The Project Gutenberg eBook of Souvenirs d'un sexagénaire, Tome II

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Souvenirs d'un sexagénaire, Tome II

Author: A.-V. Arnault

Release date: December 21, 2007 [eBook #23953]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE, TOME II ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE

TOME SECOND.
PAR A. V. ARNAULT,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Verum amo. Verum volo dici.

PLAUTE. Mostellaria.

PARIS.
LIBRAIRIE DUFÉY, RUE DES MARAIS-S.-G. 17.

1833.

LIVRE V.

DU 1er JANVIER 1793 AU 29 JUILLET 1794.

CHAPITRE PREMIER.

Moeurs nouvelles.—Procès du roi.—Anecdote.—Travaux littéraires.—Opéra-comique.—Partie de chasse.

De retour à Paris, je n'y reconnaissais plus rien, tant sa physionomie avait changé en moins de quatre mois. Ainsi nous avons peine à reconnaître les traits d'un ami dans un visage labouré par une violente maladie.

À mon départ, la lutte des démocrates contre les aristocrates, ou plutôt des républicains contre les royalistes, n'avait pas effacé tout vestige des anciennes moeurs: on retrouvait encore dans les discussions même les plus violentes l'indice des habitudes que donnent l'éducation et l'usage du monde. Ce reste de politesse avait disparu depuis l'ouverture de la Convention, où le pouvoir, que ne posséda jamais la faction de la Gironde, qui avait provoqué le renversement de la monarchie, fut subitement usurpé par la faction de la montagne qui l'avait accomplie, et qui affecta les formes brutales des brigands et des assassins qu'elle s'était donnés pour alliés.

Les formules consacrées par l'usage avaient été proscrites par un décret spécial, et les appelations de citoyen et de citoyennes substituées à celles de monsieur, madame et mademoiselle. La loi ne défendait pas toutefois d'être poli. Elle ordonnait seulement de l'être d'une autre manière. Les gens grossiers, à qui la dernière révolution avait donné le dessus, car, dans les orages, la bourbe monte à la surface de l'eau, les gens grossiers firent de la loi l'interprète de leurs habitudes. Ils prétendirent qu'être poli c'était être mauvais Français. Non contens d'aggraver par l'accent avec lequel ils prononçaient les termes légaux ce que l'omission des termes supprimés avait d'incivil pour de certaines oreilles, ils s'étudiaient à les convertir en injure, ne les employant qu'avec le tutoiement, forme qui, lorsqu'elle n'est pas l'expression de l'admiration ou de la tendresse, est celle du plus outrageant mépris.

Toutes les modes se réglèrent sur cette innovation. Les gens qui par peur s'étudiaient à faire des fautes de français, s'habillèrent par peur comme les gens dont ils avaient adopté le langage; ils endossèrent la carmagnole, ils se couronnèrent du bonnet rouge, affectant les moeurs des bourreaux pour les apitoyer, et se calomniant pour se justifier.

L'objet dont tous les esprits s'occupaient alors était le procès de Louis XVI. Persuadés que pour tuer la monarchie il fallait tuer le monarque, et que pour forcer la nation à résister à toute l'Europe il fallait la compromettre avec toute l'Europe, les vainqueurs du 10 août, réunis en Convention, avaient décidé que le roi, détrôné par eux, serait jugé par eux. Cette décision s'exécutait, et déjà ce grand procès était commencé quand je rentrai dans la capitale.

Les débats auxquels il donna lieu, leur résultat, sont trop connus pour que j'en reproduise ici les détails. Mais si je ne retrace pas ces faits en totalité, du moins puis-je en rappeler quelques circonstances qui constateront l'opinion de la grande majorité des habitans de Paris et de la France. Rien ne prouve aussi évidemment qu'en révolution les plus grands événemens sont, la majeure partie du temps, l'ouvrage d'une audacieuse minorité. Pendant toute la durée de ce procès, Paris semblait douter de ce qu'il voyait; il ne concevait pas qu'on l'eût commencé, il n'imaginait pas qu'on osât l'achever; il en suivait la marche avec une anxiété toujours croissante. La majorité de la population était contre cette mesure. Les uns, ne voyant dans Louis XVI qu'un fonctionnaire écrasé sous un fardeau que des épaules plus fortes que les siennes n'auraient peut-être pas supporté, et ne trouvant dans les griefs qu'on lui imputait que des fautes qui, si graves qu'elles fussent, étaient punies par la déchéance, ne concevaient pas que, depuis qu'il était entré dans la classe commune, on poursuivît dans l'homme privé le coupable qui avait été puni dans le roi: les autres, pensant que la politique devait s'accorder avec la justice pour le protéger contre la fureur des montagnards, et que le coup dont on voulait le frapper ne pouvant atteindre le prince qu'un usage immémorial appellerait au trône après lui, croyaient qu'il valait mieux détenir le monarque déchu que de mettre en possession de ses droits le successeur qu'il avait au-delà des frontières. Quelques uns pensaient enfin qu'un roi déchu n'est plus à craindre, et qu'il y aurait autant de dignité que de générosité à constater, en déportant Louis, le peu d'inquiétude que donnaient ses ressentimens. Ces opinions, qui étaient aussi celles de la majorité de la Convention, n'y prévalurent cependant pas. La peur les étouffa, et l'arrêt fatal fut porté au grand étonnement de la plupart des juges qui l'avaient rendu. Ce fut moins l'oeuvre de la conviction que celle de l'audace et de la lâcheté.

Cet arrêt une fois prononcé, on eut impatience de le voir exécuter, et pour en assurer l'exécution on recourut au moyen qui semblait le plus propre à l'empêcher. On fit prendre les armes à la garde nationale tout entière. La plupart de ces gens qui, comme citoyens, eussent tenté peut-être un effort pour sauver la victime, assurèrent sa mort comme soldats, chacun se défiant de son voisin et craignant de manifester une pitié dont le premier mouvement aurait été puni sur-le-champ. Ainsi la mort du plus malheureux des rois fut assurée par des hommes qui en avaient horreur.

Les dispositions de la multitude étaient à peu près les mêmes. Les bourreaux le savaient bien, et ce n'est pas sans cause qu'ils ordonnèrent au moment fatal le roulement de tambours dans lequel se perdirent les dernières paroles du fils de saint Louis.

Louis XVI, qui portait jusqu'au sublime le courage passif, mourut en martyr.

Le peuple surtout fut frappé de stupeur. Ce qui venait de s'accomplir lui semblait impossible même après l'accomplissement. Des mots de différentes natures, mais tous également expressifs, manifestèrent les sentimens de la halle, dont la population, moins féroce que grossière, a été souvent calomniée, et à qui l'on prête communément les discours et les actions de cette populace errante qui colporte de rue en rue un trafic qu'elle est prête à quitter dès que le désordre lui offre quelque chance de bénéfice.

On a accusé la politique anglaise d'avoir contribué par une influence cruelle à la consommation d'un acte qu'elle a depuis affecté de vouloir venger, acte qui, frappant dans Louis XVI le protecteur de la révolution américaine, satisfaisait à la rancune britannique; acte qui, devant brouiller la France avec toutes les monarchies de l'Europe, assurerait tout à la fois la ruine d'une nation que l'Angleterre enviait, et la perte d'un prince qu'elle haïssait. Je laisse aux politiques de profession à discuter ces opinions. Je ne me sens pas fondé suffisamment à prononcer en cette circonstance sur les intentions d'un cabinet qui a pu se souvenir de l'indifférence avec laquelle celui du Louvre avait vu tomber la tête de Stuart; mais ce que je puis certifier, c'est que, dès le mois de septembre 1792, l'Angleterre montrait peu de compassion pour le Bourbon détrôné par le 10 août, et que les boutiques des marchands d'estampes y étaient tapissées de caricatures, par lesquelles on appelait le ridicule sur la victime de ce terrible événement. Quelques unes même semblaient en prédire la terrible conséquence. J'ai raconté le propos que le portier de Covent-Garden m'adressa en m'annonçant le sort qui attendait Louis XVI; son opinion était assez généralement celle du peuple de Londres.

Mais revenons à celui de Paris. Au coin d'une rue, le soir même de l'exécution, j'entendis un mot touchant. Il fut dit par une marchande. Quelqu'un venait de lui acheter des petits pains, «Dis donc, voisine, s'écria-t-elle sans s'inquiéter qu'on l'entendît, et contemplant la monnaie frappée à l'effigie du malheureux Louis, dis donc, c'est avec sa tête qu'ils achètent du pain!»

Dans ce terrible procès, où il fut décidé de la vie d'un roi par un nombre de voix qui, d'après les lois alors en vigueur, eût été insuffisant pour la condamnation d'un simple citoyen à la moindre des peines, quelques votes se firent remarquer, les uns par l'expression de la plus inconcevable fureur, les autres par celle de la générosité la plus courageuse.

L'histoire conservera ceux de Kersaint, de Lanjuinais, de Daunou, de Bresson (des Vosges), de Marec (du Finistère), de Chiappe (de la Corse), d'Himbert (de la Marne), et surtout celui de Rabaud de Saint-Étienne. Je suis las de ma portion de despotisme; je suis fatigué, bourrelé de la tyrannie que j'exerce pour ma part, s'écriait-il en abdiquant sa sanglante magistrature. Au péril de leur tête, les autres refusèrent de frapper celle de Louis XVI, opposant les principes invariables de l'équité à ceux de la politique douteuse dont se prévalaient les fauteurs de l'opinion adverse.

Quelques uns de ces derniers firent de la rhétorique à cette occasion. Faire de l'esprit en pareille circonstance! Ce ne fut pas le tort de Sieyès. Il passe cependant pour avoir aggravé la rigueur de son opinion par un trait qu'on lui a souvent reproché. Ce trait ne lui appartient pas; je me fais un devoir de l'affirmer et de le démontrer. Voici le fait.

Le Moniteur, dans l'article où il rend compte de la fatale séance où Louis fut condamné, et dans lequel il tient note des considérations sur lesquelles plusieurs votans crurent devoir se fonder, dit, quand il en vient au tour de Sieyès: Sieyès, LA MORT, (sans phrase). De cette réflexion, qui est d'un journaliste, on a fait un appendice du vote d'un juge. Sieyès a toujours protesté contre cette interprétation.

Pendant la durée de ce long procès, Louis parut d'autant plus noble qu'il se montra plus simple. Repoussant tout moyen de défense qui ne résulterait pas de la logique la plus sévère, il permit à ses avocats de convaincre ses juges, mais non de les attendrir; d'éclairer leur conscience, mais non d'émouvoir leur pitié; de plaider dans l'intérêt de sa vie moins que dans celui de la justice. Il avait presque interdit l'éloquence à Me de Sèze, qui lui a obéi.

Mais c'est trop s'appesantir sur ces douloureux souvenirs. J'ajouterai seulement à ce que j'ai dit sur cette grande catastrophe, que les sentimens consignés ici sans intention de flatter ou d'offenser qui que ce soit, me furent souvent imputés à crime par la faction qui osa l'accomplir.

Je devais m'y attendre. Mais pouvais-je imaginer qu'on me désignerait un jour comme y ayant contribué? C'est pourtant ce qui est arrivé. Cela ne peut guère s'expliquer que par la difficulté de justifier la persécution dont j'ai été l'objet après la seconde restauration, et l'inscription de mon nom sur les tables de 1815. On m'a imputé un grand grief pour disculper Louis XVIII d'une grande injustice, et parce qu'il était plus commode d'imputer un crime au persécuté qu'un tort au persécuteur. Mais ce crime, je n'ai pas même eu occasion de le commettre, puisque je n'étais pas membre de l'assemblée qui l'a commis.

Quoi qu'il en soit, cette prévention à laquelle j'ai dû des complimens qui m'ont fait horreur, et des reproches qui m'ont fait pitié, s'était tellement accréditée que c'est à elle qu'il faut surtout attribuer la fureur avec laquelle les royalistes se déchaînèrent contre le succès de Germanicus. Le fait suivant le démontre d'une manière assez plaisante.

Quinze jours après cette représentation, qui du théâtre fit descendre la tragédie dans le parterre, et dont le bruit était parvenu jusque dans les Pays-Bas que j'habitais depuis mon exil, je fis un voyage en Hollande, où quelques affaires m'appelaient. Dans la diligence où je ne connaissais personne, et où personne ne me connaissait, se trouvait un officier français venant de Paris. De caractère communicatif, comme il nous avait mis au courant de sa marche, on l'accabla de questions sur ce qui se passait en France, et l'article de Germanicus ne fut pas oublié. Ce qu'il dit de la pièce littérairement n'était pas de nature à blesser l'amour-propre de l'auteur. «Les meilleurs royalistes, ajouta-t-il, se sont fait un devoir de rendre justice au mérite de cet ouvrage; mais ils ont fait justice aussi de l'auteur, quand les jacobins ont osé le demander, et quand ils ont voulu que le nom de ce régicide fût proclamé.—C'est donc un régicide que cet auteur? dit un Hollandais en secouant sa pipe.—Si c'est un régicide? un conventionnel! autrement, serait-il exilé?» La conversation, dont je me gardai bien de me mêler, changea ensuite de sujet.

Comme nous approchions de La Haye, «Messieurs, dit l'officier français en s'adressant à moi comme aux autres, mon séjour dans ce pays-ci ne sera pas long. Dans huit jours je dois être de retour à Paris. Si quelqu'un de vous avait quelque chose à faire dire dans ce pays-là, qu'il dispose de moi.» Chacun l'ayant remercié, «Monsieur, dis-je, quand vint mon tour, j'userai, moi, de votre obligeance. J'ai quelque chose à faire dire dans ce pays-là. On n'y connaît qu'une partie de l'histoire de l'auteur de Germanicus. Permettez-moi de vous la faire connaître tout entière, afin que vous puissiez la raconter à votre retour. Personne mieux que moi ne sait ce qu'a fait et ce que veut faire cet homme-là. Il ne rêve qu'à des crimes, c'est la vérité; et non pas seulement à ces crimes qui n'ont pour objet que la ruine d'une famille ou la mort d'un homme; c'est du renversement des États, c'est de la mort des princes, c'est de ces grands complots qui bouleversent l'ordre social, qui détrônent les dynasties, qui changent le destin des empires, qu'il est incessamment occupé. Il a ourdi je ne sais combien de conspirations: tantôt c'est une république qu'il veut substituer à une monarchie, tantôt un empire qu'il veut substituer à une république. Faut-il se délivrer d'un prince? tous les moyens lui sont bons. Au moment même où je vous parle, ne prépare-t-il pas le poison qui au premier moment terminera les jours d'un personnage des plus illustres!—Que me dites-vous là?—Rien qui ne soit exactement vrai.—Notez toutefois que cet homme, si familiarisé avec les combinaisons les plus atroces, est d'ailleurs assez bon diable. Il n'est pas mauvais mari, il est bon fils, bon père, bon ami, bon maître, même pour son chien. Il ne ferait pas de mal à un enfant. Il n'a jamais tué que des rois; c'est sa manie, mais que des rois de théâtre. Voilà ce que je vous prie de vouloir bien dire à vos amis de Paris, sur mon témoignage; et je parle en connaissance de cause, car cet homme et moi nous ne faisons qu'un.—Quoi! Monsieur?…—Oui, Monsieur, je suis l'auteur de Germanicus

On se figure l'impression que cette explication produisit sur les auditeurs, et particulièrement sur le personnage qui l'avait provoquée. «Quoi! vous n'avez pas voté la mort du roi?—Aristocrate comme vous alors, je n'étais pas même membre de l'assemblée qui l'a jugé.»

Je dois le dire à l'honneur de cet officier, il parut profondément pénétré du désir de détruire une erreur qu'il se désolait d'avoir partagée. «À mon retour à Paris, je ferai connaître la vérité, dit-il, en me faisant affectueusement ses adieux.—Mais pourquoi donc êtes-vous exilé? ajouta-t-il.—Tâchez de le savoir, lui répondis-je, et quand vous le saurez, vous me l'apprendrez; c'est encore une obligation que je vous aurai.»

Le roi mort, les royalistes de l'intérieur ne songèrent plus qu'à se faire oublier. Mais la France n'en fut pas moins agitée. La division éclata bientôt entre les républicains; division qui vengea le trône par les calamités de tous les genres dont notre malheureuse nation fut accablée pendant trois ans, division dont la Gironde fut la première victime, division dans laquelle succomba l'exécrable Marat, son premier instigateur, division qui, au bout de son terme que l'on peut voir dans le 10 thermidor où succomba Robespierre, sous lequel avait succombé Danton, avait dévoré successivement tous ses fauteurs.

Pendant cette terrible période, je cherchai mon refuge dans les lettres. Exempt de la réquisition comme homme marié, et peu jaloux d'occuper des fonctions dans l'administration, je ne pris pas de service dans l'armée qui combattait pour une cause où je ne voyais pas encore celle de la France; je ne réclamai pas même les attributions très-modestes qui m'avaient été données dans la fabrication du papier-monnaie. Je fis bien quant à ce dernier objet. Si peu importante qu'elle fût, une place était toujours convoitée par quelque individu occupant une place inférieure, ou par quelque individu sans place. Le moindre employé se trouvait ainsi en butte à des dénonciations de tous les genres; et pour peu qu'il fût vulnérable, il finissait par recevoir sa destitution sur l'échafaud où périt l'infortuné La Marche, qui était resté seul directeur de la fabrication des assignats, d'où ses deux collègues s'étaient très-prudemment retirés.

Avant mon voyage en Angleterre, c'est-à-dire pendant l'été qui suivit la première représentation de Lucrèce, je m'étais amusé à composer non pas un opéra-comique, mais un drame lyrique, drama per musica, comme disent les Italiens; et ce drame avait été reçu à la Comédie-Italienne, nom que portait alors notre second théâtre lyrique. Les acteurs m'ayant prié de mettre en vers le dialogue qui dans l'origine était en prose, et que depuis on m'a prié de remettre en prose, je m'imposai ce travail dont le sujet n'a guère d'analogie avec le caractère de l'époque où il fut achevé. L'admiration que m'inspirait le génie de Méhul à qui ce sujet avait plu me donna le courage de le remanier. Si affreuse que soit l'époque que me rappelle ce travail, je ne le revois pas sans plaisir quand je songe qu'il fut l'occasion de ma liaison avec un des hommes que j'ai le plus aimés, avec un des hommes les plus aimables que j'aie connus.

Méhul n'avait guère alors que trente ans. Il était doué de l'imagination la plus ardente et de la sensibilité la plus vive, facultés qu'il dépensait presque exclusivement dans la culture de son art, et qui, réunies à un jugement exquis et à un esprit supérieur, composaient son génie. Ambitieux de gloire au-delà de toute idée, il sacrifiait à cette ambition l'intérêt même, auquel à son âge on sacrifie toutes les autres; il réservait, pour exprimer les passions, toute l'énergie avec laquelle il les eût senties s'il s'y fut abandonné.

Hors du monde, au milieu du monde même, il était tout à son art. Des amis chez lesquels il s'était mis en pension pourvoyant à ses besoins, il ne sortait guère de la réclusion à laquelle il s'était condamné pour vivre dans la postérité, comme un cénobite pour gagner la vie éternelle, qu'autant qu'il y était contraint pour diriger ses répétitions.

Je ne crois pas que notre première entrevue ait été ménagée par un médiateur. Il me semble que, tout plein de l'impression qu'avaient faites sur moi son Euphrosine et sa Stratonice, je courus le remercier de tout le bonheur que je lui devais.

À la nature des éloges que je lui donnai, il reconnut que je l'avais compris; et par suite de cette sympathie, dès cette première entrevue, nous prîmes l'engagement de faire un opéra ensemble. Rien de plus propre à lier deux personnes qui ont quelque analogie morale, qu'un rapprochement où, de coeur comme d'esprit, deux associés concourent à la création d'une même oeuvre: voilà un véritable mariage. C'est ce qui nous arriva, et je ne le dis pas sans orgueil. Du premier jour que je vis Méhul, se forma entre nous une liaison qui n'a fini qu'avec sa vie, liaison dans laquelle, malgré la sévérité de son caractère, il apportait un charme auquel il était impossible de résister, et que le plus indépendant des hommes, Hoffman lui-même, a senti presque aussi vivement que moi, quoiqu'il s'y soit peut-être moins abandonné.

Je voyais Méhul presque tous les jours, soit à Paris pendant la mauvaise saison, soit pendant la belle, à Gentilly, où il occupait un appartement dans le vieux château, dont le parc était à sa disposition.

Ceci me rappelle un fait assez singulier pour que je croie pouvoir le consigner ici.

Gentilly n'est pas éloigné de Montrouge. Dans ce dernier village s'était retirée la famille le Sénéchal, famille aussi aimable que respectable, et avec les goûts, les opinions et les affections de laquelle mes goûts, mes opinions et mes affections s'accordaient merveilleusement. Elle habitait là une jolie maison entre deux jardins. Hors du foyer de la révolution, sans journaux, sans autre société que celle de quelques amis tels que Desfaucherets, Florian, Baraguey-d'Hilliers, Lacretelle le jeune et celui qui écrit ceci, exclusivement occupée des arts, elle oubliait quelquefois un désordre auquel elle n'assistait plus et un bruit qu'elle n'entendait plus; ou plutôt, comme des assiégés qui, familiarisés avec les accidens d'un siége, finissent par n'en plus tenir compte et par rentrer dans toutes leurs habitudes, elle revenait quelquefois aux amusemens de l'extrême jeunesse, à ceux où l'on trouve des distractions dans le mouvement et même dans un exercice forcé.

Les dames qui prenaient part à ces jeux, auxquels les enfans étaient admis comme de raison, aimaient surtout ceux où la ruse peut suppléer la vigueur. Tel était le jeu du cerf, que nous avions modifié dans leur intérêt et pour le rendre plus facile et moins fatigant.

Le jardin, si grand qu'il fût, nous paraissant trop étroit pour les développemens de notre tactique, et chacun, chiens comme gibier, regrettant de n'avoir pas un parc à sa disposition, je pensai à celui de Gentilly, dont Méhul pouvait disposer. La demande me parut d'autant plus facile à faire que Méhul était très-connu de ces dames. À son début à Paris, avant de travailler pour le théâtre, il avait donné des leçons de musique, et elles avaient été ses premières écolières. Quoique par suite de la détermination qu'il avait prise, de se livrer exclusivement à la composition, il eût cessé de les voir, il ne leur en était pas moins dévoué, elles ne lui en étaient pas moins attachées. Nulle part son génie n'était plus admiré et ses hautes qualités mieux appréciées que dans cette société si gracieuse, si spirituelle, si accessible à toutes les impressions du bon et du beau. Le parc, comme on le pense, fut mis à la disposition des chasseurs. La meute dans laquelle Méhul s'enrôla fut augmentée en raison de l'étendue du terrain, et divisée en deux bandes, à la tête desquelles on mit un piqueur muni d'un cornet à bouquin, dont il devait sonner dès qu'il apercevrait la bête.

On en força plus d'une, car la partie dura six heures au moins. Pendant tout ce temps, les chiens ne cessèrent pas de donner de la voix, et les chasseurs de donner du cor ou du cornet. À la nuit, chiens, piqueurs, gibier, chasseurs retournèrent souper de compagnie à Montrouge, tout aussi étonnés qu'enchantés d'avoir obtenu quelques heures de plaisir dans un temps qui en promettait si peu. Baraguey-d'Hilliers surtout, que les intérêts de Custines, dont il était aide de camp, retenaient passagèrement à Paris, et qui s'était livré à ce jeu du meilleur coeur du monde, ne concevait pas qu'on pût encore rencontrer d'aussi douces distractions. Nous nous en étonnâmes bien plus à notre retour. Pendant que nous nous amusions à des jeux d'enfans, tout était en rumeur dans la capitale: Marat venait d'être assassiné.

Nous nous étions promis de recommencer la partie; il y fallut renoncer. Ce meurtre, qui ne chagrinait pas même les gens les plus ardens à le venger, servit de prétexte à un accroissement de rigueurs contre les royalistes. Apprenant de plus que les jacobins de Gentilly, car il y en avait partout, avaient tiré de singulières conjectures des innocentes fanfares dont retentissaient les échos de leur commune pendant que leur monstrueuse idole tombait sous le poignard d'une héroïne, nous ne crûmes pas prudent de nous exposer à tomber dans leurs filets, et nous ne renouâmes pas ces parties de chasse dont la curée aurait pu devenir sanglante.

CHAPITRE II.

Règne de la terreur.—Mes homonymes.—Danton s'oppose à mon départ pour
Naples.—L'abbé Delille.—Lemière.—Drames divers.—L'Ami des
Lois
.—M. Laya.—Fabre d'Églantine.

Les temps devenaient plus durs de jour en jour. La condamnation du roi, à laquelle les Girondins eurent la faiblesse de consentir après avoir eu le courage d'en démontrer l'illégalité, leur avait ouvert le chemin de l'échafaud; les misérables qui les y poussèrent les y suivirent, et Robespierre lui-même y monta après Danton qu'il y avait poussé, et qui avait répondu à ceux qui l'avertissaient de son danger: Robespierre ne peut pas vouloir m'envoyer à l'échafaud; il sait trop que m'y faire monter serait prouver qu'il y peut monter lui-même.

Pour échapper aux dangers dont tout le monde était menacé, le plus sage était d'en user comme dans les temps où la foudre gronde, et de s'abstenir de mouvement autant que possible.

Je m'appliquai donc à ne me faire remarquer de quelque manière que ce fût dans ma section. Supportant toutes les charges et ne recherchant aucun bénéfice, je ne portais ombrage à personne; bien plus, je m'étais fait quelques amis parmi mes concitoyens du bas étage, parce que je me faisais remplacer par eux dans le service de la garde nationale, et que je payais grassement mes remplaçans.

Je me souviens à cette occasion que dans les huit premiers mois qui suivirent mon retour à Paris, les billets de garde venaient fréquemment me réclamer. Au lieu d'un que je devais recevoir par mois, j'en recevais trois. Mon nom, à la vérité, n'était pas orthographié sur tous de la même manière; sur un d'eux il était terminé par un d, sur un autre il était accolé au nom Condé. Veulent-ils me rappeler par là mon émigration et mes relations avec les émigrés? me disais-je; et je payais sans contester, trouvant qu'il valait mieux sacrifier sa bourse qu'exposer sa vie.

Un jour pourtant que je m'expliquais sur ce fait avec mon caporal, qui était mon portier, «Je veux l'éclaircir, me dit-il; j'en parlerai au sergent-major,» qui était notre savetier commun. À force de recherches, ces militaires découvrirent que cela provenait d'une erreur du tambour qui, chargé de porter à domicile les billets de garde, portait chez moi non seulement les billets qui m'étaient destinés, mais aussi ceux qui s'adressaient à un citoyen Arnaud, notaire, demeurant comme moi rue Sainte-Avoie, et à son frère qui, pour se distinguer de lui, avait ajouté à son nom ce nom de Condé qui m'avait donné tant d'inquiétude. Ainsi je payais pour tous les Arnault du quartier.

Ce qu'il y a de pis, c'est que, pendant ce temps-là, les bourriches qui m'étaient envoyées d'Amiens, de Chartres, et d'autres lieux où j'avais des relations, prenaient une marche inverse de celle de ces billets de garde, et allaient chez mes homonymes. Il y avait plus d'avantage alors à être connu des commissionnaires que des tambours.

Une fois enfin je me déterminai à mettre un terme à ces quiproquo. Un exemplaire relié de ma tragédie de Lucrèce, et relié par Bozérian, avait été porté chez ce notaire, à qui certes je ne le destinais pas, et qui s'obstinait cependant à le garder. J'allai le réclamer moi-même, et comme il hésitait à me le rendre et me sommait de justifier de mes titres à cette propriété: «Ils sont sur le titre même de l'ouvrage, lui répondis-je. Lisez: Lucrèce, tragédie en cinq actes; ces actes là sont-ils de ceux qui se font dans votre cabinet? Tenez-vous-en à vos actes; s'ils valent moins que ceux-ci, ils rapportent davantage.»

Toutes les puissances européennes n'étaient pas entrées d'abord dans la coalition qui par suite de l'exécution de Louis XVI s'était formée contre la France. Naples, Venise et Constantinople conservaient, en apparence du moins, avec la république les relations qu'elles avaient eues avec la monarchie.

Trois nouveaux ambassadeurs furent envoyés à ces trois gouvernemens, M. Noël à Venise, M. Maret à Naples, M. de Sémonville à Constantinople. M. Noël seul parvint à sa destination. MM. Maret et Sémonville, qui voyageaient ensemble, furent arrêtés sur territoire neutre par les agens de l'Autriche qui violait ainsi dans nos ambassadeurs les droits de toutes les nations. Ce n'est pas, au reste, la seule fois que cela lui est arrivé.

Les deux ambassadeurs furent enfermés dans la forteresse de Mantoue. Peu s'en fallut que je ne partageasse leur sort. Maret, à qui j'avais témoigné le regret de ne pouvoir aller à Naples avec lui, avait, sans m'en parler, porté mon nom sur la liste des personnes qu'il désirait emmener, liste qui devait être soumise à la censure du comité de salut public. Rayez ce nom, lui dit Danton qu'il consulta sur ses choix; il réveille des souvenirs qui vous compromettraient ainsi que celui qui le porte.

Étranger aux factions qui se disputaient le sceptre, ou plutôt la hache, je n'ai rien de particulier à raconter sur les grandes querelles qui alors ensanglantèrent la France, sur cette guerre d'extermination entre deux partis dont l'un en voulait faire une république fédérative, et l'autre une république une et indivisible. Le premier succomba, et sa chute aggrava nos maux. De cette époque date l'établissement de ce système de gouvernement si bien nommé la terreur, gouvernement aux yeux duquel c'était être suspect qu'être modéré, et criminel qu'être suspect. Pendant son règne, les prisons, qui s'étaient multipliées, ne cessèrent pas de se remplir au gré du hasard, et, semblables à l'antre du cyclope, de se vider au caprice du féroce Fouquier-Tainville, pour se remplir encore.

La tactique dont les députés dits montagnards usèrent pour assurer l'arrestation des députés dits girondins et de leurs fauteurs est aussi remarquable que celle dont ils avaient usé pour assurer l'exécution de Louis XVI. Craignant des mouvemens en faveur des accusés, ils firent ordonner à tous les gardes nationaux de se rendre à leurs sections respectives, pour y attendre l'ordre de se porter où leur présence serait requise. Là, sous l'empire de la discipline militaire, et se surveillant les uns les autres, ils attendirent pendant trois jours l'ordre de marcher, que ne leur envoyait pas le gouvernement, qui cependant faisait arrêter par des gardes d'élite les députés signalés.

Mlle Contat occupait pendant le printemps de cette année 1793 un appartement dans la délicieuse retraite que Watelet s'était faite dans une île de la Seine vers Argenteuil, et qu'on appelait Moulin-Joli. J'allai l'y voir souvent. J'y rencontrai à chaque voyage l'abbé Delille, à qui ce beau lieu doit une partie de sa célébrité, et qui s'efforçait d'y oublier Paris et ses horreurs. Tout à la poésie, il y travaillait à son poëme de l'Imagination, dont il nous récitait des fragmens sans trop se faire prier. Vigée s'y trouvait aussi. Entre eux et une des femmes les plus spirituelles qui aient existé, je retrouvai là quelques heures qui me semblaient appartenir à une autre époque.

Delille, alors célibataire, était un homme de la société la plus aimable. Doué de l'humeur la plus facile et la plus égale, doux comme une femme, gai comme un enfant, ingénu jusqu'à la naïveté, avec un esprit des plus vifs et des plus brillans, c'était tout l'opposé de La Harpe. Ne refusant pas des conseils, mais ne dictant pas de lois, et aussi indulgent pour la jeunesse que son confrère lui était sévère, il en était aimé presque autant que des femmes, et n'a eu pour ennemis que les envieux que lui faisait son talent, dont il était impossible de ne pas lui pardonner la supériorité quand on connaissait l'excellence de son caractère.

Quelques traits, qui trouveront ailleurs leur place, mettront le lecteur à même d'en juger.

J'allais souvent aussi, comme par le passé, à Saint-Germain. J'eus plusieurs fois pour compagnon dans la voiture publique le bonhomme Lemière, dont la famille habitait cette ville. Je le trouvai singulièrement affaibli; il était presque tombé en enfance. Son âme honnête, plus encore qu'énergique, n'avait pu, sans en être accablée, voir les terribles catastrophes qui venaient de se succéder. Il ne reconnaissait, dans les fureurs auxquelles sa patrie était en proie, ni les sentimens de ce Guillaume Tell, ni les vertus de ce Barnevelt dont il avait été l'interprète. La tragédie court les rues, disait-il à ceux qui lui demandaient pourquoi il ne faisait plus de tragédies. Cette horreur avança le terme de sa vie.

Lemière, qu'on a beaucoup ridiculisé, et c'est un des torts de Palissot, a droit à plus d'un éloge. Si défectueux qu'ils soient, ses ouvrages présentent à côté des passages les plus répréhensibles des beautés d'un ordre supérieur. Le nombre des beaux vers l'emporte de beaucoup chez lui sur le nombre des mauvais. Il y a même des morceaux de longue haleine qui sont tout-à-fait irréprochables. Plusieurs de ses tragédies ont long-temps occupé la scène, et cela se conçoit: on y trouve, dans des scènes vraiment belles, des traits de dialogue dignes des grands maîtres, et des effets dont il n'a pris le modèle nulle part. Mais ce n'est pas sous ce rapport qu'on se plaît à le citer. L'entend-on nommer, on s'arme contre sa mémoire de quatre ou cinq vers ridicules, et l'on ne parle pas des autres.

Il réunissait plus d'un genre d'esprit, et la force en lui n'excluait pas toujours la grâce. J'ai parlé du quatrain qu'il écrivit sur un éventail, et dont on a fait honneur à Monsieur, depuis Louis XVIII, ce qui n'est pas moins flatteur pour l'un que pour l'autre. Son poëme sur la peinture contient plusieurs morceaux non moins gracieux que celui-là et d'une bien autre importance.

Lemière a dit quantité de mots heureux qui sont moins connus que certains traits échappés à sa vanité naïve. J'en citerai deux que je tiens de son neveu, homme bien plus vain et bien moins spirituel que lui.

Un soir que seul à minuit, en habit de taffetas, le chapeau sous le bras et la brette au côté, il revenait de souper en ville, un homme dont il lui était permis de suspecter l'intention, venant droit à lui sous les piliers des halles, lui demande d'un ton assez arrogant quelle heure il est à sa montre: «Regardez-y, voici l'aiguille,» répond Lemière en lui présentant la pointe de son épée.

Déjà sur le retour, il avait épousé une femme jeune et jolie. Rien d'ingénieux comme la forme par laquelle il exprimait l'idée qu'il voulait donner de la beauté de celle qui était pour lui belle comme un ange. Tous les jours, disait-il, je passe ma main sur ses épaules pour sentir s'il ne lui vient pas des plumes.

Les théâtres cependant étaient restés ouverts. Bien plus ils n'étaient pas déserts. Les muses dramatiques, au milieu de ces terribles événemens, n'étaient restées ni stériles ni muettes. Au second Théâtre-Français, qui avait pris le nom de Théâtre de la République, on avait représenté successivement l'Intrigue épistolaire de Fabre d'Églantine, la Virginie de La Harpe, le Caïus Gracchus, le Calas et le Fénélon de Chénier.

On sait à quel genre de mérite l'Intrigue épistolaire dut son succès; c'est au vis comica dont elle abonde. Quoiqu'elle fût l'oeuvre d'un révolutionnaire forcené, quoiqu'elle ait été jouée dans des circonstances où chaque auteur croyait devoir s'appuyer sur la révolution, et où c'était en raison des allusions aux intérêts du moment qu'une pièce réussissait, cette pièce tout-à-fait étrangère aux circonstances fut accueillie avec enthousiasme par un peuple qui aimait à rire et qui voulait rire même entre deux actes de barbarie. C'est, après celles de Beaumarchais, une des pièces d'intrigue les plus amusantes qui soient au théâtre; il ne lui manque qu'un meilleur style pour être excellente. L'Intrigue épistolaire et le Philinte, je le répète, suffisent pour assurer à leur auteur une place des plus honorables après Molière et avant Collin.

Fabre avait le génie essentiellement comique. «Entre le moment où je vous donne cette tabatière et celui où vous me la remettrez, me disait-il un jour, il y a une comédie;» et tout en disant cela il improvisait une intrigue sur ce fait. Il voyait la comédie partout.

La Virginie de La Harpe, qui avait été jouée sans succès avant la révolution, en obtint dans des circonstances avec lesquelles elle avait quelque analogie. Ce n'est pas une bonne pièce; mais elle contient de bonnes scènes, elle en contient même de belles: en tête il faut mettre celle où le décemvir et le tribun, où Appius et Icilius sont aux prises. Cette scène contient des beautés d'un ordre supérieur. On y trouve entre autres sur le despotisme un morceau rempli de pensées aussi vraies qu'énergiques, morceau non moins bien raisonné que bien écrit, espèce de prédiction qu'on applaudissait par pressentiment, et dont la fin déplorable de Robespierre et de ses collègues démontra dix-huit mois après la justesse.

La Harpe, qui avait gardé l'anonyme lors de la première apparition de Virginie, avoua cette fois sa pièce. Lorsqu'il se coiffait du bonnet rouge, il pouvait accepter un triomphe révolutionnaire. Ce succès est un des péchés qu'il crut devoir expier dans le sac et dans la cendre à une époque où il en fit de moins pardonnables.

Les trois pièces de Chénier, malgré la faveur qui s'attachait à son talent et à ses opinions, n'obtinrent pas toutes trois la même fortune. Caïus Gracchus et Fénélon réussirent pleinement; mais le succès de Calas fut moins complet.

Caïus Gracchus, où l'on trouve une peinture des plus vives et des plus animées des discussions du forum, discussions relatives aux intérêts avec lesquels ceux qui occupaient alors les esprits avaient tant de rapport, Caïus Gracchus, dis-je, devait plaire à un peuple qu'il grandissait en le représentant. Aussi cette pièce, qui pourrait paraître froide aujourd'hui, mais qui brûlait alors des passions du moment, fut-elle accueillie avec transport et resta-t-elle à la scène jusqu'au moment où la démence révolutionnaire convertie en rage ne permit plus même d'y prononcer le nom de loi. Tout considéré, le succès de Caïus Gracchus ne doit pas surprendre.

Mais on peut être surpris de celui de Fénélon, ouvrage où les leçons de la philantropie la plus douce sont données par un homme appartenant aux deux ordres qu'on poursuivait alors avec tant de fureur, par un homme qui, tout à la fois noble et prêtre, prêche de parole et d'exemple cette tolérance qu'alors on ne pouvait pas pratiquer sans crime. Par quelle bizarrerie un public composé en partie de cannibales et d'athées applaudissait-il à une pièce qui, dans chacun de ses vers, contenait la réprobation de ses principes et de ses actes? Ce n'est pas seulement parce qu'elle est écrite avec une grâce particulière, parce que le rôle de Fénélon est plein d'onction, parce que Monvel le jouait avec un talent admirable; c'est aussi, j'aime à le croire, parce que la vertu a un charme auquel le scélérat lui-même n'est pas insensible, et qu'une bonne action commande l'admiration même aux coeurs les moins capables de l'imiter:

Video meliora proboque,
Deteriora sequor. OVID.

Peut-être est-ce aussi parce que les coeurs les plus durs ont besoin de se reposer du mal.

La même philosophie se retrouve dans Calas; mais l'action de ce drame est moins attachante, indépendamment de ce qu'elle est trop lente. On y trouve de fort belles scènes, mais point ou peu de mouvement. Il y a de plus, à mon sens, un grand défaut; c'est que le style y manque souvent de vérité. Chénier, qui croyait que la tragédie ne pouvait pas être écrite d'un style trop élevé, et qui voulait que son Calas fût une tragédie, y prête parfois à ses personnages, qui sont nos contemporains, un langage pareil à ceux des héros d'Athènes et de Rome; il semble même se complaire à enfler son style en raison de l'humilité des acteurs qu'il fait parler, ou de la trivialité des idées qu'il veut rendre. Ce défaut a été plus senti que les beautés dont il a semé cette pièce. Calas n'a pas pu rester au théâtre.

Le Théâtre-Français, où l'année précédente on avait donné avec un grand succès le Vieux Célibataire, fut assez abandonné dès la fin de 1792. La tragédie s'y jouait pourtant avec plus d'ensemble qu'au Théâtre de la République, où Monvel et Talma n'étaient que médiocrement secondés, et la comédie y était incomparablement mieux jouée aussi, Baptiste, Dugazon et Grandménil, soutiens de la nouvelle scène, n'y figurant qu'avec des femmes fort inférieures en talent à Mlle Contat, à Mlle Joly, à Mlle Devienne et à Mme Petit. N'importe: la réputation d'aristocratie dont les ci-devant comédiens du roi étaient entachés éloignait d'eux plus de monde que leur talent n'en attirait; et quoique merveilleusement jouée par la réunion des plus jolies actrices qui fussent à leur théâtre, où elles abondaient, les Femmes, comédie de Desmoustiers, n'y rappelèrent guère que les vieux amateurs.

L'Ami des Lois seul y avait ramené momentanément la foule. L'effet de cette pièce, où domine l'amour d'une liberté sage, et qui exprimait par cela même l'opinion de la plus grande partie des Français, fut prodigieux. Heureux d'entendre ce qu'ils n'osaient dire, les honnêtes gens accouraient y applaudir leurs secrètes pensées, et manifester ainsi leur horreur pour tout ce qui se faisait. Les anarchistes, qui s'y virent démasqués, hurlèrent contre ce succès toujours croissant. La commune de Paris en voulut arrêter le cours; mais elle en fut empêchée par la Convention, non que celle-ci tout entière approuvât l'esprit dans lequel la pièce était composée, mais parce que les droits de l'auteur y furent défendus par les girondins qui professaient l'amour de l'ordre; et plus encore peut-être parce que les anarchistes de la Convention s'indignaient que ceux de la commune rivalisassent avec eux de tyrannie. Protégé peut-être moins par l'esprit de justice que par l'esprit de rivalité, l'Ami des Lois continua d'être joué, mais ce triomphe fut court; la mort de l'infortuné Louis XVI y mit un terme, et Laya l'eût payé de sa tête, s'il ne se fût soustrait en se cachant aux vengeances du parti dont il avait osé livrer les atroces ridicules à la risée publique.

Je me rappelle à cette occasion une conversation que j'eus avec Fabre de l'Églantine, ou d'Églantine, surnom qu'il s'était donné en mémoire d'un prix remporté par lui aux jeux floraux.

L'auteur de l'Ami des Lois s'était condamné depuis quelques mois à une réclusion volontaire pour éviter la prison que lui réservaient ses ennemis, quand une personne qui lui portait un vif intérêt me pria de prendre des informations auprès des gens en place que je pourrais connaître, pour savoir si les jours de Laya étaient menacés, et s'il y avait nécessité pour lui à se faire, en se privant de sa liberté, plus de mal que ses ennemis ne voulaient peut-être lui en faire. Au fait, il n'y avait pas de mandat lancé contre lui.

Rencontrant un soir aux Italiens d'Églantine qui, ainsi que je l'ai dit, s'était montré obligeant pour moi lors de mon incarcération, je l'abordai, et après l'avoir félicité de s'être fait le patron des gens de lettres auprès des comités de gouvernement, je lui parlai de quelques uns d'entre eux qui ne se croyaient pas en sûreté, et entre autres de Desfaucherets et de Laya. «Desfaucherets, me dit-il, je ne vois pas pourquoi il aurait de l'inquiétude. Il ne nous aime pas, mais il ne l'a pas prouvé publiquement. On ne pense pas à lui. Qu'il n'y fasse pas penser; qu'il ne se montre pas; on n'ira pas le chercher. S'il se trouvait dans l'embarras, au reste, venez me le dire; je ferai ce que je pourrai pour l'en tirer.—Bien; mais Laya?—Oh! pour Laya, c'est autre chose. Laya qui a fait l'Ami des Lois!—N'aimeriez-vous pas les lois?—Laya qui a attaqué Robespierre!—Vous aimez donc bien Robespierre?—Robespierre!» et me regardant avec les yeux les plus expressifs: «Savez-vous ce que c'est qu'attaquer Robespierre? peut-on se cacher trop soigneusement quand on a attaqué Robespierre?—Est-ce donc un crime de lèse-majesté que d'attaquer Robespierre? Robespierre est-il un roi?—Robespierre… est Robespierre,» répliqua-t-il en élevant l'index de sa main droite dont il gesticulait. «Attaquer Robespierre!» répéta-t-il d'une voix qui devenait plus grave à mesure qu'il répétait ce nom. Je n'en pus pas obtenir d'autre réponse.

Je tirai de cela deux conséquences qui, ce me semble, ne manquaient pas de justesse: l'une, que le pauvre Laya était infailliblement perdu si on le découvrait: je le lui fis dire; l'autre, que Robespierre était devenu un objet d'inquiétude et de jalousie pour ses noirs collègues; et que n'osant encore l'accuser comme usurpateur de l'autorité, ils s'étudiaient à le désigner pour tel par la déférence qu'ils affectaient envers lui, par l'importance qu'ils feignaient d'attacher à sa personne.

Il me parut évident dès lors que la discorde était dans le camp d'Agramant, et qu'avant peu elle éclaterait. En effet, quelques mois après, la faction de Danton, dont Fabre faisait partie, monta sur l'échafaud, où, quelques mois après, Robespierre fut entraîné à son tour. Fabre, dans notre conversation, préludait à l'accusation du tyran.

CHAPITRE III.

Théâtre du faubourg Saint-Germain.—Les Femmes, de Desmoustiers.—Paméla, de François de Neufchâteau, etc.—Le Somnambule.—Anecdote curieuse.—Les ci-devant comédiens ordinaires du roi sont arrêtés.—Mlle Lange.—Manuscrit de l'auteur soustrait aux scellés.—Anecdotes.

À travers ces désordres et ces horreurs, la littérature obéissait encore à l'impulsion qu'elle avait reçue antérieurement à la révolution, et certains esprits s'obstinaient à lui conserver le caractère de recherche et de galanterie qui lui avait été dernièrement donné par Dorat. De ce nombre était notre ami Vigée, qui se complaisait à rimer, d'après Chapelle, des riens en rimes redoublées: c'était pour lui le plus brillant emploi que l'homme de lettres pût faire de son talent. Rien ne contrastait avec les circonstances comme une épître qu'il adressa à Mlle Contat, et qui fut insérée dans tous les journaux du temps. C'était presque une bouffonnerie que d'entendre les crieurs publics qui, pour stimuler la curiosité, avaient l'habitude d'énoncer le sommaire de ce que leurs feuilles contenaient, annoncer dans leurs hurlemens, entre la grande colère du père Duchêne et le grand décret de la Convention nationale, la petite épître du citoyen Vigée à Louise Contat. Le poëte fut plus flatté de cette publication que l'actrice qui, loin de cacher son dépit, l'exprimait de la manière la plus piquante, et surtout ne pouvait pas pardonner à Vigée d'avoir employé en parlant d'elle le pronom possessif ma, licence poétique qui au fait prouvait en lui plus d'imagination que de jugement. Ma Louise! répétait-elle. Vigée en effet, tout galant homme qu'il était, ne manquait ni de pédanterie ni de fatuité; ces deux défauts ne s'excluent pas.

Vigée crut racheter son tort, si tant est qu'il l'ait reconnu, en composant pour Mlle Contat un acte intitulé: la Matinée d'une jolie femme. Cette petite pièce est faite sur le modèle de la Manie des arts, petite pièce faite par Rochon de Chabanne sur le modèle du Cercle, petite pièce de Poinsinet, que ces deux imitations sont loin de valoir. Le talent de Mlle Contat ne put donner à l'oeuvre de Vigée qu'un succès éphémère. On y venait voir l'actrice avec laquelle elle a probablement disparu pour jamais de la scène, comme ont disparu de la société les moeurs qu'elle reproduisait. C'est, sans contredit, ce qu'a fait de moins bon Vigée, à qui le théâtre est redevable de quelques jolis ouvrages.

Si musquée qu'elle fut, cette pièce paraissait toutefois sévère comparativement à celle qui fut jouée immédiatement après elle; je veux parler des Femmes, de Desmoustiers. Nulle oeuvre de l'époque n'est moins empreinte de sa couleur que celle-là; on la croirait de la fin du règne de Louis XV; on la prendrait pour une oeuvre posthume de l'auteur de la Coquette corrigée, ou de celui de la Feinte par amour. Il faut l'avouer pourtant, dans son style apprêté, Desmoustiers exprime souvent des idées justes, des sentimens vrais, et développe parfois des observations très-fines. Les Femmes sont d'un auteur à qui la connaissance du coeur humain n'est pas étrangère; mais cette pièce est trop vide d'action; la vérité du fond ne s'y retrouve pas assez souvent dans les formes, et quelques traits heureux et naturels ne compensent pas l'afféterie qui règne dans la majeure partie de cette composition.

Cette comédie qui, ainsi que je l'ai dit plus haut, était jouée avec un talent rare par des femmes charmantes, commençait à devenir à la mode pour un certain monde, quand les Français qui, en multipliant les nouveautés, s'efforçaient de réparer le déficit que la défection des acteurs dissidens avait produit dans leur répertoire, représentèrent la Paméla de François de Neufchâteau.

Sans être un ouvrage du premier ordre, cette comédie, imitée de Goldoni, et faite sur le même fond que Nanine, n'est pas dénuée de mérite. Je doute néanmoins qu'elle eût produit une grande sensation dans une autre circonstance que celle où elle a été jouée. Elle est écrite avec pureté, mais d'un style généralement terne et rarement comique. L'action en est lente, et ce n'est pas sans se traîner qu'elle arrive au dénouement.

Le succès de Paméla n'avait pas été très-brillant, quoique cette pièce fut merveilleusement jouée par Fleury et par cette Mlle Lange, à qui sur sa figure on aurait donné son nom; cependant elle attirait quelque attention parce que certains personnages s'y montraient décorés des ordres anglais, appareil qui frappait d'autant plus les yeux que toutes les décorations françaises, même celle de l'ordre de Saint-Louis, avaient disparu, les institutions auxquelles elles appartenaient étant proscrites par la nouvelle législation. Les révolutionnaires se prévalurent de cela pour imputer à l'esprit contre-révolutionnaire le succès de Paméla. Le Théâtre-Français fut fermé par ordre du comité de salut public, et les comédiens ci-devant ordinaires du roi furent jetés en prison, à l'exception pourtant de Molé, qui, en considération de ses opinions, eut le malheur d'être exempté de la peine portée contre ses camarades.

La représentation de Paméla fut moins la cause que l'occasion de cet acte de rigueur. C'était le théâtre par lequel avait été accueilli et représenté l'Ami des Lois qu'on voulait détruire. J'ajouterai qu'un incident qui passa inaperçu au milieu des faits monstrueux dont chaque journée était alors remplie, provoqua l'explosion d'un ressentiment que les terroristes n'avaient jusqu'alors réprimé qu'avec peine, et qui n'attendait que le moment pour éclater.

À la suite d'une représentation de Paméla, on avait donné le Somnambule, de Pont de Veyle. Dans cette pièce, un bonhomme tourmenté de la manie de détruire et de construire, ne pense qu'aux changemens qu'il peut opérer dans ses jardins. Une montagne masque la vue de son château. Comme il n'a que cette montagne en tête, dans un moment où il s'agit de tout autre chose entre les personnages avec lesquels il est en scène, il s'écrie du ton le plus résolu: La montagne sautera. Or on désignait dans le public, par la dénomination montagne, le groupe qui, dans certaine partie de la salle où s'assemblait la Convention, formait la faction qu'avait dominée Marat, groupe au sommet duquel ce monstre avait long-temps siégé, et d'où s'exhalaient comme d'un volcan les propositions les plus épouvantables et les plus atroces résolutions.

Par un rapprochement subit, le parterre fit application à cette montagne de la détermination prise à propos de l'autre, et manifesta par des applaudissemens redoublés le désir qu'il avait de la voir sauter. On devine le reste. Le parterre fut châtié comme l'étaient, disent les bonnes gens, les fils de France, sur le derrière d'autrui. Les comédiens payèrent pour ce prince.

Je courus grand risque de partager leur sort. Voici comment:

J'avais rassemblé dans un cahier quelques essais poétiques de ma façon, des pièces fugitives, des romances, des chansons qui, dans le temps, avaient obtenu quelques succès. Mlle Lange m'ayant témoigné le désir de lire ce recueil, je le lui prêtai, et il était en sa possession quand elle fut arrêtée comme ses camarades. Or toutes les pièces qu'il contenait n'étaient pas du genre le plus innocent. Quelques unes avaient trait à ce qui se passait; et ce n'était pas pour en faire l'éloge que j'en parlais. Il y avait entre autres certains couplets où la promotion de Robespierre à la dignité de juge au tribunal de Versailles était célébrée de manière à ne pas concilier au chansonnier la bienveillance de ce législateur. C'est le prouver que dire qu'ils avaient été insérés dans les Actes des Apôtres. Au reste les voici:

Monsieur le député d'Arras,
Versailles vous offre un refuge:
De peur d'être jugé là-bas,
Ici constituez-vous juge.
Juger vaut mieux qu'être pendu
Je le crois bien, mon bon apôtre;
Mais différé n'est pas perdu,
Et l'un n'empêchera pas l'autre.

On vous salarie en raison
Ou triste état de nos finances;
Mais c'est sur le tour du bâton
Que nous fondons nos espérances.
Lecointe[1] sait le produit net
Du poste brillant qu'il vous donne,
Et chacun de nous se promet
De vous mesurer à son aune.

Versailles, par cet heureux choix,
Moins à blâmer qu'on ne le trouve,
Sert toute la France à la fois,
Et voici comment je le prouve:
En tout temps, brave homme, et surtout
Dans les présentes conjonctures,
Il est bon d'avoir un égout
Où pousser toutes les ordures.

La plaisanterie était un peu vive. Quand j'appris que les scellés avaient été mis chez les acteurs arrêtés, il me parut impossible que le maudit recueil échappât aux recherches des agens du gouvernement, et que le salut de Mlle Lange ne fut pas compromis par cette découverte.

Ma perte d'autre part était inévitable. Bien que ce cahier, que je possède encore, ne fut pas écrit de ma main, et qu'il ne portât pas mon nom, pouvais-je ne pas le réclamer? pouvais-je, par un lâche silence, laisser tomber sur la tête d'autrui une vengeance que j'avais provoquée?

Torturé par ces idées, j'attendais depuis vingt-quatre heures le résultat des perquisitions de la police, quand mon manuscrit me fut remis.

Au lever des scellés, Mlle Lange avait eu l'adresse de l'escamoter, comme Rosine escamote un billet sous les yeux même de son tuteur. Plus fière de son habileté qu'effrayée de son péril, elle me le remit en riant, et me rendit deux fois la vie, car ce tour de passe-passe ne sauvait pas moins sa tête que la mienne.

Cette communauté de danger fortifia notre liaison, qui n'a fini qu'avec sa vie; et cela se conçoit, elle était fondée sur la plus pure amitié.

Puisque j'en suis sur cet article, je veux le compléter, et faire connaître Mlle Lange, qui n'a pas toujours été jugée avec justice.

Quant au physique, il n'est pas possible d'imaginer des traits plus réguliers et plus gracieux que les siens. De grands yeux bruns, un nez parfaitement dessiné, une bouche admirable de forme et de fraîcheur et ornée de dents de la blancheur la plus éblouissante et de la proportion la plus régulière, un teint dont l'éclat était encore relevé par celui de ses longs cheveux châtains, faisaient de sa tête une des plus parfaites qui aient jamais reposé sur des épaules humaines. Ses mains, ses pieds ne le cédaient à son visage ni en délicatesse ni en blancheur; elle eût été la plus parfaite des créatures si les proportions de sa taille eussent répondu à l'élégance du reste de sa personne.

Quant au moral, elle n'avait qu'à se louer aussi de la nature. Sans avoir cet esprit qui dans Mlle Contat éclatait en saillies si brillantes et s'exprimait en traits si profonds, elle ne manquait ni de sagacité ni de pénétration. Elle possédait surtout cette vivacité d'intelligence qui saisit toutes les finesses de la pensée d'autrui, et rien ne lui plaisait tant que la conversation de gens supérieurs. Douée d'ailleurs d'une grande égalité d'humeur, elle était de la société la plus douce, quoiqu'elle fût un peu moqueuse. Enfin, si elle avait quelques défauts, ils étaient assez rachetés par ses qualités pour qu'elle ait réussi à se faire aimer de tout le monde, voire de la fille que son mari avait eue d'un premier mariage.

Je ne me lassais pas de contempler cette tête charmante: en conclura-t-on que je ne l'ai pas contemplée impunément? On se trompera: je la regardais comme je regarde un beau jardin qui ne m'appartient pas, avec plaisir, mais sans envie, sans désir de l'acquérir en échange de la modeste propriété qui s'accommode à toutes mes convenances, mais que je ne connais pas seulement par ses qualités extérieures.

