'Oudet était signalé à toutes les polices impériales; il était en activité à cause de ses talens, et en surveillance à cause de ses principes. Être en correspondance avec une pareille notabilité, avec un homme qui était toujours en état de conspiration permanente, ne voilà-t-il pas un crime suffisant, un attentat digne de tous les regards et de toutes les investigations? Avoir de l'affection pour un suspect, donner des larmes à sa mort, n'était-ce pas mettre l'État en danger? Cependant, ma position me sauva de tout rapport avec la police, et ce fut une plus haute puissance qui se chargea de connaître mes relations avec Oudet, et de creuser mes complots avec lui. Après beaucoup d'insidieuses questions, cette haute puissance, qui faisait l'office d'inquisiteur volontaire, me dit: «Mais Oudet était fort bel homme; avouez qu'il était votre amant, que vous en étiez éprise.

«—Pas plus que de vous, Monsieur le comte;» boutade qui mit fin aux plaisanteries, mais non pas aux questions de l'interrogatif personnage.

«—Mais comment l'avez-vous connu?

«—À Paris, dans le monde, comme on en connaît tant d'autres.

«—Mais on ne correspond pas de si loin avec de simples connaissances, et surtout leurs lettres ne causent pas une impression si profonde, ne bouleversent pas si violemment les idées.

«—Je suis charmée, monsieur le comte, de vous voir si au fait de mes amis et de mes simples connaissances; mais je dois rectifier une erreur, una svista; ce n'est pas la lettre en question qui m'a si vivement agitée, mais cette fatalité de la mort de celui qui me l'adressait, dont la nouvelle avait précédé le signe de son souvenir. J'ignorais qu'Oudet m'eût écrit, parce que notre liaison d'un moment n'avait eu ni suite ni intimité, et qu'elle n'appelait pas le besoin d'une correspondance; cependant cette lettre m'est aujourd'hui chère et précieuse comme un legs de l'amitié.

«—Je le conçois: Oudet passait pour être fort aimable, prodigieusement spirituel; son style devait vous plaire, car vous aimez les gens d'esprit.»

Ici je fus tentée de renouveler al signor conte la mordante déclaration dont je l'avais déjà pétrifié une première fois; mais je me contins, et je me contentai d'ajouter «que je n'avais plus rien à lui répondre, et que je saurais me plaindre à la grande-duchesse de l'affront de cet interrogatoire sur des relations complétement innocentes, et qui d'ailleurs ne regardaient que moi.» Étourdi un peu de mon ton, le comte essaya de rattraper sa dignité; mais je l'écrasai par la vivacité d'une de ces impertinences qu'inspire quelquefois à la cour la certitude de plaire aux princes; car la faveur avouée ou secrète dispose singulièrement à une espèce de courage de vanité que je n'eus jamais que pour de bonnes actions; car cette fumée si contagieuse du palais a laissé, j'espère, mon cœur intact et pur. M. le comte, après quelques momens de repos et quelques pauses nécessaires après son échec, reprit avec l'accent solennel d'un juge, bien peu convenable aux fonctions de la clef d'or: «C'est de la part même de S. A. I. et R. madame la grande-duchesse que je vous interroge, et vos réponses doivent être soumises et envoyées à S. M. l'Empereur, son auguste frère.

«—Cela est faux, répliquai-je; la princesse connaît comme moi mon aventure avec l'homme aimable et malheureux qu'on vient d'assassiner; moi-même je vais lui rendre compte d'un ridicule et insolent interrogatoire. L'Empereur me connaît aussi, et il sait bien que fama volat ne conspirera jamais contre lui. Quant à l'officier qui fait un métier si honorable, je me charge de lui en faire mes complimens.» Le ton, la voix, tout ajoutait à l'éclat de ma sortie, et je quittai le pauvre comte, fort étonné de ces manières qui lui révélaient le crédit et la faveur d'une femme qu'il n'avait point jusque-là remarquée, et qu'il avait traitée en conséquence. Ces méprises font ordinairement le désespoir des courtisans; peu leur importe qui ait l'oreille du maître, pourvu qu'ils le sachent, et qu'ils ne soient pas exposés à se tromper dans ces alternatives de flatterie ou d'insolence, ricochets des palais impériaux ou royaux. Ce que veut le courtisan, c'est d'être à jour en rampant, c'est de voir le vent et de le suivre pour éviter ces naufrages si puérils et pourtant si mortels pour des gens qu'un salut enivre, que le silence fait maigrir, et que la disgrâce achève.

CHAPITRE XCVIII.

Le dernier des Médicis.—Comédie de société.

Mon aventure avec le chambellan au sujet d'Oudet en resta là. Il n'avait pas reçu sans doute des instructions fort pressantes; il avait compris tout le danger qu'il y aurait peut-être à lutter contre une femme: la princesse elle-même ne m'ouvrit pas la bouche à ce sujet; enfin, j'aurais perdu jusqu'au souvenir de cette scène sans les profondes impressions que le nom seul d'Oudet suffisait pour réveiller en moi.

Afin de me distraire un peu, je profitai du séjour de la cour à Pise pour y passer quelques jours. Il ne me reste plus de descriptions à faire de cette ville, pas plus que de Florence; mais si j'ai fini avec les lieux, j'ai encore longuement affaire avec les événemens et avec les choses. Le grave et le frivole, le sacré et le profane, l'observation morale et l'intérêt historique se confondent sous ma plume. Pourquoi les livres ne seraient-ils pas l'image de la réalité? Il serait plaisant, qu'infidèle à son caractère, la Contemporaine ne mît de régularité que dans ses Mémoires.

La manie des spectacles de société, des comédies bourgeoises, existe en Italie comme en France, et il est très curieux de voir la bonne compagnie, encore si entichée de préjugés contre les artistes dramatiques, réfuter elle-même ses préventions par son exemple, les hommes du bel air préférer de se faire eux-mêmes mauvais comédiens que d'admettre les bons dans leurs cercles. La troupe de Pise, je veux parler de la troupe volontaire des salons, était une comédie un peu plus bourgeoise que les autres, c'est-à-dire un peu plus mauvaise, parce qu'elle se composait de gens un peu plus distingués. Pas la moindre mésalliance même pour les rôles de valets et de soubrettes; il n'était pas jusqu'aux utilités qui ne fussent des marchésines et des contessines. Il n'y avait de talent que dans les costumes. Sous ce rapport ces dames ne laissaient rien à désirer; leur fortune leur permettait la perfection. La flatterie n'a jamais, que je sache, formé les talens, et ces dames, outre leurs tristes dispositions, n'étaient encore dirigées que par les flagorneries des cavaliers servans, et de leurs parasites adorateurs. Toutefois, comme de jolies figures font tout passer dans le monde, leurs charmes produisaient une heureuse diversion d'intérêt, et elles étaient applaudies con amore. Malgré la présomption naturelle à des actrices qui n'en font pas leur état, je fus invitée à me rendre chez la comtesse Binelli pour lui donner des conseils sur son rôle, mais au fond seulement sur le costume. J'étais alors si bien revenue de mes illusions dramatiques, et je me considérais comme une si humble servante de Melpomène, que je pris l'invitation pour une méprise, et je ne répondis que pour indiquer madame Bachof, notre premier rôle, femme d'un talent réel et avéré.

On revint à la charge: c'était bien moi qu'on désirait, parce que je parlais italien, et qu'on m'avait vue dans les tragédies d'Alfiéri. Je me décidai donc à mon rôle de professeur, et je fus m'informer des services précis qu'on réclamait de moi. Jolie, mais d'une gentillesse de soubrette, minaudière comme la Parisienne la plus exercée, la comtesse Binelli avait jeté les yeux sur Mahomet, et en voulait au rôle de Palmyre. Son esprit, que je pourrais bien appeler un concetti perpétuel, n'avait pas la moindre idée de la sévérité tragique. Gestes, démarche, organe, tout était d'un contre-sens à faire hausser les épaules. Séide était un peu moins mauvais. Il était brun, déclamait assez bien quand il était étendu sur un ottomane; mais il ne pouvait rester debout sans que ses forces et sa verve ne l'abandonnassent aussitôt. La troupe avait amené son public dans une petite pièce pour prendre part à la leçon. La petite marchesina était impatiente d'avoir mon avis: elle me dit que j'avais un livre des costumes du Théâtre-Français, que je l'envoyasse chercher; et, sans l'attendre, elle me suppliait de la draper de son cachemire, et de la coiffer de son turban provisoirement, et sans tirer à conséquence. Cette pauvre petite femme mit tant de gracieuse coquetterie à tourmenter ma complaisance qu'elle l'obtint; je remontai en voiture, je fus chercher mon recueil, et je passai la soirée à couper le costume de Palmyre et la tunique de Séide, puis à faire répéter, à siffler quelques intonations un peu justes à ce perroquet un peu rebelle. Parmi les personnes qui assistaient à cette scène, plus amusante que la véritable représentation, il n'y eut qu'une seule personne assez sensée pour s'apercevoir de tout ce que cela avait de ridicule. Il osa dire à la jolie marquise qu'elle était charmante dans la société, mais qu'il lui conseillait de renoncer au théâtre; qu'elle était trop bien placée dans l'une pour briller ailleurs, et qu'enfin l'intérêt de sa beauté exigeait qu'elle en bornât l'empire. Les dons qui nous manquent sont par malheur ceux que nous croyons posséder, et qui excitent les inutiles poursuites de notre amour-propre; aussi l'Alceste imprudent fut-il boudé par la marquise, qui, grâces à ses yeux, obtint contre lui le renfort de toute la compagnie. Mais cette honorable franchise ne fit qu'appeler plus vivement mon attention sur le Toscan, assez noble pour n'être pas platement flatteur.

C'était un Médicis qui rendait à la dame et à sa nation, et à lui-même, cet hommage qui, d'un mot, dessinait son caractère au milieu de ces figures sans couleur. On a beaucoup loué Denys-le-Tyran d'avoir su être maître d'école à Syracuse; moi, je savais bon gré au dernier des Médicis de n'avoir pas voulu se faire ridicule comédien de société à Pise. À cet auguste nom d'une race de princes bienfaiteurs, j'oubliai tout ce qui nous entourait pour laisser voir tout ce qui se passait dans mon esprit à l'éveil soudain des beaux souvenirs de Florence. «È un Medici è ei, lui demandai-je.

«—Per servir la, non il Cosimo. Un Médicis pour vous servir, mais non pas Cosme.»

Aussitôt la conversation fut engagée. C'était un homme de haute stature, d'un regard assuré, d'un attitude ferme, qui parlait français comme un descendant de ces illustres protecteurs des lettres, qui avaient fait de leur trône une espèce de capitole des arts. Néanmoins, par un bien délicat souvenir, il aimait mieux parler la langue de sa patrie. Je lui fis entendre tout de suite que je comprenais cette religion nationale, en employant l'idiome des Médicis. Revenant à l'objet de la réunion qui nous avait rapprochés, il m'engagea à détourner la marquise de son projet.

«Je m'en garderai bien, lui répondis-je; j'ai pour principe de ne pas me brouiller avec les vanités innocentes, et de respecter les amours-propres inoffensifs.»

Malgré tout le désir que j'avais eu de plaire à un Médicis, je continuai à voir la marquise, sans tentative pour la faire renoncer à son caprice aussi bien que sans espérance de l'y faire réussir. Le jour de la représentation arriva sans que le talent fût venu. Décors, costumes, auditoire, étaient on ne peut plus brillans; mais la scène et les acteurs, on ne peut plus ridicules. Un incident fit même baisser la toile avant que les dernières paroles du farouche patron des deux amans ne fussent prononcées. Séide, étendu sur les planches, avait lorgné d'un œil ouvert le charmant minois de Palmyre. Il reçut le corps de celle-ci, lorsque, se frappant gauchement, elle se laisse tomber de toute sa hauteur sur le corps gisant de Séide, qui ne reçoit pas ce fardeau en homme mort ni en frère. Le public, qui était au courant du répertoire de la marquise, demanda la toile, moitié par désapprobation dramatique, moitié par précaution morale. Je sortis avec Médicis en riant aux éclats, et trouvant fort drôle ce nouveau dénouement d'une tragédie.

Reprenant les choses au sérieux, il me disait: «Quelle manie que celle du théâtre pour une femme du monde!» Je ne savais que répondre; et quoique je fusse loin de rougir d'avoir eu cette manie, j'étais retenue dans mes velléités de plaider cette cause par le souvenir de ma disgrâce, et la mémoire me donnait de la timidité. Quant à la marquise, Médicis eut la satisfaction de la voir renoncer au théâtre. Un peu de coquetterie l'y avait fait monter; un peu plus de coquetterie l'en fit descendre pour toujours. Sa maison me resta ouverte avec une politesse bienveillante et sincère qui sut vaincre mon aversion pour les visites; ce qui indique assez qu'elles m'étaient aussi agréables que flatteuses. Je vis plus assidument encore Médicis. Il vivait dans un éloignement complet des affaires publiques, au milieu d'un palais, rendez-vous des arts, qu'il appréciait avec goût, et des plaisirs, qu'il aimait avec délicatesse. Malgré son indifférence en matière politique, s'il parlait de la nouvelle cour, ce n'était guère que pour la railler un peu. Du reste il n'en parlait pas souvent, et seulement quand il était provoqué, ce qui arrivait quelquefois avec moi. Les bontés d'Élisa, sa protection utile, son intimité plus précieuse encore, devaient, malgré moi, amener souvent son éloge sur mes lèvres. La reconnaissance n'est pas, Dieu merci, un sentiment auquel il me soit donné de résister. Mais comme Médicis n'était pas sous l'influence du même sentiment, il ne m'entendait pas parler d'Élisa sans quelque impatience, et sans faire quelques observations un peu aigres.

Il y avait une allée au jardin Pitti, réservée au public, et qu'affectionnait le beau monde; car le beau monde nulle part ne s'amuse, ne se promène que par convention. Je rencontrai un jour dans cette allée Médicis, qui laissa sa société pour venir causer avec moi. En sortant du jardin, nous passâmes sous les balcons de la grande-duchesse; elle y était avec la comtesse Dragomanni, la baronne Torrigiani, et la comtesse Cheradeschi. Je crus que personne ne nous avait aperçus, tandis qu'au contraire nous avions été l'objet de l'attention et de la vive critique de ces dames. Les grandes dames portent en secret, je ne sais pourquoi, une singulière envie aux actrices, peut-être parce que les actrices attirent volontiers les hommages des hommes distingués. J'étais bien insolente d'usurper ainsi le bras de Médicis; d'un homme illustre et brillant, qui faisait fi des beautés du palais. Médicis était moins auprès de moi qu'il n'eût été auprès de ces dames s'il eût voulu s'en occuper; mais leur malice, admettant toujours les apparences pour des réalités, me déclarait bien leste et d'un air fort résolu. Médicis avait de l'instruction, de l'esprit; il voulait bien m'en reconnaître: n'était-ce pas une raison pour que nous nous rapprochions sans que la morale eût à en souffrir? Mais la cour, qui n'y regarde pas en fait de calomnies, avait bâti sur cette liaison, purement amicale, un texte de suppositions si large, que la princesse crut devoir m'en faire de solennelles réprimandes; et je subis à ce sujet un interrogatoire moitié galant et politique.

Je crus devoir, dans cette occasion, faire un mensonge fort innocent, et par lequel j'espérais me sauver de l'ennui des explications. Je représentai à la duchesse Médicis comme l'homme le plus attaché au parti français, enthousiaste de l'Empereur, admirateur de sa sœur bien-aimée. Médicis était loin des idées de conspiration, mais il n'était pas plus près des idées de dévouement. Alors l'empire était craint et partout respecté: la manie des complots ne pouvait guère être à la mode; tout le monde et surtout les classes élevées qui ont fait bruit de leurs tentatives légitimes, supportaient le joug avec une résignation, en Italie comme en France, fort bien payée, et le reste se dédommageait de l'obéissance forcée, tout au plus par quelques épigrammes clandestines, et jamais l'opposition ne dépassait l'enceinte inoffensive du comité secret. J'ignore si la grande-duchesse savait positivement à quoi s'en tenir sur les sentimens réels de Médicis à l'égard du gouvernement; mais, sans m'écouter beaucoup, le jour qu'elle me parla de ma conduite, elle me gronda un peu plus vertement que de coutume sur les trop grandes libertés de mon indépendance. Les princes qui se donnent la peine de nous réprimander eux-mêmes ne sont pas long-temps en colère; et une prompte et honorable gratification vint m'apprendre que je n'avais rien perdu auprès de ma bienfaitrice.

CHAPITRE XCIX.

Lecture d'un bulletin de la grande armée.—Mort du maréchal Lannes, duc de Montebello.—Trait de vertu.

J'ai déjà dit qu'Élisa avait dans l'esprit assez de grandeur pour comprendre son frère, et qu'elle était plus fière encore de sa gloire, qu'heureuse du haut rang où cette gloire avait placé chacun des membres de sa famille. Dès qu'une campagne s'ouvrait, et que l'aigle impériale reprenait son vol impétueux, la sœur du grand Napoléon assistait en quelque sorte à la marche de nos phalanges victorieuses. On sentait en elle je ne sais quel regret d'être femme; mais elle s'en dédommageait en s'identifiant avec tout ce qu'il y a de plus noble dans les priviléges de l'autre sexe. Alors, des cartes, des plans, des lavis de terrain étaient toujours étalés sous ses yeux; et c'était un curieux contraste que la toilette d'une princesse, composée des parures de la mode et des travaux de la topographie. Elle recevait directement les dépêches de l'armée; elle attendait les bulletins avec l'impatience que nous semblons réserver aux billets doux: on avait ordre de les lui apporter à toute heure du jour et de la nuit; et il lui est arrivé plus d'une fois de les recevoir au milieu d'un bal, de les lire à haute voix entre l'anglaise et la montferrine, et de profiter ainsi de l'ivresse des violons pour contraindre ses sujets à l'enthousiasme de nos victoires.

La campagne de 1809 avait particulièrement excité l'intérêt fraternel et guerrier d'Élisa. Doublement attentive à des résultats dont la sûreté de ses états et la gloire de sa famille dépendaient, tous les soirs on parlait des nouvelles de la veille et des espérances du lendemain. On a vu que jusque dans ses courses solitaires elle employait le temps du tête-à-tête qu'on eût pu croire le plus intime à cette préoccupation solennelle et religieuse. Mais quand les précieux bulletins venaient la surprendre un peu tard et entourée d'un petit cercle de familiers, c'est alors qu'elle se laissait emporter à toutes les effusions de sa joie et de sa tendresse admirative. On eût dit alors qu'elle regrettait non seulement de n'être pas Achille combattant avec le roi des rois, mais encore de n'être pas Tyrtée chantant ses triomphes. Les heures s'envolaient au milieu d'une conversation intarissable, et chacun, soit par flatterie, soit par sincérité, se plaisait à joindre son tribut d'anecdotes militaires au grand objet de la journée. J'étais auprès d'elle avec seulement trois personnes quand le bulletin de la bataille de Wagram lui parvint. Elle fut elle-même alors la lectrice, quoique je fusse présente. Hélas! à côté des récits ordinaires de la journée s'y trouvaient les détails d'une douleur qui était venue frapper Napoléon jusque dans les bras de la Victoire. Le héros avait battu les Autrichiens, mais l'homme avait perdu un ami: Lannes avait payé de son sang notre cruel triomphe, Lannes avec Ney, avec Murat, le modèle d'un héroïsme presque fabuleux! Le nom de cet illustre capitaine disputa presque l'intérêt avec le grand Napoléon lui-même. On faisait mieux que de l'admirer, on le pleurait. Chacun était heureux de pouvoir rappeler quelques uns des exploits de ce Parménion du nouvel Alexandre. Mais un adjudant-commandant qui se trouvait là étant venu chercher des nouvelles de la part du prince Félix, eut les honneurs de la soirée, par l'intérêt des précieux détails qu'il donna sur les premières campagnes du héros de Montebello.

«C'est peu, ajouta cet officier, que le courage de Lannes pour qui a vu, comme moi, ses vertus. Je ne l'ai pas quitté dans ses campagnes d'Italie; mon grade, ma croix, mon honneur, me viennent de lui. À Lodi, j'étais à ses côtés. Mais, non, son intrépidité n'est pas ce qu'il a montré de plus héroïque dans ces contrées. Il y combattit comme Bayard, et l'égala ailleurs que sur le champ de bataille. Cette ame brusque, emportée, s'élevait au milieu des saillies de son caractère et de ses passions jusqu'au stoïcisme. Pavie avait été pris d'assaut. Le général était à peine descendu de cheval, qu'une dame âgée se présente à lui avec sa fille d'une rare beauté: «Français généreux! s'écria une voix divine, je viens vous demander une sauvegarde pour la maison de ma mère. On nous calomniera, on dira que ma mère tient au parti de l'Autriche; elle n'y tient, général, que par les liens qui m'unissaient à un objet sacré de tendresse, qui a été frappé à Lodi d'une balle française. Oh! pardonnez-nous de ne pas vous aimer, mais ne croyez pas que nous puissions trahir ceux mêmes que nous n'aimons pas.» Cet élan de franchise, cette naïveté d'aveux touchèrent d'autant plus Lannes qu'il crut et devina aussitôt que l'objet pleuré par Lydia était justement un porte-étendard autrichien qu'il avait lui-même renversé de cheval, et fait prisonnier. Examinant alors en détail les traits de la belle Italienne, il ne douta plus qu'elle ne fût le modèle d'une miniature délicieuse trouvée dans le porte-manteau du jeune Léopold avec des lettres tendres, pleines de passion, et des tresses de cheveux d'un noir d'ébène, pareil aux cheveux de la suppliante. Mon trouble alors, disait quelquefois Lannes, à un long espace de temps de l'événement, mon trouble était extrême, car la jeune fille était charmante, et j'eus la force de l'oublier. La sauvegarde fut accordée à l'instant, et pour la rendre plus inviolable encore, le général alla établir son quartier dans la maison même de la mère de Lydia. Lannes fit davantage. Sans rien confier à la jeune fille, il fit en secret des démarches pour connaître ce qu'était devenu le jeune officier autrichien. Plusieurs de ses compatriotes avaient été recueillis avec nos blessés dans l'hôpital d'Alexandrie. Chaque jour devenait un danger pour Lydia, et un nouvel effort pour son loyal protecteur. Mais loin d'abuser de sa reconnaissance, il s'en servit au contraire dans l'intérêt de la passion légitime et violente dont il découvrit qu'elle était pénétrée. Dans l'héroïsme de sa vertu, il alla même jusqu'à vouloir lui rendre l'objet d'un premier amour. Le cœur plein des charmes de la jeune fille, il lui demandait pourtant l'âge, les traits, enfin le signalement d'un étranger. Cette haute protection fit de lâches ennemis aux pauvres femmes; tout fut mis en œuvre pour les rendre suspectes, mais en vain. Lorsque l'armée marcha à de nouveaux succès, Lannes laissa à ses hôtesses d'inviolables gages de tranquillité. Ce fut, disait-il, lorsqu'il racontait ce touchant épisode de sa vie glorieuse, ce fut une épreuve terrible que le moment des adieux. Lydia se réfugiait, se pressait sur mon cœur. «Emmenez-nous, s'écriait-elle: livrées ici à la haine, votre absence va nous perdre;» et en me parlant, elle ajoutait à l'éloquence de la prière celle d'un regard qui faillit me faire tourner la tête. Je la serrai violemment dans mes bras: l'innocente fille se méprit, et croyant voir un consentement à ses vœux, elle posa sa jolie tête sur mon sein. Oh! qu'elle fit bien d'ajouter: «Je savais bien que vous me respecteriez, et que vous me sauveriez toujours!» Ce mot me rendit à moi-même, mais je n'osai plus voir la jeune fille que sous les yeux de sa mère.

«Imola et Mantoue subirent le joug, et, dans cette dernière ville, un bien singulier hasard fit découvrir au général Lannes l'amant de Lydia, resté par suite de ses blessures dans l'hôpital avec nos blessés et avec les mêmes soins. Lannes visitait cet hôpital: en s'approchant d'un jeune brigadier français, il aperçut à côté un jeune Autrichien pâle, souffrant, d'une figure intéressante: «Mon général, dit le brigadier français oubliant ses propres blessures, voilà ce pauvre diable d'Autrichien dont vous prîtes le cheval, l'étendard et les billets doux, en lui expédiant son brevet pour l'autre monde, qui ne l'a encore conduit qu'à l'hôpital, première étape. Il ne parle pas trop du cheval ni de l'étendard, ce qui prouve qu'il n'est pas Français; mais si vous ne lui faites rendre ses chiffons amoureux et le portrait de sa bonne amie, il va ad patres, aussi sûr, mon général, qu'il est sûr que nous taperons encore les mangeurs de patates à la première occasion.»

«Lannes interrogea Léopold, et expédia aussitôt une lettre à Lydia et un ordre pour la faire venir près de lui. La mère et la fille arrivèrent sans être instruites de rien: le général, en la préparant doucement à son bonheur, lui laissa seulement ignorer que c'était lui qui avait de sa main blessé Léopold. Né dans le Tyrol, ce jeune homme renonça sans effort au service de l'Autriche pour adopter la patrie d'une amante adorée qui lui fut donnée pour épouse pure et chaste par le vainqueur le plus généreux. Dans nos temps de gloire et de conquête, les affaires dont les Français se mêlaient allaient grand train. Le mariage se fit donc sans délai: la mère de Lydia avait réalisé quelques fonds; elle avait un frère établi à Stradella, et désira s'y aller fixer avec les jeunes époux. Tous partirent en comblant de bénédictions leur généreux protecteur.

«Lorsque, nommé pour commander la garde consulaire, le général Lannes accompagna Napoléon en Italie, il apprit la mort précoce de la jeune et belle Lydia, dont l'inconsolable époux habitait avec la malheureuse mère de Lydia et deux petites filles belles comme elle l'avait été elle-même. La maison de la famille infortunée touchait au cimetière de Stradella, où reposait l'objet de tant d'amour et de regrets. Cette présence inattendue de l'homme généreux qui avait uni la constance à la beauté renouvela la blessure profonde de ces cœurs déchirés. «Venez, ô Français grand et magnanime, venez bénir sur sa tombe les enfans que m'a laissés celle qui a béni votre nom jusqu'à son dernier soupir!» La bonne mère se mit à genoux et s'écria: «Vous avez respecté l'innocence de ma fille, noble Français, elle élève là-haut ses vœux pour votre bonheur. Oh! oui, que les orphelins soient bénis à leur tour par celui qui sauva leur mère!» Le général céda à cette touchante prière. «Ah! ce fut pour moi un bonheur pareil à celui de ma première victoire,» disait souvent le général, que cette scène de souvenirs attendrissait. Il avait les larmes aux yeux en racontant cette bénédiction du brave donnée près d'un tombeau sur les têtes innocentes qui lui rappelaient une femme dont le bonheur avait été son ouvrage, et le salut un effort difficile mais bien cher de sa vertu.»

Nous étions tous suspendus au récit du brave officier, confident d'une si noble vie, ami du généreux et intrépide duc de Montebello. Quelle éloquence approche de celle du soldat français racontant les exploits et les vertus de ses capitaines? Élisa, dont le cœur avait de la mémoire, donna depuis ce jour à l'officier des marques nombreuses de son estime et de sa protection; elle avait eu même l'idée de faire reproduire sur la toile ce trait de Lannes, supérieur aux actions si vantées des Bayard et des Scipion. Malheureusement le pinceau italien auquel elle avait confié sa noble intention était habile, mais paresseux; le tableau ne s'acheva point. L'artiste, plus Italien que Français, a fait pis qu'une inexactitude; sa toile s'est transformée, depuis la chute du pouvoir qui l'avait comblé de bienfaits, en une fade adulation: au véritable héros de la scène il a substitué un personnage imaginaire: c'est un général autrichien qui a pris la place de Lannes, et c'est sur un oppresseur de sa patrie que l'artiste infidèle a fait porter l'intérêt et le mérite de cette grande action, afin sans doute qu'en recevant un salaire il le gagnât tout à la fois par une ingratitude et un mensonge. Eh bien! moi aussi je suis peintre; je le suis au moins par mon culte pour la gloire française, et l'enthousiasme de mes pensées et de mes souvenirs. La plume d'une femme ne vaut pas le pinceau d'un artiste, mais ces Mémoires sont au moins des archives où de véritables peintres pourront puiser l'idée d'une réparation. Cette idée me console et m'enivre; il est un laurier que j'aurai sauvé du naufrage!

CHAPITRE C.

Continuation de mon genre de vie.—Un bal masqué à la Pergola.—La comtesse Barbarini.

Le carnaval est à Florence, comme dans toute l'Italie, une grande affaire. Les femmes les plus sévèrement enchaînées aux devoirs et aux convenances sociales prennent alors très légitimement plus de liberté: c'est en quelque sorte une suspension d'armes accordée par les maris. Le genre de vie que je menais à Florence et la liberté de ma position ne me rendaient nullement cette circonstance nécessaire. Mon Dieu! malgré tout ce qui se débitait sur mon compte, je puis assurer que, suivant la remarque de la princesse Élisa, une femme vaut toujours mieux que sa réputation. J'avais tous les airs du désordre sans en avoir mérité les remords. Arrivée même, je puis le dire, avec la volonté de modérer dans mon cœur une passion dont le mariage de Ney m'avait montré les dangers, son image, que je voulais chasser, demeurait sans cesse présente à mes yeux, comme un garant de ma vertu. Je cherchais les distractions, mais non pas de celles que le cœur n'est pas là pour justifier et pour embellir. C'est ainsi que les passions nobles et délicates sont meilleures que ne le dit une morale trop rigide; elles préservent les femmes des faiblesses vulgaires et multipliées, sans dignité comme sans excuses. Vivant au milieu des hommes les plus brillans de la cour, au milieu des séductions plus puissantes encore de la gloire et de l'amabilité en uniforme, mon cœur restait intact et inaccessible à tant d'hommages. La vivacité de nos Français, toujours si prompts à espérer sur un accueil et à oser sur une parole, si disposés à prendre la familiarité et le laisser aller de nos propos pour des concessions de notre faiblesse et des provocations de notre coquetterie, m'exposa à bien des méprises, à bien des résistances, sans me déterminer à une seule chute. Pour que je succombe, il faut pour ainsi dire que plus puissant que moi remue ma destinée par des prestiges qui n'aient rien de léger ni de terrestre. Je puis donc dire hardiment que je soutins l'assaut des amabilités italiennes et françaises de la cour, de la ville et de la garnison, sans avoir à leur reprocher un repentir. Je me compromettais sans jamais me perdre, et par un étrange contraste, j'étais tout à la fois très mal avec l'opinion publique et très bien avec ma conscience. Je courais les campagnes à cheval en calèche, souvent en homme, escortée par des fous comme moi, dînant, déjeunant où me portait le hasard ou le caprice. La duchesse, qui me faisait souvent des reproches sur mon mépris pour le qu'en dira-t-on, y mêla des observations plus sévères que de coutume, me parla de bruits plus étranges les uns que les autres qui circulaient sur mon compte. Elle me cita un des hommes les mieux faits pour plaire comme l'objet particulièrement signalé de mes erreurs, que son immense fortune m'avait fait accepter: «Oui, on vous le donne pour amant.»

«—Et pour amant généreux sans doute, m'écriai-je. Je suis capable de beaucoup de folies, mais jamais d'une bassesse. Vous me rendrez, j'espère, la justice de croire que je ne descendrai jamais à ces arrangemens à l'enchère, à ces mariages à la bougie éteinte, où le dernier qui a parlé est le premier qu'on accueille.»

Comme j'étais voisine du palais du prince, l'idée me vint que le personnage riche dont me parlait la princesse pouvait bien, dans son opinion, être son mari. Une ou deux apparitions avaient, m'a-t-on dit, accrédité cette calomnie avec mille autres dans Florence. Je risquai quelques mots d'explication dans ce sens pour la détromper. Elle rit aux éclats et en personne que la réalité n'eût pas accablée d'une jalousie conjugale; et, comme la gaieté était la clôture ordinaire des discussions épineuses avec elle sur le chapitre de mon indépendance trop blâmée, j'en fus quitte encore pour des conseils et des recommandations que je suivis un peu plus. Quand le carnaval, dont je vais peindre une scène, arriva, je commençais à mener une vie plus retirée, moins bruyante, et moins exposée aux attentions de la malignité publique.

Il y a à Florence un costume de bal masqué fort laid, quoique riche, qu'on nomme bayata, et qui consiste dans une mantille de grosse dentelle qui descend depuis le cou jusqu'au dessous des genoux, et d'un bonnet en plumes noires, rappelant absolument un bonnet de grenadier. Grâce à cet étrange édifice, les femmes qui sont un peu grandes ressemblent pour la taille à ces estimables militaires, et celles qui sont petites deviennent ainsi de grandes femmes. Sans masque sur la figure, mais muni de la bayata, on est masqué par une fiction légale des mœurs florentines, et les femmes peuvent aller seules et partout. Quant à moi, je n'ai jamais pu me résoudre à prendre la supposition pour le fait, et à ne point mettre ma mine en sûreté sous un carton. La vérité historique me force à dire que, sous cet accoutrement, j'étais parfaitement ridicule. Grande comme je suis, décidée et brusque dans ma démarche, j'avais l'air d'un homme déguisé en femme, ce qui me valut sans doute l'incident que je vais rapporter.

J'étais debout au milieu du parterre de l'Opéra, au milieu d'une cohue fort distinguée, mais qui n'en était pas moins une cohue. On attendait encore toute la cour. La grande-duchesse devait venir au bal avec une mascarade de dévoués courtisans. Je ne parlais à personne pour tout mieux observer. Depuis quelques instans je remarquais une petite dame, tournant et retournant autour de moi, paraissant indécise, pleine d'impatience et de timidité tout à la fois pour m'approcher. Elle fut accostée à différentes reprises par les hommes de la première distinction, mais aucune femme ne lui parlait. Tout annonçait en elle cependant un rang élevé; et lorsqu'on l'eut par hasard nommée près de moi, je vis que j'avais deviné juste. Au moment où la cour fit son entrée solennelle, la foule sortit du parterre pour se précipiter sur le passage de la grande-duchesse. Je me levai; la petite dame en fit autant, et paraissant de nouveau mesurer ma taille, se décide, et prend mon bras avec vivacité, me parlant fort haut et comme à une ancienne connaissance, puis m'entraîne vers la porte de sortie. Je ne pouvais douter d'une méprise; mais la curiosité, le goût du bizarre et de l'extraordinaire l'emportèrent, et je suivis mon joli guide au lieu de le tirer d'erreur. Il serrait mon bras, auquel il atteignait à peine. La pauvre petite femme tremblait de peur ou d'impatience. Quelqu'un la salua, en tâchant de parvenir jusqu'à nous; mais elle esquiva une plus longue reconnaissance, en me disant: «Ne parle pas, je te dirai mia amica.» Oh! pensais-je en moi-même, elle me prend pour un homme, et elle veut que l'on me prenne pour une femme, voilà du piquant. Nous étions à peine dégagées, qu'un domestique paraît et nous conduit à l'équipage appelé de madame la comtesse Barbarini, et les chevaux d'être poussés au galop par l'intelligent cocher. J'avais peine à m'empêcher de rire tout en ôtant mon masque. La petite comtesse, piquée du peu de chaleur de son cavalier, me poussa vivement d'un air boudeur et avec ce reproche: «Voilà donc tout ce que vous me dites, M. Édouard!»

Mon visage, très rose et très féminin, vint détromper bien cruellement la pétulante Italienne. Sans trop se déconcerter, la petite comtesse, qui quoique fort jeune, avait beaucoup d'usage, m'avoua qu'elle m'avait prise pour un Français qu'elle aimait à la fureur; qu'il était convenu qu'ils se trouveraient en bayata au bal, et que ma taille élevée avait causé son erreur. «Mais, ajouta-t-elle bien vite, cela est réparable: il faut retourner à la Pergola, il faut chercher, il faut trouver Édouard; puis nous reviendrons ensemble, vous le verrez, vous lui parlerez, et nous irons tous trois souper au Cacine; je sais qui vous êtes maintenant; on vous dit bonne et spirituelle; Édouard l'est aussi, vous aurez le plaisir de causer avec un compatriote.» Moi je pensais qu'Édouard aurait eu très mauvais goût de préférer ma conversation à celle d'une Italienne si fraîche et si piquante; mon Dieu, que ma tête était loin d'imaginer la scène nouvelle dont j'allais être témoin!

Le bal était dans tout son feu, et nous eûmes grand'peine à percer la foule. Placée devant la petite comtesse, je lui servais d'égide, et je m'acquittais assez bien de mon rôle de Minerve. De cette façon, nous pénétrâmes jusqu'au foyer, où l'on ne dansait pas, et qui servait plutôt de point de rendez-vous à ceux qui préféraient les douceurs du tête-à-tête au tumulte de la salle. Au bout du foyer, de forme oblongue, se trouve une salle plus petite qui y aboutit par une porte vitrée; à peine y étions-nous entrées, qu'un bayata, de ma taille, et masqué aussi, en sort vers l'escalier, donnant le bras à une fort jolie bergère démasquée, qui parlait italien, et avec des éclats de rire d'un assez mauvais ton; le couple se pressait fort, et ma petite comtesse étouffait. «C'est Edouard, disait-elle; il ne peut se méprendre à ce point, il voit bien que cette courtisane n'est pas moi; cela est sans excuse: venez, venez, je veux le tuer

Je tâchai d'entraîner sa colère du côté opposé à celui que l'ennemi avait pris; la pauvre petite comtesse pleurait, mais sans beaucoup m'attendrir, car sa douleur n'étant que vanité blessée, son indignation était bien près d'être plaisante. En face de la rue de la Pergola, près du théâtre, il y avait à cette époque un célèbre restaurant français: on en voyait la porte du théâtre; le grand bayata allait y entrer avec sa bergère au moment où le domestique de la comtesse faisait avancer son équipage. Une balustrade en barres de fer sert là de garantie aux piétons contre les voitures: aussitôt que mon Italienne aperçoit son infidèle, elle quitte brusquement mon bras, se baisse, et passant comme un enfant par-dessous la barre, s'élance au milieu des équipages, saisit la bergère par sa robe fleurie, la fait reculer, et de la main gauche lui applique une demi-douzaine de soufflets, avant que le bayata, pétrifié de surprise, ait pensé à secourir sa conquête, peu champêtre, qui, plus éveillée, allait se venger de la comtesse, si je ne me fusse placée devant, et si son domestique n'eût adressé à la bergère deux mots énergiques qui la rendirent souple et soumise à faire pitié. Mais pendant cette rapide scène, le vrai coupable, le coupable Édouard, s'était esquivé. «Donnez deux sequins à cette femme, dit la petite comtesse un peu plus calme à son domestique, et reconduisez-la chez elle.

«—Eccellenza à troppa bontà, répondit la victime toute consolée.»

Exemple curieux de la différence des mœurs et des nuances qui les distinguent dans les diverses nations! Certes, une bergère française de la même classe, traitée de la même façon, eût répondu par une vigoureuse défense à une princesse qui se fût oubliée au point où s'oublia la petite comtesse: celle-ci appela un autre de ses gens, et nous remontâmes en voiture. Ce fut alors le tour des larmes et du désespoir: tantôt Édouard fut invoqué comme un dieu, tantôt maudit comme un diable, comme le dernier des hommes… Arrivées au palais Barbarini, la petite comtesse me força, pour la consoler, de souper avec elle; elle pleurait tant, que je consentis, non sans quelque crainte, à rester seule avec elle. «Peut-être, me dit-elle, préviendrez-vous un malheur: car si Édouard allait pousser l'insolence jusqu'à revenir ici, je ne répondrais de rien. Restez, je vous en prie, cela me calmera; ma voiture vous reconduira, et me voilà votre amie pour toujours. Ce n'était pas l'amie que j'aurais choisie; mais il y avait tant de grâce dans un caractère si mutin adouci jusqu'à la prière, que je me laissai prendre.»

Le palais Barbarini est un des plus beaux de la place du Dôme. Nous en traversâmes les vastes galeries et les sombres salons jusqu'à l'appartement de la comtesse, qui était d'un goût plus moderne, et où un très brillant ambigu nous attendait. J'eus lieu d'observer encore combien la jalousie classique des Italiennes a perdu de son ancienne violence. Elle pleurait déjà un peu moins, mais parlait encore de se venger, et s'applaudissait de pouvoir le tenter en plus grande sûreté de conscience avec un autre Français dont elle déclarait qu'elle était folle.

«Comment! m'écriai-je, vous n'aimez donc pas Édouard?—Si fait; mais ne puis-je pas aussi en aimer un autre? répondit l'ingénue un peu impudente.—En aimer un des deux me paraît bien assez, dis-je en riant:» et la petite comtesse se mit à rire plus fort que moi.

Voyant tant de douleur si bien consolée, je voulus partir, mais impossible. Mon amie improvisée avait à me montrer les billets du volage Édouard, à me raconter les dégoûts d'un hymen disproportionné, les triples torts d'un mari laid, jaloux et avare. La petite comtesse eut la colère bien bavarde sur ce chapitre; enfin nous causâmes si long-temps, que le jour nous surprit entourées de la correspondance trompeuse d'un ingrat, d'un perfide et, malgré les scènes du bal masqué, d'un indifférent. Quant aux récits terribles de la jalousie de son vieil époux, je la consolai de mon mieux, et je lui dis qu'elle devait avoir de la patience, et même une patience assez facile, d'après les aveux qu'elle m'avait faits, et je l'engageai à ne pas se tromper au point de faire dépendre sa considération dans le monde de l'inconstant caprice d'un amour de quarante-huit heures, terme de sa passion pour Édouard. La petite promit trop pour que je m'en allasse convaincue de sa résignation. Je faisais bien de n'y pas compter: car, le surlendemain, je sus que la belle malheureuse venait d'entreprendre une tournée dans la Lombardie avec un des officiers attachés au général Miollis. La petite comtesse Barbarini avait vingt-un ans, un beau nom, une vivacité piquante et spirituelle… J'ai appris qu'elle est morte du chagrin de s'être vue, au milieu des fleurs de la jeunesse, atteinte par la petite-vérole. Il est impossible d'avoir de plus beaux cheveux noirs. J'ai appris encore que cette femme, naguère si jolie, dans toutes les angoisses de la douleur et de la mort, ne pensait qu'à ses cheveux si beaux, qui tombaient pour toujours, à ses lèvres délicates, gonflées et flétries. «Ah! mon Dieu, disait-elle, quelle horreur! quel spectacle! perdre ce que mes amans aimaient tant!» Je frissonnais à ce récit d'une vanité qui, devant la mort, étalait de si puérils regrets, et qui n'avait pas de pensées plus sérieuses pour comparaître devant l'Éternel.

J'ai rencontré, après ces tristes nouvelles et à deux ans de leur connaissance, un homme pour qui la voix publique avait publié les faiblesses et les bienfaits de la comtesse: elle lui laissa en mourant des diamans pour plus de 30,000 francs. Il était déjà marié avec une marchande de modes, qui dissipait tout ce patrimoine de si mauvaise origine avec un sergent de la garnison. Je ne pus m'empêcher de dire à cet homme, qui, me reconnaissant, avait entrepris de me faire l'histoire de ses douleurs conjugales: «Que voulez-vous! il y a une justice distributive; vous savez le proverbe.»

CHAPITRE CI.

Course en Espagne.—Le maréchal Ney.—Souvenirs du général Lasalle.

Nous ignorions dans notre heureuse Italie, surtout après les sécurités de la bataille de Wagram, tout ce qu'une autre guerre avait de grave et de mortel pour l'empire; je veux parler de l'occupation de la Péninsule par les Français, qui d'abord escamotée par la diplomatie, s'était presque aussitôt repentie que livrée, et où des juntes de moines offraient plus de résistance et de forces que tous les rois de l'Europe ensemble dans leurs conseils. Napoléon, qui s'attachait à cette guerre, à cause de sa durée, bien plus comme à une gageure qu'à un intérêt, avait voulu que tous ses généraux s'essayassent à cette conquête, peut-être pour apprendre au monde la distance qui séparait ces grands mérites du mérite toujours vainqueur de leur maître. Je n'avais point reçu depuis mon départ de Paris de nouvelles de Ney. Son nom, toujours le premier inscrit sur les bulletins, n'avait brillé dans aucun de ceux qui avaient consacré les efforts héroïques de la campagne de 1809 en Allemagne. L'Empereur, qui savait apprécier la gloire et les travaux de ses lieutenans, mais qui n'en voulait pas la concurrence, n'avait que très rarement accordé les honneurs du Moniteur, espèce de Capitole des grands triomphes militaires, aux généraux chargés de la soumission de l'Espagne, pendant du moins qu'acteur principal il occupait la scène lui-même au cœur de l'Autriche. J'avais su à peine, par les nombreux officiers avec lesquels j'étais en relation à Florence, que le maréchal n'était point oisif, et que s'il ne figurait point à la suite du héros, vainqueur une troisième fois de l'Autriche, Ney avait en quelque sorte reçu une procuration de gloire moins bruyamment divulguée, mais non moins dignement remplie. Tous les bruits qui circulaient sur la nature particulière de cette guerre d'Espagne excitèrent bien vite mon imagination, en me représentant Ney comme exposé à des dangers nouveaux pour lui. Avec la foi qu'on me connaît en son courage, ce n'étaient pas les boulets que je craignais pour cette tête si chère encore, malgré l'indifférence, l'éloignement et les distractions, mais une mort qui n'eût pas été digne de lui, mais l'escopette clandestine des guérillas, ou le stylet fanatique du moine. Ce craintif intérêt ne faisait que me déguiser un sentiment plus secret et plus puissant que je trouvais encore trop d'orgueil à ressentir, pour n'en pas écouter la voix et n'en pas accepter les nouveaux dangers.

Ma tête une fois remontée, mon cœur une fois inquiet, je sus bientôt les événemens de la Péninsule beaucoup mieux que ceux qui venaient de se passer en Autriche. Ney commandait en Espagne le sixième corps de la grande armée, ayant en face les Anglais et le général Wilson, auxquels il avait fait connaître déjà suffisamment sa présence par son activité et son intrépidité miraculeuse.

