The Project Gutenberg eBook of Les Nez-Percés

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Title: Les Nez-Percés

Author: H. Emile Chevalier

Release date: June 14, 2006 [eBook #18585]

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NEZ-PERCÉS ***

Produced by Rénald Lévesque

LES NEZ-PERCÉS

A M. DUFLOT DE MOFRAS,

L'intrépide voyageur, le savant hydrographe, dont les admirables travaux sur l'Orégon ont, les premiers, initié la France aux richesses naturelles de l'Amérique septentrionale,

L'auteur reconnaissant,

H.-E. CHEVALIER.
Château de Maulnes, août 1562.

LES NEZ-PERCÉS

PAR
ÉMILE CHEVALIER

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 18 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1867

CHAPITRE PREMIER

POIGNET-D'ACIER—NICK WHIFFLES

—Castors et loutres! voilà un sac qui est tonnerrement lourd, capitaine. Il y a au moins la charge de deux hommes. Tenez, c'est tout au plus si je puis le remuer. Et pourtant Nick Whiffles n'est pas une poule mouillée, ô Dieu, non! Que diable ferez-vous donc de tout cet or-là?

—Soyez sans inquiétude, mon brave, je trouverai aisément son placement, répondit le capitaine en souriant.

—Aisément! aisément! mais il y a là de quoi acheter toutes les femmes de la création, et ce n'est guère ce qui vous tente, vous, car jamais on ne vous a vu tourner les yeux sur une squaw. Ce n'est pas comme mon oncle le grand voyageur dans l'Afrique centrale; lui, il aurait fait dix fois le tour du monde pour rencontrer un beau brin de fille. Il en avait toujours comme ça cinq ou six douzaines à ses trousses, oui bien, je le jure, votre serviteur!

Et Nick Whiffles, abandonnant un gros sac de cuir de buffle qu'il avait vainement essayé de soulever, plongea sa main dans une blague en peau de vison pendue sur sa poitrine, retira une poignée de tabac et s'en bourra la bouche.

—Vous ne l'avez pas connu mon grand-père? demanda-il au bout d'un instant.

—Je croyais que vous parliez de votre oncle?

—Oncle ou grand-père, ça ne fait rien, capitaine. C'était un fameux touriste, comme ou dit aujourd'hui. Il avait un fier cheval, allez! Ensemble ils parcoururent la terre, la mer, tout le globe. Est-ce que vous les avez rencontrés dans vos excursions?

—Non, ami Nick, non, répliqua le capitaine, riant de la franche bonhomie avec laquelle le trappeur débitait ses bourdes.

—Alors, c'est un malheur; car vous étiez fait pour vous entendre avec eux, dit celui-ci d'un ton de regret sincère. Voyez-vous, mon parrain était aussi fort que vous…

—C'était donc votre parrain?

—Ai-je dit parrain?

—Mais il me semble…

—Alors c'est que c'était mon parrain, riposta Nick Whiffles sans sourciller. Il était courageux comme un bison, rusé comme un carcajou; mais pourtant il avait un défaut, un grand défaut de nature: mon oncle manquait de vigueur dans les bras et dans les jambes. Un enfant l'aurait renversé à terre.

—Comment! s'écria Poignet-d'Acier, donnant cours à un accès d'hilarité.
Comment! tout à l'heure vous disiez qu'il était aussi robuste que moi!

—Ai-je dit cela? Castors et loutres, je me suis trompé, capitaine! Lui aussi robuste que vous! Peuh! mon grand-père était mou, capitaine! et poltron… poltron! Un lièvre lui aurait fait virer les talons! ô Dieu, oui!

Là-dessus, l'honnête trappeur porta sa gourde à ses lèvres et but une copieuse gorgée.

—Délicieux whisky! dit-il en faisant voluptueusement claquer sa langue
contre son palais, délicieux! On n'en fait pas de meilleur au fort
Columbia. Encore une gobe que ces vermines d'Indiens ne me voleront pas.
Voulez-vous y goûter, capitaine?

Poignet-d'Acier fit avec la tête un geste négatif.

—Voyons, Nick, il faut nous hâter, dit-il ensuite.

—Comme de raison, capitaine. Mais, je l'avoue, ce coquin de sac est trop lourd pour mes épaules.

—Prenez-en un autre; je transporterai celui-ci.

—Ah! vous, c'est différent. Je ne sais pas ce que vous ne feriez pas, capitaine; vous êtes le plus vigoureux, le plus habile, le plus infatigable de tous les chasseurs du Nord-Ouest. Ce sera une maudite perte pour nous autres francs trappeurs quand vous serez parti, et les gens de la compagnie de la baie d'Hudson seront, bien capables d'allumer un feu de joie, car vous leur avez donné fièrement du fil à retordre. A votre place, je ne les quitterais pas comme ça, moi. Ont-ils un peu cherché à vous assassiner, hein? Depuis Pad et Joe [1]…

[Note 1: Voir la Tête-Plate.]

—Bon, bon! laissons cela, interrompit brusquement Poignet-d'Acier, dont le front se rembrunit aussitôt, comme si ces réminiscences lui eussent été pénibles.

—A votre aise, capitaine. Je me tais sur ce chapitre, quoique j'en aurais long à dire. Mais ça n'empêche pas que ça me peine de vous voir partir comme ça! Je m'étais fait à vous comme à mes chiens, et je m'en vais maintenant être tout aussi désorienté que la première fois que j'ai quitté les établissements [2].

[Note 2: Les trappeurs du Nord-Ouest nomment établissements les lieux habités par les gens civilisés.]

—Pourquoi ne m'accompagneriez-vous pas?

—Pourquoi? pourquoi? répliqua le trappeur en secouant la tête; ah! c'est que Nick Whiffles ne peut pas plus se passer du désert que le désert ne peut se passer de Nick Whiffles, ô Dieu, non! Qui est-ce qui tiendrait les Peaux-Rouges en respect si je m'en allais? Qui est-ce qui délivrerait le pays des coyotes, des ours gris et de tous les damnés serpents à sonnettes qu'on découvre à chaque pas? Non, capitaine, non je ne peux pas abandonner comme ça les territoires de chasse. Quand je le ferai, ce sera pour monter là-haut, chez notre Maître à tous. D'ailleurs je n'aime ni vos villes, ni vos hommes civilisés. On y trouve plus d'hypocrisie et de méchanceté que parmi les Indiens. Les premiers ne tuent pas toujours par le corps comme les seconds, mais ils assassinent, ils torturent chaque jour par l'esprit, et cela avec impunité sans que la loi les poursuive, sans que l'opinion publique les mette au pilori. Au contraire, quand un blanc a bien volé ses semblables, en usant de finesse et en ne froissant pas trop ce que vous appelez des lois, quand il a fait sa fortune au préjudice d'autrui par la médisance, la calomnie, en ruinant des familles, réduisant le père et la mère à la mendicité, les fils à l'opprobre, les filles à la prostitution, on l'approuve, on le louange, on l'admire, on lui accorde des honneurs, des récompenses, des statues! Ça peut paraître beau, mais ça n'est pas juste et ça ne me va pas. Voilà, capitaine, pourquoi je préfère demeurer au milieu des sauvages. Et puis, ma foi, quand on a une carabine à la main, quelques livres de poudre et de plomb dans sa gibecière, et la liberté d'aller où l'on veut, je ne vois pas trop ce qu'on pourrait désirer. Est-ce que la terre ne vous fournit pas toujours un coin de gazon pour en faire votre matelas, et est-ce que le beau ciel, avec ses millions d'étoiles, n'est pas une couverture splendide pour vous abriter? Ah! capitaine, c'est une bonne et joyeuse vie que la vie que nous menons ici! Vous vous ennuierez vite quand vous serez rentré au Canada, c'est moi qui vous le dis; oui bien, je le jure, votre serviteur!

Nick Whiffles décocha cette tirade tout d'une haleine, sans permettre à son interlocuteur de l'arrêter. Aussi, en terminant, éprouva-t-il le besoin de se lubrifier le gosier.

—Est-ce que vous n'êtes pas de mon avis, capitaine? dit-il après avoir donné une tendre caresse à son flacon.

—Vous pouvez avoir raison, dit Poignet-d'Acier en se promenant pensivement dans la pièce où se passait cette scène.

C'était une grande salle oblongue qui semblait avoir été taillée dans le roc vif. Ses parois, d'un ronge terne, annonçaient une formation porphyritique. Pour tout ameublement elle avait une table carrée, des bancs grossiers et quelques caisses en bois de cèdre. Des armes, carabines, fusils doubles, pistolets, couteaux, harpons, arcs, flèches, étaient fixées en trophées à la muraille, le long de laquelle s'étalaient plusieurs sacs en cuir de grande capacité.

Chacun de ces sacs était, gonflé par les objets qu'il contenait et fermé hermétiquement. Aux quatre coins on voyait un large cachet de cire rouge représentant un chien rongeant un os avec cette devise à l'exergue:

           Je Svis Vn Chien Qvi Ronge un O
           En le rongeant, je prends mon repos.
           Vn temps viendra, qui n'est pas venv,
           Que je mordray qui m'avra mordv.

Cet emblème et ces vers étaient la reproduction exacte d'une inscription qui existe encore au-dessus de la porte d'une maison de la rue Buade, à Québec[3].

[Note 3: Voir la Huronne. Chapitre VIII.]

Une lampe en terre rouge éclairait la chambre souterraine, qui n'avait aucune fenêtre et dans laquelle on remarquait deux portes en face l'une de l'autre.

—Raison! répondit le trappeur à Poignet-d'Acier, je crois bien que je pourrais avoir raison. Est-ce que Nick Whiffles n'a pas toujours raison? Je vous dis que vous reviendrez dans la Colombie, capitaine, et vous y reviendrez. Mais, à votre place, moi, je ne retournerais même pas au Canada. Vous voulez faire la guerre aux Anglais, faites-la donc ici. Avec cet or que vous avez extrait des mines du mont Sainte-Hélène, vous seriez à même de fonder une société plus puissante que celle de la baie d'Hudson, et vous chasseriez ces brigands d'Anglais du pays quand vous le voudriez. A quoi bon, je vous le demande, aller au Canada? Votre or ne vous y servira pas à grand'chose, car vos ennemis ont là, dans leurs citadelles et dans leurs forts, des troupes nombreuses et aguerries auxquelles il vous sera peut-être bien difficile de résister. Quelles ressources, quels hommes aurez-vous à leur opposer? Nos compatriotes ne sont sans doute pas aussi bien préparés à la révolte que vous vous l'imaginez. Ce n'est pas que je veuille médire des Canadiens-Français. Castors et loutres, pour courageux et hardis, ils le sont; ce sont aussi les plus intrépides chasseurs du désert. Ils dirigent leurs canots mieux que qui que ce soit au monde, et comme tireurs, il n'y a guère que Nick Whiffles qui puisse les égaler; mais voyez-vous, capitaine, je les connais, les Canadiens-Français, tout Irlandais que je suis Dans leurs villages, sous la main de leurs prêtres, ils ne valent pas une vieille chique (excusez l'expression). Aujourd'hui ils seront avec vous, et demain, ils marcheront contre vous, si leur curé le commande. Dans notre île, en Irlande, c'est la même chose. Dans mon temps, moi aussi j'ai voulu faire des révolutions. Ça m'a presque valu la corde. On ne m'y reprendra plus, ô Dieu non! Suivez mon conseil, capitaine; moquez-vous des Anglais du Canada, et la guerre, une guerre à mort à ceux de la baie d'Hudson! Oh! pour cela, vous pouvez compter sur moi, ma carabine et mes chiens; deux fines bêtes qui ont horreur des Anglais comme un chat de la moutarde, vous savez!

Cette comparaison du bon trappeur amena un sourire sur les lèvres de
Poignet-d'Acier.

—Je vous suis reconnaissant de votre proposition, Nick, repartit-il, mais je ne puis pour l'instant l'accepter. Plus tard… car vous avez dit vrai, je reviendrai. Mes pressentiments m'en avertissent. Oui, je reverrai encore le désert. Pour le moment, il faut se rendre là-bas et faire un effort. Mon devoir, ma vengeance me l'ordonnent! Je réussirai. N'ai-je pas cet or qui aplanit tous les obstacles? cet or que j'ai cherché si longtemps, dont la découverte a coûté la vie aux seules créatures qui m'aient sincèrement aimé, et dont l'extraction, l'amoncellement dans ces caves ont encore exigé tant de peines, tant de misères et tant d'années, car voilà plus de dix ans que j'ai perdu Jacques et cette pauvre Indienne… Enfin je tiens ce métal si convoité, je le tiens! tous ces sacs en sont pleins. Il y en a la pour des millions de dollars. Dans deux heures le navire que j'ai acheté à des pécheurs yankees mettra à la voile, et dans quelques mois le capitaine Poignet-d'Acier redeviendra Villefranche, l'ex-notaire de Montréal, l'ennemi juré de toute la race anglo-saxonne!

En articulant ces paroles, l'aventurier avait oublié la présence de Nick Whiffles; il s'était animé, ses yeux étincelaient; la colère, la colère sourde, violente, accentuait vivement ses traits: les poings crispés, le corps frémissant, frappant le sol du pied, il était terrible à voir.

—M'est avis tout de même que vous allez les entortiller dans un tas de damnées petites difficultés, capitaine, dit Nick qui l'avait examiné une minute en silence.

—Je veux les expulser de toute l'Amérique du Nord, s'écria véhémentement Poignet-d'Acier, et si ce n'est à coups de fusil, ce sera à coups de bâton. Ils paieront pour toutes les infamies dont ils nous ont abreuvés depuis qu'ils se sont emparés du Canada.

—Mais seul, comment ferez-vous? hasarda le trappeur.

—Seul! répéta le capitaine avec un rire sardonique, te figures-tu donc que je sois seul avec cela?

Et il frappa du bout de sa carabine sur un des sacs de cuir qui sonna bruyamment.

—Oui, reprit-il, avec cela on n'est jamais seul; on commande des légions, des armées, des empires, l'univers! J'aurai des soldats; j'en aurai tant que je voudrai au Canada, aux États-Unis, partout. Et si je ne puis triompher par la force ouverte, les conjurations, les sociétés secrètes ne me donneront-elles pas la victoire? Allons, allons, Nick Whiffles, ayez confiance en moi. J'ai ce qu'il faut pour vaincre, je vaincrai. Mais ne perdons pas davantage notre temps à jaser. L'heure de la marée approche, je veux lever l'ancre à son retour. Ainsi, dépêchons-nous d'embarquer les sacs. Surtout faites toujours bien attention que les matelots ne se doutent pas que c'est de l'or. Nous serions sûrs d'une révolte à bord avant huit jours, si…

—Soyez tranquille, capitaine. On les a tellement grisés, qu'ils sont tous couchés dans l'entrepont, vos matelots. Il n'y a que les engagés et moi qui sachions ce que renferment ces poches de cuir. Houp! en voilà une qui pèse au moins deux cents livres!

—Faut-il vous aider à la charger?

—Oh! que non, capitaine, ce serait bien le diable si Nick Whiffles ne parvenait pas à mettre un pareil fardeau sur son dos, répondit le trappeur en s'arcboutant pour placer un des sacs sur son épaule.

—Y est-il? demanda Villefranche.

—Oui, répliqua Nick, mais c'est un peu dur. Les cailloux m'entrent dans les chairs comme des clous. Dire qu'on se donne tant de mal pour des bêtises comme ça! ajouta-t-il en aparté.

—Ainsi, dit Poignet-d'Acier, vous vous rappelez mes instructions?

—Parfaitement, capitaine. Je descendrai les sacs au bâtiment, et je les remettrai à Louis-le-Bon qui les arrimera.

—C'est cela; mais vous suivrez le sentier à gauche, près de l'ancienne entrée du souterrain.

—Celle que vous avez bouchée en 1822 avec Jacques?

—Celle-là même.

—Les Indiens ont dû avoir joliment peur quand ils ont entendu l'explosion; car vous aviez fait jouer une mine, n'est-ce pas, capitaine? On m'a conté cela dans le temps au fort Caoulis.

—Oui, mais hâtez-vous, dit Villefranche d'une voix brève, comme si ce souvenir lui était importun.

Le trappeur soupesa deux ou trois fois le sac pour l'assujettir plus solidement sur son omoplate, prit sa carabine à la main, examina l'amorce, et sortit de la salle en fredonnant le refrain de la chansonnette:

Ann, Mary-Ann… etc.

Ayant traversé un long couloir faiblement éclairé par quelques fissures pratiquées ça et là entre les rochers, il arriva au bout de cinq minutes à l'entrée de la caverne. Elle ouvrait sur un ravin profondément encaissé entre des masses de porphyre et était masquée par d'épais buissons de houx.

En débouchant, Nick Whiffles jeta un coup d'oeil rapide dans le ravin, pour s'assurer que personne ne l'observait, puis il remonta d'un pas agile l'escarpement, malgré la pesanteur de sa charge.

On était alors au commencement de l'automne. Il faisait beau, quoique le ciel fût marqueté par un réseau de petits nuages blancs comme le lait, qui se pourchassaient d'orient en occident. Une riche prairie étalait comme un cachemire de l'Inde ses brillantes couleurs au sommet de la falaise. Mille plantes odoriférantes embaumaient l'air, et des oiseaux, tapis sous les feuilles mordorées des arbres, ramageaient joyeusement, remplissant l'espace de leurs notes cristallines.

—Et dire qu'il y a des gens qui préfèrent l'atmosphère écoeurante des villes et leur bruit discordant à ces enivrantes senteurs, à cette harmonieuse musique! pensait le trappeur, en s'avançant de toute la vitesse de ses grandes jambes vers un gros cap au delà duquel l'oeil planait sur un magnifique cours d'eau, lequel, embrasé par les chauds rayons du soleil, ressemblait à une immense cuve d'or en ébullition.

Tout à coup, et tandis que Nick Whiffles terminait sa réflexion, un cri aigu on plutôt un hurlement sinistre frappa son oreille. Il s'arrêta, arma sa carabine sans déposer son sac, et s'approcha du bord du cap. Au premier cri avaient succédé des clameurs épouvantables, que redisaient en lugubres échos les rochers du voisinage. Puis on entendit des plaintes déchirantes, des imprécations en français, en anglais, en indien; puis des détonations successives et le fracas d'un combat acharné.

Le trappeur arriva à l'extrémité d'une plate-forme étroite, d'où la vue plongeait perpendiculairement sur le fleuve. Un spectacle étrange, hideux, se présenta soudain à lui.

A cent pieds au-dessous de la pointe qu'il occupait, se balançait coquettement un joli brick de cinq à six cents tonneaux. Une nuée de canots, faits avec des troncs d'arbre, des peaux de buffle, ou même des nattes de jonc, entouraient ce brick. Les canots étaient montés par de grands Indiens osseux, tout nus, couverts de peintures effroyables, avec des colliers de griffes d'ours ou de coquillages à leurs cous, et des anneaux ou des os de poisson passés dans la cloison du nez. Pour armes ils avaient des arcs, des flèches, des massues, des lances, des javelots. La plupart portaient au bras gauche un bouclier ovale; quelques-uns étaient munis de carabines; tous avaient les cheveux relevés au sommet de la tête, serrés au moyen d'une corde, et retombant en une grosse touffe semblable à la queue d'un cheval sur leurs épaules cuivrées. Leurs embarcations se pressaient de plus en plus autour du navire, sur lequel ils faisaient pleuvoir une grêle de flèches. Plusieurs même, s'accrochant aux chaînes d'ancrage et aux porte-haubans, commençaient à l'escalader et assommaient à coups de tomahawks les malheureux matelots qui, attirés par le bruit, se montraient aux ouvertures des écoutilles.

Surpris par cette attaque imprévue et presque tous avinés, ceux-ci songeaient à peine à se défendre, et périssaient misérablement sans avoir recouvré leur raison. Quelques-uns cependant, réfugiés sur le gaillard d'arrière, faisaient bonne contenance et répondaient vaillamment aux agresseurs.

—Les Nez-Percés! Ours et buffles! le bâtiment est perdu, murmura Nick Whiffles en apercevant les Indiens. Je cours prévenir Poignet-d'Acier, car, par malheur, il a fait enivrer ses gens, à l'exception du capitaine et du second, pour qu'ils ne fussent pas témoins de l'embarquement de cet or, et ils seront incapables de résister.

Il jeta son sac à terre, le cacha sous des débris de niche et revint précipitamment à la caverne.

—Qu'y a-t-il? Qu'avez-vous? interrogea Poignet-d'Acier, en le voyant entrer tout effaré.

—Les Nez-Percés ont assailli votre brick! Ils sont plus de deux cents!

—Qu'allons-nous faire? répondit Nick.

CHAPITRE II

POIGNET-D'ACIER.—NICK WHIFFLES.—OLI-TAHARA.

—Les Nez-Percés ont assailli le brick! répéta l'aventurier en tressaillant d'étonnement.

—Oui, capitaine; je viens de les voir, ils étaient en train de monter à l'abordage.

—Mais comment, comment cela?

—Ma foi, je l'ignore; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'en arrivant au-dessus du gros cap, j'ai entendu des cris, et puis j'ai aperçu ces vermines qui tuaient nos gens.

—Qui les tuaient, tandis que le brick a du canon à son bord!

—Vous savez bien que, d'après votre ordre, on avait enivré les matelots.

—Mais le capitaine, le second, et, Louis-le-Bon, et nos trappeurs?

—Ah! eux, c'est différent; ils se battent comme de beaux diables sur le tillac. Ça ne leur servira guère, à moins d'un prompt secours, car…

—Combien, dites-vous, sont ces sauvages?

—Plus de deux cents, capitaine, ô Dieu oui!

—Deux cents! Mais par quel moyen ont-ils pu surprendre le bâtiment?

—Oh! fit Nick, ça n'a pas dû être difficile. Ils seront arrivés durant la nuit, se seront cachés dans les îles voisines, et, au jour, ils auront tout d'un coup cerné le vaisseau. Peut-être bien aussi qu'ils ont des complices parmi les hommes de l'équipage.

—Non, tous les hommes me sont dévoués, dit Poignet-d'Acier. Il faut aller à leur aide: les armes pendues à cette muraille sont chargées. Prenez-en autant que vous en pourrez porter, et suivez-moi.

Après cet ordre donné d'un ton ferme et qui déjà ne trahissait plus aucune indécision, le capitaine passa à sa ceinture plusieurs pistolets dont il renouvela les amorces, saisit un fusil à deux coups, et sortit avec Nick Whiffles de la chambre souterraine.

Un quart d'heure ne s'était, pas écoulé lorsqu'ils atteignirent la petite esplanade dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. Depuis la retraite du trappeur le tableau avait singulièrement changé d'aspect. A présent les canots étaient vides et amarrés, les uns aux flancs du brick, les autres à la poupe des premiers. Ainsi attachés, ils couvraient littéralement le fleuve aussi loin que le rayon visuel pouvait s'étendre, car pendant l'absence de Nick, une nouvelle escadrille d'embarcations était venue renforcer celle qu'il avait d'abord distinguée. Tous ces bateaux, peints de couleurs tranchantes et décorés à leur poupe d'un hibou les ailes déployées, avaient une apparence fantastique et redoutable, qu'assombrissaient encore les légions de sauvages dont le navire était encombré. On eût dit, à les voir se démener, gesticuler, vociférer, une bande de démons vomis par l'enfer. Non-seulement ils envahissaient, le pont d'une extrémité à l'autre, mais ils chargeaient les agrès du vaisseau au point que les mâts en pliaient. Autour des écoutilles, la presse était plus compacte. Ils se foulaient, se bousculaient et se battaient souvent mortellement pour pénétrer dans l'entrepont, d'où ils ne ressortaient plus, une fois entrés. Aux trous réservés aux cabillots le long du bastingage, ils avaient attaché les malheureux marins qui, revenus de leur ébriété, contemplaient avec effroi ce hideux spectacle. Leur sort ne pouvait être douteux; ils seraient emmenés par les Peaux-Rouges, scalpés, puis brûlés à petit feu, après avoir essuyé d'horribles cruautés. Les cadavres du capitaine et de quelques autres blancs, qu'on apercevait dépouillés de leurs chevelures, sur la dunette, et contre lesquels les vainqueurs exerçaient encore leur barbarie disaient assez qu'il ne serait pas fait de quartier aux prisonniers.

Tapi avec Nick derrière un rocher, Poignet-d'Acier considérait attentivement cette scène affreuse. Ils étaient tout au plus à une demi-portée de fusil du brick. Mais, quoiqu'ils pussent saisir parfaitement tous les détails du drame, ils échappaient entièrement à la vigilance inquiète des Indiens qui, de temps en temps levaient les yeux du côté du cap, comme s'ils appréhendaient la venue d'un ennemi.

—Les vermines! dit Nick Whiffles, je gagerais que c'est par hasard qu'ils ont découvert le navire. Ils étaient sans doute partis pour une expédition contre les Seummaques ou les Clallomes, ô Dieu oui!

—Vous n'y êtes pas, dit Poignet-d'Acier, ils sont en guerre avec les Chinouks. Je l'ai appris par Oli-Tahara. Je savais même que les deux tribus devaient se rencontrer dans ces parages; mais je ne pensais pas que les Nez-Percés pussent arriver avant demain, sans quoi j'aurais levé l'ancre hier.

—Mais, capitaine, allez-vous les laisser égorger ainsi tout votre monde, piller le vaisseau, et peut-être bien l'incendier?

—Non, répliqua résolument le chasseur.

—Alors, repartit Nick, je m'en vas commencer par faire parler la poudre, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Gardez-vous-en bien! fit vivement Poignet-d'Acier, en abaissant la carabine que le trappeur allongeait par-dessus la roche pour tirer.

—Pourtant…, insista-t-il surpris.

—Pas encore, pas encore! Les coquins sont descendus dans l'entrepont, ou probablement ils se gorgent de viandes et de liqueurs, suivant leur habitude. Tout à l'heure ils seront ivres. Alors, nous aviserons, vous comprenez?

—Oh! tout à fait, capitaine; vous parlez comme un livre. C'est comme mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale; il disait…

—Chut! dit Poignet-d'Acier, se couchant à terre et collant son oreille contre le roc; chut! il me semble entendre un piétinement dans la ravine.

—Un piétinement dans la ravine! est-ce que ce serait une nouvelle troupe de ces nègres rouges?

—Silence donc, ami Kick!

Les deux aventuriers se turent, retinrent leur respiration et écoutèrent pendant une minute.

De la fondrière où se trouvait l'orifice de la caverne, venait en effet un son sourd comme celui produit par la marche d'un grand nombre d'hommes sur un sol excavé. On le percevait distinctement à travers les glapissements du fleuve autour des canots, et le vacarme des Indiens sur le brick.

—Ce ne sont pas des Nez-Percés, dit Poignet-d'Acier, car le bruit s'élève du nord, et ces sauvages n'oseraient pas se hasarder sur les territoires de chasse des Chinouks.

—Alors ce seraient les Chinouks eux-mêmes, repartit Nick.

—Ou peut-être un parti de Clallomes.

—Des Clallomes! que diable voudraient-ils?

—Ne sont-ils pas en guerre avec ces brigands de Nez-Percés?

—Oui, mais vous oubliez leur amour pour Merellum, depuis la mort de Ouaskèma. Ils savent que je l'ai enlevée, que je veux la ramener aux établissements, et ils ont juré de me la ravir.

—En ce cas, dit Nick, ils se joindront à nous, puisque la petite est sur le navire que les Nez-Percés ont attaqué.

—Hum! n'y comptez pas, répondit Poignet-d'Acier en tendant son regard vers la ravine. Pauvre Merellum! ajouta-t-il un instant après avec un accent désolé; Pauvre Merellum! Qu'est-elle devenue dans cette bagarre? Ils l'auront souillée ou tuée, car on ne la voit pas paraître. Ah! je ne sais quel sort infernal m'a été jeté à ma naissance; mais toutes les femmes que j'aime font mon malheur, et je fais le malheur de toutes celles qui m'aiment. Quelle épouvantable destinée! Allons! allons… pas de faiblesse! je n'appartiens plus à l'amour, plus à l'affection; mais je me dois à la vengeance! oh! oui, à la vengeance! Et tant que j'aurai un souffle de vie, ce sera pour crier malédiction sur les Anglais!

—Capitaine, dit Nick, ils approchent. Si j'allais faire une petite reconnaissance?

—Non, répondit Poignet-d'Acier, qui avait instantanément refoulé ses émotions avec cette facilité qu'ont les gens habitués à se commander; non, j'irai moi-même. Veillez ici. Et surtout ne tirez pas, nous serions perdus, ajouta-t-il en se glissant à plat ventre vers le ravin.

—Perdus! perdus! Oh! il y aurait bien encore moyen de se dépêtrer de cette maudite difficulté, surtout si j'avais ici mes chiens que j'ai laissés au fort Vancouver. Une sottise de ma part; je n'en fais jamais d'autres, ô Dieu non!

Après ce jugement, plus que modeste, porté sur sa personne, Nick Whiffles s'allongea sur la roche et se remit à observer les Indiens qui commençaient à sortir de l'intérieur du bâtiment et sautaient sur le pont avec des contorsions inimaginables et en poussant des cris assourdissants.

—Les vermines! s'en donnent-ils du plaisir! marmottait Nick. Mais vous payerez les violons, mes drôles! Ah! si le capitaine avait voulu, je vous ferais danser une autre danse que celle-là! C'est moi qui vous le dis! Mais il a des idées à lui, le capitaine! Comprend-on qu'il souffre que ces ivrognes lui boivent tout son rhum,—un vrai rhum de la Jamaïque, encore!—au lieu de les soûler avec l'eau de la Colombie, ce qui ne coûterait ni grand'peine, ni grand plomb! A nous deux, je suis sûr que dans deux heures nous aurions nettoyé le navire de toutes ces ordures! Mais qu'est-ce que j'entends? On dirait qu'on m'appelle…

Se tournant du côté de la fondrière, il aperçut le capitaine qui lui faisait signe d'approcher.

Le trappeur se hâta d'obéir.

Il rejoignit son compagnon sur le bord de la pente.

—Nous sommes sauvés, lui dilt celui-ci, en indiquant du doigt une longue file de sauvages qui cheminaient au fond du ravin en portant des canots sur leurs épaules.

—Les Chinouks! exclama Nick.

—Oui, les Chinouks, commandés par Oli-Tahara. Le voilà, en tête de la colonne, monté sur son buffle blanc.

—Oh! je le reconnais bien, capitaine. Mais pensez-vous qu'il nous prête son appui?

—J'en suis sûr, ami Nick. D'abord vous savez qu'il est en hostilité avec les Nez-Percés, qui ont ruiné les loges des Chinouks sur la rivière Caoulis, et puis il m'a témoigné de l'amitié du jour où il a tué Ouaskèma, en voulant la délivrer d'un carcajou qui s'était élancé sur elle, près du ruisseau où j'ai découvert la mine d'or.

—Je m'en souviens, capitaine, je m'en souviens.

—Tenez, Oli-Tahara nous a remarqués. Il nous fait des signes; descendons vers lui.

Les deux aventuriers se précipitèrent en bas de l'escarpement, après avoir élevé les bras en l'air et croisé les mains au-dessus de leurs têtes, pour annoncer leurs intentions pacifiques. Cependant, malgré cette déclaration, quelques flèches furent décochées contre eux. Aucune heureusement ne les atteignit, et ils arrivèrent, sains et saufs, en avant de la troupe, près d'un homme de haute taille qui montait un bison blanc, à la crinière épaisse, bouclée, noire comme le jais.

C'était Oli-Tahara ou le Dompteur-de-Buffles, fils d'un Canadien-Français et d'une Indienne tête-plate, et chef suprême de la grande tribu des Chinouks, cantonnée le long de la rivière Colombie, dans l'Amérique septentrionale.

Tandis que ses subordonnés n'avaient pour tout vêtement que la kalaquarte, court jupon en fibres d'écorces de cèdre, Oli-Tahara portait, comme Poignet-d'Acier et les chasseurs blancs du Nord-Ouest, une tunique en peau de bête fauve brodée avec des piquants de porc-épic, des mitas ou jambières en cuir d'orignal et des mocassins, sur lesquels étaient figurées de véritables mosaïques en verroterie ou ouampums.

Il avait la tête nue, les cheveux redressés comme un panache et plantés, depuis le sommet du front, jusqu'au-dessous de la nuque, de plumes d'aigle, emblème de sa dignité.

Des pistolets d'arçon pendaient à sa ceinture; sur son dos se balançait une longue carabine à la crosse enrubannée et garnie de plumes de colibris. Dans sa main droite il faisait tournoyer un lourd tomahawk en forme de croissant, fixé à son poignet par un cordeau de ouatap et armé à son centre d'un fer de lance gros, court, et tranchant. Sa main gauche tenait un calumet dont le tuyau était entouré de deux peaux de serpent entrelacées et le fourneau en talc vert, décoré d'hiéroglyphes.

Pour diriger son buffle, qu'il manégeait du reste à merveille, il n'avait d'autre aide que ses jambes.

—Sois le bien venu, mon frère, dit-il en, présentant, son calumet au capitaine.

Poignet-d'Acier prit la pipe, tira trois bouffées qu'il exhala vers le soleil levant et la rendit au métis.

Celui-ci l'aspira trois fois à son tour, chassa la vapeur dans la même direction, et, sans mot dire, offrit le calumet à Nick Whiffles. Le trappeur l'accepta, poussa trois fois aussi de la fumée à l'est et remit l'instrument à Oli-Tahara.

Désormais les deux chasseurs étaient sacrés pour toute la bande chinouks.

—Bien des lunes se sont écoulées, la neige a blanchi la terre et la verdure l'a rhabillée depuis que le Dompteur-de-Buffles n'a vu son frère, le grand chef blanc, dit le Bois-Brûlé [4] en tendant la main à Poignet-d'Acier.

[Note 4: Nom que les Canadiens-Français ont donné aux métis à cause de la couleur de leur peau.]

—Oui, répliqua ce dernier, je ne l'ai pas rencontré aussi souvent que je l'aurais voulu, car je t'estime; tu es brave, tu es habile, tu es digne de commander la noble tribu des Chinouks.

