The Project Gutenberg eBook of Littérature Française (Première Année)

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Title: Littérature Française (Première Année)

Author: Eugène Aubert

Release date: September 24, 2007 [eBook #22751]

Language: French

Credits: Produced by Charles Aldarondo, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LITTÉRATURE FRANÇAISE (PREMIÈRE ANNÉE) ***


Transcriber's note: Obvious printer's errors have been corrected and accentuation has been made consistent. All other inconsistencies are as in the original. The author's spelling has been maintained.

NORMAL SÉRIES

Littérature Française

PREMIÈRE ANNÉE

MOYEN-ÂGE, RENAISSANCE, DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

PAR
E. AUBERT

Normal College, New York, auteur des Échos et Reflets, du Colloquial French Drill, et des Élans et Tristesses.

 

Editor's arms

NEW YORK
HENRY HOLT AND COMPANY

Copyright, 1885, by
Henry Holt & Co.

(p. iii) PREFACE.

This volume contains in substance the first part of the course on French Literature given in the Normal College.

Though adapted to the requirements of a special programme and to certain conditions of space and time, it can with advantage be used wherever an interest is taken or instruction given in French Literature. It recommends itself particularly to American teachers and students as a book, not imported into, but grown out of, the class-room.

The biographical and critical notices are short, comprehensive, in the clearest and simplest possible style. There is nothing elaborate in them, nothing superfluous. Each of them is followed by a criticism on the writer under consideration, by some one whose judgment is of some account in the world of letters. It is both interesting and instructive to know what good critics think of good writers.

The texts from the latter have been selected with great care. They are not extracts more or less curtailed, which give an idea of a literary work (p. iv) about as exactly as a stone offers the image of the monument from which it is taken. Whenever it has been practicable, a whole work is reviewed. The parts that are not indispensable are summarily delineated or analyzed; the passages best calculated to illustrate the author's manner and originality are given in full. Thus the reader will find the whole plot of Corneille's tragedy "Horace," of Molière's comedy "Les Femmes savantes," etc.

Following these texts will be found a collection of the author's sententious and popular sayings. They afford a harvest of beautiful quotations, which every one can turn to account.

Footnotes have been added only to explain what will not be found in an ordinary dictionary.

It will be noticed that some of the text is printed with the lines well apart, and some with them close together. The former portion is for recitation and colloquial exercise, the portion in close print is for reading and explaining. The selections are of sufficient variety and excellence to commend themselves to all lovers of fine literature.
E. A.

(p. v) TABLE DES MATIÈRES.

MOYEN-ÂGE.

RENAISSANCE.

(p. vi) DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

(p. viii) ÉCRIVAINS SECONDAIRES.

LIVRES À LIRE ET À RECOMMANDER,

(p. 001) LITTÉRATURE FRANÇAISE.

Dans son acception ordinaire le mot littérature désigne ce qui a été écrit d'après certaines règles d'art et de bon goût, ce qui se recommande par des qualités sérieuses de pensée et de style, et vaut la peine d'être lu. Ce sont les œuvres bien écrites et marquées du sceau de l'esprit français qui constituent, en ce sens, la littérature française. Le XVIIe siècle en a fourni un contingent remarquable; il fait époque dans l'histoire, c'est l'âge classique. On dit le dix-septième siècle, ou le siècle de Louis XIV, comme on dit le siècle de Périclès, le siècle d'Auguste. Ce qui précède appartient, à proprement parler, à l'histoire de la langue, des origines intellectuelles.

Si l'on procédait à l'étude de la littérature française par division en périodes, on pourrait en faire cinq bien caractérisées:

MOYEN ÂGE.

I.

À l'époque où la France prit rang par sa littérature, la plupart des autres pays avaient déjà la leur.

L'Italie possédait le Dante, l'Espagne Cervantes, l'Angleterre Shakspeare.

La France était restée en arrière. Il y avait eu dans ce pays de plus fréquentes périodes de guerres qu'ailleurs; le travail de fusion entre les éléments qui constituent la nationalité avait demandé du temps, et le latin y avait été tenu en honneur comme langue savante: tout cela retarda l'évolution de l'idiome populaire, et il ne peut y avoir de littérature que le jour où il y a une langue formée et fixée.

Pendant quelque temps il y eut même deux langues en France, l'une au midi, LA LANGUE D'OC,[1] l'autre au nord, LA LANGUE D'OÏL.[2]

La langue d'oc fleurit la première. Au 13e siècle elle possédait une littérature brillante, la littérature (p. 003) provençale. Les troubadours en étaient les gracieux poètes; mais elle ne dura guère, elle périt dans la croisade des Albigeois.

Le français du nord ou français wallon devint la langue nationale. Elle acquit peu à peu ces qualités de clarté, de force, d'élégance et de politesse, qui en firent la langue des cours et de la bonne société. Quelques écrivains ont eu l'honneur d'associer en particulier leurs noms à l'histoire de ses premiers progrès. Ce sont:

Au 13e siècle, Geoffroy de Villehardouin et Joinville; au 14e siècle, Jehan Froissart; et au 15e, Philippe de Comines.

II.

Geoffroy de Villehardouin.
Né vers 1156 et mort vers 1213.

Geoffroy de Villehardouin fut un des héros de ce qu'on appelle la quatrième croisade, et c'est le récit de cette étrange expédition qu'il raconte dans ses Mémoires.

Ils sont curieux pour l'histoire des faits et pour l'histoire de la langue. Ce qui y frappe surtout c'est la simplicité du style et la modestie de l'écrivain. Il ne parle jamais de lui. Il raconte ce qu'il a vu, et l'on sent dans sa parole sans prétention une parfaite loyauté.

Les phrases sont brèves, nerveuses, et vont droit au but. Il n'y a ni apprêt ni art.

Sa langue est primitive; l'orthographe en est singulière. Des débris de mots latins s'y rencontrent (p. 004) fréquemment, et le nombre des monosyllabes est considérable.

C'est une langue de soldat, rude et roide, mais elle suffit à la sobriété de son esprit, et a une harmonie naturelle qui ne manque pas de charme.

"Villehardouin est bien un homme de son temps, non pas supérieur à son époque, mais y embrassant tous les horizons; preux, loyal, croyant, crédule même, mais sans petitesse; des plus capables d'ailleurs de s'entremettre aux grandes affaires; homme de conciliation, de prudence et même d'expédients; visant avec suite à son but, éloquent à bonne fin, non pas de ceux qui mènent, mais de première qualité dans le second rang, et sachant au besoin faire tête dans les intervalles; attaché féalement, avec reconnaissance, mais sans partialité, à ses princes et seigneurs, et gardant sous son armure de fer, et du haut de ses châteaux de Macédoine ou de Thrace des mouvements de cœur et des attaches pour son pays de Champagne.

"Il a des larmes sous sa visière, mais il n'en abuse pas; il sait s'agenouiller à deux genoux, et se relever aussitôt sans faiblesse: il a l'équité et le bon sens qu'on peut demander aux situations où il se trouve; jusqu'à la fin sur la brèche, il porte intrépidement l'épée, il tient simplement la plume; c'est assez pour offrir à jamais, dans la série des historiens hommes d'action où il est placé, un des types les plus honorables et les plus complets de son temps."

Sainte-Beuve.

III.

Joinville (le sire de).
Né vers 1223 et mort vers 1319.

Cent années séparent Joinville de Villehardouin. Il se fit, dans cet espace de temps, un progrès manifeste (p. 005) dans la langue. Il est facile de s'en rendre compte en comparant l'histoire de la quatrième croisade à la vie de Louis IX. Comme Villehardouin, Joinville raconte ce qu'il a vu, mais avec un enjouement, une délicatesse d'esprit et une grâce que n'avait pas l'historien de la quatrième croisade.

Il avait été élevé à la cour élégante de Thibaut, comte de Champagne. Il y apprit les belles manières et le beau parler en honneur parmi les troubadours. Louis IX l'emmena à sa première croisade. Elle fut désastreuse.

Joinville eut sa bonne part de souffrances. Quand il revint en France, il jura bien de ne plus s'embarquer dans de pareilles expéditions. Le roi fut moins sage, et vingt ans plus tard il paya de sa vie l'imprudence de sa dernière croisade. C'est de cette vie que Joinville a fait le récit. Il est plein de candeur et de charme, et révèle dans une langue naïve, abondante et gracieuse des qualités d'écrivain inconnues avant lui.

Le livre de Joinville est à la fois une bonne action et un écrit admirable. C'est peut-être le premier monument de génie en langue française, dit M. Villemain. "J'entends par génie un degré d'originalité dans le langage, une physionomie particulière et expressive, quelque chose enfin qui a été fait par un homme et qui n'aurait pas été fait par un autre." Joinville décrit délicieusement. Son ignorance en histoire, en géographie, est grande, mais il est curieux. Il s'informe, il aime à apprendre. Il raconte comme il se souvient, il répète même ce qu'il a dit sans se mettre en peine de la méthode. Au milieu d'un désordre apparent et d'une raillerie enjouée règne toujours un charme inexprimable, (p. 006) une sensibilité qui ne s'altère pas dans les périls et les larmes. Joinville a la conception nette, l'image ressemblante, la comparaison naturelle et poétique; il a la naïveté, la simplicité, et un brin de rêverie qui tempère agréablement la vivacité pétulante de son esprit.... Sa bonne foi n'a pas de détours; elle parie par sa bouche de l'abondance du cœur, elle est chez lui comme une espèce de verve, d'inspiration poétique qui lui fait rencontrer l'expression la plus vraie, la plus pittoresque. Il est incapable de mentir. L'amour de soi, la haine d'autrui, l'esprit de jalousie qui pénètre si souvent les Mémoires ne se rencontre pas dans les siens. Il dit rarement du mal de quelqu'un. Il n'a pas l'humeur chagrine des vieillards; il possède les couleurs et la simplicité de la jeunesse. Rien de si animé, de si vif, de si jeune que son style. Le langage naïf d'alors donne sans doute de l'intérêt au récit, mais il reçoit un charme nouveau de son esprit et de son caractère.

.....

IV.

Jehan Froissart.
Né à Valenciennes en 1337, mort à Chimai en 1410.

Le progrès de la langue continue d'une manière visible de Joinville à Froissart.

D'importants événements eurent lieu.

Froissart en fut le chroniqueur. Il parcourut avec une curiosité infatigable les pays de l'Europe où il pouvait apprendre quelque chose, et réunit ainsi de quoi écrire une espèce d'histoire générale de l'Europe au XIVe siècle, avec l'Angleterre et la France au premier plan, Les Grandes Chroniques.

Sa méthode n'est pas très philosophique. L'histoire pour lui n'est pas matière à études, réflexions (p. 007) et leçons morales; il n'y voit qu'un sujet de tableaux, et tout ce qu'il cherche c'est de les peindre avec éclat. Aussi réussit-il surtout dans le récit, dans les descriptions: il n'y en a pas de plus belles que ses descriptions de batailles.

Son héros favori est le Prince Noir. L'Angleterre s'en souvient: nul écrivain français n'y est plus populaire.

Comme chroniqueur il est clair, méthodique, suffisamment impartial; comme écrivain il est net, animé et brillant. Le Moyen Âge chevaleresque n'a pas eu de meilleur peintre que lui, et jamais peut-être la langue n'a fait plus de progrès que de Joinville à Froissart.

La chronique de Froissart est le livre d'or de la noblesse féodale: c'est une illustration en grand de la chevalerie. Ce que celle-ci produisit de plus fameux, ce qu'il y avait de plus brillant dans la vie d'alors, fêtes, tournois, batailles, Froissart l'a peint dans un cadre magnifique. Il ne s'est guère occupé de ce qui ne brille pas.... Il n'est pas de ces historiens graves qui s'ensevelissent sous des paperasses, au fond d'un cabinet, qui recherchent, et compulsent, et commentent, et comparent, et discutent, et raisonnent, et expliquent.... Son grand soin est de bien relater ce qu'il a appris, d'écrire avec verve et coloris, de faire un livre intéressant, animé, populaire, et cela il l'a fait.... On lui a reproché d'avoir été peu patriotique. Cela est vrai si l'on mesure la patrie par degrés de latitude, si on la resserre dans les étroites bornes d'une géographie nationale. Mais il ne comptait pas ainsi, le grand voyageur. Sa patrie à lui c'est l'Europe chevaleresque. Il est compatriote de tout ce qui est noble et brave, il aime toute fleur de (p. 008) chevalerie et a de belles paroles pour tous ceux qui font vaillamment.

.....

Froissart a des qualités de l'historien; il arrive à la grandeur par l'exactitude, et aussi par l'imagination, mais presque jamais parle jugement, par cette faculté qui compare les faits et prononce sur leur légitimité, faculté que possédait à un degré assez éminent le florentin Villani contemporain de notre chroniqueur.

Duquesnel.

V.

Philippe de Comines.
Né près de Menin en Flandre en 1445, mort en 1509.

Philippe de Comines est le premier écrivain français qui ait traité l'histoire comme elle doit être traitée. Il ne se contente pas de raconter, de peindre, il explique; il dégage de l'étude des événements et des caractères des vérités utiles, un enseignement.

Il a écrit l'Histoire du Roi Louis XI.

C'était un roi d'une grande finesse politique, habile et rusé. Un de ses bons tours d'habileté fut l'acquisition même de Comines. Il l'enleva à son ennemi le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire. Comines se laissa enlever sans croire qu'il manquait à ses devoirs. Il avait peu de goût pour le duc de Bourgogne; le roi de France lui plaisait mieux. Il était de ces hommes qui apprécient les choses en raison de leur utilité et les hommes en proportion de leur habileté à profiter des choses. Sa nature était droite, sa morale peu élevée.

Son histoire se compose de deux parties. Les six premiers livres traitent de Louis XI, les deux (p. 009) derniers de l'expédition de Charles VIII en Italie. Son style a de la vigueur et de la précision. Il a la force de la réflexion, la puissance de la logique. La langue de Froissart est la langue des faits. Comines a parlé la langue des idées: c'est celle-ci surtout qu'il y a du profit à écouter.

Philippe de Comines est, en date, le premier écrivain vraiment moderne. Les lecteurs même qui ne voudraient pas remonter bien haut, ni se jeter dans la curiosité érudite, ceux qui ne voudraient se composer qu'une petite bibliothèque française toute moderne ne sauraient se dispenser d'y admettre Montaigne et Comines.

Ce sont des hommes qui ont nos idées et qui les ont dans la mesure et dans le sens où il nous serait bon de les avoir, qui entendent le monde, la société, particulièrement l'art d'y vivre et de s'y conduire, comme nous serions trop heureux de l'entendre aujourd'hui; des têtes saines, judicieuses, munies d'un sens fin et sûr, riches d'une expérience moins amère que profitable, et consolante, et comme savoureuse. Ce sont des conseillers et des causeurs bons à écouter après trois ou quatre siècles comme au premier jour: Montaigne sur tous les sujets et à toutes les heures, Comines sur les affaires d'État, sur le ressort et le secret des grandes choses, sur ce qu'on nommerait dès lors les intérêts politiques modernes, sur tant de mobiles qui menaient les hommes de son temps et qui n'ont pas cessé de mener ceux du nôtre.

Sainte-Beuve.

Pour le sentiment du bon et du mal Comines n'est pas au-dessus de son siècle. Ses idées sur les droits des peuples sont également celles de ses contemporains. Mais pour l'intelligence des événements et des caractères, pour ce mélange de bon sens et de finesse qui démêle si bien la vérité, il est incomparable, c'est là son génie. "Il a autorité et (p. 010) gravité, comme dit Montaigne, et sent partout son homme de bon lieu, élevé aux grandes affaires."

Villemain.

VII.

Poésie.

1. Si c'est en prose qu'ont été écrites les œuvres françaises les plus remarquables du Moyen Âge, la poésie n'a pas manqué. Il y eut des poètes dans tous les genres et quelques uns de leurs poëmes ont été très populaires.

De ce nombre sont: les poèmes épiques nationaux, Chansons de geste, dont le plus célèbre est la Chanson de Roland, les poëmes de la Table Ronde, les poëmes du Saint-Graal, le roman de la Rose (poëme allégorique), et le roman du Renard (poëme satirique). Il y eut ensuite des poëmes d'un ordre moins élevé, mais de plus d'intérêt et de charme: ce sont les fabliaux et les contes.

On appelle ainsi des histoires gaies ou mélancoliques, composées sur un rhythme familier et ayant pour sujet les accidents de la vie commune. On y trouve la peinture des mœurs réelles, et les qualités distinctives de l'esprit français, la finesse, la grâce, le don de railler et l'art de conter. Ce qui gâte la plupart de ces poëmes c'est une excessive liberté de langage. Un de ceux qui échappent à ce reproche et un des plus connus est le joli conte de Grisélidis.

2. La poésie dramatique était à l'origine d'un caractère religieux. Les pièces tirées de la légende des saints s'appelaient miracles; celles qu'on tirait (p. 011) de l'Évangile étaient les mystères. Le plus grand des mystères fut celui de la Passion.

À côté de ce drame grave et édifiant il y eut des pièces légères et amusantes. On les appelait moralités, sottises et farces. Une des plus populaires est la farce de l'avocat Patelin. Arrangée au 18e siècle pour la scène moderne par Bruéis et Palaprat, elle est encore aujourd'hui un modèle d'esprit et de franche gaieté.

3. La poésie lyrique fut d'abord cultivée avec succès par les troubadours, poëtes du midi. Les Français du nord moins vifs, moins expansifs, ne s'y exercèrent qu'après eux. Ils y déployèrent moins de grâce, moins de sensibilité et de coquetterie, mais plus de force et d'esprit.

Les principaux poëtes qui se distinguèrent dans ce genre sont: le comte Thibaut de Champagne, contemporain de Louis IX; Charles d'Orléans, fait prisonnier à la bataille d'Azincourt et moins illustre comme poëte que comme père du bon roi Louis XII; Villon, qui avait en lui l'étoffe d'un vrai poëte, mais qui gâta son talent au contact de la misère et du vice. Une de ses ballades est fort connue et fort jolie: Les Dames du temps jadis. En voici deux stances:

Dictes-moy où, n'en quel pays
Est Flora, la belle Romaine;
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine;
Écho, parlant, quand bruyt on maine
Dessus rivière ou sus estan,
Qui beauté eut trop plus qu'humaine?...
Mais où sont les neiges d'antan[3]?

(p. 012) La royne Blanche comme un lys,
qui chantoit à voix de sereine,
Berthe au grand pied, Bietris, Allys;
Harembourges, qui tint le Mayne,
Et Jehanne, la bonne Lorraine,
Qu'Anglois bruslèrent à Rouen;
Où sont-ils, Vierge souveraine?...
Mais où sont les neiges d'antan?(Back to Content)

(p. 013) RENAISSANCE.

La prise de Constantinople par les Turcs en 1453 marque la fin du Moyen Âge.

C'est un événement qui eut un grand retentissement en Europe. Il en résulta des changements avantageux au développement des lumières.

L'invention de l'imprimerie par Jean Gutenberg vers 1450 en produisit encore davantage.

Ces deux événements, aidés de l'esprit de critique et de polémique qui caractérise la réformation religieuse au XVIe siècle, inaugurent une époque féconde en travaux intellectuels: on l'appelle la Renaissance.

Les principaux prosateurs français de cette époque sont: Rabelais, Montaigne, Calvin, et Amyot.

I.

Rabelais.
Né à Chinon en Touraine vers 1483; mort en 1553.

François Rabelais est un des écrivains dont les œuvres embarrassent la critique. Il est plein de grands contrastes, tour-à-tour bon et mauvais, sérieux et bouffon, délicat et indécent. Il a écrit un livre de haute fantaisie, un des plus extraordinaires qu'il y ait; mais il n'est pas facile à comprendre (p. 014) et ne pratique pas assez le respect des convenances.

Ce livre est le Roman de Gargantua et de Pantagruel. C'est une œuvre philosophique-satirique, dont le but est d'amuser et d'instruire par la peinture de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans toutes les classes de la société et dans toutes les conditions. Ce qui y frappe le plus c'est l'imagination, l'érudition et l'obscénité. Les idées les plus belles abondent au milieu des détails les plus indécents.

En matière d'éducation Rabelais a des vues admirables. Les plus grands humoristes procèdent de lui: Swift et Sterne, La Fontaine, Molière, Le Sage et Paul Louis Courier.

Sa langue est d'une richesse incomparable, un peu trop grecque, et émaillée d'expressions idiomatiques et proverbiales. Il y en a quelques unes qui datent de lui. Ainsi l'on dit "le quart d'heure de Rabelais," pour le moment où il s'agit de payer, et "c'est un mouton de Panurge" d'un homme qui ne fait qu'imiter les autres.

Rabelais est incompréhensible; son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien au-delà du pire, c'est le charme de la canaille; où il est bon il va jusques à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats.

La Bruyère.

(p. 015) L'histoire de Gargantua et de Pantagruel a occupé trente ans de la vie de l'auteur.

Rabelais l'a pris, laissé, repris. Il l'a commencé pour amuser ses malades et pour s'égayer, et il l'a continué au hasard. Il ne s'est prescrit aucun plan. Il n'y a pas mis d'unité, ni même de suite. La première partie est complète en elle-même, la seconde ouvre un nouveau sujet, la cinquième ne termine rien. L'ouvrage n'a jamais été destiné à finir. Ce n'est pas un livre, mais une galerie de tableaux, un chapelet d'aventures auxquelles on ne songe pas à donner plus de liaison, précisément parce que l'intérêt est moins dans le fond du récit que dans la manière dont il est raconté, et dans les plaisanteries dont il est semé....

Rabelais n'a point voulu enseigner. Il n'a apporté à son ouvrage aucun dessein profond. Il a pris la plume pour s'égayer et égayer les autres. Seulement, ainsi qu'il arrive d'ordinaire aux rieurs, il a ri aux dépens d'autrui; à l'exemple de tous les comiques, il a fait de la satire....

Il n'a cherché qu'une chose, s'ébaudir. Peut-être était-ce pour ne pas pleurer.

Car selon l'humeur de cet âge
Chacun, pour cacher son malheur,
S'attachait le ris au visage,
Et les larmes dedans son cœur.

Mais non, Rabelais a ri parce qu'il ne pouvait faire autrement. Rabelais est le rieur par excellence....

Il rit sans raison, par un simple besoin de joie, par un mouvement de gaieté animale.... Il met les convenances sous les pieds;... le sentiment de la décence lui est étranger....

Il est obscène plutôt qu'immoral. Il se complaît dans l'ordure, mais il n'est pas corrompu. Son (p. 016) livre comme il le proclame lui-même "ne contient mal ni infection."

Rabelais est un bouffon, un fou de cour auquel on finit par passer des libertés excessives en faveur de ses traits de sagesse.

On dirait à le voir quelque Pantagruel en personne, un être énorme, malpropre, joyeux et bon....

Rabelais va parcourant toute la gamme des sentiments humains, aussi à l'aise dans le sublime que dans le trivial, assez vaste ou assez souple pour réunir en lui tous les contrastes. De là cette variété qui prépare chez lui tant de surprises au lecteur. Mais ce n'est qu'un de ses attraits. Il en a de toutes sortes et des plus vifs: le libre regard sur toutes choses, l'ingénieuse satire, je ne sais quelle grâce et quelle charmante naïveté, l'invention inépuisable, la verve indomptable, le flot intarissable, les ressources du vocabulaire.

Il a été moins un artiste qu'un génie, et cependant il a eu, lui le premier, ce qui avait manqué au moyen-âge, la façon de dire, comme aussi il a eu, ce qui allait se perdre après lui, la faculté de se créer une langue.

E. Scherer.

II.

Montaigne.
Né au château de Montaigne, près de Bordeaux, en 1533; mort en 1592.

Michel Montaigne a été le plus grand écrivain du XVIe siècle. De tous les livres de l'époque de la Renaissance celui qui a conservé le plus de lecteurs, c'est le sien, Les Essais. Il le mérite tant par le sujet que par la manière dont il est (p. 017) traité. Ce sujet c'est l'homme étudié par l'auteur sur lui-même.

L'auteur est un esprit fin, délicat, curieux, plein de franchise et de vivacité, nourri de la moëlle des écrivains classiques. Avec ce qu'il a appris d'eux et de sa propre expérience il a fait un recueil d'études philosophiques aussi agréable qu'instructif. On le lit et on le relit sans se lasser, tant il a de fantaisie, d'imagination, d'esprit et de vérité.

Son défaut est un scepticisme outré, une absence à peu près complète de fortes convictions morales. Aux plus graves questions il répond par ce mot favori, "Que sais-je?" réponse peu digne d'un esprit sérieux, chercheur et vraiment philosophique.

L'excellence de Montaigne est d'ailleurs dans son style. Celui-ci est riche, souple, chaud, coloré et infiniment plus libre d'adultération étrangère que celui de Rabelais.

L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit.... Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature, il agite à la fois mille questions, mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa paresse autant qu'à son jugement.... Montaigne ne connaît pas l'art d'anéantir les passions; il réclamerait volontiers, avec La Fontaine, contre cette philosophie rigide qui fait cesser de vivre avant que l'on soit mort. Il aime à vivre, c'est-à-dire (p. 018) à goûter les plaisirs que permet la nature bien ordonnée.... Il croit que c'est le parti de la sagesse.... Il s'adresse à ceux qui, comme lui, éprouvent plutôt les faiblesses que les fureurs de la passion; et c'est le grand nombre. Il est le conseiller qui leur convient.... Il ne désespère personne, il n'est mécontent ni de lui ni des autres....

La morale de Montaigne n'est pas sans doute assez parfaite pour des chrétiens: il serait à souhaiter qu'elle servît de guide à tous ceux qui n'ont pas le bonheur de l'être. Elle formera toujours un bon citoyen et un honnête homme.... Montaigne plaît, amuse, intéresse par la naïveté, l'énergie, la richesse de son style et les vives images dont il colore sa pensée....

L'imagination est la qualité dominante du style de Montaigne. Cet homme n'a point de supérieur dans l'art de peindre par la parole. Ce qu'il pense il le voit, et par la vivacité de ses expressions il le fait briller à tous les yeux....

Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu'il était de l'imagination, admire celle de Montaigne, et l'admire trop peut-être, il veut qu'elle fasse seule le mérite des Essais, et qu'elle y domine au préjudice de la raison. Nous n'acceptons pas un pareil éloge.

Montaigne se sert de l'imagination pour produire au dehors ses sentiments tels qu'ils sont empreints dans son âme. Sa chaleur vient de sa conviction, et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver toute sa pensée, et pour exprimer tous les mouvements de son esprit.

Quand je vois "ces braves formes de s'expliquer si visves et si profondes, je ne dis pas que c'est bien dire, je dis que c'est bien penser."

Villemain.

Dans la plupart des auteurs je vois l'homme qui écrit, dans Montaigne l'homme qui pense.

Montesquieu.

(p. 019) De l'Institution des Enfants.

À un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing,[4] ny tant pour les commoditez externes que pour les siennes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en réussir habile homme qu'homme sçavant, je vouldrais aussi qu'on feust[5] soingneux de lui choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faite que bien pleine; et qu'on y requist toutes les deux, mais plus les mœurs et l'entendement, que la science; et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle manière. On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verseroit dans un entonnoir; et nostre charge, ce n'est que redire ce qu'on nous a dict: je vouldrois qu'il corrigeast cette partie, et que de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commenceast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d'elle mesme; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veulx pas qu'il invente et parle seul; je veulx qu'il escoute son disciple parler à son tour.—Il est bon qu'il le face[6] trotter devant luy, pour juger de son train, et juger jusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s'accommoder à sa force.

 

Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance; et qu'il juge du proufit qu'il aura faict, non par le tesmoignage de sa mémoire mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui face mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subjects pour veoir s'il l'a encores bien prins[7] et bien faict sien.

Qu'il lui face tout passer par l'estamine, et ne (p. 020) loge rien en sa teste par simple autorité et à crédit. ... La vérité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont non plus à qui les a dictes premièrement, qu'à qui les dict aprez: ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puisque luy et moy l'entendons et voyons de mesme. Les abeilles pillotent deça delà les fleurs; mais elles en font aprez le miel qui est tout leur, ce n'est plus thym ni marjolaine.... Le gaing de notre estude, c'est en estre devenu meilleur et plus sage.... C'est l'entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne: toutes aultres choses sont aveugles, sourdes et sans âme. Certes, nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy.

Sçavoir par cœur n'est pas sçavoir: c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu'on sçait droictement, on en dispose sans regarder au patron, sans tourner les yeulx vers son livre.... En cette eschole[8] du commerce des hommes, j'ay souvent remarqué ce vice, qu'au lieu de prendre cognoissance d'aultruy nous ne travaillons qu'à la donner de nous, et sommes plus en peine de debiter nostre marchandise, que d'en acquérir de nouvelle: le silence et la modestie sont qualitez très commodes à la conversation.... On luy apprendra de n'entrer en discours et contestation que là où il verra un champion digne de sa luicte,[9] et là mesme, à n'employer pas touts les tours qui luy peuvent servir, mais ceulx là seulement qui luy peuvent le plus servir. Qu'on le rende délicat au chois et triage de ses raisons, et aymant la pertinence et par conséquent la briefveté. Qu'on l'instruise sur tout à se rendre et à quitter les armes à la vérité aussitost qu'il l'appercevra, soit qu'elle naisse ez[10] mains de son adversaire, soit qu'elle naisse en luy-mesme par quelque radvisement.[11]

(p. 021) Qu'on luy mette en fantasie une honneste curiosité de s'enquerir de toutes choses.... Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la frequentation du monde: nous sommes tous contraincts et amoncelez en nous, et avons la veue[12] raccourcie à la longueur de nostre nez.

On demandoit à Socrates d'ou il estoit, il ne respondit pas d'Athenes, mais du monde; luy qui avoit l'imagination plus pleine et plus estendue embrassoit l'univers comme sa ville, jectoit ses cognoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain; non pas comme nous, qui ne regardons que soubs nous. Ce grand monde, que les uns multiplient encores comme especes soubs un genre, c'est le mirouer[13] où il nous fault regarder, pour nous cognoistre de bon biais. Somme, je veulx que ce soit le livre de mon escholier.... Après qu'on luy aura apprins ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l'entretiendra que c'est que logique, physique, géometrie, rhétorique; et la science qu'il choisira, ayant desia[14] le jugement formé, il en viendra bientost à bout. Sa leçon se fera tantost par devis, tantost par livre....

C'est grand cas que les choses en soyent là, en nostre siècle, que la philosophie soit, jusques aux gents d'entendement, un nom vain et fantastique qui se treuve de nul usage et de nul prix, par opinion et par effect. Je croy que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants, et d'un usage renfrogné, sourcilleux et terrible.... L'âme qui loge la philosophie doibt, par sa santé, rendre sain encores le corps: elle doibt faire luire jusques au dehors son repos et son ayse, doibt former à son moule le port exterieur, et l'armer par conséquent d'une gratieuse fierté, d'un maintien actif et alaigre, et d'une contenance contente et debonnaire. (p. 022) La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouissance constante.... Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance y a sa leçon comme les aultres âges, pourquoy ne la luy communique l'on? On nous apprend à vivre quand la vie est passée.... Je veulx que la bienseance exterieure, et l'entregent et la disposition de la personne se façonne quand et quand l'âme. Ce n'est pas une âme, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme....

C'est un bel et grand adgencement sans doubte que le grec et le latin, mais on l'achète trop cher. Je diray icy une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayée en moy mesme: s'en servira qui vouldra. Feu mon père, ayant faict toutes les recherches qu'un homme peult faire, parmy les gens sçavants et d'entendement, d'une forme d'institution exquise... me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France; du tout ignorant de nostre langue, et très versé en la latine.... Il en eut aussi avecques luy deux aultres moindres en sçavoir, pour me suyvre, et soulager le premier: ceulx-cy ne m'entretenoient d'aultre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c'etoit une règle inviolable que ny luy mesme, ny ma mère, ni valet, ny chambriere, ne parloient en ma compaignie qu'autant de mots de latin que chascun avoit apprins pour jargonner avec moy. C'est merveille du fruict que chascun y fit.... Quant à moy, j'avoy plus de dix ans avant que j'entendisse non plus de françois ou de perigordin que d'arabesque: et sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j'avois apprins du latin tout aussi pur que mon maistre d'eschole le sçavoit.... Il n'y a tel que d'alleicher l'appétit et l'affection: aultrement on ne faict que des asnes chargez de livres; on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine (p. 023) de science; laquelle pour bien faire, il ne fault pas seulement loger chez soy, il la fault espouser.

Essais, chap. xxv.

III.

Calvin.
Né à Noyon en 1509; mort à Genève en 1564.

Jean Calvin joua un grand rôle au XVIe siècle comme réformateur religieux. Un Allemand nommé Wolmar, qui fut son professeur de grec, l'initia aux doctrines de Luther. Il en devint bientôt un des plus zélés partisans et propagateurs, si zélé à la vérité qu'il fut obligé de quitter Paris et la France. Il alla en Italie, en Suisse, à Strasbourg, et se fixa enfin à Genève; il y exerça pendant une vingtaine d'années une autorité presque absolue.

Comme écrivain Calvin représente l'esprit de méthode et de discipline dans la littérature française du XVIe siècle. Son premier écrit est un Commentaire latin, d'un traité de Sénèque sur la Clémence. Il y conseille une excellente doctrine qu'il ne pratique guère.

Le livre qui le place au rang des grands écrivains en prose française est l'Institution Chrétienne. C'est un exposé et une défense habiles de ses doctrines. Il s'y montre théologien, orateur, écrivain consommé. Le style est clair et correct, mais roide et sec. Il a la simplicité, la solidité, et la force; il y manque ce qui manquait à l'homme, la chaleur, l'émotion, et la sensibilité.

Des vertus du chrétien Calvin n'eut que la foi... Il ne s'attendrit jamais, il menace toujours; (p. 024) en lui pas un mouvement de pitié, pas une étincelle d'amour.... Il a traité en ennemis tous ceux qui pensaient autrement que lui, et dans la cause du Christ il a méconnu le précepte capital de la morale évangélique: Aimez vous les uns les autres.... Le caractère de son esprit est la rigueur impitoyable des déductions, la netteté des conceptions, la vigueur logique qui s'est animée jusqu'à la passion: tel est aussi le principe des qualités de son style qui l'ont placé au premier rang comme écrivain. Si l'on compare Calvin aux plus habiles des prosateurs de son temps, à Rabelais lui-même, on sera frappé de la nouveauté de son langage. Avant Calvin, la prose, lorsqu'elle essayait de devenir périodique, se traînait, s'enchevêtrait le plus souvent, et ne parvenait guère qu'à devenir obscure et diffuse. Calvin lui donna une allure fière et noble, de la clarté et du nombre; avec lui elle cesse de bégayer, elle touche la virilité, elle atteint presque à la hauteur de la prose latine qui lui a servi de modèle.

Géruzez.

IV.

Amyot.
Né à Melun en 1513; mort à Auxerre en 1593.

Jacques Amyot est des savants du XVIe siècle celui qui doit le plus à la Renaissance, et à qui la Renaissance doit le plus. Elle forma son esprit et son talent. L'étude de la langue grecque fut pour lui une vraie vocation.

Trop pauvre pour payer ses professeurs il se fit domestique dans un collége. Jacques Colin, lecteur du roi, le remarqua et le fit étudier dans les classes. Amyot en sortit helléniste distingué, (p. 025) et entra dans l'église, qui était alors la ressource des jeunes gens pauvres et ambitieux.

Professeur de grec du fils de Catherine de Médicis qui devint le roi Charles IX, il traduisit les Vies illustres de Plutarque. Cette traduction suffit pour sa gloire; elle est faite de main de maître. Les qualités de la langue française s'y harmonisent avec celles de la langue grecque. Il y a même dans Amyot quelquechose de simple et de naïf qui plaît mieux que Plutarque lui-même, et tel est le charme de son style qu'aujourd'hui encore on dit de quelquechose qui est exprimé avec une certaine grâce naïve, c'est de la langue d'Amyot.

Il fut évêque d'Auxerre.

La traduction des "Vies des hommes illustres" et des œuvres morales de Plutarque présente deux circonstances bien remarquables dans l'histoire des lettres: la première, c'est que le travail d'Amyot est tellement français, soit par la tournure des phrases, soit par la propriété des expressions qu'on le prendrait pour un écrit original; la seconde, c'est que le génie littéraire de ce grand écrivain a été assez puissant pour faire d'une simple traduction un titre de gloire impérissable. Un homme dont le témoignage fait autorité en matière de correction de langage, Vaugelas, a parlé ainsi du livre d'Amyot: Tous les magasins et tous les trésors du vrai langage français sont dans les œuvres de ce grand homme, et encore aujourd'hui nous n'avons guère de façons de parler nobles et magnifiques qu'il ne nous ait laissées: et bien que nous ayons retranché la moitié de ses phrases et de ses mots, nous ne laissons pas de trouver dans l'autre moitié presque toutes les richesses dont nous nous vantons et dont nous faisons parade.

Mennechet.

(p. 026) V.

Poëtes.

Pendant la Renaissance, ainsi qu'au Moyen-Âge, les prosateurs tiennent le premier rang. Les plus renommés d'entre les poëtes furent Marot, Ronsard et Regnier. Après eux on arrive à l'entrée de la littérature moderne.

Marot (1495-1544) composa des épîtres, des élégies et des épigrammes. Il a de l'originalité, de la verve, beaucoup de naturel et infiniment d'esprit. Le sévère Boileau rend hommage à son talent quand il dit de lui:

"Imitons de Marot l'élégant badinage."

Il n'a pas été aussi bien disposé en faveur de Ronsard (1524-1585), qui, parmi ses contemporains, avait eu un moment de vogue extraordinaire, mais

"Dont la Muse, en français parlant grec et latin,
Vit dans l'âge suivant, par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque."

Autant Marot était simple et naturel, autant Ronsard l'était peu. Chef d'une coterie de poëtes qu'on appelait la pléiade il voulut ennoblir la langue vulgaire. Il y introduisit quantité de longs mots, d'origine grecque, par un procédé que ne comportait pas le génie de la langue française. Après l'avoir applaudi on se moqua de lui. Il ne manquait pourtant pas d'un certain talent, et le premier il composa des odes en français.

(p. 027) Un poëte dont le succès fut plus durable est Regnier (1573-1613).

