The Project Gutenberg eBook of Au bord du lac

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Au bord du lac

Author: Émile Souvestre

Release date: December 28, 2008 [eBook #27644]
Most recently updated: January 8, 2020

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
produced from scanned images of public domain material
from the Google Print project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU BORD DU LAC ***

AU
BORD DU LAC

PAR
ÉMILE SOUVESTRE

L'Esclave.—Le Serf.—Le Chevrier de Lorraine.
L'Apprenti.

PARIS
D. GIRAUD ET J. DAGNEAU, LIBRAIRES-ÉDITEURS
7, RUE VIVIENNE, AU PREMIER, 7
Maison du Coq d'Or.

1852

IMPRIMERIE DE PILLET FILS AÎNÉ, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5.

À M. EUGÈNE GUIEYSSE

Vous rappelez-vous, mon ami, combien de fois nous avons admiré, dans notre Bretagne, ces menhirs druidiques, sur lesquels le christianisme avait greffé la croix du Libérateur, ces débris celto-romains incrustés dans une ruine du moyen âge, ces gracieux reliquaires de la renaissance, usurpés par l'utilitarisme moderne et transformés en habitations ou en écoles? En voyant ces restes séculaires, sentinelles perdues du passé que la faulx du temps semble avoir oubliés, combien de fois nous sommes-nous reportés vers les sociétés éteintes qu'ils rappelaient? La marche des générations nous paraissait imprimée sur le sol même par ces dernières traces; elles racontaient à leur manière les civilisations successives, et avec ces pages déchirées du passé, on pouvait presque recomposer le livre tout entier.

Depuis, ce souvenir m'est revenu souvent, et je lui dois sans doute l'idée des rapides esquisses qui composent ce volume. J'ai voulu y montrer à travers quelles épreuves l'humanité avait accompli ce progrès social que la mode nie maintenant ou feint de déplorer. Si j'ai choisi pour héros de mes récits des enfants, c'est que les vices ou les améliorations d'une société se font plus vivement sentir à eux. L'être fort modifie toujours un peu le milieu dans lequel il est appelé à vivre; l'être faible le subit. L'Esclave, le Serf et l'Apprenti sont comme les symboles de trois sociétés qui se sont succédé. J'ai pensé que montrer l'avantage de chacune de ces sociétés sur la précédente, pouvait être utile à ceux qui ne se sont point encore décidés à «avoir des yeux pour ne point voir.» En regardant ce qu'était le passé, on est plus indulgent pour le présent, on attend avec plus de confiance l'avenir.

Je vous envoie ce volume des bords de notre petit lac, encadré de villas à colonnades antiques, de tourelles aux créneaux innocents, de manoirs féodaux en carton-pierre et de cottages bourgeois! Je vois, des dix golfes fleuris qui le découpent, s'élancer des barques chargées d'enfants de toutes conditions, qui se poursuivent dans des joûtes simulées. La blouse coudoie l'habit de velours; les mains brunies se mêlent aux mains blanches; les voix et les rires se répondent; l'égalité règne partout! Et moi, tout en regardant, je cherche par la pensée combien il a fallu d'efforts, de souffrances et d'attente pour rendre possibles un tel paysage et de tels jeux!

ÉMILE SOUVESTRE.

Enghien-Montmorency.

AU BORD DU LAC.

PREMIER RÉCIT.
L'ESCLAVE.

§ 1.

Toute la ligne de rues qui conduisait du mont Janicule au Forum était envahie par cette masse de désœuvrés que créent les grands centres de civilisation. Ce jour-là, l'oisiveté romaine s'était éveillée avec l'espérance d'une distraction; elle comptait sur l'arrivée d'un immense convoi de prisonniers.

Les maîtres du monde avaient trouvé une nouvelle nation à réduire: ce coin de terre tout couvert de magiques forêts, et que protégeaient des dieux inconnus, était enfin soumis; on allait voir ce peuple de l'Armorique, si merveilleux par sa force, si étrange dans ses mœurs, dans son culte, et c'était courbé sous la domination romaine qu'il allait apparaître!

Aussi, ce jour-là, tous les instincts du grand peuple étaient-ils agités; toutes ses curiosités avaient été mises en mouvement! il trouvait à la fois un triomphe pour son orgueil, un spectacle pour ses loisirs. Parfois cependant, dans cette foule qu'amassait une même pensée, on entendait surgir quelques mots de regret; c'étaient les plus pauvres qui, au milieu de la joie publique, s'attristaient de n'avoir pas quelques milliers de sesterces peur acheter un Armoricain!

Vers la quatrième heure (dix heures du matin), les promeneurs se rangèrent sur deux haies: le cortége de prisonniers commençait à passer sous la porte Aurélia et à traverser les rues de la ville.

Plus de six mille Celtes, portant au front la double attestation de leur liberté perdue, une couronne de feuillage et une indicible expression de douleur, défilèrent devant la nation souveraine. Toutes les souffrances réunies se laissaient entrevoir dans leurs regards et dans leurs attitudes. Ils ne marchaient pas seulement le cœur brisé par d'inutiles désespoirs, les souffrances du corps venaient se joindre à celles de l'âme. La fatigue de la route et surtout l'influence d'un nouveau ciel les avaient épuisés. Habitués aux fraîches brises de l'Océan, au soleil voilé de l'Armorique, au silence des forêts, ils ne pouvaient supporter ni le soleil ardent de l'Italie, ni cette blanche poussière des chemins, ni ces cris de la foule. Mais si, affaiblis par la lutte contre un nouveau climat, ils ralentissaient leur marche, le fouet du maquignon (marchand d'esclaves) leur rappelait promptement qu'ils n'avaient plus droit même au repos.

Je ne sais si la vue de tant de misères n'émut point secrètement ces Romains avides de spectacle et de domination; mais on n'aperçut dans la foule aucun témoignage de pitié: aucun œil ne se baissa, aucune plainte compatissante ne se fit entendre.

Quand une population entière se trouvé sous le poids d'une calamité qui l'atteint d'un seul coup dans tous ses bonheurs, l'individualité de chacun s'efface pour ainsi dire dans ce malheur général, et tous les visages se ressemblent. Cependant, parmi les milliers de victimes qui traversaient Rome, il s'en trouvait une dont la figure se montrait plus inquiète, plus souffrante encore que les autres, mais en même temps plus empreinte de dévouement et de courage. C'était celle d'une femme d'environ trente-cinq ans, dont le regard ne quittait pas l'enfant qui marchait à ses côtés. Tout ce que le cœur d'une mère peut contenir d'angoisses était exprimé dans ce regard; mais, outre la douleur qui se laissait voir également dans l'œil de chaque mère, on y trouvait je ne sais quelle sainte énergie.

L'histoire de cette pauvre femme était à peu près celle de toutes ses compagnes. Elle avait vu mourir à ses côtés son mari et l'aîné de ses fils; puis, elle et le plus jeune avaient été faits prisonniers. Mais les pertes douloureuses qu'elle avait faites n'avaient diminué en rien l'activité de sa sollicitude maternelle; elle oubliait ses chagrins pour ne songer qu'à son enfant. Sans doute elle avait plus et mieux aimé que les autres, car il n'y a que les cœurs d'élite qui restent ainsi dévoués et forts aux heures d'agonie.

Cette femme s'appelait Norva. Son fils Arvins, âgé d'une douzaine d'années, marchait silencieusement auprès d'elle. Son pas ferme et grave, sa résignation muette, son expression calme attestaient fortement son origine. Les mains passées dans la ceinture de sa braie, la tête droite, l'œil triste, mais sec, il suivait, sans proférer une seule plainte, ceux qui marchaient devant lui! Et cependant, il y avait encore, au milieu de sa jeune force, assez de la fragilité de l'enfance, pour que ses pleurs ne pussent être accusés de faiblesse. Lui aussi sans doute puisait son courage dans la vue de sa mère; car quand leurs yeux venaient à se rencontrer, il portait la tête plus haut et appuyait le pied plus solidement sur la terre.

Il souffrait cependant cruellement, car il songeait au passé, et ses compagnons lui avaient fait comprendre ce que serait l'avenir! Mais il sentait que ce passé renfermait encore pour sa mère de plus cuisants regrets; il devinait que l'avenir pèserait encore plus lourdement sur elle, faible et bientôt vieille, et il cachait avec soin ses propres tortures.

La vue de Rome et de ses monuments ne fit pas diversion à la douleur de Norva. Les riches palais, les superbes temples de la ville par excellence passèrent devant ses yeux comme des ombres; mais Arvins, que sa jeunesse mettait à l'abri de ces chagrins sans trève qui forcent l'âme à creuser toujours le même sillon, fut frappé des merveilles qui se déployaient devant lui. Son aspect resta aussi grave; mais peu à peu l'expression de tristesse qu'on entrevoyait derrière cette gravité fit place à l'étonnement.

La multitude de statues de marbre et de bronze, les temples entourés de colonnes, où le jour produisait tant de magiques effets, les lignes de palais avec leurs riches vestibules frappèrent vivement l'enfant. Il ne pouvait se lasser de voir, au milieu de ces magnificences de l'art, des centaines d'hommes se drapant dans la pourpre, ou que des chars dorés entraînaient avec la rapidité de l'éclair.

Mais, quand il arriva sur le Forum, son étonnement devint de la stupéfaction. Ce que Rome possédait de plus beaux édifices était renfermé dans cette enceinte que surmontait le Capitole. Les yeux d'Arvins couraient d'un temple à l'autre, des basiliques aux statues dorées, et partout c'était la même élégance, la même splendeur! Le jeune Armoricain se demanda si tout ce qui l'entourait était bien véritablement l'ouvrage des hommes.

Arrivé au centre de la place, le cortége s'arrêta; c'était là que la séparation des prisonniers devait avoir lieu; là que chacun d'eux allait suivre le maquignon qui l'avait acheté à la république, jusqu'à ce que celui-ci le revendît, à son tour, au maître qui devait, pour ainsi dire, le baptiser esclave.

Arvins fut cruellement rappelé à la pensée de sa situation et de celle de sa mère en comprenant qu'ils avaient atteint le but de leur course.

L'espèce d'enchantement auquel il s'était abandonné pendant quelque temps disparut bientôt pour faire place à l'inquiétude. Qu'allaient-ils devenir tous deux?... Auraient-ils un maître commun? ou bien faudrait-il encore, à tant d'autres malheurs, joindre celui de la séparation?

Écrasés par la chaleur, les Armoricains, naguère si forts dans leur âpre atmosphère, s'étendirent sur les dalles de pierre qui pavaient le Forum, cherchant avidement l'ombre de chaque édifice, de chaque statue, et jusqu'à celle des plus frêles colonnes. Cette fois, le hasard fut bon pour Norva et son fils; il les plaça sous le grand ombrage de l'immense figuier du lac Curtius.

La voix dure des maquignons ne tarda pas à interrompre ce court repos. On fit signe aux prisonniers de se lever; on procéda à leur partage, et chaque esclavier emmena avec lui son lot de prisonniers.

Arvins et sa mère ayant été acquis de la république par le même marchand, furent conduits, avec une trentaine de leurs compagnons, dans une taverne, près du temple de Castor.

La vente définitive ne devait avoir lieu que quelques jours après, et lorsque les captifs seraient reposés; car les Romains ne voulaient que des esclaves sains de corps, beaux et vigoureux. Cette santé, qu'ils payaient comme un objet de luxe, se fanait sans doute bien vite dans les épuisements de la servitude; mais, pendant sa durée, c'était du moins, pour les palais, une décoration dont la vanité des plus riches pouvait se faire gloire.

Maintenant donc qu'on avait fourni sa curée à l'orgueil national en lui montrant l'abattement d'une nation vaincue, il fallait songer à satisfaire d'autres exigences; il fallait parer la marchandise qu'on devait présenter aux acquéreurs; engraisser le bétail!... c'était la noble science du maquignon.

Aussitôt que les Armoricains, parmi lesquels se trouvaient Norva et son fils, furent entrés dans la taverne dont nous avons parlé, on les entoura de mille soins; un repas abondant leur avait été préparé, et d'anciens esclaves furent chargés de veiller à leurs besoins.

§ 2.

Quand le jour de la vente arriva, on parfuma les Celtes à la sortie du bain; on peigna soigneusement leurs longues chevelures, on y mêla quelques ornements, en ayant soin toutefois de conserver le caractère d'étrangeté qui prouvait leur origine. Enfin, la quatrième heure venue, après avoir posé sur leur front la même couronne de feuillage qu'ils avaient lors de leur entrée à Rome, et leur avoir suspendu au cou un petit écriteau sur lequel étaient relatées les qualités de chacun, on les fit monter sur des échafauds dressés devant la taverne, en leur adjoignant une quinzaine d'anciens captifs dont le propriétaire espérait se défaire à l'aide de l'affluence qu'attirerait la vente des Armoricains.

D'après la loi qui ordonnait aux maquignons de déclarer l'origine de leurs esclaves par des signes extérieurs, ces derniers ne portaient point la couronne de feuillage qui distinguait les prisonniers de guerre; mais leurs pieds frottés de craie annonçaient qu'ils étaient d'outre-mer. Quelques-uns d'entre eux étaient coiffés d'un bonnet de laine blanche pour annoncer que le maquignon ne répondait point de leurs qualités, et ne voulait prendre, à leur égard, vis-à-vis des acquéreurs, aucune des responsabilités dont la loi le chargeait.

Pour la seconde fois le Forum romain étalait sa splendeur devant les habitants de l'Armorique; mais si les pauvres captifs avaient retrouvé dans le repos un peu de leur ancienne force, leurs âmes n'étaient ni moins tristes ni plus accessibles aux distractions. Tout ce luxe de marbre, de bronze, de monuments, était à peine remarqué par la plupart d'entre eux. Une seule chose les frappa, ce fut l'aspect presque désert de cette place au milieu de laquelle ils avaient vu, quelques jours auparavant, circuler des flots de population. C'était le moment où les magistrats rendaient la justice, où les négociants traitaient les affaires de commerce dans les basiliques, où les acheteurs étaient occupés dans les tavernes. Quant aux oisifs, ils se trouvaient, comme toujours, là où était le mouvement, sérieusement occupés de regarder le travail des autres, et de le juger sans y prendre part.

Dans une heure ou deux, la physionomie du Forum allait complétement changer. La population romaine devait inonder cette place; mais d'ici là les captifs étaient maîtres de leurs mouvements et de leurs pensées.

Ils employèrent ces moments d'attente à de derniers adieux. Les mains purent encore se presser une fois; on put échanger quelques larmes; parler de ceux qui étaient morts; répéter le nom du pays dans cette douce langue celtique qu'il faudrait bientôt abandonner pour celle des maîtres!

Les plus forts essayèrent de donner quelques consolations aux plus faibles en leur parlant de vengeance. Ils répétèrent que tout n'était point perdu de l'Armorique, puisque les dieux qui la protégeaient veilleraient toujours sur ses enfants exilés; mais parmi les voix qui s'élevèrent pour encourager les généreuses fiertés, celle du vieux druide Morgan se faisait surtout écouter.

—Ne montrons point lâchement les blessures de nos cœurs aux ennemis, répétait-il d'un accent calme et fort; après avoir versé notre sang devant eux, ne leur donnons pas la joie de voir encore couler nos pleurs. Quelles que soient les misères que ce peuple nous tienne en réserve, aucune agonie ne pourra être aussi cruelle pour nous que celle que nous avons éprouvée quand on nous a arrachés de force du sol paternel. Puisons donc du courage dans cette pensée que nous avons désormais subi les plus dures épreuves. Que les femmes elles-mêmes, si de nouvelles douleurs viennent les atteindre dans leurs enfants, ne laissent échapper aucun cri, et que le cœur de l'Armoricaine soit assez grand pour ensevelir toutes les larmes de la mère!

Le regard de Morgan planait sur ceux qui l'entouraient avec une expression de sublime commandement; mais quand il vint à rencontrer les yeux de Norva qui se fixaient avec anxiété sur son fils, une ombre de pitié le traversa, et sa voix passa subitement à un accent plus doux.

—Norva, dit-il, tu es la femme d'un chef; songe que du palais de nuages qu'il habite maintenant, mon frère te regarde: ne le fais pas rougir aux yeux des héros.

—Je tâcherai, répondit la mère.

—Et toi, enfant, ajouta le vieillard en se tournant vers Arvins, toi qui dans quelques heures peut-être ne seras qu'un triste rameau détaché de sa tige, rappelle-toi que l'Armorique est ta patrie, et qu'avant le jour où Rome a foulé ta terre natale, les Celtes, qu'elle a chargés de chaînes, vivaient libres et heureux sous leurs grandes forêts. À nos vainqueurs donc toute ta haine! et quand nos dieux, les seuls vrais et puissants, permettront que le moment de la délivrance arrive pour ton pays, montre à cette nation que, nous aussi, nous sommes dignes d'être maîtres; car nous savons faire souffrir! Si jamais, à la vue d'un de nos ennemis, tu te sentais pris d'un sentiment de pitié, écoute tes souvenirs, et tous te diront, qu'à défaut d'autre héritage, les Armoricains ont transmis à leurs enfants celui de la vengeance.

Les éclairs qui jaillirent des yeux d'Arvins contenaient plus de promesses que les plus énergiques paroles. Morgan, le noble et courageux vieillard, mais le prêtre d'une religion sans pardon, parut heureux des sentiments qu'il venait d'exciter; il posa sa main sur la tête de l'enfant en signe de bénédiction, se tourna vers la mère et ajouta:

—Ne crains rien pour ton fils, Norva; il a déjà le cœur assez fort pour que les maux de la vie passent sur lui sans l'avilir.

Le clepsydre du temple de Castor marquait la cinquième heure; c'était le moment où la place du Forum allait être envahie par la foule; le maquignon imposa silence aux esclaves.

Norva se pressa contre Morgan et essaya de mettre son enfant encore plus près d'elle; car elle se sentait fortifiée par cette double protection d'amour et de pitié. Arvins serra la main de sa mère contre son cœur, et lui jeta un regard qui contenait toutes les suppliantes soumissions de l'enfant, jointes aux fières résolutions de l'homme.

Les curieux ne tardèrent pas à entourer les tavernes d'esclaviers qui se trouvaient sur les différents points du Forum. Chacun des maquignons, une baguette à la main, et se promenant devant les tréteaux, cherchait à attirer l'attention de la foule en enchérissant sur les impudents mensonges de ses voisins.

—Venez à moi, illustres citoyens, criait le propriétaire de Norva et de son fils; aucun de mes confrères ne pourra vous donner des esclaves doués de qualités aussi merveilleuses que les miens. Vous savez que je suis connu depuis longtemps dans le commerce pour la supériorité de ma marchandise. Regardez plutôt, continua-t-il en désignant un Armoricain d'une trentaine d'années, remarquable par l'élégance de ses formes et l'énergie de ses attitudes; où trouverez-vous un homme aussi fort et aussi beau? N'est-il pas digne de poser pour un Hercule? Et bien, nobles Romains, croyez-m'en sur ma parole, car rien ne me force à mentir, cet esclave est mille fois plus précieux encore par sa probité, son intelligence, sa sobriété, sa soumission, que par cette beauté qui vous étonne. Quel est donc celui de vous qui ne ferait pas volontiers un léger sacrifice pour acquérir un aussi rare trésor?

Plus la foule grossissait autour de la taverne du maquignon et plus il redoublait de bavarde effronterie. On eût dit que la figure ignoble de ce marchand d'hommes, personnification vivante de toutes les passions honteuses et brutales, était jetée là comme contraste devant ces belles têtes celtiques qui ne reflétaient, pour la plupart, que de fiers instincts et de sérieux sentiments.

Déjà plusieurs marchés avaient été conclus, plusieurs arrêts de séparation avaient été prononcés entre des êtres aimés. Plus d'un vieillard avait vu s'éloigner le fils sur lequel il s'appuyait; plus d'un enfant avait vu partir sa mère; et tous pourtant tenaient religieusement la promesse qu'ils avaient faite de ne point donner leur douleur en spectacle à des ennemis. On étouffait un soupir, on refoulait une larme dans son cœur à chaque nouveau compagnon qu'on voyait se perdre au loin dans la foule, et si le courage d'une mère l'abandonnait au départ de son enfant, on se plaçait devant elle, afin que ses gémissements n'arrivassent point jusqu'aux maîtres!

Toutes les scènes de ce drame poignant, mais silencieux, retentissaient dans l'âme de Norva. À chaque coup qui tombait sur un de ses frères, elle sentait comme une nouvelle faculté douloureuse se développer au fond de son cœur, mais quand elle était près de défaillir, elle levait les yeux sur Morgan, et la vue de cette tête impassible lui rendait son courage.

Pendant quelques instants cependant le cœur de la pauvre femme fut inondé de joie; une mère et son enfant venaient d'être achetés par un même maître! Mais le souvenir et la douleur lui revinrent vite; il y avait autour d'elle tant d'enfants sans mère, tant de mères sans enfants!

Il ne restait plus qu'une dizaine d'Armoricains parmi lesquels se trouvait encore le groupe de Morgan, de Norva et d'Arvins, quand les yeux d'un affranchi s'arrêtèrent avec une attention marquée sur ce dernier.

Le maquignon, toujours à l'affût de ce qui se passait autour de son étalage, s'avança rapidement du côté de l'enfant, et posant le bout de sa baguette sur son épaule.

—Regardez-moi cela, noble Romain, s'écria-t-il en se tournant du côté de l'affranchi; ne diriez-vous pas, à voir ce jeune garçon si grand et si robuste, qu'il est au moins dans sa quinzième année? eh bien, je puis vous garantir qu'il n'a que neuf ans; jugez de ce qu'il deviendra un jour. Cette race armoricaine est vraiment merveilleuse.

Norva n'avait pu se défendre d'un frémissement en voyant la baguette du maquignon se poser sur son fils. Quant à Arvins, il ne donna aucun signe d'abattement pendant l'examen fort long de l'acheteur.

Enfin, après s'être convaincu que l'enfant lui convenait, celui-ci en proposa trois cents sesterces. Quelques voix élevèrent ce prix jusqu'à quatre cents sesterces, puis l'on n'entendit plus aucune nouvelle proposition.

Comme dernier enchérisseur, le Romain s'avança alors sur les tréteaux, auprès d'un homme qui avait devant lui une petite table, sur laquelle se trouvaient des balances d'airain; et, prenant un as à la main:

—Je dis, répéta-t-il, que, d'après le droit des quirites, ce jeune garçon est à moi, et que je l'ai acheté avec cette monnaie et cette balance.

Puis il laissa tomber l'as dans un des plateaux.

Ce bruit fut comme un coup de mort pour Norva, car il avait également précédé le départ de chacun de ses compagnons. L'enfant se troubla un moment en voyant la pâleur de sa mère; mais un coup d'œil de Morgan suffit pour ramener le calme dans son attitude.

Le vieillard se pencha vivement vers Norva, murmura quelques paroles à son oreille, et la pauvre mère se redressa vivement.

Cette scène fut trop rapide sans doute pour être remarquée par aucun étranger. Morgan parut le croire, du moins, car il lança sur la foule romaine son même regard de dédain.

Le maquignon vint prendre Arvins, afin de le réunir aux anciens esclaves de l'affranchi, qui attendaient leur nouveau compagnon aux pieds des tréteaux. Un geste brutal sépara l'enfant de la mère, et les lèvres de la pauvre femme n'eurent pas même le temps de se poser sur le front de son fils.

—Au revoir, ma mère, cria Arvins; nous nous reverrons dans peu, j'espère; car je compte sur ma force et ma patience.—Au revoir, Morgan.

—Adieu, cria celui-ci en étendant la main vers lui.

Et son bras resta longtemps sans se baisser, car il cachait à la foule curieuse la pâle tête de Norva!

§ 3.

L'affranchi qui avait acheté Arvins était l'intendant d'un des plus riches patriciens de Rome. Claudius Corvinus avait hérité, il y avait seulement quelques années, de deux cents millions de sesterces[1], dont la plus grande partie était déjà dissipée. Aussi citait-on sa maison comme l'une des plus somptueuses du mont Cœlius. Les parquets en étaient de marbre de Caryste, les colonnes de bronze, les statues d'ivoire, et les bains de porphyre. On y trouvait autant de salles de banquet, ou triclinium, que de saisons, et les lits de ces salles étaient de citre incrusté d'argent, les coussins de duvet de cygne, les housses de soie de Babylone. Tous les murs avaient été tendus d'étoffes attaliques; des voiles de pourpre brodés d'or étaient suspendus au-dessus des tables de festin.

[1] 41,906,666 fr. 40 cent.

Lorsque l'affranchi arriva avec l'enfant à ce palais splendide, il sonna à une porte de bronze: l'ostiarius sortit de sa loge où il était enchaîné près d'un molosse, et ouvrit avec empressement; le conducteur d'Arvins fit alors demander le Carthaginois.

C'était l'interprète chargé de se faire entendre des trois cents esclaves de Corvinus. Occupé de commerce avant sa captivité, il avait parcouru toutes les mers sur les navires de sa nation, et parlait presque toutes les langues des peuples maritimes.

L'affranchi lui livra le jeune Celte, afin qu'il le fît revêtir d'un costume convenable, et qu'il lui donnât les instructions nécessaires.

Le Carthaginois conduisit l'enfant au logement occupé par les esclaves.

—Quelqu'un t'a-t-il déjà instruit de tes nouveaux devoirs? lui demanda-t-il.

—Je n'ai reçu que des leçons d'hommes libres, répondit sèchement Arvins.

L'interprète sourit.

—Tu es bien le fils de ces Gaulois qui ne craignent que la chute du ciel, reprit-il ironiquement. Cependant, ici je t'engage à craindre de plus les coups de lanières. Tu sauras d'abord qu'en ta qualité d'esclave, tu n'es pas une personne, mais une chose; ton maître peut faire de toi ce qu'il lui plaira: te mettre à la chaîne sans raison, te flageller pour se distraire, ou même te faire manger par les murènes de son vivier, comme Vedius Pollion.

—Qu'il use de son droit, dit Arvins.

—Corvinus n'est point méchant, continua le Carthaginois; c'est un des beaux de Rome, et il a pour principale occupation de se ruiner. Il ne se lève d'habitude qu'à la dixième heure (quatre heures du soir), pour se mettre entre les mains de ses familiers, qui le parfument, peignent ses joues avec de l'écume de nitre rouge, et frottent son menton de psilotrum pour lui faire tomber la barbe; cent cinquante esclaves sont employés ici pour sa seule personne, et ont chacun des fonctions différentes.

—Quelles seront les miennes? demanda Arvins.

—Tu seras employé à la conduite des chars, répondit l'interprète. Suis-moi; je vais te montrer ton royaume.

Il conduisit le jeune Celte aux remises, et lui montra les différents chars qui s'y trouvaient à l'abri.

—Voici d'abord, lui dit-il, les petorita, équipages à quatre roues, imités de ceux des Germains, et qui servent au transport des provisions ou des esclaves; plus loin, les covini, chars couverts dans lesquels le maître sort lorsqu'il pleut. Ces voitures légères, ornées d'ivoire, d'écaille et d'argent ciselé, que tu vois à notre droite, s'appellent rhedæ; Corvinus s'en sert d'habitude pour les promenades. À notre gauche sont les litières garnies de tapis de Perse et de rideaux de pourpre.

Arvins était émerveillé de tant de magnificence. L'interprète le conduisit aux écuries pavées de lave, dont tous les rateliers étaient de marbre de Luna.

—Les cinquante mules qui sont rangées là, lui dit-il, sont destinées à traîner les chars de Corvinus; quant aux soixante cheveux que tu vois de l'autre côté, ils servent aux esclaves numides qui précèdent l'équipage du maître lorsqu'il sort. Maintenant que tu connais les lieux, je vais te conduire au chef des écuries pour qu'il te donne ses ordres.

Arvins se rendit avec l'interprète près de l'esclave chargé des équipages; celui-ci fit connaître au Carthaginois quelles seraient les fonctions de l'enfant, et son conducteur lui transmit ces explications. Lorsqu'il eut achevé:

—Je n'ai plus à te faire qu'une recommandation, ajouta-t-il, c'est de garder toujours le silence devant le maître, lorsque tu auras appris la langue latine. Il est si fier avec ses esclaves, qu'il ne leur adresse jamais la parole. Lorsqu'il leur commande, c'est par signe ou en écrivant sur ses tablettes. Maintenant, tu peux aller chercher ton diarium ou ration journalière, puis tu te mettras au travail.

Tout ce qu'Arvins venait de voir et d'entendre était si nouveau pour lui, que sa douleur en fut, sinon diminuée, du moins suspendue. Mais ce fut bien autre chose lorsqu'il vit sortir, au milieu de ses clients, des joueuses de flûte et des prêtres saliens, Claudius Corvinus, revêtu de la toge de pourpre, les cheveux parfumés de cinnamome, les bras polis à la pierre ponce et tout chargés d'anneaux incrustés de pierres précieuses. Il ne s'était jamais fait l'idée de tant d'opulence. Telle était en effet, à cette époque, la vie des riches patriciens de Rome, que leurs maisons ressemblaient moins à des demeures privées qu'aux cours efféminées des plus puissants rois de l'Asie. On n'y entendait que la voix des chanteurs; des couronnes de roses de Pestum, abandonnées par les convives, jonchaient toujours le seuil, et un parfum de festin s'exhalait sans cesse des soupiraux entr'ouverts. Chaque matin, une foule de clients remplissaient le vestibule pour recevoir la sportule ou distribution journalière de cent quadrans[2], par laquelle le patron s'assurait leurs voix aux élections des magistratures. Lui-même se montrait quelquefois à ces faméliques courtisans, passant au milieu d'eux d'un pas nonchalant, et la tête penchée vers l'esclave nomenclateur, qui lui répétait à l'oreille le nom de chacun.

[2] 1 fr. 17 cent.

Le reste du jour était consacré aux promenades à pied, sous les portiques du Forum, ou, en char, sur la voie Appienne. Puis venait le repas du soir, auquel accouraient les parasites, et qui se prolongeait le plus souvent jusqu'au jour.

La table de Claudius Corvinus était citée pour sa délicatesse. Il faisait partie de ce sénat de mangeurs qui avaient proposé des prix publics à ceux qui inventeraient de nouveaux mets; et son cuisinier, acheté au prix énorme de deux cent mille sesterces[3], était le même auquel l'illustre gourmand Apicius avait fait présent d'une couronne d'argent comme à l'homme le plus utile de la république. Aussi le triclinium de Corvinus était-il toujours garni de convives appartenant aux plus nobles familles ou aux plus hautes magistratures de Rome.

[3] 40,916 fr. 66 cent.

À la surprise qu'un genre de vie si nouveau devait exciter chez Arvins, succéda bien vite le mépris. Élevé dans les habitudes frugales de sa nation, et accoutumé à dédaigner tout ce qui n'ajoutait ni à la force de l'homme, ni à sa sagesse, il détourna les yeux avec un superbe dégoût de cette profusion sans but, et se remit à penser tristement à l'Armorique.

Le souvenir de sa mère lui était d'ailleurs toujours présent; c'était le seul amour qui lui restât, le dernier intérêt de sa vie; il espéra qu'à force de recherches il pourrait découvrir dans Rome le maître qui l'avait achetée.

Mais pour essayer cette enquête difficile, il fallait avant tout pouvoir se faire entendre. Il se mit donc à étudier le latin avec toute l'ardeur que peut donner une passion unique et profonde. Malheureusement, sa langue, accoutumée au rude accent celtique, se refusait à de plus molles inflexions. Sa mémoire ne retenait qu'avec une sorte de paresse haineuse les mots de ce peuple ennemi; on eût dit que tous les instincts patriotiques se révoltaient en lui contre le langage du vainqueur. Mais la volonté de son cœur, plus patiente et plus forte, finit par dompter ces répugnances; quelques mois s'étaient à peine écoulés, qu'Arvins put comprendre ce qu'on lui disait, et y répondre.

Il commença alors ses recherches; mais il s'aperçut bientôt que, pour les rendre profitables, le loisir et la liberté lui manquaient. Son temps appartenait au maître, et c'était à peine s'il disposait, chaque jour, de quelques heures. Aussi, plusieurs mois se passèrent-ils sans qu'il pût rien apprendre sur le sort de Norva.

Triste et découragé, l'enfant cherchait en lui-même par quel moyen il pourrait rendre ses perquisitions plus fructueuses, lorsqu'un spectacle dont il fut témoin vint changer toutes ses préoccupations.

§ 4.

Un soir qu'Arvins était assis sur le seuil des remises, le visage dans ses mains et les coudes appuyés sur ses genoux, il entendit de grands cris de joie. Un Germain, dont il avait souvent remarqué la diligence et la sobriété, sortait du logement des esclaves la tête rasée, et entouré de ses compagnons, qui le félicitaient. Tous se dirigeaient vers l'habitation principale.

—Qu'y a-t-il donc? demanda Arvins étonné.

—C'est le Germain que l'on va affranchir, répondit l'interprète.

—Que dites-vous? s'écria le jeune Celte; un esclave peut-il jamais recouvrer la liberté?

—Lorsqu'il la paye.

—Et comment se procurer assez d'argent pour cela?

—En imitant ce barbare, qui, depuis trois années, ne fait qu'un repas sur deux, afin de vendre la moitié de son diarium, travaille la nuit et économise les moindres profits. Il a réussi, en mettant denier sur denier, à ramasser un pécule de six mille sesterces, avec lequel il a payé son affranchissement.

Pendant que l'interprète donnait ces explications, au jeune Celte, le Germain était entré dans le triclinium, où Corvinus se trouvait à table avec le préteur. Les autres esclaves s'arrêtèrent sur le seuil. Arvins se mêla à eux pour voir ce qui allait se passer.

Le Germain s'approcha d'abord du maître qui lui mit la main sur la tête, et dit:

—Je veux que cet homme soit libre et jouisse des droits de cité romaine.

Alors un licteur placé derrière le préteur toucha trois fois l'esclave de son faisceau; Corvinus le saisit par le bras, le fit tourner sur lui-même, et lui appliquant un léger soufflet:

—Va, dit-il en riant, et rappelle-toi que, lorsque je serai ruiné, tu me devras une pension alimentaire comme mon affranchi.

Le Germain se retira, et les esclaves, pour prendre congé de lui, le menèrent boire à la taverne voisine.

Ce que venait de voir Arvins donna un autre cours à ses idées, et fit naître en lui un nouvel espoir. Jusqu'alors, il n'avait songé qu'à retrouver sa mère, et qu'à se consoler avec elle des douleurs de l'esclavage; mais il se sentit enivré à la pensée qu'ils pouvaient encore tous deux recouvrer la liberté.

Avec cette résolution ferme et prompte qui caractérisait tout ceux de sa race, le jeune Celte se décida aussitôt à préparer leur commune délivrance, en même temps qu'il continuerait ses recherches. Il n'ignorait pas combien le but auquel il tendait serait long et difficile à atteindre; mais dès ses premières années il avait appris la patience, et il savait qu'il suffit d'attendre pour que le gland devienne un chêne.

Il commença par retrancher de sa nourriture tout ce qui ne lui était pas rigoureusement nécessaire; il se chargea, pour quelques sesterces, d'une partie du travail des autres esclaves employés comme lui aux équipages, et passa les nuits à fabriquer des armes de son pays, qu'il vendait ensuite aux curieux.

Quant aux perquisitions qui devaient lui faire retrouver Norva, il ne put les continuer longtemps; car l'été était venu, et son maître partit avec toute sa maison pour la villa qu'il possédait à Baies.

Le voyage se fit en litière, à petites journées. Claudius Corvinus, qui redoutait avec raison les hôtelleries, avait fait bâtir sur la route plusieurs diversoriola, ou lieux de repos. Ils arrivèrent enfin à sa villa, digne en tous points du palais qu'il occupait sur le mont Cœlius.

Arvins, qui avait quitté Rome avec chagrin, se demanda bientôt s'il ne devait point s'en réjouir. Forcé de vivre plus simplement, le maître exigeait moins de service de ses esclaves, et leur laissait plus de temps. Outre les moyens de gain qu'il avait déjà, l'enfant put donc louer quelques heures de sa journée à un jardinier voisin.

Son pécule grossissait ainsi lentement; mais il grossissait. Chaque soir il regardait les deniers, les quadrans, les as et les sesterces ramassés avec tant de peine; il les comptait, les faisait sonner l'un contre l'autre: le bruit de cet argent le réjouissait comme un avare; à chaque pièce tombant dans le vase d'argile qui renfermait son trésor, il lui semblait entendre se briser un des anneaux de la chaîne qui retenait sa mère et lui en captivité.

Les habitudes laborieuses d'Arvins ne lui laissaient le temps de se livrer ni aux causeries, ni aux débauches de ses compagnons de captivité; aussi, quoique vivant au milieu d'eux, leur resta-t-il étranger.

Un seul s'était rapproché de lui et semblait s'intéresser à ses efforts. C'était un Arménien à la figure douce et grave, que les autres esclaves tournaient en railleries à cause de sa résignation. Nafel était chargé de la copie des manuscrits dont Corvinus enrichissait sa bibliothèque. Son instruction était profonde et variée, bien qu'à voir sa modestie timide, on l'eût pris pour le plus simple des hommes. Il pouvait réciter, sans s'arrêter une seule fois, les plus beaux passages des philosophes, des orateurs et des poëtes de la Grèce; mais il préférait à tous, les écrits de quelques juifs inconnus, qu'il avait copiés pour son usage, et qu'on lui voyait relire sans cesse.

La fière patience d'Arvins et son activité persistante l'avaient frappé; il chercha à gagner la confiance du jeune Armoricain. Celui-ci repoussa d'abord les avances du vieillard; mais Nafel ne se rebuta point, et Arvins finit par se laisser gagner à son affectueuse douceur.

Il lui avoua ses espérances; l'Arménien sourit tristement.

—Tu crois donc que je ne pourrai arriver à racheter ma liberté et celle de ma mère? lui dit l'enfant avec inquiétude.

—Je ne crois point cela; mais que feras-tu de cette liberté? N'espère pas retourner en Armorique; ton ancien maître ne te le permettra point. Il faudra que tu vives sous son patronage, que tu le soutiennes, s'il tombe dans la pauvreté. La loi le fait ton héritier, au moins pour moitié de ce que tu possèderas; et s'il a sujet de se plaindre de toi, il peut t'exiler à vingt milles de Rome, sur les côtes de la Campanie. Voilà la liberté des affranchis; ce sont toujours des esclaves dont on a allongé les chaînes.

—N'importe, dit Arvins, je serai du moins près de ma mère; nous parlerons ensemble de nos grèves, de nos forêts, et j'attendrai de meilleurs jours en aiguisant mes armes.

—C'est-à-dire que tu vivras avec la vengeance pour espoir.

—Et les dieux de l'Armorique ne trahiront point ma confiance, dit Arvins d'une voix sourde. Nos druides l'ont dit: Un jour viendra où chaque orphelin pourra abreuver de sang ennemi la tombe de son père. Je connais la place où repose le mien, Nafel; je la rendrai plus rouge que la pourpre dont s'habillent nos vainqueurs.

La main droite du jeune Celte s'était étendue comme si elle eût tenu une épée; Nafel allait répondre; mais il s'arrêta tout à coup.

—Il n'est point encore temps, murmura-t-il; tant que tu espèreras en ta propre force, enfant, tu ne pourras comprendre la vérité.

Et s'enveloppant en son manteau de laine, il s'éloigna la tête basse et les mains jointes.

§ 5.

Cependant Arvins n'avait point tardé à se faire remarquer par son exactitude à exécuter tout ce qui lui était ordonné. La zèle que d'autres faisaient voir par crainte, il le montrait, lui, par fierté. Sentant l'impossibilité de la résistance, il y avait renoncé dès le premier instant, et s'était décidé à aller au delà de tout ce qui serait exigé de lui. Il évitait ainsi les réprimandes ou les châtiments qui lui eussent plus cruellement rappelé sa servitude, et son obéissance même avait l'air d'une libre soumission.

Cette bonne volonté lui valut la faveur de l'intendant, et le conducteur des Rhedæ étant mort, Arvins fut choisi pour le remplacer.

Cependant Corvinus n'avait quitté Rome que par ennui: lassé de fêtes, de luxe et de bruit, il s'était imaginé que la solitude serait pour lui une agréable nouveauté.

Il avait même voulu tenter un essai fort à la mode parmi les beaux de Rome, et il s'était fait arranger, dans sa splendide villa, un de ces appartements tapissés de nattes, et à peine meublés, que l'on appelait la chambre du pauvre. Il s'y était confiné quelques jours avec un seul esclave, se nourrissant de pois chiches et de radis qu'on lui servait dans des plats de terre sabine, et qu'il mangeait assis sur une escabelle à trois pieds. Mais cette vie frugale ne tarda point à le fatiguer. Le repos de la campagne lui avait fait regretter le tumulte de la ville, et, renonçant aux plaisirs champêtres tant vantés par les poëtes citadins, il donna ordre de retourner à Rome sans attendre la froide saison.

Les nouvelles fonctions d'Arvins l'obligeaient à suivre son maître dans les promenades en char qu'il faisait chaque jour hors de la ville. La voie Appienne, toute bordée de tombeaux, d'arbres et de statues funéraires, était alors le rendez-vous de la société la plus élégante. On y trouvait les femmes célèbres par leur beauté, leur richesse ou leur coquetterie; les sénateurs enrichis par leurs délations; les capteurs de testament et les affranchis devenus les favoris de l'empereur; enfin les descendants de ces chevaliers dont la mollesse avait déshonoré le nom de trossules donné à leurs ancêtres après la prise d'une ville d'Étrurie[4].

[4] Trossila.

Un jour qu'Arvins avait suivi son maître comme de coutume, un embarras força les Numides qui précédaient le char à s'arrêter. C'était Métella, la célèbre matrone, qui passait, précédée et suivie d'un peuple entier d'esclaves. Elle était à demi étendue dans une litière, le coude gauche appuyé sur un coussin de laine des Gaules, la tête ornée d'un voile si léger que chaque souffle du vent semblait près de l'emporter, et ses cheveux noirs ruisselants de perles fines. Pour combattre la chaleur qui était accablante, elle tenait à chaque main une boule de cristal, et autour de son cou découvert s'enlaçait un serpent apprivoisé. Deux coureurs africains, portant une ceinture de toile d'Égypte, d'une blancheur éclatante, et des bracelets d'argent, précédaient sa litière. Ils étaient suivis d'une jeune esclave qui ombrageait le visage de Métella avec une palme ornée de plumes de paon et fixée au bout d'un roseau des Indes; à côté, marchaient des Liburniens portant un marchepied incrusté d'ivoire pour descendre de la litière; enfin, derrière venaient près de cent esclaves richement vêtus.