Cette adroite flatterie eut tout le succès qu'en attendait le capitaine. Oli-Tahara, les narines gonflées, l'oeil étincelant de plaisir, tourna la tête vers les guerriers pour voir l'effet qu'avait produit sur eux le compliment de Poignet-d'Acier, réputé dans tout le désert américain, de la baie d'Hudson au Pacifique, et des Grands-Lacs jusqu'au mont Saint-Elias, limite des possessions russes, comme le plus intrépide voyageur qui eût jamais parcouru ces immenses solitudes.

—J'ai besoin de tes services, mon frère, reprit aussitôt le capitaine.

—Je te les donnerai volontiers dès que je serai de retour d'une expédition que les vaillants chinouks ont entreprise contre les Nez-Percés, ces lâches fils d'esclaves qui ont envahi et dévasté nos loges, alors que nous étions allés faire la récolte des racines de ouappatous.

—C'est précisément, au sujet des Nez-Percés que je réclame ton concours.

—Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya Nick, qui s'impatientait du silence forcé auquel l'obligeaient ces préliminaires.

—Que mon frère parle; l'oreille d'Oli-Tahara est ouverte à ses discours, dit tranquillement le métis.

—Les Nez-Percés, répliqua Poignet-d'Acier, ont attaqué un navire qui m'appartient. Ils ont égorgé ou réduit en captivité mes gens, et, en ce moment, enivrés d'eau-de-feu, ils dansent et chantent sur le pont du vaisseau.

—Où est ta maison de bois flottante? demanda le Dompteur-de-Buffles avec un calme inaltéré.

—A deux mille pas d'ici.

—Les Nez-Percés sont-ils nombreux?

—Plus de deux fois cent.

—Et ils ont des canots?

—Oui.

—Que mon frère attende, dit le métis. Oli-Tahara va tenir un conseil avec les chefs des valeureux Chinouks.

Il s'éloigna, rassembla autour de lui quelques Indiens, délibéra avec eux pendant cinq minutes et revint près des chasseurs blancs.

—Mon frère, dit-il à Poignet-d'Acier, tu marcheras avec moi.

Ayant dit, il sauta à terre et son buffle se mit paisiblement à brouter l'herbe.

Cependant les Peaux-Rouges se formèrent en trois détachements: l'un retourna sur ses pas, un autre continua d'avancer dans le ravin; le dernier, sous les ordres d'Oli-Tahara, et guidé par Poignet-d'Acier, monta la côte en prenant l'esplanade pour but de sa marche.

Le plan du Dompteur-de-Buffles était fort simple. Il voulait attaquer les Nez-Percés par trois points à la fois: en tête, en flanc et en queue. La fondrière n'était autre chose qu'un ancien lit de la Colombie desséché, ou canon. L'arc décrit par ce canon n'avait guère qu'un demi-mille de développement. Ainsi, chacun des partis devait gagner son poste à peu près en même temps. Du haut de l'esplanade, le chef donnerait un signal convenu à l'avance et les engagements auraient lieu simultanément.

Déjà la troupe d'Oli-Tahara atteignait le faîte de la colline. Couchés à terre, de peur d'être aperçus par leurs ennemis, les Chinouks rampaient, sans bruit vers les crêtes de la falaise. Ils supputaient intérieurement le nombre des chevelures qu'ils enlèveraient aux Nez-Percés, et tous se promettaient de leur faire payer cher les rapines dont ils les accusaient. Poignet-d'Acier, Oli-Tahara, Nick Whiffles n'étaient plus qu'à quelques pieds de l'esplanade. Ils distinguaient les canots des Nez-Percés et la flèche du grand-mât du brick. Leurs carabines étaient prêtes. Ils allaient en presser la détente et avertir par là les Chinouks que l'heure des représailles avait sonné, quand une explosion formidable, et qui secoua le cap comme un tremblement de terre, vint glacer de terreur les assaillants. Excepté Oli-Tahara et les deux aventuriers, tous les autres, saisis d'une terreur panique, soudaine, irrésistible, se levèrent et se jetèrent pêle-mêle dans la fondrière avec des hurlements désespérés.

En moins d'une minute, il n'y en eut plus un seul sur l'esplanade.

—Ah! s'était exclamé Poignet-d'Acier en entendant l'effrayante détonation; ah! les misérables, ils ont fait sauter le navire!

Et ses regards avides fouillaient à travers les nuages de fumée qui s'élevaient de la rivière au-dessous d'eux. Des hurlements de douleur retentissaient sur la grève. C'était une horrible cacophonie, des plaintes déchirantes, des lamentations à briser le coeur le plus dur.

Peu à peu, lorsque les tourbillons de vapeur se furent dissipés, un théâtre épouvantable de désolation s'offrit aux yeux. La rivière était jonchée de fragments de bois et de débris de cadavres pantelants. Ses eaux étaient teintes de sang. Elles charriaient, au milieu de charpentes, d'instruments de toute sorte, des corps mutilés: les uns décapités, les autres amputés d'un ou de plusieurs membres; ceux-ci morts, ceux-là vivant encore et disputant leur existence aux flots. Il y en avait dont les vêtements avaient pris feu et qui brûlaient sur l'abîme liquide en essayant de se hisser sur quelque madrier. Les Peaux-Rouges étaient mêlés aux Visages-Pâles, et tous ceux qui respiraient cherchaient à se sauver les uns par les autres. Ils s'accrochaient à tout, les Indiens aux blancs, les blancs aux Indiens, même aux tronçons humains et sanglants qui surnageaient encore. Là aussi, le mourant saisissait le vif, se cramponnait à lui, fichait ses ongles dans ses chairs, l'arrêtait entre ses dents quand les mains lui manquaient, et l'entraînait fatalement avec lui dans le gouffre inexorable.

Pour compléter cette sombre peinture, les vautours, si nombreux dans ces contrées, accoururent de tous les points de l'horizon, et, sans être intimidés par les clameurs des victimes de la catastrophe, ils fondirent sur elles, qu'elles fussent animées ou inertes, se plantèrent des bandes sur les têtes, sur les épaules, lacérant les faces, crevant les yeux et joignant leurs piaillements sinistres aux râlements d'agonie de tous les malheureux blessés.

Poignet-d'Acier et Nick Whiffles s'étaient empressés de descendre sur la plage pour tâcher d'en secourir quelques-uns. Mais le courant à cet endroit était impétueux. Tous les canots avaient été mis en pièces ou disperses par l'explosion, et le fleuve ne rejetait sur le rivage que des cadavres, bientôt bientôt scalpés par les Chinouks, revenus de leur effroi, et rassemblés maintenant en groupes au bord de la Colombie.

—A moi! à moi! Nick Whiffles! cria tout à coup un blanc, qui luttait de toutes ses forces avec un Indien à une centaine de pas de la rive.

Le Peau-Rouge l'avait étreint par-dessous les aisselles et ne voulait pas le lâcher, malgré les rudes coups de coudes que l'autre lui assénait dans la poitrine, car il paralysait ses mouvements et devait infailliblement le noyer avec lui, si le blanc ne parvenait pas à s'en débarrasser.

—A moi, Nick! à moi! au secours! répéta-t-il d'un ton défaillant.

—Castors et buffles! je reconnais cette voix-là, dit le trappeur, c'est celle de Louis-le-Bon! On ne peut le laisser mourir comme ça! Cette vermine d'Indien va le faire caler! Oh! je ne supporterai pas ça. Je n'aime pas à répandre le sang, ô Dieu non! mais ma foi, tant pis!

E prononçant ce monologue, Nick épaulait sa carabine. Il ajusta le Nez-Percé qui s'attachait au corps de Louis-le-Bon, fit feu, et le crâne du sauvage vola en éclats.

L'infortuné ne proféra pas un soupir; ses nerfs se détendirent, il flotta un instant sur l'eau et puis s'enfonça pour ne plus reparaître, pendant que Louis-le-Bon nageait rapidement vers la plage.

—Merci, ami Nick, tu m'as tiré une fameuse épine du pied, dit-il en serrant la main du chasseur.

—Tu pourrais dire du dos, ça serait plus juste, mon cousin, répliqua
Nick avec un accent narquois qui lui était particulier.

—Que s'est-il passé? intervint Poignet-d'Acier.

—Ah! capitaine, des choses à faire frémir.

Et il raconta que les Nez-Percés, ayant, surpris le navire, l'avaient envahi, puis, qu'ils s'étaient enivrés et avaient, par mégarde, mis le feu à un tonneau de poudre en voulant brûler de l'eau-de-vie à la manière des trappeurs canadiens.

—Quel saut, capitaine! s'écria-t-il en terminant. Parole, je ne croyais plus remettre la patte sur le plancher des…

—Et Merellum! interrompit Poignet-d'Acier.

—Ah! pour elle, la chère enfant du bon Dieu! je crains bien…

Et Louis-le-Bon essuya une larme avec le revers de sa main calleuse.

—Elle est morte, n'est-ce pas? dit le capitaine d'un ton altéré.

—Hélas! fit son interlocuteur en levant les yeux au ciel.

—Encore une espérance de déçue, une haine de plus pour grossir le poids de mes haines contre l'Angleterre, mâchonna Poignet-d'Acier en regardant, avec une sorte de colère, la Colombie qui achevait d'emporter les derniers vestiges de ce terrible accident.

Après une minute de muette contemplation, l'aventurier passa la main sur son front, puis il se redressa, calme, impassible. Cet homme énergique, qui réunissait en lui toutes les forces que la nature accorde à ses créatures les plus privilégiées, avait pris une nouvelle détermination.

S'adressant aux deux trappeurs:

—J'ai résolu, leur dit-il, de retourner à Québec par terre pour y fréter un autre navire. Quoique le voyage soit de deux mille lieues, j'aime mieux l'entreprendre immédiatement que d'attendre au printemps prochain le retour des vaisseaux américains qui font la traite sur la côte du rio Columbia, car peut-être ne trouverais-je pas un bâtiment à acheter. Une chance comme celle que j'ai eue à la saison dernière ne se rencontre pas deux fois de suite. Vous, Nick, et vous, Louis-le-Bon, consentirez-vous à m'accompagner?

—Jusqu'aux établissements, ça me va, capitaine, répondit le premier, mais au delà, ô Dieu non!

—Et moi je dis comme mon cousin Nick, ajouta le second.

Poignet-d'Acier s'approcha alors d'Oli-Tahara:

—Mon frère, lui dit-il, les Nez-Percés sont cause de la mort de Merellum, la fille chérie de Ouaskèma, tu te rappelles? Elle était à bord de ce vaisseau qu'ils ont fait sauter. Je te laisse le soin de la venger!

—Si les Nez-Percés ont causé la mort de Merellum, Oli-Tahara ne reposera pas sa tête sous un wigwam, tant que soufflera un des lâches descendants de cette infâme tribu, répliqua le chef d'une voix tonnante. Mais pourquoi mon frère ne vient-il pas avec nous mettre le feu à leurs loges?

—Mes affaires m'appellent vers l'est, repartit le capitaine.

—Que Yas-soch-a-la-ti-yah soit propice à mon frère! Mais que mon frère se souvienne d'Oli-Tahara, car il est son ami. Il a juré sur le sang de Ouaskèma de le servir, et il tiendra son serment.

—Je te remercie, dit Poignet-d'Acier. Dans douze lunes, nous nous reverrons. N'oublie point Merellum! Adieu!

Après ces mots, le chasseur blanc et le Dompteur-de-Buffles échangèrent une poignée de main, puis le premier, suivi des deux trappeurs, remonta le cours de la Colombie, tandis que l'autre s'apprêtait à la traverser avec ses guerriers.

CHAPITRE III

UN MARIAGE CHEZ LES NEZ-PERCÉS

Un mois avant ces événements mémorables qui agirent si puissamment sur les destinées des Nez-Percés, un mariage s'était célébré dans le principal village de cette tribu. Molodun, le Renard-Noir, chef renommé par son courage et son habileté, épousait Lioura, la Blanche-Nuée, vierge aussi réputée pour sa beauté que Molodun l'était pour sa valeur.

Le village des Nez-Percés était situé à trente milles environ du fort anglais de ce nom, sur le bord de la partie du rio Columbia appelée la Grande-Combe, entre les rivières Voila-Voila au sud, et Saaptim au nord. A cette époque, c'est-à-dire en 1834, il se composait de trois ou quatre cents huttes, distribuées sans ordre dans une plaine stérile bordée à l'ouest par des prairies mouvantes, entrecoupées de lacs d'eau saumâtre, et fuyant à l'est, vers une région volcanique horriblement convulsionnée.

Les habitations étaient en boue, recrépies avec de la fiente de buffle. Elles affectaient la forme d'un carré long, percé à son extrémité supérieure pour livrer issue à la fumée. Des peaux de bison séchées au soleil tenaient lieu de portes. Des canots en écorce ou creusés dans des troncs d'arbre, au moyen de cailloux rougis au feu, des harpons, des filets en corde de ouatap; des armes de chasse et de guerre; de longues lignes faites avec des joncs étaient étalés pêle-mêle devant les huttes, autour desquelles on voyait circuler des troupes d'hommes entièrement nus, de femmes à à demi vêtues et d'enfants des deux sexes dans l'appareil le plus primitif. Tous étaient généralement beaux et bien faits, quoique défigurés par une profusion de peintures multicolores et des ornements grossiers en os, en corne, en minéral, qui descendaient parfois jusque sur leur poitrine. Des bandes de chiens sales et décharnés vaguaient librement à l'entour des cabanes, près desquelles on remarquait encore, attachés à des pieux, des chevaux d'une race petite, mais vigoureuse et pleine d'ardeur, qui hennissaient bruyamment et cherchaient à briser leur longe.

Comme le soleil touchait à son méridien, quatre jeunes gens arrivèrent, par quatre chemins différents, sur la place du village, sorte de carré, ayant deux cents pas sur chaque côté.

       C'était Iribinou, l'Ours-Gris;
       Vomotiroe, le Ravisseur-de-Scalpes;
       Micamopou, la Flèche-Infaillible;
       Molodun, le Renard-Noir.

Les trois premiers étaient armés d'un arc en corne de mouton des montagnes et d'une seule flèche. Nul habillement ne cachait leurs membres musculeux, oints de graisse, comme ceux des lutteurs antiques.

En débouchant sur la place, tous les quatre coururent ensemble à un gros tas de gypse qu'on avait amoncelé au milieu et s'y roulèrent à qui mieux mieux pendant quelques minutes. En se relevant, ils étaient blancs comme la neige. Une foule de curieux s'était assemblée sur la place. Elle poussa des cris de joie. Alors les quatre jeunes gens ramassèrent, près de la couche de gypse, quatre masques qui y avaient été déposés et s'en couvrirent le visage. Ces masques faits avec de l'écorce de platane étaient exactement semblables, ce qui acheva de rendre les Indiens méconnaissables, car ils avaient à peu près la même taille.

Cela fait, ils se rangèrent devant la porte d'une maison. A travers cette porte entre-bâillée, se projeta un bras charmant quoique brun. Il tenait un sac de peau d'antilope à demi ouvert. Chacun des sauvages plongea la main dans le sac et en retira un caillou qu'il montra, sans le regarder, aux spectateurs. Trois de ces cailloux étaient gris, le quatrième noir. Il appartenait à Vomotiroe, le Ravisseur-de-Scalpes. Le bras avait aussitôt disparu et la cabane s'était refermée.

Les jeunes gens laissèrent retomber leurs masques.

Vomotiroe a perdu! dirent-ils d'une seule voix.

Celui-ci n'articula pas une parole; mais, fronçant les sourcils et se mordant les lèvres de dépit, il se planta sur le seuil de la porte de la hutte, le bras droit tendu et le caillou noir, que le sort lui avait donné, maintenu entre le pouce et l'index.

Ses compagnons, ou plutôt ses rivaux, allèrent se poster à cinquante pas de lui, bandèrent leurs arcs et y ajustèrent leurs flèches. Chacune des flèches se distinguait par un empennement particulier. Ils devaient tirer tour à tour. Celui qui toucherait le caillou épouserait la vierge retirée dans la loge devant laquelle se passait cette scène; mais celui qui, par malheur, atteindrait le porteur de la cible deviendrait l'esclave de ce dernier. Dans le cas où deux ou trois des adversaires frapperaient le caillou noir, on recommencerait la partie, en s'éloignant, chaque fois, de deux pas du but, les conditions restant toujours les mêmes, à savoir: la fille pour le vainqueur, l'esclavage pour le maladroit qui blesserait celui que la fortune n'avait pas favorisé dans le choix des lots. (On conçoit que le sac renferme autant de cailloux que de concurrents, et que les filles attendent généralement qu'elles en aient plusieurs avant de se décider à servir d'enjeu.)

Tels sont les préliminaires d'une cérémonie nuptiale chez les Nez-Percés. Ce n'est pas tout, car nous verrons bientôt que ce qui suit est plus bizarre encore.

Iribinou, l'Ours-Gris, tira le premier comme le plus âgé; sa flèche siffla dans l'air, effleura le pouce de Vomotiroe et s'enfonça dans la porte de la cabane, d'où jaillirent des éclats de rire ironique.

L'Ours-Gris était mis hors de lice. Il s'empressa de se sauver; mais il fut relancé par les huées de la multitude, qui lui aurait même donné la chasse et lui aurait fait payer cher son inhabileté, si la curiosité ne l'avait retenue sur la place.

Micamopou, la Flèche-Infaillible, vint ensuite. Des murmures flatteurs partis de la foule l'accueillirent. On comptait probablement qu'il remporterait la victoire. Il se campa d'un air fier et assuré, en véritable conquérant, sourit à ses approbateurs, visa une seconde et lâcha son trait. Mais à ce moment même, une bouffée de vent souleva un tourbillon de gypse et le poussa dans les yeux de Micamopou. Cette circonstance fâcheuse lui fit faire un léger mouvement, la flèche dévia de quelques lignes et perça l'index d'Iribinou, qui exhala un hurlement de triomphe, s'élança sur le maladroit, lui arracha violemment l'anneau qu'il avait au nez, et lui fit, avec la flèche qu'il avait retirée de son doigt blessé, une profonde incision cruciale sur l'épaule.

Ce sont là les signes du servage chez ces peuplades.

D'assourdissantes clameurs de mépris s'élevèrent autour du malheureux Micamopou. Les femmes et les enfants lui jetèrent de la boue et des ordures. Et, malgré les invectives dont on l'accablait, il fut obligé de s'accroupir au centre de la place, jusqu'à ce qu'il plût à son maître de l'emmener.

Celui-ci s'était remis en position, et tenait, de nouveau, le caillou noir entre ses doigts ensanglantés.

Molodun, le Renard-Noir, éleva lentement son arc à la hauteur de ses yeux. En le faisant, il tremblait un peu. L'attention de la foule était puissamment excitée. C'est que Molodun était le dernier rejeton d'une longue suite de guerriers illustres chez les Nez-Percés. Quoique âgé de vingt-cinq hivers à peine, il s'était déjà rendu redoutable à leurs ennemis les Pieds-Noirs et les Chinouks, qui ne prononçaient son nom qu'avec terreur. Vingt chevelures pendues dans sa cabane disaient éloquemment sa valeur. Son cou, ses épaules, ses bras, ses jambes étaient rayés de colliers de griffes d'ours, et son arc était fait avec la dent d'un narval qu'il avait tué lui-même dans une excursion à la baie d'Hudson. Cette particularité ajoutait à sa renommée, car on sait que le narval inspire aux tribu sauvages de l'Amérique du Nord un effroi superstitieux Du reste, Molodun, le Renard-Noir, était doué d'un beauté rare, bien que sa taille fût gigantesque, il mesurait six pieds de hauteur, mais ses proportions étaient admirablement prises. Elles annonçaient la force jointe à l'agilité, l'ardeur du sang unie à son abondance. Les lignes de son visage ne manquaient ni de noblesse ni d'agrément. Cependant il avait les lèvres un peu grosses et les narines fort développées, indice certains d'une nature inflammable et sensuelle. Ses yeux pétillants, pleins de feu, confirmaient dans cette opinion.

La couleur foncée, presque noire de sa peau, avant qu'il l'eût blanchie dans la couche de gypse, lui avait valu son nom.

Si Molodun était ému en apprêtant son arme, il recouvra bien vite son sang-froid. Sa flèche partit l'on entendit un son sec, et elle tomba avec le caillou noir aux pieds d'Iribinou, qui s'empressa d'aller prendre son esclave et de partir avec lui, tandis que la foule acclamait tumultueusement l'heureux Molodun.

On le prit, on le hissa sur les épaules, et on le porta à un ruisseau où quatre vigoureux Indiens le plongèrent à diverses reprises. Quand il fut bien lavé, on le transféra dans une loge en forme de rotonde. Elle ne recevait de l'air que par la porte. Un grand feu était allumé à l'intérieur et y répandait une fumée qui eût asphyxié tout autre qu'un Peau-Rouge. Autour de ce feu chauffaient de gros cailloux. Les quatre Indiens entrèrent dans la hutte avec Molodun. On leur passa des vases en écorce remplis d'eau, et ils fermèrent hermétiquement la porte; puis, sur les cailloux rougis à blanc, ils versèrent l'eau, qui dégagea d'épaisses vapeurs. Ce procédé fut renouvelé pendant une heure. Ensuite le jeune chef, baigné de transpiration, sortit brusquement de la loge aux Sueries [5] et courut se jeter de nouveau dans le ruisseau.

[Note 5: C'est le terme employé par les Canadiens-Français.]

Il y demeura seul pendant dix minutes, après quoi il se rendit à la cabane qu'il avait coutume d'habiter et s'y tint, sans boire ni manger, pendant deux jours et deux nuits.

Durant ce temps, la hutte devant laquelle avait eu lieu le tir des prétendants ne fut pas ouverte. Mais aux sons et aux chants qui s'en échappèrent, il était facile de juger qu'on y faisait fête.

Le soir du deuxième jour, comme le soleil se couchait dans un lit de pourpre et d'azur, Molodun quitta son wigwam.

Se tête était ornée de plumes d'aigle, et sa longue chevelure, peignée avec soin, flottait en ondes épaisses jusqu'à ses pieds. Une peau de caribou, blanchie à la pierre-ponce et enjolivée de broderies en rassade était gracieusement drapée comme un manteau sur ses épaules.

Le sagamo ne portait aucune arme; néanmoins, dans ses mains il tenait des couvertes écarlates qu'il avait troquées avec les chasseurs blancs contre les produits de sa chasse, des colliers de ouampums et de tiacomoshak, des robes d'hermine, de renard argenté, et son grand arc en dent de narval, mais sans une seule flèche.

Les couvertes, les colliers, les pelleteries étaient des présents de noce pour sa fiancée, la belle Lioura, la Blanche-Nuée; l'arc était destiné au père de celle-ci. Ce n'était pas sans regret que Molodun s'en séparait, car lui aussi croyait à sa vertu magique; mais le père de Lioura l'avait exigé en échange de la main de sa fille, et l'amour du jeune homme pour Lioura avait triomphé de sa répugnance à se dessaisir d'un objet aussi précieux.

Molodun s'achemina vers la loge de la Blanche-Nuée.

En y arrivant, il déposa ses présents à la porte et frappa avec la paume de la main droite.

—Le coyote! le coyote! crièrent aussitôt plusieurs voix de femmes à l'intérieur de la hutte.

Il frappa une seconde fois.

—Le coyote! le coyote! répétèrent les voix avec irritation.

—Ce n'est plus le coyote, dit-il; c'est Molodun, le chef aimé des Nez-Percés, qui a battu ses rivaux et qui vient réclamer Lioura, la vierge que son coeur a choisie.

—Mais, fut-il répondu d'un ton moqueur, qu'est-ce qui prouve que le coeur de Lioura a choisi Molodun?

—Molodun est prêt à subir les épreuves auxquelles Lioura voudra le soumettre.

—Que Molodun essaye d'entrer.

Alors le sagamo tira la porte à lui. Elle céda. Et, dans la hutte, il put voir une douzaine de jeunes filles échevelées, les vêtements en désordre, qui brandissaient, qui un javelot, qui une pique, qui une flèche, qui un couteau de silex. Furieuses, elles le reçurent l'insulte et la menace à la bouche. Derrière elles apparaissait Lioura, plus furieuse, plus menaçante que les autres.

Molodun devait l'enlever à ses compagnes. Ce n'était pas une tâche facile, car il lui fallait d'abord dénouer; et dévider, sans le briser, un interminable lacis de ouatap, que les jeunes squaws avaient enchevêtré, comme des rets, entre les pieux auxquels était fixée la porte en cuir de buffle.

Sans prendre garde aux injures et aux coups de ces mégères, Molodun se mit bravement à l'oeuvre. Malgré l'obscurité île la nuit qui tombait, rapidement, malgré la lutte qu'il avait à soutenir, malgré le brouillamini des cordes, il parvint à délier le filet, et s'avança dans la loge où régnaient des ténèbres impénétrables. Son succès fut salué par un redoublement de cris. Toutes les femmes se précipitèrent comme des furies sur lui, le lardèrent avec leurs armes, l'égratignèrent avec leurs ongles, le mordirent à belles dents et lui firent cent plaies, cent contusions, jusqu'à ce qu'il eût réussi à saisir Lioura et à l'emporter sur la place, où les Indiennes le poursuivirent encore à coups de pierres.

Lioura ne demeurait pas inactive. De ses pieds, de ses poings elle meurtrissait son ravisseur, le traitant de lâche, de loup-cervier, et se débattant de toutes ses forces pour échapper à ses étreintes.

Mais Molodun semblait insensible aux reproches comme aux blessures. Continuant agilement sa course du côté du ruisseau, il s'y plongea sans hésiter avec son cher fardeau, nagea à l'autre rive, aborda et se dirigea vers les bois.

Si, malgré la profondeur de la nuit, il eût pris une des compagnes de Lioura pour elle, la première serait devenue sa femme, car les sorciers nez-percés auraient jugé qu'Atalapas ou l'Être-Créateur l'avait voulu ainsi.

Dès qu'ils eurent franchi le cours d'eau, Lioura changea de manières. Se pendant mollement au cou de Molodun, et caressant de la main ses cheveux humides, elle sécha son visage sous des baisers brûlants.

Cependant elle ne soufflait pas une parole et le sagamo arpentait la forêt avec la vélocité de l'antilope. Son coeur battait haut, sa respiration était haletante, ses membres frissonnaient et il allait toujours devant lui, sans dévier de sa route.

Nonobstant son jeûne prolongé; ses fatigues, le sang qu'il perdait par les coupures dont les jeunes filles l'avaient labouré, il fit de la sorte quatre lieues sans broncher, sans reprendre haleine.

Il parvint à la porte d'une cabane construite avec des branchages, dans une clairière, l'ouvrit, déposa Lioura sur une couche de mousse et se laissa choir.

Molodun était épuisé. Mais s'il se fût arrêté avant d'atteindre la loge nuptiale, il eût perdu tous les avantages qu'il avait précédemment remportés, et sa fiancée aurait été libre de retourner chez ses parents.

En tombant, il s'était évanoui. Quand il reprit connaissance, il vit Lioura agenouillée à côté de lui et pansant délicatement ses blessures avec des herbes aromatiques.

Le jour avait succédé à la nuit.

Molodun ne pouvait faire un mouvement. Ses membres étaient rigides. Il avait la tête lourde, les lèvres enflammées par une fièvre intense. Il demanda à boire.

La jeune squaw lui servit une tasse d'eau de riz sauvage coupée avec du sucre d'érable. Il but délicieusement ce breuvage rafraîchissant et la remercia par un regard humide d'amour.

—Mon maître est-il content de la Blanche-Nuée? demanda-t-elle.

—Molodun l'aime depuis deux hivers, il est heureux que la Blanche-Nuée soit devenue sa femme.

—Il n'a jamais aimé qu'elle? interrogea Lioura en fixant sur lui un regard scrutateur.

Le sagamo tressaillit, et sa femme poursuivit d'un ton qu'elle s'efforçait vainement de rendre calme:

—Molodun a aimé une autre femme. Il l'aime peut-être encore. Lioura l'a appris la nuit dernière dans un songe. Elle a vu cette femme qui a le visage pâle, et qui commande les Clallomes depuis la mort de Ouaskèma. Et l'Esprit du songe lui a dit que cette femme serait fatale à Molodun s'il ne l'amenait comme esclave à Lioura.

—L'Esprit, du songe a dit vrai, répondit le chef. Molodun a aimé une squaw blanche. Mais elle l'a repoussé; il ne l'aime plus.

A cette imprudente déclaration, un éclair de courroux brilla sur le visage de l'Indienne.

—Si, dit-elle, Molodun ne l'aime plus, il cédera à la prière de la
Blanche-Nuée.

Et comme il ne répliquait pas, elle ajouta:

—Lioura aime son maître. Elle sait que cette face pâle lui sera funeste. Voilà pourquoi elle la demande au Renard-Noir.

—Il la donnera à Lioura, repartit le sagamo en fermant les yeux.

Il s'endormit sans remarquer l'expression féroce qui scella, un instant, la physionomie de la jeune femme dès qu'il eut fait cette promesse, dont ses sens affaiblis ne lui permirent pas alors de bien comprendre l'importance.

Au bout de quinze jours, Molodun fut guéri. Il rentra au village avec Lioura. Les Nez-Percés se préparaient à une grande expédition contre les Chinouks qui les avaient fréquemment attaqués en les accusant d'avoir ravagé leurs cantonnements. Deux cents guerriers entrèrent en campagne. Ils s'embarquèrent sur la Colombie dans leurs canots de troncs d'arbre et descendirent à toute vitesse vers l'embouchure du fleuve.

Ils étaient commandés par Molodun.

Avant de partir, Lioura lui avait dit entre deux baisers:

—Souviens-toi, mon cher seigneur, que tu as juré de me ramener la squaw blanche!

—J'ai juré et je tiendrai ma parole, ô ma douce amie! répondit le sagamo, tout entier sous l'empire de l'amour dont l'avait enivré la belle Indienne depuis leur mariage.

Le trajet, des Nez-Percés s'effectua sans incident digne d'être rapporté, de la rivière Saaptim jusqu'au cap de la Roche-Rouge, à vingt milles environ de l'estuaire du rio Columbia.

Mais, à cette place, un canot qu'on avait dépêché en avant pour reconnaître la côte, vint annoncer qu'un gros navire, appartenant aux Visages-Pâles, était amarré derrière une île voisine. Les éclaireurs déclarèrent, en outre, qu'il y avait fort peu de monde à bord du vaisseau. C'était une nouvelle agréable pour les Nez-Percés. Le bâtiment devait constituer une excellente prise. Ils résolurent de s'en emparer. Malheureusement, le hasard, qui favorise souvent les mauvais desseins aussi bien que les bons, servit les sauvages à souhait. Le navire était ce brick où Poignet-d'Acier voulait embarquer les trésors qu'il avait recueillis dans les mines de la Caoulis. Se défiant des matelots, il avait ordonné qu'on les grisât pour qu'ils n'assistassent pas au transport des sacs d'or sur le vaisseau. Les sauvages eurent donc bon marché de l'équipage, quoique le capitaine, son second et quelques trappeurs dévoués à Poignet-d'Acier se fussent défendus comme des lions.

Monté un des premiers à l'abordage, le Renard-Noir entra dans une cabine pour la piller. Mais, après avoir enfoncé de son genou robuste la porte de cette cabine, il ne fut pas peu surpris d'y trouver la femme blanche à laquelle obéissaient les Clallomes.

—Merellum! s'écria-t-il en se jetant sur elle.

La jeune fille tenta de le repousser. Efforts inutiles. Il lui lia les pieds et les mains, la bâillonna, l'enveloppa dans une couverture, la prit entre ses bras comme un paquet, redescendit dans son canot en appelant à lui deux Indiens dont il se croyait sûr et fit force rames vers l'île que ses gens et lui avaient quittée un quart d'heure auparavant.

Au moment où ils débarquèrent, le brick sauta avec un vacarme comparable à la décharge simultanée de vingt pièces d'artillerie.

CHAPITRE IV

MERELLUM

Le cap de la Roche-Rouge, au pied duquel avait eu lieu l'explosion, se dresse, comme je l'ai dit, à quelques lieues seulement de l'embouchure du rio Columbia ou rivière Colombie, sur le territoire de ce nom, à l'ouest des Montagnes-Rocheuses, par le 47° de latitude nord. Le cours d'eau, qu'il serait plus convenable d'appeler fleuve que rivière, peut avoir en cet endroit quatre à cinq milles de large. Il est littéralement parsemé d'îles, d'îlots et de bancs de sable, les uns mouvants, les autres fixes. Ces sables et ces îles hérissées de rochers à fleur d'eau, nommés chicots par les Canadiens-Français, rendent son parcours excessivement dangereux. De plus, la violence des eaux, la fréquence des tempêtes dans ces parages, le peu de certitude des sondages, ont acquis; l'estuaire de la Colombie une sinistre renommée chez les navigateurs.

En amont du cap de la Roche-Rouge, entre une large batture, dans laquelle il plonge sa base, et la pointe Astoria, sur l'autre rive du fleuve, on voit un archipel verdoyant, tout panaché de beaux arbres et festonne par de longs roseaux et des joncs qui ont quelquefois plus de cent pieds de longueur, avec lesquels les Indiens fabriquent leurs lignes à pêcher. Le brick se trouvait à une courte distance de cet archipel, qui avait servi à abriter les Nez-Percés pendant qu'ils complotaient sa capture.

Ce fut dans une des îles dont il se compose que Molodun, le Renard-Noir, conduisit Merellum.

Il venait d'atterrir avec ses gens et de déposer la jeune fille sur le gazon, quand le navire vola en éclats.

Le bruit foudroyant de la détonation les terrifia. Croyant qu'elle était due à une cause surnaturelle et que la mort allait les saisir, les Nez-Percés se laissèrent tomber sur le sol, en baissant la tête et croisant les mains sur leurs yeux, comme faisaient jadis les Égyptiens à l'approche d'un ennemi invincible.

Ils demeurèrent sans bouger dans cette posture pendant près d'une heure.