Il le dut à d'incontestables qualités. Il a l'inspiration franche et naturelle, de la vigueur de style, et sait faire servir la rime à la pensée. Il a écrit d'éloquentes satires, pleines de choses viriles et belles, heureux s'il n'avait pas démenti ses œuvres par le mauvais exemple de sa vie.

ODE.

Mignonne, allons voir si la Rose,
Qui ce matin avoit desclose[15]
Sa robe de pourpre au soleil,
À point perdu ceste vesprée[16]
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

La voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las! Las! ses beautez laissé cheoir!
Ô vrayment marastre Nature,
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir.

Donc, si vous me croyez, Mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse.
Comme à ceste fleur, la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

SONNET.

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu devisant et filant,
Direz, chantant mes vers et vous émerveillant:
Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle.

(p. 028) Lors vous n'aurez servante oyant[17] telle nouvelle,
Desjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s'aille resveillant,
Bénissant vostre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et fantosme sans os
Par les ombres myrteux je prendray mon repos:
Vous serez au fouyer une vieille accroupie.

Regrettant mon amour et vostre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain,
Cueillez des aujourd'hui les rosés de la vie.

Ronsard.

Philosophes resveurs, discourez hautement,
Sans bouger de la terre allez au firmament,
Faites que tout le ciel branle à votre cadence
Et pesez vos discours mesme dans sa balance;
Cognoissez les humeurs qu'il verse dessus nous,
Ce qui se fait dessus, ce qui se fait dessous,
Portez une lanterne aux cachots de nature,
Sçachez qui donne aux fleurs ceste aimable peinture;
Quelle main sur la terre en broye la couleur,
Leurs secrettes vertus, leurs degrés de chaleur;
Voyez germer à l'œil les semences du monde,
Allez mettre couver les poissons dedans l'onde,
Deschiffrez les secrets de nature et des cieux:
Vostre raison vous trompe aussi bien que vos yeux.

Pensées Détachées.

L'honneur est un vieux saint que l'on ne chôme plus.

Et quand la servitude a pris l'homme au collet,
J'estime que le prince est moins que le valet.

(p. 029) Il n'est rien qui punisse
Un homme vicieux comme son propre vice.

Estant homme, on ne peut
Ni vivre comme on doit, ni vivre comme on veut.

Rien n'est libre en ce monde et chaque homme dépend,
Comtes, princes, sultans, de quelque autre plus grand.
Tous les hommes vivants sont ici-bas esclaves,
Mais suivant ce qu'ils sont ils diffèrent d'entraves:
Les uns les portent d'or et les autres de fer.

Regnier.

Malherbe.
Né à Caen en 1555; mort en 1628.

Avec Malherbe une nouvelle ère s'ouvre dans l'histoire littéraire: par la langue et par la méthode il appartient à la poésie moderne.

C'est lui qui, comme dit Boileau,

..."Le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir."

Avant lui le bon goût, la correction du style, le vrai sentiment poétique avaient pour ainsi dire été l'exception; avec lui c'est la règle.

Son talent se développa tard et eut les qualités mûres et patientes d'un réformateur. Il travaillait lentement; il aimait à être appelé le tyran des mots et des phrases. Il expulsa les mots étrangers que Ronsard avait introduits, biffa la moitié de ses vers, et, quand on lui demanda s'il approuvait les (p. 030) autres, il répondit: "Pas plus que le reste," et il effaça tout.

Les hommes il les traitait avec aussi peu d'aménité que les syllabes. Les femmes seules trouvaient grâce à ses yeux. "Dieu, disait-il, se repentit d'avoir fait l'homme, et il ne s'est jamais repenti d'avoir fait la femme."

Il avait aussi une très-bonne opinion de lui-même, quoique homme, comme l'atteste cette fin d'un sonnet adressé par lui à Louis XIII:

"Tous vous savent louer, mais non également.
Les ouvrages communs vivent quelques années,
Ce que Malherbe écrit dure éternellement."

Quelques unes de ses pièces lyriques sont des chefs-d'œuvre, et peuvent, sans désavantage, être comparées aux belles productions des grands poëtes qui vinrent après lui: telles sont l'ode à Louis XIII, l'élégie à du Périer et la paraphrase d'une partie du psaume CXLV.

Malherbe fit pour la langue française ce que son maître Henri IV fit pour la France. L'un établit et maintint l'indépendance du pays, l'autre celle du langage. Lorsque le Béarnais maître de Paris vit défiler devant lui les soldats de l'Espagne, il leur dit: "Bon voyage, messieurs, mais n'y revenez pas."

Malherbe adressa le même compliment aux mots étrangers qui avaient fait invasion sous les auspices de Ronsard.

 

Malherbe ne s'est pas borné à épurer, à assainir la langue, il en a su faire un emploi poétique. Certes, ce ne serait pas une gloire médiocre que d'avoir connu et déterminé le génie de notre (p. 031) idiome, introduit dans les vers une harmonie régulière, une dignité soutenue, et modifié le rhythme et la prosodie, mais Malherbe a fait plus en revêtant de ce langage plein et sonore des idées élevées et quelquefois des sentiments touchants.

Géruzez.

Élégie.
À Du Périer sur la mort de sa fille.

Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle,
Et les tristes discours
Que te met en l'esprit l'amitié paternelle
L'augmenteront toujours?

Le malheur de ta fille, au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
Ne se retrouve pas?

Je sais de quels appas son enfance était pleine,
Et n'ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
Avecque son mépris.

Mais elle était du monde où les plus belles choses
Ont le pire destin,
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses
L'espace d'un matin.

 

La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles,
On a beau la prier,
La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend point nos rois.

(p. 032) De murmurer contre elle et perdre patience
Il est mal à propos,
Vouloir ce que Dieu veut est la seule science
Qui nous met en repos.

Paraphrase du Psaume CXLV.

N'espérons plus, mon âme, aux promesses du monde;
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde
Que toujours quelque vent empêche de calmer.
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre;
C'est Dieu qui nous fait vivre,
C'est Dieu qu'il faut aimer.

En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies
À souffrir des mépris et ployer les genoux.
Ce qu'ils peuvent n'est rien; ils sont comme nous sommes,
Véritablement hommes,
Et meurent comme nous.

Ont-ils rendu l'esprit, ce n'est plus que poussière
Que cette majesté si pompeuse et si fière
Dont l'éclat orgueilleux étonne l'univers,
Et dans ces grands tombeaux, où leurs âmes hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.

Là se perdent ces noms de maîtres de la terre,
D'arbitres de la paix, de foudres de la guerre.
Comme ils n'ont plus de sceptre, ils n'ont plus de flatteurs,
Et tombent avec eux d'une chute commune
Tous ceux que leur fortune
Faisait leurs serviteurs.

(p. 033) On trouve d'ailleurs dans des morceaux moins célèbres quantité de vers qui frappent et qu'on se rappelle. En voici quelques uns des plus connus:

Ces Français qui n'ont de la France
Que la langue et l'habillement.
(Ode à la reine Marie de Médicis.)

Comme au printemps naissent les roses
En la paix naissent les plaisirs.
(Ode à la reine.)

S'il ne vous en souvient, vous manquez de mémoire,
Et, s'il vous en souvient, vous n'avez point de foi.
(Stances.)

... de toutes les douleurs la douleur la plus grande
C'est qu'il faut quitter nos amours.
(Aux ombres de Damon.)

La femme est une mer en naufrages fatale.
(Id.)

La moisson de nos champs lassera les faucilles
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.
(Stances pour Henri IV.)

Tout le plaisir des jours est en leurs matinées;
La nuit est déjà proche à qui passe midi.
(Stances.)

Un homme dans la tombe est un navire au port.
(Stances à M. de Verdun.)

Passant, vois-tu couler cette onde
Et s'écouler incontinent?
Ainsi fait la gloire du monde,
Et rien que Dieu n'est permanent.
(Inscription sur une fontaine.)(Back to Content)

(p. 034) DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

Descartes.
Né à La Haye, en Touraine, en 1596; mort à Stockholm en 1650.

René Descartes est un de ces hommes qui honorent non seulement un pays, mais toute l'humanité. Il y eut peu de vies aussi occupées et aussi édifiantes que la sienne.

Après d'excellentes études faites sous les Jésuites, il compléta son éducation par les voyages: il visita la Hollande, la Bavière, la Moravie, la Silésie, le Holstein, le Tyrol, l'Italie, s'occupant surtout de mathématiques et de philosophie.

Ayant pour but de s'instruire, il s'était fait une règle d'apprendre la langue de chaque pays qu'il parcourait. Cette précaution lui fut utile de plus d'une manière.

Un jour, qu'il s'était embarqué sur les côtes de la Frise, il entendit les bateliers comploter, en langue du pays, de le jeter à la mer pour se partager ses dépouilles. Il mit résolument l'épée à la main, s'adressa à eux avec une énergie qui les domina, et acheva son trajet sans encombre.

Revenu à Paris, il trouva que le séjour de cette ville l'exposait à trop de dérangements. Il alla (p. 035) chercher la liberté et la tranquillité studieuses en Hollande, et y vécut vingt ans dans la retraite, d'où il donna au monde des écrits qui renouvelèrent la face des sciences.

Le plus considérable est le Discours de la Méthode. C'est le premier chef-d'œuvre de la prose française moderne. La belle langue du XVIIe siècle, dans sa simplicité majestueuse, se trouve là pour la première fois. C'est en même temps un des meilleurs guides pour la recherche de la vérité. Il marque l'heure d'une des évolutions les plus remarquables de la pensée humaine. La philosophie de Descartes (Cartésianisme) y est en principe, et pour lui la philosophie est surtout la science de bien vivre. Elle n'est pas seulement faite pour exercer et développer l'esprit, mais pour former le caractère. Sous ce rapport il prêcha d'exemple: "Quand on me fait une offense, disait-il, je tâche d'élever mon âme si haut, que l'offense ne parvienne pas jusqu'à moi."

La retraite, où Descartes avait cru trouver le recueillement et la paix, ne le mit pas à l'abri des persécutions.

Des professeurs contestèrent la valeur de ses travaux, des théologiens protestants l'attaquèrent sous prétexte d'athéisme. Dans un moment où la malice de ses ennemis l'avait plus que de coutume attristé et découragé, il écouta les propositions de la reine Christine de Suède, qui l'invitait à venir à sa cour. Il y alla; mais il ne tint pas longtemps contre la rigueur du climat et le changement d'habitudes. Il devait dès cinq (p. 036) heures du matin venir au palais et enseigner la philosophie à la reine, en plein hiver. C'était trop; au bout de quatre mois il fut atteint d'une fluxion de poitrine, et mourut dans la cinquante-quatrième année de son âge. La reine voulut faire placer son tombeau parmi ceux des premières familles de Suède, mais l'ambassadeur de France réclama son corps, qui fut transporté à Paris.

Quand Descartes construisit son système de philosophie, il voulut avoir un principe incontestable, une certitude pour point de départ, et l'étude de la nature humaine ne lui fournit rien de plus certain que la pensée même.

"Je pense, donc je suis" (cogito, ergo sum). Voilà l'axiome bien connu du cartésianisme.

Sa prétention à être le premier principe philosophique a provoqué bien des critiques. Qu'elles soient justes ou non, elles n'enlèvent pas à Descartes la gloire d'avoir délivré l'esprit d'une foule d'entraves, d'avoir mis la raison dans sa voie propre et sûre, et d'avoir, en posant au-dessus de tout le principe pensant, relevé la dignité humaine.

Son axiome est une sublime déclaration de la noblesse de notre nature, une protestation formelle contre tout ce qui pourrait amoindrir ou dégrader ce qu'il y a en nous de plus sûr, de plus beau et de plus divin, la pensée.

.....

Descartes, par le "Discours de la Méthode," a mis du premier coup l'esprit français de pair avec l'esprit ancien.

L'érudition a fait son temps; Descartes est un disciple devenu maître. Le premier de tous les préjugés dont il s'est délivré, c'est la superstition de l'antiquité. Il marche seul, et son pas est si ferme qu'on s'imagine qu'il crée ce que le plus (p. 037) souvent il ne fait que restaurer. Avant lui la raison n'ose guère se séparer de l'autorité, ni le nouveau de l'ancien; tout se prouve par des témoignages discutés et interprétés, par des livres, par des auteurs; toute argumentation est historique. Descartes ne veut pour preuve que des raisons pures, des vérités de sens intime. Jamais les témoignages humains n'interviennent dans son raisonnement; point de citation, point de commentaire....

En même temps que Descartes donnait le premier une image parfaite de l'esprit français, il portait la langue française à son point de perfection.

Une langue est arrivée à sa perfection quand elle est conforme à ce que nous avons de commun, à la raison. Telle est la langue de Descartes.... Il n'y manque que ce qui n'y était pas nécessaire, et ce n'en est pas la moindre beauté que de s'être privée des beautés qui n'appartenaient pas au sujet. Je reconnais là pour la première fois, ce sentiment de la langue de chaque sujet par lequel les écrivains du XVIIe siècle, Descartes en tête, ne sont guère moins étonnants par ce qu'ils rejettent de leur langue que par ce qu'ils y reçoivent. Nisard.

De tous les grands esprits que la France a produits, celui qui me paraît avoir été doué au plus haut degré de la puissance créatrice est incomparablement Descartes. Cet homme n'a fait que créer; il a créé les hautes mathématiques par l'application de l'algèbre à la géométrie; il a montré à Newton le système du monde en réduisant le premier toute la science du ciel à un problème de mécanique; il a créé la philosophie moderne, condamnée à s'abdiquer elle-même, ou à suivre éternellement son esprit et sa méthode; enfin, pour exprimer toutes ces créations il a créé un langage digne d'elles, naïf et mâle, sévère et hardi, cherchant avant tout la clarté, et trouvant par surcroît la grandeur.

Cousin.

(p. 038) Discours de la Méthode.

Sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres; et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'évènement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence sinon que peut-être il en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie.

 

Comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées; ainsi au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les (p. 039) observer. Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

 

Comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l'abattre, et de faire provision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessin, mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre, où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m'obligerait de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.

La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès (p. 040) mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions, les plus modérées et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre.

 

Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées; imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt.

Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible....

Enfin pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu'ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure, et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensais que je ne pouvais faire mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c'est-à-dire que d'employer toute (p. 041) ma vie à cultiver ma raison, et m'avancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m'étais prescrite.

 

Si j'écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin qui est celle de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens, et pour ceux qui joignent le bon sens avec l'étude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je m'assure, si partiaux pour le latin, qu'ils refusent d'entendre mes raisons pour ce que je les explique en langue vulgaire.

Au reste, je ne veux point parler ici en particulier des progrès que j'ai espérance de faire à l'avenir dans les sciences, ni m'engager envers le public d'aucune promesse que je ne sois pas assuré d'accomplir; mais je dirai seulement que j'ai résolu de n'employer le temps qui me reste à vivre à autre chose qu'à tâcher d'acquérir quelque connaissance de la nature, qui soit telle qu'on en puisse tirer des règles pour la médecine, plus assurées que celles qu'on a eues jusques à présent, et que mon inclination m'éloigne si fort de toute sorte d'autres desseins, principalement de ceux qui ne sauraient être utiles aux uns qu'en nuisant aux autres, que, si quelques occasions me contraignaient de m'y employer, je ne crois point que je fusse capable d'y réussir. De quoi je fais ici une déclaration que je sais bien ne pouvoir servir à me rendre considérable dans le monde, mais aussi n'ai-je aucunement envie de l'être; et je me tiendrai toujours plus obligé à ceux par la faveur desquels je jouirai sans empêchement de mon loisir, que je ne serais à ceux qui m'offriraient les plus honorables emplois de la terre.

(p. 042) Corneille.
Né à Rouen en 1606; mort en 1684.

Pierre Corneille fut pour la poésie dramatique en France ce que Descartes avait été pour la philosophie. Il l'éleva à la hauteur à laquelle ses devanciers et contemporains, Mairet[18] et Rotrou,[19] n'avaient pu atteindre. La tragédie du Cid, son premier chef-d'œuvre, constitua le drame de caractère dans toute sa beauté, dans sa vérité et sa moralité. À partir de 1637, l'année de son apparition, il y eut un théâtre classique. Corneille y avait préludé par plusieurs essais, plus ou moins heureux, tels que la comédie de Mélite et la tragédie de Médée. Il le consolida et l'enrichit par une quantité de pièces, dont trois avec le Cid, "Horace, Cinna et Polyeucte," placent leur auteur au rang des premiers poëtes tragiques du monde.

(p. 043) Il se distingua également comme poëte comique. Sa comédie le Menteur ouvrit la voie dans laquelle Molière devait s'immortaliser.

Un incident curieux se rattache à la glorieuse histoire du Cid. Le cardinal de Richelieu, qui n'avait pas pour Corneille les sentiments les plus bienveillants, ordonna à l'Académie française de critiquer la pièce. L'Académie dut obéir, mais sa critique ne servit qu'à mieux faire apprécier le génie du poëte. En vain ses détracteurs le dénigraient et l'accusaient de n'être que le plagiaire du poëte espagnol,[20] dont il avait emprunté le sujet du Cid. Il leur imposa silence par la tragédie d'Horace, œuvre sublime toute faite de génie, et pour laquelle l'histoire de Rome ne lui fournissait qu'un récit, en lui laissant tout à inventer, incidents, situations, caractères et passions: Cinna et Polyeucte qui suivirent coup sur coup (1639-1640) mirent le comble à sa gloire. Les trois années qui séparent cette dernière pièce du Cid sont, peut-être, les plus merveilleusement fécondes de la vie d'un grand poëte. Mais la pauvreté et une ambition peu judicieuse firent travailler Corneille trop longtemps pour le théâtre. Il épuisa ses forces de bonne heure, et, en s'obstinant à rester dans la carrière, il se survécut en quelque sorte à lui-même.

Avec quelque honneur que l'on puisse encore nommer la Mort de Pompée, Rodogune, Héraclius, Don Sanche d'Aragon et Nicomède, il n'y a plus (p. 044) d'ensemble parfait, plus de progrès. C'est le commencement du déclin, et ce qu'il composa à partir de 1659 n'est plus digne de l'auteur de Cinna.

Ses œuvres frappent surtout par leur caractère moral. L'idée du beau, dans sa théorie sur l'art, ne se séparait pas de l'idée du bien. Il fit de son théâtre une véritable école d'héroïsme: on n'y va point, on ne le lit pas sans être pénétré d'admiration. L'influence en est salutaire. Ses héros sont de braves gens auxquels on voudrait ressembler. Corneille était d'ailleurs de leur famille autant que le comportaient la simplicité de sa vie et la modestie de son caractère. Il avait l'âme fière, indépendante, profondément religieuse. Pendant quelques années qu'il avait renoncé au théâtre, il consacra son talent à traduire en vers l'Imitation de Jésus-Christ. Son style est vigoureux, noble, plein de chaleur, quelquefois négligé, mais il s'en sert ordinairement pour exprimer de belles pensées et des sentiments généreux. Il mourut pauvre, comme il avait vécu, et grand dans sa pauvreté.

Si Corneille n'a pas connu les douceurs de la fortune, il a éprouvé les émotions enivrantes que donnent le succès et la célébrité. Ses contemporains l'ont apprécié et admiré. Mme. de Sévigné fait le plus grand cas de celui

"Dont la main crayonna
L'âme du grand Pompée et l'esprit de Cinna."

Elle écrivait à sa fille: "Croyez que jamais rien n'approchera, je ne dis pas surpassera, je dis que rien n'approchera des divins endroits de Corneille; il faut que tout cède à son génie." Et encore: "Vive notre vieil ami Corneille! Pardonnons lui (p. 045) de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent."

Ces beautés sont multiples, beautés de caractères, beautés de pensées, beautés de style. Elles se relèvent souvent par le contraste des parties avoisinantes, comme la lumière ressort par l'effet des ombres. Corneille est un poëte très inégal. Il tombe fréquemment et de haut. Il ne soigne pas les détails. Le travail qui a pour but de polir, d'égaliser, de se soutenir ne lui était pas naturel. Il ménageait peu ses forces; il les concentrait dans certains endroits au point de s'affaiblir dans d'autres. Quand l'inspiration lui manquait, il ne savait pas y suppléer par l'art ou par l'esprit. Un de ses amis, sensible à ce défaut, disait: "Corneille a un lutin qui vient lui souffler les belles idées et les beaux vers; il ne peut rien faire de bon quand le lutin le délaisse."

Ses caractères les mieux réussis sont les caractères d'hommes, le Cid, Auguste, Polyeucte, Don Sanche, le vieil Horace; il n'a pas connu ni su peindre les femmes.

Il en fait des héroïnes, produits de son imagination plutôt que de la nature. Chimène et Pauline seules ont les qualités de leur sexe. Les autres, Émilie, Cornélie, Cléopâtre, sont viriles, outrées, en dehors de la nature; aussi les appelait-on "d'adorables furies."

.....

Osons dire ce que nous pensons; à nos yeux, Eschyle, Sophocle, et Euripide ne balancent point le seul Corneille; car aucun d'eux n'a connu et exprimé comme lui ce qu'il y a au monde de plus véritablement touchant, une grande âme aux prises avec elle-même, entre une passion généreuse et le devoir. Corneille est le créateur d'un pathétique nouveau, inconnu à l'antiquité et à tous les modernes avant lui; il dédaigne de parler aux passions naturelles et subalternes; il ne cherche pas à exciter (p. 046) la terreur et la pitié, comme le demande Aristote qui se borne à ériger en maximes la pratique des Grecs. Il semble que Corneille ait lu Platon et voulu suivre ses préceptes; il s'adresse à une partie tout autrement élevée de la nature humaine, à la passion la plus noble, la plus voisine de la vertu, l'admiration, et de l'admiration portée à son comble il tire les effets les plus puissants. Shakspere, nous en convenons, est supérieur à Corneille par l'étendue et la richesse du génie dramatique. La nature humaine tout entière semble à sa disposition, et il reproduit les scènes les plus diverses de la vie dans leur beauté et dans leur difformité, dans leur grandeur et dans leur bassesse. Il excelle dans la peinture des passions terribles ou gracieuses. Othello, Lady Macbeth, c'est la jalousie, c'est l'ambition, comme Juliette et Desdémone sont des noms immortels de l'amour jeune et malheureux. Mais, si Corneille a moins d'imagination, il a plus d'âme. Moins varié, il est plus profond. S'il ne met pas sur la scène autant de caractères différents, ceux qu'il y met sont les plus grands qui puissent être offerts à l'humanité. Les spectacles qu'il donne sont moins déchirants, mais à la fois plus délicats et plus sublimes. Qu'est-ce que la mélancolie d'Hamlet, la douleur du roi Lear, et même la dédaigneuse intrépidité de César, devant la magnanimité d'Auguste s'efforçant d'être maître de lui-même comme de l'univers, devant Chimène sacrifiant l'amour à l'honneur, surtout devant cette Pauline ne souffrant pas même dans le fond de son cœur un soupir involontaire pour celui qu'elle ne doit plus aimer?

Corneille se tient toujours dans les régions les plus hautes. Il est tour-à-tour Romain ou chrétien, il est l'interprète des héros, le chantre de la vertu, le poëte des guerriers et des politiques. Et il ne faut pas oublier que Shakspere est à peu près seul dans son temps, tandis qu'après Corneille vient (p. 047) Racine, qui pourrait suffire à la gloire poétique d'une nation.

Victor Cousin.

Horace.

Tragédie en cinq Actes.

Personnages.

ACTE PREMIER.

[La scène est à Rome, dans une salle de la maison d'Horace.

Sabine, Julie et Camille s'entretiennent des malheurs qui les menacent. La guerre a éclaté entre Rome et Albe. De quelque manière qu'elle se termine, leurs familles en souffriront. Ce qui sera la joie de l'une sera le deuil de l'autre. Camille voit déjà son mariage avec Curiace brisé.

Curiace arrive. Il apporte des nouvelles rassurantes. On est convenu que trois guerriers des deux partis combattront pour tous, et la victoire appartiendra au parti dont les champions seront vainqueurs.

Dans deux heures on saura qui les dieux auront désigné.]

ACTE SECOND.

[Le choix de Rome est connu: les trois frères Horace combattront pour elle.

Curiace en félicite son beau-frère Horace.

(p. 048) Arrive Flavian, porteur d'une importante nouvelle.]

Scène II.Horace, Curiace, Flavian.

Curiace. Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix?

Flavian. Je viens pour vous l'apprendre.

Curiace. Eh bien, qui sont les trois?

Flavian. Vos deux frères et vous.

Curiace. Qui?

Flavian. Vous et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères?
Ce choix vous déplaît-il?

Curiace. Non, mais il me surprend:
Je m'estimais trop peu pour un honneur si grand.

F. Dirai-je au dictateur dont l'ordre ici m'envoie,
Que vous le recevez avec si peu de joie?
Ce morne et froid accueil me surprend à mon tour.

C. Dis lui que l'amitié, l'alliance et l'amour
Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces.

F. Contre eux! Ah, c'est beaucoup me dire en peu de mots!

C. Porte lui ma réponse et nous laisse en repos.

Scène III.

C. Que désormais le ciel, les enfers et la terre
Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre,
Que les hommes, les dieux, les démons et le sort
Préparent contre nous un général effort:
Je mets à faire pis, en l'état où nous sommes,
Le sort et les démons et les dieux et les hommes;
Ce qu'ils ont de cruel et d'horrible et d'affreux
L'est bien moins que l'honneur qu'on nous fait à tous deux.

H. Le sort, qui de l'honneur nous ouvre la barrière,
Offre à notre constance une illustre matière;
Il épuise sa force à former un malheur,
(p. 049) Pour mieux se mesurer avec notre valeur,
Et, comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l'ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous
Et contre un inconnu s'exposer seul aux coups,
D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire;
Mille déjà l'ont fait, mille pourraient le faire.
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu'on briguerait en foule une si belle mort.
Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime,
S'attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,
Et, rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie
Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n'appartenait qu'à nous.
L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.

C. Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr,
L'occasion est belle, il nous la faut chérir;
Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare.
Mais votre fermeté tient un peu du barbare;
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D'aller par ce chemin à l'immortalité.
À quelque prix qu'on mette une telle fumée,
L'obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir.
Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir;
Notre longue amitié, l'amour ni l'alliance
N'ont pu mettre un instant mon esprit en balance,
Et puisque, par ce choix, Albe montre en effet
Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome;
J'ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme.
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc;
Près d'épouser la sœur, qu'il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j'ai le sort si contraire.
(p. 050) Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s'en effarouche et j'en frémis d'horreur;
J'ai pitié de moi-même, et jette un œil d'envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie,
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m'émeut sans m'ébranler:
J'aime ce qu'il me donne, et je plains ce qu'il m'ôte;
Et, si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces au ciel de n'être pas Romain
Pour conserver encore quelque chose d'humain.

H. Si vous n'êtes Romain, soyez digne de l'être,
Et si vous m'égalez, faites le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité
N'admet point de faiblesse avec sa fermeté,
Et c'est mal de l'honneur entrer dans la carrière,
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand, il est au plus haut point.
Je l'envisage entier; mais je n'en frémis point.
Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie,
J'accepte aveuglément cette gloire avec joie,
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose
À faire ce qu'il doit lâchement se dispose.
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n'examine rien.
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère;
Et, pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

C. Je vous connais encor, et c'est ce qui me tue;
Mais cette âpre vertu ne m'était pas connue,
Comme notre malheur elle est au plus haut point,
Souffrez que je l'admire et ne l'imite point.

H. Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte,
Et, puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux:
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
(p. 051) Je vais revoir la vôtre et résoudre son âme
À se bien souvenir qu'elle est toujours ma femme,
À vous aimer encor si je meurs par vos mains,
Et prendre en son malheur des sentiments romains.

[Camille supplie Curiace de ne pas accepter l'honneur d'un combat fratricide. Le brave Albain croirait manquer au plus sacré des devoirs. Avant d'appartenir à Camille il appartient à son pays, et il fera ce qu'Albe attend de lui.

Tout aussi vaines que les prières de Camille sont celles de Sabine qui arrive avec Horace son époux.

Les deux guerriers ont peine à se défendre contre la vivacité de leur langage et contre leurs larmes, quand le vieil Horace arrive et dit:]

Scène VII.

Qu'est-ce ci, mes enfants? écoutez-vous vos flammes?
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs?
Fuyez, et laissez les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d'art et de tendresse,
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse:
Et ce n'est qu'en fuyant qu'on pare de tels coups.

[Sabine et Camille se retirent en pleurant. Horace recommande à son père de les retenir, de les surveiller. Il le promet, et, en prenant congé de son fils et du fiancé de sa fille, il leur dit:]

Pour vous encourager ma voix manque de termes,
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes;
Moi-même en cet adieu j'ai les larmes aux yeux;
Faites votre devoir et laissez faire aux dieux.

ACTE TROISIÈME.

[Tous les cœurs sont partagés entre l'espérance et la crainte. Il a été convenu qu'avant d'engager (p. 052) les champions de Rome et d'Albe dans un combat odieux, on consultera encore la volonté des Dieux par un sacrifice. Pourront-ils permettre tant d'atrocité? Le vieil Horace arrive et dit en s'adressant à Sabine et à Camille.]

Scène V.

Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles; mais en vain je voudrais vous celer
Ce qu'on ne vous saurait longtemps dissimuler;
Vos frères sont aux mains, les Dieux ainsi l'ordonnent.

 

Le vieil Horace. Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre
Je crois faire beaucoup de m'en pouvoir défendre,
Et céderais peut-être à de si rudes coups
Si je prenais ici même intérêt que vous.
Non, qu'Albe par son choix m'ait fait haïr vos frères.
Tous trois me sont encor des personnes bien chères;
Mais enfin l'amitié n'est pas de même rang,
Et n'a point les effets de l'amour ni du sang.
Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente
Sabine comme sœur, Camille comme amante!
Je puis les regarder comme nos ennemis,
Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
Ils sont, grâces aux dieux, dignes de leur patrie.

 

Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix,
Albe serait réduite à faire un autre choix;
Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces
Sans voir leurs bras souillés du sang des Coriaces,
Et de l'évènement d'un combat plus humain
Dépendrait maintenant l'honneur du nom romain.
La prudence des Dieux autrement en dispose;
Sur leur ordre éternel mon esprit se repose;
Il s'arme en ce besoin de générosité
Et du bonheur public fait sa félicité.
(p. 053) Tâchez d'en faire autant pour soulager vos peines
Et songez toutes deux que vous êtes Romaines.

Scène VI.Le vieil Horace, Sabine, Camille, Julie.

Le vieil H. Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire?

Julie. Mais plutôt du combat les funestes effets.
Rome est sujette d'Albe, et vos fils sont défaits;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

Le vieil H. Ô d'un triste combat effet vraiment funeste!
Rome est sujette d'Albe! et pour l'en garantir
Il n'a pas employé jusqu'au dernier soupir!
Non, non, cela n'est point; on vous trompe, Julie,
Rome n'est point sujette, ou mon fils est sans vie;
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

Julie. Mille de nos remparts comme moi l'ont pu voir.
Il s'est fait admirer tant qu'ont duré ses frères:
Mais quand il s'est vu seul contre trois adversaires,
Près d'être enfermé d'eux, sa fuite l'a sauvé.

Le vieil H. Et nos soldats trahis ne l'ont point achevé!
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite!

Julie. Je n'ai rien voulu voir après cette défaite.

Camille. Ô mes frères!

Le vieil H. Tout beau, ne les pleurez pas tous;
Deux jouissent d'un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte;
La gloire de leur mort m'a payé de leur perte.
Ce bonheur a suivi leur courage invaincu,
Qu'ils ont vu Rome libre autant qu'ils ont vécu,
Et ne l'auront point vue obéir qu'à son prince,
Ni d'un État voisin devenir la province.
Pleurez l'autre, pleurez l'irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à notre front;
(p. 054) Pleurez le déshonneur de toute notre race
Et l'opprobre éternel qu'il laisse au nom d'Horace.

Julie. Que vouliez-vous qu'il fît contre trois?

Le vieil H. Qu'il mourût
Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
N'eût-il que d'un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette;
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,
Et c'était de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d'autant plus ma honte avec la sienne au jour.
J'en romprai bien le cours: et ma juste colère,
Contre un indigne fils usant des droits d'un père,
Saura bien faire voir dans sa punition
L'éclatant désaveu d'une telle action.

Sabine. Écoutez un peu moins ces ardeurs généreuses,
Et ne nous rendez point tout-à-fait malheureuses.

Le vieil Horace. Sabine, votre cœur se console aisément;
Nos malheurs jusqu'ici vous touchent faiblement.
Vous n'avez point encor de part à nos misères;
Le ciel vous a sauvé votre époux et vos frères;
Si nous sommes sujets, c'est de votre pays,
Vos frères sont vainqueurs quand nous sommes trahis,
Et, voyant le haut point où leur gloire se monte,
Vous regardez fort peu ce qui nous vient de honte.
Mais votre trop d'amour pour cet infâme époux
Vous donnera bientôt à plaindre comme à nous.
Vos pleurs en sa faveur sont de faibles défenses.
J'atteste des grands dieux les suprêmes puissances
Qu'avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains
Laveront dans son sang la honte des Romains.

(p. 055) ACTE QUATRIÈME.

[Camille intercède pour son frère. Le vieil Horace lui ordonne de ne plus lui parler d'un infâme. Valère cependant vient lui raconter comment les choses se sont réellement passées, comment ce fils par une fuite feinte s'est rendu maître de la situation, et a assuré le triomphe de Rome. Ce récit change sa fureur en allégresse, et jette Camille dans une profonde douleur.]

Scène III.

Le vieil H. Ma fille, il n'est plus temps de répandre des pleurs;
Il sied mal d'en verser où l'on voit tant d'honneurs.
On pleure injustement des pertes domestiques
Quand on en voit sortir des victoires publiques;
Rome triomphe d'Albe, et c'est assez pour nous.

[Il va porter la nouvelle à Sabine, qui est le plus à plaindre, et il espère que, pour supporter ce rude coup, elle se rappellera]

Le généreux amour qu'elle doit au vainqueur.
Cependant étouffez cette lâche tristesse,
Recevez le, s'il vient, avec moins de faiblesse,
Faites-vous voir sa sœur....

[Oui, elle le recevra comme il mérite d'être reçu, elle se mettra à la hauteur de sa brutalité.]...

Il vient: préparons-nous à montrer constamment
Ce que doit une amante à la mort d'un amant.

Scène V.Horace, Camille, Procule portant en sa main les trois épées des Curiaces.

Horace. Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d'Albe, enfin voici le bras
(p. 056) Qui seul fait aujourd'hui le sort des deux États.
Vois ces marques d'honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l'heur de ma victoire.

Camille. Recevez donc mes pleurs; c'est ce que je lui dois.

Horace. Rome n'en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes;
Quand la perte est vengée, on n'a plus rien perdu.

Camille. Puisqu'ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j'oublîrai leur mort que vous avez vengée.
Mais qui me vengera de celle d'un amant
Pour me faire oublier sa perte en un moment?

Horace. Que dis-tu, malheureuse?

Camille. Ô mon cher Curiace!

Horace. Ô d'une indigne sœur insupportable audace!
D'un ennemi public, dont je reviens vainqueur,
Le nom est dans ta bouche et l'amour dans ton cœur!
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire,
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire!
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d'entendre tes soupirs.
Tes flammes désormais doivent être étouffées;
Bannis les de ton âme et songe à mes trophées,
Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien.

Camille. Donne moi donc, barbare, un cœur comme le tien,
Et, si tu veux enfin que je t'ouvre mon âme,
Rends moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme.
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort.
Je l'adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur, où tu l'avais laissée;
Tu ne revois en moi qu'une amante offensée,
(p. 057) Qui, comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,
Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que, jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois!
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie
Que tu tombes au point de me porter envie,
Et toi bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité!

Horace. Ô ciel! qui vit jamais une pareille rage?
Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

Camille. Rome, l'unique objet de mon ressentiment!
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant,
Rome, qui t'a vu naître et que ton cœur adore,
Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore!
Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés,
Saper ses fondements encor mal assurés,
Et, si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie;
Que cent peuples unis des bouts de l'univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers;
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles!
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux!
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause et mourir de plaisir!

Horace (mettant l'épée à la main et poursuivant sa sœur qui s'enfuit) C'est trop! ma passion à la raison fait place.
(p. 058) Va dedans les enfers plaindre ton Curiace!

Camille (blessée derrière le théâtre). Ah! traître!

Horace (revenant sur le théâtre). Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain!

ACTE CINQUIÈME.

[Le vieil Horace déplore l'action trop prompte de son fils et s'humilie sous le jugement des dieux.]

Quand la gloire nous enfle il sait bien comme il faut
Confondre notre orgueil qui s'élève trop haut!
Nos plaisirs les plus doux ne vont pas sans tristesse.

[Son fils demande d'ailleurs à subir le châtiment mérité. Le crime qu'il a commis ne peut s'expier que par sa mort: il la désire; il est prêt à se la donner. Sur les entrefaites le roi arrive pour exprimer au vieil Horace sa reconnaissance pour le service national que ses fils ont rendu, sa sympathie pour le malheur de sa fille si prématurément et si cruellement mise au tombeau.

Valère demande que le roi punisse le meurtrier de Camille.

Horace ne cherche pas à se défendre. Il accepte la peine qu'il a méritée. Que le roi prononce!

Le vieil Horace prend alors la parole pour défendre son fils. Il prie le roi de tenir compte des circonstances:]

Un premier mouvement ne fut jamais un crime,
Et la louange est due au lieu du châtiment
Quand la vertu produit ce premier mouvement.
Le seul amour de Rome a sa main animée;
Il serait innocent s'il l'avait moins aimée.
Qu'ai-je dit, Sire? il l'est, et ce bras paternel
L'aurait déjà puni s'il était criminel.
(S'adressant à Valère.)
(p. 059) Dis, Valère, dis nous, si tu veux qu'il périsse,
Où tu penses choisir un lieu pour son supplice?
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu'on voit fumer encor du sang des Curiaces;br> Entre leurs trois tombeaux et dans ce champ d'honneur,
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur?