Après avoir regardé un instant ce splendide cortége, Arvins détourna les yeux avec indifférence. Depuis qu'il fréquentait la voie Appienne, l'habitude l'avait blasé sur les prodiges du luxe romain. Les esclaves formant la suite de la matrone étaient déjà passés presque tous, et les Numides de Corvinus avaient repris leur course; le jeune Celte allait les suivre, lorsqu'un cri se fit entendre à quelques pas. Arvins détourna vivement la tête: une femme s'était séparée du cortége de Métella, et tendait les bras vers lui...

—Ma mère! s'écria l'enfant, en laissant tomber les rênes.

Les mules ne se sentant plus retenues partirent au galop. Arvins s'élança vainement pour les retenir; tous ses efforts ne firent qu'accélérer leur course. Enfin, désespérant de ressaisir les guides, il s'élança hors du char et regarda autour de lui.

Il était déjà loin de l'endroit où il avait aperçu Norva. Il courut pour la rejoindre; mais des cavaliers qui cherchaient à se dépasser, et de nouveaux cortéges l'arrêtèrent. L'enfant éperdu se précipita entre les chevaux et les équipages, recevant des coups et des injures sans s'en apercevoir. Il parcourut la voie Appienne jusqu'aux portes; mais ce fut en vain!... Métella était rentrée à Rome avec sa suite.

Arvins eut d'abord un mouvement de désespoir impossible à dire. Cependant il se rassura bientôt en songeant qu'il lui serait facile de retrouver Norva, puisqu'il avait entendu prononcer le nom de sa maîtresse. Il délibérait déjà sur les moyens de connaître la demeure de Métella, lorsqu'un des coureurs de Corvinus le rejoignit et lui ordonna de venir reprendre les rênes du char.

Arvins obéit après un moment d'hésitation.

Le jeune patricien, qui avait été forcé d'attendre, ne lui adressa aucun reproche; mais à peine fut-il de retour qu'il fit un signe à son intendant; Arvins n'en comprit la signification qu'en voyant paraître avec la fourche l'esclave chargé des supplices. Il poussa une exclamation de surprise et devint pâle. Le correcteur sourit.

—Eh bien, petit, dit-il, tu m'arrives donc enfin? Tu t'es bien difficilement décidé à faire ma connaissance?... Du reste, le maître est trop bon; il se contente de plaisanter avec toi. Par Hercule! si tu avais été l'esclave d'un affranchi, il t'eût fait manger aux lamproies.

En parlant ainsi, le correcteur avait fixé la fourche à la poitrine et aux épaules d'Arvins; il attacha ses bras aux deux extrémités qui dépassaient, et enchaîna l'enfant à un poteau placé près de l'entrée. Le regardant alors avec un rire féroce:

—Te voilà en excellente position pour prendre l'air, dit-il; la nuit va venir, tu pourras étudier les étoiles.

À ces mots, il fit un signe d'adieu à Arvins, et disparut.

Celui-ci avait gardé le silence: son corps était resté droit, sa tête fièrement levée, ses regards dédaigneux; mais au fond de son cœur grondait un orage de douleur et de colère. Dans ce moment il eût accepté tous les supplices avec joie, à condition de les voir partagés par Corvinus.

Le souvenir de sa mère venait encore augmenter sa rage. Sans le châtiment honteux qui lui était infligé, il l'aurait déjà retrouvée; il la serrerait maintenant dans ses bras. Elle l'attendait sans doute, et accusait peut-être son retard!

Il était tout entier à son désespoir, lorsqu'il entendit son nom répété à quelques pas. Tout son sang s'arrêta! Il avait cru reconnaître cette voix! Il détourna la tête... Une femme s'élança vers lui; c'était Norva!

Arvins fut un moment sans rien voir, sans rien entendre, et comme évanoui de joie dans les bras de sa mère! Jamais si grande émotion n'avait remué ce jeune cœur. Quant à Norva, elle était folle de bonheur; elle riait et sanglotait à la fois; battant des mains comme un enfant, et couvrant son fils de baisers.

Ce premier délire de tendresse apaisé, Arvins fit connaître le motif du châtiment qu'il subissait; en apprenant qu'elle en était la cause involontaire, la pauvre mère recommença ses caresses et ses pleurs.

L'enfant s'efforça de la consoler. La joie de la voir avait complétement éteint son indignation; il ne songeait plus à la fourche ni aux chaînes qui le garrottaient; il eût consenti à demeurer ainsi pendant sa vie entière, pourvu qu'il pût voir près de lui sa mère et recevoir ses embrassements.

Norva s'assit à ses pieds et lui raconta, à son tour, comment, après avoir appris le nom et la demeure de son maître, elle avait fui de chez Métella sans songer à autre chose qu'à trouver le palais de Corvinus pour le revoir. Elle l'interrogea sur tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait pensé pendant cette longue année de séparation. Quant à elle, elle avait épuisé les plus poignantes tortures de la servitude. Sans pitié, comme toutes les femmes uniquement occupées de leur beauté, Métella se vengeait sur ses esclaves de la moindre blessure faite, dans le monde, à sa vanité. Ses ennuis d'un moment, ses impatiences, ses caprices se manifestaient toujours par quelque punition cruelle infligée à ceux qui la servaient. Elle trouvait alors une sorte de volupté farouche à les voir souffrir sous ses yeux. À la plus légère négligence, elle les forçait de se mettre à genoux et de se gonfler la joue, afin qu'elle eût plus de facilité à les frapper au visage. Morgan, acheté par elle en même temps que Norva, avait déjà passé trois fois par les lanières pour avoir refusé de se soumettre à cette humiliation.

En écoutait ce récit, Arvins fut forcé de reconnaître que le hasard l'avait encore favorisé en le faisant l'esclave du sybarite Corvinus.

Cependant Nafel venait d'apprendre la punition à laquelle Arvins avait été condamné; il profita d'une visite du maître à sa bibliothèque pour solliciter la grâce de l'enfant. Corvinus fit signe qu'il l'accordait, et le jeune Celte fut délivré de ses entraves.

Il put alors conduire sa mère dans un lieu écarté, où tous deux reprirent leur entretien avec plus de liberté.

Pendant quelques heures, Norva et son fils oublièrent complétement leur situation. Ils parlaient de l'Armorique dans la langue du pays; ils rappelaient les circonstances de leur vie passée, les noms de ceux qu'ils avaient connus, les lieux où ils avaient été heureux! Arvins retrouvait l'accent, le geste, la poésie et les croyances auxquels son enfance avait été accoutumée; il n'était plus à Rome, plus esclave, c'était l'enfant du grand chef Menru, assis au foyer de sa mère, et apprenant d'elle les traditions de son peuple.

La nuit arriva sans que Norva ni son fils s'en aperçussent. Les yeux levés vers ce bleu ciel d'Italie tout parsemé de brillantes étoiles, ils continuèrent à s'entretenir de la patrie absente sans prendre garde à la fuite des heures. Arvins confia à sa mère son espoir d'affranchissement.

—Morgan nous parle aussi de délivrance, dit Norva; mais c'est avec du fer, non avec de l'or qu'il compte l'obtenir.

—Songerait-on à une révolte? demanda vivement Arvins.

—Je le crains, répondit Norva. Morgan entretient des intelligences avec des esclaves de notre nation. La plupart ont employé leur pécule à acheter secrètement des armes, et, à la première occasion, ils peuvent jeter le cri de guerre. Les Daces et les Germains complotent aussi mystérieusement, et j'entends rappeler sans cesse, tout bas, le nom de Spartacus.

Les yeux d'Arvins s'allumèrent: Norva s'en aperçut, et, saisissant avec une tendresse inquiète la main de l'enfant:

—Rappelle-toi que tu es trop jeune pour te mêler à une pareille entreprise, dit elle.

—J'ai quinze ans, répliqua Arvins avec impatience.

—Tu n'as point l'âge des guerriers, tu le sais: pour soutenir le grand nom que tu portes, il faut des bras plus exercés et plus forts. Morgan l'a dit, et moi je te défends de prendre part à cette révolte.

—J'obéirai, ma mère, répondit Arvins d'une voix sourde, et les yeux gonflés de larmes.

Norva attira sa tête sur ses genoux avec cette caressante compassion des mères et le baisant au front:

—Ne te chagrine pas, enfant, reprit-elle, tu arriveras à l'âge d'homme, et alors je n'aurai plus aucun pouvoir sur toi; tu seras maître de choisir un champ de bataille où tu le voudras; mais d'ici là, laisse-moi user de mon autorité pour préserver ta vie; que je puisse jouir de ces dernières joies de la mère qui sent que son fils va sortir de l'enfance et lui échapper. Hélas! bientôt tu ne seras plus à moi! tu appartiendras à tes passions, à ta volonté, à une autre femme peut-être... Ne me regrette pas ces dernières heures de royauté, et ne te révolte pas contre la tendre tyrannie de celle qui t'a donné le jour. Aujourd'hui je berce encore l'enfant dans mes bras, demain ce sera un homme, et je ne serai plus mère qu'à moitié; car je ne pourrai plus le protéger.

Norva avait prononcé ces mots avec une voix si triste et si douce, qu'Arvins en fut attendri; il la serra sur son cœur en l'appelant des noms les plus tendres, et lui promit de se soumettre sans regrets à tous ses désirs.

§ 6.

La nuit s'était écoulée dans ces intimes causeries; le soleil était de retour; Norva songea enfin à retourner chez sa maîtresse. L'enfant demanda et obtint la permission de l'accompagner.

Tous deux descendaient le mont Cœlius, lorsqu'ils aperçurent une troupe d'esclaves conduits par un affranchi. À leur aspect, Norva s'arrêta saisie.

—Ce sont les familiers de Métella, dit-elle.

Les esclaves venaient de reconnaître la mère d'Arvins; ils coururent à elle et l'entourèrent.

—Enfin te voilà reprise, dit l'affranchi.

—Que voulez-vous dire? s'écria Norva.

—N'as-tu pas fui de chez ta maîtresse?

—J'y retournais.

L'affranchi éclata de rire.

—Tous les esclaves échappés en disent autant, fit-il observer; qu'on lui lie les mains et qu'on l'emmène.

Norva voulut s'expliquer; mais on lui imposa silence. Arvins ne réussit pas mieux à se faire entendre, et l'on entraîna sa mère malgré ses efforts.

—Mais qu'allez-vous faire? demanda l'enfant effrayé.

—Ne sais-tu pas ce qui attend les esclaves fugitifs? De peur qu'ils ne se perdent une seconde fois, on les marque d'un fer rouge au front.

Arvins poussa un cri.

—C'est impossible, dit-il; je verrai votre maîtresse; je me jetterai à ses pieds.

—Si tu la fatigues, elle t'infligera le même supplice, interrompit l'affranchi.

—À moi! s'écria l'enfant.

—Elle le peut en payant à Corvinus le tort qu'elle lui aura fait. Oublies-tu qu'un esclave n'est autre chose qu'un vase de prix? Si on le fêle ou si on le casse, on en dédommage le maître, et tout est dit.

—Laisse-moi, laisse-moi, s'écria la mère épouvantée.

Mais Arvins ne l'écoutait pas. Ils arrivèrent tous ensemble à la demeure de Métella. La matrone n'était point encore rentrée. On avertit l'intendant qui vint savoir de quoi il s'agissait. Arvins voulut essayer la prière; il fut repoussé rudement.

—N'est-il donc aucun moyen de sauver ma mère? demanda l'enfant désespéré.

—Achète-la, répondit l'intendant avec ironie.

—L'acheter! répéta Arvins; un esclave peut-il en acheter un autre?

—Ne sais-tu donc pas ce que c'est qu'un vicaire?

L'enfant se rappela en effet que quelques-uns de ses compagnons avaient, sous leurs ordres, des esclaves auxquels ils laissaient faire les travaux les plus rudes et les plus grossiers; mais il ignorait qu'ils eussent été achetés de leur pécule.

—Que faudrait-il pour délivrer ma mère? demanda-t-il en tremblant.

—Trois mille sesterces.

L'enfant joignit les mains avec désolation.

—Je n'en ai que deux mille, murmura-t-il...

Mais un espoir traversa tout à coup sa pensée. Beaucoup de ses compagnons avaient un pécule; ils ne refuseraient point sans doute de lui prêter chacun quelques as, et il pourrait peut-être réunir ainsi ce qui lui manquait. Il courut à l'intendant qui se retirait.

—Je reviendrai bientôt avec les trois mille sesterces, dit-il d'une voix suppliante; promettez-moi seulement de suspendre le châtiment.

—Je te donne jusqu'à la quatrième heure.

Arvins le remercia, embrassa sa mère en pleurant, et partit.

Il courut d'abord chercher son pécule qu'il compta de nouveau. Il lui manquait bien mille sesterces pour compléter la somme demandée! Il descendit à l'appartement des esclaves afin d'implorer leurs secours.

Mais il n'en trouva aucun. Tout était en rumeur dans la maison de Corvinus. Poursuivi par les fænerateurs, dont les prêts usuraires avaient hâté sa ruine, le jeune patricien venait de quitter sa demeure que les gens de justice avaient envahie. Des écriteaux, portant copie de l'édit du magistrat, et annonçant la vente de tout ce qui lui avait appartenu, étaient déjà suspendus au-dessus du seuil. Les administrateurs du trésor de Saturne, qui devaient présider à l'encan, venaient d'arriver, ainsi que l'argentier chargé de recevoir le prix des objets. On achevait l'inventaire des biens de Corvinus.

Ce fut dans ce moment qu'Arvins se présenta, son argent à la main. Un des créanciers délégués par les autres pour présider à la vente l'aperçut.

—Que portes-tu là? demanda-t-il à l'enfant.

—Mon pécule, répondit Arvins.

—À combien s'élève-t-il?

—À deux mille sesterces.

—Ils aideront à la liquidation de Corvinus, dit le Romain, qui étendit la main vers le vase dans lequel Arvins avait déposé ses économies.

—Cet argent m'appartient, s'écria l'enfant en s'efforçant de le défendre.

—Il appartient à ton maître, esclave, répondit le créancier. Tu ne possèdes rien en propre; pas même ta vie. Livre donc ces deux mille sesterces, ou prends garde aux lanières.

—Jamais! jamais! s'écria Arvins en pressant son trésor contre sa poitrine. Ce pécule, je l'ai économisé sur ma faim et sur mon sommeil; il est destiné à racheter ma mère. Ma mère subit aujourd'hui le supplice des fugitifs, si je n'apporte à sa maîtresse trois mille sesterces. Ah! ne m'enlevez pas cet argent, citoyens; si vous ne me le laissez point par justice, que ce soit par pitié... Vous avez des mères aussi... Grâce! grâce! je vous en prie à genoux.

Le jeune Celte était tombé aux pieds des trésoriers de Saturne et du créancier. Celui-ci haussa les épaules et fit signe aux hérauts chargés d'annoncer la vente. Ils s'approchèrent d'Arvins et essayèrent de lui arracher les deux mille sesterces; l'enfant se débattait avec des menaces et des cris de fureur; mais, trop faible pour résister à des hommes, il fut bientôt dépouillé.

Il se releva couvert de poussière et fou de rage; ses yeux cherchaient une arme dont il pût se servir. Les hérauts le saisirent en riant, le lancèrent hors de la cour et refermèrent la porte.

Arvins frappa avec fureur sa tête de ses deux poings, comme s'il eût voulu se punir lui-même de son impuissance. Dans ce moment, une main se posa légèrement sur son épaule. Il se détourna; c'était Nafel.

—Qu'as-tu, enfant? demanda-t-il.

—Ma mère! s'écria Arvins, dont la voix étouffée par la colère et les sanglots ne put faire entendre que ce mot.

L'Arménien tâcha de l'apaiser par quelques douces paroles, et lui fit raconter ce qui venait d'arriver.

—Console-toi, dit l'Arménien; mon pécule à moi n'a point été saisi: il renferme quatre mille sesterces, et je te le donne.

Arvins recula de surprise, n'osant en croire ses oreilles.

—Viens, ajouta Nafel: je l'ai déposé chez un frère de la voie Suburane; nous allons le lui redemander.

Le jeune Celte voulut balbutier un remerciement; mais l'Arménien lui imposa silence.

—Le service que l'on peut rendre retourne bien plus au profit du bienfaiteur que de l'obligé, dit-il; car celui-ci ne reçoit qu'un secours terrestre et passager; tandis que l'autre acquiert un droit à des félicités éternelles; ne me remercie donc pas et suis-moi.

Tous deux se rendirent chez le dépositaire; mais il était absent; il fallut attendre assez longtemps. L'angoisse d'Arvins était horrible; il tremblait d'arriver trop tard.

Enfin, le juif qui gardait le pécule de Nafel rentra. Les quatre mille sesterces furent livrés au jeune Celte, qui se dirigea, en courant, vers la demeure de Métella.

En passant devant la basilique de Julia, il leva la tête; le clepsydre marquait la quatrième heure! Arvins se sentit froid jusqu'au cœur. Il reprit sa course d'un élan désespéré, traversa le Forum, et aperçut enfin la porte de Métella.

Au moment où il en atteignait le seuil, un cri horrible retentit. L'enfant s'appuya au mur en chancelant.

—Tu arrives trop tard, dit Morgan, qui l'attendait à l'entrée.

—Où est ma mère... où est-elle? cria Arvins.

Le vieux Celte le prit par la main sans répondre, et l'entraîna vers la cour.

Elle était pleine d'esclaves qui parlaient à demi-voix; au milieu le correcteur se tenait debout près d'un réchaud allumé; Norva était accroupie à ses pieds!...

Arvins se précipita vers elle en étendant ses bras; mais à peine l'eut-il aperçue, qu'il poussa un cri d'horreur; un nuage couvrit ses yeux, ses jambes se dérobèrent sous lui et il tomba évanoui près de sa mère.

§ 7.

Deux heures après, Norva était étendue mourante sur la natte qui lui servait de couche, ses deux mains posées dans celles de son fils, dont elle murmurait encore le nom. Morgan, la tête basse et les bras croisés, se tenait debout au chevet.

La pauvre mère, qui sentait près d'elle Arvins, retenait ses plaintes, et tâchait, par instants, de lui sourire; mais ce sourire même glaçait le cœur. Son front avait été enveloppé d'une toile de lin, à travers laquelle suintait un sang noirci; ses paupières, gonflées par la douleur, ne pouvaient plus s'ouvrir, et son haleine sortait avec un sifflement funeste de ses lèvres déjà blanchies.

Arvins, abîmé dans son désespoir, retenait ses sanglots de peur d'ajouter aux souffrances de sa mère; mais les quelques heures qui venaient de s'écouler avaient sillonné son visage de traces aussi profondes qu'une longue maladie. Penché sur la couche de Norva, il observait d'un œil épouvanté chacun de ses mouvements, interrogeait sa pâleur, écoutait sa respiration haletante.

Tout à coup elle étendit les bras, et fit un effort pour se redresser.

—Arvins! balbutia-t-elle; où es-tu?... Tes mains, je ne sens plus tes mains. Oh! serre-moi sur ton cœur... Ne me quitte pas, Arvins... Pauvre enfant...

Sa tête retomba sur l'épaule de son fils. Il y eut un instant de terrible silence... Arvins éperdu n'osait regarder.

—Ma mère! répéta-t-il enfin d'une voix étranglée.

—Elle a rejoint Menru, murmura Morgan.

L'enfant releva brusquement la tête de Norva; mais cette tête retomba en arrière insensible et inanimée. Il était orphelin!

Nous n'essayerons point de dire son désespoir. Dans le premier instant, il effraya Morgan lui-même. L'enfant avait éprouvé depuis la veille tant d'émotions que ses forces étaient épuisées. Un fièvre brûlante le dévorait; il sentit sa tête s'égarer, et pendant quelques heures sa douleur fut du délire. Enfin l'épuisement ramena un peu de calme dans son âme.

Morgan, qui ne l'avait point quitté, en profita pour le rappeler au courage.

—Ils ont tué ta mère, dit-il à voix basse; la pleurer est inutile; songeons plutôt à la venger.

—La venger! répéta Arvins. Ah! que faut-il faire?

—Retrouver des forces pour me suivre quand le moment sera venu.

Le jeune Celte se leva d'un bond.

—Allons! dit-il.

—Il faut encore attendre, répondit le vieillard; mais ne crains rien: pour être retardée, la vengeance n'en sera pas moins terrible.

Il développa alors à Arvins le plan des esclaves. C'était à Rome même que la révolte devait éclater. L'ordre était de livrer la ville aux flammes, et d'égorger tout ce que le feu aurait épargné.

L'enfant écouta avec une joie farouche ces détails qui promettaient une pleine satisfaction à sa haine. Élevé dans les idées de sa nation, il croyait fermement que ces sanglants sacrifices devaient réjouir les mânes de Norva. Faire couler le sang romain, c'était donc prouver sa tendresse à la morte; il ne voyait pas dans la vengeance une joie personnelle, mais un devoir et une sainte expiation!

La pensée de satisfaire ainsi aux mânes de sa mère lui rendit des forces; il refoula en lui sa douleur et attendit avec impatience le signal.

Il fut enfin donné; les esclaves s'élancèrent sur le Forum des torches à la main; mais les consuls avaient été avertis; des mesures étaient prises, et les révoltés se virent presque aussitôt entourés.

La plupart jetèrent leurs armes et cherchèrent leur salut dans la fuite. Quelques Germains et quelques Celtes, parmi lesquels se trouvaient Morgan et Arvins, essayèrent seuls de résister. Écrasés par le nombre, tous tombèrent frappés par devant, et entourés de cadavres ennemis.

Morgan et Arvins furent relevés mourants de cette sanglante couche. Comme on espérait obtenir d'eux quelque utile révélation, ils furent déposés dans des cachots séparés, où l'on pansa leurs blessures.

Tous deux revinrent à la vie; mais l'interrogatoire ni les tortures ne leur firent trahir leurs complices. Les bourreaux durent s'avouer vaincus, et les deux Armoricains furent jetés dans la prison commune où l'on déposait les victimes destinées aux bêtes.

Lorsqu'Arvins et Morgan se revirent, ils se tendirent la main sans se parler, et s'assirent l'un près de l'autre. Tous deux avaient été trompés dans leur dernier espoir, et ils allaient mourir vaincus! Il y eut un assez long silence.

—Ma mère ne sera pas vengée! dit enfin Arvins d'un air sombre.

—Nos dieux ne l'ont pas voulu, répondit Morgan.

—Qu'est-ce donc que tes dieux? répliqua amèrement le fils de Norva. Ils ne peuvent ni nous défendre au foyer, ni nous protéger dans l'esclavage; pourquoi les adorons-nous s'ils manquent de puissance? et s'ils en ont, pourquoi nous abandonnent-ils? Les dieux de Rome sont les seuls vrais; car ils sont les seuls qui conservent les libertés.

—Invoquons-les alors, dit Morgan dédaigneusement. Crois-tu qu'ils entendent la voix d'un esclave? Ils n'accordent leurs faveurs qu'aux maîtres; pour nous, qu'ils livrent aux Romains, ce ne sont pas des dieux, mais des ennemis.

—Ainsi, reprit le jeune Celte, le monde entier n'existera désormais que pour être la bête de somme d'une seule ville. Oh! pourquoi naître alors? Pourquoi ne pas égorger par pitié l'enfant qui ouvre ses yeux à la lumière du jour? Quel mauvais génie a donc fait la terre, si elle doit être pour jamais abandonnée à l'injustice et à la servitude?

—Le règne de la paix et de la liberté approche, dit une voix douce.

—Arvins, étonné, releva la tête; c'était Nafel.

—Vous ici! s'écria-t-il... Avez-vous donc aussi conspiré contre les oppresseurs?...

—Non, répondit l'Arménien; ils m'ont condamné aux bêtes uniquement parce que j'adore un dieu tel que vous le désiriez tout à l'heure.

—Que voulez-vous dire?

—Je suis chrétien.

Arvins regarda Nafel avec curiosité. Il avait plusieurs fois entendu prononcer ce nom de chrétien avec mépris: c'était, disait-on, la religion des criminels et des misérables; une fable venue de Judée qui avait séduit les derniers du peuple, comme tout ce qui est nouveau.

—Si ton dieu est bon, dit le fils de Norva, il est donc sans puissance, puisqu'il vous abandonne à vos ennemis?

—Mon dieu m'aime, répondit Nafel; il veut se servir de moi pour soutenir sa loi. Chaque fidèle qui meurt féconde de son sang la croyance nouvelle. À force de voir tomber des martyrs en les entendant crier: Je suis chrétien! on se demandera ce que signifie ce mot qui apprend aux hommes à mourir sans regret et en pardonnant à leurs bourreaux.

—Et que veut-il dire? demanda Arvins.

—Il veut dire que l'on croit au seul vrai Dieu, à celui qui a fait la terre pour les hommes, et les hommes pour qu'ils vivent comme des frères. Toutes les fausses divinités qui se partagent maintenant l'adoration, tomberont bientôt; car elles ne sont que les symboles des passions humaines; il ne restera que le Dieu qui est à tous comme le soleil.

—Et qu'ordonne sa loi? demanda Arvins.

—La liberté et la fraternité entre les hommes; le bonheur de tous et le dévouement de chacun. Les plus saints, à ses yeux, ne sont pas les heureux, mais ceux qui souffrent. Elle vient pour détruire la violence et briser les fers, non par la révolte, mais par la persuasion. Un jour arrivera, et il n'est pas loin peut-être, où l'égalité des hommes sera proclamée; car le christianisme, ce n'est pas seulement une croyance, c'est la loi humaine, l'esprit de l'avenir; c'est une nouvelle ère annoncée au monde.

—Et nous ne la verrons pas, dit le fils de Norva.

—Qu'importe? la terre n'est qu'un lieu de passage. Même réformée par la loi du Christ, elle sera seulement l'ombre d'un monde meilleur où chacun sera récompensé selon ses œuvres.

—Et qui nous ouvre ce monde? demanda Arvins.

—La mort! répondit Nafel.

Arvins garda un instant le silence. Les paroles de l'Arménien l'avaient profondément ému. Il apercevait des éclairs d'une lumière inattendue et entrevoyait mille horizons nouveaux. Jamais idée si grande, si belle, si consolante, n'avait été offerte à son esprit. Il comparait cette religion, fondée sur l'équité et l'amour, aux barbares enseignements de Morgan, et l'impuissance de ses dieux qui le laissaient sans consolations dans son abîme, à la générosité de celui des chrétiens, qui, pour le dédommager de la vie, lui montrait au delà du tombeau une existence éternelle où le règne de l'équité commençait.

—Ainsi, reprit-il après une longue réflexion, ta croyance, Nafel, établit ici-bas une loi de justice et de vérité, et comme toute œuvre humaine est imparfaite, elle promet une autre vie où les iniquités seront réparées, les coupables punis, et les affligés consolés. Là, se trouvera dans toute sa perfection ce que la loi du Christ ne peut établir qu'imparfaitement parmi les hommes, et l'existence du ciel continuera et redressera l'existence de la terre.

—Oui, dit l'Arménien, et c'est à nous autres qui avons connu la vérité de la confesser en face de tous, et d'annoncer, en tombant dans le cirque, cette bonne nouvelle au genre humain.

—Nafel! s'écria Arvins en se levant, je veux mourir chrétien!

§ 8.

Quelques jours après, des écriteaux suspendus à tous les édifices publics annonçaient le spectacle donné par l'empereur au peuple romain. La foule se précipitait vers le cirque et en envahissait insensiblement les gradins comme une marée montante. Des esclaves, le râteau à la main, égalisaient l'arène poudreuse, tandis que les bestiaires, tête nue et vêtus seulement de leurs tuniques sans manches, se promenaient lentement devant les caves.

Les condamnés furent amenés; ils étaient près de deux cents. Au premier rang marchaient Nafel et Arvins. Morgan les suivait le front levé et l'œil tranquille.

En passant devant la loge de l'empereur, tous s'inclinèrent en répétant, selon l'usage:

—César! ceux qui vont mourir te saluent!

Ils arrivèrent au milieu du cirque où on les débarrassa de leurs liens; puis les licteurs se retirèrent avec les esclaves et les bestiaires.

Il y eut alors un grand silence d'attente: toutes les têtes s'étaient avancées, tous les yeux se tenaient fixés sur l'arène. Dans ce moment, Nafel prit la main d'Arvins, et d'une voix forte:

—Romains! s'écria-t-il, le Dieu des chrétiens est le seul vrai Dieu; moi et cet enfant, nous mourons en confessant son nom.

Il n'avait point achevé qu'on entendit mille rugissements s'élever à la fois; toutes les caves venaient d'être ouvertes et les bêtes s'élançaient dans l'arène!

La plupart des condamnés se dispersèrent; Arvins et Nafel tombèrent à genoux, les mains levées vers le ciel.

Alors commença une mêlée horrible! Mais la poussière qui s'élevait ne tarda pas à l'envelopper comme un nuage; on entrevit seulement des hommes qui fuyaient; on entendit des cris, de longs rugissements; puis insensiblement tout s'éteignit, et quand le nuage fut dissipé, on n'aperçut plus que les ours, les tigres et les lions accroupis, le ventre dans le sang, et qui achevaient de ronger des cadavres.

DEUXIÈME RÉCIT.
LE SERF.

§ 1.

C'était une pauvre cabane recouverte d'un chaume mousseux, à fenêtre sans vitrage, et dont les murailles crevassées laissaient pénétrer du dehors la pluie et le vent. Au fond, quelques chèvres, couchées sur une litière qui n'avait point été renouvelée, broutaient nonchalamment, tandis qu'une vache maigre tirait avec effort de son râtelier les restes d'un foin coriace et mêlé de joncs.

Tout l'ameublement de la cabane consistait en quelques escabelles, en une table grossièrement équarrie, et en une claie dressée sur quatre pieux de bois et garnie de paille fraîche; c'était là le seul lit de l'habitation.

Un homme en cheveux blancs y était couché, les yeux fermés; mais il était aisé de voir, à sa respiration entrecoupée et au léger tremblement de ses lèvres, que la maladie l'y retenait plutôt que le sommeil. Un jeune garçon d'environ seize ans, assis près de là au foyer, s'occupait à entretenir le feu sous une bassine de fer.

Il venait de la découvrir et semblait savourer l'odeur succulente qui s'en exhalait, lorsqu'une jeune fille de son âge entra portant un morceau de beurre enveloppé dans un lambeau de toile rousse.

—Bonjour, Jehan, dit-elle tout bas, et en tournant les regards vers le lit, comme si elle eût craint d'éveiller le malade.

Jehan se détourna vivement à cette voix connue; un éclair de joie traversa l'expression habituellement mécontente de son visage.

—Bonjour, Catie, reprit-il d'un ton doux et caressant, en faisant un pas vers la jeune fille.

—Comment va le père? demanda-t-elle.

Jehan secoua la tête.

—Toujours bien faible! Cette maladie a été une rude secousse, et il faudra bien des soins pour qu'il retrouve la santé.

—Voici pour lui, Jehan, reprit Catherine en déployant le lambeau de toile qui enveloppait le beurre.

Jehan sourit.

—Merci, bonne Catie, merci, dit-il; ce sera aujourd'hui jour de régal, car j'ai là déjà de quoi lui rendre des forces.

Qu'est-ce donc, Jehan?

—Voyez.

Il découvrit la marmite suspendue sur le feu. La jeune fille avança la tête, et, soufflant la vapeur qui s'en échappait afin de mieux voir:

—Une poule au gruau! s'écria-t-elle toute surprise.

—C'est le collecteur qui me l'a donnée, reprit Jehan, pour lui avoir enseigné à rédiger ses comptes en latin.

—À la bonne heure, dit Catherine en riant; à force de prendre à ceux qui entrent à la ville une poignée de farine, une poignée de sel ou une poignée de pruneaux, maître Jacques est devenu le plus riche bourgeois du pays et peut payer les leçons qu'on lui donne aussi cher qu'un seigneur; mais le père sait-il ce qu'on lui prépare?

—Il dormait quand je suis revenu.

—Alors disposons tout avant son réveil: j'ai encore là des noix et des cerises, ce sera pour son dessert.

En parlant ainsi, Catherine vidait sur la table son panier d'osier. Jehan ouvrit une armoire d'où il tira des écuelles, des plats, des cuillères, des gobelets de bois, et tous deux se mirent à dresser le couvert.

L'affection singulière qui semblait unir ces deux enfants était d'autant plus remarquable que jamais peut-être la nature n'établit entre deux êtres de plus frappantes oppositions. Catherine était grande et bien faite; tous ses traits avaient une douceur élégante, tous ses mouvements une souplesse gracieuse. Rien qu'à la voir on se sentait lui vouloir du bien, et le sourire bienveillant qui entr'ouvrait toujours ses lèvres vous obligeait à répondre par un sourire pareil. Jehan, au contraire, avait la taille courte, épaisse et gauche; ses traits moroses étaient affadis plutôt qu'adoucis par la chevelure héréditaire qui avait fait donner à l'un de ses ancêtres le nom de Lerouge. Né fils de serf, et sans cesse froissé, depuis qu'il avait pu sentir, dans sa volonté et dans ses sentiments, tout son être avait je ne sais quelle expression de contrainte, de malheur et de révolte qui lui donnait quelque chose de repoussant. Ce n'était qu'avec son père et sa cousine Catherine qu'il se montrait soumis: pour eux rien ne lui coûtait, le louveteau devenait un agneau, sa laideur prenait même alors une sorte de grâce.

Tout du reste se résumait pour Jehan dans ces deux amours. Son père était toute sa famille, et Catherine tout son avenir, car il devait l'épouser un jour; la mère de la jeune fille l'avait promise, et il ne restait plus à obtenir que le consentement du seigneur qui n'avait point l'habitude de refuser de telles demandes.

Cependant les deux enfants avaient achevé de mettre le couvert, la poule au gruau était prête; le convalescent fit enfin un mouvement; Catherine poussa une exclamation de joie.

—Ah! c'est toi, petite, dit le vieillard en se soulevant avec effort sur son coude; tu ne gardes donc pas aujourd'hui les vaches de monseigneur?

—Le roi chassait dans la forêt, et les troupeaux ne sont point sortis de peur des meutes, répondit la jeune paysanne.

—Le roi! répéta le vieux serf; et tu n'es pas allé pour le voir au passage, Jehan?

—Vous aviez besoin de moi, mon père, répondit celui-ci.

—Et il n'a pas perdu son temps, continua Catherine; voyez plutôt.

Le vieux Thomas Lerouge se détourna.

—Quoi! la table servie, s'écria-t-il étonné.

—Et vous avez un hochepot, continua la jeune fille.

—Et du beurre, dit Jehan.

—Et des cerises, ajouta le vieillard qui s'était dressé sur son séant.

—Allons, père, c'est votre repas de convalescence, reprit Catherine en battant joyeusement des mains; venez vous asseoir là avec Jehan, et je vous servirai.

Elle courut au foyer et prit la marmite dont elle vida le contenu dans un plat de bois qu'elle plaça tout fumant sur la table. Thomas avait rejeté les peaux de chèvres qui lui servaient de couverture; il était demeuré assis sur son lit, suivant tous ces préparatifs avec le regard et le sourire affamés des convalescents; il allait enfin se lever pour s'approcher de la table quand un grand bruit se fit entendre au dehors. Jehan courut à la porte; mais elle s'ouvrit brusquement avant qu'il eût pu la barrer et donna passage à une demi-douzaine de valets de meute, portant les armes du roi brodées sur la poitrine.

Tous étaient entrés bruyamment en demandant la maison du forestier; mais à la vue de la table servie et du hochepot dont l'odorante vapeur parfumait la chaumière, ils poussèrent une exclamation de satisfaction.

—Pâques Dieu! s'écria le plus vieux en roulant autour de son corps le fouet qu'il avait à la main; nous n'avons plus besoin de la maison du forestier; voici de quoi amuser notre faim jusqu'au soir.

—Sur mon âme! c'est un chapon au gruau, ajouta un grand noiraud à l'air affamé, dont les narines, caressées par le fumet du hochepot, semblaient se dilater avec délices; je me réserve l'aile droite.

—Moi, l'aile gauche, s'écria vivement un blondin qui s'était déjà emparé du meilleur escabeau.

—Moi, les cuisses, reprit le vieux.

—Moi, la carcasse, ajouta un quatrième.

—Doucement, mes maîtres, interrompit Jehan, dont la figure avait déjà repris son expression dure et hargneuse; nous sommes trois ici qui voulons également notre part.

—Nous n'en avons pas trop pour nous-mêmes, fit observer le grand brun, qui avait déjà tiré son couteau.

—Possible, reprit le jeune garçon; mais il est d'usage que ceux pour qui a été cuit le repas mangent les premiers.

—Tu oublies que nous sommes de la suite du roi, reprit le vieux valet, et qu'à ce titre nous pouvons te tirer l'écuelle de la main ou le gobelet des lèvres et te forcer à descendre du lit où tu vas t'endormir.

—Se peut-il! s'écria Jehan.

—Hélas! oui, murmura Thomas avec un soupir; c'est le droit de prise, comme ils l'appellent.

—Et vous ne pourrez même partager ce repas que je vous avais destiné, mon père? reprit le jeune garçon.

—À moins que le vieux n'ait un privilége qui l'autorise à se réserver sa portion, répliqua le blondin.

—Je n'ai de privilége que pour ce qu'il vous plaira de me laisser, dit Thomas avec cette humble soumission des malades et des vieillards.

—Te laisser! s'écria le valet qui avait déjà parlé. Vive Dieu! il faudrait pour cela une plus forte pitance; ne vois-tu pas que nous en aurons à peine pour nos dents de devant?

—Mon père sort d'une dangereuse maladie, objecta Jehan avec impatience.

—Moins dangereuse que la faim, je suppose.

—Faites-lui place au moins au bout de la table.

—Elle est trop petite, reprit brutalement le grand brun.

—Puis, ajouta le blondin, cette poule doit avoir un coq dont ils pourront faire un second hochepot.

Jehan ferma les poings et ses yeux s'allumèrent; mais Catherine lui posa la main sur l'épaule.

—Les gens du roi sont les maîtres partout, dit-elle à demi-voix; ne l'oubliez point.

Jehan baissa la tête avec un soupir étouffé.

Quant à Thomas Lerouge, il avait accepté ce désappointement avec la patience silencieuse d'un homme qui en a l'habitude. Cependant il était aisé de voir que la privation du repas délicat sur lequel il avait un instant compté, lui était singulièrement douloureuse. Ses regards suivaient tous les mouvements des valets de meute avec une expression de chagrin, de peur et de convoitise; ses lèvres s'entr'ouvraient instinctivement et s'agitaient comme s'il eût partagé leur repas. Deux fois même il se baissa à la dérobée pour ramasser les os à demi rongés qu'ils jetaient à terre! Jehan, qui s'en aperçut, sentit des larmes gonfler ses paupières et sortit brusquement.

Il ne rentra qu'une heure après, chargé d'une bourrée qu'il jeta dans un coin. Les valets de meute étaient partis, et Catherine avait tout remis en place; elle se préparait même à prendre congé de Thomas, car la nuit allait venir; Jehan proposa de la reconduire jusqu'au petit bois, elle accepta; mais comme tous deux allaient sortir, une nouvelle troupe se présenta à la porte de la cabane.

Cette fois c'étaient les gens de Raoul de Mailié qui venaient exécuter les ordres de monseigneur; maître Moreau l'intendant était à leur tête, tenant le bâton noir à pomme d'argent.

—Où est Thomas Lerouge? demanda-t-il au jeune garçon qui s'était découvert à sa vue.

—Ici, répondit Jehan.

—Et pourquoi a-t-il manqué à toutes les corvées de ce mois?

—Parce que la fièvre le retenait au lit...

—Je sais, reprit l'intendant; mais tu devais le remplacer, je t'en avais donné l'ordre.

—Et moi, je vous avais répondu que la chose était impossible, répliqua Jehan.

—Pourquoi cela?

—Parce que mon père avait besoin de mes soins.

L'intendant devint rouge de colère.

—Fort bien, dit-il, ainsi tu es resté ici pour n'en point avoir le démenti, tu as voulu prouver que l'on pouvait se moquer des ordres de maître Moreau!

—Nullement, interrompit Jehan.

—Bon, bon, continua l'intendant en frappant la terre de sa canne; nous verrons qui aura le dernier mot. Ah! tu prétends résister à l'autorité de monseigneur!

—Je n'y pense point, dit le jeune garçon.

—Tu refuses d'obéir à ce que j'exige.

—Mais songez, maître...

—Rien; je ne veux rien écouter. Ah! le forestier avait raison de te regarder comme un vaurien impossible à conduire; mais il ne faut pas que les intérêts de monseigneur souffrent de l'entêtement de ses serfs. Tu payeras l'amende pour toutes les corvées auxquelles tu as manqué.

Jehan haussa les épaules.

—Heureusement que tous les sergents du pays ne trouveraient point chez nous un rouge denier, dit-il amèrement.

—Eh bien, je serai donc plus habile que les sergents, car j'en trouverai, moi, s'écria l'intendant.

—Fouillez l'escarcelle, maître Moreau, dit le jeune homme en entr'ouvrant une poche de cuir suspendue à sa ceinture.

—Non, dit l'intendant; mais je fouillerai dans ta maison, drôle!

—Vous n'y trouverez que la maladie et la misère.

—J'y trouverai aussi une vache maigre, dit l'intendant en faisant signe à l'un de ses estafiers de détacher la bête du râtelier.

Jehan tressaillit.

—Que faites-vous? s'écria-t-il.

—Je fouille ton escarcelle, comme tu m'as dit de le faire, répondit Moreau ironiquement.

—Au nom de Dieu! vous ne voudriez pas emmener la vache, dit Jehan.

—Pourquoi donc?

—Songez, maître, que les routiers ont coupé notre seigle en herbe, que les loups ont mangé nos chèvres, que cette vache est notre dernier bien; si vous nous l'enlevez, mon père et moi nous restons sans ressources.

—Fi donc! dit l'intendant; un savant comme toi ne peut manquer de faire fortune: n'as-tu pas dit l'autre jour au collecteur que je faisais mes comptes en latin barbare?

—En effet, répliqua Jehan; ne peut-on dire ce qui est vrai?

—Soit, reprit l'intendant; mais je n'en ajouterai pas moins à la liste des confiscations: Item vacca Thomasii, cognomine Rubri.

Et se tournant vers les valets:

—Emmenez la bête, ajouta-t-il brusquement.

Ceux-ci voulurent obéir; mais Jehan la retint par une des cornes.

—Cela ne peut être, maître Moreau, dit-il d'une voix que la colère et l'émotion rendaient tremblante; les corvées auxquelles mon père et moi avons manqué n'équivalent point au prix de cette vache; je veux parler à monseigneur, il saura comment vous vous vengez sur de pauvres gens de vos barbarismes.

—Des barbarismes! s'écria Moreau exaspéré.

—J'ai pour preuve vos dernières quittances, reprit Jehan avec une ironie irritée.