Mais je n'étais plus alors aussi libre qu'à l'époque de la campagne d'Eylau; je n'avais plus cette indépendance qui dans ma vie précédente s'était toujours faite l'esclave de mon amour. J'avais été contrainte de renoncer à mon existence aventureuse, et (le dirai-je?) à courir, sans en être priée, après celui qu'un lien légitime semblait éloigner de moi. Toutes les raisons d'orgueil, de convenances, de raison, combattirent quelque temps, arrêtèrent vingt-quatre heures ma pensée; mais enfin, toute autre considération céda au doux souvenir d'une amitié de frère, jurée à mon départ et dans une séparation qui avait été encore si tendre. La conscience est si accommodante quand elle entend un cri de bonheur, que, tout en prenant le parti de rompre mon ban, je me faisais à moi-même l'illusion de croire qu'il me serait possible d'obéir à l'impulsion de mon cœur, en restant en même temps fidèle à la réserve commandée par la position nouvelle du maréchal: hélas! il était dans ma destinée de manquer à bien des devoirs, par religion pour des sentimens plus forts qu'eux.

J'obtins de la grande-duchesse un congé de deux mois; elle me dit en me l'accordant: «Allez, puisque courir en chevalière errante est un de vos besoins; mais que ce voyage soit une simple course et point une campagne. Si vous n'êtes pas de retour, si vous n'êtes pas ici dans deux mois, vous trouverez en arrivant votre passe-port pour Paris sur votre toilette.» Je promis, et, ce qu'il y a de plus curieux pour une femme comme moi, je tins parole.

Le jour même de mon audience de congé, j'étais partie en poste, et je me rendis de Florence à Perpignan, comme s'il se fût seulement agi d'un voyage de Paris à Versailles. Pour retrouver dans son atmosphère de gloire l'objet de mon délirant enthousiasme, cinq cents lieues, douze cents lieues ne me paraissaient qu'une enjambée. L'Amour est comme les dieux d'Homère, en deux sauts il toucherait au bout du monde. J'avais beaucoup d'or et encore plus de résolution: avec cela l'on va vite et l'on arrive bientôt. Je fus donc promptement au milieu de l'Espagne, sous l'influence de cette température brûlante comme les grandes passions. Ney, qui ne reposait guère non plus, venait soumettre la Galice. Je rejoignis son corps d'armée à Banos, quarante-huit heures avant qu'il ne fût en présence de l'armée anglaise, que le maréchal battit complétement. Déjà l'aspect de la guerre, la rencontre des bataillons français, ce parfum de gloire, plus doux à respirer dans ce pays que celui des orangers qui l'embaument; cette vie active, animée tout entière d'émotion et de spectacle, ravivait mon imagination fatiguée des vides plaisirs des cours et de la voluptueuse Italie. Je me sentais là dans mon élément: j'approchais de Ney, j'approchais du cœur qui seul pouvait faire battre le mien. J'étais heureuse rien que de le savoir si près de moi, et de lui apprendre qu'une lieue nous séparait à peine. Voici le billet que je reçus en réponse au mien:

«Puisque c'est votre goût d'avoir un bras ou une jambe de moins, à cheval… et venez.»

En lisant encore cette courte et militaire invitation, je saute en selle et me voilà en avant. J'avais à peine fait un quart de lieue que je le rencontrai; et je lus sur sa physionomie rayonnante tout ce que son billet ne m'avait pas dit, cette joie de me revoir, qui était la récompense de mon voyage et le bonheur même. J'ai oublié le nom des endroits où nous passâmes; mais jamais il ne me semblait avoir vu de lieux plus enchanteurs, de ciel plus beau, d'aurore plus douce. Quelque chose de sauvage et de fier relevait cette nature riche et pittoresque. La route était bordée de rochers comme d'une couronne. «Voilà un magnifique abri de précipices, me dit Ney, dont les revers boisés assurent la fraîcheur; arrêtons-nous ici; vous devez avoir besoin de repos; nous avons tous deux besoin d'épanchement et de causerie;» et nous voilà, les brides de nos chevaux passées au bras, écartant d'une main vigoureuse les broussailles odorantes, et cherchant une retraite qui pût entendre nos confidences: elle était facile à trouver dans les ravins de la Galice; et, à quelques centaines de pas de la route, nous pûmes nous croire entièrement seuls au monde. Nos chevaux furent promptement attachés, et la solitude, choisie un peu plus loin encore, compléta la sécurité de cette entrevue si soudaine et si peu espérée. Nous étions assis depuis quelques minutes quand Ney heurta du pied le tronc d'un vieux cèdre, et me dit: «Ici, Ida, ici est un appui pour nos pieds, qui pourra nous préserver au moins d'une chute;» et, confians en cet appui si bien rencontré, nous ne craignons plus de fouler la mousse embaumée qui nous sert de divan sauvage. Je le regardais comme une de ces figures d'un long rêve, que le jour montre et éclaire soudain, et qu'on reconnaît avec toute l'anxiété et tous les troubles du songe. C'est lui, cependant; c'est bien lui, me disais-je; je le sens à la gloire qui brille sur son front, aux pressions de sa main puissante et reconnaissable autant que sa gloire. Songeant plus au héros qu'à l'amour, au capitaine nécessaire à son armée qu'à l'homme nécessaire à mon cœur, il me prend un frisson craintif à l'idée de cet isolement dans un pays si plein de dangers, où une halte du guerrier peut inopinément être surprise par le poignard ou la balle des partisans; dans un pays où la haine du nom français retentit et veille de montagnes en montagnes. Je me sentais coupable d'exposer à ces périls, au-dessous d'un grand homme, cette vie si chère et si belle, que des assassins avertis pouvaient trancher. Ce ne fut là qu'une rapide pensée, mais une pensée vive et saisissante, qui, troublant mes idées, me fit me serrer avec force contre Ney, et en laissant échapper ce murmure étouffé: «Ney, mon ami, ne restons point là; éloignons-nous.—Non, non pas, me répondit-il en me retenant; où serions-nous aussi bien, sans témoins d'un bonheur que je retrouve, et qui a besoin de solitude et d'effusion mystérieuse…» Je le regardai avec surprise à ces paroles, mais avec délices, car j'étais aussi heureuse qu'étonnée de lui être restée si chère. Ses pensées répondaient au miennes; il y avait eu communauté de souvenirs, il y avait sympathie de joie; jamais la physionomie de Ney ne m'avait paru plus expressive, jamais ses regards plus éloquens, jamais sa parole plus enivrante. Je repris, à l'aspect de cette sécurité empreinte dans les traits du guerrier, une sécurité pareille; il est de ces momens où tout ce que l'on éprouve cède au contre-coup de tout ce qu'on inspire. Oh! que ce bonheur donné par un grand homme fut plein d'inexprimables délices! Nos cœurs, séparés par un si long terme et de si longues distances, paraissaient ne s'être jamais quittés, et goûtaient le plaisir d'une conviction pareille, et d'une égale communauté d'émotions. Une frayeur nouvelle vint suspendre l'enchantement, et lui donner en quelque sorte tout le prix d'une victoire. Le revers du ravin qui nous avait reçus descendait en pente très rapide; le tronc de l'arbre qui supportait l'effort de nos pieds, appui solide et pourtant impuissant, céda et rompit tout à coup au moment même où, plongés tous deux dans le ravissement d'une causerie intime, nous avions oublié jusqu'à la possibilité d'un pareil péril, dont la présence d'esprit et la force prodigieuse de Ney nous sauvèrent seules: d'une main il saisit les branches du buisson qui nous avait abrités; de l'autre il me presse et me serre violemment contre lui; et, grâces à cette lutte, nous pouvons reprendre haleine, échapper au précipice, et nous parvînmes à regagner nos chevaux. Ney n'avait pas seulement sourcillé devant ce singulier et épouvantable danger; mais il y avait dans sa joie de notre salut un je ne sais quoi de tendre et d'aimable, et pour ainsi dire comme un sourire du courage heureux, une flamme semblable à l'étincelle électrique qui m'avait ranimée mourante et blessée après la bataille d'Eylau.

Ma tête, plongée dans les touffes d'un buisson pendant la frayeur et la scène à laquelle nous venions d'échapper, avait retenu, sans que je m'en aperçusse, des feuilles singulièrement mêlées à mes cheveux blonds, dont mes trente-deux ans, alors bien sonnés, n'avaient point altéré les boucles ondoyantes et dorées. Leur nouvel ornement en rappela à Ney la beauté; mais il les trouvait trop bien conservés, et voulait les admirer pour eux-mêmes. C'était quelque chose de bien doux que cette main victorieuse chassant et détachant avec légèreté les feuilles sèches confondues avec mes tresses flottantes, comme une bonne mère toucherait la tête d'un enfant adoré de ses doigts délicats et tendres. «Là, franchement, me dit-il, avez-vous eu peur?» Je levai mes regards sur les siens: c'était répondre. «À quoi pensiez-vous dans le moment de la chute qui pouvait être si fatale?—À vous seul…» Et jamais je n'avais dit aussi vrai. «Mon ame, emportée vers la vôtre, enlevée à toutes les pensées de la vie, pensait ce qu'une plume célèbre fait dire à la Fille du désert; j'aurais aussi voulu comme elle, serrée dans des bras chéris, rouler d'abîmes en abîmes, avec les débris de Dieu et du monde.»

Nous étions l'un et l'autre échappés au naufrage, mais sous le charme d'un anéantissement presque aussi absolu que celui où nous eût plongés sa réalité. Aucune autre pensée que celle de cette rencontre, aucune autre révélation que celle de notre commune félicité. Nous cheminâmes une heure encore ensemble, et bercés par un oubli complet de l'existence matérielle et différente, dont, à quelques pas de là, chacun de nous allait reprendre la chaîne. Il ne me demanda point d'où je venais, où j'allais. Je ne lui demandai pas davantage quels étaient les projets de son ambition, ses intérêts présens dans la vie. Je n'étais plus l'amie d'Élisa; il n'était plus le lieutenant de Napoléon. À quelque distance de Banos, Ney s'arrêta, me tendit la main, et ne me dit que ces mots: «Le devoir, l'honneur, nos promesses, aujourd'hui violées, nous commandent de nous séparer.»—«Ne m'en voulez pas d'être venue de si loin pour les rompre; cette entrevue suffit à mon bonheur, suffit au courage de supporter un éloignement qui ne lui coûtera plus, puisque je vous vois; je viens de prendre des forces pour le reste de mes jours.»—«Généreuse Ida, me répondit-il, vous êtes aussi bonne qu'extraordinaire. Adieu! adieu bien tendre et bien reconnaissant. Les Anglais n'ont pas eu de mes nouvelles depuis ce matin: je vais les charger en pensant à vous.»

Après cette courte et dernière communication de nos cœurs, nous montâmes à cheval, et partîmes chacun dans une direction opposée. À trois lieues de là, je repris la poste, et je regagnai les Pyrénées comme je les avais franchies, sans m'arrêter, sans rien observer, sans rien regarder, n'ayant vu en Espagne qu'un Français pour lequel j'aurais donné l'Espagne, l'Italie, la France même, avec autant de facilité que je les parcourais. Exténuée de fatigue, je m'arrêtai deux jours à Barcelone, qui ressemblait bien plus à un arsenal qu'à une ville, et à un camp qu'à une place de commerce. Sachant à quel point Ney portait l'amitié pour ses compagnons de gloire, je ne l'avais point attristé par les tristes nouvelles de la mort du maréchal Lannes et du général Lasalle, moissonnés en Allemagne, et dont la mort avait mérité les pleurs de la Victoire elle-même. Ney, d'ailleurs, avait sans doute appris ces grandes douleurs; son cœur si intrépide, si dédaigneux du trépas, n'entendait jamais sans émotion le récit des pertes qu'entraîne la guerre: je le savais trop pour en renouveler chez lui le pénible sentiment. D'ailleurs, ce n'est point comme aide-de-camp, mais comme femme, que j'avais pris la route d'Espagne.

Jusqu'à Mont-de-Marsan, mon voyage, où je n'avais quitté la chaise de poste que pour un tête-à-tête de trois heures, ne m'offrit rien de remarquable. Je passai encore deux jours dans cette dernière ville, logée à la maison des bains. Je rencontrai plusieurs personnes de connaissance dont la société, dans une autre situation d'esprit, eût pu m'être agréable. J'avais là, pour voisine d'appartement, une Espagnole qui m'inspira une vive curiosité, sentiment que notre première entrevue changea en intérêt sincère: elle était veuve d'un brigadier attaché au général Lasalle, mort à Wagram; et elle me donna sur le général des détails pleins d'intérêt, dont elle embellissait encore le récit de tout le feu d'une imagination castillane.

Caroline Amaldi appartient à une famille noble de Valladolid, mais qui ne l'est pas en Espagne. On était sûr au moins de la pureté de sa race par sa beauté. Jeune, belle et tendre, comme toutes les filles de l'Hespérie, Caroline traînait d'assez tristes jours auprès d'une vieille tante qui n'interrompait sa prière que pour la gronder, et ne quittait son chapelet que pour surveiller d'un œil inquiet sa pupille. Après la victoire de Torquemada, où le général Lasalle venait d'ajouter un éclat nouveau à sa renommée déjà si belle, la retraite de Caroline fut envahie, et par une de ces crises inséparables de la guerre, elle se vit séparée de sa famille et à la merci des vainqueurs. Un maréchal-des-logis du 10e régiment la sauva du déshonneur. Le brave avait reçu une blessure fort grave, et on fut contraint de lui faire l'amputation du bras. Caroline devint sa garde vigilante et dévouée. Né dans la même ville que son chef, ce brave en parlait avec tout l'enthousiasme d'un vieil attachement et d'une admiration de chaque jour. Il aimait à raconter comme tous les malades, et la bonne Caroline l'écoutait avec un vif plaisir, car cela lui faisait tant de bien d'être écouté! Il se plaisait surtout à lui expliquer la destinée toute héroïque de son général. «On ne se figure pas ce qu'était Lasalle, répétait-il. Il était lieutenant avant la révolution, mais comme on l'était alors, par protection. Eh bien, il a jeté de côté cette épaulette qu'il n'avait pas gagnée, et puis il est allé s'enrôler comme simple soldat dans le régiment, et puis il a passé fourrier à l'armée du Nord, et puis lieutenant bientôt. Il a battu Auguste de Prusse et Scheverin, comme devait le faire un descendant de Fabert. Je suis de son sang, disait-il, et je le prouverai. Qu'est-ce que la noblesse sans bravoure, et qu'est-ce que la bravoure sans preuves?» Enfin, des qualités morales, le maréchal-des-logis, panégyriste minutieux et exact, comme tous les panégyristes du monde, passait à l'éloge des avantages physiques de son jeune chef! Les récits disposent singulièrement au bon effet des rencontres. Le pauvre blessé ne sentait que le charme et ne voyait pas le danger de ses éloges. Ils excitèrent vivement l'imagination de celle que le militaire, peu fort sur le chapitre du cœur humain, ne voulait pas cependant passionner pour un autre, tactique d'autant plus malheureuse que le maréchal-des-logis n'avait pas pour lui ce prestige de jeunesse et de beauté qui peut braver les concurrences. Il aurait pu être le père de Caroline, mais celle-ci ne supposait pas qu'avec cet âge, peut-être aussi qu'avec si peu de naissance, le blessé pût concevoir la moindre intention de tendresse; elle continuait de lui prodiguer les soins dont le pauvre homme interprétait l'assiduité dans un sens beaucoup plus étendu et plus personnel. Malgré, ou peut-être à cause de cette erreur, Caroline chercha à voir le général Lasalle; «et, m'avoua-t-elle, je le vis trop pour mon repos.» Lasalle, intrépide et brave, aimait les femmes autant que la gloire, et la gloire comme une femme. Frappé de l'éclatante beauté de la jeune Espagnole, il chercha toutes les occasions de plaire à celle auprès de qui l'amour était si avancé, que déjà elle l'aimait en secret.

Le terrible combat de Medina de rio del Seco venait d'être livré. Burgos était au pouvoir des Français. On dirigea les blessés sur un autre point. Caroline vit donc s'éloigner celui à qui elle devait la vie et l'honneur, et qui aspirait à obtenir plus tard sa main pour récompense. Caroline me dit avec une naïveté charmante: «J'ignore comment cela se fit, mais devant me rendre auprès de ma tante, je pris une direction tout opposée, et je me trouvai, moitié volonté indécise, moitié hasard inévitable, auprès du général Lasalle et sous sa protection, qui depuis ne m'a plus manqué qu'à cette heure, hélas! où tout manque à Caroline… tout ce qui donne le bonheur, car il n'est plus!»

Après quelques momens de silence, Caroline continua: «Un jour, à Medina, le général Lasalle entre chez moi, et me montre une lettre que venait de lui écrire son digne maréchal-des-logis. Tenez, la voici: lisez-la vous-même; elle a décidé de ma vie.»

«MON GÉNÉRAL,

«La jeune et belle Espagnole que vous avez près de vous a été sauvée par moi. J'en suis amoureux fou, en tout bien tout honneur, mon général, car j'en voulais faire ma femme. On me dit qu'elle est presque la vôtre. Je ne veux pas le penser; vous ne pouvez l'épouser tout-à-fait; envoyez-la moi; car je vous l'avoue, perdre Caroline me ferait maudire mon état, et même ma croix, à laquelle je suis, vous le savez, si attaché.»

Caroline crut voir que son consentement ferait plaisir au général, et, soit dépit d'amour-propre, soit mouvement de générosité, elle lui dit: «Puisque je ne puis rien attendre de l'amour, je me dévoue à la reconnaissance, et j'accepte un mariage de raison.» Le mariage eut lieu en effet à Mont-de-Marsan. Préférant la France à sa patrie, Caroline y vivait heureuse, mais son mari ne lui parlait que de son général; et même après l'hymen, cet excès d'admiration militaire, et le nom incessamment répété par un époux, tourmentait la vertu conjugale de la belle Espagnole. «Mon mari cependant, disait-elle, n'apprécie tant le courage de son chef, que parce qu'il est lui-même d'une valeur à gagner le bâton de maréchal.»

Je sautai au cou de Caroline, pour l'expression de ces sentimens tout français. «Il m'avait promis, ajouta Caroline, que je le suivrais partout; que je ferais avec lui toutes les campagnes. Hélas! un commencement de grossesse m'a retenue à Paris. J'ai vu partir l'homme loyal et bon auquel m'unissait la reconnaissance, et l'homme adoré que mon cœur, sans être infidèle, et que mon imagination, sans être ingrate, devaient ne jamais oublier, quand cela n'eût été que pour plaire à mon mari. Ah! devais-je sitôt tout perdre dans la vie, et voir accabler mon cœur d'une double mort! car ces deux sentimens se confondaient. Mon mari et son général ont été frappés dans la même bataille, à côté l'un de l'autre. Il fallait donc, hélas! qu'ils se retrouvassent partout ensemble! Maintenant, me voilà sans amis, sans protection, sans patrie: car, comment me représenter dans la mienne après avoir oublié ma naissance pour un soldat français? Je dois finir dans le deuil une jeunesse qui pouvait encore compter d'heureux jours. Les pleurs, je l'espère, ne me laisseront pas long-temps souffrir, et m'aideront à mourir.»

Cette rencontre m'avait émue et intéressée au point de me faire désirer d'entretenir quelques relations avec Caroline; mais le tourbillon nouveau au milieu duquel j'allais encore tournoyer, ne me permit ni de suivre mon penchant, ni d'exécuter ma promesse.

Après un prompt et pénible voyage, j'arrivai à Lucques, trois jours seulement avant l'expiration de mon congé. Je m'empressai d'informer la grande-duchesse de mon retour par une lettre soumise, respectueuse et dévouée, afin non seulement d'éviter la peine dont on avait menacé mon inexactitude, mais encore pour réveiller ses bonnes dispositions à mon égard.

CHAPITRE CII.

Retour à Florence.—Le mois Napoléon.

La grande-duchesse fut sensible à mon attention et surtout à mon exactitude. Je la vis le lendemain même de mon retour à Florence; elle eut la bonté de me dire que je venais de lui donner une preuve de souvenir, un gage de dévouement, qui ne seraient jamais perdus dans son intérêt et son estime. «Je vois maintenant à quoi se réduisent tous les propos de la malveillance sur votre compte; une femme prête à faire des centaines de lieues pour un sentiment ne peut descendre à toutes les peccadilles vulgaires qu'on lui reproche. Une grande passion est la meilleure réfutation en même temps que le plus sûr préservatif des faiblesses communes… Mais celui pour lequel vous avez fait le sacrifice de ce pénible voyage, comment vous a-t-il reçue?

«—Très bien!… militairement. Il m'a grondée, il m'a serré la main; et, au bout de trois heures de conversation, il m'a congédiée.

«—C'est égal, malgré la célérité de la route, les seules fatigues du voyage l'élèvent au rang d'une campagne; cela doit vous être compté double.

«—Mais j'espère bien que ce ne sera point là mon dernier chevron.

«—Curieuse femme! j'aurais beau faire fouiller dans ma bibliothèque, je n'y trouverais jamais un roman qui pût soutenir le parallèle avec votre vie singulière. Mais, d'ailleurs, quelles nouvelles me rapportez-vous d'Espagne? j'entends quelles nouvelles politiques.

«—Je serais fort embarrassée de vous en donner; je n'ai rien vu, rien entendu que ce que j'allais entendre et voir. Mais vous pouvez être tranquille, les soldats du grand Napoléon sont là; n'est-ce pas comme si d'avance vous lisiez dix numéros du Moniteur

«—Très bien, très bien! de l'enthousiasme militaire, de la confiance en nos armes, du dévouement à ma famille; il y a chez vous de la place pour tous les nobles sentimens, et je vous en sais gré. Quand il m'arrivera des bulletins de l'armée d'Espagne, je vous ferai appeler, et, comme récompense, vous me les lirez. En attendant, vous passerez chez M. Rielle; il a, de ma part, quelque chose à vous dire. Comme un officier de la grande armée, vous méritez de recevoir le mois Napoléon[3].»

Je quittai la princesse, avec une vive émotion de tant de bontés, et je repris mon genre de vie habituelle à Florence, sûre que désormais il était à l'abri de la calomnie et de la disgrâce. Mon service devint plus fréquent que jamais; et, quoique rarement officiel, il m'attira un peu plus que par le passé les cajoleries des plus grands officiers, qui n'ignoraient plus mon intimité auprès de la souveraine.

Il y eut cependant un de ces premiers dignitaires de la cour de Toscane dont j'obtins l'attention autrement que par le sentiment de banale courtoisie, qui fait que l'on cause par politesse craintive, et que l'on sourit par habitude servile; tout cela pour obéir à la maxime des cours: qu'il faut être bien avec tout le monde. Ce personnage, d'une bienveillance différente, n'était rien moins que le grand aumônier. Monseigneur Zondadari jouissait auprès de la princesse d'une juste estime, et à Florence d'une popularité méritée. Jeune encore pour un cardinal, on eût facilement reconnu son état à sa charité, et son âge à ses manières caressantes. La bonne grâce, la facilité mondaine de ce prélat, complétaient l'illusion d'une vieille cour, en jetant le manteau, l'esprit et les manières d'un brillant coadjuteur ou d'un petit abbé de Versailles, au milieu des pompes militaires d'un palais illégitime. De la dévotion, on ne pouvait guère en attendre d'une princesse spirituelle et quelque peu philosophe; et, quand le maître n'en donne point l'exemple, bien à tort on tenterait les chances d'un prosélytisme religieux, n'ayant pas la faveur pour auxiliaire. L'éloquence du père Bridaine elle-même se serait perdue au milieu de cet enivrement de l'empire, dans cette atmosphère de gloire, qui ne comprenait guère que les Te Deum.

Facile comme un Italien, léger comme un Français, adroit comme un diplomate, mais vertueux comme un apôtre, le premier aumônier d'Élisa n'exposait point son ministère, par les provocations d'un zèle outré et qui eût été inutile, au ridicule du discrédit et au scandale de l'impuissance. Sa tolérance aimable n'était pas non plus un abandon de ses devoirs, une autre sorte d'hypocrisie voluptueuse, substituée à l'hypocrisie fervente et s'associant aux faiblesses qu'elle n'ose pas foudroyer: il y avait de l'indulgence d'inclination, du bon goût naturel dans les concessions aimables, mais non complaisantes, du digne vicaire de notre chapelle; et, en effet, sa présence, qui n'eût pas réprimé, tempérait heureusement les libertés de l'époque et du lieu, obtenait déjà beaucoup cette décence extérieure, ce respect public, ce décorum religieux qui, de la personne de l'aumônier, se reportaient non sans profit sur le culte dont il était l'habile représentant.

Quoique je fusse là bien obscure, il me sembla que M. l'aumônier m'avait remarquée. J'avais pris pour une attention particulière ce qui n'était que l'effet d'une bienveillance générale. M. Zondadari souriait en masse, si j'osais m'exprimer ainsi, jetait sur tout le monde des yeux bienveillans et pleins d'onctions, et, dans mon ignorance des regards d'un prêtre indulgent et charitable, je me surprenais un certain orgueil de ce que je croyais une préférence; et voilà dans ma tête fort peu orthodoxe comment j'interprétais le sourire apostolique de monseigneur. Je me disais: Tout homme est curieux; notre bon aumônier, qui vit ici dans un monde étranger, qui ne reçoit, hélas! les confessions de personne, qui ignore jusqu'à ces petites aventures d'intérieur nécessaires pour l'intelligence des discours où tout est rétinences et allusions, voudrait, par mon intermédiaire, se mettre au courant de la langue du pays, et savoir de la seconde main, ne le pouvant de la première, à cause de son état, les anecdotes et les peccadilles de nos dames. Je me trompais dans les interprétations comme dans les faits, car M. Zondadari, malgré tant d'intentions supposées, ne chercha nulle occasion de m'adresser la parole, à mon grand regret, car j'avais découvert qu'au milieu des beaux esprits de garnison et d'antichambre qui m'entouraient, son esprit, plus délicat et plus cultivé, m'eût été d'une précieuse et agréable ressource.

Pour lier connaissance avec ce bon et spirituel ecclésiastique, il fallut que j'allasse le chercher, non pas au tribunal de la pénitence, ma religion ne le commande pas, mais au sein de ses travaux, dans le sanctuaire de ses bienfaits. Quand le malheur frappe à ma porte, je ne le renvoie pas à d'autres pour être secouru; mais comme il est des momens où il frapperait en vain, j'aime encore mieux être importune que sourde à une prière, et dans ce cas seulement je sais me faire solliciteuse. Il s'agissait d'une bonne action: je n'hésitai pas à me présenter chez l'aumônier de la princesse, pour demander les secours de la charité en faveur d'une pauvre famille accablée de misère. J'en reçus l'accueil le plus flatteur, je vais mieux dire, le plus généreux: il me donna une petite somme en argent, et me promit d'aller voir les malades de cette pauvre famille, de leur porter les consolations de la religion et les alimens du besoin. «Nous nous concerterons ensemble, ajouta-t-il, afin de donner de la permanence et de la suite à cette bonne œuvre.» Oh! si j'étais catholique, c'est un directeur pareil qu'il me faudrait; je ne répondrais pas, si je le rencontrais, de ne point faire mon salut: bon, affable, laissant les plus petits s'approcher de lui, heureux de venir à qui l'appelait, content d'entendre des paroles et des dispositions pieuses, mais n'ayant point la rage de provoquer les cœurs, et de recruter des conversions comme des triomphes.

Une amitié qui date d'un bienfait est, ce me semble, chose assez honorable pour qu'elle soit chère à qui l'inspire et à qui l'éprouve, et je ne compte pas au nombre des moindres attachemens dont il me soit permis de me glorifier ma liaison avec un prélat révéré, qui faisait certes preuve de tolérance en ne refusant pas l'intimité d'une femme douée de quelques qualités, d'un bon cœur, mais de mœurs peu religieuses, d'un âge encore suspect, et que devait bien plus que tout cela éloigner de lui le malheur de n'être point catholique romaine, et de ne point penser de même en matière de dogme. Cette dernière circonstance, M. Zondadari l'ignorait, car je ne songe guère à en faire part à mes amis. Ce fut bien indirectement qu'il apprit que j'étais protestante, comme on va le voir.

J'allai un jour chez le bon aumônier pour mes pauvres, car j'en avais rencontré d'autres que les premiers, et je savais n'être jamais repoussée d'une bourse où il restait toujours quelque chose pour l'infortune. Ma visite se faisait en carême, et je le savais, attendu qu'en Italie il n'y a pas moyen d'ignorer cette époque très observée de mortification et de pénitence. M. Zondadari était à table; malgré l'époque, le coup d'œil n'avait rien d'effrayant pour une profane, et si je remarquai que tous les plats étaient maigres, je m'aperçus aussi qu'ils étaient d'un maigre à contenter l'appétit le plus délicat et le plus difficile. Je souris: une gracieuse invitation répondit à mon sourire: «Vous pouvez en toute sûreté de conscience accepter mon déjeuner; ici tout est maigre.

«—Je le vois, Monsieur l'aumônier; mais il en serait autrement que je le pourrais encore… D'ailleurs, je m'arrête dans mes aveux, je craindrais trop qu'ils ne me fissent perdre votre précieuse amitié.

«—Comment! est-ce que le carême vous effraie? est-ce que votre santé ne peut le supporter, ou que votre négligence refuse d'en suivre les commandemens? Vivriez-vous en hostilité avec l'église?» Puis, s'approchant de moi avec intérêt: «Je m'en doutais, ajouta monseigneur; je vous ai vue assister à la messe, et…» Il eut beau suspendre la phrase, je ne répondis pas, et j'avoue que mon silence et mon embarras étaient un peu calculés.

«—Tenez, reprit l'indulgent prélat, je devine, vous n'êtes pas catholique; j'en ai déjà eu le soupçon, car je vous ai plusieurs fois observée à la chapelle, et j'en étais presque sûr à la manière dont vous faites le signe de la croix.

«—Mais…

«—Il n'y a point de mais… Convenez que j'ai raison.

«—J'en conviens, je ne suis point née dans la religion catholique, apostolique et romaine.

«—Je vous plains, car je suis forcé de vous avertir que hors de notre église il n'est point de salut; mais ce n'est point votre faute, c'est le malheur de votre naissance beaucoup plus que le tort de votre esprit. On a tant de peine à trouver mauvaise la religion dans laquelle nous a bénis notre mère! Mais ne vous effrayez point: ni mon intérêt ni mon amitié ne se refroidiront à cause de la différence de nos principes… Mais pourquoi assistez-vous à la messe?

«—Parce que, n'importe où l'on prie Dieu, un chrétien est à sa place, et je suis chrétienne.

«—Vous dites bien, vous faites bien; j'aurai grande joie de vous voir assister à la messe, puisque votre religion le tolère.»

Je lui demandai en quoi je me trompais sur la manière de faire le signe de la croix. M. Zondadari daigna me l'apprendre, me prit le bras avec bonté, guida ma main ignorante, mais bien disposée, et je dois à cette bienveillante et estimable répétition de me signer aussi bien que si j'eusse été élevée dans un couvent. Oh! c'était un excellent homme que M. Zondadari! plein d'instruction, pouvant prêcher dans presque toutes les langues vivantes, admirant Racine autant que Massillon, priant la Vierge devant les belles et gracieuses figures de Raphaël, et lisant volontiers le Tasse après son bréviaire.

CHAPITRE CIII.

Voyage à Milan.—Le poëte Monti.—Un trait de bienfaisance du prince
Eugène.—Histoire de Giraldina.

Nous voici arrivés à l'un des plus grands événemens de la vie de Napoléon, son mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise, avec la fille des Césars, comme disaient les poëtes du temps. Je suppose fort qu'Élisa avait eu d'assez bonne heure la confidence de cette révolution dans la famille impériale; car, lorsque la nouvelle en devint publique, elle n'eut pas avec moi cette facilité d'abandon, ce laisser-aller d'émotions que lui donnait la réception des plus courts bulletins. La chose méritait bien pourtant qu'elle en parlât; mais je ne pus savoir ni pénétrer sa pensée à ce sujet, si ce n'est peut-être à son silence, qui ne laissait pas d'être parlant. Au surplus, elle eut peu le temps des confidences. Tout allant vite avec Napoléon, elle reçut bientôt l'invitation de se rendre à Paris, ainsi que tous les autres membres de la famille qui faisait une si haute alliance. L'empereur put se donner le plaisir de se présenter à sa jeune épouse avec un cortége d'une douzaine de rois, que tous il avait faits ou qu'il avait tolérés, ce qui était bien à peu près la même chose.

Pendant que les grandes machines de l'empire jouaient toutes à Paris, il y avait relâche au petit théâtre monarchique de Florence. Le voyage de la grande-duchesse devait même être de quelque durée; mais loin de s'affliger des vacances, tout le monde en général en était content; car ce qu'il y aurait peut-être de plus doux serait du loisir avec appointemens, situation sociale appelée depuis sinécure. Ce qu'une lectrice en disponibilité avait de mieux à faire était de parcourir cette belle Italie, où chaque ville est un musée, où chaque village est un souvenir, où l'instruction peut s'acquérir au milieu des plaisirs et des fêtes. Je n'avais pas entendu ma position à Florence pour avoir le goût des arts, et surtout la passion des courses; mais déjà familiarisée avec les beaux sites, ou les admirables chefs-d'œuvre dont est si pleine la terre classique, je choisis ou plutôt je me laissai entraîner vers ce qu'on a nommé le Paris de ces contrées: Milan, capitale du royaume, dont Bonaparte avait joint la couronne à son sceptre français, comme par reconnaissance de ses premières victoires, qui le lui avaient mis dans la main. D'ailleurs cette ville m'était chère: une secrète et orgueilleuse coquetterie me poussait de préférence vers des lieux dont le grand événement qui occupait l'Europe relevait encore pour moi l'enivrant souvenir. Je trouvai piquant de visiter la chambre témoin d'une préférence du grand Napoléon, au moment même où la fille des rois allait recevoir son amour.

C'est le premier voyage que la vanité m'ait fait faire, si l'on peut appeler vanité une glorieuse réminiscence dont un grand homme était l'objet. Milan n'a jamais eu de plus beaux jours que ceux que j'y passai vers cette époque célèbre du mariage, qui fut alors en Italie aussi bien qu'en France un temps de réjouissances publiques et d'enthousiasme. J'allai m'installer là où j'avais été installée à une époque encore peu éloignée. Le prince Eugène, vice-roi de ces contrées, était absent au moment de mon arrivée. Mais, ou mon séjour à Milan fut bien long, ou le voyage du fils de Joséphine à Paris fut bien court; car, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne tarda pas à revenir, comme pour se consoler auprès de son peuple de ces grandes scènes de famille qui venaient de mettre son cœur à de si bizarres épreuves.

J'avais conservé à Milan quelques connaissances; je les eus bientôt épuisées; mais, ce qu'il y a de charmant dans ce pays, c'est que la politesse n'y va pas, comme en France, jusqu'à cet héroïsme de l'ennui qui vous fait supporter les conversations, les visites, les hommes et les choses qui vous sont les plus antipathiques: à Milan, on voit qui l'on veut et comme on le veut; on se prend quand on se convient, on se quitte quand on s'importune; on y use le temps à son gré, à ses risques et périls; on y vit, on y existe avec ses coudées franches; tout est donné à l'esprit, au plaisir, aux aises surtout; et cet apparent égoïsme de la mollesse, étant général, cesse presque d'être un vice, parce que personne ne donne plus qu'il ne reçoit, et que là où il n'y a point de dupes, il n'y a point non plus de fripons.

Même quand on n'aime peu la musique, ce qu'il y a encore de mieux à faire à Milan, c'est d'aller passer la soirée à la Scala, le plus beau théâtre du monde, attendu qu'il est le plus grand et le plus commode. Ces bons Italiens, si célèbres pour leurs adorations musicales, traitent cependant encore l'art qui les charme le plus à la manière dont ils traitent tout; ce n'est pour eux qu'un ami dont ils choisissent les bons momens, qu'ils prennent, qu'ils quittent à propos. On pourrait dire que l'on fait de tout à la Scala: on y cause, on y joue, on y mange, on y dort, on y entend même de la musique. Quant à moi, ce que m'offrit de plus agréable ce bazar de voluptés fut la rencontre de deux personnes que j'avais beaucoup connues, et qui, à des titres différens, méritent bien un souvenir dans le récit de ce voyage; je veux parler du poëte Monti, et d'un ami d'Oudet que je ne nommerai pas, parce que les amis d'Oudet se trouvent encore aujourd'hui suspects, et qu'il est inutile de donner leur signalement aux gracieuses polices de l'Europe. La connaissance de ces deux personnages, une fois renouvelée dans ma loge, n'en resta point là, et pendant tout mon séjour à Milan, je ne cessai point de les voir intimement, surtout le second.

Le bon Monti, qui réunissait à toute l'imagination d'un poëte toute la candeur d'un enfant; qui avait déjà, et de bonne foi, passé par plusieurs opinions différentes, jouissait depuis quelques années de l'estime particulière du vice-roi. C'est une remarque qui m'a frappée au milieu de cette foule d'hommes distingués dans tous les genres, qui ont, à tant d'époques contraires et sous des traits si divers, défilé sous mes yeux: que la fixité des principes, la constance des opinions, la fidélité aux maximes politiques, sont rarement le privilége des hommes supérieurs. On dirait que l'esprit est girouette de sa nature. Une tête un peu vaste a plusieurs cases: à mesure que l'une se vide, l'autre s'emplit. Il n'y a que la médiocrité qui soit douée en quelque sorte de l'immobilité de ses idées par leur indigence: comme elle n'a pas beaucoup, elle garde ce qu'elle a, elle s'y attache, elle s'y cramponne; et le monde doit quelquefois à ces natures plus stériles de grandes vertus, des caractères suivis que leur médiocrité élève quelquefois jusqu'au sublime.

Les hommes à imagination se conduisent par excès: admirables quelquefois dans chacune de ces saillies de conduite; s'y portant avec toute l'énergie des vues promptes et passionnées; mais changeant de marche et d'allure; mais aussi puissans dans un mouvement contraire que dans les résolutions primitives. L'heureuse faculté de tout saisir, de tout comprendre, devient ainsi quelquefois l'inconstance et la versatilité.

Monti avait donc pu, avec la même bonne foi et le même enthousiasme, embrasser la république et l'empire, concevoir la grandeur de l'une et la gloire de l'autre; car, dans les deux, se trouvaient toutes les illusions les plus capables de séduire et d'entraîner. Ses vers, enfans de ces impressions différentes, de ces sentimens successifs, avaient tour à tour été tirés d'une lyre capricieuse et mobile. Ce qu'il y avait de plus piquant dans cet aimable et ingénu caractère, c'est qu'il ne déguisait rien aux autres pas plus qu'à lui-même. Ainsi, au milieu de mille autres confidences (car, bien différent des poëtes ordinaires, ce poëte ingénieux savait parler d'autres choses que de ses vers), Monti me parla cependant de l'extrême désagrément, dans les compositions poétiques, de choisir des sujets contemporains. En effet, il avait entrepris un grand ouvrage sur les campagnes de Napoléon; cet ouvrage était commencé depuis 1804 et ne pouvait jamais finir. Il s'appelait le Barde de la Forêt-Noire. Ce Barde prophétise continuellement les victoires de Bonaparte et la défaite des coalitions. Monti m'en a récité de nombreux passages, et entre autres celui de cette fabuleuse campagne d'Égypte, où le génie de la civilisation et celui de la guerre marchaient ensemble; où l'on voyait un membre de l'Institut conduire les armées françaises à une double conquête, aussi souvent entouré de savans que de soldats, inscrire en courant son nom sur les Pyramides, et ne s'arrachant des bras de la Victoire que pour venir se jeter dans ceux de la patrie, qui de loin montre ses flancs déchirés et appelle un sauveur. Par malheur pour le pauvre Monti, il donnait à ses vers la couleur du moment, et la couleur du moment changeant à chaque campagne, il était obligé de supprimer à la fin des sentimens exprimés au commencement des opérations. Ainsi, au moment de la bataille d'Austerlitz, les Autrichiens étaient traités en ennemis et avec les hyperboles de l'insulte et de la haine. La paix de Presbourg arrive: il faut bouleverser tout, et remplacer les strophes de l'insulte par des couplets de réconciliation: les Autrichiens sont nos amis. Le poëte espère au moins ne pas perdre le fruit de sa première indignation: les Russes lui restent à maudire. Mais les événemens marchent encore plus vite que les corrections. L'entrevue de Tilsitt ne semble réconcilier deux empereurs que pour brouiller un poëte avec son ouvrage: la muse ne peut pas être plus méchante que la guerre. La voilà encore obligée d'adoucir et d'effacer ses couleurs, de rendre ses pages contre les barbares du Nord aussi blanches que les neiges de l'Ukraine. Monti respirait un peu, et la fortune semblait n'en plus vouloir à la prosodie, quand la campagne de 1809 se déclare, et replace les Autrichiens dans la position d'où le pauvre poëte avait eu la complaisance de les déloger. Hélas! que ne peuvent l'amour du travail, le besoin de la gloire et les nécessités d'un poëme! Monti s'était remis en guerre avec l'Autriche comme son héros; mais son héros allait si vite, qu'il se trouve encore, à la fin de la campagne de 1809, avoir fait du sublime inutile contre Vienne, soudoyée par Londres. «Ma foi, me dit Monti, voici encore un événement qui me désole: tandis que l'empire est en fête pour le mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise, je suis en deuil des plus belles inspirations de mon poëme; la postérité arrivera sans me trouver en mesure avec elle.» Je consolais de mon mieux cette plaisante infortune du génie, en disant à l'illustre écrivain qui en parlait même en riant, qu'heureusement il avait autre chose à lui laisser, et qu'il pouvait être tranquille.

Pendant tout mon séjour à Milan, je reçus du bon et spirituel Monti des attentions qui me touchèrent d'autant plus que je savais qu'il n'en était pas prodigue.

Ma plus grande occupation dans cette capitale de la riche Lombardie fut cependant plutôt une vie extérieure que les plaisirs de la société. Le matin, j'allais faire quelque promenade pittoresque ou quelque visite curieuse; le soir, j'allais à la Scala causer et mettre en commun, avec quelques bienveillans interlocuteurs, mes observations. Ma manie de tout voir et de tout entendre me valut le spectacle d'une scène piquante que je vais retracer avec d'autant plus de plaisir qu'elle révélera en même temps un trait honorable du prince Eugène Beauharnais, et prouvera que, guerrier intrépide, le fils de Joséphine possédait aussi les vertus du roi et le cœur généreux de sa mère.

La place du Dôme à Milan, dans les temps de réjouissances publiques, offre à peu près un coup d'œil pareil à celui du boulevart du Temple à Paris. Ce sont de tous côtés cafés, jeux, spectacles, parades pour le peuple, dont la bonne compagnie se donne aussi le plaisir. Un jour que j'avais pris mon chocolat à la glace au grand café, je vis la foule courir vers le portail du Dôme; je me laissai aller au mouvement, et je n'étais pas la moins leste et la moins avide du groupe empressé. Là je découvris l'objet de tant de curiosités en émoi: une chaude discussion s'était établie entre un capucin et un agent de police. Le premier, l'œil en feu, la figure haletante, gesticulait et criait; l'autre, véritable Ulysse de carrefour, employait toutes les formes de l'art oratoire, appuyé de l'autorité, pour faire comprendre au révérend père que le moment était mal choisi pour prêcher dans la rue; que le peuple, appelé à la joie par les événemens, était en humeur naturelle de s'y livrer, et que risquer la parole de Dieu au milieu d'une saturnale permise, c'était la compromettre et l'exposer au scandale. Adossé au pied de l'église et sous un Christ énorme qui se trouvait sous le portail, le capucin s'électrise par la résistance, et s'emporte par les observations. Il se tourne en face de l'honnête agent de police, et, l'apostrophant, ainsi que la foule qui redouble, moitié en français, moitié en italien: «Oh! je vois bien, s'écrie-t-il, je vois bien où vous voulez en venir; vous ne voulez pas de nous: son i Francesi che vi bisognano, et vous allez me parler d'un des nôtres qui, aussi courageux que moi, foudroya les plaisirs profanes en appelant le peuple égaré au pied de Notre-Seigneur. Eh bien! oui, il eut raison; et au lieu d'être là à bâiller et à écouter les lazzi et les polichinels, je vous dirai, oui, venez ici, venite, venite quà, ecco, ecco, è questo il vero pulcinello che salvarvi può anime dannate[4]!

L'invocation du révérend père capucin était accompagnée d'une gesticulation furibonde, et d'un signe plus expressif encore, qui ne craignait pas d'indiquer le Christ à la foule indignée. Alors l'agent de police changea de façons, et se contenta, sans phrases, de faire arrêter et de conduire en lieu sûr l'apôtre imprudent dont le zèle mal placé causait un scandale bien plus grave que celui contre lequel tonnaient ses discours.

Près de moi se trouvait une personne des plus respectables, tenant une jolie petite fille de huit à neuf ans; sa bonne mine, ses paroles, ses cheveux blancs, laurier du vieillard, m'inspirèrent un de ces désirs de lier conversation auxquels je n'ai jamais su résister. Je le lui témoignai, et il y répondit avec cet empressement affable qui permet facilement les questions. «Vous parlez; lui dis-je, du vice-roi en termes qui me flattent comme Française. C'est un bonheur pour moi que la justice rendue à mes compatriotes.» En ce moment la petite fille posa sa tête charmante contre la main de son grand-père, et lui dit d'une voix caressante: «Carissimo mio, dica pure a questa signora gli affanni della sfortunatissima Geraldina.» Tout en entrant dans le jardin del Corso Orientale, le bon vieillard nous raconta ce trait touchant du fils adoptif de Napoléon:

«Depuis plus de deux cents ans, de père en fils, une honorable famille de Milan occupait un bel emploi au palais des princes gouverneurs de la Lombardie; celui des Gerolonni, qui occupait cette place à l'entrée des Français, s'était livré à une franchise d'opinion qu'on eût dû respecter, puisque cette fidélité à des maîtres proscrits devenait seulement une sublime imprudence. Dans tous les pays, sous tous les règnes, la dénonciation se pratique parce qu'elle rapporte. Gerolonni fut dénoncé, dépouillé de ses emplois, jeté dans un cachot, sans communication avec sa famille. Gerolonni avait un fils, jeune homme d'une grande élévation de sentimens, qui était sur le point d'épouser Marietta Bunelli, une des plus belles personnes de son temps. La crainte d'être enveloppé dans la persécution de toute une famille fit suspendre le mariage; on l'ajourna à des temps plus heureux. Mais tandis que le jeune Gerolonni courait chaque jour assiéger le pouvoir avec d'irrécusables preuves de l'innocence de son père, la fidèle fiancée venait à la prison, et obtenait des geôliers ces adoucissemens si précieux à la captivité, que les femmes arrachent par la fermeté d'une persévérance et la persuasion d'une douceur qui ne s'altère jamais. Chaque soir les amans se voyaient; le jeune homme attristait le cœur de son amie par le récit de ses démarches infructueuses; la jeune fille le consolait au contraire par la révélation de quelques allégemens à la situation du malheureux père.