[Non, Rome ne peut pas consentir à la mort du vainqueur d'Albe. Le roi lui pardonne; un sacrifice sera offert aux dieux, et quant à Camille, dit le roi:]

Je la plains; et pour rendre à son sort rigoureux
Ce que peut souhaiter son esprit amoureux,
Puisqu'en un même jour l'ardeur d'un même zèle
Achève le destin de son amant et d'elle,
Je veux qu'un même jour, témoin de leurs deux morts,
Dans un même tombeau voie enfermer leurs corps.

Vers Détachés,
Sentencieux et populaires de Pierre Corneille.

Dans un si grand revers que vous reste-t-il?
Moi.
Moi, dis-je, et c'est assez.
(Médée.)

Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée.
(Épître à Ariste.)

Et les rides du front passent jusqu'à l'esprit.
(Épître à Louis XIV.)

(p. 060) L'amour est un tyran qui n'épargne personne.

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années.

À vaincre sans péril on triomphe sans gloire.

Mourant sans déshonneur je mourrai sans regret.

L'amour n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir.

On est toujours tout prêt quand on a du courage.
(Le Cid.)

Qui veut mourir ou vaincre est vaincu rarement.

On perd tout, quand on perd un ami si fidèle.

Je vivrai sans reproche ou périrai sans honte.

Faites votre devoir et laissez faire aux dieux.

La nature en tout temps garde ses premiers droits.

Quand la perte est vengée on n'a plus rien perdu.

Nos plaisirs les plus doux ne vont pas sans tristesse.
(Horace.)

(p. 061) Qui vit haï de tous ne saurait longtemps vivre.

L'ambition déplaît quand elle est assouvie.

... Monté sur le faîte il aspire à descendre.

On garde sans remords ce qu'on acquiert sans crime.

Qui peut tout doit tout craindre.

Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé.

Que la vengeance est douce à l'esprit d'une femme!
(Cinna.)

L'on doute d'un cœur qui n'a point combattu.

Mais que sert le mérite où manque la fortune?

Dieu même a craint la mort.

Qui chérit son erreur ne la veut pas connaître.

... Plus l'exemple est grand, plus il est dangereux.
(Polyeucte.)

La justice n'est pas une vertu d'état.

Ces âmes que le ciel ne forma que de boue.

(p. 062) Un cœur né pour servir sait mal comme on commande.

Qui la sait et la souffre a part à l'infamie.

Oh! qu'il est doux de plaindre
Le sort d'un ennemi quand il n'est plus à craindre.
(Pompée.)

Le ciel par les travaux veut qu'on monte à la gloire,
Pour gagner un triomphe il faut une victoire.
(Rodogune.)

Qui se laisse outrager mérite qu'on l'outrage.

La mort n'a rien d'affreux pour une âme bien née.
(Héraclius.)

La bassesse du sang ne va point jusqu'à l'âme.
(Don Sanche.)

On n'aime point à voir ceux à qui l'on doit tant.

La plus mauvaise excuse est assez pour un père.

Le temps et la raison pourront le rendre sage.
(Nicomède.)

Le temps est un grand maître, il règle bien des choses.

C'est gloire de se perdre en servant ce qu'on aime.
(Sertorius.)

(p. 063) Pascal.
Né à Clermont, en Auvergne, en 1623; mort en 1662.

Blaise Pascal fit faire à la prose française sa dernière évolution. Il la fixa définitivement. Il y eut après lui des écrivains de génie, il n'y en eut point qui écrivit mieux que lui, avec plus de goût, de force et de correction.

La nature l'avait doué d'un esprit supérieur: son père eut le mérite d'en préparer le développement d'une façon merveilleuse. Ce développement fut même trop précoce; la santé de Pascal en pâtit. Il passa peu de jours de sa jeunesse et de son âge mûr sans souffrir.

Comme Descartes, Pascal appartient à l'histoire des sciences. Il en avait le génie, et il le manifesta dès son enfance; il entend par hasard le son d'un couteau sur un plat de faïence, et cela devient le point de départ d'un traité sur l'acoustique; il entend une définition de la géométrie, et, sans livres, sans assistance, pousse, par la seule réflexion, jusqu'à la 32e proposition du livre d'Euclide, et il n'avait que douze ans! Ces exploits intellectuels, rapportés par sa sœur Madame Périer, peuvent être exagérés, mais toujours est-il certain que Pascal était mathématicien, géomètre, et géomètre (p. 064) profond à un âge où ordinairement les bons esprits savent à peine ce que c'est que la géométrie.

À l'âge de seize ans, il composa le meilleur traité des coniques qu'il y eût, et, trois ans plus tard, il inventa une fameuse machine d'arithmétique par laquelle on peut faire toutes sortes de calculs sans savoir aucune règle. Puis il fit de belles expériences sur la pesanteur de l'air, et confirma la doctrine de Torricelli.

Il avait à peu près 23 ans. Un accident, qui faillit lui coûter la vie, le décida à renoncer au monde. Il se promenait en carrosse, lorsqu'au pont de Neuilly ses chevaux s'emportèrent et se précipitèrent vers un endroit du pont, où il n'y avait pas de garde-fou.

Il était perdu si, par la rupture des rênes, les chevaux n'avaient pas été détachés de la voiture; ils tombèrent dans la rivière, et Pascal, sans autre mal que la peur, demeura sur le bord. Son âme, vivement impressionnée, crut entendre la voix de Dieu qui l'appelait, et il se retira à Port Royal des Champs près de Paris, où quelques hommes pieux et studieux, et appelés les solitaires de Port Royal, vivaient sous une règle religieuse commune. Il devint le plus illustre d'entre eux.

Quelques propositions déclarées hérétiques de l'évêque d'Ypres, Jansénius, sur la grâce divine faisaient alors grand bruit parmi les théologiens. Antoine Arnaud, celui qu'on appelle le grand Arnaud, fut condamné par la Sorbonne, comme coupable de Jansénisme. Pascal prend la plume pour défendre son ami. Du fond de sa retraite il lance (p. 065) ces lettres d'ardente polémique, connues sous le nom de Lettres Provinciales. Elles sont des chefs-d'œuvre d'éloquence, de dialectique et de style, et le plus terrible réquisitoire contre les Jésuites, mais, œuvres d'actualité et de passion, elles ont beaucoup perdu de leur intérêt.

L'autre livre de Pascal—Les Pensées—ne perdra jamais le sien, tant qu'il y aura une humanité souffrante, affamée de vérité et exposée au doute et à l'erreur. Ce livre ne contient que des fragments d'une apologie du christianisme que Pascal méditait, et que la mort l'empêcha de mener à bonne fin. On les a recueillis avec une sollicitude légitime, et l'on peut dire qu'il s'y rencontre quelques uns des plus beaux passages qui aient été exprimés dans aucune langue humaine.

On a appelé Pascal un génie effrayant. Il l'est en effet par la précocité et la grandeur de ses travaux.... Son esprit chercha de bonne heure la raison de tout. Il dut être embarrassé par bien des problèmes difficiles à résoudre.

Il expliqua ce qui était susceptible d'explication; l'inexplicable l'arrêta sans le faire reculer. Il hésita un moment, le doute entra dans son âme et la déchira. Il s'en guérit par une croyance résolument et volontairement acceptée. Les subtilités et l'esprit l'assaillirent quelquefois, mais ne la lui ôtèrent plus. Le mystère lui semblait un abîme préférable à celui de la négation: il s'y plongea, sûr d'y trouver Dieu, et en sortit, éclatant de foi et de lumière. L'amour de la religion fut le dernier, le suprême amour de sa vie. Il y concentra toutes les forces de son intelligence, toute l'activité (p. 066) de son cœur. Il entrevoyait ce que serait l'humanité sans elle, et nul homme n'a parlé avec plus de vérité de sons caractère, avec plus de science de ses mystères, avec plus d'éloquence de sa sainteté que lui.

Son esprit, qui recula les limites de la science, vit aussi plus loin que nul autre dans le cœur de l'homme. Les études qu'il fit ajoutèrent de nouvelles vérités à notre connaissance de nous-mêmes. Sa puissante imagination mit admirablement en relief tout un côté de la nature humaine, et le livre, dans lequel on a réuni ses pensées sur ce sujet, abonde en observations admirables de clarté, de justesse et de force.

Doué d'une exquise sensibilité, il n'apporta pas dans la philosophie la froideur d'un esprit systématique. Le raisonnement n'y étouffa jamais l'émotion. Il reste homme même sous la cuirasse du stoïcisme, même sous la haire du pénitent. Il ne jugea pas seulement les passions, il les éprouva, ... L'amour du vrai dévorait Pascal: l'ardeur du bien le brûlait. Ce feu intérieur consuma son corps. Il l'attisa sans chercher à le modérer, à le régler. Ce fut une erreur, et une erreur dont la gravité a été fatale puisqu'elle abrégea ses jours.

Pascal qui possédait tout, vivacité et profondeur d'esprit, exquise sensibilité, réflexion et spontanéité, raisonnement et observation, aptitude à saisir l'idée en métaphysicien et l'image en artiste, n'avait pas ce sage tempérament qui maintient l'équilibre en soi, ce sentiment de sollicitude prudemment égoïste qui eût rendu sa vie moins douloureuse, plus longue, et par conséquent plus utile.

***

(p. 067) PENSÉES.

De l'Art de Persuader.

Quoi que ce soit qu'on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l'esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime, et ensuite remarquer dans la chose dont il s'agit quel rapport elle a avec les principes avoués ou avec les objets censés délicieux par les charmes qu'on leur attribue, de sorte que l'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison!

Rien n'est plus commun que les bonnes choses; il n'est question que de les discerner, et il est bien certain qu'elles sont toutes naturelles et à notre portée et même connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n'est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l'excellence de quelque genre que ce soit. On s'élève pour y arriver, et on s'en éloigne. Il faut le plus souvent s'abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que chaque lecteur croit qu'il aurait pu faire; la nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune.

Connaissance Générale de l'Homme.

La première chose qui s'offre à l'homme quand il se regarde, c'est son corps, c'est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais (p. 068) pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est au-dessus de lui et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnaître de justes bornes. Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent, qu'il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour n'est lui-même qu'un point très-délicat à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là que l'imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue des espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce que lui paraîtra ce petit cachot où il se trouve logé, c'est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, et soi-même, son juste prix. Qu'est-ce que l'homme dans l'infini? Qui peut le comprendre? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des (p. 069) humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces et ses conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau.

Je veux lui peindre, non seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature dans l'enceinte de cet atome imperceptible.

Qu'il y voie une infinité de mondes, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos....

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes, et son être n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré que de l'infini où il est englouti.

II.

L'homme est si grand que sa grandeur paraît même en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable; mais aussi c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. Ainsi toutes ces misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé.

III.

L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut (p. 070) pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser; voilà le principe de la morale.

IV.

Je blâme également et ceux qui prennent le parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de le divertir, et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

Les Stoïques disent: Rentrez au dedans de vous-mêmes; c'est là où vous trouverez votre repos: et cela n'est pas vrai. Les autres disent: Sortez dehors, et cherchez le bonheur en vous divertissant: et cela n'est pas vrai. Les maladies viennent; le bonheur n'est ni dans nous, ni hors de nous: il est en Dieu et en nous.

Vanité de l'Homme.

La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs, et les philosophes même en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit, et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu: et moi qui écris ceci, j'ai peut-être cette envie; et peut-être ceux qui le liront l'auront aussi.

(p. 071) Faiblesse de l'Homme—Incertitude de ses Connaissances.

On ne voit presque rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession. Les lois fondamentales changent, le droit a ses époques. Plaisante justice, qu'une rivière ou une montagne borne. Vérité en deça des Pyrénées, erreur au delà.

II.

Les sciences ont deux extrémités qui se touchent: la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette même ignorance d'où ils sont partis. Mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent, pour l'ordinaire, le train du monde; les autres le méprisent, et en sont méprisés.

Misère de l'Homme.

Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés pour se rendre heureux de ne point y penser: c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais (p. 072) c'est une consolation bien misérable, puisqu'elle va non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement.

Ainsi par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison; et que le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux; et l'un et l'autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur, puisque l'homme ne s'ennuie de tout et ne cherche cette multitude d'occupations, que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu, lequel ne trouvant point en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans pouvoir jamais se contenter, parce qu'il n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul.

Pensées Diverses.

I.

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

II.

D'où vient qu'un boîteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boîteux nous irrite? C'est à cause qu'un boîteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boîteux dit que c'est nous qui boîtons: (p. 073) sans cela nous en aurions plus de pitié que de colère.

III.

Pourquoi me tuez-vouz? Eh quoi, ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais, puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste.

IV.

Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection, s'il ne possède en même temps dans un pareil degré la vertu opposée, tel qu'était Épaminondas qui avait l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité. On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l'entre deux....

V.

La vertu d'un homme ne doit pas se mesurer par ses efforts, mais par ce qu'il fait d'ordinaire.

VI.

Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fâcheries, et mêmes passions, mais les uns sont au haut de la roue, et les autres près du centre, et ainsi moins agités par les mêmes mouvements.

VII.

Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants; c'est là ma place au soleil; voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.

(p. 074) VIII.

Voulez-vous qu'on dise du bien de vous? N'en dites point.

IX.

L'homme n'est ni ange, ni bête; et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.

X.

Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher.

XI.

Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l'on veut aller.

XII.

Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l'esprit. Or la clarté parfaite ne servirait qu'à l'esprit, et nuirait à la volonté. S'il n'y avait point d'obscurité, l'homme ne sentirait pas sa corruption; s'il n'y avait pas de lumière, l'homme n'espérerait point de remède. Ainsi il est non seulement juste mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie et découvert en partie, puisqu'il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

XIII.

Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger.

XIV.

L'homme est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité et tout son mérite. Tout son (p. 075) devoir est de penser comme il faut, et l'ordre de la pensée est de commencer par soi, par son auteur et sa fin.

Cependant à quoi pense-t-on dans le monde? Jamais à cela, mais à se divertir, à devenir riche, à acquérir de la réputation, à se faire roi, sans penser à ce que c'est que d'être roi et d'être homme.

XV.

Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.

(p. 076) Molière.
Né à Paris en 1622, mort en 1673.

Corneille avait renouvelé la scène tragique. La scène comique, à laquelle il avait donné le Menteur, attendait le génie qui continuât et accomplît les réformes indiquées. Ce génie se rencontra dans un homme à jamais célèbre sous le nom de Molière. Molière n'était pas son vrai nom. Il le prit quand il se fit acteur, cette profession dans les préjugés de l'époque n'étant pas considérée comme honorable. Son nom de famille était Jean Baptiste Poquelin. Son père était valet de chambre tapissier du roi. Il aurait bien voulu que son fils lui succédât dans cette charge. Mais celui-ci avait une autre vocation. Son goût et son talent l'appelaient au théâtre. Il y alla, et conquit la première place parmi les auteurs comiques du monde.

La première comédie qui l'éleva incontestablement au dessus de tous ses émules est la comédie des Précieuses Ridicules. Elle fut suivie de toute une série de chefs-d'œuvre en prose et en vers. Les plus remarquables en prose sont: l'Avare, le Bourgeois Gentilhomme, le Malade Imaginaire; en vers, le Misanthrope, Tartufe et les Femmes Savantes.

En passant en revue les mœurs, les modes, les (p. 077) goûts et les travers de son siècle, Molière dut nécessairement blesser beaucoup de vanités. Il eut des ennemis et des envieux, et peut-être eût-il succombé à leurs intrigues sans la protection de Louis XIV. Ce roi fut pour lui un bienfaiteur et un ami. L'estime du public aussi le consola, ainsi que l'amitié des La Fontaine et des Boileau. On voudrait pouvoir y ajouter le bonheur domestique. Mais il ne le connut pas. Il avait épousé une jeune comédienne dont les grâces le séduisirent et qui le rendit parfaitement malheureux.

Quoique bien moins admirable comme acteur que comme auteur, il jouait ordinairement quelque rôle important de ses pièces. Le soir de la quatrième représentation du Malade imaginaire il joua quoique gravement indisposé. Les médecins lui avaient prescrit le repos: il avait craint de priver quelques pauvres pères de famille de leur salaire en ne jouant pas. L'effort qu'il fit lui coûta la vie. Dans la cérémonie de la réception, au dernier acte, il fut pris d'une convulsion, et, transporté chez lui, il mourut le soir même entre les bras de deux sœurs de charité.

La sépulture ecclésiastique lui fut refusée, attendu qu'excommunié en sa qualité de comédien il n'avait pas reçu les sacrements avant sa mort.

L'Académie aussi avait partagé un sot préjugé, et lui avait fermé ses portes. Elle voulut, un siècle après, réparer ce tort et rendre hommage à sa mémoire. Son buste fut placé dans la salle des séances avec cette inscription:

"Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre."

(p. 078) Les œuvres qu'il laissa à la France sont au nombre des monuments les plus beaux de l'esprit et de l'art français. On y trouve, réunis d'une manière extraordinaire, l'observation philosophique, la connaissance du cœur humain, la verve comique et l'art d'écrire.

Personne ne possède plus de bon sens, plus de vérité, plus de gaieté que lui. Il est permis de préférer tel autre des illustres écrivains, ses contemporains, mais beaucoup de juges sont de l'avis de Boileau, à qui Louis XIV demandait un jour quel était le plus bel esprit de son siècle, et qui répondit, "Sire, c'est Molière."

Mademoiselle Poisson, femme du comédien de ce nom, a donné de Molière le portrait suivant:

"Molière n'était ni trop gras, ni trop maigre, il avait la taille plus grande que petite, le port noble; il marchait gravement, avait l'air sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu'il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique. À l'égard de son caractère il était doux, complaisant, généreux; il aimait fort à haranguer, et quand il lisait ses pièces aux comédiens, il voulait qu'ils y amenassent leurs enfants pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturels."

Dans cette famille d'esprits qui compte, en divers temps et à divers rangs, Cervantes, Rabelais, Le Sage, Fielding, Beaumarchais, et Walter Scott, Molière est, avec Shakespeare, l'exemple le plus complet de la faculté dramatique, et, à proprement parler, créatrice... Shakespeare a de plus que Molière les touches pathétiques et les éclats du terrible, (p. 079) Macbeth, le roi Lear, Ophélie! Mais Molière rachète à certains égards cette perte par le nombre, la perfection, la contexture profonde et continue de ses principaux caractères.... Molière et Shakespeare sont de la race primitive, deux frères, avec cette différence, je me le figure, que dans la vie commune Shakespeare, le poëte des pleurs et de l'effroi, développait volontiers une nature plus riante et plus heureuse, et que Molière, le comique réjouissant, se laissait aller à plus de mélancolie et de silence.

Saint-Beuve.

Boileau l'a caractérisé par un mot profond; il l'appelait "le Contemplateur." Quand Molière composait ses pièces, le contemplateur observait et contenait l'homme....

Aucun poëte, dans notre pays, n'a eu plus d'imagination, de sensibilité et de raison, ni dans une proportion plus parfaite. Chez les autres l'une ou l'autre de ces facultés a dominé, et tel s'est attiré des critiques pour s'être laissé trop aller à la tendresse, tel autre parce que la raison y paraît trop en forme, ou parce que l'imagination n'y est pas assez réglée. Molière met tous les goûts d'accord. Ni ceux qui se plaisent à la tendresse ne trouvent qu'il en a manqué où il en fallait, ni ceux auxquels il faut beaucoup de matière pour contenter leur imagination ne le trouvent timide ou stérile dans ses plans; ni ceux qui veulent de la raison partout, même en amour, ne le surprennent un moment hors du naturel et du vrai....

Les changements que la langue a reçus ou subis dans les ouvrages d'esprit ont profité à Molière. On fait des vocabulaires de sa langue; on institue des prix pour le meilleur éloge de son style. Ce qui en a vieilli revient à la mode; ce qui en est parfait n'a pas cessé de le paraître. Les novateurs le vantent pour son archaïsme et pour la rudesse naïve de quelques tours. Les gens de goût y reconnaissent (p. 080) l'expression la plus parfaite de l'esprit de société dans notre pays. C'est dans cette langue que s'exprime tout homme ému par quelque intérêt sérieux; c'est ainsi que la parlent, au moment où ils ne sont que des hommes, les écrivains même qui la violent dans leurs livres.

Nisard.

Les Femmes Savantes.

Comédie en cinq Actes. (1672.)

Personnages.

La scène est à Paris, dans la maison de Chrysale.

ACTE PREMIER.

[Armande fait l'étonnée et la dégoûtée de ce que sa sœur Henriette songe à se marier. Elle élève ses désirs plus haut que les vulgaires soins du ménage, et engage sa sœur à prendre aussi le goût des plus nobles plaisirs de l'esprit.]

Loin d'être aux lois d'un homme en esclave asservie,
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie.

[Ce qui surprend Armande plus que tout, c'est qu'Henriette songe à Clitandre pour mari, Clitandre, (p. 081) qui a hautement soupiré pour elle et qui est sa conquête.

Pendant que l'entretien continue à son sujet Clitandre arrive, et Henriette le prie d'expliquer son cœur et de dire à qui il l'a voué. Clitandre répond qu'il avait d'abord été séduit par les attraits d'Armande, mais que, n'ayant trouvé chez elle rien de ce qu'il cherchait, il avait reporté ses vœux sur Henriette, qui a bien voulu ne pas les dédaigner; il ne reste plus qu'à obtenir le consentement des parents. C'est là une chose à laquelle il va travailler, sans retard, de tous ses soins.

Restée seule avec Clitandre, Henriette lui donne quelques avis sur les démarches à faire.]

... Le plus sûr est de gagner ma mère,
Mon père est d'une humeur à consentir à tout;
Mais il met peu de poids aux choses qu'il résout.
Il a reçu du ciel certaine bonté d'âme
Qui le soumet d'abord à ce que veut sa femme;
C'est elle qui gouverne, et d'un ton absolu
Elle dicte pour loi ce qu'elle a résolu.

[Clitandre ne peut pas facilement déguiser ses sentiments. Les femmes docteurs, comme la mère et la tante d'Henriette, ne sont point de son goût.]

Je consens qu'une femme ait des clartés sur tout;
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d'être savante;
Et j'aime que souvent, aux questions qu'on fait,
Elle sache ignorer les choses qu'elle sait:
De son étude enfin je veux qu'elle se cache,
Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l'esprit à ses moindres propos.

[Il respecte la mère d'Henriette, mais il ne peut approuver ses travers d'esprit; il ne peut surtout pas supporter ce Monsieur Trissotin, un benêt, un pédant qu'elle admire, estime et met au rang des grands et beaux esprits. Il comprend cependant (p. 082) que, dans la maison où s'attache son cœur, il importe qu'il gagne la faveur de tout le monde, et—]

Pour n'avoir personne à sa flamme contraire
Jusqu'au chien du logis qu'il s'efforce de plaire.

[Comme Bélise, la tante d'Henriette arrive, il se propose de lui déclarer le mystère de son cœur et de gagner sa faveur.

Cette vieille folle, aussi coquette que ridicule, l'interrompt comme si c'était à elle que s'adresse l'amour de Clitandre; en vain il lui jure que c'est pour Henriette qu'il brûle, elle prétend devoir entendre autre chose sous ce nom, et le laisse pestant contre les visions de la folle vieille fille.]

ACTE SECOND.

[Ariste quittant Clitandre lui promet d'appuyer sa demande et de lui porter la réponse au plus tôt.

Son frère Chrysale arrivant, il commence à lui parler de Clitandre que Chrysale tient pour homme d'honneur. Il connut d'ailleurs son père, fort bon gentilhomme, en compagnie de qui il eut mainte aventure galante à Rome, alors qu'ils n'avaient que vingt-huit ans.]

Ariste. Clitandre vous demande Henriette pour femme.

[Chrysale y consent de bon cœur. Ariste pense qu'ils devraient aller parler à la femme de son frère pour la rendre favorable à ce projet. Chrysale se fait fort d'obtenir son consentement.

Cependant Martine, la cuisinière, vient annoncer à Chrysale qu'on lui donne son congé! Comme il est content d'elle, il lui dit de demeurer; mais sa femme Philaminte apercevant Martine,]

Quoi! je vous vois, maraude;
Vite sortez, friponne, allons, quittez ces lieux,
(p. 083) Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

[Et quoi qu'il veuille, quoi qu'il fasse, Chrysale est obligé de dire: Ainsi soit-il! Mais au moins veut-il savoir quel crime impardonnable elle a commis pour quoi on la chasse.

A-t-elle été négligente, infidèle, voleuse?

Ah, c'est bien pis que tout cela; elle a manqué de parler Vaugelas.

Le péché semble petit à Chrysale, mais n'importe; il faut que Martine se retire. Quand elle est partie, Chrysale prétend ne pas voir ce qu'il y a de commun entre Vaugelas et la cuisine.]

Je vis de bonne soupe et non de beau langage,
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.

[Ce langage blesse les oreilles de sa femme et de sa sœur. Chrysale s'échauffe, et, n'osant s'attaquer directement à la première, il donne de la manière suivante cours à sa colère:]

C'est à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite;
Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville,
M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l'aspect importune,
Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l'œil sur ses gens,
(p. 084) Et régler la dépense avec économie
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien.
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres un dé, du fil, et des aiguilles
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d'à présent sont bien loin de ces mœurs.
Elles veulent écrire, et devenir auteurs.
Nulle science n'est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde;
Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir,
Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir;
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire,
Et dans ce vain savoir qu'on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j'ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire;
Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire.
Raisonner est l'emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison.
L'un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire;
L'autre rêve à des vers quand je demande à boire;
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j'ai des serviteurs et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m'était restée,
Qui de ce mauvais air n'était pas infectée,
Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,
À cause qu'elle manque à parler Vaugelas![21]
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse.

 

[Celle-ci s'en va après lui avoir fait honte de pareils sentiments et d'un tel langage.

(p. 085) Seul avec sa femme, il aborde la question du mariage. Mais, avant qu'il ait eu le temps de nommer le prétendant qu'il s'est chargé de faire agréer, Philaminte lui dit qu'elle a déjà fait choix du futur mari de Henriette.]

La contestation est ici superflue,
Et de tout point chez moi l'affaire est résolue.

[Devant cette attitude déterminée de sa femme il n'ose pas insister, et quand Ariste, impatient, vient demander le résultat de l'entretien il n'a pas grand'chose à dire. Ariste se moque de lui, lui reproche sa faiblesse, l'exhorte à être homme une fois et à ne pas laisser immoler sa fille aux folles visions qui tiennent sa famille.

Chrysale le lui promet: il montrera enfin un cœur plus fort, il parlera et sera le maître.]

C'est souffrir trop longtemps,
Et je m'en vais être homme à la barbe des gens.

ACTE TROISIÈME.

[Philaminte, Armande et Bélise, docte comité, sont réunies pour entendre M. Trissotin lire des vers de sa composition.

Elles préludent à la lecture par le plus joli galimatias de fades compliments qui se puisse imaginer.

Henriette voudrait se retirer. Elle (Henriette)]

Sait peu les beautés de tout ce qu'on écrit,
Et ce n'est pas son fait que les choses d'esprit.

[La mère insiste pour qu'elle reste.]

Philaminte. Aussi bien ai-je à vous dire ensuite
Un secret dont il faut que vous soyez instruite.

Trissotin. Les sciences n'ont rien qui vous puisse enflammer,
Et vous ne vous piquez que de savoir charmer.

Henriette. Aussi peu l'un que l'autre, et je n'ai nulle envie.....

(p. 086) Bélise. Ah! songeons à l'enfant nouveau-né je vous prie.

 

Philaminte. Servez-nous promptement votre aimable repas.

Trissotin. Pour cette grande faim qu'à mes yeux on expose
Un plat seul de huit vers me semble peu de chose;
Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal
De joindre à l'épigramme, ou bien au madrigal,
Le ragoût d'un sonnet qui, chez une princesse,
A passé pour avoir quelque délicatesse;
Il est de sel attique assaisonné partout,
Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût.

Armande. Ah! je n'en doute point.

Philaminte. Donnons vite audience:

Bélise (interrompant Trissotin chaque fois qu'il se dispose à lire).
Je sens d'aise mon cœur tressaillir par avance.
J'aime la poésie avec entêtement,
Et surtout quand les vers sont tournés galamment.

Philaminte. Si nous parlons toujours il ne pourra rien dire.

Trissotin. Soit ...

Bélise à Henriette. Silence, ma nièce.

Armande. Ah! laissez le donc lire.

Trissotin. Sonnet à la princesse Uranie sur la fièvre.
Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.

Bélise. Ah! le joli début.

Armande. Qu'il a le tour galant!

Philaminte. Lui seul des vers aisés possède le talent.

Armande. À prudence endormie il faut rendre les armes.

(p. 087) Bélise. Loger son ennemie est pour moi plein de charmes.

Philaminte. J'aime superbement et magnifiquement!
Ces deux adverbes joints font admirablement.

Bélise. Prêtons l'oreille au reste.

Trissotin. Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.

Armande. Prudence endormie!

Bélise. Loger son ennemie!

Philaminte. Superbement et magnifiquement!

Trissotin. Faites-la sortir, quoi qu'on die,
De votre riche appartement,
Où cette ingrate insolemment
Attaque votre belle vie.

Bélise. Ah! tout doux! laissez-moi de grâce respirer.

Armande. Donnez-nous, s'il vous plaît, le loisir d'admirer.

Philaminte. On se sent, à ces vers, jusques au fond de l'âme
Couler je ne sais quoi qui fait que l'on se pâme.

Armande. Faites-la sortir, quoi qu'on die,
De votre riche appartement.
Que riche appartement est là joliment dit!
Et que la métaphore est mise avec esprit!

Philaminte. Faites-la sortir quoi qu'on die.
Ah! que ce quoi qu'on die est d'un goût admirable.
C'est, à mon sentiment, un endroit impayable.

Armande. De quoi qu'on die aussi mon cœur est amoureux.

Bélise. Je suis de votre avis, quoi qu'on die est heureux.

Armande. Je voudrais l'avoir fait.

Bélise.Il vaut toute une pièce!

Philaminte. Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse?

(p. 088) Armande et Bélise. Oh! oh!

Philaminte. Faites-la sortir quoi qu'on die.
Que de la fièvre on prenne ici les intérêts,
N'ayez aucun égard, moquez-vous des caquets,
Faites-la sortir quoi qu'on die,
Quoi qu'on die, quoi qu'on die.
Ce quoi qu'on die en dit beaucoup plus qu'il ne semble.
Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble,
Mais j'entends là-dessous un million de mots.

Bélise. Il est vrai qu'il dit plus de choses qu'il n'est gros.

Philaminte à Trissotin. Mais quand vous avez fait ce charmant quoi qu'on die,
Avez-vous compris, vous, toute son énergie?
Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu'il nous dit?
Et pensiez-vous alors y mettre tant d'esprit?

Trissotin. Hai! hai!

Armande. J'ai fort aussi l'ingrate dans la tête,
Cette ingrate de fièvre injuste, malhonnête,
Qui traite mal les gens qui la logent chez eux.

Philaminte. Enfin les quatrains sont admirables tous deux,
Venons-en promptement aux tiercets, je vous prie.

Armande. Ah! s'il vous plaît, encore une fois quoi qu'on die.

Trissotin. Faites-la sortir quoi qu'on die.

Philaminte, Armande, et Bélise. Quoi qu'on die!

Trissotin. De votre riche appartement.

Philaminte, Armande, et Bélise. Riche appartement!

Trissotin. Où cette ingrate insolemment.

Philaminte, Armande, et Bélise. Cette ingrate de fièvre!

Trissotin. Attaque votre belle vie.

Philaminte, Armande et Bélise. Votre belle vie. Ah!

(p. 089) Trissotin. Quoi, sans respecter votre rang,
Elle se prend à votre sang.

Philaminte, Armande, et Bélise. Ah!

Trissotin. Et nuit et jour vous fait outrage!
Si vous la conduisez aux bains,
Sans la marchander davantage
Noyez-la de vos propres mains.

Philaminte. On n'en peut plus.

Bélise.On pâme.

Armande.On se meurt de plaisir.

Philaminte. De mille doux frissons vous vous sentez saisir.

Armande. Si vous la conduisez aux bains.

Bélise. Sans la marchander davantage.

Philaminte. Noyez-la de vos propres mains.
De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains.

Armande. Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant.

Bélise. Partout on s'y promène avec ravissement.

Philaminte. On n'y saurait marcher que sur de belles choses.

Armande. Ce sont petits chemins tout parsemés de roses.

Trissotin. Le sonnet donc vous semble ...

Philaminte. Admirable, nouveau,
Et personne jamais n'a rien fait de si beau.

Bélise à Henriette. Quoi! sans émotion pendant cette lecture!

Henriette. Chaqu'un fait ici-bas la figure qu'il peut,
Ma tante; et bel esprit, il ne l'est pas qui veut.

Trissotin. Peut-être que mes vers importunent madame.

Henriette. Point. Je n'écoute pas.

Philaminte. Ah! voyons l'épigramme.

Trissotin. Sur un carrosse de couleur amarante donné à une dame de ses amies.

Philaminte. Ses titres ont toujours quelque chose de rare.

(p. 090) Armande. À cent beaux traits d'esprit leur nouveauté prépare.

Trissotin. L'amour si chèrement m'a vendu son lien.

Philaminte, Armande, et Bélise. Ah!

Trissotin. Qu'il m'en coûte déjà la moitié de mon bien,
Et quand tu vois ce beau carrosse
Où tant d'or se relève en bosse
Qu'il étonne tout le pays,
Et fait pompeusement triompher ma Laïs,
Ne dis plus qu'il est amarante,
Dis plutôt qu'il est de ma rente.

Armande. Oh! oh! oh! celui-là ne s'attend point du tout.

Philaminte. On n'a que lui qui puisse écrire de ce goût.

Bélise. Ne dis plus qu'il est amarante,
Dis plutôt qu'il est de ma rente.
Voilà qui se décline, ma rente, de ma rente, à ma rente.

Philaminte. Je ne sais, du moment que je vous ai connu,
Si, sur votre sujet, j'eus l'esprit prévenu;
Mais j'admire partout vos vers et votre prose.

Trissotin à Philaminte. Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose,
À notre tour aussi nous pourrions admirer.

[Elle n'a rien fait en vers, dit-elle, mais elle travaille à un plan d'académie féminine dont elle pourra bientôt lui montrer une partie. Puis la conversation continue sur le mérite des femmes, sur le tort qu'on leur fait du côté de l'intelligence, sur leur droit et leurs aptitudes aux hautes sciences, sur les remuements à faire dans la langue, etc., le tout assaisonné de traits charmants et de bonne plaisanterie. Lépine vient annoncer qu'un homme est là, qui désire parler à M. Trissotin. Il est vêtu de noir, et parle d'un ton doux.]

(p. 091) Trissotin. C'est cet ami savant qui m'a fait tant d'instance
De lui donner l'honneur de votre connaissance.

[Sur le consentement de Philaminte il est introduit.]

Scène V.

Trissotin (présentant Vadius). Voici l'homme qui meurt du désir de vous voir.
En vous le produisant je ne crains point le blâme
D'avoir admis chez vous un profane, madame.
Il peut tenir son coin parmi les beaux esprits.

Philaminte. La main qui le présente en dit assez le prix.

Trissotin. Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
Et sait du grec, madame, autant qu'homme de France.

Philaminte à Bélise. Du grec! ô ciel! du grec! Il sait du grec, ma sœur.

Bélise à Armande. Ah! ma nièce, du grec!

Armande. Du grec! quelle douceur!

Philaminte. Quoi! monsieur sait du grec? Ah! permettez, de grâce,
Que, pour l'amour du grec, monsieur, on vous embrasse.

(Vadius embrasse aussi Bélise et Armande.)

Henriette (à Vadius, qui veut aussi l'embrasser)
Excusez-moi, monsieur, je n'entends pas le grec.

(Ils s'asseyent.)

Philaminte. J'ai pour les livres grecs un merveilleux respect.

Vadius. Je crains d'être fâcheux par l'ardeur qui m'engage
À vous rendre aujourd'hui, madame, mon hommage,
Et j'aurai pu troubler quelque docte entretien.

(p. 092) Philaminte. Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.

Trissotin. Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu'en prose,
Et pourrait, s'il voulait, vous montrer quelque chose.

Vadius. Le défaut des auteurs, dans leurs productions,
C'est d'en tyranniser les conversations,
D'être au Palais, au cours, aux ruelles, aux tables,
De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.
Pour moi, je ne vois rien de plus sot, à mon sens,
Qu'un auteur qui partout va gueuser des encens,
Qui, des premiers venus saisissant les oreilles,
En fait le plus souvent les martyrs de ses veilles.
On ne m'a jamais vu ce fol entêtement,
Et d'un Grec là-dessus je suis le sentiment
Qui, par un dogme exprès, défend à tous les sages
L'indigne empressement de lire leurs ouvrages.
Voici de petits vers pour de jeunes amants
Sur quoi je voudrais bien avoir vos sentiments.

Trissotin. Vos vers ont des beautés que n'ont point tous les autres.

Vadius. Les Grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.

Trissotin. Vous avez le tour libre et le beau choix des mots.

Vadius. On voit partout chez vous l'ithos et le pathos.

Trissotin. Nous avons vu de vous des églogues d'un style
Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.

Vadius. Vos odes ont un air noble, galant et doux,
Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.

Trissotin. Est-il rien d'amoureux comme vos chansonnettes?

Vadius. Peut-on rien voir d'égal aux sonnets que vous faites?

(p. 093) Trissotin. Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux?

Vadius. Rien de si plein d'esprit que tous vos madrigaux?

Trissotin. Aux ballades surtout vous êtes admirable.

Vadius. Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.

Trissotin. Si la France pouvait connaître votre prix.

Vadius. Si le siècle rendait justice aux beaux esprits.

Trissotin. En carrosse doré vous iriez par les rues.

Vadius. On verrait le public vous dresser des statues.

(À Trissotin.) Hom! C'est une ballade, et je veux que tout net
Vous m'en ...

Trissotin à Vadius. Avez-vous vu certain petit sonnet
Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie?

Vadius. Oui; hier il me fut lu dans une compagnie.

Trissotin. Vous en savez l'auteur?

Vadius. Non, mais je sais fort bien
Qu'à ne le point flatter son sonnet ne vaut rien.

Trissotin. Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

Vadius. Cela n'empêche pas qu'il ne soit misérable,
Et, si vous l'avez vu, vous serez de mon goût.