Je ne sache pas qu'il existe un portrait ressemblant de Mlle Lange. Un grand artiste essaya de la peindre et n'y réussit pas. Était-ce un malheur réel pour lui? Ce portrait, d'ailleurs admirablement peint, compromettait-il son talent? Il faut qu'il l'ait cru, car ce portrait donna lieu à une aventure qui compromit assez fortement son caractère. Voilà un malheur véritable.

M. Simons, négociant de Bruxelles, homme dont les dehors modestes couvrent une haute capacité pour les affaires, avait épousé Mlle Lange. Il chargea Girodet d'en faire le portrait. Enchanté d'avoir à reproduire une si belle figure, Girodet se mit au travail avec enthousiasme, avec amour. L'ouvrage fini, il porta la recherche jusqu'à orner de camées le cadre où il l'enferma, camées qui faisaient aux perfections de l'original les allusions les plus flatteuses, puis il l'exposa au Salon. Comme on l'a déjà dit, le portrait ne ressemblait pas; tout le monde fut de cet avis. Soit que Mme Simons ait été de l'avis de tout le monde, soit qu'au prix qu'on mit à son tableau Girodet ait eu lieu de s'apercevoir qu'on n'en était pas entièrement satisfait, prenant plus d'humeur que de chagrin, il résolut de se venger de l'injure qu'on faisait à son talent, et redemanda son tableau sous le prétexte de le retoucher, mais en réalité pour le mettre en pièces; ce qu'il fit, après avoir renvoyé le prix qui lui en avait été donné.

Son dépit avait fait du bruit; mais on n'y pensait plus, quand au bout de six semaines, dans le cadre même où le portrait avait été exposé, et où les madrigaux peints étaient remplacés par des camées satiriques, on voit paraître au Salon un tableau allégorique des plus injurieux pour Mme Simons. Pendant le temps qui venait de s'écouler, renfermé dans son atelier, Girodet s'était uniquement étudié à outrager avec le pinceau dont il s'était complu à la caresser, cette femme qu'il avait proclamée angélique. Le cri des honnêtes gens fit disparaître ce monument d'une vengeance si indigne d'un artiste français, quand même elle aurait été provoquée par des torts suffisans, mais le souvenir en reste encore; il a imprimé à la mémoire de son auteur une tache proportionnée à l'esprit et au talent dont il fit preuve en cette circonstance, qui honore moins son caractère que son esprit.

Le souvenir de ce fait se représentait toujours à moi quand je rencontrais Girodet, et me donnait presque autant d'aversion pour sa personne que j'avais d'admiration pour ses ouvrages. Il me semblait incompatible surtout avec le sentiment qui lui a inspiré son Endymion. La tête où naquit une conception si suave concevoir une pareille noirceur!

Né avec un tempérament bilieux, Girodet était irritable au dernier point. Sa haine pour la critique ne le tourmentait pas moins que son amour pour la gloire. L'émulation n'était en lui que de la jalousie; il avait cependant assez de talent pour n'être pas jaloux.

Mlle Lange, par le crédit de quelques amis, obtint la faveur d'avoir une maison de santé pour prison. Ce mode de réclusion n'avait rien de sévère. Sauf la faculté de sortir, la prisonnière était aussi libre là que chez elle; elle y vivait dans la meilleure compagnie, et recevait qui elle voulait depuis neuf heures du matin jusqu'à neuf heures du soir. Réunie à quelques autres détenus, elle y tenait une table excellente, où elle invitait qui elle voulait. J'y dînai plusieurs fois, et je tiens note de ce fait, parce qu'il me mit en rapport avec plusieurs personnages de haute distinction qu'hélas! je n'ai pas revus depuis. De ce nombre était le président de Nicolaï. Je le vis trop et trop peu. Quelques mois après que j'eus fait connaissance avec lui, il avait cessé d'exister. Dans ces prisons, pas plus que dans les autres, on n'était à l'abri des réquisitions de l'atroce Fouquier-Tainville. Il prenait aussi son horrible dîme sur les privilégiés qu'elles renfermaient. Plus d'une fois le vide qu'un convive laissait à cette table m'annonça qu'il y avait attendu la mort moins tristement qu'ailleurs, mais qu'il n'y avait pas échappé.

Bientôt on envia aux prévenus les adoucissemens dont ils jouissaient dans les maisons de santé, et l'accès en fut interdit à leurs amis, à leurs parens même, s'ils n'étaient porteurs d'une permission qu'il fallait aller chercher au comité de sûreté générale. Je ne revis Mlle Lange, à dater de là, qu'après que la mort de Robespierre eût rendu à la vie tant d'infortunés qui attendaient sous clef le coup sous lequel tant de têtes sont tombées, et qui ne respectait pas plus la beauté que le génie.

La galanterie n'était pas plus à l'ordre du jour en ce temps-là que la pitié. Non seulement les bourreaux qui régnaient se plaisaient à faire tomber sous leur faux des têtes de femmes, comme un polisson à faucher des roses avec sa baguette, mais ils les tourmentaient par les exigences les plus ridicules dans la vie civile. Les femmes étaient assujetties comme les hommes à solliciter des comités de leurs sections respectives des certificats de toute espèce, soit pour voyager en paix, soit même pour vivre en paix dans le domicile où elles se renfermaient.

La mesure la moins ridicule de ce genre n'est pas celle par laquelle la municipalité de Paris les astreignait, ainsi que les autres habitans de quelque maison que ce fut, à consigner sur une affiche placardée à la porte qui donnait sur la rue leurs noms, prénoms, surnoms et leur âge. Quels mécontentemens cette taquinerie tyrannique ne provoqua-t-elle pas! Je ne sache guère que l'affiche où le général Santerre proposait la proscription des chiens qui en ait provoqué d'aussi grands.

Malgré le danger auquel on s'exposait en désobéissant à cet arrêté, peu de dames s'y conformèrent exactement. Aucune n'en profita, il est vrai, pour se donner, en se vieillissant, un caractère plus respectable, mais beaucoup en usèrent pour rapprocher leur âge de celui de l'innocence et se rajeunir. Je me souviens qu'une femme fort jolie, et qui n'était pas à beaucoup près d'âge à avoir intérêt à mentir sur cet article, saisissant cette occasion pour réformer son extrait de baptême, se débarrassa de quelques années; si bien que nous n'étions plus du même âge, quoique deux ans auparavant, dans un moment où elle n'avait rien de caché pour moi, elle se fût félicitée d'être née la même année et je crois aussi le même jour que moi. Ainsi le temps ayant reculé de deux ans pour elle, tandis qu'il avait avancé de deux ans pour moi, nous nous trouvions à quatre ans de différence. Comme je la félicitais d'avoir rajeuni précisément dans la mesure où j'avais vieilli: «Mon ami, me dit-elle, je compte bien, si cette vilaine loi dure, en profiter tous les ans pour me rajeunir encore. Savez-vous bien que, dans dix ans, l'affiche de cette année fera autorité?»

CHAPITRE IV.

Je fais représenter un vaudeville, un grand opéra et un opéra-comique.—Censure dramatique.—Mort de Bailly.—Le chant du départ.—Chénier.—Méhul, Hoffmann, Rose Renaud.—Fête à l'Être-Suprême.

Cependant la révolution prenait journellement un caractère plus effroyable. Débarrassée de toute opposition par l'arrestation de soixante et onze membres du parti de la Gironde, et surtout par la mort de Vergniaud, de Gensonné et de vingt autres individus qui prêtaient à cette faction l'importance attachée à leur talent et à leur caractère, la montagne ne mettait plus de bornes à son despotisme, et quelle fortune, quelle existence ne menaçait-il pas?

Mais encore, tant qu'il vous laissait vivre, fallait-il trouver les moyens de vivre. Ma ruine commencée par les événemens dont j'ai rendu compte, avait été achevée par la dépréciation des assignats. Ne voulant pas servir un gouvernement que j'abhorrais, c'est dans mon industrie que je cherchai des ressources contre les besoins de ma famille et les miens. Je me livrai avec plus d'ardeur que jamais, par calcul, à un travail que jusqu'alors je m'étais imposé par goût.

Depuis mon retour d'Angleterre, ou plutôt depuis mon retour à Paris, j'avais abandonné à la moitié du troisième acte ma Zénobie, pour la reprendre en des temps plus opportuns. La possibilité de reproduire des rois sur la scène, sinon pour outrager la royauté, ne me paraissant pas devoir revenir, je cherchai dans l'histoire un sujet analogue à l'esprit du gouvernement qui me semblait devoir, à la longue, prévaloir en France, le gouvernement républicain, que je voyais dans le lointain succéder après les avoir renversées, tant à la domination des montagnards qu'à l'usurpation du comité de salut public.

Les projets ambitieux que Spurius Mélius cachait sous une apparence de patriotisme; l'énergique caducité de Cincinnatus qui, pour sauver Rome, laissait la charrue qu'il allait reprendre après avoir sauvé Rome; le zèle impétueux de Servilius, l'héroïque brutalité de ces régénérateurs d'une liberté d'autant plus ombrageuse qu'elle venait d'échapper tout récemment au joug des décemvirs, les moeurs si vigoureuses et si simples de ces laboureurs et de ces soldats en toge, tout cela me parut avoir avec l'état de choses où nous tendions des rapports si frappans que, sans égard pour le danger de traiter un tel sujet dans les circonstances où nous étions, je me mis à l'ouvrage.

En faisant une pièce, je m'occupais cependant de faire jouer les pièces que j'avais faites. Par suite du besoin d'échapper à un désoeuvrement absolu, mon travail sur Phrosine et Mélidore achevé, je m'étais mis à composer un vaudeville, dont la tentation de saint Antoine était le sujet, et qui avait été reçu au théâtre de Barré. J'en suivais les répétitions tout en suivant celles de Phrosine, qu'on venait aussi de mettre à l'étude.

La tentation de saint Antoine, me dira-t-on, ne pouvait fournir matière qu'à une farce. Par quelle bizarrerie, auteur tragique, aviez-vous traité un pareil sujet? Je répondrai d'abord que les extrêmes se touchent; et puis je raconterai comment cette idée m'est venue en tête.

Un de mes amis de collège, M. de Soubeyran, entre un matin dans ma chambre. J'étais au lit; bien plus, je dormais encore, et tout en dormant je riais du meilleur coeur du monde. Comme ce rire se prolongeait après mon réveil: «Qu'est-ce donc, me dit-il, qui te rend si gai de si bonne heure?—Un rêve; car quelle autre chose, dans le temps où nous sommes, peut nous donner occasion de rire?—Et ce rêve, ne peux-tu le raconter?—Je rêvais que, réduits à se faire moines, de pauvres comédiens jouaient à leur abbé les tours que le diable joua jadis au père de tous les moines, et que par la malice des siens le père gardien des capucins était soumis à toutes les épreuves, à toutes les tentations dont saint Antoine a triomphé.—Sais-tu bien que voilà une comédie toute faite?—Une farce, un vaudeville; tu as ma foi raison.—Pourquoi ne le ferais-tu pas?—Qui t'a dit que je ne le ferais pas?»

Il me parut en effet piquant de mettre mon rêve en action. Les idées qui nous viennent les yeux fermés valent peut-être bien celles qui nous viennent les yeux ouverts, me disais-je; c'est aussi une inspiration qu'un rêve. Profitons de celle-ci.

Aussitôt dit, aussitôt fait: j'arrange mon plan; j'y mets en jeu les personnages de la parade, à qui je fais débiter sur les airs à la mode toutes les niaiseries, toutes les calembredaines, tous les calembours qu'on débitait alors, car même alors on en débitait en face du supplice et sur le supplice même: enfin je fais un vaudeville. Barré, à qui je le lis, en trouve l'idée comique, l'exécution plaisante, le demande pour son théâtre, fait copier les rôles, les distribue, et mon rêve se joue.

La pièce avait plu à tous mes amis. Quelques détails assez gais, quelques couplets assez plaisans, quelques scènes assez bien filées leur avaient fait croire qu'elle était bonne. Je l'avais cru aussi. Le public n'en jugea pas tout-à-fait de même. La fable que j'avais imaginée pour mettre en scène le pot-pourri de Sédaine ne lui parut pas heureuse. Il le témoigna sans trop de ménagemens. Malgré les applaudissemens qu'il avait accordés à plusieurs détails, la pièce, qui toutefois était arrivée jusqu'à la fin, allait être probablement éliminée du théâtre de la manière la plus bruyante, quand le dernier couplet du vaudeville final amena la plus singulière et la moins attendue des péripéties.

La comédie, tel était le refrain du vaudeville final rimé sur l'air de la Croisée. Employant les phrases faites où figure ce mot, j'avais fait dire très-philosophiquement, je crois, au philosophe de la pièce, à M. Cassandre:

La vie est un drame moral;
Des acteurs le monde est l'école.
C'est un théâtre où, bien ou mal,
Chacun prétend jouer un rôle.
Le sage observe dans un coin
Nos travers et notre folie.
Heureux qui peut en paix, de loin,
Juger la comédie!

Polichinelle avait bredouillé très-sagement aussi une sentence assez plausible. Rappelant aux spectateurs la faveur avec laquelle il avait été jadis accueilli par chacun d'eux, il ajoutait en la réclamant pour lui en cette circonstance:

Heureux qui peut, comme un enfant,
Rire à la comédie!

Voici, dit au parterre Arlequin qui prit la parole après lui,

Voici l'instant où maint auteur,
Pour obtenir votre suffrage,
Par maint couplet adulateur
Vous implore pour son ouvrage.
Mes amis, bien qu'en pareil cas,
Nous disons avec bonhomie,
Si nous ne vous amusons pas,
    Sifflez la comédie.

Par esprit de contradiction, le parterre fit le contraire de ce qu'on lui demandait; il se mit à applaudir avec transport, et, grâce à quelques corrections, l'ouvrage obtint quelques représentations; mais ce n'était, tout bien considéré, qu'un mauvais rêve.

Parmi les passages qui furent accueillis avec faveur se trouve une ronde, la ronde du Diable, qui de la scène a passé dans la société, et que quelques personnes ont jugé à propos de s'attribuer; ce n'est pas la dernière fois qu'on m'ait honoré en me volant. Mme Gail[2], m'a plus honoré encore, en mettant sur les paroles de cette ronde un air tout-à-fait original: c'était faire d'une chenille un papillon; c'était lui donner des ailes. À la faveur de la musique, ces couplets ont été partout où l'on chante.

C'est à peu près tout ce qui me reste de cette facétie[4]. Quand on cessa de la représenter, j'en réclamai en vain le manuscrit. Le pauvre diable qui remplissait alors au Vaudeville les fonctions de souffleur, et qui en cette qualité avait soufflé ma pièce, me la souffla d'une autre manière. Jamais je n'ai pu la retirer de son greffe. Peut-être l'aura-t-il débitée en détail aux boulevards, pour les théâtres desquels il travaillait, et dont il était un des fournisseurs les plus actifs. Si cela est, Dieu pour l'amour duquel il travaillait lui fasse grâce!

Avant de clore cet article, encore un fait, ce sera le dernier. J'avais parié que mon vaudeville serait sifflé. J'eus le bonheur de gagner, mais je n'eus pas celui d'être payé.

Les répétitions de Phrosine, ce drame lyrique que j'avais composé pour Méhul, allaient cependant leur train. Mais ce n'est pas sans difficulté que nous parvînmes à faire représenter cet ouvrage que les acteurs étaient impatiens de mettre en scène. Qu'on me permette d'entrer dans quelques détails à ce sujet; cela peut contribuer à faire connaître l'esprit du gouvernement de cette époque, à prouver qu'il ne négligeait pas plus la tyrannie de détail que la tyrannie d'ensemble, et qu'il ne laissait échapper aucun moyen, aucune occasion d'influencer l'opinion publique et de forcer les arts à favoriser la propagation de ses doctrines, ce qui n'est pas maladroit quand on le fait adroitement.

Mais ce n'était pas par l'adresse que brillaient les agens de la commune de Paris à qui appartenait la surveillance des théâtres, et qui avaient rétabli la censure à son profit. Invité par les comédiens et sommé par la police de soumettre mon ouvrage à l'examen préalable des censeurs si je voulais qu'il fût représenté, il fallut bien s'y résigner. Le bureau où se faisait cet examen, auquel était préposé un homme de lettres nommé Baudrais, se tenait dans la cour de la Sainte-Chapelle. J'y fis deux ou trois voyages, circonstance dont je ne parle que parce qu'elle se lie à un fait qui ne s'effacera jamais de ma mémoire, et qui va sans doute entrer pour jamais dans celle de mon lecteur.

La première fois que j'allai à ce bureau, je traversai les galeries du Palais de Justice. Comme je descendais le grand escalier, une populace nombreuse remplissait la cour. Le voilà! le voilà! s'écriaient des milliers de voix. La Conciergerie s'ouvre; une charrette en sort; dedans était un malheureux, dedans était Bailly. Le col dégarni, les mains liées derrière le dos, le corps à demi couvert d'une redingote grise, exposé à une pluie glaciale qui ne cessa pas de tomber pendant cette affreuse matinée, ce vieillard accueillit avec une imperturbable indifférence les outrages de la tourbe qui pressait son supplice avec une rage égale à celle d'une meute qui demande la curée. Cette constance, vraiment stoïque, il la conserva jusqu'au dernier moment, et on le lui fit long-temps attendre. Le physique seul ne fut pas insensible en lui à tant de cruauté. Un des cannibales qui l'escortaient s'en apercevant: Tu trembles, Bailly, lui cria-t-il avec une joie féroce. J'ai froid, répondit Bailly. La contenance de Bailly au milieu de ses bourreaux fut celle de Socrate devant ses juges, qui furent des bourreaux aussi.

Le citoyen Baudrais, à qui j'avais remis mon ouvrage, me le rendit quelques jours après. Il n'y avait rien trouvé que d'innocent, ce que je conçois: «Mais ce n'est pas assez, ajouta-t-il, qu'un ouvrage ne soit pas contre nous, il faut qu'il soit pour nous. L'esprit de votre opéra n'est pas républicain; les moeurs de vos personnages ne sont pas républicaines; le mot liberté! n'y est pas prononcé une seule fois. Il faut mettre votre opéra en harmonie avec nos institutions.»

Je ne savais comment m'y prendre pour satisfaire à cette exigence. S'il n'eût été question que de mes intérêts en cette affaire, j'eusse renoncé à être joué; mais cela eût porté un grave préjudice, aux intérêts de Méhul, qui avait fait sur mon poème une musique admirable; cela eût porté un grave préjudice aussi aux intérêts du public, qui se serait vu privé d'un chef-d'oeuvre.

Legouvé me tira d'embarras. À l'aide d'une dixaine de vers placés à propos, il amena dans mon drame le mot liberté assez souvent pour satisfaire aux exigences du citoyen Baudrais, et la représentation de Phrosine fut permise: on me fit observer cependant que tout auteur comme tout artiste devait payer sa contribution patriotique en monnaie frappée au coin de la république; que jusqu'à présent je n'avais pas satisfait à cette obligation, et que préalablement à la représentation de Phrosine, il me fallait, de concert avec Méhul, fournir à la scène un ouvrage républicain. Nouvel embarras. Je ne pouvais me résoudre à faire l'apologie de l'ordre ou plutôt du désordre présent, et Méhul n'était pas plus porté que moi à l'acte de complaisance où l'on voulait nous amener.

J'imaginai pour me conformer au temps, sans déroger à mes principes, de choisir dans l'histoire un sujet analogue à la position où la France se trouvait avec l'Europe coalisée contre elle, ce qui, abstraction faite des principes du gouvernement, me fournirait l'occasion de louer, dans le patriotisme d'un ancien peuple, celui qui animait les armées françaises. Les traits réels ou imaginaires attribués par la tradition à Mutius Scévola, à Horatius Coclès, me semblèrent de cette nature. Je les développai donc dans un acte lyrique dont Méhul composait la musique à mesure que j'en composai les paroles. Le tout fut l'affaire de dix-sept jours.

La musique de cet ouvrage est d'une extrême sévérité; c'est de la musique de fer, pour me servir de l'expression de son auteur qui, s'étudiant à caractériser dans ses compositions les moeurs du peuple qu'il faisait chanter, et l'époque où se passait l'action, avait porté cette fois un peu loin peut-être l'application d'un excellent système. Ainsi en jugèrent les oreilles du plus exigeant des républicains, les oreilles de David. Il est vrai que, loin d'aimer dans la musique le caractère qu'il donnait à la peinture, David n'aimait que la musique efféminée. Mais la musique italienne même lui aurait-elle plu adaptée à des vers de ma façon, à des vers écrits par une main qu'il voyait toujours revêtue de fleurs de lis?

Quoi qu'il en soit, la pièce historique fut comptée pour une pièce patriotique, et Horatius Coclès ouvrit à Phrosine l'accès du théâtre.

Le sujet de Phrosine est emprunté à un poëme de ce Bernard, surnommé Gentil par Voltaire. On a donné quelques éloges au parti que j'en ai tiré. Je renvoie aux journaux de l'époque ceux de mes lecteurs qui veulent savoir sans le lire ce qu'ils doivent penser de mon drame; je les y renvoie aussi pour savoir l'effet que produisit la musique de cet opéra. Depuis Gluk, depuis le finale du premier acte d'Armide, on n'avait rien entendu d'aussi énergique que le finale du premier acte de Phrosine; il est à lui seul un ouvrage complet. Source des effets les plus dramatiques, l'attendrissement et la terreur y sont portés au plus haut degré. Aussi fut-il entendu avec le même enthousiasme quarante fois de suite.

On s'étonnera sans doute après cela que l'ouvrage ne soit pas resté au théâtre. Voici pourquoi. Le rôle le plus difficile de la pièce, le rôle de Jules, avait été donné à Solié, chanteur habile, acteur intelligent, mais qui n'avait ni l'énergie morale, ni la vigueur physique en dose suffisante pour le remplir; il passa ce rôle à Elleviou qui, alors dans toute la force de l'âge, péchait peut-être par des qualités opposées aux siennes. La pièce y gagna plus que l'acteur, qui se tuait en lui donnant une nouvelle vie. Survinrent cependant des dissensions politiques dans lesquelles il se trouva compromis; car alors tout le monde se mêlait de tout. L'affaire de vendémiaire, je crois, lui attira les ressentimens du parti vainqueur, et comme il était de la réquisition, on exigea qu'il se rendît à l'armée, exigence à laquelle il satisfit de fort bonne grâce.

Le cours des représentations de Phrosine fut interrompu par cet incident; et comme Méhul, de concert avec moi, ne voulait pas remettre cet ouvrage en scène sans des changemens qui n'ont jamais été achevés, il n'y a pas reparu, malgré le désir que les acteurs avaient de le rendre au public. C'est un chef-d'oeuvre perdu pour lui et pour eux, chef-d'oeuvre musical, bien entendu.

Le succès de cet opéra, qui fut joué six semaines ou deux mois avant la chute de Robespierre, pensa nous compromettre, Méhul et moi, avec la faction dominante. Ne pouvant trouver dans le poëme et dans la musique des bases d'accusation, on en chercha dans les accessoires, dans les costumes, dans les oripeaux, dont les acteurs, aussi vains en ce temps-là qu'en d'autres, avaient surchargé leurs habits; on nous dénonça pour ce luxe que nous n'avions pas prescrit, et dont le tailleur lui-même n'était pas coupable, ou plutôt n'était que complice. Il nous fallait un défenseur dans le comité de salut public. Méhul me proposa de venir avec lui chez Barrère qu'il connaissait. Nous exposâmes le sujet de notre inquiétude à ce dernier, qui nous admit à son audience avant trente ou quarante solliciteurs dont son antichambre était remplie. «Si vous m'en croyez, nous répondit-il, vous ne vous occuperez pas de cela. Laissez votre opéra suivre sa destinée à travers les dénonciations. Vous ne gagneriez rien à le retirer; on se prévaudrait même de ce fait contre vous; on affecterait d'y voir un aveu de vos intentions. Quiconque appelle sur lui l'attention publique par le temps qui court n'est-il pas exposé à la dénonciation? Et puis, ne sommes-nous pas tous au pied de la guillotine, tous, à commencer par moi?» ajouta-t-il du ton le plus dégagé.

Prenant exemple sur Barrère qui, au fait, dormait au pied de l'échafaud comme un artilleur dort sur l'affût du canon qu'il a chargé, nous laissâmes les choses aller leur train sans nous embarrasser du bruit, et nous fîmes bien.

Méhul, pensant à cette audience où Barrère, qui sortait du lit, s'était montré en robe de chambre et le col nu, me disait: «Il me semblait, quand il se plaçait dans son discours au pied de la guillotine, qu'il avait déjà fait sa toilette pour y monter.»

C'est alors que Méhul, qui avait mis en musique les choeurs du Timoléon de Chénier, composa ce chant qui, ainsi que la Marseillaise, a fait avec nos victoires le tour de l'Europe, le Chant du Départ. De cette époque datent mes premiers rapports amicaux avec Chénier. Bien que j'en aie parlé dans une notice jointe à ses oeuvres, je crois devoir en parler ici; je le fais par deux motifs: celui d'écarter d'un homme d'un talent supérieur une calomnie qui un moment appela l'horreur sur son nom, et celui d'appeler sur les auteurs de cette calomnie toute l'indignation qu'ils méritent.

Ce pauvre Méhul n'était pas cavalier. Pendant huit jours il se vit contraint à garder la chambre par suite d'un voyage à cheval que je lui avais fait faire à Saint-Leu Taverny. Nos répétitions de Phrosine en souffraient, mais non sa partition qu'il revoyait pendant que se guérissaient des blessures qui lui laissaient la tête parfaitement libre. À genoux sur un coussin devant son piano, il ne pouvait jusqu'à parfaite guérison s'y placer d'autre manière; il s'amusait aussi à composer des pièces détachées. Après m'avoir fait entendre une psalmodie fort expressive qu'il avait faite sur une romance dont je lui avais fourni les paroles, la romance d'Oscar: «Que pensez-vous de ce chant-ci?» me dit-il, en me faisant entendre le Chant du Départ. «Voilà de bien belle musique et de bien belles paroles!» m'écriai-je; car d'encore en encore, il m'avait chanté toutes les strophes de ce chant sublime. «C'est de la musique de Thimotée sur des vers de Tyrtée. Je comprends à présent les prodiges que de pareils chants faisaient faire aux Spartiates! Celui-ci fera le tour du monde. Quel est l'auteur de ces belles paroles?—Un homme que vous n'aimez pas, répondit Méhul, un homme dont du moins vous détestez les opinions.—Qu'est-ce enfin?—C'est Chénier.—Cela ne change rien à mon opinion sur ce chant. Jamais on n'a si bien fait; jamais on ne fera mieux; jamais, jamais on ne conciliera les deux extrêmes avec autant de goût; jamais on ne sera tout ensemble aussi noble et aussi populaire. Répétez-moi encore le Chant du Départ

Après m'avoir satisfait de nouveau par orgueil peut-être autant que par complaisance, car il y avait aussi de l'auteur dans Méhul: «Ceci n'est pas seulement un chant de Tyrtée, dit-il, c'est aussi un chant d'Orphée, un chant composé pour attendrir les mânes autant que pour enflammer des soldats. C'est surtout pour désarmer les accusateurs, les juges, les bourreaux de son malheureux frère, de ce pauvre André Chénier, que Marie-Joseph l'a improvisé; c'est pour fléchir le comité de salut public, insensible jusqu'à présent à ses supplications qu'il multiplie sous toutes les formes.»

Telle était en effet la position de Chénier, qui, professant les principes de la Gironde, n'était pas moins odieux aux comités de gouvernement que les Girondins qu'ils avaient égorgés. Sa gloire littéraire l'ayant protégé jusqu'alors, ils faisaient tout pour l'atténuer, tout pour faire disparaître les titres sur lesquels elle était fondée. Non contens d'interdire la scène à son Timoléon, ils avaient exigé qu'il en anéantît le manuscrit. Bien plus, pour faire exclure du théâtre celle de ses pièces que l'esprit, ou disons mieux, le fanatisme républicain dont elle brûle semblait devoir y maintenir, lui faisant un crime de croire la liberté compatible avec l'humanité, quand Gracchus s'écrie: Des lois et non du sang.—Du sang et non des lois, avait répliqué un de leurs interprètes, c'était un législateur! et à ce hurlement le rideau était tombé avec défense de se relever pour ses ouvrages. Attaquant enfin Chénier dans ses proches avant de le frapper lui-même, ils avaient arrêté deux de ses frères, et tenaient suspendu sur la tête du plus célèbre le glaive que le malheureux Chénier s'efforçait de détourner.

Comme Méhul me parlait encore de ces faits, Chénier entra. L'expression de sa figure me fit pitié; elle me disait tout ce que sa fierté me taisait: elle me disait que cet homme qu'on croyait si puissant n'avait que l'existence d'un suppliant, et qu'il était accablé de dédains plus réels que ceux qu'on l'accusait de prodiguer aux autres; elle me disait que son coeur, tourmenté par d'éternelles terreurs, était aussi torturé par le désespoir.

Tant que dura cette longue angoisse, qui ne cessa que par le coup mortel qu'André reçut la veille même du jour où la hache équitable enfin fit tomber la tête de Robespierre, Chénier revenait tous les jours rendre compte à Méhul de ses inutiles démarches, et chercher auprès du piano de ce grand maître de nouvelles consolations. J'intervenais souvent dans ces tête-à-tête. Comme j'étais censé ignorer ses douleurs, Chénier me cachait ses larmes; mais je voyais au fond de ses yeux celles que refoulait ma présence, et qui n'attendaient que mon départ pour s'échapper.

Dès lors cessa l'aversion que j'avais ressentie jusque-là pour lui. Je ne trouvai plus dans mon coeur, en dépit de mes préventions, qu'un intérêt irrésistible pour un homme frappé d'une infortune si terrible et si complète; et dès ce moment s'établirent insensiblement les rapports qui servirent de base à notre amitié.

Qu'on juge d'après cela si, bien que cette amitié n'existât pas encore, j'ai pu entendre et lire sans en être indigné les atroces imputations dont un parti impitoyable, celui que représentait dès lors la Quotidienne, accabla Chénier, dont il regardait l'inflexible républicanisme comme un des obstacles les plus puissans qui s'opposassent à ses projets. J'ai dit ailleurs[5] comment un homme perfide avec gaieté, et cruel avec grâce, se plaisait à justifier cette calomnie, où il ne voyait qu'une espièglerie politique. Je renvoie le lecteur à la notice que j'ai faite sur Chénier qui, ainsi que je l'ai dit aussi, est encore plus entièrement justifié par l'affection de sa mère que par le témoignage que je m'honore de lui rendre encore une fois.

Phrosine et Mélidore me mit en rapport avec un être charmant. Je veux parler de Rose Renaud, un des rossignols de cette couvée qui brilla un moment sur le théâtre de l'Opéra-Comique, qu'elle abandonna bientôt pour vivre en bonne mère de famille avec un homme qui, en lui donnant son nom, l'associa à sa détresse et croyait l'associer à sa fortune.

Rose, qu'elle pardonne à un vieil ami de la désigner ainsi, Rose était jolie comme un ange et candide comme une jeune fille. Je ne sais si elle avait de l'esprit et du goût, mais je sais que tout ce qu'elle disait me ravissait, que tout ce qu'elle admirait m'enchantait; je n'étais pas amoureux d'elle, et cependant il n'y a pas de figure sur laquelle mes yeux se soient reposés avec plus de plaisir, pas de voix que j'aie entendue avec plus de délices; quelquefois même il m'est arrivé de donner involontairement son nom à une personne que j'aimais plus qu'elle.

Sensible autant que moi aux grands effets de l'harmonie, la musique de Méhul la transportait d'enthousiasme. La première fois qu'elle entendit le duo d'Euphrosine, le duo gardez-vous de la jalousie, dans son transport elle brisa son éventail. Si Rose eût été capable d'aimer une autre personne que le père de son enfant, elle eût aimé Méhul, chose que j'eusse trouvée toute naturelle, ce qui me prouve bien que je n'étais pas amoureux d'elle. Elle raffolait de la musique de Mélidore. Cette conformité de goûts, cette analogie de sentimens devinrent les liens d'une société intime dont Hoffman, sur qui Rose étendait aussi son empire, faisait le complément. Que d'heures délicieuses Hoffman, Méhul et moi, nous avons passées ensemble auprès de cette créature enchanteresse, qui ne semblait satisfaite qu'autant que nous étions tous trois auprès d'elle, et près de qui nous ne semblions nous plaire qu'autant que nous étions auprès d'elle tous les trois! À quoi cela tenait-il? Jamais Hoffman ne fut plus piquant, plus original, plus fécond en saillies que dans ces réunions où Méhul contrastait avec lui par sa haute raison et par sa mélancolie. Quant à moi, j'écoutais en regardant, ou je regardais en écoutant.

Le jour où la France eut l'air de se réconcilier avec le sens commun, le jour de la fête, non pas à la Raison, mais à l'Être-Suprême, nous dînâmes ensemble chez Méot en sortant des Tuileries, où Robespierre s'était si imprudemment signalé à l'attention publique comme chef du sénat, comme souverain pontife, comme dictateur enfin, assumant ainsi la responsabilité de tout ce qui se faisait. Son élévation nous présagea sa chute. Nous nous la prédîmes réciproquement; nous la tînmes pour certaine: dès lors il nous parut hors de la loi, par cela qu'il se montrait au-dessus de la loi, par cela qu'il affectait l'empire. Deux mois après, en effet, Robespierre n'était plus. Cela prouve que nos conversations, dans lesquelles régnait le plus parfait accord, n'étaient pas toutes futiles.

Depuis ce jour je n'ai pas revu Rose. Le lendemain, seule avec l'enfant qu'elle nourrissait, elle partit pour aller rejoindre son mari. Mais les grâces de sa figure, mais le charme de son caractère, mais ce mélange de finesse, de naïveté et de bonté dont se composait un des ensembles les plus aimables qu'on puisse imaginer, tout cela m'est encore présent comme un rêve de la nuit dernière, bien que quarante ans se soient écoulés entre l'époque dont je parle et celle où j'écris. Si Rose existe encore, puisse ce souvenir éveiller doucement en elle celui du seul des amis qui survive à ceux qu'elle lui préférait, et c'était juste!

Le second Théâtre-Français, ou si l'on veut le Théâtre de la République, resté maître de la scène tragique depuis la clôture du théâtre des Comédiens ordinaires du Roi, représentait cependant avec un succès soutenu une nouvelle tragédie de Legouvé, Épicharis.

Cette pièce, dont le plan n'est pas exempt de défauts[6], les rachète par de nombreuses beautés de détail. Le rôle de Lucain, qui n'est peut-être pas assez engagé dans l'action, est rempli de fort beaux vers. Ce métromane tragique met au nombre de ses griefs contre Néron l'ennui que lui causent les vers de cet empereur. Si ce sentiment n'est pas tout-à-fait héroïque, du moins n'en est-il pas ainsi du style dans lequel il est exprimé. Ce style, qui s'élève jusqu'au ton de l'épopée, n'en est que plus naturel dans l'auteur de la Pharsale.

«Néron, disait Champfort, vit un peu là sur sa réputation. En butte à un complot ourdi par les compagnons de ses plaisirs, par les complices de ses débauches, il y est presque intéressant.» Soit; mais dans sa scène avec Épicharis, au quatrième acte, ne le retrouve-t-on pas tout entier, et les conjurés ne sont-ils pas justifiés par les développemens de ce caractère non moins fourbe que cruel? Ce quatrième acte est fort beau; mais un acte plus beau encore, c'est le cinquième.

Néron seul remplit cet acte sans action, mais non pas sans mouvement. Proscrit par le sénat, renié par l'armée, abandonné de sa cour, abandonné du monde entier, excepté d'un seul esclave, il n'a pour refuge qu'un cloaque, où tremblant et pleurant, il se cache aux exécuteurs de la sentence portée contre lui; et de son sort dépend encore celui de la terre. Qu'il est beau ce long monologue où, mettant à nu ce coeur de tigre, le poëte nous le montre si féroce dans ses espérances, si lâche dans son désespoir, suivant que, sur la foi des bruits contradictoires, il se croit ressaisi du sceptre impérial, ou se voit tombant sous les fouets infâmes par lesquels il doit expirer! Au spectacle de ses longues angoisses et au tableau de sa lente et douloureuse agonie, on s'apitoyait presque sur lui; mais bientôt c'est pour l'univers que l'on tremble, quand, se croyant sauvé, et ne rêvant déjà plus que vengeance, le monstre s'écrie dans ses illusions:

Que d'échafauds dressés vont payer mes douleurs!
Il faut une victime à chacun de mes pleurs!

Rappellerai-je à cette occasion que des critiques trouvèrent une faute dans ce dernier vers? On compte des larmes et l'on ne compte pas des pleurs, disaient-ils. C'est donc une faute que l'on admire dans ce passage de Bossuet: «Là commencera ce pleur éternel, là ce grincement de dents qui n'aura pas de fin[7].» Dieu veuille enrichir notre littérature de beaucoup de fautes pareilles!

C'est lorsque la tyrannie de Robespierre était arrivée au plus haut degré où puisse arriver la tyrannie, que cette pièce, ardente de l'amour de la liberté, fut applaudie avec le plus de transport. Aussi les amis du tyran prirent-ils ombrage de cette manifestation des sentimens du peuple. «Ne faudrait-il pas arrêter cet ouvrage, lui dit un jour Couthon?—Quand le moment sera venu, nous arrêterons l'ouvrage et l'auteur,» répondit Robespierre.

L'ouvrage et l'auteur ont vécu plus que lui; et chose singulière, le 9 thermidor, au moment où ce misérable tombait dans une situation pareille à celle où expira Néron; au moment où il éprouvait déjà en réalité, sous les verrous du Luxembourg, les tortures qu'au théâtre infligeait à Néron l'imagination du poëte, on jouait Épicharis.

CHAPITRE V.

La terreur, les terroristes.—Marie-Antoinette.—Apparent diræ facies.—Danton, Robespierre, etc.

L'effroyable régime, si justement caractérisé par le nom de terreur, avait cependant envahi toute la France, augmentant chaque jour de fureur et d'intensité. Résolus de régénérer la société, c'est dans le sang que ses exécrables réformateurs la retrempaient. D'abord ils avaient proscrit ceux qui les haïssaient. Ils en vinrent bientôt à proscrire ceux qui devaient les haïr, ceux qui par suite de leur position antérieure devaient détester un système qui les avait dépouillés de leur pouvoir, de leur crédit et de leur fortune. Des individus on passa aux masses. Les membres de l'Assemblée constituante, les parlemens, les fermiers généraux montèrent à l'échafaud que Louis XVI avait consacré de son sang, et que sanctifia aussi le sang de Malesherbes. Les membres les plus obscurs de ces compagnies ne furent pas plus épargnés que les plus illustres. Si leur crime n'était pas d'avoir mené, leur crime était de s'être laissé mener; leur crime était d'avoir fait partie de telle ou telle corporation, sans même avoir pris part à ses actes, sans même y avoir siégé; crime irrémissible, puisqu'il ne fut pas pardonné au génie, puisqu'il ne fut pas même pardonné à Lavoisier. Sa tête, d'où était sortie une science nouvelle, sa tête, pleine encore de nouvelles découvertes, sa tête dont l'intérêt public réclamait à tant de titres la conservation, ne fut pas épargnée!

Eh! que pouvait respecter la hache, après s'être abreuvée du sang des femmes? La beauté, les grâces, la bonté, la dignité, tout ce que les hommes honorent, tout ce qu'ils adorent, avait-il écarté de Marie-Antoinette le coup dont Louis XVI avait été frappé?

Les erreurs de la politique peuvent jusqu'à un certain point expliquer la mort du roi. On crut frapper en lui la royauté. Mais qui frappait-on dans la reine? Était-ce pour attirer sur la France la haine de toutes les familles régnantes de l'Europe qu'on répandait ce sang, auquel le sang de toutes les familles régnantes de l'Europe était mêlé?

Cette femme, que j'avais vue si belle de majesté et de bonheur à Versailles, où elle effaçait par son éclat celui de la plus brillante de toutes les cours; où elle réfléchissait la royauté dans toute sa splendeur, la jeunesse dans toute sa magie; cette femme dont la nature avait fait une grâce, la fortune une reine, l'enthousiasme une divinité, et dont la rage révolutionnaire faisait une héroïne, je la revis le 16 octobre 1793, veuve du roi et de la royauté, vêtue d'habits d'emprunt, sous lesquels ses bras étaient garrottés, je la revis, mais traînée dans une charrette à la place encore teinte du sang d'Henri IV et de saint Louis.

C'est en traversant une rue qui de la Halle aboutit à la rue de la
Féronnerie, que j'aperçus de loin ce douloureux spectacle, après lequel
je ne songeais certes pas à courir. Une demi-heure après, le sang de
Marie-Thérèse aussi coulait à la place de la Révolution.

La faux révolutionnaire finit même par frapper à tort et à travers au milieu de la multitude, comme la mitraille au milieu d'une armée, comme la peste ou le fléau régnant aujourd'hui[8] au milieu de la génération. On parle des trente-deux prisons de Paris dans lesquelles étaient évacuées toutes les prisons de la France, et qui ne s'évacuaient que pour alimenter l'échafaud. Il y avait alors, dit-on, mille, dix mille, cent mille prisons en France. Il n'y en avait qu'une, c'était la France entière. Les gens qui se croyaient libres n'étaient pas plus à l'abri du coup mortel que ceux qui l'attendaient dans les cachots. Il n'était plus nécessaire d'y passer pour monter au tribunal révolutionnaire; maint honnête homme est allé de plein saut de son domicile au supplice, ne s'arrêtant devant les juges que le temps suffisant pour entendre son arrêt.

La différence des conditions n'en apportait pas plus sous ce rapport que sous les autres dans les chances de longévité. Indifféremment choisis pour la mort, le cocher de fiacre, le duc et pair, la grisette, la princesse y étaient conduits dans le même tombereau, où l'égalité régnait comme dans la barque à Charon; où les gens des moeurs les plus différentes, où les partisans des opinions les plus opposées se trouvèrent réunis, où l'irréprochable Elisabeth fut traînée avec une fille de joie, où d'Esprémesnil se rencontra avec Chappelier.

Pas de repos pour l'instrument du meurtre. Le 21 janvier 1794, jour de divertissement (c'était l'anniversaire de la mort de Louis XVI), on lui donna toutes les effigies des rois à décapiter, sans préjudice du courant. Un sang nouveau inondait chaque jour la place où il régnait. Un jour pourtant, jour de la fête à l'Être-Suprême, il se reposa. Dirai-je quel reproche des animaux firent aux hommes ce jour-là? Quand les douze boeufs qui promenaient je ne sais quelle déesse dont Robespierre suivait le char, approchèrent de cette place imprégnée de meurtre; bien qu'elle eût été lavée, bien qu'elle fût recouverte d'un sable épais, ils s'arrêtèrent paralysés d'horreur, et ce n'est qu'à coups d'aiguillon qu'on les força de passer outre. Cela donna à penser au peuple, multitude oublieuse et imprévoyante, qui se divertissait entre la boucherie de la veille et la boucherie du lendemain.

Les factions aussi couraient expirer, poussées les unes par les autres, à cet horrible but qu'elles semblaient impatientes d'atteindre, et dont elles se frayaient la route en l'ouvrant à leurs rivales. Après les girondins y vinrent les dantonistes, et après ceux-ci les robespierristes. En frappant Danton, leur chef avait prouvé qu'aucune tête n'était invulnérable.

Je ne puis supporter la vue du sang, la vue d'un animal luttant contre la mort; j'ai dit quelle circonstance avait contribué à exagérer en moi l'horreur que la nature nous donne pour de tels spectacles. Je franchissais donc de toute la vitesse de mes jambes la place de la Révolution, quand le hasard m'y conduisait à l'heure où des cannibales amenaient l'offrande journalière à l'horrible simulacre qui, sous les attributs de la liberté, siégeait sur le socle où naguère s'élevait encore la statue de Louis XV, à l'heure où ils sacrifiaient à cette effroyable idole qui, comme la déesse de Tauride, se repaissait de victimes humaines. Deux fois pourtant j'assistai volontairement à ces hideuses hécatombes. J'ai vu, je vois Danton et Robespierre monter successivement à cet échafaud au pied duquel deux sentimens très-opposés me conduisirent à leur occasion.

Pour concevoir ma curiosité, il faut connaître les circonstances qui amenèrent la mort de ces deux hommes. L'immortalité du crime est assurée à l'un et à l'autre; elle est due à la fureur avec laquelle ils poursuivirent l'un et l'autre la domination, à laquelle ils aspirèrent toutefois dans un but différent, effet de la différence établie entre eux par leur organisation respective.

Doué d'une constitution athlétique et du tempérament le plus robuste, Danton était insatiable de volupté. C'était pour satisfaire ses sens toujours exigeans, c'était pour assouvir ses appétits toujours renaissans, qu'il ambitionnait l'argent qui donne le pouvoir, et le pouvoir qui donne l'argent. Ayant passé sa jeunesse dans une condition plus que médiocre, il avait faim de tout ce que peut donner la fortune, et tous les moyens lui paraissant bon pour obtenir ce bien qui représente tous les biens, il se fit démagogue. Le désordre, la confusion, le renversement de l'organisation sociale, pouvaient seuls le porter au premier rang, si loin duquel sa naissance l'avait placé; il les provoqua de toute son activité, poursuivant son but à travers les pillages du 10 août, à travers les massacres du 2 septembre, comme un conquérant court à la gloire à travers les provinces dévastées, à travers les murs en cendre et les campagnes jonchées de cadavres.

Mais, une fois arrivé à ce but, une fois gorgé de plaisirs et d'argent, Danton se serait arrêté volontiers pour jouir de sa fortune, et aussi pour jouir du repos; car il était naturellement indolent. Satisfait de n'être pas dominé dans une république dont il eût été le plus puissant personnage, il aurait facilement consenti à maintenir entre ses collègues et lui les apparences de l'égalité, préférant la suprématie du tribun à l'omnipotence du dictateur. Plus violent que cruel, il avait recouru accidentellement à la proscription, comme on recourt à une bataille; mais, la victoire gagnée, répugnant à prolonger le carnage, il laissait entrevoir que le système du comité de salut public le fatiguait, et qu'il improuvait dans ses rigueurs tout ce qui était de prévention, et conséquemment les institutions inquisitoriales sur lesquelles s'appuyait ce gouvernement atroce. Il s'ensuivit qu'il commençait à passer pour humain, parce qu'il était las d'être aussi féroce que ses compétiteurs. Bon vivant d'ailleurs, admettant ses complices au partage de ses plaisirs, il s'était fait des amis par son goût effréné pour toute sorte de débauches; et le dévouement que l'honnête homme n'obtient pas toujours par ses vertus, il l'avait obtenu d'une partie de ses collègues par ses vices. Le public espérait presque en lui quand il fut traduit au tribunal révolutionnaire, tribunal, soit dit en passant, institué sur sa proposition.

Son ami Camille Desmoulins y fut traduit avec lui. Le crime de celui-là était d'avoir publié, sous le titre du Vieux CORDELIER, ainsi se nommait le club dont lui et Danton avaient fait partie, une suite de brochures où le régime de la terreur était attaqué avec un talent et un courage remarquables. On en avait conclu que ce régime tirait à sa fin. L'arrestation de Danton et de Camille dissipèrent cette illusion, et furent presque une calamité publique.

Danton acheva de se concilier l'intérêt général par le caractère qu'il développa devant ses juges, par la fierté de son attitude, par la hauteur de ses réponses.

Dès qu'un prévenu est sur le banc des accusés, on oublie assez volontiers la cause qui l'y amène, on n'y voit plus qu'un malheureux sous le couteau, qu'un homme qui défend sa vie. Dans ce combat de la faiblesse contre la puissance, on aime à le voir s'élever, par la force de son âme, au-dessus des magistrats armés de toute la force de la loi. À plus forte raison ces sentimens s'emparent-ils de nous lorsque c'est avec des juges odieux, lorsque c'est avec un tribunal exécré que s'engage cette lutte héroïque. L'accusé devient alors le représentant de la société tout entière, ce sont ses propres sentimens qu'elle applaudit dans les réponses par lesquelles il foudroie ces assassins de la société, par lesquelles il exprime l'horreur et le mépris que son coeur lui inspire, et qui semblent s'exhaler de tous les coeurs.

Les feuilles du temps ont conservé les réponses quelque peu emphatiques que Danton fit à ses juges quand il daigna leur répondre. Je ne les répéterai pas; mais je crois devoir consigner ici certains traits qui lui échappèrent au moment du supplice, et circulèrent aussitôt dans la foule qui les recueillait avec avidité.

Comme Montfaucon, qui fut accroché aux fourches qu'il avait fait élever non pour lui; comme Hugues Aubriot, qui fut enfermé dans cette Bastille qu'il avait fait construire pour y enfermer les autres, quand Danton eut été condamné à mort par le tribunal qu'il avait institué, la foule se porta sur la place pour repaître ses yeux de l'horrible spectacle que les crieurs publics lui promettaient.

Je me rendais chez Méhul, qui demeurait alors rue de la Monnaie, quand je rencontrai dans la rue Saint-Honoré la charrette dans laquelle ce héros révolutionnaire présidait pour la dernière fois son parti frappé dans ses chefs. Il était calme, entre Camille Desmoulins, qu'il écoutait, et Fabre d'Églantine, qui n'écoutait personne. Camille parlait avec beaucoup de chaleur, et se démenait tellement, que ses habits détachés laissaient voir à nu son col et ses épaules, que le fer allait séparer. Jamais la vie ne s'était manifestée en lui par plus d'activité. Quant à Fabre, immobile sous le poids de son malheur, accablé par le sentiment du présent et peut-être aussi par le souvenir du passé, il n'existait déjà plus. Camille qui, en coopérant à la révolution, avait cru coopérer à une bonne oeuvre, jouissait encore de son illusion; il se croyait sur le chemin du martyre. Faisant allusion à ses derniers écrits: «Mon crime est d'avoir versé des larmes!» criait-il à la foule. Il était fier de sa condamnation. Honteux de la sienne, Fabre, qui avait été poussé dans les excès révolutionnaires par des intérêts moins généreux, était atterré par la conscience de la vérité: il ne voyait qu'un supplice au bout du peu de chemin qui lui restait à parcourir.

Une autre physionomie attira aussi mon attention dans cette charretée de réprouvés, ce fut celle de Héraut de Séchelles. La tranquillité qui régnait sur la belle figure de cet ancien avocat-général était d'une autre nature que la tranquillité de Danton, dont le visage offrait une caricature de celui de Socrate. Le calme de Héraut était celui de l'indifférence; le calme de Danton celui du dédain. La pâleur ne siégeait pas sur le front de ce dernier; mais celui de l'autre était coloré d'une teinte si ardente, qu'il avait moins l'air d'aller à l'échafaud que de revenir d'un banquet. Héraut de Séchelles paraissait enfin détaché de la vie, dont il avait acheté la conservation par tant de lâchetés, par tant d'atrocités. L'aspect de cet égoïste étonnait tout le monde: chacun se demandait son nom avec intérêt, et dès qu'il était nommé il n'intéressait plus personne.

Une anecdote. Quelques semaines avant ce jour si terrible pour lui, sur la route qu'il suivait si douloureusement, Héraut avait rencontré dans cette charrette où il devait monter, Hébert, Clootz et Ronsin qu'elle menait où il est allé. «C'est par hasard que je me suis trouvé sur leur passage, disait-il à la personne de qui je tiens ce fait; je ne courais pas après ce spectacle, mais je ne suis pas fâché de l'avoir rencontré; cela rafraîchit

Je montai chez Méhul, et, l'imagination pleine de ce que je venais de voir: «Tragédie bien commencée! j'en veux voir la fin, lui dis-je après avoir terminé en trois mots l'affaire qui m'amenait. Ce Danton joue véritablement bien son rôle. Nous sommes tous à la veille du jour qui va finir pour lui. Je veux apprendre à le bien passer aussi.—Utile étude», me dit Méhul qui voyait les choses du même oeil que moi, et qui m'eût accompagné s'il n'avait pas été en robe de chambre et en pantoufles.

Cependant la fatale voiture n'avait pas cessé de marcher; l'exécution commençait quand, après avoir traversé les Tuileries, j'arrivai à la grille qui ouvre sur la place Louis XV. De là je vis les condamnés, non pas monter, mais paraître tour à tour sur le fatal théâtre, pour disparaître aussitôt par l'effet du mouvement que leur imprimait la planche ou le lit sur lequel allait commencer pour eux l'éternel repos. Le reste de l'opération était masqué pour moi par les agens qui la dirigeaient. La chute accélérée du fer m'annonçait seule qu'elle se consommait, qu'elle était consommée.

Danton parut le dernier sur ce théâtre, inondé du sang de tous ses amis. Le jour tombait. Au pied de l'horrible statue dont la masse se détachait en silhouette colossale sur le ciel, je vis se dresser, comme une ombre du Dante, ce tribun qui, à demi éclairé par le soleil mourant, semblait autant sortir du tombeau que prêt à y entrer. Rien d'audacieux comme la contenance de cet athlète de la révolution; rien de formidable comme l'attitude de ce profil qui défiait la hache, comme l'expression de cette tête qui, prête à tomber, paraissait encore dicter des lois. Effroyable pantomime! le temps ne saurait l'effacer de ma mémoire. J'y trouvais toute l'expression du sentiment qui inspirait à Danton ses dernières paroles; paroles terribles que je ne pus entendre, mais qu'on se répétait en frémissant d'horreur et d'admiration. «N'oublie pas surtout, disait-il au bourreau avec l'accent d'un Gracque, n'oublie pas de montrer ma tête au peuple; elle est bonne à voir.»

Au pied de l'échafaud il avait dit un autre mot digne d'être recueilli, parce qu'il caractérise et la circonstance qui l'inspira, et l'homme qui l'a prononcé. Les mains liées derrière le dos, Danton attendait son tour au pied de l'échelle, quand y fut amené son ami Lacroix, dont le tour était venu. Comme ils s'élançaient l'un vers l'autre pour se donner le baiser d'adieu, un gendarme, leur enviant cette douloureuse consolation, se jette entre eux et les sépare brutalement. «Tu n'empêcheras pas du moins nos têtes de se baiser dans le panier», lui dit Danton avec un sourire affreux.

Danton, je l'ai dit, périt par suite d'une sécurité plus justifiée par la raison que par la politique. Averti des projets de Robespierre contre lui: «Robespierre ne me tuera pas, répondit-il, Robespierre sait trop bien qu'il ne pourrait m'envoyer à l'échafaud sans prouver qu'il y peut être envoyé lui-même.» Se reposant sur cette idée, il se rendormit dans la paresse et dans les plaisirs.

Avec Danton tombèrent des hommes plus regrettables que lui; aux noms de Camille Desmoulins et de Fabre d'Églantine, à qui la postérité peut accorder des regrets, il faut joindre celui de Philipeaux. Philipeaux, comme Camille, fut puni pour avoir révélé les crimes du gouvernement, pour avoir provoqué par une courageuse dénonciation le châtiment dont furent frappés plus tard les bourreaux de la France et les siens.

Danton n'avait que trop participé à ces crimes. Ministre de la justice à l'époque des massacres de septembre (c'était déjà un crime que d'exercer en des temps pareils une pareille magistrature), il avait répondu en présence d'un de mes amis, à quelqu'un qui le pressait d'user de son autorité pour arrêter l'effusion du sang: N'est-il pas temps que le peuple prenne enfin sa revanche? Mais encore la soif du sang n'était-elle pas continuelle en lui. C'était un lion qui, pressé par la faim, avait déchiré sa proie, mais non pas un tigre comme Robespierre, qui même sans appétit aimait à voir le sang couler.

Je n'ai jamais eu de rapports directs avec l'un ni avec l'autre. Une seule fois pourtant j'ai rencontré Danton, mais je n'eus pas à m'en plaindre. C'était au balcon du Théâtre-Français. Il assistait à je ne sais quelle pièce, et l'écoutait attentivement. Placé derrière lui, je m'occupais peu du spectacle, et suivant l'habitude de tant d'étourdis, je jasais assez haut avec un de mes voisins. Danton, que cette conversation amusait moins probablement qu'une bonne scène, se retournant sans humeur: «M. Arnault, me dit-il, permettez-moi d'écouter comme si on jouait une de vos pièces.—C'est Danton,» me dit mon interlocuteur. Je ne me savais pas connu de Danton, que je ne connaissais pas. Ce n'est pas sans quelque surprise que je m'entendis interpeller si gracieusement par un homme que je ne croyais rien moins que gracieux.

Bientôt, ou plus tôt bien tard, car plusieurs mois s'écoulèrent entre la prédiction de Danton et son accomplissement, arriva pour Robespierre le jour de la justice, jour appelé par les voeux de tout ce qui vivait. Pour faire connaître à quel point ce misérable méritait l'exécration publique, il suffit d'esquisser son portrait.

Doué du coeur le plus sec que la nature ait jamais formé, plus pervers que corrompu, plus cruel que violent, impassible en apparence, mais en réalité insatiable de pouvoir; envieux de tout mérite, impatient de toute supériorité, ambitieux de toute distinction, haineux, dissimulé, implacable, dominé par l'égoïsme le plus étroit, prenant pour vertu une sobriété qui n'était en lui que l'effet de son organisation, son caractère différait de celui de Danton de toute la différence de leur tempérament.