—Tu mens, s'écria l'intendant dont les prétentions au langage cicéronien étaient précisément le côté faible.

—Faut-il les montrer à l'aumônier?

Mentoris impudenter.

—Vous voulez dire mentiris, maître.

L'intendant rougit et les valets se regardèrent en souriant.

—La peste soit du manant qui se mêle de morigéner ses anciens! s'écria Moreau; l'ancien curé avait bien besoin de lui mettre en main les auteurs; un serf ne devrait savoir que retourner la terre et tirer la charrue; mais en voilà assez: emmenez la vache, vous autres.

—Il faudra que monseigneur l'ordonne, interrompit Jehan en la retenant toujours.

—Lâcheras-tu cette corne, misérable!

—Quand vous aurez lâché la corde.

L'intendant leva son bâton noir qui s'abattit sur la tête chevelue du jeune garçon; mais Jehan ne laissa point à Moreau le temps de frapper une seconde fois: s'élançant vers lui, il le saisit à la gorge avec une sorte de rugissement et le terrassa sous ses deux genoux; heureusement que les valets s'interposèrent: on écarta avec peine Jehan hors de lui, et l'intendant fut relevé.

Sa chute l'avait tellement étourdi, qu'il fut quelque temps comme un homme ivre qui se réveille; mais à peine put-il se reconnaître que toute sa fureur lui revint.

—Arrêtez l'assassin! s'écria-t-il en montrant Jehan; il a outragé un officier de monseigneur; il faut qu'il soit jugé, jugé et pendu! Vous m'en répondez tous.

Les valets saisirent le jeune paysan qui voulut en vain se débattre; on lui lia les mains derrière le dos, et un manche de fouet lui fut mis dans la bouche en guise de bâillon.

—Conduisez-le à la maison, reprit maître Moreau; monseigneur arrivera demain et décidera ce qu'on doit en faire. Ah! tu résistes à l'intendant du château, misérable; tu crois savoir mieux que lui le latin; tu oses lever la main sur ton maître... bien, bien, nous verrons ce qui t'en arrivera.

Et repoussant le vieux Thomas et Catherine qui le suivaient en suppliant:

—La paix, vous autres, ajouta-t-il; la paix, vous dis-je; il n'y a point de pardon pour de tels crimes!... La hart, la hart pour le mécréant; et puisse-t-il aller au grand diable d'enfer.

§ 2.

Le même droit de conquête qui dans l'antiquité partagea les sociétés en hommes libres et en esclaves, avait donné naissance, dans le moyen âge, au seigneur et au serf. Celui-ci n'était donc, à proprement parler, qu'un esclave dont on avait allongé la chaîne. Attaché à la glèbe, c'est-à-dire à la terre qu'il cultivait, il devait à son maître la meilleure part de son temps et de ses bénéfices, le suivait à la guerre, et était obligé, en cas de captivité, de payer sa rançon.

Mais en revanche son pécule lui appartenait; il vivait chez lui, labourait pour son compte, et ne recevait point l'ordre immédiat du seigneur. C'était un débiteur, non un valet.

Beaucoup de serfs, enrichis par leur travail, avaient fini par se racheter, et de là était venue la bourgeoisie. Cette dernière, vassale du roi ou d'un autre seigneur, c'est-à-dire soumise à certains hommages et à certaines redevances, tendait à s'émanciper chaque jour, et formait déjà ce tiers-état ou troisième état qui devait un jour primer les deux autres. Au quinzième siècle, où se passe notre histoire, la puissance des communes ou réunions de bourgeois commençait déjà à devenir redoutable, et toute l'ambition du serf était d'en faire partie. Le clergé, qui avait favorisé les premiers affranchissements, continuait à travailler à la destruction du servage, en prenant le parti du faible contre le fort et proclamant l'égalité des hommes devant Dieu; mais la noblesse, de son côté, qui sentait que la domination lui échappait, était devenue plus jalouse de ses droits, et employait tour à tour, pour les maintenir, l'extrême indulgence ou l'excessive sévérité. Bien que le système féodal fût menacé, il était donc encore entier, et d'autant plus visible qu'il se trouvait en face d'un nouvel ordre de choses.

Ainsi, pour nous résumer, la nation comprenait alors quatre classes distinctes: les nobles, les religieux, les bourgeois, et les serfs. Au dessus de tout était la puissance royale, qui grandissait chaque jour au détriment des seigneurs.

Cependant ces derniers avaient conservé leurs droits les plus importants, tels que ceux de se faire réciproquement la guerre, d'établir l'impôt sur leurs terres, et de rendre la justice.

Ce dernier privilége, le plus redoutable de tous, leur donnait, par le fait, droit de vie et de mort sur leurs gens; car leurs arrêts sans contrôle n'étaient le plus souvent que l'expression de leur colère ou de leur clémence: la passion jugeait et faisait elle-même exécuter ses sentences.

On comprend, d'après un tel état de choses, quelle dut être l'inquiétude de Catherine et de Thomas Lerouge lorsqu'ils virent emmener Jehan. Messire Raoul était connu pour un homme emporté, qui condamnait sans rien entendre et revenait rarement sur ses jugements. Or il était à craindre que maître Moreau n'en profitât pour perdre Jehan, car son astuce égalait sa méchanceté.

Catherine courut chez le collecteur pour le supplier d'intercéder en faveur de son cousin; mais le collecteur refusa de se mêler d'une affaire qui pouvait le compromettre sans profit. Il en fut de même du prévôt, qui craignit de faire renvoyer son cheval, mis au vert dans les prairies de monseigneur par la protection de maître Moreau, et du notaire, qui objecta que l'intendant pouvait lui faire retirer les actes du château.

Catherine s'en revenait pour porter ces mauvaises nouvelles à Thomas; elle suivait la lisière des blés le cœur gros et les yeux rouges, lorsqu'elle aperçut un moine de Saint-François qui arrivait par un autre sentier, se dirigeant également vers Rillé.

C'était un homme déjà vieux, mais dont le visage épanoui respirait je ne sais quelle bonté active. Il portait un bâton, une cape, et une corde en bandoulière, à laquelle étaient passées une miche de pain bis et une gourde en forme de missel. Catherine le salua.

—Bonjour, mon enfant, dit le moine; d'où venez-vous donc ainsi, à une heure où tout le monde travaille aux champs?

—Je viens de chez le prévôt, mon père, répondit Catherine d'un accent ému.

—De chez le prévôt! Auriez-vous quelque démêlé avec la justice?

—Non pour moi, mais bien pour mon cousin Jehan.

—Quelle faute a-t-il donc commise?

La jeune fille raconta ce qui était arrivé la veille, et comment Jehan avait été conduit aux prisons du château.

—Dieu le sauve! dit le Père Ambroise (c'était le nom du franciscain); j'ai vu passer, il y a une heure, le comte Raoul avec toute sa suite, et l'on eût dit un orage d'été. Un de ses écuyers a raconté au village qu'il avait été désarçonné trois fois au tournoi d'Angers, et qu'il en avait la rage au cœur.

—Ah! que dites-vous là, mon père? s'écria Catherine; l'intendant va profiter de cette humeur noire pour lui parler de Jehan, et ils le feront pendre aux fourches du château!

—Il faut espérer en sa miséricorde, dit le moine d'un ton prouvant qu'il n'en attendait rien lui-même.

—Oh! non, non, reprit l'enfant en joignant les mains et fondant en larmes; monseigneur Raoul n'a jamais pardonné dans sa colère; quand le cœur lui point, il s'en venge sur le premier qui se trouve à la longueur de sa main. Il n'y a plus d'espoir pour Jehan, mon pauvre Jehan!... Et que va devenir le vieux père? qu'allons-nous devenir tous sans lui? c'était notre force et notre avenir. Ah! si vous le connaissiez, mon révérend!... courageux comme un sanglier contre qui l'insulte, et bon comme un chien avec ceux qu'il aime... Et penser que personne n'ose dire la vérité pour le défendre, ni le prévôt, ni le notaire, ni le collecteur... il n'y a que moi et le vieux père qui oserions déclarer que le tort est à l'intendant; que c'est lui qui l'a injurié, frappé... Mais, pauvres gens que nous sommes, on ne nous écoutera point, et Jehan sera pendu. Ah! pourquoi ne puis-je le sauver avec tout ce que j'ai de sang!

En parlant ainsi, l'enfant sanglotait et pressait ses mains jointes sur sa poitrine. Le moine fut attendri.

—Conduisez-moi au château de messire Raoul, dit-il, je parlerai pour le prisonnier.

Catherine jeta un cri de joie.

—Est-ce vrai, mon père? demanda-t-elle éperdue.

—Notre devoir n'est-il point de secourir ceux qu'on opprime? reprit le franciscain.

—Et vous oserez parler au comte Raoul?

Le moine sourit.

—Le comte Raoul n'est qu'un homme, dit-il, et nous osons tous parler à Dieu. Montrez-moi le chemin, enfant, et surtout hâtez-vous, car la justice des châteaux est expéditive, et nous pourrions arriver trop tard.

Cette pensée fit frissonner Catherine. Elle se mit à courir vers le château, suivie du moine qui avait peine à la suivre.

Ils ne tardèrent point à l'apercevoir: la jeune fille leva les yeux avec terreur vers les fourches de justice qui surmontaient la principale tour; mais elle n'y vit que les squelettes des deux routiers pendus l'année précédente par ordre de Raoul. Son cœur se desserra, et elle continua sa route d'un pas moins rapide.

Le château de Rillé était récemment construit, et rien de ce qu'enseignait alors l'art de la défense n'avait été négligé par le maître maçon qui en était l'architecte. Il avait trois enceintes garnies de tours, de créneaux et de machicoulis, entourées chacune d'une douve avec pont-levis. Au milieu de la dernière s'élevait le donjon, encore défendu par un fossé et par une herse toujours levée.

C'était là que se renfermaient les archives, les armes, le trésor. Dans la même cour se trouvaient les citernes, les écuries, les caves, et le corps de logis habité par le comte. Au-dessous étaient des souterrains dont l'entrée n'était connue que de lui, et qui, s'étendant jusqu'à la forêt, permettaient à la garnison, en cas de siége, de fuir sans être aperçue.

Catherine laissa le Père Ambroise à la première entrée, le supplia encore de ne rien négliger pour sauver Jehan, et s'assit au bord du parapet en attendant son retour.

Le moine fut introduit dans la cour d'honneur, où les écuyers et les pages s'exerçaient à l'escrime et à l'équitation. On lui fit ensuite traverser les appartements de monseigneur Raoul.

Le luxe intérieur répondait à l'élégance et à la solidité de l'extérieur. Les parquets étaient formés de pierres de diverses couleurs, dont les jointures de plomb et de fer fondu formaient mille arabesques brillantes; les poutres incrustées d'ornements en étain soutenaient de loin en loin des armes ou des animaux étrangers habilement conservés. Les vitres de verre peint représentaient l'histoire des ancêtres du comte Raoul et la fondation du château.

Quant à l'ameublement, il était tout entier en bois de chêne merveilleusement œuvré et aussi noir que l'ébène; les salles avaient été tendues de tapisseries d'Arras et garnies dans tout leur pourtour de coffres rouges, de grands bancs à housse traînante, ou de lits larges de douze pieds. De loin en loin, comme preuves d'opulence, étaient suspendus des miroirs de verre ou de métal, grands d'un pied.

Le Père Ambroise admira, en traversant la salle des pages, une horloge dont l'aiguille marquait les minutes et les heures.

Il fut introduit dans la salle à manger où se trouvait le comte. C'était une longue galerie soutenue des deux côtés par des piliers de chêne incrustés de cuivre et d'étain, une table entourée d'une balustrade occupait toute la longueur, et au milieu s'élevait une tour en charpente sur laquelle était posée une torche destinée à éclairer la salle entière; au fond apparaissait le dressoir chargé d'aiguières et de hanaps d'argent, et à côté les tables de service; elles étaient couvertes de bassins de viande accommodée à la sauge, à la lavande ou au fenouil: de piles de pains de neuf onces parfumés d'anis, et de pots de vin tiré au-dessus de la barre.

À l'autre bout de la salle, une troupe de musiciens jouait une symphonie dans laquelle se faisaient entendre tour à tour la trompette, la flûte, le chalumel, le luth et le rebec.

Les convives, au nombre de près d'une centaine, étaient placés selon leur importance: les premiers avaient devant eux des écuelles de vermeil et quelques-unes de ces fourchettes dont l'usage commençait à s'introduire; ceux qui venaient après n'avaient que des écuelles d'argent, et ceux qui suivaient des écuelles d'étain.

Personne ne prit garde, dans le premier instant, au Père Ambroise. Le varlet qui l'avait amené se contenta de lui montrer un escabel sur lequel il s'assit, et de lui faire donner un gobelet et une écuelle.

Le franciscain allait commencer à manger lorsque Raoul l'avisa dans un coin.

—Eh! par la mort du Christ! nous avons ici une robe de moine, s'écria-t-il en remettant sur la table son hanap d'or qu'il venait de vider. Holà! mon père, venez vous asseoir à ma table, et vous autres, faites place au révérend.

Les convives s'empressèrent de se serrer, et le Père Ambroise vint se placer presque vis-à-vis du comte qu'il salua.

—Si je ne me trompe, reprit Raoul, vous appartenez aux franciscains de Tours.

—J'en suis le père gardien, répondit le moine.

Le comte releva la tête.

—Ah! fort bien, reprit-il d'une voix moins rude; j'ai toujours aimé votre maison, mon révérend, et je voulais même vous aller voir pour une affaire... N'accordez-vous point à des laïques la permission de porter, pendant un jour chaque mois, la robe de votre ordre?

—Il est vrai, monseigneur.

—Et en la revêtant, on a droit aux indulgences qui vous sont accordées à vous-mêmes?

—Pourvu que l'on revête en même temps notre esprit d'amour et d'humilité, reprit le Père Ambroise; cette robe de moine portée par les hommes du siècle n'a d'autre but que de les rappeler à la piété des cloîtres.

—Je sais, dit Raoul; mais il faudra que vous m'accordiez cette faveur, père gardien; à cette condition vous pouvez me demander pour votre couvent tel avantage qu'il vous plaira.

—Si j'osais, j'en demanderais tout de suite un pour moi-même, dit le Père Ambroise.

—Lequel donc? mon révérend.

—Votre intendant a fait emprisonner hier le fils d'un de vos serfs.

—En effet, il m'a parlé d'un jeune drôle qui avait refusé d'obéir.

—J'ai promis de solliciter sa grâce.

—La grâce de Jehan, s'écria maître Moreau; n'en faites rien, monseigneur; vos manants deviennent chaque jour plus difficiles à conduire; il faut un exemple, vous-même vous l'avez dit.

—C'est la vérité, reprit le comte; mais je ne savais pas que le père gardien s'intéressât à ce vaurien.

—Dieu sera pour nous ce que nous aurons été pour les autres, fit observer Ambroise, et il ne pardonnera qu'à ceux qui auront pardonné.

Raoul parut incertain. L'intendant s'aperçut qu'il était ébranlé, et craignant de perdre sa vengeance:

—Monseigneur n'a pas oublié que ce Jehan a déjà été mis à l'amende pour avoir voulu frauder le droit de four en cuisant son pain chez lui, et pour avoir aiguisé son soc de charrue sans payer la taxe.

—Ah! diable, interrompit Raoul.

—De plus, il a rompu un jour les laisses des chiens de monseigneur, sous prétexte qu'ils fourrageaient son avoine.

—Est-ce vrai? dit le comte plus animé.

—Quant au daim qui a été tué sans qu'on ait pu découvrir par qui...

—Eh bien?

—Monseigneur sait que la cabane du père de Jehan est sur la lisière de la forêt.

—Par le ciel, ce serait ce démon de rougeot, s'écria Raoul...

—J'en jurerais.

—À la potence alors, reprit le comte; malheur à qui touche à mes chasses!

Et comme le moine voulait parler:

—Ne cherchez pas à le défendre, mon père, continua-t-il avec colère; je veux que le drôle apprenne qui est le maître ici!... Qu'on lui prépare une cravate de chanvre, et qu'on ne m'en parle plus.

Il s'était levé; tous les convives l'imitèrent.

Le Père Ambroise courut à lui comme il allait quitter la salle.

—Au moins vous me permettez de voir ce malheureux.

—Soit, dit Raoul, préparez-le à son sort; et vous, maître Moreau, veillez à ce que tout soit achevé aujourd'hui même. Dieu vous garde, mon révérend; sous peu je visiterai votre couvent.

Il sortit à ces mots, laissant le moine avec un homme d'armes chargé de le conduire près de Jehan.

§ 3.

L'homme d'armes conduisit le moine à la principale tour de la troisième enceinte. Arrivé dans la salle basse, il noua une corde autour du corps du frère gardien, lui mit une lanterne en main, puis soulevant avec effort, par son anneau, une des larges dalles de granit, il le descendit dans le gouffre humide et obscur au fond duquel Jehan avait été jeté.

Cette espèce de puits qui descendait jusqu'aux fondations de la tour, avait à peine quelques pieds de longueur et ne recevait ni air ni lumière. Le Père Ambroise y trouva le jeune garçon accroupi dans un morne désespoir. À la vue du moine il souleva pourtant la tête.

—Ah! monseigneur est de retour, dit-il.

—C'est lui qui m'envoie, répliqua le franciscain.

—Pour me préparer à mourir, mon père?

Ambroise baissa les yeux sans répondre.

—Que la volonté de Dieu soit faite, reprit Jehan avec un soupir; aussi bien je ne pourrais continuer à vivre dans le servage. Il y a en moi quelque chose qui se soulève contre la persécution et l'injustice; je suis prêt, mon père, et j'attends vos dernières instructions.

—Repens-toi de ta faute, mon fils, reprit le moine avec onction.

—Ah! je le veux, dit Jehan qui s'était mis à genoux; écoutez-en l'aveu, mon père, et pardonnez-moi au nom de Dieu, comme je pardonne à ceux qui vont m'ôter la vie.

Le moine s'assit à terre, et Jehan commença sa confession, avouant sa colère, sa haine et ses désirs de vengeance.

Dans toutes ses impatiences, cette âme n'avait eu qu'une seule aspiration: l'affranchissement! Le Père Ambroise fut touché de l'énergie à la fois naïve et grave de cet enfant qui avait sans cesse préféré la lutte et la souffrance à l'acceptation silencieuse de sa servitude. Lorsque sa confession fut achevée, il lui adressa quelques conseils, lui donna les consolations que pouvait permettre un pareil moment, et finit par prononcer l'absolution de ses fautes.

Jehan écouta tout avec un recueillement attendri; puis, revenant aux objets de son affection:

—Quand vous me quitterez, mon révérend, dit-il, retournez, je vous en conjure, vers mon père et vers Catherine; préparez-les au coup qui va les frapper! Ne leur dites pas surtout que je regrette la vie, car je ne le devrais point, mais j'étais accoutumé à mes souffrances; je les oubliais par instant quand je voyais Catherine et mon père heureux! Hélas! qui veillera sur eux désormais! Ah! Dieu devrait prendre en même temps ceux qui s'aiment, mon père, alors on accepterait de mourir.

Il demeura quelques instants la tête baissée sur sa poitrine, pleurant silencieusement; le moine prit ses deux mains dans les siennes et prononça d'une voix attendrie quelques paroles de consolation.

—Vous avez raison, vous avez raison, reprit Jehan en maîtrisant son émotion; Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut; peut-être n'y avait-il pour moi aucun autre moyen d'affranchissement: Mors quæ liberat habetur libertas.

Le Père Ambroise parut surpris.

—Vous parlez latin? dit il.

—Pour mon malheur, répondit Jehan.

Il raconta alors au franciscain comment il s'était attiré la haine de maître Moreau en relevant imprudemment ses barbarismes; le moine ne put s'empêcher de sourire.

—Règle générale, mon enfant, dit-il, rappelez-vous, qu'outre le péché, il y a deux choses dont il faut se garder soigneusement: prouver à un homme en place son ignorance, et invoquer son droit près d'un supérieur.

—Hélas! je l'ai reconnu trop tard, dit Jehan; cependant je soupçonne maître Moreau d'avoir agi par crainte plus encore que par dépit.

—Comment cela?

—Il a pensé que je pourrais dénoncer à monseigneur ses voleries.

—Que dites-vous là, Jehan? interrompit le moine; songez que l'on ne doit point soupçonner légèrement.

—Aussi n'en suis-je point aux soupçons, mon père, mais aux preuves.

Il se pourrait!

—J'ai vu maître Moreau percevoir les impôts, suivi de la voiture dans laquelle se trouvaient les planchettes servant à la comptabilité du château, et s'il recevait trois bottes de chanvre, il n'en marquait jamais plus de deux; s'il prenait six poules, il en oubliait au moins une[5].

[5] Au moyen âge, beaucoup de percepteurs tenaient leur comptabilité comme les boulangers de petites villes la tiennent encore de nos jours. Ils avaient pour chaque contribuable deux planchettes sur le tranchant desquelles ils marquaient le nombre des unités reçues, par des entailles. Une des planchettes restait au contribuable comme reçu, l'autre au percepteur comme livre de recette.

—Mais pour la taxe en argent?

—Je l'ai vu déployer ses rôles en parchemin, qui ont plus de cent pieds de longueur, car la seigneurie du comte est la plus considérable du pays, et partout il avait inscrit une somme moindre que la somme reçue.

—Jehan! Jehan! prenez garde aux jugements téméraires.

—On peut facilement vérifier ce que je dis, mon père; il suffit d'appeler les corvéables avec leurs planchettes et leurs quittances.

—Ainsi vous êtes sûr que maître Moreau trompe monseigneur?

—Aussi sûr que je le suis de paraître aujourd'hui devant Dieu.

—Peut-être! dit le Père Ambroise, à qui les confidences du jeune serf semblaient donner une espérance inattendue: je vous quitte, mon fils, mais je ne vous abandonnerai point. Vous me reverrez, je l'espère.

—Aux pieds du gibet, mon père?

—Là ou ailleurs; adieu: priez et ne désespérez point: Dieu peut ce qu'il veut.

À ces mots le moine tira la corde dont le bout était resté entre les mains de l'homme d'armes, et se sentit enlever.

Il eut bientôt rejoint son compagnon, auquel il demanda de le conduire chez l'intendant.

Lorsqu'il entra, maître Moreau était en conférence avec le sommelier. Il jeta au moine un regard mécontent et lui demanda, sans se déranger, ce qui l'amenait.

—Je voudrais vous entretenir, maître, répondit le Père Ambroise sans se déconcerter.

—Excusez-moi, répliqua l'intendant; mais je suis en affaire.

—Il suffira d'un instant.

—Voyons alors.

Ambroise regarda le sommelier; celui-ci fit un mouvement pour se retirer.

—Restez, restez, dit Moreau; il n'y a point, je suppose, de secret.

—Nullement, reprit le franciscain; c'est un service à rendre à monseigneur.

—Pourquoi alors vous adresser à moi?

—Parce que la chose est de votre domaine.

—Qu'est-ce donc?

—Il s'agit de la perception des taxes.

—Ah! s'écria maître Moreau qui devint plus attentif.

—Jehan m'a communiqué des remarques...

—Laissez-nous, Bidois, interrompit vivement Moreau en congédiant le sommelier.

—Et quelles sont ces remarques? reprit-il, lorsque celui-ci fut sorti.

—Il prétend, ajouta le moine, que l'on pourrait augmenter d'un tiers les revenus de monseigneur.

—En augmentant les impôts?

—Non; mais en diminuant les vols.

Maître Moreau tressaillit.

—Que voulez-vous dire? balbutia-t-il.

—Moi? rien, répliqua le Père Ambroise; mais ce garçon paraît avoir connaissance de l'affaire... Il a, dit-il, des preuves.

—Des preuves! s'écria l'intendant qui devint pâle.

—Je lui ai promis d'avertir monseigneur, qui sera sans doute bien aise de vérifier... la vérité, continua le Père Ambroise.

Moreau fit un geste de terreur.

—Seulement, reprit le moine, j'ai pensé qu'il était convenable de vous prévenir d'abord, ces affaires étant de votre domaine.

—Et je vous en remercie, dit l'intendant d'une voix troublée; je vous remercie, mon révérend... Mais ce Jehan vous trompe; il est impossible qu'il ait des preuves.

—Je ne sais; en tous cas, je vais rapporter à monseigneur...

—C'est inutile, interrompit vivement Moreau; c'est tout à fait inutile, mon révérend.

—Je l'ai promis.

—Jehan ne veut que gagner du temps.

—Qui sait? Il peut avoir à donner quelque bon renseignement, et nul doute que dans ce cas monseigneur ne lui fît grâce.

—Est-ce là ce que vous voulez, mon révérend? je m'en charge.

—Vous?

—Oui; j'ai réfléchi qu'après tout j'avais été un peu vif dans cette affaire, qu'il fallait passer quelque chose à un enfant; car Jehan est presque un enfant. Je comptais parler à monseigneur pour l'apaiser s'il se pouvait.

—Veuillez alors le voir tout de suite, reprit le Père Ambroise, qui, ne doutant plus des accusations avancées par Jehan, sentait l'intendant en sa puissance; j'attendrai ici votre retour.

—C'est cela, dit Moreau en se levant; je vais tâcher d'obtenir le pardon.

—Faites tous vos efforts, maître, car si le comte refuse, il faudra que je lui parle des révélations de Jehan, comme dernière ressource.

—Vous n'en aurez pas besoin, mon père, j'en ai la certitude; le comte manque d'argent, et moi seul je puis lui en procurer: dans ces moments j'obtiens tout de lui. Pas un mot de ce que vous a dit Jehan, mon révérend, et je reviens dans un instant avec sa grâce.

Maître Moreau sortit à ces mots, laissant le Père Ambroise émerveillé du changement qui venait de s'opérer en lui.

Il fut absent environ une heure et reparut enfin, le teint animé et le front couvert de sueur.

—Jehan est sauvé, dit-il en entrant; mais ce n'a pas été sans peine; monseigneur s'était fait à l'idée de le voir pendre et n'en voulait plus démordre. Enfin pourtant, il a cédé; seulement, comme il craint que cette indulgence ne soit de mauvais exemple, il veut que le fils de Thomas quitte le pays.

—Et où l'envoie-t-il? demanda le franciscain.

—À un de ses anciens serfs, récemment affranchi, et maintenant bourgeois de Tours, maître Laurent.

—Le marchand drapier?

—Précisément; il lui a promis un garçon de comptoir pris parmi ses corvéables, et aucun ne peut convenir mieux que Jehan, qui a appris à écrire.

—Et qui chiffre assez bien pour reconnaître les erreurs volontaires d'une comptabilité, continua le Père Ambroise... vous avez raison, maître; je crois que l'éloignement de Jehan sera commode pour tout le monde. Je ne vois du reste aucune objection à un pareil projet. En servant aujourd'hui maître Laurent, il peut un jour se racheter et devenir marchand comme lui; je vais lui apprendre cette bonne nouvelle.

—Je la lui ai déjà fait savoir, répliqua Moreau, et il doit vous attendre maintenant dans la cour d'honneur.

—Je vais l'y retrouver, dit le franciscain en reprenant son bâton. Vous remercierez le comte en mon nom, maître Moreau; mais surtout, croyez-moi, soyez désormais moins dur envers les serfs de monseigneur et plus exact dans vos calculs.

§ 4.

Jehan ne quitta point son père et Catherine sans de vifs regrets; mais l'espoir de se faire un état qui pût assurer un jour son affranchissement, adoucit l'amertume de cette séparation. Il s'arracha donc courageusement à leurs embrassements, et prit la route de Tours.

Jusqu'alors il ne s'était jamais écarté de son village, et tout ce qui frappait ses regards le long de la route était nouveau pour lui; mais ce fut bien autre chose lorsqu'il atteignit les faubourgs de la ville!

Il rencontra d'abord une longue cavalcade d'enfants qui en sortaient. Un mercier auquel il s'adressa lui apprit que c'étaient les maîtres qui promenaient leurs écoliers à cheval, comme il est d'usage le jour de la Saint-Nicolas. Un peu plus loin, il aperçut deux fous, reconnaissables à leurs cheveux rasés, qui étaient enchaînés à la porte d'un médecin traitant la folie, comme une sorte d'enseigne vivante. Il vit également des gentilshommes qui passaient en portant au poing des éperviers ou des faucons, tandis que les bourgeois, pour les imiter, portaient des merles et des perroquets. Les costumes eux-mêmes étaient différents de ceux qu'il avait coutume de voir. C'étaient des souliers dits à la poulaine, dont la pointe recourbée se relevait jusqu'à la hauteur du genou; des bonnets de drap fourrés de martre ou de menu-vair, et des habits mi-partie. Quelques seigneurs des plus élégants portaient deux épées, l'une à droite, l'autre à gauche.

Enfin Jehan arriva, non sans peine, à la boutique de maître Laurent.

Celle-ci n'était pour le moment qu'une baraque en planches de peuplier, dressée sur les lices; car la grande foire de Tours venait de commencer.

Maître Laurent était un petit homme de manières rondes, toujours riant, mais retors comme trois Manceaux et un Normand. Il commença par conduire Jehan dans son arrière-boutique, mit devant lui un pot de vin nouveau, une miche de pain de seigle, un reste de pied de bœuf, et puis lui demanda son histoire.

Le fils de Thomas raconta sincèrement tout ce qui le concernait, sans oublier la dernière affaire qui l'avait amené à Tours. Laurent l'écouta en poussant des exclamations à tout propos, ôtant son bonnet pour le remettre, et riant sans en avoir envie. Enfin, quand il eut achevé:

—Fort bien, dit-il; je vois ce que c'est, Jehan, tu es un héros; eh! eh! eh! il n'y a pas de mal à cela, mon petit. Tu pourras rosser de temps en temps les garçons de mes confrères qui font les insolents; je ne ferai jamais semblant de m'en apercevoir; eh! eh! eh! seulement prends bien garde d'être pris pour dupe, ou de violer les règlements de la foire. Les règlements doivent être chose sacrée pour nous autres marchands, d'autant qu'on ne peut les enfreindre sans payer une amende; eh! eh! eh! J'ai rédigé là un cahier pour ce que doivent savoir mes commis; il faut que tu l'apprennes par cœur.

En parlant ainsi, maître Laurent ouvrit un tiroir d'où il tira un manuscrit qui avait été bien souvent feuilleté, si l'on en jugeait par le bord des pages salies et frangées. Jehan y trouva une sorte de catéchisme mercantile, dans lequel le drapier avait réuni les principales instructions nécessaires à sa profession.

Il vit qu'il y avait à chaque foire des inspecteurs des marchandises, des poids et de l'argent; un tribunal composé de prud'hommes qui jugeaient immédiatement toutes les contestations, et un grand nombre de notaires spéciaux chargés de rédiger les actes de vente et d'achat. Ces actes avaient certains priviléges particuliers provenant de la foire à laquelle ils avaient été dressés; enfin, des gardes, assistés de cent sergents, étaient chargés de maintenir la paix et d'arrêter les voleurs.

Il vit en outre que l'argent ne pouvait être prêté, même dans le commerce, à plus de quinze pour cent, et que le marchand qui appelait un acheteur, lorsque celui-ci se trouvait moins près de sa boutique que de celle d'un confrère, était mis à l'amende.

Venaient ensuite des renseignements sur les différentes espèces de drap, sur les moyens de les faire paraître avec avantage, et sur les prix auxquels on devait les vendre. Lorsqu'il eut achevé de lire, Jehan demanda si c'était tout.

—C'est tout ce qu'on peut écrire, garçon, répondit maître Laurent; mais il y a, outre cela, le fin du métier, eh! eh! eh! Il ne suffit pas d'avoir des musiciens et des grimaciers pour attirer la pratique, comme nous en avons tous; il faut encore que les commis sachent vanter leurs marchandises, substituer au besoin un drap plus léger à un drap plus fort, et faire compter la lisière dans l'aunage, eh! eh! eh!

—Mais ce sont là de coupables tromperies! objecta Jehan.

Maître Laurent fit un mouvement des épaules.

—Quand on se trouve avec les pourceaux, il faut bien se passer d'écuelle, dit-il. Crois-tu que l'on soit plus scrupuleux à notre égard? Nous avons des débiteurs qui, après s'être habillés à crédit, se réfugient dans une église, et nous n'avons même pas le droit de saisir leurs meubles! D'autres qui, après nous avoir fait des cédules, les passent à des gens puissants, qui nous menacent de toutes sortes de mauvais traitements si nous ne consentons à réduire nos créances du tiers ou de la moitié! Je ne te parle pas des fripons qui laissent mettre un drapeau sur leur pignon[6] et s'enfuient avec notre argent.

[6] Les banqueroutiers.

—Mais ne pouvez-vous donc vous faire rendre justice?

—La justice se rend toujours contre nous, garçon, par la raison que les juges sont nobles pour la plupart, et que la noblesse est l'ennemie naturelle de la bourgeoisie, eh! eh! eh! Les serfs se plaignent; mais ils sont moins persécutés que nous. Le seigneur les ménage généralement comme une chose à lui, tandis qu'il nous traite comme des prisonniers qui lui ont échappé; il semble que notre indépendance soit un vol fait à son autorité; aussi, Dieu sait que de dénis de justice, de manques de foi, de taxes et d'amendes! Les plus honnêtes gentilshommes ne regardent l'or qu'ils peuvent soutirer à des bourgeois que comme une restitution, eh! eh! eh!

—Mais, du moins, vous êtes libres!

—Oui, à condition de nous soumettre aux lois de notre corporation, de subir les règlements de la commune, d'obéir aux ordres du seigneur dont nous sommes les vassaux. Notre liberté, vois-tu, ressemble à celle du soldat qui doit garder les rangs, porter ses armes d'une certaine façon, et obéir à tous ses officiers.

—Ah! vous avez raison, maître, la vraie liberté ne peut être que là où il y a une seule loi pour tous, et une loi qui ne défende que ce qui nuit au plus grand nombre.

—Aussi, sommes-nous obligés de ruser, reprit Laurent. Ne pouvant aller droit en avant, nous serpentons entre les règlements et les priviléges, eh! eh! eh! Nous cachons notre argent, en nous faisant petits quand les maîtres n'en ont pas besoin, pour le montrer et devenir exigeants le jour où ils en manquent, eh! eh! eh! Travaille, Jehan, travaille sans regarder à la fatigue, et tu nous aideras un jour à faire à la noblesse cette guerre en dessous. Dans dix ans, si tu le veux, tu peux être des nôtres.

Jehan ne répondit rien, mais baissa la tête tristement. Ce qu'il avait désiré, ce n'était point cette indépendance restreinte, sournoise et disputée de maître Laurent; c'était le plein et libre exercice de ses facultés! Le prétendu affranchissement du drapier lui répugnait autant que sa morale, et il comprit tout de suite qu'il n'était point né pour être marchand.

Cependant, l'aspect qu'offrait la grande foire, qui venait de s'ouvrir à Tours, excita d'abord en lui une sorte d'admiration. Les relations étaient encore, à cette époque, trop difficiles et trop irrégulières pour que le commerce eût acquis de la stabilité. Chaque ville n'avait point cette variété de marchands que nous y voyons maintenant; le colportage, utile seulement aujourd'hui pour les hameaux, était alors général. Les grands centres de population n'étaient fournis des objets les plus nécessaires qu'à certaines époques où les marchands s'y donnaient rendez-vous.

Ces foires, transformant les villes où elles avaient lieu en véritables entrepôts de commerce, étaient favorisées par les municipalités, qui faisaient les plus grands sacrifices pour attirer les trafiquants; quelques-unes allaient jusqu'à entretenir sur les chemins des troupes armées, chargées de donner aux marchands aide et protection contre les routiers ou coureurs de poule[7], alors fort communs. La foire de Tours, sans être une des plus importantes de France, attirait pourtant un nombre considérable de commerçants étrangers. Leurs boutiques, ornées de drapeaux, étaient pleines de bateleurs, dont les tours attiraient les curieux. On y voyait les tapissiers d'Arras, les drapiers de Sédan, les confituriers de Verdun, confisant au miel pour les bourgeois, au sucre pour les gentilshommes; les gantiers d'Orléans, vendant les célèbres gants de moufle, de chamois, brodés, fourrés de martre, pour porter le faucon, au prix de neuf livres, c'est-à-dire autant que douze setiers de blé! On y rencontrait également des Italiens vendant les belles armes de Milan, et des Allemands les mauvaises armures de leur pays. Puis venaient les apothicaires, cédant au poids de l'or le suc des cannes à miel[8] et l'eau-de-vie; les cordonniers avec leurs mille chaussures de cuir de Montpellier; les libraires avec leurs manuscrits enrichis de miniatures, recouverts de velours, de vermeil, de pierreries, et dont un seul pouvait coûter mille livres! les méridionaux étalant leurs riches soieries brochées d'argent, d'or, de perles; les orfévres avec leurs dressoirs étincelants de coupes, de hanaps, de plats ciselés; enfin, aux rangs inférieurs se montraient les potiers d'étain, les oiseleurs, les marchands de chiens, les marchands d'épices, et au-dessous encore, tout à fait à l'écart, les juifs, reconnaissables à leurs bonnets jaunes, n'étalant rien, mais vendant de tout, trafiquant sur tout, et gagnant plus que tous les autres.

[7] On donnait ce nom aux soldats maraudeurs. Les coureurs de poule étaient les mêmes traînards qui, sous l'empire, furent appelés fricoteurs.

[8] Sucre.

Jehan examina ces chefs-d'œuvre et ces richesses avec curiosité; mais une fois le premier émerveillement passé, il en revint à son dégoût pour les ruses qu'il voyait pratiquer aux marchands, et pour l'humilité à laquelle ils demeuraient condamnés.

Cependant, le Père Ambroise, en le quittant, lui avait recommandé de venir le voir à son couvent. Jehan se le rappela, et, profitant de son premier dimanche de liberté, il alla sonner à la porte des Franciscains.

§ 5.

Le Père Ambroise reçut le jeune serf avec cette bonté aisée et caressante que donne l'habitude de consoler les affligés. Il le conduisit d'abord au réfectoire, où il lui fit prendre place au milieu des novices qui allaient se mettre à table; puis, le repas achevé, il lui montra tout le couvent.

Jehan visita tour à tour les jardins cultivés par les moines eux-mêmes, et dont les fruits étaient cités comme les meilleurs du pays; les cloîtres où les frères se promenaient, les mains dans leurs larges manches et la tête baissée, rêvant à Dieu et au salut des hommes; la chapelle où leurs âmes se confondaient dans l'élan d'une prière commune; leurs cellules ornées d'un simple crucifix, symbole de dévouement et de délivrance!

Le Père gardien le conduisit ensuite à la bibliothèque, et là Jehan tomba dans une véritable extase. Les manuscrits, rangés avec ordre et proprement reliés, étaient au nombre de plusieurs centaines. Ambroise apprit au jeune serf que c'était la propriété du couvent. Ils allaient passer aux salles d'étude lorsque l'on vint avertir le Père gardien que quelqu'un le demandait: c'était un homme qui avait la figure couverte d'un morceau d'étoffe, et qui venait le consulter pour un cas de conscience.

Jehan descendit seul dans le préau, où il trouva les novices. L'un d'eux le reconnut et l'appela par son nom: c'était le fils d'un des voisins de son père. Le jeune serf lui raconta son histoire et comment il se trouvait à Tours.

—Ah! Jehan, que ne te fais-tu recevoir dans notre couvent? reprit le novice, lorsqu'il eut achevé. Ici nous sommes hors du siècle et à l'abri de ses iniquités; ici il n'y a ni nobles ni vilains; nous jouissons de la liberté et de l'égalité devant Dieu. Notre Père gardien lui-même ne doit son autorité qu'au choix des autres moines, qui ont librement reconnu la supériorité de ses vertus et de son expérience. C'est le royaume du ciel transporté sur la terre. Notre vie s'écoule en travaux utiles, en bonnes œuvres et en prières; les seigneurs qui tiennent tout esclave dans le monde sont sur nous sans pouvoir; s'ils touchent à nos droits, nous pouvons les retrancher, par l'excommunication, de la société des chrétiens; s'ils nous attaquent, les fortifications de notre couvent nous rendent la défense facile.

—Il est vrai, dit Jehan, mais cette liberté, vous la payez du plus grand bonheur que l'homme puisse connaître sur la terre; vous ne voyez ni vos sœurs, ni vos mères; vous ne pouvez choisir une femme, ni bercer dans vos bras un enfant. Ah! je ne puis accepter un affranchissement qui me séparerait à jamais de Catherine.

—Retourne au monde alors, Jehan, dit le novice; tu apprendras bientôt que plus on y forme de liens, plus on donne de prise à la douleur. Ceux qui sont nés serfs comme nous n'ont pas à choisir leur moyen d'affranchissement; s'ils veulent donner la liberté à leur intelligence et à leur âme, il faut qu'ils acceptent le sacrifice de leurs instincts terrestres. Le monastère est un premier dépouillement de l'enveloppe charnelle, une sorte d'initiation à la vie de l'éternité.

Jehan revint chez maître Laurent tout incertain et tout pensif. Malgré les paroles du jeune novice, la vie du cloître ne satisfaisait point complétement ses désirs; il était à cet âge où l'on ne compte point avec la réalité, où tous les rêves semblent possibles, et l'expérience ne lui avait point encore appris que chaque être doit subir la loi de la société dont il fait partie.

Mais s'il ne pouvait s'accoutumer à la vie du couvent, celle qu'il menait lui déplaisait encore davantage; aussi le drapier ne tarda-t-il point à s'apercevoir que son apprenti montrait peu de dispositions. Jehan ne pouvait d'ailleurs consentir à employer les ruses traditionnelles. Il vendait comme s'il eût été au confessionnal, disant:—Ceci est bon, ceci médiocre, ceci mauvais. Maître Laurent entrait parfois dans des accès de colère qui s'exprimaient par des injures de tout genre. Enfin, un jour que Jehan avait échangé des monnaies anciennes contre des nouvelles[9], le drapier s'emporta jusqu'à le frapper. Le parti du jeune homme fut pris aussitôt; il quitta la boutique, courut à la Loire, et apercevant une grande barque qui passait, il se jeta à la nage pour la rejoindre.

[9] La valeur intrinsèque de celles-ci était beaucoup moindre que celle des monnaies anciennes, quoiqu'elles eussent la même valeur nominale.

Les mariniers le reçurent bien et consentirent à le conduire jusqu'à Blois, où ils se rendaient.

Leur barque transportait dans cette ville des canons et coulevrines composés de plusieurs morceaux joints et cerclés comme des douvelles de tonneaux, selon l'usage du temps. C'était la première fois que Jehan voyait ces armes nouvellement en usage, et il en fut singulièrement surpris. Le patron de la barque lui apprit que le roi avait douze canons beaucoup plus forts, qu'il avait appelés les douze pairs. Leur longueur était de vingt-quatre pieds, et il ne fallait pas moins de trente bœufs pour traîner chacun d'eux. Il ajouta que l'on en fabriquait aussi de tout petits dont on se servait en les appuyant sur l'épaule d'un soldat, tandis qu'un autre placé derrière ajustait et mettait le feu.