Trissotin. Je sais que là-dessus je n'en suis pas du tout,
Et que d'un tel sonnet peu de gens sont capables.

Vadius. Me préserve le ciel d'en faire de semblables!

Trissotin. Je soutiens qu'on ne peut en faire de meilleur,
Et ma grande raison c'est que j'en suis l'auteur.

(p. 094) Vadius. Vous?

Trissotin. Moi.

Vadius. Je ne sais donc comment se fit l'affaire.

Trissotin. C'est qu'on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire.

Vadius. Il faut qu'en écoutant j'aie eu l'esprit distrait,
Ou bien que le lecteur m'ait gâté le sonnet.
Mais laissons ce discours, et voyons ma ballade.

Trissotin. La ballade, à mon goût, est une chose fade.
Ce n'en est plus la mode, elle sent son vieux temps.

Vadius. La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

Trissotin. Cela n'empêche pas qu'elle ne me déplaise.

Vadius. Elle n'en reste pas pour cela plus mauvaise.

Trissotin. Elle a pour les pédants de merveilleux appas.

Vadius. Cependant nous voyons qu'elle ne vous plaît pas.

Trissotin. Vous donnez sottement vos qualités aux autres.

(Ils se lèvent tous.)

Vadius. Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.

Trissotin. Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier.

Vadius. Allez, rimeur de balle,[22] opprobre du métier.

Trissotin. Allez, fripier d'écrits, impudent plagiaire.

Vadius. Allez, cuistre ...

[Vadius sorti, Trissotin s'excuse. Ce n'est point (p. 095) par amour-propre qu'il s'est emporté, c'est le jugement de ces dames qu'il défend dans le sonnet que Vadius a l'audace d'attaquer.

Philaminte propose de parler d'une autre affaire. Henriette va entendre quelque chose qui l'intéresse au plus haut point. Il ne s'agit de rien moins que d'un mari, et ce mari en qui Philaminte a mis son espoir pour donner à sa fille de l'esprit, le désir des sciences, ce mari que son choix lui destine, c'est M. Trissotin. Henriette se récrie, et prie M. Trissotin de rengaîner son ravissement. Un mariage proposé n'est pas un mariage fait.

Quand les deux sœurs sont seules, Armande, raillant, félicite sa sœur qui l'engage de prendre cet illustre époux, puisqu'elle trouve le choix si beau. Ce n'est pas à sa mère seule qu'elle doit obéissance, mais aussi à son père qui vient dans ce moment même lui présenter Clitandre comme époux.]

ACTE QUATRIÈME.

[Armande fait à sa mère son rapport sur la conduite de sa sœur. Philaminte se promet de la ramener à la raison et de frustrer l'amour de Clitandre dont les procédés ne lui ont jamais plu.]

Il sait que, Dieu merci, je me mêle d'écrire,
Et jamais il ne m'a prié de lui rien lire.

[Clitandre entrant doucement, sans être vu, entend Armande dire toute espèce de méchancetés, alors s'adressant à elle,]

Hé! doucement de grâce, un peu de charité,
Madame, ou tout au moins un peu d'honnêteté.
Quel mal vous ai-je fait?

[Elle prétend qu'il a été perfide, infidèle, qu'après lui avoir offert son cœur il est allé le donner à une autre. Elle lui reproche sa conduite comme un crime; mais comme elle y a donné lieu par des (p. 096) procédés incompris, elle est prête à faire amende honorable et à consentir à ce qu'il attend d'elle.

Il n'est plus temps. Henriette a reçu sa foi et il espère que Philaminte reviendra de ses préventions à son égard et de son engouement pour Trissotin.

Trissotin arrive en ce moment, et il s'engage entre les deux rivaux une conversation parsemée de traits piquants à l'adresse des pédants et des faux savants, tels que]

Je hais seulement
La science et l'esprit qui gâtent les personnes.
Ce sont choses de soi qui sont belles et bonnes;
Mais j'aimerais mieux être au rang des ignorants,
Que de me voir savant comme certaines gens.

 

Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

[L'entretien est interrompu par l'arrivée du valet de Vadius, qui remet à Philaminte un billet de la part de son maître. Celui-ci, pour se venger de Trissotin, cherche à faire manquer son mariage par certaines insinuations. Mais Philaminte, de plus en plus obstinée, répond en désignant Trissotin:]

Dès ce soir à monsieur je marierai ma fille.

[Et elle invite Clitandre à assister à la signature du contrat.

Clitandre fait part à Chrysale de la détermination de sa femme; mais Chrysale, toujours fort quand sa femme n'y est pas, lui jure qu'il n'en sera rien, qu'Henriette aura le mari que lui, maître dans sa maison, lui donnera, et Henriette promet bien de tout faire pour assurer le succès de leur amour, d'entrer dans un couvent plutôt que d'épouser Trissotin.]

ACTE CINQUIÈME.

[Henriette demande à Trissotin de renoncer à un mariage auquel son cœur s'oppose. Elle sait combien (p. 097) M. Trissotin a de talent et de mérite, mais ce n'est pas toujours cela qui décide de la conquête d'un cœur.]

Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s'excite
N'est point, comme l'on sait, un effet du mérite;
Le caprice y prend part, et, quand quelqu'un nous plaît,
Souvent nous avons peine à dire pourquoi c'est.
Si l'on aimait, monsieur, par choix et par sagesse,
Vous auriez tout mon cœur et toute ma tendresse,
Mais on voit que l'amour se gouverne autrement.

[Elle aime Clitandre, et quand une femme aime,]

 

... On risque un peu plus qu'on ne pense,
À vouloir sur son cœur user de violence.

[Le téméraire pourrait avoir à s'en repentir. Trissotin est sans appréhension là-dessus; il trouvera peut-être l'art de se faire aimer. D'ailleurs quels que soient les accidents]

À tous événements le sage est préparé.

[Au moment où il sort Chrysale entre, bien décidé, dit-il à Henriette, à ne pas céder à sa femme].

Et pour la mieux braver voilà, malgré ses dents,
Martine que j'amène et rétablis céans.

[Henriette l'encourage dans ses résolutions et le supplie de ne pas en changer, d'être ferme. Philaminte arrive avec le notaire. Elle est peu agréablement surprise de revoir Martine. Sur la demande de Chrysale on procède au contrat. Mais il y a tout de suite complication, qui empêche de passer outre. Deux époux sont présents, Trissotin et Clitandre, l'un du choix de Philaminte, l'autre de celui de Chrysale. Martine, dont la langue n'est pas rouillée, vient au secours de son maître. Malgré cela la victoire allait rester à Philaminte, Chrysale allait céder, quand arrive Ariste avec deux fâcheuses (p. 098) nouvelles pour Chrysale et Philaminte, perte d'un grand procès, et perte de leurs fonds placés entre les mains de deux individus qui viennent de faire banqueroute.

Philaminte supporte le coup en philosophe.]

Il n'est pour le vrai sage aucun revers funeste,
Et perdant toute chose à soi même il se reste.

[Mais ce coup ébranle fort les velléités matrimoniales de Trissotin. Il demande qu'on ne presse pas cette affaire, et, réflexion faite, il renonce à un cœur qui ne veut pas de lui.

Ce langage ouvre les yeux de Philaminte, qui ne s'oppose plus au mariage d'Henriette avec Clitandre. Mais celle-ci a des scrupules de délicatesse; ses parents viennent de perdre toute leur fortune, sa position n'est plus la même vis-à-vis de Clitandre, et elle aime mieux renoncer à lui que de le mettre de compte à demi dans leurs adversités.]

Si ce n'est que cela, dit Ariste,
Laissez vous donc lier par des chaînes si belles.
Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles,
Et c'est un stratagème, un surprenant secours
Que j'ai voulu tenter pour servir vos amours,
Pour détromper ma sœur, et lui faire connaître
Ce que son philosophe à l'essai pouvait être.

[Après cela il ne reste plus qu'à faire le contrat de mariage. Chrysale, pour le coup pouvant parler en maître, en donne l'ordre au notaire que Philaminte avait amené à l'intention de Trissotin.]

(p. 099) Vers Sentencieux et populaires de Molière.

À force de sagesse on peut être blâmable.

La parfaite raison fuit toute extrémité.

La raison n'est pas ce qui règle l'amour.

Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte.

... Un amant, dont l'ardeur est extrême,
Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime.

... On peut, je crois, louer et blâmer tout,
Et chacun a raison suivant l'âge ou le goût.

Jamais par la force on n'entra dans un cœur.

La solitude effraie une âme de vingt ans.
(Le Misanthrope.)

Contre la médisance il n'est point de rempart.

Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire.

Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez!

En attrapant du temps à tout on remédie.

(p. 100) On n'exécute pas tout ce qu'on se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.

L'amour-propre engage à se tromper soi-même.

La vertu dans le monde est toujours poursuivie.
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.
(Tartufe.)

Il est riche en vertus, cela vaut des trésors.

Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage.

Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.

Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis.

Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.
Les femmes savantes.

Les bêtes ne sont pas si bêtes que l'on pense.
(Amphitryon—Prologue.)

(p. 101) La Fontaine.
Né à Château-Thierry en 1621, mort en 1695.

Des grands écrivains du XVIIe siècle il n'en est point de plus populaire que La Fontaine. Ses Fables se trouvent en plus de mains qu'aucun autre livre. Il y en a pour tous les goûts, pour tous les âges, et toutes les conditions. Dans la jeunesse on les apprend comme exercices de mémoire, on les lit comme modèles de style; dans un âge plus avancé on les relit avec un esprit capable d'en mieux saisir le sens et goûter les beautés; dans la vieillesse on y revient chercher, sinon des conseils tardifs, du moins le plaisir d'une triste revue ou d'une confirmation délicieuse des diverses expériences de la vie.

L'auteur y déploie un des talents les plus souples, les plus variés, les plus riches qu'il y ait. Ce talent ne s'affirma qu'assez tard. Il avait plus de quarante ans. Il s'était déjà exercé dans différents genres de poésie. Son Élégie aux nymphes de Vaux est un chef-d'œuvre de sentiment et de style. Il la composa à l'occasion de la chute du surintendant Fouquet,[23] son protecteur et ami. Il s'était aussi (p. 102) déjà fait connaître par des contes à la façon de Boccace et de l'Arioste. Mais ni ses petits poëmes ni ses contes n'auraient immortalisé son nom. La lecture d'Ésope et de Phèdre le mit en humeur de composer des fables. Ce fut une révélation. Il avait rencontré sa vraie veine, et celle-ci se trouva être d'une richesse telle qu'il éclipsa du même coup ses devanciers et ses futurs imitateurs.

D'un caractère insouciant et léger, il ne prit jamais au sérieux certains devoirs de la vie. L'esprit d'ordre, le bon sens pratique, qui règle la dépense et les relations de famille et de société, lui manquait tout-à-fait. Il était comme un grand enfant, qui avait besoin de quelqu'un qui veillât sur lui. Pour son bonheur deux femmes remplirent cette bonne œuvre, Madame de la Sablière, et après elle, Mme. d'Hervart.

L'influence de la première et une maladie grave qu'il fit tournèrent à la fin ses idées vers la religion. Il mourut chrétiennement. Son esprit n'avait pas perdu ses agréments, comme le prouvent les fables qu'il composa pour le jeune duc de Bourgogne, dont Fénelon faisait l'éducation et dont La Fontaine éprouva, à ses derniers moments, les généreuses attentions. Il laissa, à côté de beaucoup de faiblesses, le souvenir de tant de bonté et de qualités aimables, qu'on ne peut s'empêcher de penser avec (p. 103) sa garde-malade que Dieu n'aura pas eu le courage d'être bien sévère avec le "bonhomme."

La Fontaine fit de ses fables de petits poëmes dramatiques auxquels la mise en scène, les caractères et les situations ne manquent pas plus que la morale. Il les appelle lui-même:

Une ample comédie à cent actes divers.

Et tel est en effet leur caractère. Tout ce qui rend la scène charmante s'y trouve en raccourci, acteurs, dialogues, passions, péripéties: il y a de plus le récit, la description, la réflexion personnelle et le sentiment de la nature. Ce dernier trait est caractéristique. Les autres grands poëtes de l'époque sont les peintres de l'homme, de la société. La Fontaine seul a compris et aimé en artiste la campagne, les champs, les bois et leurs habitants. L'art chez lui ne fait point tort au naturel. Il réunit de la façon la plus heureuse l'exactitude, l'imagination et la raison.

Son plus grand charme est dans le style. À vrai dire c'est moins un style qu'une mosaïque de styles, où toutes les nuances se trouvent, depuis le familier jusqu'au sublime.

Cela frappait déjà ses contemporains. Mme. de Sévigné le faisait remarquer à ses amis—"Lisez les fables de La Fontaine, disait-elle, c'est un livre unique." D'après un critique distingué il n'y a de plus populaire que le livre de la religion. Celui qui n'a que deux ouvrages dans sa maison a les Fables de la Fontaine.

C'est un curieux caractère que celui de La Fontaine, surtout si l'on compare ses façons aux mœurs (p. 104) régulières, réfléchies et sérieuses des gens d'alors. Ce naturel est gaulois.... c'est-à-dire, médiocrement digne, exempt de grandes passions, et enclin au plaisir.... Il était poëte. Je crois que, de tous les Français, c'est lui qui le plus véritablement l'a été. Plus que personne il en a les deux grands traits, la faculté d'oublier le monde réel, et celui de vivre dans le monde idéal; le don de ne pas voir les choses positives, et celui de suivre intérieurement ses beaux songes.... Il a l'air d'un enfant distrait, qui se heurte aux hommes. On l'appelle "le bon homme." En conversation il ne sait pas de quoi on parle autour de lui, "rêve à tout autre chose, sans pouvoir dire à quoi il rêve."... Sa sincérité est naïve.... Il est crédule jusqu'au bout, et de son propre aveu toujours le même "enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours." Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller; c'est la pure nature.

Mme. de La Sablière disait "qu'il ne mentait jamais en prose." Ajoutez qu'en vers, non plus, il ne ment jamais. Il avoue ingénument ses fautes, son désordre.... Il pense tout haut, il vit à cœur ouvert devant les contemporains, devant ses lecteurs. Tout ce que l'éducation et la réflexion impriment en nous a glissé sur lui. Il est resté primitif; pendant que les autres se polissaient et se querellaient, il a rêvé....

La Fontaine est le seul qui nous ait donné le vers qui nous convient, "toujours divers, toujours nouveau," long, puis court, puis entre les deux, avec vingt sortes de rimes redoublées, entrecroisées, reculées, rapprochées, tantôt solennelles comme un hymne, tantôt folâtres comme une chanson.... Diversité c'est sa devise. Il s'est comparé lui-même "à l'abeille, au papillon," qui va de fleur en fleur et ne se pose qu'un instant au bord des roses poétiques.... Il n'écrit pas au hasard, avec les inégalités de la verve. Il revient sur ses premiers (p. 105) pas, et se corrige patiemment. On a retrouvé un de ses premiers jets (Le Renard, les Mouches et le Hérisson), et l'on a vu que la fable achevée n'a gardé que deux vers de la fable ébauchée. Il avouait lui-même qu'il "fabriquait ses vers à force de temps." Il n'atteignait l'air naturel que par le travail assidu.... Il a l'air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu'aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. Rois et nobles, courtisans et bourgeois, il y a dans ses fables une galerie de portraits qui, comme ceux de Saint-Simon, et mieux que ceux de La Bruyère, montrent en abrégé tout le siècle.... Il a tiré de ce siècle toutes les idées qu'il en pouvait prendre, et il y a tout feuilleté, les livres et les hommes. Il y a pris quelque chose de plus précieux, le ton, c'est-à-dire l'élégance et la politesse.... Même en ses polissonneries il se préservait de tout mot grossier, il gardait le style de la bonne compagnie. Il avait le goût, la correction, la grâce.... On dit qu'il était gauche quand il parlait avec la bouche; à tout le moins, quand il parle avec sa plume, il est le plus aimable des hommes du monde et le plus fin des courtisans.

Taine.

FABLES DE LA FONTAINE.

LA MORT ET LE BÛCHERON.

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix d'un fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde?
(p. 106) Point de pain quelquefois, et jamais de repos;
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée[24]
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
C'est, dit-il, afin de m'aider
À recharger ce bois; tu ne tarderas guère.

Le trépas vient tout guérir,
Mais ne bougeons d'où nous sommes;
Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.

(Livre I, Fable 16. Édition Charpentier.)

LE CHÊNE ET LE ROSEAU.

Le chêne un jour dit au roseau:
Vous avez bien sujet d'accuser la nature;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor, si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir;
Je vous défendrais de l'orage:
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci:
(p. 107) Les vents me sont moins qu'à vous redoutables;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici,
Contre leurs coups épouvantables,
Résisté sans courber le dos;
Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants,
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon, le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

(Livre I, Fable 22.)

LE LION ET LE RAT.

Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde;
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
De cette vérité deux fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d'un lion
Un rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu'il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu'un aurait-il jamais cru
Qu'un lion d'un rat eût affaire?
Cependant il avint qu'au sortir des forêts,
Ce lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

(Livre II, Fable 11.)

(p. 108) LE RENARD ET LE BOUC.

Capitaine renard allait de compagnie
Avec son ami bouc des plus haut encornés;
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
Le soif les obligea de descendre en un puits;
Là chacun d'eux se désaltère,
Après qu'abondamment tous deux en eurent pris,
Le renard dit au bouc: Que ferons-nous, compère?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi;
Mets-les contre le mur; le long de ton échine
Je grimperai premièrement;
Puis, sur tes cornes m'élevant,
À l'aide de cette machine
De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t'en tirerai,
Par ma barbe, dit l'autre, il est bon, et je loue
Les gens bien sensés comme toi.
Je n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l'avoue.
Le renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l'exhorter à patience.
Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais pas à la légère
Descendu dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors,
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts;
Car pour moi j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin.

(Livre III, Fable 5.)

LE CHAMEAU ET LES BÂTONS FLOTTANTS.

Le premier qui vit un chameau
S'enfuit à cet objet nouveau;
(p. 109) Le second s'approcha; le troisième osa faire
Un licou pour le dromadaire.

L'accoutumance ainsi nous rend tout familier.
Ce qui nous paraissait terrible et singulier
S'apprivoise avec notre vue,
Quand ce vient à la continue.

Et puisque nous voici tombés sur ce sujet,
On avait mis des gens au guet
Qui, voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne purent s'empêcher de dire
Que c'était un puissant navire.
Quelques moments après l'objet devint brûlot,
Et puis nacelle, et puis ballot,
Enfin bâtons flottants sur l'onde.

J'en sais beaucoup, de par le monde,
À qui ceci conviendrait bien;
De loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.

(Livre IV, Fable 9.)

LE RENARD ET LE BUSTE.

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre.
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L'âne n'en sait juger que parce qu'il en voit;
Le renard, au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens; et, quand il s'aperçoit
Que leur fait n'est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu'un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.
C'était un buste creux et plus grand que nature.
Le renard, en louant l'effort de la sculpture,
"Belle tête," dit-il, "mais de cervelle point."
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point?

(Livre IV, Fable 14.)

(p. 110) PAROLE DE SOCRATE.

Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage:
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage.
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui! l'on y tournait à peine.
"Plût au ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est," dit-il, "elle pût être pleine!"
Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami, mais fou qui s'y repose;
Rien n'est plus commun que ce nom,
Rien n'est plus rare que la chose.

(Livre IV, Fable 17.)

L'ALOUETTE ET SES PETITS AVEC LE MAÎTRE D'UN CHAMP.
Ne t'attends qu'à toi seul; c'est un commun proverbe.

Voici comme Ésope le mit
En crédit:
Les alouettes font leur nid
Dans les blés quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire environ le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l'onde,
Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières
Avait laissé passer la moitié d'un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
À toute force enfin elle se résolut
D'imiter la nature, et d'être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve, et fait éclore
À la hâte: le tout alla du mieux qu'il put.
Les blés d'alentour mûrs avant que la nitée
Se trouvât assez forte encor
(p. 111) Pour voler et prendre l'essor,
De mille soins divers l'alouette agitée
S'en va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être toujours au guet et faire sentinelle.
Si le possesseur de ces champs
Vient avecque son fils, comme il viendra, dit-elle,
Écoutez bien; selon ce qu'il dira,
Chacun de nous décampera.
Sitôt que l'alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
Ces blés sont mûrs, dit-il, allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour.
Notre alouette de retour
Trouve en alarme sa couvée.
L'un commence: Il a dit que, l'aurore levée,
L'on fit venir demain ses amis pour l'aider.
S'il n'a dit que cela, repartit l'alouette,
Rien ne nous presse encor de changer de retraite;
Mais c'est demain qu'il faut tout de bon écouter;
Cependant soyez gais, voilà de quoi manger.
Eux repus, tout s'endort, les petits et la mère.
L'aube du jour arrive, et d'amis point du tout.
L'alouette à l'essor, le maître s'en vient faire
Sa ronde ainsi qu'à l'ordinaire.
Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir aussi lents.
Mon fils, allez chez nos parents
Les prier de la même chose.
L'épouvante est au nid plus forte que jamais.
—Il a dit ses parents, mère! c'est à cette heure....
—Non, mes enfants, dormez en paix;
Ne bougeons de notre demeure.
L'alouette eut raison, car personne ne vint.
Pour la troisième fois le maître se souvint
De visiter ses blés. Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d'autres gens que nous.
(p. 112) Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu'il faut faire? Il faut qu'avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun une faucille;
C'est là notre plus court; et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons.
Dès lors que ce dessein fut su de l'alouette,
C'est ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants.
Et les petits en même temps
Voletants, se culebutants,
Délogèrent tous sans trompette.

(Livre IV, Fable 22.)

LE LABOUREUR ET SES ENFANTS.

Travaillez, prenez de la peine;
C'est le fonds qui manque le moins.

Un riche laboureur sentant sa fin prochaine
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents;
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit; mais un peu de courage
Vous le fera trouver; vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'oût[25]
Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout; si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.
D'argent point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor.

(Livre V, Fable 9.)

(p. 113) LA POULE AUX ŒUFS D'OR.

L'avarice perd tout en voulant tout gagner.
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la poule, à ce que dit la fable,
Pondait tous les jours un œuf d'or.
Il crut que dans son corps elle avait un trésor;
Il la tua, l'ouvrit, et la trouva semblable
À celles dont les œufs ne lui rapportaient rien,
S'étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle leçon pour les gens chiches.
Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus
Qui du soir au matin sont pauvres devenus,
Pour vouloir trop tôt être riches!

(Livre V, Fable 13.)

LE SERPENT ET LA LIME.

On conte qu'un serpent voisin d'un horloger
(C'était pour l'horloger un mauvais voisinage)
Entra dans sa boutique, et, cherchant à manger,
N'y rencontra pour tout potage
Qu'une lime d'acier, qu'il se mit à ronger.
Cette lime lui dit sans se mettre en colère:
Pauvre ignorant! eh, que prétends-tu faire?
Tu te prends à plus dur que toi,
Petit serpent à tête folle;
Plutôt que d'emporter de moi
Seulement le quart d'une obole,
Tu te romprais toutes les dents.
Je ne crains que celles du temps.

Ceci s'adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui, n'étant bons à rien, cherchez surtout à mordre;
Vous vous tourmentez vainement.
Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages?
Ils sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant.

(Livre V, Fable 16.)

(p. 114) L'ÂNE VÊTU DE LA PEAU DU LION.

De la peau du lion l'âne s'étant vêtu,
Était craint partout à la ronde;
Et, bien qu'animal sans vertu,
Il faisait trembler tout le monde.
Un petit bout d'oreille, échappé par malheur,
Découvrit la fourbe et l'erreur;
Martin fit alors son office.
Ceux qui ne savaient pas la ruse et la malice
S'étonnaient de voir que Martin[26]
Chassât les lions au moulin.

Force gens font du bruit en France
Par qui cet apologue est rendu familier.
Un équipage cavalier
Fait les trois quarts de leur vaillance.

(Livre V, Fable 21.)

LE MULET SE VANTANT DE SA GÉNÉALOGIE.

Le mulet d'un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait incessamment
Que de sa mère la jument,
Dont il contait mainte prouesse.
Elle avait fait ceci, puis avait été là:
Son fils prétendait pour cela,
Qu'on le dût mettre dans l'histoire.
Il eût cru s'abaisser servant un médecin.
Étant devenu vieux, on le mit au moulin;
Son père l'âne alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu'à mettre un sot à la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.

(Livre VI, Fable 7.)

(p. 115) LE LIÈVRE ET LA TORTUE.

Rien ne sert de courir: il faut partir à point.
Le lièvre et la tortue en sont un témoignage.
Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but.—Sitôt! êtes-vous sage?
Repartit l'animal léger:
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d'ellébore.[27]
Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait, et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni de quel juge l'on convint.
Notre lièvre n'avait que quatre pas à faire;
J'entends de ceux qu'il fait lorsque, près d'être atteint,
Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux calendes[28]
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir et pour écouter
D'où vient le vent, il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s'évertue,
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose:
Il s'amuse à toute autre chose
(p. 116) Qu'à la gageure[29]. À la fin, quand il vit
Que l'autre touchait presque au bout de la carrière
Il partit comme un trait; mais les élans qu'il fit
Furent vains; la tortue arriva la première.
Et bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison?
De quoi vous sert votre vitesse?
Moi l'emporter! et que serait-ce
Si vous portiez une maison!

(Livre VI, Fable 10.)

LE CHEVAL ET L'ÂNE.

En ce monde il se faut l'un l'autre secourir.
Si ton voisin vient à mourir,
C'est sur toi que le fardeau tombe.

Un âne accompagnait un cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son simple harnois,
Et le pauvre baudet si chargé qu'il succombe.
Il pria le cheval de l'aider quelque peu;
Autrement il mourrait devant qu'être à la ville.
La prière, dit-il, n'en est pas incivile;
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.
Le cheval refusa, fit une pétarade,
Tant qu'il vit sous le faix mourir son camarade
Et reconnut qu'il avait tort;
Du baudet en cette aventure
On lui fit porter la voiture,
Et la peau par-dessus encor.

(Livre VI, Fable 16.)

LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE.

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
(p. 117) Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés
On n'en voyait point d'occupés
À chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie;
Ni loup ni renard n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient;
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil et dit: Mes chers amis,
Je crois que le ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se Sacrifie aux traits du céleste courroux;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait! Nulle offense;
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant beaucoup d'honneur;
Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
(p. 118) Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour et dit: J'ai souvenance
Qu'en un pré de moine passant
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
À ces mots on cria haro[30] sur le baudet.
Un loup quelque peu clerc[31] prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal,
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

(Livre VII, Fable 1.)

LE CHAT, LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN.

Du palais d'un jeune lapin
Dame belette, un beau matin,
S'empara; c'est une rusée.
Le maître était absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates un jour
Qu'il était allé faire à l'aurore sa cour,
(p. 119) Parmi le thym et la rosée.
Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot lapin retourne aux souterrains séjours.
La belette avait mis le nez à la fenêtre.
Ô dieux hospitaliers! que vois-je ici paraître?
Dit l'animal chassé du paternel logis.
Holà! madame la belette,
Que l'on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays.
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C'était un beau sujet de guerre,
Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant!
Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l'octroi
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
Jean lapin allégua la coutume et l'usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur; et qui, de père en fils,
L'ont, de Pierre à Simon, puis à moi Jean transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage?
Or bien, sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
C'était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean lapin pour juge l'agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminand leur dit: Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd; les ans en sont la cause.
L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,
Grippeminand, le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
(p. 120) Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux rois.

(Livre VII, Fable 16.)

L'AVANTAGE DE LA SCIENCE.

Entre deux bourgeois d'une ville
S'émut jadis un différend:
L'un était pauvre, mais habile;
L'autre riche, mais ignorant.
Celui-ci sur son concurrent
Voulait emporter l'avantage;
Prétendait que tout homme sage
Était tenu de l'honorer.
C'était tout homme sot: car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite?
La raison m'en semble petite.
Mon ami, disait-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable;
Mais, dites-moi, tenez-vous table?
Que sert à vos pareils de lire incessamment?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.
La république a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien.
Je ne sais d'homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait! notre plaisir occupe
L'artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous qui dédiez
À messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés.
Ces mots remplis d'impertinence
Eurent le sort qu'ils méritaient:
L'homme lettré se tut; il avait trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu'une satire
Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient;
(p. 121) L'un et l'autre quitta[32] la ville.
L'ignorant resta sans asile:
Il reçut partout des mépris;
L'autre reçut partout quelque faveur nouvelle.
Ceci décida leur querelle.
Laissez dire les sots; le savoir a son prix.

(Livre VIII, Fable 19.)

LES DEUX PIGEONS.

Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre:
L'un deux, s'ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L'autre lui dit: Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?
L'absence est le plus grand des maux;
Non pas pour vous, cruel! Au moins que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s'avançait davantage!
Attendez les zéphyrs; qui vous presse? Un corbeau
Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas! dirai-je, il pleut;
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
Bon souper, bon gîte et le reste?
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur;
Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin. Il dit: Ne pleurez point;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
(p. 122) N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.
Je dirai: J'étais là; telle chose m'avint;
Vous y croirez être vous-même.
À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne: et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès; cela lui donne envie.
Il y vole, il est pris; ce blé couvrait d'un las
Les menteurs et traîtres appâts.
Le lacs était usé, si bien que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin;
Quelque plume y périt, et le pis du destin
Fut qu'un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l'avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s'en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit auprès d'une masure,
Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiraient par cette aventure;
Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et d'un coup tua plus d'à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l'aile et tirant le pied,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s'en retourna;
Que bien, que mal elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.

(Livre IX, Fable 2.)

(p. 123) LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES.

Un octogénaire plantait.
Passe encore de bâtir; mais planter à cet âge!
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage;
Assurément il radotait.
Car, au nom des dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir?
Autant qu'un patriarche il vous faudrait vieillir.
À quoi bon charger votre vie
Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous?
Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées;
Quittez le long espoir et les vastes pensées;
Tout cela ne convient qu'à nous.
Il ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le vieillard. Tout établissement
Vient tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.

Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d'un second seulement?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage;
Eh bien, défendez vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d'autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui;
J'en puis jouir demain et quelques jours encore;
Je puis enfin compter l'aurore
Plus d'une fois sur vos tombeaux.
Le vieillard eut raison: l'un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l'Amérique[33];
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés;
Le troisième tomba d'un arbre
(p. 124)Que lui-même il voulut enter;
Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

(Livre XI, Fable 8.)

Vers Détachés, Sentencieux et populaires de La Fontaine.

Mauvaise graine est tôt venue.
(L'Hirondelle et les petits Oiseaux.)

La louange chatouille et gagne les esprits.
(Simonide préservé par les Dieux.)

Ce qu'on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.
(La Lice et sa compagne.)

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.
(Le Lion et le Rat.)

Où la guêpe a passé le moucheron demeure.
(Le Corbeau voulant imiter l'Aigle.)

Le vase est imbibé, l'étoffe a pris son pli.
(La chatte métamorphosée en femme.)

(p. 125) En toute chose il faut considérer la fin.
(Le Renard et le Bouc.)

Amour, amour! quand tu nous tiens
On peut bien dire: Adieu prudence!
(Le Lion Amoureux.)

Un sou quand il est assuré
Vaut mieux que cinq en espérance.
(Le Berger et la Mer.)

Hélas! que sert la bonne chère
Quand on n'a pas la liberté.
(Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf.)

Deux sûretés valent mieux qu'une,
Et le trop en cela ne fut jamais perdu.
(Le Loup, la Chèvre, et le Chevreau.)

Chacun se dit ami, mais fou qui s'y repose.
Rien n'est plus commun que le nom,
Rien n'est plus rare que la chose.
(Parole de Socrate.)

Toute puissance est faible à moins que d'être unie.
(Le Vieillard et ses Enfants.)

Un auteur gâte tout quand il veut trop bien faire.
(Le Bûcheron et Mercure.)

(p. 126) L'avarice perd tout en voulant tout gagner.
(La Poule aux Œufs d'or.)

Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens.
(Le Lion s'en allant en Guerre.)

Il ne faut jamais
Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre.
(L'Ours et les deux Compagnons.)

Plus fait douceur que violence.
(Phébus et Borée.)

Rien ne sert de courir, il faut partir à point.
(Le Lièvre et la Tortue.)

Aide toi, le ciel t'aidera.
(Le Chartier embourbé.)

On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
(Le Héron.)

Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
(Les deux Coqs.)

La mort ne surprend point le sage;
Il est toujours prêt à partir.
(La Mort et le Mourant.)

(p. 127) Il est bon de parler, et meilleur de se taire.
(L'Ours et l'Amateur des Jardins.)

Le sage est ménager du temps et des paroles.
(Démocrite et les Abdéritains.)

Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point
(Rien de trop.)

La dispute est d'un grand secours,
Sans elle on dormirait toujours.
(Le Chat et le Renard.)

S'il fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,
À qui pourrait-on pardonner?
(L'Homme et la Couleuvre.)

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
(Les deux Aventuriers et le Talisman.)

Il faut laisser
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser.
(Les Sapins.)

Il ne faut point juger des gens sur l'apparence.
(Le Paysan du Danube.)

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
(Philémon et Baucis.)

(p. 128)

Boileau.
Né à Paris en 1636, mort en 1711.

Le XVIIe siècle est éminemment un siècle d'ordre, d'autorité et de discipline. Comme Louis XIV représente ces principes en politique, Boileau en est le représentant dans la littérature. Il y a eu des écrivains plus grands que lui, il n'y en a pas eu de plus utile. Les guerres du XVIe siècle n'avaient pas été favorables au bon ton et au bon goût; l'Italie et l'Espagne avaient tour à tour exercé une influence fâcheuse. Si quelques génies, Descartes, Pascal, Molière, avaient échappé à cette influence et étaient restés sains et vrais en dépit de la mode, la France était loin d'être guérie des mauvais effets des traditions étrangères. Il fallait une réaction délibérée. Il fallait arborer l'étendard du génie national, proclamer les principes de l'art français, et établir pour sa sauve-garde les règles de la raison et du bon goût.

C'est ce que fit Nicolas Boileau, surnommé Despréaux.[34]

Il a la gloire d'avoir plus que personne travaillé (p. 129) à l'éducation de l'esprit en France, d'avoir éclairé le public, de l'avoir aidé à goûter les vrais chefs-d'œuvre, à les apprécier et à en profiter.

Il composa d'abord des Satires, dans lesquelles il fit une guerre implacable aux mauvais écrivains; il écrivit ensuite des Épîtres, pleines d'esprit, de belles pensées et de beaux vers, et l'Art poétique, qui lui fit donner le surnom de législateur du Parnasse français. Si l'on y ajoute le poëme héroï-comique du Lutrin,[35] on a fait l'énumération à peu près complète de ses ouvrages.

Le roi, qui avait beaucoup de goût pour lui, le nomma son historiographe, et lui accorda une pension de deux mille livres. Grâce à cette libéralité, il s'acheta une petite maison à Auteuil.

Une fois installé là, il ne sortit plus guère de sa retraite, et n'y recevait que des amis.

Quand Racine, à qui il avait été lié de l'affection la plus tendre fut mort, il ne remit plus les pieds à Versailles. Sa tristesse augmenta; la société lui paraissait en décadence, la France menacée de ruine, et il vit sans regret venir la mort qui l'enleva à l'âge de soixante-quinze ans.

L'effet de ses œuvres fut immense; il se fait encore sentir aujourd'hui. Ce qui les caractérise, c'est le culte de la raison et l'amour du vrai. On pourrait leur donner pour épigraphe ces deux vers de son Art poétique:

Aimez donc la raison: que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.

(p. 130) S'il n'a guère le don d'invention et l'imagination, il ne lui manque aucune des autres qualités qui font l'écrivain et le critique distingué.

Il avait le sentiment de ce qui est contraire au génie national, et il l'exprima avec une force qui entraîne la conviction. Il s'est appelé lui-même un "critique achevé," mais il n'a été ni renfrogné ni difficile à vivre. Son caractère était aussi élevé que son talent. Il était naturellement bon, et aimait à faire le bien.

L'avocat Patru[36] est réduit par les circonstances à vendre sa bibliothèque. Boileau l'achète, et sous le prétexte de manquer de place chez lui, il prie délicatement le propriétaire de la garder jusqu'à ce qu'il puisse lui-même la loger, ce qui voulait dire de la garder indéfiniment.

Quand à la suite d'une cabale de cour Corneille est privé de sa pension, Boileau court chez le roi et lui dit:

"Sire, je viens résigner la pension que votre majesté a bien voulu me faire; il m'est impossible de la toucher tant qu'un aussi grand homme que M. Corneille restera privé de la sienne."

Aussi ce poète, homme de bien, qui n'avait d'ennemis que parmi les mauvais écrivains, reçut-il jusqu'à la fin les témoignages de l'estime universelle. Une foule nombreuse accompagna son cortège funèbre. Une pauvre femme le voyant dit: "Il a (p. 131) bien des amis pour un homme qui a dit du mal de tout le monde." Quelle justification et quel éloge pour un poète satirique!

L'art d'écrire était pour Boileau le premier des arts. Il prêche le respect de la pensée. Ce respect impose le choix de l'expression. Aussi prenait-il grande peine de toujours chercher la meilleure; mais il n'est pas regratteur de mots, enfileur de rimes sonores. Non, il écrit dans un but d'utilité; il est sincère, substantiel, et son vers "bien ou mal dit toujours quelque chose."

Dès l'âge de quinze ans un sot livre lui inspirait de la haine. L'esprit d'affectation lui était encore plus odieux que la sottise. Il était ennemi de tout ce qui n'était pas dans le vrai. Le vrai était sa passion, son culte.

"Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable."

Le vrai en littérature est ce qui est conforme à la raison, au bon sens, à certaines conditions de lieu, de temps et de genre, sans lesquelles il n'y a pas d'œuvre d'art. Ceux qui y manquent sont les objets de sa critique impitoyable, de sa fine raillerie. Il se moque d'eux, il se moque "des riens galants, du grand fin, du fin des choses" après lequel couraient les poëtes.

Libre et franc, il donne à chaque chose son nom. Il appelle "chat un chat, et Rolet[37] un fripon;" mais sa liberté est celle d'un honnête homme. Il est scrupuleux observateur des convenances. Les convenances sont une partie du vrai. Le licencieux est à la fois faux et de mauvais goût, deux raisons pour le condamner et le bannir.