«Bientôt les parens de Marietta, cruels par peur (la peur l'est plus que la barbarie), se détachèrent de toute compassion, de tout intérêt pour un suspect. Le fils de Gerolonni venait pourtant d'obtenir que le grand-juge Luozi s'occupât de l'affaire; un témoignage courageux, une offre de caution, eussent suffi pour déterminer un élargissement provisoire. Le jeune Gerolonni et sa fidèle amie coururent se jeter aux pieds du vieux Bunelli, mais en vain: «J'ai un fils à placer» fut toute sa réponse; l'ambition étouffa la générosité. Le vieillard, qui avait résisté aux cachots, ne résista point à l'ingratitude et à la dureté d'un ami de soixante années. Le malheureux père, avant de mourir, recommanda à son fils de pardonner au père de Marietta, mais de conserver intacte la haine de ses oppresseurs, et de refuser jusqu'aux tardifs bienfaits qui pourraient tenter sa fidélité. Les démarches de la jeune fille avaient été épiées: on vint l'arracher au milieu de la scène si touchante des adieux d'un père. «Mon cher Gerolonni, s'écriait-elle, ne te désespère pas; ta vie est mon bonheur; je ne conserve la mienne que pour te la consacrer.»

«On les sépara; Gerolonni étouffa le triste souvenir de son père et de sa maîtresse, mais dès cet instant elle devint son épouse. Trop fier pour solliciter des grâces quand on lui devait des réparations, il vécut du côté de Vérone, obscur, mais heureux de toutes les vertus d'une femme que l'amour et le malheur lui avaient donnée. Mais le sort voulut le poursuivre encore; le cercueil de la mère sortit de l'asile conjugal. Au moment où l'on portait au baptême le nouveau-né du malheureux Gerolonni, il ne put soutenir un dernier et plus cruel malheur que tous les autres: on le trouva mort au pied de la couche d'où l'on venait d'enlever les restes glacés de celle qu'il avait si tendrement aimée. L'orpheline de ces époux qui n'avaient plus eu la force de vivre pour elle, retint, avec les traits de sa mère, l'image plus précieuse et plus belle encore de ses vertus. Arrivée à l'âge de sept ans, Geraldina devait les secours passagers et à peine suffisans qu'elle avait reçus à une compassion peu éclairée. Le récit des malheurs de sa naissance développa néanmoins de bonne heure son intelligence. Souvent quand la nuit était venue, on voyait cet enfant s'acheminer vers le cimetière, et l'aurore montrait quelquefois l'orpheline encore en prières, ou, surprise par le sommeil, entourer de ses petites mais la croix qui marquait la place de ceux qu'elle n'avait pu connaître. Quelquefois alors un mot de compassion, une faible marque d'intérêt, lui étaient accordés: c'était bien peu pour qui méritait de tout obtenir. Le ciel, pour combler en un jour la dette de plusieurs années, lui réservait l'immense bonheur de tout devoir à l'ame généreuse d'un guerrier, à l'équité d'un grand prince.

«Pendant un voyage que le vice-roi fit à Vérone, la petite Geraldina traversait l'amphithéâtre: effrayée par le bruit des chevaux, elle voulut fuir et tomba dans l'intérieur de l'édifice. Une des personnes de la suite du vice-roi vint la relever; la pitié voulut joindre l'aumône à l'intérêt; mais lorsqu'on vit cet enfant repousser la main qui lui offrait de l'or, ses beaux yeux se lever avec dignité sur le groupe qui l'entourait, et d'un ton calme et touchant répondre: «Vous êtes des Français, et je suis l'orpheline de Gerolonni: je ne puis rien accepter de vous,» tous les témoins de cette scène, se regardant, restèrent stupéfaits. Un Italien de la suite du vice-roi savait l'histoire de Gerolonni et en racontait les détails, timide mais encore généreux appel à la commisération. Une voix assez lâche, au milieu de ces témoignages d'intérêt, osait déjà parler de précautions contre l'enfant si malheureux d'un proscrit. Mais la vue d'un enfant devait inspirer autre chose au noble cœur du fils de Joséphine que de la prudence. Plus délicat encore que généreux, le vice-roi conçut l'ingénieuse pensée de déguiser ses bienfaits et de secourir l'orpheline sans qu'elle vît la main d'un bienfaiteur, qu'eût repoussée la mémoire d'un père. Dès qu'il fut libre des soins de la représentation, Eugène sort, vêtu d'une simple capote, accompagné d'un fidèle domestique qui avait découvert la retraite de l'orpheline. Une jeune femme était près de là: Eugène s'informe de Geraldina; on lui répond: «Si elle n'est pas sur sa paille, c'est qu'elle passera la nuit au cimetière.—Grand Dieu!» s'écria Eugène en redoublant le pas. Arrivé au Campo-Santo, il vit la jeune fille priant près de la croix élevée sur le corps de ses parens. Le vice-roi approche seul, et adresse en italien la parole à l'orpheline; son cœur ému s'ouvrit à la voix d'une pitié si imprévue et si douce. Eugène avait dans le caractère toute la bonté de sa mère et dans les manières quelque chose de sa grâce; leur charme agit sur l'innocent objet de sa pitié. Geraldina ose croire à une protection; elle se jette aux pieds du vice-roi dont elle ignorait le rang, et lui demande un asile, un travail moins dur, moins humiliant que celui par lequel il lui fallait acheter chaque jour une avare nourriture.

«Le soir même, Geraldina était confiée à une femme sûre. Le jour où le vice-roi retourna à Milan, Geraldina y vint sous la garde de cette même personne occuper le logement qu'avaient fait préparer les ordres de son noble protecteur. L'orpheline entrait dans sa neuvième année; on cultiva son heureux naturel, et pendant les soins de cette précieuse éducation, le prince veillait lui-même à ce que Geraldina pût reparaître avec honneur dans cette ville, où son grand-père avait péri sous le poids d'une accusation criminelle et fausse. Le prince voyait souvent sa jeune protégée, mais toujours sous le voile du plus strict incognito; les progrès de l'orpheline étaient la douce récompense de tant de bienfaits. L'innocence de Gerolonni fut reconnue et publiquement proclamée, et Geraldina rentra en possession de tout le modeste héritage de ses pères.

«Jugez, madame, ajouta le vieillard, si nous aimons et bénissons le jeune héros, le prince qui sut deviner une grande infortune dans la réponse d'un enfant sous les livrées de la misère. Oui madame, nous aimons, nous bénissons le règne du prince Eugène. Si mon récit vous a intéressée, venez en voir l'héroïne, venez entendre d'elle-même des détails naïfs qui vous prouveront encore mieux la juste et haute admiration que nous avons pour notre jeune souverain; vous verrez encore que l'orpheline de Vérone méritait l'illustre protection que le ciel réservait à ses douleurs.»

Je quittai le digne vieillard et sa jolie petite fille, après qu'ils m'eurent demandé de les aller revoir le lendemain; ils vinrent eux-mêmes me prendre, et nous allâmes chez Geraldina. On eût pu être plus belle, quoiqu'elle le fût beaucoup, mais on n'eût pu être plus intéressante; elle n'appelait Eugène que quel uomo al cuor divino, et ses expressions, pleines d'un reconnaissant enthousiasme, me prouvèrent en même temps à quel point l'orpheline méritait le bienfait qui était venu chercher son enfance, à quel point aussi le prince Eugène méritait le rang suprême auquel il était monté pour y porter les vertus modestes de la famille, jointes au courage du guerrier et à toutes les grandes vertus du trône.

CHAPITRE CIV.

L'ami d'Oudet.—Le prince Eugène.—Lettres de l'Empereur à Joséphine.

Je trouvai encore à Milan un extrême plaisir dans la société d'un colonel français chargé d'organiser un régiment italien, et qui, atteint de trois balles à Wagram, se rétablissait de ses blessures dans la capitale, où le dépôt de son régiment était établi. Cet officier m'était connu depuis long-temps; je l'avais vu à Paris: c'était un ami d'Oudet. Nos premières paroles à la Scala, où je le rencontrai, furent en quelque sorte un cri de douleur commune sur la mort de notre ami. Je ne tardai pas à m'apercevoir que le colonel avait été sous le charme comme tant d'autres, et qu'il entrait dans son culte de souvenir et d'amitié beaucoup de ce fanatisme politique dont Oudet était le chef. Brave, plein d'instruction et de capacité militaire, le colonel jouissait d'une grande considération auprès du prince Eugène. Je voyais presque tous les jours l'ami d'Oudet, et quoique ses qualités fussent toutes de celles qui conviennent plus aux affaires qu'au monde, je me sentais une estime involontaire pour le sérieux plein de noblesse, la gravité naturelle et un peu mélancolique qui régnait sur la figure comme dans les idées de cette espèce d'Alceste militaire, ne louant jamais, blâmant toujours, donnant à sa pensée un tour de satire et d'indignation qui tenait plutôt aux systèmes de son esprit qu'à la sécheresse de son cœur.

«Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous surprendra beaucoup, me dit-il un jour, en entrant chez moi de fort bonne heure. Tandis que tous les souverains de la fabrique de Napoléon s'amusent à jouer à la royauté, pour faire fête à une archiduchesse d'Autriche; pendant que tous les prisonniers de la galère impériale tâchent, au milieu des libertés de ce bon Paris, d'oublier leur esclavage doré, le prince Eugène vient d'arriver subitement pour reposer ici sa noble tête des fatigues d'un métier auquel il a fallu ajouter bien d'autres corvées. Eugène est arrivé cette nuit auprès de sa femme et de ses enfans. Portant, jusque dans les relations privées, la sévérité de la discipline militaire, esclave des devoirs d'une position qu'il ne s'est point choisie, et qu'il ne saurait pas davantage quitter et modifier, Eugène, le modèle des fils, a été contraint d'immoler à l'orgueil du maître ses sentimens les plus chers. Il a rempli sa tâche, il les remplirait toutes. Enthousiaste de soumission comme d'autres le seraient de liberté, Eugène a été chargé de porter au sénat l'acte même qui fait descendre sa mère du titre d'épouse.

«—Mais les sentimens d'Eugène sont si connus, qu'il faut au contraire, selon moi, tirer de sa conduite la preuve du bon accord qui a dirigé ce grand acte politique du divorce de Napoléon et d'un second mariage.

«—Hélas oui! la conduite de Beauharnais doit être toujours de l'héroïsme, et moi qui lui suis attaché, non pas comme à un souverain, mais comme à un ami, comme à un frère, j'admire cette abnégation de dévouement qui lui a fait accepter la mission d'officier de l'état civil dans un acte qui répudiait sa mère. Cet homme, plein de vertu, ce soldat intrépide, cet enfant de la Victoire, n'a rien du temps où il est né. On dirait un petit-fils de Louis XIV, en adoration devant son père, élevé dans le génie de l'obéissance autant peut-être que dans celui du commandement, attendant pour penser et pour agir la pensée d'un maître, lui dont les pensées seraient si simples et si naturellement grandes!

«—Mais il me semble qu'il y a là plus de modestie que d'insuffisance. L'Empereur est bien un assez sublime modèle, pour que l'imitation et la soumission soient déjà un haut mérite et presque de la gloire.

«—Oui, l'Empereur est un grand homme, mais qui prend déjà les petitesses de la royauté; c'est bien la peine d'avoir tant de génie pour n'être qu'un plagiaire des monarchies décrépites! Je conçois jusqu'à un certain point qu'il ait saisi l'empire; mais homme nouveau, il devait en faire une chose nouvelle. C'est cette espérance qui l'a mis sur le pavois; c'est cette fidélité à son origine qui pouvait seule l'y soutenir. Tant mieux du reste qu'il se trompe; avec une monarchie plébéienne, il eût à jamais éloigné la république dont il eût retenu quelques unes des formes et des bienfaits; avec sa monarchie aristocratique, il rend inévitable la réaction de la liberté contre un gouvernement qui n'aura plus rien de commun avec elle. Il nous avait ravi toutes les chances par sa gloire; il nous les rend par son second mariage et ses puérilités royales. Il ne fait pas aujourd'hui divorce seulement avec Joséphine, mais avec les conditions de son existence. Ce n'est pas seulement un mari qui répudie sa femme, c'est un enfant qui renie sa mère. Fils de la révolution, le voilà qui demande des lettres de noblesse à l'Autriche, comme les gens d'autrefois, qui avaient fait fortune, achetaient des titres qui déguisassent leur naissance! Il est plaisant de voir le vainqueur de l'Europe acheter une savonnette à vilain.

«—Mais, mon ami, je n'entends rien à la politique, et vous me traitez comme un tribun. Je suis mieux que cela, ce me semble… Je suis une femme, et une femme, je vous le dis avec franchise, qui aime l'Empereur et qui l'admire. Sans être bien forte, je conçois la pensée de l'acte que vous blâmez tant. La république est un beau rêve, c'est l'idéal en fait de gouvernement. Mais j'ai entendu dire que les peuples avaient aussi besoin de positif, et que la monarchie était propre à le leur donner. Napoléon a été élevé à l'empire; point d'empire sans hérédité: je suis donc sûre qu'en se séparant de Joséphine, il n'a cru obéir qu'à un grand besoin public.

«—Eh bien! qu'il y obéisse; mais que la fortune change, et vous verrez s'il a bien fait de changer de famille: les peuples sont de meilleurs cousins que les rois; il le sentira au premier revers. Ce qu'il eût dû faire, puisqu'il voulait des héritiers, c'était d'épouser la fille d'un bourgeois de Paris.

«—Son génie saura enchaîner la fortune et se jouer des résistances.

«—Phrase de bulletin; il n'y a pas de position au-dessus de la foudre; le génie de la liberté seul est immortel, mais heureusement le génie du despotisme n'est que précaire et viager. On nous a un moment enivrés avec de la gloire, mais la raison nous reviendra. Cette gloire même est-elle la propriété de celui qui s'en sert pour nous asservir? La révolution n'a-t-elle pas aussi ses quatorze armées, ses quarante capitaines et sa moisson de lauriers? Et la révolution est traitée comme une vaincue. Ô mon ami! ô trop cher Oudet! ta mort sera vengée; ou plutôt la liberté, qui veut mieux qu'une vengeance, obtiendra tôt ou tard un triomphe.

«—Mais c'est folie, ce me semble, que de nourrir encore des idées républicaines.

«—C'est une folie qui ne passera jamais, Dieu merci. On peut bouleverser la terre, la remuer dans tous les sens; mais il est quelque chose qu'on ne change pas, c'est le cœur humain, et le cœur humain contient l'instinct de la liberté.

«—Mais combien y a-t-il de gens qui le conservent?

«—Plus que l'on ne croit. Si la tête qui porte à elle seule le monde monarchique actuel venait à être frappée, vous verriez toute cette fantasmagorie féodale disparaître. Trois hommes[5] suffiront peut-être pour révéler à l'univers le secret de ce pouvoir qui paraît gigantesque, qui l'est en effet, mais qui ne l'est que comme un homme.

«—Mon ami, vous me faites trembler avec vos idées sombres: quelle manie que de se faire ainsi le réformateur de l'espèce humaine! Qui vous a donné sa procuration?

«—En pareil cas, c'est le succès qui la donne.

«—Mais regardez autour de vous: il n'y a point d'échos qui répondraient à votre voix.

«—Erreur, erreur grave: il y a toujours des échos pour les pensées libérales et généreuses. L'armée est à l'Empereur comme à un chef, mais non pas comme à un maître. Nous sommes six mille engagés par le serment; nous nous battons, parce que le soldat français ne connaît que son drapeau, mais nous ne nous battons pas pour des fers. L'Italie, l'Allemagne, sont autant de fourmilières de sociétés secrètes. On en aura des nouvelles: tous les hommes sont frères pour la liberté.

«—Comment arrangez-vous tout cela avec votre attachement pour le prince
Eugène?

«—Je n'arrange rien: je le sers en ami, point en esclave. Oh! quel dommage qu'il ne puisse jouer le rôle de libérateur! Je l'ai tâté dans tous les sens: il n'a l'étoffe que des vertus privées; c'est un grand capitaine qui n'entend rien aux affaires. La guerre est son élément; l'Empereur son idole, sa religion. Il n'a pas été élevé comme Napoléon au sein du peuple. Mais lui, cet Empereur, qu'il était beau sous les faisceaux consulaires! sa capote grise lui allait mieux que son manteau semé d'abeilles. Alors toutes les passions du jeune homme étaient dans son cœur; qu'il a vieilli, puisqu'il lui faut aujourd'hui les hochets des vieilles cours! Arcole, Lodi, Marengo, rappelez-le un moment en Italie, que je le revoie dans l'éclat et la pureté de son premier caractère. Mais adieu, mon amie, je sens que l'émotion rouvre mes blessures. Il me reste encore du sang pour la patrie; il me tarde de retourner sur un champ de bataille. Là seulement je m'oublie, et la victoire me fait pardonner à la servitude.»

Ce discours m'avait étourdie: ce n'était pas la séduction d'Oudet, et c'étaient ses rêves effrayans. Mais comme par un secret souvenir de lui, par le prestige de ses idées reproduites, cette conversation s'est gravée dans ma mémoire, et il me semble l'entendre encore. Mon cœur avait besoin de distraction, car la politique me chagrine sans me convaincre, et me trouble par son fantôme que je ne peux saisir. J'allai me promener en dehors de la ville: j'avais à peine fait quelques pas que je rencontrai le vice-roi. Il était sans suite, sans cortége, donnant le bras à la princesse son épouse, ressemblant à un honnête citoyen, oubliant en quelque sorte la gloire pour goûter le bonheur domestique. Sa figure était empreinte d'une mélancolie douce que sa digne compagne semblait partager; on eût dit que ce grand capitaine sentait le besoin d'être protégé par un cœur de femme. C'était quelque chose de touchant que ce couple, élevé si haut par la fortune et par l'amour d'un peuple dont il était adoré, se réfugiant dans les douces affections de la famille, qui ne manquent jamais, et qui sont les seuls remèdes contre les grandes douleurs. Involontairement je pensai à Joséphine, à cette femme qui était la bonté même, et dont je croyais lire les chagrins sur les traits de son noble fils. Par un tout autre sentiment que l'officier qui avait vu dans le mariage de l'Empereur un divorce politique, moi j'y voyais seulement une sorte de désenchantement de sa destinée. Il y a de la fatalité dans la vie, et en voyant s'éloigner Joséphine des côtés du grand homme, il me semblait le voir abandonné de son bon ange, du génie secret qui avait protégé sa fortune!

Singulier rapprochement de souvenirs et d'émotions! Au moment où j'écris ce chapitre de mes Mémoires, on me remet des lettres de Bonaparte, général en chef de l'armée d'Italie, à Joséphine; leur lecture me rappelle des pressentimens autrefois éprouvés; elles sont pleines du plus curieux intérêt; elles jettent une douce lumière sur le cœur d'un homme que l'ambition plus tard occupa seule. En les lisant, je suis presque tentée, ainsi que l'ami d'Oudet, de préférer le consul à l'Empereur. Cette gloire désintéressée des premières campagnes d'Italie laissant tomber des rayons si purs, cette insouciance des grandeurs, ce presque mépris de la victoire, le monde entier disparaissant pour un jeune homme devant l'image d'une femme qu'il adore, voilà qui vaut mieux que de la politique, que de l'histoire peut-être, si tout ce qui regarde un homme extraordinaire comme Napoléon pouvait être autre chose que de l'histoire. Je suis heureuse qu'on m'offre de joindre ces pages si originales du cœur humain à mes Mémoires. On les lira, ainsi que moi, avec intérêt et avec passion: elles sont des hommages à deux personnes que j'ai connues, que j'ai aimées, que j'ai admirées; elles me replacent en quelque sorte dans le monde où j'ai vécu, et où je suis restée du moins par la reconnaissance.

Ces lettres sont curieuses par leur date, par leur protocole même: le général en chef de l'armée d'Italie à sa Joséphine, à sa douce amie! il m'est impossible de pas les transcrire dans toute l'originalité du hasard qui les a fait découvrir.

Sept heures du matin.

Je me réveille plein de toi… Ton portrait et le souvenir de l'enivrante soirée d'hier n'ont point laissé de repos à mes sens. Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon cœur!… Vous fâchez-vous, vous vois-je triste, êtes vous inquiète, mon ame est brisée de douleur, et il n'est point de repos pour votre ami… Mais en est-il donc davantage pour moi, lorsque, me livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos lèvres, sur votre cœur, une flamme qui me brûle? Ah! c'est cette nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n'est pas vous, et… Tu pars à midi; je te verrai dans trois heures: en attendant, mio dolce amore, reçois un million de baisers, mais ne m'en donne pas, car ils brûlent mon sang.

À la Citoyenne BONAPARTE, à Paris.

Port Maurice, le 14 germinal.

J'ai reçu toutes tes lettres, mais aucune n'a fait sur moi l'impression de la dernière. Y penses-tu, mon adorable amie, de m'écrire en ces termes? Crois-tu donc que ma position n'est pas déjà assez cruelle, sans encore accroître mes regrets et bouleverser mon ame? Quel style! quels sentimens que ceux que tu peins! ils sont de feu; ils brûlent mon pauvre cœur! Mon unique Joséphine, loin de toi le monde est un désert où je reste isolé, et sans éprouver la douceur de m'épancher. Tu m'as ôté plus que mon ame; tu es l'unique pensée de ma vie. Si je suis ennuyé du tracas des affaires, si leurs vains titres et les hommes me dégoûtent, si je suis prêt à maudire la vie, je mets la main sur mon cœur: ton portrait y bat; je le regarde, et l'amour est pour moi le bonheur absolu à tout instant, hormis le temps que je me crois oublié de mon amie. Par quel art as-tu su captiver toutes mes facultés? Concentrer en toi mon existence morale, ma douce amie, qui ne finira qu'avec moi; vivre pour Joséphine, voilà l'histoire de ma vie. J'agis pour arriver près de toi; je me meus pour t'approcher. Insensé! je ne m'aperçois pas que je m'en éloigne…

Que de pays… que de contrées nous séparent!… Que de temps avant que tu lises ces caractères, faible expression d'une ame émue où tu règnes! Ah! mon adorable femme, je ne sais pas quel sort m'attend; mais s'il m'éloigne plus long-temps de toi, il me sera insupportable. Mon courage n'ira pas jusque-là.

Il fut un temps où je m'enorgueillissais de mon courage, et quelquefois en jetant les yeux sur tout le mal que pourraient me faire les hommes, sur le sort que pourrait me réserver le destin, je faisais…

Mais aujourd'hui l'idée que ma Joséphine pourrait être mal, l'idée qu'elle pourrait être malade; et surtout la cruelle, la funeste pensée qu'elle pourrait m'aimer moins, flétrit mon ame, arrête mon sang, me rend triste, abattu, et ne me laisse pas même le courage de la fureur et du désespoir.

Je me disais souvent jadis: les hommes ne peuvent nuire à celui qui meurt sans regret; mais aujourd'hui, mourir sans être aimé de toi! mourir dans cette certitude, c'est le tourment de l'enfer, c'est l'image vive et funeste de l'anéantissement absolu: il me semble que je me sens électrisé.

Mon unique compagne, toi que le sort a destinée pour faire avec moi le voyage pénible de la vie, le jour où je n'aurai plus ton cœur sera celui où la nature aride sera pour moi sans chaleur et sans végétation.

Je m'arrête, ma douce amie; mon ame est triste, mon corps est fatigué, mon esprit est étourdi. Les honneurs m'ennuient; je devrais bien les détester, ils m'éloignent de mon cœur.

Je fuis Port-Maurice par Oneille; demain je suis à Albenga. Les deux armées se remuent, nous cherchons à nous tromper, au plus habile la victoire. Je suis assez content de Beaulieu; il manœuvre assez bien, il est plus fort que son prédécesseur: Je le battrai, j'espère, de la belle manière. Sois sans inquiétude: aime-moi comme…

Douce amie, pardonne-moi, je délire; la nature est faible pour qui sent vivement, pour celui que tu animes.

B.

     À Barras, Tallien, madame Tallien, amitiés sincères; à madame
     Château-Renaud, civilités d'usage; à Eugène et Hortense, amour
     vrai.

Adieu, adieu, je me couche sans toi; je dors mieux sans toi. Je t'en prie, laisse-moi dormir: voilà plusieurs fois que je te serre dans mes bras… mais, mais ce n'est pas toi.

À la Citoyenne BONAPARTE, chez la Citoyenne Beauharnais, rue Chantereine, n° 6, à Paris.

Albenga, le 16 germinal.

Il est une heure après minuit: on m'apporte une lettre, elle est triste; mon ame en est affectée: c'est la mort de Chauvet. Il était ordonnateur en chef de l'armée; tu l'as vu chez Barras quelquefois, mon amie. Je sens le besoin d'être consolé: c'est entièrement en toi seule, dont la pensée peut tant influer sur le faible moule de mes idées, qu'il faut que j'épanche mes peines. Qu'est-ce que l'avenir? qu'est-ce que le passé? qu'est-ce que nous? quel fluide magique nous environne et nous cache les choses qu'il nous importe le plus de connaître? Nous naissons, nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux: est-il étonnant que les prêtres, les astrologues, les charlatans aient profité de ce penchant, de cette circonstance singulière pour promener nos idées et les diriger au gré de leurs passions? Chauvet est mort; il me fut attaché, il eût rendu à la patrie des services essentiels; son dernier mot a été qu'il partait pour me joindre… Oui, je vois son ombre, elle me tend les bras; son ame est dans les nuages; elle veillera à mon destin. Mais, insensé, je verse des larmes sur l'amitié, et qui me dit que déjà je n'en aie à verser d'inépuisables! Ame de mon existence, écris-moi tous les courriers, je ne saurais vivre autrement. Je suis très occupé: Beaulieu remue son armée; nous sommes en présence. Je suis un peu fatigué; je suis tous les jours à cheval. Adieu, adieu, adieu. Je vais dormir, le sommeil me console; il te place à mes côtés; je te vois dans mes bras. Mais au réveil, hélas! je me trouve seul et loin de toi.

Bien des choses à Barras, à Tallien et à sa femme.

À la Citoyenne BONAPARTE, chez la Citoyenne Beauharnais, rue Chantereine, n° 6, chaussée d'Antin, à Paris.

Albenga, le 18 germinal.

Je reçois une lettre que tu interromps pour aller, dis-tu, à la campagne, et après cela tu te donnes le ton d'être jalouse de moi, qui suis ici accablé d'affaires et de fatigues. Ah! ma bonne amie!… Il est vrai que j'ai tort: dans le printemps la campagne est belle, et puis l'amant de dix-neuf ans s'y trouvait sans doute. Le moyen de perdre un instant de plus à écrire à celui qui, éloigné de toi, ne pense, ne vit, ne jouit, n'existe que par ton souvenir! Je lis tes lettres comme on dévore après six heures de chasse un mets que l'on aime. Je ne suis pas content; ta dernière lettre est froide comme l'amitié; je n'y ai pas trouvé ce feu qu'offrent tes regards et que j'ai cru quelquefois y voir. Mais quelle est cette bizarrerie? J'ai trouvé que tes lettres précédentes oppressaient trop mon ame. La révolution qu'elles y produisent offusque mon esprit et asservit mes idées. Je désire des lettres plus froides.

La crainte de ne pas être aimé de Joséphine, l'idée de la voir inconstante, de la.. Mais je me forge des peines; il en est tant de réelles! faut-il encore s'en fabriquer!!! Tu ne peux pas m'avoir inspiré un amour semblable sans le partager; et avec ton ame, tes pensées, ta raison, l'on ne peut pas en retour de l'abandon donner en échange le coup de mort.

J'ai reçu la lettre de madame Château-Renaud. J'ai écrit au ministre… J'écrirai de même à la première, à qui tu feras les complimens d'usage. Amitié vraie à madame Tallien et à Barras.

Tu ne me parles pas de ton vilain estomac; oh, je le déteste! Adieu jusqu'à demain, o mio dolce amore, un souvenir de mon unique femme et une victoire du destin, voilà mes souhaits; un souvenir unique, en tout digne de celui qui pense à toi tous les instans.

Mon frère est ici. Il a appris mon mariage avec plaisir. Il brûle de l'envie de te connaître. Je cherche à le décider à venir à Paris. Sa femme est accouchée; elle a fait une fille, et t'envoie pour présent une boîte de bonbons de Gênes. Tu recevras des oranges et des parfums que je t'envoie.

À onze heures du soir.

Je suis au lit; je pars dans une heure pour Verceil. Murat doit être ce soir à Padoue. L'ennemi est fort dérouté, il ne tardera pas à évacuer. J'espère dans dix jours être dans les bras de ma Joséphine, qui est toujours bien bonne, quand elle ne pleure pas et ne fait pas la civetta. Ton fils est arrivé ce soir; je l'ai fait visiter, il se porte bien. Mille choses tendres. J'ai reçu la lettre de M… Je lui enverrai par le prochain courrier mes livres. Souviens-toi de m'écrire deux mots sur Paris.

Tout à toi.

À la Citoyenne BONAPARTE.

Au quartier général, le 5 floréal, an 4e de la République.

LE GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE À SA DOUCE AMIE.

Mon frère te remettra cette lettre. J'ai pour lui la plus vive amitié. Il obtiendra, j'espère, la tienne. La nature l'a doué d'un caractère doux et inaltérablement bon. Il est tout plein de bonnes qualités. J'écris à Barras pour qu'il le nomme consul dans quelque port d'Italie. Il désire vivre éloigné, avec sa petite femme, du grand tourbillon et des grandes affaires. Je te le recommande.

J'ai reçu tes lettres du 16 et du 21. Tu as été bien des jours sans m'écrire: que fais-tu donc? Oui, ma bonne amie, je ne suis pas jaloux, mais quelquefois inquiet. Viens vite; je te préviens: si tu tardes, tu me trouveras malade: les fatigues et ton absence, c'est tout à la fois.

Tes lettres font le plaisir de mes journées, et nos journées heureuses ne sont pas fréquentes. Junot porte à Paris vingt-deux drapeaux; tu dois revenir avec lui. Songe à mes peines continues, si j'avais le malheur de le voir revenir seul. Adorable amie, il te verra, il respirera dans ton temple, peut-être même lui accorderas-tu la faveur unique et inappréciable de baiser ta joue, et moi je serai seul ici, et bien loin! Mais tu vas venir, n'est-ce pas? Tu vas être ici à côté de moi, sur mon cœur, dans mes bras, sur ma bouche. Plus de retard; viens, viens, mais voyage doucement. La route est longue, mauvaise, fatigante. Si tu allais verser et prendre mal; si la fatigue… Va doucement, mon adorable amie, mais sois souvent en rapport avec moi par la pensée.

J'ai reçu une lettre d'Hortense; elle est tout-à-fait aimable. Je vais lui écrire; je l'aime bien, et je lui enverrai bientôt les parfums qu'elle désire avoir.

Lis à mon intention le chant de:

Loin de ton bon ami pensant à lui.

Je ne sais pas si tu as besoin d'argent, car tu ne m'as jamais parlé de tes affaires. S'il t'en faut, tu en demanderas à mon frère qui a deux cents louis à moi. Si tu as quelqu'un à placer, tu peux l'envoyer, je le placerai.

À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, n° 6, à Paris.

     Au quartier général de Tortone, midi, le 27 floréal an 4e de la
     République, une et indivisible.

BONAPARTE, général en chef de l'armée d'Italie,

À JOSÉPHINE.

Ma vie est un cauchemar perpétuel; un pressentiment funeste m'empêche de respirer. Je ne vis plus, j'ai perdu plus que la vie, plus que le bonheur, plus que le repos; je suis presque sans espoir. Je t'expédie un courrier; il ne restera que quatre heures à Paris, et me rapportera ta réponse. Écris-moi dix pages, cela seul peut me consoler un peu… Tu es malade, tu m'aimes; je t'ai affligée, tu es grosse et je ne te verrai pas!… Cette idée me confond. J'ai tant de torts envers toi que je ne sais comment les expier. Je t'ai accusée de rester à Paris, et tu y étais malade. Pardonne-moi, ma bonne amie! L'amour que tu m'as inspiré m'a ôté la raison: je ne la retrouverai jamais, si tu ne guéris pas de ce mal-là. Mes pressentimens sont si funestes que je m'abonnerais à te voir, te presser deux heures contre mon cœur et mourir ensemble!…

Qui est-ce qui a soin de toi? J'imagine que tu as fait appeler Hortense; j'aime mille fois mieux cette aimable enfant, depuis que je pense qu'elle peut te consoler un peu. Quant à moi, point de consolations, point de repos, point d'espoir, jusqu'à ce que j'aie reçu le courrier que je t'expédie. Je n'ai pas une ligne qui m'explique ce que c'est que ta maladie, et jusqu'à quel point elle doit être longue; si elle est dangereuse, je t'en préviens, je pars de suite pour Paris; mon arrivée vaincra la maladie; j'ai été toujours heureux; jamais mon sort ne résiste à ma volonté, et aujourd'hui je suis frappé dans ce qui me touche uniquement. Joséphine, comment peux-tu rester tant de temps sans m'écrire? la dernière lettre est du 3 du mois; elle est affligeante pour moi; je l'ai cependant dans ma poche. Ton portrait et tes lettres sont sans cesse devant mes yeux.

Je ne suis rien sans toi, je conçois à peine comment j'ai pu exister sans te connaître. Ah! Joséphine, si tu eusses eu mon ame, serais-tu restée depuis le 29 au 16 pour partir? Aurais-tu prêté l'oreille à des amours perfides qui voulaient peut-être te tenir éloignée de moi? J'abhorre tout le monde, j'en veux à tout ce qui t'entoure; je te calcule partie depuis le 5, et le 15 arrivée à Milan.

Joséphine, si tu m'aimes, si tu crois que tout dépend de ta conservation, ménage-toi; je n'ose pas te dire de ne pas entreprendre un voyage aussi long et dans les chaleurs. Au moins, si tu n'es dans le cas de faire la route, va à petites journées; écris-moi à toutes les couchées; expédie-moi d'avance tes lettres. Toutes mes pensées sont concentrées dans ton alcôve, dans ton lit, sur ton cœur. Ta maladie, voilà ce qui m'occupe la nuit et le jour; sans appétit, sans sommeil, sans intérêt pour l'amitié, pour la gloire, pour la patrie. Le monde n'existe pas plus pour moi que s'il était anéanti. Je tiens à l'honneur, parce que tu y tiens; à la victoire, parce que cela te fait plaisir; sans quoi j'aurais tout quitté pour me rendre à tes pieds.

Quelquefois je me dis: Je m'alarme sans raison; déjà elle est guérie, elle part, elle est partie, elle est peut-être déjà à Lyon: vaine imagination! Tu es dans ton lit, souffrante, plus belle, plus intéressante, plus adorable: tu es pâle… Mais quand seras-tu guérie? Si l'un de nous deux devait être malade, ne devait-ce pas être moi? Plus robuste et plus vigoureux, j'eusse supporté la maladie plus facilement. La destinée est cruelle, elle me frappe dans toi; ce qui me console quelquefois, c'est de penser qu'il dépend du sort de te rendre malade, mais qu'il ne dépend de personne de m'obliger à te survivre.

Dans ta lettre, ma bonne amie, il faut me dire que tu es certaine que je t'aime au delà de ce qu'il est possible d'imaginer; que tu es persuadée que tous mes instans te sont consacrés; que jamais il ne se passe une heure sans penser à toi; que jamais il ne m'est venu dans l'idée de penser à une autre femme; qu'elles sont toutes à mes yeux sans grâce, sans beauté, sans esprit; que tu vis tout entière, telle que je t'ai vue, telle que tu es pour me plaire et absorber toutes les facultés de mon ame; que tu en as touché toute l'étendue; que mon cœur n'a point de replis intérieurs, point de pensées, qui ne te soient abandonnés; que mes forces, mon bras, mon esprit, sont tout à toi; que mon ame est dans ton corps, et que le jour où tu aurais changé, où tu cesserais de vivre, serait celui de ma mort………………………………………. Si tu n'étais pas tout cela, si ton ame n'en est pas pénétrée, tu m'affliges; tu ne m'aimes pas. Il est un fluide magnétique entre les personnes qui s'aiment… Tu sais bien que jamais je ne pourrais te voir un amant, encore moins t'en offrir un. Lui déchirer le cœur et le voir serait pour moi la même chose; et après, si je portais peut-être la main sur ta personne sacrée… non, je ne l'oserais jamais, mais je sortirais d'une vie où ce qui existe de plus vertueux m'aurait trompé.

Mais je suis sûr et fier de ton amour; ces malheurs sont des épreuves qui nous décèlent mutuellement toute la force de notre passion. …………………………………………… Mille baisers sur tes yeux, sur tes lèvres… Adorable femme, quel est ton ascendant! Je suis bien malade de ta maladie: j'ai encore une fièvre brûlante………………….. Ne garde pas plus de six heures le courrier, et qu'il retourne de suite m'apporter la lettre chérie de ma souveraine.

À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine n° 6, à Paris.

Au quartier général de Pistoa en Toscane, le 13 messidor, an 4e de la République.

BONAPARTE, général en chef de l'armée d'Italie,

À JOSÉPHINE.

Depuis un mois je n'ai reçu de ma bonne amie que deux lettres de trois lignes chacune. A-t-elle des affaires? Celle d'écrire à son bon ami n'est donc plus un besoin pour elle? Vivre sans penser à Joséphine, ce serait pour son ami être mort, ne plus exister. Ton image embellit ma pensée, et égaie le tableau sinistre et noir de la mélancolie et de la douleur. Un jour peut-être viendra où je te verrai, car je ne doute pas que tu ne sois encore à Paris; eh bien! ce jour-là je te rapporterai mes poches pleines de lettres que je ne t'ai pas envoyées, parce qu'elles étaient trop courtes, bien courtes en un mot. Bon Dieu, dis-moi, toi qui sais si bien faire aimer les autres sans aimer, sais-tu comment on guérit de l'amour? Je paierais ce remède bien cher. Tu devais partir le 5 prairial: bon que j'étais! je t'attendais le 13, comme si une petite femme pouvait abandonner ses habitudes, ses amis, sa madame Tallien, un dîner chez Barras et une représentation d'une pièce nouvelle, et fortuné, oui fortuné! tu aimes tout plus que ton mari; tu n'as pour lui qu'un peu d'estime et une portion de cette bienveillance dont ton cœur abonde. Tout les jours me récapitulent tes torts, tes fautes, et je me bats le flanc pour ne plus en voir, car voilà-t-il pas que je t'aime davantage? Enfin, mon incomparable petite mère, je vais te dire mon secret.

Eh bien! je t'en aimerai enfin davantage. Si ce n'est pas là folie, fureur, délire!!! Et je ne guérirais pas de cela?… Oh! si, pardieu, j'en guérirai. Mais ne va me dire que tu es malade; n'entreprends pas de te justifier; bon Dieu, tu ne peux douter que je t'aime à la folie, et jamais mon pauvre cœur ne cessera d'adorer son amie. Si tu ne m'aimais pas, mon sort serait bizarre.

Après ta maladie et puis ce petit enfant qui se remuait si fort qu'il te faisait mal? Mais tu as passé Suze; tu seras le 10 à Turin et le 12 à Milan, où tu m'attendras. Tu seras en Italie et je serai encore loin de toi. Adieu, ma bien-aimée: un baiser sur ta bouche, un autre sur ton cœur, et un autre sur ton petit enfant.

Nous avons fait la paix avec Rome qui nous donnait de la gêne; nous serons demain à …, et le plus tôt que je pourrai dans tes bras, à tes pieds, sur ton sein.

À la Citoyenne BONAPARTE, rue Chantereine, n° 6, à Paris.

CHAPITRE CV.

Retour à Florence.

Une lettre du directeur du théâtre de la cour m'ayant prévenue du retour prochain de S. A. I. la grande-duchesse de Toscane, je quittai Milan et rentrai à Florence, où en effet Élisa arriva deux jours après. Je repris mes libres habitudes et mon heureuse position auprès d'elle. Le bruit se répandit, quelque temps après, du prochain licenciement de la troupe française, qui était plus un objet de luxe que d'agrément réel, qui coûtait fort cher à la princesse, et qui était pourtant fort peu goûtée du public de Florence et de Pise, où elle jouait alternativement. Je ne m'inquiétai pas plus de ces rumeurs que si elles ne m'eussent intéressée en aucune façon; mon sort était en effet à cette époque fort peu lié à la prospérité du théâtre. Mais les autres artistes étaient aux champs: avant cette alerte de congé, ce n'était parmi eux que lamentations sur l'ennui de vivre dans un pays dont la langue, les usages, les rejetaient si loin des douceurs de Paris; ceux qui s'étaient le plus répandus en murmures furent ceux pourtant qui montrèrent le plus de craintes de perdre les avantages qu'ils ne sentaient pas assez la veille, des devoirs peu fatigans, des appointemens fort beaux et surtout fort exacts. J'aimais la France beaucoup plus peut-être que nos comiques Jérémies pleurant sur leur séjour à l'étranger, mais je n'aimais pas à les entendre dénigrer cette bonne Toscane qui les nourrissait si généreusement, et j'avoue que j'écoutais avec un malin plaisir leurs regrets nouveaux, et leur terreur de s'entendre dire bientôt: «Vous êtes libres de quitter les tristes rives de l'Arno pour les bords préférés de la Seine.»

La princesse eut la bonté de me rassurer contre les suites de ce licenciement du théâtre français, s'il avait lieu. «Je ne suis point encore décidée, me dit-elle; ma caisse me commande peut-être ce sacrifice, pour lequel mes sujets sont d'ailleurs peu disposés à la reconnaissance, mais j'aime à le supporter comme un hommage à ma patrie. Au surplus, je vous le répète: votre sort ici est indépendant des destinées de l'art dramatique; vous êtes toujours sûre de mon intérêt, de ma protection. Je ne vous parle pas de votre traitement; il n'y sera changé quelque chose que pour l'améliorer. Votre dévouement m'est si connu et si précieux, que je veux le mettre à une épreuve nouvelle. Vous aimez les distractions, les courses, les promenades; arrangez-vous pour partir d'ici à quelques jours. Rendez-vous à Naples par la route que vous voudrez; vous recevrez dans cette ville mes instructions; elles seront claires, précises et courtes; j'espère surtout qu'elles seront secrètes. C'est là une mission extraordinaire, tout-à-fait en dehors de vos fonctions, et qui sera l'objet d'un traitement spécial.»

Je ne me le fis pas dire deux fois; mon amour-propre était flatté de la confiance qui m'était témoignée; mon humeur ne s'arrangeait pas moins de la liberté qu'on lui laissait. J'étais toute fière, après tant de courses militaires, de m'élever jusqu'au voyage diplomatique. Je partis donc de Pise avec une personne dont j'avais fait connaissance dans cette ville, et qui retournait à Rome: c'était un riche négociant, d'un caractère éminemment sociable, avec lequel le voyage ne pouvait être que plus agréable et plus commode. Quoique j'eusse plusieurs fois passé par Sienne, je ne pus en approcher sans me rappeler cette citation tant répétée de la paysanne siennoise au voyageur qui demandait s'il était près de cette ville:

Salite il monte scendete al piano ecco vi Siena;

style presque poétique, et pourtant populaire dans le bel idiome de ces belles contrées.

Ce jour-là même nous rencontrâmes, sans doute pour le plaisir du contraste, un individu qui, bien qu'Italien, nous fit, par son dialecte barbare, oublier la poésie du langage toscan. Il était assis sur un bord de ravin; son air d'accablement et de douleur me touchèrent. Mon généreux compagnon s'en aperçut, devina ma pensée, et nous nous approchâmes. Nous interrogions un Italien, et pendant un quart d'heure nous ne fîmes presque que jouer une scène de la tour de Babel. Cettini, mon compagnon de voyage, allait s'impatienter, si la pitié ne lui eût rendu de l'indulgence. «Mon ami, lui dis-je, la misère qu'on peut secourir n'est-elle pas par elle-même assez éloquente? La bienfaisance est une langue universelle; peu la parlent, mais tout le monde la comprend;» et nous voilà aussitôt restaurant de quelques unes des provisions de notre voiture bien garnie l'estomac trop à jeun du pauvre homme. La reconnaissance lui délia un peu la langue, et voici ce que nous apprîmes: c'était un marin qui revenait de l'hôpital de Naples par terre, dans l'espoir de trouver à Rome un parent devenu riche; le parent était mort, mais la justice et l'Église avaient préalablement saisi la petite fortune. Notre pauvre diable s'était présenté, mais sans aucun des actes qui pouvaient le faire reconnaître par la loi. Arrivé avec l'espoir de s'enrichir, il n'obtint pas même de ceux qui l'avaient dépouillé quelques secours dans son dénuement; il fut chassé de Rome comme un imposteur et un vagabond. Touchés de tant de malheurs, nous fîmes monter le pauvre homme sur le siége de la calèche. On a le cœur plus content quand on a fait un peu de bien; notre bienfaisance se ressentait de nos caractères; elle n'avait rien de grave ni d'imposant. Cettini me disait que, ne fût-ce que par coquetterie, les femmes devraient toutes être sensibles, assurant qu'il ne m'avait jamais trouvée si belle que dans ce moment. C'était un très aimable et très galant homme que Cettini, et après tant d'années je me plais à rendre cet hommage à son cœur. À la première poste, nous interrogeâmes de nouveau notre voyageur: assurés de tout l'intérêt qu'il méritait, Cettini lui assura son retour jusqu'à Livourne, avec une lettre de passage sur une felouque pour Gênes, et une autre pour un des meilleurs patrons de barque de ce port, tout cela accompagné d'un peu d'argent. Il n'y a rien de flatteur comme les aubergistes; ils sont capables même d'être sensibles pour plaire aux bons voyageurs, c'est-à-dire à ceux qui ont de l'argent. Ils avaient bien excellente opinion de nous, car ils accablèrent aussi de petites générosités notre protégé. Habillé des pieds jusqu'à la tête par mes soins, Lorenzo parut devant nous dans un état d'élégance grossière et de propreté rustique qui nous charma.