En arrivant à Blois, Jehan prit congé du marinier et se dirigea vers Paris; mais le peu d'argent qu'il avait fut bientôt épuisé, et il dut s'adresser à la charité publique.

Comme il traversait les faubourgs d'Orléans, il aperçut un enterrement qui sortait d'une maison de riche apparence. Le cercueil était porté par les pauvres de la ville, et surmonté d'une effigie en cire. À quelques pas marchait un bateleur portant les habits du mort dont il imitait si merveilleusement le port, les gestes et la démarche, que la famille et les amis qui suivaient ne pouvaient s'empêcher de fondre en larmes. Jehan ayant appris que le défunt avait ordonné de compter six sous bourgeois à chaque pauvre qui se présenterait le jour de son enterrement, alla recevoir sur-le-champ sa part du legs.

Cependant il continuait toujours à s'avancer vers Paris; il arriva un soir au sommet d'une colline d'où la vue n'apercevait au loin que des bruyères et des forêts sans aucun village. Il s'inquiétait déjà de passer ainsi la nuit à la belle étoile, lorsqu'il aperçut derrière un bouquet de pommiers sauvages une légère colonne de fumée. Il se dirigea de ce côté et arriva à une logette surmontée d'un clocheton.

La porte était ouverte et il n'y avait personne au logis; mais la nuit commençait à venir, le brouillard était froid; Jehan se décida à attendre le maître.

Celui-ci entra peu après en chantant. Il portait au cou un barillet dont il avait souvent tourné le robinet, à en juger par sa gaieté. À la vue de Jehan il poussa un bruyant éclat de rire.

—Vive Dieu! quel est l'étranger qui vient chercher abri dans mon palais? s'écria-t-il.

Jehan lui raconta comment il était entré.

—Tu n'as donc pas reconnu la logette? reprit l'homme au barillet.

—Nullement, répliqua Jehan.

—Et tu ne sais point où tu es?

—Où suis-je donc?

Pour toute réponse le nouveau venu écarta la peau de chèvre dans laquelle il était enveloppé, et laissa voir une tartarelle à la ceinture de laquelle pendait une cliquette et une tasse.

—Un lépreux! s'écria le jeune homme en se levant d'un bond.

—Ce n'est point ma faute si tu es entré, reprit le ladre en riant.

—Je m'en vais, dit Jehan, qui gagna la porte. Veuillez me dire seulement si je suis loin de quelque village.

—À trois lieues, et il faut traverser la forêt, où tu seras immanquablement égorgé.

—N'importe, dit le jeune serf... je ne puis rester.

—Pourquoi ça? As-tu peur des écailles qui me couvrent le visage, et de l'ulcère qui me ronge les bras? demanda le lépreux. On peut alors renoncer pour ce soir à ces agréments.

Et prenant un linge, il fit disparaître les traces hideuses dont il était couvert.

Jehan ne put retenir une exclamation.

—Comme tu le vois, ma ladrerie est facile à guérir, reprit le faux malade en riant. Demain je la reprendrai pour faire ma tournée d'aumônes.

Et comme Jehan demeurait toujours sur le seuil:

—Allons! ne vois-tu pas que tu n'as rien à craindre? reprit-il; ferme cette porte et prends un escabel; je veux te faire voir comment vivent les ladres qui connaissent leur métier.

À ces mots, il avança une table devant le foyer, y plaça un reste de langue fourrée, du porc frais, des fruits, et son barillet encore à moitié plein; puis, forçant Jehan à s'asseoir en face de lui, il commença à souper avec un appétit d'écolier.

—Ainsi vous avez consenti à feindre une maladie qui vous sépare à jamais des vivants? dit Jehan, qui regardait le feux lépreux avec un étonnement mêlé d'horreur.

—Par la raison que cette maladie me donnait de quoi vivre, tandis que ma bonne santé me laissait mourir de faim, répondit celui-ci. Tel que tu me vois, j'ai été tour à tour valet de meute, batelier, laboureur, courrier, mais toujours serf, et comme tel, misérable. J'eus l'idée un instant de me faire ermite; mais on me dit qu'il fallait pour cela être affranchi. Je me décidai alors à devenir ladre, puisque c'était le seul moyen de vivre à l'aise et selon sa fantaisie. Un mendiant de Paris m'avait appris à imiter les ulcères avec de la pâte de seigle et du mil; je n'eus pas de peine à me faire passer pour lépreux: on me bâtit aussitôt une logette sur cette colline; on me donna une vache, un verger, une vigne; le curé me revêtit d'un suaire, prononça sur moi l'office des morts, me jeta une pellée de terre sur la tête; puis on me laissa en promettant de me fournir chaque semaine tout ce dont je pourrais avoir besoin, et on n'y a jamais manqué.

—Mais vous ne pouvez approcher les autres hommes?

—Sans doute: il m'est défendu d'aller dans les réunions, de parler à ceux qui sont sous le vent, de boire aux fontaines, de passer par les ruelles, de toucher les enfants; je vis isolé, j'inspire le dégoût et l'horreur; mais crois-tu que ce soit acheter trop cher l'aisance et la liberté?

—Le ciel me préserve de les conquérir à ce prix, pensa Jehan; mais pourquoi faut-il vivre dans un monde où l'on doive les payer aussi cher!

Le repas achevé, le ladre étendit à terre une peau de chèvre sur laquelle le fils de Thomas passa la nuit.

Le lendemain, il prit congé de son hôte et continua sa route vers Paris.

À mesure qu'il approchait de la grande ville, les voyageurs devenaient plus nombreux. Il rencontrait tantôt une troupe de gens d'armes couverts de soie, de plumes et de broderies; tantôt de francs-archers habillés de cuir, coiffés de salades (ou casques sans cimier), et portant l'arc à la main et l'épée attachée derrière leur haut-de-chausse; tantôt des bourgeois qui se rendaient pour leur commerce dans les villes voisines. Enfin Paris lui apparut avec son grand dôme de vapeurs, ses clochers, ses toits pointus et ses mille rumeurs.

Il fallut plusieurs jours à Jehan pour parcourir les différents quartiers et voir les palais et les églises.

À Notre-Dame, il lut la chronique des événements historiques attachée au cierge pascal. Il y admira sur une tour de bois une bougie qui aurait pu faire le tour de Paris, et le banc sur lequel étaient déposées les chemises pour les pauvres. Il se fit ensuite montrer l'hôtel des Tournelles, l'hôtel Saint-Paul et la Bastille, placés tous trois l'un près de l'autre; puis le palais où se trouvait la fameuse table de marbre sur laquelle les clercs de la Basoche représentaient les mystères.

Mais ce qui l'émerveillait le plus, c'était de voir les rues pavées, et bordées des deux côtés de boutiques appartenant au même métier; c'était de parcourir ces halles immenses où abondaient les marchandises de tous les pays, ces parcs de bestiaux distribués dans Paris, et qui en faisaient, par instant, une campagne au milieu des palais; ces boucheries tellement distinctes et séparées, que chacune ne pouvait vendre qu'une espèce de viande; de sorte que l'on achetait le porc à Sainte-Geneviève, le mouton à Saint Marceau, le veau à Saint-Germain, et le bœuf au Châtelet. Puis, quel bruit de chevaux, de voitures, de voix, d'instruments! Le matin les trompettes sonnaient du haut des tours du Châtelet pour annoncer le jour; à midi, c'étaient les crieurs de vin qui parcouraient les rues un linge sur le bras, le broc dans une main et la tasse dans l'autre; le soir venait le tour des chandeliers, des oublieurs, des pâtissiers.

Et que de distractions à toute heure pour le curieux! Ici l'on pouvait voir les bourgeois de Paris s'exerçant par milliers au tir de l'arc ou de l'arbalète; là les écoliers jouant aux jeux de la balle, de la crosse ou de la boule. Quelquefois les enfants de chœur parcouraient la ville à la lueur des torches et déguisés en évêques; plus souvent les pèlerins, le chapeau suspendu au cou, les épaules couvertes de coquilles, et le bâton rouge à la main, parcouraient la rue Saint-Denis en chantant des cantiques et racontant leurs aventures de la Terre-Sainte.

Mais ce qui charmait Jehan plus que tout le reste, c'étaient les porches des églises sous lesquels étaient déposés, avant le sermon, les livres auxquels les textes devaient être empruntés, et les boutiques des libraires où étaient exposés des manuscrits que le passant pouvait lire à travers les vitres.

Le goût de l'étude, déjà éveillé dans Jehan par les leçons qu'il avait reçues de l'aumônier de Rillé, s'accrut encore à la vue de toutes les ressources qu'offrait Paris. Il sentait d'ailleurs instinctivement que cette instruction était un moyen d'ennoblir la pensée, et, par suite, un commencement d'affranchissement. Il résolut donc de profiter de son séjour à Paris pour suivre les cours des maîtres les plus célèbres, et s'initier à des connaissances dont il n'avait étudié que les éléments.

Il écrivit en conséquence à son père pour le tranquilliser sur son sort, et lui fit connaître sa résolution. Un pèlerin qui devait passer par Rillé fut chargé de sa lettre; car, à cette époque, les pèlerins étaient les messagers les plus sûrs et les plus ordinaires. Sans autre fortune que leur bourdon, leur chapelet et un morceau de la vraie croix, ils n'avaient à craindre ni les routiers, ni les grandes bandes, si redoutables pour tout autre voyageur.

§ 6.

Voici la lettre que Jehan écrivait au vieux Thomas.

«Cher et honoré père,

«Vous êtes sans doute bien en peine de moi aujourd'hui, surtout si vous avez appris ma fuite de chez maître Laurent. On n'aura pas manqué d'en parler comme d'une nouvelle preuve de mon indocilité; mais je n'ai fui, mon père, que pour éviter un plus grand malheur. Le drapier oubliait que j'étais un homme racheté comme lui avec le sang du Christ, et il voulait me traiter comme l'intendant de Rillé. Je l'ai quitté afin de ne pas lever la main contre celui dont j'avais mangé le pain.

«Ne m'accusez donc pas. Catherine, qui vous lira cette lettre, comprend bien, elle, pourquoi il m'est impossible de supporter les coups: les coups sont pour les animaux auxquels on ne peut se faire entendre autrement; mais ils ravalent un homme au niveau de la brute. Pour tout être qui pense il ne doit y avoir d'autre fouet que la parole, d'autre aiguillon que le devoir.

«Je suis aujourd'hui à Paris! Ce seul mot de Paris vous dit beaucoup, mon père, et cependant il ne peut vous dire la centième partie de ce qu'il contient.

«Paris est une ville où les maisons sont entassées comme les pierres dans la carrière, où les palais, les cathédrales, les châteaux-forts sont semés aussi nombreux que les bluets dans vos blés. Là il y a comme deux cités séparées par la Seine: d'un côté tout est vêtu de noir, tout parle, gesticule, étudie; c'est le quartier des écoles! de l'autre sont les habits éclatants, les chaperons de mille couleurs, les litières et les cavalcades; c'est le quartier de la noblesse et de la bourgeoisie!

«Quoique la ville soit pavée, les pauvres seuls la parcourent à pied. Les marchands font leurs affaires à cheval, les médecins visitent leurs malades à cheval, les moines mêmes prêchent à cheval. Il n'y a que les conseillers qui se rendent au Palais sur des mules.

«Le nombre des charrettes est immense; mais elles font peu de bruit, celles qui transportent des vivres ayant seules le droit d'avoir des roues ferrées.

«Du reste, vous pourrez encore peut-être, à force d'imagination, vous figurer ce qu'est Paris le jour; mais c'est la nuit qu'il faut le voir avec ses mille lanternes allumées devant les niches des saints, ses troupes de soldats parcourant les rues, et le grand murmure de la Seine sous ses immenses ponts! Puis à minuit toutes les cloches sonnent à la fois, les cierges se rallument dans les églises, les prêtres y accourent, l'orgue retentit, et l'on croirait entendre les anges chanter dans le ciel. Tout se tait ensuite jusqu'à matines où le branle reprend, et où l'on voit accourir bedeaux, chantres, enfants de chœur: les messes commencent; les prêtres vont dans les cimetières, à la lueur des torches, prier de tombe en tombe pour le repos de ceux qui sont morts; enfin le jour se lève, et alors le bruit de la ville qui se réveille couvre tous les autres bruits.

«Hier j'ai vu dîner le roi; le repas se composait de volailles, d'œufs, de porc, et de beaucoup de pâtisseries dont j'ignore le nom. Mais ce qui faisait envie à voir, c'était le dessert. Un bourgeois qui se trouvait près de moi m'en a nommé tous les plats. Il y avait des confitures servies, du sucre blanc, du sucre rouge, du sucre orangeat, de l'anis, de l'écorce de citron, et du manu-christi. Chaque fois que le roi prenait son gobelet, un huissier criait:

«—Le roi boit.

«Et tous les assistants répétaient: Vive le roi!

«Le même bourgeois qui m'avait nommé les sucreries composant le dessert, m'apprit que le service de la bouche occupait au moins deux cents personnes. Il y a les maîtres-queux, les potagers, les hâteurs, les valets tranchants, les valets de nappe; puis les sert-l'eau, les tournebroches, les cendriers, les souffleurs, les galopins! On fait à la cour cinq repas comme dans certains châteaux: le déjeuner d'abord, le repas de dix heures ou décimer, le second décimer, le souper, et enfin le repas de nuit ou collation.

«Mais je m'oublie dans ces détails; à quoi bon vous parler de toutes ces choses? Ah! que n'êtes-vous plutôt ici pour les voir avec moi! Que ne puis-je conduire Catherine au Palais-Royal, où se vend tout ce qui pare une femme; à la foire Saint-Laurent, au Landit surtout, où la plaine Saint-Denis est couverte, d'un côté, de livres, de parchemins et d'écoliers; de l'autre, d'étoffes, d'orfévrerie, et de tout le beau monde qui habite aux environs de l'hôtel Saint-Paul.

«Pauvre Catherine! hélas! je ne la reverrai de longtemps sans doute; car je suis résolu à poursuivre ici mes études, et à prendre, si je le puis, mes degrés.

«Quoi qu'il arrive, je ne lui dis point de penser à moi; le cœur de Catherine n'oublie rien. Les affections qui y mûrissent n'en peuvent plus sortir. Qu'elle continue donc à m'aimer comme je l'aime; car c'est pour elle, c'est pour vous, mon père, que je travaille et que je vis!

«Adieu: pensez à moi dans vos prières, et gardez-vous bien de dire où je suis; messire Raoul serait capable de me faire saisir ici et ramener à son domaine, dont je fais partie comme les arbres mêmes qui y croissent.

«Puisse Dieu vous prendre dans sa miséricorde, et moi avec vous!

«Jehan.»

Cette lettre une fois écrite et partie, Jehan se trouva plus tranquille, et il se hâta de se présenter aux lieux où se donnaient des leçons, portant comme tous les écoliers, d'une main ses livres, et de l'autre la botte de paille sur laquelle il devait s'asseoir. Mais lorsqu'il voulut entrer, on lui demanda la cédule par laquelle son seigneur l'autorisait à suivre les cours de l'université de Paris. Jehan demeura confus et muet.

—Nul serf ne peut entrer aux écoles sans permission de son seigneur, lui dit le contrôleur chargé d'inscrire les étudiants.

—Ainsi ce n'est pas assez d'être les maîtres de notre corps, murmura Jehan, il faut qu'ils le soient de notre intelligence.

Et il se retira le cœur gonflé d'amertume.

Un plus long séjour à Paris lui devenait inutile; il délibérait déjà en lui-même s'il ne retournerait point à son village, quoi qu'il pût lui arriver, lorsqu'un soir les portes de la ville furent fermées avec grande alarme; toutes les lumières qui brûlaient dans les rues, près des niches des saints, furent éteintes, et l'on donna ordre aux habitants de tenir devant chaque porte un seau d'eau et une chandelle allumée. Les Anglais avaient descendu la Seine et venaient attaquer Paris.

On aperçut au matin les feux de leurs avant-postes; bientôt le gros de l'armée parut et campa sur les deux rives.

Cependant, tout ce qu'il y avait dans la ville d'hommes de guerre s'était armé; les bourgeois eux-mêmes accouraient avec de grands cris. On transporta sur les remparts des pierres pour jeter sur les assaillants, et des sacs de terre pour se mettre à l'abri de leurs traits.

Peu à peu la première terreur fit place à la confiance, puis au dédain. On cria qu'il fallait prévenir l'ennemi en l'attaquant dans son camp. On réunit les hommes d'armes; les plus déterminés bourgeois se joignirent à eux, et une porte fut ouverte pour que la troupe pût marcher aux Anglais.

Jehan, qui avait trouvé une hallebarde perdue dans la confusion, suivit cette troupe.

Ils arriveront bientôt devant les ennemis, qui les avaient aperçus et s'étaient préparés à les bien recevoir. Les archers anglais s'avancèrent d'abord contre le corps des bourgeois, qui marchait un peu en avant; mais, contre toute attente, ceux-ci tinrent bon, et, bien qu'il en tombât un grand nombre, ils continuèrent à s'approcher du camp.

Les gens d'armes, voyant cela, ne voulurent point se montrer moins hardis, et chargèrent à bride avalée sur l'ennemi; mais, soit qu'ils eussent mal calculé l'espace, soit qu'ils tinssent peu de compte des communes, comme à Poitiers, ils heurtèrent une partie de la troupe des bourgeois, qu'ils culbutèrent sur les archers. Il en résulta un désordre dont ceux-ci profitèrent, et qui fut encore augmenté par l'arrivée de la cavalerie anglaise.

Cependant, les gens d'armes, qui avaient évidemment compromis le succès par maladresse ou mauvais vouloir, s'efforçaient de racheter leur faute par la bravoure. Entraîné dans la mêlée, Jehan avait été renversé plusieurs fois et s'était toujours relevé plus acharné au combat. Il venait d'échapper à la flèche d'un archer, lorsqu'il se trouva en face d'un chevalier anglais qui leva son épée pour le frapper; mais le jeune serf ne lui en laissa pas le temps, et lui enfonça sa hallebarde au défaut de la cuirasse: le chevalier tomba; Jehan releva son épée, saisit la bride du cheval, sauta en selle et se précipita de nouveau au combat.

Jusqu'alors, le résultat était demeuré incertain; mais l'arrivée d'une nouvelle troupe sortie de la ville, décida la fuite des Anglais.

Jehan les poursuivit quelque temps avec les gens d'armes qui n'avaient point perdu leurs chevaux. Mais enfin la nuit arriva, et se trouvant presque seul il tourna bride vers Paris.

Il suivait les prairies au petit pas, lorsque des gémissements étouffés le frappèrent! Mettant aussitôt pied à terre, et se dirigeant vers l'endroit d'où les plaintes semblaient venir, il trouva un chevalier étendu sur le sol sans mouvement. Jehan le souleva avec effort, déboucla son armure et réussit à lui rendre le sentiment.

Le chevalier lui apprit alors qu'ayant voulu poursuivre les ennemis, quoique blessé, la force l'avait abandonné en chemin, et qu'il était tombé évanoui. Prenant Jehan pour un homme d'armes, il le pria de lui céder son cheval, lui indiquant la maison qu'il habitait à Paris, et proposant de lui laisser en gage son éperon d'or. Jehan refusa le gage, mais donna le cheval en disant qu'il irait le réclamer, et le gentilhomme partit.

L'essai que venait de faire le jeune serf lui avait appris qu'il ne manquait point de courage, et le succès lui avait laissé une exaltation orgueilleuse qui lui parut aussi agréable que nouvelle. Il aimait l'espèce d'égalité que le combat établit entre tous les combattants, la terrible liberté laissée à chacun, ces émotions successives de terreur, de joie ou de fierté. Dans une société, d'ailleurs, où la force avait toujours le droit de son côté, l'homme de guerre ne devait-il pas être le plus indépendant et le plus heureux? Ces idées fermentèrent dans son esprit toute la nuit.

Le lendemain, lorsqu'il se présenta à la demeure du chevalier, celui-ci lui demanda ce qu'il désirait en récompense du service qu'il lui avait rendu.

—Prendre rang parmi les hommes d'armes du roi, répondit Jehan.

—Es-tu serf ou homme libre? demanda le gentilhomme.

—Serf, messire.

—Alors la chose est impossible; le serf doit son sang à son seigneur, et ne peut en disposer sans que celui-ci y consente.

—Toujours, pensa Jehan en quittant le chevalier, toujours le même obstacle! Impossible d'échapper à ce vice de naissance qui me marque au front comme Caïn! Ah! c'est trop attendre; brisons cette chaîne à tout prix.

Et le soir même il quittait Paris, monté sur son cheval de guerre.

Il traversa d'abord la forêt de Bondi, pleine de charbonniers et de boisseliers: comme il allait en sortir, il rencontra une troupe de gens conduits par un curé, qui voyageaient sur deux chariots traînés par des ânes; c'étaient des confrères de la Passion qui parcouraient la France en jouant des mystères. Jehan lia conversation avec le curé, auquel il raconta une partie de ses misères.

Celui-ci, qui considérait la monture du jeune homme d'un œil d'envie, lui proposa tout à coup d'entrer dans sa troupe. Le rôle du Péché mortel, dans la pastorale intitulée: la Bonne et la mauvaise fin, se trouvait précisément à prendre. Il l'assura que les frères de la Passion, outre qu'ils faisaient une œuvre agréable à Dieu en représentant leurs mystères, vivaient dans une liberté et dans un bien-être dont aucune autre profession ne pouvait donner idée. Jehan fut persuadé; il prit place dans un des chariots auquel il laissa atteler son cheval, et continua son chemin avec la troupe de maître Chouard.

Malheureusement, les promesses de ce dernier étaient comme ses pièces: Sonitus et vacuum, sed præterea nihil. Jehan ne tarda point à s'apercevoir du mépris mérité dont ils étaient partout l'objet. À cette époque de rénovation, le besoin de changement et d'aventures avait poussé hors du logis tous ceux auxquels le classement rigoureux de la féodalité était devenu insupportable: c'était ainsi que s'étaient formées les compagnies de partisans qui couvraient la France, les bandes de pèlerins que l'on rencontrait sur toutes les routes, et enfin les troupes de comédiens qui, sous différents noms, commençaient à exploiter les moindres villes du royaume. Celle que dirigeait le curé Chouard n'était qu'un ramas de clercs endettés, d'écoliers compromis, de banqueroutiers en fuite, qui eussent également fait partie d'une bande de routiers. Lui-même n'en avait pris la direction que pour se livrer plus facilement à tous les écarts qu'entraînait la vie de bohémiens qu'ils menaient. Au bout d'un mois, les mauvaises recettes, les frais de route et les orgies avaient épuisé toutes les ressources de la troupe; leurs chariots et les attelages furent saisis par un aubergiste de Troyes, pour payer ce qui lui était dû. Notre héros voulut en vain réclamer son cheval, sous prétexte qu'il n'appartenait point à la troupe; l'aubergiste ne voulut rien entendre.

Il s'en prit alors au curé Chouard, le menaçant de le conduire devant les juges; mais Chouard lui fit comprendre que s'il en venait à cette extrémité, il serait forcé de dire son nom, son état, son pays, et que l'on ne manquerait point de le faire conduire à Rillé, comme serf ayant fui le domaine du seigneur. Jehan sentit qu'il avait raison, et se tut.

Heureusement que le même jour un voyageur qui habitait l'auberge et avait vu son embarras vint le trouver.

—Je suis libraire, lui dit-il, et j'entretiens plus de cinquante copistes pour mes livres; car, malgré le nouvel art venu d'Allemagne, les gens de naissance ou de la cour préféreront toujours une copie à un imprimé: ceux-ci, d'ailleurs, ont encore besoin d'écrivains pour les majuscules et les têtes de chapitre. Je sais que vous maniez la plume avec dextérité, car j'ai vu les affiches de vos spectacles. Suivez-moi, et vous gagnerez ce que gagnent vos compagnons, c'est-à-dire de quoi vivre en chrétien; réfléchissez, et demain vous me ferez connaître votre décision.

Le lendemain, Jehan suivait son nouveau maître sur la route de Besançon.

§ 7.

Plus d'un an après les faits racontés dans le chapitre précédent, messire Raoul était debout dans la grande salle du château, écoutant avec impatience la lecture que lui faisait maître Moreau d'un acte sur parchemin.

—Enfin, dit-il en l'interrompant tout à coup, la vente est conclue, n'est-ce pas?

—Conclue, monseigneur.

—Et je cède au duc de Vaujour une des meilleures parts de mon domaine avec tous les serfs qui en font partie?

—Ses hommes d'affaires doivent venir en prendre possession aujourd'hui même; beaucoup de familles sont déjà réunies dans la cour.

—Je ne veux pas les voir, dit Raoul; leurs lamentations me font mal! Pauvres gens; je les livre à une bête féroce, car le duc n'est pas un homme; mais cette expédition en Terre-Sainte a ruiné notre famille; j'ai vendu tout ce que je pouvais vendre avant de toucher à mon domaine; enfin, il a fallu s'y décider. Au diable! et n'y pensons plus! Tu t'occuperas de tout livrer, maître Moreau; et surtout veille à ce que le nouveau propriétaire n'empiète pas sur ce qui me reste, car un domaine écorné ressemble à une étoffe trouée; la déchirure va toujours s'élargissant.

Dans ce moment un domestique ouvrit la porte.

—Qu'y a-t-il? demanda le comte en se détournant.

—Un marchand voudrait être reçu par monseigneur.

—Un marchand! que Satan l'étrangle; il vient sans doute réclamer le montant de quelque créance.

—Monseigneur m'excusera, celui-ci est un colporteur.

—Et que vend-il?

—Des manuscrits.

—Qu'il passe son chemin; je n'ai que faire en ce moment de sa marchandise.

—Il prétend vouloir parler d'une affaire étrangère à son commerce et qui peut être profitable à monseigneur.

—Allons, vous verrez que c'est quelque juif qui veut me prêter à soixante pour cent; fais entrer.

Le domestique sortit et reparut bientôt avec un jeune homme au teint brun, à la chaussure poudreuse et portant sur ses épaules la balle de colporteur.

À la vue du comte il se découvrit et demeura debout à quelques pas, attendant que messire Raoul lui adressât la parole.

—Tu as affaire à moi? lui demanda brusquement celui-ci.

—Oui, monseigneur, répondit le marchand.

Le son de cette voix parut frapper maître Moreau; il releva la tête.

—Dieu me sauve! dit-il, ce n'est pas un étranger.

Et s'approchant du colporteur, il demeura tout à coup immobile et stupéfait.

—Qu'est-ce donc encore? demanda messire Raoul.

—Aussi vrai que je suis chrétien, je ne me trompe pas reprit l'intendant... ce colporteur.

—Eh bien?...

—C'est un de vos hommes, monseigneur.

—À moi?

—C'est ce Jehan qui avait pris la fuite, il y a huit ans.

—Il se pourrait!...

—C'est la vérité, monseigneur, dit le marchand.

—Et tu oses te présenter ici, vaurien! s'écria maître Moreau; sais-tu bien que monseigneur peut te faire fouetter devant la grande porte?

Jehan jeta à l'intendant un regard de mépris.

—Monseigneur a toute puissance sur les serfs de son domaine, reprit-il froidement; mais non sur ceux qui ont acquis droit de bourgeoisie dans une ville franche.

—Que parles-tu de droit de bourgeoisie, interrompit Raoul; as-tu obtenu de moi ton affranchissement?

—Non, monseigneur; mais je le tiens de la coutume.

—Que veux-tu dire?

—Voici une cédule prouvant que j'ai habité un an et un jour à Besançon.

—A Besançon, répéta maître Moreau en saisissant le parchemin que tendait Jehan.

—Et que m'importe! répliqua Raoul.

—Monseigneur n'ignore point, sans doute, que le séjour dans certaines villes affranchit.

—Est-ce vrai?

—Trop vrai, murmura maître Moreau.

—Ainsi, ce drôle est libre sans mon consentement?

—Libre de servage, fit observer l'intendant; mais il n'en demeure pas moins le vassal de monseigneur, tenu à l'hommage et obligé de le servir envers et contre tous, sauf contre le roi.

—Et c'est à quoi je suis prêt, répondit Jehan.

—Au diable le manant! s'écria Raoul en frappant du pied. Qui a permis que le séjour d'une ville pût ainsi prescrire contre nos droits? Vive Dieu! ces communautés de bourgeois finiront par devenir des lieux d'asile pour tous nos hommes.

Puis se tournant vers Jehan.

—Et tu viens ici sans doute pour me braver, drôle? ajouta-t-il.

—Loin de moi cette pensée, monseigneur, dit le jeune homme.

—Que cherches-tu alors?

—Monseigneur a sur ses domaines un vieillard et une jeune fille, tous deux en servage; le vieillard est mon père et la jeune fille doit être ma femme.

—Après.

—Je voudrais acheter leur affranchissement.

—Et moi je ne veux point te le vendre, s'écria messire Raoul; nous verrons si ceux-là aussi l'obtiendront contre ma volonté.

—Ah! monseigneur ne voudrait pas se venger aussi durement, s'écria Jehan; il ne me refusera point.

—Je refuse.

—Mais songez, monseigneur...

—Je songe que ton père et ta fiancée sont en mon pouvoir et qu'ils y resteront. Par le ciel! je ferai peut-être une fois ma volonté.

—Monseigneur a, d'ailleurs, disposé du vieux Thomas et de Catherine, objecta maître Moreau avec un sourire méchant.

—Comment cela?

—Tous deux font partie des familles qui doivent être livrées au seigneur de Vaujour.

—Se peut-il! s'écria Jehan.

—Oui, dit Raoul; je lui ai vendu trois villages avec tous leurs serfs, et tu ne pourras retirer de ses mains ni le vieillard ni la jeune fille, car il a juré de ne jamais consentir à un affranchissement.

Jehan tressaillit et devint pâle; il savait que le seigneur de Vaujour était un de ces fous sanguinaires que les souffrances des autres réjouissent. On racontait d'incroyables histoires de sa cruauté: la plus grande partie de ses serfs étaient morts de misère ou avaient pris la fuite, ses terres avaient cessé d'être cultivées, et les villages de son domaine tombaient en ruine. La seule idée de voir son père et Catherine au pouvoir de ce monstre, causa au jeune homme une véritable épouvante.

—Je me soumettrai à telle condition qu'il plaira à monseigneur d'ordonner, dit-il; mais au nom du Christ, qu'il ne livre point ceux que j'aime au duc de Vaujour.

—Monseigneur ne peut se dispenser de faire cette vente, interrompit maître Moreau, qui craignait que Raoul ne se laissât toucher par les prières du jeune homme.

—Je lui abandonnerai en dédommagement tout ce que je possède, interrompit Jehan.

—En vérité, dit le comte; je serais curieux de savoir ce qu'un drôle de ta sorte cache dans son escarcelle.

—Je puis disposer de douze vieux écus, reprit rapidement Jehan en tirant tout son argent de la bourse de cuir qu'il portait à son côté.

—C'est trop peu, dit sèchement maître Moreau.

—Hélas! je ne puis donner davantage, dit Jehan; mais prenez en outre, s'il le faut, tous mes manuscrits! Voyez, monseigneur, ce sont des bréviaires écrits aux trois encres, des missels ornés de majuscules dorées, des copies d'Horace et de la logique d'Aristote; il y en a là pour vingt écus au moins. N'est-ce point assez pour l'affranchissement d'un pauvre vieillard et d'une jeune fille? Oh! je vous en conjure, ne me refusez pas! Vous ne voudriez pas vous venger de moi, monseigneur, car je suis trop faible et vous trop fort! Vous savez que rien ne peut vivre sur les terres de Vaujour; y envoyer mon père et Catherine, c'est les livrer au supplice. Oh! vous les prendrez en pitié! Au nom de tout ce que vous avez aimé, grâce pour eux, monseigneur, grâce pour moi!

Jehan était tombé aux pieds du comte; l'intendant s'aperçut que celui-ci était ébranlé, il le tira vivement à l'écart.

—Prenez garde, monseigneur, dit-il; si l'exemple de Jehan était imité, vos terres resteraient bientôt sans paysans.

—Sans doute, répondit Raoul; mais la douleur de ce garçon m'a troublé.

—Retirez-vous, et je me charge de le congédier.

—Mais ces douze écus et ces livres?

—Je les aurai, monseigneur.

—En vérité!

—Et Jehan n'en demeurera pas moins puni, comme il convient pour l'exemple.

—Alors, fais pour le mieux, dit Raoul.

Et se tournant vers le jeune colporteur qui était demeuré tout ce temps à genoux et les mains jointes.

—Je ne traite point avec un serf rebelle, dit-il; fais tes propositions à maître Moreau.

Et il quitta la salle.

Jehan le regarda sortir, puis se leva lentement; ses yeux rencontrèrent ceux de l'intendant; il tressaillit involontairement.

—Je suis à votre discrétion, maître, dit-il d'un accent abattu; que puis-je espérer?

—Ces douze écus et ces livres sont-ils bien tout ce que tu possèdes? demanda celui-ci.

—Tout; je le jure sur mon salut.

—Alors choisis entre ton père et Catherine.

—Que voulez-vous dire?

—Que tu ne pourras racheter que l'un d'eux.

Jehan recula; dans toutes ses prévisions, il n'avait jamais songé à une pareille épreuve; il en demeura comme étourdi.

L'intendant le regarda avec une joie mal déguisée

—Eh bien, m'as-tu compris? demanda-t-il enfin.

—C'est impossible, balbutia Jehan; vous ne pouvez exiger de moi un tel choix...

—Alors, tous deux partiront pour Vaujour, répondit Moreau avec indifférence.

—Non, s'écria le jeune homme; non, tous deux resteront. Je vous en conjure, maître!... Si le prix que je paye aujourd'hui ne suffit pas, eh bien, j'engagerai ma parole pour une somme égale.

L'intendant haussa les épaules.

—Je n'enregistre point de parole dans mes comptes, dit-il sèchement; choisis et hâte-toi si tu ne veux qu'il soit trop tard.

Il avait ouvert la fenêtre, et Jehan aperçut alors la cour pleine d'hommes, de femmes, d'enfants et de vieillards, dont un scribe prenait les noms. Tous faisaient entendre de sourds gémissements et levaient au ciel des yeux noyés de larmes.

—Ce sont les serfs appartenant aux terres vendues, dit maître Moreau; dans un instant l'intendant du seigneur de Vaujour va les emmener, et ton choix serait alors inutile: décide-toi donc si tu ne veux perdre sans retour ton père et ta cousine.

La situation de Jehan était horrible. Partagé entre deux affections qu'il s'était accoutumé jusqu'alors à regarder comme égales, il n'osait interroger son cœur. Sauver Catherine, c'était sauver, pour ainsi dire, son avenir et assurer la réalisation de toutes ses espérances: mais sauver son père, c'était payer la dette de reconnaissance que lui avait léguée le passé. Des deux côtés les dangers étaient égaux; aussi, éperdu, haletant, n'osait-il prononcer un arrêt qui lui faisait manquer au devoir ou anéantissait son bonheur.

Il était tombé à genoux près de la fenêtre, les mains jointes, demandant à Dieu de l'inspirer et ne pouvant trouver en lui la force nécessaire pour une décision, lorsque Catherine, qu'il n'avait point encore aperçue sortit tout à coup de la foule. En la voyant si belle et si éplorée, Jehan ne put résister plus longtemps; il se leva d'un bond et il se penchait au balcon pour l'appeler, lorsqu'un vieillard parut à son tour, marchant avec peine et conduit par un enfant. Jehan reconnut son père, et la parole s'arrêta sur ses lèvres. Il se rappela tout à coup les soins qu'il avait reçus du vieillard, la tendresse dont il avait été entouré, les conseils utiles qui lui avaient été donnés; tous les souvenirs de ses jeunes années semblèrent se réveiller pour faire cortége au vieillard. Saisi de respect et d'une reconnaissance pieuse, son cœur se fendit; il découvrit sa tête et étendit les bras en pleurant.

—Mon père! s'écria-t-il... Rendez-moi mon père!... et que Dieu ait pitié de moi!

§ 8.

Plusieurs mois s'étaient écoulés; le soleil commençait à baisser à l'horizon et ses dernières lueurs étincelaient joyeusement sur la forêt de Vaujour; mais l'on n'entendait dans la campagne aucun des bruits qui ordinairement l'animent à cette heure: point de cri d'appel, aucun mugissement de troupeaux, nul son de cloche avertissant de prier avant la fin du jour! Les champs étaient déserts, les maisons fermées et muettes! On eût dit que quelque grand désastre pesait sur la contrée entière.

Or, ce désastre, c'était la guerre! et la plus affreuse de toutes; une guerre où les ennemis parlent la même langue et se sont embrassés la veille; une guerre entre voisins!

La vente faite par le comte Raoul au duc de Vaujour n'avait point tardé à amener des querelles entre les deux seigneurs. Chacun d'eux se plaignait de la mauvaise foi de l'autre; des explications on passa aux injures, et des injures aux armes.

Le duc fut le premier à faire sa déclaration de guerre, il entra sur le territoire de son voisin, détruisit les moissons, brûla les villages et tua le plus qu'il put de ses gens.

Le comte Raoul, voulant user de représailles, convoqua ses vassaux; et Jehan, qui venait de perdre son père, se rendit en armes au lieu indiqué.

Le comte partagea ses hommes en plusieurs troupes qu'il plaça sous le commandement d'hommes d'armes auxquels il avait donné ses instructions secrètes. Le jeune marchand fit partie de la plus nombreuse de ces troupes, et au moment où nous reprenons notre récit, il se dirigeait avec elle vers Clairai.

Les vassaux de messire Raoul marchaient en désordre, jetant de tous côtés des regards inquiets comme s'ils eussent craint quelque embûche et se demandant tout bas quel était le but de leur expédition. Jehan, qui allait derrière, fut tout à coup accosté par un pêcheur de l'étang de Rillé, qui, en qualité de vassal et fermier du comte, avait aussi été forcé de marcher.

—Eh bien, demanda-t-il à voix basse, sais-tu ce qu'on veut faire de nous?

—Rien de bon, sans doute, répondit Jehan.

—J'ai idée que nous pourrions bien traiter Clairai comme le sire de Vaujour a traité nos villages.

—Qu'y gagnerons-nous, sinon de ruiner des parents et des amis? répliqua Jehan.

—C'est la vérité, garçon, reprit le pêcheur; mais qu'y faire? Le vassal est obligé de prendre les armes quand le seigneur l'ordonne.

—Oui, dit Jehan, et s'il refuse on le condamne comme lâche et félon, car il n'est point maître de sa haine; sur un signe, sur un mot, son voisin d'hier doit devenir son ennemi; et cela sans qu'il sache pourquoi! Il faut qu'il épouse toutes les colères de son maître, qu'il frappe où celui-ci ordonne de frapper!

—Heureusement que je n'ai personne de ma famille sur le domaine de Vaujour, fit observer le pêcheur.

—Ni moi, je l'espère, dit Jehan.

—Mais, j'y pense, ta cousine Catherine?...

—Elle est au service de la fille du duc et habite le château même, où il n'y a rien à craindre.

—Tu te trompes, Jehan, dit une voix.

Le jeune homme se détourna vivement et aperçut maître Moreau.

—Catherine n'est plus au château, continua l'intendant.

—Comment savez-vous?... s'écria Jehan.

—Par les espions qui ont parcouru le domaine de Vaujour. Elle a rejoint sa mère qui était malade.

—Au vivier, s'écria Jehan; ah! j'y cours.

—C'est inutile.

—Comment?

—La troupe commandée par Pierre y est déjà avec ordre de tout brûler.

—Se peut-il!

—Et tu arriverais trop tard, regarde!

Jehan leva la tête; des flammes illuminaient effectivement l'horizon du côté du vivier.

Le jeune homme poussa un cri et s'élança à travers le fourré, se dirigeant en courant vers l'incendie.

Bientôt il distingua les cabanes en feu, il crut entendre des cris!... Faisant un dernier effort, il franchit rapidement l'espace qui lui restait à parcourir et arriva à la porte de sa cousine.

La flamme commençait à peine à serpenter le long du toit de chaume, Jehan éperdu se précipita dans la cabane; mais en y entrant, son pied glissa dans le sang et alla heurter un cadavre étendu à terre.

C'était celui de Catherine!


Un mois après Jehan prenait l'habit de novice chez les Franciscains de Tours.

Le jour où il descendit au préau pour la première fois, un moine vint à lui et lui demanda s'il le reconnaissait: c'était celui qui, simple novice, dix ans auparavant, lui avait conseillé d'entrer au couvent. En remarquant la pâleur de ce front triste et ravagé, le jeune religieux secoua la tête.

—Hélas! je le vois, dit il, vous avez fait une rude expérience de la vie.

—Et après de longues épreuves j'ai reconnu, comme vous le disiez, que c'était ici seulement le port, ajouta Jehan. Partout ailleurs le servage vous laisse quelque bout de sa chaîne à traîner; ici seulement est la délivrance; ici l'on retrouve la dignité de l'homme. Ah! naguère je ne voyais dans vos couvents que des maisons de prières; mais maintenant je sais que ce sont aussi des hospices pour les cœurs affligés. Au milieu de cette société barbare encore, basée sur les droits du plus fort, les monastères sont comme ces hautes montagnes où se réfugient les vaincus pour échapper à la servitude. Quand l'égoïsme et la violence abrutissent la foule, ici se conserve le saint héritage de la science, de la justice, de la liberté!

—Et vous pouvez ajouter, mon frère, que cet héritage se répandra d'ici sur toute la terre, ajouta le moine. Oui, un jour viendra où la fraternité que nous prêchons deviendra la loi générale; où les sociétés des hommes ne seront que de grandes communautés dans lesquelles tous seront égaux, et où les chefs librement élus pourront seuls commander. C'est à cette grande œuvre que nous devons consacrer nos efforts et nos prières.

—Hélas! dit Jehan, s'il en est ainsi, que ne sommes-nous venus sur cette terre quelques siècles plus tard; pourquoi devons-nous bâtir avec une sueur de sang l'édifice où d'autres seront à couvert?

—Et savez-vous, mon frère, ce qu'ont souffert ceux qui ont préparé le nôtre, reprit vivement le moine? Croyez-vous qu'ils n'aient point été plus cruellement éprouvés que nous, les premiers chrétiens qui proclamèrent la liberté des hommes et leur égalité devant Dieu? Combien sont morts déchirés par les bêtes ou par les verges du bourreau, avant que l'esclave antique soit devenu un serf de nos temps! N'accusez point la Providence; mais admirez au contraire comme elle a donné à chaque génération sa tâche et à chaque temps son progrès. L'esclave n'avait autrefois de refuge que dans la tombe; aujourd'hui le serf trouve parmi nous une retraite. Ah! ne nous plaignez pas, frère; mais songeons seulement à hâter la régénération du monde.