S'il a été sévère pour les autres, il l'est tout d'abord pour lui-même. La vanité ne l'aveugle pas. Il se connaissait bien, et estimait que la (p. 132) connaissance de soi est la condition de toute sagesse et de tout succès.

Dans la dixième épître il a tracé de lui le portrait suivant:

"Ce censeur qu'on a peint si noir et si terrible
Fut un esprit doux, simple, ami de l'équité,
Qui, cherchant dans ses vers la seule vérité,
Fit, sans être malin, ses plus grandes malices,
... enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.
... Harcelé par les plus vils rimeurs,
Jamais, blessant leurs vers, il n'effleura leurs mœurs,
Libre dans ses discours, mais pourtant toujours sage,
Assez faible de corps, assez doux de visage,
Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,
Ami de la vertu plutôt que vertueux."

Ce portrait recommande l'original à l'estime de tous les honnêtes gens.

Sa position à la cour lui imposait quelquefois le langage d'un courtisan, mais ordinairement son franc parler ne s'arrêtait pas devant la crainte de déplaire. Il savait très bien dire la vérité aux gens les moins habitués à l'entendre, comme le jour où Louis XIV voulut avoir son avis sur quelques vers qu'il avait eu la fantaisie de faire: "Sire, votre majesté a voulu faire de méchants vers, répondit Boileau, et elle y a parfaitement réussi."

On lui a reproché de n'avoir eu ni faculté d'invention, ni imagination, ni sensibilité.

En effet il n'a point composé de poëme qui le place parmi les grands génies créateurs; il ne produit pas les effets éblouissants d'une riche fantaisie; il ne touche guère. Pourtant à ceux qui lui contestent le don d'invention et l'imagination on peut dire: Lisez les quatre premiers chants du Lutrin, lisez tant de beaux vers où les tours les plus heureux et les plus charmantes images embellissent des sujets qui ne paraissent nullement susceptibles d'être (p. 133) embellis. À ceux qui doutent de son cœur on peut dire: S'il n'a pas eu le pouvoir de produire de fortes émotions, prenez-vous en aux genres qu'il a cultivés, et accordez du moins qu'à défaut de cette sensibilité qui se communique avec puissance, il avait celle qui s'attendrit et s'exalte en présence de ce qui est touchant et digne d'admiration.

Non, il n'a pas manqué de cœur, le poëte qui a dit:

"Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez."

et encore:

"Que votre âme et vos mœurs peintes dans vos ouvrages,
N'offrent jamais de vous que de nobles images."

et encore:

"Le vers se sent toujours des bassesses du cœur."

.....

Épître V.

À Monsieur Guilleragues, Secrétaire du Cabinet.

la connaissance de soi-même.

Esprit né pour la cour, et maître en l'art de plaire,
Guilleragues, qui sais et parler et te taire,
Apprends-moi si je dois ou me taire ou parler.
Faut-il dans la satire encor me signaler,
Et, dans ce champ fécond en plaisantes malices,
Faire encore aux auteurs redouter mes caprices?
Jadis, non sans tumulte on m'y vit éclater,
Quand mon esprit plus jeune, et prompt à s'irriter,
Aspirait moins au nom de discret et de sage,
Que mes cheveux plus noirs ombrageaient mon visage.
Maintenant, que le temps a mûri mes désirs,
Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs,
Bientôt s'en va frapper à son neuvième lustre,[38]
(p. 134) J'aime mieux mon repos qu'un embarras illustre.
Que d'une égale ardeur mille auteurs animés
Aiguisent contre moi leurs traits envenimés;
Que tout, jusqu'à Pinchêne,[39] et m'insulte et m'accable:
Aujourd'hui, vieux lion, je suis doux et traitable;
Je n'arme point contre eux mes ongles émoussés.
Ainsi que mes beaux jours, mes chagrins sont passés.
Je ne sens plus l'aigreur de ma bile première,
Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.
Ainsi donc, philosophe à la raison soumis,
Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis;
C'est l'erreur que je fuis; c'est la vertu que j'aime.
Je songe à me connaître, et me cherche en moi-même.

 

... sur cette mer qu'ici-bas nous courons
Je songe à me pourvoir d'esquif et d'avirons,
À régler mes désirs, à prévenir l'orage,
Et sauver, s'il se peut, ma raison du naufrage,
C'est au repos d'esprit que nous aspirons tous;
Mais ce repos heureux se doit chercher en nous.
Un fou rempli d'erreurs, que le trouble accompagne,
Est malade à la ville ainsi qu'à la campagne,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui;
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.

 

L'argent, l'argent, dit-on, sans lui tout est stérile:
La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile;
L'argent en honnête homme érige un scélérat;
L'argent seul au palais peut faire un magistrat.
Qu'importé qu'en tous lieux on me traite d'infâme?
Dit ce fourbe sans foi, sans honneur et sans âme;
Dans mon coffre tout plein de rares qualités
J'ai cent mille vertus en louis bien comptés.[40]
(p. 135) Est-il quelque talent que l'argent ne me donne?
C'est ainsi qu'en son cœur ce financier raisonne.
Mais pour moi, que l'éclat ne saurait décevoir,
Qui mets au rang des biens l'esprit et le savoir,
J'estime autant Patru, même dans l'indigence,
Qu'un commis engraissé des malheurs de la France.
Non que je sois du goût de ce sage insensé[41]
Qui, d'un argent commode esclave embarrassé,
Jeta tout dans la mer pour crier: Je suis libre!
De la droite raison je sens mieux l'équilibre;
Mais je tiens qu'ici-bas, sans faire tant d'apprêts,
La vertu se contente et vit à peu de frais.

Épître VI.

À Monsieur de Lamoignon, Avocat Général.

les plaisirs des champs.

Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m'y retient veux-tu voir le tableau?
C'est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d'un long rang de collines,
D'où l'œil s'égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine au pied des monts, que son flot vient laver,
Voit du sein de ses eaux vingt îles s'élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D'une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.
Le village au-dessus forme un amphithéâtre.
Ô fortuné séjour! ô champs aimés des cieux!
Que pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et, connu de vous seuls, oublier tout le monde!

 

(p. 136) Cependant tout décroît; et moi-même, à qui l'âge
D'aucune ride encor n'a flétri le visage,
Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix
J'ai besoin du silence et de l'ombre des bois.

 

C'est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille
Met à profit les jours que la Parque me file.
Ici, dans un vallon bornant tous mes désirs,
J'achète à peu de frais de solides plaisirs;
Tantôt un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries;
Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construi,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui.
Quelquefois aux appas[42] d'un hameçon perfide
J'amorce en badinant le poisson, trop avide;
Ou d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table, au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique;
Là, sans s'assujettir aux dogmes du Broussain,[43]
Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange est sain:
La maison le fournit, la fermière l'ordonne,
Et mieux que Bergerat[44] l'appétit l'assaisonne.
Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage
Tout l'été, loin de toi, demeurant au village,
J'y passe obstinément les ardeurs du Lion,[45]
Et montre pour Paris si peu de passion.
C'est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance,
Le mérite éclatant et la haute éloquence
Appellent dans Paris aux sublimes emplois,
(p. 137) Qu'il sied bien d'y veiller pour le maintien des lois.
Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie;
Tu ne t'en peux bannir que l'orphelin ne crie;
Que l'oppresseur ne montre un front audacieux,
Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux.
Mais pour moi, de Paris citoyen inhabile,
Qui ne lui puis fournir qu'un rêveur inutile,
Il me faut du repos, des prés et des forêts.
Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,
Attendre que septembre ait ramené l'automne,
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.[46]
Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
T'ira joindre à Paris pour s'enfuir à Bâville.[47]
Là dans le seul loisir, que Thémis t'a laissé,
Tu me verras souvent, à te suivre empressé,
Pour monter à cheval rappelant mon audace,
Apprenti cavalier galoper sur ta trace.
Tantôt sur l'herbe assis, au pied de ces coteaux
Où Polycrène[48] épand ses libérales eaux,
Lamoignon, nous irons, libres d'inquiétude,
Discourir des vertus dont tu fais ton étude;
Chercher quels sont les biens véritables ou faux;
Si l'honnête homme en soi doit souffrir des défauts;
Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide,
Ou la vaste science ou la vertu solide.
C'est ainsi que chez toi tu sauras m'attacher.
Heureux si les fâcheux prompts à nous y chercher
N'y viennent point semer l'ennuyeuse tristesse!
Car, dans ce grand concours d'hommes de toute espèce,
(p. 138) Au lieu de quatre amis qu'on attendait le soir,
Quelquefois de fâcheux[49] arrivent trois volées[50]
Qui du parc à l'instant assiègent les allées.
Alors, sauve qui peut; et quatre fois heureux
Qui sait pour s'échapper quelque antre ignoré d'eux!

Art Poétique.

Chant Premier.

Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant ou sublime,
Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime!
L'un l'autre vainement ils semblent se haïr,
La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.
Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue,
L'esprit à la trouver aisément s'habitue;
Au joug de la raison sans peine elle fléchit,
Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit;
Mais lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle,
Et pour la rattraper le sens court après elle.
Aimez donc la raison: que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
La plupart, emportés d'une fougue insensée,
Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée;
Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
Évitons ces excès; laissons à l'Italie
De tous ces faux brillants l'éclatante folie.
Tout doit tendre au bon sens; mais pour y parvenir
(p. 139) Le chemin est glissant et pénible à tenir;
Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.

 

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire:
Un vers était trop faible, et vous le rendez dur;
J'évite d'être long, et je deviens obscur;
L'un n'est point trop fardé, mais sa muse est trop nue;
L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.
Voulez-vous du public mériter les amours?
Sans cesse en écrivant variez vos discours.
Un style trop égal, et toujours uniforme,
En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer,
Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.
Heureux qui, dans ses vers, sait d'une voix légère
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère!
Son livre, aimé du ciel et chéri des lecteurs,
Est souvent chez Barbin[51] entouré d'acheteurs.
Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse:
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.

 

Soyez simple avec art,
Sublime sans orgueil, agréable sans fard.
N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
Ayez pour la cadence une oreille sévère:
Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu'une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
(p. 140) Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux;
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées:
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure
L'expression la suit, ou moins nette ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Surtout qu'en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d'un son mélodieux
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux.
Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,[52]
Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme,[53]
Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse;
Un style si rapide et qui court en rimant
Marque moins trop d'esprit que peu de jugement.
J'aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
(p. 141) Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Polissez-le sans cesse et le repolissez;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

Vers Sentencieux et populaires de Boileau.

J'appelle chat un chat, et Rolet un fripon.

...Le seul art en vogue est l'art de bien voler.
(Sat. I.)

Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.

Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre et des sots pour les lire.
(Sat. II.)

Aimez-vous la muscade? On en a mis partout.
(Sat. III.)

En ce monde il n'est point de parfaite sagesse.
Tous les hommes sont fous; et malgré tous les soins
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.

Chacun veut en sagesse ériger sa folie.

Le plus sage est celui qui ne pense point l'être.

Souvent de tous nos maux la raison est le pire.
(Sat. IV.)

(p. 142) Paris est pour le riche un pays de Cocagne.[54]
(Sat. VI.)

Le mal qu'on dit d'autrui ne produit que du mal.
(Sat. VII.)

L'or même à la laideur donne un teint de beauté,
Mais tout devient affreux avec la pauvreté.
(Sat. VIII.)

Ceux qui sont morts sont morts.
(Sat. IX.)

L'honneur est comme une île escarpée et sans bords;
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.
(Sat. X.)

Jamais, quoi qu'il fasse, un mortel ici-bas
Ne peut aux yeux du monde être ce qu'il n'est pas.

...Jamais on n'est grand qu'autant que l'on est juste.
(Sat. XI.)

...Quelques vains lauriers que promette la guerre
On peut être héros sans ravager la terre.

Un Auguste aisément peut faire des Virgiles.
(Ép. I.)

Qui vit content de rien possède toute chose.

Hâtons-nous: le temps fuit, et nous traîne avec soi
Le moment où je parle est déjà loin de moi.
(Ép. III.)

(p. 143) Un fou, rempli d'erreurs que le trouble accompagne,
Est malade à la ville ainsi qu'à la campagne,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui;
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.

L'argent, l'argent, dit-on, sans lui tout est stérile.
La vertu sans l'argent est un meuble inutile.

La vertu se contente, et vit à peu de frais.
(Ép. V.)

Le mérite en repos s'endort dans la paresse.
(Ép. VI.)

Tout éloge imposteur blesse une âme sincère.
(Ép. IX.)

Rien n'est beau que le vrai; le vrai seul est aimable.

La simplicité plaît sans étude et sans art.

L'ignorance vaut mieux qu'un savoir affecté.

L'esprit lasse aisément si le cœur n'est sincère.
(Ép. IX.)

...Le travail aux hommes nécessaire
Fait leur félicité plutôt que leur misère.

Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime.

Aimez donc la raison: que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.

(p. 144) Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.

Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit quand l'oreille est blessée.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Sans la langue ... l'auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Polissez-le sans cesse et le repolissez,
Ajoutez quelquefois et souvent effacez.

L'ignorance toujours est prête à s'admirer.

Aimez qu'on vous conseille et non pas qu'on vous loue.

Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
(Art Poétique, Ch. I.)

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.

Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.

La montagne en travail enfante une souris.

(p. 145) Le temps qui change tout change aussi nos humeurs.
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.

Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter;
Jamais de la nature il ne faut s'écarter.
(Ch. III.)

Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent.

...Dans l'art dangereux de rimer et d'écrire
Il n'est point de degrés du médiocre au pire.

Que votre âme et vos mœurs, peintes dans vos ouvrages,
N'offrent jamais de vous que de nobles images.

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.
(Ch. IV.)

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?

...Souvenez-vous bien
Qu'un dîner réchauffé, ne valut jamais rien.
(Le Lutrin, Ch. I.)

(p. 146)

Racine.
Né à la Ferté-Milon en 1639; mort en 1699.

Jean Racine naquit l'année même que Corneille faisait paraître Horace et Cinna.

Orphelin de père et de mère dès l'âge de trois ans, il passa sous la tutelle de son aïeul paternel, et à sa mort sous celle de sa veuve. Il commença ses études au collège de Beauvais et les termina à Port Royal des Champs. Ce fut là, dans le commerce des hommes pieux et savants, qu'on appelait les solitaires de Port Royal, Lemaître, Sacy, Lancelot Nicole, qu'il puisa le goût des bonnes lettres et les principes religieux qui ne l'abandonnèrent jamais.

Il lui arriva, dans le cours de ses études, un incident qui prouve son ardeur au travail et sa probité d'écolier. Il lisait le roman grec de Théagène et Chariclée. Lancelot, son professeur, n'approuvant pas ce genre de lecture, lui prit le livre et le jeta au feu. Un second exemplaire eut bientôt le même sort. Il s'en procure un troisième, l'apprend par cœur, et le portant ensuite à son maître lui dit: Vous pouvez encore brûler celui-ci.

Racine débuta, en poésie, par deux odes, la Nymphe de la Seine et la Renommée aux Muses. La première sur le mariage du roi lui valut une belle gratification de Colbert, l'autre fut l'occasion (p. 147) de sa liaison avec Boileau, qui devint dès lors son censeur et son meilleur ami.

Un peu avant cette époque il connut Molière qui lui donna le plan de la tragédie des Frères ennemis, et, quoique pauvre lui-même, une somme de cent louis pour l'aider à travailler librement. Cette tragédie et celle d'Alexandre qu'il produisit ensuite font pressentir un grand talent, mais c'est dans Andromaque que Racine se révéla complètement en 1667.

Le succès immense de cette pièce démentit Corneille, qui avait dit que Racine avait du talent pour la poésie, mais pas pour la tragédie.

Il avait non seulement du talent pour la tragédie, il en avait, et du meilleur, pour la comédie, comme le prouve sa comédie des Plaideurs, où il se montre digne émule de Molière par la plaisanterie et la verve comique.

En dix années il donna successivement les Plaideurs, Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate, Iphigénie et Phèdre. Ce sont des œuvres admirables, dans lesquelles se manifestent à la fois la fécondité et la perfectibilité de son génie, mais elles ne reçurent pas toujours l'accueil qu'elles méritaient. Ses ennemis s'acharnèrent à monter le public contre lui, et Phèdre, qui est une des plus puissantes créations du poëte, échoua contre leur jalousie et leurs cabales.

Racine en eut tant de chagrin qu'il renonça au théâtre à l'âge de trente-huit ans, c'est-à-dire dans la plénitude de ses forces et de son talent. Ce n'est qu'au bout de douze ans que, sur la demande (p. 148) de Mme. de Maintenon, il composa Esther et Athalie. Cette dernière pièce, qui est son chef-d'œuvre, et celui de la scène française, ne fut malheureusement pas comprise. Cela le découragea ou le dégoûta complètement, et il ne donna plus rien au théâtre les dix dernières années de sa vie.

Racine se distingue de son illustre contemporain Corneille par la conception des caractères, par les moyens dramatiques et par le style.

Corneille avait subordonné l'action à un but d'influence morale; sa grande âme conçoit et enfante des héros. Il fait plus beau et plus grand que nature. Racine reste dans les limites de la vie ordinaire. À l'homme tel qu'il pourrait être, il substitue l'homme tel qu'il est réellement. Il est moins sublime, mais plus touchant et plus vrai.

En étudiant le monde il vit plus de victimes de la passion que de vainqueurs. Il accepta ce fait, et donna à son théâtre un but moins noble peut-être que celui de peindre le triomphe de la vertu, mais tout aussi utile et plus émouvant, la peinture de la passion.

Il a surtout réussi à la faire voir dans les caractères de femmes. Il n'y en a pas de plus beaux au théâtre que les siens. Les passions qu'il a peintes sont celles qui sont les plus habituelles au sexe, l'amour, la tendresse maternelle, l'ambition. L'amour passionnée éclate dans Hermione, Roxane, Phèdre; l'amour innocent dans Iphigénie, Junie, Bérénice, Monime; l'amour maternel dans Andromaque, Clytemnestre; l'ambition dans Agrippine, Athalie.

(p. 149) Les pièces où l'on trouve ces types de femmes se succédèrent en marquant un progrès continu. Leur auteur eut une bonne fortune rare dans l'histoire des lettres, celle de n'avoir pas de déclin. Andromaque, Britannicus, Mithridate, Iphigénie, Phèdre sont des étapes régulières d'un génie qui tend à l'excellence, et qui y atteint dans Athalie.

Mais c'est surtout par le style que Racine est admirable. Boileau se vantait de lui avoir enseigné à faire difficilement des vers faciles, et Voltaire disait qu'au bas de chaque page on peut mettre beau, admirable, sublime.

Il est certain qu'on pourrait le placer au bas d'un plus grand nombre de pages de Racine que d'aucun autre poëte.

On a blâmé Racine d'avoir peint sous des noms anciens des courtisans de Louis XIV; c'est là justement son mérite. Tout théâtre représente les mœurs contemporaines. Les héros mythologiques d'Euripide sont avocats et philosophes comme les jeunes Athéniens de son temps. Quand Shakespeare a voulu peindre César, Brutus, Ajax et Thersite, il en a fait des hommes du XVIe siècle. Tous les jeunes gens de Victor Hugo sont des plébéiens révoltés et sombres, fils de René et de Childe Harold. Au fond un artiste ne copie que ce qu'il voit, et ne peut copier autre chose; le lointain et la perspective historique ne lui servent que pour ajouter la poésie à la vérité.

H. Taine.

Quand vous voudrez bien comprendre Racine, ouvrez tout simplement les yeux, et, sans y chercher d'autre mystère, promenez autour de vous vos regards. Bérénice habite la mansarde, hier encore joyeuse, aujourd'hui désolée, d'où Titus est parti, (p. 150) muni de son diplôme, pour aller faire un beau mariage; Hermione est là, derrière cette porte, sur le même palier que vous, méditant comment elle rompra l'union de Pyrrhus avec Andromaque; et quant à Roxane, ce rassemblement, ce tumulte, ces clameurs sous vos fenêtres, c'est elle que l'on arrête pour avoir, au tournant de la rue, frappé le Bajazet qui la trompait avec l'Athalide d'en face. Partout du sang et partout des larmes, puisque la tragédie en demande; la terreur et la pitié, puisque c'est la règle et la condition du genre; mais partout aussi la vie, l'humanité, la réalité....

C'est de la tragédie de Racine que date l'apparition de l'amour dans la littérature moderne, ou, plus exactement encore, dans cette même littérature, c'est de la tragédie de Racine que date l'empire de la femme. Cherchez longtemps et cherchez bien, vous ne trouverez pas un seul poëte avant lui, qui n'ait étrangement subordonné dans son œuvre le rôle social de la femme.... Même dans Shakspere l'individualité de la femme ne commence à poindre qu'autant que les circonstances l'ont obligée, comme Goneril ou comme lady Macbeth, à revêtir un caractère et jouer un rôle d'homme.... C'est dans l'œuvre de Racine que la femme,—Andromaque, Hermione, Agrippine, Bérénice, Roxane, Monime, Phèdre,—apparaît pour la première fois comme une personne maîtresse d'elle-même, dans la pleine indépendance de ses sentiments, et responsable de ses actes.... Toute une large part de notre poésie moderne, presque tout le théâtre, enfin tout le roman procèdent de Racine. C'est un initiateur, un inventeur, et un initiateur dont l'influence n'a pas été contenue dans les bornes de sa propre patrie, mais s'est véritablement exercée sur la littérature moderne tout entière.... Les critiques qui ont fait à Racine l'honneur de s'occuper de lui n'ont point compris ce qu'il y a de puissance et de force tragiques dans la façon dont il a conçu (p. 151) et représenté les passions de l'amour.... Le XVIIIe siècle ne l'a pas soupçonné.... même de nos jours les esprits les plus libres, les plus indépendants, les plus hardis ne l'ont pas vu.... Bien loin d'avoir été le peintre des mœurs de cour et cet imitateur des convenances mondaines qu'on prétend, Racine a enfoncé si avant dans la peinture de ce que les passions de l'amour ont de plus tragique et de plus sanglant qu'il en a non seulement effarouché, mais littéralement révolté la délicatesse aristocratique de son siècle.... Ce siècle poli ne pardonna pas à Racine la vérité, la franchise, l'audace de ses peintures.... Shakespare, dans un autre siècle, dans d'autres conditions, a pu faire autrement, et faisant autrement atteindre à d'autres effets; mais, dans quelqu'une que ce soit de ses tragédies romaines, Coriolan ou Jules César, il n'a fait plus vrai que Britannicus, ni dans son Othello plus naturel que Bajazet.... Racine a merveilleusement connu les exigences propres de l'art dramatique, et ce ne sont pas Andromaque ou Phèdre qui sont, comme on l'a dit, des tragédies de cabinet, mais, au contraire, les objections que l'on fait valoir contre elles, qui sont, si je puis dire, des objections de cabinet.

F. Brunetière.

Des situations communes pour point de départ, d'autres situations et des dénouements prévus, amenés par le développement naturel des passions et des caractères, sans aucune intrusion du hasard, voilà tout le théâtre de Racine. Cela semble peu, mais ce peu, je me demande s'il s'est rencontré une autre fois. Joignez le style si exact, si souple, si hardi, si élégant, si lié, avec je ne sais quelle grâce incommunicable.... On peut se lasser de tout, même du pittoresque, qui change avec le temps, mais le fond du théâtre de Racine est éternel....

J. Lemaître.

(p. 152) Esther.

Tragédie tirée de l'Écriture Sainte (1669).

Personnages.

ACTE PREMIER.

(Le théâtre représente l'appartement d'Esther.)

Scène I.

[Esther raconte à son amie Élise comment elle est devenue reine de Perse.

Après que le roi Assuérus eut répudié l'altière Vasthi, on chercha, dans ses nombreux États, une femme qui la remplaçât; le sceptre devait être le prix de la beauté.]

On m'élevait alors, solitaire et cachée,
Sous les yeux vigilants du sage Mardochée:
Tu sais combien je dois à ses heureux secours.
La mort m'avait ravi les auteurs de mes jours,
Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,
Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère.
Du triste état des Juifs jour et nuit agité,
Il me tira du sein de mon obscurité;
Et, sur mes faibles mains fondant leur délivrance,
Il me fit d'un empire accepter l'espérance.
(p. 153) À ses desseins secrets, tremblante, j'obéis:
Je vins; mais je cachai ma race et mon pays.
Qui pourrait cependant t'exprimer les cabales
Que formait en ces lieux ce peuple de rivales,
Qui toutes, disputant un si grand intérêt,
Des yeux d'Assuérus attendaient leur arrêt?
Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages:
L'une d'un sang fameux vantait les avantages;
L'autre, pour se parer de superbes atours,
Des plus adroites mains empruntait le secours;
Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice,
De mes larmes au ciel j'offrais le sacrifice.
Enfin, on m'annonça l'ordre d'Assuérus.
Devant ce fier monarque, Élise, je parus.
Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes;
Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,
Tandis qu'en ses projets l'orgueilleux est trompé.
De mes faibles attraits le roi parut frappé:
Il m'observa longtemps dans un sombre silence;
Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance,
Dans ce temps-là, sans doute agissait sur son cœur.
Enfin, avec des yeux où régnait la douceur:
Soyez reine, dit-il; et, dès ce moment même,
De sa main sur mon front posa son diadème.
Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,
Il combla de présents tous les grands de sa cour;
Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces,
Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes.
Hélas! durant ces jours de joie et de festins,
Quelle était en secret ma honte et mes chagrins!
Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise,
La moitié de la terre à son sceptre est soumise,
Et de Jérusalem l'herbe cache les murs!
Sion, repaire affreux de reptiles impurs,
Voit de son temple saint les pierres dispersées,
Et du Dieu d'Israël les fêtes sont cessées!

[Le roi ne sait pas encore qu'elle est fille d'Israël, Mardochée]

(p. 154) Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée.'

 

Son amitié pour moi le rend ingénieux,
Absent je le consulte, et ses réponses sages
Pour venir jusqu'à moi trouvent mille passages:
Un père a moins de soin du salut de son fils.
Déjà même, déjà, par ses secrets avis,
J'ai découvert au roi les sanglantes pratiques
Que formaient contre lui deux ingrats domestiques.
Cependant mon amour pour notre nation
A rempli ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Je mets à les former mon étude et mes soins;
Et c'est là que, fuyant l'orgueil du diadème,
Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,
Aux pieds de l'Éternel je viens m'humilier,
Et goûter le plaisir de me faire oublier.
Mais à tous les Persans je cache leurs familles.
Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles,
Compagnes autrefois de ma captivité,
De l'antique Jacob jeune postérité.

Scène II.

Une Israélite, chantant derrière le théâtre. Ma sœur, quelle voix nous appelle?

Une autre. J'en reconnais les agréables sons:
C'est la reine.

Toutes deux. Courons, mes sœurs, obéissons.
La reine nous appelle:
Allons, rangeons nous auprès d'elle.

 

Esther. Mes filles, chantez-nous quelqu'un de ces cantiques,
(p. 155) Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs
De la triste Sion célèbrent les malheurs.

Une Israélite chante seule. Déplorable Sion, qu'as-tu fait de ta gloire?
Tout l'univers admirait ta splendeur:
Tu n'es plus que poussière; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.
Sion, jusques au ciel élevée autrefois,
Jusqu'aux enfers maintenant abaissée,
Puissé-je demeurer sans voix,
Si dans mes chants ta douleur retracée
Jusqu'au dernier soupir n'occupe ma pensée!

Tout le chœur. Ô rives du Jourdain! ô champs aimés des cieux!
Sacrés monts, fertiles vallées,
Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?

Une Israélite seule. Quand verrai-je, ô Sion, relever tes remparts,
Et de tes tours les magnifiques faîtes?
Quand verrai-je de toutes parts
Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes?

Tout le chœur. Ô rives du Jourdain! ô champs aimés des cieux!
Sacrés monts, fertiles vallées,
Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?

Scène III.

Esther. Quel profane en ce lieu s'ose avancer vers nous?
Que vois-je? Mardochée! Ô mon père, est-ce vous?
Un ange du Seigneur, sous son aile sacrée,
(p. 156) A donc conduit vos pas, et caché votre entrée?
Mais d'où vient cet air sombre, et ce cilice affreux,
Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux?
Que nous annoncez-vous?

Mardochée.Ô reine infortunée!
Ô d'un peuple innocent barbare destinée!
Lisez, lisez l'arrêt détestable, cruel...
Nous sommes tous perdus! et c'est fait d'Israël!

Esther. Juste ciel! tout mon sang dans mes veines se glace.

Mardochée. On doit de tous les Juifs exterminer la race.
Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés;
Les glaives, les couteaux sont déjà préparés;
Toute la nation à la fois est proscrite.
Aman, l'impie Aman, race d'Amalécite,
A, pour ce coup funeste, armé tout son crédit;
Et le roi, trop crédule, a signé cet édit.
Prévenu contre nous par cette bouche impure,
Il nous croit en horreur à toute la nature.
Ses ordres sont donnés; et, dans tous ses États,
Le jour fatal est pris pour tant d'assassinats.
Cieux, éclairerez-vous cet horrible carnage?
Le fer ne connaîtra ni le sexe ni l'âge;
Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours,
Et ce jour effroyable arrive dans dix jours.

Esther. Ô Dieu, qui vois former des desseins si funestes,
As-tu donc de Jacob abandonné les restes?

Une des plus jeunes Israélites. Ciel, qui nous défendra, si tu ne nous défends?

Mardochée. Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants.
En vous est tout l'espoir de vos malheureux frères;
Il faut les secourir; mais les heures sont chères.
Le temps vole, et bientôt amènera le jour
(p. 157) Où le nom des Hébreux doit périr sans retour.
Toute pleine du feu de tant de saints prophètes,
Allez, osez au roi déclarer qui vous êtes.

Esther. Hélas! ignorez-vous quelles sévères lois
Aux timides mortels cachent ici les rois?
Au fond de leur palais leur majesté terrible
Affecte à leurs sujets de se rendre invisible;
Et la mort est le prix de tout audacieux
Qui, sans être appelé, se présente à leurs yeux,
Si le roi, dans l'instant, pour sauver le coupable,
Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.
Rien ne met à l'abri de cet ordre fatal,
Ni le rang, ni le sexe, et le crime est égal.
Moi-même, sur son trône, à ses côtés assise,
Je suis à cette loi, comme une autre, soumise:
Et, sans le prévenir, il faut, pour lui parler,
Qu'il me cherche, ou du moins qu'il me fasse appeler.

Mardochée. Quoi! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie!
Dieu parle, et d'un mortel vous craignez le courroux!
Que dis-je? Votre vie, Esther, est-elle à vous?
N'est-elle pas au sang dont vous êtes issue?
N'est-elle pas à Dieu dont vous l'avez reçue?
Et qui sait, lorsqu'au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas?
Songez-y bien: ce dieu ne vous a pas choisie
Pour être un vain spectacle aux peuples de l'Asie,
Ni pour charmer les yeux des profanes humains:
Pour un plus noble usage il réserve ses saints.
S'immoler pour son nom et pour son héritage,
D'un enfant d'Israël voilà le vrai partage:
Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours!
Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours?
Que peuvent contre lui tous les rois de la terre?
En vain ils s'uniraient pour lui faire la guerre:
Pour dissiper leur ligue il n'a qu'à se montrer:
(p. 158) Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble;
Il voit comme un néant tout l'univers ensemble;
Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
Sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étaient pas.
S'il a permis d'Aman l'audace criminelle,
Sans doute qu'il voulait éprouver votre zèle.
C'est lui qui, m'excitant à vous oser chercher,
Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher;
Et s'il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles,
Nous n'en verrons pas moins éclater ses merveilles.
Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers
Par la plus faible main qui soit dans l'univers;
Et vous, qui n'aurez point accepté cette grâce,
Vous périrez peut-être et toute votre race.

Esther. Allez: que tous les Juifs dans Suse répandus,
À prier avec vous jour et nuit assidus,
Me prêtent de leurs vœux le secours salutaire,
Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère.
Déjà la sombre nuit a commencé son tour:
Demain quand le soleil rallumera le jour,
Contente de périr, s'il faut que je périsse,
J'irai pour mon pays m'offrir en sacrifice.
Qu'on s'éloigne un moment.

(Le chœur se retire vers le fond du théâtre.)

[Dans la quatrième scène Esther adresse à Dieu une belle prière. Elle implore sa miséricorde et sa protection, et lui demande d'accompagner ses pas devant le roi dont elle va affronter la présence:]

... accompagne mes pas
Devant ce fier lion qui ne te connaît pas;
Commande en me voyant que son courroux s'apaise,
Et prête à mes discours un charme qui lui plaise:
Les orages, les vents, les cieux te sont soumis:
Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis.

[La cinquième et dernière scène est remplie par (p. 159) le chœur qui chante ses plaintes et sa confiance en Dieu.]

Une Israélite seule. Pleurons et gémissons, mes fidèles compagnes;
À nos sanglots donnons un libre cours;
Levons les yeux vers les saintes montagnes
D'où l'innocence attend tout son secours.
Ô mortelles alarmes!
Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux:
Il ne fut jamais sous les cieux
Un si juste sujet de larmes.

 

Quel carnage de toutes parts!
On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
Et la sœur et le frère,
Et la fille et la mère,
Le fils dans les bras de son père!
Que de corps entassés! Que de membres épars,
Privés de sépulture!
Grand Dieu! tes saints sont la pâture
Des tigres et des léopards.

Une des plus jeunes Israélites. Hélas! si jeune encore,
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur?
Ma vie à peine a commencé d'éclore:
Je tomberai comme une fleur
Qui n'a vu qu'une aurore.
Hélas! si jeune encore,
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur?

Une autre. Des offenses d'autrui malheureuses victimes,
Que nous servent, hélas! ces regrets superflus?
Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus,
Et nous portons la peine de leurs crimes.

Tout le chœur. Le dieu que nous servons est le dieu des combats:
Non, non, il ne souffrira pas
Qu'on égorge ainsi l'innocence.

Une Israélite, seule. Hé quoi! dirait l'impiété,
(p. 160)Où donc est-il ce dieu si redouté
Dont Israël nous vantait la puissance?

Une autre. Ce dieu jaloux, ce dieu victorieux,
Frémissez, peuples de la terre,
Ce dieu jaloux, ce dieu victorieux
Est le seul qui commande aux cieux:
Ni les éclairs ni le tonnerre
N'obéissent point à vos dieux.

Une autre. Il renverse l'audacieux.

Une autre. Il prend l'humble sous sa défense.

Tout le chœur. Le dieu que nous servons est le dieu des combats:
Non, non, il ne souffrira pas
Qu'on égorge ainsi l'innocence.

Deux Israélites. Ô Dieu, que la gloire couronne,
Dieu, que la lumière environne,
Qui voles sur l'aile des vents,
Et dont le trône est porté par les anges!

Deux autres des plus jeunes. Dieu qui veux bien que de simples enfants
Avec eux chantent tes louanges!

Tout le chœur. Tu vois nos pressants dangers:
Donne à ton nom la victoire;
Ne souffre point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers.

Une Israélite, seule. Arme-toi, viens nous défendre.
Descends tel qu'autrefois la mer te vit descendre;
Que les méchants apprennent aujourd'hui
A craindre ta colère:
Qu'ils soient comme la poudre et la paille légère
Que le vent chasse devant lui.

Tout le chœur. Tu vois nos pressants dangers:
Donne à ton nom la victoire;
Ne souffre point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers.

(p. 161) ACTE DEUXIÈME.

(Le théâtre représente la chambre où est le trône d'Assuérus.)

[Hydaspe, officier du palais d'Assuérus, informe Aman que le roi a été réveillé la nuit passée par quelque songe effrayant, et, ne pouvant plus se rendormir, s'est fait apporter et lire]

Ces annales célèbres
Où les faits de son règne, avec soin amassés,
Par de fidèles mains chaque jour sont tracés;
On y conserve écrits le service et l'offense,
Monuments éternels d'amour et de vengeance.

[Mais Hydaspe s'aperçoit qu'Aman aussi est agité, troublé. Pourquoi?]

L'heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis?

Aman. Peux-tu le demander dans la place où je suis?
Haï, craint, envié, souvent plus misérable
Que tous les malheureux que mon pouvoir accable!

Hydaspe. Hé! qui jamais du ciel eut des regards plus doux?
Vous voyez l'univers prosterné devant vous.

Aman. L'univers! Tous les jours un homme ... un vil esclave
D'un front audacieux me dédaigne et me brave.

Hydaspe. Quel est cet ennemi de l'État et du roi?

Aman. Le nom de Mardochée, est-il connu de toi?

Hydaspe. Qui? ce chef d'une race abominable, impie?

Aman. Oui, lui-même.

Hydaspe.Hé, seigneur! d'une si belle vie,
Un si faible ennemi peut-il troubler la paix?

Aman. L'insolent devant moi ne se courba jamais.
En vain de la faveur du plus grand des monarques
Tout révère à genoux les glorieuses marques;
Lorsque d'un saint respect tous les Persans touchés
N'osent lever leurs fronts à la terre attachés,
(p. 162) Lui, fièrement assis, et la tête immobile,
Traite tous ces honneurs d'impiété servile,
Présente à mes regards un front séditieux,
Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux!
Du palais cependant il assiège la porte:
À quelque heure que j'entre, Hydaspe, ou que je sorte,
Son visage odieux m'afflige et me poursuit;
Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.
Ce matin j'ai voulu devancer la lumière:
Je l'ai trouvé couvert d'une affreuse poussière,
Revêtu de lambeaux, tout pâle; mais son œil
Conservait sous la cendre encor le même orgueil.
D'où lui vient, cher ami, cette impudente audace?
Toi, qui dans ce palais vois tout ce qui se passe,
Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui?
Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui?

Hydaspe. Seigneur, vous le savez, son avis salutaire
Découvrit de Tharès le complot sanguinaire.
Le roi promit alors de le récompenser.
Le roi, depuis ce temps, paraît n'y plus penser.

[La vue de ce Juif insolent, dit Aman, lui gâte tout son bonheur: il voudrait ne plus le voir.]

Hydaspe. Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours:
La nation entière est promise aux vautours.