Merellum elle-même était tremblante et pensait que sa dernière heure allait sonner. Elle appartenait cependant à la race blanche. Des Canadiens établis dans la Colombie, lui avaient donne le jour. Mais ils étaient morts pendant sa plus tendre enfance. Une Indienne clallome, Ouaskèma, l'avait adoptée et élevée jusqu'à l'âge de dix ans. Alors, Ouaskèma fut tuée accidentellement, disaient, les uns, volontairement, disaient les autres, par Oli-Tahara, le Dompteur-de-Buffles, qui en était amoureux et jaloux[6]. Merellum lui succéda au commandement des Clallomes, et, malgré son extrême jeunesse, les gouverna avec prudence pendant plusieurs années. Au bout de ce temps, Poignet-d'Acier, qui l'avait prise en affection et qu'elle chérissait à l'égal d'un père, lui offrit de l'emmener avec lui au Canada. Merellum s'ennuyait au désert. Le sang de ses pères parlait en elle. La proposition du capitaine fut acceptée avec bonheur. Mais il n'était pas facile de la mettre à exécution. Les Clallomes tenaient à leur souveraine. Ils voyaient d'un mauvais oeil ses rapports avec Poignet-d'Acier. C'était, prétendaient-ils, le méchant génie de leur tribu. Ouaskèma l'avait aimé, et Ouaskèma avait payé de son existence cette passion désapprouvée par l'Esprit-Suprême. Aussi les Clallomes surveillaient-ils de près le capitaine. Cependant Merellum et lui parvinrent, à tromper leur vigilance; la jeune fille fut embarquée et cachée à bord du brick, dans la nuit qui précéda le jour où il devait partir, et, sans l'attaque des Nez-Percés, elle abandonnait pour toujours peut-être ses trop fidèles sujets.

[Note 6: Voir la Tête-Plate.]

A l'époque où nous la retrouvons, Merellum, la Petite-Hirondelle avait une vingtaine d'années. Elle était blanche comme le lait, et à peine une légère teinte rosée colorait ses joues. Ses traits n'étaient point réguliers, mais ils plaisaient dans leur ensemble par l'expression de douceur et de bienveillance qu'on y lisait. Une chevelure superbe, dans laquelle elle aimait à se draper comme dans un manteau; de beaux yeux bleus, ordinairement rêveurs, mais qui pouvaient s'animer et darder des éclairs au moment du péril, achevaient d'en faire une des créatures exceptionnelles dont l'influence magnétique, inanalysable, s'impose despotiquement à ceux qui les entourent. Elle avait d'ailleurs une taille au-dessous de la moyenne; quoique d'un dessin correct, ses membres étaient grêles. Enfin, au premier aspect, elle vous semblait d'une délicatesse souffreteuse. Mais cette apparence était décevante, décevante comme l'air de nonchalance qui caractérisait habituellement son visage. Sous une enveloppe chétive, Merellum cachait une âme finement trempée; et, sous sa carnation satinée, se déployait un réseau de muscles et de nerfs dont la flexibilité et la solidité eussent fait envie à un gladiateur romain. En un mot, elle était brave comme l'aigle, souple comme la panthère; mais elle ne résistait pas aux fatigues prolongées. A un moment donné, les forces de son corps et de son esprit la trahissaient. Le ressort se détendait brusquement, et elle n'était plus qu'une enfant faible, endolorie, cherchant le repos. La prostration durait peu toutefois, surtout si des circonstances nouvelles, pressantes, changeaient le cours de sa vie. Une contre-réaction s'opérait bientôt en elle, et Merellum reprenait sa fermeté, sa vaillance. Les émotions aiguës l'agitaient comme un courant électrique; et quand on la croyait chancelante, elle se relevait tout à coup galvanisée, prête à recommencer la lutte, à affronter les dangers avec un redoublement d'énergie.

Au moment de son enlèvement, Merellum était vêtue d'une tunique en peau d'élan, frangée avec des passementeries écarlates et enrichie de broderies en grains bleus d'aioqua. Des mocassins élégants emprisonnaient ses pieds mignons, une sorte de béret, en fibres d'écorce de cèdre, était coquettement posé sur sa tête et laissait courir sur ses épaules les ondes de son opulente chevelure.

En abordant, on lui avait enlevé le bâillon qui couvrait sa bouche.

La première, elle revint de la stupeur que lui avait causé l'explosion du vaisseau.

Se tournant du côté de Molodun avec un regard dédaigneux, elle lui dit ironiquement:

—Merellum croyait que le Renard-Noir était plus brave que les vils esclaves dont il est le chef; mais elle s'est trompée. Le Renard-Noir n'a pas plus de courage que les hiboux que sa tribu a choisis pour emblème. Il lui faut plus de deux fois cent guerriers pour prendre une femme, et, quand il l'a en son pouvoir, après s'en être emparé par la ruse, il fuit devant ses ennemis comme un chevreau devant les chiens. Le Renard-Noir est un lâche!

A cet outrage, Molodun se redressa, transporté de fureur.

—La Petite-Hirondelle a la langue trop longue, s'écria-t-il, le
Renard-Noir la lui rognera et la donnera à manger aux volverennes.

—Si la langue de la Petite-Hirondelle est trop longue, celle du Renard-Noir est trop courte, car il n'a pas osé dire à la Nuée-Blanche qu'il l'avait épousée par dépit de ce que la Petite-Hirondelle avait méprisé son amour, répliqua hardiment Merellum.

—Tu mens, face pâle maudite! je ne t'aime pas, je ne t'ai jamais aimée! reprit le chef en grinçant des dents.

—Ah! ah! je mens! tu dis que je mens, fils de louve! Et Merellum avec un rire moqueur; tu dis que je mens! Et qui donc a offert en présent à la Petite-Hirondelle cette robe de peau de daim que je porte? N'est-ce pas le Renard-Noir?

Le sarcasme alla droit au coeur du sagamo; il bondit comme s'il eût été mordu par une vipère.

Les deux Indiens qui l'avaient accompagné l'examinaient avec une surprise mêlée de défiance, car ils ne l'avaient jamais vu aussi patient. Ses indomptables colères étaient même, si je puis m'exprimer ainsi, proverbiales dans la tribu.

Cependant un orage, terrible s'amassait dans le coeur de Molodun; à ses traits contractés, ses lèvres frémissantes, ses narines largement dilatées, aux veines énormes qui, comme des cordes bleuâtres, grossissaient à ses tempes, il était facile de prévoir que la tempête ne tarderait pas à éclater avec une violence d'autant plus grande qu'elle aurait été plus longtemps concentrée.

Il pétrissait le soi sous ses pieds, et rayait avec ses ongles le manche de son tomahawk.

Loin d'intimider Merellum, cette irritation semblait lui plaire. Elle jouait avec elle comme une chatte avec une panthère.

—Eh bien! dit-elle en riant, n'ai-je pas dit vrai? La langue du Renard-Noir n'est-elle pas trop courte? Elle ne peut pas répondre. Que dirait la Nuée-Blanche si elle savait que le Renard-Noir a donné cette robe à la Petite-Hirondelle?

C'en était trop; Molodun, fou d'exaspération, poussa un hurlement féroce, et, brandissant sa massue, il se rua sur la jeune fille pour l'en frapper.

Calme et toujours souriante, elle attendait le coup mortel sans faire un mouvement pour l'éviter, mais un des Nez-Percés arrêta le bras du chef.

—Mon fils oublie que cette face pâle ne lui appartient pas, dit le
Peau-Rouge.

Molodun bondit sur lui-même, et tournant sa rage contre le téméraire, il lui lança le tomahawk à la tête. Par bonheur, l'autre se jeta à terre, et l'arme alla briser une pointe de rocher, à vingt pas de distance.

Le sauvage s'était relevé avec une merveilleuse impassibilité! C'était un vieillard blanchi par les hivers et que sa sagesse avait mis en honneur chez les Nez-Percés.

—Que Molodun, dit-il froidement, apaise le bouillonnement de son sang et qu'il ouvre ses oreilles aux discours de la prudence. Le buffle, une fois échauffé par l'animosité, perd sa force et son habileté. Il en est de même de l'homme. Mon fils veut-il m'écouter?

Parle donc, dit le chef d'un ton sombre, en fixant sur Merellum des regards durs comme des flèches de métal.

—Vieux chêne décrépit, toi qui as si bonne mémoire, souviens-toi,
cria-t-elle à l'Indien, de rapporter à la Nuée-Blanche que la
Petite-Hirondelle est parée d'une belle robe de peau d'élan dont le
Renard-Noir lui a fait cadeau.

—Tais-toi, pie babillarde, ou je t'écrase le crâne avec mon talon, vociféra Molodun en levant le pied sur elle.

Mais Merellum poursuivant ses sarcasmes:

—C'est bien ainsi que je t'avais jugé, quand tu rôdais autour de mon wigwam, et que tu te traînais à mes genoux en me demandant mon amour! Tu me menaces, parce que je suis attachée, incapable de te répondre! Mais ose donc me délier les pieds et les mains! Ose me prêter une arme, et je te ferai fuir, comme un poltron, avec ces deux coyotes! Oui, je ferai cela, moi, une femme! et j'appellerai mes esclaves pour qu'ils scalpent vos chevelures, que j'enverrai à ton épouse, la Nuée-Blanche! Oh! la malheureuse, qui s'est mariée à ce carcajou!

Molodun n'aurait pu entendre la moitié de ces sanglantes injures sans y mettre un terme en tuant celle qui les proférait, si ses compagnons ne l'eussent entraîné à quelques pas, où ils l'entretinrent un instant.

Tu sais, lui dit le vieillard, que tu as promis cette face pâle à ma fille Lioura.

—Oui, appuya l'autre, tu as promis de la ramener prisonnière à ma soeur; elle n'est donc pas à toi, mais à ta femme, la Nuée-Blanche, qui en fera son esclave ou la sacrifiera à Scoucoumé, s'il lui plaît.

—Puisque le père et le frère de mon épouse le veulent ainsi, qu'ils partent avec ma captive, moi j'irai rejoindre mes guerriers, répliqua le chef d'un ton sombre.

Craignant qu'il ne revînt sur son consentement, les deux autres se hâtèrent de transporter Merellum dans le canot.

Pendant qu'ils remontaient péniblement le fleuve, elle cria à Molodun:

—Renard-Noir, tu as la finesse d'un lynx; ce que tu fais là est bien fait. La Petite-Hirondelle le récompensera en disant à ta femme comme tu l'aimes, et en lui montrant cette magnifique robe, don d'un précieux amour.

Quand le canot eut disparu, le sagamo se frappa la poitrine et poussa une exclamation rauque. Puis il se promena un moment sur la grève, en réfléchissant profondément. Sa démarche était saccadée, il allait par soubresauts. Tout en lui dénotait, une agitation extraordinaire. Il aimait Merellum! Et cet amour qu'il s'était flatté d'avoir étouffé venait de se réveiller. La beauté de la jeune fille, la disparité de sa couleur avec celle des Indiennes, sa hardiesse, tout, jusqu'aux injures dont elle l'avait flagellé, concourait à rallumer une passion assoupie, mais qui n'avait jamais cessé de brûler dans son coeur. Comme ses charmes effaçaient ceux de Lioura! La comparaison n'était pas soutenable pour la pauvre squaw! Et puis, l'eût-elle été, Molodun possédait la Nuée-Blanche; il la connaissait par coeur; tandis que la Petite-Hirondelle, c'était l'inconnu, le mystère, la chose désirée qu'il n'avait pu, qu'il ne pouvait avoir! En fallait-il davantage pour que le sagamo, naturellement passionné, se reprît à aimer Merellum avec une vivacité nouvelle?

S'il l'eût tuée dans un paroxysme de fureur, il n'eût assurément pas longtemps pleuré sa mort. Mais, elle vivante, elle en sa puissance, elle qui l'avait ignominieusement repoussé, qui le bafouait quelques minutes auparavant, il ne pouvait s'empêcher de vouloir la soumettre à son caprice et de songer à obtenir par la ruse ou par la force ce qu'elle avait refusé à ses instantes prières. Il l'avait cédée avec répugnance à son beau-père et à son beau-frère, se doutant bien que Lioura ne l'avait demandée que pour assouvir la jalousie qui la consumait; car Lioura aimait déjà Molodun alors que celui-ci recherchait vainement Merellum en mariage, et elle savait qu'il n'avait aspiré à elle qu'après avoir été éconduit par sa rivale. Aussi la rencontre des deux femmes devait-elle être terrible, et le Renard-Noir craignait que la Nuée-Blanche n'égorgeât sur-le-champ la Petite-Hirondelle. Cependant, comme la première était vindicative, cruelle, concentrée et vaniteuse, il espérait qu'elle attendrait le retour des guerriers pour la traîner au supplice. Alors, pensait-il, il aviserait au moyen de sauver Merellum si elle consentait à se donner à lui.

Satisfait de cette conclusion, Molodun ramassa son tomahawk et se fraya un passage à travers un buisson d'amélanchiers qui masquait une petite anse où, le matin, les Nez-Percés avaient laissé quelques canots, suivant la coutume des sauvages qui, en route, cachent quelquefois ça et là le surplus de leurs approvisionnements pour les cas imprévus.

Arrivé sur la grève, le chef jeta les yeux autour de lui. On peut s'imaginer sa surprise en remarquant que le gros navire, qui n'était pas éloigné de plus d'un mille de l'île, avait disparu. Le vent soufflait de l'est, et le Renard-Noir n'avait pu entendre les cris des victimes de l'explosion. Mais il aperçut bientôt des débris d'embarcation flottant à la dérive, quelques Indiens qui tâchaient de gagner à la nage les îlots de l'archipel; puis, en dirigeant sa vue au nord, un essaim de Chinouks répandus sur le bord septentrional du fleuve.

Sans deviner la cause de la dispersion de son escadrille, Molodun comprit que les Nez-Percés avaient essuyé un revers terrible. Les monceaux de cadavres entassés sur la rive et les sanglants trophées qui pendaient aux ceintures de ses ennemis, lui firent croire qu'ils étaient les auteurs de ce désastre.

Alors, frappé d'épouvante, il se hâta de cacher les canots dans un hallier, puis il grimpa sur un grand cèdre, dont les rameaux gigantesques s'allongeaient quarante ou cinquante pieds au-dessus de la Colombie, et se mit en observation.

Le soleil penchait déjà à l'horizon. La brise mollissait et l'air était d'une transparence qui permettait de distinguer les objets à plus d'une lieue devant soi.

Molodun voyait parfaitement les Chinouks. Ils se disposaient à traverser le fleuve.

Leurs canots furent lancés à l'eau, et ils naviguèrent vers la rive méridionale. Quand toutes les embarcations eurent quitté la plage, Oli-Tahara, monté sur son buffle blanc, poussa bravement l'animal au milieu des vagues et le maintint à cent brasses environ de la flottille. En remarquant la position qu'il prenait, Molodun sentit le sang affluer à son cerveau. Depuis bien des années il était l'ennemi acharné d'Oli-Tahara, et depuis bien des années aussi, il convoitait ce buffle, l'orgueil de son maître, l'effroi des Nez-Percés et des Clallomes! S'il pouvait tuer le métis et s'emparer de la redoutable bête! quelle gloire pour lui! quelle vengeance pour sa tribu! quelle splendide dépouille à jeter aux pieds de Merellum, qui, elle aussi, devait haïr Oli-Tahara, puisque les Clallomes étaient en guerre fréquente avec les Chinouks!

Cependant le métis dirigeait sa course vers l'archipel, afin d'éviter, autant que possible, l'impétuosité du courant. Molodun, qui ne perdait pas un de ses mouvements, calcula bientôt qu'il passerait probablement à la pointe de l'île et près du cèdre sur lequel il était posté. Cette conjecture l'engagea à se porter plus avant sur la branche, presque à son extrémité et au-dessus d'un endroit où croissaient des joncs assez élevés dont il étêta un grand nombre, en se suspendant par les pieds au rameau.

Cette opération terminée en un clin d'oeil, le Renard-Noir se blottit de nouveau sous l'épais feuillage du cèdre.

Déjà les premiers canots doublaient l'île. Les Chinouks riaient à gorge déployée en se rappelant les incidents de la «danse que les Nez-Percés avaient faite en l'air.» Leurs esquifs étaient remplis d'armes et de scalpes provenant de ces derniers.

Molodun n'avait pas besoin de ces discours et de ces tableaux pour s'exciter aux représailles. Vingt fois, tandis que les Chinouks longeaient le rivage, il fut sur le point de se précipiter dans un de leurs canots et de massacrer ceux qu'il contenait. Mais l'espoir de faire un meilleur coup le retint. Il attendit que tous les bateaux eussent défilé; puis ses yeux se rivèrent sur Oli-Tahara qui, ne soupçonnant aucunement le danger qu'il courait, approchait de plus en plus de l'île.

La respiration bruyante du buffle ne tarde pas à se faire entendre. Il fend l'onde avec une majestueuse rapidité, lève la tête, renifle l'air, pousse un meuglement.

—Qu'y a-t-il, mon brave Tonnerre? On dirait que tu flaires quelque chose, demande le métis en promenant autour de lui un regard nonchalant.

Mais il n'aperçoit rien, le soleil est couché, le crépuscule se fait.

—C'est sans doute, ajoute-t-il, quelqu'un de ces chiens de Nez-Percés qui se sera réfugié dans cet îlot. Bah! nous n'avons pas le temps de nous arrêter pour lui.

Le taureau continue de nager. Les roseaux desséchés ploient et cassent avec bruit sous son large poitrail.

Il n'est plus qu'il une brasse du cèdre où se tient le chef nez-percé; il exhale un second beuglement. Oli-Tahara s'inquiète; il a vu une ombre singulière se réfléchir dans l'eau; il relève la tête.

A ce moment, Molodun, son couteau dans la main droite, fond sur lui comme un vautour sur sa proie. Mais le buffle fait un écart; Oli-Tahara jette un cri retentissant, et l'assassin, au lieu de tomber sur la croupe de l'animal, glisse dans le fleuve, après avoir enfoncé son arme dans le dos du Dompteur-de-Buffles qui s'évanouit en perdant des flots de sang.

Au cri du blessé, les Chinouks accoururent. Quelques-uns le transportèrent sur l'île, d'autres se mirent à la recherche du meurtrier. Mais ils eurent beau plonger dans le fleuve, ou fouiller les roseaux et les massifs d'amélanchiers, ils ne purent le trouver, quoique l'île eut tout au plus un demi-mille de circonférence.

La nuit était tombée.

Pour se consoler de leur insuccès, ils déclarèrent unanimement qu'il avait dû se noyer, et s'assemblèrent autour d'Oli-Tahara. Le métis respirait encore. Le couteau qui l'avait frappé n'était heureusement pas empoisonné. Cependant le jeesukaïn chargé de panser sa blessure ne pouvait répondre qu'elle n'était point mortelle.

Ces circonstances firent ajourner l'expédition des Chinouks contre le village des Nez-Percés, sur la rivière Saaptim.

CHAPITRE V

LIOURA

Le Renard-Noir ne s'était pas noyé; et s'il n'avait reparu à la surface du fleuve pour porter de nouveaux coups au métis, c'est qu'en enfonçant sous l'eau, il avait reçu du buffle un coup de pied à la jambe.

Le coup fut assez violent pour paralyser un instant le membre atteint. Molodun se laissa aller au fond du fleuve, et quand l'engourdissement de jambe eut cessé, au bout de trois ou quatre minutes, il était trop tard pour retourner à la charge, car les Chinouks avaient dû s'élancer au secours de leur chef.

Notre Nez-Percé se trouvait à quarante ou cinquante pieds au-dessous du niveau de la Colombie. Il s'avança à travers les roseaux dont il avait tranché le sommet, en coupa un, après l'avoir fortement pressé avec son pouce et son index à quelques centimètres au-dessus de la section et le prit entre ses lèvres hermétiquement comprimées autour du bout, en desserrant la ligature formée par ses deux doigts, qu'il appliqua aussitôt sur ses narines pour les fermer. Alors il essaya de respirer par la bouche, le roseau devant lui servir de conduit aérien; mais soit que celui qu'il avait choisi n'eût pas été étêté, soit que la tige fût stricturée sur sa longueur, Molodun ne réussit pas à obtenir l'air dont il commençait à éprouver un vif besoin. Il réitéra plusieurs fois son opération sans plus de succès. Il souffrait déjà horriblement et était presque résolu à revenir à fleur d'eau, au risque de tomber au pouvoir de ses ennemis, lorsqu'une dernière tentative lui réussit. Un roseau, qui avait presque un pouce de diamètre près de sa racine, était creux jusqu'à son extrémité supérieure, laquelle se trouvait en pleine communication avec l'atmosphère. S'en étant servi de la manière que j'ai dite, l'Indien put soulager ses poumons et en renouveler assez efficacement le jeu [7].

[Note 7: Si extraordinaire que paraisse ce fait, il se renouvelle assez fréquemment chez les sauvages de la Colombie.

Chose à peu près semblable et bien plus merveilleuse a, du reste, eu lieu il y a quelques années au bagne de Toulon. Un forçat nommé Fichon réussit à s'évader en restant près de trois jours caché dans un réservoir d'eau. Il recevait l'air nécessaire à sa respiration au moyen d'un tuyau de cuir dont l'orifice supérieur était attaché au-dessus de la surface de l'eau. (Voir l'Intérieur de bagnes, par Sers.)]

Cela fait, il s'étendit sur le sable, et, pendant une heure, demeura immobile.

La nuit était arrivée. On ne distinguait plus les objets au fond de l'eau. La position de Molodun n'était ni commode, ni longtemps supportable. Il jugea qu'il fallait essayer de regagner la terre.

Lâchant le roseau qui lui avait été d'une si grande utilité, il revint à flot. Heureusement pour lui, les ténèbres étaient profondes, et un brouillard épais couvrait le fleuve. Il aperçut les feux que les Chinouks avaient allumés sur l'île, mais ceux-ci ne le remarquèrent point. Après avoir erré, durant quelques minutes à l'aventure, ne sachant trop où diriger sa course, il entendit un bruit de pagaies. Bientôt un canot se montra à quelques brasses de lui. La première pensée du Renard-Noir fut de se jeter de côté pour éviter cette embarcation qui pouvait être montée par des Chinouks, mais déjà elle était si près qu'il découvrit un hibou sculpté à sa proue.

Le canot appartenait évidemment aux Nez-Percés.

Molodun s'en approcha eu faisant un signe de reconnaissance. Aussitôt il fut recueilli à bord. Il n'y avait sur le canot que deux Indiens: Iribinou, l'Ours-Gris, l'ancien prétendant de Lioura, et un autre.

—Pourquoi mon frère nous a-t-il quittés? demanda Iribinou à Molodun.

—Afin de poursuivre le Dompteur-de-Buffles, répliqua-t-il.

—La langue de mon frère a tourné du mauvais côté, reprit l'Ours-Gris d'un ton railleur. Mon frère a conduit ses guerriers à un piège pour s'emparer d'une face pâle, et ensuite il s'est sauvé.

—C'est faux! s'écria le Renard-Noir.

—Mon frère le prouvera aux jeesukaïns de la tribu! Plus de deux fois cent de ses vaillants jeunes hommes ont été tués et scalpés par les Chinouks.

—Tu mens! hurla Molodun en serrant la poignée de son couteau qu'il n'avait pas quitté.

—Oui, dit Iribinou, quittant sa pagaie et se dressant dans le canot, oui, tu nous a trahis pour satisfaire tes passions. Tu nous a fait assommer comme un troupeau de buffles sans défense, et tu viens maintenant de chez les Chinouks qui sont là, dans cette île, recevoir le prix de ta perfidie!

A ces mots, Molodun cessa de se contenir, il s'élança sur Iribinou.

L'autre sauvage continuait de ramer avec un calme imperturbable.

La lutte ne fut pas longue. Iribinou n'était pas de taille à se mesurer avec le Renard-Noir. Mais ce dernier ayant glissé sur le fond humide du bateau, tomba à genoux et laissa échapper son couteau. Cependant il se releva avec l'agilité d'une panthère, et, avant que l'Ours-Gris eût pu profiter de son avantage, il l'avait saisi par les hanches et renversé au milieu du rio Columbia, où il disparut bientôt en proférant des cris de vengeance.

Ces cris eurent un écho dans l'île; le houp de guerre des Chinouks y répondit. Plusieurs canots furent détachés à la poursuite des Nez-Percés. Mais, à la faveur de l'obscurité, Molodun les mit en défaut. Le lendemain matin, il campa près du fort Vancouver, et, dans la soirée, rejoignit son beau-père sur le bord de la rivière des Sables-Mouvants. Ce dernier y était retenu par quelques avaries qu'avait essuyées son canot. On avait délié les pieds de Merellum, mais sans lui rendre la liberté de ses mains. La jeune fille conservait toujours sa dédaigneuse fierté. Elle accueillit Molodun le sarcasme aux lèvres. Le sagamo était sombre; son esprit roulait de sinistres projets.

—Le malheur s'est étendu sur notre tribu depuis que j'ai épousé ta fille, dit-il au vieillard. Si tu n'avais pas exigé en présent mon arc en dent de narval, et si je n'avais pas eu la faiblesse de te le donner, ce qui a eu lieu ne serait pas arrivé. Il faut que tu me le rendes.

—Cet arc est à moi, il ne me quittera pas, répliqua fermement le père de Lioura.

Alors, s'écria le Renard-Noir d'une voix tonnante, je répudierai ta fille et épouserai cette face pâle.

Il montrait la Petite-Hirondelle assise sur une roche.

—Tu ne l'épouseras pas, et tu garderas ma fille! répondit le vieillard d'un ton décidé.

—Et qui donc oserait m'en empêcher?

—Moi, misérable trompeur qui m'as abusée par tes fausses protestations d'amour! répondit une voix vibrante et acerbe derrière lui.

Molodun se retourna tout d'une pièce et se trouva face à face avec
Lioura, la Blanche-Nuée.

Ce n'était plus la voluptueuse créature, si complaisante, si bénévole, qui l'avait si tendrement soigné dans la cabane nuptiale; mais une femme courroucée, hargneuse, dure, inflexible. Il fallait la voir, la terrible squaw! Il fallait la voir avec ses petits yeux ronds, embrasés de lueurs fauves, ses traits contractés, ses lèvres pincées, tout son corps frémissant d'indignation. Il fallait entendre les palpitations désordonnées de son sein, les sons éraillés qui éructaient de sa bouche, avec une haleine aussi chaude que si elle sortait d'une fournaise.

Tout brave qu'il fût, Molodun recula devant cette furie.

—Ah! dit-elle, le Renard-Noir a pris la Nuée-Blanche comme un pis-aller; il s'est repu de ses caresses, et maintenant il en a assez, maintenant il voudrait la répudier! Et il croit qu'il le pourra! Non, non! que le Renard-Noir ait meilleure opinion de sa femme. Elle l'aime trop pour le quitter ainsi. Elle restera avec lui, sans partage, tant qu'elle vivra, et comme preuve, elle le suivra désormais à la chasse, à la guerre, partout! Le Renard-Noir est-il content? ajouta-t-elle avec un rire ironique.

—Lioura élève trop haut la langue; Molodun la lui rabaissera, repartit le chef avec une rage concentrée.

—La Blanche-Nuée, répliqua-t-elle sans s'émouvoir, aime le Renard-Noir, mais elle méprise ses colères.

Le chef lui jeta un regard gros de ressentiment.

—Oui, reprit-elle imperturbablement, la Blanche-Nuée méprise ses colères quand elles sont injustes. Le Renard-Noir sait bien que Lioura descend d'une vaillante famille et qu'elle a place au conseil des guerriers. Ce qu'elle réclame est équitable, c'est l'amour de son seigneur. Elle fera tout pour l'obtenir. Elle priera même son père, l'Aigle-Gris, de rendre au Renard-Noir l'arc magique dont il lui a fait présent.

Cette promesse sembla apaiser un peu le courroux de Molodun, car il dit d'une voix radoucie:

—Si la Nuée-Blanche fait cela, je l'aimerai, et je lui donnerai deux tuniques en peaux de castor.

—Pourquoi pas aussi cette belle robe en cuir de daim dont, tu m'as fait hommage? intervint Merellum en riant aux éclats.

Lioura ne l'avait pas encore aperçue, car la Petite-Hirondelle se trouvait placée derrière elle.

Elle tressaillit, regarda du coté d'où venait le son et s'écria avec un accent de joie cruelle:

—La face pâle! la face pâle!

—Oui, dit Molodun, heureux de détourner à son bénéfice l'irritation qu'il avait soulevée, oui, la face pâle que le Renard-Noir avait juré de ramener à son épouse chérie! Il a tenu sa parole; Lioura l'en récompensera-t-elle?

Mais il parlait en pure perte. Sa femme ne l'entendait pas. Elle avait bondi comme une tigresse; et, tremblante de fureur, les prunelles flamboyantes, elle dévorait des yeux la jeune fille.

Bientôt elle se jeta sur elle, lui sillonna le visage avec ses ongles, mit en lambeaux son vêtement, et lui mordit les épaules avec des rugissements de bête fauve.

Elle haletait, elle écumait; elle frappait sa rivale des poings et des pieds; elle ramassait des cailloux pour lui en meurtrir le corps et l'aurait tuée sur-le-champ, si l'Aigle-Gris ne se fût interposé.

Loin de chercher à se défendre ou à apaiser la mégère, Merellum l'excitait par ses révélations empoisonnées.

—Pourquoi, disait-elle en crachant au visage de l'Indienne, pourquoi déchirer cette belle robe qu'il m'a donnée? Elle t'irait si bien! Il te prendrait pour moi, car il me voit partout! Il m'aime tant! Hier encore il me le répétait devant ton père! Frappe plus fort. Tu ignores la manière de torturer tes ennemis. Les femmes nez-percés ne savent ni aimer ni défendre leur amour. Elles sont lâches comme leurs époux. Oh! que tu as la main molle! Je te défie bien de me faire crier.

Molodun contemplait froidement en apparence cette scène.

Toutefois il veillait soigneusement à ce que Lioura ne portât pas un coup dangereux à la Petite-Hirondelle, et il se disposait même à l'arrêter, quand l'intervention de l'Aigle-Gris lui épargna cette épineuse besogne.

Mais il s'en fallait de beaucoup que la Nuée-Blanche fût satisfaite. Elle se débattait entre les bras de son père, tentait de se dégager pour se ruer encore sur la pauvre Merellum, et se confondait en imprécations effrayantes contre sa victime, contre son mari, contre celui qui la retenait. Elle lui échappait déjà quand son frère parut.

Renolunc, le Castor-Industrieux, était allé à la chasse. Il rapportait sur ses épaules un jeune peccari, sorte de sanglier fort commun à l'ouest des Montagnes-Rocheuses. En voyant ce qui se passait, il fronça le sourcil, et, se plaçant devant sa soeur:

—Lioura, dit-il, n'est pas fidèle à sa parole; pourquoi n'a-t-elle pas attendu dans sa loge le retour des Nez-Percés?

—Lioura avait hâte de saluer leur triomphe sur les Chinouks. Elle a quitté l'ienhus (village) il y a cinq nuits. Elle voulait être la première à recevoir de son mari les chevelures qu'il avait enlevées à ses ennemis.

Renolunc branla la tête d'un air incrédule.

—Ma soeur, répondit-il, sait habilement préparer son discours. Mais elle ne réussira pas à tromper son frère. Elle est venue ici poussée par sa jalousie contre cette peau blanche. Ma soeur a soulevé le courroux des Esprits. Ils lui avaient défendu de se mettre en route avant l'arrivée des guerriers nez-percés, et ils lui avaient ordonné d'attendre dans sa hutte que Molodun lui amenât l'esclave qu'il lui avait promise.

—J'ai vu un ouiarou [8] en songe…, commença la Blanche-Nuée.

[Note 8: Présage.]

Renolunc frappa du pied en s'écriant avec sévérité:

—Tais-toi, femme! tais-toi! Tu seras l'auteur de la ruine de ta tribu. C'est moi, grand autmoin des Nez-Percés, qui le prédis. Car tu es subtile comme la vipère, venimeuse et traîtresse comme elle. Cette face pâle est ton esclave, mais je t'enjoins de ne lui faire aucun mal avant notre arrivée à l'ienhus.

Le Castor-Industrieux exerçait, par sa qualité de premier devin, un pouvoir presque absolu sur tous ses congénères. Lioura murmura quelques paroles d'excuse, en coulant obliquement sur Merellum un regard haineux; puis les trois Indiens se mirent à dépecer le peccari, pendant que la Nuée-Blanche, assistée de l'Indien qui avait accompagné Molodun, ramassait des branches sèches pour allumer du feu.

Le temps était sombre, le ciel marbré de nuages noirs aux franges violacées qui roulaient péniblement vers le couchant. Cependant l'air était au repos. A peine un léger souffle ridait-il à de longs intervalles les ondes verdâtres de la Colombie. Des myriades de moucherons flottaient au-dessus. A chaque moment on entendait un son sec et court. C'était quelque poisson qui sautait hors de son élément pour happer les moucherons. Des hirondelles de mer passaient et repassaient à la surface des eaux que rasait aussi, de temps en temps, avec un cri aigu, le pivert au plumage miroitant. Des nuées de sauterelles chantaient et sautillaient dans les herbes, sur le rivage, et dans le lointain on entendait les jappements des coyotes, que traversait par moment, comme le canon traverse les bruits de la fusillade, le lugubre grondement d'une panthère.

—La nuit sera orageuse, mon frère, dit Molodun à Renolunc.

—Oui, répliqua-t-il, je vais dresser des cabanes pendant que tu feras cuire le gibier.

—Je t'aiderai, mon frère; Lioura s'occupera de la viande.

Depuis le retour de son fils, l'Aigle-Gris fumait son calumet, accroupi sur une pointe de rocher qui dominait le fleuve.

Avec deux morceaux de bois sec, rudement frottés l'un contre l'autre, Lioura fit du feu; de chaque côté de son petit bûcher, elle planta à terre des bâtons fourchus, au-dessus desquels elle plaça un quartier de peccari embroché à une branche de houx.

Son frère et son mari ayant construit deux huttes, tandis que la venaison rôtissait, la petite troupe se hâta de manger avant l'arrivée de la tempête. Merellum se restaura avec autant d'appétit que les autres, malgré les oeillades haineuses que ne cessait de lui décocher la squaw nez-percé.