—Et comment cela? demanda Jehan.

—En prêchant l'affranchissement de toutes nos forces, répondit le moine; en faisant comprendre aux puissants, près de paraître devant Dieu, que ce Dieu ne connaît ni seigneurs ni manants; en faisant enfin disparaître partout la possession de l'homme par l'homme, dernier héritage d'un paganisme inique et brutal.

—Ah! que Dieu vous entende, s'écria Jehan, et qu'il me fasse la grâce de travailler à une telle œuvre!

—Vous le pouvez, répliqua le moine; car vous avez revêtu la livrée des travailleurs.

—Et vous espérez la réussite, mon frère?

—Je compte sur la parole du Christ, dit le moine, et le Christ a dit: Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.

TROISIÈME RÉCIT
LE CHEVRIER DE LORRAINE.

§ 1.

Entre Neufchâteau et Vaucouleurs s'étend une fraîche vallée que baigne la Meuse et qu'encadrent des coteaux couverts aujourd'hui de champs cultivés, de bosquets, de fermes et de villages. Le touriste chercherait en vain un site plus calme et plus fertile. On est là à mille lieues de la civilisation des grandes villes, et cependant rien de sauvage, nul signe de misère ou d'ignorance! les sillons sont couverts de moissons, les pâturages de troupeaux, les routes d'attelages. Des hommes à l'air sérieux et libre vous croisent en vous souhaitant la bienvenue; des femmes d'une beauté calme sourient chastement à votre passage! Partout vous trouvez la bienveillance aisée et digne, nulle part la servilité. Vous sentez que vous êtes en pleine Lorraine, au milieu de cette population saine, courageuse et sympathique, dans laquelle se retrouve à la fois la nature de la femme et la nature du soldat.

À l'époque où se passent les faits que nous allons avoir à raconter, les longs malheurs qui accompagnèrent la démence de Charles VI avaient altéré, là comme partout, le caractère des hommes et l'aspect des choses. Beaucoup de champs se trouvaient en friche, les routes étaient devenues impraticables. Presque chaque jour le beffroi du château venait porter l'effroi dans la vallée, en annonçant l'approche d'un corps ennemi. Les paysans se hâtaient de réunir leurs troupeaux, d'entasser sur des chariots leurs meilleurs meubles, et de gagner la citadelle où ils trouvaient un asile momentané. Mais ces dérangements amenaient toujours quelque perte; la gêne venait, puis le découragement, puis la misère!

Les dissensions ajoutaient encore à ces malheurs. Chaque village tenait pour un parti différent, et les voisins, loin de se secourir, ne cessaient de se combattre et de se nuire. Les uns s'étaient déclarés pour les Armagnacs et pour le roi de France Charles VII, les autres pour les Anglais et pour leurs alliés les Bourguignons. Malheureusement ces derniers étaient presque partout les plus nombreux et les plus forts. Non-seulement l'Angleterre s'était emparée de la plus grande partie de la France, mais elle avait mis à la tête du gouvernement un prince anglais, le duc de Bedford, et les Parisiens s'étaient déclarés en sa faveur.

Cependant le retour du printemps avait réveillé quelques espérances au milieu des populations désolées par un long hiver. En voyant reverdir les prés et bourgeonner les arbres, elles reprirent un peu courage. Les plus malheureux s'abandonnèrent à ce premier bien-être que donne le joyeux soleil de mai. Ils ne pouvaient croire, en voyant revenir les doux rayons, la verdure et les fleurs, que les affaires de France ne renaîtraient point à l'exemple de la campagne.

—La Providence ne sera pas plus dure pour les hommes que pour les champs! disaient les vieux paysans.

Et l'on se livrait à l'espoir sans motif, uniquement parce que Dieu avait donné des signes visibles de sa puissance.

Les habitants de Domremy, village situé au penchant du vallon dont nous venons de parler, avaient éprouvé, comme tous les autres, l'influence de ce primevert de l'année. Encouragés par l'arrivée des beaux jours, ils voulurent célébrer la fête du printemps en se rendant processionnellement à l'arbre des fées.

C'était un vieux hêtre planté sur la route de Domremy à Neufchâteau, et aux pieds duquel coulait une source abondante. On le respectait dans la contrée comme un arbre magique sous lequel les fées venaient chaque soir former leur ronde à la lueur des étoiles. Tous les ans le seigneur du canton, suivi des jeunes gens, des jeunes filles et des enfants de Domremy, se rendait sous le grand hêtre que l'on décorait de bouquets et de rubans.

Or, ce jour-là une foule nombreuse venait d'achever les cérémonies habituelles et se préparait à regagner le village.

On voyait en tête un groupe de gentilshommes vêtus de soie et à cheval, au milieu desquels se trouvaient quelques nobles dames portant à la ceinture le trousseau de clefs qui indiquait leur titre de châtelaine, et quelques jeunes damoiselles tenant encore à la main leur chapelet de grains de verre colorié entremêlés de patenôtres de musc. Derrière venaient les laboureurs vêtus de drap jaunâtre, avec la ceinture et l'escarcelle de peau de chèvre; puis les jeunes filles et les enfants qui chantaient des reverdies dans lesquelles on célébrait l'arrivée des beaux jours. De loin en loin marchaient quelques convalescents venus pour recouvrer plus vite leurs forces en faisant trois fois le tour du vieux hêtre, ou des malades qui s'étaient fait porter jusqu'à la source dont les eaux guérissaient la fièvre. Enfin, au dernier rang cheminait une famille composée d'un homme et d'une femme déjà sur l'âge, qu'accompagnaient trois fils et deux filles.

Les visages du père et de la mère étaient graves et honnêtes, celui des garçons respirait une simplicité franche, et la plus jeune fille s'avançait en chantant comme un oiseau; mais sa sœur aînée, qui venait la dernière, avait dans toute sa personne quelque chose de doux, de fort et de pur qu'on ne pouvait voir sans en demeurer frappé. Elle marchait plus lentement, et répétait à demi-voix une prière qui semblait l'absorber tout entière, lorsqu'une rumeur se fit entendre subitement dans la foule.

Tous les yeux venaient de se tourner vers la route, sur laquelle s'élevait un nuage de poussière.

—Ce sont les gens de Marcey qui viennent à l'attaque! s'écrièrent plusieurs voix.

Et une terreur panique s'emparant des femmes et des jeunes filles, toutes se mirent à fuir du côté du village.

Marcey tenait en effet pour les Bourguignons, et sa jeunesse avait eu plusieurs fois des rencontres avec celle de Domremy. Mais cette fois l'épouvante fut de courte durée; le nuage, en s'approchant, permit de voir qu'il ne s'agissait que de cinq à six jeunes garçons qui en poursuivaient un autre à coups de pierre en criant:

—Tue! tue l'Armagnac!

Quelques hommes de Domremy, qui n'avaient point partagé l'effroi général, n'eurent qu'à répondre par le cri:—Tue! tue les Bourguignons! pour faire rebrousser chemin aux assaillants, qui reprirent, en courant, la route de Marcey.

Quant à celui qu'ils poursuivaient, il s'arrêta couvert de sueur, de poussière et de sang, au milieu des gens qui venaient de le délivrer si à propos. C'était un jeune garçon d'environ quinze ans, fort et leste, dont le visage exprimait la résolution; mais plus pauvrement vêtu que les plus pauvres chevriers de la vallée.

—Par le ciel! qu'avaient donc ces damnés malandrins à te poursuivre? lui demanda un des paysans qui avaient tenu ferme au moment de la panique générale.

—Ils voulaient me faire crier:—Vive le duc Philippe, le roi anglais! répondit le jeune gars.

—Et tu n'as pas voulu?

—J'ai répondu:—Vive le roi Charles VII, notre gentil prince et légitime maître!

Une rumeur d'approbation se fit entendre dans tous les rangs.

—C'était parler bravement, reprit le paysan, et je loue Dieu que nous ayons pu te débarrasser de cette truandaille; c'est une honte pour ceux de Domremy que les chiens bourguignons de Marcey puissent mordre tous les vrais Français qui viennent à nous: un jour ou l'autre, il faudra en finir, en mettant le feu à leur chenil.

Quelques voix appuyèrent ces paroles, tandis que d'autres plus sages engageaient à la patience: chacun reprit la route de Domremy, et le jeune garçon, occupé à étancher le sang qui coulait d'une légère blessure reçue au front, demeura bientôt seul en arrière.

Il le croyait du moins, car il n'avait point aperçu la jeune fille, qui avait laissé le reste de sa famille continuer sa route, et qui s'était approchée de lui avec un air de bonté compatissante.

—Les méchants garçons vous ont blessé, dit-elle, en regardant la plaie qu'il lavait à la fontaine. Ah! c'est grande pitié de voir ainsi couler partout le sang de bonnes gens; ici ce n'est que par gouttes, mais ailleurs c'est par ruisseaux et rivières.

—Oui, répliqua le jeune gars, les Bourguignons sont partout les plus heureux; on disait l'autre jour à Commercy qu'ils avaient encore battu les Français près de Verdun. Aussi, quand je gardais les chèvres à Pierrefitte, on répétait que tout serait bientôt réduit en leur pouvoir.

—Le grand Messire[10] ne le voudra pas, reprit vivement la jeune fille; non, il nous conservera nos vrais rois pour que nous restions de vrais Français. Ah! j'ai confiance dans Messire et dans sa bienheureuse compagnie saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite.

[10] Dieu.

À ces mots elle se signa dévotement, se mit à genoux et prononça à demi-voix une fervente prière; après quoi, elle reprit la parole pour interroger le jeune garçon sur lui-même.

Il répondit qu'il se nommait Remy Pastouret, que son père était un pauvre chevrier qui venait de mourir, et qu'il allait rejoindre un parent au couvent des Carmes de Vassy.

En retour de ses confidences, la jeune fille lui apprit qu'on l'appelait Romée, du nom de sa mère, et Jeanne, de son nom de baptême, et que son père avait une maison et quelques champs dont le produit les faisait vivre pauvrement.

Tout en échangeant ces confidences, ils avaient atteint le village. Jeanne s'informa où Remy devait passer cette nuit.

—Où j'ai passé les trois dernières, répondit le jeune chevrier: à la porte de l'église, avec la pierre pour lit et le ciel étoilé pour baldaquin.

Jeanne lui demanda avec quoi il comptait souper.

—Avec une croûte de pain dur trempée dans la fontaine du village, continua-t-il.

Elle voulut savoir ce qu'il avait pour continuer sa route jusqu'à Vassy.

—Une bonne santé et la providence de Dieu, acheva Remy.

—Pour celle-ci, vous la garderez, répliqua Romée en souriant; mais au pain dur j'ajouterai le lait de nos chèvres, et au lieu de dormir sur la pierre du porche, vous aurez place sous le toit des chrétiens.

À ces mots, elle le conduisit vers une maison dont la vieille toiture de chaume était garnie de mousses et de touffes de fougère. La famille allait se mettre à table. Jeanne fit entrer Remy, montra la place qui lui était destinée à elle-même, et se retira dans le coin du foyer où elle se mit en prières.

Nul ne fit de remarques sur cette espèce de substitution d'un convive étranger à la jeune paysanne, car elle y avait depuis longtemps habitué tout le monde. Sachant sa famille trop pauvre pour donner et ne voulant point que sa propre générosité retranchât quelque chose au nécessaire des autres, elle ne faisait jamais aumône que de ce qui lui serait revenu à elle-même, abandonnant au pauvre qu'elle avait fait entrer sa place à table et son lit de paille.

Seulement, lorsque Remy eut pris place avec la famille près du foyer où l'on avait jeté quelques rameaux, autant pour égayer le regard que pour combattre la fraîcheur du soir, elle recommença à l'interroger sur ce qu'on lui avait dit des affaires de France. Remy répéta les bruits recueillis en chemin, et, à la nouvelle de chaque désastre, la paysanne poussait un soupir et croisait les mains.

—Ah! si les jeunes filles pouvaient quitter la quenouille et le soin des troupeaux, disait-elle, peut-être que le grand Messire aurait égard à leur piété et leur accorderait la victoire qu'il refuse aux plus forts.

Mais à ces mots le vieux père secouait la tête et répondait:

—Ce sont de folles pensées que vous avez là, Romée; songez plutôt à Benoist de Toul qui espère trouver en vous une femme honnête et laborieuse: nous ne pouvons rien aux affaires de ce monde, et c'est à nos gentils princes de les régler, avec l'aide de Dieu.

Le lendemain Remy se leva au point du jour; il trouva Jeanne déjà au travail. Après l'avoir remerciée de ce qu'elle avait fait pour lui, il s'informa de la route de Vassy. La jeune fille, qui allait sortir pour mener les troupeaux aux friches, le conduisit elle-même jusqu'au prochain carrefour, et, après lui avoir montré la direction qu'il devait suivre:

—Allez toujours devant jusqu'à Marne, lui dit-elle; et quand vous rencontrerez une croix ou une église, n'oubliez point le royaume de France dans vos prières.

À ces mots, elle lui remit le pain qu'elle avait apporté pour son propre déjeuner, outre trois deniers qui formaient toutes ses épargnes; et, comme il voulait la remercier, elle s'élança légèrement sur le cheval qui se trouvait en tête, et le lança au galop vers le bois, suivie de tout le reste du troupeau.

Quelle que fût la misère du peuple de Lorraine par suite des exactions commises sous l'autre règne et des discordes politiques du temps présent, il pouvait s'estimer heureux en comparant son sort à celui des provinces voisines. Il lui était possible de cultiver en plein jour, de couper et de battre ses blés, de faire paître ses troupeaux sur les collines; le pays était appauvri, mais non complétement dévasté. Tout se bornait aux déprédations exercées par les différentes garnisons des villes et aux pillages des troupes de Bohémiens ou d'aventuriers armés, qui, comme les loups, sortaient vers le soir des taillis pour chercher une proie. Encore la noblesse renfermée dans ses châteaux fortifiés échappait-elle à ces pertes. Enrichie par la curée du siècle précédent, elle ne songeait qu'à jouir de son opulence. Jamais le luxe n'avait été si extravagant ni si bizarre. Les femmes portaient pour coiffures de véritables édifices, tout chargés de perles et de dentelles: à l'extrémité de leurs chaussures pendaient des glands d'or, et leurs vêtements de velours, de soie ou de brocard, étincelaient de pierres précieuses.

Une aventure inattendue mit le jeune voyageur à même de connaître cette richesse dont rien n'avait pu jusqu'alors lui donner une idée.

Il venait de traverser un pauvre village dont il avait vu les habitants occupés à pêcher, pour leur dîner, des grenouilles dans une mare, lorsqu'il se trouva devant un château. Les murailles étaient entourées d'un fossé rempli d'eau vive, et sur cette eau nageait une troupe de cygnes au plumage éclatant. Remy, qui était arrêté pour contempler leurs gracieuses évolutions, entendit tout à coup une grande clameur s'élever derrière lui. Il se retourna et aperçut une jeune damoiselle dont le cheval emporté courait vers les fossés. Plusieurs gentilshommes et plusieurs valets, arrêtés près du pont, levaient les bras en poussant des cris de détresse. Encore quelques instants, et le coursier effrayé allait se précipiter dans les eaux! Poussé par un élan subit, et sans calculer le danger, Remy s'élança à sa rencontre, saisit les rênes et se laissa traîner ainsi jusqu'au bord de la Douve, où le cheval trébucha. La jeune châtelaine, désarçonnée par le choc, fut lancée en avant; mais il la reçut dans ses bras et la déposa doucement à terre.

Tout cela s'était fait si rapidement, qu'au moment où les gentilshommes arrivèrent, la jeune femme était déjà debout et presque remise de sa frayeur. Quant à Remy, il s'était élancé à la poursuite de sa monture qu'il ramena bientôt par la bride.

—Le voici, Périnette, le voici, dit le plus vieux des gentilshommes, qui répondait évidemment à une question de la jeune fille. Approche, brave gars, que l'on te remercie du service rendu à ma fille.

—Sans lui, j'étais perdue, s'écria Périnette, dont la voix tremblait encore un peu.

—Allons, allons, c'est fini! reprit le châtelain en la caressant de la main; aussi pourquoi diable aller à cheval au-devant de nos convives? Du reste, les voici tous qui arrivent, et tu n'as plus qu'à leur souhaiter la bienvenue.

Périnette ordonna rapidement à un jeune page de reconduire son cheval au château, engagea Remy à le suivre; puis s'avança avec son père au-devant d'une troupe de dames et de cavaliers qui se dirigeait vers le pont-levis.

Il y avait ce jour-là grande fête au château du sire de Forville, et toute la noblesse des environs y était conviée. Le sire de Forville, après avoir occupé des emplois considérables, grâce auxquels il avait décuplé sa fortune, vivait dans une opulence princière, sans autre souci que de faire de sa vie, comme il le disait, une agréable avenue vers le Paradis. Remy, qui avait été recommandé à l'intendant du château par Périnette, fut revêtu d'un beau costume aux couleurs du sire de Forville, et descendit dans la grande salle avec les autres gars du château.

On y avait dressé une table de plus de soixante pieds, et merveilleusement servie; aux deux extrémités s'élevaient des édifices en charpentes, dont l'un représentait un Parnasse avec le dieu Apollo et les Muses; l'autre un enfer dans lequel les démons semblaient faire rôtir les damnés. Au milieu apparaissait un immense pâté tout rempli de musiciens qui, dès l'arrivée des convives, commencèrent une charmante symphonie composée sur le fameux air de l'homme armé.

Tout le monde prit place. Il y avait pour chaque invité une assiette, une écuelle d'argent, un bouquet de fleurs printanières, et une de ces petites fourches ou fourchettes dont l'usage s'était récemment introduit dans les maisons nobles. On ne servait que du pain anisé et du vin à la sauge ou au romarin.

Les convives mirent tous la serviette sur l'épaule et mangèrent le premier service au son des instruments; mais lorsqu'il fut achevé, les diables ouvrirent tout à coup leur enfer et en retirèrent force poulardes rôties et force pâtisseries qui furent distribuées toutes fumantes. Enfin, au moment du fruit, Apollo et les Muses se levèrent en jetant autour d'eux des eaux de senteurs qui retombèrent de tous côtés comme une pluie parfumée, et un Normand déguisé en cheval Pégasius chanta une bacchanale de son pays attribuée à Basselin lui-même.

Le cliquetis que j'aime est celui des bouteilles;
Les pipes, les bereaux pleins de liqueurs vermeilles,
Ce sont mes gros canons qui battent, sans faillir,
La soif, qui est le fort que je veux assaillir.
Il vaut bien mieux cacher son nez dans un grand verre,
Il est mieux assuré qu'en un casque de guerre;
Pour cornette ou guidon suivre plutôt on doit
Les branches d'hiere ou d'if qui montrent où l'on boit.
Il vaut mieux, près beau feu, boire la muscadelle,
Qu'aller sur un rempart faire la sentinelle.
J'aime mieux n'être point, en taverne, en défaut,
Que suivre un capitaine à la brèche, à l'assaut.

Les convives applaudirent avec de grands transports.

—Par saint Barthélemy, voilà ce que j'appelle une chanson! s'écria un gros prieur, qui avait toujours son assiette pleine et son gobelet vide; si tout le monde était de l'avis de Pegasius, nous ne verrions point la France livrée aux hommes d'armes.

—De fait, pourquoi tant combattre le Bourguignon et l'Anglais, reprit le sire de Forville, puisqu'ils sont les plus forts?

—Et qu'ils nous laissent toucher la dîme, ajouta le prieur.

—Ce sont les gens qui n'ont rien qui entretiennent la guerre, continua un riche bénéficier.

—Comme s'il leur importait beaucoup d'être Français ou autre chose!

—Et comme s'ils ne seraient pas toujours de la grande nation des gueux!

—Au diable les enragés!

—Dieu a dit: Paix aux hommes de bonne volonté!

—C'est-à-dire à ceux qui déjeunent, qui dînent et qui soupent.

—Sans oublier le Benedicite.

—Ni les épices.

On venait en effet de les servir, au grand contentement des dames, qui n'avaient guère mangé jusqu'alors que quelques pâtisseries; ensuite les pages apportèrent les chaufferettes pleines de parfum, afin que chaque invité pût exposer à la vapeur embaumée ses cheveux, ses mains et ses habits; et tout le monde se leva pour passer dans la salle du bal.

Remy mangea les restes du festin avec les valets, et, au moment où il allait partir, Périnette lui fit envoyer une bourse raisonnablement garnie, en lui recommandant de se réjouir en son intention.

Le présent valait mille fois autant que celui de la paysanne de Domremy; et la recommandation devait être plus agréable au jeune homme. Cependant il garda les trois deniers donnés par Jeanne, et se rappela de préférence son conseil. C'est que, lui aussi, avait été élevé parmi ces gens qui n'avaient rien... si ce n'est une patrie qu'ils voulaient défendre, et qu'accoutumé de bonne heure à mieux aimer sa race que sa propre personne, il repoussait de tous ses instincts le joug de l'étranger, et voulait conserver, fût-ce au prix de sa vie, ce qui faisait alors la nation, c'est-à-dire le roi, le drapeau et les saints patrons de la France!

§ 2.

En arrivant en Champagne, Remy comprit qu'il approchait du champ de bataille sur lequel se décidait le sort du royaume. Toutes les villes étaient en état de défense, les villages gardés par des paysans, et les routes couvertes par des troupes d'hommes d'armes ou de francs-archers. Il rencontra même, près de Vassy, un parc d'artillerie, composé de petits canons et de deux couleuvrines de vingt-quatre pieds de longueur, avec lesquelles on s'exerçait à tirer sur le mât d'un bateau placé au milieu de la Marne. C'étaient des Bourguignons détachés de la garnison de Troyes.

Lorsqu'il arriva au couvent, il fallut subir un interrogatoire avant qu'on lui permît d'entrer. Enfin le Père Cyrille fut averti et descendit au parloir.

Le Père Cyrille exerçait dans le couvent des fonctions qui eussent été proclamées incompatibles partout ailleurs. Il était à la fois médecin, astrologue, chirurgien, et même, au dire des moines les plus ignorants, quelque peu sorcier. Il se présenta à Remy la robe retroussée, les lunettes sur le nez et tenant à la main une de ces cornues de verre employées par les philosophes hermétiques pour leurs expériences.

Le jeune garçon, qui avait entendu parler en termes effrayants de la science du frère Cyrille, fut frappé de ce singulier accoutrement, et demeura muet devant lui.

—Eh bien, qu'y a-t-il? qu'est-ce que c'est? demanda le moine avec une impatience affairée; on m'a dit que quelqu'un voulait me parler.

—C'est moi, mon révérend, murmura Remy à demi-voix.

—Ah! fort bien! reprit le religieux dont les regards se reportèrent sur sa cornue... Et vous venez, je crois, de la part d'un parent?

—De Jérôme Pastouret.

—C'est cela... un cousin... un brave homme; et comment se porte-t-il, le cousin Pastouret?

—Il est mort.

Le moine releva brusquement la tête et tira ses lunettes.

—Mort! répéta-t-il; Jérôme est mort?

—Depuis un mois!

—Ah! fort bien, répéta Cyrille, pour qui cette exclamation était l'expression ordinaire d'une contrariété ou d'un chagrin; et de quelle maladie?

—Je ne sais, reprit le jeune garçon, dont la voix devint moins ferme à ce souvenir; il s'est couché un soir en se plaignant d'une douleur au côté... Le lendemain il souffrait davantage... et le jour suivant il m'a appelé en me disant d'aller chercher un prêtre...

—C'était un médecin qu'il fallait chercher, interrompit frère Cyrille... Je veux dire l'un et l'autre... Douleur de côté avec toux et oppression, sans doute... Phlebotomia est... Et on n'a rien fait?

—Le prêtre l'a confessé, mon père.

—Fort bien! dit le moine d'un ton chagrin... et... il en est mort?

—Dans la nuit, répliqua Remy, qui retenait avec peine ses larmes.

Frère Cyrille fit un geste de dépit.

—Fort bien! fort bien! répéta-t-il, en faisant quelques pas en arrière dans le parloir... Ainsi, la science a beau faire chaque jour de nouveaux progrès, l'ignorance du vulgaire les rend inutiles... Servum pecus!... Il eût suffi de saigner le bras gauche... comme on saigne le doigt auriculaire pour la fièvre quarte... le nez pour les maladies de peau... Jérôme est mort par sa faute! par sa seule faute, et il en sera responsable devant Dieu...

Son accent s'était élevé, mais il s'aperçut tout à coup de l'émotion de Remy, et il s'arrêta court...

—Ah!... fort bien, murmura-t-il à demi-voix... Au fait, ce que je dis là est maintenant inutile... Vous êtes sans doute le fils du défunt?

Le jeune garçon fit un signe affirmatif.

—Et qui vous a dit de venir me trouver?

—Mon père lui-même, répliqua Remy. Au moment de s'en aller vers Dieu, il a prié le religieux qui le confessait d'écrire sur un parchemin, en m'ordonnant de vous l'apporter dès qu'il ne serait plus.

—Et tu me l'apportes?

Remy tira de son escarcelle un rouleau soigneusement ficelé et scellé à la cire noire, qu'il présenta au moine. Celui-ci rompit les liens, déroula le parchemin et lut tout haut ce qui suit:

«Moi, Jérôme Pastouret, éleveur de chèvres à Pierrefitte, me sentant près de paraître devant Dieu, je crois devoir révéler un secret dont peut dépendre tout l'avenir de l'enfant que j'ai élevé sous le nom de Remy.»

Le jeune garçon étonné redressa la tête.

«Je déclare donc, continua le moine, devant Dieu et devant ses créatures, que cet enfant m'a été remis par un chef de Bohémiens, nommé le roi Horsu, et qu'il n'est pas mon fils.»

Un cri poussé par Remy interrompit le frère Cyrille.

—Que dites-vous? balbutia-t-il éperdu.

—Sur mon âme! il y a bien cela, reprit le moine en montrant le parchemin.

Le jeune garçon le saisit à deux mains, regarda, et relut ces mots: «Il n'est pas mon fils!»

Il recula en joignant les mains.

—Est-ce possible? murmura-t-il... Celui que je croyais mon père... Mais quelle est donc ma famille, alors?

—Écoutez, reprit Cyrille.

Et il continua.

«Le roi Horsu avait enlevé l'enfant à Paris, afin de le dépouiller de riches joyaux qu'il portait, mais il n'a pu me faire connaître ses parents...»

Remy fit un brusque mouvement...

«Tout ce que j'ai pu apprendre de lui, reprit le religieux, c'est que l'enlèvement a eu lieu au parvis Notre-Dame, le jour de la Pentecôte.

«Tant que j'ai vécu, j'ai caché ceci, dans la crainte qu'en cessant de me croire son père, Remy ne me retirât son affection; aujourd'hui je dois tout avouer pour la décharge de ma conscience.

«Et vu que je suis trop pauvre pour rien laisser à celui que j'ai aimé comme mon enfant, je l'adresse, avec cette déclaration, à mon savant cousin Cyrille, afin qu'il lui serve d'aide et de conseiller.»

Il y eut une pose après cette lecture. Le religieux, touché malgré lui, affectait de tousser pour cacher son émotion, tandis que Remy, bouleversé, regardait le parchemin sans pouvoir parler. Il y avait dans son trouble de la surprise, de la douleur, de l'attendrissement. En apprenant que le chevrier qui l'avait élevé n'était point son père, il lui sembla qu'il le perdait une seconde fois; puis la crainte exprimée par le mourant lui revint tout à coup au cœur, et laissant couler librement ses larmes, il s'écria, comme si Jérôme eût pu l'entendre:

—Non, père Jérôme, je ne vous retirerai pas mon affection, parce que Dieu ne m'a pas fait naître votre fils; celui qui m'a recueilli quand j'étais petit et qui m'a cherché un protecteur quand je restais abandonné, ne peut cesser d'être mon père.

Le moine approuva ces sentiments, mais s'efforça de calmer l'exaltation du jeune gars. Il déclara qu'il acceptait le legs de son cousin et qu'il lui tiendrait lieu de parent et de tuteur.

Remy fut, en conséquence, conduit chez le prieur, qui consentit volontiers à le garder au couvent, à la condition qu'il prendrait la robe de novice.

Le frère Cyrille avait d'abord déclaré qu'il ferait des recherches pour découvrir la famille de son protégé; mais il en comprit bientôt l'impossibilité: toutes les routes étaient interceptées par les partis armés, toutes les relations de ville à ville interrompues; c'était à peine si les messagers du roi pouvaient porter les dépêches d'une province à l'autre, encore étaient-ils un mois et plus à se rendre de Chinon, où se tenait alors la cour, en Champagne et en Lorraine. Il fallut donc remettre les recherches à un temps plus opportun.

En attendant, le Père Cyrille s'occupa de l'instruction de son nouveau pupille.

Ainsi que nous l'avons déjà dit, le moine de Vassy réunissait en lui toute la science acquise de l'époque; seulement son cerveau ressemblait à ces bibliothèques dont on n'a point fait le catalogue, et où rien n'est en ordre. Les connaissances chirurgicales s'y trouvaient confondues avec les principes de l'astrologie judiciaire. Il entreprit d'instruire Remy comme on sème les prairies, c'est-à-dire en mêlant toutes les graines. Le jeune garçon savait seulement lire et écrire; il lui mit à la fois entre les mains vingt traités différents: les Doctrinaux, les Floriléges, les Cornucopies et le Vrai art de pleine rhétorique. En même temps, il lui enseignait les propriétés psychologiques ou médicales des différentes substances; il lui apprenait comment, au dire des anciens auteurs, les améthistes rendaient sobre, les grenats joyeux; comment les saphirs préservaient de la perte des biens temporels, et les agates de la morsure des serpents. Il l'accoutumait également à distiller les eaux d'herbes qui servaient à combattre la plupart des maladies; il lui expliquait de quelle manière, depuis la découverte faite par un savant, que les esprits vitaux étaient de même nature que l'éther dans lequel se meuvent les astres, les alchimistes pouvaient recueillir, dans des flacons, une provision de ces esprits qu'ils faisaient ensuite respirer aux valétudinaires. Il lui signalait enfin l'influence de la lune sur le corps humain, et le danger des maladies commençant lorsque cet astre entrait dans le signe des Gémeaux.

Remy retenait une bonne partie de ces enseignements, car c'était un esprit ouvert et attentif; mais ses goûts le portaient visiblement d'un autre côté. Chaque jour il s'échappait du laboratoire de frère Cyrille pour rejoindre le sire d'Hapcourt, qui, peu versé dans les lettres et les sciences, ne s'était jamais soucié, comme il s'en vantait lui-même, que de l'art par excellence, celui de la guerre!

Le sire d'Hapcourt, resté sans ressources et couvert de blessures, après quarante années passées sous le harnais, avait été reçu parmi les moines en qualité d'oblat. On donnait ce nom à de vieux soldats sans asile, que certains couvents devaient recevoir et entretenir sans en exiger autre chose que d'assister aux offices de la communauté, et de suivre ses processions l'épée au côté. L'oblat de Vassy, qui avait été grand batailleur dans son temps, se plut à développer les instincts guerriers de Remy. Il lui prêta son vieux cheval, l'arma d'un bâton coupé dans le taillis voisin, et lui enseigna à s'en servir tour à tour comme d'une lance, comme d'une épée ou comme d'une hache d'armes. Il lui fit mettre ensuite pied à terre et lui apprit à combattre de loin, de près, corps à corps. Les moines prenaient plaisir à voir des exercices qui rappelaient à plusieurs leurs jeunes années; mais le Père Cyrille s'indignait de ces vols faits à l'étude des nobles sciences.

—Très-bien! s'écriait-il chaque fois qu'il surprenait Remy recevant des leçons de l'oblat; j'espérais en faire un docteur, messire d'Hapcourt m'en fera un soudard!

—C'est pour la santé, mon révérend, et afin d'aider à la digestion, disait le vieux gentilhomme en souriant.

Le frère Cyrille haussait les épaules et répondait aigrement:

—Pourriez-vous me dire seulement ce que c'est que la digestion, messire? Il y en a quatre: celle de l'estomac, celle du foie, celle des veines, celle des membres, et l'exercice est nuisible aux trois premières; mais vous vivez sans savoir comment; vous vous servez de votre corps sans le connaître, ignarus periculum adit. Continuez, messire, continuez; la science est une dame d'assez haute maison pour être fière; elle ne veut pas de qui la néglige.

Cependant, malgré ces mécontentements du moine, il s'attachait chaque jour davantage à Remy. Sauf ses relations avec l'oblat, il ne pouvait en effet lui rien reprocher. C'était un esprit droit, une imagination ardente, mais tempérée par le sentiment du devoir; un cœur ouvert à toutes les impulsions généreuses. La rude éducation du travail et de la pauvreté avait ajouté à ces qualités naturelles l'audace qui entreprend, la patience qui persévère. Remy avait en lui-même cette confiance que donne une volonté soutenue. Humble et soumis avec ceux qu'il aimait, il était fier, inflexible devant quiconque voulait méconnaître son droit; c'était, en un mot, une de ces natures énergiques et tendres, également propres à la vie paisible et aux difficiles épreuves. Aussi le Père Cyrille l'avait-il adopté dans son cœur. Ne pouvant commencer les recherches nécessaires pour trouver sa famille, il voulut au moins faire son horoscope.

L'astrologie n'était point regardée, au quinzième siècle, comme une branche de la magie, mais comme une science positive dérivant de la cosmographie. On examinait la planète sous laquelle une personne était née; et, suivant que cette planète était, par rapport au signe du Zodiaque dont elle dépendait, en conjonction, en opposition, à une certaine distance, au-dessus ou au-dessous, on calculait l'avenir de celui qu'elle dominait. Il y avait, en outre, des relations établies entre les douze maisons du soleil, et certaines parties du corps humain ou certains actes de la vie. Tout cela étant soumis à des règles mathématiques, il suffisait de savoir faire le thème d'une destinée pour la prédire aussi sûrement que l'apparition d'une comète. Aussi y avait-il, dans toutes les villes importantes, des astrologues patentés qui exerçaient publiquement leur profession. Les rois et les grands seigneurs en avaient également à leurs gages. Le frère Cyrille fit, avec soin, le thème de Remy. Il trouva que son sort subirait une modification importante lorsque la lune se trouverait en conjonction avec les Poissons, et que le signe de la Vierge et de Mars lui serait favorable; mais qu'il avait tout à craindre de celui du Taureau, et que le moment décisif de sa vie arriverait lorsque la planète se trouverait en exaltation, c'est-à-dire au-dessus du Zodiaque!

§ 3.

Les occupations du frère Cyrille le mettaient en continuels rapports avec les herbiers et les droguistes de Vassy, et le plus souvent c'était Remy qui servait de messager pour les demandes à faire, les substances à acheter, les instruments à emprunter. Il avait aussi parfois des commissions pour les docteurs en chirurgie, qui consultaient le moine dans les cas difficiles, mais plus rarement pour les médecins; car ceux-ci haïssaient Cyrille, qu'ils accusaient tout haut d'arabisme, c'est-à-dire de préventions en faveur de la médecine arabe, et auquel ils reprochaient tout bas de leur enlever la plupart de leurs clients.

La réputation du frère amenait, en effet, au couvent un grand nombre de malades, qui s'en allaient presque toujours soulagés ou guéris.

Un jour, que Remy revenait de Vassy, il trouva à la porte du monastère un soldat qu'il reconnut sur-le-champ pour un archer à son habit de cuir et à son casque sans cimier. Seulement, contre l'habitude de ses pareils, il était à cheval et sans autre arme que l'épée accrochée derrière son haut-de-chausses.

En s'approchant, le jeune garçon s'aperçut qu'il était blessé à la jambe.

—Vous cherchez le Père Cyrille? demanda-t-il au soldat.

—Je cherche un moine qui guérit toutes les plaies, répliqua celui-ci.

—C'est ici, entrez.

L'archer descendit de cheval et suivit Remy en boitant.

Ce dernier le conduisit au laboratoire du révérend, qu'ils trouvèrent penché sur une bassine de cuivre dans laquelle bouillaient des herbes desséchées.

—Dieu me damne! c'est une boutique de sorcier! s'écria le soldat en s'arrêtant à la porte du laboratoire avec une sorte de répugnance et promenant son regard sur les ustensiles bizarres dont il était garni.

Le frère Cyrille releva la tête.

—Quel est cet homme? demanda-t-il avec un étonnement distrait.

—Vous le voyez bien, reprit le blessé, je suis franc-archer.

—Et que voulez-vous?

Le soldat montra sa jambe.

—Voilà! répliqua-t-il. Il y a six mois que j'ai fait une chute, et depuis la blessure a toujours empiré.

—Ah! fort bien, dit le moine, qui était devenu attentif, et qui fit asseoir son visiteur pour délier le bandage dont sa jambe était entourée; c'est alors une vieille plaie?...

—Que trop vieille, reprit l'archer. J'ai eu beau consulter vos confrères, que les cinq cents diables puissent emporter! le mal est chaque jour devenu pire...

—Je parie que vous vous êtes adressé à des barbiers, reprit le Père Cyrille, qui continuait à défaire l'appareil... ou à quelques drameurs à couteaux de pierre? L'ignorance des blessés est incroyable! ils entrent dans toute boutique où ils aperçoivent des lancettes... sans vérifier si c'est un plat à barbe ou une boîte qui pend à l'enseigne.

—En fait d'enseignes, je ne m'occupe que de celles auxquelles pend une touffe de lierre, reprit le soldat. Mais que dites-vous de ma jambe?

—Fort bien! répliqua le moine, qui examinait avec attention la plaie mise à découvert... Inflammation... suppuration... C'est un véritable ulcère.

—Et voyez-vous quelque chose à faire?

—Il y a toujours à faire, reprit le moine, qui cherchait dans ses boîtes de plomb. J'ai là un baume de ma façon dont vous me direz des nouvelles... Lavez la plaie, Remy... Vous avez eu affaire à des ignorants, mon fils; à quelques faiseurs d'onguent ou drameurs-thériacteurs... Préparez les bandelettes, Remy. Avant un mois, je veux voir là une belle cicatrice rouge et luisante... Avancez la jambe et ne bougez pas.

Le frère Cyrille, qui avait étendu son baume sur une compresse de charpie, se baissa pour l'appliquer à la plaie; mais l'archer l'arrêta de la main.

—Un instant! s'écria-t-il; vous me promettez bonne et prompte guérison.

—Je vous le promets, interrompit le moine.

—On m'en avait averti, reprit le soldat. Au dire de tout le monde, il vous suffit de toucher un mal pour l'enlever; mais me jurez-vous que vous n'employez pour cela ni charmes ni magie?

Le moine haussa les épaules.

—Jurez, reprit le soldat vivement; par les cinq cents diables! je suis bon chrétien, et j'aimerais mieux perdre ma jambe que mon âme!

Pour toute réponse, le frère Cyrille fit le signe de la croix avec la compresse, et commença le Credo à haute voix. L'archer attendit qu'il l'eût achevé; puis, poussant un soupir de soulagement, il étendit la jambe et se laissa panser sans autre observation.

Ce soudard était évidemment d'une nature très-communicative, et pendant que l'on soignait sa blessure, il se fit connaître au frère Cyrille. Son nom était Richard; mais, selon l'usage des soldats du temps, il avait substitué à ce nom une phrase prise dans les psaumes, et se faisait appeler Exaudi nos. Il venait d'arriver à Vassy, et dans son empressement de consulter le frère Cyrille, il était accouru au couvent à jeun. Le moine comprit l'intention de cette confidence, et envoya Remy à l'office pour chercher une portion d'étranger avec un pot de vin destiné aux malades.

Cette attention acheva de lui gagner le cœur de l'archer qui devint encore plus communicatif, et se mit à raconter comment il se rendait en Lorraine avec un messager du roi, nommé Collet de Vienne, lequel apportait des dépêches au sire de Baudricourt, gouverneur de la ville de Vaucouleurs.

Remy lui demanda si l'on avait de bonnes nouvelles.

—Bonnes pour les Anglais, que Satan confonde! répliqua l'archer. Ils tiennent toujours Orléans assiégé, et ils ont élevé autour des bastilles qui coupent toute communication; si bien que la ville meurt de faim en attendant qu'on l'égorge.

—Et l'on ne peut lui porter aucun secours? demanda le jeune garçon.

—Pour voir recommencer la journée des Harengs? répliqua Exaudi nos; non, non, la Trinité et toute sa milice est pour les goddem. Orléans est le dernier boulevard du royaume; une fois aux Anglais, il ne restera plus d'autre ressource que de se retirer dans le Dauphiné, comme on dit que le roi Charles VII en a l'intention.

—Ce sont de tristes nouvelles à porter en Lorraine! fit observer le frère Cyrille, qui, à travers ses préoccupations scientifiques, conservait un sentiment de nationalité juste et sincère.

Exaudi nos remplit son verre qu'il vida d'un trait, fit claquer sa langue contre son palais et hocha la tête avec insouciance.

—Bah! reprit-il d'un ton expansif, après tout il n'y a de malheur que pour les bourgeois et pour la paysantaille. Nous autres, gens de guerre, nous trouvons à ça notre compte; et, comme dit notre capitaine, les moutons qui n'ont plus ni chiens ni bergers sont plus faciles à tondre.

—Ah! c'est l'opinion de votre capitaine? dit le moine, qui achevait le pansement. Et quel est le nom de cet excellent Français?

—Pardieu! vous devez le connaître, dit l'archer, que le vin rendait de plus en plus familier; c'est, après le bâtard de Vaurus, le plus mauvais garçon de France et d'Angleterre. Nous l'appelons, entre nous, le Père des sept péchés capitaux, vu qu'il les a tous; mais son vrai nom est le sire de Flavi.

—Vous êtes à son service? demanda Remy d'un air de surprise.

—C'est-à-dire que je suis son écuyer de confiance, répliqua Exaudi nos d'un ton suffisant. Je connais toutes ses affaires comme les miennes.

—Et cela vous rapporte beaucoup?

—Coussi, coussi; le sire de Flavi a l'escarcelle fermée par deux cadenas difficiles à ouvrir, la pauvreté et l'avarice; mais nous serons bientôt débarrassés du premier.

—Votre maître compte donc sur quelque fortune de guerre?

—Mieux que ça. La dame de Varennes, dont il est le plus proche parent, ne tardera pas à lui laisser ses biens... Ce serait déjà fait sans la déclaration d'un damné de vagabond...

—Comment?