C'est en prêchant l'égalité que cet homme, qui ne pouvait pas souffrir d'égaux, s'éleva au-dessus des autres et se fit porter par le peuple à la toute-puissance. Jusqu'au moment où son ambition se manifesta tout entière, on avait incliné à croire que c'était à la liberté qu'il sacrifiait les hommes et les partis dont il provoquait la chute; on avait vu un effet de sa passion pour le bien public dans ce qui n'était que l'effet d'une jalousie dissimulée. Quelle apparence qu'un homme qui n'avait pas de besoins, qu'un homme qui dédaignait l'argent et les places, car il n'avait jamais voulu exercer le pouvoir proconsulaire, il n'avait jamais accepté une mission; quelle apparence, dis-je, qu'un homme si modeste dans ses goûts, si indifférent pour les jouissances de luxe, si simple dans ses habitudes privées, et à qui la famille du menuisier, dont la maison lui suffisait, tenait lieu de société intime, songeât à s'emparer de l'empire!

Tel fut pourtant, depuis l'ouverture de la Convention, le but constant de ses actions. Son âme aride n'eut qu'une passion, celle de la domination qu'il exerça tant qu'il n'eut pas l'air de la posséder, tant que, se contentant de la réalité, il n'en rechercha pas l'apparence, et qu'il perdit dès qu'il en affecta les dehors. Dominant par le comité de salut public, qu'il dominait comme Appius les décemvirs, après s'être servi de cette autorité collective pour abattre tous les obstacles qui se trouvaient entre lui et le pouvoir suprême, il ne s'occupait plus qu'à perdre ses agens en se séparant d'eux, en les désignant par sa retraite comme auteurs de tant de meurtres ordonnés dans son intérêt et à son instigation, espérant se faire absoudre de sa part de cruauté par la cessation des supplices qui signaleraient son arrivée à la dictature.

Cette conception prouve qu'il avait plus de malice que de génie. Ne devait-il pas tomber par la chute de la voûte dont il était la clef? Les pièces par lesquelles il devait faire condamner ses collègues ne devaient-elles pas aussi servir de base à sa condamnation?

Le public ne se laissa pas abuser par les bruits que Robespierre fit répandre. Sans lui tenir compte d'un changement de système qui ne provenait pas d'un changement de projet, il reconnut pour auteur de la tyrannie l'homme à qui elle devait profiter, l'homme qui voulait tuer ses complices pour s'emparer de leurs parts dans les produits de leur atroce association, pour jouir seul de la proie commune. Les imprécations universelles le poursuivirent jusque sur l'échafaud qu'il avait fait dresser pour les restes du parti de Danton, et où il fut poussé par eux, plus peut-être dans l'intérêt de leur propre conservation que dans celui de la vengeance de leur chef, dont s'accomplit ainsi la prédiction.

La plume ne peut donner qu'une idée imparfaite de ce qui se passa autour de ce misérable, depuis le tribunal, où son identité fut constatée, jusqu'à la place où il satisfit à la vindicte nationale. Dans cette route, déserte encore la veille au passage des condamnés, partout il rencontrait la foule qui, pour le voir, se pressait jusque sous les roues du tombereau, dont elle ralentissait la marche. Pas un regard qui ne le foudroyât, pas une bouche qui ne l'invectivât, pas un poing qui ne se levât pour le menacer. Les langues, si long-temps enchaînées, s'étaient déliées; la haine avait rompu ce silence que la terreur commandait depuis vingt mois: et comme chacun n'avait que peu de temps pour satisfaire à de si longs ressentimens, chacun s'empressait d'expectorer les malédictions amassées depuis si long-temps dans son coeur. Effroyable concert! Jamais on n'avait vu l'exemple d'une pareille unanimité: nulle voix ne s'élevait pour le plaindre; nul visage n'exprimait la compassion; et pourtant il était dans un pitoyable état! Un coup de pistolet lui avait fracassé la tête, et ne lui avait laissé de vie qu'autant qu'il en fallait pour souffrir, pour sentir la douleur de sa blessure et la terreur de son inévitable destinée. Isolé au milieu de son parti, il n'avait pas même les amis que donne le crime. Frappés du même coup que lui, ses complices n'avaient pas plus pitié de lui qu'il n'avait pitié d'eux.

Aussi féroce que tout le monde, j'en conviens, je courus au lieu de l'exécution, moins toutefois pour repaître mes yeux des souffrances de ce monstre que pour me convaincre par mes yeux de la mort de celui dont la vie menaçait celle de tout ce qui avait vie. J'y courais chercher la certitude qu'il ne s'était pas échappé comme la veille. Je l'eus. Un cri que la douleur lui arracha, quand on lui enleva l'appareil qui recouvrait sa blessure, interrompit pour la première et la dernière fois le silence qu'il gardait depuis vingt-quatre heures; et à l'instant, de la même place où j'avais vu disparaître Danton, je vis disparaître Robespierre.

Ce jour n'arrêta pas l'effusion du sang, mais de ce jour, du moins, le sang innocent cessa-t-il de couler. Avant la tête de Robespierre, plusieurs têtes étaient tombées, et entre autres celles de l'orgueilleux Saint-Just, du doucereux Couthon, de l'ignoble Henriot, et celle aussi de Robespierre jeune, qui, complice de sa révolte, ne l'avait pas été de sa tyrannie. L'exaspération publique était si grande en ce jour de vengeance, qu'un dévouement si généreux, quelque odieux qu'en fût l'objet, n'obtint pas même de la pitié.

Aucune circonstance, aucun incident ne donna d'ailleurs à l'exécution de Robespierre un caractère différent de celui qu'elle devait avoir. Danton s'ennoblit à ses derniers momens; Danton monta en héros sur les horribles tréteaux où l'avait conduit le crime; son courage en fit un théâtre. Ils ne furent qu'un échafaud pour Robespierre.

Le sentiment universel sur la fin de cet homme à jamais exécrable est assez bien exprimé dans cette naïve épitaphe:

Passant, ne pleure pas mon sort;
Si je vivais, tu serais mort.

LIVRE VI

AOUT 1794 À NOVEMBRE 1795.

CHAPITRE PREMIER.

Suites du 10 thermidor.—Mes sociétés pendant la terreur. Caillot,
Hoffman, d'Avrigny.—Timoléon, tragédie de Chénier.

L'effroyable tyrannie à laquelle le 10 thermidor mit un terme, c'était la république! c'étaient des républicains que les tyrans dont ce jour fit justice! Voilà pourtant les hommes et les temps dont quelques insensés ont osé se faire les apologistes! Voilà pourtant les hommes et les temps qu'ils se sont efforcés de nous rendre!

La mort de Robespierre fut suivie non seulement de celle de ses partisans avoués, mais aussi de celle d'une quantité de misérables que le hasard avait fait ses complices. En sortant du Luxembourg, prison où il avait été enfermé par un décret de la Convention et dont la volonté privée du concierge lui ouvrit les portes, il était allé se réfugier à la commune de Paris.

Fleuriot, maire de la capitale, et Payan, agent national du département de la Seine, hommes à lui, déterminèrent le conseil à se prononcer pour sa cause; et peut-être y auraient-ils entraîné les sections de Paris qu'ils gouvernaient par leurs agens, si, proscrivant la municipalité qui la proscrivait, la législature ne les eût gagnés de vitesse. Cette fois l'audace de la peur l'emporta sur celle de l'ambition. Barras marche à l'Hôtel-de-Ville. Tous les hommes qui délibéraient là avec Robespierre sont arrêtés comme lui. On se saisit de la liste de présence, qui est portée au tribunal, et ses soixante-onze signataires sont envoyés à la mort sur cette seule pièce de conviction! Les vengeances comme les crimes, tout en cette révolution porte le caractère de l'atrocité.

Grâce à l'exiguïté de mon train et au peu de bruit que je faisais dans mon quartier, je traversai les dix-huit mois que dura ce régime sans être inquiété par les autorités de ma section. On me conseillait de m'y montrer pour ne pas paraître ennemi de ce qui s'y faisait. Il me sembla prudent de n'en rien faire, et de ne pas m'offrir à l'attention des personnages qui la dirigeaient, et particulièrement à celle du citoyen Chalandon, savetier plus ambitieux que Robespierre et plus féroce que Marat, savetier que le comité de salut public avait investi de pouvoirs extraordinaires, savetier qui, du fond de son échoppe, régnait sur la moitié de Paris[9] Le souvenir de mon excursion en Angleterre eût suffi pour me faire ranger dans la classe des suspects, et l'on sait ce qui pouvait s'ensuivre. Sans affecter de me montrer et de me cacher, je me bornai à supporter les charges auxquelles on ne pouvait pas se soustraire, montant ma garde quand il le fallait, mais autant que je le pouvais me faisant remplacer, ce qui me donnait pour amis maints héros qui vivaient du métier des armes.

Si ce n'eût pas été un supplice que la douleur et l'effroi que pendant dix-huit mois entretinrent dans mon coeur la perte de tant de personnes regrettables; si j'eusse pu voir avec indifférence la désolation de tant de familles décimées par la faux révolutionnaire, si j'eusse pu être témoin insensible de tant de douleurs que je ne pouvais consoler, frappé dans ma fortune, mais épargné dans les objets de mes affections naturelles, mais épargné dans les miens, je dirais que ce régime affreux ne m'a pas atteint.

Menacé de la mort tous les jours par la mort des autres, je ne pensais pas plus à cet inévitable danger qu'un soldat ne pense au sien quand il voit tomber son camarade; et persuadé comme lui qu'on n'échappe pas à son sort, j'allais en avant avec plus d'indifférence que de courage, ne me permettant aucune bravade, mais me gardant de tout acte qui pût me faire accuser de lâcheté ou de faiblesse.

À cette horrible époque plus d'un auteur paya son tribut à l'idole du jour: Robespierre eut des panégyristes; Marat lui-même trouva des pindares. Je ne sacrifiai pas aux autels de Moloch, je n'encensai ni lui ni ses rivaux, qui, pour être moins cyniques en cruauté, n'en étaient pas plus humains.

Convaincu que toute tête qui s'élevait au-dessus des autres, si peu que ce fut, devait tomber tôt ou tard sous l'infatigable faux qui nivelait tout en France, et que ma tête même finirait par se trouver dans sa direction; pensant qu'il fallait me montrer digne de l'effroyable honneur qui me menaçait, en le provoquant par un service rendu à la société, je travaillais, ainsi que je l'ai dit, à ma tragédie de Cincinnatus. À mesure que le personnage de Robespierre se déployait, les ressources que j'avais entrevues dans mon sujet s'augmentaient, et je trouvais des traits nouveaux pour peindre ces tartufes politiques qui se font porter au pouvoir par le peuple qu'ils flattent pour le séduire, qu'ils affectent de servir pour parvenir à le dominer.

Je ne compose jamais en vers qu'en me promenant. Cette occupation m'absorbait tout entier, soit dans les courses que je faisais journellement dans Paris, soit dans mes voyages à Saint-Germain, où je n'allais plus qu'à pied, et d'où je rapportais toujours quelque nouvelle scène. Pendant quatre ans je n'ai guère eu d'autre cabinet de travail que l'allée de Neuilly, la plaine de Nanterre et le bois du Vezinet.

Puisque je fais de nouveau le voyage de Saint-Germain, qu'on me permette de parler un moment d'un homme que j'y voyais souvent; il a obtenu dans son temps assez de célébrité pour qu'on lui accorde aujourd'hui un moment d'attention; c'est Caillot.

Ce nom, qui était connu de tout le monde à une époque où le monde ne s'occupait guère que du théâtre, n'est guère connu que des amateurs de théâtre depuis que des intérêts plus graves occupent l'attention publique. Il est probable pourtant que sa mémoire se perpétuera par un effet même du talent auquel il a dû sa réputation. On désigne encore à l'Opéra-Comique, par le nom de Caillot, l'emploi dans lequel cet acteur excellait par sa franchise et par sa rondeur, par ce naturel exquis que Michot a fait revivre au Théâtre-Français où il n'est pas remplacé. Rien de communicatif comme la gaieté dont le visage de Caillot resplendissait, si ce n'est la sensibilité qui l'animait en scène, bien entendu, car hors de là, si bonhomme qu'il fut, la sensibilité n'était pas son fort; d'ailleurs, bon vivant, convive aimable, chasseur passionné, et le plus joyeux chanteur que j'aie entendu, moi qui ai entendu Désaugiers.

Après avoir joui pendant sa jeunesse de tous les succès qu'on peut obtenir dans sa profession, dès qu'il eut atteint l'âge mûr, il se retira du théâtre. En cela il fit preuve de bon sens. Il se sauva du malheur de survivre à son talent, du malheur de se dégrader, soit en consentant à descendre à des emplois inférieurs à celui qu'il avait si bien rempli, soit en s'exposant, s'il le conservait, à se montrer inférieur à lui-même. Marié depuis à une femme jolie, spirituelle et aimable, il vivait en bon père de famille à Saint-Germain, dans le voisinage duquel il possédait une jolie maison de campagne, et où il avait rempli les fonctions de maire.

Je n'ai jamais vu Caillot en scène; mais ce qu'il était dans nos soupers me fait concevoir la nature et l'étendue de ses succès. Sa qualité dominante n'était pas l'esprit, mais l'intelligence, qui lui faisait saisir avec une justesse extraordinaire l'esprit des autres. Très-différent de certains comédiens, de Dugazon par exemple, il n'ajoutait rien à ce que l'auteur avait voulu dire, mais il ne laissait rien perdre de ce que l'auteur avait dit. Doué d'ailleurs d'une physionomie des plus heureuses et d'une belle voix, il débitait et jouait avec un naturel admirable ce qu'il sentait avec vérité. Il était dans l'opéra-comique ce qu'était Préville dans la comédie; ce que ne sera jamais un acteur prétentieux.

Quand il était au théâtre, malgré les préjugés régnant, il était admis dans la meilleure société; il en fut recherché après sa retraite, et cela se conçoit; il y apportait une inaltérable gaieté. Personne n'a chanté plus heureusement les chansons de table, personne n'a porté dans sa tête un répertoire de chansons plus complet. Collé, Panard, Vadé, l'abbé de Voisnon, l'abbé de l'Attaignant même, étaient partout à sa disposition. Que de fois nous a-t-il fait oublier les heures fatales dont se composaient alors chaque journée! que de fois nous a-t-il fait oublier nos terreurs et même nos douleurs!

Comme il avait peu ressenti les effets du système en vigueur, philosophe plutôt que philanthrope, sans approuver ce qui se passait, il s'inquiétait médiocrement d'une éruption qui ne le menaçait pas. Il était, je le répète, moins sensible que bon.

C'était, on peut donner ce nom à un égoïste, un philosophe pratique. Jean Jacques avec qui il était lié, et qui mieux que personne appréciait un talent si naturel, lui voyant un couteau de chasse fort richement monté, et lui témoignant sa surprise de ce qu'un homme raisonnable avait acheté un ustensile aussi cher, quand il pouvait en avoir un aussi bon, à si bon marché: «Je ne l'ai pas acheté, lui répondit Caillot; je l'ai accepté du prince de Conti.—Vous acceptez donc des cadeaux d'un prince? vous que je croyais philosophe! Je n'en accepte pas, moi.—Et moi, je fais le contraire. Vous êtes un philosophe qui refuse; je suis un philosophe qui accepte.»

Mais revenons à Cincinnatus. Ce drame, qui fait une allusion continuelle à la politique de Robespierre, n'était pas encore achevé quand la mort de ce tyran dénoua si tragiquement le drame qu'il jouait en réalité. C'est sous ce rapport seulement que cette catastrophe me causa quelque contrariété. Que ne me serait-il pas arrivé pourtant si, lui régnant, cette pièce avait été présentée à un théâtre où il avait de chauds partisans? Je le répète dans toute la sincérité de mon coeur, c'est ce qui m'inquiétait le moins. D'Avrigny, Legouvé, Méhul et Hoffman, à qui j'en récitai le second acte dans les premiers jours de thermidor, furent étonnés de l'audace de mon intention. «Cette pièce vous perdra si le monstre ne se perd pas avant vous, me dirent-ils unanimement;—mais continuez, vous n'arriverez pas au dénouement avant lui, si vite que vous alliez,» ajouta Hoffman en bégayant.

C'était un homme à part qu'Hoffman. J'ai connu peu d'hommes aussi spirituels; plus spirituels, aucun. Également remarquable par l'originalité de ses idées et par l'originalité de l'expression dont il revêtait les idées d'autrui, en disant même ce qu'il empruntait, il ne disait rien que de neuf. Rien d'aussi piquant que sa conversation, si ce n'est les articles qu'il dispersa long-temps dans différens journaux, et que, dans les dernières années de sa vie, il ne plaça plus que dans le Journal des Débats[10]. Je ne crois pas que, depuis Voltaire, on ait écrit rien de supérieur en critique ou en satire; car ses articles sur la littérature et sur la philosophie participent de ces deux caractères. Il unissait à l'esprit le plus délié la raison la plus solide, et à tout cela l'instruction la plus étendue. Personne n'apportait dans la discussion une dialectique plus subtile et plus serrée; personne non plus ne prêtait à des argumens plus puissans des formes plus mordantes, plus incisives. L'ironie était son arme familière. Les gens qu'il en a frappés, si invulnérables qu'ils se croient, en gardent tous des cicatrices plus ou moins profondes.

Je n'ai pas connu de caractère plus indépendant. Toute tyrannie lui était insupportable, toute sujétion même. C'est pour cela que, sous tous les régimes, il fut de l'opposition, passant pour royaliste sous la république, et pour républicain sous la monarchie, parce qu'il était ennemi de tous les excès. Il admira long-temps Napoléon sans l'aimer, et quelque temps il aima Louis XVIII sans l'admirer, mais prêt à le faire si ce prince justifiait les espérances qu'il avait fondées sur lui. Désabusé dès la première restauration, avant la seconde il était dans l'opposition. «Avant de régner, me disait-il, Louis XVIII était sage et Napoléon aussi; dès qu'ils ont porté la couronne, tout a changé. Il semblerait qu'il suffise qu'elle touche une tête pour qu'elle soit frappée de démence.»

La franchise était une de ses qualités dominantes, comme on en peut juger par ce propos. En aucun temps, aucune considération n'a pu l'astreindre à dissimuler ou à déguiser ses opinions; aucune, pas même la crainte de la mort. En 1793, pendant que la terreur enchaînait toutes les langues, la sienne, se donnant plus de liberté que jamais, criblait sans relâche de sarcasmes les puissans du jour; et ce n'était pas dans une société intime et sous la protection de portes bien fermées, mais au foyer de la Comédie, mais devant l'auditoire que lui donnait le hasard, qu'il leur livrait cette guerre qui faisait trembler pour lui tout le monde, excepté lui. Son imprudence le sauva. «Tu n'es pas un conspirateur, toi, lui disait un jour je ne sais quel jacobin qu'il persiflait; les gens qui se cachent sont les seuls que nous redoutions, c'est eux que nous cherchons. Quant à toi, nous sommes sûrs de te trouver quand nous voudrons te prendre, et de te trouver déclamant contre nous à la Comédie.»

Ils songeaient à le vouloir, et Hoffman, qui en avait été averti, ne venait plus depuis quelques jours à la Comédie, quand leur mort prévint la sienne.

Hoffman avait quelque difficulté à s'énoncer; il bégayait. Cela tenait, je crois, à ce que l'activité de sa langue ne répondait pas à la rapidité avec laquelle se succédaient ses pensées. Il s'ensuivait que, dans cet encombrement d'idées, les mots se heurtaient et se gênaient entre eux à leur sortie: de là une impatience qui lui faisait souvent terminer en épigramme la phrase qu'il avait commencée dans l'intention la plus innocente.

Il allait peu dans le monde, où pourtant on ne fut jamais plus aimable que lui. À l'heure du spectacle, on le trouvait ordinairement au foyer de l'Opéra-Comique, amassant autour de lui, sans trop y songer, un cercle d'auditeurs qu'il captivait par une conversation pleine de lumières et de saillies, et d'où il ne sortait guère que pour aller retrouver ses livres, sa bonne et son chat, entre lesquels il passait la plus grande partie de sa journée.

D'Avrigny ne pouvait être comparé à Hoffman, ni pour la portée de son esprit, ni pour l'étendue de ses connaissances. Sa conversation était lourde et dogmatique, son débit emphatique et apprêté: il ne manquait pas toutefois de talent. L'on trouve peu d'imagination dans ses ouvrages; mais son style n'est dénué ni de chaleur ni de mouvement. Plus redondant qu'harmonieux, peut-être a-t-il moins le caractère dramatique que le caractère épique, et satisfait-il moins l'esprit que l'oreille; mais encore se recommande-t-il par le nombre, l'élégance et la correction.

Au reste, tout était d'accord dans d'Avrigny; les vers semblaient naturels quand il les déclamait; et cela, sans doute, parce que rien n'était moins naturel que sa déclamation: sa voix puissante et accentuée semblait faite exprès pour débiter de grands mots.

Peu de poëtes travaillaient avec moins de facilité et plus de persévérance. Il a passé dix ou douze ans à faire, défaire et refaire sa Jeanne d'Arc, qui n'est pas une tragédie sans mérite, à beaucoup près, mais qui est plutôt un produit de l'obstination que de l'inspiration.

Son esprit empesé contrastait plaisamment avec l'esprit impatient d'Hoffman. Rien ne m'amusait comme de les entendre discuter, même lorsqu'ils étaient d'accord; car, s'ils l'étaient quant au fond, ils ne l'étaient pas quant aux formes, et n'avaient pas raison de la même manière; Hoffman avait mieux raison que d'Avrigny.

D'Avrigny avait épousé Mlle Renaud, soeur de Rose, et l'aînée d'une famille qui à elle seule composait une troupe complète d'opéra-comique. Séduit par l'admirable voix de Mlle Renaud, d'Avrigny l'épousa; mais dès qu'il l'eut épousée, il ne lui permit plus de chanter, même pour lui. Mme d'Avrigny se soumit à tout. C'était une femme d'une douceur incomparable et d'une modestie que ses succès au théâtre n'avaient même pas altérée. Son calme imperturbable contrastait singulièrement avec l'impétuosité de son mari, l'un des hommes les plus violens qu'on pût rencontrer, mais bon diable d'ailleurs.

Créole de la Martinique, d'Avrigny signait avant la révolution dans l'Almanach des Muses, dont il était un des contribuables les plus féconds, le chevalier de l'Oeuillard. Rose, en l'appelant le chevalier deux liards, donnait à entendre que ce titre n'était pas soutenu d'une grande fortune.

Aristocrate comme Hoffman et comme moi, d'Avrigny abhorrait Robespierre, que Méhul et Legouvé n'aimaient pas plus, malgré leur patriotisme, qui ressemblait fort à notre royalisme.

Cincinnatus ne fut achevé en effet qu'après la mort de Robespierre. Au lieu d'être un tableau de ce qui devait être, ce ne fut plus qu'un tableau de ce qui avait été. Les comédiens du Théâtre de la République à qui je le portai, le premier Théâtre-Français étant toujours fermé, décidèrent que cette tragédie serait représentée immédiatement après le Timoléon de Chénier. Elle le fut en effet au commencement de l'hiver qui suivit.

Son effet me prouva qu'une pièce dont l'intérêt porte sur une question politique perd beaucoup de sa valeur au théâtre hors de la circonstance avec laquelle elle est en rapport. L'ouvrage, quoique applaudi, n'excita pas à beaucoup près l'enthousiasme sur lequel j'avais compté. On lui accorda des éloges, mais on vint peu lui en apporter. Il n'obtint guère que ce qu'on appelle un succès d'estime. Peut-être n'en est-il pas indigne. Les moeurs et la politique de la vieille Rome, le caractère des vieux Romains, ceux de Cincinnatus, de Mélius et de Servilius me paraissent assez habilement tracés; la discussion du sénat peut aussi mériter des éloges. Elle est conduite, ce me semble, avec art, et n'est pas dénuée d'éloquence. Je n'ai pas regret à la peine que cette pièce m'a coûtée; mais encore une fois je n'ai pas recueilli le fruit que j'en attendais, quoiqu'elle fût jouée par Baptiste, Monvel et Talma.

Consignerai-je ici un trait qui prouve à quel point quelques uns de mes auditeurs étaient ignorans en matière d'histoire?

L'un d'eux demandait à un de mes amis, à Eusèbe Salverte, si le saint dont il s'agissait dans la pièce n'était pas celui qui avait donné son nom à l'ordre de Saint-Cinnatus, qu'il croyait, comme l'ordre de saint Louis, porter le nom d'un héros canonisé?

Terminons ce chapitre en rendant compte aussi de l'effet de la représentation de Timoléon.

Malgré le luxe avec lequel cette pièce avait été montée, malgré la belle musique dont Méhul avait enrichi les choeurs, qu'exécutaient les chanteurs de l'Opéra, malgré l'intérêt qu'inspire un ouvrage défendu, l'effet de Timoléon fut autre qu'on ne l'attendait pendant la terreur. On avait motivé tant d'atrocités par les intérêts républicains, que le public inclinait à croire qu'ils n'inspiraient rien que de cruel; le sacrifice fait par Timoléon à la liberté de Corinthe fut jugé avec cette prévention. Quelque soin qu'eût pris Chénier pour prouver que toute ambition était étrangère au coeur de son héros, et que c'était par un effort de vertu qu'il avait assujetti sa tendresse à l'amour de la liberté, on ne vit dans l'acte de Timoléon que le crime d'une ambition démesurée. L'effet de la pièce se ressentit de ce préjugé, et la réputation de l'auteur plus encore.

J'ai dit ailleurs quelle application lâche et cruelle on fit à Chénier de la situation du frère de Timophane; jamais application ne fut plus gratuite. Ils le savaient tout aussi bien que moi les gens qui renouvelaient quotidiennement cette calomnie pour dépopulariser un homme qu'ils ne pouvaient corrompre. Ils appelaient cela plaisanterie. Quel temps que celui où l'on plaisante ainsi!

Ce n'est pas la dernière fois que j'exprimerai mon opinion sur cette facétie: leurs auteurs la rejetaient en riant sur les moeurs du temps; je l'impute, moi, à leur caractère. Les moeurs du temps ne sauraient justifier aux yeux d'un honnête homme l'emploi d'un moyen qui n'est pas honnête. Je reviendrai là-dessus tant que l'occasion s'en présentera. On ne saurait trop signaler une pareille politique au mépris et à l'indignation.

CHAPITRE II.

Société de la rue Chantereine.—Talma et Julie sa première femme,
Souques, Riouffe, Lenoir, Allard.—Mlle Desgarcins.—Fin déplorable de
Champfort.

Les études de Cincinnatus m'avaient mis en relations fréquentes avec Talma; elles ne se bornèrent pas long-temps à des intérêts de théâtre. Il était difficile de se trouver en contact avec Talma sans prendre un vif attachement pour un homme doué de qualités si rares. L'ingénuité de son esprit, la bonté de son caractère exercèrent bientôt sur moi un empire que le temps n'a fait que fortifier, et qui lui a toujours acquis pour amis les admirateurs qu'attirait à lui son talent.

Ce talent est connu debout le monde. Produit de l'organisation la plus heureuse, de l'intelligence la plus prompte, et de la sensibilité la plus vive, il parut supérieur dès le moment même où Talma débuta. Au fait il l'était, comparativement à celui des acteurs avec lesquels il entrait alors en concurrence; et il le devint relativement à lui-même quand il se fut perfectionné par trente ans d'exercice et d'observations. Au bout de trente ans, Talma n'était pas moins sensible que dans son jeune âge, mais il rendait avec plus de vérité, mais il exprimait avec plus de justesse les mouvemens et l'accent des passions, qu'il avait mieux étudiés, et sans moins remuer le coeur, il satisfaisait plus la raison.

Fondant tous les talens dans le sien, il était parvenu à se faire du pathétique de Brizard, de la noblesse de Dufresne, de la profondeur de Lekain, et de la sensibilité de Monvel, alliés à sa propre énergie, et modifiés par les facultés qui lui étaient propres, le talent le plus parfait qu'on puisse imaginer, talent qui se manifesta surtout dans le rôle de Charles VI, le dernier qu'il ait joué: ce fut vraiment le chant du cygne.

C'est presque sans efforts qu'alors il produisit de si grands effets. Dans ses débuts, c'est par l'emploi de tous ses moyens qu'il avait étonné le public.

Les ennemis que lui avaient suscités ses premiers succès s'en prévalurent pour calomnier son caractère. À les entendre, Talma n'était qu'un Othello débarbouillé, qu'un Charles IX en frac. L'esprit de parti surtout accréditait ces préventions; et le plus doux des hommes, pour avoir embrassé avec quelque chaleur celles des opinions généreuses qui provoquèrent la révolution, ne fut long-temps qu'un terroriste pour les ennemis de la révolution.

C'est ainsi que d'abord je le jugeai moi-même, malgré la sympathie qui m'entraînait vers lui: je regrettais de ne pas pouvoir aimer un homme qu'il m'était impossible de ne pas admirer. À mesure que je le connus mieux, les rapprochemens, multipliés par la circonstance dont il s'agit, me débarrassant de mes préventions, je reconnus que cet homme, si terrible en scène, était partout ailleurs le meilleur enfant du monde.

Il n'y avait pas d'humeur plus facile que la sienne. Obligeant, indulgent, et très éloigné de traiter les gens de l'opinion opposée à la sienne comme il en avait été traité longtemps, il apportait dans le commerce de la société une candeur, une simplicité, une naïveté, que j'ai retrouvées rarement en d'autres personnes au même degré, si ce n'est en des enfans. Son beau talent prenait sa source dans une belle âme, âme toutefois plus généreuse qu'énergique, et plus sensible que forte.

Quant au reste, se reposant dans le monde des fatigues du théâtre, il y semblait indifférent à tout ce qui se passait autour de lui: mais c'était encore de son art qu'il s'occupait, dans l'espèce de somnolence où il paraissait plongé. C'est en rapport avec cet art qu'il y voyait tout, et qu'il observait surtout les terribles catastrophes qui se multipliaient sous ses yeux. Un acte héroïque, un sentiment sublime, quel que fût l'homme auquel il appartînt, absorbait toute son attention. Comme Joseph Vernet, qui s'étudiait à peindre la tempête au milieu d'une tempête prête à l'engloutir, étudiant pour les reproduire au théâtre les scènes qui pendant la terreur s'improvisaient devant lui, il oubliait qu'impliqué dans ces tragédies trop réelles, il avait des motifs pour trembler de ce qu'il admirait. Républicain comme un artiste, mais non pas anarchiste, il avait désiré passer d'un ordre de choses défectueux à un meilleur; et croyant l'avoir trouvé dans le système rêvé par les girondins, il s'était hautement déclaré pour leur doctrine, détestant tout haut les excès contre lesquels s'élevait ce parti, qui était devenu celui de la modération, et surtout exécrant les fureurs de Marat.

Ces opinions, auxquelles sa franchise avait donné de l'éclat, pensèrent le perdre; son talent toutefois le sauva. Les juges de Louis XVI, les juges du roi de France, hésitèrent au moment de frapper un roi de théâtre. Malgré les dénonciations dont il avait été l'objet, Talma ne fut pas compris dans la proscription qui atteignit presque tous les amis des Vergniaux, des Gensonné, des Ducos, dont il professa toujours les principes, dont il honora toujours la mémoire.

En cela il obéissait, autant qu'à son propre penchant, à l'impulsion que lui donnait une femme au souvenir de laquelle je dois un tribut d'estime et d'amitié.

Connue dans le monde sous le nom de Julie, cette femme, plus remarquable encore par le charme de son caractère et de son esprit que par celui de sa figure, tout agréable qu'elle fût, alliait à un physique presque grêle une âme des plus énergiques. Également passionnée pour les arts, les lettres, la philosophie et la politique, après avoir réuni chez elle, sous l'ancien régime, ce que la cour et la ville avaient de plus aimable, elle y réunissait, depuis la révolution, aux littérateurs et aux artistes les plus célèbres, les plus célèbres membres de la législature.

Dire que dans son salon, où le vicomte de Ségur et le comte de Narbonne se rencontraient avant 1789 avec Champfort et David, David et Champfort s'étaient rencontrés habituellement depuis avec Mirabeau, Vergniaux et Dumouriez, c'est prouver qu'à ces diverses époques ce salon avait été le point de réunion des hommes les plus remarquables.

Une âme de la trempe de celle de Julie ne pouvait pas être faiblement émue par le talent de Talma, et Talma ne pouvait pas être insensible à la préférence que montrait pour lui une femme si distinguée. Il prit sa reconnaissance pour un sentiment plus tendre, et dans la première jeunesse encore, il épousa cette femme qui, trop jeune de coeur peut-être, touchait presque à la maturité de l'âge, et dans ses illusions se dissimula trop les conséquences de cet acte, le moins raisonnable de ceux qu'elle ait signés de sa vie.

Talma était bon. Tant qu'il n'eut pour personne le sentiment qu'il croyait avoir pour Julie, tout alla bien; mais quand une autre femme eut fait naître en lui ce sentiment auquel Julie se croyait un droit exclusif, la brouille se mit dans le ménage, et finit par amener une séparation, au grand regret de leurs amis communs.

Les choses n'en étaient pas là, ils vivaient même dans l'accord le plus parfait, quand je fus amené et retenu dans leur société par un attrait composé de ce que le coeur et l'esprit d'autrui pouvaient m'offrir de plus sympathique avec mes goûts et mes affections.

Quelles soirées charmantes je passai dans cette douce société! Les jours où Talma avait joué, il était rare que je ne me laissasse pas entraîner chez eux avec deux ou trois de leurs amis. Une fois là, il n'y avait plus moyen de s'en éloigner. On se mettait à table, et la conversation s'établissait pour finir quand il plairait à Dieu. Talma cessait bientôt d'y prendre part, mais non pas d'y assister: harassé par plus d'une fatigue, à peine le souper matériel était-il terminé; sans sortir de table, il entrait dans un sommeil bien réel, que ne troublaient pas même les discussions les plus animées.

C'est dans ces discussions que j'ai eu lieu de reconnaître tout ce qu'il y avait de finesse et de force, d'élévation et de générosité dans l'âme de sa femme. Elle discutait avec une égale lucidité les questions les plus ardues de la politique et de la philosophie, mais dans les formes convenables à son sexe, mais en se tenant également éloignée du pédantisme et de la frivolité, mais sans se faire homme, mais en unissant la puissance de la grâce à celle de l'esprit et de la raison, et tenant la balance entre l'homme d'État, l'homme du monde et le philosophe, comme autrefois Aspasie entre Alcibiade, Périclès et Socrate.

C'est chez elle et d'elle que j'ai appris à connaître, à estimer et à plaindre ces girondins que leur modération a conduits à la mort, à qui l'on ne pourrait guère reprocher que des illusions, si la peur ne leur avait pas arraché le vote qui a perdu Louis XVI sans les sauver; si enfin, dans ce grand procès, ils avaient été aussi généreux, aussi courageux que ce Kersaint, qui partagea leur sort sans avoir partagé leurs opinions dans cette dernière circonstance.

La conversation nous menait quelquefois si avant dans la nuit que, vu la distance où je me trouvais de mon domicile[11], il me fallait rester à coucher chez Talma. L'illusion qui pendant le souper m'avait transporté en Grèce, m'y retenait encore après le souper, la chambre qu'on me réservait étant décorée à la grecque, et le seul lit grec qui fût alors dans Paris étant celui où je m'endormais dans la pourpre, au milieu des trophées.

Souques, Riouffe, Lenoir, Allard, tels étaient les habitués de la maison. Ce ne sont pas des hommes du commun; tous ont fait preuve d'une rare capacité dans des facultés différentes.

Girondin enthousiaste, quoique rien ne fût plus modéré dans son expression que cet enthousiasme, Souques avait été secrétaire de Brissot de Warville. Lors de la proscription du parti dont ce réformateur était un des apôtres les plus zélés, il avait accompagné son patron dans sa fuite. Arrêté avec lui à Limoges, et ramené avec lui à Paris, il n'y fut pourtant pas écroué ainsi que Brissot. Les amis que son excellent caractère lui avaient faits, même parmi les proscripteurs, obtinrent des comités de gouvernement qu'il attendrait son sort définitif en ville, où, sans être tout-à-fait libre et tout-à-fait prisonnier, il fut mis sous la surveillance d'un gendarme qui ne le quittait ni jour ni nuit, et qu'il appelait sa bonne.

Que de fois ne l'ai-je pas rencontré, dans les promenades, chez le restaurateur ou dans les spectacles, accompagné de cette ombre qui, attachée à ses pas, s'associait à tous ses plaisirs! Quant à ses peines, c'est autre chose. Je me souviens qu'un jour où je rencontrai ce pauvre Souques, qui, mis en réquisition pour l'extraction du salpêtre, traînait le camion dans la rue de la Verrerie, son inséparable marchait librement auprès de lui, comme un charretier à côté de la voiture, à laquelle il s'était bien gardé de s'atteler. Je fis beaucoup rire dès le soir même avec cette histoire Talma et sa femme, en leur disant que j'étais chargé de leur faire des complimens de la part d'un cheval à qui j'avais donné une poignée de main.

Il y avait eu quelque courage à le faire en public; mais il y en avait bien plus au généreux ménage qui m'en fit l'observation, à recevoir journellement dans Souques un suspect qui devait appeler la suspicion sur la seule maison où il fut admis, comme un pestiféré porte la peste dans le seul hospice qui lui soit ouvert.

Souques était plus recommandable en société par la bonté de son coeur et l'honnêteté de son âme, que par la vivacité de son esprit. Quoiqu'il en eût dans une proportion remarquable, et il en a donné la preuve dans sa comédie du Chevalier de Canolle; moins brillant que judicieux dans la conversation, il était plus enclin, chose assez rare, à admirer les autres qu'à se faire remarquer lui-même. J'ai vu peu de gens aussi dépourvus de prétentions; j'avouerai même que, le prenant pour ce qu'il se donnait, je ne l'appréciais pas d'abord ce qu'il valait.

Riouffe, au contraire, me parut dès le premier jour tout ce qu'il était et tout ce qu'il a été, c'est-à-dire un des esprits les plus vifs, les plus faciles et les plus originaux qui fussent alors. Rien de plaisant, de piquant, de brillant et quelquefois même de profond comme sa conversation; le feu d'artifice le plus étincelant, le plus éblouissant, n'en donnerait qu'une imparfaite idée. Ajoutez à cela que rien n'était moins apprêté, et que ces formes, qu'un autre n'eût trouvées qu'à force de recherche, prenaient chez lui le caractère et le charme des expressions les plus naturelles.

C'est à la différence qui existait entre l'esprit de Souques et l'esprit de Riouffe qu'il faut attribuer celle du traitement qu'ils éprouvèrent après la défaite de leur parti. Plus spéculatif qu'actif, Souques fut ménagé, parce qu'il s'était attaqué à des opinions seulement. Quant à Riouffe, qui s'était aussi attaqué aux hommes, sa pétulance malicieuse lui avait fait des ennemis implacables: les terroristes ne lui pardonnaient pas les sarcasmes dont il les avait poursuivis de concert avec Giret Dupré. Celui-ci les paya de sa tête. Autant en fût arrivé à Riouffe sans le 10 thermidor: ces Messieurs n'entendaient pas la plaisanterie.

Si Riouffe eût été moins paresseux, mais il l'était avec délices, comme Figaro, il eût acquis sans doute une réputation brillante en littérature, où il ne s'est fait connaître que par des essais.

Le plus remarquable est l'histoire de sa longue détention à la Conciergerie, où il fut jeté comme complice des Girondins. Je n'oublierai jamais l'impression que produisit sur moi ce récit, dont il nous fit lecture chez Talma. C'est un morceau digne d'attention, tant sous le rapport de l'intérêt qu'on ne peut refuser aux faits qu'il renferme, que relativement à la justesse des observations qui les accompagnent, et de l'originalité du style dans lequel ils sont racontés. Le style de Riouffe donne une idée de sa conversation, si abondante en perceptions originales, si féconde en saillies imprévues. Je le répète, peu d'hommes ont eu autant d'esprit, moins encore en ont eu davantage; mais cet esprit était un trésor qu'il prodiguait pièce à pièce en discours fugitifs, sans songer à laisser à la postérité un monument qui constatât à quel point il était riche.

Souques et Riouffe sont morts avant l'âge; l'un de chagrin et dans la pénurie, après avoir siégé dix ans au corps législatif; l'autre, d'une maladie qu'il avait contractée en visitant les prisons de sa préfecture. Pour un magistrat, c'est être mort au champ d'honneur.

Lenoir, leur ami et le mien, vit encore; aussi spirituel que l'un et l'autre, mais doué d'un genre d'esprit différent, ou plutôt appliquant la même faculté à des objets différens, il a droit aussi à une mention particulière.

C'est un génie à part que le génie des affaires; génie de les créer, et qu'il ne faut pas confondre avec l'esprit des affaires, avec l'intelligence suffisante pour les conduire. Je ne l'ai trouvé chez personne à un degré plus éminent que chez Lenoir. Personne plus que lui ne m'a paru posséder la faculté d'apercevoir les rapports que pouvaient avoir entre eux des objets sans valeur dans leur isolement, et qui par leur rapprochement peuvent devenir des élémens de richesse. Personne plus que lui ne m'a paru avoir le génie de ces combinaisons qui acquièrent à leurs inventeurs des trésors non existans pour tout autre que pour eux. Là où le commun des spéculateurs n'aperçoit rien, il voit des sources de bénéfices qu'il réalise sans que jamais la probité puisse improuver les procédés par lesquels il asservit la fortune; il sait l'art de l'enchaîner sans lui faire violence, l'art de gagner sans tricher, comme un joueur habile gagne de franc jeu.

Néanmoins il n'est pas riche. Bien plus, j'ai vu trois fois l'aisance même lui échapper: cela ne conclut pourtant pas contre ce que je dis. L'art d'acquérir ne comporte pas toujours celui de conserver. Lenoir ne s'est pas dit assez que le plus habile des spéculateurs n'étant que celui qui établit ses succès sur le plus de chances possibles, il ne saurait les combiner de manière à ce qu'il n'en ait aucune contre lui; que si trois fois dans la vie on rencontre une de ces chances défavorables, si rares qu'elles puissent être, on est ruiné trois fois. C'est ce qui lui est arrivé dans ses opérations les plus importantes. Comme le commerçant qui remet toujours sa fortune sur l'eau; comme Napoléon, qui ne voyait dans les conquêtes qu'il avait faites que des moyens d'en faire de nouvelles, à force de défier le sort il a fatigué sa complaisance, et il ne peut plus guère donner, pour preuve de son habileté, que les fortunes qu'il a fait faire, et qui survivent à celles qu'il avait faites.

Rien de plus piquant que de lui entendre exposer ses théories économiques et financières. Tout ce que ces matières si arides de leur nature ont d'abstrait et de fastidieux pour l'imagination, disparaît dans ses démonstrations. Il vous amuse avec des calculs; il vous fait rire avec des chiffres. Ces objets qui, avant que je l'entendisse, n'avaient été pour moi que des sujets d'ennui, devenaient, grâce à lui, les objets les plus intéressans de nos conversations.

Bien qu'il s'applique spécialement à ces matières, il n'en est pas une qu'il ne puisse traiter et qu'il ne traite avec une égale sagacité, pas une qu'il ne saisisse sous des rapports qui souvent ont échappé à l'attention des doctes même. Avec lui, une discussion sur un art profitera toujours à l'homme de cet art; il s'y trouve toujours quelque aperçu neuf. Ainsi en est-il d'une discussion sur une science, en matière d'acoustique ou d'optique, par exemple: étendant ce qu'il sait, devinant ce qu'il n'a pas appris, unissant à l'intelligence l'esprit d'application, il n'est pas de prestiges dont il n'ait découvert le principe et perfectionné les procédés.

J'ajouterai à ceci que son coeur vaut son esprit, et qu'il n'en est pas de meilleur. J'en dis autant de son caractère; c'est celui du camarade le plus gai, le plus amusant et le plus amusable que le sort puisse vous donner.

Sans avoir une portée d'esprit aussi élevée que les personnes dont je viens de parler, Allard joignait aussi le goût des arts à l'intelligence des affaires. Leur consacrant sa vie, non tout entière, car il en donnait le plus qu'il pouvait au plaisir, il était surtout homme du monde. Semblable à Souques en ce qu'il avait au plus haut degré le sentiment de l'esprit d'autrui, il en différait en ce qu'il n'était appelé à rien produire qui le mît dans les rangs des hommes qu'il admirait. Il aimait passionnément le théâtre. De là sa liaison intime avec Talma et avec Chénier, de là sa liaison plus intime encore avec une personne qui aussi avait obtenu de grands succès dans la tragédie, avec Mlle Desgarcins. Cette dernière liaison, qui s'était nouée de la manière la plus douce, se dénoua de la manière la plus douloureuse. Mlle Desgarcins, soupçonnant qu'elle avait une rivale, elle ne se trompait que quant au nombre, arrive un matin chez Allard pour le forcer à s'expliquer. C'était Hermione chez Pyrrhus. N'obtenant pas la satisfaction qu'elle se croyait en droit d'exiger, comme la fille d'Hélène elle se frappe de plusieurs coups de poignard.

Le pauvre Allard la soigna jusqu'à parfaite guérison; mais plus effrayé qu'attendri par cette catastrophe, il ne put se déterminer à reprendre des chaînes si pesantes; la fierté de sa maîtresse d'ailleurs l'en débarrassa. Cette aventure au reste ne lui nuisit pas auprès des dames.

Qu'un amant mort pour nous nous mettrait en crédit!

REGNARD.

Mlle Desgarcins quitta le théâtre à cette occasion. Ce fut une perte pour l'art. Cette actrice n'était pas belle de figure, mais elle était faite à ravir; de plus elle avait une de ces voix qui attendrissent les coeurs les moins sensibles, nescia mansuescere corda. Par cette mélodie à laquelle M. Fontanes ne put pas résister, elle désarma des brigands qui, après l'avoir enfermée dans une cave pour l'assassiner, lui permirent de ne mourir que de sa frayeur, ce qui arriva quelques mois après.

Quelques autres personnes venaient parfois se mêler à nos soupers, mais ce n'étaient guère que des oiseaux de passage amenés là par le caprice ou par la tempête, car cette maison était ouverte surtout à quiconque avait besoin d'un refuge.

C'est là que je fis connaissance avec M. Roederer, lorsque la mort de Robespierre lui permit, au bout de deux ans, de sortir de la réclusion à laquelle il s'était condamné pour sauver sa tête. C'est là aussi que je retrouvai Champfort, enfin désabusé de ses illusions.

Deux mots sur l'un et sur l'autre; tous deux échappaient à un sort affreux. Le premier, après le 10 août, s'était trouvé compromis avec tous les partis par les événemens de cette terrible journée. Procureur syndic du département de la Seine, et obligé par les devoirs de sa place de faire respecter le domicile royal et de protéger la personne du monarque, comme il avait donné à la garde nationale accourue à la défense du château l'ordre de repousser la force par la force, le parti populaire lui reprocha d'avoir fait tirer sur le peuple; d'un autre côté, voyant que malgré ses efforts l'explosion qu'il espérait comprimer allait éclater, comme il avait conseillé au roi d'aller chercher un refuge dans le sein de l'Assemblée législative, où Louis n'avait trouvé qu'une prison, le parti de la cour l'accusa d'avoir donné ce conseil dans une perfide intention. Le sentiment de cette double injustice n'aggrava pas peu le chagrin que lui donna son isolement. L'injustice d'un parti se supporte avec fierté même; mais il est difficile de ne pas être atterré par l'injustice de tous les partis[12]. Rentré enfin dans la pleine possession de sa liberté et dans le commerce des hommes, il était au reste plus sensible à cela pour le moment qu'à tout. Attendant sa justification de l'histoire qui, en définitive, revoit les jugemens des contemporains et ne les confirme pas toujours, il jouissait de sa résurrection avec un sentiment qui se communiquait à toutes les personnes qui l'approchaient.

Il n'en était pas ainsi de Champfort; ses erreurs et ses malheurs lui avaient laissé une morosité dont il ne pouvait s'affranchir, et à laquelle la honte qu'il avait de lui-même contribuait peut-être autant que l'horreur qu'il avait pour ses persécuteurs.

Retracerai-je les détails de sa déplorable aventure? Champfort, qui aimait la liberté avec délire, ne pouvait tolérer l'ignoble tyrannie qui régnait sous ce nom depuis l'assassinat des girondins. Comme il s'exprimait sur les auteurs de son désappointement avec toute l'humeur d'un homme pris pour dupe, et que ce sentiment donnait encore plus d'acrimonie à ses sarcasmes, qui d'ordinaire n'en manquaient pas, le comité de sûreté générale lança un mandat en vertu duquel il fut mené en prison. Il n'y resta à la vérité que quelques jours, mais il s'y était trouvé si mal qu'en sortant il avait juré de mourir plutôt que d'y rentrer jamais. Il était réinstallé chez lui sous la surveillance d'un gendarme qu'il traitait sur le pied de l'égalité la plus parfaite, quand, tout en dînant avec lui, celui-ci lui apprit, sans aucun ménagement, qu'il avait ordre de le reconduire en prison. «En prison!» dit Champfort, et il se retire dans son cabinet sous prétexte de faire ses préparatifs, mais dans une intention que révéla bientôt un coup de pistolet. On enfonce la porte qu'il avait fermée au verrou, et on le trouve étendu sur le carreau, baigné dans son sang et défiguré de la plus horrible manière. Dirigé par une main tremblante, le pistolet, mal appuyé sur son front, lui avait fracassé l'os du nez, enfoncé l'oeil droit, mais ne l'avait pas tué, et il n'avait pas été mieux servi par le rasoir avec lequel, furieux de s'être manqué, il avait essayé de se couper la gorge; n'y réussissant pas, il se vengeait sur lui-même de sa maladresse par d'autres maladresses, s'entaillant au hasard par tout le corps avec le même instrument, dans l'espoir de se couper les veines.

Champfort échappa à toutes ces tentatives, et il n'en fut que plus à plaindre. Défiguré de la plus affreuse manière, affaibli par tant de lésions, objet d'horreur pour ceux pour qui il n'était pas objet de pitié, il traîna pendant six mois, chez le peu d'amis qui lui restaient, ce qui survivait de lui-même, et, pour comble de malheur, il n'a pas langui assez long-temps pour voir la chute de la tyrannie dont il avait été le provocateur, mais dont il refusa d'être le complice. En poussant à la démocratie, s'il avait appelé la démagogie, du moins ne voulut-il pas être démagogue. Champfort traduisait cette formule: fraternité ou la mort, par sois mon frère ou je te tue. C'est, disait-il, la fraternité de Caïn et d'Abel. Il mourut peu de jours après le supplice de frère Danton et peu de mois avant celui de frère Robespierre, qui l'eût consolé du sien.

CHAPITRE III.

La vallée de Montmorency.—Je commence une nouvelle tragédie.—Picard.—Le 13 prairial.—Anecdote.—Regnauld de Saint-Jean d'Angély.—Mme de Beaufort.—Le vicomte de Ségur.—Luce de Lancival.—Encore Le Brun.

Immédiatement après la mort de Robespierre, on respira. Malgré le désir qu'ils avaient de maintenir la terreur, les comités de gouvernement furent obligés de se relâcher de cet horrible système, et de recevoir de la Convention le mouvement qu'elle recevait du public. L'humanité était devenue à la mode; ils furent obligés de s'y mettre. Soit pour expier le passé, soit pour le faire oublier, les fauteurs les plus actifs de la tyrannie s'empressèrent d'en réparer les effets. Devenue terrible à ses instituteurs et à ses directeurs, l'activité du tribunal révolutionnaire reçut une autre direction. Les prisons se vidèrent pour se remplir de leurs anciens pourvoyeurs; et rendus les uns aux autres, les membres des familles que le glaive révolutionnaire n'avait pas anéanties s'occupèrent à réparer leurs malheurs en attendant l'occasion de les venger.

C'est alors que je me liai plus étroitement avec une famille à laquelle m'ont attaché depuis les sentimens les plus tendres et les plus solides, la famille de Mme de La Tour.

Trois traits suffiront à peindre cette excellente femme. Qu'on se figure un ensemble formé de l'esprit le plus vif, de l'intelligence la plus étendue et de la bonté la plus active; mais les faits la peindront mieux encore.

Quand M. de Bonneuil, dont la fortune entière était placée chez les princes, l'eut perdue par le fait de leur émigration, Mme de La Tour, qui avait épousé un de ses neveux, le recueillit dans sa maison avec ses trois filles, à qui leur mère venait d'être enlevée, Mme de Bonneuil, compromise par son dévouement pour la famille des Bourbons, ayant été jetée dans une prison d'où elle semblait ne devoir sortir que pour aller à l'échafaud. La bienveillance de Mme de La Tour s'étendit même sur tous les amis de la famille qu'elle avait adoptée, et à ce titre je me vis admis dans son intimité. C'est un des incidens les plus heureux de ma vie. Dès lors commença cette liaison qui a eu sur ma destinée une influence si importante, si constante et si douce, liaison fondée sur une conformité de goûts, d'opinions, de sentimens entre cette excellente femme et moi, entre moi et la famille dont elle était la mère, et la société dont elle était le centre.

Le goût, ou plutôt l'amour de tout ce qui est beau, de tout ce qui est bon, de tout ce qui est grand, régnait dans cette maison: c'était le temple des arts.

Que le temps s'écoulait doucement dans cette réunion de femmes auxquelles les dons de l'esprit n'ont pas été moins prodigués que les qualités du coeur et les charmes de la figure, et où la raison était ornée de tant de grâces! L'exécution des partitions de Gluck, de Méhul, de Paësiello, de Cimarosa, ne remplissait pas seule nos momens; la littérature aussi contribuait à nos plaisirs journaliers, dont les discussions sur la politique et la philosophie n'étaient pas exclues. Souvent nous revenions sur le passé, tâchant d'y trouver l'explication du présent et de l'avenir que recouvrait un voile de sang. Ces discussions avaient pour nous un tel intérêt qu'elles ne finissaient souvent qu'à l'heure où les bals finissent, qu'à l'heure où l'on ne veille ordinairement qu'en bonne fortune. Mais n'en était-ce pas une? Ne puis-je pas donner ce nom à ces libres épanchemens du coeur et de l'esprit, bien qu'ils n'eussent pas lieu dans le tête-à-tête?

Mme de La Tour dès lors possédait une délicieuse campagne dans la vallée de Montmorency. Au retour de la belle saison, j'y fis quelques voyages. Ce n'était d'abord que pour un jour ou deux que je quittais Paris. Petit à petit je m'accommodai si bien des habitudes de cette maison que ce n'était plus que pour un jour ou deux que je quittais Saint-Leu.

Là j'étais presque inaccessible aux inquiétudes, ou plutôt aux terreurs si souvent renaissantes dont la capitale fut encore tourmentée pendant l'année qui suivit la terreur; reste d'agitation semblable à celle qui succède aux grandes tempêtes. Le vent a cessé, et cependant le naufrage est encore à craindre sur cette mer dont la turbulence survit à la cause qui l'a provoquée.

C'est alors que j'explorai dans toute son étendue cette vallée si riante pour les yeux, si ravissante pour l'imagination, cette vallée où règne la mémoire de Catinat et celle de Rousseau, cette vallée si riche en sites délicieux auxquels ce misantrope sublime attacha tant de souvenirs.

Habitué à ne composer qu'en me promenant, j'avais fait de cette admirable contrée mon cabinet de travail; errant au hasard dans ses vergers ou sous les bois qui les avoisinent, j'y passais les journées entières dans une espèce d'ivresse, gravissant les montagnes qui la couronnent, m'enfonçant dans les vallons qui la sillonnent, et tout occupé d'une tragédie nouvelle à laquelle je travaillais avec amour, et où je reproduisais mes propres affections: c'est Oscar. Les scènes de cet ouvrage, ses péripéties, ses catastrophes sont si fortement liées dans ma mémoire à ces localités, qu'après quarante ans je ne les revois pas, quand le hasard m'y ramène, sans y retrouver mes émotions dans toute leur vivacité.

J'avais assez l'habitude de gesticuler et de déclamer en méditant. Cela donna lieu à une assez plaisante méprise. Les femmes qui travaillaient dans les bois ne s'imaginèrent-elles pas, d'après ces indices, que j'étais un prédicateur qui s'exerçait à prêcher dans le désert! méprise accréditée par la tonsure naturelle qui dès lors calomniait mon occiput.

Picard, à qui je racontai ce fait, l'a rappelé dans ces vers de ses Amis de Collége:

Les dévots du pays l'ont pris pour le vicaire
Répétant le sermon qu'il doit nous dire en chaire.

dit-il en parlant de Clermont, personnage qui, dans cette pièce, est représenté promenant ou poursuivant comme moi ses idées par monts et par vaux.