C'est à neuf heures du matin que nous étions arrivés à la poste. Nous résolûmes d'attendre la fin de la journée pour nous mettre en route, moment délicieux dans ces belles contrées. Les postes en Italie sont fort mal servies: leur réputation égale celle des hôtelleries d'Espagne; les postillons, naturellement paresseux, l'étaient encore davantage et pour cause: Cettini les payait double pour qu'ils allassent plus lentement. Nous avions bien fait un mille au pas, lorsque nous vîmes au loin, malgré la nuit tombante, un homme qui agitait un mouchoir: ordre immédiat d'arrêter. Nous voyons accourir haletant notre pauvre Lorenzo. Il n'avait pas dit un mot, que tout bas je me disais: il y va pour nous d'un grand danger; Lorenzo vient nous avertir: un bienfait n'est jamais perdu. Je regarde alors notre postillon; sa conscience était sur sa figure et sa figure était affreuse. Lorenzo nous dit: «Six hommes vous ont devancés dans une cariole, je suis surpris qu'ils ne vous aient pas encore rencontrés; je crois le postillon d'intelligence avec eux: mais il faut marcher; je vais me mettre sur le siége.» Lorenzo avait une carabine, Cettini en avait une aussi et deux pistolets. Je m'en charge! m'écriai-je. Mais heureusement la présence d'esprit de notre reconnaissant protégé, une lieue plus loin, près des mines d'un vieux château, nous aperçûmes trois hommes regardant de notre côté, et notre postillon de ralentir ses chevaux. Alors Lorenzo lui ordonne d'une voix foudroyante de prendre le galop, appuyant son ordre de la menace de lui casser les reins d'un coup de carabine. Il obéit, et la peur sembla se communiquer aux pauvres bêtes. Nous dépassâmes avec la rapidité de l'éclair les trois brigands, qui, se voyant découverts, ne firent aucune tentative. À la première poste, le postillon disparut; Cettini fit sa déclaration. Nous prîmes un autre guide; mais nous crûmes, par prudence, devoir faire changer Lorenzo d'itinéraire, et Cettini l'adressa directement à Venise.

Je n'avais pas eu peur pendant le danger; mais après, en me rappelant les horribles figures que nous avions rencontrées, il me prit des tressaillemens qui, pendant plusieurs jours, me revinrent pendant mon sommeil. Nous restâmes quelques jours à Sienne. Toutes, les curiosités qu'elle renferme disparurent devant une autre curiosité plus terrible: le lendemain de notre arrivée, il y eut deux violentes secousses de tremblement de terre. Comment peindre cet effrayant mystère de la nature et tout ce qu'il me fit éprouver!… Il était près de deux heures après midi: une chaleur lourde, un jour triste chargeaient l'atmosphère. Je reposais sur un canapé dans un salon au premier étage, ayant vis-à-vis de moi un énorme trumeau de Venise. J'allais céder à mon accablement, je me soulevais pour poser sur un fauteuil un livre que je tenais encore; tout à coup un bruit épouvantable éclate au-dessus du plafond qu'il ébranle; semblable au craquement des roues d'une voiture qui se brise, la glace s'échappe des crochets dorés qui la soutenaient, et reste suspendue et se balançant; les deux battans de la porte s'ouvrent. Seule, glacée, immobile, je regarde avec un stupide effroi les effets dont la terrible cause cessa si vite que, sans le désordre qui ne l'attestait que trop, j'aurais récusé le témoignage de mes sens. Des cris, des lamentations se font entendre: Cettini s'élance en ce moment vers moi et tombe à mes genoux. À l'instant de la secousse qui causa d'énormes dommages, Cettini se trouvait à l'hôtel-de-ville, sur la place, où la population tout entière s'était précipitée. Occupé de moi seul, il était accouru. Une partie dalla Grande Locunda est tombée. Il me dit ensuite qu'il avait cru à l'aspect de cette scène devenir fou; il faut des secours. Ah, Dieu! je vous ai trouvée ici, s'écria-t-il en m'enlaçant dans ses bras et en me portant jusqu'à son appartement. Tout était tellement confusion dans l'hôtel, qu'on trouva tout naturel qu'il m'enlevât ainsi: les Italiens ont une vivacité d'action qui flatte toujours la vanité d'une femme; je fus ainsi transportée, et malgré ma récente terreur, je ne sentis que le dévouement passionné dont j'étais l'objet. Notre nouveau logement nous rapprochait de la campagne; le lendemain, au jour, nous montâmes à cheval pour aller juger par nous-mêmes des désastres de la veille. Dans ce moment, on nous parla d'un miracle! je désirai beaucoup le vérifier. On nous montra à côté de trois pouces de murs écroulés, un pilier qui, quoiqu'un peu brisé, laissa voir une vierge en plâtre. La tradition du pays était que cette vierge, au moment de la secousse, avait fait un signe, et aussitôt cette secousse avait cessé, tous les murs s'étaient en quelque sorte redressés. J'eus l'air d'être convertie à la foi et à la crédulité, et je donnai à pleines mains des aumônes. Cettini parlait avec émotion, avec enthousiasme, avec d'éloquentes citations d'auteurs; mais il me dit bientôt qu'il avait été élevé chez les Jésuites, et finit par me faire rire aux larmes, en me faisant part de sa haine contre cet ordre célèbre, et pour l'état de prêtre, auquel on l'avait destiné. «À douze ans, me dit-il, j'étais déjà amoureux de la fille de notre jardinier; il y eut une amourette éventée, une scène d'éclat, un des élèves renvoyé. On nous sermonna en masse, on me sermonna surtout en particulier. Un insinuant Mentor m'arracha facilement mon secret alors, me faisant une horrible peinture des plus doux sentimens. À l'aspect des privations, des chaînes et des sermons du séminaire, je pris le courage d'une audacieuse résolution; possédant deux sequins, je me crus riche, j'enlevai Gionettina, et je voulus courir avec ma maîtresse chercher une vie d'amour dans les forêts du Nouveau-Monde, ayant pour lit nuptial les fleurs du printemps et la nature seule pour confidente. Mais Gionettina ne comprenait pas autant que moi cette société de la nature; je perdis deux jours sans la persuader, et le lendemain je fus repris par ma famille et envoyé pour mes péchés chez un vieux curé de Terracine. Au bout de six mois, je parvins encore à m'échapper, et cette fois la chose fut plus sérieuse. Je rencontrai à Livourne un ami de famille; moins qu'elle ami de la contrainte, il m'aida à entrer dans une riche maison de commerce. Je captivai l'intérêt de mon patron, et ce fut l'origine de ma fortune. Me sentant tout-à-fait indigne d'entrer dans les ordres, et respectant assez la religion dans laquelle je suis né pour ne pas la compromettre et l'exposer au scandale, j'ai quitté toute idée de vie contemplative; l'industrie m'a payé de mes labeurs, et une fortune solide, honorablement acquise, en a été la récompense. Depuis trente-deux ans établi à Rome, je suis content, bon citoyen et bon vivant: n'est-il pas vrai, mon aimable amie, que cela vaut mieux que la perspective d'un couvent?»

Nous avions quitté Sienne avec tant de précipitation que ce que nous avions le plus complétement oublié, c'était notre aventure avec le postillon. C'est ici le cas de dire que la justice ne perd jamais ses droits, car nous reçûmes une citation pour déposer devant le magistrat, ce qui nous obligea d'arrêter et de faire de fort ennuyeuses démarches. Cettini était heureusement connu dans le pays, et un de ses correspondans se chargea de les suivre. Cettini, aussi complaisant qu'aimable, consentit à ne plus voyager de nuit pour éviter les brigands, et autant que cela peut-être, les procédures auxquelles ils vous exposent.

CHAPITRE CVI.

Rome.—Lucien Bonaparte.—Les statues de princes Borghèse.—La bulle du pape Pie VII.

Partie avec toute la sécurité de mon heureuse insouciance, comptant d'ailleurs sur Élisa comme sur une Providence terrestre, j'arrivai à Rome sans me tourmenter beaucoup de la mission qui était l'objet de mon voyage. Le bon et honnête général Miollis avait alors le haut commandement des États romains, et certes ce n'est pas un médiocre éloge pour lui d'avoir mérité l'estime et presque la reconnaissance publique d'une ville où il avait eu à exécuter de si sévères mesures.

J'aurais eu grande envie de voir Lucien Bonaparte, qui alors s'était fait à Rome une sorte d'exil volontaire; mais la princesse Élisa m'avait positivement interdit, dans mon audience de congé, d'avoir à Rome le moindre rapport avec son frère, et même de me présenter chez lui. Était-ce désapprobation des opinions que Lucien n'avait pas craint de conserver? était-ce un simple mouvement de cette jalousie des princes qui ne veulent pas que le dévouement qu'on leur porte soit partagé, et que les personnes auxquelles elles font l'honneur d'une certaine confiance, soient exposées par de trop nombreuses relations à laisser pénétrer des confidences?

J'eus beau, à l'aide de quelques mots, provoquer Élisa sur la singulière défense qu'elle m'imposait, je ne pus rien pénétrer, si ce n'est qu'à cet égard la volonté de la duchesse était ferme et très sérieuse.

Je ne crus pas être infidèle à mes instructions, en me contentant de voir quelques personnages de l'intimité de Lucien, et en visitant sa belle villa bâtie sur les ruines de Tusculum. J'aurais aimé à recevoir du cœur d'un ancien ami quelques révélations sur l'espèce de divorce par lequel il avait cru devoir se séparer de toute sa famille. C'était, du reste, une position piquante que cet aîné d'une famille de rois, resté simple citoyen sous le despotisme fraternel, pouvant dire au maître du monde: «À Saint-Cloud, j'ai fait des souverains et n'ai pas voulu l'être;» ayant été consoler ses regrets républicains à Rome, et, sous les abris de ce Tusculum où Cicéron, avant lui, avait soustrait la liberté de ses paroles à la tyrannie d'Octave. Le titre de sénateur, dénomination encore républicaine, était le seul que Lucien avait voulu accepter et porter. L'estime publique l'entourait à Rome; il y faisait beaucoup de bien, encourageait les artistes de tout genre, et ne semblait trouver plaisir au luxe dont il décorait ses jardins, que parce qu'ils devenaient ainsi l'occasion de beaucoup de travail et de bien-être pour les autres. Lucien, qui ne m'avait jamais plu à Paris, gagnait dans mon affection par tout ce qu'on entendait dire, et redoublait mes regrets de la cruelle instruction qu'on m'avait donnée. «Tandis que son frère, me disait un de ses amis, met Charlemagne en action, Lucien le met en poëme; il allie le goût des vers à la passion de l'indépendance; il est resté tribun et académicien, et je suis sûr que la seule privation qu'il sente ici, c'est de ne pouvoir assister aux séances de l'institut; je ne suis pas grand connaisseur dans ces sortes de matières, mais je soutiens que dans une situation si bizarre, les vers du frère de Napoléon sont estimables par le seul fait de leur contraste avec les occupations du reste de sa famille. Qui refuse la couronne de roi mérite bien la palme de poëte.

«—Mais êtes-vous bien sûr que le désintéressement de Lucien soit sincère?

«—Est-ce qu'on est sûr de quelque chose avec le cœur humain; mais je sais au moins que Lucien lit fort peu le Moniteur, et lit beaucoup le Mercure de France. Et moi, voyez-vous, je juge les hommes sur leurs lectures, comme d'autres sur les physionomies. Dis-moi ce que tu lis, et je te dirai ce que tu penses; voilà mon système d'observation morale, et il en vaut bien un autre.

«—L'idée est originale, mais est-elle bien juste? Avec de l'esprit, ne peut-on pas donner le change sur ses intentions par l'arrangement de certaines habitudes? Devrais-je apprendre ce secret de quelques ambitions à un homme d'esprit, qui habite non loin du palais que sut habiter si long-temps Sixte-Quint?

«—Vous direz tout ce que vous voudrez, ma belle dame: quiconque dans ce temps-ci lit ou fait des vers ne peut être réputé ambitieux.

«—Je ne vous dis pas que Lucien soit ambitieux; je le connais, je lui sais l'ame assez haute pour n'avoir point, dans tous les cas, une ambition vulgaire.

«—Vous avez raison; car plusieurs de ses autres intimes prétendent qu'on lui a offert le trône de Portugal, mais qu'il l'a refusé, parce que ce trône eût été trop voisin de celui d'Espagne, dont la grandeur eût éclipsé le sien. Mais ce qui l'empêchera d'être roi, autant que des répugnances que je crois réelles, et des opinions qui, devant moi, ont toujours été positives, c'est qu'il n'a point dans le caractère cette souplesse et cette docilité exigées par Napoléon. Il ne ferait pas de la couronne une commission militaire, une lieutenance commode et facile; il arrangerait la royauté à sa manière, suivant ses idées. Son frère est trop habile pour avoir songé, comme on le dit, à le faire roi de l'Espagne et des Indes. Son ambassade à Madrid avait donné sa mesure de soumission, et il y aurait eu meilleur marché de continuer à avoir affaire avec les souverainetés anciennes.

«—Quoi qu'il en soit, refuser un trône sera toujours une chose peu commune, un orgueil plus original que de l'accepter. Fierté à vouloir, fierté à refuser; l'alternative est toujours honorable pour Lucien.

—Comment vit donc ici ce contempteur des dignités de la terre?

«—Comme un simple particulier qui a des amis, le goût des arts et de l'argent. L'embellissement de son Tusculum et l'éducation de ses enfans, voilà les soins ambitieux du Caton de la famille impériale. Pour compléter cette antique simplicité de mœurs, on ne lui connaît pas d'autre maîtresse que sa femme, que vous avez dû connaître à Paris, sous le nom de mademoiselle Jouberton. Au surplus, venez avec moi voir sa villa.»

Je fus en effet visiter cet admirable séjour. Mon cicerone bienveillant me fit remarquer l'étrange vicissitude de Tusculum, que Cicéron avait tant aimé, qui avait passé ensuite par les jésuites, et qu'avait rendu à la pureté de ses souvenirs un solitaire qui faisait moins contraste avec eux que les révérends pères.

Rome ne m'était point inconnue: Saint-Pierre et Saint-Paul, les autres monumens de la ville éternelle, m'étaient familiers; mais j'étais un peu moins au courant des curieux sites qui l'entourent et des villa magnifiques dont les environs sont peuplés. Après celle de Lucien, j'eus un grand désir de parcourir les plus célèbres; pouvais-je oublier la villa Borghèse? Ce serait le paradis sur la terre qu'une semblable habitation, embellie par tous les arts, qu'abrite une végétation toujours florissante, que colore l'azur d'un si beau ciel. Le dernier prince de la noble famille, propriétaire de ce domaine, en avait fait, en quelque sorte, la maison de plaisance de tous les voyageurs, auxquels une inscription gravée aux portes de son parc disait en gros caractères: «Qui que tu sois, étranger, ne crains ici ni lois, ni défenses, ni reproches; promène-toi où tu voudras, cueille ce que tu voudras, et retire-toi quand tu voudras.» Le prince Borghèse actuel, le beau-frère de Napoléon, n'avait point dérogé à la noble hospitalité de son digne père, de cette hospitalité admirable dans les palais de l'Italie, où l'on semble fier de vous faire partager les délices d'une terre privilégiée et la propriété des chefs-d'œuvre qui la chargent.

Ce qu'il y avait de plus beau et de plus antique dans la villa Borghèse avait été enlevé pour le Muséum de Paris. En même temps que l'Empereur enchaînait quelque nouveau peuple, et faisait quelque nouvelle invasion, conquérant de statues et de tableaux autant que de provinces, il enrichissait la patrie de tout ce qu'offraient de plus précieux et de plus rare les capitales étrangères. Alors on pouvait dire:

Rome n'est plus dans Rome, elle est toute à Paris.

Les propriétés particulières étaient ordinairement soustraites à ces réquisitions scientifiques. Les établissemens et les propriétés publiques étaient ordinairement chargés de composer ce noble butin de la victoire; mais la villa Borghèse, plus riche que bien des capitales, renfermait trop de choses antiques pour ne pas tenter l'avidité de Napoléon. Voici comme on m'expliqua, sur les lieux, la manière qu'avait employée ce dernier pour enrichir notre Musée du Gladiateur de l'Hermaphrodite, et d'autres pièces uniques dans leur genre. Satisfait de la conduite du prince Borghèse dans la campagne de 1806, où il s'était distingué avec le 2e régiment de cuirassiers, l'Empereur le chargea d'une mission importante pour Paris, et lui signa, à titre de gratification, un bon d'un million sur son trésor privé. Quand ces grands personnages se revirent, l'Empereur dit à Borghèse: «Je t'achète tes statues, à combien peux-tu et veux-tu me les passer?

«—Mais, sire, je comptais les garder.

«—Je ne te demande pas si tu as l'intention de les vendre, je te dis que je veux les acheter.»

Le prince Borghèse fit un prix fort élevé de plusieurs millions; l'Empereur rabattit, marchanda, et enfin convint de 18 millions; mais, retirant le don qu'il avait fait quelque temps avant, il dit à son beau-frère: «Tu as déjà reçu un million, cela ne fait plus que dix-sept.» On ajouta à cette curieuse anecdote une foule d'autres circonstances, non moins piquantes, sur le désespoir du prince et sur la lenteur même que le maître suprême apporta dans une liquidation déjà si onéreuse.

Malgré le dépouillement amiable que la villa Borghèse avait subi, je la trouvai encore la plus belle chose du monde, et j'y passai une journée entière avec Cettini qui, en sa qualité de Romain, mettait beaucoup d'amour-propre à exciter les élans de mon admiration. À notre retour, malgré les anciennes répugnances de mon aimable ami contre l'église, nous dînâmes avec plusieurs abbés et même avec un cardinal. La compagnie ne nuisit point à la gaieté des propos. L'église pleurait alors les malheurs de Sion; nos convives pleuraient aussi, malgré les fréquentes libations dans lesquelles ils cherchaient à noyer leur chagrin; leur antique caractère était altéré par les malheurs dont le pape était accablé. J'eus beau protester de mon ignorance en droit canon, et de mon admiration pour celui qu'on osait comparer à Attila, je ne pouvais empêcher nos convives de me prendre à partie, moi chétive, sur l'ingratitude de notre Empereur envers Pie VII, qui oubliait que ce vertueux successeur de saint Pierre avait presque été le premier souverain qui l'eût reconnu.

À Rome il existe une telle liberté dans les mœurs ecclésiastiques, que je tombai dans une méprise fort plaisante par suite de mes légères opinions à ce sujet. Un des champions de la dispute qui avait occupé le dîner avait bien voulu mêler quelques fadeurs pour mon compte à ses philippiques contre mon souverain. Galant en même temps que théologien, il avait parlé avec une singulière facilité d'improvisation sur ma chevelure et sur mes yeux; il m'avait dit, je crois, que mon regard était doux comme un air de Cimarosa. Au moment où ce docteur, moitié poétique, moitié musical, nous quitta, je sentis qu'il me glissait quelque chose. Qu'on juge de ma présomption! je ne doutai pas que ce ne fût un billet doux et quelques vers de la composition d'un prédicateur. J'étais impatiente d'être seule pour juger d'un style galant de si singulière fabrique. Quel fut mon étonnement de trouver, au lieu d'un madrigal, un acte d'excommunication! C'était, hélas! le foudre impuissant que le pauvre Pie VII avait lancé contre Napoléon. Cette pièce faisait grand bruit dans Rome; elle avait réveillé l'intérêt d'une haute infortune, et le clergé cherchait à la répandre comme un effort, ou au moins comme un hommage. La police cependant s'opposait à ce qu'elle se répandît, et la peur nuisait beaucoup à la piété. Je crus donc devoir garder cette copie d'une pièce curieuse, et je la transcris ici en entier.

«PIE VII, PAPE, À L'EMPEREUR DES FRANÇAIS.

«Par l'autorité du Dieu tout-puissant, des saints apôtres Pierre et Paul, et par la nôtre, nous déclarons que vous et tous vos coopérateurs, d'après l'attentat que vous venez de commettre, vous avez encouru l'excommunication dans laquelle (selon la forme de nos bulles apostoliques, qui, dans des occasions semblables, s'affichent dans les lieux accoutumés de cette ville), nous déclarons être tombés tous ceux qui, depuis la dernière invasion violente de cette ville, qui eut lieu le 22 février de l'année dernière, ont commis, soit dans Rome, soit dans l'État ecclésiastique, les attentats contre lesquels nous avons réclamé, non seulement dans le grand nombre de protestations faites par nos secrétaires d'état, qui ont été successivement remplacés, mais encore dans nos allocutions consistoriales des 14 mars et 11 juillet 1808. Nous déclarons également excommuniés tous ceux qui ont été les mandataires, les fauteurs, les conseillers, et quiconque aurait coopéré à l'exécution de ces attentats, ou les aurait commis lui-même.»

J'avais déjà vu beaucoup de choses et beaucoup de monde à Rome; je n'avais oublié qu'une personne dans mes visites, celle qu'on m'avait recommandé de voir. Je veux parler de M. de Norvins, qui était à cette époque commissaire général de police, ayant sous sa direction tous les États romains. M. de Norvins s'y était fait une haute réputation par sa capacité et les services nombreux rendus à la tranquillité publique. Sous son administration, les grandes routes de ces contrées, si fameuses dans les fastes du brigandage, avaient été purgées, et l'on y voyageait avec une sécurité presque française. Le commissaire général de police avait plus fait sous ce rapport que tous les confesseurs de la capitale du monde chrétien. J'avais ordre de la princesse Élisa de me présenter chez M. de Norvins, et de lui montrer une lettre adressée par celle-ci à sa sœur Caroline, reine de Naples. Je me décidai à la visite, et je me rendis en conséquence place de Venise, au palais occupé par le jeune et célèbre magistrat. Mais je fus réduite à admirer la noble architecture de cette demeure délicieuse, sans pouvoir aborder M. de Norvins. On me dit qu'il était absent. J'ignore si ce n'était pas une consigne contre les importuns, mais je ne crus pas devoir insister et mettre en avant le nom de l'auguste personnage qui eût, sans doute, fait ouvrir toutes les portes. Je renouvelai mes visites plusieurs fois, toujours aussi inutilement, et avec la même opiniâtreté de discrétion. M. de Norvins était donc réellement absent, puisqu'il était si invisible. Je rencontrai dans une soirée une jolie petite dame qui parlait à tout propos de cet aimable Français. Je lui demandai, puisqu'elle était si instruite, si l'invisibilité de son admiration était excusable. «Tout est vrai, tout est excusable; il est si occupé, si absorbé de devoirs, que moi je lui pardonne l'absence.» Cette petite Italienne, de la famille de Bentivoglio de Bologne, aimait tant les Français, que la conversation fut longue et aimable entre nous. Rien n'était plaisant comme les plaidoyers de cette nièce d'un cardinal en faveur de notre nation: «Je ne comprends pas, disait-elle, nos gens à vieilles idées, qui regrettent les mendians et les chanteurs de chapelle; de quoi se plaignent-ils? on leur a laissé les confréries. Leurs monsignori répétaient que Napoléon voulait faire mettre Saint-Pierre sur des roulettes, pour orner son Paris de ce beau monument de la grandeur romaine. Eh bien! il n'en a rien été, et cependant à lui rien n'est impossible.» Je félicitais en moi-même M. de Norvins d'une si agréable connaissance, et je regrettai d'autant plus de n'avoir pas fait la sienne, qu'à mon retour à Florence la grande-duchesse me reprocha vivement de n'avoir pas assez insisté, de n'avoir pas écrit à M. de Norvins pour le prévenir de l'intérêt qu'elle attachait à cet entretien.

Tous les voyageurs qui passent par Rome écriraient leurs impressions, qu'il resterait toujours quelque chose à dire d'une ville qui réunit tant de chefs-d'œuvre et tant de misères, les souvenirs de la république et les pratiques de l'église, tous les contrastes de temps, d'opinions et d'hommes, parmi lesquels le plus remarquable est cette tolérance morale d'une ville de religion si sévère. La plus mélancolique pensée qui vint m'assaillir au milieu de mes courses souvent nocturnes fut l'aspect de ce forum désert devenu le marché aux bestiaux, le Poissy des Italiens de Rome, comme on a si bien appelé les Romains d'aujourd'hui. Je me rappelai enfin que je n'étais point venue faire un cours d'antiquités dans la ville des Césars, et je me remis promptement en route pour ma destination diplomatique.

CHAPITRE CVII.

Naples.—Machine infernale.—Salicetti.—Sa famille.

La vue de Naples tirerait de sa rêverie l'Allemand le plus mélancolique, l'Anglais le plus malade. Je n'avais pas besoin de toutes ces merveilles pour être heureuse en approchant de ces beaux lieux; le roulement d'une voiture agit sur moi d'une manière toute puissante, la distraction semble le remède infaillible de toutes mes douleurs. Qu'on juge de l'ivresse qu'elle me cause, quand mon ame tranquille ne porte point avec elle de ces blessures du cœur qui luttent à tout instant contre la magie des beaux spectacles de la nature! Pour la première fois de ma vie, je faisais un voyage qui n'avait pas une grande passion pour mobile. Comme Élisa m'avait donné entière latitude pour ma mission, je restai à Naples, ainsi qu'à Rome, pour voir et pour observer avant de me mettre en mesure d'exécuter mes instructions. Je me rendis néanmoins immédiatement chez le prince Pignatelli, pour lequel j'avais une lettre: j'étais trop bien recommandée pour ne pas recevoir un gracieux accueil. Le général me demanda si je comptais faire un long séjour, qu'il serait heureux de me faciliter tous les moyens de distraction et de plaisir que Naples peut offrir. Sa charge à la cour le rendait en effet l'homme du monde le plus propre à seconder la curiosité d'une voyageuse. Je lui répondis que pour le moment je n'avais rien de mieux à faire qu'à m'amuser, mais que probablement je recevrais de Florence des ordres pour causer plus sérieusement avec lui. Élisa lui avait sans doute écrit secrètement sur mon compte, car ma réception n'eut rien de froid, de glacial et de réservé. Nous causâmes quelque temps, nous échangeâmes quelques renseignemens mutuels sur les cours de Naples et de Florence. Je savais que j'aurais à comparaître devant leurs majestés, et j'étais bien aise de me mettre un peu au courant de la langue du pays, j'entends de la langue de cour, qui demande toujours un peu de truchement.

Pendant que j'étais chez le général Pignatelli, je ne fus pas peu surprise de voir entrer chez lui le baron d'Odeleben, Saxon d'origine, colonel au service de Napoléon, que j'avais rencontré à Rome quelques jours avant. Me voyant en si bonne maison, il me fit bien plus de politesses qu'à notre première rencontre; c'était un de ces hommes qui n'ont dans la tête qu'une idée fixe, celle de la fortune; qui n'estiment les gens qu'autant qu'ils en attendent quelque chose, et qui font en quelque sorte l'addition de vos qualités, de vos défauts, la revue de vos connaissances et l'examen de votre position dans le monde, avant de vous saluer et de vous accueillir: espèces de négocians de salon qui réduisent l'amitié à une règle d'arithmétique, chez lesquels on est à la hausse ou à la baisse suivant l'habit, la fonction ou les emplois qui nous distinguent. Il m'avait déplu à Rome; mais n'ayant pas encore pénétré tout le laid côté de ce caractère, je reçus avec beaucoup de grâce ses politesses plus empressées, que j'avais le bon esprit de n'attribuer qu'au salon de M. de Pignatelli, qui les obtenait bien plus que moi-même. J'acceptai la main du colonel pour descendre, et tout-à-fait revenue de mes préventions et de ma rancune, je ne refusai pas davantage les offres qu'il me fit de m'accompagner dans mes courses.

Nous voilà donc faisant, comme des amis de vingt ans, le plan du reste de notre journée. «Nous avons ici une vie tout à part de la population, me dit mon cavalier; les Français mangent entre eux, car la cuisine napolitaine est détestable, et nullement à la hauteur de la régénération politique qu'on leur a fait subir; mais soyez tranquille, nous allons de ce pas aller contempler le beau spectacle de la mer, et puis nous irons ce soir jouir du beau spectacle de Saint-Charles, ce qu'il y a de mieux enfin dans la nature et dans les arts.» Ah! si j'avais le talent de décrire, je me donnerais en ce moment la volupté du plus magnifique tableau qui se retrace à mon imagination; je me plongerais dans cette mer, devant laquelle je restai deux heures suspendue, semblable dans mon extase à la barque caressée par une rame indolente et nullement impatiente d'arriver au port. Heureusement qu'un baron saxon sait toujours l'heure de son dîner; car, sans son bienveillant avertissement, je serais restée à respirer le bonheur d'une belle soirée sur les rivages enchanteurs où il avait eu l'imprudence de me conduire. Rentrée, grâce à lui, dans des idées plus matérielles, je le suivis à une table fort élégante que tenait la femme d'un employé français, et qu'honorait la présence de tous les gastronomes de la haute administration. Je fus encore là bientôt en pays de connaissance, car il y avait des officiers français. Malgré la tentation de mes souvenirs militaires, je ne me laissai point aller à l'élan de mes admirations belliqueuses, et je me contentai d'être gaie tout juste autant qu'un diplomate; ce que les Français font le plus volontiers après de la galanterie, c'est de la satire: aussi, après les belles princesses de Naples, car à Naples les femmes un peu jolies sont princesses, comme les hommes un peu riches excellences; après, dis-je, les confessions de la vanterie française sur les grandes dames de Naples, venaient les épigrammes sur les grands seigneurs orgueilleux et pauvres qui mangeaient des pois chiches toute l'année, afin de donner une seule fois, dans les trois cent soixante-cinq jours dont elle se compose, une fête dont le mauvais goût encore ne valait pas tant de dépenses.

Le baron d'Odeleben et trois autres personnes de la société, nous nous rendîmes au théâtre de Saint-Charles; j'espérais y apercevoir le roi et la reine, et faire encore du spectacle une étude préparatoire pour mes prochaines entrevues; mais il ne parut dans la loge de leurs majestés que les aides-de-camp de Murat, parmi lesquels je distinguai le général Excelmans et le beau comte de La Vauguyon, dont toute la salle citait les succès, le faste brillant, et dont Murat payait l'amabilité, la bravoure et la noblesse historique avec la magnificence de Louis XIV. D'ailleurs rien de remarquable ne s'offrit à moi dans cette soirée que l'admirable talent de la prima donna, qui obtenait tous les bravos. Les Napolitains, qui, sensibles à la beauté de leur pays, ne voyagent pas, sont cependant de tous les Italiens ceux qui, dans leur fidèle enthousiasme national, cèdent cependant avec le moins de répugnance à quelque admiration pour les talens étrangers. Aussi ne fus-je pas médiocrement surprise, quand je demandai le nom de la cantatrice qui enlevait tous les suffrages de Saint-Charles, d'apprendre que c'était une Française, mademoiselle Colbran, épouse depuis d'un[6] génie européen, qui a fait dans la musique une révolution à peu près semblable à celle que Napoléon a opérée dans l'art de la guerre.

Mon baron saxon me voyant entourée de deux ou trois des cavaliers du dîner, me dit qu'il laissait à l'un de ces messieurs le soin de me reconduire, ou à tous probablement; que, s'il m'était nécessaire, il était disposé à me sacrifier un devoir dont cependant il lui serait agréable de pouvoir s'acquitter. Je fus enchantée de la liberté qu'il sollicitait, car ses complaisances ne m'avaient que médiocrement réconciliée avec lui. Le reste de la soirée se passa à voir des polichinelles; car on sait que Naples en est la vraie patrie, et à prendre dans la rue de Tolède des glaces et des sorbets, objets de la convoitise et du culte des lazzaroni aussi bien que des princes. Je rentrai chez moi assez tard; mais j'avais eu l'esprit remué par tous les spectacles de cette première journée, qu'au lieu de m'endormir, je passai encore plusieurs heures à causer avec une personne qui se trouvait là par hasard, et qui parlait de l'événement arrivé au ministre Salicetti.

Les circonstances en étaient si extraordinaires que je les ai écrites, et je vais les retracer.

Depuis deux ans les Français occupaient le royaume de Naples; Ferdinand, Caroline, la famille royale, quelques officiers de terre et de mer, plusieurs seigneurs et un certain nombre d'hommes obscurs, réfugiés en Sicile, voyaient s'éloigner davantage chaque jour le moment de rentrer dans leur chère Parthénope.

Plusieurs tentatives pour armer les provinces et soulever la capitale avaient échoué, grâce à la vigilance éclairée d'un homme qui dirigeait alors trois ministères; Salicetti était à la fois ministre de la guerre, de la marine et de la police du royaume.

L'ancienne cour avait conservé des intelligences avec Naples. Une correspondance entre la reine Caroline et le marquis Palmieri ayant été saisie, ce serviteur dévoué fut accusé, jugé et mis à mort comme coupable de conspiration contre le gouvernement nouveau.

L'exécution de Palmieri, un moment suspendue par les efforts qui furent faits pour le sauver sur le largo del Castello, excita un vif ressentiment à Palerme, et la perte de Salicetti fut jurée; car il était considéré comme l'auteur de toutes les mesures que prenait le gouvernement du roi Joseph. Mais qui imagina le moyen atroce auquel on eut recours pour anéantir du même coup le ministre, sa famille et ses serviteurs? Il serait téméraire de le dire et surtout de l'affirmer. Les interrogatoires et les procès des misérables qui se chargèrent d'exécuter un si noir attentat ne donnent pas sur la personne qui le conçut des lumières assez vives pour la signaler d'une manière certaine, et la maxime que celui-là doit être considéré comme l'auteur du crime à qui le crime est utile, n'est pas applicable dans une telle circonstance et lorsqu'il faut porter une si grave accusation.

Mais s'il n'existe que des soupçons sur l'inventeur de cette machination infernale, à l'instant même où le complot fut mis à exécution, le nom des agens fut révélé. Ce nom, dans les événemens de 1798, avait acquis une célébrité odieuse.

La voix publique accusait l'apothicaire Viscardi d'avoir si non conçu, du moins offert de mettre à exécution le projet d'empoisonner le pain de munition fabriqué pour les troupes françaises qui se trouvaient dans le royaume de Naples, sous les ordres du général Gouvion-Saint-Cyr. La pharmacie de Viscardi occupait, au rez-de-chaussée, une des ailes de l'hôtel que Salicetti vint habiter. Il avait choisi cet hôtel, parce qu'il n'était séparé du couvent de Saint-Joseph, où les bureaux de la guerre étaient établis, que par une ruelle, appelée Vico-Carminiello; et que, au moyen d'un pont en bois jeté sur le Vico, à la hauteur du premier étage, les communications entre l'habitation du ministre et ses bureaux devenaient promptes et faciles.

La mauvaise réputation de Viscardi, plus encore que les convenances, ne permettait pas de laisser sa boutique ouverte; il reçut ordre d'aller s'établir ailleurs: mais il sollicita, il obtint de longs délais pour son déménagement; on oublia de lui redemander les clefs. Cet oubli devint fatal au ministre: pour s'excuser de cette négligence, Salicetti disait: «J'étais chargé de veiller sur la vie du roi; je ne m'occupais pas de la mienne.

Les fils de Viscardi résidaient en Sicile, où plus d'une fois ils s'étaient chargés d'affreuses missions; ces méchans hommes correspondaient avec leur coupable père; on dit même que, montés sur des barques palermitaines, ils abordaient fréquemment la plage de Chiaja, quartier de Naples où se trouvait l'hôtel de Salicetti. C'est là qu'ils apportèrent dix-huit à vingt livres de poudre anglaise, bien renfermée, bien ficelée dans un réseau de cordes. Cette poudre, au lieu d'être enfouie dans une cave, fut suspendue à une des voûtes de la partie de l'hôtel qu'avait occupée Viscardi: c'est ce qui sauva non seulement une des ailes de cet hôtel, mais les maisons voisines; car, resserrée et placée dans les fondemens, cette quantité de poudre suffisait pour les renverser et les ruiner de fond en comble.

Salicetti passait presque toutes les soirées chez le marquis del Gallo, dont l'hôtel, peu éloigné du sien, n'était également séparé du rivage que par la promenade publique des Tuileries, appelée Villa-Reale. Le temps nécessaire pour faire ce court trajet et monter l'escalier fut calculé; un des fils de Viscardi, caché dans un égoût, d'où il pouvait voir sortir la voiture du ministre et être aperçu de ceux qui, dans le Vico-Carminiello, devaient mettre le feu à la mèche, donna le signal; mais, ainsi qu'au 3 nivôse, l'événement trompa ces cruels calculs et mit en défaut une si criminelle prudence.

M. ***, témoin et acteur dans les scènes de cette terrible nuit, les racontait à peu près en ces termes:

«L'appartement que j'habite n'est élevé que d'environ quatre pieds au-dessus du sol; le factionnaire placé à la porte des bureaux du ministère de la guerre se trouvant sous la fenêtre de ma chambre à coucher, je lui demandai si ce que je venais d'entendre et d'éprouver n'était pas l'effet d'un tremblement de terre. «Je crois plutôt, me dit-il, que c'est l'explosion d'une bombe tirée de la mer.» J'envoyai un domestique chez le portier prendre des informations, puis je revins à ma fenêtre; mais déjà la fumée et la poussière des décombres remplissaient la place. «Voilà de bien mauvaise poudre,» s'écria le factionnaire. Vous savez qu'en effet, lorsque la poudre fait explosion dans les mines elle acquiert une odeur fétide; celle-là était suffocante à tel point que je fus obligé de fermer ma fenêtre. Cette odeur me révéla le crime qui venait d'être commis. Je m'habillai à la hâte et dans l'obscurité. Je sortais, quand Montozon, le secrétaire du ministre, est entré chez moi en chemise et pieds nus: les fenêtres de sa chambre, situées vis-à-vis le lieu de l'explosion, avaient été jetées en dedans et les deux portes renversées. Il avait voulu passer dans l'hôtel de Salicetti; mais les débris, les ruines l'avaient arrêté; revenu sur ses pas, il avait erré pendant quelques momens dans les bureaux sans savoir où aller, sans trouver d'issue; enfin un domestique avait ouvert les portes, il venait pâle, épouvanté, me demander des habits et une chaussure. «J'ai entendu des cris de femme; j'ai vu du feu, des ruines; j'ai débarrassé ce domestique des toiles d'un plafond dans lesquelles il était engagé. Je ne sais ce que c'est, ce que cela signifie. Est-ce un hasard? Est-ce un crime? Il sera arrivé un affreux malheur à M. Salicetti.» Pendant qu'il me tenait ces discours interrompus par un tremblement convulsif, il revêtait à la hâte une capote; nous sortons, nous volons au secours du ministre; la première personne que nous rencontrons, c'est lui, lui que nous croyions mort; jugez de notre joie: elle fut de courte durée. «Mes amis, nous dit Salicetti, ma fille et mon gendre sont sous ces ruines.» Nous entrons dans la cour; il n'y avait point de lumière; presque aussitôt cependant nous voyons paraître le majordome Cipriani, brave et dévoué serviteur, précédé d'un petit aide de cuisine, enfant de treize ans, qui tenait une chandelle allumée, mais qui refusait de nous éclairer, parce que, moins hardi ou plus prudent que nous, il craignait que le reste de l'édifice ne s'écroulât sur notre tête. «Tu as peur de mourir? lui dit Cipriani; «eh bien! je te tue à l'instant si tu ne nous éclaires.» Cipriani monte sur les ruines; il appelle à grands cris: Caroline! Caroline! Caroline! (c'est le nom de madame Lavello); un cri sourd et prolongé se fait entendre. Elle est là! elle est là! dit-il; elle est là! elle est là! répétons-nous au ministre, qui était au pied des ruines. Nous nous mettons aussitôt à l'ouvrage. Nous étions à peu près à dix pieds au-dessus du sol et environ à la moitié de la hauteur des décombres, adossés contre un mur de séparation, resté en partie debout; Montozon, le domestique qu'il avait débarrassé des toiles, Cipriani[7], un soldat de je ne sais quel corps, et moi. Nous commençâmes par rouler en bas les plus grosses pierres et quelques masses de maçonnerie: j'aurais voulu déblayer ainsi tout ce qui était au-dessus; je craignais de ne pouvoir contenir ces masses, car nous manquions de moyens; mais ce travail exigeait deux heures au moins, et, pendant ce temps, madame de Lavello pouvait être suffoquée. Nous l'appelions de moment en moment; elle répondait toujours. Nous lui disions, nous répondions au ministre qui nous interrogeait, des choses qui n'avaient pas trop de sens, mais que nous croyions propres à les encourager. Le soldat, qui voulait nous aider, tirait les morceaux de bois qui se trouvaient engagés dans les décombres, ce qui causait des éboulemens. Je lui en fis deux fois l'observation, il ne m'entendait pas; je le poussai en bas d'un coup de pied: quoique nous ne fussions que cinq travailleurs, il fallait se passer de cet auxiliaire maladroit. De quelques pièces de lambris, de chaises, de traverses, nous formâmes une espèce d'étai contre lequel nous nous appuyâmes de toutes nos forces pour contenir les débris au-dessous desquels nous creusions. Pendant ce temps, Cipriani, qui lui-même avait la poitrine appuyée contre notre frêle rempart de planches, avait déjà trouvé les jambes de madame Lavello. Il redouble d'activité et nous de précautions, mais elles ne purent empêcher qu'au moment où la duchesse sortait de ce tombeau, elle ne fut meurtrie par la chute des pierres. Échevelée, couverte de sang et d'une poussière livide qui la rendait semblable à un cadavre, la bouche pleine de boue et la langue noire, ne pouvant articuler que deux mots: Mon enfant! telle était madame Lavello quand Cipriani la remit entre les bras de son père, et que, portée par tous deux dans la loge du portier, elle fut déposée sur une misérable paillasse, sans draps, sans couverture. Elle éprouvait des douleurs si vives que, malgré elle, ses cris déchirans ajoutaient aux inquiétudes et aux souffrances de son père. Nous étions tous consternés, moi plus que les autres; ces mots, mon enfant! retentissaient sans cesse au fond de mon cœur. Je croyais son fils, âgé de sept mois, écrasé sous les murs; par bonheur, s'étant endormi chez sa grand'mère, la princesse de la Torella, il y était resté. En proférant ces tristes mots, madame Lavello pensait à l'enfant qu'elle portait; elle était alors enceinte de quatre mois. Ses douleurs étaient si aiguës, ses cris si perçans que je crus qu'elle allait expirer, ou au moins faire une fausse couche. Au milieu des plus grands désastres une femme est femme. «Monsieur, m'a-t-elle dit, je serai estropiée; j'ai la jambe cassée.—Madame, c'est un malheur, mais il y a remède: une jambe se raccommode; il pouvait vous arriver pis.» Cependant le ministre me regardait avec inquiétude; j'ai deviné sa pensée: il avait retrouvé sa fille, mais son gendre lui manquait. On nous avait dit qu'il était sauvé, qu'un homme de la maison l'avait emporté dans ses bras; mais personne ne l'avait vu. Je suis sorti; je l'ai trouvé enveloppé dans une mauvaise couverture de soldat, se traînant vers l'hôtel, où il croyait encore sa femme ensevelie. Le moment de leur réunion a été déchirant: tous trois, appuyés sur un méchant grabat, tous trois presque nus, tous trois blessés et confondant dans de tristes embrassemens leur sang qui coulait en abondance. Je vais mourir, criait madame Lavello.—Je veux mourir si elle meurt, disait son mari.—Famille mille infortunée! crime affreux! répétait le ministre. Je me suis presque fâché: «Votre femme ne mourra point, ai-je dit au duc, et vous vivrez pour elle; mais il faut sortir d'ici.—Eh! comment la transporter? nous n'avons rien.» Il fallait du linge pour bander les plaies, et arrêter le sang qui coulait de tant de blessures. La partie du palais occupée par le ministre était restée debout: on a dit à la femme de chambre de la duchesse d'y monter pour prendre le linge nécessaire. Elle n'osait: je lui ai donné, le bras; nous montons, nous prenons tout ce qu'il faut; mais, en sortant de la chambre, la maladroite éteint son flambeau, et nous voilà plongés dans les ténèbres, perdus dans des appartemens que je ne connaissais pas, sur les ruines d'une maison à moitié écroulée. En tâtonnant et cherchant à voir, j'aperçois de la lumière dans une pièce reculée; je me dirige de ce côté; mais au moment où j'allais y mettre le pied, je m'aperçois que cette pièce est défoncée: c'était la chambre de madame Lavello, dont une petite partie du pavé, restée entière contre le mur, soutenait la veilleuse. Je recule promptement, et, après un quart d'heure de recherches, je retrouve enfin l'escalier; mais tout le monde était parti. Le ministre était dans mon lit; son gendre et sa fille avaient été transportés chez la princesse de la Torella. On avait envoyé de tous côtés chercher des médecins et des chirurgiens; ils arrivèrent: de temps en temps on venait dire au ministre que sa fille allait mieux; je n'en croyais rien. Je fus m'en assurer par moi-même aussitôt que les blessures de M. Salicetti furent pansées: «Ne me cachez rien, me dit-il à mon retour; j'ai peu d'espérance; je ne pourrais être insensible à un si grand malheur, mais je me sens assez de force pour le supporter. Nous sommes seuls: ma fille est-elle en danger? est-elle morte?» Je le rassurai; en effet je venais de trouver madame Lavello dans un état de repos, de calme, et même de force que je n'aurais jamais osé espérer. Vous allez en juger par tout ce que je vais vous raconter, et qu'elle m'a dit dans ces premiers momens; mais comme le récit de la duchesse est plus touchant que celui du duc, je commence par lui. «Ma foi, monsieur, je n'ai qu'une idée bien confuse de tout cela. J'étais couché avec ma femme, au bord du lit, du côté où le mur a sauté; il paraît que 'explosion m'a fait sauter aussi, du moins je suis venu pêle-mêle avec les chevrons, les pierres, les plâtras; j'étais dessus, quoique un peu engagé dans tout ce tintamare. Lancé comme un caillou, blessé et à moitié enterré, je dormais, ou peu s'en faut. Un soldat entre pour donner du secours; il voit une figure humaine en chemise, se démenant et probablement grognant; il m'a pris dans ses bras et m'a déposé dans la cour: je m'y suis évanoui. Alors il m'a porté près de la promenade publique, vis-à-vis l'hôtel, à environ cinquante pas de la porte. J'ignore combien de temps j'y suis resté: enfin je revins un peu, sans cependant que mes idées soient très nettes. Je me trouve assis sur une mauvaise chaise, une vieille couverture sur les épaules, du reste nu-pieds, nu-col, tête nue. Diable! diable! qu'est-ce donc que cela signifie? comment suis-je ici? pourquoi y suis-je venu?—Votre palais est écroulé.—Et ma femme, où est-elle?—On ne sait.—On ne sait! J'ai voulu courir à son secours, alors je me suis aperçu que j'étais blessé; j'essaie de marcher, ma jambe droite ne peut me porter; je retombe sur ma chaise, je m'y évanouis, ou peu s'en faut, une seconde fois. Cependant, ayant repris assez promptement mes sens, j'ai prié, j'ai conjuré les soldats qui m'entouraient de courir au secours de ma Caroline; ils m'ont quitté. Resté seul, dévoré d'impatience, d'inquiétude, j'ai vaincu la faiblesse, la douleur; je me suis traîné vers le lieu où je croyais ma femme ensevelie; je voulais y recourir aussi; dans ce moment vous m'avez rencontré, et vous savez le reste. Diable! diable! voilà une terrible nuit.»