Le tonnerre grondait à grand fracas quand ils terminèrent leur repas. Bientôt les nuages amoncelés à l'occident crevèrent, et une pluie diluvienne s'échappa de leur sein.

Renolunc rajusta les liens qu'on avait ôtés à Merellum pour qu'elle pût prendre part au festin, puis il la porta dans une hutte, où son père, le compagnon de Molodun et lui ne tardèrent pas à se retirer.

La nuit déploya son manteau sur la Colombie; il pleuvait toujours à torrents.

Le Renard-Noir et Lioura s'étaient couchés sous l'autre cabane. Le premier était brisé de fatigue. Il s'endormit bien vite. Mais la jalousie brûlait le coeur de sa femme. Elle demeura éveillée. Une pensée de vengeance l'obsédait. Elle essaya d'y résister. Ce fut en vain. Cette pensée revenait sans cesse plus cuisante, plus enivrante que jamais. Cédant enfin à sa passion, Lioura se glissa sans bruit hors de la hutte, et se dirigea vers celle où reposait sa rivale.

Les deux loges étaient séparées par une pelouse large de quinze à vingt pas. On ne voyait ni ciel ni terre, mais l'instinct guidait Lioura.

Elle marcha droit au but, puis elle écouta. Des respirations sonores lui apprirent que tout dormait dans la cabane de Merellum. Lioura affermit dans sa main un couteau dérobé à son mari, et ses regards luttèrent d'intensité avec les ténèbres pour découvrir la place occupée par la jeune fille.

La devinant plutôt qu'elle ne la voit, elle entre, elle va frapper!

Mais alors un choc violent fait tomber la Nuée-Blanche à la renverse.

Elle se sent étranglée, elle pousse un cri étouffé; un homme l'a chargée sur ses épaules. Il l'emporte à travers la foret.

CHAPITRE VI

IRIBINOU

Le cri de détresse pousse par Lioura n'a pas été entendu. Il s'est perdu dans les bruits de la tempête qui redouble de violence et siffle âprement entre les rameaux des arbres.

Le ravisseur a chargé sur son épaule la jeune femme évanouie et desserré un lasso qu'il lui avait jeté autour du cou.

Il dévore l'espace.

Après un quart d'heure d'une course effrénée, il ralentit son allure, tourne à gauche et se rapproche du fleuve dont les voix grondeuses font un effrayant duo avec les roulements du tonnerre.

La pluie a cessé de tomber. Quelques étoiles, et parfois un rayon de lune timide apparaissent entre les gros nuages noirâtres qui s'entrecroisent en tous sens à la voûte céleste. Des éclairs les déchirent fréquemment et découvrent, à mille pieds au-dessous de la côte, le rio Columbia brisant ses vagues courroucées aux angles des rochers.

Guidé par ces lueurs éblouissantes, l'homme qui a enlevé Lioura prend un étroit sentier sur la pente de la falaise et commence à descendre. Le sentier est rocailleux, escarpé. Il semble avoir été pratiqué par les chèvres des montagnes et les grosses-cornes plutôt que par des êtres humains. Mais celui qui le parcourt en ce moment a le coup d'oeil perçant, le pied agile et solide. Il devine les moindres obstacles, franchit habilement tous les mauvais pas.

Que la fondre éclate sur sa tête et fasse trembler les masses granitiques; que la Colombie hurle devant lui comme une Lydie déchaînée et paraisse vouloir l'attirer dans ses noirs abîmes, il ne s'en inquiète pas, et marche, sans hésiter, sans trébucher. Où va-t-il ainsi? car bientôt il sera au niveau du fleuve. Déjà les flots rejaillissent jusqu'à sa hauteur et le baignent d'une poussière liquide. Mais le voici qui fait une oblique à droite, traverse un bouquet de sapins chétifs, et si pressés les uns contre les autres qu'il est obligé de se courber en deux pour ne pas se heurter à leurs rameaux inférieurs; puis il remonte, pendant deux minutes, le flanc du cap, dépose son fardeau sur le sol, détourne deux grosses pierres, reprend Lioura dans ses bras et entre dans une grotte ou quelques tisons agonisants répandent une clarté douteuse.

Une fois dans cette grotte, il plaça l'Indienne sur un lit de mousse et mit la main sur son coeur pour s'assurer qu'elle respirait encore, car elle n'avait pas fait un mouvement depuis l'instant où il l'avait, renversée avec son lasso.

Mais la vie n'était pas éteinte en elle. Son évanouissement même se dissipait. Bientôt, elle bégaya des mots incohérents. Alors il lui garrotta les poignets et les pieds et sortit de la caverne dont il boucha l'entrée.

En reprenant ses sens, Lioura ne fut pas peu surprise de se trouver seule en ce lieu qui lui était, complètement inconnu. Le feu achevait de mourir. Ses réverbérations rougeâtres, que le vent chassait de coté et d'autre, donnaient un aspect étrange aux objets.

La jeune femme se crut d'abord transportée dans le monde des Esprits.

Ensuite, elle chercha à rassembler ses souvenirs et à les coordonner.

L'image moqueuse de la face pâle lui apparut la première et réveilla toutes ses fureurs.

—Oh! tu ne m'échapperas pas! Je te tuerai et je mangerai ton coeur! s'écria-t-elle en essayant de se lever.

Alors seulement Lioura s'aperçut que ses membres étaient attachés.

Elle poussa une exclamation de stupeur!

Puis elle se rappela sa tentative pour égorger sa rivale et un étranglement subit qui l'avait paralysée.

Quelle était la cause de cet étranglement! Son mari l'avait-il guettée et assassinée? Cela devait être. La douleur qu'elle éprouvait encore au cou ne contribuait pas médiocrement à l'entretenir dans cette supposition. Mais pourquoi ces liens? car les Indiens ne croient pas aux punitions dans l'autre monde.

Lioura s'adressait cette question quand le jour parut.

La caverne était parfaitement éclairée par des crevasses. La grotte ne différait en rien de celle qu'elle avait coutume de voir sur la terre. Aussi, à mesure que la lumière y pénétrait, la jeune femme sentait-elle se dissiper l'idée qu'elle avait passé dans le royaume d'Yas-soch-a-la-ti-yah.

Elle se disait même que Molodun l'avait enfermée dans cette caverne pour la punir de sa jalousie, et elle s'apprêtait à lui reprocher durement son audace, quand un bruit de pas se fit entendre.

Lioura ne doutait point que ce ne fût son mari.

Elle se dressa sur son séant et arma ses yeux de colère.

Un Indien, un Nez-Percé entra dans la grotte!

—Iribinou! s'écria la Blanche-Nuée au comble de l'étonnement.

C'était, Iribinou en effet, et c'était lui le ravisseur de Lioura.

Il l'avait aimée passionnément, il l'aimait plus passionnément encore depuis qu'elle était devenue la femme d'un autre; car son insuccès n'avait fait, comme c'est souvent le cas, qu'ajouter de nouveaux aliments à la flamme dont il était consumé.

En rencontrant Molodun sur le rio Columbia, sa première pensée fut de l'abandonner. Mais il réfléchit que le chef, qui était excellent nageur, pourrait bien gagner une île et retourner à la tribu où il le ferait condamner par ses guerriers. C'est ce qui décida Iribinou à le recevoir dans son canot. Au surplus, il espérait dénoncer Molodun dès qu'il serait arrivé au cantonnement des Nez-Percés, et lui imputer l'affreux désastre dont ils avaient été victimes.

On se souvient de sa dispute avec le sagamo et de la rixe qui s'ensuivit.

Jeté à l'eau par le Renard-Noir, l'Ours-Gris plongea, se dirigea hardiment entre deux eaux, vers les canots des Chinouks qui encombraient l'archipel, en détacha un, au moment de la confusion où ses cris, en tombant dans le fleuve, avaient plongé leurs ennemis, et alla aborder sur la rive méridionale.

Avant cet incident, Iribinou enviait Molodun; dès lors il le détesta, et, dans le coeur de tout Indien, l'aversion appelle la vengeance.

L'Ours-Gris ne songea donc plus qu'à se venger.

Il avait un moyen facile qui satisfaisait ses plus vifs désirs: enlever la belle Lioura, la femme de Molodun, pendant que tous les hommes valides de l'ienhus étaient absents.

Pour cela, il fallait se hâter de revenir au village.

Iribinou abandonna son embarcation, sachant bien qu'il faudrait plus de temps pour remonter le fleuve que pour faire la route à pied.

Le surlendemain matin, il atteignit l'embouchure de la rivière des Sables-Mouvants dans la Colombie. Il allait la traverser quand il aperçut un canot qui s'approchait du rivage.

Iribinou se cacha dans le bois et épia les arrivants.

C'était l'Aigle-Gris, son fils et Merellum.

Les deux premiers débarquèrent dans une baie profonde dominée par une éminence, transportèrent la jeune fille sur la berge, et se mirent en devoir de réparer leur canot dont les flancs étaient percés en plusieurs places.

La beauté de la Petite-Hirondelle fit une profonde impression sur l'Ours-Gris. Il savait l'amour qu'elle avait inspiré à Molodun, et soupçonnait, avec raison, celui-ci d'en être encore violemment épris. Ne valait-il pas mieux la lui ravir que sa femme?

L'entreprise était moins périlleuse, et sa réussite porterait probablement à Molodun un coup plus terrible que s'il perdait Lioura. La face pâle n'était, du reste, pas à dédaigner, et l'Ours-Gris, qui n'avait sans doute pas des prétentions excessives à la constance, se disait qu'après tout les charmes de la Petite-Hirondelle valaient bien ceux de la Nuée-Blanche.

Le drôle n'avait vraiment, pas mauvais goût.

A la façon dont l'Aigle-Gris et son fils se mirent à l'ouvrage, Iribinou comprit qu'ils passeraient la nuit dans l'endroit où ils venaient d'aborder. Alors, comme il n'était pas probable que son plan d'enlèvement pût être exécuté en plein jour, il résolut de chercher une retraite quelconque pour y attendre l'heure favorable.

Un cap boisé s'élevait à peu de distance en aval du fleuve. Il était hérissé de saillies et d'anfractuosités. Parmi les fissures qui le sillonnaient, Iribinou eut bientôt trouvé l'asile dont il avait besoin.

Après s'être fait un lit avec des branches de pin, recouvertes de mousse, et après s'être reposé quelques heures, il se leva frais et tout prêta accomplir son projet. Mais d'abord, d'un coup de flèche, il abattit un chevreau qu'il dépouilla immédiatement. De la peau, il s'enveloppa les pieds afin de dépister par de fausses empreintes ceux qui pourraient le poursuivre, puis ayant consulté le vent et reconnu qu'il soufflait vers l'ouest, c'est-à-dire dans une direction opposée à celle de l'Aigle-Gris, il alluma du feu et fit griller une tranche de venaison.

Une fois restauré, Iribinou retourna à son premier poste d'observation. Il s'était, par précaution, muni d'un lasso fabriqué avec les débris de la peau du chevreau.

En approchant du campement, il reconnut à sa grande surprise la voix de
Lioura.

Témoin ensuite de sa scène de jalousie, des mauvais traitements qu'elle infligea à Merellum et de la sévère réprimande de Renolunc, il prévit ce qui allait se passer.

Lioura ne pardonnerait pas à la face blanche, elle essaierait de la tuer; car femme froissée dans son amour-propre, surtout en présence d'une rivale, est impitoyable, qu'elle appartienne à la race rouge, noire ou blanche, qu'elle soit sauvage ou civilisée.

Cette rencontre inattendue modifia le dessein de l'Ours-Gris.

—J'aurai l'une ou l'autre, si je ne puis les avoir toutes les deux, se dit-il.

Et il attendit.

La tempête le servait à souhait.

Il n'eut pas de peine à opérer le rapt de Lioura, quoique sa perpétration eût réclamé une audace et un sang-froid inouïs. Cependant, maître de la Nuée-Blanche, il n'était pas rassasié. Ce premier succès l'avait mis en appétit, si je puis m'exprimer ainsi. Sûre d'elle, il partit de nouveau avec l'intention de s'emparer aussi de la Petite-Hirondelle.

Mais, cette fois, l'attente de l'Ours-Gris fut déçue. Il eut beau rôder autour des huttes, l'occasion de capturer Merellum ne se présenta point.

Le lever de l'aurore l'obligea de battre en retraite, et il revint à la caverne, où son apparition fut, comme on l'a vu, un sujet, de stupéfaction pour Lioura.

—Oui, répondit-il à son exclamation, c'est moi, Iribinou, qui ai apporté ici la Blanche-Nuée, parce qu'elle a été indignement outragée par des lâches dont l'un, son époux, ne mérite pas ce haut honneur, l'autre, son frère, lui a lancé des insultes et des menaces au lieu de la défendre et de la protéger. Moi, j'ai pris le parti de ma soeur, qui est plus belle, plus parfumée que la rose des prairies, et dont le coeur a la suavité des rayons de miel. Si la Blanche-Nuée que j'aime, que j'ai toujours aimée, daigne consentir à habiter mon wigwam, je vengerai les affronts qu'on lui a faits. Elle recevra, si elle veut, de ma main, les chevelures de ceux qui l'ont offensée et la face blanche que Molodun a prise dans le grand canot des Visages-Pâles pour en faire sa femme.

Lioura s'attendait si peu à cette étrange déclaration que d'abord elle demeura atterrée.

L'Ours-Gris prit son silence pour une approbation tacite, et il se pencha vers elle afin de sceller par un baiser le contrat, passablement aléatoire, qu'il lui proposait.

Mais aussitôt l'Indienne, se jetant sur lui, saisit sa joue entre ses dents aiguës et lui arracha le morceau.

Iribinou lâcha un cri de douleur et la repoussa si rudement, qu'elle tomba sur le roc nu et se fit une blessure au front. Incapable de se relever à cause des liens qui entouraient ses poignets et ses chevilles, elle l'accabla d'insultes.

—Va-t'en, lâche carcajou! va-t'en! Les hommes te font peur et tu surprends les femmes dans la nuit. Ce n'est pas une plume d'aigle qu'il faut à ta chevelure, mais une plume de pingouin. Va-t'en! Tu es lâche, tu es vil; je te méprise! Tiens! regarde le sang qui coule de ta joue, c'est du sang de lapin. Oh! le hardi guerrier qui s'attaque aux squaws! le noble ami qui vole la femme de son ami, car tu te disais l'ami de Molodun, serpent venimeux! Et tu pensais que je t'écouterais! Tu t'imaginais que la Nuée-Blanche ouvrirait l'oreille à tes odieux discours, que la jalousie l'aveuglerait au point de lui faire accepter tes laideurs pour des beautés, tes couardises pour des bravoures! Mais tu ne sais donc pas que tu es vieux, vilain, bête et méchant! Tu ne sais donc pas que je te hais autant que j'aime Molodun…

Ne prononce pas son nom, ou je te tue! s'écria l'Ours-Gris en la frappant du pied.

—Beau courage que le tien, reprit-elle, beau courage! Tu es bien fort, n'est-ce pas, Iribinou? et ton nom sera cité parmi les vaillants de la tribu. Tu as battu une femme! une femme attachée qui ne peut se servir de ses mains ou de ses pieds! Oh! le grand exploit! que d'honneur il te rapportera! Pourquoi ne prends-tu pas aussi ma chevelure? Elle figurerait bien à ton bras. Allons, tire ton couteau, scalpe-moi et va porter ce brillant trophée à Molodun. Il saura t'en récompenser. Tu n'oses pas! Tu sais pourtant bien que j'aime Molodun…

—Et lui ne t'aime pas! répondit l'Ours-Gris avec un ricanement farouche.

—Tu as menti! Il m'aime!

—Et la face blanche?

Lioura tressaillit.

—N'a-t-il pas dit, continua sardoniquement Iribinou, n'a-t-il pas dit, au dernier soleil couchant, qu'il te répudierait et qu'il l'épouserait!

—Ta langue est croche, répliqua-t-elle d'un ton sourd.

—Tu l'as entendu comme moi, insista le Nez-Percé. Molodun te l'avait promise pour esclave; mais il la ramène avec la résolution d'en faire sa femme et de t'offrir à elle.

—Jamais! jamais!

Iribinou gagnait du terrain; il partit d'un éclat de rire moqueur.

—Il ne l'aime plus, dit-elle après un moment de silence; il me l'a juré.

—Il ne l'aime plus! Tu dis qu'il ne l'aime plus? C'est sans doute pour cela qu'il s'est sauvé avec elle aussitôt qu'il l'a retrouvée sur le grand canot des Visages-Pâles.

—Oui, c'est à cause de cela, car Lioura l'avait demandée et il s'empressait de la lui conduire.

—Quand le cerf est fatigué de sa compagne, il va ranimer ses ardeurs auprès d'une biche plus jeune, dit ironiquement l'Ours-Gris. Que répondrait la Blanche-Nuée si je lui apprenais que Molodun est à présent seul avec la face blanche?

A ces mots, Lioura frissonna, ses yeux lancèrent un éclair; puis elle se calma et dit d'un ton incrédule:

—Tes ruses sont mauvaises, Iribinou; la squaw est dans la même cabane que mon frère et mon père.

—Je te dis que Molodun est en tête-à-tête avec elle.

—Tu mens! répliqua-t-elle avec un rire fiévreux.

—Que donnera ma soeur la Blanche-Nuée à l'Ours-Gris s'il lui prouve la vérité de son discours?

—Tu mens! répéta-t-elle en grinçant des dents.

Mais ayant réfléchi une minute, Lioura reprit d'une voix insinuante:

—Et comment mon frère pourrait-il me prouver la vérité de son discours?

—En montrant à la Nuée-Blanche…

—En me montrant Molodun?…

—Oui, Molodun avec la face pale et lui promettant de l'épouser.

—Oh! non, non! c'est impossible! exclama la malheureuse femme.

—Ma soeur n'ose pas s'en assurer? dit Iribinou d'un air dégagé.

—Ce n'est pas vrai! Tu me trompes; je te dis que tu me trompes!

L'Ours-Gris devina qu'il avait vaincu Lioura. Il reprit doucement:

—Que me donnera ma soeur si je lui…

—Tout ce que tu voudras! interrompit-elle d'un accent affolé.

Le sauvage l'embrassa dans un regard humide de lubricité.

—Que ma soeur attende! dit-il.

—J'attendrai, répondit sourdement Lioura.

Il se baissa, la prit dans ses bras, la replaça sur le lit et sortit précipitamment de la grotte dont il ferma avec beaucoup de soin l'orifice.

En offrant à Lioura de lui montrer son mari et Merellum en conversation amoureuse, l'Ours-Gris s'était bien un peu avancé. Mais voici la réflexion qui lui avait dicté son offre: «Molodun a remarqué la disparition de la Nuée-Blanche. Il en a averti son beau-père et son beau-frère. Ceux-ci se sont mis à sa recherche. Quant à lui, il est probable qu'il est resté avec la Petite-Hirondelle, sous prétexte de la garder, mais évidemment pour tenter de la séduire. Si les deux premiers sont partis avec l'Indien qui accompagnait Molodun, ils doivent être loin à cette heure, car j'ai tracé une piste qui se perd assez avant dans l'intérieur des terres. Donc, en bâillonnant Lioura pour l'empêcher de crier, et en lui liant simplement les mains, je la conduirai jusqu'à une éminence couverte d'arbres, d'où elle pourra voir ce qui se passe près du campement sans être aperçue. Et alors, si mes conjectures sont justes, si Molodun et la face pâle sont ensemble, Lioura sera à moi.»

Ses souhaits furent en partie exaucés. Quand il arriva en vue de la baie, le Renard-Noir était seul près de Merellum, à qui il semblait parler chaleureusement.

Ivre de joie, l'Ours-Gris courut chercher la Nuée-Blanche, la mena sur l'éminence:

—Et maintenant que ma soeur regarde et qu'elle dise si la langue de l'Ours-Gris n'est pas droite! s'écria-t-il d'un air triomphant.

—Lioura regarde et elle ne distingue que les cabanes, répliqua l'Indienne en haussant les épaules et en lançant à Iribinou un coup d'oeil de mépris.

—Que les cabanes! fit-il en examinant la baie.

Lioura avait raison. Molodun et Merellum n'y étaient plus.

A cet instant, des cris farouches retentirent autour d'Iribinou et de la
Nuée-Blanche.

CHAPITRE VII

LES CAPTIFS

Vingt tomahawks étaient déjà levés sur les deux Nez-Percés.

L'Ours-Gris voulut résister; un coup de massue l'étendit à terre.

Le soir même, Lioura et lui, prisonniers des Clallomes, étaient l'un et l'autre attachés dans des huttes séparées, au village du Long-Sault, distant de vingt milles de la jonction de la rivière des Sables-Mouvants avec la Colombie.

Les Clallomes étaient en guerre avec les Nez-Percés. La mort attendait leurs captifs, mais ils voulaient une occasion solennelle pour les livrer au bûcher. La venue des Chinouks, leurs alliés, qui depuis longtemps avaient projeté une incursion sur les territoires de chasse des Nez-Percés, devait leur fournir cette occasion. On espérait qu'ils arriveraient le lendemain. Et, dans cette attente, on avait dressé un grand banquet de graisse d'ours, viande d'orignal, chair de poisson et cônes d'arbre à pain. Mais le lendemain parut sans amener les Chinouks. C'était extraordinaire, car la ponctualité de leur chef Oli-Tahara était connue de toutes les tribus indiennes à l'ouest et à l'est des Montagnes-Rocheuses.

Les Clallomes inquiets dépêchèrent des messagers dans la direction du cap de la Roche-Rouge. Quelques jours se passèrent sans que l'on entendît parler d'Oli-Tahara ou des députés qu'on lui avait envoyés. Ces derniers revinrent enfin au village. Les rumeurs qu'ils rapportèrent parurent étranges. Ils avaient appris que l'élite des guerriers nez-percés avait été engloutie dans le rio Columbia, sans qu'on pût savoir comment, et que le chef des Chinouks, blessé d'une manière mystérieuse aussi, s'était vu forcé d'ajourner son expédition.

Les ambassadeurs ajoutèrent encore qu'on prétendait que leur souveraine
Merellum avait, au milieu de cette catastrophe, été enlevée par
Yas-soch-a-la-ti-yah, le génie protecteur des Clallomes.

Malgré cette déclaration, les partisans de la Petite-Hirondelle se réunirent en conseil et résolurent de ne point élire d'autre sagamo suprême avant qu'on eût la certitude qu'elle avait pris place dans le monde des Esprits.

Le supplice des captifs nez-percés fut différé et remis au printemps suivant, car il était probable qu'à cette époque les Chinouks déterreraient de nouveau la hache de guerre et viendraient demander du secours aux Clallomes.

Lioura et Iribinou demeurèrent donc quelques mois dans leurs cabanes respectives, sans être trop molestés. Ils reçurent des vivres en quantité suffisante pour ne pas mourir de faim, et, sauf quelques parades, auxquelles ils furent traînés à travers les huées d'une multitude de femmes et d'enfants, leurs souffrances furent supportables.

Mais, vers la fin de l'hiver, on annonça tout à coup que cent traîneaux, tirés par des chiens, s'avançaient sur le village clallome.

Ils n'en étaient plus guère éloignés que de vingt milles pas au dire des éclaireurs.

A l'un de ces traîneaux était attelé un bison blanc porteur d'une superbe crinière noire.

Et dans ce traîneau qui marchait en tête, avec autant de légèreté et de rapidité que ceux menés par les chiens, dans ce traîneau se tenait Oli-Tahara, le fameux Dompteur-de-Buffles.

La nouvelle fut saluée par de joyeuses acclamations.

Le village fut aussitôt animé d'un mouvement insolite. Les guerriers apprêtèrent leurs armes; les squaws se parèrent de leurs plus beaux atours.

Puis, au centre de la place, ils établirent deux échafauds ayant sept pieds de long sur six d'élévation. Quatre poteaux, soutenant une sorte de plancher h claire-voie, au milieu duquel se dressait une longue perche, en formaient toute la structure.

Sous cette claire-voie, les Indiennes disposèrent des troncs d'arbre secs, jusqu'à une hauteur de quatre pieds.

Des vases en fibres de cèdre remplis de résine furent rangés autour des échafauds.

Et ensuite on débarrassa des neiges dont elle était obstruée, la place qui pouvait avoir cinq cents pas de circuit.

Vers le milieu du jour, trois mugissements successifs, partis du nord, annoncèrent l'arrivée d'Oli-Tahara avec sa troupe de Chinouks.

Le temps était sec, l'air assez vif, le ciel d'un bleu pâle, mais sans rayon de soleil.

Dès que les Chinouks furent signalés, les Clallomes se portèrent confusément à leur rencontre.

Dans chacune des huttes du village, on s'était mis en frais pour faire honneur aux alliés. Mais Oli-Tahara déclara que ni lui ni ses guerriers ne participeraient aux festins, car tous avaient résolu de ne point s'arrêter sous une cabane avant d'avoir tiré des Nez-Percés un vengeance signalée.

Le métis avait les traits altérés. Il paraissait toujours souffrir de sa blessure.

Les Clallomes lui dirent qu'ils étaient prêts à marcher sous ses ordres contre leurs ennemis, mais que, comme ils possédaient deux prisonniers nez-percés, ils désiraient les sacrifier à Scoucoumé, pour apaiser son courroux.

Oli-Tahara demanda si ces prisonniers étaient de famille noble. On lui répondit que l'un était Lioura, la femme aimée de Molodun, l'autre, Iribinou, l'Ours-Gris, chef renommé.

—L'épouse de Molodun! s'écria-t-il. Ah! qu'il me sera doux de la voir brûler!

Pour un motif ou pour un autre, il n'avait dit à personne que c'était le Renard-Noir qui avait tenté de l'assassiner, le soir de l'explosion du brick; mais l'inimitié qui, depuis des années, régnait entre les Chinouks et les Nez-Percés, expliquait assez bien la haine du Bois-Brûlé contre ces derniers pour que l'on comprît qu'il dût se réjouir d'assister au sacrifice de la femme de leur principal sagamo.

Les captifs furent amenés sur la place.

Sur leur passage, ils eurent à essuyer les invectives de leurs ennemis, et surtout des femmes, qui les accablèrent de mauvais traitements. Celles-ci leur lançaient des glaçons à la tête; celles-ci se faisaient un jeu cruel de leur enfoncer dans le dos des armes rougies au feu; d'autres les échaudaient avec de l'eau bouillante; d'autres, plus acharnées encore, leur enlevaient des lambeaux de chair qu'elles mangeaient en dansant devant les victimes et poussant d'affreux hurlements.

Mais c'était surtout à Lioura que s'adressait la férocité frénétique de ces monstres.

On s'attaquait avec une fureur inouïe à la pauvre squaw; on lui couvrait le corps de blessures et de contusions; on lui déchirait les seins, on lui faisait endurer tous les tourments que la barbarie la plus sauvage peut inventer.

Cependant, elle et son compagnon étaient froids, méprisants. On eût dit, à les voir s'avancer imperturbablement vers l'échafaud, au milieu de cette foule de brutes à face humaine, que leurs membres étaient de silex et leur esprit d'acier.

Oli-Tahara avait fait ranger dans l'enceinte ses longs traîneaux de frêne, en forme de conque, tout bariolés de peintures et recouverts de robes de buffles ou d'ours.

Chacun était monté par cinq ou six guerriers enveloppés dans des fourrures; les attelages, composés de quinze à vingt chiens, aussi maigres et squelettiques que des loups, festoyaient à l'envi avec des jappements, des aboiements, des grondements assourdissants, aux alentours du village, où on leur avait distribué les os et les entrailles des pièces de gibier préparées pour leurs maîtres.

Ne pouvant pénétrer sous les loges, ceux-ci n'en faisaient pas moins régal dans leurs traîneaux.

Les captifs franchirent la ligne des légers véhicules, puis ils furent hissés et attachés sur les échafauds à la perche fixée au milieu.

Les Clallomes leur avaient coupé les cheveux et arraché les anneaux qu'ils portaient au nez.

Oli-Tahara contemplait avec une volupté farouche Lioura, toute meurtrie et toute saignante, mais calme, résignée, superbe.

Un autmoin, un tambourin à la main, un vase de terre plein de fine poudre de cèdre allumée dans l'autre, s'avança avec force contorsions grotesques, et en tirant de son instrument des sons divers, vers l'échafaud réservé à l'Ours-Gris.

Avec quelques pincées de sa poudre, jetées sur des branches de sapin, il alluma le bûcher, aux furibondes clameurs de la cohue.

Les flammes pétillèrent ardentes, inflexibles, avec des craquements sinistres.

Pour accroître leur intensité, l'autmoin versa des flots de résine sur le bois, et des langues embrasées montèrent jusqu'aux pieds du malheureux Nez-Percé.

Insensible à la douleur de leurs morsures, il entonna bravement son chant de mort:

«L'Ours-Gris s'en va avec bonheur aux territoires de chasse qu'occupent maintenant ses ancêtres, car il a vu les Clallomes s'unir aux plus insatiables destructeurs de leur race, les Chinouks.

«Les Clallomes ont la timidité des colombes; ils se sont placés sous la protection des milans; mais les milans dévoreront les Clallomes, comme ils dévorent les colombes.

«Ni ceux-ci ni ceux-là ne savent faire souffrir leurs ennemis. Leurs armes n'ont pas de pointe; leur feu n'a pas d'ardeur; les pierres qu'ils lancent à l'Ours-Gris ne lui font aucun mal.

«Il se moque d'eux, car il leur a pris deux fois quinze chevelures, et leurs femmes ont, pendant dix fois trois lunes, préparé sa couche.

«Les Clallomes deviendront la proie des Chinouks, comme ces derniers deviendront ensuite la proie des vaillants Nez-Percés, et de même qu'Oli-Tahara, ce sang-mêlé qui commande les Chinouks, a tué Ouaskèma, la vierge souveraine des Clallomes, ainsi les Nez-Percés tueront……»

Iribinou ne put achever sa prédiction, car Oli-Tahara, craignant de nouvelles révélations qui auraient compromis son alliance avec les Clallomes, lui fracassa le crâne d'un coup de carabine.

Les flammes envahissaient déjà de toutes parts le corps du Nez-Percé, qui tomba avec le poteau auquel il était lié, dans un tourbillon d'étincelles et de fumée.

Il semblait que Lioura n'attendît que la mort de son compagnon pour invectiver à son tour la foule des tourmenteurs.

—Oui, s'écria-t-elle, les Clallomes se sont alliés au meurtrier d'Ouaskèma, et ils périront tous par lui, comme Merellum, leur face pâle, périra par Molodun, le chef illustre des Nez-Percés.

Ces mots produisirent une révolution soudaine parmi les bourreaux. Ils se turent et se regardèrent avec une surprise mêlée de doute.

—Cette squaw ne dit pas vrai! s'écria l'un. La Petite-Hirondelle défie la colère des Nez-Percés.

—Elle est au pouvoir de Molodun! reprit Lioura fière de l'émotion que ses paroles avaient causée.

—Non, non, non! Qu'on la brûle, clamèrent plusieurs femmes en lapidant la captive avec tous les projectiles qui leur tombaient sous la main.

L'autmoin s'approcha aussitôt pour allumer le bûcher.

Alors Lioura éleva la voix et cria de toutes ses forces:

—Oui, votre face pâle est entre les mains de Molodun le grand chef des Nez-Percés; oui, il vous l'a ravie. Il lui coupera les cheveux comme vous avez coupé les miens; il déchirera ses oreilles comme vous avez déchiré les miennes; il lui tranchera le nez, il lui entaillera la poitrine avec son couteau, comme vos viles squaws ont entaillé la mienne; et quand il sera rassasié de son corps, il le livrera à ses esclaves! Clallomes, odieux et stupides assassins! croyez-vous qu'ainsi la femme du Renard-Noir sera assez vengée?

Lioura voulait, par ces apostrophes, aiguillonner davantage encore l'irritation de ses ennemis.

Elle réussit parfaitement, car, repoussant l'autmoin qui portait, le feu sacré, ils se ruèrent confusément sur l'échafaud, en arrachèrent les supports, s'emparèrent de la jeune femme par vingt mains avides, enfiévrées, et qui l'auraient instantanément mise en pièces, si Oli-Tahara, se jetant à bas de son traîneau, et fendant la presse, ne l'eût arrachée à la bande meurtrière et rapportée dans le véhicule, où il la plaça à côté de lui en disant de sa voix puissante:

—Mes frères et vaillants guerriers clallomes, il ne faut brûler ni tuer cette squaw; vous devez la garder comme otage. Elle vous a dit que Merellum était captive de son époux, le perfide Molodun qui, n'osant regarder un ennemi en face, se met en embuscade pour l'assaillir. Eh bien! si Merellum est captive de Molodun, nous garderons Lioura jusqu'au retour de l'expédition, afin que, devenu notre prisonnier, il soit témoin du supplice que nous ferons subir à sa femme, après l'avoir livrée, devant lui, aux outrages de nos esclaves.

Des murmures désapprobateurs repoussèrent cette proposition.

Les Indiennes même, plus rancunières, plus passionnées que les hommes, ne craignirent pas d'exprimer hautement leur mécontentement.

Quelques-unes portèrent l'audace jusqu'à s'avancer sournoisement vers le traîneau d'Oli-Tahara pour lui arracher la Blanche-Nuée; mais sans s'émouvoir des criailleries ni de ces tentatives maladroites, le métis poursuivit en dominant la foule par un regard superbe:

—Mes frères comprendront qu'il est de leur intérêt de remettre à une autre lune la mort de Lioura; mais s'ils ne le comprenaient pas, Oli-Tahara ajouterait que c'est sa volonté.

Le ton des murmures haussa aussitôt.

Les Clallomes, étonnés et indignés qu'un étranger, un sang-mêlé, osât venir leur dicter des lois chez eux, s'entre-regardèrent et proférèrent des menaces à mi-voix. Plusieurs même protestèrent par des cris contre la déclaration du Bois-Brûlé. Les plus hardis bandèrent leurs arcs. Mais les Chinouks dépassaient du double le nombre des Clallomes. Leur attitude était déterminée. Un seul mot, un seul geste d'Oli-Tahara, et ils mettraient le village à feu et à sang.

La résignation et l'obéissance étaient, pour l'instant, la meilleure tactique.

La majorité des Clallomes le devina et resta silencieuse.