Ce fait m'en rappelle un autre, dans lequel figure encore ce bon Picard, avec qui j'étais déjà lié, et dont la mémoire me sera toujours chère. Il faisait alors ses comédies en vers, et il avait, ainsi que moi, l'habitude de rimer en courant. Un beau jour de printemps, nous nous rencontrons hors la barrière des Champs-Élysées. «Où allez-vous comme cela, me dit-il, Arnault?—À Saint-Germain, tout en faisant des vers de tragédie. Et vous, Picard?—À Saint-Cloud, tout en faisant des vers de comédie.—Eh bien! je vous accompagnerai jusqu'à la porte du bois de Boulogne.—Et moi jusqu'à Neuilly.»

Arrivés là tout en rêvant chacun de notre côté: «Il est fâcheux, reprit-il, que nous ne suivions pas la même route; cela ne nous empêcherait pas de travailler, comme vous voyez, et nous dînerions ensemble à Saint-Cloud; mais la route de Saint-Cloud n'est pas celle de Saint-Germain.—Qui vous l'a dit? tout chemin mène à Rome. Je ne veux pas être en reste avec vous: au lieu d'arriver à Saint-Germain pour dîner, j'y arriverai pour souper.»

Nous voilà donc nous dirigeant vers Saint-Cloud, à travers les vignes, tout en versifiant, lui pour Thalie, moi pour Melpomène; lui une scène des Conjectures, moi une tirade d'Oscar.

Après un quart d'heure de silence: «Mon ami, me dit-il, vous devriez bien m'aider un peu.—En quoi?—À mettre en vers une maudite idée qui ne s'y prête pas; je la tourne et la retourne dans ma tête depuis une heure, et je n'en puis venir à bout.—Quelle est cette idée?—Je voudrais exprimer par une métaphore comment des contes, revenant aux gens qui les ont mis en circulation, sont pris par eux pour des vérités: cela est nécessaire, indispensable dans ma scène; mais il faudrait l'exprimer avec concision: essayez.»

J'essayai, et je fis les vers suivans avec la matière qu'il m'avait fournie:

Ainsi, c'est un ruisseau qui retourne à sa source,
Grossi de tous les flots rencontrés en sa course.

Conject., acte Ier, scène VII.

Après avoir dîné à Saint-Cloud en pique-nique et modestement, car nous n'étions rien moins que riches, nous reprîmes, lui le chemin de Paris, moi celui de Saint-Germain. Picard m'a rappelé plus d'une fois ce fait, en me remerciant d'avoir contribué à la confection de ses Conjectures, pour les deux vers qu'on y a le moins applaudis.

Cela se passait en 1795, époque de disette où le pain se distribuait à la ration chez les boulangers. Cette ration ne suffisait-elle pas, on recourait au pâtissier, et faute de pain on mangeait de la brioche. Je portais un pâté à mes hôtes. Picard, à qui j'en fis la confidence, ne voulut pas que la destination de ce pâté fût changée; je l'apportai donc intact à Saint-Germain, après l'avoir promené sous mon bras l'espace de huit lieues: il ne valait certes pas ce qu'il pesait.

Tourmenté cependant par les dernières convulsions de la faction expirante, Paris était près de retomber sous le joug. Le coup qui avait frappé la tête de Robespierre n'avait pas fait tomber toutes les têtes de l'hydre. Plusieurs complices de ce tyran lui survivaient, soit dans le comité de salut public, dont la majorité n'avait pas été atteinte par la révolution du 10 thermidor, soit dans le comité de sûreté générale, qu'elle n'avait pas entamé. La proscription, funeste à tant de misérables sans importance et sans talent, avait épargné des hommes qui, non moins féroces que Robespierre, ne différaient de lui que par la manière dont ils croyaient que le mal devait être fait, et qui n'étaient rien moins que partisans du système des honnêtes gens, qui prenaient enfin le dessus dans la Convention. Profitant des mécontentemens excités par la pénurie, ces forcenés soulevèrent les habitans des deux faubourgs les plus populeux de Paris, et les poussèrent aux Tuileries, où, sous prétexte de venir chercher du pain, ils apportaient la mort.

Les détails des faits accomplis dans les premiers jours de prairial an III sont trop connus pour que je croie devoir les retracer ici. Tout le monde sait avec quelle violence une populace ivre de vin et altérée de sang s'ouvrit l'accès de la Convention; comment, dans son horrible triomphe, elle y promena au bout d'une pique, parmi les législateurs, la tête d'un législateur. Tout le monde sait quelle héroïque imperturbabilité Boissy d'Anglas, qui occupait le fauteuil de président, opposa aux menaces et aux outrages de cette canaille furibonde; tout le monde sait qu'intrépide au milieu de cette forêt de piques, comme les sénateurs romains sous le glaive des soldats de Brennus, il ne sortit de son immobilité que pour saluer la tête pâle et sanglante que les assassins se plaisaient à rapprocher de la sienne; mais ce que tout le monde ne sait pas, c'est le trait que je vais raconter, trait qui prouve que, dans ses égaremens même, l'homme n'est pas dépourvu de toute générosité, et qu'en révolution les plus grands excès pourraient bien n'être, chez certaines personnes, que les erreurs d'une vertu mal appliquée.

Au nombre des conventionnels qui furent mis hors de la loi après que la Convention se fut ressaisie de l'autorité que les terroristes avaient un moment exercée, était l'Auvergnat Soubrany. Plus habitué à combattre qu'à délibérer, cet ardent démagogue remplissait d'ordinaire les fonctions de commissaire auprès des armées, où il donnait aux plus braves l'exemple d'un dévouement sans bornes aux intérêts de la république. Pour son malheur, il était de retour à Paris depuis deux jours quand la révolte éclata: les révoltés le nommèrent leur général. Associé à leur fortune pendant leur triomphe d'un moment, il fut compris dans la liste de proscription quand la victoire leur échappa. Ignorant l'état des choses, il rentrait dans la salle au moment où le décret venait d'être rendu, quand un de ses proscripteurs, Fréron je crois, court au-devant de lui: «Que viens-tu faire ici? lui dit-il; nous venons de te mettre hors de la loi.—Hors de la loi!—Oui: sauve-toi, ou plutôt viens te cacher chez moi; on ne te cherchera pas là; viens vite.—Je ne puis.—Et pourquoi?—Il faut que je rentre chez moi.—Ce serait te jeter dans la gueule du loup.—Il faut que je rentre chez moi.—Quelle nécessité?—Un émigré y est caché: j'ai seul le secret de sa retraite; il y mourra de faim, si je ne l'en tire.»

Il dit et part. Il arriva à temps pour sauver son émigré; mais comme il songeait enfin à se sauver lui-même, les gendarmes l'arrêtèrent, et le conduisirent en prison, d'où il sortit peu d'heures après pour aller à l'échafaud. Il y fut porté mourant: pour se soustraire au supplice, il s'était frappé du fer avec lequel, moins malheureux que lui, six de ses complices avaient réussi à se tuer en présence de leurs juges, et qui, de main en main, était passé tout sanglant jusque dans la sienne.

On s'étonnera sans doute qu'un proscrit ait été averti de son danger par un des hommes qui le proscrivaient. Ce fait n'est pas unique à cette époque qu'il caractérise. Il caractérise aussi Fréron que j'ai eu occasion de connaître depuis dans sa seconde mission en Provence. Là je le vis accueillir le plus cordialement du monde ce même Salicetti, qui, après s'être réfugié en Corse pour sauver sa tête compromise par une tentative analogue à celle de prairial, rentrait en France, et venait demander de l'emploi au Directoire où dominaient les chefs du parti qu'il avait voulu renverser. Ces hommes si violens n'étaient pas tous implacables. Dans ces temps d'exaltation, les criminels avaient parfois un tel semblant de générosité, que plusieurs de leurs actions, si l'on en ignorait le principe, passeraient pour des actes de vertu.

La France n'a jamais couru peut-être un danger plus grand, après le 10 thermidor, que celui dont elle fut sauvée en prairial par le bataillon de la butte des Moulins. Sans son intervention, la plus vile partie de la population de Paris restait saisie du pouvoir, et la terreur se rétablissait plus fangeuse, plus sanglante, plus hideuse que jamais.

Les quatre mois qui suivirent le 1er prairial furent tranquilles; mais cette tranquillité était celle qui sépare deux convulsions, tranquillité de la fatigue et non de la guérison. Le parti entre les mains duquel passa la puissance semblait tendre à se venger des révolutionnaires plus qu'à régulariser la révolution. Une constitution républicaine se discutait, à la vérité, dans un comité spécial; mais partout ailleurs on mettait en doute la durée de la république; et les royalistes qui ne se cachaient plus, regardant comme leurs alliés tous les ennemis que la faction détrônée avait faits à la Convention, conspiraient ouvertement le rétablissement de la royauté.

Une nouvelle crise semblait imminente, inévitable. J'en conviendrai, dans la circonstance je ne savais guère de quel parti me ranger. Les révolutionnaires m'étaient en horreur; mais leurs chefs n'existaient plus, mais les conventionnels ne songeaient qu'à faire oublier leurs crimes; tous leurs efforts y tendaient; leur intérêt répondait de leur modération. Il n'en était pas ainsi des royalistes, desquels mes vieux penchans me rapprochaient. Indépendamment de ce qu'ils avaient de longs ressentimens à exercer, ils ne dissimulaient pas qu'une extrême rigueur pourrait seule préserver à l'avenir le trône d'un mouvement pareil à celui qui l'avait renversé, et leur politique ne portait rien moins que le caractère de la modération. Désirant par-dessus tout le repos de la France, et comprenant ses véritables intérêts, il me fut impossible de faire même des voeux pour les contre-révolutionnaires. Je ne pus cependant me déterminer à agir contre d'anciens amis. J'attendis en conséquence l'événement sans le favoriser ou sans le contrarier, observant en silence les causes qui le préparaient.

C'est dans cet intervalle de prairial à vendémiaire que commença ma liaison avec Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, que je n'avais connu jusqu'alors que de réputation, et à qui devaient m'unir des liens de famille et d'amitié. Il épousa vers la fin de l'été la troisième fille de Mme de Bonneuil, celle qui, sous le nom de Laure, fixait déjà l'attention publique par sa beauté.

Cependant les maisons de campagne dont est remplie la vallée de Montmorency, et qui pour la plupart avaient été désertées sous le régime de la terreur, se repeuplaient. J'y fis connaissance avec quelques personnes distinguées; avec la Chabeaussière, possesseur à Margency d'une maison où le goût des lettres et celui du théâtre avaient réuni long-temps une société nombreuse, avec Mme de Beaufort, déjà connue avantageusement dans le monde par son roman de Zilia et par les jolies romances qui l'embellissent.

La conformité de nos goûts me conduisait fréquemment dans la petite retraite que cette dame possédait à Saint-Prix, et où je rencontrais, indépendamment de la maîtresse de la maison, la société la plus aimable. Le vicomte de Ségur y venait souvent avec Mme d'Avaux, et plus souvent encore Luce de Lancival. Un mot sur l'un et sur l'autre.

Comme le comte de Ségur, son frère aîné, homme de cour avant la révolution, le vicomte de Ségur ambitionnait, surtout depuis la révolution, la réputation d'homme de lettres; il était plus encore homme d'esprit. De jolis couplets lui avaient fait une réputation de chansonnier à Versailles; mais ces titres devenaient bien légers depuis qu'il avait été affilié à la société du Caveau, académie où il avait pour collègue dans son ancien secrétaire un chansonnier plus fort que lui. Des comédies mêlées de vaudevilles, des opéras-comiques, des essais en divers genres de littérature, et particulièrement un livre intitulé les Femmes, quel que soit leur mérite, prouvent qu'il avait reçu de la nature un esprit moins étendu et moins solide que son frère: on trouve dans ces diverses productions de la facilité, de la finesse, de la grâce; mais on y désirerait plus de vigueur, plus de vivacité et surtout plus d'originalité.

Ces deux dernières qualités ne lui manquaient pas, du moins dans la conversation: personne plus que lui n'était fécond en traits malins, en reparties imprévues et gaies. Apprenant un jour que les revenus étaient frappés d'un impôt équivalent au quart de leur intégrité: «Messieurs, disait-il,

Moi j'ai payé mon quart, et dis avec Voltaire:
À tous les coeurs bien nés que la patrie est chère!»

Le Cabriolet jaune, opéra-comique de sa façon, qu'il s'obstinait à faire représenter, était sifflé chaque fois qu'on le représentait, bien que pour le faire marcher, il s'y fût attelé avec le musicien Tarchi. «Mettez, lui disait quelqu'un, votre Cabriolet sous la remise; il n'ira jamais.—Cela m'étonne d'autant plus, répondit-il, qu'on lui fait tous les jours un nouveau train!»

Un acteur de beaucoup de talent, et par cela même un peu gâté du public, le traitant, sans égard pour sa position antérieure, d'une manière par trop légère: «Mon cher ami, oubliez-vous que depuis la révolution nous sommes égaux?» lui dit modestement ce fils d'un maréchal de France.

Ce trait vaut à mon gré tous ceux qu'on a recueillis de lui: les autres, à tout prendre, sont des jeux de mots, des calembours; celui-ci est un des mots les plus fins qui aient été dits. Tel était, au fait, le genre auquel l'esprit du vicomte de Ségur s'appliquait le plus heureusement: ce qu'il a dit est beaucoup plus piquant que ce qu'il a écrit; l'éclat de la superficie rachetait amplement en lui le défaut de profondeur. Personne n'était plus brillant dans un salon: au milieu d'un cercle de femmes, c'était le premier homme du monde.

Très-supérieur à lui comme homme de lettres, Luce de Lancival ne pouvait lui être comparé sous aucun autre rapport. Plus remarquable par la franchise que par l'élégance, ses manières se ressentaient des habitudes des trois sociétés diverses qu'il fréquentait: c'était un mélange du ton affirmatif d'un professeur, et du ton gaillard d'un bon vivant, allié dans une certaine proportion avec celui de la bonne société, à laquelle Luce n'était pas étranger. Mais de cet amalgame résultaient quelquefois des effets d'autant plus amusans pour l'observateur, que Luce, assez étourdi de sa nature, ne songeait pas toujours à quel auditoire il avait affaire, et oubliait assez habituellement qu'il avait été grand-vicaire. Instruit en littérature, mais en littérature exclusivement, tout à la rhétorique, il s'était peu occupé de philosophie et moins encore de sciences; mais il écrivait avec une égale facilité le latin et le français, en rhéteur s'entend.

Comme prosateur, il n'a publié que des discours de collége, compositions estimables dans leur genre, mais bornées par trop dans leurs développemens. Je crois qu'il pouvait mieux faire. Comme poëte, il s'est exercé dans plusieurs genres: il a fait un poëme héroïque, un poëme satirique, des idylles, des chansons. Il y a dans ces divers ouvrages de la verve, de l'esprit, mais de l'esprit du monde moins que de l'esprit de collége; il y jaillit de source. On y trouve plus de talent que de grâce, et moins de grâce que d'affectation. Tel est surtout le caractère de son Achilléide, poëme d'ailleurs fort estimable.

Son poëme De Folliculus, satire composée contre Geoffroi, sent lui-même un peu le collége; mais là ce n'est pas un défaut. N'est-ce pas dans les formes avec lesquelles il attaquait, que ce pédant devait être attaqué? N'est-ce pas avec des verges de collége que ce cuistre devait être châtié?

Luce a fait aussi plusieurs pièces de théâtre: la meilleure, celle qui lui assure une réputation honorable et durable, est sans contredit la Mort d'Hector. Cette tragédie, où l'Iliade semble se reproduire tout entière, cette tragédie, animée du génie d'Homère, a obtenu un succès aussi brillant que mérité; elle eût infailliblement ouvert à son auteur l'accès de l'Institut, si la mort précipitée du triomphateur ne l'eût empêché de recueillir tous les fruits de son triomphe. Elle contribua du moins à accroître le bien-être de Luce pendant les derniers temps de son existence. Napoléon, à qui cette tragédie plaisait singulièrement parce qu'elle était plus propre à exalter l'enthousiasme militaire que les passions politiques, et qui l'appelait une tragédie d'avant-garde, gratifia Luce, à cette occasion, d'une pension de 6000 francs. Il ne lui accorda pas cependant la Légion-d'Honneur, quoique Luce la lui eût fait demander par plusieurs personnes en crédit, et particulièrement par le duc de Bassano, à qui j'avais fait connaître l'ardent désir qu'avait Luce d'obtenir une décoration si honorée alors. «Cela, me disait Luce, irait si bien avec ma jambe de bois! cela expliquerait ma blessure.»

L'explication n'eût été rien moins que véridique; ce n'était pas aux jeux de Mars qu'il avait perdu la jambe que cette bûche remplaçait. Assez désordonné dans sa manière de vivre, Luce courait au plaisir comme un héros court à la gloire, à travers les dangers, les yeux fermés; son sang, vicié, communiqua un caractère si pernicieux à une contusion qu'il s'était faite au genou, qu'après avoir enduré pendant deux ans les angoisses du mal et les dégoûts du remède, il fut obligé de consentir à l'amputation d'un membre qui se gangrenait. Il supporta cette opération avec une admirable constance, riant au milieu des douleurs, et consolant ceux qui souffraient en lui: sa gaieté naturelle sembla même s'accroître par ce sujet de chagrin, et lui inspira plus d'un couplet. Tous les ans à la saint Pierre, fête du docteur Le Breton qui l'avait opéré, il célébrait dans une chanson l'habileté de ce chirurgien, qui, disait-il, coupait une jambe aussi lestement que son patron coupait une oreille.

Ce sacrifice prolongea de seize ans sa vie, qu'il acheva à cloche-pied le plus joyeusement qu'il put; trop joyeusement même, car il est vraisemblable que les plaisirs, auxquels il se livrait en désespéré, en avancèrent le terme: il la fit courte et bonne.

L'amputation avait remédié à un effet du mal, mais elle n'en avait pas détruit le principe. Ce principe attaqua aussi la jambe qui lui restait, et l'invasion s'étendit à tel point que le fer fut jugé impuissant pour l'arrêter.

Luce mourut en 1810, à quarante-quatre ans, au moment où on lui apportait une médaille d'or, prix du discours latin qu'il avait composé dans son lit de douleur, pour un concours ouvert par l'Université, à la proposition de M. de Fontanes, au sujet du mariage de Napoléon et de Marie-Louise. Son imperturbable philosophie ne l'avait pas abandonné un seul instant: il mourut presque en riant.

Cet excellent homme n'affligea que cette fois-là seulement ses amis, au nombre desquels étaient tous ses élèves; parmi eux on compte plus d'un homme d'une haute distinction, M. Villemain entre autres.

Je retrouvai chez Mme de Beaufort le poëte Le Brun; nulle part la malignité de son caractère ne s'est manifestée aussi odieusement que là. Objet d'une admiration peut-être excessive, il ne répondait que par des épigrammes clandestines aux éloges qu'on lui prodiguait. Et pourquoi ces épigrammes? parce que la maîtresse de la maison donnait aussi des éloges aux vers de Thomas Désorgues, poëte qui, sans avoir le génie de Le Brun, avait son mérite à lui. Mais Le Brun n'en voulait que pour lui seul: c'était le Dieu jaloux; c'était un fort mauvais homme: pas une personne de sa connaissance, pas un de ses amis même qu'il n'ait gratifié au moins d'une épigramme posthume.

Cela me rappelle une anecdote assez plaisante. Quand ce bonhomme mourut, le secrétaire perpétuel de la classe de l'Institut, à laquelle il appartenait, demanda, en nous annonçant cette nouvelle, quels étaient ceux de nous qui voulaient assister à ses obsèques? Silence universel d'abord; puis le cardinal Maury, dans un élan de charité chrétienne: «Moi, quoiqu'il ait fait des épigrammes contre moi.—Et moi aussi, malgré cela, dirent successivement tous les membres présens.—Et moi aussi, à cause de cela», dis-je quand vint mon tour. Si bien que, par cette considération, il fut conduit en terre par l'Académie entière. Que la terre lui soit légère!

CHAPITRE IV.

Le 13 vendémiaire.—Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, La Harpe et d'Avrigny sont compromis.—Conduite généreuse de Chénier.—Maison de Talma ouverte aux proscrits de tous les partis.—Un royaliste et un terroriste, tous deux hors la loi, se prennent de querelle entre la poire et le fromage.—La seule spéculation que j'aie faite dans ma vie.

Dans les temps de révolution, la crise qui met le parti vainqueur en péril dérive souvent du principe même de sa victoire. C'est ce qui arriva immédiatement après les journées de prairial. Ce n'était pas par amour pour le gouvernement que la jeunesse parisienne s'était ralliée aux troupes qui le défendirent. Les terroristes abattus, les jeunes gens dont la présomption s'était accrue par les éloges exagérés que la législature avait donnés à leurs services, se crurent appelés à régler désormais les destinées de la France. La partie de la Convention dont ils avaient raffermi le pouvoir, ne leur paraissant pas valoir mieux que celle qu'ils venaient d'écraser, ils résolurent de se débarrasser aussi de ces révolutionnaires; et tant avec l'aide de certains républicains aveuglés par d'implacables ressentimens, qu'avec celui des royalistes restés en France et des émigrés rentrés depuis thermidor, ils tentèrent d'anéantir la Convention et de rétablir la royauté sur les ruines de la république.

Ensanglantée de nouveau, la France se vit en proie à toutes les fureurs d'une réaction; et répétés dans tous les départemens, les chants de vengeance dont Paris retentissait furent pendant seize mois le signal de massacres non moins odieux que les crimes qui les avaient provoqués.

Ce mouvement, produit par des intérêts divers contre un ordre de choses qui les blessait également, pouvait bien en amener le renversement; mais comme ces divers intérêts poursuivaient chacun l'établissement d'un ordre de choses différent, le succès de cette coalition était-il à désirer? Dans quel chaos ne retomberait-on pas après, la victoire?

Cette considération empêcha quantité de bons esprits de seconder un mouvement contraire aux intérêts définitifs de la majorité de la France. Comme il était évident que la destruction de la liberté suivrait la ruine de la Convention, plusieurs ennemis même de la Convention se rallièrent à elle pour conserver la liberté.

Au fait, n'était-ce pas de cela véritablement qu'il s'agissait? Le règne de la Convention était arrivé à son terme. La nouvelle constitution, qui partageait entre deux conseils législatifs et un directoire exécutif les pouvoirs que ce sénat avait réunis en ses mains pendant sa longue dictature, venait d'être acceptée par les assemblées primaires. N'allait-elle pas être mise en activité, et ne procédait-on pas à l'élection des membres qui devaient composer les deux conseils?

Cette opération même fournit aux factieux l'occasion qu'ils attendaient pour agir ouvertement. Ayant remarqué que la constitution de 1791 avait été détruite en 1792, parce que les membres de l'Assemblée constituante, consultant la délicatesse plus que la politique, s'étaient déclarés inhabiles à faire partie de l'assemblée qui devait mettre cette constitution en activité, les conventionnels avaient décrété que les deux tiers de la législature nouvelle seraient pris dans l'ancienne législature. Leurs ennemis se prévalurent de cette disposition pour les accuser dans les assemblées primaires de vouloir se perpétuer dans le pouvoir, et la firent rejeter par les sections. La majeure partie de la garde nationale, qui de fait n'était que la majorité des électeurs, appuyant cette opinion, la Convention se vit menacée par vingt-cinq mille hommes auxquels elle n'avait que sept mille hommes à opposer.

On en vint aux mains. On sait quel fut le résultat de cette lutte. Les colonnes parisiennes qui, grâce à l'impéritie du général Menou, avaient remporté le 13 vendémiaire un avantage sur les troupes du gouvernement, s'étant hasardées le 14 à marcher sur les Tuileries, furent repoussées et dispersées par suite des dispositions qu'avait prises le général que Barras s'était adjoint dans le commandement de l'armée de l'intérieur, le général Bonaparte.

La Convention, qui se crut assez vengée par le canon, n'abusa pas de la victoire; nombre de personnes furent mises hors la loi à la vérité, mais on ne les rechercha pas dans les retraites où elles se réfugièrent. Une seule tête qui vint se livrer tomba malgré les précautions qu'une sage politique avait prises pour n'en abattre aucune.

Les proscriptions n'avaient eu pour but que d'éloigner des assemblées primaires, au moment des élections, les ennemis de la république. Ce but rempli, les proscrits reparurent bientôt, grâce à la facilité qu'ils eurent de purger leur contumace d'après le système d'indulgence adopté par le nouveau gouvernement.

Pendant les élections, il eût été dangereux toutefois pour eux de se laisser prendre; c'est ce qui pensa arriver à Regnauld de Saint-Jean d'Angély.

Sorti depuis le 10 thermidor de la cachette où il s'était enfermé depuis le 10 août, il en avait rapporté une haine trop profonde contre le parti qui l'avait forcé à s'y réfugier, pour ne pas saisir avec avidité l'occasion de la satisfaire. Aspirant ouvertement à se faire élire, par suite de l'influence que lui avaient acquise sa réputation et ses talens, il avait été nommé président de sa section, secrétaire d'une assemblée électorale, et capitaine de grenadiers nationaux. Ces titres divers, qui semblaient lui garantir sa nomination à la législature, le rendaient aussi redoutable que qui que ce fût pour la Convention. Ses démarches, en conséquence, avaient été attentivement surveillées; on n'ignorait pas qu'après avoir échauffé les esprits comme orateur, il avait dirigé comme officier sa compagnie contre le gouvernement établi: on avait en conséquence donné ordre de l'arrêter. Heureusement cet ordre fut-il paralysé dans son exécution par la générosité de Chénier.

Malgré tant de raisons pour se tenir sur ses gardes et même pour ne pas se montrer, peu de jours après le 14 vendémiaire, Regnauld, ignorant qu'un mandat avait été lancé contre lui, ou s'imaginant que braver le danger c'était le détourner, ne s'avise-t-il pas d'aller à l'Opéra-Comique en loge découverte, avec sa femme dont la beauté attirait tous les regards! Assez surpris de sa sécurité, j'étais dans cette loge avec eux, quand une personne que je ne connaissais pas se la faisant ouvrir, m'engage à sortir, et me dit que quelqu'un désirait me parler au foyer. J'y cours, j'y trouve Chénier, avec qui je n'avais pas eu de rapports depuis le 10 thermidor: «N'êtes-vous pas, me dit-il, avec Regnauld de Saint-Jean d'Angély?—Oui.—Quel intérêt prenez-vous à lui?—Celui que je n'ai jamais cessé de prendre à la famille où il est entré en épousant une demoiselle de Bonneuil.—Cette belle personne qui est avec lui?—Oui, la fille d'une dame que votre frère André a éperdument aimée.—Allez donc dire à son mari de sortir d'ici sans perdre un moment.—Et pourquoi?—Ignorez-vous qu'il est gravement compromis dans l'affaire des sections? Il y a ordre de l'arrêter partout où on le trouvera: s'il reste un quart d'heure, une minute de plus ici, il est perdu; le mandat d'arrêt est signé. Qu'il se garde même de rentrer chez lui: peut-être les gendarmes y sont-ils. Qu'il s'en aille; qu'il se cache. Allez vite.»

Regnauld, comme on le pense, se hâta de profiter de l'avis que lui donnait un homme qu'il aimait peu et qui ne l'aimait pas. Après le combat, les haines se taisent dans les âmes généreuses, et l'homme du parti vaincu n'est plus pour elles qu'un homme à plaindre. On mettait en effet les scellés chez Regnauld pendant qu'il s'attendrissait, en voyant l'opéra de Philippe et Georgette, sur une situation semblable à celle où il se trouvait sans trop s'en douter.

Après quelques semaines, il recouvra la liberté par l'effet de l'amnistie qui signala l'installation du gouvernement directorial. Il avait été écarté de la législature; le but était rempli.

Ce n'est pas le seul service de ce genre que Chénier rendit à cette époque. D'Avrigny aussi s'était prononcé contre les conventionnels: non content de pérorer dans sa section, la section Le Pelletier, poussé par un zèle héroïque, pendant que le président était allé prendre quelque repas ou quelque repos, il avait occupé le fauteuil; et pour que l'assemblée, qui s'était déclarée en permanence, ne restât pas sans régulateur, il avait porté la main à la sonnette, insigne d'une autorité fort dangereuse pour ce moment, insigne qui appelait la proscription sur tous les imprudens qui pendant ces jours-là oseraient y toucher; et à ces causes, il avait été arrêté. Chénier, qu'à la demande de cette bonne Mme d'Avrigny j'allai prier d'intervenir en faveur de ce président d'office, me promit de faire en sorte qu'on ne lui fût pas rigoureux. En effet, malgré les dénonciations qui avaient été faites contre lui au comité de gouvernement, d'Avrigny fut mis en liberté au bout de quelques jours, indulgence dont il était presque tenté de s'offenser quand il sut que son libérateur, pour la lui concilier, s'était fondé sur le peu d'importance que son talent prêtait à ses opinions. Chénier désobligeait quelquefois en obligeant.

Chénier éprouva plus de difficultés à garantir La Harpe des effets de l'animosité provoquée contre lui par ses déclamations. Converti par la persécution, mais changeant de parti sans changer de caractère, depuis sa sortie de prison cet homme immodéré en tout attaquait la révolution avec toute la violence et toute l'acrimonie qu'il avait mises d'abord à la défendre. Il n'avait pas péroré dans sa section, mais il avait fait de la chaire du lycée de Paris une véritable chaire de paroisse, où, en expiation de ses anciennes erreurs, provoquant de tous ses voeux la contre-révolution qu'il servait de tous ses moyens, il vouait à l'exécration non seulement les doctrines révolutionnaires qu'il avait exagérées, et les doctrines philosophiques qu'il avait déshonorées, mais encore les philosophes qui, en déplorant l'abus qu'on avait fait de leurs principes, ne croyaient pas devoir les abjurer.

Chénier, qu'il n'oubliait pas dans ses anathèmes, mit toute sa vengeance à détourner de la tête de cet énergumène la proscription qu'il ne cessait d'appeler sur la tête des autres. Il défendit constamment dans le comité La Harpe, qui dut plus d'une fois son salut à la généreuse obstination d'un homme qu'il n'a jamais cessé d'outrager.

De toutes les sentences mortelles qui furent prononcées pour faits relatifs aux journées de vendémiaire, je l'ai dit, une seule fut exécutée; elle frappait un homme pris les armes à la main à la tête d'un rassemblement armé. Condamnés par contumace, les autres ne furent pas même recherchés dans les retraites qu'ils avaient choisies.

Talma dont la maison, comme celle du bon Dieu, était ouverte à tous les pécheurs, et qui, après avoir recueilli plus d'un fédéraliste au 31 mai, hébergeait un terroriste depuis prairial, reçut un royaliste qui, à la suite des journées de vendémiaire, se crut obligé de se cacher.

Quoique l'homme de prairial appartînt à une faction qui l'avait proscrit comme girondin, et l'homme de vendémiaire à un parti qui l'eût proscrit comme révolutionnaire, ne voyant en eux que des proscrits, il leur prodiguait tous les soins de l'hospitalité la plus attentive. Mais craignant qu'ils fussent moins indulgent entre eux qu'il ne l'était pour eux, il leur laissait ignorer qu'également miséricordieux pour tout le monde, il les logeait sous un toit commun; et comme le terroriste était caché au grenier, il avait caché le royaliste à la cave.

Julie ne m'avait pas mis d'abord dans la confidence. Quelque temps après avoir recueilli le premier, comme elle désirait procurer quelque distraction à ce malheureux qui passait ses journées dans une solitude absolue: «Auriez-vous bien de la répugnance, me dit-elle un soir, à souper avec un terroriste?—Avec un terroriste!—Avec Fusil.—Fusil, qui vous dénonçait aux jacobins vous et votre mari?—Peut-être.—Et par quel hasard souperait-il chez vous?—Par le hasard qui fait qu'il y loge.—Et par quel hasard le logez-vous?—Parce qu'il nous a demandé asile contre le décret qui le met hors la loi. Il ne mourra pas sur l'échafaud, je l'espère; mais j'ai peur qu'il ne meure d'ennui si je ne trouve quelque moyen de le récréer. À l'heure du souper, ma porte est fermée: il peut venir ici sans risque. Il y vient quand nous sommes seuls; il y viendrait ce soir, si vous n'aviez pas trop peur de lui.—Horreur, voulez-vous dire. Mais quand vous vous montrez si généreuse, quand vous surmontez votre haine, pourrais-je ne pas surmonter une répugnance?»

Le terroriste dès ce soir-là prit place entre nous. Nous reconnûmes bientôt avec plaisir que nos égards pour son malheur le touchaient, l'apprivoisaient même. S'il n'était pas tout-à-fait désabusé de sa doctrine, du moins avouait-il qu'il ne lui serait plus possible désormais de la pratiquer, qu'il ne s'en sentait plus le courage. Être dégoûté d'une vertu pareille, c'était presque en être corrigé.

À dater de ce jour, il venait donc souper tous les soirs en compagnie, quand survint le proscrit de vendémiaire. Ses hôtes se crurent obligés alors à plus de précautions. Sans lui en expliquer la raison, ils n'invitèrent plus que de deux jours l'un le terroriste à souper, où le royaliste était invité aussi de deux jours l'un, mais de manière à ce qu'ils ne pussent pas se rencontrer.

L'arrangement était sage. On aurait bien fait de s'y tenir. Mais comme il privait chacun des reclus de la moitié des adoucissemens qu'on pouvait apporter à sa situation, Julie, au bout de quelques jours, se le reprocha comme un excès de prudence, comme un acte de cruauté: «Le malheur, disait-elle, doit avoir disposé ces pauvres gens à l'indulgence; ils seront sûrement l'un pour l'autre ce qu'ils sont l'un et l'autre pour nous, un objet de pitié. Nous leur faisons injure en les croyant moins généreux que nous, qui avons tant à nous plaindre de tous deux. Il faut les faire souper ce soir ensemble.—Oui, il faut les faire boire ensemble, dit Talma. Ils ne se connaissent pas: présentons-les l'un à l'autre comme des amis de la maison. Si la conversation s'engageait sur les affaires publiques, nous ne la laisserions pas aller trop loin; et puis rien ne serait plus facile que de les réconcilier. Le verre à la main on se passe tout. Faisons-les souper ensemble, ce sera drôle!»

Le projet s'exécuta le soir même. Ignorant qui ils étaient, ces Messieurs furent d'abord très-polis, très-prévenans entre eux. Leur attitude toutefois était tant soit peu différente. Celle du terroriste avait ce caractère de modestie qui sied au soldat d'un parti battu. Celle du royaliste, au contraire, était aussi arrogante que s'il eût été le chef d'un parti vainqueur. Qu'était-ce pourtant que ce royaliste? un pauvre clerc de notaire, qui, président par intérim, comme d'Avrigny, s'était brûlé les doigts en touchant à la sonnette pendant l'incartade des sections.

Tout se passait à merveille, quand au dessert un mot gâta tout. «Il n'y a qu'un terroriste qui puisse penser ainsi, dit à je ne sais quel propos l'ex-président.—Il n'y a qu'un royaliste qui puisse parler comme cela, réplique le ci-devant bonnet rouge.—C'est parler comme un misérable.—C'est penser comme un scélérat.—Si jamais nous avons le dessus!—Si jamais nous prenons notre revanche!» Et l'un et l'autre de se lever, en disant qu'il aimait mieux perdre la vie que de se retrouver avec un pareil monstre.

Ce ne fut pas sans peine que le maître et la maîtresse de la maison, qui les prirent chacun en particulier, parvinrent à les reconduire dans leurs loges, où ils les gardèrent quelques semaines encore à l'insu l'un de l'autre. De ces bêtes déchaînées, le terroriste, je dois pourtant le dire, n'était pas la plus féroce.

Les jours suivans, nous entendîmes alternativement ces forcenés, qu'on s'était bien gardé de désabuser, maudire le hasard qui les avait fait se rencontrer, et se charger réciproquement d'imprécations qu'au fait ils méritaient tous les deux; mais cela n'avait plus rien de tragique, aussi nous permîmes-nous d'en rire.

Depuis le 10 thermidor, les assignats, dont la valeur n'était plus soutenue par la violence, se dépréciaient de jour en jour dans une effrayante progression; mais comme cette dépréciation était moins rapide à Paris que dans les départemens, et particulièrement dans les villes de commerce, il s'ensuivait que, par une opération facile, on pouvait faire des bénéfices considérables en allant acheter dans ces villes, avec du numéraire, du papier qu'on rapportait à Paris pour l'y échanger contre de l'or, qu'on retournait vite échanger en province contre du papier, ainsi de suite. À faire ces voyages le plus rapidement possible, on gagnait mieux que ses frais de poste, et l'on gagnait d'autant plus que la place où se faisait l'opération était plus éloignée de Paris.

Lenoir était associé à une compagnie qui se livrait à ces spéculations: «Viens souper avec nous, me dit-il un soir: tu te trouveras avec Talma et avec sa femme, à laquelle tu feras tes adieux.—Et pourquoi?—Parce que je l'emmène demain à Marseille.—À ce soir donc.—N'oublie pas cet engagement.» Je ne l'oubliai pas, et je vis qu'un doux engagement mène quelquefois plus loin qu'on ne pense.

Avant de quitter Paris, esquissons la nouvelle physionomie que lui imprimait l'étrange manie qui s'emparait alors de presque toute sa population. Aux fureurs politiques assoupies un moment avait succédé la fureur de l'agiotage; elle n'avait pas été plus active et plus générale au temps de Law. Les denrées seules conservant leur valeur, chacun se hâtait d'échanger son papier contre des denrées, qu'il revendait au fur et à mesure de ses besoins. Ce genre de trafic se faisait par tout le monde et se faisait partout, au tribunal, dans les salons, dans les théâtres, à la Bourse, ailleurs même. Les gens s'abordaient rarement sans se proposer une partie de sucre ou de percale, de café ou d'indigo, et sans tirer de leur poche, tout en se donnant une main, un échantillon qu'ils se présentaient de la main qu'ils ne se serraient pas: puis, sans explication, sans discussion, sans l'intervention de quelque courtier que ce fût, se consommait à l'instant même le marché, que quelquefois à l'instant même le contractant repassait à un autre acheteur, qui traitait aussi sur échantillon. Ainsi le même objet pouvait changer dix fois d'acquéreur en une journée, sans avoir une seule fois changé de place.

Spéculer n'est pas mon fort, en matière de commerce surtout: une fois pourtant je me trouvai engagé dans une spéculation commerciale. Deux dames, que la révolution n'avait guère mieux traitées que moi, me proposèrent de faire avec elles, sur une partie de coton, une opération qui, disaient-elles, promettait un bénéfice certain; mais il fallait pour la faire un déboursé de 50,000 francs. Je ne les avais pas: un financier qui voulait faire ma fortune me les prêta pour cinq jours. Je ne conçois pas la tranquillité de ceux qui se mettent à la merci de la Fortune! Aussi malheureux que le savetier de La Fontaine, je ne dormis pas de ces cinq jours-là.

L'opération toutefois fut des plus heureuses. Je ne sais pas au juste quel produit nous en retirâmes; mais je sais qu'il a suffi à l'achat d'un cheval que nous donnâmes au fils de l'une de mes associées, le premier cheval sur lequel ce cavalier, devenu depuis colonel de housards, ait fait ses exercices. On n'aurait pas aujourd'hui à moins de dix écus une pareille monture chez un marchand de chevaux… de bois.

LIVRE VII.

NOVEMBRE 1795 À MARS 1796.

CHAPITRE PREMIER.

Voyage dans le Midi.—Lyon, le Rhône, Marseille.

Talma, ainsi que je crois l'avoir dit, était beaucoup moins âgé que sa femme, ou, si l'on aime mieux, Julie était tant soit peu moins jeune que son mari. Ni l'un ni l'autre ne s'en était aperçu d'abord; mais petit à petit leurs yeux se dessillèrent. Julie remarqua que Talma ne rentrait guère à la maison que pour dormir, long-temps même avant l'heure où l'on dort: cela lui donna des soupçons; elle le fit épier, surprit des secrets; on se brouilla, puis on se raccommoda pour se brouiller encore. Bref, on commençait de part et d'autre à sentir qu'une union dans laquelle l'un exigeait trop et l'autre n'accordait pas assez, n'était qu'un supplice; et des deux parts on pensait, sans se le dire, à se débarrasser d'une chaîne qui devenait de jour en jour plus lourde; Julie pensait même à une séparation, quand Lenoir, espérant qu'un voyage pourrait apporter quelque changement dans cette détermination, lui proposa de venir avec lui à Marseille, où il ne comptait rester que peu de jours: «Vous verrez, lui disait-il, par l'effet de cette courte absence, s'il vous est possible de vous passer de lui.»

Dans son dépit, Julie avait accepté la proposition; mais quand il fut question d'en venir au fait, la résolution l'abandonna: «Me voilà donc obligé de partir seul, dit Lenoir.—Et pourquoi? répliqua Julie. S'il vous faut absolument un camarade de voyage, que n'emmenez-vous Arnault? Il vous tiendra aussi bonne compagnie que moi.—Quelle idée! m'écriai-je.—Pas si mauvaise, reprit Lenoir, puisque Madame ne veut pas tenir sa parole. Tout est prêt: j'ai dans ma cour une bonne chaise de poste; voilà un passeport pour deux personnes, un ordre du général Bonaparte pour avoir des chevaux. À six heures ils seront à la voiture, et nous partons.—Mais je n'ai fait aucun préparatif: il est onze heures passées.—Nous avons plus de temps qu'il ne nous en faut. Écris deux mots chez toi; dis qu'on ne t'attende pas de quelques jours; que tu vas à la campagne, que tu vas à Marseille. Demande ce qu'il te faut pour ce temps-là. Mon domestique, qui va porter ton billet, rapportera ton bagage; et en attendant tu dormiras ici sans t'inquiéter de rien.»

Tout le monde trouvant cet arrangement fort sensé, j'écrivis le billet, et après avoir souhaité le bonsoir à nos amis, qui me souhaitèrent un bon voyage, j'attendis en dormant le moment du départ.

Au fait, aucune affaire n'exigeait pour le moment ma présence à Paris; ma tragédie d'Oscar était terminée et reçue, mais la représentation ne pouvait pas avoir lieu avant quelques mois. J'avais besoin, sinon de repos, du moins de distraction; je ne connaissais pas le midi de la France; je n'aurais rien pu faire de mieux avec réflexion que ce que je fis sans trop réfléchir.

Je n'aurais rien pu faire de mieux par spéculation que ce que je fis sans calcul. Ce voyage, qui me procura tant d'agrément, ne fut pas sans influence sur ma destinée; il fut pour moi l'occasion d'une rencontre dont je ressentirai à jamais les honorables conséquences: j'allais sans m'en douter au-devant de Bonaparte.

Rien de remarquable dans notre voyage de Paris à Lyon. Je le fis très-gaiement, car il n'est pas possible de se choisir un camarade plus amusant que celui que m'avait donné le hasard. Nous roulions aussi lestement que le permettait le déplorable état des postes. Un petit incident qui ne pouvait être imputé qu'à nous-mêmes retarda pourtant notre marche, que nous ne pouvions trop accélérer, vu la nature de notre opération et l'intérêt que nous avions à ne pas être devancés. Nous étions arrivés à Mâcon dès la seconde nuit, à trois heures du matin. Lenoir, en payant le postillon, et en le payant en argent, monnaie presque inconnue depuis trois ans, lui recommande de faire atteler sur-le-champ, et s'endort. Je m'endors aussi. Au bout d'un certain temps nous sommes réveillés par je ne sais quel bruit de voix qui murmuraient autour de nous; il nous semble même entendre des éclats de rire. «Où sommes-nous? dit Lenoir en ouvrant les yeux.—À Lyon», répondis-je. Nous n'y étions pas encore: le grand jour nous permit de nous en convaincre. Depuis trois heures du matin, notre chaise était restée appuyée sur un tréteau au milieu de la rue, et il était huit heures passées. On riait de nous: nous fîmes comme tout le monde.

Le maître de poste s'excusa par le respect qu'on avait cru devoir garder pour notre sommeil, et nous promit de nous faire regagner le temps perdu. Nous arrivâmes en effet assez promptement à Lyon pour que les intérêts de mon camarade n'en souffrissent pas.

Cette grande ville était alors dans l'état le plus déplorable. De toute part on y retrouvait les traces de la fureur des partis; les quartiers les plus beaux n'étaient plus que des amas de ruines, des monceaux de décombres, monumens que la Convention s'était élevés à elle-même avec les débris de tous les monumens; symboles d'un pouvoir infernal qui, traitant les édifices comme les institutions, et les institutions comme les générations, détruisait sous prétexte de régénérer.

L'aspect de la place de Bellecourt me remplissait d'indignation. Celui de la promenade dite les Brotteaux me pénétrait de douleur. Là des monumens dispersés sous l'ombrage, et décorés d'inscriptions touchantes, me rappelaient que moissonnée, soit par les boulets de l'armée révolutionnaire, soit par la mitraille des commissaires de la Convention, l'élite de la population lyonnaise reposait sous les gazons de cette promenade, qui néanmoins était toujours ouverte aux plaisirs du peuple. Le contraste de cette foule qui se livrait à la joie au milieu de tant de sujets de tristesse, et qui dansait sur des tombes, m'affligea vivement; aussi ne fis-je que traverser cette promenade.

Je compris là toutefois, en la déplorant, la fureur avec laquelle tant de familles ont réagi après la chute du régime de la terreur contre les agens de la faction qui les avait décimées. En révolution les crimes sont toujours doubles au moins, et la société n'a pas moins à se garder de la vengeance que de l'offense.

J'eus occasion de remarquer à Lyon, comme je l'avais déjà fait à Paris, que dans les réactions les gens les plus terribles ne sont pas ceux qui pendant l'oppression s'étaient montrés les plus courageux, et que les ressentimens des lâches sont plus implacables que ceux des braves. Cela ne tiendrait-il pas à ce que le lâche a un mal de plus que le brave à venger, le mal que fait la peur?

Rien ne me fatiguait, ne m'impatientait comme je ne sais quel bourgeois, clerc de notaire aussi, je crois, qui n'ouvrait jamais la bouche que pour vanter la fureur qui ensanglantait de nouveau cette ville déjà trop ensanglantée. À l'entendre, personne mieux que lui n'avait fait son devoir en dépit des bombes. Il ne commençait jamais une phrase que par ces mots, dans le temps du siége. «Et que faisiez-vous dans le temps du siége? lui dis-je une fois; combattiez-vous?—Je ne quittais pas ma section, qui était en permanence.—Et où tenait-elle ses séances?—Dans la cave de mon patron», répondit aussi fièrement que naïvement ce brave homme. C'était vrai.

La vengeance prend trop souvent le caractère du crime qu'elle punit.
Bénie soit donc la mémoire de l'homme qui a mis un terme à toutes les
réactions, et qui, étranger à tous les partis, les a comprimés tous.
Celui-là est venu véritablement au nom du Seigneur.

Nous nous arrêtâmes à Lyon quatre jours, pendant lesquels Lenoir, qui est Lyonnais, me fit voir ce qu'il y avait de plus curieux dans la ville et dans les environs. Ce n'est pas sans un vif plaisir que je retrouvai, près du faubourg de la Guillotière, deux amis dans un même ménage. Buffaut, frère aîné de Mme de La Tour, lequel avait tout récemment épousé l'aînée des filles de Mme de Bonneuil, venait de s'établir non loin de là dans une manufacture sur le bord du Rhône. J'y passai avec eux vingt-quatre heures, pendant lesquelles je me crus à Paris. Comme ils me témoignèrent le désir d'entendre en entier mon nouvel ouvrage, dont ils ne connaissaient que des fragmens, cédant à leurs instances, quoique j'eusse laissé mon manuscrit chez moi, je le leur récitai tout entier sans hésiter. C'est un de ces tours de force qu'il ne m'est plus permis de tenter.

Notre trajet de Lyon à Avignon ne se fit pas sans aventure, sans péril même. On peut le faire en bateau par le Rhône sur lequel on embarque sa voiture, et qui vous porte en moins de trente heures dans cette ville où des chevaux ne vous mèneraient pas en moins de deux jours. On trouve à cette manière de voyager économie de temps et d'argent, pourvu toutefois qu'on ne soit pas contrarié par le vent; car s'il passe au midi, pour peu qu'il soit violent, il oppose à votre marche un obstacle que la rapidité du courant ne saurait vaincre. Force vous est de descendre à terre, et d'attendre dans une auberge qu'il souffle dans une direction plus favorable.

Nous arrivâmes assez rapidement devant Valence; mais à la hauteur de cette ville le vent contraire s'éleva soudain. Comme il était accompagné de pluie, le patron de la barque pensa qu'il s'apaiserait bientôt, et nous engagea à descendre et à dîner pendant la durée de ce court orage. Nous suivîmes son conseil. Laissant à sa garde notre chaise de poste, nous montâmes à la ville, où nous dînâmes à la première auberge qui se rencontra sur notre chemin.

Le dîner fini, le vent nous paraissant moins fort, nous nous décidâmes à repartir. Ce n'est pas sans difficulté que le patron y consentit. L'attrait d'une récompense ayant triomphé de sa répugnance, nous nous rembarquons, mais en vain. L'opposition du vent fut si violente qu'elle ne put être vaincue ni par la force du fleuve, ni par l'impulsion des rames, et l'effet d'une résistance égale à la puissance qui nous poussait nous fit courir d'une rive à l'autre sans avancer ni reculer.

Cependant les secousses que recevait de ces deux forces combinées notre bateau, dont la construction était des plus légères, en altéraient évidemment la solidité. De plus, les vagues entraient à bord avec assez d'abondance pour que le chien du pilote s'y désaltérât largement. Il fallut en conséquence, après une heure et demie de fatigue, revenir au point d'où nous étions partis; ce à quoi nous ne réussîmes pas sans peine. «Nous l'avons échappé belle, dit le patron en sautant à terre. Vous me donneriez tout ce qu'il y a dans votre cabriolet, que je ne me remettrais pas en route tant que soufflera ce maudit mistral.» Il ignorait, à la vérité, qu'il y avait une cinquantaine de mille francs en or dans ce cabriolet.

Cédant à la nécessité, nous retournâmes à notre auberge, laissant dans le bateau, que son propriétaire amarra au rivage, notre voiture toute chargée, mais d'où Lenoir retira cette fois un havresac qu'il avait quelque peine à porter. «Je couche ici, nous dit le patron en s'établissant dans la voiture. Soyez tranquille: dès que le temps sera meilleur, mon camarade ira vous avertir, et nous partons, quand ce serait au milieu de la nuit.»

Pendant une heure et demie, nous avions couru le danger auquel le grand Condé fut exposé sur le même fleuve, et nous ne nous montrâmes pas moins imperturbables que lui. J'avouerai pourtant, quant à moi, que je ne fus pas tout-à-fait aussi brave; car je n'avais aucune conscience du danger que j'affrontais; je n'avais pas non plus, j'en conviens, la même raison que lui pour être tranquille[13].

Il nous fallut attendre trois jours un temps meilleur, dans une ville qui n'est rien moins que belle et que le mauvais temps n'embellissait pas: heureusement est-elle voisine du clos de l'Ermitage. Des truffes et du vin délicieux nous firent prendre patience.

Au milieu de la troisième nuit, vers deux heures du matin, le vent changea enfin. Fidèle à sa parole, le patron vint nous réveiller. Un quart d'heure après, nous étions à flot.

Il ne nous arriva rien de remarquable de Valence à Avignon, pas même au Pont-Saint-Esprit. Nous le passâmes sans encombre, bien que nous ne fussions pas descendus de bateau. Nous soupâmes fort gaiement à Avignon, grâce surtout à un incident dont je ne me souviens pas sans rire. On nous avait réunis à d'autres voyageurs. Ces messieurs étant d'humeur aussi facile que nous, nous nous trouvâmes bientôt à l'aise comme entre vieilles connaissances. Mon camarade, qui est fort adroit quand il y songe, s'amusait, en recevant les assiettes, à les faire voltiger jusqu'au plafond, où elles s'élevaient en faisant plusieurs révolutions sur elles-mêmes, comme Paillasse quand il fait le saut périlleux; et aux grands applaudissemens des convives, il les rattrapait dans leur chute avec assez de dextérité pour n'en pas casser une. «Ce tour est fort joli, dit un des spectateurs, mais il n'est pas difficile à faire.—Difficile! répliqua l'escamoteur, dites qu'il est des plus faciles. Tous les talens se trouvent dans tous les hommes. Essayez.—Voilà qui est bien dit, reprend notre homme en s'essayant avec une assiette, qu'il casse.—Pas mal, pour un premier coup: essayez encore.» Nouvel essai, nouvelle assiette cassée. «Une seconde fois ne compte pas. Je n'ai réussi, moi, qu'à la troisième fois», reprend le professeur en recommençant son tour avec plus de facilité que jamais. L'écolier de recommencer, et de casser une troisième assiette plus gauchement qu'auparavant. «Courage, vous y viendrez. Voyez comme c'est aisé.» Affriolé par les encouragemens que lui donnait son perfide maître, l'apprenti recommença vingt fois sa tentative sans plus de succès; ce qui nous divertissait d'autant plus, qu'il ne manquait pas, à chaque assiette cassée, de demander papier, plume et encre, et de donner un bon sur sa maison en disant: «Qu'est-ce que cela me fait à moi? ne suis-je pas fabricant en terre de pipe?» Si on l'eût poussé davantage, il eût renouvelé toute la vaisselle de l'auberge. Le plancher était tout couvert de débris. Comme il y avait long-temps que le jeu durait: «En voilà assez pour une première leçon, lui dit Lenoir. Dans quinze jours je reviendrai ici, et je vous en donnerai une seconde, si cela vous amuse. En attendant, essayez-vous dans votre magasin.» Et disant cela, oubliant qu'il tenait à sa main un compotier, il le laissait tomber sur son voisin; c'est qu'il n'est adroit que quand il plaisante.

Le lendemain nous allâmes coucher à Aix, où nous arrivâmes long-temps après la chute du jour. Nous avions éprouvé un retard considérable au passage de la Durance.

Que l'aspect de ses rives désolées m'affligea! que celui de la Provence répondit peu d'abord à l'idée que je m'en étais faite! Je m'imaginais entrer dans le printemps: au lieu de la verdure et des fleurs, je ne rencontrais que l'olivier poudreux, dont le feuillage n'est guère moins triste que la nudité de nos arbres forestiers.

La tiédeur de la température était, à mon sens, le seul avantage que nous eût procuré jusques alors la longue course que nous achevions sur la terre aride qui recouvre les roches depuis Lambesc jusqu'à Septem.

Ces roches, à travers lesquelles la grande route est creusée, et qui s'étendent au loin à droite et à gauche dans des forêts de pins, servent souvent de retraite aux voleurs. Nous ne l'ignorions pas, grâce à l'attention qu'on avait à chaque poste de nous en avertir, pour nous déterminer à prendre des escortes que les voleurs peut-être nous auraient fournies.

Lenoir s'y refusait constamment, moins par économie que par suite d'un système trop singulier pour que je ne croie pas devoir le développer. «Si nous prenons une escorte, me disait-il, nous donnerons à penser que nous avons un grand intérêt à le faire, et ce serait un avertissement pour les voleurs, s'il y en a qui nous épient pendant que nous changeons de chevaux. On croira au contraire que des gens qui ne prennent aucune précaution n'ont rien à perdre; et puis, si nous étions attaqués dans ces rochers, deux hommes suffiraient-ils à nous défendre? Il vaut mieux s'en fier au hasard. Je crois d'ailleurs que tant de gens n'ont été dépouillés par les voleurs que pour s'y être mal pris avec eux. Au lieu de leur montrer le pistolet, que ne leur parlaient-ils raison? Il n'y a pas d'homme qui n'entende raison. Je suis persuadé qu'en pareille rencontre j'amènerais ces gens-là, en leur parlant principes, à un partage amiable, et à recevoir leur part, au lieu de la prendre.»

Telle était en bref la théorie que lui, propriétaire, me développait sur la propriété, et cela le long du bois de la Taillade, vrai coupe-gorge, où nous étions engagés à la nuit noire. Heureusement gagnâmes-nous la couchée sans avoir occasion d'en faire l'essai avec les philosophes de grands chemins. Ce pauvre Lenoir croyait alors les bonnes gens eux-mêmes meilleurs qu'ils ne sont; il les croyait bons comme lui.

D'Aix à Marseille, le sol change de nature; plus on avance vers cette dernière ville, plus il se couvre de verdure. Point de vue toutefois, tant que vous n'êtes pas parvenu au sommet d'une côte que les chevaux ne gravissent qu'avec peine, et qu'on appelle la Viste. Mais de là quel coup d'oeil ravissant! Le spectacle le plus inattendu se déroule tout à coup à vos yeux. Les prestiges s'opèrent à l'aide des machines avec moins de rapidité sur le plus merveilleux de nos théâtres. Devant vous une perspective sans autres bornes que le ciel et la mer; à vos pieds Marseille et d'innombrables bastides dispersées autour d'elle comme des satellites autour d'une planète. Je n'ai pas vu de paysage plus enchanteur en Italie, même sous le ciel de Naples, même du sommet du Vésuve, ou plutôt aucun paysage, si magnifique qu'il soit, n'a produit sur moi la même impression.