Il y avait à peu près une heure que madame Lavello était dans son lit; le premier appareil venait d'être posé sur les blessures; elle ne pouvait faire le moindre mouvement; mais ses nerfs, engourdis encore par la violente commotion qu'elle avait éprouvée, la laissaient dans une espèce d'état de tranquillité. Les douleurs assoupies ne s'étaient point encore réveillées; sa figure, calme et tout-à-fait remise, n'était rembrunie que par une légère teinte d'inquiétude à peine perceptible et comme fondue dans l'expression générale de résignation qui semblait reposer tous ses traits. Elle m'a dit en m'apercevant, du ton le plus touchant et le plus doux:

«Ô monsieur! que je plains ceux qui n'ont pas de religion! qui ne croient point à une autre vie! Cette religion consolante m'a soutenue quand l'espérance de revoir la lumière était éteinte dans mon cœur. Il m'arrive souvent de faire des songes pénibles: tombée avec mon lit, qui m'a portée et garantie, je croyais rêver; le bruit que j'avais entendu, la secousse que je venais d'éprouver, tout m'a paru l'effet d'une imagination mélancolique, et j'ai essayé de continuer à dormir. Cependant, quelques parcelles de décombres m'étant tombées sur le visage, j'y ai porté la main, et, sans être bien certaine d'être éveillée, j'ai appelé mon mari; j'ai cherché à le toucher, il ne m'a pas répondu. J'ai étendu le bras, ma main n'a rencontré qu'un corps froid et lisse qui m'enveloppait de toutes parts comme le couvercle d'un tombeau: c'était le pavé de ma chambre. J'ai alors reconnu la vérité et mon malheur, que j'ai attribué non aux hommes, mais à un tremblement de terre; ma mémoire m'a offert aussitôt la tragique histoire de la princesse Gérace, morte en Calabre sous les ruines de son palais; je finis comme elle, me suis-je dit; sans doute mon père, mon mari, mon enfant, ont le même sort; c'est un naufrage général; et j'ai trouvé quelque consolation à mourir avec les miens. Je me suis rappelé, avec une véritable joie, qu'avant de me mettre au lit j'avais fait ma prière; je l'ai renouvelée pour moi, pour mon père, pour mon mari, avec toute la ferveur d'une ame religieuse devant qui toutes les illusions de la vie viennent de s'évanouir, et qui se croit au moment de paraître devant Dieu. Alors je me suis abandonnée à sa justice, et j'ai attendu ma dernière heure. J'étais depuis quelques instans dans cette situation calme et résignée, quand la voix de mon père est parvenue jusqu'à moi; j'ai cherché aussitôt à me faire entendre: j'ai appelé; puis je me suis tue pour écouter. J'ai entendu très distinctement mon père prononcer le nom de Cipriani, fortement et à plusieurs reprises. Je n'ai pu distinguer si sa voix partait de dessus les décombres; je l'ai cru dans la même situation que moi, et pour ne pas détourner l'attention de ceux qui auraient pu le secourir ou partager leurs efforts, j'ai cessé d'appeler; j'ai répondu seulement quand j'ai distingué mon nom, et que j'ai reconnu que c'était de moi dont on s'occupait: vous savez tout ce qui est arrivé ensuite.»

«Madame Lavello a peut-être mis dans son discours un peu plus de désordre; mais je vous en rends le sens; et à peu près toutes les paroles, car elles m'ont frappé; malheureusement je ne puis vous rendre le ton touchant dont tout cela a été dit: j'en étais pénétré.

«Il y avait près de dix minutes que le ministre était rentré chez lui quand la machine infernale a fait explosion. Il était seul dans sa chambre, et à moitié déshabillé; croyant, comme nous tous, que c'était l'effet d'un tremblement de terre, il a couru ouvrir les portes des appartemens qui donnent sur le jardin, afin qu'on pût se sauver; puis il est rentré pour avertir sa fille et son gendre. En traversant un corridor étroit pour arriver à l'escalier qui de ses appartemens conduisait à ceux occupés par madame Lavello, il a trouvé ce corridor rempli de fumée de poudre, et cette fumée lui a comme à moi révélé le crime: il a monté rapidement, et d'abord a rencontré un valet par qui il s'est fait éclairer; mais à peine tous deux sont entrés dans la pièce qui précède la chambre de madame Lavello, que leur poids fait écrouler le pavé; ils tombent perpendiculairement du second étage au-dessus de l'entresol. Le valet a eu une jambe cassée; le ministre, la joue et une jambe déchirées. Cipriani est venu l'aider à se dégager des décombres. Il est remonté aussitôt de l'autre côté, pour s'assurer si sa fille était rentrée; il espérait qu'elle serait encore avec sa grand'mère, chez laquelle elle restait quelquefois plus tard; mais il a appris de ses femmes que depuis une demi-heure la duchesse et son mari étaient couchés. Alors le ministre est redescendu dans l'état que vous pouvez imaginer. Je viens de vous dire tout ce qui s'est passé après cette chute, et jusqu'au moment où nous avons tous abandonné ce lieu de désolation. Deux domestiques attendaient dans la première antichambre le retour du ministre; quelques secondes après son passage dans cette pièce, l'un d'eux en est sorti pour boire un verre d'eau sucrée dans celle sous laquelle la machine infernale était placée: il a été tué; l'autre en a été quitte pour la peur. Le second devait se sauver; le premier devait mourir, diront les fatalistes: c'est le seul homme qui ait péri dans cette catastrophe.

«La duchesse Lavello a boité tout le temps de sa grossesse; elle est accouchée d'une petite fille bien constituée, mais dont les traits doux et agréables sont empreints d'une mélancolie profonde. Salicetti n'a pas survécu deux ans à cette nuit fatale.»

CHAPITRE CVIII.

Séjour à Naples.—Romilda, anecdote napolitaine.

J'ai toujours eu le goût de ces courses libres et solitaires où, sans projet arrêté, le hasard seul est chargé de l'intérêt de la journée; il m'a presque toujours bien servie, et mon imagination est singulièrement propre à profiter de ces rencontres. Mais la découverte qu'il me fit faire à Naples, et que je vais rapporter, peut s'appeler une bonne fortune du sort, puisqu'elle se rattache au souvenir d'un homme cher à la France et à mon cœur, à la mémoire du général Championnet. Les ruines et les antiquités sont rares dans l'intérieur de Naples, quoique cette ville soit plus ancienne que Rome. Cependant il y a beaucoup de choses à admirer. Les bords de la mer, couronnés de collines délicieuses, m'attiraient de préférence. Un jour que pour jouir mieux du coup d'œil, je m'étais avancée jusqu'au pied du rocher taillé dans le roc, assise sur l'un des bancs pratiqués dans le large chemin circulaire, je vis non loin de moi une femme à genoux, priant avec ferveur, par intervalle regardant une des fenêtres du fort qui donnait sur la mer, et à chaque regard essuyant une larme et étouffant un soupir. Son attitude ne me surprit point, dans un pays où le peuple s'agenouille devant les images des saints, au coin des rues, comme en France on s'incline sur les marches des autels. Mais elle pleurait, et par là elle devenait intéressante. «Qui pleure aime, me disais-je; peut-être cette jeune femme est-elle tournée vers un ami, un époux, un frère, que cachent les cruelles murailles du fort Saint-Elme.» Rapide pensée qui lui valut toute ma compassion et mon ardent désir de la consoler. J'approche avec discrétion, adressant à l'inconnue la parole en italien. Aussitôt la confiance s'établit, d'autant plus que cette femme jeune, belle encore, n'appartenait pas à la classe dégradée du peuple napolitain, mais à une famille de Sienne. «Quel est l'objet de votre tendresse, privé de sa liberté? Pour qui répandez-vous des pleurs?—Non son per me queste lagrime piango io per ben passate venture[8]!» Ce fut toujours pour moi un ravissement d'entendre les sons purs de la belle langue que mon père prononçait et m'apprit à accentuer comme le Tasse. Cette douce surprise influa tellement sur ma prévention pour cette femme, que son récit touchant semble encore retentir près de mon cœur. Le temps n'a pu l'affaiblir. Bien souvent je répands encore des larmes au souvenir des malheurs de Romilda et d'Albert. Antonia (nom de la Siennoise) me dit: «Vous voyez cette triste fenêtre, madame, en m'indiquant le fort, eh bien! c'est là que s'adressent mes larmes, à deux amans qui y comptèrent les heures d'une réclusion, d'une affreuse agonie. Albert, beau de jeunesse, beau de noble dévouement et d'amour, y trouva la mort; et Romilda, sa digne amie, y vécut dans les larmes, y serait morte comme son fiancé, si la victoire n'y eût conduit un héros généreux, un Français, pour briser d'odieuses chaînes. Si vous voulez verser des pleurs, écoutez-moi alors se lei vuol lagrimar m'ascolta!» et elle commença de la manière suivante son récit:

«À l'époque où des cris de liberté s'étendirent des bords de la Seine jusqu'au pied du Vésuve, la noble famille Durazzo fut accusée, sous l'ancien gouvernement, d'intelligence avec les Français. Le père, les deux frères de Romilda subirent les rigueurs d'un jugement militaire. Au jour heureux où l'opulence étendait son voile d'or sur l'heureuse enfance de Romilda, elle regardait comme un troisième frère le jeune Albert, orphelin et héritier du duc del Strati. Dès l'âge de douze ans, se joignit à l'amitié fraternelle un sentiment plus vif; à dix-sept, Romilda fut solennellement fiancée au noble orphelin dont son père était le tuteur. L'affreuse catastrophe qui frappa cette famille eût, par une lâche frayeur, éloigné un homme ordinaire; elle devint un nouveau lien pour Albert, et les larmes du désespoir devinrent un nouveau gage d'amour. Devenir l'appui de la veuve et de l'orpheline, dont il avait défendu l'époux et les frères avec une énergie que ne lui pardonna point un gouvernement faible et par conséquent persécuteur, telle fut la conduite du généreux Albert. Mais bientôt un ami vient l'avertir que sa liberté et peut-être ses jours étaient menacés. À cet avis cruel, la mère de Romilda, déjà accablée de désespoir, s'abandonna à toute sa douleur, et le soir même on la trouva sans vie au lieu où avaient péri son époux et ses deux fils. Romilda, privée de tous les siens, se vit encore ravir son amant. Albert fut conduit au fort Saint-Elme, pour y subir une détention perpétuelle. Romilda, restée seule, fut bientôt frappée de cet abandon qui s'attache surtout aux victimes de la politique. Elle passait les longues heures du délaissement à verser des larmes qui, hélas! n'attiraient même pas les regards de la pitié, et à s'occuper des moyens de communiquer avec Albert. Chez les femmes, la douleur est ingénieuse, surtout lorsqu'il s'agit d'adoucir les maux de ce qu'on aime. Romilda, de tout ce qui faisait le charme de ses jours heureux, n'avait conservé que deux pigeons apprivoisés, don de son plus jeune frère, ces charmans emblèmes de la tendresse fidèle lui devinrent plus chers encore, du moment qu'elle conçut l'espérance d'en faire les interprètes de sa douleur et les messagers consolateurs de sa séparation. Les dépouilles mortelles des parens de l'infortunée avaient été déposées loin du Campo Santo, vers les bords de la mer. Une des tours du fort Saint-Elme avait une fenêtre de ce côté. Une nuit que Romilda, assise au milieu des quatre croix qui marquaient la sépulture des siens, élevait au ciel des regards qui demandaient vengeance et pitié, qu'elle étendait ses bras affaiblis vers cette tour qui renfermait, comme dans une cinquième tombe, le seul objet qui la retenait sur la terre, elle vit distinctement quelque chose de blanc s'agiter aux barreaux. Aussitôt elle détache le mantzara qui l'enveloppe, et le signal répond au signal. C'est lui! ô ciel, tu nous prends en pitié! C'est lui, c'est mon Albert! s'écria l'infortunée. Il fallait les yeux du cœur, d'un cœur tendre et passionné, pour reconnaître à cette distance et le signal et la main qui le donnait. Aussi Romilda ne se trompait pas. Sûre d'être vue d'Albert, elle ne venait plus que pour l'espoir d'adoucir la pénible captivité de son ami. Chaque jour, le soleil en dorant de ses feux le cap Minerve, trouvait la jeune orpheline sur la route du champ du repos, pressant doucement sur son sein les deux blanches colombes, souvenir d'amitié fraternelle, seules confidentes de l'amour malheureux, dans les longues heures de ces jours qu'il lui fallut passer à dresser ces messagers ailés; quelquefois à la vue de cette jeune et belle personne paraissant s'incliner vers la tombe où dormaient tous les siens, des passans attendris lui dirent: «Pauvre Romilda! comment pouvez-vous résister à cette vie toute de douleur et de regrets?—Parce que je suis nécessaire encore au bonheur d'un être plus malheureux que moi, répondait la jeune fille, et qu'il faut savoir porter son fardeau.»

«Tant de malheurs furent adoucis. La première lettre qui fut suivie d'une réponse créa pour les deux amans une existence nouvelle. Ils se voyaient de bien loin, mais ils se voyaient, et l'avenir, qui avait semblé fermé pour eux, commençait à se rouvrir… L'espoir de briser les fers d'Albert ranimait les forces de sa jeune amie… Oh! comme elle aimait ses colombes fidèles! Quel soin elle prodiguait à ses oiseaux chéris! De quel regard d'amour elle suivait leur vol rapide, lorsque sa main caressante avait placé sous l'aile discrète les confidences de son cœur! Alors à genoux sur la tombe de son jeune frère, embrassant d'un coup d'œil toutes ses pertes, l'infortunée Romilda s'écriait en pressant son sein contre le signe rédempteur. «Ames des miens, ames bienheureuses de ceux que j'ai tant chéris, veillez sur ceux que vous avez bénis à vos derniers instans.» Un jour une des colombes revint plus tôt que de coutume; déjà la main de Romilda avait détaché le papier, déjà elle dévorait en idée le billet qu'elle croyait une réponse de son amant; c'était son billet à elle. La fenêtre hospitalière ne s'était pas ouverte.—Albert, qui avait caché ses souffrances à son amie, venait d'y succomber. Munie des titres qui attestaient tout ce qu'elle avait à regretter, Romilda osa se présenter au chef du conseil qui avait condamné son père et ses deux frères à la mort, et son amant à une prison devenue son tombeau. «Je suis, lui dit-elle, la fille et tout ce qui reste de la noble famille Durazzo, la fiancée et la veuve du duc de Strati. J'espérais le délivrer, et fuir avec lui nos communs tyrans, mais il est dans ma destinée de pleurer tous ceux qui me furent chers. Vous qui avez causé tous mes maux, exaucez le seul vœu que la malheureuse Romilda peut former encore. Que je puisse pleurer et mourir dans le lieu où mourut mon Albert… J'avais besoin d'être libre tant que j'ai conservé l'espoir de l'arracher de votre tyrannie; il n'est plus, laissez-moi le remplacer. Après m'avoir tout ôté, je croirai que vous m'avez tout rendu, si vous exaucez ce vœu d'une bouche mourante…» Le barbau fit un signe, et la prison d'Albert devint celle de Romilda. C'est là qu'à quinze ans ses jours s'éteignirent dans les larmes, assise à cette fenêtre où elle avait reçu son amant, et d'où elle ne voyait plus que les tombeaux de sa famille. Lorsque les Français vinrent planter la bannière tricolore sur les murs de Parthénope, le nouveau gouvernement prit Romilda sous son égide; il voulut lui rendre tous ses biens et lui rendre tous ceux d'Albert dont on lui donna le nom. Elle refusa la fortune. «Ils sont là, disait la noble affligée, en montrant les fosses: ce gazon, où mes pleurs arrosent les fleurs du deuil, me sépare moins de ces restes chéris que le marbre dont on les couvrait.» Romilda n'accepta de ses protecteurs qu'un asile moins lugubre. Elle s'y éteignit, peu avant que le général Championnet fût rappelé et partît pour Paris. C'est lui qui fut son zélé protecteur et son ami. L'avant-veille de la mort de l'infortunée Napolitaine, un orage terrible éclata sur son humble demeure, dévasta ses fleurs, sa volière, et frappa une de ses colombes chéries. «Vous le voyez, disait-elle au général Championnet, la foudre me cherche partout où je me réfugie. Ah! pour moi le repos n'existera que dans la tombe.»

«Romilda y reposa au milieu des siens. Le temps a détruit les croix, la mer a envahi les tombes, mais les malheurs de Romilda et d'Albert ne sont pas oubliés, me dit celle qui m'avait fait ce touchant récit. Elle ajouta, avec cette superstition du cœur que donnent aux femmes les sentimens tendres et les douleurs amères: Aux jours anniversaires de tant de morts réunis, on voit de blanches colombes raser de leurs ailes argentées la fenêtre du fort Saint-Elme et les vagues qui couvrent le lieu de la sépulture; on entend comme un gémissement dans leurs tristes ondulations; un cri de plaintes, un écho de douleurs répète alors les noms d'Albert et de Romilda.»

CHAPITRE CIX.

Voyage à Caserte.—Audience de la reine.—Détails intérieurs.

Depuis plus d'une semaine je respirais le doux air de Naples; mes jours étaient transportés dans des promenades et des rêveries charmantes; heureuse, sans soucis d'affaires, sans inquiétude de cœur, sans aucune de ces pensées vulgaires qui avec le sommeil dévorent les trois quarts de l'existence, je me laissais vivre, état délicieux de l'ame qui se compose tout à la fois de paresse et de méditation, de souvenir et d'oubli, d'impressions terrestres et de pensées divines. Un paquet, qui me fut remis par le prince Pignatelli, me rappela au but de mon voyage, et à toute la gravité de ma mission.

La grande-duchesse m'envoyait une lettre de sa main pour Caroline, une pour Joachim, me recommandant de me présenter à part chez sa sœur et chez son beau-frère, d'attendre l'effet de leur bienveillance et de leur accueil avant de m'ouvrir et de me laisser aller à la séduction de causerie qu'elle voulait bien me reconnaître. «Voyez Pignatelli, voyez Rosetti: dites un quart de vérité au second, et au premier la vérité presque entière; qu'il soit, au besoin, le conseiller de vos démarches, l'auxiliaire de tous les moyens que vous aurez à employer. Rien ne presse; mettez le temps à vos affaires, dépensez de l'argent, ayez l'air d'être bien insouciante, bien distraite, bien inoccupée; soyez bien vous-même: pour la première fois, votre caractère ne sera point un obstacle à vos succès.»

Pignatelli me pressa de faire usage de la protection que la princesse Élisa m'accordait. Quant au roi, me dit-il, je me charge de vous présenter à S. M., et de vous y conduire moi-même avant le conseil. Mettez-vous à ce bureau, faites à la reine la demande d'une audience particulière; elle lui sera remise aujourd'hui, et je ferai tenir à votre hôtel la réponse probablement avant ce soir.» Dès le soir, en effet, je trouvai chez moi un mot du secrétaire des commandemens, et je remarquai avec plaisir cette exactitude et cette attention dont les subalternes devraient toujours donner le mérite à leurs souverains, car elles leur sont comptées par la bienveillance publique comme des vertus.

Le colonel d'Obedelen me donnait le bras quand je rentrai; et, comme je trouvais plaisir à voir son épine dorsale se courber devant les apparences de la faveur et les prestiges du pouvoir, je ne manquais jamais à ses yeux de me donner de l'importance par le récit de mes relations et l'étalage de mes amitiés politiques, toujours cependant sans lui rien dire de positif, le désespérant par des paroles qui avaient l'air de vouloir être des aveux, et qui s'arrêtaient justement à la réticence. On m'annonça qu'un valet de pied avait apporté une lettre du château: là-dessus, je pris ma dignité, et je jetai ces mots à la tête de mon adorateur par ambition: «Je sais… C'est la reine qui m'écrit.» Obedelen mourait d'envie de rester pour en savoir plus long; mais, «vous voyez, colonel, ceci ne se remet ni ne se communique: à demain donc» me valut le salut le plus humblement respectueux qu'ait jamais fait un solliciteur ministériel. Je le laissai aller rêver toute la nuit à ce grave intérêt, qui était tout naïvement une simple réponse. Je sentis alors, en réfléchissant, que la connaissance du colonel était une infraction à mes promesses, et que je devais la restreindre. Mon audience était indiquée pour le lendemain, à la royale maison de plaisance de Caserte.

J'avais vu Caserte en revenant de Rome. On y arrive par des routes ornées de myrtes, d'orangers et de mille objets plus délicieux les uns que les autres. Avant de me mettre en route, je procédai à ma toilette avec un désir bien ambitieux de plaire à la reine. Élisa m'avait dit quelquefois que rien ne m'allait aussi bien que le noir: j'espérais sous le même costume obtenir la même bienveillance auprès de Caroline. Je le pris, et m'acheminai fièrement vers Caserte. En arrivant, on me proposa de faire un tour dans les délicieux jardins de la résidence royale, en attendant que la reine eût fini sa toilette; ce que j'acceptai avec d'autant plus de plaisir, que je n'étais pas fâchée de méditer un peu les louanges ou les réflexions que ce grave entretien pourrait m'obliger à improviser.

Je comparus enfin au lever de Caroline, non pas à un lever de grande cérémonie, car je la trouvai seule. M. Baudus, gouverneur des enfans, sortait de chez elle avec le prince Achille, héritier présomptif de la couronne. La reine, tout en reconduisant son fils, était entrée dans le salon où j'attendais mon introduction, et où mon introduction se fit par un mot de la souveraine elle-même, qui me dit: «Venez, madame, avec nous faire un tour de promenade; vous êtes ici comme à Florence, de l'intimité.» Rien n'égalait un sourire de Caroline. Le matin est la véritable épreuve d'une femme, même quand elle est reine. La reine Caroline me parut délicieuse, malgré l'heure. Moins parfaitement belle que sa sœur Pauline, elle avait dans la physionomie une grâce, une mobilité, une expression, qui donnaient à sa jolie tête cet air de gaze des élégantes et vaporeuses miniatures d'Isabey. Sous sa petite mine délicieuse et mignonne, sur cette jolie figure de camée respirait avec la grâce une fierté qui la rendait plus piquante; un sourire malin et presque profond accompagnait ses paroles. Tout en elle semblait pétri par les Grâces et animé par l'esprit. Elle possédait toutes les hautes qualités de sa haute destinée: elle l'a remplie comme reine, comme sœur et comme épouse, aux jours de l'adversité, et de manière à mériter l'estime de ceux mêmes dont elle n'avait pas conquis l'amour.

J'avais fait un pas respectueux à l'apparition de la souveraine. Elle me regarda en souriant, et avec un ton de femme à femme, que toutes les sœurs de Napoléon savaient prendre à propos; elle me dit: «Vous avez un peu attendu, mais aussi convenez que vous êtes très matinale: dès quatre heures vous étiez debout devant le beau spectacle de la mer de Naples réfléchissant les feux du Vésuve, et dès neuf heures vous avez fait le voyage de Caserte. On n'a point tort de vous confier des expéditions importantes: se lever de bonne heure est presque une vertu.» Je restai stupéfaite de voir la reine si bien instruite de ma vie, de mes démarches et de mes allures. Elle sourit encore à mon embarras, non point avec la malice qui veut intimider, mais avec la finesse qui devine et la grâce qui approuve.

«—V. M. sait que j'ai peu dormi, mais elle ne peut en être surprise: il s'agissait d'être bientôt en présence de la sœur chérie de Napoléon. Je suis donc ici l'objet d'une observation bien prompte!

«—Comme toute personne qui arrive. On croit surtout servir les princes par l'excès des investigations; car la connaissance de tous ces faits n'a été provoquée par aucun ordre, et est en quelque sorte un acte de surveillance gratuite et de bonne volonté. Je vous avoue même qu'à la nouvelle de toutes ces révélations, j'ai craint que votre tête, que je sais un peu singulière, ne prît fort mal ces attentions, et ne vous fît reprendre la route de Toscane sans m'avoir vue.»

Pendant ce petit discours, j'avais repris toute ma liberté d'esprit, et je répondis à la reine que la confiance et la faveur d'une honorable familiarité m'étaient trop précieuses pour que je me privasse du bonheur dont je jouissais dans le moment. Regarder Caroline eût suffi pour donner de la vérité à l'expression de ces sentimens, tant Caroline, élevée loin du trône, avait naturellement les qualités qui l'honorent!

«La grande-duchesse, reprit la reine, notre Élisa, est aimée en Toscane.

—«Comme elle mérite de l'être.

—«Et s'amuse-t-on à sa cour? est-elle brillante, riche en nobles et beaux courtisans? quelques uns sont-ils préférés? Des haines, des propos, n'est-ce pas?

«—La cour de Toscane est comme toutes les cours.

«—Et vous ne cachez rien à Élisa? Vous lui dites tout ce qu'il lui importe de savoir?

«—Oui, ce qui intéresse sa personne seulement, ce qui dans ses habitudes fait jaser.

«—Ce qui fait jaser? Et quels sont les objets de ces conversations malignes?

«—Tout ce qu'il y a de plus simple: une course, un mot dit dans un bal, la moindre bienveillance accordée par la princesse à une personne que le hasard ou l'amabilité rapproche d'elle. Ne faut-il pas que les grands de la terre paient contribution aux oisifs? Élisa fournissait outre mesure à cet impôt des grandes villes, en sortant seule en phaéton avec le beau comte Cereni.

«—Et vous avez eu le courage de l'avertir?

«—Sans doute, et en mettant les points et les virgules à mes avertissemens, parce qu'à Florence on est méchant ou bête, et que rien ne se propage avec autant de facilité que les suppositions de la méchanceté haineuse et de la bêtise malveillante.

«—Vous avez bien raison: en fait d'épigrammes et de calomnies, jamais la crédulité publique n'hésite; pour elle l'apparence devient toujours une certitude.» Puis, avec un air de distraction, Caroline ajouta: Et il est fort bien ce comte Cereni.

«—Si bien, qu'il m'a fallu voir le roi Joachim pour ne pas proclamer le comte le plus bel homme de l'Europe.

«—La flatterie est ingénieuse, délicate…, et ne me rend que plus claire la nature des observations que vous avez l'occasion d'adresser à ma sœur.»

Ici nous fûmes interrompues par l'entrée subite d'une dame pour accompagner, dont l'intimité devait être bien grande, puisqu'elle ne craignait pas d'interrompre. Il est vrai que le motif était grave: elle venait de recevoir une caisse de modes arrivée de Paris par courrier extraordinaire, en même temps que des instructions nouvelles et plus sévères sur le blocus continental. Voici la reine qui, sans contrainte, sans grimaces de grandeur et me traitant comme une amie, comme une femme, étale elle-même les robes, les chapeaux, les garnitures qui embelliront encore sa beauté. «Et ma sœur, me disait-elle, quelle couleur lui sied le mieux maintenant? Vous voyez bien ce négligé, c'est une attention de mon frère; entre deux victoires il pense encore à ces gracieusetés-là… N'est-ce pas qu'on peut être un très grand homme avec des qualités privées?» Et moi de répondre: «La famille de Napoléon nous a habitués à rencontrer en elle toutes les choses les plus opposées, le génie du grand et le goût du simple, des contrastes qui sont admirables.» Puis, entremêlant très adroitement le sérieux au frivole, la reine ajoutait: «Il faut frapper le peuple, éblouir la foule. Les souverains auraient tort de négliger la parure: on leur en sait gré comme d'une marque de respect pour les spectateurs. Et Cereni se met-il bien?

«—Comme un homme qui aurait besoin de ce secours, et qui, sans beaucoup d'esprit, se rend compte de toutes les illusions que la toilette peut produire.

«—Il est ici, car je sais tout, moi; et avant les envois de ma marchande de modes, j'avais lu mon rapport ou mes rapports de la journée. On peut tout vous montrer à vous, Madame, confesseur d'une souveraine: lisez.

«Si S. M. a entretenu le roi de mon dernier rapport, j'espère qu'elle lui aura caché la source de ses connaissances. Il faut que le roi sache les choses, mais il ne faut pas qu'il sache les noms. La discrétion est sacrée de haut en bas, mais il est nécessaire au service de S. M. que le secret se garde aussi de bas en haut. Le roi serait jaloux des renseignemens qu'on nous communique au lieu de les lui apporter; cela est surtout bien important en ce qui concerne les relations avec l'ambassadeur de France. On a dit hier, au cercle de M. le baron Durand, que l'empereur et roi avait écrit une lettre à cheval au roi Joachim; que S. M. paraissait depuis quelques jours fort mécontente. On a remarqué, par suite de ces bruits, que le roi et la reine n'avaient point été ensemble au grand théâtre.

«—On voit beaucoup dans les promenades une dame de Florence; elle a de fréquentes relations avec le colonel d'Obedelen. On ne sait pas trop ce que ce dernier fait à Naples; vient-il grossir le nombre pourtant déjà bien assez considérable des agens français? Les officiers le voient d'un mauvais œil.

«—La dame de Florence travaille très avant dans la nuit; on prétend à son hôtel qu'elle n'a pas quitté la terrasse de la soirée.

«—On a encore arrêté sur les côtes deux barques montées par des matelots français; ils venaient de jeter sur le rivage une énorme quantité de denrées coloniales. Le capitaine a montré une licence revêtue d'un paraphe du gouvernement français. On a relâché immédiatement les délinquans sur le port, où beaucoup de peuple était assemblé: cette scène a occasioné force murmures. Puisqu'on force notre bon roi Joachim, s'écriaient des voix robustes, à rendre son peuple malheureux par la ruine du commerce et par le maudit blocus continental, on devrait au moins respecter les lois qu'on lui impose. Chiens de Français! ils veulent non seulement nous empêcher de gagner notre vie, mais ils viennent faire la contrebande avec privilége: elle ne leur coûte pas même, comme à nous, un coup de fusil. La colère, la rage du peuple était à son comble; le tumulte a fini, ainsi qu'il finit d'ordinaire, par la présence de la force armée; mais l'habitude de se frotter aux baïonnettes pourrait bien, à la longue, donner à nos lazzaroni le courage de les braver.

«—La princesse dont Sa Majesté a remarqué l'absence au cercle d'hier, a été rencontrée à Bahia avec le beau comte ***, dont le roi s'est également plaint ce matin pour cause d'inexactitude.

«—Monseigneur l'archevêque reçoit beaucoup depuis quelques jours un marchand de Palerme, qui lui a remis une boîte de la part de Ferdinand. On ne fait pas de cadeaux à ceux qui ne nous rendent pas de services.

«—Le baron *** a encore perdu hier une somme considérable au Pharaon.

«—Il circule depuis quelques jours une caricature que je n'ai pu me procurer; ce que je sais, c'est que c'est une grossière insulte à toute la famille impériale. Les marionnettes de la rue de Tolède sont depuis quelques jours l'objet d'une fureur plus active. Les allusions pourtant ne m'ont pas frappée; ce qu'il y a de certain, c'est que le vieux polichinel pense fort mal. Il était très lié avec le feu roi, c'est-à-dire avec le roi qui réside en face, et qui lui faisait donner de bonnes gratifications quand il l'avait amusé.

«—On répand le bruit qu'il arrive ici des troupes françaises. Les passe-ports sont visités avec une incroyable surveillance sur les frontières. Il y a méfiance et désaccord entre les cours de Naples et de Paris: le peuple du moins le croit et le répète.

«—La dernière revue du Roi a fait un bien extrême, et les secours que Votre Majesté a distribués pour les femmes indigentes ont accru encore les bénédictions, qui ne demandent qu'à monter vers le trône qu'occupent la beauté et la vertu.

«—Voici ma dernière et ma meilleure nouvelle: la glace a baissé de près de trois liards.»

Cette pièce me parut si curieuse, que je l'écrivis de mémoire en quittant Caserte. J'espère, me dit la reine, qui, tout en chiffonnant ses envois de Paris, n'avait pas perdu un seul des signes de mon étonnement, j'espère que vous ne direz pas que je ne suis pas aussi bien instruite que ma sœur Élisa.

«—Dans l'heureuse famille d'un grand homme, les femmes mêmes ne veulent pas mériter l'épithète que l'histoire de France a donnée aux rois de la première race. Mais ce que j'admire plus peut-être que les précautions de la politique, ce sont les élans de la bienfaisance: vous cachez vos bienfaits et vos affaires, deux choses habiles et honorables. Permettez cet éloge à ma franchise.

«—Comment êtes-vous venue à Caserte? me demanda la reine avec bonté. Je vais vous faire reconduire; la matinée est chaude, je veux que vous fassiez le voyage commodément, pour que vous preniez goût à revenir. Je ne laisserai point ignorer à ma sœur combien j'ai été contente de vous.»

Le colonel d'Obedelen m'attendait quand je rentrai à Naples. La vue d'une voiture aux armes des Deux-Siciles, et aux livrées de la reine, produisit sur lui leur effet magique: il me salua, je me trompe, il salua l'équipage avec toute la béatitude d'un bourgmestre. La royale entrevue ne m'avait pas rendue plus fière, mais elle m'avait fait sentir sinon la morgue, du moins les obligations de la diplomatie, et le besoin de cacher des démarches dont l'honneur et le succès dépendaient de ma discrétion. Je me contentai de saluer le colonel, et de lui dire que j'étais très fatiguée de la route, et que j'allais me mettre au régime napolitain du sommeil pendant le reste de la journée. Ce que je fis, en effet, avec plus de conscience que je ne voulais le promettre par mes paroles.

CHAPITRE CX.

Nouvelle course à Caserte.—Rencontre et nuit passée chez Deborah.

Caserte m'était devenu cher, depuis que j'y avais vu une reine, mieux qu'une reine, une femme charmante. De grands embellissemens avaient été faits par Murat à cette résidence, et elle était un point de promenade pour les oisifs très nombreux de Naples. Je voulus la voir dans un appareil plus simple que celui de ma visite cérémonieuse. En parcourant ces beaux lieux, je m'aperçus cependant que, malgré la royale protection qui semblait y attirer la foule, elle ne s'y portait pas de préférence; j'y passai néanmoins des heures délicieuses, mais dont le charme tenait plus peut-être aux souvenirs qu'aux spectacles. Mon retour de cette course capricieuse fut marqué par plus d'incidens que le séjour lui-même. Mon conducteur me demanda, quand je le repris, si je ne voulais pas voir les ruines de l'ancienne Capoue. Craignant de trouver l'ennui où les citoyens romains s'amusaient tant autrefois, et où leur plus cruel ennemi, Annibal, s'était amusé trop, je préférai reprendre la route que j'avais parcourue avec délices; car j'ai de la reconnaissance pour des lieux qui m'ont procuré d'agréables impressions. Où peut-on en trouver de plus enivrantes que dans cette campagne, jardin embaumé? Mon vetturino (cocher) voulut me faire dîner à Ceversa, petite ville assez vilaine, qui sert de contraste à tant de beautés; mais je refusai, et nous nous arrêtâmes à cinquante pas plus loin, près d'une bicoque fort jolie, dont le toit n'arrivait pas au haut du cabriolet, qui n'avait ni portes ni fenêtres, mais qui était tellement entourée de lauriers, de grenadiers et de jasmins, qu'elle paraissait comme assise dans une corbeille de fleurs. Derrière la cabane était un bosquet de hauts peupliers, où grimpait en festons le pampre des vignes. Une paysanne vieille et pauvre vint nous offrir des œufs, des fruits et du sorbet. Dans un coin on voyait une espèce de caisse couverte de feuilles fraîches, sans draps ni couverture; c'était le lit de la vieille. Un bénitier, un crucifix, une madona della Seggiola formaient tout l'ameublement. Un énorme chat, et une cage pleine d'oiseaux, voilà toute la société. Je regardais cette femme, son asile, tout ce qui l'entourait, et à ma curiosité se mêlait une sorte de terreur soupçonneuse. En général, les paysannes, même jeunes, sont peu jolies dans les environs de Naples, et Deborah n'avait rien moins que soixante-treize ans. Sous cette hideuse enveloppe battait encore un cœur noble et généreux.

Mon vetturino ne me parut nullement content de me voir descendre à la cabane de Deborah, et il me pressa fort de retourner promptement à Naples. Je cédai à son empressement; car, par un mouvement rétrograde, je me mis à supposer que cette délicieuse cabane pouvait être l'honnête maison de plaisance de quelques bandits. Je m'arrêtai tellement à cette idée, qu'au lieu de suivre ma générosité naturelle, je payai fort mesquinement la dépense, et remontant lestement en voiture, je dis au cocher de presser le retour; la recommandation était inutile: il faisait si bien voler son char, que sur la route la plus unie, il eut la maladresse de rencontrer une pierre qui culbuta le phaéton et les gens, à pouvoir casser les roues et nos jambes. «Maladetta la stregha che ci val questo[9].» Pendant que le voiturier criait cette aimable malédiction, j'étais déjà sur pieds. «N'est-ce pas, dis-je à l'Hippolyte en colère, que c'est une sorcière cette Deborah?» espérant par cette approbation provoquer le récit d'un de ces vieux contes auxquels j'ai toujours trouvé un plaisir extrême, je ne m'attendais guère que cette laide et pauvre, vieille allait me faire éprouver un sentiment différent pour son malheur et la plus vive admiration pour sa constante fidélité à un touchant souvenir. Changeant d'idées dans mon embarras, je résolus de passer la nuit à la cabane de Deborah, et dis en conséquence au conducteur de tâcher de gagner jusque-là, et de revenir m'y chercher le lendemain à l'aurore. «Santissimo! s'écria le superstitieux imbécille, je ne vous trouverai plus.—Eh bien! vous ne perdrez pas la course, lui dis-je en la lui payant amplement», et je le laissai, avec deux paysans, arranger sa voiture, et m'en retournai à pied à la cabane.

Deborah était assise sur le seuil, dans l'attitude de la plus triste méditation. Je lui contai mon accident et mon intention de passer la nuit sous son humble toit, si elle voulait bien me recevoir.«Madona mia, dit-elle en se signant, vous demandez l'hospitalité à Deborah; vous ne la croyez donc ni sorcière, ni maudite? Que votre entrée chez moi soit bénie, vous qui ne traitez pas le malheur comme un crime.» Son langage me frappa par sa pureté; les termes dont elle se servait ajoutèrent à ma surprise. «Deborah, lui dis-je, vous n'êtes pas Napolitaine?—Je suis Florentine, me répondit-elle, et depuis des siècles les miens furent toujours attachés à la noble maison des Strozzi; cette famille s'éclipsa sous le poids du malheur, et il y a soixante-deux ans qu'ici de vils brigands massacrèrent le dernier rejeton de cette race de héros, et sa jeune sœur, celle qui avait sucé avec moi le lait de ma mère. J'avais alors vingt ans; les riches amis, les parens de la fiancée, tous ont oublié, après quelques larmes données, et l'héritier illustre, et la jeune et belle épouse; le cœur de la pauvre Deborah a eu plus de mémoire. Mais, ajouta la vieille, vous ne pouvez, madame, passer la nuit ici; un lit de feuilles et un peu de paille de maïs est tout ce que je possède.—C'est excellent, bonne Deborah; je dors partout, et très bien; et je suis sûre que vous aussi vous dormez bien paisible, et contente, sur votre lit de feuillage. Oui, grâce au ciel! le repos me reste après les larmes.—Et dans cette cabane, de quoi vivez-vous?—Depuis que le gouvernement du roi Joachim a fait cesser toutes les persécutions, en bannissant les superstitions nuisibles, je respire et ne manque de rien; depuis que la haine et les préjugés n'osent plus dévaster mon petit domaine, que les lois françaises protègent ma cabane comme le palais du riche, la pauvre Deborah a du pain; ma vie, usée dans les regrets et les larmes, finira moins malheureuse. Mais puisque vous êtes venue seule près de moi; puisque vous voulez honorer ma cabane et mes cheveux blancs par une preuve de confiance si courageuse, venez voir mon domaine; la promenade et la nuit sont ici délicieuses.»

Me voilà, avec une femme que je connaissais depuis deux heures et par de sinistres rapports, parcourant la nuit un bosquet nu de toute habitation, dans un pays où l'on pourrait dire que le mélodrame croît en pleine terre pour fournir des sujets à la muse de nos boulevarts. Deborah me devançait de quelques pas, et je faisais in petto ces réflexions, mais toutefois en les repoussant. Je tombai, en tournant près d'un bosquet de myrtes, sur un banc de marbre noir. «Reposons ici, dit Deborah, vous n'êtes point une femme ordinaire; vous n'avez point peur.» Je fis bonne contenance, quoique les pulsations de mon cœur fussent devenues plus fréquentes. «Ils n'y reposent point, ajoutait Deborah, mais c'est ici qu'ils furent cruellement immolés, ici, à cette place, où depuis plus de soixante ans la pauvre Deborah pleure leur mort comme au jour de leur perte. Je pressai la main de Deborah contre mon cœur. Je ne redoutais plus rien, mais j'étais aussi vivement agitée; le lieu, l'heure, le genre de la confidence, tout ajoutait à mon émotion. Deborah devait la porter à son comble, en m'apprenant qu'elle était d'origine française. «Quoi! m'écriai-je, de parens étrangers, et née à Florence!» Voilà mon imagination lancée dans tous les rapprochemens d'une effrayante conformité.

Il faudrait me connaître pour se faire une idée de l'effet de la solitude sur l'accumulation de mes souvenirs. Deborah me rassura un peu en continuant d'un ton humble et monotone: «Il y a bien des siècles qu'une de mes aïeules, née à Lyon, se donna la mort pour ne pas survivre à une maîtresse adorée; mais pour que vous compreniez, signora, cet attachement si dévoué, il faut vous faire connaître son objet, qui n'est, hélas! plus qu'une cendre; mais le récit des vertus d'Isaure, son amour et ses malheurs, l'héroïsme de l'homme qu'elle avait choisi: voilà ce qui s'est perpétué de génération en génération dans notre famille; voilà les nobles souvenirs qui m'inspirèrent un attachement si religieux pour les descendans de l'illustre maison des Strozzi. Ce papier (et elle me donna un manuscrit), je vous le donne; vous êtes digne de le conserver, mais vous n'en parlerez pas à la pauvre vieille Deborah; vous me le rendrez, j'ai ajouté de ma main tremblante le peu de lignes qui vous apprendront la fin terrible de mes maîtres assassinés si jeunes.»

Deborah se leva; je la suivis en silence. En rentrant dans sa cabane, elle me regarda. J'ôtai mon chapeau. Deborah resta devant moi, et debout, d'un air inspiré, touchant de sa main décharnée mes cheveux, elle me débita une espèce d'improvisation. Elle comparait ma taille, mes traits et mes cheveux avec ceux de la maîtresse dont cette pauvre femme pleurait la mort depuis soixante ans. Si je dois vieillir autant, je ne perdrai pas non plus la mémoire de cet exemple de piété domestique, de cette scène singulière de toute une nuit passée dans une cabane, que, peu d'heures avant, les apparences auraient dû plutôt me faire fuir que chercher.

Deborah, après son récit, avait levé un grand rideau de laine, et je fus fort surprise à la vue d'un petit lit fort propre. «Ci dormiva[10],» me dit-elle, et elle resta immobile devant le lit. Une terrible pensée vint de nouveau effrayer mon esprit. «Deborah, pourquoi n'y plus dormir? votre maîtresse y serait-elle morte?—«È un voto![11]» Quand, en Italie, on vous dit cela, il n'y a plus ni raisonnemens à faire ni avis à donner. «Voulez-vous, bonne Deborah, que je lise ici le manuscrit que vous m'avez confié? Couchez-vous, je veillerai sur votre sommeil.—Ah! combien vous êtes bonne? Compassione vole. Elle était comme cela, mia dolce padrona[12],» et la pauvre Deborah tomba à genoux, les mains jointes sur la poitrine.

J'entendais ses lèvres murmurer des prières. Je pensais à ce vœu d'une si longue douleur, si religieusement observé. Je tenais toujours le manuscrit; il me semblait le sentir légèrement s'agiter; je n'osais interrompre la prière de la pauvre Deborah. Je ne résistai plus à toutes les émotions de ma bizarre situation, et, pour m'en distraire, je jetai les yeux sur la première page où je trouvai une émotion nouvelle en y lisant ce qui suit: «En 1742, l'arrière-petit-neveu de Philippe Strozzi, et la jeune et belle Paula Albergati, se rendant à Caserte pour les visites de leurs noces, célébrées à Naples, la chaleur du jour leur ayant fait chercher un abri et s'éloigner de leur suite, des brigands, attirés par les richesses des habits des deux jeunes époux, leur donnèrent la mort, irrités par la défense de Strozzi. C'est à la place où les corps furent retrouvés, dans le bois, que j'ai élevé une pierre qui porte le nom des victimes et le jour de leur mort funeste, en jurant, si Dieu me fait survivre à cette terrible catastrophe, de ne vivre dans les mêmes lieux que la vie des cénobites, de n'avoir de nourriture que les produits des champs, de couche que la dépouille des arbres, et de prier pour mes maîtres bien aimés jusqu'au dernier soupir.»

Je m'arrêtai, je regardai Deborah; elle venait de s'étendre sur son lit de feuillage. Toute cette laideur de la décrépitude qui m'avait tant frappée venait de disparaître; je ne voyais plus sur ces traits flétris que la belle ame qui les animait, et assise au pied de cette humble couche, ayant sous les yeux le modèle d'une si longue résignation, je lus avec un vif intérêt le fragment de la vie de l'illustre Philippe Strozzi.

CHAPITRE CXI.

Ma présentation au roi de Naples.—Lecture de l'acteur Philippe.—Les ministres du roi.

Ma présentation au roi Joachim se fit d'une manière moins cérémonieuse que ma présentation à la reine, puisque le prince Pignatelli se contenta de m'amener au château, et de me faire attendre que S. M. sortît de son cabinet pour présider le conseil des ministres. Le premier des appartemens était occupé par les chambellans, puis venait une autre salle où se tenaient les aides-de-camp, des officiers supérieurs des régimens de service, une espèce de camp et d'état-major, toujours prêts à servir le prince. Les uniformes de ces officiers étaient éblouissans de richesse. Tout le caractère de Murat respirait dans cette magnificence militaire qui tenait de la féerie. Ce coup d'œil parlait encore plus à mon imagination et à mes goûts que les beaux spectacles de la nature qui venaient de m'enchanter par leurs merveilles. C'est bien là, me disais-je, le palais d'un souverain devenu roi par son épée, toujours prêt à monter à cheval pour défendre sa couronne, faisant de la gloire des armes la distraction de ses loisirs, ne se sentant roi enfin qu'au milieu des images de la guerre qui l'avait élevé.