Aman. Ah! que ce temps est long à mon impatience!
C'est lui, je te veux bien confier ma vengeance,
C'est lui qui, devant moi refusant de ployer,
Les a livrés au bras qui les va foudroyer.
C'était trop peu pour moi d'une telle victime:
La vengeance trop faible attire un second crime.
Un homme tel qu'Aman, lorsqu'on l'ose irriter,
Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.
Il faut des châtiments dont l'univers frémisse;
Qu'on tremble en comparant l'offense et le supplice;
Que les peuples entiers dans le sang soient noyés.
(p. 163) Je veux qu'on dise un jour aux siècles effrayés:
"Il fut des Juifs, il fut une insolente race;
Répandus sur la terre, ils en couvraient la face;
Un seul osa d'Aman attirer le courroux,
Aussitôt de la terre ils disparurent tous."

Hydaspe. Ce n'est donc pas, seigneur, le sang amalécite
Dont la voix à les perdre en secret vous excite?

Aman. Je sais que, descendu de ce sang malheureux,
Une éternelle haine a dû m'armer contre eux;
Qu'ils firent d'Amalec un indigne carnage;
Que, jusqu'aux vils troupeaux, tout éprouva leur rage;
Qu'un déplorable reste à peine fut sauvé;
Mais, crois-moi, dans le rang où je suis élevé,
Mon âme à ma grandeur tout entière attachée,
Des intérêts du sang est faiblement touchée.
Mardochée est coupable; et que faut-il de plus?
Je prévins donc contre eux l'esprit d'Assuérus,
J'inventai des couleurs, j'armai la calomnie,
J'intéressai sa gloire: il trembla pour sa vie.
Je les peignis puissants, riches, séditieux;
Leur Dieu même ennemi de tous les autres dieux.

[Enfin la race est condamnée à périr dans dix jours; le trépas différé de ce traître fait souffrir son cœur:]

"Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.
Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie?"

[Le roi venant Aman se retire. Assuérus reste seul avec Asaph, un de ses officiers de service. On vient de lui lire l'histoire d'un complot tramé contre sa vie et déjoué par la vigilance d'un sujet zélé. Ce sauveur,]

"Par qui la Perse avec moi fut sauvée,
Quel honneur pour sa foi, quel prix a-t-il reçu?"

Asaph. On lui promit beaucoup: c'est tout ce que j'ai su.

(p. 164) [Le roi est confondu, indigné d'un pareil oubli: il veut le réparer.]

"Ah! que plutôt l'injure échappe à ma vengeance,
Qu'un si rare bienfait à ma reconnaissance!
Et qui voudrait jamais s'exposer pour son roi?
Ce mortel qui montra tant de zèle pour moi
Vit-il encore?"

[Il vit, dit Asaph.]

Assuérus. Quel pays reculé le cache à mes bienfaits?

Asaph. Assis le plus souvent aux portes du palais,
Sans se plaindre de vous ni de sa destinée,
Il y traîne, seigneur, sa vie infortunée.

Assuérus. Et je dois d'autant moins oublier la vertu,
Qu'elle-même s'oublie. Il se nomme, dis-tu?

Asaph. Mardochée est le nom que je viens de vous lire.

Assuérus. Et son pays?

Asaph.Seigneur, puisqu'il faut vous le dire,
C'est un de ces captifs à périr destinés,
Des rives du Jourdain sur l'Euphrate amenés.

Assuérus. Il est donc Juif? Ô ciel, sur le point que la vie
Par mes propres sujets m'allait être ravie,
Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants!
Un Juif m'a préservé du glaive des Persans!
Mais, puisqu'il m'a sauvé, quel qu'il soit, il n'importe.

[Il demande qu'on fasse venir un grand de sa cour. Aman arrive.]

Scène V.

Assuérus. Approche, heureux appui du trône de ton maître,
Âme de mes conseils, et qui seul tant de fois
Du sceptre dans ma main as soulagé le poids,
Un reproche secret embarrasse mon âme.
(p. 165) Je sais combien est pur le zèle qui t'enflamme:
Le mensonge jamais n'entra dans tes discours,
Et mon intérêt seul est le but où tu cours.
Dis-moi donc: que doit faire un prince magnanime
Qui veut combler d'honneurs un sujet qu'il estime?
Par quel gage éclatant, et digne d'un grand roi,
Puis-je récompenser le mérite et la foi?
Ne donne point de borne à ma reconnaissance:
Mesure tes conseils sur ma vaste puissance.

Aman (tout bas.) C'est pour toi-même, Aman, que tu vas prononcer;
Et quel autre que toi peut-on récompenser?

Assuérus. Que penses-tu?

Aman.Seigneur, je cherche, j'envisage
Des monarques persans la conduite et l'usage:
Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous;
Pour vous régler sur eux, que sont-ils près de vous?
Votre règne aux neveux doit servir de modèle.
Vous voulez d'un sujet reconnaître le zèle;
L'honneur seul peut flatter un esprit généreux:
Je voudrais donc, seigneur, que ce mortel heureux
De la pourpre aujourd'hui paré comme vous-même,
Et portant sur le front le sacré diadème,
Sur un de vos coursiers pompeusement orné,
Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené;
Que, pour comble de gloire et de magnificence,
Un seigneur éminent en richesse, en puissance,
Enfin de votre empire après vous le premier,
Par la bride guidât son superbe coursier;
Et lui-même marchant en habits magnifiques
Criât à haute voix dans les places publiques:
"Mortels, prosternez-vous: c'est ainsi que le roi
Honore le mérite, et couronne la foi."

Assuérus. Je vois que la sagesse elle-même t'inspire.
Avec mes volontés ton sentiment conspire.
Va, ne perds point de temps: ce que tu m'as dicté,
Je veux de point en point qu'il soit exécuté.
La vertu dans l'oubli ne sera plus cachée.
(p. 166) Aux portes du palais prends le Juif Mardochée;
C'est lui que je prétends honorer aujourd'hui.
Ordonne son triomphe, et marche devant lui;
Que Suse par ta voix de son nom retentisse,
Et fais à son aspect que tout genou fléchisse.
Sortez tous.

Aman. Dieux!

[Quand Assuérus est seul, Esther entre, s'appuyant sur Élise.]

Assuérus. Sans mon ordre on porte ici ses pas!
Quel mortel insolent vient chercher le trépas?
Gardes.... C'est vous, Esther? Quoi! sans être attendue?

Esther. Mes filles, soutenez votre reine éperdue:
Je me meurs,
(Elle tombe évanouie.)

Assuérus. Dieux puissants! quelle étrange pâleur
De son teint tout-à-coup efface la couleur!
Esther, que craignez-vous? Suis-je pas votre frère?
Est-ce pour vous qu'est fait un ordre si sévère?
Vivez: le sceptre d'or, que vous tend cette main,
Pour vous de ma clémence est un gage certain.

[Esther revenant à elle, le roi la calme et la rassure. Il lui demande ensuite ce qu'il peut faire pour elle.]

Osez donc me répondre, et ne me cachez pas
Quel sujet important conduit ici vos pas.
Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent?
Je vois qu'en m'écoutant vos yeux au ciel s'adressent.
Parlez: de vos désirs le succès est certain,
Si ce succès dépend d'une mortelle main.

Esther. Ô bonté qui m'assure autant qu'elle m'honore!
Un intérêt pressant veut que je vous implore:
J'attends ou mon malheur ou ma félicité,
Et tout dépend, seigneur, de votre volonté.
(p. 167) Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,
Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines.

Assuérus. Ah! que vous enflammez mon désir curieux!

Esther. Seigneur, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux,
Si jamais à mes vœux vous fûtes favorable,
Permettez, avant tout, qu'Esther puisse à sa table
Recevoir aujourd'hui son souverain seigneur,
Et qu'Aman soit admis à cet excès d'honneur.
J'oserai devant lui rompre ce grand silence,
Et j'ai pour m'expliquer besoin de sa présence.

Assuérus. Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez!
Toutefois qu'il soit fait comme vous souhaitez.
(À ceux de sa suite.)

Vous, que l'on cherche Aman; et qu'on lui fasse entendre
Qu'invité chez la reine il ait soin de s'y rendre.

[Assuérus alors invite Esther à venir entendre les sages de la Chaldée lui expliquer un songe qui le préoccupe et auquel elle n'est pas étrangère. Le chœur, seul en scène, exhale ses craintes et ses espérances.]

Élise. Que vous semble, mes sœurs, de l'état où nous sommes?
D'Esther, d'Aman, qui le doit emporter?
Est-ce Dieu, sont-ce les hommes,
Dont les œuvres vont éclater?
Vous avez vu quelle ardente colère
Allumait de ce roi le visage sévère.

[Mais ce courroux s'est évanoui.]

Une des Israélites chante. Un moment a changé ce courage inflexible:
Le lion rugissant est un agneau paisible.
Dieu, notre Dieu, sans doute a versé dans son cœur
Cet esprit de douceur.

Le chœur chante. Dieu, notre Dieu, sans doute a versé dans son cœur
(p. 168)Cet esprit de douceur.

La même Israélite chante. Tel qu'un ruisseau docile
Obéit à la main qui détourne son cours,
Et, laissant de ses eaux partager le secours,
Va rendre tout un champ fertile,
Dieu, de nos volontés arbitre souverain,
Le cœur des rois est ainsi dans ta main.

Élise. Ah! que je crains, mes sœurs, les funestes nuages
Qui de ce prince obscurcissent les yeux!
Comme il est aveuglé du culte de ses dieux!

 

Une Israélite chante. Dieu d'Israël, dissipe enfin cette ombre:
Des larmes de tes saints quand seras-tu touché?
Quand sera le voile arraché
Qui sur tout l'univers jette une nuit si sombre?
Dieu d'Israël, dissipe enfin cette ombre:
Jusqu'à quand seras-tu caché?

 

Une Israélite. Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis,
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.
Dans les craintes, dans les ennuis,
En ses bontés mon âme se confie.
Veut-il par mon trépas que je le glorifie?
Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis,
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.

Élise. Je n'admirai jamais la gloire de l'impie.

Une autre Israélite. Au bonheur du méchant qu'une autre porte envie.

Élise. Tous ses jours paraissent charmants;
L'or éclate en ses vêtements;
Son orgueil est sans borne ainsi que sa richesse;
Jamais l'air n'est troublé de ses gémissements;
Il s'endort, il s'éveille au son des instruments;
Son cœur nage dans la mollesse.

 

Le chœur. Heureux, dit-on, le peuple florissant
(p. 169) Sur qui ces biens coulent en abondance!
Plus heureux le peuple innocent
Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance!

Une Israélite, seule. Pour contenter ses frivoles désirs
L'homme insensé vainement se consume:
Il trouve l'amertume
Au milieu des plaisirs.

Une autre, seule. Le bonheur de l'impie est toujours agité;
Il erre à la merci de sa propre inconstance.
Ne cherchons la félicité
Que dans la paix de l'innocence.

La même, avec une autre. Ô douce paix!
Ô lumière éternelle!
Beauté toujours nouvelle!
Heureux le cœur épris de tes attraits!
Ô douce paix!
Ô lumière éternelle!
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!

 

Nulle paix pour l'impie: il la cherche, elle fuit;
Et le calme en son cœur ne trouve point de place:
Le glaive au dehors le poursuit;
Le remords au dedans le glace.

Une autre. La gloire des méchants en un moment s'éteint;
L'affreux tombeau pour jamais les dévore.
Il n'en est pas ainsi de celui qui te craint;
Il renaîtra, mon Dieu, plus brillant que l'aurore.

Le chœur. Ô douce paix!
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!

ACTE TROISIÈME.

(Le théâtre représente les jardins d'Esther, et un des côtes du salon où se fait le festin.)

[Aman vient, accompagné de son épouse Zarès. La tristesse et la colère sont peintes sur son front. (p. 170) Zarès lui conseille de l'éclaircir et de penser à l'honneur que lui fait la reine. Il l'a cent fois dit lui-même:]

Quiconque ne sait pas dévorer un affront,
Ni de fausses couleurs se déguiser le front,
Loin de l'aspect des rois qu'il s'écarte, qu'il fuie;
Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie.
Souvent avec prudence un outrage enduré
Aux bonheurs les plus hauts a servi de degré.

Aman. Ô douleur! ô supplice affreux à la pensée!
Ô honte qui jamais ne peut être effacée!
Un exécrable Juif, l'opprobre des humains,
S'est donc vu de la pourpre habillé par mes mains!
C'est peu qu'il ait sur moi remporté la victoire;
Malheureux, j'ai servi de héraut à sa gloire.
Le traître! il insultait à ma confusion;
Et tout le peuple même, avec dérision
Observant la rougeur qui couvrait mon visage,
De ma chute certaine en tirait le présage.

 

[Il se plaint amèrement de l'ingratitude du roi auquel il a tout sacrifié, pour lequel il brave la haine et la malédiction des peuples. À cela sa femme lui répond:]

Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter?
Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater,
Ce soin d'immoler tout à son pouvoir suprême,
Entre nous, avaient ils d'autre objet que vous-même?
Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés,
N'est-ce pas à vous seul que vous les immolez?
Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste....
Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.
Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi,
Ce Juif, comblé d'honneurs, me cause quelque effroi.
Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre,
Et sa race toujours fut fatale à la vôtre.
(p. 171) De ce léger affront songez à profiter.
Peut-être la fortune est prête à vous quitter.

[Et elle lui conseille de fuir, de regagner le pays où ses aïeux furent jetés jadis par les Juifs victorieux, et de se mettre en sûreté avec sa famille.]

"La mer la plus terrible et la plus orageuse
Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse."

[Cependant le festin est prêt. Hydaspe vient chercher Aman pour l'y conduire.]

"Et Mardochée est-il aussi de ce festin?"

[demande Aman. Hydaspe lui dit d'oublier son chagrin, d'autant plus que la revanche ne se fera sans doute pas attendre:]

J'ai des savants devins entendu la réponse:
Ils disent que la main d'un perfide étranger
Dans le sang de la reine est prête à se plonger,
Et le roi, qui ne sait où trouver le coupable,
N'impute qu'aux seuls Juifs ce projet détestable.

 

[Le chœur seul en scène donne cours aux sentiments qu'a éveillés la vue de l'ennemi des Juifs, de l'oppresseur d'Israël. Puis il célèbre les vertus d'un roi puissant et sage, protecteur de l'innocence et ennemi du mensonge.]

 

Une Israélite. Que le peuple est heureux,
Lorsqu'un roi généreux,
Craint dans tout l'univers, veut encore qu'on l'aime!
Heureux le peuple! heureux le roi lui-même!

Tout le chœur. Ô repos! ô tranquillité!
Ô d'un parfait bonheur assurance éternelle,
Quand la suprême autorité
Dans ses conseils a toujours auprès d'elle
La justice et la vérité!

 

(p. 172) Une autre. J'admire un roi victorieux,
Que sa valeur conduit triomphant en tous lieux;
Mais un roi sage et qui hait l'injustice,
Qui sous la loi d'un riche impérieux
Ne souffre point que le pauvre gémisse,
Est le plus beau présent des cieux.

Une autre. La veuve en sa défense espère.

Une autre. De l'orphelin il est le père.

Toutes ensemble. Et les larmes du juste implorant son appui
Sont précieuses devant lui.

Scène IV.

[Assuérus subjugué par les grâces d'Esther, lui parle du ton le plus affectueux. Il brûle de lui donner une marque de sa faveur:]

... Dites promptement ce que vous demandez,
Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés;
Dussiez-vous, je l'ai dit, et veux bien le redire,
Demander la moitié de ce puissant empire.

Esther. Je ne m'égare point dans ces vastes désirs.
Mais puisqu'il faut enfin expliquer mes soupirs,
Puisque mon roi lui-même à parler me convie,
(Elle se jette aux pieds du roi.)
J'ose vous implorer, et pour ma propre vie
Et pour les tristes jours d'un peuple infortuné,
Qu'à périr avec moi vous avez condamné.

Assuérus (la relevant). À périr! Vous! Quel peuple? Et quel est ce mystère?

Aman (tout bas). Je tremble.

Esther. Esther, seigneur, eut un Juif pour son père.

[Le roi ne s'attendait pas à cela. Il en témoigne un étonnement déconcerté, mais Esther continue:]

Vous pourrez rejeter ma prière:
Mais je demande au moins que, pour grâce dernière,
Jusqu'à la fin, seigneur, vous m'entendiez parler
Et que surtout Aman n'ose point me troubler.

(p. 173) Assuérus. Parlez.

Esther. Ô Dieu, confonds l'audace et l'imposture!
Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,
Que vous croyez, seigneur, le rebut des humains,
D'une riche contrée autrefois souverains,
Pendant qu'ils n'adoraient que le Dieu de leurs pères,
Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.
Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,
N'est point tel que l'erreur le figure à vos yeux.
L'Éternel est son nom, le monde est son ouvrage;
Il entend le soupir de l'humble qu'on outrage,
Juge tous les mortels avec d'égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.
Des plus fermes États la chute épouvantable,
Quand il veut, n'est qu'un jeu de sa main redoutable.
Les Juifs à d'autres dieux osèrent s'adresser:
Roi, peuples, en un jour tout se vit disperser:
Sous les Assyriens leur triste servitude
Devint le juste prix de leur ingratitude.
Mais, pour punir enfin nos maîtres à leur tour,
Dieu fit choix de Cyrus avant qu'il vît le jour,
L'appela par son nom, le promit à la terre,
Le fit naître, et soudain l'arma de son tonnerre,
Brisa les fiers remparts et les portes d'airain,
Mit des superbes rois la dépouille en sa main,
De son temple détruit vengea sur eux l'injure:
Babylone paya nos pleurs avec usure.
Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits,
Regarda notre peuple avec des yeux de paix,
Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines
Et le temple sortait déjà de ses ruines.
Mais, de ce roi si sage héritier insensé,
Son fils interrompit l'ouvrage commencé,
Fut sourd à nos douleurs: Dieu rejeta sa race,
Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place.
Que n'espérions-nous point d'un roi si généreux!
Dieu regarde en pitié son peuple malheureux,
Disions-nous: un roi règne, ami de l'innocence.
(p. 174) Partout du nouveau prince on vantait la clémence
Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris.
Ciel! verra-t-on toujours par de cruels esprits
Des princes les plus doux l'oreille environnée,
Et du bonheur public la source empoisonnée?
Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté
Est venu dans ces lieux souffler la cruauté;
Un ministre ennemi de votre propre gloire....

Aman. De votre gloire! Moi? Ciel! Le pourriez-vous croire?
Moi, qui n'ai d'autre objet ni d'autre dieu....

Assuérus.Tais-toi!
Oses-tu donc parler sans l'ordre de ton roi?

Esther. Notre ennemi cruel devant vous se déclare.
C'est lui, c'est ce ministre infidèle et barbare
Qui, d'un zèle trompeur à vos yeux revêtu,
Contre notre innocence arma votre vertu.
Et quel autre, grand Dieu! qu'un Scythe impitoyable
Aurait de tant d'horreurs dicté l'ordre effroyable!
Partout l'affreux signal en même temps donné
De meurtres remplira l'univers étonné:
On verra, sous le nom du plus juste des princes,
Un perfide étranger désoler vos provinces,
Et dans ce palais même, en proie à son courroux,
Le sang de vos sujets regorger jusqu'à vous.
Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée?
Quelle guerre intestine avons-nous allumée?
Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis?
Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis?
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Pendant que votre main, sur eux appesantie,
À leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l'ombre de ses ailes.
N'en doutez point, seigneur, il fut votre soutien:
Lui seul mît à vos pieds le Parthe et l'Indien,
Dissipa devant vous les innombrables Scythes,
(p. 175) Et renferma la mer dans vos vastes limites;
Lui seul aux yeux d'un Juif découvrit le dessein
De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.
Hélas! ce Juif jadis m'adopta pour sa fille.

Assuérus. Mardochée?

Esther.Il restait seul de notre famille,
Mon père était son frère. Il descend comme moi
Du sang infortuné de notre premier roi.
Plein d'une juste horreur pour un Amalécite,
Race que notre Dieu de sa bouche a maudite,
Il n'a devant Aman pu fléchir les genoux,
Ni lui rendre un honneur qu'il ne croit dû qu'à vous.
De là contre les Juifs et contre Mardochée
Cette haine, seigneur, sous d'autres noms cachée.
En vain de vos bienfaits Mardochée est paré:
À la porte d'Aman est déjà préparé
D'un infâme trépas l'instrument exécrable;
Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,
Couvert de votre pourpre, y doit être attaché.

Assuérus. Quel jour mêlé d'horreur vient effrayer mon âme!
J'étais donc le jouet.... Ciel, daigne m'éclairer!
Un moment sans témoins cherchons à respirer.
Appelez Mardochée: il faut aussi l'entendre.
(Le roi s'éloigne.)

Une Israélite. Vérité que j'implore, achève de descendre!

[Aman interdit, consterné, n'a plus d'espérance qu'en Esther: il se jette à ses pieds et la supplie de le sauver. Le roi revenant, transporté de colère, ordonne qu'on l'emmène,]

Qu'à ce monstre à l'instant l'âme soit arrachée;
Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée,
Apaisant par sa mort et la terre et les cieux,
De mes peuples vengés il repaisse les yeux.
(Aman est emmené par les gardes.)

(p. 176) Scène VII.

[Assuérus continue en s'adressant à Mardochée,]

Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie,
Aux conseils des méchants ton roi n'est plus en proie;
Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu:
Viens briller près de moi dans le rang qui t'est dû.
Je te donne d'Aman les biens et la puissance:
Possède justement son injuste opulence.
Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis;
Je leur livre le sang de tous leurs ennemis;
À l'égal des Persans je veux qu'on les honore,
Et que tout tremble au nom du Dieu qu'Esther adore.
Rebâtissez son temple, et peuplez vos cités;
Que vos heureux enfants dans leurs solennités
Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire,
Et qu'à jamais mon nom vive dans leur mémoire.

[Les ordres sanguinaires contre les Juifs sont révoqués, et la pièce se termine par les actions de grâces du chœur.]

Scène IX.

Tout le chœur. Dieu fait triompher l'innocence:
Chantons, célébrons sa puissance.

Une Israélite. Il a vu contre nous les méchants s'assembler,
Et notre sang prêt à couler.
Comme l'eau sur la terre ils allaient le répandre.
Du haut du ciel sa voix s'est fait entendre;
L'homme superbe est renversé,
Ses propres flèches l'ont percé.

Une autre. J'ai vu l'impie adoré sur la terre;
Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux
Son front audacieux,
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
(p. 177) Foulait aux pieds ses ennemis vaincus:
Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus.

 

Tout le chœur. L'aimable Esther a fait ce grand ouvrage.

Une Israélite seule. De l'amour de son Dieu son cœur s'est embrasé;
Au péril d'une mort funeste
Son zèle ardent s'est exposé:
Elle a parlé; le ciel a fait le reste.

Deux Israélites. Esther a triomphé des filles des Persans.
La nature et le ciel à l'envi l'ont ornée.

L'une des deux. Tout ressent de ses yeux les charmes innocents.
Jamais tant de beauté fut-elle couronnée!

L'autre. Les charmes de son cœur sont encor plus puissants.
Jamais tant de vertu fut-elle couronnée?

Toutes deux. Esther a triomphé des filles des Persans:
La nature et le ciel à l'envi l'ont ornée.

Une seule. Ton Dieu n'est plus irrité:
Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière,
Quitte les vêtements de ta captivité,
Et reprends ta splendeur première.
Les chemins de Sion à la fin sont ouverts:
Rompez vos fers,
Tribus captives;
Troupes fugitives
Repassez les monts et les mers;
Rassemblez-vous des bouts de l'univers.

 

Une autre. Que le Seigneur est bon; que son joug est aimable!
Heureux qui dès l'enfance en connaît la douceur!
Jeune peuple, courez à ce maître adorable:
Les biens les plus charmants n'ont rien de comparable
(p. 178) Aux torrents de plaisirs qu'il répand dans un cœur.
Que le Seigneur est bon; que son joug est aimable!
Heureux qui dès l'enfance en connaît la douceur!

Une autre. Il s'apaise, il pardonne;
Du cœur ingrat qui l'abandonne
Il attend le retour;
Il excuse notre faiblesse;
À nous chercher même il s'empresse.
Pour l'enfant qu'elle a mis au jour
Une mère a moins de tendresse.
Ah! qui peut avec lui partager notre amour?

Trois Israélites. Il nous fait remporter une illustre victoire.

L'une des trois. Il nous a révélé sa gloire.

Toutes trois. Ah! qui peut avec lui partager notre amour?

Tout le chœur. Que son nom soit béni; que son nom soit chanté;
Que l'on célèbre ses ouvrages
Au delà des temps et des âges,
Au delà de l'éternité!

Vers Sentencieux et populaires de Racine.

L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une âme Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux.

Au travers des périls un grand cœur se fait jour.

La douleur qui se tait n'en est que plus funeste.

L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie.
(Andromaque.)

Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices.

(p. 179) Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieillir.

... Dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
(Britannicus.)

Tandis que vous vivrez le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
(Iphigénie.)

Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre?

La mort aux malheureux ne cause point d'effroi.

Le crime d'une mère est un pesant fardeau.

Ainsi que la vertu le crime a ses degrés.

Toujours les scélérats ont recours au parjure.

Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste.
(Phèdre.)

La vengeance trop faible attire un second crime.

L'honneur seul peut flatter un esprit généreux.

Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie.

Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre.

On peut des plus grands rois surprendre la justice.

(p. 180) Un noble cœur ne peut soupçonner en autrui
La bassesse et la malice
Qu'il ne sent point en lui.
(Esther.)

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.

La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère?

Souvent d'un grand dessein un mot nous fait juger.

Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?

Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.

Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule.

Sur l'avenir insensé qui se fie!
De nos ans passagers le nombre est incertain.
Hâtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie:
Qui sait si nous serons demain?
(Athalie.)

(p. 181) Bossuet.
Né à Dijon en 1627; mort en 1794.

Le XVIIe siècle marque l'apogée de l'autorité royale. Louis XIV la concentra dans sa personne. Il en fit le principe du gouvernement et n'entendait pas qu'on la discutât. La liberté de la parole n'existait pas en matière politique. Elle resta exclusivement le privilège de la chaire. Là le roi lui laissa pleine carrière. Les orateurs, que leur ministère y appelait, purent l'exercer sans contrainte, et nul n'y apporta plus de génie et d'éloquence que Jacques Bénigne Bossuet.

Il débuta de très-bonne heure étonnant ceux qui l'écoutèrent. Les beaux-esprits de l'hôtel de Rambouillet[55] ayant voulu l'entendre, il y prêcha un soir un sermon qui fit dire à l'un d'eux (Voiture) "qu'il n'avait jamais entendu prêcher ni si tôt ni si tard." Il faisait allusion au jeune âge de l'orateur et à l'heure avancée de la soirée.

Quand le roi l'eut entendu il écrivit à son père pour le féliciter d'avoir un tel fils. Il ne tarda pas à lui donner un témoignage plus substantiel de sa (p. 182) faveur en le désignant pour l'évêché de Condom, et pour les fonctions de précepteur du Dauphin.

Quoique l'élève royal fît peu d'honneur au maître, Bossuet déploya dans ces fonctions autant d'enthousiasme que de génie. Elles lui fournirent l'occasion de composer quelques uns de ses principaux ouvrages; le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, la Politique tirée de l'Écriture Sainte, et le Discours sur l'Histoire Universelle.

Ces livres placent leur auteur au rang des grands penseurs, des grands philosophes, des grands historiens du monde; mais la partie la plus populaire de sa gloire est celle d'orateur, et il la doit surtout à ses Oraisons Funèbres.

Il s'était exercé dans ce genre dès les premières années de son séjour à Paris. Le panégyrique du père Bourgoing, général de l'Oratoire[56] et celui de Nicolas Cornet, grand-maître du collège de Navarre, contiennent déjà de grandes beautés; mais ce fut à l'occasion de la mort de Henriette d'Angleterre qu'il déploya toutes les ressources d'un génie inimitable: c'était le triomphe de l'éloquence chrétienne. Il le renouvela plusieurs fois. De 1669 à 1687 il prononça six oraisons funèbres: celle de Henriette Marie de France, reine d'Angleterre; celle de Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans; celle de Marie Thérèse d'Autriche, reine de France et de Navarre; celle d'Anne de Gonzague, Princesse (p. 183) Palatine; celle de Michel Le Tellier, chancelier de France, et celle de Louis de Bourbon, prince de Condé. Les plus admirées sont la première, la deuxième et la sixième.

Lorsque l'éducation du Dauphin fut terminée, Louis XIV le nomma évêque de Meaux. À partir de cette époque il ne s'occupa plus que de ses devoirs d'évêque, de l'administration de son diocèse, de l'enseignement des enfants et des intérêts de l'église.

Les principaux ouvrages qu'il composa alors sont les Élévations sur les mystères, les Méditations sur l'Évangile, un traité sur la Comédie, les Avertissements aux Protestants, et l'histoire des variations du Protestantisme.

La sublimité de ses pensées, la pénétration de son esprit et la vigueur de son style justifient le surnom d'aigle de Meaux qu'on lui donna.

Bossuet est des écrivains du XVIIe siècle celui dont l'influence a été la plus vaste et la plus salutaire. Les intérêts de l'église, les intérêts de l'état, et ceux de l'esprit humain passèrent devant lui comme devant leur avocat ou leur juge. Il n'y en avait pas de si petits qu'il n'estimât dignes de son attention; il n'y en avait pas de si grands auxquels n'atteignît l'élan de son intelligence, et cela naturellement, sans effort et sans ambition vaine. Dans ses travaux multiples il cherchait avant tout la gloire de Dieu et le bien du prochain.

La nature lui avait donné ce qu'il faut pour être orateur sacré, "noble tête, beau port, front haut et plein, bouche singulièrement agréable en effet, fine, (p. 184) parlante même lorsqu'elle est au repos, voix sonore, regards pleins de feu;" il compléta l'œuvre de la nature par l'éducation la mieux appropriée à son caractère. Peu d'hommes ont été en même temps aussi riches et aussi sobres; nul n'a su réunir à un plus haut degré l'esprit d'obéissance et l'indépendance d'esprit. S'il mit parfois dans l'accomplissement de ses devoirs un peu de hauteur et d'âpreté, c'est quand il croyait la saine doctrine et la paix de l'église menacées, comme dans sa controverse avec Fénelon sur le quiétisme.[57]

Quoique le plus grand prosateur du XVIIe siècle, Bossuet n'est guère homme de lettres dans le sens ordinaire du mot. Ce n'est pas un auteur, mais un évêque et un docteur. Il n'écrit pas pour écrire; il n'écrit que poussé par quelque motif d'utilité, par devoir, pour un grand dessein, et à ses yeux il n'y avait rien de si grand que la défense de l'église et de la religion.

L'éloquence des sermons de Bossuet coule des sources mêmes de l'Évangile, et dans son courant elle reflète les images les plus variées du monde qui passe et du monde qui demeure. La nature humaine y est peinte sans flatterie et sans dédain. Bossuet est surtout vrai. L'observation, l'expérience et le confessionnal lui ont fait connaître l'homme. Il le juge sans illusion et sans amertume. En exposant ses faiblesses il tient compte de ce qu'il y a en lui de bon et d'excellent. Sa sévérité est tempérée de tendresse....

(p. 185) Une peinture trop sombre de la destinée humaine attriste. Bossuet édifie et encourage. Le soleil des vivants n'est pas celui de l'éternité, car il se couche, mais enfin c'est un soleil, et il ne manque ni de lumière ni de douceur....

Cet homme qu'on a quelquefois représenté comme entier, dur et absolu était au fond tendre et pliant. Il avait bien des égards au monde. Il était un peu faible devant les puissances, et il ne l'ignorait pas. Un jour en quittant la supérieure d'une communauté de Meaux il lui disait l'adieu d'usage: Priez Dieu pour moi. Comme la supérieure lui répondit: Que lui demanderai-je? il répliqua: Que je n'aie pas de complaisance pour le monde. Pour ce qu'on appelle "ses flatteries de courtisan," elles ne constituent pas un délit bien grave. Bossuet partageait les sentiments de toute son époque sur l'autorité royale et sur le prestige de Louis en particulier. On ne jugeait pas alors un roi avec notre esprit niveleur et nos principes démocratiques, et quand Bossuet adressait au souverain des éloges peu goûtés aujourd'hui, celui-ci n'avait pas encore commis les fautes qu'on put lui reprocher plus tard. Ces éloges semblaient justes, de bon aloi et nullement déplacés, même dans la chaire.... Il n'est pas le flatteur de Louis XIV quoiqu'il l'admire, ni le muet spectateur de ses désordres quoiqu'il le vénère. "Au milieu de l'appareil des cours il osa en mainte occasion plaider la cause des pauvres et le précepte de l'exemple en présence d'un monarque ivre de jeunesse et bouillant d'orgueil."...

Les ouvrages littéraires proprement dits appartiennent à cette période de la vie de Bossuet pendant laquelle il fut instituteur du Dauphin. Le plus célèbre est le discours sur l'histoire universelle.... Composé à une époque où la critique, l'ethnographie, la linguistique et d'autres sciences n'existaient pas, et avec une certaine roideur d'esprit théologique, il est le plus beau monument d'histoire (p. 186) au point de vue religieux. Le style en est admirable, fort et concis, plein de mouvement, de gravité, de clarté et de chaleur. On n'y rencontre non plus les tours de force et les utopies dont des historiens plus récents se sont servis pour accréditer certaines opinions.

Le goût de la réalité, l'absence de toute chimère est l'heureux caractère de tous les écrits de Bossuet. Ce sera l'éternel honneur de ce grand esprit de s'être placé à égale distance du lieu commun et de la rêverie. La foi est pour lui la chose principale, mais aucun libre penseur n'a plus respecté les droits de la raison. Sa philosophie et sa dévotion s'inspirent d'elle. Qu'il parle de Dieu ou de l'homme, il est raisonnable.... Dans ses ouvrages de spiritualité et d'édification il fait toujours preuve de tact, d'esprit pratique, de sagesse. Il s'occupe de ce qui est accessible et sensible. Les choses transcendantes, les questions de pure curiosité ne le détournent pas de son chemin. Il les côtoie ou les indique, sans y perdre son temps et sa peine. L'âme humaine n'en a que faire. Il lui faut de la morale, des encouragements, des consolations, de l'instruction. Bossuet les lui donne. Son enseignement élève, fortifie, éclaire. Il n'a pour objet que ce qu'il importe de savoir, ou ce qu'il nous est donné de comprendre.

La perfection qu'il rêve pour l'homme est celle de l'évangile. Rien au delà. Il ne subtilise pas. Le raffinement en religion lui est odieux. Il lui semble contraire à la vérité, et son amour de la vérité est tel qu'il y sacrifiait même ses affections. Cela explique sa vivacité contre Fénelon dans la question de l'Amour divin.... Le style de Bossuet est magistral. Chaque jour on met en question l'excellence de quelque écrivain; le temps ne fait que confirmer celle de l'Aigle de Meaux. Précis, nerveux et sobre comme Pascal, il a plus de mouvement, de couleur et de sympathie; aussi clair, (p. 187) aussi naturel et vif que Voltaire, il a quelque chose de plus profond, de plus distingué et de plus noble....

Le duc de Saint-Simon rend dans ses mémoires au caractère et au génie de Bossuet l'hommage suivant: "C'était un homme dont les vertus, la droiture et l'honneur étaient aussi inséparables que la science et la vaste érudition. La place de précepteur de Monseigneur le Dauphin l'avait familiarisé avec le roi, qui s'était plus d'une fois adressé à lui dans les scrupules de sa vie. Bossuet lui avait souvent parlé là-dessus avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers évêques de l'Église."...

On peut lui appliquer ces belles paroles de son oraison funèbre pour Nicolas Cornet: "Ses conseils étaient droits, ses sentiments purs, ses réflexions efficaces, sa fermeté invincible. C'était un docteur de l'ancienne marque, de l'ancienne simplicité, de l'ancienne probité; également élevé au-dessus de la flatterie et de la crainte, incapable de céder aux vaines excuses des pécheurs, d'être surpris des détours des intérêts humains, de se prêter aux inventions de la chair et du sang."

......

Oraison Funèbre de Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans.

Prononcée à Saint Denis le 21 jour d'août, 1670.

Vanitas vanitatam, dixit Ecclesiastes: Vanitas vanitatum, et omnia vanitas. Vanité des vanités, a dit l'Ecclésiaste: Vanité des vanités, et tout est vanité (Eccles. i, 2).

Monseigneur: J'étais donc encore destiné à rendre ce devoir funèbre à très-haute et très-puissante princesse Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans. Elle, que j'avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine sa mère, devait être sitôt après le sujet d'un discours (p. 188) semblable; et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère! Ô vanité! ô néant! ô mortels ignorants de leurs destinées! L'eût-elle cru il y a dix mois? Et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu'elle versait tant de larmes en ce lieu, qu'elle dût sitôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même? Princesse, le digne objet de l'admiration de deux grands royaumes, n'était-ce pas assez que l'Angleterre pleurât votre absence, sans être encore réduite à pleurer votre mort? et la France qui vous revit avec tant de joie, environnée d'un nouvel éclat, n'avait-elle plus d'autres pompes et d'autres triomphes pour vous, au retour de ce voyage fameux, d'où vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances? Vanité des vanités, et tout est vanité. C'est la seule parole qui me reste; c'est la seule réflexion que me permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi n'ai-je point parcouru les livres sacrés, pour y trouver quelque texte que je pusse appliquer à cette princesse. J'ai pris, sans étude et sans choix, les premières paroles que me présente l'Ecclésiaste, où, quoique la vanité ait été si souvent nommée, elle ne l'est pas encore assez à mon gré pour le dessein que je me propose. Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain, et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines. Ce texte, qui convient à tous les états et à tous les événements de notre vie, par une raison particulière devient propre à mon lamentable sujet, puisque jamais les vanités de la terre n'ont été si clairement découvertes, ni si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de voir, la santé n'est qu'un nom, la vie n'est qu'un songe, la gloire n'est qu'une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu'un dangereux amusement: tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos (p. 189) vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes. Mais dis-je la vérité? L'homme, que Dieu fait à son image, n'est-il qu'une ombre? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en la terre, ce qu'il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang, n'est-ce qu'un rien? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait; et l'espérance publique, frustrée tout-à-coup par la mort de cette princesse, nous poussait trop loin. Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant, avec les impies, que notre vie n'est qu'un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite, au gré de ses aveugles désirs. C'est pour cela que l'Ecclésiaste, après avoir commencé son divin ouvrage par les paroles que j'ai récitées, après en avoir rempli toutes les pages du mépris des choses humaines, veut enfin montrer à l'homme quelque chose de plus solide, et conclut tout son discours en lui disant: "Crains Dieu, et garde ses commandements; car c'est là tout l'homme; et sache que le Seigneur examinera dans son jugement tout ce que nous aurons fait de bien et de mal." Ainsi tout est vain en l'homme, si nous regardons ce qu'il donne au monde; mais, au contraire, tout est important, si nous considérons ce qu'il doit à Dieu. Encore une fois, tout est vain en l'homme, si nous regardons le cours de sa vie mortelle; mais tout est précieux, tout est important, si nous contemplons le terme où elle aboutit, et le compte qu'il en faut rendre. Méditons donc, aujourd'hui, à la vue de cet autel et de ce tombeau, la première et la dernière parole de l'Ecclésiaste; l'une qui montre le néant de l'homme, l'autre qui établit sa grandeur. Que ce tombeau nous convainque de notre néant, pourvu que cet autel, où l'on offre tous les jours pour nous une victime d'un si (p. 190) grand prix, nous apprenne en même temps notre dignité.