Pour compléter ce tableau, ajoutons que sur les points où la mer est cachée il est encadré dans des montagnes qui se dessinent sur le ciel dans les formes les plus bizarres. Il en est même dont la réunion offre l'aspect d'un géant couché. Puget avait demandé aux États de Provence une somme assez modique pour régulariser cette ébauche de la nature, ce Titan qui couvre de son corps autant de lieues peut-être que du sien couvrait d'arpens cet Encelade de gigantesque mémoire. Puget prétendait réaliser là le prodige de ce Grec qui voulait tailler en statue le mont Athos.

CHAPITRE II.

Quatre mois de séjour dans le Midi.—Marseille.—Les perruques.—La
Titus.—Fréron.—Leclerc.—Montpellier.—Toulon.—Le général
Bonaparte.—Un tour de Salicetti.

Je ne connaissais personne en arrivant à Marseille; mais la société de mon camarade devint aussitôt la mienne. Il me présenta le jour même de mon arrivée chez M. Laugier, homme aimable et père d'une famille non moins aimable que lui, dont l'amiral Pléville était chef. J'y fus accueilli comme un vieil ami.

M. Laugier partageait son temps entre les affaires et les plaisirs. La journée appartenait aux spéculations de commerce et de bourse, la soirée aux amusemens: cela le mettait en rapport avec toute la ville. Recevant beaucoup de monde, il allait chez beaucoup de monde. Par égard pour lui, tout ce monde-là nous fit fête; et bientôt nous fûmes aussi connus à Marseille que si nous l'avions toujours habitée.

Je dois le dire pourtant, les personnes qui nous recevaient ne le faisaient pas toutes sans quelque répugnance. Là comme ailleurs on juge les gens sur l'habit. Or notre toilette était assez différente de celle des aristocrates de profession: au lieu de l'habit carré, des culottes à bouffettes et des souliers décolletés, nous portions la redingote courte, le pantalon collant et les demi-bottes; au lieu de cheveux tombant à droite et à gauche en oreilles de chien, et relevés en tresse par derrière, le tout bien surchargé de poudre et bien mastiqué avec de la pommade, nous portions les cheveux écourtés et lavés, nous étions enfin coiffés à la Titus.

Grand sujet de scandale pour certaines gens, qui, jugeant moins des choses avec leur raison qu'avec leurs préventions, et regardant comme un indice d'opinion révolutionnaire tout costume différent du leur, ne pouvaient pas plus que les freluquets de Paris s'imaginer qu'on pût être honnête homme et ne pas enfariner sa tête.

Une certaine dame surtout, à qui notre société ne déplaisait pas, et que l'originalité de Lenoir divertissait fort, exprimait en toute occasion ses regrets de ce que des gens aussi aimables fussent accoutrés et accommodés de la sorte. L'intérêt qu'elle prenait à nous fut si grand, que tout en chargeant un de ses amis, qui était le nôtre, de nous rappeler qu'elle espérait bien que nous lui ferions l'honneur de ne pas manquer de venir à son jeudi, elle l'engagea d'essayer, non de nous convertir, car elle ne doutait pas de l'excellence de nos principes, mais de nous faire entendre que notre toilette calomniait nos opinions, et de nous insinuer que, pour plaire à tout le monde, il ne nous manquait qu'un oeil de poudre[16].

Ce jour-là même nous étions invités, chez la personne chargée de cette commission, à un déjeuner où devait se trouver la plupart des jeunes gens dont se composait la société de la dame aux scrupules. Nous résolûmes de profiter de l'occasion pour couper court à toutes ces observations. Voici ce qu'à cet effet nous imaginâmes. Nous nous faisons apporter par un perruquier deux tignasses de rebut, deux tignasses les plus ignobles qui aient jamais embéguiné une tête humaine, en recommandant de les bien accommoder, de n'y épargner ni le suif ni l'amidon, et nous nous en couronnons: les cheveux ondoyans de mon camarade disparaissent sons une perruque à marrons faite évidemment pour un maître cordonnier, et les miens, châtains alors, se cachent sous une perruque à queue dont un écrivain public avait probablement fait ses beaux jours.

Rien de ridicule comme l'altération que ces étranges accessoires produisaient dans nos physionomies; la disparate qu'ils faisaient avec notre toilette, soignée d'ailleurs, frappait tout le monde. Les gens qui ne nous connaissaient pas ne pouvaient nous regarder sans rire; à plus forte raison ceux qui nous connaissaient. «La bonne mascarade! s'écria-t-on quand nous entrâmes dans le salon. Excellent! charmant! Qui aurait reconnu ces Messieurs sous une pareille coiffure?» Les rires cessèrent cependant quand on s'aperçut qu'au milieu de l'hilarité générale nous conservions une imperturbable gravité.

«Mes amis, nous dit l'amphitryon au bout de quelques minutes, l'effet est produit: ces perruques doivent vous gêner; passez dans mon cabinet de toilette et débarrassez-vous-en.—Quitter nos perruques! Nous savons trop ce que nous devons à la société, à la bonne société! Avez-vous oublié ce que nous portons sous ces perruques?—Eh! pardieu, vous portez vos cheveux: comment l'oublier? ils s'échappent en mèches de dessous leur prison, et cela contraste de la manière la plus ridicule avec votre fausse coiffure.—Ridicule! en quoi? parce que cette coiffure est aussi poudrée que la vôtre? Il y manque à la vérité le chemin de Coblentz[19], mais cela peut se réparer.—Faites comme il vous plaira: gardez-la pendant tout le déjeuner, si cela vous amuse.—Pendant toute la journée, pendant l'éternité, s'il vous plaît: telle est notre résolution.—Allons, vous plaisantez!—Pas du tout: vous le verrez ce soir même.—Comment, ce soir! Comptez-vous aller ainsi coiffés chez Mme de Saint-G***?—N'est-ce pas elle qui nous a fait donner le conseil auquel nous nous conformons? Nous devons bien, en conscience, lui donner les prémices de notre déférence.—Allons donc!—Bien plus, ne devons-nous pas, par respect pour nous-mêmes, garder nos perruques?—Comment?—Puisque, malgré la connaissance qu'on a de nos opinions, on nous juge moins sur ce que nous pensons que sur ce que nous portons, puisqu'on en croit plus notre toilette que nos discours, nous voulons désormais afficher nos opinions; nous voulons nous en coiffer. D'ailleurs, ne savons-nous pas qu'un peu de poudre suffit pour blanchir l'homme le plus noir? Avec un peu de poudre, au fait, nous ne serons pas moins estimables que tel terroriste qui n'a pas quitté la poudre. Voilà qui est dit, nous garderons la poudre tant que nous serons à Marseille.»

Comme nous disions cela le plus sérieusement du monde, et qu'on nous savait assez fous pour tenir parole, il n'y eut pas de raisonnement qu'on n'employât pour nous prouver que nous avions donné trop d'extension à la répugnance des dames de Marseille pour les cheveux noirs, que la proscription dont elles les frappaient ne pouvait pas s'étendre à des têtes étrangères, qu'ils nous allaient à merveille, et qu'on nous suppliait de les garder pour la satisfaction des autres comme pour la nôtre. Après nous être bien fait prier, nous nous rendîmes aux instances de toute la société, et pour preuve de la sincérité de notre condescendance, nous fîmes de nos crinières aristocratiques un sacrifice à Vulcain, ce qui ne parfuma pas le salon, d'où nous passâmes aussitôt dans la salle à manger.

Le soir nous eûmes lieu de reconnaître, à l'accueil qu'on nous fit à l'assemblée, que dans cette affaire qui était sue de toute la ville, les rieurs n'étaient pas contre nous. De ce jour date le discrédit où la poudre est tombée dans la capitale de la colonie phocéenne.

J'ai nommé Titus à propos de cheveux. Expliquons ici ce que signifie cette expression, dont le sens est assez généralement méconnu. Ce n'est pas à Titus fils de Vespasien, à Titus l'amour du genre humain, qu'elle se rapporte; mais à Titus fils de Brutus: elle désigne la coiffure que s'ajustait Talma, dans ce dernier rôle, sur ses cheveux poudrés, et qu'il finit par porter à la ville, où à la longue elle fut adoptée, d'abord par quelques amis de l'antiquité, artistes ou gens de lettres, et puis insensiblement par les jeunes gens de tous les partis. Les cheveux des montagnards étaient longs, plats et surtout très-gras les cheveux à la Titus, au contraire, lavés et parfumés, étaient très-courts.

Un coiffeur nommé Duplan, à qui Talma avait enseigné cette façon de couper les cheveux, fut long-temps le seul auquel on s'adressa pour être coiffé d'une manière classique. Il y a peu de têtes remarquables à cette époque, à commencer par celle de l'homme du siècle, par celle de Bonaparte, qui n'aient été tondues par ses mains[20].

Plusieurs jeunes gens de Paris se trouvaient alors à Marseille: de ce nombre était Méchin, qui, bien jeune encore, était déjà vieux dans l'administration. Lenoir, qui le connaissait, me le fit connaître. Nos goûts se trouvant d'accord comme nos opinions, dès lors commença entre nous une liaison qui ne finira probablement qu'avec la vie, quarante ans de durée n'ayant fait que la fortifier.

Méchin avait été envoyé à Marseille par le gouvernement comme adjoint à Fréron, à qui était adjoint aussi Julian, jeune homme qui s'était fait remarquer par son bon esprit et par le courage avec lequel il avait servi les véritables intérêts de la France, soit contre les terroristes, soit contre les royalistes. Tous les deux avaient mission de travailler, conjointement avec le commissaire, à calmer dans le Midi une réaction aussi cruelle que l'oppression à laquelle elle succédait.

Tous deux occupaient un appartement dans l'hôtel où la commission était établie, et où logeait Fréron lui-même; il était difficile de les voir sans le rencontrer. Je me trouvai bientôt en rapport avec Fréron. Ayant eu la facilité d'étudier tout à loisir cet homme qu'on a vu successivement figurer à la tête des partis les plus opposés, et que ces partis ont jugé tour à tour avec une extrême sévérité, je dirai avec impartialité ce que j'en pense.

D'après mon aversion pour les excès, quelque part qu'ils se trouvent, Fréron m'avait été odieux jusque-là. Je n'aimais pas plus en lui le protecteur des bandes furibondes qui avaient provoqué de nouveaux massacres en hurlant le Réveil du peuple, que celui qui, en chantant l'hymne des Marseillais, avait présidé à la destruction de Marseille et souscrit aux exécutions de Toulon: je n'aimais pas plus son repentir que ses crimes.

Je croyais de plus qu'il venait dans le Midi se mettre de nouveau à la tête d'un parti, et je frémissais des malheurs prêts à fondre sur des contrées depuis si long-temps désolées successivement, simultanément même, par la rage de tous les partis. Je reconnus bientôt que mes craintes étaient injustes; que, loin de vouloir favoriser la réaction qui ensanglantait encore les départemens méridionaux, ou de songer à la réprimer en provoquant à réagir la faction opprimée, il était venu avec la ferme intention de mettre un terme à ces luttes meurtrières, et de réprimer, à l'aide de l'autorité dont il était armé, les ressentimens de toutes les factions.

Il ne négligea rien pour réussir dans cette mission difficile, et il y parvint. La modération avec laquelle il gouverna cette fois le Midi compense, s'il est possible, les violences dont il fut complice pendant la durée de son premier proconsulat. S'ils ne s'éteignirent pas, les élémens de discorde du moins s'assoupirent: petit à petit les administrés s'apprivoisèrent avec une administration réparatrice, petit à petit le commerce et l'industrie reprirent de l'activité, et aussi les plaisirs dont Marseille était privée depuis si long-temps.

Fréron n'était rien moins qu'un méchant homme; ce n'était pas même un homme ambitieux: l'indolence et l'insouciance formaient le fond de son caractère, et le maintenaient habituellement dans un état d'engourdissement dont il ne pouvait sortir que par convulsion. Stimulé par des intérêts de vengeance ou de conservation personnelle, par le ressentiment d'un outrage ou par le sentiment d'un danger imminent, il pouvait se porter aux extrémités les plus violentes; mais, la lutte terminée, il retombait dans l'inaction, dans l'apathie. Les plaisirs qu'il aimait ne lui convenaient qu'autant qu'il les rencontrait: s'il lui eût fallu les aller chercher, il leur aurait préféré le repos, qu'il préférait même à l'exercice du pouvoir.

Au reste, il était du commerce le plus agréable dans les relations de société, et n'eût laissé sans doute que la réputation d'un homme aimable et spirituel, si la révolution, dans laquelle il se jeta avec la fureur d'un homme exaspéré par des actes arbitraires dont il avait été l'objet, ne l'avait pas distrait des occupations que lui donnait la rédaction de l'Année littéraire, feuille périodique fondée par son père, dont elle avait fait la fortune et la réputation. Cet homme si terrible se délectait dans la lecture de Pétrarque; il en avait entrepris une traduction. Le lugubre abbé de Rancé, le réformateur de la Trappe, avait traduit Anacréon.

Toute l'activité de la commission résidait dans Méchin, à qui l'administration était confiée ou plutôt abandonnée, et qui, tout jeune qu'il était, la dirigeait avec autant d'habileté et de succès qu'un vieux fonctionnaire. Il avait déjà une grande expérience des hautes fonctions: en 1792, dès l'âge de dix-neuf ans, il remplissait celles d'ordonnateur en chef à l'armée du Nord. Fils d'un premier commis au ministère de la guerre, Méchin avait été, dès sa première jeunesse, familiarisé avec toutes les parties de cette administration.

C'est au chef-lieu de la commission que je fis connaissance avec deux membres de la famille qui devait donner un maître à la France, à l'Europe, au monde même. Je m'y trouvais journellement avec Lucien Bonaparte, alors commissaire des guerres, et j'y dînai une fois avec le général Bonaparte, qui, en allant prendre le commandement de l'armée d'Italie, s'arrêta vingt-quatre heures à Marseille, où demeuraient alors sa mère et ses trois soeurs.

Lucien vivait assez solitairement: la culture des lettres et un peu aussi l'étude de la musique absorbaient les loisirs que lui laissaient ses fonctions, et qu'il ne donnait pas aux dames dont se composait la société dans laquelle il se renfermait. Poli, mais peu communicatif avec les hommes, il ne voyait guère les commissaires que pour les intérêts de son service. Il fut dès lors obligeant, prévenant même pour moi.

Quant au général, on ne peut rien imaginer de plus grave, de plus sévère, de plus glacial que cette figure de vingt-sept ans, que ce front déjà rempli de tant de projets, déjà sillonné par tant de méditations. Il ne parla pas plus pendant le dîner que lui donna le proconsul qu'il ne parlait dans ceux qu'il donna quand lui-même fut consul; et comme on ne l'interpellait guère plus qu'on ne l'a fait depuis, tant il en imposait à tous, le dîner fut aussi sérieux qu'aucun de ceux qui ont été faits aux Tuileries: il n'y figura pas moins en maître qu'à ceux-là, quoiqu'il n'affectât pas de l'être.

Il passa en revue la garnison de Marseille. En le voyant, les vieux soldats se demandaient si on se moquait d'eux de leur envoyer un enfant pour les commander… Un enfant!

De la même époque date ma liaison avec le général Leclerc. Parti comme volontaire dans le bataillon de Paris, il avait fait la guerre avec assez de distinction en Savoie et à Toulon pour arriver, bien que très-jeune, au grade d'adjudant-général: c'est en cette qualité qu'il commandait la place de Marseille. Il remplissait ses devoirs avec une rare exactitude. Sa fermeté ramena l'ordre dans cette ville si turbulente. C'est aussi un de ces jeunes gens qui n'ont pas eu de jeunesse.

Leclerc avait plus de jugement que d'esprit, et pourtant il n'était pas exempt de présomption. Son importance allait au-delà de sa capacité, bien qu'il n'en manquât pas; son ambition surtout était excessive; mais tout cela était recouvert par les dehors les plus graves: c'était d'ailleurs un honnête homme dans toute la force du terme.

Il avait auprès de lui comme adjudant un officier nommé Charles. Ce jeune homme-là était vraiment un jeune homme; il était, lui, de toutes nos parties. Je n'ai pas connu de meilleur camarade et de caractère plus égal.

La vie de Marseille me plaisait assez. La maison Laugier, d'où nous sortions peu, était le centre de la société la plus aimable et la plus gaie. J'attendais donc assez patiemment l'époque de notre départ, quand Lenoir me proposa de faire avec lui une course jusqu'à Montpellier, où je ne sais quel intérêt l'appelait. Je n'eus pas regret à ma complaisance, je vis Nîmes.

Il faut qu'un charme particulier soit réellement attaché à certaines proportions pour qu'elles produisent un effet si constant sur les gens les moins instruits des principes de l'architecture. J'ai vu tous les monumens de l'antique Italie, les temples de Pestum exceptés, aucun n'a excité en moi le genre d'admiration que j'éprouvai en voyant ce petit temple que les Nîmois appellent la Maison-Carrée. Je ne pouvais me lasser de le regarder, tout en m'étonnant d'un plaisir que me donnait l'aspect d'un édifice dont l'architecte n'avait eu aucune difficulté à vaincre, d'un édifice qui n'offrait rien d'extraordinaire, si ce n'est l'admirable accord de toutes ses parties.

C'est avec un ravissement d'un autre genre que je contemplai les arènes et le pont du Gard. Mais devant ces monumens-là je me rendais compte de mon admiration. La puissance qui a transporté les blocs énormes dont ce cirque est construit, la hardiesse qui a jeté sur la vallée du Gardon cet aqueduc qui lie les deux montagnes entre lesquelles il coule, tout cela saute aux yeux; l'impression que produisent sur nous ces manifestations du génie humain se conçoit; mais l'extase où vous jette l'aspect d'une petite chapelle posée sur le sol le plus uni, qui me l'expliquera?

Les monumens de Montpellier me plurent moins que ceux de Nîmes. C'en est pourtant un digne de fixer l'attention que cette place du Pérou, au centre de laquelle règne la statue élevée à Louis XIV après sa mort, comme le constate l'inscription. Mais comme, à cette époque de destruction, cette statue avait été brisée et fondue, cette place n'était plus qu'un corps sans âme. La vue dont on jouit de là m'enchanta. Je ne sais si la ligne onduleuse et bleuâtre qu'on me montrait au sud-ouest était dessinée par les nuages ou par les Pyrénées, mais c'était bien la mer que cette nappe immense qui au midi se développait comme une gaze argentée.

Malgré la contrariété que me donnait l'aqueduc qui vient en se cassant dans sa direction s'appuyer à la montagne du Pérou, la vue de cette place me charma plus, j'en conviens, que celle d'un monument dont le peuple de Montpellier me parut faire bien plus de cas, et qu'il appelle la Coquille. Vous voulez sans doute voir la Coquille, nous avait dit le postillon en entrant dans la ville; et nous conduisant à l'auberge par le plus long, il nous fit faire un demi-quart de lieue de plus sur le plus mauvais pavé qui soit en France, pour nous faire voir la Coquille.

Cette coquille est une section de voûte qui soutient l'angle d'une maison qu'on a été obligé d'échancrer pour rendre praticable la rue sur laquelle elle est projetée.

En retournant à Marseille, nous traversâmes le Rhône à Beaucaire. Devant nous s'élevait cette tour de Tarascon, de laquelle des prisonniers avaient été précipités par des hommes qui prétendaient venger l'humanité, et se déployait la promenade d'où les dames de la bonne société, tout en prenant le frais, avaient tranquillement contemplé ce spectacle! Les rochers sur lesquels est assise cette prison me semblaient encore sanglans; leurs cavités me semblaient retentir encore de leurs cris. Laissant sur notre gauche ce théâtre d'horreur, nous nous détournâmes pour aller voir les antiquités de Saint-Remi, autres témoignages de la magnificence et de la domination romaine.

Il y avait peu de jours que nous étions de retour à Marseille, quand mon camarade fut rappelé tout à coup à Paris par les suites de l'opération qu'il avait commencée, et aussi par l'intention d'en lier une nouvelle de même nature. Comme le succès de ces sortes d'affaires exigeait une grande célérité d'exécution, et qu'il lui importait d'emmener avec lui quelqu'un qui devait l'y aider, il m'engagea à l'attendre à Marseille pendant les quinze ou vingt jours que durerait son absence, pour en repartir ensemble après son retour. «Restez avec nous, me dit Méchin, vous ne connaissez pas la Provence. Nous ferons une tournée dans le département du Var et dans celui de Vaucluse, que la commission doit visiter.»

Nous touchions à la fin de décembre. La veille même de Noël, nous nous mîmes en route pour Toulon. Le temps était magnifique; c'était celui d'un beau jour d'avril sous le climat de Paris. Quittant la voiture pour monter un cheval qu'on avait mis à ma disposition, je pus jouir à l'aise du spectacle que m'offrait une nature tout-à-fait nouvelle pour moi. Ces pins que traverse la vallée de Cuge, ces immenses rochers entre lesquels est frayée la route d'Oulioule, tout cela me frappait d'étonnement. Il redoubla quand, sorti de ces gorges, je vis Toulon se dessiner comme un croissant entre les montagnes qui l'abritent du côté du nord, et la mer qui baigne ses murs du coté du midi.

On m'expliqua sur les lieux mêmes toutes les opérations du siége, et particulièrement celles qui avaient forcé les Anglais à sortir de cette ville qu'ils n'avaient pas prise, et qu'ils tenaient pour imprenable. Une batterie qui foudroyait la rade où stationnait leur escadre opéra ce prodige. Le jeune capitaine qui avait conçu cette combinaison me parut un général. Un an après, toute l'Europe fut de cet avis.

J'employai en excursions les dix jours que je passai à Toulon. Aussitôt après le déjeuner, je sortais de la ville avec Méchin, et nous allions visiter les positions que l'ennemi avait occupées, telles que le pas de la Masque et le Mont-Faron, positions flanquées et couronnées de redoutes réputées inaccessibles, et où nous n'arrivâmes qu'avec des peines incroyables, quoique nous n'eussions rien à porter que le bâton qui nous soutenait; positions jusques auxquelles, le sac sur le dos et le fusil sur l'épaule, nos soldats avaient néanmoins gravi sous la mitraille, et qu'ils avaient emportées à la baïonnette.

Nous poussâmes nos courses jusqu'à la ville d'Hières où je passai une nuit. M. Fille, propriétaire des plus beaux bosquets d'orangers qui soient dans cette moderne Hespérie, ne voulut pas que nous prissions gîte ailleurs que chez lui. Là commença pour moi l'année 1796, année sans hiver. Quand je me réveillai au rayon d'un soleil de printemps, de mon lit, d'où j'apercevais le jardin, je me vis entouré d'arbres couverts d'or et d'argent, d'orangers chargés de fleurs et de fruits. Le parfum qu'ils exhalaient, joint à celui d'un monceau de violettes que le domestique de la maison m'avait apporté de la part de son maître, remplissait ma chambre où pénétrait aussi la douce chaleur qui en provoquait le développement. Je m'habillai les fenêtres ouvertes, à une époque où un habitant de Paris ne croit pas pouvoir calfeutrer assez exactement les siennes.

À Toulon, où je retrouvai Fréron à l'auberge, je fus témoin d'une scène qui, tout en peignant son caractère, peint aussi celui d'un homme qui n'a pas moins marqué que lui à l'époque la plus désastreuse de la révolution, mais qui s'est tiré d'affaire avec plus d'habileté; scène de comédie, bien que jouée par des acteurs tragiques. Cet homme, dont j'ai déjà parlé, est Salicetti.

Ce député, qui avait été fortement compromis dans les troubles de prairial, s'était soustrait par la fuite au mandat lancé contre lui, et était allé attendre en Corse le moment de reparaître sans danger sur la scène politique. Ce moment lui paraissant arrivé, car le gouvernement directorial venait d'être substitué à celui de la Convention, Salicetti, protégé d'ailleurs par l'amnistie, s'était hâté de revenir en France. Débarqué à Toulon, son premier soin fut d'aller saluer le commissaire du gouvernement, c'est-à-dire le chef du parti qu'il avait voulu faire proscrire et qui l'avait proscrit. Rien de plus cordial que leur entrevue. On ne se serait pas douté que des hommes qui s'embrassaient si affectueusement se fussent réciproquement disputé leur tête. Fréron offre à dîner à Salicetti; celui-ci accepte, et les voilà buvant ensemble aussi gaiement que deux housards qui viennent de se sabrer boivent entre deux escarmouches, en attendant le signal de se sabrer de nouveau. Au fait, il n'y avait pas plus de rancune entre eux qu'il n'y en a entre deux joueurs d'échecs, le jeu terminé. Les haines de parti n'entraînent pas toujours des haines personnelles.

Après le dîner, Salicetti, à qui Fréron offrait un appartement, lui déclara en le remerciant qu'il ne pouvait prolonger son séjour à Toulon, et qu'il partait à l'instant même pour Paris. «Puis-je t'être là de quelque utilité? ajouta-t-il; dispose de moi. N'as-tu pas quelque commission pour Barras? n'as-tu rien à lui demander? dépêche-toi. Quand on met en activité une organisation nouvelle, il faut, dès le premier moment, s'y faire caser. Les places sont au premier occupant; pour peu que vous tardiez, vous les trouvez toutes prises.—C'est à quoi je pensais, dit Fréron. Mes fonctions de commissaire du gouvernement ne sont que temporaires; dans quelques mois ma mission sera terminée. Je n'ai pas été réélu, pas plus que toi, à la nouvelle législature; si je ne prends mes mesures, je me trouverai tout-à-fait écarté des affaires; je me trouverai dans la rue. Mais j'ai jeté mon dévolu sur certaine place que Barras ne peut me refuser, celle de commissaire du gouvernement auprès de l'armée d'Italie.—Excellente idée! s'écrie Salicetti. Au fait, le Directoire a intérêt à mettre cette armée sur un pied formidable. L'importance de cette place s'accroîtra en raison de celle de l'armée. Tu as sans doute déjà écrit à Barras à ce sujet?—Pas encore; mais à mon retour à Marseille, où je lui rendrai compte de la tournée que je fais, et à laquelle les intérêts de l'armée d'Italie ne sont pas étrangers, tu penses bien que je n'oublierai pas de lui parler de cet objet.—Bien; mais en attendant, je le préviendrai, moi, de ton désir. Rien de plus fondé qu'une pareille demande; personne n'a plus de droits que toi à cette place; personne n'y est plus propre. Avant peu tu auras de mes nouvelles.»

Cela dit, après avoir embrassé derechef son ancien collègue, Salicetti se jette dans sa chaise de poste. «À Paris au plus vite, et par le plus court», criait-il au postillon.

«C'est vraiment un drôle de corps que ce Salicetti!» disait Fréron. Quinze jours après il en eut la preuve. Comme il n'était jamais pressé, il n'avait pas encore expédié ses dépêches au Directoire, mais il songeait sérieusement à s'en occuper, quand à déjeuner on lui apporte je ne sais quel journal. Il y jette les yeux: «Salicetti est nommé commissaire du gouvernement près de l'armée d'Italie! s'écrie-t-il. C'est vraiment un drôle de corps que ce Salicetti!» ajoute-t-il en éclatant de rire.

J'avais la facilité de voir dans tous leurs détails les établissemens qui depuis plus d'un siècle faisaient de Toulon l'une des premières villes maritimes du monde; j'en usai. Sur cette place, encombrée de ruines encore fumantes, ce qui avait échappé à une destruction absolue excitait encore l'admiration. À ces immenses débris on pouvait juger de l'immensité de nos pertes. Et ce sont des Français qui avaient livré Toulon à l'étranger auteur de ces ravages! Si cet aspect n'excusait pas l'atrocité de leur châtiment, du moins faisait-il concevoir le premier emportement qui l'avait ordonné.

Quelques vaisseaux en construction avaient pourtant été sauvés des flammes, tels que le Thémistocle, le Franklin, le Guillaume-Tell et le Sans-Culotte, depuis nommé l'Orient; leurs carènes seules étaient terminées. Gréés et armés à l'occasion de l'expédition d'Égypte, ces bâtimens furent pris ou brûlés deux ans après dans la rade d'Aboukir: leur sort était de ne pas échapper aux Anglais.

Des constructions de Toulon, celles qui m'étonnèrent le moins ne sont pas les bassins de Brogniard; ateliers immenses bâtis dans la mer, au-dessus du niveau de laquelle ils s'élèvent. Leurs parois, qui dessinent une ellipse, sont intérieurement façonnées en degrés; on se croit là dans une arène antique jetée au milieu des ondes. Dans l'intérieur de ces bassins, qui, par le moyen des pompes et d'une écluse, se vident et se remplissent à volonté, se fabriquent à sec les vaisseaux, qui s'y trouvent à flot dès qu'ils sont achevés. La précipitation avec laquelle l'ennemi fut obligé d'évacuer le port ne lui permit pas de dégrader ces constructions, heureusement incombustibles.

Nous fîmes aussi dans la campagne quelques promenades de pur agrément. C'était le moment de la cueillette des olives et de la fabrication de l'huile. Les vendanges sont plus gaies, même celles de Surène.

CHAPITRE III.

Excursion dans le Comtat.—La fontaine de Vaucluse.—Inconvéniens de l'excès de confiance.—Antiquités d'Orange.—Retour à Marseille.

Lenoir n'était pas encore revenu de Paris quand je revins à Marseille. Je l'y attendais, lorsque Méchin me proposa de l'accompagner dans une tournée que la commission allait faire dans le département de Vaucluse.

Vaucluse! quels souvenirs ce nom-là ne réveille-t-il pas dans la tête d'un poëte? J'acceptai la partie à condition que je ferais le voyage à cheval. Je ne sache pas de meilleure manière de voir le pays. Le lendemain nous allâmes coucher à Aix. Comme je ne me mêlais pas des affaires, et qu'indépendamment de ce que je n'avais pas mission pour cela, mon goût ne m'y portait pas, pendant que le commissaire et les fonctionnaires publics discutaient les mesures relatives au maintien de l'ordre, je parcourais la ville avec Méchin, dont la présence au conseil n'avait pas été jugée nécessaire.

Le Cours me parut d'une beauté remarquable: nulle part je n'ai vu d'arbres comparables aux ormes plus que séculaires qui dessinent les allées de cette promenade; mais malheureusement portaient-ils un caractère de vétusté qui peut-être n'aura pas permis de les conserver jusqu'à ce jour. Beaucoup avaient perdu leur aplomb, et formaient avec le niveau de la chaussée un angle plus ou moins aigu: ainsi l'alignement de leurs bases ne se retrouvait pas, à beaucoup près, à leurs sommets.

La grande allée de ce Cours est ornée de plusieurs fontaines jaillissantes. L'une d'elles était enveloppée d'une épaisse vapeur: instruit que cela provenait d'une source d'eau chaude qui alimente aussi des bains, je résolus d'en essayer.

Méchin partageant ma fantaisie, nous nous rendîmes à ces bains. Ils sont établis, autant que je puis m'en souvenir, dans des chambres voûtées. L'eau, ce dont je me souviens très-bien, y coule incessamment dans des cuves de marbre, et se maintient ainsi toujours à la même température, celle de 27 ou 28 degrés. Ces eaux, auxquelles on n'attribue aucune vertu curative, sont néanmoins douées d'une singulière propriété: si elles n'ont aucune action sur les corps malades, du moins fortifient-elles les corps en santé. C'est ce à quoi faisait allusion un phallus en marbre qui, de la niche où il était placé, semblait opérer ce prodige. Des iconoclastes l'ont renversé de son trône; mais cette onde, d'où il semblait aspirer une jeunesse toujours nouvelle, n'a rien perdu de sa vertu, ainsi que le constate ce distique ou cette épitaphe inscrite sur une tablette de marbre, et incrustée à la place même d'où l'outrage l'a détrôné.

Præses phallus abest. Erasit barbara dextra,
Sed latet in tepidis ipse Priapus aquis.

D'Aix, nous nous rendîmes le lendemain à Avignon.

Notre voyage se fit sans accident, mais non pas sans danger. Les ressentimens provoqués contre Fréron par la rigueur de sa première mission fermentaient encore dans les départemens où le rappelait une mission pacifique. En sortant d'Orgon, bourg dont les habitans se sont plus d'une fois signalés par leur brutalité, les postillons culbutèrent sa voiture qu'ils firent passer au grand galop sur une borne, dans l'intention évidente de la briser. Voyant le proconsul sorti de là sain et sauf, le maître de poste, dont ils n'avaient fait qu'exécuter les ordres, leur reprocha, il est vrai, assez vivement leur maladresse; mais dans quel sens l'entendait-il?

Cependant j'étais parti en avant sur un bidet que l'on m'avait donné dans l'intention de me faire rompre le cou. Je ne conçois pas comment cela n'est pas arrivé. N'ayant nul soupçon du fait, je soutenais de mon mieux cette misérable monture; et, tout en maudissant l'état de cette poste à laquelle j'imputais le tort de son maître, je gagnai clopin-clopant le relai suivant, où le cortége ne me rejoignit que long-temps après mon arrivée. Là, je reconnus qu'on avait eu l'intention de me traiter comme complice du voyageur dont je n'étais pas même le camarade. Les apparences, au fait, m'avaient calomnié auprès de cette population, qui ne pouvait croire au repentir de Fréron, et m'avait fait une assez rigoureuse application du proverbe: Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Ce proverbe, au reste, aurait justifié Fréron, si on avait jugé de ses sentimens par ceux des conseillers qui l'assistaient alors, hommes modérés s'il en fut; mais les gens de parti raisonnent peu, surtout en Provence, où ils ne raisonnent jamais.

Le proconsul reçut à Avignon un accueil bien différent de celui qu'on lui avait fait à Orgon. Là c'est par un autre intérêt que les têtes étaient exaltées. Les autorités locales l'attendaient hors de la ville, où il entra escorté d'une populace qui exprimait par les cris les plus perçans et par la pantomime la plus animée une joie qui avait tous les caractères de la fureur.

J'aime à le dire, Fréron ne se rendit pas digne de l'affreuse reconnaissance dont ils lui escomptaient les témoignages. Envoyé pour réprimer les haines et non pour les satisfaire, il le fit. Les patriotes opprimés par la compagnie du Soleil, par la compagnie de Jésus ou de Jéhu, descendant des bois du mont Ventoux qu'ils habitaient depuis plusieurs mois, revinrent dans leurs domiciles; ils y furent protégés contre leurs persécuteurs, mais non pas secondés pour les persécuter, ce à quoi ils n'étaient que trop portés.

À Avignon nous rencontrâmes Lenoir qui revenait de Paris, où il avait opéré une nouvelle transmutation; il courait en entreprendre une autre à Marseille, s'il y avait lieu, et rendre compte à ses associés. Comme ses affaires devaient l'y retenir un mois au moins, il m'engagea à ne pas interrompre ma tournée et à continuer de visiter le département de Vaucluse avec Méchin, qui lui promit que nous viendrions le rejoindre dès que nous aurions vu la fontaine de Pétrarque et les antiquités d'Orange.

Avignon est une jolie ville. Quoiqu'ils semblent faits avec du croquet, ses remparts ne sont pas indignes des éloges qu'on leur prodigue à Paris sur la foi de M. d'Asnières. Entre eux et le Rhône est une fort belle promenade. On trouve fréquemment des témoignages de la munificence pontificale dans cette enceinte, plus riche toutefois en monumens du moyen âge qu'en ruines romaines, et en vieilleries qu'en antiquités. La prison qui fut le palais des papes, et où résidait le vice-légat, est imposante par sa masse. Je la voulais visiter; mais je renonçai à ce projet quand j'appris que là s'était déployée avec plus de rage que partout ailleurs la fièvre révolutionnaire, dont les accès ont été si terribles dans le Comtat; que là était cette glacière, ce gouffre que le féroce Jourdan avait comblé de ses victimes.

Avec quel empressement je m'échappai de cette élégante et malheureuse cité, pour aller me reposer de ces douloureuses impressions dans le vallon qu'habitait et qu'a célébré Pétrarque!

C'est bien du Comtat qu'on peut dire paradis habité par des diables. Pas d'hiver pour cette heureuse contrée. Nous étions à peine au commencement de février; déjà les amandiers en fleur rendaient l'aspect du printemps à ses prairies où la Sorgue, étendant ses bras, promène au milieu d'une verdure éternelle des eaux que sans exagération poétique on peut dire argentées. À mesure qu'on se rapproche de sa source, la Sorgue, qui se recueille en un seul lit, prend un caractère plus tumultueux. Toujours rivière par sa profondeur, c'est avec le fracas d'un torrent qu'elle précipite de roc en roc ses eaux turbulentes, mais encore limpides. En remontant son cours, nous arrivâmes au bassin d'où elles s'échappent. C'est ce qu'on appelle la fontaine de Vaucluse.

C'est entre deux montagnes des plus âpres, vallon clos par un rocher non moins aride et coupé à pic[21], que surgit cette source merveilleuse. L'aspect de Vaucluse varie suivant la saison: en été ses eaux ne s'élèvent pas, à beaucoup près, au niveau des rochers qui bordent son bassin, et le voyageur peut descendre jusqu'à une certaine profondeur dans le puits qui les renferme; en hiver, grossies par la fonte des neiges et par les pluies, non seulement elles remplissent toute la capacité de cet abîme, mais, franchissant les plus hautes digues qu'il leur oppose, elles en jaillissent en mille cascades avec un bruit que les échos accroissent jusqu'à vous assourdir.

Les eaux étaient parvenues à leur plus haut degré d'élévation. C'est un contraste singulier que leur tranquillité dans la vaste coupe où elles semblaient dormir, et la turbulence avec laquelle elles en débordent en bouillonnant à travers les débris couverts d'écume et de mousse et enveloppés d'une poussière humide. Cette nature sauvage me semblait plus en harmonie avec une âme forte qu'avec une âme tendre; avec la passion d'un amant au désespoir, qu'avec celle d'un troubadour qui se complaisait dans son martyre. Ignorant les faits, j'y aurais vu la retraite de Dante plutôt que celle de Pétrarque.

On nous fit remarquer à gauche, sur le penchant de la montagne, des ruines qu'on nous dit être celles du château où venait soupirer l'amant de Laure. Ce gîte ressemble plus au nid d'un milan qu'à celui d'un tourtereau. Sur la droite, dans une bicoque appelée municipalité, on nous montra le portrait de ce poëte et celui de sa dame: s'ils ressemblent, ils prouvent que Laure avait assez raison de ne pas aimer Pétrarque, et que Pétrarque avait un peu tort de tant aimer Laure; celui de Pétrarque prouve de plus que ce tendre chanoine n'était rien moins que maigre, ce qui contrarie un peu l'idée que je m'en étais faite; mais l'obésité et la sensibilité ne sont pas absolument incompatibles, témoin M. de Lally.

Leclerc, dans cette excursion, fit preuve d'une double habileté. Rien n'égale l'agilité avec laquelle il gravissait les pentes les moins praticables; il courait comme un chamois à travers ces roches où nous avions peine à marcher: deux ans de séjour sur le Mont-Cénis, où il avait fait la guerre de montagne, lui avaient donné cette habitude; il en avait aussi rapporté un talent remarquable pour la cuisine militaire: rien de meilleur que la soupe à l'ognon qu'il nous fit à Lille, où nous déjeunâmes. Il est vrai que nous apportions à déguster ce mets spartiate l'assaisonnement exigé par Lycurgue, l'appétit.

De retour à Avignon, je fus fort surpris d'y retrouver Lenoir, et plus surpris encore de ne pas le retrouver gai comme de coutume. En effet, il n'avait pas lieu de l'être; il me le prouva en trois mots: «J'ai été volé!»

En réglant ses comptes à Marseille avec ses associés, il avait reconnu que, sur 60,000 francs en or qu'il croyait rapporter, il lui en manquait 24,000; ils lui avaient été pris en route. Par qui? la justice ne le sait pas encore; car la justice est souvent la dernière à savoir ce que tout le monde sait. Mais voici les faits.

De Paris à Lyon, Lenoir était venu en poste, et à Lyon il s'était embarqué sur le Rhône, non pas dans un bateau, comme à son premier voyage, mais sur la barque publique, où il avait trouvé grande compagnie. On mit plusieurs fois pied à terre pendant le trajet, soit pour attendre le vent, soit pour prendre ses repas. Comme il n'avait pas amené de domestique, il accepta les services d'un passager catalan dont la physionomie lui avait inspiré au premier aspect la plus grande confiance, et il le chargea, chaque fois qu'il descendait à terre, de porter et de rapporter à sa suite un havresac de peau de veau dans lequel était renfermé son trésor, composé de je ne sais combien de rouleaux qui reposaient, non pas sous la protection d'une double serrure, mais sous celle de trois ou quatre boucles. Arrivé de nuit au Pont-Saint-Esprit, le patron de la barque refusant de se hasarder avant le jour dans ce passage difficile, ceux des voyageurs qui voulaient passer une bonne nuit allèrent attendre l'aurore à l'auberge. Lenoir fut du nombre; il aime ses aises. Cette fois-là ne croyant pas nécessaire d'emporter le havresac avec lui: «Établis-toi dans mon cabriolet, dit-il à son Catalan; tu y dormiras, et tout en dormant tu garderas les effets qui s'y trouvent.»

À Avignon, Lenoir s'était séparé, non sans lui laisser des preuves généreuses de son extrême satisfaction, du fidèle serviteur que le hasard lui avait donné, et le voilà, toujours sans escorte, en route pour Marseille, où il arriva encore sans mauvaise rencontre. Il n'oublia pas de dire à ses associés combien ce brave Catalan lui avait été utile, ne tarissant pas d'éloges sur son compte: «La probité, disait-il, est bien plus commune, ou plutôt la friponnerie est bien moins rare qu'on ne le croit.» Il ne fut plus de cet avis quand il eut reconnu le déficit de sa caisse, déficit qu'au reste il voulait supporter seul, ce à quoi ses associés ne consentirent pas.

Il était évident qu'averti par la pesanteur du sac de la valeur des objets qu'il renfermait, le Catalan avait profité de la nuit où il lui avait été absolument abandonné, pour en distraire quelques rouleaux. Il avait même opéré avec discrétion, puisque, maître de tout prendre, il s'était contenté d'une partie de la somme. Cette circonstance frappa singulièrement Lenoir, qui, tout en me racontant le fait avec quelque chagrin, me disait: «Tu vois bien qu'il y a pourtant chez les coquins un certain esprit de justice, et que tu avais tort de te moquer de moi quand je te disais qu'on peut s'arranger avec eux.»

On mit la police aux trousses du voleur. Il fut arrêté à Nîmes: on ne trouva rien sur lui. D'après des renseignemens certains, il était évident néanmoins qu'il était sorti de la barque pendant la nuit; et ses propos donnaient lieu de croire que, pendant son absence du bord, il avait enfoui dans un champ la somme distraite; mais on ne put pas obtenir de lui l'aveu précis de ce fait: la crainte et l'intérêt y furent impuissans; et, malgré sa conviction intime, le magistrat fut obligé de faire relaxer le prévenu faute de preuves suffisantes.

Lenoir que j'avais accompagné à Nîmes retourna à Marseille rendre compte à ses cointéressés du vain résultat de ses recherches, et je ne l'y rejoignis qu'après avoir été explorer avec Méchin les antiquités d'Orange, le théâtre et l'arc triomphal élevé à la gloire du vainqueur des Cimbres, à la gloire de ce Marius dont j'ai essayé de retracer la terrible physionomie, et à qui je dois mon premier succès.

Fréron était à Orange. Je veux citer un trait de son obligeance. Un négociant m'avait prié de lui obtenir une permission pour importer de Gènes à Marseille cinquante mille livres de cire. Je demandai cette permission au proconsul. Mais comme j'étais très-peu familiarisé avec ces sortes d'affaires, et que, n'ayant pas pris de note, je craignais de rester au-dessous du nombre désigné, au lieu de cinquante mille livres, je dis cinq cent mille. «Cinq cent mille livres de cire! me dit Fréron: il y a là de quoi éclairer toute la Provence.» La permission n'en fut pas moins délivrée, mais à moi, et non au spéculateur pour qui je la sollicitais. Je la lui remis toutefois, et ce n'est pas sans étonnement qu'il se vit accorder dix fois plus qu'il ne demandait. Quel usage a-t-il fait de cette pièce? Je ne sais; je n'ai pas plus songé à m'en informer qu'on a songé à m'en instruire. Je me souviens seulement que ce service m'a valu un petit baril d'anchois, que la reconnaissance du spéculateur me força d'accepter.

Je revins d'Orange à Marseille avec Méchin. Nous fîmes la route avec les mêmes chevaux, tout d'une traite à peu près; car nous ne nous arrêtâmes que six heures à Orgon. Partis d'Orange à dix heures du matin, le lendemain nous étions à Marseille à l'heure du spectacle, où nous nous étions promis d'assister. Je ne sais pas comment nos montures et celles de deux housards qui nous accompagnaient purent résister à la fatigue d'une course aussi extravagante.

Un intérêt assez tendre stimulait, autant que je puis m'en souvenir, l'activité de mon camarade. Quant à moi, rien ne me pressait que cette impatience qui m'a toujours porté à faire le plus de chemin possible dans le moins de temps possible.

CHAPITRE IV.

La beaume de Roland.—Promenade à Aren.—Il neige.—M. d'Offreville.—Richaud Martelli.—Facétie.

Les six semaines que nous passâmes encore à Marseille furent toutes données au plaisir. La société qui s'était apprivoisée avec nos cheveux ne nous trouvait pas aussi diables que noirs. Plus de parties sans nous. Au fait, sans nous, il y en avait peu de bonnes: je dis nous, parce que Lenoir ne se séparait pas de moi, et qu'il animait tout de sa gaieté originale et intarissable. C'était invitation sur invitation; tantôt à la ville, tantôt à la campagne; tantôt dans une bastide, tantôt dans une autre. Chez le royaliste, comme chez le républicain, le plaisir avait opéré la fusion des partis. On n'avait plus d'opinion à table, et nous y étions toujours.

Je ne sais qui nous donna à déjeuner à Aren, petit village peu distant de Marseille, et jeté sur une plage où l'on va manger des coquillages, et particulièrement des oursins. Les Marseillais sont friands de ce mets, qui est au fait très-délicat. Comme les aiguilles dont ils sont recouverts les rendent difficiles et même dangereux à ouvrir, et que les cabaretiers d'Aren ont seuls ce talent, on va chez eux pour s'en régaler, comme on va se régaler d'huîtres au rocher de Cancale. Nous mangeâmes aussi là d'autres mets de même nature, des lépas, des clovis, mais pas d'huîtres; les huîtres de la Méditerranée ne valent pas à beaucoup près celles de l'Océan.

Tout en déjeunant, nous faisions la conversation avec un vieux pêcheur. Il était triste, mais de la tristesse la plus divertissante. À en croire ce brave homme, qui n'était rien moins qu'un sans-culotte, quoique la partie inférieure de son vêtement ne fut pas dans un complet état de conservation, son métier était moins productif que jamais. Le thon avait déserté les côtes de Provence, la sardine y devenait rare; pas plus d'anchois que sur ma main: «Il n'y a plus de poisson dans la mer depuis la révolution!» disait-il en soupirant.

«Vous ne quitterez pas la Provence sans aller voir la beaume de Roland, nous dit une Marseillaise fort gentille, qui, je crois, pouvait se reprocher un peu la fatigue qui retenait encore nos chevaux sur la litière.—Qu'est-ce que la beaume de Roland?—Une caverne immense creusée par la nature dans des montagnes rocailleuses qui sont à une lieue et demie de la ville.—Allons-y demain.—Le chemin est impraticable pour les voitures et même pour les chevaux.—Allons-y à pied.—Mais qui nous montrera le chemin?—Moi, jusqu'au village le plus proche de la montagne; là, vous trouverez des guides qui ont le fil de ce labyrinthe et des flambeaux pour vous éclairer. À dix heures précises, nous partirons. Il faut cinq heures tant pour le voyage que pour visiter la grotte, et les jours sont courts.—À demain donc.—À demain.»

Le lecteur a déjà compris que beaume en Provence est synonyme de caverne, de grotte. De là le nom de Sainte-Beaume que porte la retraite où Madeleine vint, dit la tradition, pleurer entre Marseille et Toulon les doux péchés qu'elle avait commis à Jérusalem et à Jéricho; retraite souterraine, taillée par la nature dans les bois de sapins qui dominent la vallée de Cuge, et à laquelle j'ai grand regret de n'avoir pas pu faire un pélerinage.

Le lendemain, à l'heure dite, nous nous trouvâmes au rendez-vous, où la dame nous rejoignit bientôt avec une de ses cousines, autre Marseillaise aussi belle que celle-ci était jolie.

Après une heure et demie de marche, nous arrivâmes au pied de la montagne, monceau de roches qu'il nous fallut escalader, et que ces dames gravissaient comme des chèvres. Parvenus à une certaine hauteur, nous nous trouvâmes au bord d'une espèce d'entonnoir, dans la profondeur duquel nous descendîmes, non pas sans trébucher. «Vous êtes à l'entrée de la beaume,» nous dit-on quand nous fûmes au fond. «Où donc est cette entrée?» demandions-nous.

Nulle ouverture ne s'offrait à nos yeux. «À genoux, Messieurs, nous dirent ces dames.—À quatre pates», ajoutèrent les guides en s'y mettant; et nous voilà suivant à quatre pates ces hommes qui se glissaient sous une roche dont la base aplatie nous semblait poser sur la terre quand nous étions debout, mais entre laquelle et le sol se trouvait un passage de trois pieds de hauteur à peu près, dont cette roche, qui se détachait comme un auvent du massif dont elle faisait partie, nous avait dérobé la vue.

À mesure que nous nous enfoncions dans ce couloir, où les deux dames ne voulurent passer que les dernières, il s'élevait et s'élargissait si bien qu'après avoir rampé quelques toises, nous nous trouvâmes dans une chambre où nos guides allumèrent leurs flambeaux à une lanterne qu'ils avaient apportée, chambre dont les proportions déjà imposantes nous causèrent quelque étonnement. Il devait augmenter, car nous n'étions encore que dans le vestibule d'un souterrain de proportions tout-à-fait gigantesque; on eût dit un temple consacré aux dieux infernaux. Nous le parcourûmes dans toute son étendue.

Écrivant de souvenir, et sans notes, il me serait difficile, au bout de trente-six ans, d'en tracer la mesure avec l'exactitude qu'y mettrait un géomètre; mais j'en puis donner une idée approximative, mon imagination me la représentant encore dans tous ses détails comme si je venais d'en sortir.

Qu'on se figure une nef de trente pieds d'élévation et flanquée de plusieurs autres semblables à des chapelles distribuées autour d'une enceinte couronnée par une coupole. Cette nef, que n'a point fabriquée la main des hommes, semble néanmoins être le produit de l'art du moyen âge combiné avec celui de l'antiquité, et participe tout à la fois du style gothique et du style grec; du style gothique, par les courbes que décrivent les arêtes de ses voûtes, qui sous certains aspects ressemblent aux arceaux de nos vieilles cathédrales; du style grec, par les formes qu'affectent les énormes stalactites qui sur plusieurs points forment entre la voûte à laquelle elles se tiennent et le sol sur lequel elles s'appuient des colonnes d'une régularité presque corinthienne.

Ces stalactites ne descendent pas toutes jusqu'à terre, ni ne s'élèvent pas toutes jusqu'à la voûte. Dans le premier cas, les énormes gouttes qu'elles figurent ressemblent à ces ornemens qui se détachent des ogives de certaines églises, de celles de la cathédrale de Burgos par exemple; dans le second, on les prendrait, suivant leur élévation plus ou moins grande, pour des colonnes séparées de leurs chapiteaux ou pour des autels qui sortent de terre.

Au milieu d'une de ces chapelles à gauche, au sommet d'un plan incliné qui s'élève à six ou sept pieds, est un autel de ce genre. Une partie de notre société s'était par hasard groupée autour de ce singulier monument qu'illuminaient nos torches funèbres. On eût dit un appareil inventé pour donner plus de solennité à un serment prêté sur l'autel des Furies. L'inégale distribution de la lumière, qui ne pénétrait pas dans toutes les anfractuosités de cette caverne, ses lueurs rougeâtres, l'opacité des ombres au milieu desquelles elle oscillait, la pâleur des visages sur lesquels elle se reflétait, tout concourait à donner à cette scène fortuite un caractère funèbre que complétait le vol de quantité de chauves-souris qui se précipitaient en tournoyant sur nos flambeaux.

Denon, à qui je fis quelques années après, sur le lieu même, une description de cette scène pittoresque, en a tracé un croquis qu'on retrouvera dans son Voyage en Égypte.

Pourquoi a-t-on donné à cette beaume le nom de Roland? Il me semble que la description que donne l'Arioste d'une caverne où se réfugiaient les brigands avec lesquels s'escrima ce paladin s'accorde assez avec celle de la grotte que nous venons de parcourir[22]. Des voleurs ont bien pu habiter ces catacombes, et je ne serais pas surpris qu'en des temps de persécution elles eussent servi d'asile à plus d'un proscrit.

Dans sa partie la plus reculée, au fond d'une grotte moins élevée, par une espèce de soupirail qui n'est guère plus large que la forme d'un chapeau, on entend le bruit d'un torrent souterrain. Nous y jetâmes des pierres; mais nous ne pûmes juger par ce moyen de la profondeur de l'abîme où elles tombaient: le bruit des eaux absorbait tous les autres.

Après avoir déclamé, chanté, hurlé tout à loisir dans cette singulière décoration, et fait avec quelques bouteilles de vin de Bordeaux des libations aux divinités infernales, avertis par nos torches qu'il était temps de sortir, nous retournâmes au jour par le même chemin. Ce voyage vaut bien celui des enfers, bien que les démons que nous avions avec nous n'eussent pas l'aspect trop terrible, et ne fussent rien moins que des anges de ténèbres.

L'hiver s'était à peine fait sentir cette année en Provence. Dans les premiers jours de mars, le temps devint tout à coup assez rigoureux. Il neigea. À l'aspect de ce phénomène, toute la population de Marseille me parut atteinte de folie: chacun de pétrir la neige, et d'en former des boules avec lesquelles on assaillait les passans. Malheur à qui traversait la rue pour le quart d'heure: ni son rang, ni sa fortune, ni son âge ne le protégeaient; il devenait le point de mire sur lequel se dirigeaient ces projectiles improvisés. D'en haut, d'en bas, de droite, de gauche, en arrière, en face, de tous les côtés, ils pleuvaient sur lui dru comme grêle. Les gens du peuple, les ouvriers, les servantes surtout quittaient tout pour ce plaisir auquel le soleil de midi pouvait mettre un terme, ce qui, à leur grand regret, arriva dès dix heures.

Nous employâmes ce mois de mars à nous divertir, partageant notre temps entre la promenade à cheval, le bal, le spectacle, et quelquefois aussi le jeu, où nous ne comptions que par milliers de francs; mais cela n'excédait pas les moyens du moins opulent d'entre nous.

Le théâtre de Marseille a toujours été monté sur le pied le plus magnifique. On y jouait tous les genres, depuis le grand opéra jusqu'au vaudeville, depuis la tragédie jusqu'à la farce. Disons à cette occasion que, pendant notre séjour, on y donna un ballet de la Tentation. C'était tout bonnement le pot-pourri de Sédaine traduit en pas de rigaudons. Il n'y avait pas de paroles dans cette Tentation-là; elle n'en était pas pour cela plus mauvaise qu'une autre, pas plus mauvaise que la mienne.

Parmi les acteurs tragiques, il s'en trouvait un qui avait joué à Rouen dans mon Marius. Le directeur m'ayant témoigné le désir de mettre cette pièce à l'étude, je consentis à en suivre les répétitions. Je n'eus pas lieu de m'en repentir; elles me mirent en relation avec quelques gens de talent, et particulièrement avec un homme qui, à plus d'un titre, jouissait de l'estime publique; c'est Richaud Martelli.

Martelli avait étudié pour être avocat; mais un penchant invincible l'entraînant vers le théâtre, il s'était fait comédien. C'est un des hommes qui aient le plus relevé l'honneur de cette profession. Il débuta d'abord, non pas sans succès, dans le tragique. L'intelligence, la profondeur, la noblesse, étaient ses qualités dominantes; il ne manquait pas non plus de sensibilité. Il m'avait enchanté dans les rôles de Mahomet, de Ninias et d'Orosmane, qu'il jouait à Versailles en 1783; mais cela ne prouve pas grand'chose. Je sortais du collége; tel acteur que je trouvais sublime alors m'a paru détestable depuis. On pouvait en effet être meilleur que Martelli dans le tragique, bien qu'il n'y fût pas mauvais; on pouvait même être meilleur que lui dans le comique, où il jouait aussi les premiers rôles; mais encore n'a-t-il été donné qu'à peu de personnes de réunir cette double aptitude. Moins ardent, moins brillant que Molé, il le surpassait de beaucoup en justesse et en vérité. Il frappait juste; à Paris néanmoins où il faut frapper fort, il n'eût été placé qu'auprès de Baptiste, homme d'un sens exquis, dont je ne prétends pas rabaisser le talent par cette assimilation.