J'avais déjà vu isolément la plupart de ces brillans chevaliers d'un autre Roland; car c'était le spectacle de Naples que leur présence, et ils ne se montraient pas incognito aux spectacles, aux promenades, dans les salons, leur grâce, leur bonne mine et leur jeunesse les faisant nommer à chaque pas. Ils causaient assez bruyamment, parlaient chevaux, femmes et bataille, du même ton et avec la même facilité de paroles. Pignatelli me donna la main, je traversai cet élégant bivac sans beaucoup de frayeur, et je me reposai dans la salle voisine qui attenait au cabinet même du roi; là, Pignatelli me dit de l'attendre, une dépêche qui lui fut remise à l'instant exigeant qu'il passât chez l'ambassadeur de France avant le conseil. Pendant ce temps, la discussion allait toujours dans le salon militaire que je venais de parcourir; j'entendais les mots de ganses, de doliman, de liserés, et je ne comprenais pas trop que des termes aussi techniques et aussi simples occasionassent les disputes d'une colère aussi vive que celle dont les éclats arrivaient jusqu'à moi. On se serait cru volontiers dans les ateliers de Berchu, beaucoup plus que dans les salons d'un souverain. Mais qu'on juge de ma surprise, malgré une grande habitude des uniformes, quand je vis entrer et s'avancer vers moi l'état-major en querelle, et l'un de ces messieurs, portant la parole, me montrer des dessins envoyés de Paris, et destinés à servir de modèles au costume d'un nouveau régiment de chevau-légers, et me demander mon avis, ma préférence sur chacun des dessins qui se partageaient les suffrages. Malgré ma connaissance de la galanterie française, qui pouvait bien inventer ce prétexte par curiosité, et comme une occasion d'adresser la parole à une inconnue, et de papillonner autour d'elle, je savais aussi que l'étude des couleurs et des liserés était une grande affaire dans une cour toute belliqueuse, où l'émulation de la tenue militaire se trouvait excitée par les faveurs et les félicitations du maître. Je répondis avec beaucoup d'aplomb et une sagacité spéciale à la singulière consultation qu'on réclamait de moi, et il fut déclaré par l'aimable troupe que mon jugement deviendrait l'avis universel, lorsqu'il serait question de la chose devant le roi. «Entre deux uniformes, dis-je à ces messieurs, également riches, également beaux, il me semble que le plus riche et le plus beau, c'est nécessairement le plus militaire; je donne donc ma voix au n° 2, parce qu'il se rapproche le plus de la sévérité des chasseurs à cheval de la garde, des chasseurs de l'intrépide Lefebvre-Desnouettes.» La présence de Pignatelli vint heureusement empêcher les développemens de mon opinion et les exclamations admiratives de mes auditeurs. Ils rentrèrent tous dans le salon rejoindre les deux premiers aides-de-camp qui n'avaient pas pris part à la chaleur de la dispute et à la légèreté de la consultation. Je ne me rappelle pas aujourd'hui les noms des brillans officiers qui composèrent ce petit congrès, si ce n'est celui de MM. de La Vauguyon et de Beaufremont, tous deux des premières familles de notre vieille aristocratie, et dignes par leur courage de recevoir le baptême de cette noblesse nouvelle qui se donnait sur les champs de bataille.

Le prince Pignatelli tira sa montre en arrivant, pour voir si l'heure approchait où il pouvait entrer dans le cabinet du roi pour lui remettre, en sa qualité de ministre secrétaire d'état, place équivalente à celle qu'occupait auprès de l'Empereur M. le duc de Bassano, le portefeuille des affaires sur lesquelles S. M. avait ce jour-là à appeler l'attention de son conseil. Pendant que l'excellence hésitait à se faire annoncer par le chambellan, qui se tenait dans une petite embrasure très rapprochée de la porte, on annonça M. l'ambassadeur de S. M. l'Empereur et Roi, et Pignatelli, qui avait entendu le bruit d'importance occasioné par l'arrivée du grave personnage, se précipita au devant de lui, en lui exprimant le vif regret de l'avoir manqué de cinq minutes; qu'il sortait de chez lui, qu'il avait à l'entretenir de la part du roi. Les deux personnages se retirèrent, tout en ayant l'air de marcher négligemment, jusqu'au fond du salon, et là ils s'assirent, et parurent causer avec une très visible inquiétude de part et d'autre. Je reconnus sous le masque noble et superbe de M. l'ambassadeur de France une figure que j'avais rencontrée souvent dans les corridors du ministre des affaires étrangères. C'était en effet M. le baron Durand, qui avait fait un savant apprentissage diplomatique à la grande école de Paris, je veux dire dans le cabinet de M. de Talleyrand. Pignatelli était un homme d'esprit, et bien certainement capable de soutenir la lutte; mais quoique je n'entendisse pas un mot de la conversation, facilement néanmoins j'apercevais sur le jeu des figures quelque chose de ce grand colloque. On voyait que le diplomate de Paris se dispensait d'être fin, qu'il sentait sa force, sa supériorité, parlant au nom d'un maître qui faisait la diplomatie bien plus sans doute avec des ordres qu'avec des notes. Je ne crois pas que, sous l'empire, nos ambassadeurs aient eu le loisir de déployer cette science profonde que la crédulité publique veut bien encore juger très nécessaire à leurs fonctions; mais je me rappelle un mot fort juste de lui, et qui peint bien le règne de Napoléon sous ce rapport. On lui avait parlé de je ne sais trop quelle mission dont il pourrait bien être chargé. «Bah! dit l'ambassadeur, je ne connais en fait de bons ambassadeurs que les boulets de canon.»

Pendant que j'observais avec ma curiosité de femme les deux figures si différentes du prince de Pignatelli et du baron Durand, j'entendis comme un murmure sourd et plaintif venant du côté du cabinet de Murat. Mon sang se glace dans mes veines, et ma tête, toujours prompte à rêver des catastrophes et des scènes extraordinaires, croit déjà voir un noble guerrier frappé dans sa carrière de gloire par quelque poignard italien. J'écoute avec plus d'attention, sachant combien j'avais à me défier de mes impressions fantasmagoriques, mais impossible de ne pas me rendre à la supposition de quelque attentat, car le bruit et le murmure semblaient devenir plus effrayans et plus réels. On eût dit de quelque lutte, accompagnée de menaces et de résistance. Cependant le chambellan de service, qui était encore bien plus près que moi du lieu de la scène, ne fronçait pas même le sourcil et semblait démentir toute crainte par son immobilité. J'osai m'approcher, bien moins par curiosité que par intérêt pour la vie précieuse d'un guerrier digne de trouver la mort sur un champ de bataille et non sous le fer d'un assassin. Le chambellan, qui avait deviné le motif de mon émotion, s'empressa de me dire: «Vous paraissez surprise de mon sang-froid, si près d'un appartement où vous croyez peut-être qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire; rassurez-vous, le roi est fort aimé à Naples; il est gardé par l'amour de son peuple et par son courage, dont il n'a pas donné des preuves à la guerre seulement. La scène qui vous intrigue tant est tout ce qu'on peut imaginer de plus simple et de plus naturel. Le roi se plaît à trouver au théâtre la représentation des sentimens chevaleresques qu'il porte dans le cœur, il chérit la tragédie qui élève l'ame; la pompe des beaux vers le séduit autant que l'éclat des diamans et des plumes. Aussi, une ou deux fois par semaine, S. M. reçoit un acteur distingué qui joue ici les rôles de Talma, lui fait réciter les plus belles tirades des poètes français, et s'électrisant par le sublime de vos grands modèles, rectifie quelquefois avec bonheur les intonations de l'artiste, et lui étale en quelque sorte dans toute leur vérité historique les grandes figures d'Orosmane ou de Tancrède. C'était aujourd'hui, sans doute, une étude du fameux monologue d'Hamlet; car je conviens que la scène a été plus agitée qu'à l'ordinaire, et tout-à-fait capable d'effrayer ceux qui, comme vous, ne seraient pas au courant du mystère très peu inquiétant du cabinet royal. Le roi ne prend que pour se distraire ce délassement de quelques heures, et encore une ou deux fois par semaine. Il a beau y trouver plaisir, il n'aura pas besoin qu'on lui rappelle l'heure du conseil; c'est l'œil fixé sur la pendule qu'il prend cette distraction délicate et qui n'est point d'un homme vulgaire. Dans cinq minutes, vous allez voir sortir un Hamlet de fort bonne mine, sur la figure duquel vous lirez le contentement, et point du tout les mauvaises intentions d'un conspirateur… Mais pardon, voici la sonnette qui m'avertit; Philippe va sortir, et vous verrez qu'il a la physionomie aussi honnête que cela peut être permis à un héros tragique.»

La porte s'ouvrit, et je vis en effet le Roscius de la cour de Naples, qui jouissait auprès de Joachim d'autant d'estime que l'éloquent consul de Rome en prodiguait à l'interprète de la muse latine, ou que le grand empereur des Français voulait bien en accorder au vrai, au poétique, à l'admirable Talma. Ce Philippe est le même acteur que le défaut d'encouragement a relégué depuis sur un théâtre secondaire, et qui a réveillé nos petites maîtresses sous le masque fantastique et terrible du Vampire.

Les deux diplomates que j'avais laissés dans leur coin, et qui, en gens expérimentés, n'avaient pas éprouvé la moindre distraction de ce qui avait si fort troublé une étrangère, entendirent comme par une simple sympathie la sonnette qui annonçait les audiences du gracieux souverain. Pignatelli se détacha avec vivacité, sans oublier toutefois son portefeuille, et entra chez le roi sans être annoncé, ce qui me parut un degré bien intime de faveur et de confiance. Je m'expliquai alors le tact et la finesse d'Élisa dans le choix de son correspondant. Le ministre ne resta que quelques minutes dans le cabinet, reparut presque aussitôt, me prit par la main, et m'introduisit auprès du roi.

Murat m'apparut alors, et vraiment il fallait avoir lu les bulletins de la grande armée avec l'exactitude de mon admiration, pour que je me crusse devant un des grands capitaines du dix-neuvième siècle. Qu'on se représente François Ier, jeune et beau, paré de tout le luxe riant des soieries, la tête surmontée d'un panache flottant; un air de galanterie répandu sur toute sa personne, prêt en quelque sorte à paraître dans un bal devant la belle Féronière, ressemblant à un héros de roman plutôt qu'à un roi de l'Europe moderne: la plus magnifique tête sur un corps des plus élégans et sveltes proportions, et ce qu'il y a de plus extraordinaire, sous un costume qui l'était déjà tant, j'admirai le naturel de ses manières, le bon goût d'habitude et d'expérience, la grâce et la facilité de mouvemens qui soutenaient ce que j'oserais presque appeler une étude du quinzième siècle et la copie d'un paladin. Je l'avais déjà vu à cheval, j'avais aperçu ce nouveau Bayard courant à la tête d'un état-major radieux dans les rues de Naples. À tant de séductions j'ajoutai encore en ce moment les lauriers de vingt victoires, et j'étais vraiment éblouie. Murat parut sensible à l'effet qu'il produisait et à l'applaudissement flatteur de mon silence et de ma surprise. Joachim s'approcha alors de moi avec un sentiment que je n'ai peut-être jamais vu à aucun autre homme. Il ne ressemblait en rien peut être à ses rivaux de gloire et de bravoure: c'était une physionomie originale et singulière parmi tant de grandes figures de guerriers que ma mémoire et mon cœur me rappelaient. Son courage à la guerre, m'avait-on dit, avait quelque chose de chevaleresque et de fabuleux, comme son accoutrement et son armure. Il s'avança donc vers moi avec une nuance de galanterie et de politesse qui tenaient peut-être autant au culte pour lui-même que pour les femmes qu'il abordait. Vu de très près, je trouvai une certaine coquetterie moderne avec ce costume antique, un je ne sais quoi de satisfait et d'heureux, enfin un de nos élégans de Paris très bien déguisés sous l'armure de Tancrède. Mais il était si beau, mais il était si bon, que l'illusion et les reflets de son héroïsme ne permettaient pas à la critique de se glisser derrière l'admiration pour rapetisser un si grand capitaine jusqu'au ridicule.

La lettre de la princesse Élisa que je lui présentai, il la lut à haute voix, en se promenant, appuyant avec une bienveillance sonore sur les éloges qu'on avait bien voulu me donner. «Je suis enchanté, madame, que ma belle-sœur ait pensé à vous recommander à moi. Ma cour est le rendez-vous des talens; j'aime les arts de la paix comme si je n'avais jamais fait la guerre. Si vous vous déplaisiez jamais à Florence, venez ici; j'entends si votre santé exigeait un autre climat, car avec Élisa il n'y a point à craindre d'autre cause de déplacement.

«—Votre Majesté est mille fois trop bonne. On voit bien que dans la famille du grand Napoléon les bienfaits sont solidaires; n'importe sur quel point de l'Europe un Français voyage, il est sûr de rencontrer un protecteur dans quelqu'un de votre noble famille.

«—Vous êtes depuis peu dans ce pays, madame; vous ne vous en irez pas, j'espère, sans voir une grande revue; je doute que vous ayez pu à Florence être témoin d'un aussi beau spectacle. On dit cependant que la garde d'honneur de la grande-duchesse est magnifique.

«—Oui, mais ce n'est qu'un escadron, et cela ne peut soutenir le parallèle avec vos deux régimens de chevau-légers.

«—Je compte bien en avoir dans six mois encore six autres, répondit Joachim, avec un sourire satisfait de mon attention militaire. S'il plaît à Dieu, on ne reconnaîtra plus les Napolitains.»

Je crus devoir quitter Murat sur ce mouvement de noble ambition, car mes instructions portaient de ne lui faire aucune confidence sur l'objet réel de mon voyage, et ne contenaient la recommandation de le voir que pour qu'il connût ma figure et ne s'étonnât point de me rencontrer à la cour. Il me reconduisit avec une exquise politesse qui paraissait naturelle en lui, et qui était fortifiée par un heureux instinct de la royauté qui lui faisait sentir que l'affabilité des manières était un des devoirs de la puissance, parce qu'elle en est un des intérêts. En traversant le salon où j'avais attendu, j'aperçus la plupart des ministres qui causaient avec l'ambassadeur de France, et qui paraissaient attendre que le roi les fît appeler pour tenir le conseil. C'étaient le prince Pignatelli, mon aimable introducteur, ministre secrétaire d'état; le marquis de Gallo, ministre des affaires étrangères; M. Daure, ministre de la guerre, qui riait aux éclats et qui avait presque l'air de mystifier ses collègues; M. Agor, ministre des finances, ami de cœur de Murat, apportant près du trône un dévouement et des talens qui le faisaient appeler le Sully de la cour de Naples; deux ou trois autres encore dont les noms et les figures ne m'étaient pas connus.

Je rentrai chez moi dans le ravissement de ma réception, heureuse d'avoir pu de près contempler l'homme qui, avec Napoléon et avec Ney, était cité par nos braves comme le plus brave, le roi intrépide qui chargeait l'ennemi une cravache à la main, qui trouvait un secret plaisir à faire cribler de balles ses panaches et ses soieries, qui ne semblait fier de sa beauté, de sa parure et de son rang, que parce qu'il pouvait chaque jour agrandir et légitimer la renommée et la grandeur sur le champ de bataille.

CHAPITRE CXII.

Rencontre du comte Cereni Albizzi.—Succès de ma mission.—Sir Hudson
Lowe.

Au milieu de tant de distractions par lesquelles je cherchais à masquer à la curiosité publique l'objet de mon voyage, je commençais à la poursuivre avec assiduité. Le bel Albizzi, sur le compte duquel je devais rendre un témoignage exact et minutieux, n'était pas venu seul à Naples, et c'est ce qui avait donné à sa fuite de Florence une couleur plus répréhensible. Un caprice fort peu digne de cette préférence l'avait mis en route; mais, inconstant dans son infidélité, on le voyait fort peu à Naples avec la personne qui lui avait fait faire le voyage, il avais eu quelque peine à découvrir l'hospitalité qu'il avait choisie, mais dès que je l'eus surprise, sans me confier à qui que ce fût, je me mis bientôt au courant de toutes ses démarches. Je sus ainsi qu'il ne restait déjà plus à Naples pour le motif qui l'y avait conduit, car la société était rompue entre les deux fugitifs de Florence. Un hasard, car le hasard est encore la plupart du temps le dénonciateur le plus instructif, m'en apprit plus que les recherches positives auxquelles je m'étais livrée, et me rapprocha plus directement de celui que je devais ramener. Il y avait eu à la cour je ne sais quel gala extraordinaire. Le roi avait dans la matinée passé une revue éblouissante. Le peuple napolitain, si amoureux de tous les spectacles, y avait battu des mains, à l'aspect de ce roi chevalier, courant à cheval au milieu de ses troupes qu'il électrisait de son ardeur. Les femmes s'étaient précipitées sur son passage et avaient accompagné de vivat passionnés et bruyans la course guerrière du monarque. Jamais roi ne fut plus populaire par des qualités qui, ailleurs, eussent été peut-être des défauts. Le soir de ce beau jour, Leurs Majestés vinrent ensemble au théâtre de Saint-Charles. On ne saurait se faire d'idée de l'enthousiasme que fit éclater leur présence. La toilette radieuse des deux époux, l'éclat des diamans se mêlant à l'éclat de leur beauté, les sourires gracieux de la reine, les saluts affables du roi, toute cette pompe si bien assortie, aux mœurs, toute cette population empressée, formaient une action et une réaction des sentimens de la foule et de ceux de la puissance; on eût dit vraiment que c'était une fête de famille.

Je m'étais assurée d'une loge pour cette représentation brillante, et je m'y étais fait accompagner par le colonel Odeleben, que cet acte de bienveillance avait charmé. Je me donnais à peine depuis quelques minutes le plaisir d'étaler ma toilette qui n'était pas au-dessous de la circonstance, quand je vois s'ouvrir une loge près du parquet faisant face à la loge royale, et le bel objet de ma mission, le superbe Cereni Albizzi s'installer bruyamment sur le devant de la loge. Cereni était un de ces hommes sans caractère, sur lesquels peuvent s'exercer à coup sûr toutes les volontés, esprit ordinaire et frivole, plongé pour ainsi dire dans la méditation et dans la rêverie de sa beauté; mais cette beauté était si réelle et si imposante, qu'elle empêchait de trop voir ses ridicules, de trouver trop choquante, ce soir-là surtout, l'affectation de Cereni à se mettre en évidence, à lorgner, autant qu'il l'osait, la belle souveraine. Tout cela me parut bien niaisement fat. Au même moment, je priai Odeleben de me faire venir des sorbets, le prévenant que j'avais deux mots à dire à quelqu'un hors de ma loge.

En effet, je vais droit du côté de Cereni. Jamais on ne vit expression plus vive et plus plaisante de surprise que celle de Cereni à mon aspect. Après les premiers mots de reconnaissance, je me contentai de lui donner mon adresse, lui disant que je l'attendrais le lendemain. De retour dans ma loge, j'observai de nouveau la figure que je venais de tant étonner. Entièrement remis de cette surprise, il parut suivre son plan de fatuité, et je n'eus pas de peine à lire sur sa physionomie la conviction que ses attentions impertinentes étaient remarquées et agréées de l'auguste personne qui en était l'objet bien involontaire. Les fumées de cette vanité prétentieuse n'ôtèrent pourtant pas la mémoire au beau Léandre, et ne l'empêchèrent point de me venir voir le lendemain. Je ne manquai pas de lui faire part de mes observations de la veille; il me répondit de manière à mériter un soufflet. La noblesse de sa figure servait si heureusement de correctif à l'inconvenance de ses paroles, que ses joues furent sauvées d'un affront dont elles étaient dignes.

«Que faites-vous ici?» dis-je au volage, avec cet empire qu'une femme sait prendre dans ses interrogations, quand elle sait le faible des gens. «Qu'est devenue l'aimable fugitive qui vous a fait accourir de Naples?

«—Elle est entrée au théâtre, et suffisamment éclairé, j'ai cessé de la voir.

—«Vous proposez-vous de revenir bientôt à Florence?

«—Jamais!»

Ce jamais-là ne cadrait pas avec mes instructions, et je dus m'attacher à le combattre. Avec un peu d'expérience de la vie, je commençais à comprendre que les jamais ou les toujours des hommes ne sont pas choses éternelles ou invincibles. Cereni n'avait pas une tête aussi forte qu'elle était belle, et au bout de quelques jours et de quelques visites, j'eus bon marché de ses sermens et de ses résistances. J'avais fait habilement de la peur la complice de mes insinuations, en persuadant au crédule personnage que sa course, entreprise pour une cause très peu flatteuse, l'exposerait aux soupçons de la politique; qu'avec son immense fortune et sa haute position, il ne fallait point jouer avec la défiance active et toute-puissante des polices; que la cour de Toscane, où il tenait un rang élevé que les bontés de la grande-duchesse relevaient encore, valait mieux que de gratuites tracasseries. Aux premiers traits de ce tableau, Cereni ne répondait que par des exclamations passionnées sur la délicieuse figure de la reine de Naples, et les soupirs d'une ambition aussi inconvenante qu'inutile. «Sans compter les difficultés d'un retour de tendresse que je ne crois pas la reine capable d'agréer, songez aussi, mon ami, qu'après sa réserve à vaincre, il y aurait encore la jalousie de Murat à tromper et à braver. Les maris ne sont trahis que quand ils méritent de l'être: les femmes ordinaires ne sont vulnérables que par les légèretés de leurs volages époux. Si, par leur abandon, ils ne préparaient et n'autorisaient nos fautes, il y en aurait bien peu de commises. Le cas est bien plus grave avec une reine, que la dignité de son rang retiendrait encore, lors même que le cœur conjugal la délaisserait. Mais Caroline n'en est point là avec Joachim. Joachim l'idolâtre, apprécie ses qualités, s'attache à ses pas, et ressent pour sa royale compagne toute la jalousie frénétique qu'on éprouve pour une maîtresse. Je ne vous conseille pas de vous mesurer avec les Othello.»

Tant de considérations réunies et insidieusement présentées produisirent enfin leur effet, et Cereni, persuadé, daigna avouer que son retour à Florence était ce qu'il avait de mieux à faire. J'ajoutai au tableau de son intérêt celui d'autres espérances, qui furent encore assez puissantes pour déterminer l'exactitude de son départ, au jour que devant moi je lui avais fait fixer. Le mien était moins pressant, et contente d'avoir réussi, j'imaginai que l'objet du voyage serait encore pour la grande-duchesse le plus agréable messager de son succès. Je restai donc à Naples quelques jours encore. Mon baron saxon tournait toujours autour de moi pour pénétrer le secret de mes allures, qu'il imaginait de la nature la plus grave et la plus politique, et qui se réduisaient à une mission en faveur de l'impatience contre l'ingratitude. Du reste, si je lui ai continuellement échappé, je n'ai pas pu m'expliquer sa position plus clairement qu'il ne s'expliquait la mienne. Il voyait beaucoup la grande société, l'ancienne noblesse napolitaine, et il fut fait général de brigade à la suite de ce voyage entrepris sous un prétexte de santé, qui n'était pas trop justifié par sa mine et son appétit tudesque.

Il faut que je me fasse un compliment. Avant et après le succès de ma mission, et malgré ma facilité bien connue à me laisser entraîner vers les liaisons commodes et amusantes avec les artistes, j'évitai, autant que naguère et dans d'autres circonstances je l'eusse cherché ce genre de société. J'établis une espèce de cordon sanitaire entre moi et le théâtre, et cette précaution m'avait paru indispensable, attendu que j'en connaissais le directeur, M. Armand Verteuil, et quelques autres personnes de la troupe royale, et qu'au milieu de tout ce monde, j'eusse été provoquée par de continuelles interrogations sur les motifs d'un voyage; si dispendieux et si peu explicable. Quand on est en relation avec des reines véritables, il ne faut pas se commettre avec des reines pour rire, toute chose a besoin de conserver ses illusions.

La conscience tranquille sur ma conduite, et le cœur satisfait de mes démarches, pour ne pas dire de mon triomphe, je retournai à Caserte, où la reine Caroline m'avait dit, avec une bonté dont j'avais été ravie, que je pouvais me présenter désormais sans convocation officielle. L'accueil fut encore plus gracieux qu'à la première entrevue, la reine plus aimable et plus caressante; il semblait que ce fût un besoin de son cœur d'être bonne et affable autant qu'elle était jolie. Elle me reparla de Cereni, et quand je lui annonçai qu'il avait quitté Naples, un peu chassé par la peur, elle rit aux éclats de la promptitude et de la simplicité de sa résignation. S. M., avec cette finesse qui laisse deviner qu'on n'ignore rien, et cette grâce délicate qui annonce en même temps qu'on sait tout cacher, se contenta de me dire: «J'espère bien que c'est la route de Florence qu'a prise ce beau cavalier. Allons, Madame, on sera content de vous là-bas autant que personnellement j'en ai été contente ici. J'écrirai à Élisa, et je ne lui cacherai point l'envie que je porte au bonheur qu'elle doit ressentir de voir auprès d'elle un zèle aussi éclairé et un dévouement aussi discret.» Je sortis enchantée de cette dernière entrevue, et vraiment il entrait dans ma joie quelque chose de plus que de la vanité. Satisfaite, j'étais heureuse de trousser tant de qualités et de vertus dans toutes les personnes de la famille à laquelle j'avais voué le culte de mes opinions et de mon dévouement. Rien ne serait pénible, ce me semble, comme d'aimer des princes qui par leur esprit ne justifieraient pas le choix que l'on aurait fait de leur cause, et qu'on serait embarrassé de défendre vis-à-vis de leurs ennemis. Je ne revis pas le roi Joachim, mais je recueillis avec un extrême intérêt tout ce que j'entendais dire de sa bonté et de son courage. Malgré cet air de galanterie que lui donnait un costume chevaleresque, malgré la brillante élégance de ses manières avec les femmes, Murat ne prêtait pas même à l'envie le prétexte du moindre tort conjugal. L'aventure de Camilla, que j'ai racontée, une autre du même genre, dont les détails seraient trop longs et que j'appris à Naples, méritent de faire comparer, sous les rapports même d'une vertu fort rare pour un Français, l'intrépide Murat à l'intrépide Bayard. Il était un peu enclin à la colère, à cette brusquerie des camps qu'on appelle en termes militaires une mauvaise tête; mais il justifiait bien le proverbe des mauvaises têtes et des bons cœurs.

Quand un homme monte si haut, il est bien rare que la malignité ne se venge pas de sa fortune par la calomnie. C'est ainsi qu'on a dit, qu'on a imprimé, que, dans nos troubles, Murat avait changé une lettre de son nom pour lui donner une affreuse ressemblance avec celui de l'homme sanguinaire que frappa l'héroïque Charlotte Corday, cette femme dont on a si bien dit qu'elle donna la mort comme Brutus et qu'elle la reçut comme Socrate; mais je puis certifier avoir entendu à ce sujet, et de la bouche de M. le marquis de Saluces[13] qui en avait été témoin, une explication positive. Dans une réunion brillante où se trouvait Murat, par malice ou par hasard la conversation était tombée sur la révolution et le déplorable acteur de ce drame dont Murat aurait ambitionné d'être l'homonyme; le roi Joachim, se livrant à son opinion et à ses souvenirs, avait dit: «Quant à celui-là, il ne pouvait y avoir rien d'humain sous une si abominable écorce.»

Qu'on me pardonne cette expression, Murat avait fort bien pris à Naples. Bien plus propre au commandement que Joseph, auquel il avait succédé, il eut à peine mis le pied sur les marches d'un trône qu'il en comprit les devoirs: Il n'eut pas besoin des lieutenans de Napoléon pour réduire ses sujets et assurer la tranquillité publique. Quoique malade à son arrivée, il avait fait son entrée à cheval, présentant hardiment sa poitrine aux mécontentemens populaires, et ainsi appelant à lui les cœurs toujours si près d'admirer même le courage qui les écrase. On citait encore à Naples tous les jours ses premières paroles quand, arrivé à son palais, il avait aperçu d'une fenêtre l'île de Caprée, qu'occupaient les Anglais. «Il faut d'abord, s'était-il écrié, par une vigoureuse canonnade assurer son pavillon.» Étrange privilége de l'histoire, qui se plaît à mettre en face certains noms pour réveiller souvent de doubles souvenirs! L'homme qui commandait alors l'île de Caprée, qui habitait les lieux déjà célèbres par la prédilection de Tibère, était ce même sir Hudson Lowe, que le commandement d'une autre île a rendu plus fameux. Les rochers ne sont pas favorables à la réputation de ce héros britannique; carie point militaire de Caprée, qui, défendu par l'habileté réunie au courage, eût été imprenable, fut contraint par Murat à une assez humiliante capitulation, après deux jours d'attaque, telle que Murat savait les brusquer.

Je me plais à citer ces détails, je me plais à rendre hommage aux grandeurs tombées; car, après les ingratitudes que j'ai vues, je ne puis me défendre d'un profond sentiment de pitié pour les infortunes de Murat. Il me semble que l'histoire ne doit point abandonner ceux qui furent trahis par la fortune, ni les amis si rares du malheur. Voici à ce sujet un trait qui mérite d'être conservé: Un des hommes que Murat avait le plus comblés de bienfaits (et combien n'en avait-il pas répandu!), Raphaël Scolforo ne craignit pas de devenir le juge de son ancien maître, lors de la dernière et fatale expédition de celui-ci en Calabre. En apprenant la sentence, une sœur de ce Scolforo, mariée à Pistoye, se rappelant le bienfaiteur de sa famille, changea de nom, comme pour protester contre la responsabilité de l'ingratitude. Cette dame s'est établie depuis à Milan. Je crois qu'elle y existe encore: puisse mon livre arriver jusqu'à elle! puissent tous les traits de loyauté et de fidélité au malheur être connus et publiés, afin que l'estime publique récompense des vertus qui sont rares dans tous les partis!

Je continuais de mener à Naples une vie si agréable et si douce, que j'avais peine à m'éloigner de ces beaux lieux; c'était la première fois qu'une vie composée d'impressions seulement extérieures, sans aucun sentiment vif, parut me suffire. Le dirai-je? Mon imagination semblait attendre avec quelque complaisance le spectacle terrible et nouveau d'une éruption du Vésuve. Une circonstance bien plus effrayante pour moi vint précipiter mon départ, que chaque jour retardaient les plaisirs du repos, de l'indépendance et de la curiosité. Vers cette époque, la politique paraissait amener d'assez sérieuses mésintelligences entre Napoléon et le beau-frère, qui voulait bien avoir de la reconnaissance, mais qui voulait aussi exercer le pouvoir. Joachim se retira quelques jours à Capo-di-Monte. La reine Caroline se mêlait singulièrement des affaires; beaucoup d'intrigues se nouèrent et se croisèrent alors. Je ne pouvais, ne devais, ni ne voulais les suivre. Toutes ces tracasseries n'allaient pas à Murat, qui était loin d'être dans le cabinet ce qu'il était sur le champ de bataille; le diplomate en lui se trouvait au-dessous du guerrier. Mais ces vagues rumeurs arrivaient bien indifférentes à mon cœur, et n'eurent point de part à ma résolution de repartir enfin pour Florence. La fatalité, qui me fit rencontrer dans les derniers jours cet affreux D. L*** qui a joué un si grand rôle dans mes Mémoires, devint la raison la plus déterminante de mon départ, et presque de ma fuite. Je l'avais depuis long-temps perdu de vue, et ce n'était pas pour moi qu'il était à Naples. Marchant toujours dans les voies ténébreuses de l'intrigue, poursuivant la fortune sur toutes les routes, résolu de l'atteindre à tout prix, mon odieux ex-conseiller devait se retrouver comme un génie infernal dans toutes les situations de ma vie.

D. L*** avait eu de l'avancement dans son métier d'intrigant. Il était arrivé à Naples pour entourer le roi lui-même d'un espionnage qu'on croyait nécessaire dans les circonstances. D. L***, qui avait quelquefois la franchise de sa honte, et une espèce d'orgueil d'état, me fit grand étalage des fonctions élevées et lucratives qu'il venait remplir. Il fut mêlé depuis, en effet, à toutes les intrigués dont la mésintelligence de deux cours, faites pour être plus unies, devint la cause. Je le laissai sur le théâtre de ses nouveaux exploits, et dès la seconde entrevue je lui renouvelai toutes les expressions de dégoût et de mépris que je ne lui avais jamais dissimulées. Certes, je serais allée au bout du monde pour me soustraire à ses visites. Elles n'avaient plus alors pour but de m'exploiter; ses affaires s'étaient améliorées assez pour qu'il eût cessé d'avoir toujours les yeux dirigés sur ma bourse; mais je ne sais quelle galanterie basse, quel simulacre ou quelle réalité d'admiration l'avait saisi pour ma personne, qu'il voulait bien ne pas trouver changée; un je ne sais quoi de passionné, lu dans des yeux qui n'avaient pas encore exprimé ou feint de sentimens pareils, me fit craindre encore davantage le contact de cet être qui me semblait comme pestiféré. Sans rien lui faire dire, sans faire aucun adieu aux personnes avec lesquelles j'avais été en relation, je me jetai dans une chaise de poste, deux heures après la seconde visite de D. L***, et cette fois je fis la route, non plus en voyageuse qui désire se donner des distractions, mais en femme qui veut éviter un grand malheur.

CHAPITRE CXIII.

Retour à Florence.—Nouvelles bontés de la grande-duchesse.—Campagne de
Russie.

Mon retour à Florence fut une véritable fête. La grande-duchesse n'était point inquiète de moi, car elle avait reçu de mes nouvelles, et les plus agréables qu'elle pût recevoir. Les princes, qui aiment surtout qu'on se dévoue à leur service, aiment qu'on réussisse. J'avais eu le mérite du zèle, et le bonheur encore plus apprécié du succès. Ma réception se ressentit de cet heureux auxiliaire de la bienveillance. Attentive et délicate comme une inférieure, Élisa n'attendit point que je me présentasse. Instruite de mon arrivée, elle daigna envoyer savoir de mes nouvelles, en me faisant prier de passer au palais aussitôt après que j'aurais un peu reposé. Moi qui ne me repose guère et que l'habitude des fatigues militaires avait de longue main préparée à ne compter ni les lieux ni les nuits, je me rendis immédiatement au palais. Je trouvai la princesse encore au lit; elle était un peu souffrante.

«Soyez la bien venue, me dit-elle; j'ai un peu de mélancolie dans l'ame; vous ne pouviez arriver plus à propos; mais aujourd'hui, au lieu de lire, nous allons causer. J'ai été contente de vous.

«—Votre altesse attache trop de prix à mes modestes services.

«—Franchement, vous méritez de sincères complimens, et ce n'est pas mon intérêt seul qui vous les accorde. Votre mission n'a pas seulement été remplie avec intelligence, mais votre conduite personnelle a été exemplaire. Je ne sais pas tout ce que vous avez fait; mais je sais que vous avez vécu à Naples comme je voudrais vous voir vivre à Florence. Voilà le secret du monde, mon amie; suivre ses goûts et les cacher, vivre pour soi, et ne pas mettre le public dans la confidence.

«—Je sentais trop le bonheur d'une mission confiée par ma souveraine pour n'en pas être digne. Je n'avais plus seulement à penser à moi, mais à l'auguste personne dont j'eusse pu compromettre la protection.

«—Mais ce voyage a fait beaucoup de bien à votre tête. Vous avez presque autant de raison que d'esprit. Caroline m'a écrit sur vous des choses très flatteuses. Elle est bien jolie, Caroline, n'est-ce pas?

«—Elle est tout-à-fait de sa famille.

«—Vous savez flatter sans bassesse, et servir sans vanterie; cela n'est pas commun dans les cours… Et votre mission, dont vous vous êtes bien acquittée, vous a-t-elle donné beaucoup de mal?»

À cet égard je racontai les choses à la grande-duchesse avec une grande réserve d'expression, mais sans aucune altération de la vérité. J'avais à ménager cet amour-propre de femme, que le trône rend encore plus susceptible. J'arrangeai tout cela si bien, qu'au lieu de s'offenser de certains aveux sur certaines premières résistances, elle se mit, à en rire, et elle eut raison; car, par le fait, si ces aveux indiquaient un tort, ils prouvaient une réparation qui avait mis le remède à côté du mal. Quand les passions tournent au plaisant, elles cessent d'être bien dangereuses; je crus m'apercevoir, en effet, que l'objet d'une si longue course avait beaucoup perdu de son prix depuis, ou peut-être seulement parce qu'il était retrouvé. Mes devoirs étaient remplis, et mes fonctions diplomatiques dès lors expirées, m'interdisaient à cet égard toute question. Avec les princes il faut avoir grand soin de ne pas trop désirer la confiance; on en doit faire naître le besoin sans en provoquer les épanchemens: c'est un très sûr moyen de l'obtenir que de ne pas trop la chercher.

Dans tout le cours de cette audience, je dois mieux dire, de cette causerie, Élisa me prodigua toutes les preuves d'une bonté déjà tant de fois éprouvée. La reine Caroline, avant mon départ de Naples, m'avait déjà envoyé un fort beau et fort riche cadeau. J'en parlai à la grande-duchesse, qui fut très sensible à une générosité qui lui témoignait le sincère attachement d'une sœur. Élisa ne me donna point ce jour-là la peine de passer chez M. Rielle; sa délicatesse s'était précautionnée, afin de mieux reconnaître la mienne. Le bienfait que je reçus d'elle dans cette occasion pouvait abondamment suffire aux dépenses que mon voyage m'avait coûtées, me procurer les moyens de reprendre à Florence mon genre de vie, pourtant très dispendieux, pouvait même suffire à des économies; mais des économies! voilà un talent que je n'ai jamais su me donner, et une vertu dont je ne me suis doutée que lorsqu'il a été trop tard pour l'acquérir.

Ma position devint à Florence plus intime et plus douce de jour en jour. Je puis me rendre la justice de croire que j'étais une très bonne connaissance pour Élisa. Les souverains ont rarement auprès d'eux des serviteurs qui les aiment pour eux-mêmes, qui n'abusent pas de l'intimité pour se glisser dans la politique, et qui ne profitent point des confidences pour se créer une certaine et fâcheuse influence dans les affaires. Sous se rapport, mon voyage diplomatique ne m'avait point gâtée, et j'avais rapporté, par ce désintéressement, des honneurs et des ambitions de la terre, que tant d'occasions avaient inutilement tenté. Mon cœur pourtant laissait alors toute liberté à mon esprit, et je me trouvais dans une de ces dispositions qui ne sont pas si favorables aux femmes qu'on le suppose, et qui, à défaut de ces intérêts passionnés de l'ame, les jettent d'ordinaire dans les intrigues, et une vie de mouvement qui n'a plus rien de noble ni de délicat pour excuse. Ce veuvage du cœur, si je puis ainsi parler, ne me pesait pas assez pour me corrompre; je m'y plaisais, au contraire, comme à un hommage à celui qui était loin d'y croire et de m'en tenir compte. Je mettais un secret orgueil à embellir, à ennoblir le passé par tout ces sacrifices du présent que l'âge rend quelquefois difficiles à l'amour-propre; car, à l'approche des années qui nous avertissent que la beauté s'en va, il faut être bien peu femme pour se garantir des faiblesses qui peuvent nous assurer que le fatal moment est encore loin, et qui sont en faveur de nos charmes des protestations si flatteuses.

Oui, Ney seul, Ney absent, engagé dans des liens qui m'éloignaient de lui pour toujours, occupait cependant ce coin intime de l'ame, qu'aucune distraction ne peut jamais envahir. Ce n'était plus le feu dévorant de l'impatience, mais c'était le culte du souvenir et la préoccupation des promenades, des rêves et de la solitude; les idées de gloire surtout me ramenaient délicieusement aux rêves d'un amour dont la victoire avait été la complice. Souvent, au milieu des lectures que me demandait souvent la princesse, j'interrompais les frivoles distractions de ses soirées et de ses loisirs par des questions sur le mouvement des armées françaises. Élisa, pour qui la gloire était aussi une idole, et qui assistait de cœur et de pensée à toutes les conquêtes de son noble frère, ne se fâchait point de mes interrogations, et y trouvait au contraire un extrême plaisir; de la sorte, j'étais toujours au courant de ces grandes entreprises par lesquelles Napoléon, ne laissant pas reprendre haleine à la victoire, occupait l'attention du monde courbé sous son sceptre, et par lesquelles, plus habile que ces empereurs qui amusaient la vieillesse de Rome par les jeux du Cirque, il donnait l'Europe entière pour théâtre à son peuple, pacifiant ainsi l'empire à force de guerres.

Tout, même dans notre coin de Florence, annonçait les préparatifs d'une nouvelle et gigantesque campagne de Napoléon. L'Italie était traversée dans tous les sens par des troupes qui passaient en Allemagne. Des points les plus éloignés, des munitions, des conscrits, de l'argent, étaient dirigés vers le Nord. La trop fameuse guerre de Russie allait s'ouvrir. Si tout ce qu'on a déjà lu de ma vie aventureuse n'eût préparé le lecteur à toutes les velléités d'une imagination inépuisable, j'hésiterais à avouer qu'au moment de la campagne de 1812, ma résolution d'en courir les hasards fut l'affaire de quelques heures. Riche des dons d'Élisa, j'avais dans ma bourse de quoi satisfaire toutes les fantaisies de ma tête. La grande-duchesse, qui ne me refusait plus rien, m'accorda un congé, dont cette fois ma santé fut le prétexte. Personne ne fut donc mis dans la confidence de mon cœur, pas même l'objet qui, à son insu, m'entraînait dans des climats nouveaux. Je n'écrivis point à Ney; il m'eût arrêtée par une formelle défense; et je partis, sans presque espérer que tant de périls nouveaux, bravés pour lui, méritassent même son approbation.

Mille fois en route, et avant de toucher les terres de la Pologne, j'avais failli revenir sur mes pas. L'hésitation était parfois plus forte que l'amour; mais je marchais toujours au milieu des périls du plus imprudent voyage que femme pût oser. J'avais des lettres pour plusieurs généraux. Cette précaution était même la seule que j'eusse prise. Ney avait le commandement du troisième corps. Je le savais, et ou m'en donna l'assurance, avec quelques autres précieux détails, à mon arrivée dans l'un des plus misérables villages de la Lithuanie, près de Newtroki au moment où Napoléon jetait le grand mot de liberté à la nation polonaise, opprimée par les Russes. Ces cris d'indépendance retentirent et se répétèrent avec une noble crédulité dans ces contrées auxquelles, hélas! on ne demandait que du courage. Au milieu de l'enthousiasme de la guerre, j'arrivai à Wilna, où venait d'être établi le quartier général. Là je pus contempler la réunion d'une de ces armées gigantesques, qui semblaient comme un empire armé, composé de vingt peuples qui criaient vive Napoléon! en trois langues différentes.

J'avais parmi mes lettres une puissante recommandation pour le général Montbrun, digne successeur du général Lasalle, et qui mourut, ainsi que son émule, à la tête de ses braves.

C'était un beau spectacle qu'une armée qui, des sables de l'Égypte et des feux de l'Espagne, venait refouler les enfans du Nord jusque dans leur dernière retraite. Il y avait beaucoup de femmes à la suite de l'armée. J'eus le bonheur de trouver une amie dans une jeune Lithuanienne que son enthousiasme pour les Français avait élevée jusqu'à l'héroïsme. Elle avait donné au prince Eugène un avis très important sur la marche de Platow, qui avait valu à cette Jeanne d'Arc modeste la reconnaissance du chef et l'admiration des soldats. Nidia cependant, dans ses transports guerriers, cédait à une passion plus intime et plus secrète. Hélas! elle eut la douleur de perdre dans cette terrible campagne celui qui lui inspirait tant de courage. Un jour que je lui demandais qui la poussait au milieu de tant de dangers, elle me répondit: «Les éloges du prince Eugène! En cédant à la voix de mon cœur, je croyais obéir à une inspiration religieuse. J'étouffai les remords d'avoir quitté ma famille, par l'idée que mon père aussi s'était livré à nos libérateurs et au héros qui venait de promettre une Pologne aux Polonais. À ces pensées de gloire et de liberté venait se joindre un sentiment plus puissant, le cri d'un premier amour; mon imagination s'était à ce point exaltée, que j'aurais été heureuse de saisir l'aigle et de la porter comme une bannière de victoire au milieu de la mitraille.»

J'eus le bonheur d'être souvent utile à la courageuse Nidia, qui me paya de mes services par la plus douce amitié. Lorsque les troupes furent dirigées sur Wadniloi, nous en suivîmes les mouvemens. Je ne raconterai point les détails de tout ce que nous eûmes à souffrir, tout ce que nous vîmes de courage et de persévérance, dans cette campagne, contre les obstacles. Nous voyagions en ce moment quatre femmes ensemble, parmi lesquelles il n'y avait qu'une Française; tour à tour en calèche, en traîneau, plus tard à pied, à cheval, et toujours avec des fatigues que l'amour et l'enthousiasme de la gloire peuvent seuls faire supporter. Nos deux pauvres compagnes succombèrent. Nidia et moi, plus aguerries, nous résistâmes. Après une lutte de trente lieues dans des marais presque impraticables, on nous fit faire halte dans un assez beau château. Nidia n'apprit pas dans le moment la mort du général Montbrun, tombé dans cette immortelle journée de la Moskowa, qui valut à Ney un nouveau titre, moins éclatant encore que la valeur qui le lui mérita. Hélas! la pauvre Nidia n'apprit la mort de celui qui était pour elle le bonheur, que lorsque déjà ses restes étaient couverts d'un peu de terre glacée. En entrant dans Moskou, occupé enfin par nos troupes, cette ville immense nous apparut comme un vaste tombeau; ses rues vides, ses édifices déserts, cette solennité de la destruction, serraient le cœur. Malgré les pompes de la victoire, je me sentais atteinte de je ne sais quelle mélancolie nouvelle à son aspect; les drapeaux me paraissaient tristes et presque entourés de crêpes funèbres et de noirs pressentimens. Nous étions logées rue Saint-Pétersbourg, près le palais Miomonoff, qui fut bientôt occupé par le prince Eugène. La vue de ce jeune héros, les acclamations des soldats, dont il était adoré, nous rendirent toutes les illusions de la victoire. Nous nous étions endormies, bercées par de doux songes: hélas! nous fûmes réveillées aux lueurs de l'incendie, aux cris du pillage et de toutes les horreurs: les portes de notre appartement sont bientôt enfoncées par une troupe de soldats du quatrième corps. À notre aspect, ils nous engagent à quitter promptement le palais, que déjà envahissait l'incendie.