La princesse que nous pleurons sera un témoin fidèle de l'un et de l'autre. Voyons ce qu'une sainte mort lui a donné. Ainsi nous apprendrons à mépriser ce qu'elle a quitté sans peine, afin d'attacher toute notre estime à ce qu'elle a embrassé avec tant d'ardeur, lorsque son âme, épurée de tous les sentiments de la terre, et pleine du ciel où elle touchait, a vu la lumière toute manifeste. Voilà les vérités que j'ai à traiter, et que j'ai crues dignes d'être proposées à un si grand prince, et à la plus illustre assemblée de l'univers.

"Nous mourons tous, disait cette femme dont l'Écriture a loué la prudence au second livre des Rois; et nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour." En effet, nous ressemblons tous à des eaux courantes. De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine, et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme des flots; ils ne cessent de s'écouler; tant qu'enfin, après avoir fait un peu plus de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme où l'on ne reconnaît plus ni princes, ni rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes, de même que ces fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l'océan avec les rivières les plus inconnues.

(Si quelque chose pouvait sauver les hommes des rigueurs d'une triste destinée, la princesse aurait dû y échapper, car elle avait tout ce qui élève les hommes au dessus des autres, naissance, rang, qualités de l'esprit, qualités du cœur; elle avait la beauté et la jeunesse, la grandeur et la gloire.)

La grandeur et la gloire! Pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort? (p. 191) Non, Messieurs, je ne puis plus soutenir ces grandes paroles, par lesquelles l'arrogance humaine tâche de s'étourdir elle-même, pour ne pas apercevoir son néant. Il est temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu'on ajoute par le dehors pour le faire paraître grand, est par son fond incapable d'élévation.

Écoutez à ce propos le profond raisonnement, non d'un philosophe qui dispute dans une école, ou d'un religieux qui médite dans un cloître: je veux confondre le monde par ceux qui le connaissent le mieux, et ne lui veux donner, pour le convaincre, que des docteurs assis sur le trône. "Ô Dieu, dit le roi prophète, vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n'est rien devant vous." Il est ainsi, chrétiens; tout ce qui se mesure finit, et tout ce qui est né pour finir n'est pas tout-à-fait sorti du néant où il est sitôt replongé. Si notre être, si notre substance n'est rien, tout ce que nous bâtissons dessus, que peut-il être? Ni l'édifice n'est plus solide que le fondement, ni l'accident attaché à l'être plus réel que l'être même. Pendant que la nature nous tient si bas, que peut faire la fortune pour nous élever? Cherchez, imaginez parmi les hommes les différences les plus remarquables, vous n'en trouvez point de mieux marquée, ni qui vous paraisse plus effective que celle qui relève le victorieux au dessus des vaincus qu'il voit étendus à ses pieds. Cependant ce vainqueur, enflé de ses titres, tombera lui-même à son tour entre les mains de la mort. Alors ces malheureux vaincus rappelleront à leur compagnie leur superbe triomphateur; et du creux de leurs tombeaux sortira cette voix, qui foudroie toutes les grandeurs: "Vous voilà blessé comme nous, vous êtes devenu semblable à nous." Que la fortune ne tente donc pas de nous tirer du néant, ni de forcer la bassesse de notre nature.

Mais peut-être, au défaut de la fortune, les qualités de l'esprit, les grands desseins, les vastes (p. 192) pensées pourront nous distinguer du reste des hommes. Gardez-vous bien de le croire, parce que toutes nos pensées, qui n'ont pas Dieu pour objet, sont du domaine de la mort. "Ils mourront, dit le roi prophète, et en ce jour périront toutes leurs pensées." C'est-à-dire les pensées des conquérants, les pensées des politiques, qui auront imaginé dans leurs cabinets des desseins où le monde entier sera compris. Ils se seront munis de tous côtés par des précautions infinies; enfin ils auront tout prévu excepté leur mort, qui emportera en un moment toutes leurs pensées. C'est pour cela que l'Ecclésiaste, le roi Salomon, fils du roi David (car je suis bien aise de vous faire voir la succession de la même doctrine dans un même trône), c'est, dis-je, pour cela que l'Ecclésiaste, faisant le dénombrement des illusions qui travaillent les enfants des hommes, y comprend la sagesse même. "Je me suis, dit-il, appliqué à la sagesse, et j'ai vu que c'était encore une vanité"—parce qu'il y a une fausse sagesse qui, se renfermant, dans l'enceinte des choses mortelles, s'ensevelit avec elles dans le néant. Ainsi je n'ai rien fait pour Madame, quand je vous ai représenté tant de belles qualités qui la rendaient admirable au monde, et capable des plus hauts desseins où une princesse puisse s'élever. Jusqu'à ce que je commence à vous raconter ce qui l'unit à Dieu, une si illustre princesse ne paraîtra dans ce discours que comme un exemple le plus grand qu'on se puisse proposer et le plus capable de persuader aux ambitieux qu'ils n'ont aucun moyen de se distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur, ni par leur esprit, puisque la mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec tant d'empire, et que, d'une main si prompte et si souveraine, elle renverse les têtes les plus respectées.

Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour (p. 193) nous avertir. Leur élévation en est la cause; et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant, mais s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse! ô nuit effroyable où retentit tout-à-coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est morte!... Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame, cependant, a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait; avec quelle grâce vous le savez; le soir nous la vîmes séchée; et ces fortes expressions, par lesquelles l'Écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse et si précises et si littérales.

Hélas! nous composions son histoire de tout ce qu'on peut imaginer de plus glorieux. Le passé et le présent nous garantissaient de l'avenir, et on pouvait tout attendre de tant d'excellentes qualités. Elle allait s'acquérir deux puissants royaumes par des moyens agréables: toujours douce, toujours paisible autant que généreuse et bienfaisante, son crédit n'y aurait jamais été odieux; on ne l'eût point vue s'attirer la gloire avec une ardeur inquiète et précipitée; elle l'eût attendue sans impatience, comme sûre de la posséder.

Cet attachement qu'elle a montré si fidèle pour le roi jusques à la mort lui en donnait les moyens. Et certes c'est le bonheur de nos jours, que l'estime se puisse joindre avec le devoir, et qu'on puisse (p. 194) autant s'attacher au mérite et à la personne du prince, qu'on en révère la puissance et la majesté. Les inclinations de Madame ne l'attachaient pas moins fortement à tous ses autres devoirs. La passion qu'elle ressentait pour la gloire de Monsieur n'avait point de borne.

Pendant que ce grand prince, marchant sur les pas de son invincible frère, secondait avec tant de valeur et de succès ses grands et héroïques desseins dans la campagne de Flandre, la joie de cette princesse était incroyable. C'est aussi que ses généreuses inclinations la menaient à la gloire par les voies que le monde trouve les plus belles; et, si quelque chose manquait encore à son bonheur, elle eût tout gagné par sa douceur et par sa conduite. Telle était l'agréable histoire que nous faisions pour Madame; et, pour achever ces nobles projets, il n'y avait que la durée de sa vie dont nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que les années eussent dû manquer à une jeunesse qui semblait si vive? Toutefois c'est par cet endroit que tout se dissipe en un moment. Au lieu de l'histoire d'une belle vie, nous sommes réduits à faire l'histoire d'une admirable, mais triste mort. À la vérité, Messieurs, rien n'a jamais égalé la fermeté de son âme, ni ce courage paisible qui, sans faire effort pour s'élever, s'est trouvé, par sa naturelle situation au-dessus des accidents les plus redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort comme elle l'était envers tout le monde. Son grand cœur ni ne s'aigrit, ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brave non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion, et de la recevoir sans trouble. Triste consolation, puisque, malgré ce grand courage, nous l'avons perdue. C'est la grande vanité des choses humaines. Après que, par le dernier effort de notre courage, nous avons pour ainsi dire surmonté la mort, elle éteint en nous jusqu'à ce courage par lequel nous semblions (p. 195) la défier. La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie! La voilà telle que la mort nous l'a faite! Encore ce reste tel quel va-t-il disparaître, cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places. Mais ici notre imagination nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature; notre corps prend un autre nom, même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps; il devient un je ne sais quoi, qui n'a plus de nom dans aucune langue; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ces malheureux restes.

 

[À ce degré d'abaissement, d'anéantissement, il semble qu'il ne reste plus rien à espérer, que tout soit fini. Non pas. L'orateur découvre ici un nouvel ordre de choses.]

"Les ombres de la mort se dissipent, et les voies sont ouvertes à la véritable vie."

[Si l'homme n'est rien par rapport au monde, il est quelque chose par rapport à Dieu. Il y a en lui quelque chose de grand et de solide.]

Le sage nous l'a montré dans les dernières paroles de l'Ecclésiaste, et bientôt Madame nous le fera paraître dans les dernières actions de sa vie. "Crains Dieu, et observe ses commandements, car c'est là tout l'homme." Comme s'il disait: Ce n'est pas l'homme que j'ai méprisé, ne le croyez pas; (p. 196) ce sont les opinions, ce sont les erreurs par lesquelles l'homme abusé se déshonore lui-même. Voulez-vous savoir en un mot ce que c'est que l'homme?

Tout son devoir, tout son objet, toute sa nature, c'est de craindre Dieu; tout le reste est vain, je le déclare; mais tout le reste n'est pas l'homme. Voici ce qui est réel et solide, et ce que la mort ne peut enlever, car, ajoute l'Ecclésiaste, "Dieu examinera, dans son jugement, tout ce que nous aurons fait de bien et de mal." Il est donc maintenant aisé de concilier toutes choses. Le Psalmiste dit, "qu'à la mort périront toutes nos pensées." Oui, celles que nous aurons laissé emporter au monde dont la figure passe et s'évanouit. Car, encore que notre esprit soit de nature à vivre toujours, il abandonne à la mort tout ce qu'il consacre aux choses mortelles; de sorte que nos pensées, qui devaient être incorruptibles du côté de leur principe, deviennent périssables du coté de leur objet. Voulez-vous sauver quelque chose de ce débris si universel, si inévitable? Donnez à Dieu vos affections; nulle force ne vous ravira ce que vous aurez déposé en ses mains divines. Vous pourrez hardiment mépriser la mort....

La mort change de nature pour les chrétiens, puisqu'au lieu qu'elle semblait être faite pour nous dépouiller de tout, elle commence, comme dit l'apôtre, à nous revêtir, et nous assure éternellement la possession des biens véritables. Tant que nous sommes détenus dans cette demeure mortelle, nous vivons assujettis aux changements, parce que, si vous permettez de parler ainsi, c'est la loi du pays que nous habitons, et nous ne possédons aucun bien, même dans l'ordre de la grâce, que nous ne puissions perdre un moment après par la mutabilité naturelle de nos désirs. Mais aujourd'hui qu'on cesse pour nous de compter les heures, et de mesurer notre vie par les jours et par les années; sortis des figures qui passent et des ombres qui disparaissent (p. 197) nous arrivons au règne de la vérité, où nous sommes affranchis de la loi des changements. Ainsi notre âme n'est plus en péril; nos résolutions ne vacillent plus; la mort, ou plutôt la grâce de la persévérance finale, a la force de les fixer; et de même que le testament de Jésus-Christ par lequel il se donne à nous est confirmé à jamais, suivant le droit des testaments et la doctrine de l'apôtre par la mort de ce divin testateur, ainsi la mort du fidèle fait que ce bienheureux testament, par lequel, de notre côté, nous nous donnons au Sauveur, devient irrévocable. Donc, Messieurs, si je vous fais voir encore une fois Madame aux prises avec la mort, n'appréhendez rien pour elle; quelque cruelle que la mort vous paraisse, elle ne doit servir à cette fois que pour accomplir l'œuvre de la grâce, et sceller en cette princesse le conseil de son éternelle prédestination. Voyons donc ce dernier combat; mais, encore un coup, affermissons-nous, ne mêlons point de faiblesse à une si forte action, et ne déshonorons point par nos larmes une si belle victoire. Voulez-vous voir combien la grâce qui a fait triompher Madame a été puissante? voyez combien la mort a été terrible: Premièrement, elle a plus de prise sur une princesse qui a tant à perdre. Que d'années elle va ravir à cette jeunesse, que de joie elle enlève à cette fortune! que de gloire elle ôte à ce mérite! D'ailleurs peut-elle venir ou plus prompte ou plus cruelle? C'est ramasser toutes ses forces, c'est unir tout ce qu'elle a de plus redoutable, que de joindre, comme elle fait, aux plus vives douleurs l'attaque la plus imprévue. Mais quoique, sans menacer et sans avertir, elle se fasse sentir tout entière dès le premier coup, elle trouve la princesse prête. La grâce, plus active encore, l'a déjà mise en défense.... Comme Dieu ne voulait plus exposer aux illusions du monde les sentiments d'une piété si sincère, il a fait ce que dit le sage, "il s'est hâté." En effet, quelle diligence! en neuf (p. 198) heures l'ouvrage est accompli, "Il s'est hâté de la tirer du milieu des iniquités." Voilà, dit le grand Saint Ambroise, la merveille de la mort dans les chrétiens, elle ne finit pas leur vie; elle ne finit que leurs péchés, et les périls où ils sont exposés. Nous nous sommes plaints que la mort, ennemie des fruits que nous promettait la princesse, les a ravagés dans la fleur; qu'elle a effacé, pour ainsi dire sous le pinceau même, un tableau qui s'avançait à la perfection avec une incroyable diligence, dont les premiers traits, dont le seul dessin montrait déjà tant de grandeur. Changeons maintenant de langage; ne disons plus que la mort a tout d'un coup arrêté le cours de la plus belle vie du monde et de l'histoire, qui se commençait le plus noblement; disons qu'elle a mis fin aux plus grands périls dont une âme chrétienne puisse être assaillie.... [Elle est morte jeune, mais c'est un bonheur quand on meurt dans le Seigneur comme elle.]

Elle a aimé, en mourant, le sauveur Jésus; les bras lui ont manqué plutôt que l'ardeur d'embrasser la croix: j'ai vu sa main défaillante chercher encore, en tombant, de nouvelles forces pour appliquer sur ses lèvres ce bienheureux signe de notre rédemption; n'est-ce-pas mourir entre les bras et dans le baiser du Seigneur? Ah! nous pouvons achever ce saint sacrifice, pour le repos de Madame, avec une pieuse confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré, dont elle a porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui donnera encore son sang dont elle est déjà toute teinte, toute pénétrée, par la participation à ses sacrements, et par la communion avec ses souffrances.

Mais en priant pour son âme, chrétiens, songeons à nous-mêmes. Qu'attendons-nous pour nous convertir? Et quelle dureté est semblable à la nôtre si un accident si étrange, qui devrait nous pénétrer jusqu'au fond de l'âme, ne fait que nous étourdir pour quelques moments? Attendons-nous que Dieu (p. 199) ressuscite des morts pour nous instruire? Il n'est point nécessaire que les morts reviennent, ni que quelqu'un sorte du tombeau; ce qui entre aujourd'hui dans le tombeau doit suffire pour nous convertir. Car, si nous savons nous connaître, nous confesserons, chrétiens, que les vérités de l'éternité sont assez bien établies; nous n'avons rien que de faible à leur opposer; c'est par passion, et non par raison que nous osons les combattre. Si quelque chose les empêche de régner sur nous, ces saintes et salutaires vérités, c'est que le monde nous occupe, c'est que les sens nous enchantent, c'est que le présent nous entraîne. Faut-il un autre spectacle pour nous détromper et des sens, et du présent, et du monde? La Providence divine pouvait-elle nous mettre en vue, ni de plus près, ni plus fortement, la vanité des choses humaines? et si nos cœurs s'endurcissent après un avertissement si sensible, que lui reste-t-il autre chose, que de nous frapper nous-mêmes sans miséricorde? Prévenons un coup si funeste, et n'attendons pas toujours des miracles de la grâce. Il n'est rien de plus odieux à la souveraine puissance que de la vouloir forcer par des exemples et de lui faire une loi de ses grâces et de ses faveurs. Qu'y a-t-il donc, chrétiens, qui puisse nous empêcher de recevoir, sans différer, ses inspirations? Quoi! le charme de sentir est-il si fort que nous ne puissions rien prévoir? Les adorateurs des grandeurs humaines seront-ils satisfaits de leur fortune, quand ils verront que dans un moment leur gloire passera à leur nom, leurs titres à leurs tombeaux, leurs biens à des ingrats, et leurs dignités peut-être à leurs envieux? Que si nous sommes assurés qu'il viendra un dernier jour où la mort nous forcera de confesser toutes nos erreurs, pourquoi ne pas mépriser par raison ce qu'il faudra un jour mépriser par force? Et quel est notre aveuglement, si, toujours avançant vers notre fin, et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers (p. 200) soupirs pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie? Commencez aujourd'hui à mépriser les faveurs du monde; et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent encore; toutes les fois que, regardant cette grande place qu'elle remplissait si bien, vous sentirez qu'elle y manque, songez que cette gloire que vous admiriez faisait son péril en cette vie, et que dans l'autre elle est devenue le sujet d'un examen rigoureux, où rien n'a été capable de la rassurer que cette sincère résignation qu'elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence.

(p. 201) Fénelon.
Né au château de Fénelon, dans le Périgord, en 1651; mort en 1715.

Fénelon, comme Bossuet, est une des gloires de l'église en France. C'est aussi, parmi le groupe des grands écrivains du XVIIe siècle, celui dont le caractère a été l'occasion des commentaires les plus divers.

Les critiques du XVIIIe siècle l'ont loué sans réserve. Ils ont exprimé la plus grande admiration pour son caractère et pour ses idées. Des critiques plus récents ne partagent point cette admiration. Ils prétendent que, sous les dehors de la modestie et de la douceur, il cachait un grand esprit de domination, une ambition démesurée. La vérité est sans doute entre ces deux appréciations contraires.

La vocation de Fénelon pour l'église se décida de bonne heure. Il y entra avec un enthousiasme poétique, après de bonnes études bien faites. Il eût voulu être missionnaire au loin. Il le fut en France parmi les Huguenots, avec grand succès. Il avait le don naturel de gagner les cœurs, le talent qu'il faut pour convaincre les esprits. À quelque place qu'il eût été appelé, il l'aurait remplie avec (p. 202) distinction, en gentilhomme modèle. Il l'était de naissance aussi bien que d'éducation.

Son nom, ses travaux et son mérite le désignèrent au duc de Beauvilliers[58] comme précepteur du dauphin, petit-fils de Louis XIV. Il fit son éducation comme Bossuet avait fait celle du fils même de Louis XIV, mais avec plus de succès. Il avait éminemment les qualités d'un maître.

Le roi, qui l'aimait peu, mais qui appréciait ses services et son mérite, le récompensa en l'élevant à la dignité d'archevêque de Cambrai.

Fénelon était naturellement porté à une dévotion vive et spirituelle. Il se laissa gagner aux opinions d'une dame pieuse et exaltée, Mme. Guyon. Celle-ci, écrivant et dogmatisant sur la grâce et le pur amour, réussit à se faire arrêter, interroger et condamner. Bossuet demanda que l'archevêque de Cambrai condamnât lui-même les erreurs d'une femme dont il était l'ami. Fénelon s'y refusa; ses sentiments et son amour-propre furent piqués, et il publia le livre des Maximes des Saints. Ce livre contenait des principes de mysticisme que Bossuet trouvait dangereux. Il les dénonça d'abord à Louis XIV, ensuite au pape, et, à force d'insistance, finit par en obtenir la censure, à laquelle Fénelon se soumit d'aussi bonne grâce que possible.

Peu de temps après un autre incident eut lieu, qui provoqua d'une manière plus grave le mécontentement du roi.

(p. 203) Le livre le plus connu de Fénelon, le Télémaque, espèce d'épopée en prose, destinée à enseigner sous une forme attrayante la science du gouvernement à son royal élève, existait en manuscrit. Fénelon n'avait pas jugé opportun de le faire imprimer, lorsque tout-à-coup, par l'infidélité d'un copiste, ce livre parut. On voulut y voir des allusions injurieuses au règne de Louis XIV, qui s'en fâcha, et interdit à l'auteur de reparaître à la cour.

Le coup fut pénible. Fénelon alla se fixer dans son diocèse, et se donna tout entier aux devoirs de son ministère. L'affection dont il devint l'objet le consola de sa disgrâce. La renommée s'en répandit au loin, et tel en était le prestige qu'à l'époque de l'invasion de la Flandre les généraux ennemis ne ravagèrent pas le diocèse de Cambrai par respect pour l'illustre prélat.

La douleur qui dut le plus éprouver sa grande âme, ce fut de voir mourir, à la fleur de l'âge, le prince qu'il avait préparé avec tant de soin à honorer le trône de St. Louis.

Ses principaux ouvrages, outre ceux qui ont déjà été cités sont le Traité sur l'éducation des filles, les Dialogues des morts, les Dialogues sur l'éloquence, les Directions pour la conscience d'un roi, le Traité sur l'existence de Dieu, la Lettre sur les occupations de l'Académie française.

Voici le portrait de Fénelon par un de ses contemporains:

"Doué d'une assez haute taille, il était bien fait, maigre et pâle; il avait le nez grand et bien tiré. Le feu et l'esprit sortaient de ses yeux comme (p. 204) un torrent. Sa physionomie était telle qu'on n'en voyait point qui lui ressemblât. Aussi ne pouvait-on l'oublier dès qu'une fois on l'avait vue.... Ses manières répondaient à sa physionomie. C'était une aisance qui en donnait aux autres, un air de bon goût dont il était redevable à l'usage du grand monde et de la meilleure compagnie, et qui se répandait comme de soi-même dans toutes ses conversations, et cela avec une éloquence naturelle, douce, fleurie, une politesse insinuante, mais noble et proportionnée; une élocution facile, nette, agréable; un ton de clarté et de précision pour se faire entendre même en traitant les matières les plus abstraites et les plus embarrassées. Avec cela il ne voulait jamais avoir plus d'esprit que ceux à qui il parlait; il se mettait à portée de chacun sans le faire sentir; il mettait à l'aise, et semblait enchanter de façon qu'on ne pouvait ni le quitter ni s'en défendre, ni ne pas soupirer après le moment de le retrouver."


...Le désir d'obliger était, chez Fénelon, égal à son don de plaire, et il obligeait sans distinction de rang ou de fortune. Un homme pour lui était un homme.

Étant archevêque de Cambrai et en tournée dans son diocèse, il entra une fois dans une chaumière, et trouva la famille affligée par la perte d'une vache unique. Il donna les consolations qu'il put. S'étant remis en route, il trouva sur la lisière d'un bois la bête perdue et la ramena lui-même, malgré la nuit, aux paysans transportés de joie....

Au moment, où s'engagea le débat théologique entre lui et Bossuet, son palais de Cambrai, sa bibliothèque, ses papiers furent brûlés. "Il vaut mieux, dit il, que le feu ait pris à ma maison qu'à la chaumière d'un pauvre laboureur."

Un mot pareil atteste dans le cœur d'où il sort une grande puissance de sacrifice et une noblesse de sentiments qu'il est bien difficile d'acquérir.

(p. 205) "J'aime mieux, disait-il aussi, ma famille que moi-même; j'aime mieux ma patrie que ma famille, mais j'aime mieux l'humanité que ma patrie."

 

Sa lettre sur les occupations de l'Académie, et quelques autres productions de ce genre, le placent au premier rang des critiques. Les bonnes observations, les jugements fins y abondent, ainsi que les traces d'une érudition aussi intelligente que variée. Rarement il se trompe en matière de goût....

Son Traité sur l'éducation des filles contient dans un petit nombre de pages une quantité de choses précieuses, observations, vérités et conseils. Les droits et les devoirs de l'enfant, de la jeune fille et de la femme y sont exposés avec autant de chaleur de sentiment que de pénétration d'esprit.... À la maison comme au corps il faut une âme, et l'âme de la maison c'est la femme. C'est d'elle plus encore que de l'homme que dépendent les joies domestiques et les mœurs de la société. Sa bonne éducation est donc de la plus haute importance.... Fénelon a rendu aux mères l'inestimable service de leur présenter dans un exposé simple et clair les obligations et les difficultés de leur tâche.... Quoique par rapport au droit des femmes il se soit accompli des évolutions que Fénelon n'avait pas prévues, et qu'il n'approuverait peut-être pas, quoique dans certaines parties son livre soit suranné, il n'en reste pas moins un des meilleurs qui ait été écrit sur ce sujet, et au fond il n'a rien perdu de sa valeur, de sa vérité et de son utilité....

Le plus populaire des livres de Fénelon est Télémaque. Il le composa pour enseigner d'une manière agréable au duc de Bourgogne quels sont les devoirs des rois, quelles fautes sont les plus fatales, quelles vertus les plus nécessaires dans le gouvernement des hommes. Il prit pour héros un jeune prince d'un caractère assez semblable à celui du (p. 206) duc de Bourgogne, le plaça sous la garde du sage Mentor, qui n'est qu'un prête-nom pour Fénelon lui-même, et, mêlant délicieusement l'histoire et la fiction, le fit passer à travers une série d'aventures intéressantes, de rencontres avec toute espèce d'hommes, racontées dans une langue élégante et imagée, et destinées à éclairer son esprit et à perfectionner son caractère. C'est un véritable cours de morale politique en action....

En théologie Fénelon se laissait facilement aller à des sentiments exagérés, à des raisonnements subtils, à la poursuite d'une perfection chimérique. Il y avait en lui quelque chose de téméraire, de spéculatif et de décevant. Louis XIV en jugeait ainsi. Un jour qu'il avait eu une conversation avec lui: "Je viens d'entretenir, dit-il, le plus bel esprit et le plus chimérique de mon royaume."

Pourtant, comme directeur spirituel, il ne manque pas plus de bon sens que de piété. Ses conseils sont en général excellents, ses préceptes bons à mettre en pratique.

À un ami il écrit: "Soyons simples, humbles et sincèrement détachés avec les hommes; soyons recueillis, calmes et point raisonneurs avec Dieu."—"Soyez sociable, faites honneur à la vertu dans le monde."—"On a besoin d'être sans cesse la faucille en main pour retrancher le superflu des paroles et des occupations." Au duc de Bourgogne: "Pour votre piété si vous voulez lui faire honneur, vous ne sauriez être trop attentif à la rendre douce, simple, commode, sociable." Ailleurs il lui recommande "de chercher au dehors le bien public autant qu'il le pourra, et de retrancher les scrupules sur des choses qui paraissent des minuties."

À tous ces titres à l'estime des honnêtes gens Fénelon en ajoute un antre, celui d'avoir été en politique l'avocat de la justice et d'une sage liberté. Cet homme, qui honora l'église par ses vertus et le pays par ses œuvres, a été celui qui a solennellement (p. 207) protesté contre le fameux "l'État, c'est moi" de Louis XIV, par ces paroles adressées au petit-fils du fier monarque: "Les rois sont faits pour les sujets, et non les sujets pour les rois."

De l'Importance de l'Éducation des Filles.

Une femme judicieuse, appliquée, et pleine de religion, est l'âme de toute une grande maison; elle y met l'ordre pour les biens temporels et pour le salut. Les hommes mêmes, qui ont toute l'autorité en public, ne peuvent par leurs délibérations établir aucun bien effectif, si les femmes ne leur aident à l'exécuter.

Le monde n'est point un fantôme; c'est l'assemblage de toutes les familles; et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes, qui, outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives? Mais les hommes peuvent-ils espérer pour eux-mêmes quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite société, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que deviendront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières années?

 

Enfin, il faut considérer, outre le bien que font les femmes quand elles sont bien élevées, le mal qu'elles causent dans le monde quand elles manquent d'une éducation qui leur inspire la vertu. Il est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes, puisque les désordres des hommes viennent souvent et de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères, et des passions que d'autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé.

(p. 208) Remarques sur plusieurs Défauts des Filles.

Il faut aussi réprimer en elles les amitiés trop tendres, les petites jalousies, les compliments excessifs, les flatteries, les empressements: tout cela les gâte, et les accoutume à trouver que tout ce qui est grave et sérieux est trop sec et trop austère. Il faut même tâcher de faire de sorte qu'elles s'étudient à parler d'une manière courte et précise. Le bon esprit consiste à retrancher tout discours inutile, et à dire beaucoup en peu de mots, au lieu que la plupart des femmes disent peu en beaucoup de paroles. Elles prennent la facilité de parler et la vivacité d'imagination pour l'esprit; elles ne choisissent point entre leurs pensées; elles n'y mettent aucun ordre par rapport aux choses qu'elles ont à expliquer; elles sont passionnées sur presque tout ce qu'elles disent, et la passion fait parler beaucoup: cependant on ne peut espérer rien de fort bon d'une femme, si on ne la réduit à réfléchir de suite, à examiner ses pensées, à les expliquer d'une manière courte, et à savoir ensuite se taire.

Quand elles ont été assez malheureuses pour prendre l'habitude de déguiser leurs sentiments, le moyen de les désabuser est de les instruire solidement des maximes de la vraie prudence; comme on voit que le moyen de les dégoûter des fictions frivoles des romans est de leur donner le goût des histoires utiles et agréables. Si vous ne leur donnez une curiosité raisonnable, elles en auront une déréglée; et tout de même, si vous ne formez leur esprit à la vraie prudence, elles s'attacheront à la fausse, qui est la finesse.

Montrez-leur, par des exemples, comment on peut sans tromperie être discret, précautionné, appliqué aux moyens légitimes de réussir. Dites-leur: La principale prudence consiste à parler peu, à se défier bien plus de soi que des autres, mais point à faire (p. 209) des discours faux et des personnages brouillons. La droiture de conduite et la réputation de probité attirent plus de confiance et d'estime, et par conséquent à la longue plus d'avantages, même temporels, que les voies détournées. Combien cette probité judicieuse distingue-t-elle une personne, ne la rend-elle pas propre aux grandes choses!...

Quand on ne veut que ce qu'on doit vouloir, on le désire ouvertement, et on le cherche par des voies droites avec modération. Qu'y a-t-il de plus doux et de plus commode que d'être sincère, toujours tranquille, d'accord avec soi-même, n'ayant rien à craindre ni à inventer? au lieu qu'une personne dissimulée est toujours dans l'agitation, dans les remords, dans le danger, dans la déplorable nécessité de couvrir une finesse par cent autres.

La Vanité de la Beauté et des Ajustements.

Mais ne craignez rien tant que la vanité dans les filles. Elles naissent avec un désir violent de plaire: les chemins qui conduisent les hommes à l'autorité et à la gloire leur étant fermés, elles tâchent de se dédommager par les agréments de l'esprit et du corps; de là vient leur conversation douce et insinuante; de là vient qu'elles aspirent tant à la beauté et à toutes les grâces extérieures, et qu'elles sont si passionnées pour les ajustements: une coiffe, un bout de ruban, une boucle de cheveux plus haut ou plus bas, le choix d'une couleur, ce sont pour elles autant d'affaires importantes.

Appliquez-vous donc à faire entendre aux filles combien l'honneur qui vient d'une bonne conduite et d'une vraie capacité est plus estimable que celui qu'on tire de ses cheveux ou de ses habits. La beauté, direz-vous, trompe encore plus la personne qui la possède que ceux qui en sont éblouis; elle trouble, elle enivre l'âme; on est plus sottement (p. 210) idolâtre de soi-même que les amants les plus passionnés ne le sont de la personne qu'ils aiment. Il n'y a qu'un fort petit nombre d'années de différence entre une belle femme et une autre qui ne l'est pas. La beauté ne peut être que nuisible, à moins qu'elle ne serve à faire marier avantageusement une fille: mais comment y servira-t-elle, si elle n'est soutenue par le mérite et par la vertu? Elle ne peut espérer d'épouser qu'un jeune fou, avec qui elle sera malheureuse, à moins que sa sagesse et sa modestie ne la fassent rechercher par des hommes d'un esprit réglé, et sensibles aux qualités solides. Les personnes qui tirent toute leur gloire de leur beauté deviennent bientôt ridicules: elles arrivent, sans s'en apercevoir, à un certain âge où leur beauté se flétrit, et elles sont encore charmées d'elles-mêmes, quoique le monde, bien loin de l'être, en soit dégoûté.

Instructions des Femmes sur leurs Devoirs.

La science des femmes, comme celle des hommes, doit se borner à s'instruire par rapport à leurs fonctions; la différence de leurs emplois doit faire celle de leurs études....

Quel discernement lui faut-il pour connaître le naturel et le génie de chacun de ses enfants, pour trouver la manière de se conduire avec eux la plus propre à découvrir leur humeur, leur pente, leur talent; à prévenir les passions naissantes, à leur persuader les bonnes maximes, et à guérir leurs erreurs! Mais n'a-t-elle pas besoin d'observer et de connaître à fond les gens qu'elle met auprès d'eux? Sans doute. Une mère de famille doit donc être pleinement instruite de la religion, et avoir un esprit mûr, ferme, appliqué, et expérimenté pour le gouvernement....

Accoutumez les filles à ne souffrir rien de sale ni (p. 211) de dérangé; qu'elles remarquent le moindre désordre dans une maison. Faites-leur même observer que rien ne contribue plus à l'économie et à la propreté que de tenir toujours chaque chose en sa place. Cette règle ne paraît presque rien; cependant elle irait loin, si elle était exactement gardée. Avez-vous besoin d'une chose? vous ne perdez jamais un moment à la chercher; il n'y a ni trouble, ni dispute, ni embarras, quand on en a besoin; vous mettez d'abord la main dessus, et, quand vous vous en êtes servi, vous la remettez sur-le-champ dans la place où vous l'avez prise. Ce bel ordre fait une des plus grandes parties de la propreté; c'est ce qui frappe le plus les yeux, que de voir cet arrangement si exact. D'ailleurs, la place qu'on donne à chaque chose étant celle qui lui convient davantage, non-seulement pour la bonne grâce et le plaisir des yeux, mais encore pour sa conservation, elle s'y use moins qu'ailleurs; elle ne s'y gâte d'ordinaire par aucun accident; elle y est même entretenue proprement: car, par exemple, un vase ne sera ni poudreux, ni en danger de se briser, lorsqu'on le mettra dans sa place immédiatement après s'en être servi. L'esprit d'exactitude, qui fait ranger, fait aussi nettoyer. Joignez à ces avantages celui d'ôter, par cette habitude, aux domestiques l'esprit de paresse et de confusion. De plus, c'est beaucoup que de leur rendre le service prompt et facile, et de s'ôter à soi-même la tentation de s'impatienter souvent par les retardements qui viennent des choses dérangées qu'on a peine à trouver. Mais en même temps évitez l'excès de la politesse et de la propreté. La propreté, quand elle est modérée, est une vertu; mais, quand on y suit trop son goût, on la tourne en petitesse d'esprit. Le bon goût rejette la délicatesse excessive; il traite les petites choses de petites, et n'en est point blessé. Moquez-vous donc, devant les enfants, des colifichets dont certaines femmes sont si passionnées, et qui leur (p. 212) font faire insensiblement des dépenses si indiscrètes. Accoutumez-les à une propreté simple et facile à pratiquer: montrez-leur la meilleure manière de faire les choses; mais montrez-leur encore davantage à s'en passer. Dites-leur combien il y a de petitesse d'esprit et de bassesse à gronder pour un rideau mal plissé, pour une chaise trop haute ou trop basse.

Lettre sur les Occupations de l'Académie Française.

Il ne faut pas faire à l'éloquence le tort de penser qu'elle n'est qu'un art frivole, dont un déclamateur se sert pour imposer à la faible imagination de la multitude, et pour trafiquer de la parole. C'est un art très-sérieux, qui est destiné à instruire, à réprimer les passions, à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger les délibérations publiques, à rendre les hommes bons et heureux. Plus un déclamateur ferait d'efforts pour m'éblouir par les prestiges de son discours, plus je me révolterais contre sa vanité; son empressement pour faire admirer son esprit me paraîtrait le rendre indigne de toute admiration. Je cherche un homme sérieux, qui me parle pour moi, et non pour lui, qui veuille mon salut et non sa vaine gloire. L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. Rien n'est plus méprisable qu'un parleur de métier, qui fait de ses paroles ce qu'un charlatan fait de ses remèdes.

Je prends pour juges de cette question les païens mêmes. Platon ne permet, dans sa république, aucune musique avec les tons efféminés des Lydiens; les Lacédémoniens excluaient de la leur tous les instruments trop composés qui pouvaient amollir les cœurs. L'harmonie qui ne va qu'à flatter (p. 213) l'oreille n'est qu'un amusement de gens faibles et oisifs, elle est indigne d'une république bien policée; elle n'est bonne qu'autant que les sons y conviennent au sens des paroles, et que les paroles y inspirent des sentiments vertueux. La peinture, la sculpture et les autres beaux arts doivent avoir le même but. L'éloquence doit, sans doute, entrer dans le même dessein; le plaisir n'y doit être mêlé que pour faire le contre-poids des mauvaises passions, et pour rendre la vertu aimable.