Martelli s'était fait aussi une honorable réputation comme auteur dramatique. Le plus connu de ses ouvrages est un imbroglio satirique intitulé les Deux Figaro. Cette pièce, intriguée avec talent, est dirigée contre l'auteur du Barbier de Séville et de la Folle Journée, contre le père même de Figaro. Elle a été vivement applaudie. Je doute néanmoins qu'elle eût obtenu tant de faveur, si elle n'était pas remplie d'allusions plus malignes que justes contre un des auteurs qui ont le plus irrité l'envie. J'ignore par quel motif Martelli, qui était bon et honnête, s'est acharné après un homme qui a fait tant d'actions honnêtes et bonnes, et qui ne doit après tout qu'à la réunion des facultés les plus rares et les plus diverses ses nombreux succès dont on commence à ne plus lui faire un crime, quoique ce soit le seul dont on puisse le convaincre.

Martelli s'est aussi essayé dans la fable. Ce genre tient à la comédie; il exige ainsi qu'elle l'esprit d'observation. Le caractère des Deux Figaro ne se retrouve pas pourtant dans les fables de Martelli. Elles se recommandent moins par la malice que par la simplicité, et par l'esprit que par le jugement. Tel était aussi le caractère de sa conversation; elle abondait en traits plus sensés que brillans; personne d'ailleurs n'était plus exempt que lui de cette prétention au bel esprit, qui fait dire tant de sottises.

Je ne dirai pas la même chose d'un certain M. d'Offreville, sot qui fut sot à un tel degré de perfection, que je me crois obligé non seulement de lui accorder, mais aussi d'appeler sur lui toute l'attention à laquelle a droit tout phénomène.

Je connaissais ce d'Offreville dès ma plus tendre enfance. Gentilhomme rimeur comme M. Desmazures, on l'aurait cru le type de cette autre caricature, s'il eût vécu soixante ans plus tôt. Sachant que le comte de Provence (Louis XVIII) aimait les lettres, lui aussi avait acheté une charge dans la maison de ce bon prince. Il s'en était fait remarquer par ses ridicules, quand un accident assez grave accrut l'extravagance à laquelle il était naturellement enclin. Aussi mauvais cavalier que mauvais poëte, un jour qu'en sa qualité de porte-manteau il suivait à la chasse son seigneur qui alors jouissait de la faculté locomotive, un cheval très-vif, que peut-être on lui avait donné par malice, l'emporta et le jeta par terre. L'aventure n'eût été que plaisante, si le malheureux ne fût pas tombé sur la tête: cela ne la raccommoda pas. Il fallut le trépaner: cette opération lui rendit la vie, mais non pas le jugement. Plus métromane que jamais après sa guérison, il obséda tellement le royal Mécène qu'il poursuivait de ses vers, que, se lassant de ce qui l'avait d'abord amusé, celui-ci, comme un enfant qui se dégoûte d'un joujou gâté, ordonna au poëte de vendre sa charge. M. d'Offreville, sans office, ne fut plus qu'un fou suivant la cour.

Douze ou quinze ans s'étaient écoulés sans que je l'eusse revu, quand je le retrouvai à Marseille. Je ne sais quel vent l'avait poussé si loin de Dieppe, sa ville natale. Toujours le même quant au physique, car il avait une de ces figures qui ne changent pas: nez épaté, menton de galloche, bouche fendue jusqu'aux oreilles, petits yeux bordés d'écarlate, et cet air de satisfaction qui siége éternellement sur une sotte physionomie; au moral aussi, il était ce qu'il avait été jadis, n'ouvrant jamais la bouche que pour dire une sottise, même en prose, et l'ayant toujours ouverte.

Ce n'était plus toutefois de petits vers qu'il débitait, mais des alexandrins aussi longs et parfois même plus longs que possible. Cherchant sur les traces de Corneille une célébrité encore plus grande que celle qu'il avait trouvée sur les traces de Chaulieu, et se jetant à corps perdu dans le sublime, il avait composé des tragédies; et, dans l'espérance d'obtenir un ordre en vertu duquel elles seraient représentées sur le grand théâtre de Marseille, il faisait à Fréron une cour obstinée, lui adressant requête sur requête, requêtes en vers comme de raison. Peine perdue: renfermé dans son cabinet, Fréron n'y répondait pas, non qu'il fût très-laborieux, mais parce qu'il était précisément le contraire, et qu'il n'aimait rien tant que le far niente. D'Offreville cependant passait la majeure partie de sa journée dans les salons d'attente avec les agens des différens services, que faute de mieux il prenait pour ses auditeurs: un jour on le surprit déclamant dans l'antichambre, le manuscrit à la main, entre deux gendarmes endormis.

Comme les éloges exagérés qu'on prodiguait à ses pièces exaltaient sa vanité, et que chacun témoignait de jour en jour plus d'impatience de les voir représenter: «Si le commissaire du gouvernement, dit-il un jour, trouve de l'inconvénient à donner au directeur l'ordre de les jouer au grand théâtre, ne peuvent-elles être jouées ailleurs? ne peuvent-elles être jouées non plus que par des comédiens? Pourquoi, puisque vous aimez les beaux vers, ne jouerions-nous pas mes pièces entre nous?»

Chacun d'applaudir à cette proposition, et de s'engager à jouer dans sa tragédie favorite, pièce tartare, qui fut aussitôt dépecée et distribuée. On fut embarrassé un moment pour les rôles de femmes. «Que cela ne vous arrête pas. Chargez-vous du rôle de l'Impératrice, dit je ne sais qui à l'auteur; je me chargerai, moi, du rôle de la confidente; cela réussira parfaitement dans ce pays-ci; on y est familiarisé depuis le roi René avec ces sortes de travestissemens. À la grande procession d'Aix, n'était-ce pas toujours le bedeau de la cathédrale qui faisait la reine de Saba?»

La chose une fois connue, les demandes se multiplièrent; et, pour satisfaire tout le monde, d'Offreville multipliait les rôles à l'infini: «Je ferai pour vous un Tartare de plus, disait-il à chaque amateur; mais quand me jouerez-vous donc?»

Il répéta tant et tant de fois cette question, qu'à la fin nous résolûmes de le jouer réellement. Martelli composa à cet effet un prologue dans lequel le schah de Perse, tourmenté d'insomnie, faisait chercher partout un remède à son mal. La sultane favorite, qui le tenait, disait-il, trop éveillé, et à qui pour cela il voulait faire couper la tête, lui proposait un remède plus puissant que l'opium et que tous les somnifères réunis: «Qu'est-ce?—Un grand poëte est arrivé d'Occident. Il sait de ces paroles magiques qu'on n'entend pas sans bâiller; j'en bâille encore de souvenir. Écoutez-le, grand prince, et que je meure si vous ne dormez!—Qu'on m'amène ce poëte, disait le schah»; et alors d'Offreville, habillé en mamamouchi, et qui ne devait pas avoir eu communication de la pièce, serait introduit sur le théâtre, et, à l'invitation de la sultane, déclamerait une tirade de sa tragédie.

Cette mystification eut un plein succès. C'est sur un fort joli théâtre, qui appartenait, je crois, à M. Clary, qu'elle s'exécuta devant la meilleure société de Marseille. Introduit au milieu des applaudissemens, d'Offreville débite, avec l'emphase la plus ridicule, le plus ridicule de ses monologues. Les applaudissemens de redoubler. Tombé de son trône, où la puissance de ces vers l'avait assoupi, le roi de Perse proclame, en se réveillant, l'auteur d'un morceau si sublime poëte de l'empire persan, et ordonne qu'il soit procédé à l'instant même à sa réception. Elle se fit conformément au programme suivant, qui avait été ajouté à la pièce de Martelli.

Grande ouverture composée de l'air des Trembleurs et de l'air des Pendus. Puis arrivaient sur deux files tous les personnages qui avaient figuré dans le prologue. L'orchestre exécutait cependant la gamme montante et descendante. Entre le grand-visir et le grand maître des cérémonies, marchait le poëte lauréat, sans turban, sans perruque. «Maître des cérémonies, disait le roi de Perse, expliquez-nous les secrets de l'art dans lequel ce grand homme excelle.»

LE MAÎTRE DES CÉRÉMONIES.

(AIR: Un bandeau couvre les yeux.)

a. b. c. d. e. f. g. h. i. k. l. m. n. o.
   Cela vous apprend comme
p. q. r. s. t. u. v. x. y. z., etc.,
   Sait parler ce grand homme.

LE ROI DE PERSE.

Redites-moi, s'il vous plaît,
   Ce bel alphabet;
Je ne voudrais pas l'oublier,
Je veux l'apprendre tout entier.

LE MAÎTRE DES CÉRÉMONIES.

Très-volontiers.

Et il répétait l'alphabet, que le choeur épelait avec lui ainsi que le fait la belle Laurette dans la scène de Richard-Coeur-de-Lion, où elle apprend le couplet improvisé par Blondel.

LE ROI DE PERSE, dans le ravissement.

(AIR: R'lan tan plan tire lire.)

   Qu'on le décore à l'instant,
Plein plan, r'lan tan plan tire lire en plan.
   Qu'on le décore à l'instant
      Des ordres de l'empire.

LE CHOEUR.

Des ordres de l'empire!

LE ROI DE PERSE.

      R'lan tan plan tire lire!
   Et qu'il prête le serment,
R'lan tan plan rire lire en plan.
   Et qu'il prête le serment
      De ne jamais écrire…

LE CHOEUR, avec étonnement.

De ne jamais écrire!

LE ROI DE PERSE, avec finesse.

      R'lan tan plan tire lire!
   Que pour le peuple persan,
R'lan tan plan tire lire en plan,
   Que pour le peuple persan,
      Qui ne sait pas lire.

LE MAÎTRE DES CÉRÉMONIES.

Je le jure pour lui.

LE ROI DE PERSE.

Comme les gens de son espèce sont rares, et que je ne voudrais pas le perdre, j'ordonne qu'on lui imprime sur le front, à l'instant même, un caractère qui serve à le faire reconnaître partout où on le rencontrera. Visir, où est le grand sceau de l'État, le plus grand?

LE GRAND VISIR, tenant un bouchon brûlé.

Le voilà, Sire.

LE ROI DE PERSE.

Allons, visir, remplissez les fonctions de votre charge.

LE GRAND VISIR, après avoir dessiné sur le front du récipiendaire une large mouche.

C'est fait, Sire.

LE ROI DE PERSE.

Est-il timbré?

LE GRAND VISIR.

Il est timbré.

TOUS LES ACTEURS, L'UN APRÈS L'AUTRE.

Il est timbré!

LE ROI DE PERSE.

Il ne nous reste plus qu'à célébrer ses louanges par des chants dignes de lui.

Un vaudeville plus extravagant que ce qu'on vient de lire termina cette facétie, à laquelle succéda un bal qui se prolongea assez avant dans la nuit.

C'est ainsi que nous prîmes congé d'une société où nous avons trouvé autant de gaieté que nous y en avons apporté. Ces saillies avaient excité un rire si franc, qu'on n'examina pas si elles étaient du goût le plus pur: on prit cela pour ce que nous le donnions, pour une polissonnerie; et non seulement on nous la pardonna, mais on nous sut gré du bon quart d'heure qu'on venait de passer après tant de mois d'angoisses.

Quant à M. d'Offreville, il était si content d'avoir occupé de lui deux cents personnes pendant toute une soirée, qu'il eût volontiers recommencé le lendemain. Il avait, au fait, été fort divertissant cette fois-là, divertissant comme ces instrumens qui ne vous amusent que quand on les pince.

LIVRE VIII.

AVRIL 1796 À AVRIL 1797.

CHAPITRE PREMIER.

Paris sous le Directoire.—La Réveillère, Barras, Carnot.—Soirées chez
Lenoir.—Les amis.—Départ de Leclerc pour l'Italie.—M. Petitain.

De retour à Paris, j'y trouvai un changement notable. Cinq mois avaient opéré une révolution réelle dans les moeurs. À la terreur à laquelle cette grande ville avait été si long-temps en proie avait succédé une insouciance presque absolue pour tout, excepté le plaisir; c'était un besoin universel, et ce besoin était insatiable: tout en jouissant du présent, on anticipait sur l'avenir et l'on se récupérait du passé. On avait à la vérité, en fait de plaisir, un fort arriéré à recouvrer. Les gens qui avaient sauvé quelque fortune craignaient peut-être encore d'en donner la preuve, et vivaient modestement; mais ceux qui par d'heureuses spéculations s'étaient enrichis au milieu des malheurs publics, et même par suite de ces malheurs, s'empressaient de jouir de leurs richesses, comme s'ils eussent craint qu'elles ne leur échappassent, et prenaient dans la société, qui s'organisait d'après un nouveau principe, possession du premier rang, d'où l'importance politique venait de déchoir, du premier rang que la gloire militaire n'occupait pas encore, et que la disparition de la noblesse semblait abandonner à l'opulence.

L'installation du Directoire contribuait aussi à cette révolution. Le Luxembourg, dont les cinq hommes avaient pris possession, était déjà devenu ce que sera toujours le lieu où siége la puissance, une cour; et comme il n'était pas inaccessible aux femmes, avec elles y avaient pénétré des manières plus douces. Dépouillant leur brutalité, ces républicains commençaient à concevoir que la galanterie pouvait être compatible avec les fonctions politiques; qu'il y avait même quelque habileté à s'en servir comme d'un moyen de gouvernement; et des fêtes, où les dames reprenaient l'empire dont elles avaient été dépossédées pendant le long règne de la Convention, prouvaient que les hommes du pouvoir songeaient moins à détruire les anciennes moeurs qu'à les ressusciter.

Le plus brillant ou plutôt le moins terne de ces salons était celui de Barras. Plusieurs dames, remarquables à des titres différens, s'y réunissaient et y portaient un charme qui ne se trouvait pas dans ceux de ses collègues. Les jeunes gens briguaient la faveur d'y être admis.

Présenté par deux de ces dames à ce directeur, j'allais assez assidûment chez lui, et, à parler franchement, dans l'intérêt d'y faire ma cour; mais comme ce n'était pas à lui, il me savait peu gré de cet empressement; peut-être même le voyait-il avec quelque déplaisir: il avait tort.

Nos relations, au reste, ne durèrent pas long-temps, l'intérêt qui les avait provoquées ayant bientôt fait place à un intérêt de même nature qui m'appelait ailleurs. Barras, ne me voyant plus, oublia facilement un homme qui n'avait pas trop pensé à lui, et depuis ne l'a revu qu'une fois. Il ne m'a fait ni bien ni mal.

Que dirai-je de Barras? qu'il dut sa fortune à son habileté moins qu'à son caractère. Les crises du 10 thermidor et du 13 vendémiaire, où le danger lui donna le courage qu'il avait enlevé à la plupart de ses collègues, pouvaient seules le porter au pouvoir. Au milieu de gens qui ne savaient que parler, fait pour l'action, il fût resté sans importance, si l'occasion d'agir ne se fût pas présentée. L'audace militaire le tira de la foule des députés, où il ne s'était fait remarquer ni par la science de l'administration, ni par des connaissances en législation, ni par le talent de la parole; mais il était homme de résolution, homme d'exécution. Ne craignant pas la mitraille et sachant monter à cheval, il agissait pendant que les autres délibéraient. Ces qualités, dont il avait fait preuve devant Toulon, lui firent conférer au 10 thermidor, par la Convention, le commandement des troupes qui allèrent enlever Robespierre à l'Hôtel-de-Ville, et, au 13 vendémiaire, celui des colonnes que la Convention opposa aux sections révoltées. On le crut le plus habile parce qu'il était le plus courageux, et on le nomma directeur pour honorer en lui les braves, et leur donner un représentant dans le gouvernement.

Dans ce poste éminent, Barras ne montra guère d'autre talent que celui d'assurer sa fortune future et de prolonger sa fortune présente. Tenant une maison fastueuse et accueillant surtout les hommes d'épée, il sut s'appuyer sur eux en s'en faisant l'appui. Plus que médiocre dans le gouvernement des affaires publiques, il eut l'adresse d'attirer à lui des gens habiles, et de se faire une espèce de gloire de la leur. C'est lui qui porta le citoyen Talleyrand au ministère des relations extérieures, et le général Bonaparte au commandement de l'armée d'Italie.

Ce dernier choix surtout explique sa prospérité et ses revers. Tant qu'il eut pour lui l'homme dont les talens suppléaient à ceux qui lui manquaient, il eut pour lui la fortune; mais dès qu'il eut contre lui cet homme qui enchaînait la destinée, réduit à sa nullité naturelle, il lui fallut céder sans combat un pouvoir qu'il avait exercé sans génie.

Barras eut d'abord pour collègues dans l'exercice du quinquemvirat La Réveillère-Lépaux, Carnot, Rewbel et Le Tourneur de la Manche. Qu'on me pardonne de ne parler que des deux premiers; je n'ai pas connu les autres.

Doué de rectitude d'esprit moins que de raideur de caractère, citoyen estimable, mais gouvernant détestable et plus maussade encore qu'austère, La Réveillère n'était certes pas dénué de vertus; mais, dans un homme d'État, ses vertus avaient plus d'inconvéniens que des vices. Ce quaker sortit du Directoire avec la réputation d'un homme plus honnête qu'habile. Sa philosophie n'était cependant exempte d'aucune ambition. Avec le pouvoir politique, qu'il ne dédaignait pas, il eût volontiers cumulé le pouvoir religieux, et trouvait assez piquant, à cette époque où l'on ne souffrait ni roi ni prêtres, d'être souverain pontife en France, où il était un cinquième de roi. Les théophilantropes le regardaient comme leur pape; mais son église n'était pas assise sur une pierre aussi solide que la ou le Pierre sur laquelle ou lequel repose l'Église de Rome[23]. Simple dans sa doctrine, mesquine dans sa liturgie, et fondée sur le sens commun, elle n'avait aucun attrait pour la multitude, dont la crédulité veut des mystères, dont la pauvreté veut du luxe, dont la curiosité veut des spectacles. Comme elle ne s'appuyait sur aucun intérêt, elle devint, dès son origine l'objet de la risée des indifférens même, et tomba avant son apôtre sous les sifflets, comme une mauvaise comédie.

Tel est au reste le sort qui attend aujourd'hui toute religion nouvelle. Les gens qui ne croient pas ne l'accueilleront pas plus favorablement que ne l'accueilleront les gens qui croient. Elle sera pour ceux-ci un objet de dédain, comme pour ceux-là un objet d'horreur. Proposer à la société une religion nouvelle par le temps qui court, c'est pourvoir à un besoin qui n'existe pas.

La cour la plus brillante après celle de Barras, était la cour de Carnot; celui-là avait été porté au gouvernement par des titres un peu plus positifs que son voluptueux collègue. C'est du cabinet d'où ce tacticien faisait mouvoir nos quatorze armées qu'étaient sortis en 1794 les plans qui ramenèrent la victoire sous nos drapeaux à Fleurus, où, forcés d'évacuer notre territoire, les Autrichiens perdirent cette bataille qui nous rendit la Belgique, nous livra la Hollande et ouvrit l'Allemagne aux armées de la république. Moreau, Jourdan et Pichegru durent leur première réputation à l'habileté avec laquelle ils exécutèrent les conceptions de Carnot qui, dans le comité de salut public, avait la direction de la guerre.

Relativement à Bonaparte, Carnot prouva encore l'excellence de son jugement. On sait que les opérations qui nous soumirent l'Italie avaient été conçues par le général qui les exécuta. Au mérite de diriger les autres généraux, Carnot joignit celui de laisser toute liberté à un génie qui n'avait pas besoin de guide.

Au reste, c'est surtout par sa modération que Carnot se fit remarquer au Directoire. Il la porta assez loin pour se voir accuser par les républicains de complicité avec les partis qui en 1797 conspiraient le rétablissement de la royauté, laquelle n'en fut pas très-reconnaissante en 1815.

Au comité de salut public, pendant que ses collègues dressaient des listes de proscriptions, Carnot organisait la victoire; au Directoire aussi, il était uniquement occupé de la guerre, pendant que ses collègues s'occupaient d'intrigues.

Carnot avait ainsi obtenu un grand crédit. Cela ne convint pas long-temps à Barras, qui songea bientôt à s'en défaire. Carnot n'étant pas toujours de l'avis de la majorité du Directoire sur les moyens de sauver la république, Barras se prévalut de cette opposition pour l'accuser d'intelligence avec le parti qui voulait la perdre, et le fit comprendre dans le décret dont furent atteints les ennemis de la liberté; ainsi, après avoir été signalé comme terroriste au 9 thermidor, Carnot fut proscrit comme royaliste au 18 fructidor. Il n'avait été et ne fut jamais que le plus intègre des patriotes.

Par suite des relations qui résultèrent de celles que j'avais formées pendant mon séjour à Marseille, je me trouvai lancé dans une nouvelle société. À Paris aussi les amis de Lenoir devinrent les miens; hommes d'esprit pour la plupart, et tous hommes de plaisir, ils se réunissaient souvent chez lui le soir: c'était la maison de l'homme aux quarante écus. Libre de toute affaire, on y soupait, on y prenait du punch, et la conversation toujours piquante, quel qu'en fût le sujet, s'animant de plus en plus, on ne se séparait que très-tard.

Réunions délicieuses dont l'esprit fin et judicieux d'Andrieux fit plus d'une fois le charme, et qu'il égayait par ses contes, après lesquels les fables ingénieuses de M. Grenus étaient encore entendues avec un vif plaisir; réunions au milieu desquelles l'incroyable naïveté de Petitain, et les malicieuses turlupinades de Frogères et de Michot improvisèrent plus d'une comédie, qui paraissaient d'autant plus piquantes qu'elles n'avaient pas été préparées; réunions auxquelles Talma apportait le tribut de sa bonhomie et Lenoir celui d'une originalité inépuisable comme sa bonté.

Leclerc qui, peu de temps après nous, avait quitté Marseille, et qui à Paris avait été attaché à l'état-major de la place, venait quelquefois aussi passer la soirée avec nous. Quoiqu'il fût d'un caractère sérieux, il s'amusait assez de nos folies, et même il nous en amusait en nous racontant les extravagances que nous nous permettions quelquefois dans nos excursions nocturnes, dont il avait été instruit par les rapports de la police militaire.

«Qu'as-tu de nouveau à nous apprendre de nous? lui dîmes-nous un soir qu'il était venu d'assez bonne heure: as-tu quelque avis à nous donner? —Non, mais je viens vous demander un conseil. Je suis dans une position…—Fâcheuse?—Nullement, mais embarrassante. Je suis entre les offres de Barras et celles de Bonaparte.—Explique-toi.—L'un me propose de rester à Paris, où il me donnerait, en qualité d'adjudant général, le commandement de la garde du Directoire; et l'autre me presse de venir en Italie, où il m'emploierait dans ce grade. Je ne sais, à parler franchement, quel parti prendre.—À ta place, lui répondis-je, mon parti serait déjà pris. Barras te propose de t'attacher à des hommes. Bonaparte te propose de t'attacher à une armée. S'il y a d'un coté, sous le rapport des appointemens et de la douceur du service, des avantages, à quel prix ne les achèteras-tu pas? C'est moins un service militaire qu'un service domestique que tu accepterais. Es-tu d'âge et d'humeur à ne camper que dans les antichambres? Les qualités qui t'ont fait arriver si jeune au grade que tu as doivent te porter plus haut. Ne borne pas ta carrière; parcours-la tout entière; continue à faire ton chemin l'épée à la main. Le général Bonaparte ira loin: asssocie-toi à sa fortune. Il est plus glorieux de servir sous lui que de commander les janissaires des cinq hommes.—Il est vrai qu'à leur suite tu auras moins à craindre qu'un boulet ne vienne déranger tes combinaisons, ajouta Lenoir, mais…—Vous m'expliquez tout ce que je pensais, reprit vivement Leclerc. Je partirai demain.»

Le lendemain, en effet, il partit pour l'Italie, d'où il revint treize mois après pour apporter le traité de Léoben. Combien de fois ne nous a-t-il pas répété alors: «C'est vous autres qui m'avez décidé; c'est à vous que je dois ma fortune!»

On sait quelle a été cette fortune. Promu au grade de général de brigade, après la campagne d'Italie, Leclerc obtint la main de Pauline, soeur du général qu'il avait préféré à Barras; et, par suite de cette alliance, à quel degré d'élévation ne se trouva-t-il pas porté après la révolution du 8 brumaire? Que fut-il devenu alors s'il eût été capitaine des gardes de Barras?

J'ai nommé Petitain. Deux mots sur cet homme qui n'eut aucune importance, mais qui, par la singularité de son caractère, a droit néanmoins à quelque attention.

Petitain avait de l'instruction, et même de l'esprit; mais l'absence totale de jugement en faisait le niais le plus complet qu'on puisse imaginer. Le petit Poisinet le lui cédait en crédulité. Pendant tout un hiver, on lui fit prendre l'acteur Michot pour le tribun Baboeuf, et le farceur Frogères pour un citoyen Boivin, ci-devant procureur, et cependant il les voyait journellement en scène tous les deux. Prenant au pied de la lettre les théories de l'un en matière de philantropie, et de l'autre en matière de probité, il n'était désabusé ni par les propositions ridiculeusement atroces du premier, ni par les maximes naïvement révoltantes du second, mystifications si évidentes, que l'esprit le plus borné ne pouvait y être pris.

Un jour Michot ayant dit du ton le plus sentimental qu'il ne fallait plus guère sacrifier que trois ou quatre cent mille têtes au bonheur de l'humanité, et un rire universel ayant accueilli le soupir qui avait accompagné cette profession de foi, Petitain ne put s'empêcher de déclarer qu'il ne trouvait pas à cela le mot pour rire. Mais ce fut bien autre chose quand ce Ménechme de Baboeuf, que cette incartade n'avait pas déconcerté, prié de chanter au dessert, soupira de la voix la plus douce, sur l'air Pauvre Jacques, le couplet suivant que le poëte élégiaque de l'époque lui soufflait:

Il faut du sang pour affermir la paix;
Il faut du sang pour finir nos misères;
Il faut du sang au bonheur des Français;
Il faut s'égorger entre frères!

À ce dernier vers, se levant de table, Petitain protesta qu'il ne pouvait rester plus longtemps auprès d'un homme qui débitait de pareilles maximes entre la poire et le fromage; et quand, deux ans après, Baboeuf fut condamné à mort, par suite de ses extravagances démagogiques, Petitain s'en allait disant: «Je l'avais bien prévu; c'était le moins qui pouvait arriver à un homme qui chantait de pareilles romances.»

Il traitait, il faut le dire, avec moins de sévérité le faux procureur dont la morale n'était pourtant pas très-sévère, et qui se bornait à dire qu'il n'y avait de mauvaise action que celle pour laquelle on avait été pendu. Quand celui-là lui avait expliqué ses doctrines en matière de propriété: «Il est fâcheux, disait Petitain, qu'un homme qui a tant d'esprit n'ait pas plus de délicatesse.» S'étendant un jour sur le chapitre de la bienfaisance, comme Frogères disait que c'était un grand plaisir que de faire du bien, et que l'homme qui pouvait s'abandonner à un penchant si naturel était véritablement heureux, «Vous l'entendez, dit Petitain, Boivin lui-même connaît tout le prix d'une bonne action.—Sans contredit, répondit Boivin, je me ruinerais en bonnes actions, si j'en croyais mon coeur; mais je n'en crois que ma raison, et j'en fais le moins que je puis.

«C'est à soi-même, ajouta-t-il, qu'il faut faire du bien avant tout, or je ne connais pas d'autre moyen pour y réussir aujourd'hui que de faire des affaires. Faites comme moi, citoyen Petitain.» Et à cette occasion il lui proposait de faire en tiers, avec un capitaliste, une fourniture, affaire un peu véreuse dont celui-ci fournirait les fonds, et dont ils partageraient les bénéfices en y apportant leur industrie, ce que Petitain ne refusa pas.

Je ferais soupçonner ma véracité si je racontais toutes les mystifications dont Petitain a été la dupe. Plusieurs ont été mises en scène sur divers théâtres: les spectateurs, qui les applaudissaient comme des inventions, étaient loin de s'imaginer que ces pièces n'étaient que des représentations d'un fait réel. Tel est pourtant le cas où se trouve, entre autres, le Voyage à Dieppe, qui a tant égayé les habitués de l'Odéon; comédie qui ne diffère de celle dans laquelle Petitain jouait sans le savoir, qu'en ce que c'est le voyage d'Orléans qu'il fit sans sortir de Paris.

Le trait suivant donnera la mesure de la naïveté de cet homme singulier. Après avoir tenté pour se tirer d'affaire plusieurs moyens qui ne lui réussirent pas, il prit le parti d'établir un pensionnat, qu'il prétendait diriger sous le rapport de l'enseignement, de l'éducation et de l'administration. Il y avait déjà six mois que sa maison était ouverte quand Lenoir le rencontre: «Eh bien! Petitain, comment va l'entreprise?—Pas mal.—Les pensionnaires viennent-ils?—Eh! oui.—Combien en avez-vous?—Déjà trois.—Trois!—Trois: mon fils d'abord, puis le fils de ma cuisinière, puis enfin le fils de la bouchère, qu'elle m'a promis pour Pâques.» On était alors à la Toussaint.

Par une alliance de facultés qui semblent s'exclure, et qui néanmoins se sont rencontrées plus d'une fois dans un même sujet, Petitain unissait quelque malignité à beaucoup de niaiserie; mais comme il était gauchement malin, cela ne tendait qu'à le compromettre. Pour se soustraire aux poursuites provoquées par un libelle qu'il avait publié contre le Directoire, il se crut obligé de se tenir caché. «Leur ai-je joué un bon tour!» disait-il après avoir passé dans sa prison volontaire trois grands mois, pendant lesquels personne n'avait pensé à lui. C'était La Fontaine sans génie.

Cette disparate de caractère ne surprendra que ceux qui prennent la niaiserie pour de la bonhomie. Pour achever ce portrait, j'ajouterai que Petitain était fort instruit: c'était ce qu'on appelle un érudit, une tête farcie de grec et de latin, une tête où il y avait de tout, excepté du jugement; marmite pleine, mais qui cuisait mal.

CHAPITRE II.

Mme Bonaparte.—Mme Tallien.—Le général Pichegru.—Le général
Hoche.—Le général Brune.—Premières victoires du général
Bonaparte.—Drapeaux présentés au Directoire par Murat.—Départ de Mme
Bonaparte pour l'Italie.

Fréron, à notre départ de Marseille, nous avait chargés, Lenoir et moi, d'une commission pour Tallien, très-puissant alors au Directoire, car il pouvait tout chez Barras, bien qu'il y eût auprès de ce directeur quelqu'un de plus puissant encore que lui. S'apercevant qu'il avait été dupé par Salicetti, et que petit à petit toutes les bonnes places se distribuaient, Fréron s'était réveillé; et, par un effort extraordinaire, chargeant sa main d'une plume, il avait, dans le moins de mots possible, sommé Tallien de faire valoir ses droits auprès du gouvernement, et de le rappeler à l'amitié de son ancien collègue, ou de son ancien complice, et il nous avait priés de remettre cette lettre au héros de thermidor.

Ce n'était pas seulement pour nous acquitter de cette commission que nous allâmes à Chaillot, où demeurait Tallien: le désir de voir de plus près l'ange qui lui avait inspiré ses généreuses résolutions contribuait aussi à l'empressement que nous mîmes à la remplir. Nous n'eûmes pas lieu de nous en repentir; nous fûmes accueillis en vieux amis dans cette maison où nous entrions pour la première fois. Tallien se souvint très-bien de moi; et, tout grand personnage qu'il était devenu, il fut le premier à me rappeler les circonstances moins brillantes pour lui où je l'avais vu, et à me parler de l'hôtel de l'Union, où nous nous étions rencontrés en 1789, hôtel alors tenu par sa tante, Mme Imbert. Il nous présenta ensuite à sa femme et à Mme Bonaparte, inséparable alors de Mme Tallien, lesquelles nous présentèrent à Barras, qui fut bon prince, et ne s'opposa pas à ce que nous accompagnassions ces dames au Luxembourg. C'est ainsi que, sans y prétendre, nous nous trouvâmes introduits dans le salon de l'homme dans les mains duquel les caprices de la révolution avaient fait tomber les destins de la France.

J'usai de la permission pendant quelques mois. Mais ayant eu lieu de reconnaître que Barras que j'aimais peu ne m'aimait pas, je me retirai insensiblement d'une société, ou si l'on veut d'une cour au milieu de laquelle un homme étranger aux affaires ou aux intrigues devait bientôt se trouver déplacé.

Je passais cependant presque tout mon temps dans la société de ces dames, soit chez l'une, soit chez l'autre; j'y rencontrai les personnages les plus importans de l'époque.

Chez Mme Bonaparte, je dînai une fois avec le général Pichegru. On pense bien que j'étudiai avec quelque attention cet homme qui n'était célèbre alors que par de belles actions. Il me parut homme de sens plus qu'homme d'esprit, et doué de plus de jugement que de génie. Éloigné de la jactance autant que de la fausse modestie, grave dans son maintien, mesuré dans ses discours, tout portait en lui le caractère de la prudence et de la circonspection; le caractère de la discrétion, mais non de la dissimulation. J'aurais conçu que les projets d'un pareil homme fussent impénétrables, mais je n'aurais jamais soupçonné qu'un front aussi honnête recélât les projets d'un traître.

Chez Mme Tallien, je rencontrai un homme non moins illustre, le général Hoche. C'était sous des dehors moins sévères que celui-là cachait une ambition dont sa capacité pouvait réaliser tous les rêves, si vastes qu'ils fussent. Je m'étonnais de trouver en lui de si hautes qualités réunies aux avantages qui assuraient à un jeune homme des succès de salon. Un esprit facile et léger, un ton de petit-maître que justifiait assez sa taille et sa tournure, dont une veste de chasseur faisait ressortir l'élégance; une figure enfin qu'un homme à bonnes fortunes pouvait envier, tels sont les rapports sous lesquels il se faisait aussi remarquer auprès d'une femme assez belle à la vérité pour faire perdre chez elle à un héros même toute autre ambition que celle d'être aimable. C'était aussi un homme parfaitement maître de lui-même. Avant son départ pour l'expédition d'Irlande, qui lui promettait tant de gloire, et à son retour de cette expédition dont le résultat avait mal répondu à ses espérances, la même sérénité régnait sur son visage.

Chez Mme Tallien venait souvent aussi le général Brune. Peu célèbre alors, ce futur maréchal n'était rien moins qu'heureux. Revenu du Midi où il avait précédé Fréron, il attendait de l'emploi, et le Directoire semblait peu disposé à lui en donner. Autant que j'ai cru m'en apercevoir, on avait alors une idée peu favorable de sa capacité. Fréron, qui avait été envoyé pour le relever ou le remplacer à Marseille, disait que ce général n'était venu aux bords de la Méditerranée que pour y faire des ronds comme ceux que faisait en crachant dans un puits ce grand flandrin de vicomte dont il est question dans le Misantrope. Était-ce justice, était-ce prévention? Cela constate au moins qu'il n'y avait pas fait de mal; et je suis d'autant plus porté à le croire que, pendant les cinq mois que j'ai passés dans le Midi, je ne lui ai entendu faire aucun reproche par la population provençale, la plus rancunière peut-être comme la plus irritable qui soit au monde.

Brune, à qui j'ai trouvé depuis des airs qui n'étaient pas dénués de vanité, était alors simple et modeste. Tallien, qui aimait en lui un vieil ami de Danton, parvint à le faire appeler à l'armée d'Italie, où il prit après le traité de Campo-Formio le commandement de la division Massena. Les événemens depuis n'ont pas cessé de le servir, et je le mettrais au premier rang des hommes heureux, sans l'effroyable catastrophe qui a terminé sa vie.

Brune était instruit. Il possédait assez bien les auteurs latins, et comme Louis XVIII il aimait à citer Horace, qu'il entendait mieux que lui. Avant d'entrer dans la carrière des armes que lui ouvrit la révolution, il avait été prote dans une imprimerie. Il avait été un des membres les plus actifs de ce club des Cordeliers d'où sortait la faction que Robespierre crut anéantir avec Danton, et qui finit par anéantir Robespierre.

Marchant de succès en succès, Bonaparte cependant avait contraint le roi de Sardaigne à demander la paix. La victoire lui avait ouvert les portes de Milan. Murat, son premier aide de camp, qui vint apporter à Paris les trophées de Montenotte, de Dégo, de Mondovi et de Lodi, remit à Mme Bonaparte une lettre par laquelle le jeune conquérant la pressait de venir le rejoindre.

Cette lettre qu'elle me fit voir portait, ainsi que toutes celles qu'il lui avait adressées depuis son départ, le caractère de la passion la plus violente. Joséphine s'amusait de ce sentiment, qui n'était pas exempt de jalousie; je l'entends encore lisant un passage dans lequel, semblant repousser des inquiétudes qui visiblement le tourmentaient, son mari lui disait: S'il était vrai, pourtant! Crains le poignard d'Othello; je l'entends dire avec son accent créole, en souriant: Il est drôle, Bonaparte! L'amour qu'elle inspirait à un homme aussi extraordinaire la flattait évidemment, quoiqu'elle prît la chose moins sérieusement que lui; elle était fière de voir qu'il l'aimait presque autant que la gloire; elle jouissait de cette gloire qui chaque jour s'accroissait, mais c'est à Paris qu'elle aimait à en jouir au milieu des acclamations qui retentissaient sur son passage à chaque nouvelle de l'armée d'Italie.

Son chagrin fut extrême quand elle vit qu'il n'y avait plus moyen de reculer. Pensant plus à ce qu'elle allait quitter qu'à ce qu'elle allait trouver, elle aurait donné le palais préparé à Milan pour la recevoir, elle aurait donné tous les palais du monde pour sa maison de la rue Chantereine, pour la petite maison qu'elle venait d'acheter de Talma.

C'est du Luxembourg qu'elle partit après y avoir soupé avec quelques amis du nombre desquels je me trouvai, emmenant avec Fortuné, favori dont j'aurai plus tard occasion de parler, son fils Eugène, qui n'était encore qu'un écolier fort étourdi, fort inappliqué, et que son instituteur déclarait n'être bon à rien, parce qu'il ne faisait ni un thème sans solécismes ni une version sans contre-sens. Pauvre femme! elle fondait en larmes, elle sanglotait comme si elle allait au supplice: elle allait régner.

Le Luxembourg perdit alors une grande partie de son attrait pour moi; il le tenait uniquement de la réunion de trois femmes dont Joséphine n'était pas sans doute la plus belle, mais était sans contredit la plus aimable: l'égalité de son humeur, la facilité de son caractère, la bienveillance qui animait son regard, et qu'exprimaient non seulement ses discours, mais aussi l'accent de sa voix; certaine indolence naturelle aux créoles, qui se faisait sentir dans ses attitudes comme dans ses mouvemens, et dont elle ne se défaisait même pas entièrement dans l'empressement qu'elle mettait à rendre un service; tout cela lui prêtait un charme qui balançait l'éclatante beauté de ses deux rivales.

Entre ses deux rivales, au reste, quoiqu'elle eût moins d'éclat et de fraîcheur qu'elles, grâce à la régularité de ses traits, à l'élégante souplesse de sa taille, à la douce expression de sa physionomie, elle était belle aussi. Je les vois encore toutes les trois, dans la toilette la plus propre à faire valoir leurs divers avantages, et la tête couronnée des plus belles fleurs, par un des plus beaux jours de mai, entrer dans le salon où le Directoire devait recevoir les drapeaux de Lodi: on eût dit les trois mois du printemps réunis pour fêter la victoire.

Mme Bonaparte m'avait amené à cette fête avec son beau-frère Joseph. Il fallut m'asseoir auprès d'elle dans le fond de la voiture; Joseph se mit sur l'estrapontin: l'étiquette a tant soit peu changé depuis l'ordre établi ce jour-là par la politesse.

J'eus plus d'une fois l'honneur de servir de cavalier à Joséphine. Je me souviens entre autres d'avoir assisté à la première représentation du Télémaque de Le Sueur, au théâtre de Faydeau, dans la loge de Mme Bonaparte, avec Mme Tallien. Ce n'était pas sans quelque orgueil, j'en conviens, que je me voyais entre les deux femmes les plus remarquables de l'époque; ce n'est pas même sans quelque plaisir que je me le rappelle; sentimens naturels dans un jeune homme passionné pour la beauté et pour la gloire. Ce n'est pas Tallien que j'aurais aimé dans sa femme, mais c'était bien sûrement Bonaparte que j'admirais dans la sienne.

Joséphine me donna en partant une nouvelle preuve de bonté. Elle me promit de s'intéresser auprès de son mari pour mon frère que je déterminai à partir pour l'Italie. Elle tint parole, et il y avait mérite à elle, car elle oubliait aussi facilement qu'elle promettait. Mon frère, à son arrivée, ne se réclama pas vainement d'elle. Le général le fit employer dans les bureaux de son état-major, et l'employa quelquefois même dans son cabinet où M. de Bourienne n'était pas encore installé; puis il le fit placer dans une des administrations de l'armée. Aussi léger qu'il était honnête, mon frère ne manquait ni d'intelligence ni d'esprit; mais il n'était rien moins qu'assidu: s'il eût aimé le travail autant que le plaisir, s'il se fût donné corps et âme, comme on se donne à Dieu et au diable, à un homme qui voulait être servi comme eux sans réserve, sans partage, sa fortune était faite.

CHAPITRE III.

Première représentation d'Oscar.—Envoi de cette pièce au général
Bonaparte.—Je suis millionnaire.—Dupont de Nemours.—MM. Maret,
Bourgoin, Sémonville.—Dîner à Charonne.—La famille Montholon.—Le
citoyen Beauregard.

On ne s'étonne pas qu'il soit souvent question de batailles dans les Mémoires d'un homme de guerre, on ne s'étonnera pas qu'il soit souvent question de représentations théâtrales dans les Mémoires d'un homme de lettres.

Revenons à la littérature. Dès mon retour de Marseille, Oscar avait été mis à l'étude. Talma s'était chargé du personnage dont le nom sert de titre à la pièce. Jamais acteur n'entra plus intimement dans les intentions de l'auteur; jamais il ne se pénétra mieux de l'esprit d'un rôle; jamais il n'en développa plus habilement tous les sentimens: il répondait tout-à-fait à mon attente; il la surpassait même.

Il en fut ainsi de l'actrice qui jouait le rôle de Malvina, rôle qui exigeait plus de grâce et de sensibilité que d'énergie. Je trouvai tout cela, joint à une figure charmante et à une voix enchanteresse, dans Mlle Simon, jeune actrice plus gracieuse et non moins sensible que Mlle Desgarcins, qu'elle eût fait oublier sans doute, si, pour son bonheur plus que pour le nôtre, elle n'avait pas renoncé trop tôt à la scène.

Ce n'est pas sans travail que je mis cette pièce en état d'être jouée, ou dans l'état où elle a été jouée. Les répétitions font voir souvent les compositions dramatiques sous un aspect tout différent de celui qui d'abord s'était présenté à l'imagination de l'auteur. Les effets qui l'avaient séduit perdent quelquefois toute leur illusion quand on vient à les exécuter. Tel développement qui lui avait paru nécessaire au complément d'une scène, ne lui paraît plus qu'une superfétation: c'est ce qui m'arriva. Il me fallut faire de grands sacrifices à l'intérêt de sa représentation. Changeant en grande partie l'économie de ma pièce, j'en supprimai un acte entier et j'en refis deux nouveaux. Cette opération, qui accéléra la marche du drame dont elle resserrait l'action, me coûta quelques morceaux que je regrettai. Avais-je tort? on peut s'en assurer en lisant les variantes qui sont à la suite de la pièce imprimée.

Oscar réussit, mais non pas d'abord au gré de mon attente. Son premier effet ne répondit pas surtout au talent vraiment sublime qu'y développa mon premier acteur. Dans aucun rôle il ne s'est montré plus pathétique et plus terrible que dans celui d'Oscar, qu'il jouait d'ailleurs avec une admirable simplicité. La supériorité dont il fit preuve fut bien mieux appréciée six ans après, quand les acteurs remirent cette pièce au théâtre où elle fut accueillie avec une faveur marquée, et d'où elle a disparu à la mort de Vanhove, qui m'enleva sinon un acteur sublime, du moins un acteur utile. Elle n'y a pas reparu depuis, je ne sais pas trop pourquoi; car à cette reprise les représentations en ont été aussi productives au moins que celles des pièces le plus en faveur.

Si les choses avaient toujours la valeur que leur prêtent les mots, Oscar aurait fait ma fortune. Après dix ou douze représentations, le caissier du théâtre me remit treize ou quatorze cent mille francs pour mes droits d'auteur. «La France est plus pauvre que jamais, dis-je à ma mère qui me demandait comment allaient les affaires.—Et pourquoi, mon ami?—C'est que me voilà millionnaire.»

En effet, quand toute cette fortune eut été réduite à sa plus simple expression, mes assignats, échangés contre des mandats échangés contre de l'argent, me donnèrent sept cents et quelques francs de produit net. Si j'avais opéré plus tôt cette transmutation, elle m'eût rapporté davantage: la veille même du jour où elle se fit, j'en aurais retiré neuf cents francs au lieu de sept. La négligence de l'agent chargé de cette opération me causa ce dommage. Malgré la décadence du papier-monnaie, qui pouvait s'attendre à une dégringolade si rapide? Il fallait tenir compte alors de l'intérêt d'une heure, d'un quart d'heure, d'une minute. Bien nous en prit de ne pas tarder davantage: quatre ou cinq jours après, les papiers furent entièrement démonétisés, et les paiemens ne se firent plus qu'en argent.

Oscar fut imprimé par les presses de Dupont de Nemours, qui, pour relever sa fortune, avait embrassé la même profession que Franklin; ce n'était pas le seul point par lequel il lui ressemblait. Cela me fit connaître un des hommes les plus estimables, mais non pas des plus raisonnables qui vécussent à cette époque. Avec les meilleures intentions du monde, éternellement dupe de son coeur et de son esprit, Dupont de Nemours a donné dans bien des erreurs. Partisan de la réforme plus que de la révolution, il fut cent fois au moment d'être écrasé en s'efforçant d'arrêter le mouvement qu'il avait provoqué. Deux fois complice de conspirations ourdies pour le rappel des Bourbons, il s'est vu, par l'effet de ces conspirations, obligé d'aller chercher deux fois asile en Amérique, dans sa famille, où il allait, me disait-il, régner pour vivre; et cela pour cause de non réussite d'abord, et puis par suite du succès. Au reste, s'il a eu quelquefois à gémir de ses fautes, il n'a jamais eu à en rougir: c'est toujours en honnête homme qu'il s'engagea dans ces intrigues, dont il se retira toujours en honnête homme quand il vit que le résultat ne répondait pas à ses espérances. Plein d'esprit et d'imagination, aimable autant qu'on le peut être, Dupont n'a jamais changé; il mourut âgé, mais non pas vieux: il comptait plus de quatre-vingts ans de jeunesse quand il expira décrépit.

J'adressai au vainqueur de Rivoli un exemplaire d'Oscar, avec cet envoi:

Toi, dont la jeunesse occupée
Aux jeux d'Apollon et de Mars,
Comme le premier des Césars
Manie et la plume et l'épée;
Qui peut-être au milieu des camps
Rédiges d'immortels Mémoires,
Dérobe-leur quelques instans,
Et trouve, s'il se peut, le temps
De me lire entre deux victoires.

Pendant mon séjour dans le Midi, ramenée par la politique à quelque sentiment d'humanité, la Convention s'était relâchée de ses rigueurs envers le seul individu que renfermât encore la prison d'où Louis XVI, Marie-Antoinette et l'irréprochable Élisabeth étaient sortis pour monter sur un échafaud, et où l'enfant, proclamé hors de France roi de France sous le nom de Louis XVII, avait régné trente mois sous la tyrannie du plus ignoble et du plus impitoyable des geôliers. MADAME avait été rendue à la liberté sur la demande de l'Autriche, qui, humaine par politique aussi, croyait acquérir dans la petite-fille de Marie-Thérèse une femme pour un des frères de l'empereur François, et s'assurer ainsi un mariage utile à ses vues sur la Lorraine et sur l'Alsace.

Huit républicains avaient été échangés contre la fille des rois. De ce
nombre était Maret que, par une double violation du droit des gens, les
Autrichiens avaient arrêté sur territoire neutre, comme il se rendait à
Naples en qualité de ministre de France.

Je ne revis pas sans une vive émotion cet ami que j'avais cru ne jamais revoir, et qui peut-être n'a dû son salut qu'à l'événement qui semblait devoir le perdre. Au fait, que serait-il devenu au milieu du froissement de toutes les factions? Son habileté, sa capacité l'eussent fait rechercher de toutes; sa droiture, sa modération l'eussent fait proscrire par toutes. Le malheur qui l'a soustrait aux divisions qui décimaient la France lui a évidemment sauvé la vie.

Il a passé, à la vérité, dans l'isolement le plus absolu les deux ans et demi que dura sa captivité; mais grâce aux ressources d'une imagination toujours active, et que la privation de tout moyen de distraction forçait de chercher ses ressources en elle-même, sans manuscrits, sans livres, et privé de tout ce qui est nécessaire pour écrire, il échappa aux supplices qui semblaient inséparables de sa situation. Il sut, avec des objets destinés à tout autre usage, se fabriquer de l'encre et un instrument avec lesquels il a écrit sur un carré de papier, que le hasard lui avait conservé, trois ouvrages dramatiques qu'il composa pendant ses longues insomnies. Ces ouvrages sont l'Infaillible, comédie en cinq actes et en vers, pièce de caractère, pièce remplie de développemens ingénieux et du comique le plus vrai; l'Héritière, comédie en cinq actes et en vers aussi, pièce d'intrigue, pleine d'intérêt, que ses amis représentèrent chez Mme de Montesson, et dont le sujet a été transporté depuis avec succès sur divers théâtres; la troisième est une tragédie en un acte. La querelle héroïque de Damon et Pythias, qui en est le sujet, ne fournissait pas matière à un drame plus long. Rien de surprenant, vu la finesse de l'écriture, comme la netteté de ce manuscrit tracé dans les ténèbres avec la plus imparfaite des plumes dont jamais écrivain se soit servi, avec un mauvais cure-dents.

L'isolement aiguise l'esprit quand il ne l'éteint pas. Le fait suivant le prouve aussi. Après avoir découvert, par des inductions tirées d'indices presque insaisissables, que Sémonville qui avait été arrêté avec lui en Suisse, et dont il avait été aussitôt séparé, non seulement était au fond du Tyrol, mais dans la même prison que lui, mais dans la chambre voisine de la sienne, Maret imagina le moyen de converser avec son compagnon d'infortune, et de lui faire, à l'aide de coups frappés contre le mur, des questions auxquelles celui-ci répondit de manière à constater du moins son existence. Ce fut une grande consolation pour l'un et pour l'autre. Dès ce moment, ces deux amis s'étaient retrouvés.

Maret me fit connaître Sémonville, homme aimable s'il en fut, et de plus excellent homme, ce qui est mieux. Ceux qui le jugent sous les rapports politiques, s'étonnant de son habileté à maintenir sa fortune en dépit de toutes les révolutions, ne peuvent refuser des éloges à la sagacité avec laquelle il a prévu les catastrophes qui depuis quarante-cinq ans ont renversé successivement tant de gouvernemens; ceux qui le connaissent sous des rapports plus intimes, ne s'étonnent pas moins de la constance de ses affections, de sa persévérance à obliger ceux de ses anciens amis à qui les événemens ont été moins favorables qu'à lui. Il tient à ses amis autant qu'à sa fortune; ils semblent en faire partie. J'aime à lui rendre ce témoignage; j'en parle un peu par expérience.

Maret me fit connaître encore un homme d'un caractère différent, homme d'un rare mérite aussi; c'était l'honorable M. Bourgoin, qui, secrétaire d'ambassade en Espagne avant la révolution, où depuis il a été ambassadeur, a postérieurement rempli les fonctions d'ambassadeur en Danemarck, en Suède et en Saxe. Toute l'habileté qui peut se concilier avec la droiture la plus inflexible, toute la complaisance que l'habitude du grand monde peut prêter au caractère le plus loyal, un jugement solide, un esprit délié, telles étaient les qualités qu'il apportait dans le commerce de la société ainsi que dans le maniement des affaires. Comme il avait beaucoup vu, beaucoup lu et beaucoup retenu, sa conversation était des plus instructives et des plus attachantes.

J'eus lieu de le remarquer surtout un certain jour où, de compagnie entre lui et Maret, j'allai dîner à Charonne dans une maison de campagne qu'y possédait Sémonville. Grands marcheurs tous les trois, nous étions convenus de faire le chemin en nous promenant; et c'est de la Chaussée-d'Antin que nous devions partir. Nous l'allongeâmes encore en suivant les boulevards extérieurs, pour gagner les bosquets de Romainville, alors couronnés de lilas. Jamais chemin cependant ne me parut plus court. La conversation de mes deux compagnons de voyage m'aurait conduit sans fatigue jusqu'au bout du monde. Elle roula sur tout ce qui peut intéresser l'homme instruit et l'homme qui cherche à s'instruire. On y traita de omni re civili; il y fut surtout question de littérature, que Bourgoin cultivait aussi avec succès dans les loisirs que lui laissaient les travaux du publiciste.

Il y avait grande société à Charonne. La famille Montholon y était réunie; plusieurs membres des deux conseils, et entre autres Lucien Bonaparte, y étaient aussi. Bien que ce dernier ne fût pas encore membre du Corps-Législatif, il avait toute la gravité d'un législateur, et prit peu de part à nos jeux, qui ne furent d'abord à la vérité que des jeux de collége. Il fut tout aux dames, et il avait raison. Il était impossible d'en rencontrer de plus attrayantes, impossible de trouver un interlocuteur plus aimable que Mme de Montholon, et des visages plus jolis, plus frais, que ceux de ses deux filles. La dernière surtout portait si gracieusement son nom de Zéphirine! Je les ai vues rarement. Le souvenir qui m'en reste est celui que laisse la fleur après le printemps. Hélas! ces deux créatures angéliques n'existent plus. La dernière n'a fait que paraître, et pourtant, dans sa courte carrière, elle a changé deux fois de nom, mais ce fut pour prendre des noms héroïques. Veuve de Joubert, elle est morte avec le nom de Macdonald.

Au nombre des adorateurs que lui attirait sa beauté, était un certain Monsieur, ou un certain citoyen Beauregard, homme qui, si l'on en croit le bruit public, s'était fait en peu de temps, par d'heureuses spéculations, une fortune qu'on disait immense. Se croyant dès lors au niveau de tout ce qu'il y avait de plus honorable, et jaloux, en s'alliant à une famille considérée, d'acquérir la considération qui lui manquait, il crut pouvoir prétendre à la main de Mlle de Montholon.

Une sage mère n'écarte pas sans réfléchir les prétentions d'un homme qui compte par millions, d'un homme qui possède vingt hôtels plus beaux les uns que les autres. Au nombre des propriétés du citoyen Beauregard était cet hôtel de Salm, aujourd'hui palais de la Légion-d'Honneur. Il y donnait des fêtes magnifiques. Il invita à celle qui devait avoir lieu quelques jours après toute la société qui se trouvait à Charonne ce jour-là où il vint dîner.

Une sage mère ne se presse pas non plus de conclure une affaire d'où dépend le sort de sa fille. Mme de Montholon prit du temps pour réfléchir, et fit bien. Pendant qu'elle réfléchissait, la fortune du citoyen Beauregard s'évanouit comme elle s'était formée, du jour au lendemain.

Le lendemain du bal qu'il donna à ces dames, dans son palais, car il était homme de parole, il disparut. Qu'est-il devenu? Je ne sais. La rivière coule pour tout le monde.

CHAPITRE IV.

Tendance de l'esprit public.—Bal funèbre.—Modes bizarres.—Fortunes nouvelles.

Cependant s'accomplissait la révolution qui depuis le 13 vendémiaire s'était manifestée dans les moeurs; cette journée avait raffermi la république, mais cette république n'était pas celle de Sparte: c'était celle d'Athènes avec son goût effréné pour le luxe et pour les plaisirs, avec cet esprit licencieux et malin qui, ne ménageant ni les héros ni les dieux, épargnait moins encore les hommes que l'intrigue, le hasard ou même le mérite avaient portés à la tête des affaires publiques.

Les cinq républicains dont la fortune avait fait des cinquièmes de roi, expiaient déjà cette faveur qui leur donnait plus d'envieux que d'amis. C'est contre eux surtout que se dirigeaient les attaques de la presse qui, depuis le règne du Directoire, se dédommageait, par tous les excès de la licence, de l'esclavage excessif où elle avait été maintenue pendant la tyrannie du comité de salut public. Comme on ne pouvait impunément faire une guerre directe à la constitution, on la faisait aux hommes sur qui reposait son existence, et on la leur faisait avec toute la virulence qui, pendant la courte session de l'Assemblée législative, avait renversé les institutions de l'Assemblée constituante. Mus par des opinions différentes, mais tendant vers un pareil but, cent journaux harcelaient de mille manières, pour renverser le pouvoir, les dépositaires de ce pouvoir, enchaînés par des lois qui les livraient à l'attaque et ne leur permettaient pas la défense.

Dès lors il était facile de prévoir que la stabilité des choses en France ne reposait pas encore sur une base inébranlable; que la révolution qui avait donné naissance au Directoire ne serait pas la dernière, et qu'en séparant le pouvoir exécutif du pouvoir législatif, si longtemps exercés simultanément par la Convention, on n'avait fait que préparer une révolution plus ou moins éloignée, qui rendrait à ce pouvoir trop faiblement organisé le poids, l'énergie et l'intensité que les auteurs de la constitution de l'an III lui avaient refusés ou n'avaient pas osé lui donner.