—Oh! c'est toute une histoire, dit Exaudi nos en achevant le broc de vin. Il faut vous apprendre d'abord que la dame de Varennes n'avait qu'un fils qu'elle a perdu tout petit, et qu'elle est devenue veuve dernièrement; si bien que, dégoûtée du monde, elle a voulu quitter la cour où elle est dame d'honneur, en abandonnant ses domaines à son cousin le sire de Flavi. Elle était près de se retirer dans un couvent, quand, il y a deux mois, on lui a dit que son fils vivait.

—Son fils!

—Oui; il avait disparu, voilà environ dix ans, sans qu'on pût savoir ce qu'il était devenu. On avait seulement soupçonné les juifs de l'avoir enlevé pour leurs maléfices...

—Et l'on s'était trompé? demanda le frère Cyrille, évidemment intéressé.

—Peut-être, reprit l'archer; car un bohémien, mort dernièrement à la ladrerie de Tours, a déclaré que c'était lui qui l'avait enlevé au parvis Notre-Dame.

Le moine et Remy tressaillirent.

—Au parvis Notre-Dame! répétèrent-ils en même temps.

—Le jour de la Pentecôte, acheva Exaudi nos.

Le jeune garçon ne put retenir un cri.

—Ça vous étonne? continua l'archer, qui se méprit sur la cause de son émotion, c'est pourtant chose commune; les robeurs d'enfants sont aussi nombreux à Paris que les pourceaux de saint Antoine.

—Et après son enlèvement, le fils de la dame de Varennes ne fut-il pas emmené en Lorraine? demanda le Père Cyrille.

—Justement, répliqua Exaudi nos.

—Où il fut confié à un éleveur de chèvres?

—C'est cela!

—Le ravisseur était bohémien et se nommait le roi Horsu?

—D'où diable savez-vous tout cela, mon révérend? s'écria l'archer surpris.

—Ah! j'ai donc une mère! s'écria Remy avec un élan de joie impossible à rendre.

Exaudi nos parut stupéfait.

—Comment! s'écria-t-il; est-ce que par hasard... est-ce que ce garçon serait...

—L'enfant que l'on cherche! interrompit le Père Cyrille; le fils légitime de la dame de Varennes.

Le soldat se leva en poussant une exclamation.

—Oui, continua le moine avec enthousiasme; le thème l'avait annoncé: grande nouvelle à la conjonction de la lune avec les Poissons, et nous y sommes aujourd'hui même! Je vous prends à témoin, messire archer, de la grandeur et de l'infaillibilité de la science astrologique!

Mais, au lieu de répondre, Exaudi nos adressa au moine et à Remy de nouvelles questions. Tout ce qu'ils lui dirent confirma la découverte qui venait d'être faite, et il ne put douter que le jeune novice fût réellement le dernier descendant des Varennes. Cette assurance rembrunit subitement ses traits.

—Mille diables! c'est jouer de malheur! murmura-t-il.

—De malheur! répéta le frère Cyrille; ne voyez-vous pas que c'est un coup du ciel...

Et se ravisant subitement.

—Ah! fort bien! ajouta-t-il d'un ton plus sérieux. Je comprends... La réapparition de l'enfant enlève au sire de Flavi ses droits à l'héritage.

—Il faudra voir, reprit Exaudi nos brusquement; on demandera des preuves.

—Nous en donnerons, répliqua Cyrille avec chaleur; le signe de la Vierge est pour nous... J'irai avec Remy trouver la dame de Varennes... Seulement, vous ne nous avez pas dit où la trouver.

—Cherchez! répliqua l'archer en se retirant; mais, par Satan! prenez garde de trouver messire de Flavi sur votre chemin.

Le frère Cyrille voulut retenir le soldat; mais il gagna la porte du couvent, remonta à cheval et disparut en renouvelant son avertissement.

Le moine n'en avait pas besoin pour comprendre les difficultés et les périls que son protégé allait avoir à surmonter; mais celui-ci n'y songeait point; tout à son enivrement, il voulait partir sur-le-champ.—J'ai une mère! Ce cri qu'il avait jeté dans son premier transport de surprise et de ravissement, il le répétait maintenant sans cesse au fond de son cœur. Il n'était plus orphelin, il n'était plus pauvre, il n'était plus obscur! il pouvait espérer une satisfaction pour les instincts de tendresse et d'activité qu'il sentait en lui; il prendrait sa place dans la famille des hommes, parmi ceux qui avaient le droit de vouloir, d'agir! Le frère Cyrille essaya en vain d'amortir cette ardeur et d'ajourner les recherches, Remy déclara qu'il ne pouvait attendre, qu'il sentait en lui une sorte de puissance invisible qui le poussait.

—Mais songe, malheureux garçon, que tu ne sais rien de ta mère que son nom! disait le moine.

—J'irai partout, le répétant jusqu'à ce qu'une femme y réponde, répliquait Remy dans son exaltation.

—Et si elle te repousse?

—Je lui offrirai des preuves.

—Mais les fatigues de la route, les dangers, les piéges qu'on pourra te tendre!...

—Vous oubliez, mon père, que j'ai pour moi la Vierge et Mars!

Cette dernière raison convainquit le frère Cyrille.

—Eh bien, tu partiras, dit-il enfin, mais pas seul! Jérôme t'a confié à moi; tu as vécu à mes côtés une année entière; je ne te jetterai pas ainsi sans conseiller et sans appui au milieu de la mêlée; nous irons ensemble, et je ne te quitterai qu'après avoir trouvé la dame de Varennes.

La permission du prieur fut obtenue sans peine; car dans ces temps de révolutions la claustration des religieux eux-mêmes était loin d'être aussi sévère que dans les siècles précédents. Les intérêts, les passions, les nécessités les arrachaient souvent à leurs retraites pour les mêler aux débats humains, et la robe monacale flottait partout, à la cour, sur les champs de bataille, dans le conseil des princes! C'était encore une défense; ce n'était déjà plus un empêchement.

Les préparatifs furent bientôt faits, et le frère Cyrille quitta le couvent avec Remy.

Tous deux se dirigeaient vers la Touraine, où se tenait la cour et où ils espéraient obtenir plus facilement les renseignements dont ils avaient besoin.

§ 4.

On se trouvait dans l'année 1428, c'est-à-dire à une époque où tous les désastres semblaient s'être réunis pour désoler la France. La guerre, les maladies, la famine, le froid, avaient tour à tour décimé la population et ruiné le pays. Nos voyageurs durent éviter les villes qui tenaient leurs portes fermées, et traverser des campagnes couvertes de neige, où ils trouvaient la plupart des villages abandonnés. Les difficultés se multipliaient à chaque pas et retardaient sans cesse leur marche. Il fallait éviter les troupes d'Anglais ou de Bourguignons qui parcouraient les campagnes pour piller ce qui restait à prendre, les brigands qui s'embusquaient aux carrefours des routes pour dépouiller les voyageurs, les bandes de loups qui venaient jusqu'aux ouvrages avancés des villes attaquer les sentinelles! Heureux quand ils rencontraient, le soir, quelque masure où ils pouvaient allumer du feu et trouver un abri. Mais il fallait, pour cela, s'écarter des routes et s'enfoncer au plus profond des ravines et des fourrés. Partout ailleurs, les habitants gardaient leurs portes fermées, n'osant ni sortir, ni parler, ni allumer le foyer, dont la fumée les eût trahis. Plus de troupeaux dans les campagnes, plus d'attelages, plus même de chiens! les maraudeurs, dont ils annonçaient l'approche, les avaient tués.

Remy et son guide continuèrent cependant leur route avec courage, souffrant sans se plaindre le froid, les fatigues et la faim. À chaque épreuve, le jeune garçon opposait ses espérances, et le moine ses préoccupations scientifiques. Tout lui devenait occasion d'enseignement ou d'études. Si les vivres faisaient défaut, il parlait longuement de la propriété malfaisante de la plupart des mets et des avantages de la diète; le froid sévissait-il avec plus de rigueur, il se réjouissait tout haut de pouvoir expérimenter ses effets encore mal étudiés; si la fatigue roidissait leurs membres, il expliquait comment cela avait lieu, et il donnait au jeune garçon une leçon d'anatomie d'après le livre de Chauliac.

Un soir, ils arrivèrent au hameau de La Roche, récemment brûlé par une troupe de soldats. Tous les habitants s'étaient réfugiés dans l'église qui restait seule debout, et qui était encombrée des meubles grossiers arrachés à l'incendie. Quelques chèvres s'y trouvaient parquées. Le Père Cyrille et son protégé y cherchèrent un refuge pour la nuit.

Les huit ou dix familles qui s'y étaient retirées se tenaient groupées autour de plusieurs feux allumés sur les dalles, et la fumée, qui n'avait d'autre issue que les fenêtres, formait une atmosphère épaisse, à travers laquelle on pouvait à peine s'apercevoir. Cependant, en reconnaissant la robe du Père Cyrille, on resserra le cercle pour faire place aux nouveaux venus.

Le moine s'étonna de ne voir que des femmes et des enfants; mais on lui apprit que les hommes étaient sortis avec les charrues auxquelles ils s'attelaient, à défaut de bœufs, pour labourer de nuit; car tels étaient les désordres de ce malheureux temps qu'ils n'osaient paraître de jour dans les champs qu'ils cultivaient.

Rien ne pouvait, du reste, donner idée du dénûment de ces pauvres gens. Les femmes étaient vêtues de peaux non tannées et de quelques lambeaux d'étoffes dont la pluie et le soleil avaient fait disparaître la couleur, leurs enfants, de grossiers tissus de paille tressée. Cependant elles offrirent aux deux voyageurs de partager leur chétif repas: c'était un peu de lait de chèvre et quelques racines cuites sous la cendre. Elles s'excusèrent de ne pouvoir offrir de viande, leurs bœufs et leurs porcs ayant été enlevés par les soudards qui avaient brûlé le hameau. Mais le frère Cyrille déclara que, selon Gallien, le bœuf occasionnait des obstructions, tandis que la chair de porc engendrait la mélancolie; et il commença une dissertation entrecoupée de grec et de latin pour prouver que toutes les maladies venant de la raréfaction ou de la superfluité des humeurs, la nourriture végétale était la plus propre à entretenir celles-ci dans un juste équilibre, et par suite la seule qui convînt véritablement à l'homme.

Après avoir ainsi assaisonné d'aphorismes la frugalité du repas, il allait se jeter avec Remy sur une litière de feuilles étendue le long du mur, lorsque des pas de chevaux retentirent devant le porche. Les femmes effrayées se levèrent, craignant que ce ne fût encore quelque troupe d'aventuriers; mais les cavaliers qui venaient de mettre pied à terre n'étaient qu'au nombre de cinq, et celui qui marchait à leur tête entra en souhaitant la paix de Dieu aux femmes accourues vers l'entrée. Il s'avança ensuite vers le chœur, s'agenouilla dévotement et se mit à prier.

Remy, qui s'était trouvé sur son passage, n'avait pu retenir un geste de surprise qu'il renouvela en le voyant se relever.

—Connaîtrais-tu ce jeune homme? demanda le frère Cyrille, qui avait remarqué son mouvement.

—Que Dieu m'éclaire si je suis le jouet de quelque illusion! répondit le jeune garçon; mais il me rappelle trait pour trait la paysanne qui m'accueillit il y a un an à Domremy.

—Qui parle de Domremy? s'écria l'étranger en se retournant vivement.

Et ses yeux ayant rencontré le pupille de Cyrille, ajouta:

—Sur mon salut! c'est le chevrier que ceux de Marcey voulaient tuer.

—Ainsi je ne me suis pas trompé! s'écria Remy; vous êtes bien Jeanne Romée.

—Si bien, que voici mon frère Pierre, dit la paysanne en montrant un jeune soldat qui venait de s'approcher. Que le grand Messire soit loué de mettre sur mon chemin un visage connu et qui me rappelle mon pauvre village!

—Dieu nous sauve! Depuis quand les filles des champs voyagent-elles en habits de cavalier et l'épée au côté? demanda le frère Cyrille avec surprise.

—C'est en effet chose peu ordinaire, mon révérend, répliqua la paysanne avec modestie; mais la nécessité des temps est une dure loi.

—Et où allez-vous? reprit le moine.

—Vers le roi de France, mon père, pour remplir une mission.

Frère Cyrille allait continuer ses questions, lorsqu'un des cavaliers qui accompagnaient la jeune fille, et qui, par son âge aussi bien que par son costume, semblait supérieur aux autres, s'approcha.

—Montrez plus de prudence, Jeanne, dit-il vivement; c'est trop déjà qu'on vous ait reconnue, et si vous racontez à tout venant vos projets, la route ne peut manquer de nous être fermée.

—N'ayez point de souci, messire Jean de Metz, répondit la jeune fille avec calme; ceux ci peuvent être regardés comme bons Français.

—Priez-les alors d'oublier votre rencontre et ce que vous avez pu leur dire, car du secret dépend la réussite.

—La réussite ne dépend que du grand Messire, reprit Jeanne doucement; mais vous serez satisfait, car je m'assure que le révérend et le jeune garçon sauront se taire.

Remy et le moine protestèrent de leur discrétion.

—J'y compte, braves gens, reprit la paysanne, et surtout j'espère que vous vous souviendrez de moi dans vos prières du soir et du matin; car tout vient de Dieu et de nos saints patrons.

À ces mots, elle se signa en saluant les deux voyageurs et suivit messire Jean de Metz près du porche où les chevaux avaient été attachés.

Elle y attendit quelque temps le retour de plusieurs compagnons qui étaient allés à la recherche de vivres. Ils arrivèrent enfin; et, à la lueur du feu qu'ils ne tardèrent pas à allumer, frère Cyrille reconnut parmi eux Exaudi nos.

Il attira vivement Remy dans la partie la plus obscure de l'église, en lui recommandant de ne point se laisser voir par l'archer, qui, après la scène du couvent, ne pouvait manquer de deviner le motif de leur voyage; et, afin de mieux se cacher tous deux, ils se couchèrent sur les feuilles.

Le repas achevé, Jeanne et ses compagnons s'étendirent également sur un peu de paille près du bénitier. Exaudi nos et un autre cavalier, qui portait le costume de messager du roi, restèrent seuls éveillés.

Après avoir fait entrer les chevaux dans l'église pour les mettre à l'abri des loups dont on entendait les hurlements dans la nuit, ils s'avancèrent vers le chœur et s'assirent près du dernier feu qui jetât encore quelques lueurs. Ils se trouvaient ainsi à quelques pieds du frère Cyrille et de son protégé.

Tous deux avaient sans doute leurs raisons pour s'éloigner de leurs compagnons; car ils parlèrent longtemps, vivement, à voix basée, et le nom de Jeanne revenait sans cesse dans cet entretien mystérieux. Ils s'interrompirent cependant tout à coup en tressaillant.

—N'as-tu pas entendu remuer derrière toi? demanda Exaudi nos.

—Oui, dit le messager en se retournant.

—Il y a quelqu'un là sur la litière de feuilles.

—C'est un moine qui dort.

—Il est seul?

—Tout seul.

L'archer se rassura, reprit la conversation qui dura encore quelque temps, puis tous deux s'assoupirent autour du feu éteint.

Mais avant le jour la voix de Jeanne se fit entendre; elle réveillait ses compagnons.

—Allons, messire Jean de Metz, messire Bertrand de Poulengy, disait-elle, il est temps de remettre le pied à l'étrier, afin d'aller où Dieu nous envoie.

Les gentilshommes secouèrent un reste de sommeil et se levèrent. Après la prière dite à haute voix par la jeune paysanne, on brida les chevaux et on les fit sortir sous le porche, où chacun se mit en selle.

Le jour commençait alors à paraître, et Jeanne aperçut que le messager et Exaudi nos se tenaient près d'elle; elle tressaillit comme si leur vue eût subitement réveillé son souvenir, et appelant Jean de Metz:

—Savez-vous, messire, pourquoi ces deux méchants garçons se trouvent à ma droite et à ma gauche? demanda-t-elle.

—Pourquoi serait-ce, sinon pour vous servir de conducteurs? répliqua le gentilhomme.

—Comme vous dites, reprit Jeanne. Reste seulement à savoir où ils veulent me conduire.

—Vers le roi, sans doute.

—Vous répondez à leur place; mais moi, j'ai une autre idée, et puisqu'ils ne veulent rien dire, je parlerai pour eux.

—Pour nous! répétèrent les deux hommes surpris.

—Tout à l'heure, nous allons rencontrer une rivière, reprit Jeanne.

Le messager et l'archer firent un mouvement.

—Sur cette rivière se trouve un pont sans parapet.

Ils tressaillirent.

—Ces deux hommes doivent prendre la bride de mon cheval, sous prétexte de le conduire...

Ils devinrent pâles.

—Et quand nous serons au milieu, ils me pousseront au plus profond de l'eau! N'est-ce pas là ce dont vous êtes convenus pour vous débarrasser de celle dont la conduite vous expose, dites-vous, à de trop grands périls?

Exaudi nos et son compagnon joignirent les mains avec épouvante.

—Grâce! grâce! demoiselle Jeanne, s'écrièrent-ils tremblants.

—Par le ciel! si c'est la vérité, ces deux méchants doivent être branchés au premier arbre! s'écria Bertrand de Poulengy en faisant avancer brusquement son cheval vers l'archer et son complice.

Mais Jeanne l'arrêta du geste.

—Laissez, dit-elle; tous deux me prennent pour une magicienne; mais je leur prouverai bien que mon pouvoir vient de Messire et non du démon. Pour cette fois, nous n'avons rien à craindre, car un chrétien m'a averti de leur mauvaiseté. Laissez-les donc nous suivre sans plus vous tourmenter, et par la volonté du vrai Dieu, ils ne nous nuiront point.

À ces mots, elle souleva la bride de son cheval et partit avec toute la troupe.

Lorsqu'elle eut disparu, Remy sortit de la niche où il s'était tenu caché et où il avait pu voir le résultat de l'avertissement donné par lui à Jeanne. Il demeura sous le porche tant qu'il aperçut son cheval blanc dans la nuit, puis rentra dans l'église pour réveiller le frère Cyrille et se remettre en route avec lui.

§ 5.

À mesure que nos deux voyageurs approchaient de la limite où l'autorité française s'était maintenue, le pays devenait encore plus ravagé, et les faibles secours qu'ils avaient trouvés jusqu'alors leurs manquèrent complétement. La population, en butte aux attaques des deux partis, s'était lassée de relever des toits toujours incendiés, de semer des moissons toujours fauchées en herbe; elle avait pris la fuite, si bien que tout était désert. Cyrille et Remy étaient forcés de faire de longs détours, afin de passer par les bourgs où ils pouvaient trouver quelques ressources; mais, outre qu'ils prolongeaient ainsi leur route, la rencontre des partis qui battaient le pays les exposait à mille dangers.

Qu'ils fussent Français, Bourguignons ou Anglais, on pouvait les regarder comme ennemis de quiconque se trouvait trop faible pour leur résister. Nos deux voyageurs furent plusieurs fois arrêtés et rançonnés autant que le permettait leur indigence; mais en arrivant à Tonnerre, ce fut bien autre chose: soit feinte, soit erreur, on les prit pour des espions, et tous deux furent jetés en prison.

Le moine demanda en vain à parler au gouverneur; plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'il pût l'obtenir. On les avait placés dans une salle basse où se trouvaient enfermés des juifs, des caignardiers et des robeurs d'enfants[11], dont toute l'ambition était de se laisser oublier jusqu'à ce que le hasard leur fournît une occasion de délivrance. Celui qui couchait avec eux (selon l'usage alors établi dans les prisons, où chaque lit servait pour trois prisonniers) les engagea d'abord à attendre comme lui une heureuse chance; mais voyant qu'ils ne pouvaient s'y résigner, il leur dit enfin:

[11] On appelait «caignardiers» certains vagabonds dangereux qui avaient leur campement habituel sous les ponts de Paris, et «robeurs d'enfants» des mendiants qui enlevaient de petits enfants dont ils faisaient trafic.

—Par saint Ladre! puisque vous avez si peu de patience, je puis vous donner le moyen d'être conduit sans plus de retard au gouverneur; mais il faudra pour cela souffrir quelques jours de la faim et coucher sur la dure.

—Qu'importe! pourvu que nous puissions nous justifier, répliqua Cyrille.

—Alors donc, continua le prisonnier, refusez dès aujourd'hui de payer le droit de geôle de huit deniers, vous serez rangé parmi ceux qui n'ont pour couche qu'une litière de paille, et comme vous ne serez plus d'aucun profit à notre gardien, il saura bien vous faire obtenir audience du seigneur qui gouverne.

Cyrille suivit ce conseil, et ce que le vagabond avait prévu arriva. Le moine et Remy, ne rapportant plus au geôlier que la peine de les garder, furent bientôt conduits au gouverneur pour être interrogés.

Ils trouvèrent ce dernier assis avec d'autres gens de guerre devant une table couverte de coupes et de hanaps. C'était un homme d'environ quarante ans, un peu replet, mais tanné par le soleil et la bise. Il avait le front bas, le regard hautain, et ces lèvres minces qui indiquent l'avarice et l'insensibilité.

Au moment où les deux prisonniers parurent, il tendait à son écuyer une large coupe de vermeil.

—Verse, s'écriait-il, ce sont les juifs qui payent la benoite liqueur.

—À condition qu'on leur en rende le prix au centuple, fit observer un des convives.

—De fait, c'est une honte que tout l'or de la noblesse aille enrichir cette immonde engeance, continua un second; leurs escarcelles sont pleines de nos promesses et cédules.

—Sans compter qu'ils osent nous menacer de la justice! ajouta un troisième.

—À qui le dites-vous? reprit le gouverneur; n'ont-ils pas écrit au roi pour que j'aie à payer ce qui leur est dû?

—Et vous ne nous délivrez pas de ces loups ravisseurs, messire?

Le gros homme cligna des yeux.

—Patience, patience, dit-il, on trouvera un moyen de leur faire donner quittance de toute dette, et cela sans beaucoup attendre! Buvons toujours, vous dis-je, avec courage et sans autre inquiétude pour le présent.

Il avait de nouveau fait remplir son hanap qu'il commençait à vider, lorsque le frère Cyrille et Remy s'approchèrent. Il s'arrêta à moitié de la libation.

—Eh bien, qu'est-ce que c'est? s'écria-t-il; d'où nous viennent ce frocard et ce jeune drôle?

Puis, comme s'il se fût tout à coup rappelé:

—Ah! je sais, reprit-il, encore des espions de Bedford? Qu'ils payent rançon, sang Dieu! qu'ils payent rançon ou qu'on les pende.

—Très-bien! dit le moine résolument; mais aucun de nous, messire, n'a mérité d'être rançonné ni pendu; loin d'être des messagers de Bedford, nous sommes de vrais Francs.

—Ah! tu me donnes des démentis, toi! reprit le gouverneur en lançant au moine un regard de travers. Sang Dieu! tu crois peut-être que ta robe me fera peur?

—Je crois seulement qu'elle me fera respecter, reprit Cyrille avec fermeté, car c'est la livrée d'un serviteur de Dieu!

—Par le ciel! peu me chaut que ce soit de Dieu ou du diable! s'écria le seigneur. Qui es-tu? d'où viens-tu? que cherches-tu ici? voyons, réponds sans ambages, ou toi et ton jeune gars, je vous fais brancher à l'un des arbres de la grande place, aussi vrai que je me nomme messire de Flavi!

Remy et le Père Cyrille firent un mouvement.

—De Flavi! s'écrièrent-ils ensemble.

Le gouverneur les regarda en face.

—Eh bien! dit-il.

—Le cousin de la dame de Varennes! ajouta le moine.

—Après? demanda Flavi plus attentif.

Le Père Cyrille ouvrit la bouche pour ajouter un mot, mais il ne le prononça pas: seulement, son regard alla comme involontairement du gouverneur à Remy.

Celui-ci avait déjà réprimé son trouble.

—Que signifie cette surprise en entendant mon nom? s'écria Flavi, et pourquoi me parler de la dame de Varennes? Sur mon salut! il y a ici quelques diableries. Approchez, révérend, et si vous tenez au moule de votre capuchon, répondez sans plus attendre.

En prononçant ces mots, le gouverneur de Tonnerre avait reposé brusquement sur la table son hanap. Cyrille, qui allait répondre, tressaillit et s'arrêta tout à coup: il venait d'apercevoir le bœuf sculpté qui formait l'anse de la tasse de vermeil.

L'horoscope de Remy lui revint aussitôt à la mémoire; il se rappela les sinistres présages qui se rattachaient au signe du Taureau, et ne douta point que le danger annoncé ne fût arrivé.

Flavi, surpris et irrité de son silence subit, renouvela ses questions avec impatience; mais le moine était bien décidé à ne lui donner aucune explication. Il répondit seulement qu'il se rendait en Touraine avec l'autorisation de son prieur, pour une affaire de succession; et les efforts de Flavi ne purent lui rien arracher de plus. Enfin, à bout de patience, il ordonna de faire reconduire les voyageurs en prison, afin qu'ils fussent pendus le lendemain, comme convaincus d'espionnage.

Le Père Cyrille prit d'abord ce dernier ordre pour une menace; mais son inquiétude devint plus sérieuse lorsqu'à son retour le geôlier les renferma dans des cachots séparés. Il voulut de nouveau parler au gouverneur; on lui répondit qu'il venait de quitter Tonnerre à la tête d'une compagnie armée, avec laquelle il devait battre la campagne pendant plusieurs jours. Le geôlier ajouta seulement, par forme de parenthèse, que maître Richard, archer du sire de Flavi, avait reçu ordre de ne point oublier les prisonniers, et qu'il se présenterait avec un confesseur vers le point du jour.

Désormais le doute était impossible: le Père Cyrille avait cru faire acte de prudence en taisant la vérité, et ce silence l'avait perdu ainsi que Remy.

Cette pensée lui causa une sorte de vertige. Pour lui-même, il eût pu, sans trop d'émotion, accepter ce coup inattendu: au milieu des désastres qui affligeaient la France depuis tant d'années, trop de sang avait coulé pour que l'idée d'une fin violente ne fût pas devenue familière à tous; à force de voir tomber ses voisins, on s'était accoutumé à attendre la mort pour son propre compte; mais comment l'accepter pour celui d'un enfant qu'on avait protégé, auquel on supposait une longue et heureuse destinée? Frère Cyrille ne pouvait s'habituer à la pensée que tant d'espérances allaient être moissonnées dans leur fleur; il s'indignait et se désolait tour à tour. Il priait Dieu avec ferveur ou repassait le thème calculé pour Remy: le Taureau se montrait toujours hostile; mais, toujours aussi, Mars et la Vierge promettaient leur influence favorable. Frère Cyrille flottait malgré lui entre l'espoir et la crainte, et cependant la crainte augmentait d'instant en instant!

Une partie de la nuit était déjà écoulée; l'heure désignée pour le supplice approchait, toute chance de salut paraissait perdue! Tout à coup une lueur rougeâtre brille au dehors; elle devient plus vive, elle grandit; une immense clameur s'élève: c'est le feu! Ses reflets étincelants éclairent les murailles; on entend le mugissement des flammes, le craquement des charpentes! Le geôlier accourt ouvrir les portes des cachots en criant que le feu est au quartier des juifs, placé derrière la prison. Le moine se précipite dans les corridors étroits, il appelle Remy; une voix qui prononce son nom lui a répondu: tous deux se cherchaient, et tous deux se rencontrent à l'entrée du préau réservé. La porte est ouverte; ils s'y précipitent, traversent une seconde cour, s'élancent dans la rue et courent devant eux en se tenant par la main.

Mais leur course les rapproche de l'incendie; ils sont heurtés d'abord par les malheureux qui fuient chargés de ce qu'ils ont pu dérober aux flammes, puis par les soldats du sire de Flavi, qui les poursuivent et les dépouillent. Le Père Cyrille se rappelle alors la menace du gouverneur, et comprend la cause du désastre; mais une pluie de cendre et de charbons embrasés l'oblige à rebrousser chemin; il trouve une ruelle solitaire, s'y précipite avec Remy, et tous deux gagnent la campagne.

Ils ne s'arrêtèrent qu'à la lisière d'un fourré épais, qui leur assurait une retraite. Là, le moine haletant cria:—Assez! regarda derrière lui pour s'assurer qu'ils n'étaient point poursuivis, puis se tourna vers Remy.

—Ah! Dieu vient de faire pour nous un miracle, dit-il.

—Mon père! s'écria celui-ci, ému de joie.

—Qu'il soit béni de t'avoir sauvé! reprit le moine en se signant avec une expression d'ardente reconnaissance; nous devons ce bonheur aux soldats qui ont mis le feu à la rue pour que l'incendie donnât quittance à leurs officiers. Du reste, le thème l'avait annoncé: Mars nous protége!... Seulement n'oublions pas que nous avons toujours contre nous le Taureau!

Ils se remirent en marche à travers le fourré, suivirent le Serein jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé un gué, puis se dirigèrent vers la Cure. Ils marchèrent pendant le reste de la nuit et pendant une partie du jour suivant; enfin, près de Vermanton, la fatigue les força de s'arrêter.

Ils frappèrent à la porte d'une maison d'assez bonne apparence, bâtie dans le bois, et qu'ils prirent pour une maison de forestier. Mais la femme qui vint leur ouvrir portait le costume bourgeois; elle regarda d'abord par un guichet grillé, demanda ce qu'on lui voulait, et finit par ouvrir avec quelque hésitation.

En entrant, le Père Cyrille et son compagnon remarquèrent un établi couvert d'outils et de fragments d'os. Mais leur hôtesse se hâta de les faire passer dans une seconde pièce, où elle leur offrit des siéges autour d'une table sur laquelle elle plaça de quoi satisfaire leur faim.

Les deux voyageurs, qui tombaient d'inanition, mangèrent et burent d'abord sans parler. Lorsqu'ils furent enfin rassasiés, le Père Cyrille adressa la parole à la femme, qui s'était assise près du foyer, et les regardait dîner sans rien dire.

—Vous excuserez notre silence, ma fille, dit-il avec la douce familiarité que lui permettaient sa profession et son âge; mais la meilleure conversation pour celui qui donne l'hospitalité est le bruit du couteau et de la cuiller de ses hôtes. Dieu vous rendra ce que vous faites aujourd'hui pour de pauvres voyageurs.

La maîtresse du logis se signa en soupirant.

—Puisse-t-il vous entendre, mon révérend! murmura-t-elle; car nous vivons dans des temps où il fait expier durement à tous les fautes de quelques-uns.

—Hélas! vous avez raison, répliqua doucement le Père Cyrille; pour l'heure, nous voyons le royaume livré à deux peuples et à deux princes qui n'ont d'autre occupation que de se nuire: aussi nul ne peut-il dire quand finiront nos maux, si la Trinité elle-même n'en prend souci.

—Peut-être le moment de la miséricorde est-il venu, fit observer la femme, car une nouvelle Judith vient d'arriver pour le salut du roi Charles.

—Une nouvelle Judith! répéta le moine étonné.

—Ne le savez-vous pas? reprit son interlocutrice; une fille qui se disait envoyée de Dieu est arrivée à Chinon dans le mois de février. Après l'avoir fait examiner par des évêques et par l'université de Poitiers, Charles l'a mise à la tête d'un secours qui se rendait à Orléans, et elle a fait lever le siége aux Anglais.

—Est-ce possible! interrompit Remy.

—Si possible, qu'elle est elle-même à Loches, où se trouve maintenant le roi.

—Au nom du Christ! partons pour Loches, mon père! s'écria le jeune garçon en se levant; c'est là qu'il faut arriver.

Leur hôtesse objecta les dangers de la route couverte de partis anglais, qui, depuis la défaite d'Orléans, ne faisaient quartier à personne. Mais le Père Cyrille lui répondit que Dieu, qui les avait protégés depuis trois mois, ne les abandonnerait pas. Elle voulut alors garnir de provisions la besace que portait le jeune garçon, et passa dans la pièce voisine pour remplir sa bouteille de cuir. Mais comme elle se dirigeait vers le cellier, plusieurs coups furent frappés à la porte d'entrée, et on l'appela par son nom.

—Dieu nous sauve, c'est Nicolle! s'écria-t-elle.

—Oui, femme, reprit la voix; ouvre vite par le ciel! je meurs de soif et de faim.

Elle courut ouvrir, et un homme au teint bruni, mais à l'air jovial, parut sur le seuil. Il était vêtu de la robe de pèlerin, et portait, suspendue au cou, une de ces petites boîtes grillées dans lesquelles on renfermait les reliques à vendre.

—Jésus Dieu! est-ce bien vous? reprit la femme stupéfaite.

—Tu ne m'attendais pas sitôt, dit le nouveau-venu; mais depuis que Jeanne la Pucelle met partout les Anglais en fuite, ceux-ci sont devenus dévots; dès qu'ils m'apercevaient avec ma robe de pèlerin, ils accouraient pour acheter des reliques qui pussent les préserver de malencontre: aussi, ai-je tout vendu en quelques jours, et je viens renouveler ma trousse à miracles...

—Plus bas! malheureux! interrompit la femme effrayée; il y a là un jeune garçon et un moine.

—Ah! goddem!

—Au nom de Dieu! ôtez vite cette robe...

—C'est inutile, dit le Père Cyrille, qui avait tout entendu de la pièce voisine, et qui se montra, l'air sévère et courroucé.

La femme recula en poussant un cri. Quant au pèlerin, après le premier mouvement de surprise, il parut prendre son parti.

—Par le ciel! mon révérend, vous confessez les gens sans qu'ils s'en doutent, dit-il avec une gaieté effrontée.

—Tais-toi, sacrilége! s'écria le moine dont l'indignation avait étouffé l'indulgence habituelle; faut pèlerin, fabricant impie de reliques menteuses, peux-tu oublier les peines éternelles qui doivent punir ton imposture dans l'autre monde?

—J'aime mieux me rappeler les profits qui récompensent ma peine dans celui-ci, répliqua Nicolle avec effronterie. Par tous les diables! mon révérend, vous êtes mal venu à me reprocher de vivre de tromperies quand l'honnêteté vous fait mourir de faim. J'ai été clerc de bazoche, puis chantre de paroisse, et j'étais vêtu d'un mauvais habit de retondaille, nourri de fromage de chèvre et de pain d'orge à la paille; j'ai voulu ouvrir à Auxerre boutique d'épicerie, les soudards ont pillé les marchandises qu'on m'envoyait, et il a fallu attacher une bannière sur mon pignon[12]. Ne pouvant subsister de mon travail, je me suis donc décidé à subsister de mes ruses; la faute n'en est point à moi, mais à ceux qui m'y ont forcé.

[12] C'était une indication de banqueroute.

—Hélas! c'est la vérité, ajouta la femme chez qui l'industrie du faux pèlerin éveillait évidemment des scrupules, mais qui eût voulu l'excuser aux yeux du moine; Nicolle n'a point choisi son métier, et si on peut lui reprocher l'argent qu'il gagne, du moins sait-il en garder une part pour des œuvres pieuses.

Et la preuve, ajouta le pèlerin en plongeant la main dans son escarcelle, d'où il retira quelques pièces de monnaie, c'est que je prierai le révérend de ne point m'oublier dans ses prières.

Le moine repoussa l'argent.

Vade retro! s'écria-t-il, ce sont les écus du diable! je ne veux rien du trahisseur de Dieu. Vade retro!

—Vous avez été moins scrupuleux pour la victuaille! fit observer Nicolle piqué, en jetant un regard sur la besace que portait Remy.

Le Père Cyrille la saisit vivement.

—Ah! très-bien, s'écria-t-il; je l'avais oublié; vous avez raison de me le rappeler. Quand je devrais mourir de male-faim, il ne sera point dit que j'aurai partagé le pain de l'iniquité. Reprenez votre aumône, et qu'elle reste à la charge de votre âme.

Il avait vidé le bissac, qu'il tordit à l'un de ses bras, puis, reprenant le bâton de houx posé près de la porte, il sortit avec Remy sans plus attendre.

§ 6.

L'annonce des succès obtenus par cette fille inconnue qui conduisait l'armée française au nom de Dieu et de l'arrivée de la cour à Loches, avait singulièrement réjoui le jeune homme; il le fut encore bien davantage en apprenant que Jeanne la Pucelle venait de reconquérir successivement, sur les Anglais, Jergeau, Meung, Beaugency, et que le roi s'avançait avec elle vers la Beauce.

Son conducteur et lui changèrent aussitôt de direction; remontant vers le nord, ils laissèrent Orléans sur leur gauche, et atteignirent la lisière des bois de Neuville.

Jusqu'alors le Père Cyrille avait supporté les fatigues du voyage à force de bonne volonté; mais la route devenait de plus en plus difficile, et le courage seul ne pouvait suffire pour en surmonter les difficultés. Les deux voyageurs traversaient un pays ravagé par le passage récent des Anglais, qui évacuaient les villes et les châteaux où ils avaient jusqu'alors tenu garnison. Ils s'étaient retirés en ne laissant partout que solitude et ruines. Les provisions de nos voyageurs s'épuisèrent sans qu'ils pussent les renouveler; il fallut vivre de racines et d'herbes sauvages arrachées aux bords des sillons en friche. Depuis trois jours ils n'avaient rencontré aucun être vivant. La pluie tombait presque continuellement sans qu'ils pussent trouver d'autre abri que des masures à demi écroulées ou des carrières abandonnées. Le Père Cyrille, qui avait jusqu'alors accepté toutes les peines et les privations sans se plaindre, ne put y résister plus longtemps. Le quatrième jour, il s'arrêta à l'entrée d'un petit taillis, vaincu par le froid, la lassitude et la faim, et se laissa tomber lourdement sur un tronc d'arbre abattu.

—Quand il s'agirait du paradis, je ne pourrais faire un pas de plus, dit-il d'une voix affaiblie; laisse-moi ici, mon fils... et continue sans moi.

—Au nom de Dieu, mon père, encore un effort! interrompit Remy; que nous puissions au moins atteindre quelque cabane... allumer un peu de feu... Ici vous êtes sans abri... Mon père, je vous en supplie!

Le frère Cyrille ne répondit que par un murmure inintelligible: ses paupières engourdies par le froid s'étaient refermées; ses membres, que la fatigue avait appesantis, demeurèrent immobiles. Remy continua en vain ses prières pendant quelque temps: son compagnon s'était endormi!

Saisi de frayeur, il courut vers la route en appelant à grands cris et cherchant de l'œil, au milieu de la nuit qui était descendue, quelque fumée qui pût lui faire espérer un prochain secours. Après avoir longtemps regardé en vain, il crut apercevoir plus loin, au bord de la route, une construction dont il ne put bien distinguer la forme, mais qui lui parut importante et élevée. Ne doutant point que ce ne fût une maison, il revint au frère Cyrille, le souleva dans ses bras et se mit à l'entraîner avec effort vers l'abri qu'il avait entrevu.

Le moine, à demi réveillé, se redressa sur ses pieds et se remit machinalement en marche; enfin tous deux atteignirent l'édifice, dont la sombre silhouette se dessinait dans l'ombre. Remy releva les yeux... c'étaient les fourches de justice de la sénéchaussée, auxquelles pendait encore le cadavre du dernier supplicié!

Cette espèce de désappointement abattit ce qui lui restait de courage. Après avoir de nouveau promené ses regards autour de lui sans rien distinguer autre chose que le sombre abîme de la nuit, au milieu duquel les arbres levaient leurs bras tortueux comme de lugubres fantômes, il s'assit à côté du frère Cyrille, appuya sa tête sur un pan de la robe du moine et se laissa aller à la somnolence qu'il avait jusqu'alors combattue.

Cependant un reste d'énergie vitale luttait encore dans son cœur et lui faisait percevoir vaguement ce qui se passait; il sentait que la pluie avait recommencé à tomber, et il rabattit machinalement le capuchon sur la tête du frère Cyrille; puis il entendit les oiseaux de proie pousser leurs cris sinistres autour du gibet, puis les hurlements des loups rôdant sur la lisière des fourrés! enfin il lui sembla qu'une ombre s'avançait vers eux!

Il fit un effort pour se redresser, et aperçut une vieille femme d'un aspect hideux, qui s'était arrêtée en le voyant, avec un geste de surprise.

—Au nom de Dieu le Père... et de son Fils, balbutia-t-il, qui que vous soyez... secourez-nous!...

—Qui es-tu, et que fais-tu là? demanda la vieille femme.

Remy lui expliqua en mots entrecoupés comment lui et son conducteur avaient été surpris par la nuit au lieu où ils se trouvaient. Il la supplia de nouveau de lui indiquer un gîte et de l'aider à y conduire son compagnon. La vieille femme, qui avait d'abord paru balancer, se décida enfin; elle prit un des bras du Père Cyrille, tandis que Remy prenait l'autre, et tous deux le conduisirent ainsi jusqu'à la colline qui bordait le taillis.

Un vieux château depuis longtemps ruiné la dominait, et ses tours ébréchées se dessinaient en blanc sur le ciel chargé de brouillards sombres. Après leur avoir fait suivre un sentier rocailleux et franchir des débris de murailles, la vieille femme poussa enfin la porte d'une sorte de cave souterraine conservée intacte au milieu des ruines, et dont elle avait fait son habitation. Elle quitta un instant ses hôtes et reparut bientôt avec une lampe allumée; mais à la vue de la robe du Père Cyrille, que la nuit ne lui avait point permis jusqu'alors de distinguer, elle ne put réprimer un mouvement de surprise et presque d'épouvante.

—Un moine! s'écria-t-elle.

—Aimeriez vous donc mieux un soudard? dit en souriant le religieux, qui commençait à se ranimer. Ne craignez-rien, bonne femme, nous sommes des gens de paix, et nous serons doublement vos obligés si, après nous avoir accordé une place sous votre toit, vous rallumez pour nous votre foyer.

La vieille grommela quelques mots inintelligibles, prit la lampe et voulut faire entrer ses hôtes dans une seconde pièce plus reculée; mais Remy, qui venait de promener ses regards autour de celle où ils se trouvaient dans ce moment, saisit vivement la main du Père Cyrille, et lui dit d'une voix altérée:

—Dieu nous protége! voyez où nous sommes, mon père.

Le moine releva la tête et tressaillit à son tour.

—Si je ne me trompe, ceci est un laboratoire de science diabolique, dit-il avec une vivacité dans laquelle la peur avait évidemment moins de part que la curiosité.

—Sortons, mon père, sortons! interrompit Remy, en cherchant à l'entraîner.

Mais le Père Cyrille résista: il partageait la croyance de son siècle dans la magie, mais bien qu'il la regardât comme directement enseignée par le démon, l'ardeur scientifique combattait, dans son esprit, le désir du salut et lui inspirait pour le moins autant d'intérêt que d'horreur pour le grand art des sortiléges. Lui-même avait autrefois essayé, dans le secret du laboratoire, quelques recettes magiques, et s'il n'avait point persisté, la cause en était bien moins dans son orthodoxie que dans l'insuccès des premières tentatives. La rencontre d'une femme livrée à cette damnable science réveilla donc tous ses anciens désirs, et il promena autour de lui un regard avide.