Je voudrais qu'un orateur se préparât longtemps en général pour acquérir un fonds de connaissances, et pour se rendre capable de faire de bons ouvrages. Je voudrais que cette préparation générale le mît en état de se préparer moins pour chaque discours particulier. Je voudrais qu'il fût naturellement très-sensé, et qu'il ramenât tout au bon sens, qu'il fît de solides études; qu'il s'exerçât à raisonner avec justice et exactitude, se défiant de toute subtilité. Je voudrais qu'il se défiât de son imagination, pour ne se laisser jamais dominer par elle, et qu'il fondât chaque discours sur un principe indubitable, dont il tirerait les conséquences naturelles.

D'ordinaire, un déclamateur fleuri ne connaît point les principes d'une saine philosophie, ni ceux de la doctrine évangélique, pour perfectionner les mœurs.

Il ne veut que des phrases brillantes et que des tours ingénieux. Ce qui lui manque le plus est le fond des choses: il sait parler avec grâce, sans savoir ce qu'il faut dire; il énerve les plus grandes vérités par un tour vain et trop orné.

Au contraire, le véritable orateur n'orne son discours que de vérités lumineuses, que de sentiments nobles, que d'expressions fortes et proportionnées à ce qu'il tâche d'inspirer: il pense, il sent, et la parole suit. "Il ne dépend point des paroles, dit Saint Augustin; mais les paroles dépendent de lui." (p. 214) Un homme qui a l'âme forte et grande, avec quelque facilité naturelle de parler et un grand exercice, ne doit jamais craindre que les termes lui manquent; ses moindres discours auront des traits originaux, que les déclamateurs fleuris ne pourront jamais imiter. Il n'est point esclave des mots, il va droit à la vérité; il sait que la passion est comme l'âme de la parole. Il remonte d'abord au premier principe sur la matière qu'il veut débrouiller; il met ce principe dans son premier point de vue; il le tourne et le retourne, pour y accoutumer ses auditeurs les moins pénétrants; il descend jusqu'aux dernières conséquences par un enchaînement court et sensible. Chaque vérité est mise en sa place par rapport au tout: elle prépare, elle amène, elle appuie une autre vérité qui a besoin de son secours. Cet arrangement sert à éviter les répétitions qu'on peut épargner au lecteur; mais il ne retranche aucune des répétitions par lesquelles il est essentiel de ramener souvent l'auditoire au point qui décide lui seul de tout.

Il faut lui montrer souvent la conclusion dans le principe. De ce principe, comme du centre, se répand la lumière sur toutes les parties de cet ouvrage, de même qu'un peintre place dans son tableau le jour, en sorte que d'un seul endroit il distribue à chaque objet son degré de lumière. Tout le discours est un: il se réduit à une seule proposition, mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu'on voit, d'un seul coup d'œil, l'ouvrage entier, comme on voit de la place publique d'une ville toutes les rues et toutes les portes, quand les rues sont droites, égales et en symétrie. Le discours est la proposition développée: la proposition est le discours abrégé....

Un ouvrage n'a une véritable unité que quand on ne peut rien en ôter sans couper dans le vif.

Il n'a un véritable ordre que quand on ne peut (p. 215) en déplacer aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout.

Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière; il n'a qu'un goût imparfait et qu'un demi-génie. L'ordre est ce qu'il y a de plus rare dans les opérations de l'esprit. Quand l'ordre, la justice, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. Mais il faut avoir tout vu, tout pénétré et tout embrassé pour savoir la place précise de chaque mot: c'est ce qu'un déclamateur livré à son imagination et sans science ne peut discerner.

(p. 216) La Bruyère.
Né vers 1640; mort en 1696.

Ce qui constitue un trait de famille entre les grands écrivains du XVIIe siècle, c'est, sous les formes les plus variées, les tendances de leur esprit et l'identité du sujet qu'ils traitent. Ces tendances sont spiritualistes, et ce sujet est l'homme. Philosophes, poëtes, orateurs, historiens, tous ont le même but, la connaissance de l'homme, la vérité par rapport à sa nature, par rapport à son développement moral. Tous l'observent, l'étudient avec plus ou moins de puissance et de pénétration, de sagacité et de finesse.

Un des écrivains les plus remarquables par ces dernières qualités, et un des derniers venus, est Jean de la Bruyère.

On connaît peu de chose de sa vie. Il naquit à Dourdan, en Normandie, et était trésorier à Caen, quand Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire au duc Louis de Bourbon, petit-fils du prince de Condé. Il resta jusqu'à la fin de sa vie attaché à ce prince en qualité d'homme de lettres. La position était modeste, mais bonne pour un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres. Il en profita pour (p. 217) observer les hommes, et donna le fruit de ses méditations dans son livre des Caractères.

Quand il l'eut composé il montra le manuscrit à M. de Malézieux, qui lui dit: "Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis." Il les eut en effet, parce que le livre était excellent, et que les esprits malicieux se faisaient un plaisir de mettre des noms au bas de ses caractères et de ses portraits.

Ce livre atteste une grande connaissance de la nature humaine et du monde artificiel où elle s'agite. Il atteste surtout un art consommé d'écrivain. C'est un des plus agréables qu'on puisse lire, un livre plein de joyaux d'expression et de trésors d'expérience.

La Bruyère aurait pu en faire beaucoup d'argent. Il n'en retira que l'honneur et une occasion de faire un acte qui montre combien il était bon et désintéressé. Il venait presque journellement s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés et s'amusait avec une enfant fort gentille, fille du libraire, qu'il avait prise en amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche et dit à Michallet: "Voulez-vous imprimer ceci? Je ne sais si vous y trouverez votre compte; mais en cas de succès le produit sera pour ma petite amie." Le libraire entreprit l'édition. À peine l'eut-il mise en vente qu'elle fut enlevée, et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre, qui valut à sa fille deux ou trois cent mille francs de dot et, dans la suite, le mariage le plus avantageux.

(p. 218) La Bruyère était un homme d'infiniment d'esprit. Il n'avait pas ce qu'on appelle ordinairement du génie. Il voyait juste, mais il ne voyait que par pièces. Son coup d'œil n'embrassait pas un ensemble vivant dans l'ordre intellectuel, comme l'homme vit dans l'ordre naturel. Son livre porte le titre de Caractères. À vrai dire il n'y a que des traits et des portraits. L'auteur n'avait ni le don d'invention, ni la faculté de généraliser qu'il faut pour créer des caractères. Il n'est pas de l'école d'où sont sortis les grands chefs-d'œuvre de la littérature française. Il ne fait que du raccourci, mais il le fait en maître, avec éclat et vérité, et d'une manière frappante pour tout le monde.

Son art ne consiste pas dans la grandeur des conceptions, dans l'éloquence des passions, dans l'originalité des idées ou la puissance des sentiments, il est tout dans les détails, dans les mots. Sa morale, en menus morceaux et d'un tour pittoresque est à la portée des intelligences communes, tandis que la perfection de son style satisfait les juges difficiles. Aussi est-il le plus populaire de nos moralistes.

À l'époque où parut le livre des Caractères deux livres de ce genre comptaient de nombreux lecteurs et admirateurs, les Pensées de Pascal et les Maximes de La Rochefoucauld.

La nature humaine qui a fourni la matière de ces deux livres y est traitée à des points de vue et avec des intentions dissemblables. Éloquent et triste, Pascal l'envisage de haut, en philosophe religieux et solitaire; amer et brillant, La Rochefoucauld la contemple de travers, en homme du monde railleur et blasé. Moins sublime que l'un, plus généreux que l'autre, La Bruyère regarde les choses d'un œil calme, et ne cherche pas à pénétrer les plis où la vue des autres ne peut le suivre.

Qui prend La Bruyère pour compagnon dans les explorations du moi n'en revient pas découragé ni dégoûté. La Bruyère n'a pas les ressentiments de (p. 219) La Rochefoucauld ni la mélancolie de Pascal. Il ne cherche pas uniquement le mauvais côté des choses, et, tout en montrant le revers de la médaille, il n'en montre pas seulement le revers. On retrouve dans l'homme, qu'il examine et décompose, l'image de Dieu et l'espérance du mieux. Rien d'excessif chez lui ni du côté du bien ni du côté du mal. Appliqué à constater de quel côté la nature et l'éducation font pencher la balance, il le fait avec une sincérité qui n'a rien de morose ni de sarcastique. Il n'aime pas les hommes, mais il ne les méprise pas non plus; il les supporte et voudrait les rendre meilleurs.

Sa morale, a dit M. Nisard, blâme, elle ne flétrit pas; elle conseille, elle ne prêche point. On n'est pas mécontent des autres jusqu'à prendre le rôle de Timon, ni de soi-même jusqu'à entrer dans un couvent.... La Bruyère est surtout un artiste de style. Il sait ce que vaut un mot bien placé, un tour heureux, une inversion ou une antithèse opportune; il sait qu'auprès de la plupart des hommes les pensées se recommandent moins par elles-mêmes que par la manière dont elles sont dites. Aussi est-il passé maître dans l'art de bien dire, de mettre en relief. Mais l'art suprême, qui consiste à cacher l'art, il ne le possède pas. On sent le travail, on sent l'effort d'avoir de l'esprit. Il n'a pas la simplicité et l'aisance des grands écrivains de son siècle, il n'a pas le don d'invention ni l'instinct du grand et du vrai qui les caractérise. Il a cherché la vérité pour plaire plutôt que pour elle-même, pour bien la vêtir que pour la faire connaître. Malgré cela le livre de La Bruyère est "un des plus substantiels que l'on ait, un livre qu'on peut toujours relire, sans jamais l'épuiser. Il y a du profit pour chacun de l'avoir soir et matin sur sa table de nuit. Peu à la fois et souvent; suivez la prescription, et vous vous en trouverez bien pour le régime de l'esprit."

........

(p. 220) M. Taine termine ainsi un charmant article sur La Bruyère:

Si on essaie de se figurer La Bruyère on voit un homme capable de sentir et de souffrir, qui a senti et qui a souffert, attristé par l'expérience, résigné sans être calme, qui méritait beaucoup et s'est contenté de peu, dont l'âme aurait pu se prendre à quelque grande occupation et qui s'est rabattu sur l'art d'écrire, sans que la littérature ouvrît à sa passion et à ses idées une issue assez large, "Un homme, dit-il quelque part, né chrétien et français, se trouve contraint dans la satire: les grands sujets lui sont défendus. Il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son style." Là est sa dernière tristesse et son dernier mot.

Des Ouvrages de l'Esprit.

... Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature; celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas et qui aime en deça ou au delà a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

On se nourrit des anciens et des habiles modernes; on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages; et, quand enfin l'on est auteur et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice....

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne; on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est (p. 221) point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule: s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit; mais il leur renvoie tous leurs éloges qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets, et agit pour une fin plus relevée: il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs.

Corneille et Racine.

... S'il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et de les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont de plus propre, et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu'on pourrait parler ainsi: Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres: celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce qu'on reconnaît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier; et, par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont, dans celui-là, des maximes, des règles, des (p. 222) préceptes; et, dans celui-ci, du goût et des sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral; Racine, plus naturel...

Du Mérite Personnel.

... Nous devons travailler à nous rendre dignes de quelque emploi: Se reste ne nous regarde point, c'est l'affaire des autres....

Si j'osais faire une comparaison entre deux conditions tout à fait inégales, je dirais qu'un homme de cœur pense à remplir ses devoirs à peu près comme le couvreur songe à couvrir: ni l'un ni l'autre ne cherchent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par le péril; la mort pour eux est un inconvénient dans le métier, et jamais un obstacle. Le premier aussi n'est guère plus vain d'avoir paru à la tranchée, emporté un ouvrage ou forcé un retranchement, que celui-ci d'avoir monté sur de hauts combles ou sur la pointe d'un clocher. Ils ne sont tous deux appliqués qu'à bien faire, pendant que le fanfaron travaille à ce que l'on dise de lui qu'il a bien fait.

La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau: elle lui donne de la force et du relief.

Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui nous attache à eux, sans aucun examen de leur bonne ou de leur mauvaise fortune; et, quand on se sent capable de les suivre dans leur disgrâce, il faut les cultiver hardiment et avec confiance jusque dans leur plus grande prospérité.

S'il est ordinaire d'être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu?

S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne l'est (p. 223) pas moins d'être tel qu'on ne s'informe plus si vous en avez....

...Celui-là est bon qui fait du bien aux autres: s'il souffre pour le bien qu'il fait, il est très-bon; s'il souffre de ceux à qui il a fait ce bien, il a une si grande bonté qu'elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître; et s'il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin: elle est héroïque, elle est parfaite.

Des Femmes.

...Quelques jeunes personnes ne connaissent point les avantages d'une heureuse nature, et combien il leur serait utile de s'y abandonner. Elles affaiblissent ces dons du ciel, si rares et si fragiles, par des manières affectées et par une mauvaise imitation. Leur son de voix et leur démarche sont empruntés. Elles se composent, elles se recherchent, regardent dans un miroir si elles s'éloignent assez de leur naturel: ce n'est pas sans peine qu'elles plaisent moins....

Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; et l'harmonie la plus douce est le son de voix de celle que l'on aime.

Une belle femme qui a les qualités d'un honnête homme est ce qu'il y a au monde d'un commerce le plus délicieux: l'on trouve en elle tout le mérite des deux sexes....

Les femmes sont extrêmes: elles sont meilleures ou pires que les hommes....

Un homme est plus fidèle au secret d'autrui qu'au sien propre; une femme, au contraire, garde mieux son secret que celui d'autrui.

Du Cœur.

Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres.

Le temps, qui fortifie les amitiés, affaiblit l'amour.

(p. 224) Être avec des gens qu'on aime, cela suffit: rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.

L'on confie son secret dans l'amitié; mais il échappe dans l'amour.

L'on ne voit dans l'amitié que les défauts qui peuvent nuire à nos amis; l'on ne voit en amour de défauts dans ce qu'on aime que ceux dont on souffre soi-même....

Regretter ce que l'on aime est un bien en comparaison de vivre avec ce que l'on hait.

Il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude que de manquer aux misérables.

C'est assez pour soi d'un fidèle ami; c'est même beaucoup de l'avoir rencontré: on ne peut en avoir trop pour le service des autres.

Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient un jour être nos amis, et vivre avec nos amis comme s'ils pouvaient devenir nos ennemis, n'est ni selon la nature de la haine, ni selon les règles de l'amitié; ce n'est point une maxime morale, mais politique....

Il faut rire avant que d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri....

Un homme sage ni ne se laisse gouverner, ni ne cherche à gouverner les autres, il veut que la raison gouverne seule et toujours.

Rien ne coûte moins à la passion que de se mettre au-dessus de la raison: son grand triomphe est de l'emporter sur l'intérêt.

L'on est plus sociable et d'un meilleur commerce par le cœur que par l'esprit.

Il n'y a guère au monde un plus bel excès que celui de la reconnaissance.... Ceux qui font bien mériteraient seuls d'être enviés, s'il n'y avait encore un meilleur parti à prendre, qui est de faire mieux: c'est une douce vengeance contre ceux qui nous donnent cette jalousie.

(p. 225)De la Société et de la Conversation.

C'est le rôle d'un sot d'être importun: un homme habile sent s'il convient ou s'il ennuie; il sait disparaître le moment qui précède celui où il serait de trop quelque part....

L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres: celui qui sort de votre entretien, content de soi et de son esprit, l'est de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire: ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu'à être goûtés et applaudis; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui.

C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence....

La politesse n'inspire pas toujours la bonté, l'équité, la complaisance, la gratitude; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître l'homme au dehors comme il devrait être intérieurement....

La moquerie est souvent indigence d'esprit.

L'on ne peut aller loin dans l'amitié, si l'on n'est pas disposé à se pardonner les uns aux autres les petits défauts.

Les plus grandes choses n'ont besoin que d'être dites simplement; elles se gâtent par l'emphase: il faut dire noblement les plus petites; elles ne se soutiennent que par l'expression, le ton et la manière.

Des Biens de la Fortune.

...Rien ne fait mieux comprendre le peu de chose que Dieu croit donner aux hommes, en leur abandonnant les richesses, l'argent, les grands établissements et les autres biens, que la dispensation (p. 226) qu'il en fait, et le genre d'hommes qui en sont les mieux pourvus.

Celui-là est riche qui reçoit plus qu'il ne consume; celui-là est pauvre dont la dépense excède la recette....

S'il est vrai que l'on soit riche de tout ce dont on n'a pas besoin, un homme fort riche c'est un homme qui est sage....

Ni les troubles, Zénobie,[59] qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence: vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l'Euphrate pour y élever un superbe édifice; l'air y est sain et tempéré, la situation en est riante; un bois sacré l'ombrage du côté du couchant; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n'y auraient pu choisir une plus belle demeure; la campagne autour est couverte d'hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent et qui charrient le bois du Liban, l'airain et le porphyre; les grues et les machines gémissent dans l'air, et font espérer à ceux qui voyagent vers l'Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter avant de l'habiter, vous et les princes vos enfants. N'y épargnez rien, grande reine; employez-y l'or et tout l'art des plus excellents ouvriers; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris; tracez-y de vastes et délicieux jardins, dont l'enchantement soit tel qu'ils ne paraissent pas faits de la main des hommes; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable, et après que vous y aurez (p. 227) mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison, pour l'embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune....

De la Cour.

La cour ne rend pas content; elle empêche qu'on ne le soit ailleurs.

La cour est comme un édifice bâti de marbre; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis.

Je crois pouvoir dire d'un poste éminent et délicat, qu'on y monte plus aisément qu'on ne s'y conserve.

L'on voit des hommes tomber d'une haute fortune par les mêmes défauts qui les y avaient fait monter.

L'on dit à la cour du bien de quelqu'un pour deux raisons: la première, afin qu'il apprenne que nous disons du bien de lui; la seconde, afin qu'il en dise de nous.

Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire ni à déplaire aux favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir: vous êtes perdu.

C'est rusticité que de donner de mauvaise grâce: le plus fort et le plus pénible est de donner; que coûte-t-il d'y ajouter un sourire....

Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier: ce sera le même théâtre et les mêmes décorations; ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tout aura disparu de dessus la scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles; ils s'évanouiront à leur tour; et ceux qui ne sont pas encore, un jour (p. 228) ne seront plus; de nouveaux acteurs ont pris leur place: quel fond à faire sur un personnage de comédie.

Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite.

Du Souverain ou de la République.

La guerre a pour elle l'antiquité; elle a été dans tous les siècles: on l'a toujours vue remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune Soyecour,[60] je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable; je plains cette mort prématurée, qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fait que te montrer: malheur déplorable, mais ordinaire! De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres; et, pour le faire plus ingénieusement, et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire: ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire, ou la plus solide réputation; et ils ont depuis enchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté....

(p. 229) De l'Homme.

...Il n'y a rien que les hommes aiment mieux à conserver, et qu'ils ménagent moins, que leur propre vie.

La mort n'arrive qu'une fois, et se fait sentir à tous les moments de la vie: il est plus dur de l'appréhender que de la souffrir.

L'on craint la vieillesse, qu'on n'est pas sûr de pouvoir atteindre.

Une longue maladie semble être placée entre la vie et la mort, afin que la mort même devienne un soulagement et à ceux qui meurent et à ceux qui restent.

Il n'y a pour l'homme que trois évènements, naître, vivre, et mourir: il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre....

Un homme vain trouve son compte à dire du bien ou du mal de soi: un homme modeste ne parle point de soi....

Une grande âme est au-dessus de l'injure, de l'injustice, de la douleur, de la moquerie; et elle serait invulnérable, si elle ne souffrait par la compassion.

Un homme haut et robuste, qui a une poitrine large et de larges épaules, porte légèrement et de bonne grâce un lourd fardeau: il lui reste encore un bras de libre; un nain serait écrasé de la moitié de sa charge: ainsi les postes éminents rendent les grands hommes encore plus grands, et les petits beaucoup plus petits.

La plupart des hommes emploient la première partie de leur vie à rendre l'autre misérable....

Il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d'avoir quelque chose à se reprocher.

(p. 230) Des Jugements.

...Ceux qui, sans nous connaître assez, pensent mal de nous, ne nous font pas de tort: ce n'est pas nous qu'ils attaquent, c'est le fantôme de leur imagination.

Rien ne nous venge mieux des mauvais jugements que les hommes font de notre esprit, de nos mœurs et de nos manières, que l'indignité et le mauvais caractère de ceux qu'ils approuvent.

Une circonstance essentielle à la justice que l'on doit aux autres, c'est de la faire promptement et sans différer: la faire attendre, c'est injustice.

Ceux qui emploient mal leur temps sont les premiers à se plaindre de sa brièveté. Comme ils le consument à s'habiller, à manger, à dormir, à de sots discours, à se résoudre sur ce qu'ils doivent faire, et souvent à ne rien faire, ils en manquent pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs: ceux au contraire qui en font un meilleur usage en ont de reste.

Il y a des créatures de Dieu, qu'on appelle des hommes qui ont une âme qui est esprit, dont toute la vie est occupée et toute l'attention est réunie à scier du marbre: cela est bien simple, c'est bien peu de chose. Il y en a d'autres qui s'en étonnent, mais qui sont entièrement inutiles, et qui passent le jour à ne rien faire: c'est encore moins que de scier du marbre.

De la Mode.

La vertu a cela d'heureux qu'elle se suffit à elle-même, et qu'elle sait se passer d'admirateurs, de partisans et de protecteurs: le manque d'appui et d'approbation non seulement ne lui nuit pas, mais il la conserve, l'épure, et la rend parfaite: qu'elle soit à la mode, qu'elle n'y soit plus, elle demeure vertu.

(p. 231) De Quelques Usages.

Si la noblesse est vertu, elle se perd par tout ce qui n'est pas vertueux; et si elle n'est pas vertu, c'est peu de chose.

Des Esprits Forts.

Les esprits forts savent-ils qu'on les appelle ainsi par ironie? Quelle plus grande faiblesse que d'être incertain quel est le principe de son être, de sa vie, de ses sens, de ses connaissances, et quelle en doit être la fin? Quel découragement plus grand que de douter si son âme n'est point matière comme la pierre et le reptile, et si elle n'est point corruptible comme ces viles créatures? N'y a-t-il pas plus de force et de grandeur à recevoir dans notre esprit l'idée d'un être supérieur à tous les êtres, qui les a tous faits, et à qui tous se doivent rapporter, d'un être souverainement parfait, qui est pur, qui n'a point commencé et qui ne peut finir, dont notre âme est l'image, et, si j'ose dire, une portion comme esprit et comme immortelle....

Je sens qu'il y a un Dieu, et je ne sens pas qu'il n'y en ait point; cela me suffit, tout le raisonnement au monde m'est inutile; je conclus que Dieu existe. Cette conclusion est dans ma nature; j'en ai reçu les principes trop aisément, dans mon enfance, et je les ai conservés depuis trop naturellement dans un âge plus avancé, pour les soupçonner de fausseté: mais il y a des esprits qui se défont de ces principes; c'est une grande question s'il s'en trouve de tels; et quand il serait ainsi, cela prouve seulement qu'il y a des monstres.

Il y a deux mondes: l'un où l'on séjourne peu, et dont l'on doit sortir pour n'y plus rentrer; l'autre où l'on doit bientôt entrer pour n'en jamais sortir. La faveur, l'autorité, les amis, la haute réputation, (p. 232) les grands biens, servent pour le premier monde; le mépris de toutes ces choses sert pour le second. Il s'agit de choisir.

La religion est vraie, ou elle est fausse: si elle n'est qu'une vaine fiction, voilà, si l'on veut, soixante années perdues pour l'homme de bien, pour le chartreux ou le solitaire; ils ne courent pas un autre risque: mais si elle est fondée sur la vérité même, c'est alors un épouvantable malheur pour l'homme vicieux; l'idée seule des maux qu'il se prépare me trouble l'imagination; la pensée est trop faible pour les concevoir, et les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes, en supposant même dans le monde moins de certitude qu'il ne s'en trouve en effet sur la vérité de la religion, il n'y a point pour l'homme un meilleur parti que la vertu.

Il y a quarante ans que je n'étais point, et qu'il n'était pas en moi de pouvoir jamais être, comme il ne dépend pas de moi, qui suis une fois, de n'être plus; j'ai donc commencé, et je continue d'être par quelque chose qui est hors de moi, qui durera après moi, qui est meilleur et plus puissant que moi; si ce quelque chose n'est pas Dieu, qu'on me dise ce que c'est.(Back to Content)

(p. 233) ÉCRIVAINS SECONDAIRES.

À côté ou au-dessous des dix écrivains hors ligne, dont le premier est Descartes et le dernier La Bruyère, il y en eut au XVIIe siècle qui, à un niveau moins élevé, ont brillé d'un vif éclat et acquis une renommée durable.

Quelques-uns d'entre eux ont eu une part de popularité à peine moindre que les plus populaires, et leurs œuvres se recommandent à l'estime, parfois à l'amour et à l'admiration des lecteurs par des qualités éminentes d'originalité et de style.

En premier lieu il faut citer les Lettres de Mme. de Sévigné. La plupart sont écrites à sa fille, Mme. de Grignan, presque toutes sont des chefs-d'œuvre de style, d'esprit ou de sentiment. Elles font connaître, mieux qu'aucun autre livre de ce temps, et d'une façon délicieuse, la vie, le ton, les manières de la société élégante du XVIIe siècle et de la cour de Louis XIV.

Mme. de Sévigné mérite une place à part parmi les femmes écrivains. Sans aucune prétention d'auteur elle a laissé trotter sa plume en écrivant ses Lettres, et a simplement atteint à la perfection du genre. D'autres noms d'écrivains éveillent l'idée de telle ou telle qualité; quand on dit Mme. de Sévigné on veut dire toutes les grâces de l'esprit, toutes les tendresses du cœur. On ne saurait se passer de lire au moins un recueil choisi (p. 234) de ses Lettres, pour peu qu'on se pique de savoir ou d'étudier la langue française.

Deux autres dames du grand monde ont ajouté l'illustration littéraire à celle de la naissance et de la fortune, Mme. de La Fayette par ses deux jolis romans de Zaïde et de la princesse de Clèves, et Mme. de Maintenon par le recueil de ses Lettres, imprimées après sa mort.

Mme. de Motteville publia des Mémoires pour servir à l'histoire d'Anne d'Autriche, femme de Louis XIII. Elle a un air d'observatrice honnête et sincère, et l'art de conter avec simplicité et naturel.

Le duc de La Rochefoucauld, qui occupa par sa naissance une brillante position sociale, occupe une belle position parmi les écrivains moralistes par son livre des Maximes. C'est un livre écrit d'un style ferme, concis et passionné, avec l'amertume d'un grand seigneur égoïste, sans illusion et sans confiance dans la nature humaine.

Le cardinal de Retz a laissé des Mémoires qui contiennent l'histoire de la Fronde. Il joua lui-même un rôle actif dans les évènements qu'il raconte, avec un certain air de grandeur, dans une langue piquante, impétueuse et originale, comme le fut sa conduite.

L'abbé de Saint-Réal est un historien remarquable pour sa correction et pour l'intérêt dramatique qu'il sut donner à l'histoire. Son meilleur ouvrage est son Histoire de la Conjuration des Espagnols contre Venise.

Après les grands poëtes du siècle, il y a lieu de citer Jean-Baptiste Rousseau, dont les poésies (p. 235) lyriques, psaumes, odes et cantates, se recommandent par l'élévation des sentiments et l'harmonie soutenue des vers; Regnard, qui sut se faire applaudir, après Molière, par de spirituelles comédies, telles que le Joueur et le Légataire universel; Mme. Deshoulières à laquelle ses Idylles, aux douces émotions et d'une facture charmante, assurent un rang honorable dans la poésie pastorale.

Les sermons de Bourdaloue et les sermons de Massillon sont, avec les oraisons funèbres de Bossuet, les plus belles productions de l'éloquence religieuse au XVIIe siècle. Chez Bourdaloue cette éloquence est austère, puissante, intellectuelle; chez Massillon elle est suave, harmonieuse, pathétique. Le plus grand succès de ce dernier est le Petit Carême, série de sermons prêchés devant Louis XV, âgé de neuf ans.

Port-Royal, dont la robuste influence se fit sentir sur l'éducation de la jeunesse en général, et sur deux des plus grands classiques français en particulier, produisit aussi quelques écrivains distingués. Les plus connus sont Arnaud et Nicole.

Arnaud était un travailleur infatigable. Son impétueuse activité l'empêcha de donner à ses œuvres le soin qu'il aurait fallu. Il en produisit un nombre considérable. La plus importante est sa Logique ou l'Art de penser, livre vraiment classique, et un des plus utiles qu'il y ait pour le perfectionnement de la raison.

Nicole est un écrivain qui n'eut d'autre mobile que l'amour du prochain. Il écrivit des Essais de morale et un Traité des moyens de conserver la paix avec les hommes. Ne lui demandez point (p. 236) d'efforts d'art ou d'imagination, point d'éloquence, si ce n'est celle d'une honnête conviction. Il est simple et clair, insinuant sans artifice, tendre avec bon sens, et toujours dans les bornes d'une aimable et saine philosophie.(Back to Content)

(p. 237) LIVRES À LIRE,

Et à recommander pour la formation d'une bibliothèque.

De toutes les substances qu'on trouve dans une pharmacie, disait un médecin, choisissez-en vingt avec discernement, et vous pourrez vous passer du reste. À plus forte raison, dirions-nous, de toutes les œuvres d'une génération qui remplissent le catalogue d'un libraire, choisissez-en vingt avec discernement, et vous pourrez vous passer du reste. Une génération ne produit pas plus d'une vingtaine d'œuvres d'un intérêt universel, et ce sont celles-ci seules qui méritent de paraître sur les rayons d'une bonne bibliothèque. Hormis les cas d'études spéciales, c'est la qualité qu'il faut chercher, pas la quantité ni la nouveauté. Peu de livres, mais les meilleurs; ceux-là qui se recommandent par ce qu'il y a de bon et de beau indépendamment des temps et des lieux, ceux qu'en trouve toujours du plaisir et du profit à lire et à relire.

Tels sont les livres suivants, appartenant au cycle littéraire que nous venons de parcourir:

(p. 238) Le charme de ces livres n'est pas seulement dans l'excellence du style, mais dans l'intérêt universel du sujet. La nature humaine y est peinte simplement, sincèrement, sans parti pris de l'amoindrir ni de l'enlaidir, sans intention malhonnête ni vaine curiosité. Le commerce en est salutaire: il développe le goût des lectures sérieuses, fortifie l'esprit, et est le meilleur préservatif contre tout ce qu'il y a d'artificiel, de faux et de corrompu en littérature.(Back to Content)

Fin.

Footnote 1: Langue d'oc, l'ancienne langue qui se parlait au sud de la Loire, dont se servaient les troubadours. Oc, du latin hoc, veut dire oui.(Back to Main Text)

Footnote 2: Langue d'oïl (ou langue d'oui), l'ancien français du nord, la langue des trouvères. Oïl vient du latin hoc illud.(Back to Main Text)

Footnote 3: D'antan, de l'année dernière, du latin ante, annus.(Back to Main Text)

Footnote 4: "Gaing," gain.(Back to Main Text)

Footnote 5: "Feust," fût.(Back to Main Text)

Footnote 6: "Face," fasse.(Back to Main Text)

Footnote 7: "Prins," pris.(Back to Main Text)

Footnote 8: "Eschole," école.(Back to Main Text)

Footnote 9: "Luicte," lutte.(Back to Main Text)

Footnote 10: "Ez," aux.(Back to Main Text)

Footnote 11: "Radvisement," ravisement.(Back to Main Text)

Footnote 12: "Venue," vue.(Back to Main Text)

Footnote 13: "Mirouer," miroir.(Back to Main Text)

Footnote 14: "Desia," déjà.(Back to Main Text)

Footnote 15: "Desclose," ouverte.(Back to Main Text)

Footnote 16: "Vesprée," soir.(Back to Main Text)

Footnote 17: "Oyant," entendant.(Back to Main Text)

Footnote 18: Mairet, poëte tragique, auteur de douze pièces de théâtre, dont les meilleures sont Sophonisbe et Cléopâtre, antérieures au Cid.(Back to Main Text)

Footnote 19: Rotrou, poëte dramatique, lié d'amitié avec Corneille qui l'appelait son père. Sa meilleure pièce est la tragédie de Venceslas. Il mourut dans la fleur de l'âge, victime de son dévouement pendant une épidémie qui ravagea Dreux, sa ville natale.(Back to Main Text)

Footnote 20: Ce poëte, qui avait traité la Jeunesse du Cid, était Guillen de Castro.(Back to Main Text)

Footnote 21: Parler Vaugelas. D'après les règles du grammairien Vaugelas.(Back to Main Text)

Footnote 22: Rimeur de balle, sans talent. Balle, gros paquet de marchandises.(Back to Main Text)

Footnote 23: Fouquet, surintendant des finances, n'administra ni avec habileté ni avec économie. Ses ennemis en profitèrent pour amener sa chute. Après avoir joui de la faveur du roi il tomba en disgrâce, et fut traité avec une extrême rigueur. Son château et son parc de Vaux avaient coûté des sommes fabuleuses.(Back to Main Text)

Footnote 24: "Corvée," forced labor.(Back to Main Text)

Footnote 25: Dès qu'on aura fait l'oût, dès qu'on aura fait la moisson, au mois d'août.(Back to Main Text)

Footnote 26: Martin, ou Martin-bâton, comme La Fontaine l'appelle dans la fable de l'Âne et le Petit Chien, le valet d'écurie.(Back to Main Text)

Footnote 27: Périphrase poétique pour dire: Vous êtes folle. L'ellébore est une herbe à laquelle les anciens attribuaient la propriété de guérir la folie.(Back to Main Text)

Footnote 28: Les calendes étaient une division du mois en usage chez les Romains. La locution n'est pas complète: il faudrait aux calendes grecques, c'est-à-dire à un temps qui n'arrivera jamais, car les Grecs n'avaient point de calendes dans leur calendrier.(Back to Main Text)

Footnote 29: Prononcez gajure.(Back to Main Text)

Footnote 30: Crier haro sur quelqu'un, se récrier contre ce qu'il dit ou fait, crier qu'on l'arrête, qu'on le saisisse.(Back to Main Text)

Footnote 31: Clerc, du latin clericas; savant, comme l'étaient, à une certaine époque, seulement les membres du clergé.(Back to Main Text)

Footnote 32: La grammaire demande le verbe au pluriel avec l'un et l'autre—l'un et l'autre quittèrent.(Back to Main Text)

Footnote 33: Aujourd'hui l'on dirait en Amérique.(Back to Main Text)

Footnote 34: Le surnom de Despréaux vient, dit-on, d'un petit pré situé au bout du jardin de la maison de campagne où son père venait passer le temps des vacances.(Back to Main Text)

Footnote 35: Lutrin, pupitre d'église où l'on place les livres de chant.(Back to Main Text)

Footnote 36: Patru, avocat et littérateur, membre de l'Académie française, vécut et mourut pauvre, laissant, outre la réputation d'un excellent critique et d'un parfait honnête homme, des plaidoyers, des remarques sur la langue française et des lettres.(Back to Main Text)

Footnote 37: Rolet était procureur au parlement de Paris.(Back to Main Text)

Footnote 38: Lustre, lustrum, espace de 5 ans chez les Romains. Le neuvième lustre commence avec la 41me année.(Back to Main Text)

Footnote 39: Pinchêne neveu de Voiture, auteur d'un recueil de fades poésies.(Back to Main Text)

Footnote 40: Louis d'or, valant 20 francs la pièce.(Back to Main Text)

Footnote 41: Ce sage insensé était le philosophe Aristippe.(Back to Main Text)

Footnote 42: Aujourd'hui on écrirait appâts, et il serait plus conforme à l'usage de dire à l'appât.(Back to Main Text)

Footnote 43: Le comte de Broussain était un des gastronomes les plus connus de l'époque.(Back to Main Text)

Footnote 44: Bergerat, fameux traiteur.(Back to Main Text)

Footnote 45: Les ardeurs du Lion, la saison des grandes chaleurs. Le soleil entre dans le signe du zodiaque, le Lion, au mois de Juillet.(Back to Main Text)

Footnote 46: Figure poétique pour dire "quand l'été aura fait place à l'automne."(Back to Main Text)

Footnote 47: Bâville, maison de campagne de M. de Lamoignon près de Paris.(Back to Main Text)

Footnote 48: Polycrène, fontaine près de Bâville, nommée ainsi par M. de Lamoignon à cause de l'abondance de ses eaux.(Back to Main Text)

Footnote 49: Fâcheux, pris substantivement, désigne des gens importuns, qui font tout mal à propos et déplaisent même en cherchant à être agréables.(Back to Main Text)

Footnote 50: Volées, compagnies arrivant tumultueusement et en grand nombre, comme des bandes d'oiseaux.(Back to Main Text)

Footnote 51: Barbin, libraire du Palais.(Back to Main Text)

Footnote 52: Barbarisme, faute de langue qui consiste, soit à se servir de mots forgés, soit à donner aux mots un sens différent de celui qu'ils ont reçu de l'usage, soit à violer quelque règle fondamentale de la grammaire.(Back to Main Text)

Footnote 53: Solécisme, faute grossière contre la syntaxe; du nom de Soles, endroit où l'on parlait mal le Grec.(Back to Main Text)

Footnote 54: Pays de Cocagne, pays favorisé de la nature, où l'on a toutes les jouissances qu'on peut désirer.(Back to Main Text)

Footnote 55: L'hôtel de Rambouillet, rendez-vous de l'élite de la société dans le salon de Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, espèce de cour littéraire qui exerça une grande influence sur le goût et la langue de cette époque. Le nom passa du lieu à la société.(Back to Main Text)

Footnote 56: L'Oratoire, ordre de religieux, consacré à l'enseignement. Les membres de l'Oratoire s'appellent Oratoriens.(Back to Main Text)

Footnote 57: Quiétisme, du latin quies, repos, espèce de mysticisme, par lequel l'âme s'absorbe en Dieu dans un repos absolu et devient indifférente à tout.(Back to Main Text)

Footnote 58: Le duc de Beauvilliers, gouverneur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV.(Back to Main Text)

Footnote 59: Zénobie, reine de Palmyre, remarquable par sa fortune et son faste, vaincue par l'empereur Aurélien, et emmenée captive à Rome.(Back to Main Text)

Footnote 60: Le chevalier de Soyecour, dont le frère avait été tué à la bataille de Fleurus, 1690, et qui mourut trois jours après lui des blessures qu'il avait reçues à cette même bataille.(Back to Main Text)