Soit par horreur du despotisme de la législature, soit par un effet des anciennes habitudes, la majorité des Français tendait évidemment vers la monarchie, mais elle y tendait sans trop y songer, par une pente douce, à travers un chemin semé de fleurs.

Comme en certains pays, où tout enterrement est suivi d'une orgie, où la joie succède brusquement aux larmes et se manifeste au milieu du deuil, c'était tous les jours à Paris une fête nouvelle. Les jardins publics ne désemplissaient pas; les salles de concert, les salles de bal, comme les salles de spectacles, étaient trop étroites pour contenir la foule qui s'y portait, foule d'autant plus avide de plaisirs qu'elle en avait été plus long-temps privée; foule à laquelle ne dédaignaient pas de se mêler quantité de ci-devant nobles, pour parler le langage du temps, lesquels, échappés à la faux révolutionnaire, survivaient à leurs familles massacrées.

Mais, indépendamment des fêtes publiques, ceux-ci avaient encore des fêtes particulières, et ce n'était pas pour oublier leurs malheurs qu'ils se rassemblaient aux accords du violon, quoique ce ne fut pas pour s'en affliger. L'on n'était admis à s'amuser dans ces réunions qu'en prouvant qu'on était affecté d'une douleur inconsolable, qu'on avait quelque victime à pleurer, ou qu'on avait été soi-même désigné pour victime, ce que les hommes s'étudiaient à rappeler en portant leurs cheveux nattés et relevés en chignon, et les femmes par leur affectation à n'orner d'aucune parure leur tête dont les cheveux étaient coupés. Cela s'appelait être coiffé à la victime. Pas une tête de femme alors qui ne fut tondue.

À cette mode succéda bientôt, il est vrai, une mode tout opposée, celle de porter de longs cheveux qu'on laissait négligemment flotter. Grand bénéfice pour les coiffeurs, qui revendirent aux dames ce dont leurs ciseaux les avaient débarrassées quelque mois auparavant. Alors fut inventée la perruque appelée cache-folie, perruque dans laquelle il n'entrait que des cheveux blonds, et pendant le règne de laquelle la femme la plus raisonnable aurait rougi d'être brune.

Les vêtemens du sexe cependant s'étaient modifiés sous une influence tout opposée. Si le royalisme présidait à l'arrangement des cheveux, du moins l'intention qui dirigeait la coupe des robes était-elle toute républicaine. Ces robes étaient de longues tuniques de mousseline ou de percale blanche, ornées de bandes ou de broderies en laine (on avait alors horreur de la soie), et soutenues par une ceinture qui s'attachait sous la gorge. Recouvrant les formes sans les déguiser, cette tunique en révélait toutes les perfections au plus léger mouvement du corps; un schall négligemment jeté sur le cou complétait cette toilette qui n'était rien moins que dénuée de grâce; toilette que je n'ai jamais entendu critiquer par une femme bien faite, et qui n'était réputée indécente que par celles qui tiraient leurs scrupules d'un principe qui n'appartenait pas tout-à-fait à la vertu.

Ce costume, né de notre république, fut insensiblement adopté chez les nations les plus hostiles à notre république, et finit par devenir une mode européenne. Il ne tint pas aux belles dames qui donnaient alors le ton à Paris d'en faire adopter un, sinon plus sévère, du moins plus régulier encore, historiquement parlant.

Coiffées d'un réseau de pourpre qui derrière maintenait leurs cheveux retenus devant par un diadème d'or enrichi de camées; chaussées de sandales fixées par des ligatures de pourpre dans les losanges desquelles se dessinaient leurs jambes revêtues d'un tricot couleur de chair, et les doigts de leurs pieds ornés de bagues; les épaules à demi-voilées par des manches courtes et fendues, d'où s'élançaient leurs bras nus dans les trois quarts de leur longueur, et parés au-dessus du coude d'un large bracelet d'or enrichi de pierreries; chargées enfin par-dessus la tunique, dont la ceinture était attachée sous le sein par un camée, d'un manteau de pourpre que tantôt elles laissaient se développer comme celui d'une princesse tragique, ou qu'elles relevaient tantôt pour s'en draper comme une statue, l'Égérie de Tallien et ses élégantes amies se montrèrent dans les salons et même au théâtre dans l'appareil que Mme Vestris et Mlle Raucourt étalaient sur la scène. On se pressait au sortir du spectacle pour contempler ces modernes Aspasie, pour les admirer peut-être: personne toutefois ne s'avisa de les imiter, et toute leur bonne grâce sous ce costume renouvelé des Grecs ne put accréditer une mode qui ne s'accordait ni avec l'état présent des fortunes, ni avec les éternelles intempéries du climat de Paris.

Personne, ai-je dit: je me trompe; je me rappelle qu'une Flamande, qu'il serait peu charitable de nommer, n'eut pas peur d'endosser un habit si peu favorable aux épaules plates, aux jambes grêles, aux bras décharnés. Ces dames imitaient l'antiquité, celle-ci la parodiait.

Je les rencontrai toutes quatre un soir, au faubourg Saint-Honoré, dans un magnifique hôtel qu'un musicien venait d'acheter, maison ouverte à tout venant, où, dans des fêtes continuelles, il se hâtait de se débarrasser des immenses bénéfices qu'il avait faits dans les fournitures de l'armée. C'était à qui l'y aiderait. Un ami en amenait un autre; je ne sais qui ce soir-là y présentait Talma lequel y présentait Lenoir qui m'y présentait. À l'aspect de ces dames en toge, nous regrettions de n'avoir pas revêtu l'habit romain, et nous nous promettions de réparer cette faute à la première occasion; mais elle ne se représenta pas. L'amphitryon ne nous laissa pas le temps de faire notre toilette, il en fut de sa fortune comme de celle du citoyen Beauregard, comme d'une décoration de théâtre: elle disparut pendant que nous changions d'habits.

Rien de plus fréquent alors que ces péripéties. Chaque jour on voyait disparaître des fortunes écloses de la veille. Aucune époque n'avait été plus favorable aux spéculations; à celles qui se faisaient sur le papier-monnaie, il faut joindre celles qui se faisaient sur les fournitures de l'État, qui n'a jamais eu plus de besoins et moins de crédit. Pour approvisionner la capitale et les armées que n'alimentaient plus les réquisitions, il fallait recourir aux traitans; Dieu sait s'ils profitaient de l'occasion. Les uns, qui avaient été violemment dépouillés de leurs biens par le gouvernement révolutionnaire, ne se faisaient pas scrupule de regagner par la fraude ce que la violence leur avait enlevé; les autres prétendaient ne rien faire que de juste en reprenant au gouvernement ce qu'il avait injustement acquis.

La pénurie où tombèrent les propriétaires de maisons fut aussi une source de prospérité pour bien des gens. Écrasés par les impositions de toute espèce dont étaient chargés ces immeubles qui ne leur rapportaient rien, ils se voyaient contraints de les vendre; et comme les paiemens se faisaient en papier, quiconque avait de l'argent pouvait, en le convertissant en papier, acquérir au plus bas prix des maisons magnifiques, soit à la ville, soit à la campagne. Je sais un capitaliste qui, à l'aide d'une opération semblable, avec mille louis d'or qu'il avait enfouis pendant la prohibition du numéraire, se procura les millions exigés pour une propriété dont il a refusé, il y a quelques années, quinze cent mille francs en argent.

C'était en homme d'esprit avoir profité de la circonstance; mais tel était l'état des choses, que la circonstance profitait souvent à des gens qui n'avaient pas d'esprit. Ainsi, pour avoir soumissionné au hasard, sans avoir un sou vaillant, un groupe de maisons dont il est resté adjudicataire, faute d'avoir trouvé à qui la revendre, un imbécile est devenu millionnaire malgré lui.

On ne voyait qu'écriteaux portant: Maison à vendre. Plus d'une maison s'est vendue sur le pas de la porte. Sans même y entrer, un passant l'acheta sur la seule inspection, et la revendit, avant d'avoir tourné le coin de la rue, à un passant qui ne l'avait même pas regardée.

Le trafic des domaines nationaux enrichit aussi beaucoup de gens. Comme la politique du gouvernement en rendait l'acquisition plus facile, en raison de ce que l'opinion publique semblait plus le réprouver, l'attrait d'un bénéfice assuré avait fini par triompher de la délicatesse d'un certain nombre de spéculateurs. Les gens à scrupule seuls restèrent pauvres. Pauvres gens!

CHAPITRE V.

État de la littérature.—Création de l'Institut.—Conversion de La
Harpe.—Cantique.

Au milieu de la tourmente révolutionnaire, la littérature n'était pas restée stérile. Les ouvrages composés pour les circonstances abondaient sans doute; mais tous les ouvrages nés pendant la révolution n'étaient pas nés de la révolution. Parmi tant de productions empreintes de son esprit et animées de son dévergondage, on en voyait briller quelques unes qui, exemptes de ce caractère, auraient obtenu à toute autre époque les applaudissemens qu'elles obtinrent alors.

Tel est l'Abufar de Ducis. Si ce n'est pas une tragédie parfaite dans son ensemble, du moins y trouve-t-on plus d'une scène parfaite. Que de beautés même dans ses scènes les moins bonnes! Ces beautés furent accueillies avec transport, et sauvèrent cette pièce de la chute à laquelle quelques vices de contexture l'avaient exposée.

Indépendamment du Timoléon de Chénier, le Quintus Fabius de Legouvé, le Lévite d'Ephraim de M. Lemercier, et son Tartufe révolutionnaire, prouvent que la révolution n'avait pas rendu la scène inaccessible aux ouvrages composés d'après les lois de la raison et du bon goût, qui n'est que la raison perfectionnée. La révolution avait changé, sous un certain rapport, la direction de l'art dramatique, mais elle n'en avait pas altéré les principes. C'est plus tard, c'est après la contre-révolution, que des barbares devaient envahir le domaine de Corneille et de Racine, et substituer aux chefs-d'oeuvre des maîtres des monstruosités qu'eussent proscrites les sicaires de Marat et de Robespierre, qui au moins respectèrent les rois de la scène.

Les autres branches de la littérature avaient été cultivées, à la vérité, avec moins d'éclat; mais encore est-ce pendant cette période que Le Brun avait publié, entre plusieurs odes réellement belles, celle qui célèbre l'acte héroïque par lequel le Vengeur échappa à la nécessité d'humilier son pavillon devant le pavillon anglais, et que Chénier avait composé le Chant du Départ. L'esprit de parti ne m'a jamais aveuglé au point de me faire méconnaître dans ces chants vraiment patriotiques des beautés qui les élèvent au niveau des poésies lyriques les plus parfaites.

Dans le but de se réconcilier avec la civilisation, la Convention affectait de relever l'honneur des lettres, soit en réorganisant l'instruction publique sur un plan trop magnifique peut-être, mais qu'il suffisait de restreindre pour le perfectionner; soit en rétablissant sous le nom collectif d'Institut les académies détruites. Le traitement qu'attribuait son décret à chacun des membres de ce corps ne leur donnait pas l'aisance, mais du moins les a-t-il mis à l'abri du besoin.

Le même sentiment l'avait antérieurement portée à venir au secours des littérateurs et des artistes les plus maltraités par la rigueur des temps. Sur le rapport du comité d'instruction publique, dont Chénier fut l'organe, elle avait décrété que des secours seraient accordés à une certaine quantité d'individus dont les noms étaient inscrits au rapport, et en tête desquels se trouvait celui de La Harpe. Je ne sais trop qui me fit porter sur cette liste. Quoique je ne fusse pas plus riche que la plupart des gens qui s'y trouvaient, je ne crus pas devoir accepter ce bienfait, qui au reste était plus mesuré aux besoins qu'au talent, et à la répartition duquel l'esprit de parti avait été absolument étranger[24].

La même impartialité présida à la majorité des choix des membres de l'Institut. Ce n'est certes pas en conséquence de leurs opinions que Delille et Fontanes furent appelés dans la classe de la littérature auprès de Ducis, de Chénier, d'Andrieux et de Le Brun, dit Pindare. Si Marmontel et La Harpe n'y furent pas placés, il ne faut pas en conclure qu'on ait méconnu leurs titres. La loi exige que tout membre de l'Institut réside à Paris: or, Marmontel vivait dans une petite campagne en Normandie: on ne put que le nommer correspondant. Quant à La Harpe, qui, fanatique dans toutes ses opinions, avait pris, comme on l'a dit, la révolution dans une aversion égale à l'amour qu'il lui avait porté dans l'origine, et qui étendait cette aversion sur toutes les institutions dérivées de cette source, le nommer de l'Institut, c'eût été lui offrir l'occasion de refuser d'en être. On ne crut pas devoir lui procurer ce plaisir.

Aucun écrivain plus que La Harpe n'était hostile aux idées nouvelles en général, et au gouvernement en particulier. Sa haine pour eux semblait s'accroître en raison de la tendance qu'ils avaient à se rapprocher d'un système modéré. Il leur faisait une guerre incessable[26] dans ses discours et dans ses écrits. Troquant son bonnet rouge contre un bonnet carré[27], de la chaire à professer convertie en chaire à prêcher, il déclamait en vrai missionnaire contre le développement des opinions à la propagation desquelles il avait si ardemment contribué naguère, et foudroyait de ses éternels anathèmes non seulement la liberté dont il avait été un des plus exagérés apologistes, mais encore cette philosophie dont il avait été un des apôtres les plus fervens.

Les bons esprits rougissaient pour lui de ces contradictions. Ils avaient déploré les emportemens de son zèle ultra-philosophique; ils déploraient ceux de son zèle ultra-religieux. Ne désespérant pas d'être ramenés à un meilleur état de choses par la tendance évidente de la majorité des intérêts, ils s'affligeaient des efforts qu'à l'exemple de certains ambitieux, aux opinions desquels il prêtait la puissance de son talent, tentait cet apostat de la révolution, non pas pour réparer le mal que la révolution avait fait, mais pour rétablir les principes des maux que la révolution avait détruits. Plus ils désiraient l'affermissement du système conciliateur qui avait dicté la constitution de l'an III, plus ils redoutaient les tentatives qu'on faisait pour empêcher qu'il prévalût. Bien qu'il maintînt dans les fonctions législatives deux tiers des membres de la Convention, ce système leur offrait plus de sécurité qu'un renouvellement absolu de la législature; ils craignaient moins les conventionnels, qui avaient des crimes à faire oublier, que les royalistes, qui avaient tant de griefs à venger. En poussant à une restauration, La Harpe leur semblait pousser à une nouvelle terreur. Eux aussi prirent part aux réfutations que lui attirèrent ses homélies, et qui le poursuivirent sous toutes les formes. Et ce n'est pas seulement par les fauteurs de ses anciens écarts qu'il se vit signalé à la risée publique. Je suis à peu près sûr que l'auteur de la pièce qui suit n'était rien moins qu'un révolutionnaire, quoiqu'elle soit d'un homme qui redoutait la contre-révolution, non pour lui toutefois, mais pour la société, si fatiguée par tant de convulsions. Cette pièce est inédite, à ce que je crois.

LA VIE ET LA CONVERSION DU RÉVÉREND PÈRE HILARION.

Capucin, ci-devant Jacobin.

CANTIQUE POUR LA HARPE.

(Air du Cantique de sainte Catherine.)

Approchez-vous pour m'écouter,
Bons Français et bons catholiques,
Sur la harpe je veux chanter,
Du ton de nos pieux cantiques,
La vie et la conversion
Du bienheureux Hilarion.

Comme la tienne, ô mon Jésus!
Sa mère n'était pas pucelle.
Nous naissons tous, du moins au plus,
Avec la tache originelle.
Mais comme toi, quoique petit.
C'était un démon pour l'esprit.

C'était un prodige en raison.
Souvent, dans sa justice extrême,
Il disait avec Salomon,
En réfléchissant sur lui-même:
Ô vanité des vanités!
Tout en nous n'est que vanité!

Alors qu'il le vit débuter,
Le monde le crut idolâtre;
Mais c'était pour en dégoûter
Qu'il fit des oeuvres de théâtre;
Voulant, d'après la sainte loi,
Unir les oeuvres à la foi.

Quel désespoir pour le démon!
Pour le saint quels succès rapides!
Après Gustave et Pharamond
Trouver encor les Barmécides[28]!
Leur nom seul faisait retourner
Le chrétien prêt à se damner.

Cherchant l'humiliation
Par pur esprit de pénitence,
Dans la mortification
Ne perdant jamais patience,
Long-temps ainsi l'homme pieux
Travailla pour l'amour de Dieu.

Dans un accès de vanité,
S'il s'est dit encyclopédiste,
Dans un excès d'humilité
On sait qu'il s'est fait journaliste,
Faisant ce métier, j'en conviens,
Pour nos péchés et pour les siens.

Dans ses discours, dans ses écrits,
Tous les mots sont autant d'oracles.
Ce qui pourtant l'a fort surpris,
Il n'a jamais fait de miracles.
Il en faut un pour nous toucher;
Aussi dit-on qu'il va prêcher.

On dit qu'il prêchera souvent,
Qu'il prêchera toujours de même,
Qu'il prêchera tout cet avent,
Qu'il prêchera tout ce carême;
Nul orateur n'est plus disert:
C'est un saint Jean dans le désert.

Pendant quelque temps Lucifer
Avait bien compté sur son âme;
Le saint se crut même en enfer
Tant qu'il vécut avec sa femme;
Mais une autre dame l'a mis
Dans le chemin du paradis.

Abjurant l'immortalité
Qu'une vaine gloire accompagne.
Pour la benoîte éternité
Que Dieu promit sur la montagne.
Il y va tout droit, car on dit
Qu'il a déjà rendu l'esprit.

CHAPITRE VI.

Travaux littéraires.—Je commence ma tragédie des Vénitiens; à quelle occasion.—Retour de Leclerc à Paris.—Traité de Léoben.—Ce que c'était alors qu'un bal.—Renseignemens sur quelques héros de l'année d'Italie.—Je pars pour l'Italie avec Leclerc.

Le second anniversaire du 13 vendémiaire fut célébré moitié chez Tallien, moitié chez Barras. Tallien donna dans son jardin un grand dîner, dont le Directoire fit les frais; et Barras donna, aux frais du Directoire aussi, un grand bal au Luxembourg. J'avais été invité au dîner, j'y allai; mais je refusai d'accompagner Mme Tallien au bal, quoiqu'elle fût autorisée à y mener sa société tout entière. J'étais assez connu de Barras pour qu'il m'invitât personnellement, et c'est, je crois, parce qu'il me connaissait qu'il ne m'invita pas personnellement. Être bienvenu chez Mme Tallien n'était pas un motif pour être bienvenu de lui: cela me confirma dans la résolution de ne plus retourner chez lui. Je tiens note de ce fait, parce qu'il ne fut pas sans influence sur mon avenir. C'est à cette occasion que je retournai dans la vallée de Montmorency, où je commençai une liaison que le temps n'a fait que fortifier, liaison à laquelle j'ai dû le complément de mon bonheur au temps de ma prospérité, et mes plus douces consolations pendant mes longues infortunes.

Je ne suis jamais resté long-temps inoccupé: pour peu que mon coeur laissât de liberté à ma tête, un ouvrage fini, j'en entreprenais un nouveau; quelquefois même j'ai travaillé en dépit de certaines préoccupations dont je n'ai pas été toujours exempt, et jusque sous leur influence; les scènes dont je leur suis redevable ne sont pas les moins bonnes que j'aie faites, si j'en ai fait de bonnes.

Vers la fin de l'automne de 1796, je commençai ma tragédie des Vénitiens. C'est à une circonstance singulière que je dois le sujet de cette pièce. Après en avoir ébauché successivement plusieurs autres, je m'étais arrêté sur un sujet qui m'avait été indiqué par ce pauvre Florian; mon plan était fait dans ma tête, comme d'habitude; déjà j'en avais versifié quelques scènes en arpentant la forêt de Montmorency, et même le chemin de Paris, où je ne sais quelle affaire m'avait appelé, quand à mon arrivée le hasard me fait rencontrer mon ami Maret.

«Que fais-tu pour le moment? me dit-il. As-tu quelque ouvrage sur le métier?—Oui: j'ai enfin trouvé un sujet qui me convient, un sujet neuf, et je m'en occupe.—Un sujet neuf! j'en connais un: et si je t'avais rencontré quelques heures plus tôt…—Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu'importe? Quel est ce sujet?—Un trait historique, un trait que j'ai trouvé dans un recueil périodique, les Soirées littéraires.—Prête-moi le volume.—Il n'est plus chez moi.—Ne peux-tu me raconter ce trait?—Rien de plus facile»; et il me le raconte[29].

Personne ne raconte avec plus de talent. Ma tête se montait à mesure qu'il avançait dans sa narration: «C'est en effet un sujet superbe! m'écriai-je: action intéressante, catastrophe terrible; moeurs civiles et politiques toutes particulières. C'est un sujet admirable! je m'en empare.—Il n'est plus temps; j'ai raconté hier ce trait dans une société où se trouvaient Legouvé et Luce de Lancival…—Et Luce s'est jeté dessus?—Non; il ne croit pas que cela puisse s'adapter à la scène française; mais Legouvé n'en juge pas tout-à-fait de même; il m'a dit qu'il y penserait. N'y pense donc pas: je ne voudrais pas par une étourderie vous avoir mis en rivalité.—Legouvé ne traitera pas ce sujet-là; il n'est ni dans la nature de son esprit, ni dans le genre de son talent. Au premier aspect il n'a vu que les ressources; la réflexion lui en fera voir les difficultés; il reculera devant elles. Ce n'est, au reste, qu'à son désistement que je m'en saisirai; je l'obtiendrai sans le solliciter. Je cours chez lui. Chemin faisant, je ferai mon plan. Adieu.»

Ce que j'avais prévu arriva. Refroidi par la réflexion, Legouvé avait fini par penser comme Luce, et par trouver le sujet intraitable. Il l'était, en effet, pour l'auteur qui voudrait le traiter comme un sujet de l'histoire grecque ou de l'histoire romaine, comme un sujet de l'antiquité. Les formes, le ton, le style convenable à ces sortes de sujets ne sauraient s'appliquer à des sujets modernes sans y produire d'étranges disparates: convenables à des moeurs essentiellement héroïques, à des moeurs presque fictives, ces formes, ce ton, ce style, seraient en continuel désaccord avec les moeurs positives et moins guindées des temps modernes. Tel a toujours été mon sentiment. Cet inconvénient avait surtout frappé Legouvé, qui à un beau talent joignait un goût un peu timide: trouvant que le ton habituel de la tragédie ne convenait pas à ce sujet, si éminemment tragique, et, n'osant pas le traiter avec le ton convenable, il y renonça. Je fus plus hardi.

Qu'on me permette de rappeler ici ce que j'ai dit à cette occasion dans la préface des Vénitiens, en 1818. «Penser qu'il n'y a qu'un ton et qu'un style convenables à la tragédie, c'est faire de l'accessoire le principal. N'est-ce donc pas la nature du sujet qui constitue la tragédie? Qu'est-elle par elle-même? sinon une action dont le but est d'inspirer la terreur et la pitié. Or les sujets de nature à produire ce double effet pouvant se trouver chez les modernes comme chez les anciens, il en résulte que si l'essence de la tragédie est invariable, sa forme ne l'est pas, et qu'elle doit être modifiée par les moeurs de l'époque à laquelle appartient le sujet. En fait de tragédie, la forme doit toujours être noble comme les idées, comme les sentimens, comme le style, parce que la noblesse tient à l'essence de ce genre; mais cette noblesse n'exclut ni les intérêts privés, ni les moeurs simples, ni le dialogue naturel; et, soit dit en passant, si elle n'interdit pas l'accès du théâtre aux nobles avilis, à plus forte raison le permet-elle aux personnages qui se montrent nobles dans des conditions inférieures.»

Sur le refus de Legouvé, je me livrai tout entier à l'exécution de mon plan que j'avais en effet combiné tout en me rendant chez lui; mais je ne me mis à écrire qu'après avoir fait une étude approfondie des lois et des constitutions vénitiennes. Le livre d'Hamelot de la Houssaie sur le gouvernement de Venise, livre que feu le comte Colchen d'obligeante mémoire m'engagea à consulter, à étudier même, et dont il me donna un exemplaire, est la source où je puisai les documens les plus utiles sur le but, le caractère et l'origine de ces institutions qui n'ont point eu de modèle.

J'achevai mes deux premiers actes au milieu des bals nombreux que l'on donna cet hiver à Paris où j'étais revenu, et je comptais bien au printemps aller faire les trois autres dans la vallée qui m'était devenue plus chère; mais le sort en avait décidé autrement. Il était écrit là-haut que ce serait sur les lieux même où l'action que je retraçais s'était accomplie que j'achèverais de l'étudier, et qu'avant de la peindre dans tous ses détails, je visiterais dans tous leurs détours, dans toutes leurs profondeurs, les lieux terribles qui lui avaient servi de théâtre.

Vers la fin d'avril, le canon se fait entendre au milieu de la journée. C'est probablement quelque nouvelle victoire de l'armée d'Italie, se disait-on; car depuis que Moreau avait ramené son armée sur le Rhin, la guerre ne se faisait plus activement qu'en Italie. On ne se trompait pas. C'était en effet une nouvelle de l'armée d'Italie que proclamait le canon, et une nouvelle inespérée; la nouvelle de la signature des préliminaires de paix entre la république française et l'empire d'Allemagne à Léoben.

Un officier général de l'armée de Bonaparte apportait ce traité, et cet officier était Leclerc.

C'est chez Méchin, qui donnait un bal à l'occasion de son mariage avec la belle Mlle Raoul, que je retrouvai Leclerc. J'étais avec Lenoir. De quel coeur il nous embrassa! Comme il se félicitait d'avoir suivi notre conseil! Représentant pour le moment l'armée la plus illustre de l'Europe, et comblé des témoignages que l'admiration publique prodiguait aux glorieuses campagnes auxquelles il avait participé, comme il nous savait gré de l'avoir arraché des antichambres du Directoire! comme il nous remerciait de l'avoir poussé dans la carrière où il avait rencontré tant d'honneurs!

L'honneur plus grand, si ambitieux que fût Leclerc, n'était pas d'avoir obtenu à vingt-cinq ans le grade de général de brigade: qu'était-ce que cela en comparaison du bonheur d'obtenir la main de la soeur de son général, la main de cette Paulette dont il était amoureux depuis trois ans; de cette Paulette qui était reconnue pour la plus jolie, à cette époque si abondante en jolies femmes, de cette Paulette à laquelle la haute renommée que son frère venait de conquérir donnait d'ailleurs un prix si haut!

Leclerc venait faire à Paris ses affaires autant que celles de l'armée d'Italie. Tout en négociant avec le Directoire, il s'occupait des préparatifs de son mariage qui devait se faire à son retour à Milan où Paulette l'attendait. Il désirait avoir au moins un de nous deux pour témoin d'un bonheur auquel nous avions indirectement contribué. Lenoir ne pouvait pas quitter Paris où de graves intérêts le retenaient. «Mais toi, tu es libre, me dit-il, tu peux faire partout ce que tu as à faire; je t'emmène.»

Cette fois-là, si on ne me laissa pas le temps de me déterminer, on me laissa du moins celui de faire mes apprêts ou mes adieux. Je ne voulais pas partir sans prendre congé de la famille qui déjà m'avait adopté; il me fallait pour cela retourner à Saint-Leu. Leclerc qui était de Pontoise, et voulait aussi aller voir sa famille, me proposa de l'y accompagner. «Chemin faisant, nous causerons», me dit-il. J'acceptai avec d'autant plus de plaisir une place dans sa voiture, que ce voyage se faisait à peu près dans la direction du mien, et que de Pontoise je pouvais en une heure de marche me rendre à Saint-Leu par mes bois favoris: de l'un à l'autre endroit, il y a tout au plus deux lieues; ce n'était, ce ne serait encore pour moi qu'une promenade.

Cependant le bal allait son train; puisque nous y sommes encore, faisons connaître ce que c'était alors qu'un bal.

Qu'un bal différait alors de ces réunions où dix ans avant j'avais passé de si joyeuses soirées, des nuits si joyeuses! Dans ma première jeunesse, le plaisir était le seul objet qu'on cherchât dans un bal. On dansait pour se divertir, sans trop songer à ce qu'en penseraient les gens qui regardaient; on dansait pour soi, non pas pour les autres: danse sans prétention, mais non pas sans grâce, danse qu'avait adoptée la cour, à l'exemple de cette gracieuse Marie-Antoinette, et qu'à l'imitation de la cour adoptait la bonne société de Paris.

La révolution, qui semblait devoir donner plus de gravité aux moeurs, produisit un effet tout contraire. Des esprits en qui elle n'avait pas développé de hautes ambitions, tourmentés cependant du besoin de se signaler par une supériorité quelconque, s'efforçaient d'obtenir par l'emploi de leurs facultés physiques une célébrité qu'ils n'auraient pas pu atteindre par l'emploi de leurs facultés morales. La danse était devenue l'objet de l'application de ces gens incapables de s'appliquer à autre chose; mais, et c'est le propre de la sottise qui gâte tout ce qu'elle croit perfectionner, ils en avaient dénaturé le caractère. Substituant aux grâces simples et décentes qu'elle avait antérieurement dans les salons une imitation prétentieuse des formes qu'elle affecte sur la scène, d'un amusement qu'elle avait été, ils en avaient fait un travail; la salle de bal n'était plus qu'un théâtre où des écervelés des deux sexes venaient se disputer les applaudissemens des spectateurs, qui, non moins frivoles qu'eux, montaient sur des banquettes, et de là les jugeaient comme des loges on juge des sauteurs à gages.

Je serais fâché qu'un homme qui m'intéresserait figurât gauchement dans un bal, et surtout assez gauchement pour plus amuser les autres qu'il ne s'amuserait lui-même; mais je serais plus fâché encore qu'il excellât dans un exercice aussi futile, au point de faire croire qu'il y aurait donné le temps qu'on ne doit qu'à d'utiles occupations; ses succès ne me paraîtraient excusables qu'autant que sa supériorité dans une faculté grave, dans une honorable profession, prouverait que ce qu'on peut regarder comme le produit d'une étude longue et sérieuse n'est en lui qu'un développement de dispositions naturelles. Helvétius fut beau danseur; mais il est permis de croire que l'acquisition de son talent n'a préjudicié en aucune manière à la culture de son esprit, et qu'il ne lui donna que le temps que les hommes les plus sévères ne peuvent refuser à leurs délassemens, le temps qu'Ésope employait à jouer aux noix et Boileau à jouer aux quilles.

Ce préjugé contre la perfection dans un art futile se réveille en moi surtout quand je le trouve dans une femme. Portés à un certain point, les succès d'une femme dans la pratique de certains arts m'inquiètent soit relativement aux causes qui ont pu la déterminer à s'y adonner si passionnément, soit relativement aux conséquences qu'ils peuvent entraîner. Sous ce rapport, je suis assez de l'avis de Salluste. Je n'aime pas à voir une femme danser mieux qu'il ne convient à une honnête femme, saltare elegantiùs quàm necesse est probæ. Une femme n'est pas perdue, je le sais, pour posséder ce talent au plus haut degré. Mais porté à ce degré-là, ce talent peut être pour elle un instrument de perte, instrumentum luxuriæ. (Catilina.)

La justesse de ces appréhensions n'a été que trop fréquemment démontrée à cette époque. Ce n'est pas à propos de danse seulement que les danseuses les plus admirées firent alors parler d'elles, et leur nom que je ne prononcerai pas, dut au scandale aussi une célébrité qui heureusement n'a guère excédé la durée de quelques mois de carnaval. Trenitz, le plus renommé des danseurs de ce temps-là, s'en est fait, lui, une plus solide. Elle a duré autant que la contredanse à laquelle il avait donné son nom, et qui n'a pas été à la mode moins de deux ans. Ce Trenitz, qui avait tout son esprit dans ses jambes, a fait tourner plus d'une tête: des femmes ont quitté leur mari, et, qui pis est, leurs enfans, pour s'attacher à ses pas. Atteint du mal qu'il donnait aux autres, il est mort fou à Charenton.

Mais les chevaux nous attendent. J'accompagnai Leclerc dans la visite qu'il fit à sa mère. Près d'elle se trouvait une jeune fille qui depuis a épousé le général Davoust. Sa toilette simple et modeste ne m'empêcha pas d'être frappé de sa beauté, qui n'était pas encore celle d'une femme faite.

Mme Leclerc soutenait sa maison et sa famille avec les produits d'un commerce des plus utiles, celui des farines. La Biographie Universelle parle avec dédain de cette industrie. Celle à laquelle s'est livré l'éditeur de tant de notices calomnieuses est-elle plus honorable? lui donne-t-elle le droit de mépriser quelque profession que ce soit? ne vaut-il pas mieux vivre modestement d'une spéculation qui nourrit les hommes, que de s'enrichir en trafiquant de mensonges et de diffamations?

Cette faute n'est pas au reste la seule qui se trouve dans cette Biographie à l'article Leclerc. Rédigé après la chute de Napoléon, il l'est avec une malveillance facile à concevoir dans un homme de parti, mais avec une inexactitude qu'on ne conçoit pas dans un historien.

Tout en roulant, Leclerc me mit au courant de ce qui le concernait, et aussi de ce qui concernait ses compagnons d'armes. Il me raconta quantité de traits relatifs aux personnages qui entouraient le général Bonaparte, et particulièrement à Murat et à Lannes qu'il enviait plus qu'il ne les aimait. Il n'avait pas une haute estime pour leur talent, mais il avait la plus grande admiration pour leur bravoure: elle était en effet hors de toute comparaison.

«Ce fou de Murat, me disait-il, pendant que l'ennemi nous canonnait et nous fusillait du haut des murs de Gradisca, n'allait-il pas frapper aux portes de cette ville avec la poignée de son sabre, en sommant, avec son accent gascon, les bourgeois, qu'il appelait pékins, de les lui ouvrir?

«Et Lannes! de peur de n'être pas reconnu à son uniforme et à son écharpe, cet autre Gascon a-t-il jamais manqué de marcher à la tête de sa brigade avec un chapeau galonné et surmonté d'un plumet plus haut et plus touffu que celui d'un mulet de Provence? Aussi n'est-il jamais revenu d'une affaire sans être blessé, et n'était-il pas guéri de sa seizième blessure, quand, apprenant que le soldat hésitait à Arcole, il endosse son uniforme, s'empanache de son chapeau, et court recevoir la dix-septième.»

Ce qu'il y a de plaisant, c'est que Leclerc, plus flegmatique dans la société, était tout aussi animé qu'eux dans l'action; mais les militaires sont comme les femmes et comme les poëtes; il est rare que les éloges qu'ils donnent à leurs rivaux ne soient pas accompagnés de quelques correctifs. Leclerc me raconta aussi quelques particularités sur Masséna, sur Joubert, sur Augereau, sur Junot, sur Clarke le négociateur, sur Haller le financier, sur Collot le munitionnaire, gens habiles dans leur partie respective, et servant avec autant de zèle que d'intelligence les projets du grand homme. Ainsi, avant de sortir de France, je connaissais le personnel de l'armée d'Italie comme si j'en avais fait partie depuis le commencement de la campagne.

Cette conversation m'apprit plusieurs anecdotes qui trouveront leur place dans ces Mémoires, quand viendra leur tour: c'est ici la place de celle qu'on va lire.

L'on venait d'apprendre à Paris que le 20 avril, reprenant enfin l'offensive, et repassant le Rhin, le général Moreau avait enlevé à l'ennemi quatre mille hommes et vingt pièces de canon. «C'est à moi qu'il est redevable de ce succès, me dit Leclerc. En vertu d'un passeport qui m'a été délivré à Léoben par les Autrichiens, je suis venu droit ici par l'Allemagne, et j'ai traversé l'armée qu'ils ont sur le Rhin. Ayant eu le loisir de prendre connaissance de ses positions, et de remarquer qu'à la nouvelle de la conclusion du traité que je portais à la ratification du Directoire, tenant la paix pour certaine, elle s'était relâchée de sa vigilance, «Ne pourriez-vous, ai-je dit à Moreau, profiter de la circonstance avant que l'armistice soit proclamé?» Moreau m'a compris, et il ne s'en trouve pas mal, comme tu vois.

«Cette opération-là me semble plus habile que loyale, dis-je à Leclerc.—À la guerre comme à la guerre; dolus an virtus», me répondit-il; Leclerc savait assez bien son Virgile.

Peu de jours après cette excursion, nous partîmes pour l'Italie en suivant la route du Bourbonnais.

NOTES.

[1: Marchand de toile qui avait fortement contribué à appeler Robespierre au tribunal de Versailles. Il fut aussi député à la Convention.]

[2: Mme GAIL (Sophie Garre). Née avec le goût de tous les arts, elle cultiva surtout la musique. Ses dispositions pour cet art se manifestèrent par des compositions pleines de grâces qu'elle produisait à un âge où d'ordinaire on a peine à concevoir les compositions des autres. Quelques romances qu'elle publia en 1790 dans les journaux de musique, et que les amateurs accueillirent, furent distinguées des connaisseurs. L'étonnement se serait mêlé au plaisir si on avait su qu'elles étaient l'ouvrage d'un enfant de douze ans.

Celui qui écrit cette notice ne se rappelle pas sans émotion les succès précoces d'un talent aux efforts duquel il se plaisait à fournir des thèmes, en s'essayant aussi.

C'est vers 1794 que Mlle Garre échangea son nom contre celui qu'elle a rendu plus célèbre. Elle épousa à cette époque M. Gail, professeur ou lecteur au collége de France. Cet helléniste jouissait dès lors de toute sa réputation. Des travaux pénibles et utiles sur les langues anciennes, des versions du grec en latin, des éditions correctes, élucidées de commentaires, fortifiées de notes, et aussi, je crois, quelques doctes querelles, l'avaient fait connaître dans le monde savant. Il mérita d'obtenir Mlle Garre, puisqu'il avait apprécié ses qualités. Leur mariage ne fut pas heureux cependant. L'art et la science qu'il avait rapprochés s'effarouchèrent réciproquement.

Une séparation volontaire rompit, au bout de quelques années, cette union où l'un trouvait trop de distractions et l'autre trop peu d'agrémens, et rendit les deux époux à leurs goûts dominans. L'art et la science y gagnèrent. M. Gail acheva dans la retraite sa version de Thucydide, et Mme Gail, rentrée dans la société, en fit les délices par des talens qui se perfectionnèrent en s'exerçant.

La vie dépendante et sédentaire convenait peu à une imagination aussi active que la sienne. Libre une fois, c'est en voyageant qu'elle fit l'essai de son affranchissement. Après avoir parcouru les provinces méridionales de la France, elle voulut voir l'Espagne. En y cherchant le plaisir, elle y trouva la gloire. C'est avec les yeux et les oreilles de l'artiste qu'elle parcourait cette péninsule qui ne semble déshéritée des arts que parce qu'elle a renoncé à faire valoir leur succession, et où l'on retrouve si souvent leurs traces entre celles des Arabes et des Goths.

L'accent et la modulation de la musique espagnole attirèrent surtout l'attention de la voyageuse, et restèrent profondément gravés dans sa mémoire. Ils se reproduisent fréquemment dans ses compositions, mais embellis par un talent plein de charmes, mais modifiés par un goût exquis. Tel air des deux Jaloux, tel morceau de la Sérénade n'est que le développement d'un trait de ces chansons monotones et mélancoliques que hurlent les Catalans, que lamentent les Andalous. Modulé par Mme Gail, ce chant, toujours original, se change en musique des plus suaves.

Ce n'est qu'au retour de ses voyages que Mme Gail songea sérieusement à travailler pour la scène. Avant, elle s'était bien essayée dans le genre dramatique; un opéra de sa composition, représenté en société, avait été applaudi par Méhul lui-même. Elle n'avait pu néanmoins se résoudre à offrir au public un ouvrage que ce grand maître ne trouvait pas exempt de fautes. Une étude opiniâtre et plus approfondie de l'art lui donna bientôt les moyens d'exprimer ses idées avec autant de pureté qu'elles avaient de charmes, avec cette correction sans laquelle, dans tous les arts, les succès du génie même sont incomplets.

C'est par un chef-d'oeuvre que Mme Gail débuta. Peu d'opéras ont été entendus avec autant d'enthousiasme que les deux Jaloux. peu l'ont autant mérité. Une musique neuve et non pas étrange, originale et non pas bizarre, gracieuse et non pas affectée, assure à cette jolie comédie un succès aussi durable que celui dont jouissent les plus aimables productions de Grétry[3].

On sait que cet opéra est tiré d'une comédie en cinq actes de Dufresny; comédie réduite, avec beaucoup d'habileté, en un acte par M. Vial, auteur de plusieurs autres ouvrages charmans aussi, et qui lui appartiennent en entier.

Après cet opéra, Mme Gail en fit représenter un autre encore en un acte, intitulé Mlle de Launay à la Bastille. Le fond en est tiré des mémoires de cette dame, plus connue sous le nom de Mme de Staal. C'est une intrigue assez triste, dans laquelle le gouverneur même de la Bastille joue le rôle de médiateur entre cette prisonnière qu'il aime, et un prisonnier qui en est aimé. Présentée sous un aspect comique, cette situation pouvait être piquante: mais dans cet opéra, qui tient plus du drame que de la comédie, le gouverneur est martyr et non pas dupe; or les martyrs ne sont pas gais.

Cet ouvrage eut peu de succès. La musique néanmoins ne diminua pas la haute idée qu'on avait conçue du talent de Mme Gail. Entre plusieurs morceaux accueillis avec transports, on distingua la romance délicieuse que termine ce refrain: ma liberté! ma liberté! ainsi chante Philomèle captive. Ces morceaux auraient maintenu la pièce au théâtre si, en France, on ne voulait pas être intéressé par le drame autant qu'enchanté par la musique.

La Sérénade est le dernier ouvrage dramatique de Mme Gail. Ce n'est pas par défaut de gaieté que pèche cette comédie dont Regnard est l'auteur, et dont on a fait un opéra en la semant d'airs et de morceaux d'ensemble. Nous ne ferons pas l'éloge de cette délicieuse production. La musique de la Sérénade est dans la mémoire de tout le monde; celle des deux Jaloux ne lui est supérieure ni en facilité, ni en originalité, ni en grâces. Hélas! c'était le chant du cygne.

Et la main qui tirait de la lyre des sons si harmonieux s'est glacée! Et la voix qui modulait des accens si mélodieux s'est éteinte! Que ne pouvait-on pas attendre d'un talent qui, dans l'espace de si peu d'années, avait donné des preuves si brillantes de son heureuse fécondité, d'un talent dont les ressources se multipliaient à mesure qu'il multipliait ses productions! Mme Gail s'occupait à consolider sa gloire par des ouvrages de plus longue haleine, quand une maladie aiguë est venue l'enlever aux arts et à l'amitié. Elle était tout au plus âgée de quarante-trois ans.

Quand on songe que si la jeunesse de l'artiste date de l'époque où il commence à produire, elle ne finit qu'à celle où il cesse de produire, on peut dire que Mme Gail est morte dans la fleur de sa jeunesse; et si l'on juge de ce qu'elle pouvait faire par ce qu'elle a fait, quelle source de regrets pour les amis des arts que cette mort prématurée!

Les chansons, les romances et autres compositions légères de Mme Gail auraient peut-être suffi à lui acquérir la réputation que lui assurent ses grandes compositions. Ces sortes de pièces, qui sont en musique ce que les pièces fugitives sont en poésie, suffisent aussi à la gloire de leur auteur, quand elles portent le cachet du génie. N'eût-il fait que ses poésies légères, Voltaire serait immortel. Saint-Aulaire s'est immortalisé par quatre vers. Tel homme en a fait quarante mille, et n'est pas connu. L'important est de faire des vers et des chants qu'on retienne: tel était surtout le talent de Mme Gail.

Qui ne connaît ses pièces détachées? De quel salon n'ont-elles pas fait les délices? De quelles réunions, dans quelle solitude ne se sont-elles pas fait entendre? Dans quelle partie du monde civilisé n'ont-elles pas été portées par la voix de l'art et de la beauté? Chacun les redemandait, c'était en faire l'éloge. Garat les louait mieux que personne, il les chantait. Après avoir exécuté les morceaux, les plus pathétiques de Gluck, de Mozart, de Nazolini, il ne croyait un concert complet que lorsqu'il avait fait entendre quelques productions de cette verve gracieuse et facile. Qui ne lui a pas entendu chanter en duo, avec sa femme, la jolie romance qui commence par ce vers: La jeune et sensible Isabelle? Si Pétrarque n'a rien fait de plus ingénieux que ces couplets qui sont de Mme de Bourdie, Cimarosa n'a rien composé de plus gracieux que cet air qui est de Mme Gail.

Son talent faisait le charme continuel de la société. Il se prêtait à tous les caprices, quelque acte de complaisance qu'on en exigeât. Sous les doigts de cette femme habile, le piano suffisait à tout ce que la circonstance pouvait en réclamer. Que de fois, dans nos réunions, n'a-t-il pas tenu lieu d'orchestre! Les airs que Mme Gail improvisait alors, à la demande des danseurs, retenaient dans le salon, comme auditeurs, ceux-là même pour qui la danse avait le moins d'attraits; et ces airs qui, à son insu, bientôt se répandaient dans Paris, n'étaient pas moins originaux, pas moins mélodieux que ceux qu'elle travaillait à loisir.

À ce talent si supérieur, Mme Gail joignait toutes les qualités d'une femme aimable, tous les avantages d'une femme d'esprit. Dès sa première jeunesse, elle avait vécu dans la société des littérateurs et des poëtes les plus célèbres de l'époque. À la ville, dans la maison de son père, elle avait vu souvent La Harpe; elle avait rencontré souvent aussi Delille à la campagne, dans les bois de Meudon. Elle aimait la poésie avec passion; elle aimait avec passion tous les arts. Les talens, de quelque nature qu'ils fussent, n'avaient pas d'appréciateur plus délicat, plus enthousiaste. Ils ne sauraient trop la regretter.

L'amitié l'a regrettée plus encore. Mme Gail inspirait ce noble sentiment aussi vivement qu'elle le ressentait. Nous jugeons par nous-mêmes de la douleur que sa perte laisse dans la société intime dont elle était l'âme, et qui se composait surtout de ses vieux amis.

Une circonstance toute particulière a mêlé une émotion bien douce aux sentimens douloureux que cette femme si sincèrement aimante a dû éprouver en se voyant arracher, à la force de l'âge, à tout ce qu'elle aimait. L'unique fruit de son mariage, son fils s'était montré digne d'elle. Il avait remporté le prix sur le sujet proposé cette année-là par l'académie des belles-lettres. Le jour de deuil se changea pour cette mère en un jour de triomphe; et ce n'est qu'après avoir vu les lauriers sur le front de son enfant que ses yeux consolés se sont fermés pour jamais.

Ainsi mourut, heureuse encore, cette femme qui a mérité de l'être, et de l'être plus long-temps; cette femme qui a traversé la vie sans avoir fait aucun mal; cette femme dont le passage en ce monde n'est signalé que par la production du talent le plus aimable; cette femme dont le génie ajoutait encore aux jouissances du bonheur même; cette femme qui, dans des temps de malheur et de persécution, a si souvent suspendu les peines du proscrit que venaient charmer jusque dans les cachots, jusque dans l'exil, ses chants qui désormais ne seront plus entendus sans douleur par un de ceux dont ils ont fait la consolation.

A. V. A.

À Bruxelles, en 1819. ]

[3: Je m'imaginais, quand j'écrivais cela en 1819, qu'une nouvelle révolution musicale était prête à éclater, et que Grétry comme Paësiello, comme Piccini, comme Sacchini, comme Cimarosa, étaient au moment d'être expulsés de la scène que Mozart seul dispute encore à Rossini.]

[4: Je retrouve dans un journal du temps l'analyse de cette facétie. La voici:

«De pauvres diables de comédiens de campagne, auxquels leur directeur a fait banqueroute, ne sachant que devenir, se réfugient dans un couvent de capucins où le père Barnabas, qui en est le gardien, les reçoit avec plaisir. Il y a déjà quelque temps qu'ils y sont, lorsque les révérends pères Arlequin et Polichinelle s'aperçoivent qu'ils s'ennuient. Or, comme l'a dit Figaro, l'ennui n'engraisse que les sots. Nos comédiens ne le sont pas, et c'est pour cela, et parce qu'ils avaient presque tous, avant leur retraite, contracté l'habitude des sept péchés mortels, qu'ils ne peuvent plus vivre en reclus. D'ailleurs, une perpétuelle contrainte les ennuie, et vainement on voudrait tenter de faire oublier au père Gilles sa paresse, au père Pantalon sa colère, au père Polichinelle sa gourmandise, au père Scaramouche son orgueil, au père Cassandre son avarice, au père Scapiu son envie, au père Arlequin sa luxure, et au révérend père Barnabas la réunion de tous ces vices.

«Cependant ce vénérable gardien a reçu une lettre dans laquelle on lui apprend qu'on va supprimer tous les couvens, et c'est ce qui lui fait croire qu'il est nécessaire de prendre certaines précautions.

Air: du vaudeville de l'île des femmes.

Faisons d'abord notre paquet
Sans accuser la Providence;
Et puis, lorsque nous l'aurons fait,
Mettons en Dieu notre espérance.
Comme la résignation
Doit couronner la foi parfaite,
Disons avec soumission:
La volonté de Dieu soit faite.

«Mais il ne serait pas mal pour donner à ce paquet un embonpoint convenable, d'y joindre la bourse de Cassandre. Ah! ce serait bien fait, si cet avare Cassandre ne surveillait sans cesse son argent. En attendant de pouvoir le lui escamoter, notre gardien entend la coulpe de ses frères, et lorsqu'ils ont chacun fait leur acte d'humilité, ils vont à l'église pour chanter l'office.

«C'est le tour du père Arlequin d'être portier, et il est, ma foi, bien heureux, car il trouve l'occasion d'ouvrir la porte au plus joli Récollet du monde.

ARLEQUIN.

Air: Jupiter un jour en fureur.

Mon frère, on ne refuse pas
La porte à gens de votre mine.

COLOMBINE.

Quoi! si près de sa Colombine.
Il ne la reconnaît pas!

ARLEQUIN.

C'est un moine de contrebande
Et si j'osais en vérité…

COLOMBINE.

Faites-moi la charité.

ARLEQUIN.

Frère, je la demande.

Quel teint fleuri, quel air friand,
Et quelle fraîcheur de chanoine!
Jamais un aussi joli moine
N'est entré dans le couvent:
Aisément cela se devine,
À ce regard vif et fripon,
C'est l'amour en capuchon,
Ou bien c'est Colombine.

«Lorsque la reconnaissance d'Arlequin et de Colombine est bien et dûment faite, le père Cassandre survient, tout essoufflé, et renouvelant, jusqu'à un certain point, la scène d'Harpagon, qui prétend que tout le monde lui a volé son argent, il accuse tantôt le père Capucin, tantôt le frère Récollet de lui avoir joué un semblable tour. On découvre bientôt que c'est au père Barnabas seul qu'il faut l'attribuer. Eh bien! dit Arlequin à toute la ci-devant troupe qui s'est rassemblée, suivez-moi, et nous allons le contraindre, non-seulement à rendre l'argent de Cassandre, mais à nous livrer celui de la communauté.

«Barnabas, qui ne soupçonne pas qu'on l'ait découvert, vient faire un repas fraternel avec un cochon, qui, par parenthèse, joue fort bien son rôle, et pour lequel il a la plus grande prédilection. Pendant qu'ils mangent ensemble, Arlequin, Gilles, Polichinelle, Cassandre, Pantalon, Scapin et Scaramouche, qui ont jeté leurs frocs aux orties, paraissent en habits de caractère; et comme ils ne se sont montrés qu'après une évocation d'Arlequin, le révérend père Barnabas les prend naturellement pour des diables. Ils font une entrée terrible, et ils obligent le moine à danser un rigaudon avec eux, pendant que Gilles chante la ronde suivante, sur l'air: L'autre jour le gros René.

Tout atteste et reconnaît
   Le pouvoir du diable;
Dans tout ce qu'on dit et fait,
   Est mêlé le diable.
Certain auteur l'a prouvé,
   En vers à la diable
      Ô gué!
   En vers à la diable.

L'homme d'esprit a, dit-on,
   Tout l'esprit d'un diable;
Nous disons d'un bon garçon
   Qu'il est un bon diable,
Et de l'honnête homme à pied
   C'est un pauvre diable
      Ô gué!
   C'est un pauvre diable.

Qui désire être cité.
   Mène un train de diable:
N'a pas qui veut pour beauté
   La beauté du diable;
Plus d'un ouvrage vanté
   Ne vaut pas le diable
      Ô gué!
   Ne vaut pas le diable.

Quel est l'homme qui jamais
   Ne se donne au diable?
Les trois quarts de nos projets
   Où vont-ils? au diable;
Par la queue, ah! que j'en sais
   Qui tirent le diable
      Ô gué!
   Qui tirent le diable.

«Toutes ces diableries-là ne font pas perdre la tête au père Barnabas, et les diables se retirent. L'auteur, profitant du conseil que Sédaine donne au diable dans son fameux pot-pourri, fait paraître l'aimable Colombine, qui est vraiment un diable bien plus dangereux que tous les autres pour le Gardien, puisqu'en lui faisant espérer de l'épouser, elle le met dans le cas de lui donner son argent et de signer un contrat de mariage qui n'est autre que celui d'Arlequin et de Colombine. Cette comédie-parade finit par le couplet suivant adressé au parterre, et qu'il a fait répéter. Il est sur l'air De la croisée.

Voici l'instant où maint auteur,
Pour obtenir votre suffrage,
Par maint couplet adulateur
Vous implore pour son ouvrage.
Citoyens, quoiqu'en pareil cas,
Nous disons avec bonhomie:
Si nous ne vous amusons pas,
   Sifflez la comédie.

«Ici le public, qui avait pris cette liberté avant qu'on se fût avisé de la lui donner, est revenu à des sentimens moins sévères. Cette pièce, qu'on n'aurait dû juger que comme une comédie-parade, pourra très-bien rester au théâtre, lorsque l'auteur y aura fait quelques retranchemens, et surtout lorsque les acteurs voudront bien employer, en la jouant, non le sérieux glaçant que Montauciel prétend n'être bon qu'à porter le diable en terre, mais cette précieuse gaieté qui embellit toutes les productions comiques.»

(Extrait du Journal des Spectacles, qui s'imprimait chez VEZART et LE
NORMANT, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois.)

Après avoir relu cette analyse, je suis de l'avis du public, c'est-à-dire de son premier avis, et je ne conçois pas qu'il ait supporté dix ou douze représentations d'un pareil fouillis.]

[5: André Chénier périt le 7 thermidor; et Marie-Joseph Chénier fut du nombre des infortunés que la journée fatale au tyran vengea sans les consoler.

Réintégré, par la révolution du 9 thermidor, dans le crédit qu'il n'avait perdu que parce qu'il avait osé prêcher la modération, Chénier usa de ce crédit pour adoucir du moins les malheurs d'autrui. Personne ne réclama vainement son appui. Que de familles durent à ses sollicitations la prompte liberté d'un père, d'une mère ou d'un frère! C'est en soulageant le malheur des autres qu'il cherchait à se distraire du sien.

Il fut un des législateurs les plus ardens à poursuivre la punition des fauteurs du comité de gouvernement; mais l'horreur qu'il portait à ces prétendus républicains ne l'avait pas détaché de la république. Les hommes qui voulaient la destruction de cet ordre de choses trouvèrent donc en Chénier peu de complaisance pour leurs projets. D'atroces accusations s'élevèrent dès lors contre lui. Diffamant l'homme qu'ils ne pouvaient séduire, des écrivains de parti accusèrent Chénier d'avoir été complice des tyrans dont il avait été victime. Entretenant en lui, par une calomnie incessamment répétée, le souvenir d'un malheur qu'on craignait qu'il oubliât, un journal, que je n'ai pas besoin de nommer, lui adressait tous les jours cette question que Dieu fit au premier assassin: Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?

C'est ici le lieu de raconter une anecdote qui est bonne à publier, ne fût-ce que parce qu'elle fait connaître dans quels excès on peut être entraîné par l'esprit de parti.

Le fondateur d'une des feuilles que je signale à l'indignation de tout honnête homme, faisait chez moi, après la mort de Chénier, l'éloge du talent et aussi celui du caractère de ce grand écrivain. «Vous voilà donc enfin juste? dis-je à cet apologiste: L'esprit de parti ne vous aveugle donc plus?—Il ne m'a jamais aveuglé: telles ont toujours été mes opinions sur Chénier, me répondit en souriant ce galant homme.—Mais, pendant dix-huit mois, ne l'avez-vous pas journellement accusé d'avoir fait égorger son frère? avez-vous donc cru ce fait réel?—Moi! pas un moment.—Pourquoi donc ces accusations quotidiennes?—Vous me le demandez! me dit-il avec on regard où se peignait autant de malice que de pitié; vous n'entendez rien à la politique, je le vois.—Eh bien!—Sachez que, quand il s'agit de ruiner dans l'opinion un homme important du parti contraire, tous les moyens sont bons. Chénier était un des appuis du parti républicain; voulant la ruine de ce parti, nous avons fait tout pour décréditer un de ses chefs, pour le démonétiser: voilà toute l'histoire.»