Comment décrire la scène d'épouvante qui s'ouvrit devant nous? Sans guides, sans protection, nous parcourûmes cette vaste cité encombrée de ruines et de cadavres, poussées par des flots de soldats, par des troupeaux de malheureux fuyant la mort, par des hordes de scélérats portant la flamme de tous côtés, pour prix de l'infâme liberté que leur avait à dessein laissée le gouverneur Rostopchin. Nidia et moi nous étions munies de pistolets bien chargés. Naturellement fortes et courageuses, enhardies d'ailleurs par le sentiment de la nécessité, nous marchions au milieu de ces périls. Au détour d'une rue, nous aperçûmes trois misérables dépouillant un militaire blessé et sans défense; l'éclair est moins prompt, le vol de l'oiseau moins rapide que l'action de Nidia saisissant un de ses pistolets et le lâchant sur un de ces bandits, qui tombe sous le coup; lâches comme le crime et la peur, ses deux complices s'enfuirent devant deux femmes. Nous conduisîmes le blessé dans une église, où nous nous arrêtâmes mêlées à la foule des enfans et des vieillards qui, sur la foi des vieilles croyances, regardant la ville sainte comme imprenable, se laissaient emporter à un désespoir sans borne à la vue des vainqueurs, vainqueurs, bêlas! bientôt plus à plaindre que les vaincus. On n'avait mis des sentinelles qu'au grand magasin des vivres. Le nombre des soldats croissait de moment en moment; leur foule obstrua bientôt tous les passages de l'église: la plupart étaient chargés d'étoffes et de fardeaux précieux. J'en vis deux qui entraînaient une Russe jeune et belle. «Il faut la sauver, dis-je à Nidia, qui aussitôt me presse la main et arme son pistolet.—Non, non, Nidia, m'écriai-je, pas comme cela! Parlons à ces soldats, ils sont Français; nommons les braves que nous aimons, ils céderont à nos prières» Ces soldats ne maltraitaient point la jeune femme, mais ils faisaient de grotesques efforts pour lui persuader qu'elle n'était pas à plaindre, puisqu'elle avait affaire aux deux plus jolis grenadiers de l'armée. Les noms de Ney et de Montbrun furent à peine prononcés par des bouches françaises, que nous vîmes changer les libres manières de ces chevaliers un peu vains; les noms que nous avions prononcés, et que nous répétions, agissaient comme des talismans sur les cœurs des soldats. «Allons, allons, dirent nos deux braves, ramenés d'un seul mot à l'honneur, il s'agit d'accomplir une bonne œuvre, à la considération de la particulière d'un brave mort pour la France sur le champ de bataille. De jolies femmes ne doivent jamais prier en vain;» et la jeune russe, aussitôt libre, nous baisait les mains de reconnaissance.

Il était difficile que Nidia ne remportât point une pareille victoire; c'était bien la beauté la plus militaire qu'on pût voir. Qu'on se représente un œil doux et fier, un front ouvert, une bouche qui laissait compter des dents éblouissantes, un teint coloré par la force et le soleil, un nez un peu tartare, une cicatrice à la tempe gauche, une taille de cinq pieds deux pouces, des formes sveltes et délicates. Avec un croissant et une tunique on l'eût prise pour le modèle de la Diane chasseresse. Le plus grand des attraits de Nidia était de les ignorer, de ne compter que sur son ame brûlante, afin de mériter amour pour amour. Nous avions fait asseoir la jeune Russe, et avions réconforté sa frayeur par quelques gouttes du vin de nos gourdes. Elle parlait fort bien français; elle nous pria de la reconduire à une maison plus éloignée, où nous trouverions nous mêmes un abri. En nous acheminant, elle nous avoua qu'elle n'était tombée entre les mains des grenadiers que parce qu'elle s'était enfuie de chez ses parens pour rejoindre un aide de camp du général Nagel. Nous la quittâmes après l'avoir remise entre les mains de sa vieille et heureuse gouvernante.

Nidia fut reçue par le prince Eugène avec cette bienveillance qui sait tout promettre, et qui tient plus encore qu'elle ne promet. On nous logea presque mourant de fatigues dans un des pavillons du château. L'état-major campait autour. Je fus tentée de faire une pétition à l'Empereur pour appeler son intérêt sur notre position. Je n'en fis rien par la persuasion anticipée de la réponse, qui eût bien certainement porté en marge l'ordre d'envoyer la Renommée débiter ses tirades ailleurs qu'à la suite des ambulances. Napoléon était aussi empereur à huit cents lieues de Paris qu'au palais des Tuileries. C'était chose bizarre que ce camp qui regorgeait d'objets de luxe, et d'où le nécessaire seul était absent. On mangeait ce qu'on pouvait rencontrer, au milieu des chevaux installés dans des jardins magnifiques. Excepté Napoléon, dont le front soucieux ne se dérida qu'une fois dans cette campagne; hors le chef suprême qui veillait sur tant de misères, chacun trouvait encore l'occasion de rire avec les privations. La gaieté et la galanterie étaient en quelque sorte les dernières vertus de cette guerre. Nous fûmes traitées avec égards par tous ceux qui nous approchèrent. Le nom du prince Eugène nous couvrait, grâce à Nidia, de son égide. Cette admirable amie se serait fait tuer pour me défendre. Au milieu de nos courses périlleuses, elle me disait: «Racontez-moi votre amour pour le héros de la Moskowa; racontez-le moi encore, car vous semblez alors une fée, un génie qui prédit gloire et bonheur, même dans ces affreux climats.» Le jour que cette pauvre Nidia apprit la mort du général Montbrun, elle avait entouré son bras d'un crêpe; et quand, dans les libertés de notre vie militaire, elle entendait quelque provocation inconvenante, elle se retournait avec fierté en disant aux soldats: «Camarades, respectez le deuil du brave Montbrun!»

On a peint admirablement cette guerre fabuleuse, les épisodes de cette retraite si pleine d'émotions terribles et nouvelles pour des Français; mais le pinceau énergique et pittoresque de M. de Ségur n'a pu en épuiser l'intérêt et en reproduire toutes les couleurs. J'ai vu de malheureuses femmes payer par de tristes et humiliantes complaisances la faveur d'approcher des feux d'un bivac, ou l'avare nourriture d'un jour; je les ai vues, abandonnées, périr sur la route et sous les pas de ceux qui ne reconnaissaient plus dans les misères du lendemain les victimes qui, la veille, avaient passagèrement excité la pitié de leurs désirs. Nidia allait souvent accompagner au loin les soldats pour chercher de rares et difficiles alimens; elle servait de guide et d'appui aux blessés. Jamais nous n'avons été insultées, et nous avons souvent obtenu des secours pour lesquels il fallait, la plupart du temps, risquer sa vie. Ah! je sens le besoin de le répéter pour l'honneur du soldat français, il suffit, dans les plus rudes circonstances, de prononcer le nom du héros que je pleure, pour échapper à toute espèce d'outrage. Notre projet était de regagner la Lithuanie et d'attendre le retour de l'armée. Nidia connaissait parfaitement le pays; il ne s'agissait que d'une ferme résolution, et elle ne nous manqua point.

Nous quittâmes Pétersbrea le 19 septembre, et nous nous dirigeâmes vers Wilna. Sur la route de Borouski, nous rencontrâmes la 13e division et la cavalerie du général Ornano. Quelques officiers de notre connaissance nous montraient toutes les difficultés de notre entreprise; Nidia s'écriait alors, généreuse Cassandre de bivac: «Pressons-nous tous maintenant, dans un mois il sera trop tard; nous aurons les frimas à combattre et ils seront les plus forts.» On riait encore; mais nous nous sommes revus au fatal Boristhène, et ceux qui avaient échappé répétaient alors à Nidia: «Eh! pourquoi votre prophétie n'est-elle pas allée jusqu'au cœur de Napoléon!» Jusques-là les Cosaques n'avaient point encore inquiété nos équipages; mais ils parurent pour la première fois, avec l'insolence de leur houra, derrière les chariots sans escorte. Je n'avais pas l'énergie guerrière de Nidia, mais à l'approche du tigre je sentis le besoin de le tuer. C'est dans leurs déserts qu'il faut les avoir vus tombant sur nos soldats, non pour les combattre, mais pour les piller, et les laisser nus comme des bêtes fauves sur les neiges. Dans cette première et subite alerte, Nidia tira huit coups de pistolet, dont cinq portèrent juste. J'essayai de ne pas être au-dessous d'elle. Un soldat, qui ajustait l'ennemi par-dessus mon épaule, me dit: «Votre main tremble; auriez-vous pitié de cette canaille?» Je lâchai le coup, et tout en mâchant une autre cartouche, le soldat me fit frissonner par l'énergie de cette approbation militaire: «C'est bien cela.» Nidia, électrisée, s'était saisie d'une carabine, et allait se jeter encore plus dans la mêlée, quand le bruit de la cavalerie vint faire, ainsi qu'à l'ordinaire, lâcher prise aux cosaques. Il y eut tant d'éloges pour Nidia, que j'aurais rougi de démentir notre amitié par mon peu de courage. L'occasion se renouvela souvent d'en donner des preuves dans ces innombrables attaques de bagage, triomphe ordinaire des soldats de Platow; voir en face les sales héros du Don eût suffi pour inspirer la force de les braver.

Près de Viazma, Nidia, qui s'était un moment éloignée, nous sauva tous encore par son appel et son énergie; là elle eut à lutter corps à corps contre un cosaque qui, l'ayant reconnue pour femme, devenait presque intrépide par convoitise. La fortune nous amena heureusement le renfort de la division commandée par le général Nagel, et, toute la nuit, le nom de Nidia fut répété par les acclamations des braves, de bivacs en bivacs. Tant que nous avons eu quelques provisions, nous les avons partagées avec les plus faibles. Quel noble prix nous en reçûmes! Les plus nécessiteux et les plus souffrans nous offrirent souvent le partage de leur chétive nourriture; le cheval seul devenait le seul luxe de tant de misérables repas. Une répugnance invincible m'empêchait d'y toucher. Un peu de farine restait, et un ordre sévère fixait le nombre de cuillerées pour chaque officier. Un jeune sous-lieutenant, exténué, et qui éprouvait le même dégoût, eut cependant la générosité, immense alors, de nous forcer à prendre sa part de bouillie, et quelques autres l'imitèrent. C'est là qu'il fallait étudier le cœur humain à nu, aux prises avec toutes les plus épouvantables épreuves; les relations de cette campagne en ont négligé ce côté si tristement curieux. Que de dévouemens, que de beaux traits n'eussent pas dû rester oubliés! Il ne peut m'appartenir de m'élever jusqu'à la hauteur des considérations morales, ou à l'autorité des vues militaires; mais il est de ces choses qui m'ont trop saisi l'ame pour que je les passe sous un silence impardonnable, telle cette fière et admirable réponse du général Guyon au parlementaire de Miloradowitz, qui lui répétait: «Napoléon et la garde impériale sont en notre pouvoir; le vice-roi est cerné par vingt mille hommes: s'il veut se rendre, on lui offre des conditions honorables.—Allez dire, répliqua le noble Français, à ceux qui vous envoient, que nous en avons encore quarante mille pour les écraser.» Nous n'en avions pas le tiers; cependant la réponse était exacte, car chaque Français valait encore trois Russes. Chaque jour devenait alors un combat, chaque mouvement un obstacle.

Dans un de ces assauts, Nidia, toujours héroïque, combattant toujours, reçut à mes côtés une large blessure à la tempe. L'effroi me fit à l'instant revenir femme, et je sanglottais de douleur: «Par Dieu, calmez-vous! me disait Nidia d'une voix plus assurée que la mienne; si je reste en arrière, je suis perdue: il faut que je ne quitte pas le cheval pour être sauvée;» et elle y demeura, à peine pansée, avec une puissance étonnante de résolution. La foule grossissait, poursuivie par le feu meurtrier des batteries russes. Quel tableau que ce chaos sanglant des bords de la Bérézina! Le maréchal Ney, à force de prodiges, parvint à ranimer le combat, grand Dieu! pour que la fuite elle-même devînt possible. Trois jours n'avaient pu suffire à l'écoulement de tous ces flots d'hommes; on ne pensait plus qu'à soi dans cette fatale bagarre, que sillonnait par intervalles le canon meurtrier des Russes. Un boulet vint tomber à dix pas de nous. Je m'élançai, la tête perdue; Nidia me suivit avec un calme sublime. Je repris un peu de force, appuyée sur une telle amie. Nous nous retranchâmes alors sous deux voitures, avec une vivandière et ses deux enfans, attendant l'heure favorable. Elle vint plus tôt que ne l'attendait même notre impatience: la division du général Gérard venait de frayer et d'assurer un passage. «Le moment est venu, s'écrie Nidia; il faut suivre.» Mais la pauvre mère, qui avait affronté tant de dangers, n'ose affronter celui-là: «Donnez-nous un de vos enfans, nous le passerons.—Impossible; ils me sont tous deux également chers;» et nous fûmes forcées de nous éloigner pour nous élancer sur les pas de ceux qui traversaient le pont au milieu de tous les périls. Nous étions à peine sur l'autre bord que le pont fut brûlé…; nous en aperçûmes les flammes: les Russes venaient d'arriver… Une fois sur l'autre bord, nous étions presque sauvées; et le danger, toujours réel, avait du moins une face moins menaçante et moins effroyable.

CHAPITRE CXIV.

Suite de la campagne de Russie après le passage de la
Bérézina.—Rencontre du maréchal Ney.

Grâce à l'intrépidité de Nidia et à ma résignation, l'horizon de cette campagne s'éclaircissait un peu: on est si près dans la vie de se trouver heureux quand l'extrême malheur est du moins conjuré! Après bien des peines et avec bien de l'or, nous pûmes enfin nous procurer des guides et une assez passable calèche, et nous arrivâmes ainsi sur les terres de la Pologne, d'où tous les parens de Nidia avaient disparu, suivant le torrent de notre retraite. Avant Marienwerder, nous rencontrâmes un soldat du troisième corps qui avait été blessé à côté du maréchal Ney, et secouru par cet ami, par ce père du soldat. On peut juger de l'accueil que je pouvais faire à un blessé qui prononçait un nom si cher. «Vous l'avez donc vu? demandai-je.—Oui, madame, et toujours en avant du feu. Je chargeais mon fusil à ses côtés; sa contenance donnerait du cœur au plus lâche: c'est lui qui nous a sauvés, en mettant la rivière entre nous et les soldats de Miloradowitz. J'ai été blessé là: eh bien! je n'y pensais pas; je ne voyais que mon brave maréchal. Quand notre colonne épuisée eut à faire le passage terrible du Dniéper, je l'ai entendu de sa voix mâle crier aux officiers: C'est aux soldats qu'il faut penser et non aux équipages. Nous nous croyions sauvés; la nue des Cosaques, inépuisable, fond de nouveau sur nous. Notre corps d'armée se trouvait presque alors réduit à trois mille hommes; alors, madame, le prince de la Moskowa, l'intrépide Ney, se jette au milieu de nous, étendant les bras comme pour nous communiquer à tous son ame: Soldats! s'écrie-t-il, la France est devant nous, derrière, l'esclavage et la mort; abandonnerez-vous un chef qui ne vous abandonna jamais? S'il le faut, seul je vais marcher au feu; du moins je mourrai Français. Enfoncer l'ennemi fut l'affaire d'un instant: aussitôt dit, aussitôt fait. Je m'étais assez bien conduit, car le maréchal, qui s'y connaît fièrement, s'en aperçut: ce qu'il y a de bon avec nos chefs, c'est qu'ils savent nous apprécier, et qu'on peut causer avec eux. J'ai dit au maréchal, en lui montrant mon visage en déroute: Voilà un vilain cadeau de noces que j'emporte là pour une fille de seize ans. Il m'a répondu: Cela ne fait pas de tort auprès des femmes; nous y joindrons une lieutenance et la croix.—Et votre parole, maréchal, d'être parrain de notre premier enfant.—Oui, camarade, je le promets. Après de ces mots-là, voyez-vous, madame, il n'y a rien d'impossible au soldat français; car ce ne sont pas les Russes qui nous ont vaincus, c'est leur climat d'ours.»

Nous pressâmes la main du brave, et nous lui prodiguâmes tous les soins de la plus tendre fraternité. Il revint avec nous jusqu'à Marienwerder, d'où le prince Eugène faisait partir les troupes des différens corps qui arrivaient de tous côtés. Nidia lui demanda de rester; je tentai vainement de tempérer son ardeur belliqueuse, car mon héroïsme était d'admiration et non d'action. Nous nous séparâmes, pour obéir chacune à notre destinée. Je quittai avec des larmes de reconnaissance cette admirable et courageuse fille, qui trouva la mort plus tard, hélas! au passage de l'Elbe, à Torgau. Nouvelle affreuse, que je n'appris que trois ans après; car, de toutes les personnes qu'on a chéries, il n'en est point peut-être qu'on voie disparaître avec plus de regrets que celles qui ont été de moitié avec nous dans quelques grandes épreuves de la vie.

Je viens de retracer mes fatigues, mes traverses, mes périls, dans une guerre surhumaine, par les faces nouvelles qu'elle sembla donner à la destruction et à la mort. Un sentiment bien puissant m'avait fait tout entreprendre et me faisait tout supporter. Pourquoi allais-je affronter les hasards d'une campagne? pourquoi allais-je exposer la faiblesse d'une femme aux rigueurs d'un climat d'airain? pour obtenir encore un regard de celui dont un sourire m'avait toujours payée de mes courses militaires. Ce regard était toujours comme un monde offert à mes espérances; le rêve seul de cette récompense m'avait rendu possibles toutes les impossibilités de temps, de distance, de sexe, de fortune. Ma vie s'immolait ainsi à quelques heures, incertaines encore. Je donnais tout pour un moment dans l'espace. Hélas! cette fois que j'allais regretter ce moment dont la conquête m'avait tant coûté! Je venais de jouer mon existence pour un éclair de bonheur, et cet éclair, le plus rapide de ma vie, en devint le plus cruel.

Avant de quitter ma petite Lithuanienne, nous avions rejoint ensemble les derrières de la division Gudin, qui s'était réunie au troisième corps, commandé par le maréchal Ney. Il y avait encore des jours de triomphe dans cette fatale déroute, et, pour ainsi dire, quelques remords de la victoire. L'excès d'une misère commune à tous, et que les officiers généraux subissaient aussi dure que les derniers soldats de l'armée, n'avait point enlevé à l'or sa toute-puissance, et je me servis de mes dernières ressources et de son reste de prestiges pour acheter les moyens de faire connaître enfin au héros de cette guerre et de mon cœur, que moi aussi j'étais de ceux qui pourraient dire un jour: J'ai vu Moskou, j'étais au passage de la Bérézina!

Il y a des choses qui, telle abnégation de vanité qu'on ait faite, tel désintéressement d'amour-propre qu'on y ait mis, coûtent singulièrement à avouer pour l'orgueil féminin. On ne sera donc pas étonné que j'aie autant retardé la confession des dernières vicissitudes de cette campagne. J'eus à passer trois mortelles heures dans une misérable cahute aux environs de Valontina. Ma toilette était si horrible, qu'elle était un véritable déguisement. Dans une personne ainsi accoutrée, on pouvait à peine soupçonner une femme. Ney cependant n'eut qu'à jeter les yeux de mon côté pour me reconnaître. Avoir été aperçue avait suffi pour être devinée. J'allais m'élancer au-devant de ce premier bonheur; j'allais témoigner à l'ame de ma vie combien j'étais fière de cette devination de l'amitié, de cette perspicacité de souvenir, lorsque des termes d'une énergie qui était loin d'être celle du sentiment dont j'étais possédée m'intimèrent l'ordre du renvoi le plus positif: «Que faites vous ici? que voulez-vous? Éloignez-vous vite.» Avec cette apostrophe, quelques courtes et brusques réprimandes sur ma rage d'imprudence, sur ma fureur de le suivre partout, je n'eus que la force de lui répondre ces mots: «C'est une rage, en effet, mais ce n'est pas du moins celle des plaisirs ni de la vanité,» en désignant mes vêtemens grossiers, mon visage brûlé par le soleil et fané par les fatigues. Il ne tint compte ni de la harangue, ni du costume. Il était lancé. Son mécontentement de me voir là était si grand, il en laissait échapper les expressions avec tant de vivacité, que je crus qu'il allait dans sa colère me repousser au bord opposé du Dniéper. Étourdie de la réception, frappée de la foudre, je restai plus d'une heure immobile, les yeux fixés, croyant le voir; il avait disparu sans davantage s'occuper et s'inquiéter de moi.

En 1813, quand je rappelai au maréchal Ney cette scène d'une fureur si violente, suivie d'un silence et d'un abandon si cruel, il me dit qu'il avait été si mortellement effrayé de l'extravagance qui m'avait poussée au milieu de tant de périls et des licences d'une armée, qu'il avait même été tenté de me battre. La vérité exige que j'avoue que la tentation avait été si vive, qu'il y avait, je crois, cédé un peu; c'était à son insu, car les grandes passions ne savent ni tout ce qu'elles veulent, ni tout ce qu'elles font. La colère est donc encore de l'amour, puisqu'elle est aveugle comme lui.

Au passage du Dniéper à Seroknodia, j'aurais encore pu lui parler. Un nouveau laurier venait de cacher ses torts et de cicatriser ma blessure. Je pouvais, je voulais lui dire: Vous venez ici d'ajouter encore à votre gloire immortelle; vous seul venez de sauver des Français perdus dans des déserts de glace; j'aurais voulu lui exprimer ce qu'aujourd'hui tous les partis répètent, ce que la postérité proclamera sur les cendres du brave… Mais je m'en tins au bonheur d'entendre les acclamations lointaines. Il entrait alors un peu de crainte dans mon délire pour lui, et j'ai presque l'idée que je l'idolâtrais encore plus en le craignant de cette façon-là… Oui, le reproche même lui était compté par mon cœur, et me semblait encore un intérêt tendre. Je trouvais je ne sais quel plaisir à m'entendre plus tard gronder sur mon association avec Nidia, mes marches et contre-marches avec les troupes du vice-roi. J'avais beau dire au maréchal que toute la protection d'Eugène s'était exclusivement portée sur la jeune Lithuanienne, que j'avais glissé, inaperçue, dans cette bienveillance, il avait en tête de ne rien croire de ces sincères protestations. Le faire revenir d'une idée aussi fortement conçue eût été m'exposer à voir renouveler la consigne et la correction militaire du Dniéper. Je n'eus garde de tenter deux fois la chance du même plaisir. Enfin, il se rendit à l'évidence de mon attachement, et il trouva la générosité de me prouver cette tardive mais forte conviction, d'une manière que je ne peux passer sous silence.

«Pauvre Ida, me disait alors cet illustre guerrier, comme vous étiez affublée, ce vilain jour-là.

«—Laide à faire fuir un cosaque, peut-être.

«—Laide…, oui, mais d'une laideur divine, toute de passion, belle encore d'énergie, de sensibilité, de désintéressement.

«—Vous vous trompez. L'idée de faire quelque chose qui vous plaise compose pour moi une somme énorme de félicité. Ah! l'égoïsme le plus habile ne trouverait pas mieux que ce que je me donne de bonheur, lorsque je me livre à un mouvement de cœur qui peut me rapprocher de votre ame. Oh! non, l'ingénieux égoïsme avec son primo mihi n'inventerait pas une plus douce volupté personnelle.

«—Comment, du latin, mon cher frère d'armes!

«—Comme s'il en pleuvait, M. le maréchal.»

Ces scènes, d'une gaieté militaire qui allait souvent jusqu'à l'extravagance, commencées par le sentiment, la raison les achevait presque toujours. Ney, alors inspiré par la conscience d'un attachement vrai, m'adressait des remontrances amicales sur ma conduite, des conseils sur ma position, des offres de services positifs. À tout cela, je répondais par la protestation sincère que je n'y pouvais rien, par l'énumération des ressources pécuniaires qui permettaient tout et ne demandaient pas autre chose.

Je puis me rendre le témoignage que j'employai autant de petites adresses et d'innocens mensonges pour convaincre le maréchal de la pureté d'un attachement qui n'avait nul besoin de ses dons, que d'autres femmes en eussent employé à provoquer ses générosités. Dans une vie si pleine d'égaremens, c'est bien quelque chose, ce me semble, que ce noble sujet de paix avec ma conscience.

J'avais éprouvé tant de contrariétés et de fatigues, supporté tant de privations dans cette campagne de Russie, si follement entreprise, si lestement exécutée, qu'en franchissant les frontières de France pour y rentrer à la fin de nos traverses, il me sembla que rien au monde ne pourrait plus me décider à courir de nouveau les hasards de la guerre. Mais, hélas! ce cœur, que l'approche de tant de grandes ames avaient rendu français, devait plus tard être provoqué par de si puissans appels, que ce me deviendrait un devoir d'assister à de nouveaux combats et de m'associer à des gloires douloureuses. La raison, quelques froids retours sur le monde, sur les devoirs plus simples qu'exige mon sexe, quelques intermittences de calme dans ma tête volcanique, m'avaient, comme à l'ordinaire, inspiré mille projets de repos, mille résolutions de sagesse. Mais, comme à mon ordinaire encore, je les abandonnai à la première occasion. Je ne fis, pour ainsi dire, que toucher barre à Paris, et je ne sais pas pourquoi, en vérité. Cette ville avait-elle des illusions et des consolations à m'offrir?

Cette campagne même, que je venais d'achever si péniblement, qui m'avait si peu récompensée de mes espérances et de mes sacrifices, m'avait cependant encore laissé des impressions si puissantes, des souvenirs de Ney si irrésistibles, que mon imagination comptait toutes ces fatigues, toutes ces peines passées comme des délices; la guerre, les privations et les dangers, comme autant de rapprochemens avec Ney. J'avais encore d'incroyables saillies d'enthousiasme; la froideur de cet accueil peu galant que j'avais reçu dans la retraite de Moskou ne me glaçait qu'à de longs intervalles, et si je ne retrouvai pas dans le moment même l'exaltation nécessaire pour suivre immédiatement le héros de mon cœur, elle ne m'en faisait pas moins vouloir et chercher des distractions moins frivoles que celles de Paris, des distractions images de la guerre, des impressions fortes et des courses encore périlleuses.

En traversant ce Paris veuf de tout ce qui m'était cher, j'eus presqu'une joie d'enfant de trouver un prétexte outre toutes les raisons de devoir, de le quitter aussitôt et de me remettre en route pour l'Italie; c'était un paquet de papiers que j'avais oubliés à Naples, dont plusieurs se rattachaient à mes rapports avec Florence, et auxquels cependant la précipitation de mon départ et l'incertitude de mon domicile avaient fait faire ce circuit et de détours que le hasard s'était ainsi chargé néanmoins d'abréger. Le souvenir d'Élisa me rappelait également par la reconnaissance. Quoique cette fois mon congé fût illimité, les convenances et la délicatesse me commandaient de l'abréger. Me voilà donc ne profitant de mon séjour dans la capitale que pour y rassembler toutes mes ressources, tous mes débris d'argent, afin de m'embarquer comme ce philosophe de l'antiquité qui portait tout avec lui, et qui ne portait pas grand'chose. J'avais quelqu'un avoir à Nice, M. Tampier, directeur de la poste, homme aimable, d'un ton parfait, avec lequel j'avais quelques affaires, et dont j'aurai plus tard à citer les services obligeans.

Prendre une résolution, l'exécuter, lever les petits obstacles, me débarrasser des difficultés minutieuses, tout cela est toujours pour moi la même chose. Rien de remarquable ne m'arriva jusqu'à Nice, où je ne restai que deux jours. Je m'embarquai dans cette dernière ville sur une felouque pour Gênes. Moi qui aime tant les voyages, je n'aime pas les voyages par mer; ils ne m'incommodent ni ne m'effraient; mais l'idée de la captivité, l'aspect de cette prison mouvante et qui semble pourtant immobile, l'impossibilité des distractions en face de ces scènes monotones et effrayantes des abîmes et des cieux, ce spectacle m'attriste et me plonge dans une mélancolie maladive. Il me semble que je ne puis échapper à la délirante activité de mon imagination qu'en la fatiguant, qu'en l'épuisant par la faculté de courir et de me mouvoir. Heureusement que cette ennuyeuse corvée maritime ne fut pas de longue durée. Elle devint presque imperceptible par le bonheur que j'avais eu de m'embarquer le soir. Le trajet se fit dans la nuit; ce fut l'affaire d'un songe. On vint nous réveiller avec l'invitation de débarquer. Je ne m'arrêtai à Gênes que pour déjeuner; mais habile à profiter des heures, je sus me les rendre douces en choisissant le lieu de ce repas si court sur le port, vis-à-vis de ce spectacle merveilleux qui tant de fois m'avait retenue et captivée. Je partis immédiatement pour Lucques, et par terre; de là je me rendis immédiatement à Pise, où j'appris que se trouvait en ce moment la grande-duchesse.

Je craindrais vraiment d'être taxée de vanité, si je disais tout ce que l'accueil que me fit la princesse eut d'intime et d'aimable. Il y avait dans sa surprise de me voir plus qu'une gracieuse bienveillance; c'était quelque chose d'abondant, d'affectueux, de fraternel comme l'amitié. J'étais ravie, j'étais confuse de tant de bontés. Les affaires, tristes alors, et qui étaient de nature à charger de soucis les têtes sur lesquelles commençaient à chanceler les couronnes, ne rembrunissaient pas le noble front d'Élisa. Confiante, facile, abandonnée, il semblait qu'en ce moment ma présence fût le seul grand intérêt de sa vie. Élisa avait compté le temps de mon absence par chaque mois dont elle s'était composée.

«Eh, mon Dieu! ma pauvre lectrice, qu'avez-vous fait, qu'êtes-vous devenue pendant un si long congé?

«—J'ai été en Russie, j'ai fait la campagne de Moskou, j'ai passé la
Bérézina.

«—Et vous avez échappé! N'est-ce pas que les Français n'ont point été vaincus?

«—Oh! non, Napoléon, Ney étaient là. Mais il y a eu quelque chose de plus puissant que le génie, de plus fort que la valeur française: les glaces, les frimas, la fatalité. Quelle armée! quelles troupes! Le feu de vingt batailles avait vieilli toutes les moustaches. Ces bataillons innombrables, rassemblés des quatre vents, où se parlaient toutes les langues de l'Europe, étaient plus nombreux que la population de quelques uns de ces royaumes. J'ai vu une division de cuirassiers qui, à elle seule, était une armée de fer et d'acier. Des batteries qui vomissaient le feu et la mort étaient chargées avec autant de sang froid que s'il se fût agi de murailles désertes. J'ai vu Murat, j'ai vu le prince Eugène, j'ai vu l'Empereur, se battre comme des soldats, s'élancer comme des géans, marcher plus tard comme des malheureux. Il a fallu la coalition de la nature entière, la révolte de tous les élémens, pour dissiper cette armée, qui, dans son abattement, était encore la France par les vertus du malheur et de l'adversité. Que faire, comment résister, quand souvent les mains de nos grenadiers se glaçaient durant le court intervalle d'une cartouche déchirée, que leur bouche seule pouvait rejeter? Tant qu'on a pu combattre, les Russes ont été battus. La Victoire nous refusait les bras, plutôt en quelque sorte que ses faveurs. Vous pouvez m'en croire, je n'ai jamais vu nos soldats en retraite; mais une retraite pareille a montré encore des courages, et prédit une vengeance digne du génie de Napoléon et de la fortune de la France.

«—Oui, oui, soyez tranquille; il suffit au grand Napoléon de frapper du pied la terre pour en faire sortir des soldats. Il va s'avancer au cœur de l'Allemagne avec des phalanges nouvelles que son regard suffit pour aguerrir. Depuis la Vistule jusqu'au Rhin, il n'est pas une place forte que nous ne possédions. Nous sommes encore en Pologne; nous sommes encore les maîtres de nos ennemis, les maîtres du monde. Dans quelques mois, l'Empereur va nous donner de ses nouvelles, et des plus grandes qu'on ait eues.

«—Ah! que Votre Altesse me fait de bien! Elle me rafraîchit le sang avec ces espérances de gloire. J'oublie mes fatigues, j'oublie Moskou: il me semble que tout mon être se ranime au soleil d'Austerlitz.

«—Napoléon saura bien en faire reluire les rayons. Il est parmi nos serviteurs et nos amis les plus dévoués des ames timides qui, voyant déjà au delà d'un revers, s'étonnent que l'Empereur ne fasse nulle attention à la perte d'une armée de huit cent mille hommes, et ne parle point de faire la paix; ils ne songent pas qu'il n'est point de moyen terme dans une position pareille à celle de mon frère. Sa politique à lui, c'est une destinée; la moitié de sa force, c'est son prestige. On lui rendrait tout ce qu'il a évacué, la diplomatie suppliante lui offrirait le monde entier par concession et la paix par prières, qu'il devrait la refuser. Il ne peut pas traiter d'égal à égal avec ses ennemis: il est leur subalterne, s'il n'est leur vainqueur. Irait-il, répudiant toute sa vie, désenchantant la magie de quarante batailles, dire au monde: Eh bien! tant de prodiges ont été arrêtés, tant de génie est venu échouer contre la lance des Tartares à demi-sauvages! Réfugié dans son Paris, obligé de regarder tranquillement le vieux ménage de l'Europe, il assisterait vivant aux funérailles de sa propre renommée! Le vainqueur de l'Égypte, réduit à donner des levers aux Tuileries et des audiences à Saint-Cloud! C'eût été bien la peine de monter si haut pour ne plus rien faire de la puissance. En supposant que par amour pour son peuple, que par considération pour quelques intérêts matériels de commerce, Napoléon se résignât à faire au bonheur de la France le sacrifice de sa gloire, le marché n'irait pas loin. L'Europe, qui aurait eu son secret, ne s'arrêterait pas dans la carrière des réparations, et l'indépendance des peuples ne dure guère au delà de l'honneur offensé des rois. Mon frère ne m'a point consultée, mais je l'ai deviné, et je suis heureuse du moins qu'il reste lui-même. S'il laissait l'Europe respirer, elle lui échapperait; suppliante d'abord, raisonneuse plus tard, enfin impérieuse et maîtresse. Il faut, d'ailleurs, que ce qui est commencé par lui, par lui s'achève; son héritier est bien jeune, il doit trouver son lit fait; car qui peut répondre de l'empire d'un enfant?

«—L'amour des peuples, l'enivrement des soldats.

«—Sans doute; mais si ces sentimens se commandent par des prodiges, ils ne s'entretiendraient que par des prodiges nouveaux. La médiocrité, je le sens bien, ne serait pas si embarrassée. Les princes ne savent pas à quoi ils s'engagent quand ils montrent aux peuples des vertus extraordinaires; s'ils cessent un moment d'agir, on appelle leur modération impuissance. Une fois qu'ils ont fait du sublime, ils sont dans l'obligation d'en faire tous les jours, sous peine de déchéance dans l'opinion. Étrange privilége du génie! on lui demande toujours parce qu'il a promis beaucoup. Plus heureux les souverains préservés de ces exigeances par leurs facultés intellectuelles plus restreintes, ils contentent l'envie à bien moins de frais. La force d'inertie leur suffit, et le monde, qu'ils laissent tranquille, à son tour les laisse reposer en paix; mais certaines ames ne s'arrangent pas de cette béatitude politique. Mon frère est de ce nombre. Il a tracé lui-même les conditions de son existence; il ne peut pas se mouvoir dans une autre sphère. Les rois géans ne peuvent plus redevenir rois lilliputiens. Napoléon ne se rapetissera pas; cela n'irait ni à lui ni à la France.»

La grande-duchesse s'était électrisée par la tendresse, par l'orgueil royal et fraternel, par l'inspiration de la grandeur et l'instinct d'une généreuse sympathie. Jamais je ne l'avais entendue parler sur de graves sujets avec cet élan et cet abandon. Je la regardais, dévorant ses paroles, partageant toute la conviction de ses pensées, embrassant surtout toute la vivacité de ses espérances. Je sortis de cette première audience, que dis-je! de cette conférence politique (chose bien nouvelle pour moi), comblée de nouvelles bontés de ma souveraine. Tout m'eût été possible pour elle, excepté de profiter de ses dons pour ma fortune.

Les illusions de l'empire duraient encore; mais elles commençaient à être moins superstitieuses. Les nécessités d'une guerre générale avaient ramené la cour de Toscane un peu à l'économie, et par conséquent à une sorte de monotonie qui n'annonçait pas encore l'ingratitude, mais qui avait diminué l'enthousiasme. La troupe de la cour avait été licenciée. Les artistes français avaient quitté Florence, et quelques autres absences avaient jeté un grand vide dans ma vie.

Les Italiens, toujours soumis et souples, ne l'étaient plus qu'avec quelque insolence; la tristesse, ainsi qu'un oiseau de mauvais augure, planait sur toutes les réunions. Plus de fêtes à Florence, partant plus de dévouement. Tout restait debout et ferme sous la main vigoureuse d'Élisa; c'était chose merveilleuse que cette souveraineté, presque sans garnison, et qui semblait se tenir d'elle-même sous le sceptre d'une femme. Quand je pénétrais jusqu'à la princesse, j'étais aussi bien accueillie, mais je l'étais moins souvent. Le travail de cabinet absorbait quelquefois tous les momens d'Élisa. Elle m'avait trop bien garni la bourse pour que je laissasse mes napoléons tranquilles; de peur d'être gagnée par l'ennui de l'inaction, je résolus d'avoir recours à mon remède ordinaire, les courses pittoresques. Les provinces illyriennes étaient le seul coin de l'Italie que je n'eusse pas exploré. Ainsi que cela m'arrive toujours, je rattachai à mon caprice quelques sérieux prétextes apparens, et je fus bientôt prête pour cette nouvelle source d'émotions.

CHAPITRE CXV.

Voyage en Illyrie.—Je retrouve Junot, alors duc d'Abrantès.—Son gouvernement.—Sa folie singulière.

Cette époque de ma vie est remarquable par une disposition singulière de mon cœur. Je n'échappai pas tout-à-fait aux passions, car il était de ma destinée de ne leur échapper jamais; et cependant j'éprouvais je ne sais quel besoin de calme et de distraction, semblable à celui qui appelle le sommeil à la fin d'une journée laborieuse et pénible. Un sentiment restait à mon avenir et paraissait devoir le combler tout entier, mais j'éprouvais la nécessité de me reposer du passé dans quelques impressions nouvelles. J'ai toujours aimé les voyages, et alors les voyages étaient riches de sensations puissantes et glorieuses pour une Française de cœur. La France était partout, et dans quelque endroit que je portasse mes pas, je voyais flotter ces drapeaux sous lesquels j'avais joui d'un bonheur qui était presque de la gloire. Rien ne me retenait dans les cours brillantes du midi de l'Italie. Je voulais voir Venise, ville miraculeuse que tout le monde a décrite, mais dont personne n'a pu juger sur le faible témoignage des livres. La renommée de nos armes n'y avait pas imprimé des traces moins vivantes que l'ancienne illustration de sa république. La statue de Napoléon, chef-d'œuvre de Battle, s'élevait sur la placette, près de l'endroit où l'étranger admirait naguère les chevaux de Corinthe et le fier lion de Saint-Marc. On venait d'achever la belle rue Eugenio, et les jardins merveilleux qui portaient le nom de ce prince, prêtaient depuis peu de temps aux tristes îles des Lagunes un embellissement qui semble dû à la féerie. Jamais l'éclat du grand empire n'avait été plus éblouissant, et jamais il n'avait été plus près de s'éteindre. Les désastres de Moskou commençaient à retentir dans l'Europe, et déjà Napoléon, pressé de réunir autour de lui toutes les forces morales qui avaient contribué au développement de sa destinée, retirait de ces provinces, abandonnées d'avance, l'élite de ses hommes d'État et de ses capitaines. Le comte Bertrand, qui gouvernait l'Illyrie avec cette supériorité d'esprit et cette bienveillance de cœur qui font respecter et chérir le pouvoir, venait d'être appelé auprès du souverain, juste appréciateur de la pureté de ses vues et de la sagesse de ses conseils. Il était remplacé par Junot, duc d'Abrantès, autre héros dont Napoléon n'avait jamais dédaigné les services, mais que les blessures et les fatigues mettaient, dit-on, hors de service avant l'âge, et qui ne pouvait plus fournir à ce ministère vice-impérial qu'un simulacre imposant. Il n'en fallait pas davantage chez ce peuple facile et doux, qui ne demande à ses maîtres que la liberté du travail et de la prière, et dont la plus grande partie est encore composée d'ailleurs de tribus nomades ou patriarcales. L'administration du pays était confiée, au reste, à un grand magistrat dont l'aptitude rendait l'intervention du gouverneur à peu près inutile, et qu'on appelait l'intendant général. Cette place était exercée par M. le comte de Chabrol, le même, si je ne me trompe, qui a été depuis ministre, et qui jouissait dès cette époque d'une haute réputation de savoir, de modération et d'intégrité.

Je fus curieuse de visiter cette Illyrie, qui était encore la France. Le nom de ces provinces reculées de la grande Grèce que j'avais souvent rencontré dans mes lectures, me pénétrait d'un enthousiasme difficile à exprimer, et tel que je me faisais nommer tous les villages, comme si j'avais dû trouver partout des souvenirs et des monumens. Je ne tardai pas à en rencontrer de tous les âges. Il y a si peu de distance entre ce château de Passariano, où le traité de Campo-Formio fut signé, et ces rivages délicieux où les pâtres eux-mêmes vous nomment le Timave, immortalisé par Virgile! Quelques pas encore, et on vous dira où est débarqué Antenor, où a fleuri Japix, où a régné Diomède, où Castor et Pollux ont navigué, où Jason a bâti des murailles. Toutes ces idées me charmaient comme un enfant, et plus qu'on ne peut l'imaginer, parce qu'elles étaient si naïvement empreintes dans l'esprit du peuple qu'on les aurait crues fondées sur une tradition de quelques années, plutôt que sur une fable de trente siècles, et j'admirais en cela le privilége de ces gloires héroïques dont notre temps a renouvelé de si magnifiques exemples.

Il n'y a rien de sublime sur la terre comme le point de vue du golfe et de la ville de Trieste: depuis le hameau d'Opschina, on embrasse là une espèce de monde nouveau, qui a un ciel, des eaux, des arbres, des palais comme on n'en a vu nulle part. J'étais si fatiguée de ces sensations, que je n'eus pas la force d'écrire au duc d'Abrantès le jour de mon arrivée; je succombai à un sommeil presque fantastique comme les impressions de mon voyage, et où m'apparurent confusément, ainsi que dans mes méditations, les héros de la guerre de Troie et ceux des guerres d'Italie. Quand le soleil fut levé, je me précipitai à ma fenêtre, je l'ouvris impatiemment, et je jetai les yeux avec une admiration indicible sur le golfe, le pont et le palais Carciotto qu'on apercevait tout à la fois de ce point de mon appartement. Il fallait peu s'en éloigner pour saisir le bel aspect de la bourse et de la place du théâtre. Le canal était hérissé de mâts dont les pointes s'élevaient parmi les faîtes des bâtimens et les flèches des clochers; mais on distinguait malheureusement à l'horizon ceux de deux frégates anglaises immobiles et pourtant menaçantes. Cette insulte me brisa le cœur, et je rougis que ces déserts des mers, plus vastes que tous les continens, appartinssent à nos ennemis.

Je dînai chez le duc d'Abrantès, au palais Saint-Charles, dans une salle bien décorée qui donne sur le Môle, et d'où l'on me fit remarquer la tour d'Aquilée. Les honneurs de la table étaient faits par une dame de vingt à vingt-cinq ans, aussi belle qu'on peut l'être sans physionomie, et aussi aimable qu'on peut l'être sans usage.

On a beaucoup parlé du duc d'Abrantès, et peu de soldats ont mérité par des faits d'armes plus éclatans et plus multipliés d'être immortalisés dans les bulletins; mais il serait rigoureux de ne voir en lui qu'un soldat vulgaire. Il était né dans cette classe honorable de citoyens où les enfans ont presque le choix de leur état, et le soin extrême qu'on avait donné à quelques unes de ses études marquait qu'on l'avait destiné au monde et aux affaires. Un maître d'écriture aurait envié sa plume, et un maître d'escrime sa belle tenue sous les armes. Il était à merveille dans un salon, un peu droit, un peu tendu, faisant valoir avec quelque affectation sa taille, sa jambe, ces avantages naturels et brillans qui ne lui étaient disputés dans l'armée que par le comte de Pajol, son rival en bravoure et en loyauté. Toutes ses habitudes se ressentaient de l'habitude d'une vie provinciale agréablement désœuvrée; il tirait des armes comme M. de Bondy, et ne reconnaissait pour rivaux au pistolet que Fournier et Delmas. Il avait pour la danse des prétentions moins heureuses, mais qui n'étaient jamais ridicules, parce que c'était réellement un homme de bon sens et de bon goût et qu'il apprenait ce qui est bien par une sorte d'instinct. Je crois seulement qu'on a un peu exagéré son mérite dans ce genre, et je ne vois pas que sa mémoire ait beaucoup à gagner aux succès de l'anglaise et de la montferrine.

Comme il n'y a rien que d'historique dans ces Mémoires, et que tout ce qui appartient à l'histoire doit être religieusement recueilli, quand il s'agit d'un homme tel que Junot, je n'ai pas le droit d'oublier que son orgueil aurait été moins accommodant sur ses prédilections, c'est-à-dire sur le pistolet, et surtout sur le billard. C'était à propos de ce dernier exercice en particulier qu'il ne fallait pas le heurter d'une prétention rivale: il y avait tout tenté, tout exécuté, tout perfectionné, et le plus brillant souvenir de ses succès militaires ne l'aurait pas distrait de cette démonstration. Ainsi, c'était à lui qu'on devait l'instrument qui taille la queue de billard sans ralentir la partie, et que Bouvard venait de lui apporter de Paris; à cette incroyable époque de la gloire française, où tout ce qui était français paraissait grand, j'ai vu de hauts seigneurs, de graves diplomates, des évêques et des princes lui en faire compliment. Sa passion pour les jeux d'exercice, et sa générosité sans ordre et sans bornes, attiraient, comme on peut le croire, une foule de parasites et de spéculateurs; et l'Illyrie, sous un tel prince, tombait en proie aux premiers aventuriers venus; mais Napoléon le savait. L'Illyrie allait lui échapper, et il laissait périr une domination finie dans les mains d'un homme fini.