Cependant trois ou quatre chefs ne purent contenir leur ressentiment; ils essayèrent de faire une trouée à travers la multitude et de s'approcher du Dompteur-de-Buffles avec l'intention de le frapper.

Mais, quoiqu'il vît parfaitement leur mouvement, il continua en les laissant arriver à lui:

—Je le répète à mes frères, il leur importe de garder avec soin l'épouse de Molodun, s'ils veulent retrouver leur brave souveraine, celle qui lit dans l'avenir et qui parle le discours qu'Yas-soch-a-la-ti-yah lui a appris; il leur importe de la conserver en sûreté s'ils veulent être agréables à Merellum; mais comme garantie qu'il ne lui sera fait aucun mal jusqu'à mon retour, je la prends pour esclave.

—Toi, misérable bâtard! Non, tu ne l'auras pas, car elle m'appartient! C'est moi, le Loup-Cervier, qui l'ai faite captive! s'écria brusquement en se dressant devant Oli-Tahara, son bras armé d'un tomahawk, un des jeunes gens qui s'étaient glissés vers lui.

Mais aussitôt un son sourd et mat se fit entendre: des fragments d'os volèrent, avec des flots de sang et des lambeaux de cervelle, sur les spectateurs, et le Loup-Cervier tomba sans pousser un cri.

La terrible massue du métis lui avait, défoncé le crâne.

Cet exemple modéra la fougue des jeunes Clallomes et augmenta la terreur dans les rangs des autres.

—Oui, reprit Oli-Tahara d'une voix impassible, je prends pour esclave la femme de Molodun. Elle restera, durant notre absence, dans ce village, et chacun de ses habitants m'en répondra sur sa chevelure.

Puis s'adressant à Lioura:

—Que la Blanche-Nuée répète à son maître ce qu'elle disait il y a un moment sur le bûcher.

—La Blanche-Nuée n'a d'autre maître que Molodun, répliqua-t-elle orgueilleusement.

—Elle est l'esclave d'Oli-Tahara; et avant que le soleil se soit couché deux fois cinq soirs, la chevelure de Molodun pendra à la ceinture d'Oli-Tahara, dit-il en haussant les épaules.

—C'est la tienne qui pendra, avec celle de la face blanche, dans le wigwam de Molodun, riposta l'Indienne.

—Merellum est donc vraiment en son pouvoir?

—Oui, s'il ne l'a déjà donnée à ses chiens, ricana Lioura.

Les Clallomes se remirent à hurler, en réclamant à grandes clameurs la mort de la Nez-Percé.

Mais le Dompteur-de-Buffles, couvrant de sa voix les vociférations de la sauvage assistance:

—Elle est à moi! tonna-t-il; si l'un de vous touche à un cheveu de sa tête, je le rôtirai vif, lui et toute sa famille. Qu'on se souvienne que jamais Oli-Tahara n'a manqué à une parole donnée!

Cela dit, avec la pointu de son couteau, il marqua brutalement d'une figure de fer de flèche émoussé l'épaule de Lioura.

La douleur de cette incision n'arracha pas un cri à la victime, mais elle se débattit autant qu'elle put, quoique sans succès, entre les mains de deux robustes Chinouks qui la maintenaient pendant l'opération.

C'est que cette figure déshonorait à jamais Lioura, car elle est un des signes de l'esclavage chez les tribus indiennes qui habitent les bords du rio Columbia.

CHAPITRE VIII

LE CAPTIF BLANC

La disparition de Lioura une fois connue, les trois Nez-Percés s'étaient remis à sa recherche.

D'abord ils avaient pensé qu'elle s'était un peu éloignée du camp pour ramasser des cônes d'arbre à pain ou arracher des racines de Ramassas, espèces de bulbes abondantes sur les bords du rio Columbia et dont les Indiens sont très-friands.

Mais cette supposition ne dura guère.

Renolunc remarqua sur le sol humide et près de la loge où il avait couché avec son père, Merellum et l'autre sauvage, nommé Cuir-de-Boeuf, de fortes empreintes, mêlées à des impressions plus molles et beaucoup plus petites.

Les premières lui firent présumer qu'un animal de l'espèce des daims était venu rôder dans le camp, car Iribinou avait, eu soin de marcher sur les talons et la paume des mains; mais les secondes révélaient un pied de femme, et le rebroussement du gazon, sur un espace assez considérable devant la cabane, apprit à Renolunc une partie de la vérité.

Sa soeur avait été enlevée après une courte lutte.

Des traces de pas, lourdes et profondes, retournant vers l'ouest, disaient que le ravisseur, quel qu'il fût, avait emporté sa proie sur son épaule gauche, car ces traces étaient encore plus creuses du côté gauche que du côté droit.

Un Indien ne pouvait se méprendre à de pareils indices.

Qui avait pu commettre ce coup? Pas un ennemi de la tribu, assurément. Il se serait attaqué aux chefs plutôt qu'à Lioura. Les soupçons de Renolunc tombèrent sur Molodun. Il s'imagina que son beau-frère avait tué la Nuée-Blanche pour épouser Merellum. Cette conjecture fut toutefois de peu de durée, comme la précédente. Si le Renard-Noir était sorti de sa hutte, les marques de cette sortie seraient visibles. Et puis il n'était pas probable qu'il eût songé à se défaire ainsi de sa femme sous les yeux du frère et du père de celle-ci. Non; d'ailleurs, son étonnement en ne la trouvant plus près de lui était trop naturel pour être simulé.

On ne pouvait donc raisonnablement l'accuser de cette disparition.

Ces diverses pensées avaient traversé le cerveau de Renolunc avec la rapidité de l'éclair. Il appela l'Aigle-Gris et le Renard-Noir pour tenir conseil. La délibération les occupa cinq minutes au plus. Il fut convenu que les trois chefs se mettraient en quête de Lioura, et que Cuir-de-Boeuf garderait Merellum pendant leur absence.

Ils partirent aussitôt, en suivant les empreintes qui allaient à l'ouest.. Mais, après un quart d'heure de course, la piste se perdit tout à coup dans un labyrinthe de pas de toute nature et de toute grandeur se dirigeant de côté et d'autre.

Le ravisseur avait évidemment voulu dérouter la sagacité des poursuivants.

Ceux-ci décidèrent de se séparer et de prendre chacun une voie particulière.

Molodun avait accepté avec joie cette résolution proposée par Renolunc. Le sort de sa femme l'intéressait médiocrement. Il n'eût pas été fâché qu'on ne la retrouvât plus. Tous ses désirs, toutes ses aspirations étaient maintenant pour Merellum.

Une fois libre, il se hâta de retourner vers elle et d'éloigner
Cuir-de-Boeuf sous un prétexte futile.

La Petite-Hirondelle était plus pâle encore que d'habitude. Elle souffrait vivement des blessures que lui avait faites, la veille, sa cruelle rivale. Molodun la transporta doucement hors de la hutte, lui délia les mains et pansa ses plaies avec le suc de certaines plantes cueillies sur le rivage du fleuve.

Ces soins ne firent aucune impression sur l'esprit de la jeune fille. Triste et rêveuse, elle laissait son adorateur la servir, sans même daigner lui adresser un mot de remercîment. Molodun n'en continua pas moins de lui prodiguer ses attentions avec une sollicitude dont il n'était certes pas coutumier.

La croyant mieux disposée en sa faveur, il commençait à lui renouveler ses déclarations et ses offres de mariage, quand Cuir-de-Boeuf reparut subitement.

—Les Clallomes! les Clallomes! s'écria-t-il.

Au nom de la tribu qu'elle commandait, Merellum tressaillit et leva les yeux.

Dans le lointain, sur le faîte d'un gros cap, on distinguait, à travers les arbres, une bande de guerriers.

A leur vue, la Petite-Hirondelle sentit un rayon d'espérance réchauffer son coeur. Mais cette lueur bienfaisante s'éteignit, aussi vite qu'elle brilla.

—Les Clallomes! répondit Molodun en regardant anxieusement autour de lui.

—Oui, reprit Cuir-de-Boeuf, oui, noble sagamo. Ils sont tout près d'ici, devant toi. Tu peux les apercevoir.

—Pousse mon canot à l'eau! dit le Renard-Noir en saisissant Merellum dans ses bras et la transportant dans l'embarcation, que l'autre Indien s'empressait de mettre à flot.

Heureusement pour les deux Nez-Percés, la rivière des Sables-Mouvants est masquée, à son embouchure dans la Colombie, par une pointe de granit, à l'abri de laquelle ils naviguèrent aisément, sans que les Clallomes pussent les découvrir.

Ceux-ci, du reste, opérèrent la capture d'Iribinou et de Lioura au moment où les autres s'embarquèrent, et ils étaient trop empressés de ramener leur prise au village pour chercher à faire de nouveaux prisonniers.

Molodun et Cuir-de-Boeuf rainèrent toute la journée, sans s'arrêter autrement que pour manger quelques racines de jonc, assez semblables à des oignons par le goût, et qui croissent en grande quantité le long des rives de la Colombie et de ses affluents.

Le temps était beau, pas un nuage au ciel, pas une vague sur le fleuve, qui coulait paisiblement, en folâtrant autour d'une multitude d'îles colorées de mille nuances harmonieuses par les dernières caresses du soleil d'automne. Le paysage était tour à tour joli ou grandiose, égayé par les richesses d'une nature féconde ou accentué par les lignes abruptes d'une côte fortement tourmentée, qui fermait l'horizon à droite ou à gauche comme un impénétrable rideau.

Assise à l'arrière du canot, Merellum se tint muette tant que dura le trajet. Aux rares questions que lui adressa Molodun, elle se contenta de répondre par des signes de tête.

Vers le soir, ils firent halte à la dalle [9] du mont Hood, dont le sommet neigeux se dressait superbement à soixante milles de distance, faisant presque face au mont Sainte-Hélène, situé à peu près aussi loin, sur la rive opposée de la Colombie.

[Note 9: On appelle dalles les endroits où les cours d'eau se resserrent entre des rives rocheuses fortement escarpées.]

La plage était aride. Le gibier manquait complètement, et les Indiens n'avaient pris terre à cet endroit que parce qu'au delà, il était impossible de remonter le fleuve en canot sur l'espace de cinq à six milles.

La dalle du mont Hood offre une suite de rapides et de cascades qui obligent les voyageurs à faire un portage, c'est-à-dire à aborder, charger le canot sur leurs épaules et à franchir ainsi, par terre, ces dangereux écueils.

A défaut de venaison, Molodun voulut se procurer du poisson, car ils étaient sans vivres, et Merellum avait à peine touché aux bulbes de jonc qu'il lui avait présentées.

Par bonheur, l'éperlan des Canadiens, nommé eulekon par les Indiens de la Colombie, espèce de poisson blanc fort délicat, se montrait par bandes si innombrables à la surface des eaux qu'on eût dit qu'elles roulaient des lamelles d'argent.

Molodun eut promptement fabriqué un bo-ro-po, espèce de harpon, forme d'un morceau de bois long de trois à quatre pieds, avec un manche en ayant six ou sept. Au premier, courbé en figure de croissant, et fixé par son milieu au manche, on adapte des dents en corne, silex ou épines, suivant les circonstances, et on a l'instrument dont se servent les riverains de la Colombie pour pécher l'eulekon.

Il faut vingt minutes au plus à un Indien expérimenté pour façonner un bo-ro-po.

La manière de remployer est si simple que c'est, à peine si elle demande une explication. On saisit le bo-ro-po à deux mains et on le plante sur les eulekons, qui sont transpercés par les dents dont il est garni. Mais la dextérité et la rapidité avec lesquelles les Nez-Percés en font usage est vraiment merveilleuse. En quelques minutes, ils remplissent un canot d'éperlans. Et ce précieux poisson leur est aussi profitable comme combustible que comme aliment, car, une fois sec, il brûle parfaitement, en répandant une clarté brillante, qui permet d'en faire des torches. On conçoit de quelle importance il est pour le haut du rio Columbia, au milieu de régions volcaniques presque entièrement dépourvues de bois.

Molodun n'eut pas de peine à faire bonne pêche.

On alluma du feu, et chacun se mit à manger les poissons demi-crus, après les avoir flambés à la flamme pétillante des joncs, seule matière que nos trois personnages eussent alors pour entretenir leur brasier.

Le Renard-Noir couvait de ses regards la Petite-Hirondelle; mais quoiqu'elle répliquât quelquefois aux paroles dont il la poursuivait, elle était toujours réservée, dédaigneuse, insensible à ses prévenances.

Le soleil s'était couché derrière les falaises. L'azur du firmament se fonçait et se pointillait de constellations étincelantes. Sur la terre, par effluves vaporeuses, descendaient les ombres. Les bruits du jour avaient cessé. L'on n'entendait plus que le sifflement des fusées liquides que le fleuve lançait en lutinant sur ses grèves sablonneuses, et, à de longs intervalles, les notes vibrantes de l'oiseau moqueur, ce rossignol du Nouveau-Monde, perché sur quelque branche d'un magnolia éloigné. Les mouches à feu, allumant leurs nocturnes lanternes, annonçaient que l'heure du repos était venu. Le foyer mourant n'avait plus que des lueurs fugitives et rougeâtres; Cuir-de-Boeuf dormait profondément, et Merellum accroupie à terre, les coudes sur les genoux, le menton dans ses mains, réfléchissait sans doute aux vicissitudes de sa destinée, tandis que le Renard-Noir, placé en face d'elle, la dévisageait avec des yeux embrasés de luxure, en songeant aux moyens d'assouvir sa passion, quand, tout à coup, des sons de pas lui firent tourner la tête dans la direction du mont Hood.

Cuir-de-Boeuf se réveilla aussitôt.

—J'ai entendu marcher, dit-il.

Molodun posa un doigt sur ses lèvres.

Ils écoutèrent avec attention, en collant l'oreille contre le sol.

La Petite-Hirondelle ne disait mot, mais au mouvement de ses paupières, qui se redressèrent, et au rayonnement de son regard qui se tendit du côté de la montagne, il eut été facile de voir qu'elle aussi avait saisi le son et était aux aguets.

—Ce sont des Indiens, murmura Cuir-de-Boeuf au bout d'un instant.

—Mon frère a dit juste, fit Molodun en relevant la tête, ce sont des
Indiens; mais…

—Il y en a trois, reprit le premier.

—Non, il n'y a pas trois Indiens. L'oreille de mon frère l'a mal informé. Il y a deux Indiens et un Visage-Pâle.

—Je croyais, dit Cuir-de-Boeuf, que c'était une squaw, la femme de l'illustre Molodun, qui revenait avec son frère et…

—Ce n'est pas elle, interrompit sèchement le Renard-Noir. Il y a deux Peaux-Rouges et un Visage-Pâle. Il n'y a que les Visages-Pâles pour appuyer ainsi sur leurs talons en marchant.

A ces mots, Merellum ne put retenir un mouvement de joie.

—Si c'était Poignet-d'Acier! pensait-elle.

Les deux Nez-Percés apprêtaient leurs armes, car le bruit des arrivants devenait de plus en plus distinct. Les éclats de leurs voix commençaient à être perceptibles.

—Je reconnais ces Indiens. Ils sont nos alliés et appartiennent à la tribu des Arcs-Plats, dit bientôt Molodun.

Cuir-de-Boeuf, se figurant être agréable au sagamo, mit alors la main devant sa bouche et imita le cri du hibou, signe de ralliement chez les Nez-Percés.

Mais il s'en fallut de beaucoup que son intention plût au Renard-Noir.

—Pourquoi, dit-il violemment, en frappant son compagnon avec le manche de son couteau, pourquoi mon frère appelle-t-il ici les Arcs-Plats? Qu'avons-nous affaire d'eux? Mon frère ne sait-il pas que je voulais être seul avec cette face blanche? Si Molodun entre en colère, tout le poids de sa colère retombera sur Cuir-de-Boeuf.

L'insulté ne répondit pas, mais il coula sur son chef un regard vindicatif plus éloquent qu'une menace verbale. Ce clignement d'yeux ne fut point remarqué par Molodun; il n'échappa cependant pas à Merellum, qui se promit intérieurement de profiter des dispositions de Cuir-de-Boeuf, si une occasion se présentait.

Les inconnus avaient répliqué au cri de ce dernier par un cri exactement semblable.

Il n'était plus temps de les éviter. Tout en grommelant contre l'indiscrétion de son subordonné, Molodun se détermina à faire contre fortune bon coeur.

Puissants par eux-mêmes, les Arcs-Plats comptaient de nombreux auxiliaires, les Coeurs-d'Alène, les Pends-d'Oreille, les Serpents, les Indiens-de-Sang et ces terribles Pieds-Noirs, dont la sinistre renommée remplissait tout le pays, à l'ouest comme à l'est des Montagnes-Rocheuses.

Il importait donc à Molodun de ménager les Arcs-Plats, surtout à un moment où il allait avoir besoin de toutes ses forces pour repousser l'invasion des Chinouks et de leurs alliés les Clallomes.

Ordonnant à Cuir-de-Boeuf de ranimer le feu, il confectionna une torche avec des eulekons.

Puis il alluma un calumet pour faire accueil aux hôtes que le hasard leur envoyait et s'assit, avec une certaine majesté, les jambes croisées sous lui devant le foyer.

Deux Indiens de petite taille, mais musculeux et trapus comme les gens accoutumés à la vie des montagnes, ne tardèrent pas à se montrer au détour d'un sentier bastionné par des rochers inaccessibles.

Ils poussaient devant eux un blanc en costume de trappeur, mais dont les vêtements en désordre indiquaient ou une longue course dans des chemins difficiles, ou une lutte acharnée avec des ennemis, ou l'une et l'autre.

—Molodun, grand sagamo des Nez-Percés, salue ses frères les Arcs-Plats, dit le Renard-Noir aux Peaux-Rouges, en présentant sa pipe au plus âgé.

Ils étaient couverts de bonnets et de tuniques en peau de grosses-cornes. Sur l'épaule, ils portaient un carquois plein de flèches d'une longueur peu commune et un arc.

Cet arc, en bois de daim et fort développé, avait cela de particulier qu'il était aplati sur le sens de la corde au lieu de l'être sur celui de la convexité, d'où le nom d'Arcs-Plats, sous lequel les sauvages qui font usage de cette arme sont connus dans le désert américain.

—Le Sauteur-d'Abîmes remercie son frère Molodun, dont il a entendu vanter la sagesse et l'habileté, répondit l'Indien, en acceptant le calumet que lui tendait le chef nez-percé.

Il aspira une seule bouffée, la chassa du côté du couchant, et rendit la pipe à Molodun.

Celui-ci, ayant de nouveau aspiré une bouffée, offrit la pipe à l'autre
Arc-Plat, qui dit en la recevant:

—Le Cerf-des-Montagnes est heureux de faire la connaissance de Molodun, car il a appris à estimer sa valeur et son intrépidité.

Ensuite il aspira et souffla un nuage de fumée.

La présentation était faite.

Les Arcs-Plats s'accroupirent près de Molodun, après avoir attaché le trappeur blanc à une roche.

Ils racontèrent qu'ils avaient pris ce trappeur dans une récente rencontre avec les Visages-Pâles de la Compagnie de la baie d'Hudson, et qu'ils le conduisaient à la rivière Caoulis, pour l'échanger aux Summaques contre le fils du Sauteur-d'Abîmes.

Ils voyageaient depuis plus de deux fois cinq jours et étaient à court de vivres. En route, ils avaient été contraints de se nourrir de tripe de roche [10] et de chair de pélican. Encore ces aliments malsains leur manquaient-ils depuis vingt-quatre heures.

[Note 10: Voir la Huronne.]

Molodun les restaura libéralement avec le produit de sa pêche. Puis il leur conseilla de traverser sur-le-champ la Colombie, parce que, disait-il, les Clallomes rôdaient dans le voisinage.

Les Arcs-Plats étaient fatigués, et, de plus, alourdis par un copieux repas. Ils auraient préféré se reposer jusqu'au jour et continuer leur voyage le lendemain.

Ce plan ne souriait pas au Renard-Noir; car il contrariait ses vues sur
Merellum. Il combattit vigoureusement le projet de ses convives.

—Mais, s'écria enfin le Cerf-des-Montagnes comme objection irrésistible, mais nous n'avons pas de canot, et mon frère Molodun sait bien qu'il n'y a pas ici de bois pour en construire.

—Molodun le sait, reprit tranquillement le chef nez-percé, mais il a un canot à lui; il le prêtera avec plaisir à ses frères les Arcs-Plats.

—Mon frère ne peut se passer de son canot, ajouta le Sauteur-d'Abîmes.

—Non, répliqua le Renard-Noir. Mais mon serviteur ira avec les
Arcs-Plats et ramènera le canot.

Et, du doigt, il montra Cuir-de-Boeuf, qui feignait de s'être endormi.

Pendant ce temps, Merellum et le trappeur s'examinaient curieusement et avec plus d'intérêt même que ne comportait la conformité de leurs infortunes.

Ce dernier avait une vingtaine d'années; il était bien fait et beau. Malgré les ténèbres, malgré la poussière et la boue dont sa figure était maculée, la Petite-Hirondelle le voyait. Quant à lui, debout, vis-à-vis de la charmante souveraine des Clallomes, éclairée par les rouges lueurs du feu, il oubliait sa position, ses souffrances, pour admirer ce noble et gracieux visage auquel la douleur, stoïquement supportée, avait ajouté un attrait de plus.

Le coeur du jeune homme s'élança tout de suite vers celui de Merellum, et Merellum ne se détourna pas de ce coeur qui accourait à elle.

Électrisée par l'ardente contemplation du trappeur, elle pencha la tête sur sa poitrine et se prit à rêver.

A quoi pensait-elle donc, la pauvre Petite-Hirondelle, quand un cri d'angoisse vint lui déchirer le sein?

Frissonnante, elle releva les paupières.

Hélas! les deux Arcs-Plats entraînaient brutalement le jeune Visage-Pâle vers le canot de Molodun.

Une minute après, on n'entendait plus que le bruit monotone et régulier des pagaies frappant l'onde en cadence.

Merellum restait seule sur le rivage de la Colombie avec le Renard-Noir.

Avait-elle été le jouet d'une hallucination?

CHAPITRE IX

LE BOUCLIER SACRÉ

L'amour, même celui qui n'a que la satisfaction des sens pour objet, rend timide, surtout, aux premiers moments où il trouve l'occasion de s'exprimer. C'est là un fait indiscutable. Je l'ai constaté aussi bien chez les tribus, rouges de l'Amérique septentrionale, les races jaunes de l'Asie, les peuplades noires de l'Afrique que chez la famille blanche à laquelle nous appartenons.

Seul, en tête-à-tête avec Merellum, Molodun se sentit faible. Il ne savait comment engager l'entretien, quelle conduite tenir à son égard.

Durant quelques minutes, il arpenta la grève, puis s'assit, fuma son calumet et se rapprocha de sa captive pour lui dire:

—Si la face-blanche qu'adore le Renard-Noir voulait me promettre de ne pas chercher à s'échapper, j'ôterais les liens qu'elle a aux pieds.

—Je suis eu ton pouvoir, fais ce que tu voudras, répondit indifféremment la Petite-Hirondelle.

—Alors, ma soeur me promet…

—Je ne promets rien. Tu as aujourd'hui la force pour toi.

—J'aimerais à n'user que de la douceur, dit le chef d'une voix pateline.

—Oui, fit-elle en haussant les épaules, comme le chat sauvage quand il essaye de poser sa griffe sur une tourterelle.

—Ma soeur méconnaît mes intentions. Elles sont franches et claires comme l'eau de la source; je veux l'épouser.

—C'est-à-dire me donner pour esclave à ta femme, après avoir abusé de moi!

—Lioura n'est plus ma femme, reprit-il hypocritement, elle m'a trompé; et si elle revient, je la chasserai. Je donnerai à Merellum tous ses colliers d'aïoqua, toutes ses riches tuniques et toutes les fourrures dont je lui avais fait présent.

—Mon frère est généreux! répondit Merellum avec un ton d'écrasante ironie; oui, il est bien généreux! mais je ne veux pas des présents qu'il a faits à sa femme.

—Molodun t'en donnera d'autres.

—Je n'en veux pas davantage.

—Que te faut-il donc?

—La Petite-Hirondelle sourit amèrement. Le Renard-Noir renouvela sa question.

Pas de réponse.

—Ma soeur, dit-il alors, en s'asseyant près d'elle, désire-t-elle quelque chose? Qu'elle parle! Molodun a l'oreille ouverte à son discours. Il lui apportera tout ce qu'elle demandera, fut-ce une peau de renard argenté, une robe de martre, des colliers de ce métal précieux qui plaisent tant aux Visages-Pâles, ou un jeune condor apprivoisé, on les plus belles esclaves des Chinouks.

—Les Chinouks! répéta-t-elle on riant d'un air méprisant; les Chinouks!
Toi, leur prendre des esclaves, je t'en défie!

Le Renard-Noir se releva avec fierté.

—J'ai tué leur chef! dit-il.

—Leur chef!

—Oui, Molodun a tué Oli-Tahara, le Dompteur-de-Buffles.

—Et où mon frère a-t-il mis la chevelure d'Oli-Tahara? demanda Merellum en secouant la tête avec incrédulité.

—Sa chevelure ne pend pas à ma ceinture, mais il est mort, et voilà la main qui l'a frappé.

Merellum ne répliqua rien. Il y eut un moment de silence. Molodun le rompit par ces paroles:

—Ma soeur accepte mes offres?

—Quelles offres! répliqua-t-elle d'un ton impatienté.

—Je lui ai proposé de lui donner tout ce qu'elle me demanderait.

—Eh bien! s'écria Merellum en lui décochant un coup d'oeil railleur, donne-moi donc la liberté.

—Et, comme il se tenait coi, interdit par cette réponse toute naturelle que lui-même avait provoquée, elle continua en livrant cours à une irritation fébrile:

—Mon frère m'aime bien, sans doute! Il m'aime mieux que la belle Lioura, maintenant captive des Clallomes! Oh! il m'aime mieux, assurément; ne m'a-t-il pas toujours aimée? Et la preuve c'est que Molodun, ce grand chef, vaillant comme l'animal auquel il a volé son nom, libéral comme la fourmi et sûr comme le gazon qui couvre un marais, m'a promis de m'accorder ce que je souhaiterais et qu'il va s'empresser de me mettre en liberté!

Elle partit d'un éclat de rire sarcastique.

Cependant le sagamo nez-percé ne desserrait pas les lèvres; il s'enivrait des outrages que lui prodiguait sa victime. La passion et la colère enflammaient son sang. Il tremblait, s'agitait, soufflait bruyamment, et sa main tourmentait, avec des crispations douloureuses, le manche de son couteau.

Merellum ne s'apercevait pas ou ne voulait pas s'apercevoir de cet état d'exaspération. Comme toutes les femmes, elle s'excitait par son audace et continuait ses mordantes interpellations:

—N'est-ce pas que Molodun aime bien la Petite-Hirondelle, et que, comme gage de son amour, il va la torturer? Cela fera plaisir à la femme de Molodun. Je regrette qu'elle ne soit pas ici; ce serait un délicieux spectacle pour elle! Avec quel bonheur elle se joindrait à mon frère! Allons! noble chef, frappe, va! Ne crains rien; ce sera un moyen de dégager ta parole et de me rendre la liberté.

—Tais-toi! tais-toi! rugit le Renard-Noir lui saisissant le bras avec violence, et le serrant dans ses doigts durs comme l'acier.

—Me taire! non, Molodun; non, je ne me tairai pas! Il faut que je vante ton amour pour moi, la reconnaissance m'étouffe!

A ce moment le cri du hibou se fit entendre.

Le Renard-Noir lâcha la jeune fille.

Un deuxième cri troubla le calme de la nuit.

Bientôt après un canot parut près du rivage, dans la zone blanchâtre produite par la réflexion du ciel dans l'eau.

Deux hommes montaient le canot.

—L'Aigle-Gris et Renolunc! maugréa Molodun entre ses dents.

C'étaient effectivement son beau-père et son beau-frère qui arrivaient, après avoir été témoins de l'enlèvement de Lioura et d'Iribinou par les Clallomes. Ils auraient bien voulu les arracher à leurs ennemis. Mais le nombre de ces derniers était trop considérable pour qu'ils pussent tenter de l'entreprendre avec quelque chance de succès.

Les deux Nez-Percés revenaient, afin d'armer la nation et de voler au secours de Lioura. Leur entrevue avec le Renard-Noir fut froide et empreinte de ressentiment.

Mais le retour des parents de la Blanche-Nuée soulagea Merellum d'une grande appréhension; car il la débarrassait, pour un temps au moins, des obsessions de son terrible amant.

La nuit se passa tranquillement.

Le lendemain, les trois chefs tinrent conseil. Il fut résolu que la face-blanche serait conduite à l'ienhus des Nez-Percés et gardée jusqu'à ce qu'on eût appris le sort que les Clallomes auraient fait subir à Lioura. S'ils avaient épargné ses jours, on tâcherait de l'échanger contre Merellum; s'ils l'avaient sacrifiée à Scoucoumé, on sacrifierait également la Petite-Hirondelle.

Ce plan souriait à Molodun; il l'approuva complètement.

—Mais, dit Renolunc, qui l'avait, proposé, nous ne pouvons mener cette squaw au milieu de nos familles sans l'exposer à être massacrée.

—Mon fils a dit vrai, appuya l'Aigle-Gris.

—Et pourquoi cela? interrogea le Renard-Noir.

—Parce que nos frères ont été égorgés par les Visages-Pâles, sur leur grand canot, au bas du cap de la Roche-Rouge, et que nos parents ont voué une haine implacable à la race blanche.

—Que ferons-nous, alors?

—Je peindrai le visage et les mains de cette fille avec de la terre rouge, et nous la ferons passer pour une jeune Crie.

Merellum se soumit volontiers au désir du Castor-Industrieux.

Les fissures des rochers, aux alentours de la dalle du mont Hood, renferment en abondance de l'ocre brun. Renolunc composa une teinture avec cet ocre, de l'huile d'eulekon et certaines plantes aromatiques, et la jeune fille, ayant reçu la permission de se retirer dans une grotte, se colora le corps, des pieds à la tête.

En sortant de la grotte, elle avait tout l'air d'une Indienne. On la prit pour telle quand ils entrèrent, quelques jours après, dans le village des Nez-Percés.

Les manières de Molodun vis-à-vis d'elle avaient totalement changé.

Il la traitait avec une indifférence si marquée, que Renolunc et l'Aigle-Gris pensèrent, qu'il était revenu de son engouement pour elle. Toutefois, Merellum ne se méprenait pas sur la nature de cette transformation. Elle devinait aisément que ce n'était qu'un jeu et, que le Renard-Noir ne tarderait pas à réitérer ses instances auprès d'elle.

A leur arrivée à l'ienhus, ils trouvèrent les habitants en proie à une effroyable désolation. La nouvelle du désastre des Nez-Percés commençait à circuler. Les femmes, les enfants, les vieillards se précipitèrent à la rencontre de Molodun, en poussant des lamentations farouches.

Renolunc avait prévu cette scène. Il était prêt à conjurer l'orage qui grondait, sur leur tête.

Marchant résolument au devant de la foule, il monta sur une grosse pierre et dit:

—Rejetons de la grande tribu des Nez-Percés, le malheur est tombé sur vous, parce que vous avez négligé de faire, cette année, à vos autmoins, les présents d'usage. Mais j'ai imploré l'Esprit-Suprême en votre faveur. Son oreille ne s'est pas fermée à la voix du Castor-Industrieux. Il nous pardonnera, à condition que vous lui offrirez dix vases de graisse d'ours, soixante peaux de caribou, et cent paniers de racines de kamassas. Il vous promet même une victoire éclatante sur vos ennemis les Chinouks. Comme témoignage de sa bonté pour vous, il a permis que notre vaillant sagamo, Molodun, tuât Oli-Tahara, le chef des perfides Chinouks. De plus, il vous envoie cette jeune squaw, habile dans les conseils et sorcière réputée à l'est des montagnes. Il vous la donne, mais à deux conditions: la première, c'est que vous veillerez jour et nuit sur sa personne, l'empêcherez de fuir et la garderez comme le plus précieux de vos manitous, jusqu'à ce qu'Yas-soch-a-la-ti-yah vous transmette de nouveaux ordres par ma voix; la seconde, c'est que vous m'apporterez chacun deux castors et deux saumons pour honorer l'Esprit-Suprême et lui exprimer votre reconnaissance!

Le discours de l'autmoin eut tout l'effet qu'il en attendait. La superstition est si bien dans la nature de l'homme, que partout elle trouve quelques exploiteurs et des milliers d'exploités.

Les lamentations cessèrent. Que dis-je! elles se transformèrent en cris d'allégresse. On entoura les chefs, on les fêta, on les combla de caresses, et Merellum devint la divinité du jour.

L'accompagnement, ou plutôt le symbole des réjouissances publiques chez les Indiens, un banquet, fut aussitôt apprêté.

Merellum était abattue par des privations de toute espèce et par une longue marche à travers des savanes stériles, où la disette de vivres et d'eau s'était fait plus d'une fois sentir.

Elle avait accepté passivement le rôle auquel on la soumettait. Peu à peu cependant elle y prit goût. Elle était femme, après tout. On l'adorait; elle ne résista point aux hommages des Nez-Percés et se résolut de profiter du respect qu'elle paraissait leur inspirer pour s'évader dès qu'elle en trouverait l'opportunité.

La croyant charmée et séduite, Molodun jouissait de son triomphe.

Le festin fut dressé sur la place du village.

Il se composait de saumon boucané, chair de mouton des montagnes, bosses et langues de bison, racines de pox-pox, spatylon (assez semblables par la forme et le goût au vermicelle), ouappatou, baies de cannebergiers et autres fruits.

Les vases remplis de graisse et de moelle de boeuf, le régal par excellence des Indiens, bouillaient, chauffés par des cailloux rougis, au milieu de la vaste enceinte des convives, car tout le village prenait part au banquet.

Nombreux apparaissaient les femmes et les enfants; mais rares les hommes, surtout les jeunes guerriers.

Chacun des assistants était armé d'un bâton pointu pour piquer les viandes, et d'une tasse en écorce pour boire la graisse liquide.