L'espèce de souterrain dans lequel il se trouvait était garni de tous les objets mystérieux employés par la sorcellerie: chaudières de différentes dimensions pour préparer les philtres, touffes de cheveux qui pouvaient se changer en pièces d'or, miroirs d'acier poli dans lesquels l'art magique vous montrait les absents, baguettes de coudrier destinées à diriger les nuées, effigie de cire ayant au cœur de longues épingles d'acier qui devaient amener la mort de celui qu'elle représentait, ossements humains, cordes de pendu, têtes de vipère pour les onguents qui changent votre forme. Mais ce qui frappa surtout les yeux du Père Cyrille fut un énorme crapaud, prisonnier sous un globe de verre. Il portait, sur le dos, le petit manteau de taffetas indiquant qu'il avait été baptisé par un prêtre sacrilége, et sur la tête une sorte de crête brillante.

L'attention curieuse du moine n'avait point échappé à la vieille, et elle l'augmenta encore en déclarant à haute voix, sous forme de menace, les différents dons que lui donnait son art.

Remy, au comble de la terreur, voulut s'élancer vers la porte d'entrée; mais le Père Cyrille, dont épouvante était mêlée d'émerveillement, le retint.

—Reste, s'écria-t-il, reste et signe-toi; la puissance du démon ne peut prévaloir contre le symbole de la Rédemption. Au nom du Père, du Fils et de l'Esprit-Saint, servante d'Astaroth et de Belzébuth, je t'ordonne de cesser tes menaces et de renoncer à tes maléfices.

La sorcière s'arrêta et demeura un instant immobile près de la porte. Le Père Cyrille ne douta pas qu'elle n'eût obéi malgré elle à l'exorcisme puissant qu'il venait de prononcer; mais la vieille, qui semblait écouter, se rapprocha tout à coup, et dit:

—Quelqu'un vient pour consulter la reine de Neuville.

—Tu as donc reçu l'avertissement du démon? demanda le moine étonné.

—Ils sont plusieurs, reprit la sorcière, qui tournait le dos à la porte; ils sont armés; retire-toi avec l'enfant, et laisse-les me parler sans témoin.

Elle avait pris la lampe et s'avançait vers une des pièces voisines; elle y fit entrer ses deux hôtes.

C'était un caveau spacieux, au fond duquel se trouvaient un brasier encore enflammé et une litière de feuilles sèches. La reine de Neuville engagea les deux voyageurs à se réchauffer et à prendre du repos, puis se retira en refermant la porte de séparation.

La terreur de Remy n'était point dissipée. Le moine s'efforça de le calmer en lui répétant que les formules magiques pouvaient être victorieusement combattues par celles de l'exorcisme. Il s'approcha ensuite du brasier qu'il ranima et engagea le jeune garçon à s'asseoir avec lui sur le lit de feuilles.

Mais les voix des nouveaux visiteurs venaient de se faire entendre dans la première pièce; Remy s'approcha avec précaution de la porte refermée par la vieille, et, appuyant son œil aux fentes que laissaient les planches disjointes, il aperçut distinctement tous les personnages de la scène qui se jouait de l'autre côté.

La reine de Neuville était debout à quelques pas, tenant d'une main la baguette de fer et l'autre appuyée sur le globe qui recouvrait le crapaud baptisé. Près de l'entrée étaient arrêtés trois hommes, que le jeune garçon reconnut aussitôt, à leur costume et à leurs couleurs, pour des archers du sire de Flavi. Tous trois parlaient craintivement de loin à la sorcière; mais enfin l'un d'eux parut s'enhardir: faisant un pas en avant, il se trouva dans l'espace éclairé par la lampe; ses traits, jusqu'alors cachés dans l'ombre, furent subitement illuminés, et Remy reconnut Exaudi nos.

Bien qu'il parlât à la vieille femme avec son effronterie habituelle, cette effronterie était mêlée d'une inquiétude visible.

—Ainsi, tu es venu pour chercher une chemise de sûreté? disait la reine de Neuville, qui répondait évidemment à une demande précédemment faite par l'archer.

—Oui, répliqua celui-ci, dont les yeux ne pouvaient quitter le crapaud au manteau de taffetas; une chemise qui puisse me servir à la fois contre les mauvais coups et contre les sortiléges.

—Et que veulent tes compagnons? reprit la sorcière.

—Moi, dit un des soldats qui se tenaient dans l'ombre et dont l'uniforme indiquait un cannequinier ou arbalétrier à cheval, je souhaiterais un peu de cette poudre de sorcier que vous fabriquez avec un chat écorché, un crapaud, un lézard et un aspic.

—Et moi, ajouta le troisième qui portait la lance des estradiots, je désirerais connaître les mots qu'il faut prononcer quand on veut payer refugâ pecuniâ, c'est-à-dire de manière à ce que l'argent donné revienne de lui-même dans votre escarcelle.

—Et c'est tout? demanda la reine de Neuville en regardant de nouveau Exaudi nos.

—N'est-ce pas assez? répliqua celui-ci, avec un peu d'embarras.

La sorcière frappa la grande chaudière de sa baguette de fer.

—Tu as une demande plus importante à me faire, dit-elle avec colère; tu viens pour me consulter de la part de ton maître!

L'archer parut stupéfait.

—Par Satan! elle l'a deviné, s'écria-t-il en faisant un pas en arrière et regardant ses compagnons; Dieu m'est pourtant témoin que le sire de Flavi m'en a parlé pour la première fois, il y a deux heures, à l'auberge du Bois. Puisque tu sais tout, femme ou diablesse, je n'ai rien à te dire.

—Parle toujours, reprit la reine de Neuville avec autorité; je veux voir si tu es sincère.

—À quoi bon mentir quand on lit jusqu'au fond de vos intentions? reprit Richard presque craintif. Le sire de Flavi a véritablement entendu dire que rien n'était caché pour toi, et il m'a envoyé afin de t'adresser des questions.

—Voyons.

—D'abord tu dois savoir que notre maître cherche depuis longtemps l'héritier de la dame de Varennes, dont il craint le retour.

—Il n'a pu le découvrir?

—C'est-à-dire que le hasard le lui a conduit il y a quelque temps, et qu'il l'a laissé fuir sans se douter de ce qu'il perdait.

—Il l'a su depuis?

—Lors de mon retour à Tonnerre, j'ai reconnu sans peine, sur ce qui m'a été dit des deux prisonniers échappés, le jeune seigneur de Varennes et le moine qui lui servait de guide.

—Un moine! s'écria la reine de Neuville.

—Messire de Flavi ignore la route qu'ils ont suivie, reprit Exaudi nos, et c'est là ce qu'il voudrait apprendre de toi.

—Ce sont eux! répéta la vieille femme, comme si elle se parlait à elle-même; un moine déjà vieux et chauve, avec un jeune garçon de seize ans... l'air hardi... et portant le costume de novice.

—Sur mon âme! c'est cela, dit l'archer de plus en plus surpris.

—Et tu les cherches? reprit la vieille femme.

—C'est-à-dire que messire de Flavi voudrait savoir où les trouver.

—Que donnera-t-il si je le lui apprends?

—Tu sais donc où ils sont?

—Si je lui livre le moine et son compagnon?

—Quand cela?

—Sur-le-champ.

—Est-ce possible! s'écria Exaudi nos. Quoi! la puissance de ton art pourrait les amener ici!...

—Donne seulement les deux pièces d'or que le sire de Flavi t'a remises, reprit la reine de Neuville en tendant sa main ridée.

—Ah! tu sais cela aussi! dit l'archer de plus en plus saisi;—et tirant de la ceinture de son haut-de-chausses de cuir l'argent demandé:—Eh bien, prends... et voyons si tu pourras remplir ta promesse.

La vieille femme fit disparaître les pièces d'or dans son sein, puis tournant sur elle-même, elle se mit à murmurer des paroles mystérieuses et à décrire, avec sa baguette, des cercles magiques. À mesure qu'elle parlait, le son de sa propre voix semblait exciter en elle une sorte de vertige, elle courait autour de son réduit, frappant les chaudières sonores avec sa baguette de fer et prononçant les mots cabalistiques vach, vech, stest, sty, stu. À ce cri, des hurlements sortirent des pièces voisines, le crapaud à la tête brillante s'agita sous le globe de verre, et des couleuvres soulevèrent leurs têtes d'un des vases touchés par la sorcière.

Exaudi nos et ses compagnons épouvantés avaient reculé jusqu'à l'entrée; mais tout à coup la reine de Neuville, qui était arrivée près du caveau dans lequel le Père Cyrille et Remy se trouvaient enfermés, s'écria:

—Bien, bien, Mysoch, ils y sont.

—Qui cela? demanda l'archer, qui, au milieu de son effroi, n'avait point oublié le but de la conjuration.

Pour toute réponse, la reine de Neuville ouvrit brusquement la porte du caveau, et les trois soldats aperçurent le moine et l'enfant debout près du seuil.

§ 7.

Le lendemain, à une heure du jour déjà avancée, la troupe du sire de Flavi se trouvait arrêtée sur un des points de la plaine qui sépare Artenay de Patay. Les cavaliers avaient mis pied à terre pour faire brouter leurs chevaux, et eux-mêmes étaient étendus sur l'herbe où ils se reposaient, lorsque leur chef sortit tout à coup d'une chaumière où il avait été rejoint par un messager arrivé à franc étrier, et fit sonner le boute-selle; il venait d'apprendre la défaite des Anglais à Patay et l'arrivée du roi avec l'armée victorieuse.

Tous ses compagnons, parmi lesquels l'heureuse nouvelle se répandit aussitôt, s'empressaient de faire brider leurs chevaux et de prendre leurs armes pour courir au-devant de Charles VII, lorsque Exaudi nos parut couvert de boue et de sueur.

À sa vue, le gouverneur de Tonnerre, qui allait monter à cheval, s'arrêta:

—Eh bien, demanda-t-il vivement, en prenant l'archer à part.

—J'ai réussi, répliqua Richard triomphant.

—Quoi! les fugitifs?

—Regardez.

Le sire de Flavi se retourna et aperçut, à quelques pas, sous un noyer, le Père Cyrille et Remy gardés par les deux compagnons de Richard.

—Dieu me sauve! sont-ce bien eux? s'écria-t-il émerveillé.

—Eux-mêmes, messire, répliqua Exaudi nos; la reine de Neuville nous les a fait venir à commandement.

—Ainsi, tu es sûr de reconnaître le jeune gars et le moine?

—Aussi sûr que de vous voir.

Le visage de messire de Flavi prit une expression de dureté résolue. Il regarda un instant les prisonniers, comme s'il eût délibéré en lui-même sur ce qu'il devait faire, puis s'avançant brusquement vers eux:

—Par les mille diables! ils ne nous échapperont pas cette fois, dit-il; nous n'aurons pas ici d'incendie pour sauver les traîtres.

—Ne parlez pas de traîtres, messire, répliqua Cyrille, car vous savez que nous sommes bons Français.

—Oses-tu bien me regarder en face et répondre aussi hardiment, faux moine! interrompit de Flavi avec emportement. Sur mon Dieu, je ferai un exemple de ces mauvais garçons qui ont vendu la France aux hommes d'outre-mer.

Un murmure d'approbation s'éleva parmi les gendarmes qui entouraient les prisonniers.

—Oui, oui, il faut des exemples, répétèrent plusieurs voix. Une corde, apportez une corde!

—Voilà, cria Richard, qui avait détaché le licou d'un cheval de valet.

—Noël! Noël!

—Il n'y a qu'une cravate pour deux, fit observer un gendarme.

—Chacun aura son tour, comme pour les sentinelles, répondit un second.

—Par lequel commencer!

—Par le moine! par le moine!

—Non, dit de Flavi, par le jeune gars.

Exaudi nos avait fait approcher le cheval de l'arbre; il monta debout sur la selle, atteignit une branche et y attacha l'extrémité du licou. Les deux soldats voulurent saisir Remy pour le soulever jusqu'à l'autre bout; mais le Père Cyrille se jeta au-devant.

—Ne le tuez pas! s'écria-t-il hors de lui, au nom du Dieu vivant, ne le tuez pas! nous ne sommes point des espions! Le sire de Flavi le sait... car son archer nous connaît. Il a reçu l'hospitalité dans notre couvent, j'ai pansé la plaie de sa jambe droite. Je l'adjure de déclarer ici la vérité!...

—Personne n'a-t-il un manche de plique pour faire un bâillon à ce bavard? interrompit de Flavi.

—Que l'archer parle! j'adjure l'archer! cria de nouveau le moine.

—Plus vite donc, reprit le gouverneur, pendez le petit! pendez!

Mais le Père Cyrille avait réussi à rompre les liens qui le garottaient, et continuait à défendre Remy avec désespoir.

—Non, répétait-il, vous ne pouvez le faire périr par la corde... il est de sang noble... défendez-le, messires; qu'on cherche au moins à connaître la vérité; qu'on nous laisse le temps de prouver qui nous sommes... C'est un complot... un assassinat... Le sire de Flavi veut se défaire d'un parent...

—Finiras-tu, archer d'enfer? s'écria de Flavi en pâlissant et en montrant le poing fermé à Exaudi nos. Et vous autres, ne pouvez-vous donc venir à bout d'un moine et d'un enfant? Tirez la corde, par le ciel! tirez la corde, et si vous ne pouvez le pendre, ouvrez-lui la gorge avec l'épée.

En prononçant ces mots, lui-même avait tiré à demi la miséricorde qu'il portait à la ceinture, mais il fut interrompu par de grands cris poussés tout à coup, et par un mouvement qui se fit au milieu des hommes d'armes qui l'entouraient; une troupe de cavaliers venait de paraître au tournant du chemin, et arrivait au milieu d'un tourbillon de poussière. Aux vêtements de soie et d'or, aux plumes qui ornaient les casques et les chevaux, tous nommèrent la gendarmerie d'ordonnance.

Au milieu se trouvait le roi Charles VII, accompagné du connétable de Richemond, de La Trémouille et de la Pucelle, avec son étendard de boucassin frangé d'or. Sur cet étendard était figuré le Christ assis sur son tribunal dans les nuées, et portant à la main le globe du monde; plus bas on voyait deux anges en adoration, et ces mots écrits en lettres d'or: Ihésus Maria.

La troupe, éclairée par un rayon de soleil sous lequel étincelaient les étoffes et les armes, arriva d'un seul élan jusqu'au sire de Flavi, et fit halte à quelques pas du noyer.

En reconnaissant le roi, tous les hommes d'armes avaient couru à leurs chevaux pour former leurs rangs, afin de le recevoir, et de Flavi fut obligé de les imiter. Les trois soldats restèrent seuls avec le moine et Remy; mais ils lâchèrent le dernier, qu'ils avaient soulevé jusqu'à la corde, et le laissèrent retomber à terre.

Il y eut un moment où tous les regards, même ceux des deux prisonniers, ne s'occupèrent que de la troupe victorieuse qui venait de s'arrêter. Le groupe au milieu duquel se trouvait le roi s'en détacha lentement et s'avança vers la compagnie du sire de Flavi, qui achevait de prendre ses rangs. La Pucelle marchait à la droite de Charles, revêtue d'une armure que l'on avait fabriquée pour elle, et ceinte de l'épée à cinq étoiles, trouvée dans l'église de Fierbois; sa visière était baissée comme pour le combat.

Arrivée à quelque distance de l'arbre, elle aperçut le moine et le jeune garçon garottés, et remarqua la corde qui pendait à la branche.

—Pour Dieu! que veut-on faire de ces gens? demanda-t-elle en s'arrêtant.

—Ne prenez point garde, ce sont des traîtres, répondit le sire de Flavi, qui voulut passer outre.

—Ah! qu'ils périssent donc, si c'est la volonté du Christ! reprit Jeanne en soupirant.

Puis, comme elle s'était approchée de quelques pas, elle s'arrêta de nouveau avec une exclamation de surprise.

—Des traîtres! répéta-t-elle vivement; sur mon âme! vous êtes trompé, messire.

Et levant sa visière, elle montra aux yeux stupéfaits de Remy les traits de la pastoure de Domremy!

Le jeune garçon avait jeté un grand cri en tendant les mains de son côté: elle poussa son cheval jusqu'à lui, et se pencha en avant.

—Est-ce vrai, ce qui vient d'être dit? reprit-elle vivement, et serais-tu l'ami des Anglais?

—Qu'on me donne des armes, s'écria Remy avec un mouvement d'indignation ardente, et l'on verra si mon cœur est à Charles ou à Bedfort.

—Sur mon Dieu! voilà qui est bien répondre, dit la Pucelle, en se tournant vers Charles, qui s'était approché; et notre gentil roi ne refusera pas la grâce d'un pauvre chevrier de mon pays.

—Demandez plutôt justice pour lui! s'écria le moine, et le pauvre chevrier deviendra un riche et noble seigneur; car, aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu en trois personnes, le jeune garçon ici présent est fils légitime de la dame de Varennes.

—Par la gorge! moine, tu en as menti! s'écria de Flavi, qui fit avancer brusquement son cheval sur le Père Cyrille, et le heurta si violemment qu'il tomba étourdi et sanglant. Emmenez cet affronteur, ajouta-t-il en faisant signe à ses gens de le saisir.

Mais Jeanne avait sauté à terre pour relever le moine, et s'écria tout émue:

—Ah! Jésus! il est blessé. Aidez-moi à le soulager, messires, le cœur me tourne quand je vois couler le sang d'un Français.

—De fait, ceci n'est point l'action d'un gentilhomme, dit le roi sévèrement.

—Non, reprit la Pucelle, les vrais chevaliers ne frappent pas les faibles; mais sur mon salut! ceux-ci ne me quitteront plus, et avec la protection de notre gentil roi, leur dire sera vérifié.

—Ce sera chose facile, reprit Charles; ce soir même nous passons près du château de Varennes. Emmenez vos protégés, Jeanne, nous les mettrons en présence de la dame et d'hommes prudents qui décideront.

À ces mots, il tourna bride et se remit eu marche. Jeanne appela aussitôt le frère Jean Pasquerel, lecteur du couvent des Augustins de Tours, qu'on lui avait donné pour aumônier particulier, et confia à sa garde les deux voyageurs. Elle pria, de plus, le chevalier Jean d'Aulon, son écuyer, de leur procurer des chevaux, les encouragea par quelques pieuses paroles, puis rejoignit la suite du roi.

Restés seuls, le Père Cyrille et Remy adressèrent d'abord une fervente prière à Dieu pour le remercier du secours inespéré qu'il leur avait envoyé.

Cependant, si le péril était passé, la plus sérieuse épreuve leur restait encore à subir; dans quelques heures le sort de Remy allait se décider, et à cette pensée, tous deux tremblaient involontairement. Tant qu'ils avaient été loin du but, les difficultés de la route avaient absorbé toute leur attention, et occupé uniquement leur énergie; ils ne s'étaient point préoccupés des moyens par lesquels ils prouveraient la réalité des droits de Remy; les preuves qui leur avaient suffi pour croire leur semblaient également suffisantes pour persuader; mais, le moment venu de faire valoir ces preuves, ils commencèrent à craindre et à douter! Les affirmations de Remy, appuyées par la déclaration du chevrier qui l'avait recueilli, suffiraient-elles pour convaincre la dame de Varennes d'abord, puis les gens qui devaient examiner l'affaire? Le sire de Flavi ne ferait-il point prévaloir ses soupçons intéressés? Le Père Cyrille, qui avait vécu parmi les hommes trop peu pour déjouer leurs complots mais assez pour les craindre, se sentait surtout inquiet du résultat de l'examen.

Ils chevauchèrent tout le jour l'un près de l'autre, et tourmentés tous deux de l'épreuve annoncée sans oser se le dire. Enfin, vers le soir, la troupe entière campa en vue du château de Varennes, et Ambleville, un des hérauts d'armes de la Pucelle, vint pour chercher Remy et son conducteur.

Ils trouvèrent dans la grande salle Jeanne entourée de plusieurs évêques et gentilshommes qui formaient le conseil du roi. Le sire de Flavi était près de la porte, l'air encore plus farouche que d'habitude.

Au moment où le moine entra avec Remy, la Pucelle fit un pas à leur rencontre.

—Au nom de la Vierge Marie, dit-elle, approchez sans crainte et exposez vos droits à messires qui sont prud'hommes. Si vous avez parlé vrai, comme je crois, ils vous seront miséricordieux.

Cyrille s'inclina respectueusement devant les membres du conseil.

—Dieu le leur rendra, dit-il avec cette espèce de fierté dont l'habit religieux pouvait seul alors donner l'habitude; car il est dit dans l'Écriture: Comme l'homme jugera il sera jugé.

Regnault de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France, fit signe aux autres membres du conseil, qui s'assirent; puis il commença l'interrogatoire de Remy et du Père Cyrille. Celui-ci leur raconta en détail tout ce que le lecteur connaît déjà: l'arrivée du jeune chevrier au couvent, la rencontre de l'archer, leur départ et les divers accidents du voyage; enfin il présenta, à l'appui de ses affirmations, le testament sous forme de lettre, dicté par Jérôme Pastouret avant sa mort.

Mais messire de Flavi, qui avait écouté son récit avec un sourire d'incrédulité ironique, haussa les épaules lorsqu'il eut achevé.

—La fable est passablement ourdie, dit-il d'un ton méprisant, et elle pourrait surprendre des hommes de quelque prudence; mais avant de répondre au révérend, je prie le conseil d'entendre l'archer, dont les confidences lui ont appris les recherches de la dame de Varennes.

Le chancelier ordonna de l'introduire, et Exaudi nos se présenta.

Il affectait une timidité respectueuse qui disposa favorablement le conseil. Après l'avoir rassuré, l'archevêque de Reims lui demanda de déclarer tout ce qu'il savait, et Richard raconta comment, en apprenant par lui la recherche que faisait la dame de Varennes, le Père Cyrille avait pensé à présenter Remy à la place de l'enfant disparu, et lui avait proposé d'entrer dans le complot. La déclaration était faite avec tant de calme et de précision, que le conseil parut ébranlé; mais Jeanne, qui s'était retirée à l'écart pour prier, selon sa coutume, s'approcha dans ce moment, et, entendant les dernières paroles d'Exaudi nos, elle s'écria:

—Ah! par la vraie croix! je connais ce témoin; c'est celui qui a traîtreusement comploté ma mort quand je me rendais devers le roi.

À cette déclaration inattendue, il y eut un mouvement général; les juges surpris s'étaient retournés. Exaudi nos devint pâle, et le Père Cyrille s'approcha de Jeanne.

—Oui, c'est bien lui, reprit celle-ci, dont le regard restait appuyé sur Richard. Aidé du messager, il devait me noyer au passage du pont.

—Et si vous avez échappé, ajouta le moine, c'est à l'enfant, après Dieu, que vous le devez; car la voix entendue dans l'église de La Roche était la sienne.

—Ah! sur mon âme! s'il en est ainsi, je le lui revaudrai! s'écria Jeanne, et notre gentil roi ne refusera pas de m'aider à m'acquitter, comme c'est justice.

Cet incident venait de produire une réaction aussi subite qu'inattendue. L'accusation portée contre Exaudi nos par Jeanne avait complétement détruit l'effet de son témoignage, et le service rendu à l'héroïne par Remy avait évidemment reporté sur lui l'intérêt du conseil. Messire de Flavi s'en aperçut, et, interrompant brusquement les expressions de reconnaissance de la Pucelle:

—C'est trop disputer sur une pareille affaire, dit-il; pour éviter des débats et des retards, je demande qu'elle soit jugée par Dieu, et je jette le gant à tout champion qui voudra défendre le mensonge du moine.

À ces mots, il ôta un de ses gantelets qui alla tomber sur les dalles, à quelques pas de Remy.

Le jeune garçon fit un mouvement pour le relever; le Père Cyrille le retint.

—Dieu ne doit juger que là où la sagesse des hommes fait défaut, dit-il; et pour le présent, c'est au conseil à décider.

—Sur mon salut! si j'osais parler devant de si savants hommes, dit Jeanne, je demanderais pourquoi la dame de Varennes n'est point appelée? chaque femme reconnaît son sang.

Les membres du conseil firent un signe d'assentiment; ils se consultèrent un instant, et après avoir fait retirer le moine et Remy derrière une tapisserie, ils envoyèrent chercher la maîtresse du château.

Celle-ci se présenta, accompagnée de son aumônier: c'était une femme de quarante ans, qui avait été belle, mais pâlie par les chagrins et les austérités. Elle portait le grand habit de veuve avec les coiffes et les voiles. Avertie qu'il s'agissait de son fils, elle accourait éperdue, et son premier cri demanda où il était. Le chancelier s'efforça de la calmer.

—Celui qui réclame ce nom n'a pas encore prouvé son droit de le porter, dit-il.

—Ah! qu'il vienne, reprit vivement la dame de Varennes, je suis sûre de le reconnaître.

—Et comment? demanda l'archevêque.

—En l'interrogeant sur son enfance, reprit la mère; en lui montrant le château dans lequel il a été élevé... ou plutôt... Non, j'ai un autre moyen, messires, un moyen infaillible: la prière de sainte Clotilde.

—Une prière?

—Transmise de mère en mère dans notre famille, et qui est comme le privilége du premier-né. Mon fils avait trois ans quand je la lui appris... S'il ne l'a point oubliée, s'il peut seulement en répéter quelques mots, le doute est impossible; car lui et moi sommes seuls à la connaître.

Et cherchant du regard autour d'elle celui qui pouvait être son fils, la veuve se mit à murmurer d'une voix tremblante:

—«Sainte Clotilde! toi qui n'as point d'enfant dans le paradis, prends le mien sous ta protection; sois près de lui quand je n'y serai pas, ici, ailleurs et partout.»

Elle s'arrêta palpitante comme si elle eût attendu la réponse à cette espèce d'appel. Tout à coup une voix ferme et jeune se fit entendre et continua:

—«Sainte Clotilde! je te donne mon fils petit pour que tu m'en fasses un homme, et faible pour que tu me le rendes fort! Retranche trois de mes jours pour lui en ajouter dix, et prends toutes mes joies pour lui en donner cent fois davantage!»

La dame de Varennes poussa un cri, tendit les mains et tomba à genoux.

—Il sait la prière! balbutia-t-elle... C'est lui... Mon fils!

—Ma mère! répondit la voix.

Et le rideau, brusquement tiré, laissa voir Remy, qui s'élança dans les bras de la veuve!...

On ne raconte point de telles scènes. Tout se borna longtemps à des sanglots de joie, à des noms échangés, à des étreintes mouillées de larmes. Les membres du conseil étaient émus; Jeanne priait et pleurait, et le Père Cyrille, fou de joie, courait la salle en criant:

—J'en étais sûr, l'horoscope l'avait annoncé. Persécuté par le Taureau... secouru par la Vierge et Mars... La Vierge et Mars, c'est Jeanne, la pure et guerrière Jeanne, sicut erat Pallas. Maintenant, que Dieu sauve la France! j'ai sauvé mon petit chevrier.

§ 8.

En prenant le nom et le rang que lui donnait sa naissance, Remy n'oublia point le passé. Le Père Cyrille resta toujours à ses yeux son bienfaiteur et son père spirituel. La dame de Varennes et lui le retinrent au château, où ils lui abandonnèrent une tour pour son laboratoire. Quant à Jeanne, elle poursuivit sa mission libératrice, et après avoir conduit le roi Charles jusqu'à Reims, elle continua à chasser les Anglais de province en province et de ville en ville. Apprenant enfin que Compiègne était assiégée, elle courut s'y renfermer.

Mais messire de Flavi, qui était gouverneur de Compiègne, n'avait point oublié que c'était surtout à Jeanne qu'il devait la perte de la fortune de la dame de Varennes. Dans une sortie où elle avait repoussé les ennemis avec sa valeur accoutumée, elle resta en arrière de ceux qui rentraient, et trouva la porte de la ville fermée! Faite prisonnière par les Anglais, elle fut jugée, condamnée comme sorcière et brûlée vive à Rouen. Quand Remy apprit cette fin, il pleura à la fois sa bienfaitrice et la libératrice de la France. Quant au frère Cyrille, il soupira, mais ne parut point étonné.

—Très-bien, murmura-t-il, l'horoscope s'accomplit... toujours l'hostilité du Taureau! Hélas! personne ne peut échapper au jugement de Dieu, ni à la mauvaise influence de son étoile.

QUATRIÈME RÉCIT
L'APPRENTI

§ 1.

Une de ces tristes scènes que la pauvreté traîne si souvent à sa suite avait lieu vers le milieu de janvier 18.., dans l'une des plus misérables maisons du faubourg de Bâle, à Mulhouse. Au fond d'un grenier ouvert à tous les vents, où le givre entrait par les carreaux brisés, une femme d'une quarantaine d'années était étendue sur un lit en lambeaux. Sa figure livide annonçait que les sources de l'existence étaient taries en elle. La veuve Kosmall, c'était le nom de la mourante, avait lutté pendant plusieurs années contre les plus dures privations, et avait usé un corps naturellement robuste dans un travail qui eût demandé des forces surhumaines. À la mort de son mari elle était restée chargée de deux enfants, dont l'aîné avait à peine quatre ans; ce n'avait été qu'en accumulant fatigues sur fatigues, misères sur misères, qu'en attendant bien souvent le salaire du lendemain pour satisfaire la faim du jour, qu'elle était parvenue à élever ses deux orphelins. Depuis longtemps déjà elle sentait que sa vigueur l'abandonnait; mais quand les forces lui manquèrent entièrement pour le travail, la plupart des personnes qui lui fournissaient de l'ouvrage, ignorant la cause de ce qu'elles appelaient sa négligence, cessèrent de l'employer. Encouragée et soutenue, la pauvre femme fût peut-être parvenue à surmonter son mal; ainsi repoussée, la lutte lui devint impossible. Un soir, en rentrant plus accablée que de coutume dans sa mansarde, elle jeta un regard sur le bûcher et sur le buffet, vides tous deux, et dit à Frédéric, le plus jeune de ses fils:

—Garçon, Dieu peut-être aura pitié de nous; mais ces jours-ci ne compte point sur moi, car je me sens bien malade. Tu es un bon travailleur, ton chef de fabrique t'aime; quand il saura que toi et ton frère vous manquez de tout, il ne te refusera pas une avance. Je sais que c'est dur à faire, ces demandes; mais tu as du courage, Frédéric, et Dieu a dit qu'il fallait s'aider soi-même.

Frédéric regarda sa mère avec anxiété: le pain leur avait souvent manqué, et jamais elle ne lui avait parlé ainsi. Il fut effrayé de sa pâleur et de son abattement. Cependant il retint les pleurs qui lui venaient aux yeux; il s'approcha d'elle, l'engagea à se coucher, et lui dit qu'il allait se rendre chez M. Kartmann.

Mais l'avance qui fut faite par celui-ci suffit à peine pour satisfaire pendant quelques jours aux premiers besoins, et bientôt tout manqua de nouveau à la pauvre famille.

Le 20 janvier, la mansarde de la veuve Kosmall était encore plus froide que de coutume; l'œil aurait en vain cherché une étincelle dans le poêle entr'ouvert; seulement, deux cierges brûlaient sur une mauvaise table vermoulue placée auprès du lit, et on entendait encore dans la rue le bruit argentin de la sonnette qu'un enfant de chœur agitait devant le saint viatique. La mourante venait de recevoir les derniers secours de la religion. Ses deux fils étaient à genoux près d'elle. Frédéric paraissait absorbé par la douleur; François, l'aîné, pleurait aussi, mais on sentait que ces pleurs n'étaient dus qu'à l'émotion du moment, et à travers cette affliction passagère il était facile d'entrevoir l'insouciance et l'insensibilité.

Peu après le départ du prêtre, l'agonisante essaya de se soulever, et fit signe à ses deux enfants de l'écouter avec attention: puis, avançant vers eux ses bras défaillants, elle leur prit à chacun une main et les attira doucement sur sa couche.

—Dans quelques heures, leur dit-elle, vous serez entièrement orphelins, et vous n'aurez plus pour vous soutenir que vous-mêmes. Dieu est bon pour moi; il m'enlève au moment où mes bras devenaient trop faibles pour vous nourrir. J'aurais voulu vivre encore quelque temps pour vous guider... mais, puisqu'il faut mourir, écoutez-moi: je n'ai à vous dicter que le testament du pauvre, celui des bons conseils. Avant que vous soyez en âge de gagner votre vie comme des hommes, vous aurez bien des mauvais jours à passer; quels que soient vos besoins, pourtant, rappelez-vous que la probité est votre seule richesse. Souvent j'aurais pu m'approprier le bien des autres quand vous manquiez de pain, mais j'ai mieux aimé entendre vos cris de faim que de faire une chose défendue par Dieu. D'ailleurs, l'avenir ne peut manquer de valoir mieux pour vous que le passé. Toi, Frédéric, tu es bien jeune encore, car c'est seulement à Noël dernier que tu as eu treize ans; mais tu possèdes une véritable fortune, l'amour du travail. Quant à toi, enfant, ajouta-t-elle en tournant ses regards éteints vers son fils aîné, ne t'irrites point de ce que je vais te dire, et n'y vois point un reproche du passé, mais seulement une prière pour l'avenir. Veille sur toi, François! tu n'aimes point le travail, et c'est cependant la seule garantie de probité pour le pauvre. Quand on n'a pas le courage de gagner son pain de chaque jour, on est bien près de le voler! Reste auprès de Frédéric; c'est ton compagnon naturel; écoute les avis qu'il te donnera, ne te blesse point de sa supériorité; lui-même sait bien que c'est à Dieu qu'il la doit, et il ne t'en fera point souffrir.

Puis, serrant la main de François qui restait immobile dans la sienne:

—Jure-moi, lui dit-elle, que tu ne te sépareras point de ton frère, et que tu n'iras point chercher un toit loin de la seule affection qui te reste.

François ému promit en pleurant, et bien qu'il n'y eût rien de senti dans cette promesse, elle parut contenter la mourante, car sa figure s'illumina d'un rapide rayon de joie.

—Je meurs tranquille, dit-elle. Oh! mes enfants bien-aimés: n'oubliez point que tout ce que j'ai souffert c'est pour vous deux, et que quand vous vous plaigniez, vos deux voix m'arrivaient au cœur en même temps; restez donc unis dans cette vie comme vous l'avez été dans mon amour.

Puis, étendant ses mains glacées sur ces deux jeunes fronts qui se courbaient devant elle, elle prononça d'une voix inintelligible quelques mots qui ne s'adressaient qu'à Dieu et ne furent entendus que de lui seul; ensuite elle rendit le dernier soupir.

Le lendemain, les deux orphelins suivaient la morte au cimetière. Des porteurs, un seul prêtre et ses enfants la conduisaient à sa dernière demeure. Sans les larmes de Frédéric et de son frère, rien n'eût averti qu'il existait un lien de parenté entre le cadavre et les deux assistants, car l'argent leur avait manqué pour acheter des habits de deuil.

§ 2.

Abandonnés à eux-mêmes, les deux frères ne tardèrent pas à suivre deux routes différentes. François, que la mort de sa mère avait troublé, parce que la disparition de ceux qui nous soignent et nous aiment a quelque chose de saisissant même pour les cœurs les plus frivoles, ne trouva d'autre moyen d'échapper à la tristesse que les distractions bruyantes. Le lendemain du jour où il avait descendu sa mère dans la fosse, il était au Tanevat avec les garçons de son âge, glissant sur les flaques d'eau glacée qu'entrecoupaient les clairières. Frédéric comprit différemment ses devoirs; une fois sa première douleur apaisée, il songea à suivre les conseils de sa mère en travaillant avec courage. Il retourna à la fabrique les yeux rouges, le front pâle et le cœur triste, mais résolu. En passant près de lui dans la journée, M. Kartmann s'arrêta:

—Vous avez été plusieurs jours sans venir, lui dit-il sévèrement; voudriez-vous renoncer à vos habitudes d'exactitude?

—Je soignais ma mère, monsieur.

—Elle est donc mieux maintenant?

—Elle est morte! répondit Frédéric en pleurant.

M. Kartmann laissa échapper une exclamation de surprise.

—Pauvre enfant! dit-il; et depuis quand?

—Depuis deux jours.

—Allez, reprit le fabricant avec un mouvement de tendre compassion; allez, Frédéric, vous pouvez ne revenir qu'à la fin de la semaine, vous recevrez votre paye comme si vous aviez travaillé.

—Merci, monsieur, répondit l'enfant; en quelque lieu que soit ma mère maintenant, elle doit être heureuse de me voir à l'ouvrage; je lui obéis en y restant.

M. Kartmann passa la main sur la tête du jeune apprenti avec un doux intérêt, et lui dit:

—Vous passerez parmi les premiers apprentis, Frédéric, et j'augmente votre salaire.

Mais le zèle de l'orphelin ne se borna point seulement aux travaux de la fabrique. M. Kartmann annonça qu'il allait instituer chez lui un cours du soir qui devait, pour ses apprentis, remplacer les écoles publiques dont ils ne pouvaient profiter; cette nouvelle combla Frédéric de joie.

C'était la première voie d'instruction qui s'ouvrait devant lui. Plus d'une fois il avait entendu sa mère déplorer l'ignorance dont ses enfants n'avaient aucun moyen de sortir, et il avait facilement compris, par ses propres observations, l'utilité de l'instruction; aussi, quand arriva le 15 février, jour où les cours devaient s'ouvrir, il partit pour son atelier plus disposé que jamais au travail, et le cœur plein de courageuses résolutions. Pendant tout le jour la pensée du soir ne le quitta pas une minute; il entrevoyait ce moment comme celui de la récompense promise à son activité, et jamais sa tâche ne lui parut plus légère.

Mais le pauvre enfant était loin de prévoir, dans sa généreuse impatience, tous les obstacles qui l'attendaient sur la route. Dieu seul pourrait dire quelle force d'âme il lui fallut pour surmonter les premiers dégoûts de l'étude; de quelle puissance de volonté il eut besoin pour dominer sa nature et la soumettre à un travail si nouveau. On ne sait point assez de gré à l'enfant du peuple de l'instruction qu'il acquiert; mille obstacles inconnus au fils du riche viennent doubler pour lui les difficultés de l'étude. Rien, dans sa première éducation, ne le prépare aux travaux raisonnés; la vie, pour lui, se résume tout entière dans les faits matériels; c'est dans cette sphère que se meuvent ses besoins et ses douleurs: Frédéric surtout avait été placé, à cet égard, dans les conditions les moins favorables. Né dans une ville manufacturière, on le posta, dès l'âge de sept ans, devant une machine qu'il s'habitua à voir fonctionner sans chercher les relations de ses différentes parties. Dans le travail qui lui fut imposé, il ne sentit jamais d'autres nécessités que celles de la force et de l'adresse manuelle. Son intelligence dut nécessairement contracter, par suite, des habitudes d'inaction. Elle alla regardant de côté et d'autre, ne s'arrêtant sur un objet qu'aussi longtemps qu'elle y trouvait un motif d'amusement, et ne s'en faisant jamais un motif de réflexion. Aussi, bien qu'il fût l'apprenti le plus laborieux de la fabrique, il était demeuré complétement étranger à tout travail de pensée: il lui fallut donc une volonté puissante pour fixer son esprit toujours vagabond. Pendant les premiers jours, et quoi qu'il fît pour la soumettre, il sentait constamment sa pensée lui échapper. Puis la mémoire, cette faculté qui ne s'acquiert et ne s'entretient que par un continuel exercice, lui manquait presque entièrement. Cependant, peu à peu il réussit à effacer les mauvaises influences de sa première éducation; à force de le vouloir et d'y employer toutes ses facultés, il parvint à maîtriser sa pensée, à lui imposer une direction. Une fois qu'il eut remporté cette première victoire, qui mettait ses capacités intellectuelles au pouvoir de sa volonté, l'étude lui parut plus facile; ce qui d'abord lui avait semblé obscur s'offrit à lui sous une forme précise; son esprit put sans trop de fatigue aller de la cause à l'effet et tirer des déductions; mais que d'efforts cachés, que de généreuses résistances avant d'arriver là!

Depuis quelque temps Frédéric et François avaient quitté leur grenier pour se mettre en pension chez une vieille femme, nommée Odile Ridler, qui avait été l'amie de leur mère. Une fois installé dans sa nouvelle demeure, notre jeune apprenti put profiter du feu et de la lumière de son hôtesse pour travailler le soir et repasser les leçons reçues. Mais ce qui lui profita plus fut un travail dont il eut lui-même l'idée. Il pria Odile de lui prêter son livre d'heures, et de lui désigner à quel endroit se trouvait une prière qu'il savait par cœur. Il étudia la forme des mots un à un, et arriva, au bout de quelques semaines, à les distinguer parfaitement entre eux sans avoir égard à leur place; il chercha alors ces mêmes mots dans toutes les pages du livre et les reconnut; puis il les décomposa en syllabes, et trouva qu'il avait un nombre immense de celles-ci à sa disposition, et que pour lire la plupart des mots il n'avait besoin que de les combiner différemment entre elles. Souvent, au milieu de cette étude, le pauvre enfant, déjà brisé par le travail du jour, sentait ses yeux se fermer; mais, imitant, sans le savoir, un philosophe ancien, il avait fait promettre à la vieille Ridler, qui prolongeait son travail jusqu'à onze heures, de l'éveiller quand elle verrait le sommeil s'emparer de lui.

Un partie de la journée du dimanche était employée de la même manière. Après avoir rempli ses devoirs religieux et fait une promenade, il rentrait à la maison et ne quittait son livre que le soir, pour aller avec Odile passer quelques heures chez des voisines.

Une si courageuse persévérance ne pouvait manquer d'avoir d'heureux et prompts résultats. Vers la fin du printemps, Frédéric lisait très-couramment. Il essaya alors de donner quelques leçons à François qui ne travaillait point dans la même fabrique que lui; mais tous ses efforts et toutes ses prières furent inutiles.

—À quoi ça me servira-t-il de savoir lire, pour filer du coton? répétait celui-ci.

Frédéric dut renoncer à vaincre la paresse de son frère; mais il continua, pour son compte, les études commencées. Il demanda instamment au chef de l'école à passer dans la première division, où il prit des notions d'écriture et de calcul, et à l'aide de son propre travail beaucoup plus que des explications qu'il recevait, il fit dans ces nouvelles connaissances des progrès aussi rapides que ceux qu'il avait faits dans la lecture.

Deux ans environ se passèrent de cette sorte; M. Kartmann avait de nouveau augmenté sa paye.