S'il avait été possible de douter de la décadence morale de ce noble Junot, ce n'était pas à la fin d'un de ses dîners qu'on se serait avisé d'une idée aussi consolante. Poli jusqu'au raffinement, et trop poli comme tous les hommes qui ne le sont pas par une habitude constante de mœurs, ou par un instinct particulier de caractère, il s'animait tout à coup jusqu'à la brusquerie et même jusqu'à la violence. Il cherchait encore à être gracieux, mais ses caresses blessaient. On sentait qu'il ne s'appartenait plus, quand rien d'ailleurs ne pouvait expliquer cette nouvelle position; car il buvait fort peu dans le courant du repas, et il semblait que son exaltation subite résultât de quelque impulsion sympathique qui lui était communiquée par la conversation. Alors, et ce moment, prévu et senti par tous les habitués de sa table, était comme marqué par une révolution dont les étrangers seuls avaient peine à apprécier le motif; l'entraînement qui partait de si haut se communiquait sur-le-champ de monseigneur à ses convives, et du moindre invité aux gens de service. Le banquet finissait par ces éclats qui révèlent à Hamlet la joie des fêtes de Claudius; et dans une société moins choisie d'ailleurs, ce dénouement aurait ressemblé à une orgie; mais une de ces hautes précautions d'amitié, dont l'ame de Napoléon était plus capable qu'on ne le pense communément, avait prémuni le duc d'Abrantès contre le danger, si grave dans son état, d'une société peu digne de sa position. Tout le monde y était fort bien, et j'ai vu peu de cercles plus élégans dans les capitales de notre civilisation européenne. Le secrétaire général du gouvernement, qui s'appelait, je crois, M. de Heim, et qui était un homme de la plus belle figure et des manières les plus parfaites, y maintenait surtout par la dignité de ses formes cette réserve que le duc n'était que trop disposé à franchir. Le jour où j'y dînai, le gouverneur s'avisa de varier le service des liqueurs, en faisant circuler un flacon d'éther sulfurique, et après des refus qu'on peut croire unanimes, il en remplit un verre et l'épuisa d'un seul trait, aux applaudissemens un peu contraints de l'assemblée. Cet étrange excès ne paraissait pas altérer sa raison; il lui prêtait au contraire l'enthousiasme de la jeunesse et presque l'éloquence du talent; mais cet enthousiasme et cette éloquence n'avaient qu'un objet, l'admiration fanatique de l'Empereur. Si l'on avait parlé alors de monomanie comme aujourd'hui, je n'aurais pas pu caractériser par un autre terme l'effet que produisait sur moi cette frénésie de glorieuse servitude, qui avait toute la piété d'un culte et tous les emportemens d'un premier amour. Il était rare que cet élan se terminât sans que l'orateur fût obligé d'essuyer ses larmes, et c'étaient là des larmes naïves et loyales. Junot ne voyait plus rien ni ne pouvait rien voir au-delà de son gouvernement d'Illyrie, qui était une royauté fort réelle, pour lui du moins, qui n'a jamais su le secret de sa frêle existence et de sa fugitive durée. Son affection pour Napoléon était peut-être unique dans son espèce; il ne s'y mêlait point d'ambition, point d'espérance, point d'arrière-pensée, point de combinaisons pour un autre avenir, pour un autre état de choses. L'idée de survivre à l'empire, et surtout à l'Empereur, ne serait jamais entrée dans son esprit. Une prospérité inespérée, immense, accabla son intelligence, trop faible pour tant de grandeurs. L'adversité l'aurait trouvé plus résolu, car il était essentiellement décidé à tous les périls, et brave à toutes les occasions; mais les revers de Napoléon ne comptaient pas dans ses calculs. La mort a complété cette vie d'élection d'un heureux soldat, en le frappant le premier.

Cette soirée bizarre me laissait un peu d'inquiétude. Il n'y avait point là d'excès grossiers, mais il y avait je ne sais quelle aberration, je ne sais quel oubli de soi, dont mes premières habitudes ne me rappelaient pas d'exemples. Cette idée me poursuit; elle m'occupait quand on m'annonça le duc d'Abrantès, au moment où ma toilette était à peine finie. Sa visite m'étonna d'abord, mais je n'avais guère le droit d'être difficile sur les procédés, car il n'y a rien qui nuise à la dignité du caractère comme le souvenir d'y avoir manqué. Je le reçus, et je le conduisis à un siége; cette petite circonstance n'est pas inutile à dire: je ne sais s'il y serait allé de lui-même. Sa figure animée était devenue pâle; ses yeux étaient abattus: doués d'une transparence particulière qui leur donnait beaucoup de charme, et sur l'attrait de laquelle je n'insisterai pas, parce qu'on m'a dit souvent qu'ils ressemblaient aux miens, ils étaient alors vagues et ternes comme une lumière qui s'éteint. Il s'assit, et saisit ma main d'une des siennes, tandis que de l'autre il couvrait son front et le frappait à plusieurs reprises. J'ai eu quelques entretiens qui commençaient ainsi, et ce genre de sensations n'avait jamais beaucoup effrayé ma tête extravagante: il faut bien que je le répète. J'attendais donc, avec cette sécurité émue qui se compose de l'instinct de notre pudeur et du tact de notre expérience, les premières paroles du gouverneur.

«Avez-vous dormi? me dit-il.

«—Pourquoi pas? J'étais satisfaite, tranquille, heureuse…

«—Quoi! aucune pensée, aucun sujet de trouble, aucun bruit extérieur…

«—Aucun bruit extérieur! repris-je. Ah! vraiment, je me trompe! un réveil enchanteur, délicieux, qui m'a plongée dans les plus douces idées, le chant d'un rossignol!…

«—Le chant d'un rossignol! s'écria-t-il en se renversant sur le dos de son fauteuil. Il est donc vrai! ce rossignol me poursuivra partout! Je n'irai plus nulle part sans y être éveillé par le rossignol! Avez-vous des rossignols dans cette maison?

«—Non, monseigneur,» dis-je, interdite et effrayée; car sa dernière question avait été proférée du ton du soupçon et de la colère. «J'ai pensé que ce chant provenait des jardins de Saint-Charles.

«—Bien, bien, reprit-il en se levant avec violence. Oui, c'est chez moi, c'est sous ma fenêtre maintenant que viennent chanter les rossignols. Oh! cela ne peut pas être ainsi! je ferai connaître ici comme partout ce que peuvent la colère et la vengeance du frère d'armes de Napoléon.»

Il me serait difficile de donner une idée de la surprise, ou pour mieux dire de la consternation où m'avait plongée ce langage. Heureusement, le gouverneur était sorti sans attendre ma réponse, et m'avait laissé le temps de réfléchir sur une incartade aussi extraordinaire. Je ne tardai pas à en apprécier le motif, et rien ne manqua bientôt à ma conviction. Le tocsin sonna, la générale battit dans toutes les rues, deux bataillons de Croates furent mis sur pied pour traquer dans le jardin de Saint-Charles le rossignol qui avait interrompu mon sommeil: le duc d'Abrantès était fou; et cette infirmité s'expliquait également par les blessures nombreuses qui avaient altéré en lui le principal organe de la raison, et par les incroyables excès auxquels il se livrait depuis quelque temps. Mille nouvelles extravagances confirmèrent d'heure en heure cette triste certitude, et chaque instant nous en rapportait un nouvel exemple. Tantôt c'était une grande conspiration organisée par tous les moutons de l'Illyrie, et contre laquelle il fallait mettre en garde toutes les investigations de la police, toutes les ressources de l'administration, toutes les rigueurs de la loi. Tantôt c'était une passion romanesque pour une jeune et jolie fille grecque, attachée au service de sa maison, et dont les vertueuses résistances avaient achevé de bouleverser ses facultés, au point de le décider à s'ensevelir dans les flammes sous les ruines du palais. On fut par bonheur averti assez à temps de ce projet pour mettre obstacle à propos aux progrès de l'incendie. Parmi ces marques innombrables de démence, il en est une qui n'est pas à dédaigner dans l'histoire de l'esprit et du cœur humain. Le duc éprouvait le besoin de se soustraire à cette éblouissante grandeur pour laquelle il n'était pas né, et de retrouver dans l'obscurité de la vie populaire la paix que lui refusait le rang élevé auquel il était parvenu. Il ne cessait de demander la campagne et une chaumière, et peut-être que si ses vœux avaient été remplis, sa carrière, qui ne pouvait plus se prolonger beaucoup, se serait terminée du moins avec plus de douceur. Enfin il s'affranchit par sa propre volonté des contraintes que lui imposait sa dignité, et sous prétexte de visiter ses provinces, il embrassa pendant plusieurs semaines un genre de vie tout nouveau qui parut un moment rendre le calme à ses esprits troublés. Il arriva presque incognito dans la jolie ville de Goritzia, et s'y informa de la maison la plus modeste, entre toutes celles qui étaient consacrées aux plaisirs honnêtes du bas peuple. Elle s'appelait la Glacière, et c'était là que de pauvres ouvriers allaient ordinairement se délasser des fatigues de la semaine, en buvant dans un verre commun à tous de la petite bière de dernière qualité. Le gouverneur y élut une espèce de domicile, qu'il ne quittait que rarement, même de nuit, et où il prenait plaisir aux entretiens insoucians de ces heureux de la misère, comme le calife Haroun al Raschid, dont il aimait beaucoup les merveilleuses histoires. Son cœur, naturellement bienveillant et affectueux, s'y était même formé tout de suite un lien, le dernier peut-être qui l'ait retenu à la vie, et auquel il attachait de jour en jour plus de prix. Par un rapprochement plus naturel qu'on ne pense mais qui laisse étrangement à réfléchir, il avait fait son Pylade d'un fou d'assez bonne maison, et de mœurs assez innocentes, pour qu'on n'opposât aucune contrariété à ses démarches, mais doué d'ailleurs d'un esprit satirique et bouffon, qui s'exerçait sans scrupule sur tous les états. Les burle, tantôt facétieuses, tantôt sanglantes, de ce Diogène d'Istrie, avaient seules le privilége d'égayer les sombres soucis du héros déchu; et celui-ci prenait un plaisir indicible à voir tourner en ridicule toutes les grandeurs de la société qu'il avait si chèrement conquises, et dont il devait jouir si peu. C'est surtout dans l'imitation burlesque de la pompe des gouverneurs et de l'élégance toute française des intendans, qu'excellait le malin fou, et c'est alors que la joie qu'il savait inspirer à son pauvre et illustre ami ne connaissait plus de bornes. C'est dans un de ces accès que le duc d'Abrantès enthousiasmé se jeta dans ses bras, et l'investit des nobles insignes de la Légion-d'Honneur, en lui passant lui-même son grand cordon. J'ai vu, à mon retour à Goritzia, le fou de monseigneur encore grotesquement revêtu de ces attributs, que la volonté seule de l'Empereur pouvait lui retirer, et dont nos autorités françaises étaient obligées, si je ne me trompe, de reconnaître la bizarre légitimité. Je ne doute pas que cet épisode d'une vie glorieuse et déplorable ne rappelle à mes lecteurs les touchantes scènes du roi Léar et de son fou; tant il est vrai que Shakespeare avait tout prévu et tout deviné dans la nature.

Ce qu'il y a de plus étrange dans ce que je viens de raconter, c'est que cela dura long-temps, parce que cela était sans remède, et que cette Illyrie, extrême confin de notre Europe, sur laquelle ne s'étendait que de loin le sceptre de l'Empereur, ne pouvait reconnaître d'autorité absolue que celle de son délégué. Aucun pouvoir, aucune institution n'avait le droit de se mettre à la place de celle-là, ou de s'en attribuer un moment les fonctions, sans violer le sceau de souveraineté que l'Empereur lui avait imprimé. Le vice-roi même, interrogé humblement à Udine où il passa deux jours, sur ce qu'il y avait à faire, répondit simplement: Envoyez des courriers à l'Empereur, et attendez sa réponse. Elle arriva trop tard. Le malheureux gouverneur avait tué un homme, et ce sentiment affreux pour sa belle ame a horriblement empoisonné ses derniers momens. Rien de tout cela n'a été écrit, et pourquoi pas? Pourquoi dérober à Junot l'honneur que font à sa sensibilité les angoisses qui précédèrent son agonie? Pourquoi taire des faits que l'histoire sera obligée d'emprunter à une tradition vague, mal instruite, et peut-être malveillante? Les infirmités de sa raison, la tragédie de sa mort, nuisent-elles à la noble réputation de sa fidélité, de son courage, de l'héroïque candeur de ses vertus militaires? En vérité, je ne le crois pas, et c'est pour cela que je n'ai pas hésité à soulever la première le voile qui couvrait ces étranges événemens perdus, au temps où ils arrivèrent, dans le grand événement de la chute du grand empire. Ils ne me donneront plus qu'une réflexion à faire: quelle gigantesque puissance que cette puissance de Napoléon, déjà éprouvée par le revers, déjà voisine de sa chute, et dont le reflet suffit pour maintenir dans toute son inviolabilité le pouvoir d'un homme privé de raison, à deux cents lieues au delà des frontières naturelles de la France, en face d'une flotte anglaise, et au milieu d'un pays conquis auquel on n'a pas daigné donner une garnison!

CHAPITRE CXVI.

Voyage à Gratz.—Portrait de Louis Napoléon.—Fouché succède à
Junot.—Séjour à Leybach.

Il n'est pas nécessaire d'avoir pénétré bien avant dans les secrets de l'ame d'une femme pour deviner le sentiment qui ne cessait de me préoccuper au milieu de ces diversions inutiles. Les succès de Lutzen et de Bautzen n'avaient brillé que comme deux éclairs au commencement de l'orage qui menaçait de tout engloutir. La tempête était au nord, et je regrettais d'être partie, pour ne pas en supporter les derniers coups, s'ils devaient être funestes à ce que j'aimais plus que moi-même. Cependant mon retour vers ces contrées était si insensé, si ridicule, si dénué de prétextes, que je cherchais à m'en créer quelques uns en me forgeant d'illusoires pensées d'utilité, des occasions imaginaires de dévouement. Je pensais que, dans ces jours d'alarmes où le monde entier était en question bien mieux qu'à la bataille d'Actium, tout ce qui avait appartenu au tourbillon de Napoléon devait se précipiter vers lui, et que le concours des plus faibles volontés pouvait le servir, s'il était sincère, courageux, unanime. Louis Napoléon était à Gratz, et son influence morale, un peu altérée par une vie méticuleuse et une royauté bourgeoise, n'était cependant pas entièrement désarmée d'ascendant et de crédit. Je partis pour la Styrie.

Le duc d'Abrantès était à Goritzia, et probablement à la Glacière, quand je sortis de Trieste, une heure après le lever du soleil. Je m'étais promis de visiter les grottes d'Adelsberg et les curiosités du lac de Zirchnitz; mais un sentiment plus imposant que tous ces vains appâts de l'imagination avait absorbé mes pensées. Je parcourus l'espace sans le voir, et je traversai Leybach au milieu de la nuit, sans m'y arrêter. Le jour du lendemain était déjà assez avancé quand je m'éveillai près de la Save, dans une des campagnes les plus poétiques de la terre. Comme ce n'est pas ici un de ces romans à la mode où les descriptions romantiques usurpent plus de la moitié du récit, je me garderai bien d'esquisser les impressions que j'éprouvai à la vue de ce fleuve bleu, encaissé dans des rochers pittoresques, de ces monts neigeux, et en particulier du mont d'Eg, dont le sommet se perd dans un ciel si brillant et si pur, de ce ciel surtout qui diffère de celui des Alpes de Suisse par une transparence ardente, animée, colorée, si l'on peut s'exprimer ainsi, et qui verse sur tous les aspects je ne sais quelle lueur idéale. Je n'en parle qu'autant que cette sensation se liait à quelques événemens. J'avais laissé à ma droite la fabrique fantastique du pont du diable, sous lequel une rivière d'azur se roule et se brise entre d'énormes rochers de marbre blanc, qu'elle inonde d'une écume plus blanche que le marbre même; j'avais traversé la riche ville de Krainbourg, et je côtoyais depuis long-temps les abîmes au milieu desquels on l'a jetée, quand mon postillon s'arrêta à l'aspect d'une chaise rompue. Le voyageur, un peu froissé par cet accident, semblait attendre impatiemment un moyen de continuer sa route, et il accueillit la proposition que je lui fis de l'achever dans ma voiture avec ces manières exquises qui font reconnaître partout un Français. C'était M. le comte Édouard de Charnage, intendant de Villach, jeune homme de vingt-huit à trente ans, que la nature semblait avoir formé pour représenter ce qu'il y a de plus élégant et de plus élevé dans les manières et dans les sentimens d'une nation, et qui, sous ce rapport au moins, avait été admirablement choisi pour cette mission lointaine. M. de Charnage avait une figure charmante, mais un peu enfantine, à laquelle les grandes occasions seules pouvaient imprimer une fierté imposante. Sa haute taille avait plus d'abandon que de dignité, mais cet abandon était noble et presque royal; son rire surtout m'étonnait par un effet de modulation que je ne saurais exprimer, et qui me rappelait une idée connue. Je m'écriai tout à coup: «Avez-vous vu Oudet?…» Il était impossible de voir Charnage sans se rappeler quelque chose d'Oudet; c'était cette pierre de Bologne qui conserve pendant la nuit les rayons que le soleil lui a confiés. «Si j'ai vu Oudet! répondit-il; eh! c'était mon ami et mon frère… Mais vous…» Le lecteur en sait déjà trop sur ce genre de confidences; le souvenir d'Oudet n'est pas un de ces sentimens qui s'épuisent, et demandez à tous ceux qui l'ont approché quels traits il aimait à graver dans le cœur d'une femme, d'un enfant, du pauvre avec lequel il partageait sa bourse, du blessé dont il pansait la plaie, du malade dont il assistait le chevet mortuaire? J'écoutais son ami, et mon cœur, si long-temps épouvanté par l'ascendant impérieux d'Oudet, qui ne vivait plus!… s'associait avec un trait incroyable à ce panégyrique passionné. Heureux qui a vécu ainsi, et qui a laissé de pareils sentimens!

Je n'ai pas besoin de dire que les honneurs de Villach me furent faits de la manière la plus gracieuse par le comte Édouard. Je ne l'ai jamais revu, mais je sais qu'il a épousé long-temps après madame la marquise de Montgérault, qui est justement célèbre dans les arts.

J'avais, pour compter sur l'accueil de Louis, deux titres qui en valaient mille: je pouvais m'honorer des bontés de la plus chérie de ses sœurs, et j'étais une Italienne naturalisée en Hollande. Ce pays lui avait laissé les souvenirs les plus doux de sa vie, et il n'en parlait qu'avec la tendresse qu'un époux porte à une épouse bien aimée, qu'un père a pour ses enfans. Le plaisir de causer de la Hollande me valut sans doute une partie des témoignages d'extrême bienveillance dont il ne cessa de me combler pendant mon séjour, mais je n'en dus pas moins au sentiment d'affectueuse hospitalité qu'il aimait à exercer envers tous les étrangers. Louis Napoléon, et on peut le dire aujourd'hui même sans crainte d'être démenti, était adoré à Gratz; il n'a cependant aucune de ces qualités entraînantes qui subjuguent l'ame, et qui agissent sur elle à tous les momens de la vie par une parole, par un geste, par un regard. Timidement organisé pour toutes les choses avec lesquelles on fait de la gloire, si ce n'est pour la bonté qui n'est pas le moyen le plus sûr d'y parvenir, il y avait dans toutes les habitudes de sa physionomie et de sa conversation des symptômes de faiblesse ou d'abattement. Ses traits, jeunes encore, portaient déjà l'empreinte des vieilles peines et des longs soucis, et cette empreinte d'une secrète affliction de cœur le rendait plus intéressant que ne l'aurait fait le bandeau royal. Une ride prématurée sied bien à un front qui a ceint la couronne. L'Europe lui connaissait d'ailleurs quelques touchantes douleurs, et avait admiré en lui quelques nobles résistances. On prétendait qu'il s'était démis du trône pour ne pas souscrire à des concessions contraires à l'intérêt de ses peuples, et il circulait en Illyrie des copies de l'adieu royal qu'il leur avait adressé quand il fut obligé de renoncer à les rendre heureux. J'avais lu cette espèce de proclamation avec une émotion que je ne saurais exprimer: elle était belle comme ce que les anciens ont laissé de plus beau, comme l'aurait faite un Fabricius, roi, comme l'aurait écrite un Épictète, secrétaire d'État. Les ouvrages qu'il a publiés ou laissé publier depuis, sont peu propres à confirmer cet éloge; mais est-il juste d'apprécier un homme si parfait dans ses actions par quelques imperfections auxquelles les génies les plus sublimes ont payé leur tribut, lui qui n'était que roi?

J'avais d'abord parlé français, puis hollandais; le mouvement de la conversation nous amena à l'italien, notre langue naturelle à tous deux. Cette facilité si multipliée de contacts engendre un peu de familiarité; je me trouvai plus à mon aise. Le comte de Saint-Leu (c'était le nom sous lequel on le connaissait à Gratz) ne fut peut-être jamais plus aimable, et ne jouit peut-être jamais davantage d'une conversation de faits et de souvenirs. Il y avait au fond de son cœur quelque chose de tendre et de gracieux que la nécessité de sa position ne lui avait pas permis de développer, et qu'une affection attentive et caressante aurait fait éclore. Il aimait à être écouté, et surtout à être entendu; mais c'était avec toutes les réticences modestes d'un jeune auteur qui lit son premier ouvrage. Il venait de faire imprimer à peu d'exemplaires son roman de Marie, en deux beaux grands volumes in-8°, et le succès de quelques vers qui y sont répandus l'avait encouragé. Il faisait des vers, c'était son défaut; il faisait d'excellentes actions, c'était son instinct: la postérité remarquera cette différence entre le maître d'école de Corinthe et le bourgeois de Gratz. Louis, regretté d'une nation qu'il avait quittée, chéri d'une nation qui lui donnait avec plaisir le droit de cité, appartenait à toutes les nations par son caractère; et, chose merveilleuse, si l'empire de Napoléon s'était maintenu, il y aurait un nom qui lutterait avec celui de Napoléon devant les historiens, et qui l'emporterait aux yeux des sages, et ce serait le nom de cet excellent Louis, prince inopiné, roi par force, le seul homme de tous les siècles qui ait prêté à une usurpation, imposée d'ailleurs, l'ascendant moral de la légitimité; qui a porté le sceptre comme un fardeau, et qui était digne de le porter dans une tribu peu nombreuse où l'élection du souverain ne se fonderait que sur la vertu.

Ce qu'il y avait de plus remarquable dans Louis, c'est qu'il ne s'était pas identifié avec ces formes de roi, qui sont si ridicules quand on ne l'est plus; ses prétentions littéraires l'occupaient trop pour qu'il se souvînt beaucoup de sa souveraineté passagère. C'était un lauréat enté sur un bourgmestre.

Toutes ses idées se ressentaient de ce mélange de position. Les intérêts territoriaux de la Hollande se mêlaient à tout moment à des théories nouvelles de facture poétique dont il était préoccupé. Il détestait la rime et la douane, et comme si cette famille avait été destinée à innover en tout, il était presque romantique en littérature, et libéral en politique. Cependant, de tous les écrivains français, celui qu'il estimait le plus, c'était M. de Bonald, qu'il avait voulu faire le précepteur de ses enfans, et qu'il regardait comme le philosophe le plus profond qui ait existé, pour former un peuple de prélats et de gentilshommes.

Je ne sais si le roi de Hollande a eu beaucoup de succès auprès des femmes. Son habitude d'abandon et de tristesse, qui contrastait d'une manière si remarquable avec notre activité méridionale, ne manquait pas de quelque charme, et il n'y avait rien en lui de repoussant. Il était impossible cependant de méconnaître dans ses manières et dans sa physionomie la longue impression d'un amour malheureux; mais ce pouvait être l'effet seulement d'une extrême modestie de caractère, d'une religieuse réserve de mœurs, aussi bien que de quelque infirmité secrète qu'on lui a quelquefois, et sans doute injurieusement supposée. Tout-à-fait désintéressée dans cette question, j'ai eu l'occasion de le voir galant et même tendre. Mon passage à Gratz concourait, je ne dirai ni pourquoi ni comment, avec celui d'une belle personne qui se faisait nommer mademoiselle Pascal, et dont le talent sur la harpe n'est pas tout-à-fait oublié dans ces contrées, quoiqu'il y ait laissé moins de traces peut-être que sa figure et ses grâces. Aucune des héroïnes de notre roi poëte ne lui a inspiré plus de vers, et ne lui en a inspiré de plus heureux. Mais leur candeur n'a cessé de révéler un chaste amour, dont les entreprises auraient été probablement mal accueillies si elles avaient été plus téméraires. Ajouterai-je que ce n'est pas ici une histoire scandaleuse, et que j'ai cependant dit sur Louis Napoléon, tout ce que mes rapports passagers avec lui, tout ce que le bruit public, tout ce que la renommée, tout ce que l'histoire m'en ont appris, excepté le bien, car c'est un chapitre sur lequel l'on ne finirait point? Il n'y a pas en Styrie une institution pieuse, un établissement utile, une pauvre famille qui ne se souvienne de ses bienfaits, et lui-même, descendu si récemment d'un trône, n'existait, dit-on, que de faibles ressources!

Le jour où l'Autriche rompit son alliance avec l'Empereur d'une manière si inattendue, Louis sentit la nécessité de renoncer à l'asile qu'il ne pouvait plus devoir qu'aux ennemis de son frère, et il alla réclamer auprès de l'injuste grand homme qui l'avait rebuté, la seule place qui convînt à la dignité de son caractère. Que de regrets alors, que d'instances, que de prières! On lui refusait des chevaux, le peuple les dételait pour le conduire; son départ volontaire ressemblait à un triomphe, et ce roi banni qui n'avait plus de patrie, fut accompagné d'autant de démonstrations d'amour en partant de son exil qu'en arrivant à son trône.

Il n'y avait plus moyen de traverser l'Autriche, dès lors soulevée contre nos armes. Je fus obligée de reprendre la route de Leybach, à travers quelques partis qui commençaient à se jeter dans la Carinthie. J'arrivai trop tard à Villach pour y retrouver l'ami d'Oudet. L'autorité supérieure avait dû abandonner cette ville où flottaient depuis le matin les couleurs d'un autre empire. Je la parcourus de nuit aux lueurs de l'incendie qui dévorait ses faubourgs, et, à mon grand étonnement, sans apercevoir aucune troupe. L'Illyrie était déjà cédée, et toute sa défense reposait sur quelques bataillons épars, et sur quelques compagnies de douaniers. La modération bienveillante de ce peuple excluait, au reste, l'idée de tout danger pour les Français délaissés dans le pays. On avait redoublé pour eux d'égards et de sollicitude, à mesure que la mauvaise fortune de nos drapeaux s'était accrue, et les bons Esclavons étaient devenus plus affectueux en devenant plus libres. Pleins de dignité avec les vainqueurs, pleins d'affabilité avec les vaincus, ils avaient donné un double exemple qui mérite d'être recommandé à la mémoire des nations. Il est vrai que le peuple illyrien se distingue entre tous les peuples par la perfection de son caractère religieux et moral. J'ai entendu affirmer que depuis la conquête, il n'y avait pas eu lieu dans ses vastes et populeuses provinces, à une condamnation capitale. Nos Italiens peignent cette probité nationale de l'Illyrie par une expression assez heureuse. Ils l'appellent «le pays où l'on voyage avec l'argent sur la main.»

Je vis Leybach que j'avais traversée sans la voir, et où l'on s'occupait aussi peu de l'irruption allemande que si la ville avait été couverte par cent mille hommes. Il y avait tant de prestiges dans le gouvernement de Napoléon, que sa ruine est encore un problème pour moi. Le seul bruit de son nom faisait l'effet d'une armée, et les régimens autrichiens ne rentraient pas sans inquiétude dans leurs villes autrichiennes quand nous les avions occupées; ils paraissaient craindre qu'il n'y restât quelque chose de notre puissance et que ces murs abandonnés ne s'écroulassent sur eux. Cette espèce de superstition était fortifiée par l'insouciance crédule des Français, qui faisaient depuis douze ans des opinions dans les bulletins, et qui prenaient au pied de la lettre les gasconnades un peu usées des journaux. Il y avait à Leybach tel honorable fonctionnaire public, sincèrement convaincu sur la foi du Moniteur de Paris, qu'il avait vu passer quinze jours auparavant une division de trente mille hommes, et suivant niaisement sur la carte les mouvemens de cette armée imaginaire.

CHAPITRE CXVII.

Le duc d'Otrante, nouveau gouverneur d'Illyrie.—Le comte de Chabrol, intendant général.—Un bal.

Le duc d'Otrante venait de remplacer le duc d'Abrantès au gouvernement, et la confiance affectée de ce grand politique dans l'invariable durée de la circonscription de l'empire communiquait à tous les esprits une sécurité aveugle. On ne pensait pas à quitter Leybach: on y donnait des fêtes, des comédies, on y appelait des cantatrices et des bateleurs, on dansait; et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'on dansait chez le duc d'Otrante, l'homme le moins dansant peut-être qui ait jamais existé, mais qui savait être aimable, comme autre chose, parce qu'il était toujours ce qu'il était nécessaire qu'il fût.

Je ne pensais pas que mes anciens rapports avec lui fussent effacés de son imperturbable mémoire, mais je pensais moins encore qu'ils pussent m'être défavorables auprès de lui dans le profond oubli où Moreau était tombé. Je lui demandai une audience, et je l'obtins minute pour minute; car l'hôtel du Sauvage où j'étais logée est presque en face de celui du gouvernement. Un suisse de six pieds de hauteur vint me prévenir que son Excellence m'attendait; et quoique ma toilette fût à peine finie, je me hâtai de le suivre pour ne pas exposer le vice-roi d'Illyrie à attendre. Je le connaissais, et je savais que je venais de quitter un roi de meilleure composition.

Le gouverneur était alors dans une salle basse, consacrée à ses travaux intimes. On me nomma; il vint, m'offrit la main, attacha sur moi ces yeux pénétrans qui fascinaient les ames les plus fortes, et me conduisit à un fauteuil avec une aménité dont on était toujours disposé à lui savoir gré, parce que la nature n'en avait imprimé le caractère ni dans sa figure de pierre, ni dans ses paroles incisives, ni dans ses manières sèches et absolues. Ensuite il me salua de la main, comme pour s'excuser de ne pas parler encore, et reprit sa promenade que j'avais interrompue, en s'arrêtant successivement à chacun de ses bureaux. Le premier était occupé par un homme d'un âge et d'une physionomie respectables, qui feuilletait des journaux étrangers et qui paraissait employé à les traduire. «Eh bien! lui dit-il, mon Babel, car vous êtes pour moi le trésor des langues, où en sont-ils avec toute leur jactance? Ces Mirmidons ont-ils un Achille?» M. Babey, c'était le nom de l'écrivain, lui répondit par un sourire équivoque. Le duc n'insista pas, imposa doucement sa main sur l'épaule du bon oratorien, et passa. C'était la simple échange d'une phrase ou d'un signe avec un ami; mais cette phrase avait son intention, et je cherchai cette intention sans m'en rendre compte au premier abord.

Le second bureau était occupé par un jeune homme de petite taille, auditeur au conseil d'état, et je crois militaire, dont les yeux animés annonçaient des résolutions décidées, promptes, impétueuses. Sa lèvre supérieure était garnie de deux moustaches épaisses, et tous ses mouvemens indiquaient une sorte de brusquerie loyale. J'ai oublié son nom. «Quelle folie, lui dit le duc d'Otrante, que de vouloir nous persuader des choses pareilles! Votre oncle Charette était un grand homme, que personne n'a mieux apprécié que moi, mais il se battait avec des Français contre des Français; il courait la noble chance des guerres civiles, et il en a subi les malheurs. Pensez-vous qu'il eût passé sous des drapeaux étrangers?» Et pendant qu'il semblait attendre une réponse, il me fixa de son œil de linx. Je compris qu'il s'agissait de Moreau, et je baissai les yeux. Il y avait dans ces phrases si subitement arrangées un commencement de révélation.

Au troisième bureau était un autre jeune homme, beaucoup plus grand (on se levait au passage de monseigneur). Il n'avait de remarquable qu'une physionomie douce, paresseuse et fatiguée. «Très bien, mon Moniteur, reprit le duc; je suis enchanté de votre dernier numéro. Il y a là de bonnes études et de la solide instruction, mais cela est peut-être trop spécial, trop scientifique, trop littéraire même pour le temps. Faites apprécier les avantages de l'influence française sur l'éducation publique; parlez de l'abolition des fiefs, parlez de la liberté: c'est un nom qui sonne très bien dans toutes les langues. Recueillez ce qui nous honore; démentez ce qui nous flétrit; justifiez Moreau d'une imputation odieuse!» Il me regarda encore, et vint à moi: «Pardon, Madame, me dit-il, tous mes services vous sont acquis. J'ai peu de momens à vous donner ce matin, mais je m'en dédommagerai. On m'a donné un gouvernement où il n'y a rien à faire.

«—Je vous en félicite, répondis-je, et d'autant plus que je m'en doutais moins. J'arrive de Villach, qu'on a brûlé cette nuit.

«—Entendez-vous, dit-il? on a brûlé Villach cette nuit! Des bandits, des bandits! L'écume des troupes de Schill et de Chateler! Tout ce qu'il y a de plus méprisable! La compagnie de Jacquinot suffit pour les mettre à la raison. Oh! point d'esclandre, point de bruit! cela y donnerait la consistance de quelque chose! Mais une ville qui brûle, cela arrive tous les jours… Avez-vous vu des troupes?

«—Aucune.

«—Aucune troupe! C'est cela; c'est un crime privé. N'oubliez pas de mettre dans le journal qu'une poignée de bandits a profité de la sécurité de nos garnisons pour mettre le feu dans les faubourgs de Villach, et que les brigands vont être livrés à la main de la justice.—Je reçois ce soir, Madame, et j'ai entendu dire que vous dansiez à merveille.» En parlant ainsi, il m'offrait la main comme pour me reconduire avec une invitation; mais, parvenu à un salon qui précédait ce cabinet de travail, il s'arrêta tout à coup avec un air de réminiscence. «Je l'ai entendu dire à Moreau, reprit-il. C'était mon compatriote, mon ami, un homme de bien, incapable, je pense, de l'indigne trahison qu'on lui attribue. Vous en savez quelque chose?

«—Depuis un moment, répondis-je; et mon étonnement ne m'a pas encore permis d'approfondir cette idée. Elle m'accablerait, si elle ne me révoltait pas. Oui, Monseigneur, Moreau en est incapable.

«—Cela présente bien, dit-il, en paraissant parler à sa pensée, une apparence de vérité. Nous avons une armée de prisonniers en Russie, et Moreau, montré à ces troupes tout à coup délivrées de leur esclavage, comme un nouveau souverain; Moreau, couronné sous le nom de Victor Ier, dans le camp de l'ennemi, sous les drapeaux aux trois couleurs; Moreau, engagé par un traité de paix honorable avec l'étranger, par des promesses de liberté avec l'intérieur, opposerait certainement à l'Empereur le plus grand obstacle qu'il ait rencontré dans sa glorieuse carrière. Ce serait là, il faut l'avouer, une abominable tactique.»

Tout cela était récité avec une méthode de calme si extraordinaire, qu'il fallait connaître Fouché depuis long-temps pour ne pas tomber dans la déception qu'il voulait produire. J'y cédais sans m'en apercevoir, et rassemblant dans mon esprit tout ce que j'avais pu saisir des projets d'Oudet, tout ce que je me rappelais de l'autorité passive que Moreau avait prêtée à cette conjuration, tout ce qu'elle lui offrait de ressources dans les rangs de l'armée, j'allais peut-être laisser échapper l'expression d'un doute qui s'éclaircit, d'une pensée qui se fixe, quand l'huissier annonça la Cour impériale. C'était la première fois qu'elle était présentée au nouveau gouverneur. Il jeta sur moi un regard pétrifiant comme s'il avait voulu fixer à son terme l'investigation commencée, et s'assurer de la reprendre au même point, quand il en aurait le loisir. Il n'est que trop vrai de dire qu'il y avait dans ses yeux, dans son langage, je ne sais quelle puissance de volonté qui lui était particulière, une sorte de fascination, mais qui avait cela de commun avec les autres, que l'événement le plus indifférent en détruisait le prestige. Quand la Cour défila avec ses robes et ses fourrures, je retrouvai sans crainte le front glacé, la physionomie immobile et le regard creux du duc d'Otrante. Le charme était rompu, et le Méphistophélès de la révolution n'était qu'un homme.

L'audience de la Cour ne fut pas longue. Le duc d'Otrante passa dans le cercle, saluant d'un geste familier de sa main pâle, chacune des personnes qui lui étaient nommées par M. de Heim, le même que j'avais vu à Trieste, et leur adressant quelques paroles brèves auxquelles il n'attendait point de réponse. Le procureur général, qui était par parenthèse un charmant jeune homme, nommé M. Duclos, ou quelque chose comme cela, s'approcha seul de lui avec un grand nombre de feuilles à signer; le gouverneur y jeta les yeux, regarda derrière lui, et fit appeler par l'huissier un des messieurs que j'avais vus dans la salle de travail, puis retint les feuilles, et renvoya sa réponse au lendemain. La Cour sortit.

«Que me demandent-ils?» dit le gouverneur en jetant les papiers dans la main de son jeune auditeur au conseil d'état, «et qu'ai-je à voir dans ces paperasses?

«—Monseigneur, répondit l'auditeur, les pouvoirs de Votre Excellence ont cela d'inusité chez la plupart des autres nations, qu'elle a droit de suspendre et même d'empêcher l'exécution des actes de la justice, quand toutes les voies de juridiction et de grâce sont épuisées. L'exécution d'aucun jugement criminel ne peut s'accomplir sans son autorisation, et c'est la signature de Votre Excellence qui décidera de la vie de quatorze malheureux depuis long-temps condamnés.

«—Quatorze hommes condamnés à mort! et pour quel crime, dans ce pays si renommé par la pureté des mœurs, par l'aménité de ses habitans?

«—Ce sont des vagabonds étrangers au pays, et qui l'ont effrayé par quelques vols à main armée.

«—Des voleurs de grand chemin! s'écria le duc; quatorze voleurs de grand chemin! Ah! continua-t-il avec un sourire aussi expansif que sa figure pût le lui permettre; nous remettrons cela, s'il vous plaît, à la session prochaine. J'ai plus besoin de quatorze voleurs de grand chemin que de toute la cour impériale.»

Je désire sincèrement qu'on ne voie dans ce récit, très fidèle, que la peinture sans haine d'un caractère d'exception, qui a prêté, par quelques côtés, à des reproches que je n'examinerai point; mais qui a racheté des fautes de conduite et peut-être des excès, par d'innombrables services, et par des marques singulières de bonté. M. le duc d'Otrante a été peut-être de tous les hommes d'état qui ont existé, le plus facile, le plus accessible, le plus ouvert aux impressions bienveillantes, le moins entêté dans les préventions fâcheuses. Il semblait surtout s'améliorer par l'expérience, et devenir tolérant par raison, comme il avait été exagéré par sentiment. Dans l'intérieur de sa maison, il était admirable de simplicité, de naturel, de cet abandon qui ressemble à la grâce, et dont on sait cent fois plus de gré aux hommes secs et sévères qu'aux autres. Il chérissait ses enfans dont il était chéri, et l'affection qu'il inspirait, sans effort, autour de lui, était sentie du dernier de ses domestiques. Sa conversation familière était pleine d'agrément et de charmes, surtout pour les hommes d'un esprit ferme et d'une bonne éducation. L'étude et l'enseignement des lettres avaient occupé la première partie de sa vie, et il n'était jamais plus heureux que lorsqu'il pouvait rétrograder sur ses souvenirs, et latiniser, comme il disait, avec ses carabins. C'était le nom que se donnaient entre eux les Oratoriens. Le duc d'Otrante en avait toujours trois ou quatre autour de lui, et jamais il n'a oublié, dit-on, ni un de ses écoliers, ni un de ses condisciples, ni un de ses maîtres. L'engouement incroyable du faubourg Saint-Germain, en 1815, prouve qu'il avait su se faire aimer de ses ennemis naturels. Un éloge qu'il ne mérite pas moins, c'est qu'il n'a pas perdu un ami, pendant sa longue carrière politique. Il serait difficile d'y ajouter quelque chose.

À l'époque dont je parle, le duc d'Otrante était veuf. Il n'y avait de femme dans sa maison qu'une dame parfaite dans ses manières, et qui présidait l'éducation d'une jeune et charmante demoiselle. Le bal de monseigneur n'était donc qu'un bal de convenance politique, où, sur le point d'une dissolution infaillible d'intérêt avec les pays un moment conquis, on cherchait mettre en rapport pour la dernière fois la haute société des deux nations, et prévenir, par des rapprochemens d'estime et de politesse, les inconvénient d'un brisement prochain.

Ce bal offrait, dans un pays si caractérisé, des rapprochemens extraordinaires et qui m'étonnent encore. Il y avait d'un côté, toutes les hautes décorations de l'empire, de l'autre, tous les insignes des vieilles monarchies du Nord. Les chanoinesses autrichiennes avec leurs rubans et leurs médailles y étaient mêlées nos françaises, nos italiennes, étourdies de leur jeunesse et de leur élégance. Parmi elles, mais sans distinction, figurait une princesse Porcia, dont la famille se flattait de remonter aux Porcius de Rome, mais qui se souciait peu, suivant le bruit vulgaire, de justifier cette légitimité sévère par la sévérité de ses mœurs. Elle avait été belle, et sa physionomie romaine, et sa froide immobilité au milieu des groupes toujours mouvans, et ce nom qui l'entourait d'une sorte d'auréole, jetait sur la banquette qu'elle occupait, isolée, un prestige de grandeur, et de je ne sais quel autre sentiment qui contrista mon cœur. Hélas! les courtisans de toutes les fortunes et de tous les souvenirs ne se pressaient pas autour de la fille de Caton!

L'Illyrie avait appelé, parmi quelques illustrations, beaucoup de fortunes malheureuses, beaucoup d'hommes honorables, mais repoussés du centre où vivait le pouvoir. C'était là encore un nouvel objet d'observation. Il était curieux de voir ces exilés d'opinion, mêlés avec quelques favoris qu'on n'osait essayer que sur une terre étrangère et avec quelques esprits notables du pays qui s'étaient arrangés à notre domination et à nos manières, par résignation ou par goût. On distinguait entre ceux-ci le brillant Palatin, président de la cour impériale; le noble, l'élégant Guaraguin, sauvage de Monténègre, dont la grâce aurait fait envie au plus spirituel de nos merveilleux; le prince de Lichtenberg, qui, tout en se prêtant à nos lois avec complaisance, paraissait les subir avec fierté. Je me rappelle un peu moins les Français qui se ressemblent un peu plus partout, et sur lesquels il y a par conséquent beaucoup moins de choses à dire. J'en ai vu quelques uns gagner en fortune, je ne crois pas en avoir vu gagner en célébrité.

Tout s'écroulait quand je quittai Leybach, le lendemain du bal, et personne ne le savait que l'homme inconcevable par qui ce bal avait été donné. Le dernier serrement de main du gentilhomme esclavon et du voyageur français fut un adieu éternel. Il n'y avait plus d'Illyrie, et le royaume de l'Adriatique, rêvé dans les hautes pensées de Napoléon pour le plus cher de ses capitaines, pour son Eugène, pour son fils, disparut cette nuit même entre la Fourlane et la Montferrine. L'Illyrie était cédée.

Mon retour ne m'offrit que ce triste spectacle d'une retraite confuse, auquel le désastre de Moskou m'avait si péniblement accoutumée. C'était une chose qui ne manquait cependant pas de côtés plaisans, que le déménagement d'une armée d'administrateurs et d'employés à travers quelques pelotons de soldats ou de douaniers, échelonnés sur Ober-Leybach, Lowich, Planina et Adelsberg. Trieste, désert des pétulans Français qui l'animaient si peu de jours auparavant de toute l'amabilité de leur caractère, de toute la vivacité de leurs mœurs, présentait un aspect de deuil et de terreur qui m'étonnait. Les frégates anglaises stationnaient toujours à la face du port, et on entendait gronder le canon autrichien dans les bois de Materiá. L'arrivée du nouveau gouverneur avait fait peu d'impression. Tout le monde savait qu'elle ne devait que marquer une courte transition entre deux ordres de choses très différens. Le bruit de la mort de Junot commençait à se répandre. Il s'était tué dans son délire, en essayant de se faire l'amputation de la cuisse pour une blessure idéale. L'artère crurale avait été coupée, et le guerrier était mort du moins comme il avait vécu, dans une sorte d'illusion héroïque, et rêvant le champ de bataille et la gloire. En traversant rapidement Goritzia, j'aperçus une espèce de mendiant, bizarrement bariolé du grand cordon bleu de la Réunion et du grand cordon rouge de la Légion d'Honneur. C'était ce fou dont Junot avait fait son dernier ami, et qu'il avait décoré dans sa folie des plus nobles insignes de la France. Ces rubans, prostitués par le fou qui les avait donnés, souillés par le fou qui les traînait, parlaient puissamment à la pensée. C'était tout ce qui allait bientôt rester du grand Empire.

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

NOTES

[1: Il recevait, outre ses places, un traitement extraordinaire de 300,000 francs.]

[2: Lebon était son nom de famille.]

[3: Napoléon, qui n'ignorait pas que l'argent est le nerf de la guerre, qui avait d'ailleurs cet ordre qui sait à propos être prodigue, et cette économie qui peut toujours être généreuse, accordait tous les ans, sur sa cassette prévoyante ou sur son commode trésor du domaine extraordinaire, sous la forme d'une gratification, la valeur d'un treizième mois d'appointemens et de solde à la garde impériale. Voilà ce que les soldats, dans leur ingénieuse reconnaissance, avaient appelé le mois Napoléon.]

[4: «Venez ici, c'est là, c'est là le véritable polichinel qui peut seul vous sauver, ames damnées!»]

[5: Lorsque j'appris, dans le temps, la conspiration de Mallet, Guidal et Lahorie, je me rappelai avec effroi la prédiction du colonel.]

[6: M. Rossini.]

[7: Cipriani Franceschi, né en Corse, suivit Napoléon à Sainte-Hélène: il y est mort.]

[8: «Ce n'est pas pour moi que je verse des larmes, je pleure pour des infortunes depuis long-temps passées.»]

[9: «Maudit la sorcière qui nous vaut cela!»]

[10: «J'y dormais.]

[11: «C'est un vœu.»]

[12: «Elle était compatissante comme vous, ma chère maîtresse.»]

[13: Parent de celui dont j'ai déjà parlé, et qui était gouverneur du palais de Turin.]