Cet aveu naïvement atroce, je ne suis pas la seule personne à qui il ait été fait par l'homme en question. Feu Ginguené le reçut aussi, et ce n'est pas sans rougir, m'a-t-il dit: car, en fait de politique semblable, il était aussi novice que moi, soit dit sans le déprimer.

Chénier réfuta cette calomnie par des vers aussi touchans qu'harmonieux. Il n'est pas possible de les lire sans se laisser convaincre par ce chant de génie et de douleur.

Il y a trente ans que ces vers sont publiés. Quoiqu'ils soient devenus classiques, Mme de Genlis ne les avait probablement pas lus. Autrement, aurait-elle osé reproduire dans ses Mémoires les lâches interprétations que ces vers réfutent si puissamment?

«Il a eu le tort beaucoup plus grave, dit cette dame, à la suite de quelques reproches qu'elle adresse à Chénier, de laisser périr son malheureux frère, qu'il aurait pu sauver en employant son crédit sous le règne de la terreur. On a même dit généralement qu'il avait participé à sa condamnation: ce que je ne puis croire; mais cette odieuse imputation fut accréditée dans le temps par son silence, car il aurait pu sans danger se justifier autrement.»

Renvoyons, pour toute réponse, Mme de Genlis à l'épître sur la Calomnie, publiée à l'époque où Chénier est accusé de s'être tu; ou plutôt transcrivons ceux des vers de cette épître qui sont relatifs au fait que nous examinons ici. Si Mme de Genlis aime les bons vers, elle ne lira pas ceux-là sans plaisir; et nous aurons flatté son goût, tout en éclairant sa justice.

Narcisse et Tigellin, bourreaux législateurs,
De ces menteurs gagés se font les protecteurs.
De toute renommée envieux adversaires,
Et d'un parti cruel plus cruels émissaires,
Odieux proconsuls, régnant par des complots,
Des fleuves consternés ils ont rougi les flots.
J'ai vu fuir à leur nom les épouses tremblantes;
Le Moniteur fidèle, en ses pages sanglantes,
Par le souvenir même inspire la terreur,
Et dénonce à Clio leur stupide fureur.
J'entends crier encor le sang de leurs victimes;
Je lis en traits d'airain la liste de leurs crimes;
Et c'est eux qu'aujourd'hui l'on voudrait excuser!
Qu'ai-je dit? On les vante! et l'on m'ose accuser!
Moi! jouet si long-temps de leur lâche insolence;
Proscrit pour mes discours, proscrit pour mon silence;
Seul, attendant la mort, quand leur coupable voix
Demandait à grands cris du sang et non des lois!
Ceux que la France a vus ivres de tyrannie,
Ceux-là même, dans l'ombre armant la calomnie,
Me reprochent le sang d'un frère infortuné,
Qu'avec la calomnie ils ont assassiné!
L'injustice agrandit une âme libre et fière.
Ces reptiles hideux, sifflant dans la poussière,
En vain sèment le trouble entre son ombre et moi:
Scélérats! contre vous elle invoque la loi.
Hélas! pour arracher la victime aux supplices,
De mes pleurs chaque jour fatiguant vos complices,
J'ai courbé devant eux mon front humilié;
Mais ils vous ressemblaient: ils étaient sans pitié.
Si, le jour où tomba leur puissance arbitraire.
Des fers et de la mort je n'ai sauvé qu'un frère,
Qu'au fond des noirs cachots Dumont avait plongé,
Et qui deux jours plus tard périssait égorgé,
Auprès d'André Chénier avant que de descendre,
J'élèverai la tombe où manquera sa cendre,
Mais où vivront du moins, et son doux souvenir,
Et sa gloire, et ses vers, dictés pour l'avenir.
Là, quand de thermidor la septième journée
Sous les feux du Lion ramènera l'année,
Ô mon frère! je veux, relisant tes écrits,
Chanter l'hymne funèbre à tes mânes proscrits.
Là, tu verras souvent, près de ton mausolée,
Tes frères gémissans, ta mère désolée,
Quelques amis des arts, un peu d'ombre et des fleurs;
Et ton jeune laurier grandira sous mes pleurs.

Je le demande à Mme de Genlis: en conscience, l'auteur de ces vers-là peut-il être, de quelque façon que ce soit, coupable d'un fratricide? Qu'elle ne s'obstine donc pas à se faire l'écho d'une calomnie désavouée par les gens même qui l'ont fabriquée, l'écho des plus dégoûtantes déclamations révolutionnaires. Tarder plus long-temps à se rétracter, ne serait-ce pas manquer de bonne foi, et, qui pis est peut-être pour une dame de si bon ton, manquer de bon goût?

Pour épuiser tout ce qui nous reste à dire au sujet des attaques livrées par Mme de Genlis à la mémoire de Chénier, nous l'engagerons aussi à s'assurer de la vérité des anecdotes dans lesquelles elle le fait figurer, ou du moins à ne pas les dénaturer en altérant leurs détails, comme elle le fait dans l'anecdote suivante.

«Cette horrible exagération d'une mauvaise action, dit-elle à la suite de l'imputation que nous venons de signaler, donna lieu à une anecdote très-vraie et très-curieuse. La célèbre actrice Mlle Dumesnil existait encore à cette époque; mais elle était très-vieille. M. Chénier, sans l'avoir jamais vue, sans se faire annoncer, se rendit un matin chez elle. Il la trouva dans son lit, et si souffrante quelle ne répondit rien à ce qu'il lui dit d'obligeant. Cependant M. Chénier la conjura de lui dire uniquement un vers, un seul vers d'une tragédie, afin, disait-il, qu'il pût se vanter de l'avoir entendue déclamer. Mlle Dumesnil, faisant un effort sur elle-même, lui adressa ce vers de l'un de ses plus beaux rôles:

«Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.»

Mme de Genlis aurait tort de mettre historique au bas de cette histoire. Rien de moins exact que cette version. Le hasard a voulu que j'aie eu connaissance de la visite faite par Chénier à Mlle Dumesnil, le jour même où elle a eu lieu. J'en tiens le récit de Dugazon, qui, avec Mme Vestris, avait servi d'introducteur à Chénier près de la camarade de Lekain. Il en résulte d'abord que Chénier ne se présenta pas seul; il en résulte de plus que si, pressée vivement par lui et par eux de déclamer quelque chose, Mlle Dumesnil, qui les avait reçus avec obligeance, déclama le vers cité par Mme de Genlis, et le déclama avec un accent admirable, ce fut sans aucune intention malveillante. Sa mémoire seule plaça sur ses lèvres ce vers qu'elle récita pour complaire à un poëte illustre, dont elle réclamait en ce moment l'appui, par suite de l'état de détresse où la révolution l'avait jetée. Peut-être aussi Mlle Dumesnil, dans l'isolement où elle vivait, ignorait-elle l'existence des calomnies exhumées aujourd'hui par Mme de Genlis. Enfin, l'espèce d'énergie que supposerait l'intention qu'on lui prête est tout-à-fait incompatible avec la bonté qui faisait le fond de son caractère, bonté que le temps ne fait qu'accroître dans les bons coeurs, et qui est la véritable grâce de la vieillesse.

Tout cela se passait, au reste, pendant que Mme de Genlis habitait Altona. Les nouvelles de France ne lui arrivaient pas là sans avoir été altérées par l'esprit de parti: elle est donc excusable d'avoir cru ces faits quand on les lui a racontés; mais est-elle excusable, quand elle s'est déterminée à les écrire, de les avoir donnés pour véritables, sans s'être assurée s'ils étaient en effet conformes à la vérité?

(Extrait d'une lettre adressée, en 1826, à l'éditeur des oeuvres complètes de M. J. CHÉNIER.)

Je crois compléter cette réfutation en y joignant le discours qui fut prononcé sur la tombe de Chénier; discours qui valut à son auteur les félicitations d'un des complices de la calomnie quotidienne à laquelle on vient de répondre.

«Messieurs,

«Entre les pertes nombreuses que nous avons à déplorer depuis peu de temps, il n'en est pas de plus difficile à réparer que celle qui nous rappelle en ce lieu funèbre. La mort ne saurait frapper au milieu de vous, que les lettres n'aient à gémir, que nous n'ayons à regretter un orateur, un philosophe, un littérateur ou un poëte. Combien ses coups ne sont-ils pas cruels, quand toutes ces douleurs se renouvellent à la fois par la chute d'une seule tête!

«Il est inutile, je crois, de faire devant vous l'énumération des droits de M. de Chénier aux regrets de quiconque aime ou cultive des lettres.

«Doué d'un esprit aussi étendu que délié, d'un jugement aussi pénétrant que juste; doué d'une âme brûlante et de la plus ardente imagination, il excella dans toutes les parties où les succès durables ne s'obtiennent que par la réunion si rare de facultés si diverses.

«La tribune et le théâtre retentissent encore de ses triomphes. La littérature et la philosophie lui sont redevables de plusieurs écrits dictés par la critique la plus judicieuse, par le goût le plus délicat. Aux ouvrages qu'il a publiés, il a dû en ajouter beaucoup d'autres, si l'on en juge par l'insatiable amour qu'il avait pour l'étude, par l'infatigable activité de sa tête, dans laquelle, pendant la maladie qui le travaillait depuis onze ans, sa vie semblait s'être réfugiée.

«Eh! combien n'eût-il pas augmenté le nombre des productions du génie, si la révolution qui l'a saisi dans la fougue de la jeunesse, si nos dissensions civiles, au milieu desquelles un esprit si ardent ne pouvait demeurer neutre, n'étaient venues le disputer à ses travaux littéraires, à l'instant même où il s'y livrait avec cette passion que justifie un premier succès, avec cette impétuosité qui le caractérisa dans toutes les circonstances de sa vie!

«Les questions qui divisaient alors la France, dès long-temps préjugées par la raison, sont décidées aujourd'hui par l'expérience. De trop longs malheurs nous ont fait connaître quel système de gouvernement convenait au génie et aux intérêts de notre nation, entre les systèmes que les partis opposés voulaient ou conserver ou établir dans notre malheureuse patrie.

«Si Chénier erra en politique, il n'erra point en morale. Le parti qu'il embrassa ne fut pas favorable à la monarchie, mais dans ce parti, divisé aussitôt après son déplorable triomphe, Chénier fut du petit nombre des hommes qui osèrent élever la voix en faveur de l'ordre et de l'humanité.

«Des lois et non du sang, s'écriait-il à cette époque où les tables de la loi disparaissaient sous les tables de proscriptions.

«C'était être rebelle alors qu'être raisonnable, et traître que de n'être pas cruel. Chénier fut promis à l'échafaud; mais le coup qui n'eût frappé que lui n'eût pas satisfait la vengeance de ses féroces ennemis. Sa tête ne devait tomber qu'après que son coeur aurait été déchiré par les plus cruelles tortures. Chénier vit la fureur qu'il avait si noblement provoquée s'étendre sur toute sa famille. Son orgueil, que rien jusqu'alors n'avait pu briser, s'humilia devant les bourreaux, et s'humilia en vain. Son frère, dont il admirait les talens, tout en combattant ses principes, tomba sous la hache des décemvirs. N'espérant plus pour son frère, il n'espérait plus que la mort, quand une révolution imprévue mit un terme à la plus sanglante des tyrannies dont l'histoire des hommes ait offert l'exemple.

«Là, ses dangers finissent, mais non pas ses tourmens. Échappé à la hache, Chénier n'échappa point à la calomnie. Des gens que le malheur rendait injustes confondirent dans leur haine tous les membres d'une assemblée qui elle-même avait été décimée par la tyrannie exercée en son nom.

«Chénier fut désigné comme complice d'un meurtre qu'il n'avait pu empêcher, le meurtre de son frère! C'était une consolation, pour des âmes exaspérées, que d'outrager la nature pour trouver un crime de plus dans le parti contraire. On osa ordonner le remords à un coeur déchiré de regrets.

«Si ces regrets, que Chénier exprima depuis en vers si touchans, laissaient encore quelques doutes sur son innocence, s'il était encore besoin de le justifier, après la plus éloquente des justifications, j'ajouterais… mais non: laissons là de froids raisonnemens, qui ne feraient que provoquer des raisonnemens plus froids encore. Un seul fait en dira plus que tout ce qu'on a dit, que tout ce qu'on pourrait dire.

«Dans sa douleur, Chénier se réfugia entre les bras de sa mère, qui a vécu, qui est morte dans les siens. Mères, c'est vous que j'en atteste. Le sein d'une mère n'eût-il pas été pour jamais fermé au repentir même d'un fils, qui l'aurait si atrocement déchiré?

«Depuis l'époque du 9 thermidor jusqu'à celle du 18 brumaire, Chénier continua à se livrer presque exclusivement à la politique; mais s'il s'occupa peu des lettres pour sa gloire, il s'en occupa beaucoup pour leur utilité. Membre du comité d'instruction publique, il fut l'un des plus ardens provocateurs de ces décrets par lesquels le gouvernement de cette époque signala son retour vers les idées sociales; de ces décrets par lesquels l'État vint au secours de tant d'hommes célèbres tombés dans une pénurie déshonorante pour l'État lui seul; de ces décrets par lesquels les professeurs ont été rendus aux écoles, l'instruction rendue aux élèves: de ce décret enfin par lequel l'Institut a été créé.

«L'anarchie avait succédé à la tyrannie. Dans la grande journée qui mit un terme à tous les désordres, dans cette journée du 18 brumaire où tout bon citoyen fut soldat, Chénier, sans quitter la toge, marcha sous les drapeaux du libérateur que la Providence nous ramenait du fond de l'Égypte.

«La vérité veut que nous confessions qu'il servit moins vivement depuis la cause qu'il avait d'abord embrassée avec tout l'enthousiasme que lui inspirait le héros auquel il s'était rallié. Imprudemment passionné pour cette liberté absolue que tant de législateurs ont rêvée et qui n'a existé réellement chez aucun peuple, il sembla quelquefois oublier la triste épreuve à laquelle la France avait été soumise.

«Les malheurs qu'il s'attira en quelques circonstances, par des écarts auxquels son talent n'a donné que trop d'éclat, furent bientôt réparés par les bienfaits que son talent lui obtint.

«Ces bienfaits du souverain arrachèrent au plus absolu dénûment un homme qui avait participé pendant dix ans à la législation et au gouvernement de la France, un homme qui avait joui pendant la majeure partie de ce temps d'un crédit sans bornes, dont il n'usa que pour les autres, dont il usa non seulement pour l'intérêt de quiconque le réclama, mais encore pour le salut de tant de personnes auxquelles il ne laissa pas le temps de le réclamer.

«Indépendamment de l'honorable pension qu'elle lui avait accordée sur son épargne, Sa Majesté a voulu, par de nouveaux, témoignages d'estime et de bienveillance, adoucir les derniers momens de notre illustre et malheureux confrère.

«La reconnaissance dont il était pénétré pour tant de générosité le suivit jusque dans ce tombeau. Il se plaisait à l'exprimer de sa voix affaiblie; et dans l'impossibilité où ses doigts glacés étaient d'en tracer l'expression, il priait les amis qui l'assistaient dans ses douleurs, d'acquitter pour lui cette dette sacrée.

«Il n'est pas mort non plus ingrat envers l'amitié. Rien de plus doux, rien de plus affectueux dans son intimité que cet homme si fougueux, si intraitable quelquefois dans ses relations publiques; que cet homme qui, passionné en tout, et non moins sensible au bienfait qu'irritable à l'injure, tirait ses défauts du principe même de ses qualités, ou chez qui, pour mieux dire, les défauts n'étaient que des qualités exagérées. Ses dernières paroles ont été des bénédictions pour les amis de toutes les classes dont son lit de mort fut entouré, et quand la parole lui manqua, ses derniers regards achevèrent les actions de grâces que son coeur ne cessa de leur adresser que lorsqu'il a cessé de battre.

«M. de Chénier avait à peine quarante-sept ans.

«Regrettons-le, Messieurs, pour notre gloire plus encore que pour la sienne! Il avait fait assez pour lui; mais il pouvait faire encore plus pour nous. Regrettons-le particulièrement, nous qui sommes entrés dans l'une des carrières que cet homme, dont tant d'aptitudes diverses ont multiplié l'existence, a si glorieusement parcourues! regrettons-le parce qu'il s'y montra supérieur à nous! regrettons-le parce qu'il pouvait s'y montrer supérieur à lui-même!

     «Après une vie orageuse, qu'il dorme en paix dans cette enceinte
     que notre choix a indiquée pour notre dernière réunion! que la
     terre lui soit légère! que nos adieux, que nos regrets lui portent
     la consolation jusque dans ce froid asile où toutes les passions
     viennent s'éteindre, jusque sous la pierre funèbre contre laquelle
     toutes les haines doivent se briser! que les calomniateurs surtout
     s'en écartent et respectent le sommeil de leur victime! Que dis-je?
     Eh! que lui importent désormais la calomnie et ses clameurs! La
     voix de la calomnie peut-elle s'élever au-dessus de la grossière
     atmosphère qui environne cette terre de douleurs? le peut-elle
     atteindre jusque dans ces régions célestes, où, dans le sein du
     Dieu de Fénélon, votre collègue oublie les injustices des hommes
     entre la mère qu'il a tant chérie et le frère qu'il a tant pleuré?»
]

[6: Cette pièce (Epicharis) dont le plan n'est pas exempt de défauts. C'est sur le premier acte d'Epicharis que porte particulièrement cette critique. Est-il bien vraisemblable que dans le lieu et au moment même où se passe l'orgie, est-il bien vraisemblable que dans ces jardins remplis des familiers de Néron et où se trouve Néron lui-même, Epicharis exhale à haute voix l'indignation et les résolutions que lui inspirent les scènes dont elle est entourée? Ne doit-elle pas craindre d'être entendue par le premier individu que le hasard amènera dans le bosquet obscur où elle déclame? Ne doit-elle pas craindre d'être entendue par quelque courtisan de l'empereur ou par l'empereur lui-même? Qu'elle sorte indignée de ce lieu d'ivresse et de prostitution, et que hors de là elle fasse part à son intime amie de tous les sentimens qu'elle en rapporte, c'est dans l'ordre. Mais qu'elle s'explique sur tout cela dans ce lieu même, cela n'est-il pas contre toute raison? Une femme outragée peut manquer de prudence, mais non pas une femme qui conspire. L'intérêt de la réussite ne la force-t-elle pas à quelque circonspection?

Une faute plus grande encore est celle qui se trouve dans la scène suivante. Révolté des tableaux étalés sous ses yeux par tous les genres de débauche, Pison a résolu de mettre un terme à l'avilissement de Rome; il médite la mort du monstre qui ensanglante et qui souille le trône du monde; et dans un monologue où il révèle toute son indignation, il s'exprime ainsi:

J'ai médité long-temps la perte de Néron;
Nommé consul, il faut que mon bras l'exécute:
Le jour de mes honneurs doit l'être de sa chute.
Oui, d'un plus long repos j'aurais trop à rougir,
Citoyen je souffrais, consul je dois agir.
Cherchons des conjurés: rien enfin ne m'arrête.

EPICHARIS, sortant du bosquet où elle s'est cachée à l'arrivée de Pison.

Je viens vous en offrir un dont la main est prête;

et le dernier vers du monologue de Pison provoque le dialogue qui s'établit entre le consul et cette héroïne. Cela est-il admissible? Ce monologue, Epicharis a-t-elle dû l'entendre? Un monologue est-il autre chose qu'un artifice à l'aide duquel le poëte met le public dans la confidence des secrètes pensées du personnage en scène? Rien de plus naturel que les résolutions inspirées à Pison par les circonstances; elles doivent être l'objet de ses méditations. Mais ces méditations sont silencieuses, et personne ne doit entendre ces paroles qu'en réalité Pison ne prononce pas: et c'est pourtant sur ces mots, cherchons des conjurés que se noue la conspiration!

Il est fâcheux que cet acte, recommandable d'ailleurs par de brillans détails, n'ait pas été combiné avec plus de justesse. Au reste, ces défauts, je le répète, sont amplement compensés par les beautés dont abondent les actes suivans et surtout le cinquième qui n'avait pas de modèle au théâtre.

Je me plais à croire qu'on ne prendra pas le change sur la nature de l'intérêt qui dicta ces critiques, dont la franchise garantit la sincérité des éloges qu'elles accompagnent.]

[7: Orais. fun. d'Anne de Gonzagues.]

[8: 7 mars 1832.]

[9: Régnait sur la moitié de Paris. Le savetier Chalandon était président du comité révolutionnaire de la section de l'Homme Armé, qu'il gouvernait en dictateur du fond de son échoppe. Malheur aux gens dont il avait eu à se plaindre, aux gens qui lui avaient retiré ou ne lui avaient pas donné leur pratique! Ses dénonciations étaient des arrêts de mort. La rue du Grand-Chantier, entre autres, fut presque dépeuplée par l'effet de son crédit. Son autorité n'était pas renfermée dans les limites de sa section. En connaissance de son zèle et de son discernement, les comités de gouvernement lui avaient attribué droit de surveillance sur toute la rive droite de la Seine. Il pouvait même, au besoin, opérer par-delà les ponts. Chalandon était de plus membre de la commune de Paris. Il échappa toutefois au décret qui le 10 thermidor fit si cruellement justice de cette commune complice de Robespierre. Occupé ailleurs, dans le même intérêt, plus heureusement pour lui que pour les autres, ce misérable ne se trouvait pas à l'Hôtel-de-Ville quand son héros vint y chercher un asile; et en conséquence il n'avait pas mis son nom sur la déclaration qu'avaient signée soixante et onze de ses collègues, et qui fut convertie en liste de proscription.]

[10: François Benoît HOFFMAN naquit à Nancy en 1760, sous le règne du bon roi Stanislas dans la garde duquel servait son père.

Ce prince aimait les lettres. Il comptait parmi ses courtisans ou plutôt parmi ses commensaux, Voltaire, le comte de Tressan, le marquis de Saint-Lambert, le chevalier de Boufflers. Mme de Boufflers, Mme du Chatelet, formaient sa société intime. Le goût qui dominait dans sa cour s'étendit naturellement dans la ville où il était stimulé et entretenu par l'établissement d'une académie; il dirigeait les études de la jeunesse lorraine. C'est sous cette influence qu'Hoffman fit les siennes. Il était déjà connu par d'ingénieuses poésies, quand il vint habiter Paris en 1785.

Réunissant en un volume ses pièces éparses dans différens journaux, Hoffman les publia sous le titre de Poésies diverses. Ce recueil fut distingué de ceux dont la France était alors inondée. «On y reconnaît souvent, dit Grimm, ce ton aimable, ce ton mêlé de philosophie, de finesse et de naïveté qui a fait remarquer les premiers essais de M. Hoffman, et particulièrement ses fables.»

Parmi ces pièces où l'épigramme s'allie presque toujours au madrigal, et la malice du vaudeville à l'ingénuité de la romance, citons un morceau pris au hasard; il prouvera que les éloges de Grimm n'étaient pas exagérés.

J'aime l'esprit, j'aime les qualités,
Les grands talens, les vertus, la science,
Et les plaisirs enfans de l'abondance;
J'aime l'honneur, j'aime les dignités;
J'aime un ami presque autant que moi-même,
J'aime une amante un siècle et par-delà;
Mais dites-moi, combien faut-il que j'aime
Ce maudit or qui donne tout cela?

On trouve dans les poésies d'Hoffman un grand nombre de pièces aussi piquantes que celle-ci. Elles portent toutes un véritable cachet d'originalité.

Hoffman cependant travaillait à fonder sa réputation sur des titres plus importans.

Un compositeur à qui la scène lyrique est redevable de plusieurs ouvrages estimables, bien qu'ils en soient tous exilés, Lemoine, venait de débuter par un opéra d'Electre. Comme on lui reprochait d'avoir appliqué une musique barbare à un sujet atroce, et d'avoir exagéré l'âpreté du système de Gluck, il demandait aux poëtes un drame lyrique qui lui fournît l'occasion de prouver que l'énergie n'excluait pas en lui la grâce, et qu'il possédait le langage de la sensibilité aussi bien que celui de la fureur. Hoffman lui offrit l'opéra de Phèdre; et l'on reconnut qu'un compositeur français pouvait s'asseoir entre les maîtres de l'école allemande et ceux de l'école d'Italie.

Le succès de Phèdre amena une liaison intime entre ses deux auteurs, et tourna au profit du théâtre pour lequel ils avaient travaillé. Ils firent ensemble le voyage d'Italie, où ils composèrent leur opéra de Nephte, et d'où Lemoine, qui avait appris à détendre son style, rapporta la partition des Prétendus.

L'union d'Hoffman et de Lemoine, quoique cimentée en terre papale, n'était pas indissoluble. Le divorce eut lieu dès qu'Hoffman eut rencontré Méhul. Il quitta le talent pour le génie.

Le premier produit de ce second mariage fut un chef-d'oeuvre. L'opéra d'Euphrosine et Conradin parut en 1790 au milieu de la tourmente qui agitait alors tous les esprits. Étranger aux intérêts de la révolution, il obtint néanmoins l'attention d'un peuple qui la refusait à tout ce qui alors ne s'y rattachait pas. Grâce aussi à l'habileté du poëte qui lui avait fourni l'occasion de se montrer tout à la fois comique et pathétique, héroïque et bouffon, Méhul prit place entre le Corneille et le Molière de la musique, entre Gluck et Grétry.

On ne se maintient pas toujours à la hauteur où l'on a été porté par un premier élan. Méhul néanmoins ne descendit pas l'année suivante du rang où l'avait élevé Euphrosine. Dans Stratonice, où il lutte de grâce et d'expression avec les plus heureux chants de Sacchini, il démontra, par l'effet, qu'il n'y a pas d'idée comme de sentiment, pas d'opération de l'esprit comme d'affection du coeur, dont l'orchestre ne puisse devenir l'interprète quand il parle sous l'inspiration d'un homme de génie; et c'est en développant les situations qu'avait conçues Hoffman, que Méhul recula les bornes de l'art. Ils composèrent ensemble Ariodant, le Jeune Sage et le Vieux Fou, Bion, ouvrages qui offrent tous des morceaux remarquables par leur originalité, effet de l'attention qu'Hoffman apportait toujours à offrir des situations originales à son musicien.

L'opéra d'Adrien est aussi un fruit de leur association. Heureuse imitation de l'Adriano in Siria de Métastase, ce poëme, non plus que celui d'Euphrosine, n'avait aucun rapport avec les circonstances où se trouvait alors la France: on était en 1792; mais comme la reine aimait les arts, comme elle avait parlé du talent de Méhul avec estime; comme sa voiture était ordinairement traînée par des chevaux blancs, et comme on savait que des chevaux blancs devaient traîner le char d'Adrien, le bruit s'étant répandu que la reine prêtait ses chevaux pour la représentation de cette pièce, on en inféra qu'elle était évidemment faite dans les intérêts de la cour, et on ordonna d'en suspendre les études.

Cela ne réconciliait pas Hoffman avec la révolution qu'il n'aimait déjà pas trop, quoiqu'il n'aimât pas trop non plus l'ancien régime. On le contrariait parce qu'on le croyait entiché d'aristocratie; il s'entêta dans son aversion pour la démocratie parce qu'on le contrariait.

Personne plus qu'Hoffman ne savait varier les formes de la satire. Le Directoire, comme tous les gouvernemens au reste, était assez friand d'éloges. Hoffman l'estimait peu, et pourtant il le louait tous les jours sans mesure, dans une feuille qu'il publiait alors; le proclamant juste à l'occasion d'une injustice, humain à l'occasion d'une proscription, désintéressé à l'occasion d'une concussion. Cependant aucune des diatribes où ces méfaits étaient dénoncés à l'indignation publique ne se voyait accueillie des ennemis du Directoire avec la faveur qu'ils accordaient aux panégyriques d'Hoffman. Il est vrai que son journal était intitulé le Menteur.

La même originalité s'était fait remarquer antérieurement dans ses critiques littéraires.

Hoffman, qui pensait que les vers d'un opéra-comique même devaient avoir la forme de vers, ne pardonnait pas à feu Sédaine de l'Académie Française, la platitude des vers de Richard Coeur-de-Lion. Voici ce qu'il imagina pour démontrer à quel point cet académicien avait poussé dans son chef-d'oeuvre le mépris de toute élégance poétique.

«Quelqu'un, disait-il, me soutenait l'autre jour, au café de Foy, qu'il y avait de l'exagération dans la critique que je faisais des vers de Richard Coeur-de-Lion; et que, si négligés qu'ils fussent, ils ne l'étaient pas plus que ceux du commun des opéras comiques.—Je le nie, répliquai-je; on ne trouve des vers pareils dans aucun autre opéra, pas même dans aucun autre opéra de Sédaine. Bien plus, on n'en trouverait pas de pareils parmi les vers qui servent d'enveloppe aux bonbons.—Oh! pour cette fois, vous voulez rire.—Je parle très-sérieusement.—Vous mériteriez qu'on vous prit au mot.—Essayez.—Tout de bon?—Tout de bon. Faites venir deux sacs de bonbons de deux fabriques différentes, l'un de pistaches à la rose du Fidèle Berger, l'autre de pastilles au chocolat du Grand Monarque. Si la majorité des vers du confiseur, que nous prendrons au hasard dans ces sacs, est plus mauvaise que celle des vers de l'académicien, que nous leur comparerons dans l'ordre où ils sont rangés dans son Richard, je paie les bonbons; sinon, vous les paierez.»

Le pari accepté, on procède au tirage; et après la comparaison faite, les habitués du café prononcent à l'unanimité que les vers de Richard sont communément moins bons que ceux des deux poëtes de la rue des Lombards.

Ce qui ajouta encore au piquant de cette facétie, c'est qu'en la racontant Hoffman avait soin d'intercaler dans son récit le procès-verbal des débats, et d'y inscrire les vers sur le mérite desquels l'audience avait prononcé après confrontation.

Dialecticien non moins habile que critique ingénieux, il ne sortit jamais sans honneur des polémiques où il se trouva engagé. On comptait parmi les antagonistes qu'il a complètement battus, ce Clément qui s'était acharné sur Delille, Saint-Lambert et Voltaire, et ce Geoffroi qui s'acharnait après tout le monde.

Dans sa querelle contre Clément, il défendait les intérêts d'autrui, ceux de l'auteur des Vénitiens, dont le succès avait réveillé l'humeur hargneuse de ce vieux pédant. Les trois lettres qu'il publia dans cette occasion sont des modèles de critique judicieuse et de bonne plaisanterie. Mais il s'était contenté de repousser avec des armes légères le trait décoché avec plus de malveillance que d'énergie par un bras impuissant. Telum imbelle sine ictu.

Dans sa querelle avec Geoffroi, celle-là s'engagea à l'occasion de l'acharnement avec lequel ce zoïle critiquait Adrien, il employa des moyens plus puissans. On fut surtout étonné de l'étendue de l'érudition qu'il déploya en cette occasion, où il ne négligea pas toutefois d'employer ses armes ordinaires.

Sa victoire sur le plus renommé des rédacteurs du Journal des Débats fut constatée par les démarches que les propriétaires de ce journal firent pour l'attacher à leur entreprise. La spéculation leur fut profitable.

Engageant son talent sans aliéner son indépendance, Hoffman ne traitait que des matières de son choix; mais par cela même il les traitait avec toutes les ressources que la conviction peut fournir à l'esprit.

Ennemi des paradoxes et des préjugés, il a fait une guerre infatigable à tous les genres de charlatanisme. Le magnétisme, la mnémonique, la crânologie, le romantisme, ont été tour à tour l'objet de ses railleries, et il ne les a épargnées ni à M. de Schlegel, ni à l'abbé Fenaigle, ni au docteur Gall, ni à Mme de Genlis.

S'il exigeait qu'on lui laissât toute liberté pour attaquer, il voulait aussi qu'on laissât toute liberté aux autres pour répondre: rien ne le prouve comme le fait suivant.

Les directeurs d'un journal auquel il travaillait, lui ayant envoyé un article virulent dirigé contre lui, et dont l'auteur réclamait l'insertion dans leur feuille, il le leur rendit avec cette apostille:

«Ai lu le présent article, et n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression.

«HOFFMAN.»

Ce que Hoffman abhorrait plus que tout, c'est la compagnie de Jésus, ou les Jésuites si on l'aime mieux. Il leur avait juré une guerre éternelle. Il est mort en la leur faisant. Il terminait un article contre eux lorsqu'il a été saisi par la crise dans laquelle il a succombé.

Au reste, il ne les redoutait pas moins qu'il ne les détestait. Trois ans avant sa mort, quand la restauration des enfans d'Ignace en France paraissait assurée, il songeait à leur céder la place et à aller chercher un refuge contre eux, soit en Belgique, soit en Toscane. On a trouvé dans son testament des preuves de cette appréhension. Il y demandait à n'être enterré qu'après avoir été ouvert, persuadé qu'il serait empoisonné par ces bons pères. Cela explique pourquoi, mort le 25 avril, il n'a été inhumé que le 28.

Ennemi de toute tyrannie, Hoffman n'aimait pas plus les exagérés de 1815 que ceux de 1795, et les jacobins à bonnet blanc que les ultrà à bonnet rouge. La monarchie constitutionnelle est le gouvernement qu'il préférait à tous les autres. Ce n'est pas la preuve la moins évidente qu'il ait donnée de l'excellence de son jugement.

A. V. A. (inédit.) ]

[11: Je demeurais rue Sainte-Avoie, et Talma rue Chantereine.]

[12: Quiconque voudra prononcer en connaissance de cause sur cet article doit lire l'ouvrage que M. le comte Roederer a publié l'année dernière (1832), et dans lequel sont exposés les faits qui ont précédé, préparé et accompagné la révolution du 10 août. Rien de plus propre que cette Chronique, où l'on n'avance rien qui ne soit appuyé de pièces authentiques, à dissiper les incertitudes qui pourraient subsister encore relativement à ce point d'histoire sur lequel les passions des divers partis ont jeté tant d'obscurité.]

[13: En 1645, le prince de Condé, celui qui cette année-là même avait conquis, ou devait conquérir à Rocroi son premier titre au surnom de Grand, surpris par l'ouragan sur le Rhône qu'il descendait avec le marquis de La Moussaie, lui adressa ce couplet sur l'air lon lan la derirette qui, à en juger d'après cela, n'est pas neuf:

Carus amicus Mussæus,
Ah! Deus bone! quod tempus!
Lon lan la derirette.
Imbre sumus perituri,
Landeriri.

Ce à quoi le marquis de La Moussaie, encore meilleur latiniste que le prince, répondit, sur le même air:

Securæ sunt nostræ vitæ,
Sumus enim Sodomitæ,
Lan lan la derirette,
Igne tantùm perituri,
Landeriri
.

Le marquis de La Moussaie avait fait probablement ses humanités avec le prince.

Cette pièce, extraite d'un recueil de chansons historiques faites depuis 1617 jusqu'en 1725, c'est-à-dire depuis la régence de Marie de Médicis jusqu'après celle du duc d'Orléans, le règne de Louis XIV y compris, n'avait pas été publiée que je sache. Elle méritait de l'être, sous ce rapport qu'elle peint le caractère des hommes qui alors donnaient le ton à la ville et à la cour, et pour qui fut inventé le sobriquet de petits-maîtres, et sous ce rapport aussi qu'elle donne une idée des moeurs de ces ambitieux qui par ce dévergondage préludaient à celui de la Fronde.

De plus, rien ne prouve comme le volumineux manuscrit sur lequel je l'ai copiée avec la plus scrupuleuse exactitude, que, sous les rois les plus absolus, le gouvernement français était vraiment une monarchie tempérée par des chansons, et peut-être aussi que les faits les plus graves trouvent autant de parodistes que de panégyristes.

Puisque nous sommes encore sur le Rhône, qu'on me permette de le remonter jusqu'à Lyon, et d'y ramener un moment le lecteur. J'ai parlé des inscriptions qui ornaient les cénotaphes de gazon élevés dans les Broteaux[14] par les Lyonnais à la mémoire de ceux de leurs concitoyens morts pendant le siége, ou à la suite du siège, soit sur le champ de bataille, soit sur l'échafaud, victimes de la cause commune. Voici ces inscriptions qu'une dame, témoin des malheurs qu'elles rappellent, nous a tout récemment procurées. Parmi ces pièces, toutes quatre empreintes du même sentiment, il en est une surtout, la dernière, qui porte le cachet d'un talent véritable. Je me rangerais volontiers de l'opinion qui l'attribue à M. Fontanes.

I.

Lyonnais[15], venez souvent sur ce triste rivage
À vos amis répéter vos adieux;
Ils vous ont légué leur courage:
Sachez vivre et mourir comme eux.

II.

Passant, respecte notre cendre;
Couvre-la d'une simple fleur.
À tes neveux nous te chargeons d'apprendre
Que notre mort acheta leur bonheur.

III.

Pour eux la mort était une victoire.
Ils étaient las de voir tant de forfaits.
Dans le trépas ils ont trouvé la gloire,
Sous ce gazon ils ont trouvé la paix.

IV.

Champ ravagé par une horrible guerre,
Tu porteras un jour d'immortels monumens.
Hélas! que de valeur, de vertus, de talens
Sont cachés sous un peu de terre!
]

[14: Promenade de Lyon.]

[15: L'auteur a fait ce mot de deux syllabes.]

[16: Un oeil de poudre, expression consacrée: pas plus de poudre qu'il n'en fallait pour satisfaire l'opinion, ou bien autant de poudre qu'en exigeait une demi-toilette.

Me pardonnera-t-on de reproduire ici le résumé de quelques recherches sur ce mot poudre?

Il se reproduit à chaque instant dans la conversation; il entre dans la composition de plusieurs proverbes. Examinons ses différentes acceptions.

On donne le nom de poudre aux débris d'un solide divisé en parties aussi ténues que possible. Poudre dans ce sens est employé pour terre. Dieu dit à Adam qu'il avait tiré de la boue qui n'est que de la poudre délayée, de limo terræ, «tu es poudre et ta redeviendras poudre.» Telle est en effet l'origine et la fin de tous les hommes, les rois y compris. Les Égyptiens pour y soustraire leurs Pharaons les embaumaient: à force d'art, ils prolongeaient l'existence de ces nobles cadavres. Mais encore le temps en vient-il à bout, et à la longue fait-il tomber en poudre la momie d'un prince comme celle d'un chat.

Poudre en ce sens est très-poétique. Racine, qui peut-être est un poëte, dit en parlant de Dieu:

«Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.»

Corneille avait fait dire avant lui à Camille, soeur des Horaces, dans ses imprécations contre Rome:

«Puissé-je de mes yeux y voir tomber le foudre,
Voir ses maisons en cendre et tes lauriers en poudre

De là mettre en poudre, réduire en poudre.

Un imitateur de Corneille dit, en parlant de la première mésaventure du général Mack, dans une ode qui peut se chanter sur l'air de la pipe de tabac.

Vous qui deviez comme la foudre
Mettre la république à sac,
Voilà tous vos lauriers en poudre,
Vous pouvez les prendre en tabac.

PONS DE VERDUN.

Ici poudre est synonyme de poussière. La poussière a été plus d'une fois d'un grand secours à la guerre pour le capitaine qui l'a su mettre de son parti; c'est un des plus puissans auxiliaires qu'Annibal ait employé contre les Romains à la bataille de Cannes.

Dans les sables de l'Égypte, l'aventurier qui, sous le nom de l'ange Elmody, souleva les fanatiques du Delta, s'en servit habilement aussi: il faisait suivre ses soldats par une troupe de paysans qui, pour toute arme, n'avaient qu'une pelle avec laquelle ils agitaient le sable. D'autres cependant mettaient le feu aux récoltes, et le vent, sous la protection duquel l'ange avait soin de se ranger, chassait du côte des Français ces colonnes de poussière et de fumée. Voilà ce qui s'appelle jeter de la poudre aux yeux.

À propos, quelle est l'origine de ce proverbe? n'aurait-il pas pris naissance dans les camps?

Le chevalier de Bouflers me contait qu'autrefois à l'armée on jugeait de loin au volume du tourbillon de poudre (c'était le mot consacré) qu'élevait un groupe de cavaliers, du grade de l'officier que ce groupe accompagnait sur la ligne. Poudre de maréchal-de-camp, disait-on, poudre de lieutenant-général, poudre de général. Ce n'était pas raisonner absolument mal, le cortège d'un officier supérieur étant proportionné en nombre à l'importance de son grade.

Cependant on peut être induit en erreur par cet indice, et prendre des animaux pour des hommes et des troupeaux pour des troupes, comme cela est arrivé à Don Quichotte, qui à la vérité s'est trompé quelquefois plus lourdement. Un faquin entouré de goujats peut faire autant de poudre qu'un maréchal de France. Quand on y était pris, ce drôle nous a jeté de la poudre aux yeux, disait-on.

On disait aussi dans ce sens poudre de maréchal, ce qui est autre chose que poudre à la maréchale, autre espèce de poudre dont l'invention est attribuée au maréchal de Richelieu, qui a aussi l'honneur d'avoir donné son nom à une nouvelle espèce de boudin.

Une poudre plus fameuse encore, mais que ce héros n'a pas inventée, c'est ce mélange de soufre, de nitre et de charbon, à l'aide duquel les nations civilisées se foudroient à une lieue, et grâce auquel on tue, à cent pas, un lapin ou un homme. À qui appartient l'honneur ou l'horreur de cette découverte que deux moines se disputent, qu'on attribue aux Chinois, et que réclament les Barbaresques? Nous n'entreprendrons pas de décider cette question. Il nous serait plus facile de désigner les gens qui n'ont pas inventé la poudre; mais employer notre temps et notre papier à cette énumération, ce serait tirer sa poudre aux moineaux.

Je ne sais sur quelle tombe on lit cette épitaphe composée par Pons de
Verdun:

Ci-git le bon monsieur des Coudres,
Renommé pour sa pesanteur:
S'il eut un emploi dans les poudres,
Ce ne fut pas comme inventeur.

Si des moines ont inventé la poudre qui a fait révolution dans l'art de la guerre, c'est à des nones qu'on doit la poudre qui a fait révolution dans l'art de la toilette.

En 1593, écrivait Pierre de l'Étoile, on vit à Paris des religieuses se promener poudrées et frisées. La poudre remplaçait-elle sur leurs têtes dévotes les cendres de la pénitence?

La poudre passa des cellules dans les cabinets de toilette, mais ce ne fut pas tout de suite. Porter de la poudre dans les premiers temps, c'était s'afficher pour un homme à bonnes fortunes. «Le duc de Retz, dit le président Bouhier, ayant un jour les cheveux très-frisés et tres-poudrés, M. de Luynes lui dit en l'abordant, qu'on voyait bien qu'il avait une maîtresse[17].

Il fallut plus d'un siècle pour mettre la poudre à la mode. Quelques élégans l'avaient adoptée sous Louis XIII, à en juger par ce vers de Scarron:

Maint poudré qui n'a pas d'argent.

Vers la fin du règne de Louis XIV, l'usage de la poudre s'introduisait à la cour, si l'on en juge par ce passage de Saint-Simon (tome VI, chap. 32): «Monseigneur l'alla chercher (le duc de Bourgogne), et revint disant qu'il se poudrait

Mais ce n'est que sous la régence, quand le jeune duc de Richelieu donnait le ton, que la poudre devint d'usage général. On y avait long-temps répugne comme à l'émétique; on avait repoussé cette invention frivole avec autant d'opiniâtreté que si c'eût été une découverte utile. Quoique Louis XIV ne l'ait pas adoptée dans sa vieillesse, je gagerais que l'adoption de cette mode, qui blanchissait toutes les têtes, fut favorisée par plus d'un ci-devant jeune homme. Plus d'un personnage qui la décriait, il y a vingt-cinq ans, voudrait bien la remettre en honneur aujourd'hui.

Des villes, la poudre passa dans les villages. Un poëte en capuchon s'en plaint dans une églogue qui fut mentionnée honorablement en 1784 par l'Académie française.

De nos jours on étage, on plisse les cheveux.
Par le ciel destinée à de meilleurs usages,
Une poussière utile affadit les visages.
Comme de nos besoins la vanité se rit!
La farine vous poudre et le son vous nourrit.

DOM GÉRARD.

Quelques uns ont cru que l'usage de la poudre venait de Pologne, où l'on s'en servait, disent-ils, pour cacher les effets d'une maladie qui là s'attache aux cheveux, la plica polonica. Ne nous aurait-elle pas été rapportée de ce pays par Henri de Valois? Autant vaut en attribuer l'origine à la coquetterie des Ursulines ou des Visitandines.

Après la révolution du 10 thermidor, la poudre faillit allumer à Paris une guerre civile. Les gens qui en portaient tombaient à grands coups de bâtons sur les gens qui n'en portaient pas, et réciproquement, comme disent les mathématiciens. Il y eut bien des têtes de fêlées, bien des bras de cassés avant qu'on entendît raison, et qu'on en vint de part et d'autre à reconnaître que l'adoption d'une mode pouvait, à toute force, n'être pas une manifestation d'opinion.

On publia alors dans le journal de Paris la lettre suivante:

3 germinal an III (25 mars 1795).

«Provoquée par les terroristes, la jeunesse a repoussé la force par la force. Les agresseurs avaient enveloppé dans la proscription tout ce qui portait de la poudre; les attaqués étendirent la vengeance sur tout ce qui n'en portait pas. Les uns et les autres ont plus d'une fois frappé à faux. Il est poudré, donc il n'est pas jacobin. Il n'est pas poudré, donc il est jacobin! Je ne suis pas poudré, moi, mes frères; avant de me prendre aux cheveux, voulez-vous bien m'entendre?

«Il me semble d'abord que, sans offenser personne, on peut mettre en doute si le bon goût, qui doit passer avant le bel usage; si l'élégance républicaine, qui ne doit pas être esclave des modes, autorisent plus des hommes brillans de jeunesse à se faire des cheveux blancs que des brunes à porter des perruques blondes.

«Mais je laisse à l'écart cette grave question, et j'observe que d'excellens citoyens ont pu s'interdire l'usage de la poudre, tant à cause de son excessive cherté qui fait de sa consommation un impôt onéreux, que par cette considération digne de toucher les âmes honnêtes, en ces temps de pénurie, que cinq coiffures dissipent la nourriture d'un homme pendant un jour.

«Il y a dix ans qu'un cénobite envoya au concours de l'Académie française une églogue intitulée le Patriarche. Entre les vers pleins de sens qu'elle renfermait, j'ai remarqué et retenu celui-ci

«La farine vous poudre et le son vous nourrit.»

«Ne pourrait-il pas servir aujourd'hui d'inscription à plus d'un cabinet de toilette et d'une salle à manger?

«Combien de fois avons-nous été trompés par l'apparence? combien de fois ne le serons-nous pas encore, si nous ne donnons pas une base plus raisonnable à nos jugemens? Le jacobin pourchassé se fait blanc comme neige; et l'honnête homme, fort de sa conscience et de sa conduite ne se croit pas intéressé à jeter de la poudre aux yeux.

«À l'oeuvre on connaît l'artisan. Était-ce un ange que ce Couthon frisé à l'oiseau royal, et portant la douceur dans tous ses traits? Et feu Robespierre, qui n'est pas tout-à-fait mort, n'était-il pas, au milieu de ses noirs collègues, l'homme le mieux poudré de la France?

«Une anecdote, et je finis.—Cet homme a tout l'air d'un coquin, disait un ci-devant seigneur, en désignant un porte-balle qui le traversait dans son chemin.—Ce Monsieur a tout l'air d'un honnête homme, répliqua modestement le marchand; mais nous pourrions bien nous tromper tous les deux.»

A. V. A.

Quoi qu'il en soit, ces préjugés subsistèrent long-temps. Long-temps on prit la présence de la poudre sur la tête pour l'étiquette du sac. C'était la couleur du parti. Certains politiques ne sortaient pas sans avoir la perruque brune dans une poche et la boîte à poudre dans l'autre, pour pouvoir se coiffer, avant d'entrer dans la maison, de l'opinion qui régnait dans le salon ou dans la salle à manger. De là ce quatrain:

Au gré de l'intérêt passant du blanc au noir,
Le matin royaliste et jacobin le soir,
Ce qu'il blâmait hier, demain prêt à l'absoudre,
Il prit, quitta, reprit la perruque et la poudre.

À Athènes, les Canéphores poudraient leurs cheveux avec de la farine d'orge: tout est renouvelé des Grecs[18].

Les Romains ne se poudraient pas avec de la farine, mais avec de l'or. Les dames jettent aujourd'hui de la poudre d'or sur le papier. Celle dont un prince galant se servit une fois était plus brillante encore.

Voici à quelle occasion: Ayant obtenu la permission de faire peindre sur une bague le serin d'une dame qu'il aimait éperdument, et de le lui envoyer en étrennes, le prince de Conti avait fait recouvrir ce portrait d'un diamant plat. Le portrait fut accepté, mais on renvoya le diamant. Son Altesse ne voulant pas le reprendre, que fit-elle pour le faire accepter? Elle le fit réduire en poudre, et en saupoudra le billet où elle consigna ses excuses. C'était un billet de prix que celui-là! Une lettre de Voltaire ou de Sévigné, séchée avec de la simple poudre de buis, a peut-être plus de prix encore.

«Quand on écrit à des femmes, a dit quelqu'un, il faut tremper sa plume dans l'arc-en-ciel, et répandre sur l'écriture la poussière des ailes du papillon.» Ce quelqu'un-là n'est-ce pas Cottin?—Non, c'est Diderot.

Il y a des poudres de bien d'autres espèces encore. Les unes s'avalent comme le café; d'autres se respirent comme le tabac, celle de toutes qui vaut le moins et se paie le plus. Pas de charlatan qui n'ait la sienne qu'il débite le mieux qu'il peut: en faire l'énumération ce serait à n'en pas finir. Sans nous arrêter à la poudre de succession, inventée par la Voisin, comme cela est constaté par l'arrêt de 1680, qui l'a condamnée à être brûlée en Grève, passons à la poudre d'escampette à l'aide de laquelle force gens ont sauvé la fortune qu'ils avaient gagnée à vendre de la poudre de perlinpinpin ou de la poudre d'oribus, comme l'a fait feu M. Law après avoir troqué son papier contre notre argent. (Extrait d'un portefeuille.)]

[17: La Cour et la Ville, par Barrière.]

[18: Revue Britannique, 5e année nº 50.]

[19: Le chemin de Coblentz. On appelait ainsi la raie que formaient les cheveux distribués en parties égales et retombant en oreilles de chien sur les oreilles d'une tête bien coiffée.]

[20: C'est à son retour d'Italie qu'à l'instigation de Joséphine, le général Bonaparte se détermina à quitter la poudre. Il fut aussitôt imité par son état-major, à commencer par Berthier, qui jusqu'alors avait été poudré comme lui. Cet exemple, qui conciliait la propreté et l'économie, avait été adopté en Égypte pour l'armée avant l'établissement du consulat: après, il fut suivi en France par tous les courtisans qui n'avaient pas de cheveux gris.]

[21: De là le nom de Vau-cluse, vallon fermé.]

[22: Orlando furioso, cant. XXII.]

[23: Tu es Petrus, et saper hanc petram ædificabo ecclesiam meam.]

[24: Voici la lettre que je crus devoir adresser à cette occasion au président du comité, sur la proposition duquel cette distribution avait été faite:

«Citoyen,

«Veuillez faire connaître au comité d'instruction publique ma renonciation à la part qui m'est attribuée dans les nouveaux encouragemens décrétés en faveur des artistes.

«Mon refus, qui vous serait parvenu plus tôt si j'eusse connu les intentions du comité, ne doit surprendre ni offenser personne. J'aime à croire que Lefèvre (auteur de Zuma), Flins, Vigée et Picard ne me feront pas l'injure de douter que je n'eusse été fier de me trouver placé près d'eux, quelle que fût la classe dans laquelle on les eût employés[25].

«Salut et fraternité.

«ARNAULT.

«Le 23 fructidor an III.

     «P. S. Ne trouvez pas mauvais que je donne à cette lettre toute
     la publicité possible.»
]

[25: Tous les noms auxquels le mien se trouvait accolé n'étaient pas à la vérité aussi honorables que ceux-là.]

[26: Incessabili voce.]

[27: L'exagération en tout, même en doctrine littéraire, car le rigorisme aussi est exagération; l'exagération, dis-je, était le caractère de La Harpe. Fanatique de sa nature, il le fut de la révolution comme il l'avait été de la philosophie, et de la contre-révolution comme il l'avait été de la révolution. Si c'est par figure qu'on l'affuble ici du bonnet carré, c'est très-positivement qu'on l'y montre embéguiné du bonnet rouge. En 1792, vers le 10 août, au lycée du Palais-Royal, où il professait, il en couronna ses ailes de pigeon, et fut fort applaudi. Mais ce fut autre chose quand, déposant presque aussitôt cet insigne du jacobinisme, il dit: Ce bonnet, qui fortifie et raffermit tant de têtes, fait fondre la mienne. Les frères et amis prenant cette innocente vérité pour une épigramme, le huèrent. Cela ne refroidit pas cependant son zèle. Quand les Prussiens entrèrent en Champagne, alliant au rôle de Quintilien celui de Tyrtée, sans toutefois descendre de sa chaire, il appela tous les Français à la défense du territoire. Ce n'est certes pas cela dont on le blâme, mais on peut regretter qu'il l'ait fait en vers si singuliers, qu'ils le parurent même aux patriotes dont ils exprimaient les sentimens:

Soldats, avancez et serrez:
Que la baïonnette homicide
Au-devant de vos rangs étincelante, avide,
Heurte les bataillons par le fer déchirés.
Le fer, amis, le fer, il presse le carnage:
C'est l'arme du Français, c'est l'arme du courage,
L'arme de la victoire et l'arbitre du sort.
Le fer! il boit le sang, le sang nourrit la rage,
Et la rage donne la mort
.

Ces vers n'ont pas empêché que La Harpe n'ait été jeté en prison sous le règne de Robespierre, à qui pourtant il avait écrit une lettre fort longue et fort flatteuse qu'il se fit restituer après la mort de ce grand homme, mais qui a été lue d'une personne très-digne de foi, M. Laya, de qui je tiens ce fait. Ces péchés, dont La Harpe a fait pénitence dans le sac et dans la cendre, et en expiation desquels il a traduit le Psautier et composé une quasi-Apocalypse, lui ont été remis sur la terre comme dans le ciel, je le sais. Mais cela ne prouve-t-il pas qu'il a trouvé dans autrui plus de charité qu'il n'en a jamais eu pour les autres?]

[28: Tragédies de La Harpe.]

[29: Et il me le raconte. Voici ce trait tel que je l'ai trouvé dans les Soirées littéraires[30] où mon ami l'avait lu vingt ans avant moi.

«Sur la place Saint-Marc est un sénateur que je ne vous nommerai pas; son palais est contigu à celui d'un ambassadeur. Vous savez qu'il est défendu par nos lois à tout Vénitien d'avoir aucune communication avec les ambassadeurs. Cependant il y a quelque temps qu'on vit un homme grimper des toits de ce ministre étranger sur ceux du sénateur. On arrête cet homme; on le mène au conseil des Trois, à ce triumvirat terrible, dont les membres, arbitres suprêmes de la vie et de la mort, sont d'autant plus effrayans qu'on ne les connaît jamais, et que souvent on est avec eux sans s'en douter. Cet étranger allait être condamné à mort, lorsqu'une jeune femme de la plus grande beauté se présente et demande à être entendue dans l'affaire qu'on va juger. Elle est introduite devant les trois juges, plus inflexibles que les trois juges des enfers. Elle est à deux pas d'eux sans les voir, parce qu'un rideau noir impénétrable les dérobe à tous les regards. Elle dit: «Celui que vous allez juger n'est pas criminel d'État; il n'est coupable que d'un crime très-différent que je partage avec lui. Il m'aime, et c'est pour m'en assurer qu'il venait cette nuit avec mon consentement dans ma chambre. S'il est coupable, je le suis également; faites donc tomber ma tête avec la sienne, ou faites grâce à tous deux.» Elle dit; et son mari était l'un des trois. Elle ne le savait point; mais il reconnaît sa voix. Le démon de la jalousie descend dans son coeur; il est armé du glaive inflexible: son odieux rival périra; son odieuse épouse périra avec lui. «Pourquoi périront-ils? Quel est le barbare qui ne pardonne pas à l'amour? Quel mortel pourrait se défendre d'adorer mon épouse? Moi-même, en ce moment, malgré son crime qu'elle avoue, je brûle encore pour elle.» Pendant que la générosité arrache ce pardon à l'époux maltraité, ses deux collègues condamnent à mort les deux amans. «Arrêtez! s'écrie l'homme magnanime; moi je leur fais grâce à tous deux; voyons si vous osez être plus sévères que moi.» En même temps il tire le rideau noir, et l'on reconnaît sa femme; elle reconnaît elle-même son époux. Les deux juges font grâce; le jugement est prononcé; les accusés se retirent, et l'homme vertueux s'applaudit d'avoir fait une belle action.]

[30: Tome III, p. 186.]