Des bandes de chiens affamés rôdaient en hurlant plaintivement autour des mangeurs. On eût dit, à leurs aboiements lugubres, qu'ils pleuraient le trépas de leurs maîtres, en expiation de la joie inconvenante que montraient les veuves et les orphelins. C'est que ceux-ci ne connaissaient pas bien l'étendue des pertes que la tribu avait essuyées. Aucun des Nez-Percés échappés à l'explosion du brick n'était encore revenu, sauf Cuir-de-Boeuf, à qui Renolunc avait fait la leçon. Des bruits vagues et incohérents seuls avaient jusque-là appris aux habitants du village l'échec de l'expédition dirigée par Molodun.

On présumait que, suivant l'habitude, il raconterait sa campagne à la fin du repas, et, en attendant, on s'enivrait, à qui mieux mieux, des espérances brillantes qu'avait données le Castor-Industrieux.

Les rudes mâchoires des sauvages suspendirent peu à peu leur double mouvement de va et vient; ce fut le tour des chiens de dévorer bruyamment les derniers reliefs du festin; mais quelques Nez-Percés lapaient encore le fond des vases de graisse, ou s'acharnaient, avec plus de voracité que les représentants de la race canine, à broyer un os sous leurs dents pour en savourer le résidu médullaire, quand le père de Lioura se leva lentement, son calumet à la main, salua trois fois le soleil couchant par trois jets de fumée, transmit la pipe à son voisin de droite qui en fit autant, et apostropha l'assemblée en ces termes, pendant que l'instrument circulait à la ronde:

—L'Aigle-Gris est depuis bien des hivers connu des Nez-Percés; ils savent que son expérience, son adresse et son courage ont fait la gloire de ses frères, ils savent, aussi qu'il les a toujours conduits sur le sentier de l'honneur; qu'il a vengé sur les Chinouks et les Clallomes les insultes subies par leurs ancêtres, et que jamais sa voix ni sa main ne les a mal guidés; ils savent de plus qu'Yas-soch-a-la-ti-yah souffle à son oreille les conseils de la sagesse. Voilà pourquoi l'Aigle-Gris vient donner un avis aux Nez-Percés! Les Visages-Pâles ont entraîné Molodun et ses guerriers dans use embûche. Une partie, mais une faible partie, a succombé. Les autres sont en route pour l'ienhus. Bientôt vous les verrez; ils se montreront à vous pour s'armer de nouveau et courir venger les ossements de leurs frères. Afin d'apaiser l'Esprit-Suprême et nous le rendre propice, j'offre en présent à Molodun l'arc magique qu'il m'a donné, et je vous invite à nous assister sur-le-champ dans la confection d'un bouclier enchanté qui sera remis à votre illustre sagamo pour le protéger dans ses rencontres avec ses ennemis.

Nulle peuplade indienne de l'Amérique septentrionale n'est peut-être aussi mobile et excitable que les Nez-Percés. Ils sont aux autres tribus ce que les Espagnols sont au reste de l'Europe. Aussi les paroles de l'Aigle-Gris trouvèrent-elles facilement de l'écho dans tous les coeurs. L'auditoire y applaudit par ces clameurs, ces gestes et ces contorsions qui paraissent être le propre de l'homme à l'état incivilisé.

Aussitôt on se mit en devoir de fabriquer le bouclier enchanté.

Les Nez-Percés en masse décrivirent un large cercle autour de la place.

Renolunc ayant, pendant ce temps-là, fait d'abondantes ablutions pour se purifier, rentra dans le cercle en tenant, d'une main, un tambourin en cuir d'élan, et de l'autre un couteau.

Son père, l'Aigle-Gris, assisté d'un autre autmoin, alluma un grand bûcher sur lequel il fit rougir des cailloux, tandis que Merellum allait, entre une double haie de ses ennemis, puiser de l'eau au ruisseau voisin.

Elle rapportait les vases et les disposait autour du bûcher.

Renolunc confia son tambour au troisième sorcier et creusa dans le sol un trou qu'il poussa à dix-huit pouces de profondeur, sur autant de large et vingt-quatre de long, en lui donnant une forme générale ovoïde.

Le trou terminé, il tassa la terre et unit la surface; puis il fit signe à son père, qui étala devant lui la peau fraîche d'un jeune buffle de deux ans.

Avec deux morceaux de bois Renolunc tira trois cailloux du feu, les jeta dans la fosse et versa sur les pierres l'eau puisée par Merellum. Les trois premiers cailloux refroidis, on les remplaça par trois autres, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il s'élevât de l'ouverture une vapeur épaisse. Renolunc alors retira les derniers cailloux et étendit la peau de buffle sur le trou, la chair en avant. Il calfeutra hermétiquement les bords avec de la glaise, afin de ne pas laisser échapper la chaleur. En s'échauffant, le poil se détacha. Renolunc, son père et l'autre jongleur l'enlevèrent soigneusement à la main. Peu à peu aussi le cuir se contracta. Ils l'enfoncèrent insensiblement dans le trou en lui en imprimant tout doucement la figure; puis ils rognèrent les parties qui dépassaient la fosse, et toute la bande des Nez-Percés se mit à danser autour de ce moule.

En dansant, chacun, homme, femme ou enfant, était forcé de quitter la ronde et de venir donner un coup de son talon nu sur la peau de buffle.

Cette cérémonie bizarre dura deux jours et deux nuits consécutifs, avec des intermèdes occupés par des banquets et des discours; elle tirait à sa fin, c'est-à-dire que les jongleurs allaient déclarer le bouclier sacré parfait, et ordonner le rite pour préserver les guerriers de l'influence pernicieuse du Ouaouich[11], quand, sur le matin du deuxième jour, le temps, qui s'était assombri, tourna soudain à la tempête.

[Note 11: Chez les Nez-Percés, le Ouaouich est l'Esprit de la fatigue.]

La manière dont ils s'y prennent pour le combattre peut compter parmi leurs pratiques les plus curieuses. On me saura gré de l'indiquer ici, car elle est peu connue.

Les cérémonies du Ouaouich durent trois, cinq et même sept jours.

On commence par couper des brins de saule ou d'osier, ayant dix-huit pouces de long, et on se les enfonce dans la gorge, afin de se nettoyer l'estomac par l'expectoration de la bile qu'il peut contenir.

Cela fait, chacun des officiants se creuse, près d'un cours d'eau, un trou assez profond pour pouvoir s'y tenir debout, le menton au niveau du sol.

Puis, tous, armés de leurs baguettes, et agenouillés à quelques pieds de leurs trous, se livrent religieusement à des purgations d'un genre unique.

Le lendemain, jeûne. De nouveaux bâtons sont taillés. Chaque Indien donne aux siens une longueur égale à l'intervalle qui sépare sa bouche de son ombilic. Il les pelé, les arrondit et se les plonge dans l'estomac, jusqu'à ce que les vomissements produisent une irritation intolérable. Cette barbare, opération ayant bientôt pour résultat d'enflammer l'oesophage, on diminue le nombre des bâtons à mesure que l'inflammation augmente. A midi, suspension du procédé. On se jette à l'eau et on y reste jusqu'au soir. Alors les patients prennent une demi-pinte de potage aux herbes.

Même traitement le troisième jour.

Le quatrième, les Nez-Percés font rougir des pierres, les déposent avec de l'eau dans les trous qu'ils ont creusés le premier jour et où ils se placent eux-mêmes dès que l'eau est bien chauffée. En sortant de cette cuve, ils se précipitent dans la rivière, se démènent et se frappent comme des fous, reviennent ensuite au bain chaud et continuent, toute la journée, de passer de l'un à l'autre. Le soir, il leur est permis de manger du potage, mais sans boire.

Répétition de cet étrange manège les jours suivants jusqu'à deux heures, le tantôt; après quoi, les festins succèdent au jeûne. On dit que quelques Nez-Percés renouvellent plusieurs fois de suite ces expériences, et que ceux qui en supportent convenablement l'épreuve se jugent insensibles au froid, au chaud, infatigables à la course, invincibles à la guerre. Par contre, ils assurent que ceux qui négligent d'accomplir annuellement ce devoir religieux sont impropres à la guerre ou à la chasse, parce que Ouaouich est encore leur maître. A dix-huit ans on commence le traitement; on ne le cesse que lorsqu'on a une famille nombreuse. Il y a même des sauvages qui continuent au delà du terme fixé. Que l'on ne s'imagine pas que ces effroyables exercices les affaiblissent beaucoup, car il en est qui, immédiatement après, font à pied plus de trente lieues par jour!

Un coup de vent effroyable arriva subitement avec la rapidité et le mugissement d'un éclat de tonnerre. Il chassait devant lui ces montagnes de sable, toujours en mouvement, qui vaguent, de toute éternité, dans le désert, sur la rive sud de la Colombie, entre les rivières Kullerspehn et Umatala.

La place et le village des Nez-Percés en furent littéralement inondés. L'atmosphère était saturée de grains de sable. Ils couvraient le sol jusqu'à la hauteur du genou. Ils emplissaient la bouche, les oreilles, les yeux. L'épouvante s'empara des habitants. Ce fut un sauve-qui-peut général.

Merellum, abandonnée à elle-même, ne savait où se cacher, où fuir. Une main s'empara de son bras et une voix lui dit:

—Si la face pâle veut s'échapper, qu'elle se laisse conduire par
Cuir-de-Boeuf.

Mais, au même moment, un couteau brilla dans l'air, un cri d'agonie retentit, les doigts qui serraient le bras de la Petite-Hirondelle se détendirent, et une autre voix, qu'elle ne connaissait que trop, cria:

—Le chacal a voulu tromper Molodun; Molodun l'a puni.

CHAPITRE X

LE CHIEN-FLAMBOYANT

L'hiver de 1833-34 particulièrement rigoureux dans toute l'Amérique septentrionale, et surtout à l'ouest des Montagnes-Rocheuses. Chose extraordinaire le rio Columbia gela, à diverses places, sur des étendues de plusieurs milles, et principalement aux environs du fort. Vancouver, c'est-à-dire à trente lieues environ de son embouchure.

Les vieux voyageurs du Nord-Ouest ne parlent jamais qu'avec effroi de cette terrible saison, qui coûta la vie à des milliers d'Indiens et à une grande quantité de trappeurs blancs. Les factoreries établies immédiatement sur les bords de la baie d'Hudson, depuis la rivière Thlewdiza jusqu'aux chutes d'Albany, furent décimées. Dans toute cette région, l'esprit de vin se figea et des rochers énormes éclatèrent, comme s'ils eussent été minés avec de la poudre.

Pour être moins intense au pied des Montagnes-Rocheuses et dans la
Colombie, la température n'y sévit pas moins avec une violence inouïe.

Tous les cours d'eau furent glacés; et, comme je viens de le dire, le fleuve principal prit lui-même avec assez de force pour obliger les Indiens à recourir aux traîneaux. Heureusement que, vers la fin de janvier, il tomba une bonne quantité de neige. Le ciel s'adoucit, et les communications qui avaient été interrompues furent renouées.

La plaine, entre les rivières Umatala et Voila-Voila, se déroulait à perte de vue, comme une immense nappe blanche dont les franges bleuâtres se confondaient avec le firmament. En la regardant, rien ne heurtait le rayon visuel, rien que quelques arbustes cristallisés par la gelée, et qui étincelaient au soleil comme des girandoles de pierreries.

Nulle maison, du reste, nulle hutte apparente dans cette vaste campagne. Seulement quelques minces filets de fumée montant à l'horizon près du ruisseau des Nez-Percés, et de temps en temps un individu, homme ou femme, soigneusement enveloppé dans une robe de buffle et chaussé de raquettes, glissant, comme une ombre sur la neige, annonçaient que ces lieux n'étaient pas complètement déserts.

En se rapprochant du ruisseau, on remarquait des monticules par le sommet desquels la fumée s'échappait en spirale.

L'ouverture qui lui livrait issue était étroite, juste assez grande pour laisser passer un homme. Une pierre plate la bouchait à demi. Cette ouverture conduisait à une cabane construite sous la neige. On y descendait au moyen d'un perche, dans laquelle étaient pratiquées des entailles pour poser le pied.

Arrivé dans la hutte, une acre odeur de graillon vous saisissait tout d'abord à la gorge, tandis que des vapeurs opaques vous prenaient aux yeux et vous empêchaient de voir à l'intérieur.

Après quelques minutes pour s'habituer à cette atmosphère lourde, écoeurante, on distinguait une fourmilière d'hommes, femmes, enfants et chiens qui grouillaient dans la loge ou se chauffaient autour d'un feu d'eulekon. L'enceinte formait un carré long; le foyer était au centre, à deux pieds environ de l'ouverture supérieure. De chaque côté s'étendaient des lits en peaux ou en nattes de jonc, distribués en haut et en bas comme les cadres d'un navire, et séparés par des compartiments également en jonc. On en comptait huit ou dix par hutte, c'est-à-dire autant qu'il y avait de familles dans la loge. A des traverses en bois, qui s'entre-croisaient au plafond, pendaient des armes, des instruments de chasse et de pêche, du poisson séché, des quartiers de venaison et des bottes de plantes et de racines bonnes à manger ou à panser les blessures.

C'était là toute l'ornementation, tout le mobilier, à l'exception pourtant des albinos ou paquets de pelleteries qui servaient de sièges aux chefs de la chambrée, et des tikkinagons, planches peinturées, ornées de verroteries et de fanfreluches sur lesquelles les squaws emmaillotent leurs pouparts.

Dans l'une de ces demeures souterraines, nous retrouverons Merellum, la Petite-Hirondelle. Mais elle est bien changée! Sous la couche d'ocre qui cache son visage, jadis si charmant, on découvre l'empreinte de cruelles souffrances. Elle travaille à broder, avec de la rassade et des piquants de porc-épic, une tunique de cuir de daim, tandis que d'autres femmes, vêtues de robes tissées avec du duvet de cygne, s'occupent, soit à préparer des aliments, soit à blanchir des peaux avec la pierre ponce, et que les hommes jouent au heullome [12] ou devisent entre eux.

[Note 12: Pour une description de ce jeu, voir la Tête-Plate.]

Parmi ces derniers, on remarque l'Aigle-Gris et son fils, le
Castor-Industrieux.

Molodun habite aussi cette cabane, mais il est absent pour le moment, et visite ses alliés les Arcs-Plats, les Voila-Voilas, les Indiens-de-Sang et les Serpents; car on a appris tout dernièrement que les Chinouks ont traversé la Colombie au-dessus du cap de la Roche-Rouge, et que, renforcés des Clallomes, ils s'avancent vers l'ienhus.

Merellum prête une oreille attentive aux discours de ses ennemis. Son coeur bondit de joie en entendant dire qu'Oli-Tahara n'est pas mort et qu'une amulette magique lui a sauvé la vie. Elle connaît la valeur du Dompteur-de-Buffles, elle sait combien il l'aime, et elle espère qu'il la délivrera d'une captivité qui devient chaque jour plus insupportable. Molodun l'a ménagée, il est vrai, jusqu'ici, par crainte des parents de sa femme; mais se montrera-t-il encore aussi réservé, et si, comme il est probable, les Clallomes ont immolé Lioura, les Nez-Percés ne se vengeront-ils pas en torturant, enfin la pauvre Merellum? Jadis, elle ne tenait guère à l'existence. Mais, depuis quelques lunes, depuis qu'elle a rencontré le trappeur blanc, ses idées ont subi une métamorphose. Elle se plaît à tresser des couronnes pour les brillantes images qui reviennent caresser ses rêves et ses insomnies. Elle songe à l'avenir; elle aime à respirer; elle se creuse sans cesse l'esprit pour trouver le moyen de s'échapper de sa prison.

Rien n'est moins aisé cependant, car elle est gardée à vue avec toute la scrupuleuse vigilance d'une relique, et jamais elle ne sort de la loge sans être accompagnés par la femme de Renolunc, la Panthère-Cruelle, ou celle de l'Aigle-Gris, la Flèche-Rapide. Néanmoins, aujourd'hui Merellum a foi dans sa destinée. Un pressentiment lui dit qu'elle trompera la surveillance des Nez-Percés. Elle écoute avidement leur conversation.

L'Aigle-Gris a pris la parole.

Il dit avec l'emphase particulière aux Indiens:

«—Oui, braves Nez-Percés, Molodun remportera la victoire sur les Chinouks, car il a épousé Lioura ma fille, et je descends de Manabozzo, qui fut toujours protégé par le Grand-Esprit.

«Je dirai à mes frères comment:

«Il y a bien des lunes, alors les Visages-Pâles n'étaient pas, et les
Peaux-Rouges étaient sept: quatre guerriers et trois squaws.

«Un Manitou vint sur la terre, et y prit une femme choisie entre les trois squaws.

«Elle eut quatre fils de Manitou.

«Le premier fut Manabozzo, l'ami de la race humaine.

«Le second fut Chibiabos, qui a soin des morts et commande leur territoire.

«Le troisième, Ouabano, qui s'enfuit vers le Nord dès qu'il vit la lumière, et fut changé en lapin blanc.

«Il est, là-bas, le Grand-Esprit.

«Le quatrième, Chokamipok, l'Esprit de la pierre à feu.

«La femme de Manitou mourut aussitôt après leur avoir donné le jour, et h guerre éclata parmi ses enfants.

«Manabozzo accusa son frère Chokamipok d'avoir tué leur mère. Il s'arma contre lui, le poursuivit, le rencontra, lui livra un combat et le vainquit, après une lutte longue et terrible.

«L'ayant renversé et percé avec son couteau, il lui arracha les entrailles qui se changèrent on vigne.

«Puis il coupa sa chair en morceaux, et ces morceaux devinrent des pierres à feu.

«Manabozzo se retira ensuite dans son wigwam avec son frère Chibiabos et s'occupa à rendre les hommes heureux.

«Il leur enseigna à fabriquer des cabanes, des arcs, des flèches et des harpons.

«Et les hommes reconnaissants adorèrent Manabozzo.

«Les autres Manitous du ciel furent jaloux de sa puissance et conspirèrent contre lui.

«Mais comme ils ne pouvaient l'atteindre à cause de sa sagesse et de son habileté, ils tachèrent de surprendre Chibiabos.

«Chibiabos était, comme je vous l'ai dit, le frère aîné de Manabozzo.

«Celui-ci conseilla à Chibiabos de ne pas le quitter et de marcher toujours à son côté.

«L'autre fut imprudent.

«Un jour, il s'aventura sur le grand fleuve, qui était gelé comme à présent.

«Les Manitous ne l'eurent pas plutôt vu qu'ils brisèrent glace sous ses pieds, et Chibiabos se noya.

«Manabozzo, chagrin et furieux, leur déclara la guerre. Il les chassa avec les armes qu'il avait inventées, les atteignit et en précipita un grand nombre dans les abîmes.

«Sa douleur n'était pas apaisée; ses lamentations firent gémir les échos des montagnes.

«Il se couvrit, la face de noir et pleura son frère pendant six hivers.

«Touchés de sa peine, les Manitous se consultèrent pour tacher de le calmer.

«A cet effet, ils construisirent une loge sacrée près de celle de Manabozzo et préparèrent un festin de viande d'animal et de chair de poisson.

«Ils invitèrent Manabozzo à y prendre part.

«A leur prière il vint, triste et désolé.

«Les Manitous lui servirent des mets exquis, puis ils lui offrirent du tabac délicieux, des peaux magnifiques et une tasse d'une liqueur qui dissipe la mélancolie.

«Manabozzo mangea, accepta les présents, but la liqueur.

«Après cela, ils dansèrent la grande danse médicinale, et il fut guéri.

«Heureux de sa joie, les manitous voulurent la combler.

«Par leur puissance, Chibiabos fut rappelé à la vie; mais il lui fut défendu d'entrer dans la loge sacrée.

«Quand il parut, on lui tendit par une fente un tison ardent, avec ordre de régner sur le pays des morts et d'entretenir pour les hommes un feu éternel.

«Manabozzo monta après cela sur le dos d'un aigle qui le transporta vers le Grand-Esprit.

«Il en reçut le don de guérir les maladies et de vaincre tous ses ennemis.

«Ce don, il le transmit à ses fils qui le confièrent à leurs descendants.

«C'est d'eux que moi, l'Aigle-Gris, je le tiens, et c'est par eux que j'ai pu le communiquer à Molodun, le mari de ma fille Lioura.»

Après ces mots, prononcés avec un ton d'orgueil indicible, le vieillard se leva et se mit à danser autour du feu en battant la mesure sur un tambourin qu'il avait décroché d'une poutrelle.

—Oui, les Nez-Percés triompheront des Chinouks, clamèrent les assistants en imitant les grimaces de l'Aigle-Gris.

Les femmes, les enfants, se joignirent aux hommes, et la loge devint bientôt le théâtre d'une scène de turbulente confusion, impossible à décrire.

Elle fut tout à coup troublée ou plutôt redoublée par un aboiement si lugubre, si retentissant, que les Indiens en tressaillirent tombèrent pêle-mêle, la face contre terre, en poussant des hurlements de terreur.

On aurait dit que tous ils avaient vu la Mort approcher à grands pas.

Quoique élevée par les sauvages et au courant de leurs rites, Merellum ne comprenait rien à cette soudaine révolution.

Elle cherchait à s'en expliquer la cause, quand la pierre qui fermait à moitié la sortie de la loge fut subitement reculée, et une tête horrible parut à la place.

Des flammes jaillissantes, rouges et bleues, l'enveloppaient.

—Le Chien-Flamboyant! le Chien-Flamboyant! le Chien-Flamboyant! s'écrièrent sur tous les tons de la gamme les Nez-Percés, grands et petits.

Un deuxième aboiement, plus sinistre encore que le premier, répondit à leurs accents d'effroi.

Et un long corps, entièrement couvert de ces flammes rouges et bleues qui entouraient la tête, tomba tout d'une pièce au milieu des sauvages, fous d'épouvante.

Semblables à des autruches, pressées par un chasseur, ils couraient ça et là en désordre et cherchaient à se cacher la tête sous leurs pelleteries.

L'étrange créature exhala un troisième aboiement aussi formidable que les précédents, et se mit à rire en gambadant dans la cabane comme un démon.

Elle n'était que feu de la plante des pieds à la pointe des cheveux. On eût pu la prendre pour un météore vivant.

Un instant Merellum partagea l'appréhension générale. Mais les quelques connaissances scientifiques que lui avait inculquées Poignet-d'Acier la mettaient jusqu'à un certain point au-dessus des superstitions indiennes, dont elle ne se servait que quand elles étaient favorables à ses intérêts.

Aussi revint-elle promptement de l'émoi que lui avait causé l'apparition du Chien-Flamboyant.

Alors elle l'examina hardiment, et, bien qu'elle ne pût se rendre compte des flammes qui semblaient sourdre par ondes de son corps, elle reconnut que c'était un homme, un nègre.

Il était grand, maigre, osseux, couvert d'une peau d'animal noircie, qui emprisonnait ses membres comme un maillot, et marchait à quatre pattes en bondissant et se dressant tour à tour à la manière des singes.

Sans s'inquiéter de la perturbation qu'il avait soulevée dans la hutte, il saisit une tranche de saumon fumé, s'établit, sans façon, sur son séant et se mit à manger à belles dents eu faisant, entendre de temps à autre un grognement de satisfaction.

Puis il tourna autour de lui ses gros yeux ronds et blancs et partit d'un violent éclat de rire. Se moquait-il de la panique dont il était la cause, ou voulait-il assouvir le plaisir qu'il éprouvait d'avoir assouvi sa faim?

Cela fait, il frotta ses mains sur son visage et sur son accoutrement, et les flammes qui s'en échappaient doublèrent de force. Durant une minute il nagea dans un tourbillon de feu.

La frayeur des Nez-Percés augmenta encore et se traduisit par des cris inarticulés.

Mais le Chien-Flamboyant continua ses frictions en sautant, de côté et d'autre, faisant tomber des éclairs partout, où il passait, et bientôt la loge souterraine parut envahie par un incendie.

En allant ainsi, tantôt à droite, tantôt à gauche, il s'arrêta plusieurs fois devant Merellum et murmura chaque fois en français:

—Squaw belle! squaw belle! mais pas Indienne, pas Indienne en tout.

La jeune fille comprenait bien cette langue; mais, étonnée et redoutant ses ennemis, elle n'osait interroger son singulier admirateur. Enfin, après vingt évolutions en tous sens, il s'approcha d'elle et lui dit directement:

—Massa commander à squaw d'être prête. Nègre revenir bientôt!

Là-dessus, le Chien-Flamboyant lança une série d'aboiements qui mit en rage toute la gent canine de l'ienhus, et, s'accrochant avec ses doigts aux bords du trou de sortie, il disparut, par un rapide mouvement de projection des membres inférieurs hors de la loge..

Derrière lui, comme trace de son passage, il laissait, tout ainsi que nos diables du moyen âge, une suffocante odeur de soufre.

Et si ce n'était pas le diable pour les Nez-Percés, ce n'était pas moins, car c'était le fils de Chibiabos, l'Esprit du feu.

CHAPITRE XI

LA BATAILLE

Les habitants de la loge pas encore revenus de la stupeur où les avait plongés l'apparition du Chien-Flamboyant, quand un grand tumulte d'hommes, de chiens et de chevaux se fit entendre au dehors.

—C'est Molodun qui arrive! s'écria l'Aigle-Gris. Que chacun des guerriers se prépare à marcher contre l'ennemi!

Renolunc secoua la tête d'un air sombre en disant:

—Les présages sont mauvais. Scoucoumé est irrité contre nous. Déjà la confection du bouclier sacré a été suivie d'une tempête de sinistre augure. La venue de l'Esprit du feu n'annonce rien de bon non plus.

—J'ai rendu à Molodun son arc de dent de narval; nous sommes sûrs de la victoire, répondit l'Aigle-Gris.

—Mon père est libre de le penser, mais moi je crois le contraire, repartit le Castor-Industrieux à voix basse et de façon à n'être entendu que par le vieillard; les Manitous ne sont pas apaisés. La dernière expédition de la Roche-Rouge nous a coûté plus de deux fois cent guerriers. A peine nous en reste-t-il deux fois cent à conduire contre les Chinouks…

—Et nos alliés!…

—Nos alliés périront comme nous. Il faudrait faire un sacrifice à
Scoucoumé.

—Mais nous n'avons plus d'esclaves!

—Et cette face blanche! fit Renolunc en désignant du regard Merellum, qui réfléchissait aux mystérieuses paroles du nègre.

—Cette face blanche! Jamais, mon fils, jamais, tant que ta soeur Lioura, ma fille, vivra! Si par malheur nous sommes vaincus, ce sera le moyen d'arrêter les Chinouks par leurs auxiliaires les Clallomes. Leur dévouement à cette squaw m'est connu. Ils consentiront à tout pour la ravoir.

Avant que Renolunc eût répliqué, Molodun parut dans la hutte.

Il était vêtu d'une longue robe de buffle, le poil tourné en dehors et serrée à la taille par une corde de crin. Des mitas et des mocassins élégamment brodés couvraient ses pieds et ses jambes. Sur son épaule se balançaient son laineux arc en dent de narval et un carquois de peau de loup marin, renfermant une douzaine de flèches, toutes empoisonnées. Un couteau à scalper était passé à sa ceinture, et un tomahawk pendait par un cordeau à son poignet. Une profusion de plumes multicolores ornait sa chevelure. Son visage, sa poitrine et ses bras étaient bigarrés de peintures.

Son premier coup d'oeil, en entrant, fut adressé à Merellum.

Un jeune homme lui présenta alors l'albino qui lui était propre et dont personne autre que lui n'avait le droit de se servir.

Il s'assit, reçut des mains de l'Aigle-Gris un calumet qu'il fuma lentement en silence pendant plusieurs minutes, et dit:

—J'ai l'oreille ouverte au discours de mes frères.

—Sois donc le bienvenu dans la loge, mon fils, répliqua le vieillard.

—Amènes-tu les alliés? demanda Renolunc.

—Oui, Molodun amène deux fois cinquante guerriers, choisis parmi les meilleurs des Voila-Voilas; deux fois quarante Arcs-Plats; deux fois vingt Indiens-de-Sang et deux fois soixante Serpents.

—Ah! dit l'Aigle-Gris, avec tous ces braves nous n'aurons pas de peine à écraser nos ennemis et à leur reprendre ma pauvre Lioura.

Le Renard-Noir essaya de dissimuler une grimace, mais son mouvement n'échappa point au Castor-Industrieux.

—Je suis certain, dit-il, que mon frère est de mon avis. Il pense que
Lioura a été tuée par les Chinouks.

Molodun devina une intention maligne dans cette question indiscrète.

Il répliqua par une interrogation:

—Mes frères ont-ils des nouvelles de l'ennemi?

—Oui, dit l'Aigle-Gris; il doit être à présent près de la Grande-Combe.

—Alors, dit Molodun avec joie, nous avons le temps de danser la danse de la guerre avant de partir. Qu'on dresse un festin dans la loge du conseil!

—Il sera fait suivant tes ordres, mon fils, dit le vieillard.

Mais comme il prononçait ces mots, un Indien tout essoufflé se montra à l'entrée de la loge.

—Les Chinouks! les Chinouks! cria-t-il.

—Où sont-ils? fit le chef.

—A cinq mille pas d'ici, sur la Grande-Rivière. Les jappements de leurs chiens retentissent jusqu'à nous. Que mes frères écoutent! C'est le mugissement du taureau d'Oli-Tahara!

Le meuglement lointain d'un buffle venait effectivement d'éclater.

Les Nez-Percés s'entre-regardèrent avec émoi. Ils ne s'attendaient pas à une attaque aussi soudaine.

Cette impression dura peu toutefois.

—Que mes frères me suivent! cria Molodun.

Et, s'adressant aux femmes:

—Vous garderez la prisonnière, sans la quitter pour aucun motif, et ne laisserez pénétrer personne ici jusqu'à mon retour.

Il s'élança hors de la loge et tous les hommes valides l'accompagnèrent.

Le temps était sombre, le ciel d'un gris inflexible; quelques flocons de neige jouaient dans l'air.

Sur l'emplacement de l'ienhus, cinq à six cents guerriers, armés d'arcs, de flèches, de traits, de couteaux et de massues se tenaient prêts à partir: les uns montés dans des traîneaux d'écorce, tirés par des chiens-loups ou des chevaux, les autres à pied, mais chaussés de raquettes, et tous, hommes et bêtes, en proie à une excitation fébrile, qui s'exprimait par des clameurs effrayantes.

Ils n'avaient ni drapeaux ni pennons, mais des signes particuliers distinguaient les diverses tribus: les Arcs-Plats étaient reconnaissables à leur arme de prédilection; les Voila-Voilas, aux peaux de boeufs encornées dont ils se couvraient la tête; les Serpents, aux reptiles empaillés dont ils s'étaient fait des colliers et des anneaux; les Indiens-de-Sang, qui se prétendent les plus anciens et les plus nobles du désert américain, aux plumes de condor plantées droites dans leurs chevelures; les Nez-Percés, aux ornements de leurs narines; et dans cette foule étrange, démoniaque, où l'horrible s'accouplait au grotesque, on remarquait encore quelques Grosses-Babines, ainsi nommés par les Canadiens-Français, à cause des morceaux d'os ou de bois qu'ils se logent entre la lèvre inférieure et les gencives pour allonger la première.

Quant aux costumes de cette bande, quant aux peintures qui la chamarraient, quant à la physionomie de son ensemble, je renonce à les décrire.

Ma plume est impuissante. La palette d'un peintre n'aurait pas assez de nuances.

Molodun, l'Aigle-Gris et Renolunc sautèrent, dans un traîneau en forme de canot, décoré à son avant d'un hibou, et s'avancèrent vers la place du village, où les principaux chefs des tribus tenaient conseil.

La délibération fut courte. Les moments pressaient; car, à chaque minute, les mugissements du taureau d'Oli-Tahara devenaient plus distincts. Il fut convenu que les Arcs-Plats se porteraient avec les Voila-Voilas sur le bord de la Colombie, et qu'ils le couvriraient d'une ligne de tirailleurs, pendant que les Nez-Percés, avec le reste des alliés, recevraient l'ennemi de front, tout en cherchant à jeter une partie de leurs forces sur l'autre rive du fleuve, afin de tâcher de cerner les Chinouks ou tout au moins de les assaillir en tête et sur les flancs.

Ce plan n'était point maladroit. Et ici je me permettrai de faire observer que certains voyageurs ont avancé trop légèrement que les sauvages de l'Amérique septentrionale n'apportaient ni ordre ni stratégie dans leurs batailles. A peine ces voyageurs admettent-ils que les Peaux-Rouges font usage de tactique, tandis qu'au contraire ils sont fort habiles dans les choses de la guerre, et combinent toujours avec une rare sagacité leurs systèmes d'attaque ou de défense.

Renolunc, le Castor-Industrieux, avait eu l'idée de ce plan, qui fut aussitôt mis à exécution.

Les traîneaux des Arcs-Plats commencèrent à défiler.

Chacun était monté par six ou huit hommes, et mené par une quinzaine de chiens, de chaque côté desquels se tenait un Indien en raquettes, qui devait les suivre à la course, stimuler on refréner leur ardeur, avec un fouet muni d'un aiguillon.

Les hommes avaient leurs arcs bandés, leurs flèches ajustées.

Ils étaient prêts à tirer.

Mais aucun coup ne devait être porté, aucun cri proféré avant que Molodun, le chef de l'expédition, n'eût donné le signal en sonnant d'une trompe qu'il avait jadis enlevée à un chasseur blanc.

Le départ s'opéra donc au milieu d'un silence relatif.

Arrivés devant le rio Columbia, Molodun et l'élite de ses guerriers étant descendus des traîneaux mirent leurs raquettes. Une partie des véhicules fut rangée comme un rempart devant le village et confiée à la garde des chiens, l'autre s'élança à fond de train sur la glace pour gagner la rive septentrionale du fleuve, pendant que le chef déployait sa bande en ligne droite afin de masquer le passage de la troupe chargée d'entourer les Chinouks.

Ceux-ci se montraient déjà derrière les bourdigneaux, amoncellement de glaçons dont la Colombie était hérissée.

A cet endroit, elle est fort resserrée et n'a pas plus d'un demi-mille de largeur.