Cependant les cours qui se faisaient à la fabrique ne s'étendaient point au delà de la lecture, de l'écriture et du calcul; Frédéric aurait voulu étudier la géométrie, indispensable, comme il le savait, pour la mécanique; malheureusement il manquait de livres et ne pouvait en acheter. Enfin le jour de la Saint-Georges arriva, et avec lui une joie inattendue pour l'orphelin: c'était la fête de M. Kartmann. Quand tous ses ouvriers et apprentis vinrent la lui souhaiter, il fit avancer Frédéric, et lui mettant une pièce d'or dans la main:

—Prenez, mon ami, lui dit-il; c'est la récompense que je destinais à l'élève le plus studieux; je suis heureux qu'elle ait été méritée par vous.

Une pièce d'or!... c'était plus que Frédéric n'avait jamais osé désirer; c'était la réalisation de ses plus beaux rêves! Le pauvre enfant se trouva si saisi de bonheur, que son trouble seul put témoigner de sa reconnaissance.

Deux heures après il était dans le petit jardin attenant à la maison d'Odile Ridler, assis sur un banc, et feuilletant avec une sorte d'enivrement des livres posés sur ses genoux; on voyait mille espérances, mille projets d'avenir passer dans son regard!... Il était heureux pour la première fois!

§ 3.

Un soir d'été, après avoir quitté son atelier, Frédéric, selon son habitude, était allé s'asseoir dans le parterre de la bonne femme Ridler pour y étudier en repos, lorsque la nuit le força de fermer son livre. Ses pensées se portèrent alors naturellement sur l'objet qui l'intéressait le plus au monde; il se demanda pour la centième fois ce que son frère avait pu devenir depuis quinze jours qu'il ne l'avait point revu; il se rappelait avec douleur les dernières paroles de sa mère:—Restez unis dans cette vie comme vous l'avez été dans mon amour;—et il se disait que, dans le ciel même, son bonheur ne pourrait être parfait, puisque sa dernière espérance avait été trompée. Au milieu de ce chagrin une consolation lui restait, il pouvait se rendre la justice qu'il n'avait rien négligé pour obéir aux recommandations de la mourante. Non-seulement il avait aidé François de ses conseils, mais il n'avait cessé de s'imposer mille privations pour lui. Maintenant, hélas! il voyait que ses sacrifices étaient inutiles et qu'il y a des âmes qui échappent à tous les liens. Ces réflexions l'attristaient profondément. Contre son ordinaire il n'attendait point avec impatience qu'Odile Ridler eût allumé sa petite lampe afin de continuer sa lecture, et, dominé par ses inquiétudes, il se promenait dans les étroites allées du jardin.

Tout à coup, une voix bien connue qui l'appelait d'un ton précautionneux se fit entendre à quelques pas. Frédéric se retourna vivement et aperçut François, dont les vêtements en lambeaux, la figure hâve et fatiguée annonçaient assez comment il avait dû vivre depuis sa disparition.

Son frère le regarda quelque temps avec une expression de tristesse et de pitié; mais, découragé par cette vue et ressentant la crainte délicate qui vous rend embarrassé devant la faute d'autrui, il n'eut pas la force de lui faire une question.

François, que son caractère insouciant mettait à l'abri de ces pudeurs, fut le premier à rompre le silence.

—Tu me trouves bien changé, n'est-ce pas? lui demanda-t-il d'un ton qui indiquait plutôt la contrariété que le remords, mais, dame! je n'ai pas voyagé au pays de Cocagne, depuis que je t'ai quitté; et je me suis couché plus d'une fois sur ma faim.

—Quelle raison a pu te tenir si longtemps éloigné de la maison? demanda Frédéric avec hésitation.

—La meilleure de toutes, l'ennui de dévider des bobines. Le contre-maître s'est aperçu que je n'avais pas grand penchant pour l'atelier; il a fait son rapport au chef, qui m'a poliment congédié, il y a quinze jours.

—C'était un malheur bien grand, pour nous qui n'avons d'autre ressource que nos bras, mais ce n'était pas une cause suffisante pour disparaître.

—J'avais peur que la bonne femme Ridler, me sachant sans ouvrage, ne voulût pas me recevoir.

—Peut-être à ma prière eût-elle consenti à te garder. D'ailleurs, tu le sais, aussi longtemps que j'aurai un morceau de pain et un lit tu en pourras toujours demander ta part.

—Oui, mais je m'attendais aussi à avoir ma part de sermons, et je n'en veux plus. D'ailleurs, j'étais bien aise de voir un peu de pays. J'ai voulu faire une promenade en Suisse; on dit que c'est si beau et qu'on y vit pour rien! c'était tentant, vu ma position. Mais ces montagnards sont des brutes; quand je leur demandais à manger ils me répondaient que j'étais en âge de gagner ma vie moi-même!... comme si c'était la peine de quitter son pays pour aller travailler ailleurs.

—Je crois bien, répliqua Frédéric d'un ton sérieux, qu'il n'y a pas de pays où l'on soit dispensé de travailler, et je ne regarde pas cette nécessité comme un malheur; mais ce qui en est un véritable, c'est de ne pas vouloir s'y soumettre.

—Elle est amusante, ta nécessité! bon pour toi qui remontrerais la sagesse au bon Dieu; quant à moi, j'étais né pour être riche, et l'on aurait dû me faire apprendre cet état-là.

—Écoute, dit Frédéric, ce sont des choses bonnes à dire en plaisantant; mais, tu le sais bien toi-même, tes plaintes sur ta position ne la changeront pas; il faut donc l'accepter telle qu'elle est. Ce n'est point au repos que nous devons tendre, nous autres fils d'ouvriers; notre but doit être de vivre sans avoir besoin de l'aumône du riche; pour cela nous n'avons de ressources que nos bras. Le faible seul a droit de se plaindre; car quand on a la force et la santé, le travail est facile.

—Ne t'ai-je pas dit, répliqua François d'un ton de mauvaise humeur, que j'avais été chassé de la fabrique? À quoi donc me servirait l'amour du travail puisque je n'ai plus d'ouvrage?

—Il y a à Mulhouse d'autres fabriques que celles où tu travaillais, et avec de la bonne volonté tu trouverais à t'employer.

—Oui, que j'aille de porte en porte demander si on a besoin de moi, n'est-ce pas? c'est glorieux ce métier-là.

—Trouves-tu moins humiliant de tendre la main devant la charité du passant? Mais puisque ces démarches te coûtent, je t'en épargnerai l'ennui. Demain matin je parlerai à M. Kartmann, et peut-être consentira-t-il à t'admettre dans ses ateliers. Cela te convient-il?

—Il faut bien que ça me convienne.

Frédéric ne voulut pas prolonger un tête-à-tête pénible; d'ailleurs, François avait l'air fatigué, il l'engagea à rentrer dans la chambre d'Odile.

Celle-ci témoigna d'une manière peu gracieuse au vagabond l'étonnement que lui faisait éprouver son retour, et l'engagea à chercher un asile ailleurs; mais Frédéric intercéda pour son frère, et obtint de la bonne femme Ridler la permission de lui donner la moitié de son lit et de son souper.

Ainsi, François sentait déjà l'influence de Frédéric s'étendre sur lui comme une protection.

La nuit qui suivit le retour du déserteur fut bien différente pour les deux frères; l'aîné dormit tranquillement, s'inquiétant peu du lendemain, tandis que le sommeil de Frédéric fut troublé par mille inquiètes pensées. Il songeait avec effroi à la manière dont M. Kartmann accueillerait sa demande.

Le lendemain matin il se rendit avec François chez son chef et lui expliqua d'une voix tremblante la cause de sa visite. Il aurait voulu cacher la mauvaise conduite de son frère; mais quand M. Kartmann lui demanda pourquoi il avait quitté l'atelier où il travaillait, il avoua tout, car il ne savait pas mentir.

—Ce sont de tristes antécédents, dit le chef de fabrique en secouant ta tête; cependant, ajouta-t-il en se tournant vers François, je veux bien vous admettre chez moi; mais n'oubliez pas que je vous reçois par considération pour votre jeune frère, dont je vous engage à prendre exemple.

Ce jour-là comme la veille, c'était donc encore sur la recommandation d'un enfant moins âgé que lui qu'on voulait bien l'accueillir. Mais dans le cœur de François, aucun sentiment de fierté ne se trouvait froissé par ce renversement de rôles; et quand il se trouva seul dans l'escalier avec Frédéric, il lui dit d'un ton dégagé:

—Diable! il paraît que tu es un personnage ici! tu n'as qu'à demander pour obtenir. Dorénavant je saurai à qui m'adresser.

—Je fais mon devoir et l'on m'en sait gré, répondit Frédéric; voilà tout le secret de mon influence.

§ 4.

Plusieurs mois se passèrent sans apporter aucun changement à la situation des deux frères. L'aîné, comme nous venons de le dire, avait été admis dans la fabrique de M. Kartmann, et, quoiqu'il montrât peu de zèle, il n'avait point encore mérité de sérieuse réprimande. Quant à Frédéric, les qualités qui l'avaient fait remarquer de son chef prenaient chaque jour plus de développement. Son intelligence, accrue par l'instruction qu'il avait acquise à force de persévérance, le plaçait au-dessus de tous les apprentis de son âge, et l'attention consciencieuse avec laquelle il s'acquittait du travail qu'on lui confiait le rendait presque aussi utile qu'un homme. Employé comme pinceauteur dans les immenses ateliers de M. Kartmann, qui comprenaient la fabrication du coton depuis le filage jusqu'à l'impression, il avait souvent admiré les planches gravées, au moyen desquelles des toiles blanches se trouvaient transformées en élégantes indiennes; cette observation attentive avait fini par devenir pour lui le motif d'un vif désir et d'une vague espérance. Être admis dans l'atelier de gravure pour y apprendre à composer ces planches précieuses fut bientôt le rêve de toutes ses heures. Sans se rendre encore bien compte de ses projets, il aimait à songer qu'il pourrait peut-être un jour changer sa position contre celle de graveur, car il avait cette ambition louable qui fait souhaiter à l'enfant de s'élever par son courage et son industrie. Il songea d'abord à obtenir de son chef la permission de détourner quelques heures de son travail pour apprendre l'état qu'il désirait; mais il s'effraya à l'idée de solliciter une telle faveur. Son expérience l'avait convaincu, d'ailleurs, que tout est possible à une volonté ferme; il résolut donc de se rendre à l'atelier de gravure pendant l'heure des repas et de s'y exercer en secret. Un jeune apprenti de cet atelier, qu'il avait mis dans sa confidence, lui indiqua les moyens mécaniques de sa profession, et au bout de quelque temps Frédéric était capable de graver passablement un dessin peu compliqué.

Il continua ainsi pendant plusieurs mois à se rendre régulièrement à l'atelier sans que personne se doutât de quelle manière il employait ses récréations. Ses compagnons de travail étaient si peu accoutumés à l'avoir pour compagnon de leurs jeux, qu'aucun d'eux ne songeait à s'enquérir du motif de ses absences; il est même probable que Frédéric eût atteint son but sans éveiller l'attention de personne si un événement qui se passa vers le milieu de l'hiver de 18.. n'eût changé ses projets et donné une nouvelle direction à sa vie.

Un jour que, selon son habitude, il venait de monter à l'atelier après son dîner et qu'il était déjà à l'ouvrage, il entendit un bruit de pas qui le fit tressaillir; comme il était là sans autorisation, la crainte d'être surpris l'occupait toujours. Il se jeta précipitamment derrière un meuble qui lui avait déjà servi plusieurs fois dans de semblables occasions. Ce meuble lui cachait entièrement ce qui se passait dans l'appartement; cependant, au mouvement qui se fit, il présuma que plusieurs personnes y étaient entrées. Il ne songea d'abord qu'à se blottir de façon à n'être pas remarqué; mais au bout de quelques minutes, les précautions qu'il entendait prendre et des paroles chuchotées à demi-voix lui causèrent de l'inquiétude.

—As-tu bien fermé la porte? disait quelqu'un.

—Regarde dans le cabinet s'il n'y a personne, reprit une autre voix.

—Pourquoi cette crainte d'être surpris? se demandait Frédéric avec effroi; et il n'osait respirer. Quelque chose l'avertissait que ce n'était point un hasard, mais une volonté providentielle qui le rendait témoin de cette scène: jamais il n'avait éprouvé une pareille anxiété.

Quand les nouveaux venus se crurent à l'abri de toute surprise, l'un d'eux prit la parole, et d'une voix basse mais bien articulée, et qui prouvait l'importance qu'il attachait à ses explications, il développa le projet qu'il avait conçu.

Ce projet ne consistait en rien moins qu'à forcer, au milieu de la nuit, les fenêtres du comptoir de M. Kartmann et à enlever sa caisse. Frédéric reconnut, dans les explications qui furent données, que ceux qui tramaient ce complot étaient des ouvriers mêmes de la fabrique, et il ne put se défendre d'un mouvement d'horreur; mais songeant combien il lui importait de connaître tous les détails de cette affaire, il se tint plus immobile que jamais.

Les rôles furent distribués.

—Un de nous, dit celui qui avait expliqué l'affaire, s'introduira le premier dans le comptoir par le carreau cassé; voyons, quel est le plus mince? Ça doit être François.

À ce nom Frédéric sentit un horrible frisson parcourir tout son corps. Mais quand il entendit la voix de son frère répondre aux instructions qu'on lui donnait, il laissa échapper malgré lui un cri de saisissement et de douleur.

Il se fit un silence subit parmi les ouvriers.

—D'où vient ce cri? demanda-t-on.

—Il est parti de la chambre même.

—Il y a quelqu'un ici.

Les perquisitions ne furent pas longues, et Frédéric se trouva bientôt en présence des comploteurs. On l'interrogea pour savoir ce qui l'avait porté à se cacher; il l'expliqua brièvement.

—Tu as entendu tout ce qu'on vient de dire, n'est-ce pas?

—Oui, répondit Frédéric.

Alors s'éleva entre les ouvriers un débat sur la question de savoir ce que l'on ferait de l'enfant. Il y eut contre lui des imprécations, des menaces, et l'on alla même jusqu'à dire que le plus sûr était de s'en débarrasser; mais cette proposition, qui avait pour but d'effrayer Frédéric, le laissa sinon tranquille, du moins résolu. Enfin, il fut convenu qu'on l'enfermerait pour s'assurer de son silence jusqu'au lendemain. La difficulté était de trouver un lieu convenable. Un des ouvriers proposa une mansarde qu'il occupait dans l'établissement; il fit observer qu'elle était reléguée dans une partie de la maison qui ne servait point à l'exploitation, et n'avait qu'une croisée donnant sur une petite cour où l'on n'entrait jamais. Cette proposition fut acceptée. On monta un escalier désert, on traversa un long corridor étroit et on poussa Frédéric dans la chambre en fermant la porte à double tour.

Rien ne peut peindre sa douleur lorsque, abandonné à lui-même, il eut fait l'inspection rigoureuse de sa prison et se fut assuré qu'il n'y avait aucun moyen de fuir.

Il se laissa tomber sur une chaise où il resta quelque temps dans un accablement désespéré; puis, se levant, il se mit à parcourir la chambre tout égaré. Les pensées se succédaient rapidement dans son esprit. Il eût donné la moitié de sa vie pour pouvoir prévenir M. Kartmann du péril qui le menaçait et pour détourner François du crime qu'il était près de commettre: il voyait son bienfaiteur et son frère sur le point de se perdre l'un par l'autre sans pouvoir les avertir ni les sauver.

Plusieurs heures se passèrent, pour lui, dans des alternatives d'abattement et de désespoir. À la fin il fut pris d'une espèce de fièvre d'angoisse. Malgré le froid rigoureux de l'hiver il sentait son front brûler. Il ouvrit la fenêtre et vint s'y accouder, espérant que l'air du dehors le soulagerait. Il resta pendant longtemps dans la même position, regardant vaguement et suivant de l'œil, sans les voir, les nuages qui passaient dans le ciel. Après avoir erré sur tous les objets environnants, ses regards vinrent enfin s'attacher à un tuyau de cheminée qui se trouvait à une des ailes de la maison; pendant quelque temps ils suivirent avec une distraction indifférente les tourbillons de fumée qui s'en échappaient. Mais tout à coup l'enfant tressaillit, il se pencha en avant et regarda avec anxiété; il n'en pouvait douter, cette fumée sortait du cabinet de M. Kartmann.

Il rentra précipitamment dans la chambre qui lui servait de prison, et, bénissant l'heureuse habitude qu'il avait contractée, de porter toujours sur lui ce qui était nécessaire pour écrire, il se mit à tracer un billet dans lequel il avertissait sommairement M. Kartmann de ce qu'il avait découvert, en lui faisant connaître le lieu où il était renfermé.

Son billet achevé, il se rapprocha de nouveau de la fenêtre. La maison, comme toutes celles qui servent à des exploitations de ce genre, était très-élevée. Frédéric en mesura un instant la hauteur, mais sa résolution ne fut point ébranlée par cet examen.

Souvent, dans ses jeux d'enfant, il avait grimpé à des arbres et parcouru des toits; il était agile, hardi, et, d'ailleurs, il y avait nécessité à tout hasarder. Il monta sur le relai de la croisée, descendit avec précaution dans le canal formé par les toits des deux corps de bâtiment qui se touchaient, et suivit sans grand danger cette route jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la cheminée qu'il voulait atteindre. Le plus difficile était de parvenir à celle-ci en gravissant un toit glissant et très-incliné; cependant l'apprenti y parvint. Voulant d'abord attirer l'attention des personnes qui travaillaient dans le cabinet de M. Kartmann, il jeta un à un, dans le tuyau, des débris de chaux durcie; puis, quand il jugea qu'il en était temps, il laissa tomber son billet, lié entre deux tuiles afin de le préserver des flammes, et regagna promptement sa chambre.

Il s'attendait à une délivrance immédiate; mais les heures s'écoulèrent sans que personne parût. Déjà toutes les horloges de la ville avaient sonné cinq heures; il était toujours auprès de la porte, l'oreille clouée à la serrure; et nul pas ne se faisait entendre dans le corridor. L'inquiétude commença à le saisir. D'où pouvait venir ce retard? son billet n'avait-il point été lu? Toutes les angoisses dont il avait été débarrassé pendant quelque temps lui revinrent. Enfin, quand la nuit fut close, il crut distinguer le bruit d'une marche précautionneuse et légère; une clef tourna doucement dans la serrure... Ce moment fut horrible pour l'enfant, car ce pouvaient être les ouvriers aussi bien qu'un envoyé de M. Kartmann; cependant la clef fut retirée sans que la porte s'ouvrit, et un second essai aussi infructueux fut fait avec une nouvelle clef: probablement on essayait des passe-partout; Frédéric se sentit un peu rassuré à cette pensée. Enfin, à force de tentatives, la porte tourna doucement sur ses gonds, et l'enfant reconnut la voix de M. Kartmann qui l'appelait.

—Venez, lui dit-il, en lui saisissant la main; et du silence, surtout... il ne faut point que l'on soupçonne votre délivrance...

Puis, le conduisant à travers les corridors obscurs, il le mena jusqu'à son cabinet.

§ 5.

M. Kartmann étant sorti pour s'assurer que toutes les mesures étaient bien prises, Frédéric demeura seul dans la pièce où il l'avait conduit. Il eût bien voulu voir son frère, mais sous quel prétexte sortir? où le trouver? Un instant il pensa à tout avouer au patron; mais peut-être François avait-il changé de résolution et ne devait-il plus prendre part au crime! dans ce cas, l'aveu de Frédéric l'eût déshonoré sans utilité! Le pauvre enfant résolut d'attendre l'événement, se confiant à la bonté de Dieu.

M. Kartmann rentra enfin. Tout était disposé pour prévenir le vol. Les commis et quelques contre-maîtres de la fabrique étaient placés en embuscade sur les différents points de la cour où donnaient les croisées du comptoir, et ils étaient en nombre suffisant pour se rendre facilement maîtres des voleurs. M. Kartmann conduisit alors Frédéric au comptoir: l'enfant suivit sans observations, espérant que le hasard lui fournirait l'occasion d'être utile à François s'il devait venir.

Une heure à peu près s'écoula sans que rien annonçât l'arrivée des ouvriers, heure d'angoisses horribles pour Frédéric, que le plus léger bruissement faisait tressaillir. L'obscurité et le silence qui régnaient dans l'appartement lui faisaient mieux comprendre la gravité de la circonstance et le glaçaient d'épouvante; c'était plus que les forces d'un l'enfant n'en pouvaient supporter: il avait tout épuisé dans cette affreuse journée, et son pauvre cœur n'y suffisait plus; mais il lui sembla qu'il allait se briser quand l'horloge voisine sonna une heure et qu'un léger grincement de fer l'avertit qu'on se préparait à forcer les volets. M. Kartmann entendit également ce bruit et se rapprocha de la croisée: Frédéric se leva par un mouvement spontané, puis retomba sur sa chaise éperdu.

Cette agonie se prolongea longtemps. Les ouvriers, dans la crainte du bruit, n'ébranlaient le volet que faiblement, et ce ne fut qu'après de longs efforts qu'il fut enlevé. Au même instant, les débris d'un carreau brisé tombèrent sur le parquet, et M. Kartmann fit entendre un coup de sifflet. Le tumulte qui suivit prouva que l'ordre donné par le signal avait été exécuté. Bientôt on distingua des cris, et un coup de feu partit!... À ce bruit, M. Kartmann sortit précipitamment du comptoir. Frédéric, jusque-là ne s'était senti la force de faire aucun mouvement. Le frôlement d'un corps qui cherchait à s'introduire par l'ouverture faite à la croisée l'arracha tout à coup à sa stupeur, et François se trouva devant lui.

—Malheureux! s'écria-t-il; que viens-tu faire ici?

—Sauve-moi! lui dit François égaré; Frédéric, sauve-moi!

—Et comment le pourrais-je?...

Tout à coup un souvenir traversa sa pensée; il se rappela qu'une porte donnait du comptoir sur le jardin, il la trouva à tâtons, entraîna François après lui et le conduisit en courant vers une partie du mur de clôture qui était peu élevée.

—Pars, lui cria-t-il en lui montrant le passage, et surtout ne reste point à Mulhouse; tes complices sont arrêtés, ils te dénonceront.

—Adieu! cria François, du haut du mur.

Et il disparut.

§ 6.

Le lendemain de cette scène, tous les coupables, à l'exception de François, furent remis entre les mains de la justice, et Frédéric, d'après l'ordre de M. Kartmann, se présenta à son cabinet. Le fabricant le fit asseoir près de lui, et après l'avoir vivement remercié, lui dit de demander sans crainte la récompense qu'il avait méritée. L'enfant hésita pendant quelques instants, mais M. Kartmann l'ayant encouragé:

—J'aurais une bien grande faveur à vous demander, Monsieur, dit Frédéric d'une voix tremblante... permettez-moi d'assister quelquefois aux leçons de vos enfants.

—Dès demain, dit M. Kartmann, vous les partagerez toutes. Il y a déjà longtemps que j'ai remarqué en vous ce louable désir de vous instruire, et je suis persuadé que, grâce à lui, vous réussirez à vous faire une bonne position dans le monde. D'après ce que vous m'avez raconté hier, vous vouliez devenir graveur; j'espère qu'en travaillant vous pourrez aller plus loin!

Plus loin que graveur! pensa Frédéric. Oh! que de joies ces paroles venaient de donner au pauvre enfant! jusque-là délaissé et n'ayant d'autres ressources que sa patience, il avait enfin trouvé une protection!... On lui parlait d'un but qu'il pouvait atteindre; on lui en facilitait les moyens. Ce fut à peine si son cœur, comprimé par un sentiment nouveau, lui permit d'articuler quelques remercîments entrecoupés; mais il joignit les mains avec tant de ferveur, attacha sur M. Kartmann des yeux si attendris, que celui-ci comprit tout ce que ce geste et ce regard contenaient de reconnaissance.

—Vous êtes un brave garçon, Frédéric, lui dit-il en lui serrant la main; et je suis sûr de n'avoir jamais à me repentir de ce que je fais aujourd'hui pour vous.

Le lendemain même de cette entrevue, M. Kartmann présenta Frédéric à ses deux fils et à leurs maîtres. Le service qu'il venait de rendre à la famille, la preuve d'élévation de cœur qu'il avait donnée dans le choix même de sa récompense, parlaient trop puissamment en sa faveur pour qu'il ne fût pas accueilli avec empressement par les professeurs et par les élèves. On le loua hautement de sa noble émulation, chacun se fit une joie et un point d'honneur d'aider l'apprenti, de contribuer pour sa part à son instruction.

L'habitude qu'avait contractée Frédéric de rattacher ses différentes observations à un centre commun et d'en faire un point de départ pour d'autres remarques, lui fut aussi utile dans ses nouvelles études qu'elle l'avait été pour les précédentes. Cette méthode de toujours procéder par le raisonnement, l'avait accoutumé à trouver facilement les conséquences ou les causes logiques d'un fait, et le préparait surtout merveilleusement à l'étude des mathématiques et à celle des langues. Aussi, fit-il de rapides progrès dans ces deux branches d'instruction; mais ce ne fut cependant pas au détriment de ses autres travaux. L'histoire, la géographie, le dessin, ne furent point négligés; le dessin surtout était, dans son application, trop fréquemment lié aux mathématiques pour qu'il ne s'en occupât pas avec zèle, et il fut bientôt assez habile pour copier les machines les plus compliquées.

Au bout de trois ans de leçons, Frédéric était au niveau des fils de M. Kartmann. Il savait déjà l'arithmétique, la géométrie et étudiait la statique. Sans connaître toutes les ressources de la langue française, il l'écrivait avec correction.

Ses condisciples, plus jeunes que lui, l'un de deux et l'autre de quatre ans, étaient fiers de ses progrès, et le traitaient en camarade beaucoup plus qu'en protégé. Si ces relations affectueuses étaient dues en partie à la bonté du cœur de ces enfants, la conduite de Frédéric contribuait aussi beaucoup à les maintenir. Il se montrait si modeste dans ses succès, si complaisant sans bassesse, si dignement reconnaissant, et en même temps si soigneux d'éviter tout nouveau service, qu'on aurait rougi de lui faire sentir sa position d'obligé.

Quand il eut atteint sa dix-neuvième année, M. Kartmann le fit passer parmi les contre-maîtres. Il était si sobre et si rangé, que, tout en s'habillant beaucoup plus proprement que ses camarades d'atelier, il ne tarda pas à réaliser quelques économies qu'il employa à acheter les livres, les instruments de mathématiques et les fournitures de classe dont il avait besoin. Ce fut une grande joie pour lui quand il put subvenir à ces dépenses et diminuer ainsi la charge qu'avait bien voulu prendre son chef. L'avenir ne l'inquiétait plus; quel qu'il fût, il avait maintenant des ressources qui ne devaient jamais lui manquer. Pourvu que la main de Dieu ne se retirât pas de lui et que la maladie ne vînt point le frapper, il ne craignait rien, car tous les moyens humains de réussite étaient en son pouvoir.

§ 7.

C'était par une de ces chaudes et claires soirées si communes à Mulhouse, à cette heure où les ouvriers quittant leurs fabriques, montent sur les coteaux qui bordent le canal et y font entendre des chœurs qui, de là, vont se prolongeant dans toute la vallée.

Frédéric, un carton sur ses genoux, mettait au net une épure qu'il avait dessinée dans la journée. Lui aussi aurait aimé les chants et la promenade! Quand l'air était ainsi parfumé, il sentait souvent, après une longue journée de travail, le désir d'aller respirer dans les vignes; mais, quelque innocents, quelque permis qu'eût été ce plaisir, il avait le plus souvent le courage d'y renoncer. Les jours donc où la gaieté du temps l'invitait à sortir, il prenait ses livres ou son carton à dessin et s'asseyait pour travailler sur un petit banc placé à la porte d'Odile Ridler. Il apercevait de là une échappée de campagne, il respirait un air plus frais, entendait le gazouillement de quelques oiseaux citadins, et pour lui, habitué à une réclusion continuelle, c'était du bien-être et de la joie.

Le soir dont nous parlons, Frédéric était assis à sa place ordinaire; il travaillait avec ardeur, car le jour baissait, et il voulait achever, avant la nuit, le dessin commencé.

C'était l'épure d'une des machines les plus compliquées de la maison Kartmann. La respiration de quelqu'un qui se penchait sur son épaule l'arracha tout à coup à son application: il releva la tête et aperçut un étranger qui regardait très-attentivement son dessin.

—Dans quelle fabrique se trouve la machine que représente cette épure? lui demanda-t-il.

—Dans celle de M. Kartmann, répondit Frédéric.

—Et comment avez-vous pu vous la procurer?

—M. Kartmann me permet de partager les leçons de ses fils.

—Vous devez avoir alors dans vos cartons une grande partie des machines de cette maison.

—À peu près toutes, Monsieur.

—Je serais curieux de les voir.

Frédéric ouvrit obligeamment son carton et présenta ses dessins à l'étranger. Après que celui-ci les eut examinés avec la plus scrupuleuse attention:

—Je ne vois point dans tout cela, objecta-t-il, l'épure de la grande machine que M. Kartmann a reçue d'Angleterre il y a environ deux mois?

—Nous devons la copier après-demain, Monsieur.

—Dites-moi, mon ami, pouvez-vous me donner une copie de ces dessins?

—J'ai bien peu de temps à moi; cependant, s'ils peuvent vous être agréables, je tâcherai de les copier.

—Je tiendrais surtout à avoir la nouvelle machine dont je vous parlais; mais comme le temps a de la valeur, j'entends vous payer ce travail. Tenez, continua-t-il en lui présentant trois pièces d'or, voilà d'abord un à-compte, plus tard nous nous entendrons pour un prix plus élevé.

La vue de cet or fit tressaillir Frédéric et éveilla en lui un soupçon; on ne pouvait lui payer aussi chèrement des dessins dont on n'aurait point voulu faire usage. Ces épures allaient sans doute servir à la confection de machines qui créeraient une fatale concurrence pour son chef, qui amèneraient sa ruine peut-être!... Le pauvre enfant frémit à la pensée du mal qu'il aurait pu commettre par imprudence; et, réunissant à la hâte ses dessins épars, il les rejeta dans son carton qu'il ferma soigneusement.

Son interlocuteur le regarda avec étonnement et lui présenta de nouveau les trois pièces d'or.

—Je vous remercie, Monsieur, dit Frédéric, mais je ne puis accepter un tel marché. Je réfléchis que je dispose d'une propriété qui ne m'appartient pas, et je ne veux ni ne dois le faire. Adressez-vous directement à M. Kartmann; il pourra, mieux que moi, juger si votre demande ne nuit en rien à ses intérêts.

L'étranger sentit que Frédéric avait deviné ses intentions.

—Je comprends, dit-il, le motif de votre refus. Vous savez que les fabricants cachent leurs machines aux regards des autres industriels, et vous craignez que votre chef, en apprenant que vous m'avez livré ces dessins, ne vous renvoie de ses ateliers; mais je puis vous faire de tels avantages que ce renvoi serait pour vous une fortune. Je vous offre dès maintenant, dans ma fabrique, des appointements doubles de ceux que vous recevez; et je vous payerai, en outre, le jour où vous me remettrez l'épure que je vous demande, la somme que vous fixerez vous-même.

Frédéric n'en entendit pas davantage, il saisit vivement son carton; et, jetant sur l'étranger un regard où la honte se mêlait à l'indignation:

—Je ne sais ni trahir ni me vendre, Monsieur, dit-il d'une voix tremblante.

Et il rentra brusquement chez la veuve Ridler.

Quelques jours après cette scène, M. Kartmann fit appeler Frédéric dans son cabinet.

—Où sont toutes les épures que vous avez dessinées avec mes enfants? demanda-t-il.

—Dans mon carton, Monsieur.

—Apportez-les moi.

Frédéric alla chercher son carton, qu'il remit en tremblant à son chef, car il y avait dans le ton de celui-ci quelque chose de bref et d'inquiet qui l'alarmait.

M. Kartmann feuilleta tous les dessins; la vue de chacun d'eux lui arrachait une nouvelle exclamation.

—Quelle imprudence à moi! murmurait-il, il y avait là de quoi me perdre.

Quand il eut tout examiné, il se tourna vers Frédéric.

—Quelqu'un vous a proposé d'acheter ces dessins? je le sais.

—Oui, Monsieur.

—Et vous ne m'en avez point parlé?

—J'ai pensé que cela n'en valait pas la peine.

—Quelle récompense vous offrait-on?

—Celle que j'aurais demandée.

—Et vous avez refusé?

—Oui, Monsieur.

—Sans hésitation?

—Hésiter eût été une lâcheté.

—Ta main, Frédéric! s'écria M. Kartmann en tendant la sienne au jeune ouvrier.—Tu es un noble cœur. Je connais jusqu'au moindre détail de cette affaire. J'avais agi imprudemment, mon ami, car quelqu'un de moins honnête que toi eût pu me perdre; mais je te remercie de ta probité. Aujourd'hui tu n'es plus un enfant; d'après tous les rapports que m'ont faits tes professeurs, et d'après ce que je vois moi-même, tu ne dois pas continuer à rester contre-maître. À partir de demain tu viendras habiter ma maison; ma table sera la tienne; tu continueras à partager les leçons de mes enfants et tu recevras des appointements conformes à ta nouvelle position.

Dès le lendemain, en effet, Frédéric fit ses adieux à la bonne femme Ridler, qu'il ne quitta point sans verser quelques larmes, car son bonheur ne lui faisait point oublier combien elle avait été bonne pour lui; aussi, continua-t-il à se montrer reconnaissant des soins qu'elle lui avait donnés et ne manqua-t-il jamais chaque semaine de venir visiter sa vieille hôtesse en lui apportant quelque présent.

§ 8.

Plusieurs années s'écoulèrent encore sans que la situation de Frédéric subît de graves modifications. Son intelligence, qu'il avait continué à appliquer, soit à des études d'art, soit à des travaux positifs, avait pris un développement remarquable; et notre petit ouvrier, qui, douze ans auparavant, ne connaissait pas une lettre, était maintenant cité comme un des jeunes gens de son âge le plus sérieusement instruits.

Chaque jour M. Kartmann se félicitait davantage de l'avoir attaché à sa maison. Jamais les fonctions qu'il remplissait ne l'avaient été avec autant de probité et de dévouement: aussi, ne voyait-il pas seulement en lui un commis; c'était l'ami de la famille, le compagnon le plus cher de ses fils, leur digne émule. Les événements qui nous restent à raconter vinrent encore fortifier cette confiance et cette affection, en montrant jusqu'à quel point elles étaient méritées.

Depuis plusieurs mois M. Kartmann paraissait triste, et Frédéric, entre les mains duquel passaient tous les comptes de la maison, commençait à apercevoir un certain embarras financier dans les affaires de son chef. Bientôt les confidences de celui-ci, les expressions d'inquiétude qui lui échappaient, les nombreuses réclamations de ses bailleurs de fonds achevèrent d'éclairer Frédéric et de le convaincre qu'il ne s'agissait point seulement d'une gêne momentanée, mais d'une de ces crises commerciales qui ébranlent les fortunes les plus solides. Le moment ne tarda pas à venir où M. Kartmann lui-même leva ses derniers doutes.

Il rentra un jour, à l'heure du dîner, encore plus accablé que de coutume. Quand le repas fut achevé, il pria son fils aîné et Frédéric de passer avec lui dans son cabinet.

—Avant deux mois, leur dit-il, cet établissement ne m'appartiendra plus. Après sa vente il me restera encore de quoi satisfaire à mes engagements; si j'attendais plus longtemps, mes dettes ne tarderaient pas à dépasser mes valeurs. Les nouvelles machines de M. Zinberger m'ont complétement ruiné; ses produits, plus beaux et d'un prix moins élevé que les miens, sont les seuls qui se vendent maintenant. Pendant quelque temps j'ai soutenu la concurrence, quelque ruineuse qu'elle fût pour moi, j'espérais toujours faire subir des modifications à mes machines; toutes mes tentatives à cet égard ont été vaines: une lutte plus longue devient impossible. Aussitôt donc que mes livres seront en règle, j'annoncerai la mise en vente de cette manufacture. Il m'est affreux, sans doute, après tant d'années de travail, de voir s'évanouir tous les rêves d'aisance que j'avais formés pour mes enfants, mais au milieu de tant d'espérances détruites, je me sens le cœur moins brisé quand je pense que toutes mes dettes seront acquittées, et que ma famille et moi aurons seuls à souffrir de ce désastre.—Quant à toi, Frédéric, ajouta-t-il en tendant la main au jeune homme, tu ne cesseras point, je l'espère, d'être notre ami; mais tu le vois, il faut que nous nous séparions. Je ne suis point inquiet de ton avenir; avec tes talents les emplois ne te manqueront pas; seulement, cette séparation est un chagrin de plus pour moi qui m'étais habitué à te considérer comme un troisième fils.

—Je vous quitterai, Monsieur, dit Frédéric d'une voix triste, mais ferme, quand je serai convaincu que je vous serai inutile; mais j'espère que ce jour n'arrivera pas sitôt. Songeons à vous, Monsieur: peut-être le danger qui vous menace n'est-il point aussi imminent que vous le supposez. Ma jeunesse me rend encore bien inexpérimenté dans les affaires; cependant, si j'osais vous donner un conseil, je vous dirais de ne point trop vous hâter dans vos déterminations; pour quiconque regarde longtemps et attentivement, le remède est bien souvent à côté du mal.

—Je crois qu'il n'y en a aucun pour moi, reprit M. Kartmann en secouant tristement la tête; tous deux, du reste, vous jugerez mieux cette question quand vous aurez vu mes livres particuliers; eux seuls peuvent constater ma position.

Et il les ouvrit devant eux.

Frédéric les parcourut avec distraction. La question ne pouvait plus être dans une erreur de chiffres; il connaissait la grande cause du mal et songeait déjà aux moyens de le réparer.

Rentré dans sa chambre après avoir pris congé de M. Kartmann, il se jeta tout égaré sur un fauteuil. Dans quinze jours, répétait-il, tous les comptes de la maison seront en règle et cet établissement en vente. Quinze jours, mon Dieu! rien que quinze jours! Comment, dans un temps si court, résoudre un tel problème, perfectionner des machines de manière à rendre la fabrication moins coûteuse et les produits plus parfaits? Ô mon Dieu? ne m'abandonnez pas, car vous savez seul tout ce que je dois à cet homme que je veux sauver.

Autant par goût que par nécessité de position, la mécanique était, de toutes les sciences positives, celle dont Frédéric s'était le plus préoccupé; il avait même dans cette partie des connaissances approfondies: mais la tâche qu'il s'imposait ne demandait-elle que de la science? Il fallait trouver ce que le hasard seul peut-être avait fait rencontrer à un autre, s'épuiser dans des combinaisons qui pourraient bien le ramener simplement au point de départ! Mais qu'importaient au courageux jeune homme? il voulait sauver un homme et il marchait avec ardeur vers son but. Il repoussait tous les doutes, toutes les craintes, comme de mauvaises pensées; il se sentait fort, car il savait ce que pouvait la volonté contre les obstacles.

Dix nuits se passèrent dans un travail continuel: nuits d'angoisse et de fièvre, pendant lesquelles Frédéric vit s'évanouir plus de vingt fois la solution du problème qu'il se croyait sur le point de saisir. Cependant, tant d'efforts infructueux, tant de cruelles déceptions n'amenèrent point le découragement. Il ne lui restait plus que quelques jours; mais jusqu'à la dernière heure il voulait espérer, car il puisait ses forces dans cette vertueuse confiance.

Enfin, que vous dirai-je? il n'y a que les mauvais sentiments qui soient stériles; les sentiments généreux portent toujours leurs fruits, et la reconnaissance donna du génie à Frédéric. Ce moyen, dans la recherche duquel tant d'autres avaient échoué, il le trouva! À peine osait-il croire lui-même à sa découverte. Il parcourait avec une sorte d'égarement les lignes tracées devant lui; son calme, sa raison, qui ne l'avaient point abandonné au milieu de tant de recherches impuissantes, lui faisaient faute au moment de la joie. Il pressait avec une sorte de folie ses papiers contre sa poitrine; il croyait parfois que tout son bonheur n'était qu'une illusion que l'examen d'un autre tuerait; il ne pouvait se lever de sa chaise, il n'osait quitter sa chambre et aller demander s'il s'était trompé.

Une partie de la nuit se passa dans ce doute affreux de lui-même; enfin, quand le jour arriva, il voulut avoir le dernier mot sur ses espérances et il s'élança vers la chambre de M. Kartmann.

—Tenez, dit-il en s'avançant vers le lit de son chef, et lui présentant son travail, voyez ce plan de machine et dites-moi si c'est seulement un rêve.

Puis il tomba épuisé sur un siége, dans une horrible angoisse d'attente et d'espoir.

À mesure que M. Kartmann examinait les papiers, sa figure devenait plus pâle, ses mains plus tremblantes: on sentait dans tous ses traits cette contraction qui indique le passage d'une grande souffrance à un bonheur inespéré. Quand il eut parcouru toutes les pièces, il tourna vers Frédéric des regards humides.

—Non, ce n'est point un rêve, lui dit-il; c'est une œuvre de génie, et mieux que cela, une œuvre qui sauve ma famille de la misère! C'est une grande leçon que tu as donnée aux enfants du peuple, Frédéric; tu as montré ce que peut la volonté aidée du dévouement.

Et, découvrant sa tête blanche, dans un de ces sublimes mouvements d'enthousiasme que l'attendrissement donne parfois aux hommes les plus calmes:

—Je te salue, ajouta-t-il, enfant du pauvre; sois béni, et accepte-moi pour père, toi qui m'as sauvé comme aurait pu le faire un fils!

§ 9.

La maison Kartmann est aujourd'hui une des maisons les plus florissantes de Mulhouse. Toute sa prospérité est due à la découverte de Frédéric et aux soins actifs qu'il continue de donner à l'établissement: ses spéculations, jusqu'à ce jour, n'ont cessé de prouver son habileté et la sûreté de son jugement. M. Kartmann, dont il est devenu le gendre, a pour lui une confiance sans bornes.

Un seul chagrin est venu traverser son bonheur. Depuis le départ de son frère, il avait inutilement cherché à connaître son sort, lorsqu'à l'époque de son mariage un article de journal vint lui donner le premier et le dernier mot sur cette existence qu'il avait vue avec tant de douleur séparée de la sienne. On y disait que la diligence de Francfort à Paris avait été attaquée par une bande de voleurs; les voyageurs s'étaient courageusement défendus, et plusieurs bandits avaient été blessés à mort: on donnait leurs noms, parmi lesquels figurait celui de François Kosmall. Frédéric ne put retenir une cuisante larme au souvenir de cet être qui était parti du même point que lui, que la même main mourante avait béni, et qui s'était fait, par sa faute, une destinée si différente de la sienne.

FIN.

TABLE.

Premier récit.—L'Esclave 1
Deuxième récit.—Le Serf 51
Troisième récit.—Le Chevrier de Lorraine 125
Quatrième récit.—L'Apprenti 209