Des côtes assez escarpées la bordent au nord; mais au sud elle se trouve presque de niveau avec la plaine.

Les Chinouks, qui avaient espéré tomber à l'improviste sur les Nez-Percés, ne les eurent pas plutôt aperçus qu'ils lâchèrent le houp de guerre. Un son rauque, parti de la trompe de Molodun, et instantanément suivi de vociférations sans nom, riposta à cette provocation.

L'air fut obscurci par une grêle de flèches.

L'engagement commença, à travers un tourbillon de neige et des clameurs à épouvanter les plus farouches animaux. Rien d'humain, rien qui puisse emprunter à la nature un point de comparaison dans tous ces cris, chassés, croisés, froissés, heurtés, confondus, qui, pour appartenir à la race bestiale entière, n'appartenaient à aucun animal en particulier.

Il y eut bientôt un inénarrable mélange d'hommes, de chiens, de chevaux, de choses.

On se frappait avec les armes, avec les poings, avec les pieds, avec tout. Les massues résonnaient sur les crânes comme sur des enclumes. Le sang coulait à flots. Il sillonnait la glace en ruisseaux pourpres. La mêlée augmentait. Les cadavres s'exhaussaient les uns sur les autres et formaient des monceaux, des barrières que les combattants s'opposaient comme des boucliers.

La neige, soulevée par les pattes des chiens, par la pointe des raquettes, par les ricochets des flèches, volait en nuages au-dessus des deux armées; et plus haut, les hérauts de la mort, les vautours, passant et repassant en essaims, sonnaient le glas des victimes.

Au loin, dans la campagne, se montraient furtivement les loups blancs, ces autres courtisans des grandes tueries. On voyait leurs museaux rouges se profiler aux angles des bois; on entendait leur jappement continu qui, sinistre accompagnement, semblait servir de basse au hourvari général, tandis que, d'intervalle en intervalle, un mugissement prolongé dominait toutes ces voix échauffées par de brûlants appétits.

C'était Tonnerre, le taureau d'Oli-Tahara, réclamant le droit de faire sa partie dans l'horrible concert.

Et on le voyait bondir au milieu de la multitude, rejetant derrière lui des fragments de glace concassée sous ses sabots, et exhalant par ses naseaux en feu une épaisse fumée.

A califourchon sur sa large encolure, la main droite crispée au manche d'un tomahawk; la main gauche à la poignée d'un coutelas, Oli-Tahara pressait ses adversaires avec une indicible ardeur. Partout où il allait, des masses de cadavres marquaient son chemin. Avec ses cornes puissantes, le taureau enfonçait les rangs les plus serrés, baissant la tête jusqu'au ras de la glace, puis la relevant avec deux ou trois hommes éventrés qu'il envoyait ensuite rouler à dix pas sur leurs compagnons glacés d'épouvante. Chaque mouvement du redoutable animal était marqué par la retraite des ennemis. Et pendant ce temps-là, à droite, à gauche, en avant, en arrière, frappait le métis. Ses armes étaient émoussées, mais ses bras ne se lassaient pas. Sa monture et lui étaient rouges de sang. Ils ne cessaient pourtant de semer le carnage autour d'eux.

Quel spectacle que celui-là!

Les voici qui atteignent un parti commandé par l'Aigle-Gris.

Le vieillard aperçoit Oli-Tahara. Ses gens reculent effrayés; mais lui, il ajuste une flèche à son arc, vise; la flèche part, elle siffle. Le chef des Chinouks est blessé, car il pousse un cri.

—Tu périras de ma main, bâtard! dit l'Aigle-Gris en se précipitant sur lui.

Mais le Bois-Brûlé, qui a chancelé une seconde, se redresse. Il brandit son casse-tête; la lourde massue s'abat sur le crâne du Nez-Percé, qui tombe pour ne plus se relever.

Son fils Renolunc le saisit dans ses bras et l'emporte à quelque distance.

A la vue du corps inanimé de son beau-père, Molodun s'exclame:

—Tu viens d'aller vers cette terre où sont, allés nos ancêtres; tu as fini ton voyage ici avant nous; mais nous te vengerons ou nous te suivrons et rejoindrons les groupes heureux que tu rencontreras.

Puis il s'élance au fort de la mêlée, pousse droit au métis.

Renolunc marche à côté de lui.

Devinant leur, intention, plusieurs chefs s'unissent à eux.

Oli-Tahara les voit venir. L'animation de son visage redouble en reconnaissant Molodun. Trois flèches lui sont décochées. Par bonheur, aucune ne l'atteint.

Il va foncer sur les sagamos nez-percés, quand un Chinouk l'avertit que les Clallomes plient, se débandent sur le flanc-gauche et que leurs ennemis tentent une évolution pour les envelopper.

Aussitôt le métis fait volte-face.

Il presse de ses genoux son buffle qui part comme l'éclair.

Les Nez-Percés s'imaginent qu'il fuit. Ils entonnent le chant de la victoire et les Chinouks reculent.

Molodun l'apostrophe:

—Vil rejeton d'une louve, tu n'iras pas loin, et le Renard-Noir t'atteindra dans quelque tanière que tu ailles cacher ta honte.

Mais le Dompteur-de-Buffles ne l'entend pas.

Il poursuit sa course à travers les amas de cadavres et de glaçons. Les Clallomes sont rattrapés, sont ralliés; ils chargent les Nez-Percés qui fléchissent à leur tour, et Oli-Tahara, haletant, le front baigné de sueur, le cerveau en feu, retourne à la rencontre de Molodun.

Loin de calmer son irritation, la blessure qu'il a reçue l'embrase davantage.

Tout ce qui se trouve sur son passage, ennemi ou ami, est renversé. Jamais Tonnerre n'a mieux mérité son nom. La fièvre de son maître s'est inoculée dans ses veines. Il dévore l'espace. La poudre n'est pas plus inflammable, la foudre n'est pas plus prompte.

Les Chinouks, qui avaient commencé à battre en retraite, reviennent à la suite de leur chef.

Une cohue d'hommes, de chiens et de chevaux se foulent, de nouveau sur le théâtre du premier engagement.

La lutte se renouvelle avec plus de vigueur et d'acharnement.

De chaque côté, Oli-Tahara, Molodun et Renolunc accomplissent des prodiges de valeur en cherchant à se rapprocher. Mais le dernier est percé d'une flèche, et des grappes de Nez-Percés s'accrochant aux jambes du buffle, l'empêchent d'avancer.

Cependant, ils ne parviennent, pas à le tuer, car, avant le combat, le métis a eu le soin de lui cuirasser le corps avec une peau à l'épreuve du couteau.

Molodun et Oli-Tahara se déchirent des yeux en attendant qu'ils puissent s'étreindre corps à corps.

Et les insultes qu'ils se crachent à la face sont sanglantes comme le supplice réservé par le vainqueur au vaincu.

—Je te scalperai, fils de chienne! je lacérerai ta chair avec mes ongles; je mangerai ton coeur et je ferai de ton crâne une coupe à boire.

—Et moi, je ferai fouetter ta femme par mes esclaves; je l'écorcherai vive, et, avec sa peau, je fabriquerai un tambourin pour mes jeesukaïns.

—Moi, reprit le Renard-Noir, je tiens captive Merellum, la souveraine des Clallomes; je la ferai cuire à petit feu, et je servirai son corps aux coyotes!

—Tu seras scalpé avant que la lune se lève! répliqua Oli-Tahara.

Et, tournant son tomahawk comme une fronde, il le lança tout à coup à la tête de Molodun.

Serré au milieu des siens, et ne pouvant faire usage de ses armes, le Renard-Noir se démenait alors pour se frayer un chemin jusqu'à son adversaire dont il n'était plus éloigné que de quelques pieds.

Le projectile l'atteignit au front. Il éleva convulsivement les bras en l'air et s'affaissa sur lui-même.

Ce coup hardi, mais qui, s'il eût manqué le but, privait son auteur de son meilleur moyen de défense, jeta la terreur parmi les Nez-Percés.

Les Chinouks, au contraire, se répandirent en acclamations triomphales.

Néanmoins, la victoire n'était pas décidée. Les pertes de part et d'autre étaient à peu près égales, et les tirailleurs dispersés sur la rive septentrionale du Columbia, frais et vigoureux, pouvaient, longtemps encore, tenir les Chinouks en échec.

Mais, à ce moment, un craquement effroyable fit tressaillir les assaillis elles assaillants.

Puis, soudain, la glace se partagea en deux; les eaux du fleuve éructèrent avec impétuosité de leur prison hivernale. Des centaines d'individus, morts, blessés et vivants forent précipités dans l'abîme.

Une clameur immense s'éleva vers le ciel et fut redite avec des répercussions déchirantes par les échos de la côte.

Les Nez-Percés eurent plus à souffrir de cet accident que leurs antagonistes, car ils étaient accumulés à l'endroit où la glace se divisa, et ceux qui avaient été dirigés sur le bord septentrional furent séparés du reste de la tribu.

Oli-Tahara tomba dans le gouffre; mais, en tombant, il empoigna Molodun par sa longue chevelure, et soutenu par Tonnerre, qui remontait vigoureusement le courant, il le traîna avec lui jusqu'au rivage.

Là, il le remit, entre les mains de ses guerriers, avec ordre de l'épargner s'il n'avait pas succombé. Profitant ensuite de la consternation où cette catastrophe avait plongé ses ennemis, il pénétra dans le village et se mit à la recherche de Merellum.

Après avoir visité plusieurs loges, il arriva à celle de Molodun. La frayeur y était plus grande encore que dans les cabanes qu'il avait précédemment fouillées.

Mais la Petite-Hirondelle avait disparu; et quand le Dompteur-de-Buffles demanda où elle était, on lui répondit que Chibiabos, l'Esprit du feu, l'avait enlevée.

Peu satisfait de cette réponse, Oli-Tahara se livra à des perquisitions minutieuses.

Elles n'eurent aucun résultat.

CHAPITRE XII

BAPTISTE LE NÈGRE

L'enlèvement de la jeune fille n'avait pas été bien difficile.

Pendant la bataille, le Chien-Flamboyant était entré dans la loge de
Molodun.

A son habitude, il ruisselait de flammes.

L'effroi saisit tous les habitants qui se tenaient à l'intérieur,
Merellum exceptée.

Après avoir rempli de feu la hutte, il s'avança vers la
Petite-Hirondelle et lui dit:

—Vous pas avoir peur, bonne demoiselle; nègre Baptiste, pas méchant, li pas vouloir faire mal à vous, mais vous faire comme li.

Et il lui frotta la tête, les mains et les vêtements avec une sorte, de pâte qui la couvrit de flammes rouges et bleues, comme lui-même.

Puis il lui dit:

—Venez!

Il la prit par la main, l'entraîna hors de la hutte, et Merellum fut surprise de remarquer que les flammes qui les inondaient dans la demi-obscurité de la loge, s'éteignaient complètement au grand air.

Inutile de dire que les femmes, les vieillards et les enfants étaient trop atterrés pour songer à s'opposer à l'évasion de la prisonnière.

Une fois sorti, il fallait fuir rapidement, sans perdre une minute.

Le Chien-Flamboyant sauta dans un traîneau attelé de deux vigoureux poneys, fit asseoir la Petite-Hirondelle auprès de lui et aiguillonna les chevaux, qui détalèrent à fond de train, en remontant la rive sud du rio Columbia.

Pendant qu'ils filaient ainsi, et pendant qu'Oli-Tahara faisait d'inutiles perquisitions pour trouver Merellum, les Chinouks, avides de butin et de débauches, se répandaient dans les loges souterraines, où ils se livraient à toutes sortes de violences. Ceux que le chef avait préposés à la garde de Molodun ne purent résister à la tentation d'imiter leurs compagnons. L'ennemi semblait s'être totalement éclipsé, et le corps du sagamo nez-percé était tellement froid que la vie semblait l'avoir abandonné. Après quelques hésitations, ils se décidèrent donc à le quitter un instant et à profiter, comme les autres, des bénéfices de la victoire.

Cependant, afin que le prétendu cadavre ne fut pas scalpé pendant leur absence, ils l'ensevelirent dans la neige.

Ensuite ils allèrent prendre part aux excès que commettait à l'envi le reste de la bande, dont les hurlements de triomphe se mêlaient aux lamentations des femmes, aux plaintes des vieillards, aux piaillements des enfants.

Mais à peine se furent-ils éloignes, qu'un petit Indien, vêtu comme un Clallome et la figure cachée dans sa couverte de peau d'orignal, s'approcha du lieu où ils avaient inhumé Molodun.

Le crépuscule commençait alors à étendre ses voiles grisâtres sur la terre.

Le petit Indien eut bien vite enlevé la couche de neige qui recouvrait le Nez-Percé. Il se pencha sur le corps, appuya son oreille à l'endroit du coeur, s'assura qu'il battait encore, puis il courut à la première hutte, s'empara d'un canot d'écorce posé au dehors, le tira jusqu'au rivage, y traîna Molodun, le plaça dans le canot et se mit à ramer de toutes ses forces, en se dirigeant vers le bord septentrional du rio Columbia.

Cet Indien, c'était Lioura, la Blanche-Nuée, qui, ayant réussi à tromper la vigilance des Clallomes, avait de loin suivi les troupes commandées par Oli-Tahara, et était ainsi, après s'être déguisée en homme, arrivée sans accident à son village, pour assister à la défaite des Nez-Percés et de leurs alliés.

La colère du métis, en constatant la disparition de son captif, fut terrible.

Il fit venir les malheureux Chinouks à qui il l'avait confié, et les condamna à être attachés nus à des poteaux et à passer la nuit dans cette position. De plus, il fit placer sur la tête de chacun d'eux un quartier de venaison, afin que les vautours, attirés par l'odeur de la viande, s'abattissent sur eux et leur déchirassent, le visage.

Cette cruelle sentence, qui équivalait à un arrêt de mort, fut rigoureusement exécutée.

Cependant, malgré le succès signalé qu'il avait remporté sur ses ennemis, Oli-Tahara n'était point content. Le double but de son expédition lui échappait; car il voulait surtout sauver Merellum et s'emparer de Molodun, pour lui faire expier dans des supplices barbares sa tentative d'assassinat.

Son désappointement l'empêcha de participer au banquet et à la danse des scalpes qui eurent lieu, le soir même, dans la loge du conseil des Nez-Percés.

Sombre et maussade, il interrogeait brutalement les gardiens de la Petite-Hirondelle, les menaçant et les flattant tour à tour, dans l'espoir d'en obtenir une révélation qui le mettrait sur la piste de la jeune fille.

Mais leur réplique était invariable.

—Le Chien-Flamboyant, le fils de Chibiabos, l'Esprit du feu, a ravi la face blanche.

Comme tous les Bois-Brûlés, Oli-Tahara était aussi superstitieux qu'un Indien pur sang, sinon plus. Après avoir pensé que cette réponse était un artifice pour le dérouter, il finit par croire qu'elle pourrait bien être vraie; il allait même cesser ses investigations, quand un jeune guerrier chinouk lui dit qu'il avait vu deux individus, un homme et une femme, s'enfuir ensemble dans un traîneau, en amont du Grand Fleuve.

Quoiqu'il fût déjà tard et que cette indication fût assez vague, le
Dompteur-de-Buffles donna l'ordre de les poursuivre.

On lui obéit aussitôt, et deux traîneaux furent lancés sur les traces de
Merellum.

L'instinct plutôt que la réflexion avait fait céder celle-ci aux suggestions du nègre. Mais une fois dans le véhicule, seule avec cet homme noir qu'elle ne connaissait pas et qui jouissait du mystérieux pouvoir d'épancher des flammes autour de lui, elle eut quelque appréhension.

Leur traîneau rasait le sol avec la célérité du vent. L'air était si vif qu'il gênait la respiration.

Pelotonnée sous une peau de buffle, Merellum n'essaya point d'entamer la conversation. Elle attendit qu'il plût à son étrange libérateur de commencer. Ce dernier ne paraissait pas s'en soucier beaucoup. Il pressait ses chevaux et regardait à chaque instant derrière lui pour voir si on ne leur donnait pas la chasse.

La nuit tomba, une nuit claire et sereine, toute diamantée par les constellations célestes.

Le Chien-Flamboyant, qui côtoyait le fleuve sur la glace, afin d'éviter les bancs de neige accumulés sur le rivage, s'arrêta tout à coup au pied d'un roc escarpé et dit à Merellum:

—Bonne demoiselle, demeurer tranquille; Baptiste monter là-haut. De là découvrir très-loin, très-loin, et savoir si méchants Indiens venir après.

—Que mon frère fasse comme il lui plaira, répondit-elle.

Le nègre grimpa sur le rocher, reste une minute en observation et redescendit aussi vite que ses longues jambes purent le lui permettre.

—Indiens sur piste à nous! Indiens sur piste à nous! proféra-t-il.

—Les Nez-Percés? demanda Merellum.

—Indiens!… Indiens!… Peaux-Rouges… Deux traîneaux! Moi pousser les chevaux, pousser les chevaux, pour eux pas rattraper nous! s'écria-t-il en se rasseyant près de la jeune fille.

Il voulut reprendre sa course. Mais les poneys reculèrent, se cabrèrent et refusèrent d'avancer.

—Coyotes! coyotes! marmotta le nègre en promenant les veux autour de lui.

On ne percevait encore aucun animal sauvage, mais des jappements continus indiquaient, que les loups des prairies n'étaient pas loin.

Baptiste frappa son attelage qui, après une vive résistance, partit soudain avec une éblouissante vélocité.

Bientôt le conducteur n'en fut plus maître. Il fut contraint de s'abandonner au caprice des animaux.

—Il faut quitter le traîneau, sans quoi nous nous jetterons dans une mare, mon frère, dit Merellum.

—Non, pas quitter traîneau; coyotes derrière nous, coyotes manger nous, si nous quitter traîneau.

—Mais ne comprends-tu pas?…

—Nous près de loge à Chien-Flamboyant, interrompit-il brusquement.

—Tiens!… s'écria la jeune fille en montrant devant eux un large espace qui, par son miroitement, contrastait avec la blancheur mate de la glace.

Elle ne put achever sa pensée, car ils furent à l'instant inondés d'eau.

Le traîneau venait de tomber dans une crevasse; et les chevaux, empêtrés par leurs traits, se déballaient en hennissant, mais sans pouvoir résister à la violence du courant qui les poussait sous la glace.

Merellum savait parfaitement nager, Baptiste aussi.

Après avoir fait un plongeon, ils remontèrent à la surface du fleuve et cherchèrent du regard le bord le plus rapproché.

—Là, à droite! cabane tout près! cria le nègre à la Petite-Hirondelle en lui indiquant une falaise, éloignée d'une vingtaine de brasses environ, au sommet de laquelle se dressait un groupe d'arbres gigantesques.

Et comme il remarqua qu'elle avait peine à vaincre l'impétuosité des flots, il lui tendit la main.

Grâce à son aide, Merellum arriva au rivage; mais la, ses vêtements trempés d'eau l'empêchaient de prendre pied. Le nègre, s'adossant à un rocher, lui fit une échelle avec ses mains. Ainsi elle se hissa sur la grève.

Cependant elle était épuisée, incapable de mouvoir ses jambes.

—Grimpez sur dos à moi, dit Baptiste en s'agenouillant.

—Mon frère est bon, répondit-elle après s'être suspendue à son cou.

—Oh! massa heureux! bon, bon heureux! répliqua-t-il en se relevant aussi légèrement que s'il n'eût pas été chargé.

—On mon frère me conduit-il? interrogea-t-elle pendant qu'il gravissait un sentier tortueux creusé le long de la falaise.

—Dans la case à nègre; pas belle, pas belle, mais chaude, chaude et sûre. Indiens pas trouver petite demoiselle là; non, non, jamais trouver.

Une à une, les étoiles s'éclipsaient au firmament, le jour commençait à paraître, et, avec ses premières clartés, le froid augmentait..

La jeune fille grelottait de tous ses membres; ses dents cliquetaient, ses pieds étaient placés, sa tête brûlante, malgré les congélations qui, comme un réseau de filigranes, s'enchevêtraient dans sa chevelure.

Elle avait la fièvre.

—Un peu de courage! un peu de courage! Nous bientôt arrivés, lui disait à chaque instant Baptiste, quand il sentait, au relâchement de ses bras autour de son cou, qu'elle faiblissait.

Ils atteignirent le haut de la falaise.

—Mais, mon frère, je ne vois pas de cabane, murmura Merellum, en n'apercevant devant elle qu'un étroit plateau planté d'une douzaine de cèdres de la plus forte espèce.

Le nègre se mit à rire d'un rire fin et bienveillant.

—Case à Baptiste là, dit-il en frappant avec la paume de la main contre un arbre.

Cet arbre avait bien vingt mètres de circonférence à son pied; ses rameaux inférieurs se projetaient à une hauteur d'au moins trente. Ils s'élançaient d'un centre commun dont le diamètre énorme dépassait peut-être celui de la base du tronc, et ombrageaient une vaste superficie de terrain. Une forêt de brandies de toutes dimensions s'entrelaçaient ensuite en s'élevant à la cime du cèdre.

Avec l'agilité d'un chat sauvage, Baptiste grimpa jusqu'aux premiers rameaux. Il se baissa et ramena à lui une sorte d'échelle en lanières de cuir de buffle qu'il fit glisser vers le sol.

Puis il sauta à terre.

—Bonne demoiselle monter; moi assister elle, dit-il à Merellum en pointant du doigt l'échelle.

Assez inquiétée par ce manège, la Petite-Hirondelle s'imagina que le Chien-Flamboyant avait la cervelle dérangée. Elle ne se souciait pas trop de se rendre à son invitation.

Mais il la souleva dans ses bras, et, avant qu'elle fût revenue de son étonnement, il l'eut transportée au faîte de l'échelle, qu'il retira aussitôt.

Une fois au-dessus, entre les membres vigoureux qui formaient, pour ainsi dire, le premier étage du cèdre, Merellum vit que le tronc était creux, et qu'une ouverture, assez spacieuse pour laisser passer aisément deux personnes, occupait la majeure partie de ce palier d'un nouveau genre.

Un grand morceau d'écorce, ayant deux ou trois pouces d'épaisseur, relevé au bord de l'ouverture, servait sans doute à la fermer et à dérober le secret de la cavité.

—Voilà case à nègre! dit Baptiste en se frottant joyeusement les mains.

Puis il poussa une couple d'aboiements si stridents que la jeune fille en tressaillit.

—Mon frère n'a donc pas peur des Nez-Percés? dit-elle.

—Peur! non, nègre pas peur! jamais peur, jamais! Indiens avoir peur de nègre, li pas!

Et comme preuve de son assertion, il recommença ses aboiements, en retournant l'échelle dans le trou.

—Maintenant, dit-il, petite demoiselle, vous aller en bas.

Merellum secoua négativement la tête.

—Descendre tout de suite, tout de suite! Bon nègre prier, reprit-il avec instance.

—Non, répliqua Merellum d'un ton décidé, car un soupçon s'était glissé dans son coeur.

Le Chien-Flamboyant la contemplait d'un air désolé. Il ne savait que dire, que faire pour la convaincre de sa bonne foi, lorsqu'un des traîneaux dépêchés à leur poursuite se montra sur le fleuve au-dessous d'eux.

—Voyez, demoiselle, voyez! s'écria-t-il.

Cet incident changea la résolution de Merellum. Supposant que c'étaient les Nez-Percés qui la cherchaient, elle consentit à précéder Baptiste dans le creux de l'arbre.

Il la suivit immédiatement et referma l'orifice..

Au bas de l'échelle, Merellum posa son pied sur un escalier, puis un second, puis un troisième et elle ainsi une dizaine de marches en s'enfonçant dans les entrailles de la terre.

Taillé dans le roc vif, cet escalier était faiblement éclairé par des fentes naturelles, à travers lesquelles filtraient des courants d'air glacial.

Merellum était à demi rassurée, car elle comprit que le nègre avait choisi pour retraite une des nombreuses cavernes qu'on rencontre, presque à chaque pas, sur les deux rives du rio Columbia.

Les eaux pluviales, en tombant par la cavité du cèdre, avaient peu à peu découvert l'entrée du souterrain, entre les racines de l'arbre, et quelques coups de hache ou de pioche avaient ensuite suffi pour en rendre l'accès facile, sinon commode.

Tout à coup la jeune fille fut arrêtée par le contact d'un corps dur.

Il n'y avait plus de marches sous ses pieds.

Elle se retourna; le roc nu l'entourait de toute part.

—Un moment, un moment! Nègre ouvrir porte! lui dit Baptiste.

Il appuya fortement son genou contre la roche, qui céda sous la pression, et Merellum se trouva dans une grande salle voûtée qu'éclairait une étroite fenêtre, devant laquelle on avait fixé un parchemin en guise de carreau.

Cette salle avait un certain cachet de luxe, peu commun dans ces régions sauvages.

La muraille et le sol étaient garnis de pelleteries.

Au centre, il y avait une table et des bancs; dans un coin un lit de fourrures, dans un autre une cheminée; ça et là des armes, des instruments de chasse et de pêche; des ustensiles de ménage.

—Petite demoiselle coucher, dit le nègre à Merellum.

Après ces mots, il lui présenta une robe de peau de cygne et sortit en disant:

—Baptiste regarder si Indiens approchent.

Merellum s'empressa de changer de vêtement; puis, comme elle n'était pas bien convaincue de la pureté des intentions de son noir libérateur, elle décrocha un couteau et le cacha sous les couvertures du lit dans lequel elle s'étendit.

Le sommeil ne tarda point à la surprendre, quoiqu'elle s'efforçât de rester éveillée.

Baptiste rentra, alluma du feu, et, s'asseyant sur un escabeau au chevet de la Petite-Hirondelle, il la contempla longuement avec une expression de ravissement indicible.

Sa chute dans l'eau avait, en partie, lavé la couleur brune qui couvrait son visage. Mais, au lieu d'être blanc comme à l'ordinaire, son teint était coloré. Des nuances écarlates enflammaient ses tempes et ses pommettes. Elle avait la respiration chaude, précipitée; un tremblement convulsif l'agitait à chaque instant, et des gouttes de sueur perlaient à son front.

Baptiste lui prit le poignet et étudia son pouls.

Une fièvre intense la dévorait.

Le lendemain, elle eut le délire: une congestion cérébrale s'était déclarée.

Pendant près de deux mois, le brave nègre soigna Merellum avec le dévouement d'un frère et la délicate sollicitude d'une mère. Enfin, il eut le bonheur de la voir renaître à la vie, reprendre la santé.

Tant de prévenances n'avaient pas été perdues pour lui. Le coeur de Merellum était bon et reconnaissant. Elle aimait vivement Baptiste, quoiqu'elle ignorât entièrement la cause de l'intérêt qu'il lui manifestait.

A ses questions il ne répondait que par ces mots:

—Massa heureux, bon heureux, quand li connaître.

Tant qu'elle fut dangereusement malade, il coucha sur une peau au pied de son lit, mais, lorsqu'elle entra en convalescence, il sortit chaque soir de la caverne et ne revint que le matin.

Bien qu'élevée parmi les Indiens, la Petite-Hirondelle se souvenait toujours de son origine. Elle savait gré au nègre de ses chastes attentions et faisait tous ses efforts pour lui prouver sa gratitude.

Un matin, tandis qu'il était à la chasse, elle quitta la salle, gravit l'échelle de l'arbre, descendit sur le plateau, puis sur la grève et se promena le long du rivage de la Colombie.

Le temps était beau; le soleil rayonnait de tout son éclat. Pas un nuage au ciel, pas la plus légère brise égarée dans l'air. Les oiseaux disaient leur romance d'amour sous la fouillée; les mauves, les pervenches, la violette, l'hélianthème, le lupin azuré diapraient de leurs nuances chatoyantes les opulents tapis de verdure et exhalaient des parfums délicieux. C'était l'aube d'une de ces splendides journées de printemps qui dilatent le coeur et égayent l'esprit par de riantes images de félicité.

Merellum ne pouvait se lasser du spectacle qui enivrait ses sens. Elle marchait sans but, tout entière au bonheur de vivre, de respirer les fortifiantes exhalaisons de la terre en travail de fructification.

Enfin, elle s'assit au pied d'un acacia pour mieux savourer son bien-être.

Un doux sommeil, bercé par des songes agréables, s'empara d'elle.

Quand elle s'éveilla, un homme, un étranger, accoudé contre l'acacia, la considérait attentivement.

CHAPITRE XIII

ENTRE JEUNES GENS

Naturellement d'une beauté poétique et mystérieuse comme les créations aériennes d'Ossian, la Petite-Hirondelle avait, ce jour-là, des charmes presque indéfinissables, tant la touche en était légère, tant l'expression en était séduisante. Comme sur le pollen impalpable qui velouté les ailes du papillon, on eût craint d'y porter la main, dans la crainte que le moindre contact en flétrît l'éclat.

Blanche, avec un éclair rose oublié sur les joues, frêle, exquisément gracieuse dans ses formes, elle portait une charmante tunique de cuir de daim, bordée avec une passementerie rouge et bleue, qui rehaussait la diaphanéité lactée de son teint.

Une ceinture de coquillage lui dessinait la taille; des mocassins coquets, en peau de castor, emprisonnaient son pied mignon.

Près d'elle, était négligemment jeté un chapeau de paille de riz sauvage, à demi couvert par les ondes de son opulente chevelure. Tout cela, vêtement et ornements, avait été, sauf le chapeau, confectionné par Baptiste; durant la maladie de sa protégée, et je vous assure qu'il y avait dépensé un art infini. Une modiste-née se fût pas montrée plus habile dans la coupe des matériaux et dans le choix des nuances, sans parler des points d'aiguille! Ils laissaient loin derrière eux l'adresse de nos plus expertes couturières.

En voyant cet homme qui la contemplait en silence, Merellum s'imagina d'abord qu'elle poursuivait son rêve, un bien doux rêve, car il lui avait montré, à ses genoux, le trappeur blanc rencontré l'automne précédent à la rivière des Sables-Mouvants.

Et cet homme, cet étranger, c'était le trappeur blanc lui-même! Agitée d'un frémissement voluptueux, Merellum referma les paupières. Ses sens, assoupis par le sommeil, reprirent leur lucidité. Elle rouvrit imperceptiblement les yeux, et, à travers le voile transparent de ses longs cils, à son tour elle examina le curieux.

Il était grand, svelte, un peu mince peut-être, mais droit et de belle prestance.

Son visage formait un ovale allongé. Il avait le front découvert, couronné par des cheveux blonds bouclés; le nez bien coupé, les yeux d'un bleu céleste, la bouche fine et bienveillante, la peau brunie par le hâle et les intempéries.

Ses traits respiraient l'intelligence, l'affabilité et l'enthousiasme.

Une large blessure, à peine cicatrisée, lui partageait la joue gauche.

Il n'avait pas de barbe, sauf une petite moustache, jaune comme l'or, qui ombrageait sa lèvre supérieure.

Son costume ressemblait à celui que portent habituellement les commis riches de la Compagnie de la haie d'Hudson. Il consistait en une blouse de chasse ornée de piquants de porc-épic, à la manière indienne, mocassins, mitas ou guêtres en cuir et toque de feutre brun.

Un carnier, une poudrière pendaient en sautoir sur son dos; des pistolets doubles, un couteau, une hachette à sa ceinture.

La paume de sa main gauche reposait sur le canon d'un fusil à deux coups, monté avec un luxe dangereux dans ces contrées où le vol et l'assassinat sont pour ainsi dire à l'ordre du jour.

Il remarqua bien le premier mouvement de la jeune fille; mais, soit qu'il eût peur de l'effaroucher par une apostrophe trop brusque, soit qu'il voulût prolonger une situation agréable pour lui, soit même qu'il fût d'un naturel timide, il feignit de ne point s'apercevoir qu'elle était éveillée.

Merellum put donc le lorgner tout à son aise.

Peu à peu, sans y penser, elle s'enhardit: ses paupières se dessillèrent, elle les releva à demi, puis entièrement, et il arriva que tout à coup ils se regardèrent l'un l'autre sans crainte, mais avec un mélange de surprise et de plaisir.

Ils ne bougeaient pas; elle, étendue à la racine de l'arbre; lui, incliné, le visage à quatre pieds au-dessus du sien. On eût dit qu'ils craignaient que le moindre mouvement ne détruisit le charme qui les subjuguait.

Mais déjà leurs yeux disaient un langage bien éloquent; pour leurs coeurs, ils s'entendaient sans le savoir, sans se connaître.

Cependant, comme il n'est position si délectable qui ne finisse par devenir incommode quand elle dure trop, le jeune homme se décida à rompre le silence.

—Mademoiselle comprend le français? dit-il d'une voix musicale.

La Petite-Hirondelle répondit par un signe de tête affirmatif.

—Mademoiselle a pour ami un vaillant trappeur, continua-t-il.

—Et comme elle paraissait étonnée, il se hâta d'ajouter:

—Je veux parler de Poignet-d'Acier.

—Mon frère se trompe, dit Merellum se relevant et se mettant sur son séant: Poignet-d'Acier n'est pas un trappeur; c'est un grand chef qui commande la plupart des blancs de la Colombie, et qui est aimé ou redouté de tous les Peaux-Rouges du Nord-Ouest.

—Je vous demande pardon…, commença le jeune homme.

Mais elle l'interrompit avec la pétulance qui formait une des particularités de son caractère:

—Mon frère connaît-il Poignet-d'Acier?

—Oui, mademoiselle.

—Et, fit-elle en arrêtant sur lui un regard scrutateur, mon frère est-il son ami?

—Je n'ai pas eu l'avantage de le voir beaucoup, mais il a bien voulu m'honorer de sa sympathie.

—Où mon frère a-t-il vu Poignet-d'Acier?

—Je l'ai vu l'automne dernier au fort Colville. Il m'a beaucoup entretenu de vous, sa Petite-Hirondelle.

—Poignet-d'Acier est bon; Merellum l'aime. Où allait-il?

—Aux établissements.

—Mon frère sait-il quand il reviendra?

—A la saison prochaine.

—A la saison prochaine! répéta la jeune fille en soupirant.

Et, après une courte pause, elle demanda:

—Qu'a-t-il dit à mon frère de la Petite-Hirondelle?

—Il craignait qu'elle n'eût péri sur le brick qui appareillait au cap de la Roche-Rouge, ou qu'elle ne fût tombée au pouvoir de ses ennemis les Nez-Percés.

—Il n'a rien dit de plus?

—Poignet-d'Acier aurait voulu pouvoir s'assurer du sort de la Petite-Hirondelle avant de partir; mais ses affaires le rappelaient immédiatement au Canada. Cependant, il avait chargé le Dompteur-de-Buffles d'aller au secouru de sa protégée, car je lui appris qu'elle avait échappé à l'explosion… Puis…

Le chasseur hésita:

—Mon frère n'a-t-il pas été prisonnier chez les Arcs-Plats? s'écria
Merellum.

—Oui, mademoiselle, j'ai été leur prisonnier. Et, si j'ai bonne mémoire, c'est vous que j'ai rencontrée captive des Nez-Percés, sur le bord de la rivière des Sables-Mouvants.

Merellum rougit et répliqua faiblement:

—C'est moi que mon frère a rencontrée.

—Vous aussi vous avez donc pu briser vos fers? fit-il avec animation.

—Mais la jeune fille ne comprit pas. Il s'aperçut de la gaucherie de sa métaphore, et reprit plus simplement:

—Vous avez réussi à échapper à vos ennemis?

—Oui, dit-elle, un nègre m'a sauvée.

—Un nègre?…

—Un nègre qui s'appelle Baptiste.

—Baptiste, mais c'est… mon camarade! Ah! le brave homme! l'excellent homme! Il vous a sauvée, dites-vous, mademoiselle? Mais où est-il? que je le remercie, que je l'embrasse, que…

—Mon frère connaît donc aussi ce Peau-Noire?

—Si je le connais! mais c'est, mon serviteur… un serviteur que j'ai retrouvé dans le désert.

—Et qu'est ce que mon frère est venu faire dans le désert? interrogea
Merellum.

Cette question décontenança un instant le jeune homme. Il changea de couleur, tourmenta sa toque qu'il tenait à la main comme s'il eût parlé à une grande dame du monde civilisé, et demeura coi.

La Petite-Hirondelle était aussi indiscrète qu'un enfant, mais aussi hardie qu'une sauvagesse, surtout quand elle avait affaire à une nature pliante ou peu osée. Du reste, investie, depuis le bas âge, d'un pouvoir absolu sur une tribu nombreuse d'Indiens, elle était impérieuse comme tous ceux qui ont été élevés dans l'exercice du commandement.

Prenant le silence du chasseur pour un manque d'égards, elle réitéra sa demande d'un ton sec.

—J'y suis venu, balbutia-t-il et en baissant les yeux, pour chercher une cousine.

A ces mots, Merellum tressaillit.

—Mon frère est venu chercher une cousine? dit-elle d'une voix altérée.

—Oui, une fille qu'a laissée le frère de ma mère en mourant dans la
Colombie.

—La cousine de mon frère est une face blanche, sans doute?

—Oh! assurément, dit-il en souriant.

—Alors, elle n'est pas dans la Colombie; car, à dix journées de marche de chaque côté du Grand-Fleuve, il n'y a d'autre femme blanche que moi! s'écria la Petite-Hirondelle avec un rayonnement d'orgueil indéfinissable.

Et elle se releva fièrement en rejetant de la main sur ses épaules les flots épars de son épaisse chevelure.

Cédant à un accès d'enthousiasme, le jeune homme s'exclama avec une admiration sincère:

—Oh! qu'elle est belle! mon Dieu, qu'elle est belle!

La franche vivacité de cette déclaration imprévue causa un frisson de joie à Merellum, cependant elle dit avec une finesse toute féminine.

—De qui parle donc mon frère?

—De ma cousine, de vous! s'écria impétueusement le chasseur.

—Moi! la cousine de mon frère?

—Oui, vous êtes ma cousine, celle que je cherche!

Elle essaya un geste de dénégation. Mais il s'écria vivement:

—Oh! oui, vous êtes ma cousine; j'en suis sûr, car votre père était Canadien-Français. Il s'appelait Joseph Decoigne, natif de Lachine, petit village près de Montréal, et ma mère était sa soeur.

Merellum secoua dubitativement la tête.

—Oh! reprit-il avec conviction, je suis certain de ce que j'avance. M. Villefranche ou, si vous aimez mieux, le capitaine Poignet-d'Acier connaît bien votre naissance. C'est lui qui m'a dit qui vous étiez et où je pourrais vous trouver.

—Mon frère me cherchait donc?

—Si je vous cherchais! Mais, depuis plus d'un an, je parcours cet infernal pays en vous réclamant à tout le monde; et je furèterais encore si le hasard ne vous avait envoyée sur ma roule, un soir que, fait captif par les Arcs-Plats, j'étais conduit je ne sais ou pour être échangé contre quelque Peau-Rouge. Mais la Providence veillait sur nous. A première vue, elle vous révéla à moi, ma chère cousine. Ensuite, elle me fournit un moyen de tourner les talons à mes bourreaux. J'allai me réfugier au fort Colville, où Poignet-d'Acier venait de s'arrêter. Je lui contai mon histoire, et c'est lui qui me donna la certitude que mes pressentiments ne m'avaient pas abusé en vous voyant. Si j'avais eu quelques doutes, mon coeur les dissiperait en ce moment, et, tenez, pour vous le prouver, laissez-moi vous embrasser comme une vraie Canadienne que vous êtes, ma belle cousine.

Sans plus de cérémonie, il jeta les bras autour du cou de la jeune fille et imprima sur ses joues deux bruyants baisers.

Elle eût bien essayé de s'en défendre, mais le moyen? son chaleureux parent avait les larmes aux yeux.

—Voyons, voulez-vous vous asseoir un instant, afin que nous causions? dit-il après un instant de silence.

Sans répondre, Merellum se plaça sur le gazon.

Il se mit à côté d'elle, et lui prenant une main qu'elle abandonna volontiers, il dit:

—D'abord, vous saurez, ma cousine, que je m'appelle Xavier Cherrier, et que votre mère, ma tante, se nommait Louise. Ainsi donc, avec votre permission, ce nom sera celui que je vous donnerai désormais, car Merellum, ce n'est pas français, et la Petite-Hirondelle, c'est long… long!… quoique vous soyez bien le plus gracieux oiseau qui ait jamais gazouillé dans ces abominables régions.

—Mon frère parlera comme il lui plaira! dit-elle mélancoliquement.

—Oh! mais ne me dites plus mon frère, c'est un titre… qui… qui… Je préférerais mon cousin, si ça vous était égal, et même Xavier tout court.

—Mais que vouliez-vous à votre cousine? s'enquit-elle subitement.

—Ce que je lui voulais… ce que je lui voulais?… Oh! c'est simple: notre grand-père est mort en laissant de la fortune; mon père et ma mère ne sont plus depuis bien des années. J'étais donc seul et sans parents, là-bas, dans les établissements…

En prononçant ces paroles, il avait des pleurs dans la voix; involontairement Merellum lui pressa la main.

—Oh! s'écria-t-il, vous êtes bonne autant que belle, je le sens. Quelque chose me l'avait dit. J'ai bien fait de quitter les établissements pour venir vous voir, n'est-ce pas? Dites que j'ai bien fait.

Il la suppliait éloquemment de son regard humide. Palpitante d'émotion, elle pencha la tête, pendant qu'il portait sa blanche main à ses lèvres.

Ce fut un moment de muette extase, troublé seulement par le battement précipité de leurs coeurs.

Deux aboiements, tels que n'en poussèrent jamais les membres de la race canine, interrompirent, cruellement ce délicieux tête-à-tête.

Et le nègre Baptiste, courant comme un blaireau sur ses pieds et sur ses mains, vint se rouler aux genoux du chasseur, en criant avec des transports de joie:

—Massa Xavier! massa Xavier! Ben heureux li, ben heureux! Et noir à Massa Xavier itou! et petite demoiselle blanche itou, et tout le monde itou, itou, itou!

Il couronna son verbiage par des cabrioles extravagantes et une kyrielle d'aboiements qui durent mettre en émoi tout le gibier de la forêt.

—Veux-tu bien te taire, vilain moricaud! s'écria

Xavier, qui ne savait trop s'il devait, rire ou se fâcher de cette burlesque apparition.

Mais Baptiste, fou de joie, n'entendait pas. Il multipliait ses sauts, ses bonds, ses gestes, ses cris, avec la fougue d'un jeune chien qui a retrouvé son maître.

A la fin, le chasseur impatienté se leva pour le frapper.

Merellum le retint par ces mots:

—C'est lui qui m'a sauvé la vie.

—Massa, fit Baptiste d'un ton humble, avoir dit à nègre de quêter après demoiselle blanche. Nègre avoir enlevé elle à Indiens et joué bon tour à eux.

—Ouaou! ouaou-ou-ou-ou! ouah! ahh! ahhh!

—Le brigand! exclama Xavier en colère. Il va tout à l'heure, par ses hurlements, attirer sur nous une bande de Peaux-Rouges.

—Peaux-Rouges loin, loin! repartit Baptiste. Eux peur de nègre! grand'peur de Chien-Flamboyant!

—Ah! c'est vrai, dit le jeune homme, riant de bon coeur; j'oubliais que tu as un artifice merveilleux pour écarter ces bandits. Figurez-vous, ma cousine, que le drôle, qui a servi comme aide-pharmacien chez mon père, a trouvé le moyen de fabriquer du phosphore avec des os calcinés, je crois, et qu'il s'en frotte le corps pour effrayer les Indiens, qui l'ont pris pour une divinité malfaisante.

Merellum ignorait ce que c'est que le phosphore; mais elle avait vu Baptiste à l'oeuvre et connaissait le secret de ces flammes dont il s'entourait afin d'intimider les sauvages.

—Comment vous êtes-vous connus? dit-elle à Cherrier.

—Il était esclave chez mon père, qui avait quitté le Canada pour s'établir pharmacien à la Nouvelle-Orléans.

—Mauvais massa! ben, ben mauvais! marmotta le nègre en hochant la tête.

—Certaine nuit, il s'enfuit, continua Xavier; on n'en entendit plus parler. Aussi ne fus-je pas médiocrement surpris de me heurter à mon fugitif un jour que je rôdais dans ces parages. Je lui expliquai le but de mon excursion. Il promit de m'aider. Lui ayant dépeint votre figure, je continuai mon chemin; mais, attaqué par les Janktons [13], je fus blessé à la joue. On me transporta au fort Colville où je dus passer l'hiver…

[Note 13: Indiens maraudeurs. Voir la Huronne.]

—Alors il est votre esclave? dit Merellum en réfléchissant.

—C'est-à-dire qu'il l'a été.

—Mais il l'est encore, puisqu'il est en votre pouvoir.

—Non, non, répliqua Xavier en souriant, il est libre maintenant, puisqu'au Canada et sur ces territoires les blancs ne reconnaissent point d'esclaves… Mais l'air du matin m'a singulièrement aiguisé l'appétit. Si nous allions à la grotte de Baptiste, car je suppose que c'est là que vous restez, ma cousine?

—Oui, bonne petite demoiselle rester là, s'écria le nègre. Elle avoir été malade, oh! ben malade; mais noir soigner elle, et elle guérir tout à fait. Moi préparer bon déjeuner. Aimer ben fils à massa, mais pas massa. Oh! non, pas li en tout.

Ils rentrèrent dans la caverne. Baptiste servit un succulent repas de biftecks de tortue, frai d'esturgeon, oeufs de canards sauvages et légumes divers.

Pendant ce repas, les deux jeunes gens achevèrent de faire connaissance. Xavier proposa à Merellum de la ramener au Canada et de lui rendre la moitié de la fortune laissée par leur grand-père. La seconde partie de cette proposition intéressait peu la Petite-Hirondelle. Mais depuis longtemps elle désirait voir le pays de ses aïeux. C'était même dans ce but qu'elle avait renoncé à commander les Clallomes pour s'embarquer à bord du brick de Poignet-d'Acier. Une réflexion l'arrêtait cependant: le capitaine ne serait-il pas de retour dans la Colombie avant qu'elle fût arrivée au Canada? Xavier lui assura qu'en se pressant un peu, on le trouverait encore soit à Montréal, soit à Québec.

Toutes les objections étant levées, Merellum consentit à accompagner le chasseur.

Il fut décidé qu'ils attendraient que la convalescente fût entièrement remise, et qu'ensuite ils se rendraient au Canada par la route de terre, c'est-à-dire en traversant les Montagnes-Rocheuses et en longeant, soit en canot, soit à pied, les bords de l'Assiniboine, puis de la Saskatchaouane jusqu'aux Grands Lacs.

Ces arrangements pris à la satisfaction générale, même de Baptiste, qui devait suivre «la petite demoiselle» aux établissements, Cherrier sortit avec le nègre pour se construire une cabane sur le plateau.

Huit jours ne s'étaient pas écoulés que les deux jeunes gens s'aimaient d'un amour pur et passionné.

Pouvait-il en être autrement à la face des grandes choses de la nature qui les entourait!

Xavier apprenait à Louise les nobles doctrines du christianisme et initiait cette âme jeune et candide aux mystères de la nouvelle société dans laquelle il se proposait de la produire. Elle saisissait ses explications et se les appropriait avec cette pénétration qui est particulière aux femmes. L'élève et le maître étaient enchantés l'un de l'autre, et le moment du départ approchait, lorsqu'une après-midi, tandis que Xavier lui enseignait la lecture au moyen de lettres tracées sur du sable, Baptiste entra brusquement dans la salle souterraine en criant:—Indiens! Indiens!

CHAPITRE XIV

UNE RUSE DE BAPTISTE

—Indiens! Indiens! répétait-il avec des accents de terreur.

—Où sont-ils? demanda Xavier inquiet.

—Là! eux là! sur grande rivière, répliqua le nègre.

—Savez-vous, Baptiste, à quelle tribu ils appartiennent? dit froidement
Merellum.

—Eux, Nez-Percés! Nez-Percés!

—Mais, reprit la jeune fille, vous avez un moyen de les repousser s'ils sont nombreux, et nous sommes en mesure de leur résister s'ils…

—Douze canots! douze, bonne demoiselle! Eux plus peur de nègre, plus peur en tout!

—Viennent-ils donc pour nous attaquer? dit Xavier.

—Attaquer nous, oui, massa! Attaquer, attaquer bientôt.

—Mais ils te prennent, m'as-tu dit, pour l'Esprit du feu; on n'attaque pas un Esprit, fit Xavier en souriant.

—Oh! massa, massa! flammes pas pouvoir luire dans le jour, répliqua
Baptiste d'un air désolé.

—Cette retraite est sûre; ils ne la découvriront pas.

Le nègre secoua la tête.

—Eux suivre moi depuis deux ou trois jours; eux voir moi; moi pas dire à vous, crainte d'effrayer vous.

—Tu as commis une imprudence, dit le jeune homme d'un ton de reproche; mais, encore une fois, où sont-ils?

—Là! regardez par fenêtre, repartit Baptiste en montrant la feuille de parchemin qui bouchait l'ouverture par laquelle la salle recevait le jour.

Cette ouverture se trouvait à cinq ou six pieds du sol. Le chasseur s'élança vers un escabeau pour regarder au dehors.

Mais, plus prompte que lui, Merellum monta sur l'escabeau en s'écriant d'un ton qui révélait tout l'intérêt qu'elle avait pour Cherrier:

—Non, non, Xavier, je vous en prie, ne vous mettez pas à cette fenêtre.
Si, par malheur, les Indiens vous apercevaient, vous seriez perdu.

—Pas à craindre ça, dit Baptiste. Fenêtre haute et masquée par buissons. Vous pouvoir reluquer Indiens, pas eux vous.

Se hissant sur un autre escabeau, il arracha la peau de parchemin. Un chaud rayon de soleil couchant tomba aussitôt comme une pluie d'or sur les pelleteries qui garnissaient la salle.

Éblouie par cette soudaine clarté, Merellum détourna la tête.

Xavier profila de son mouvement pour sauter sur le siège qu'avait quitté
Baptiste et arrondir son bras autour de la taille de la jeune fille.

Elle le remercia d'un regard qui lui fit, une minute, oublier les dangers de leur situation.

Tous deux ensuite plongèrent leur vue au dehors.

Un tronc de buis touffu cachait effectivement la baie de la fenêtre, et permettait d'embrasser un assez vaste horizon sur le rio Columbia, qui roulait ses eaux à cent mètres au-dessous, sans que ceux qui le traversaient à cet endroit pussent vous distinguer.

Quand les jeunes gens opérèrent leur reconnaissance, une douzaine de canots remplis de Nez-Percés naviguaient vers la falaise.

—Le Renard-Noir! murmura Merellum dont le visage s'enflamma de colère.

Xavier la sentit frémir.

—Qu'est-ce donc que le Renard-Noir? demanda-t-il.

—Ah! je me vengerai. Je n'y puis tenir, il faut que je me venge! s'écria la Petite-Hirondelle.

Et avant que Cherrier eût pu prévoir son intention, elle avait bandé un arc et décoché une flèche hors de la caverne.

—Touché! je l'ai touché! exclama-t-elle avec un geste de triomphe.

—Qui avez-vous touché? fit Xavier.

—Molodun, le Renard-Noir, le chef des Nez-Percés, mon persécuteur, si vous aimez mieux.

—Ah! marmotta Baptiste, petite demoiselle perdre nous!

—Bah! reprit Xavier avec l'exaltation de la jeunesse, ils ne sont qu'une cinquantaine en tout. Nous avons des armes et des munitions. Nous pourrons bien leur résister. Du diable! s'ils déterrent jamais l'entrée de ce souterrain. Passe-moi un fusil que je commence le feu.

—Non, mon cousin, non, ne faites pas cela! s'opposa Merellum.

Et s'adressant à Baptiste:

—Ne lui donnez pas ce qu'il demande.

—Mais pourquoi, Louise?

—Pourquoi, parce que j'ai commis une imprudence en tirant sur Molodun, et qu'il ne faut pas l'aggraver par de nouvelles légèretés. Tenez, voyez, les Nez-Percés ont pris l'éveil; ils examinent la côte pour savoir d'où vient cette flèche que j'ai lancée. Molodun n'a pas été atteint grièvement, puisque le voilà debout dans son canot et inspectant la falaise avec plus d'attention encore que les autres. Nous seront vraiment protégés par ce Dieu des chrétiens dont j'aime tant à vous entendre parler, s'ils ne découvrent pas cette ouverture.

—Et quand ils la découvriraient?

—S'ils la découvraient, c'en serait fait de nous.

—Bah! ils auraient besoin d'ailes pour arriver jusqu'ici.

—Vous ne connaissez pas les Indiens, mon cousin; ils y arriveraient.

—Ah! pour ça, ma cousine, je voudrais bien savoir comment, dit Xavier en riant.

—Je vous assure…

—Mais le rocher est à pic jusqu'au niveau du fleuve, à plus de cent verges au-dessous de nous.

—Ce qui ne les empêcherait peut-être pas de l'escalader.

—De grâce! expliquez-vous, ma chère Louise.

—Baissez la tête! baissez la tête! s'écria-t-elle tout à coup.

Machinalement Xavier suivit ce conseil, et presque au même moment une flèche passa en sifflant au-dessus de son oreille.

—Voilà, reprit Merellum en se retirant de la fenêtre, une partie de l'explication que vous désiriez, mon cousin. Si, comme ce n'est que trop présumable à présent, les Nez-Percés ont remarqué cette ouverture, ils chercheront d'abord la porte de la caverne, et, ne la trouvant pas, ils lanceront, au moyen d'une flèche, un lasso par-dessus le tronc de buis qui nous abrite et grimperont jusqu'à nous.

—Alors il faut couper ce tronc, dit Xavier.

—Pas pouvoir, pas pouvoir! répliqua Baptiste, tronc trop bas. Moi essayer une fois, deux fois, dix fois, jamais pouvoir.

Cinq ou six flèches pénétrèrent en même temps par la fenêtre dans la salle.

—Vous voyez, dit Merellum, ils cassent les branches du buis, afin de distinguer ce qu'il y a derrière.

—Que résoudre, quel parti prendre? murmura Cherrier.

—La première chose à faire, répondit la Petite-Hirondelle, c'est de boucher immédiatement cette fenêtre avec un morceau de roche, après avoir placé adroitement les flèches qu'ils nous ont tirées sur le buis. Quand ils l'auront dépouillé de ses feuilles et de ses rameaux, leurs armes retomberont dans le fleuve, et, n'apercevant que le roc, là où ils doivent à présent supposer qu'existe l'ouverture, ils croiront peut-être s'être trompés et iront ailleurs.

—Ah! voilà une idée excellente, ma cousine, je m'empresse de la mettre à exécution.—Prépare-moi des fragments de roche, moricaud.

Baptiste sortit pour chercher des cailloux dans le passage, tandis que le jeune Canadien, ayant ramassé les flèches des Indiens, remontait sur l'escabeau pour les arranger sur le buis, d'après le conseil de Merellum.

—Pas ainsi, mon cousin, pas ainsi! lui cria-t-elle, vous ne connaissez pas la subtilité des Peaux-Rouges.

—Que voulez-vous dire?

—Mais ces flèches se sont enfoncées dans les pelleteries qui garnissent les murailles de cette salle, par conséquent la pointe en est intacte.

—Qu'est-ce que cela fait?

—Cela fait, mon cher cousin, répliqua-t-elle en souriant, qu'ils ne seraient pas longtemps dupes de notre supercherie. Des que les flèches tomberont, ils courront les recueillir, car il n'est rien à quoi les Indiens tiennent plus qu'à leurs flèches.

—Mais je…

—Attendez, et gare à vous! En voici d'autres qui arrivent!

Xavier se jeta de côté pour livrer passage à une nouvelle volée de projectiles.

—Je vous disais donc, reprit Merellum, qu'ils se hâteront de repêcher leurs armes; les trouvant parfaitement affilées, ils comprendront vite qu'elles n'ont pas pu frapper le rocher, et alors…

—Alors, il faut les émousser, n'est-ce pas, ma cousine? dit Xavier en épointant chacune des flèches avant de la glisser dans les branches de buis.

—C'est cela, répliqua la jeune fille, qui se mit à l'aider dans sa besogne.

Le nègre rentra avec trois cailloux de la même couleur que la roche de la falaise.

Ils furent aussitôt ajustés dans la baie de la fenêtre, et l'obscurité envahit la salle.

—Maintenant nous sommes pour quelques heures au moins à l'abri de ces coquins. Allumons une torche et avisons au moyen de nous tirer d'affaire, dit Xavier.

Baptiste prit dans un coin une branche de sapin longue de quatre pieds, la fendit aux trois quarts de sa longueur en une foule de parties, y mit le feu et la ficha dans un trou creusé à cet effet près de la cheminée.

A la lueur fumeuse et vacillante de cette torche, ils tinrent conseil.

—Allons, ma cousine, que proposez-vous? demanda gaiement Xavier, à qui cette situation romanesque ne déplaisait pas trop, malgré l'imminence de ses périls.

Mais quand on est jeune, qu'on n'a pas encore tout à fait pris racine dans la vie sociale, si je puis m'exprimer ainsi, on a une sorte d'audace égoïste, amoureuse des témérités et ennemie jurée du doute.

—Que proposez-vous, ma cousine? Il est temps ou jamais de prendre une détermination, appuya-t-il en remarquant qu'elle rêvait.

—A mon avis, le plus sage serait d'attendre, répondit-elle. Les Nez-Percés se lasseront d'user leurs flèches contre le rocher; ils débarqueront, fouilleront la falaise, et ne découvrant pas notre refuge, ils finiront par s'éloigner.

—Si pourtant ils le découvraient? observa Xavier.

Merellum se tourna vers Baptiste, qui s'était étendu sur le sol, la tête dans ses mains.

—Bonne petite demoiselle veut opinion à nègre? dit-il.

—Eh oui! intervint le Canadien, car tu sais mieux que nous quelles sont les ressources de cette caverne.

—Massa dire vrai, mais noir rien pouvoir faire avant la nuit.

—Que feras-tu alors?

—Nègre faire Chien-Flamboyant, répondit Baptiste en bondissant deux ou trois fois.

—Comment cela nous sauvera-t-il? dit Xavier.

—Massa voir, massa voir.

Le jeune homme haussa les épaules.

—Oui, comment cela nous sauvera-t-il? insista la jeune fille, qui avait plus de confiance dans l'adresse du nègre que Cherrier.

—Vous écouter moi, et moi parler. Quand nuit venue, moi frotter mon corps avec matière qui flambe dans la noirceur; monter après ça dans gros arbre, et être tout en feu, tout en feu; Indiens effrayés; vous profiter d'épouvante à eux. Et après que moi avoir aboyé trois fois, sortir de cette grotte, descendre le cap vers le sud, avancer mille, deux mille, trois mille pas; là, trouver enclos à moi, prendre chevaux et filer comme vent.

—C'est juste, dit Merellum, vous avez des chevaux près d'ici. Mais que deviendrez-vous?

Le nègre partit d'un bruyant éclat de rire qui fit reluire dans la demi-obscurité, une double rangée de dents blanches comme l'ivoire.

—Oh! ma cousine, soyez sans inquiétude à son endroit, dit Xavier: Baptiste est trop ingénieux pour se laisser scalper par cette bande d'assassins. N'a-t-il pas déjà su leur faire accroire qu'il avait la puissance d'un Manitou?

—Oui, Indiens grand'frayeur de Chien-Flamboyant, dit-il avec une gravité comique.

—Tu nous rejoindras au fort Colville, dit Cherrier.

—Massa aller à fort Colville?

—Sans doute! pourquoi celle question?

—Difficile, difficile, Grande-Coulée, vilaine route; désert, sable, pas manger, pas à boire, marmotta Baptiste.

—Ta! ta! ta! j'ai déjà suivi ce chemin. Mais le crépuscule est venu. Il n'y a point de lune en ce moment. Il me semble que le soleil s'est couché sous un réseau de nuages. La nuit sera fort sombre. Si tu commençais la représentation?

—Massa et bonne petite demoiselle se munir d'armes et de provisions d'abord, dit Baptiste.

—Il a raison, et, sa prévoyance nous sera assurément d'un grand secours, répliqua Merellum.

Xavier Cherrier était convenablement équipé; il ne prit qu'une gourde de vieux rhum et un taureau de pemmican [14]. Merellum jeta un arc et un carquois sur ses épaules, entoura sa taille d'un long lasso, et plaça à sa ceinture un poignard dont le chasseur lui avait fait cadeau. Il désirait qu'elle y ajoutât une paire de pistolets, mais la Petite-Hirondelle refusa obstinément. Elle avait les armes à feu en horreur.

[Note 14: On appelle ainsi les énormes saucissons de viandes boucanées, confectionnés par les chasseurs du Nord-Ouest. (Voir la Huronne et les Pieds-Noirs.)]

Tandis qu'ils s'apprêtaient, Baptiste se frictionnait des pieds à la tête avec du phosphore. Jamais il n'avait fait aussi luxueuse dépense de ce combustible artificiel. Aussi la salle souterraine était-elle éclairée comme par une illumination à giorno.

Xavier enchanté battait des mains:

—Ah! comme il est drôle! mon Dieu, comme il est drôle! La bonne farce que nous allons jouer aux Peaux-Rouges! Que j'aurai du plaisir à conter cela un jour à mes amis de Montréal et de la Nouvelle-Orléans!

—Nouvelle-Orléans, massa! vous vouloir y retourner! dit le tourbillon de flammes avec une anxiété évidente. Oh! moi, pas aller là; plus esclave, plus recevoir coups de fouet; non, jamais de jamais!

—Bien! bien! je te laisserai au Canada, mon brave Baptiste, dit le jeune homme éclatant de rire.

—Ben sûr, au moins, massa?

—Nous vous le promettons, dit Merellum avec un sourire.

—Nègre croire vous, bonne petite demoiselle, dit le Chien-Flamboyant en pressant un ressort qui faisait mouvoir la pierre servant de porte à la salle.

Quand il fut sorti, Xavier se rapprocha de la jeune fille et lui dit d'un ton ému:

—Je vous parais peut-être bien léger, Louise, car je plaisante à cette heure critique.

—Point du tout, mon cousin, je vous aime mieux comme ça. N'oubliez pas que je suis une enfant du désert, accoutumée à braver, je dirai plus, à rechercher les périls, et, si je vous voyais timide et tremblant en cette circonstance, ma foi…

Elle s'arrêta court.

—Eh bien? fit Cherrier, charmé de la taquiner un peu.

Elle lui demanda grâce par un regard. Il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre.

—Eh bien! mon cousin, répliqua-t-elle résolument, si vous n'étiez pas brave, vous ne me plairiez pas.

—Vous avez donc pour moi de l'amour, Louise?

—Je ne sais ce que c'est que l'amour, mais mon coeur vous aime, Xavier.

—Oh! s'écria-t-il en lui saisissant la main, cet aveu…

—Je dis ce que je pense. Vous êtes, après le capitaine Poignet-d'Acier, le premier homme vers lequel je me sois sentie attirée par une inclination secrète, et je suis heureuse du bonheur que mes paroles semblent vous causer.

—Louise! Louise! vous me rendez fou de joie!

Il porta sa main à ses lèvres.

—Pourquoi ne m'embrassez-vous pas sur les joues, comme d'habitude,
Xavier? dit Merellum d'un air surpris.

Il rougit, pâlit et baissa les yeux.

La naïveté de la jeune fille l'effrayait presque.

—Mais, reprit-elle candidement, qu'avez-vous donc?

Il tomba à ses genoux.

—Louise, lui dit-il d'une voix palpitante, Louise, je vous aime, vous le savez, n'est-ce pas! Je sens que loin de vous la vie pour moi ne serait plus possible; que désormais toutes mes pensées, toutes mes aspirations sont pour vous… Enfin, je vous aime!…

—Mais, moi aussi, je vous aime, Xavier, dit-elle avec l'innocente franchise d'une âme vierge.

—Alors, reprit-il en balbutiant, vous consentiriez…

L'émotion l'empêcha de poursuivre.

—Mais je consentirai à tout ce que vous voudrez, Xavier.

—Même à m'épouser?…

Et il l'enveloppa d'un regard suppliant.

Merellum tressaillit. Un nuage passa sur son front.

—Oui, n'est-ce pas que vous consentirez à m'épouser, dites-le, promettez-le moi, Louise? fit le jeune homme de cet air câlin et pressant qui est une des plus fortes expressions de la passion.

—Vous épouser! répondit-elle lentement, stupéfaite de cette prière.

Xavier ouvrit la bouche pour insister.

Trois aboiements successifs, vigoureusement cadencés, l'arrêtèrent.

—Le signal! Partons, mon cousin, partons! s'écria Merellum.

La première, elle s'élança sur l'échelle, et, en atteignant le faîte, elle vit le Chien-Flamboyant qui courait de branche en branche sur les cèdres voisins.

On eût dit un feu follet dansant au milieu des arbres.

Du bas de la falaise s'élevaient des hurlements effroyables.

—Indiens en fuite! en fuite! mais revenir bientôt, bientôt. Vous partir vite. Chevaux au sud! cria Baptiste.

Merellum et Xavier furent promptement de l'autre côté du cap.

Au lieu indiqué, ils trouvèrent des mustangs, en bridèrent deux avec des cordes de ouatap, et, sautant sur leur dos, se dirigèrent en toute célérité vers le sud.

Par malheur, dans sa précipitation, la Petite-Hirondelle avait laissé tomber son chapeau d'écorce près de l'enclos aux chevaux.

CHAPITRE XV

LA GRANDE-COULÉE

Merellum ne s'était pas trompée; elle avait atteint Molodun à l'épaule droite, mais si légèrement, que la flèche avait seulement éraflé l'épiderme.

Depuis une lune, ce chef était remis du terrible coup de tomahawk que lui avait asséné Oli-Tahara dans le combat des Nez-Percés contre les Chinouks. Sa vie, il la devait à son épouse Lioura. Elle l'avait transporté sur la rive septentrionale du Columbia, et ramené à l'ienhus aussitôt, après le départ des ennemis. Sa reconnaissance pour la Blanche-Nuée s'exprima en termes très-vifs lorsqu'il reprit ses sens, et la jeune femme put se croire aimée; mais il n'en était rien. Quand la possession n'aurait pas éteint les premières ardeurs qu'il lui témoigna à la suite de leur mariage, ses longues entrevues avec Merellum et la froide résistance de celle-ci avaient allumé dans le sein du sagamo une passion désordonnée et qui, quoique assoupie, n'avait jamais cessé de brûler.

D'ailleurs, la pauvre Lioura portait sur son visage et sur son corps les traces indélébiles des persécutions endurées chez les Clallomes: elle était devenue laide.

Avec cette laideur, qu'elle ne pouvait ignorer, sa jalousie avait augmenté. Son père, l'Aigle-Gris, et son frère, le Castor-Industrieux, étaient morts sur le champ de bataille; il ne restait plus personne pour la protéger.

Une fois guéri, Molodun se mit activement à la recherche de la face blanche. Il savait qu'elle avait échappé aux perquisitions d'Oli-Tahara et qu'elle était partie avec le Chien-Flamboyant.

Jongleur par sa position et, conséquemment, au fait des petites pratiques de la sorcellerie, Molodun était moins superstitieux que la plupart des Indiens.

Il avait vu le nègre en plein jour, dépouillé de tout son appareil flammifère, et le soupçonnait fort d'être un habile charlatan; mais comme, après tout, il ne faisait de mal à personne, le Renard-Noir l'avait, par politique, protégé jusque-là, comme une créature dont il pourrait peut-être un jour tirer parti.

L'enlèvement de Merellum changea sa manière de voir à l'égard du nègre.

Une centaine de guerriers nez-percés avaient survécu à la défaite.

Molodun choisit parmi eux cinquante des plus braves et explora le pays environnant.

Plus d'une fois il aperçut le noir et tenta de s'emparer de lui; mais chaque fois celui-ci sut mettre le sauvage en défaut. Un jour enfin, Molodun entrevit Merellum, qui se promenait avec le chasseur canadien sur le plateau de la falaise. Il n'avait certes pas besoin de cette découverte pour s'exciter à poursuivre son entreprise. Mais une nouvelle sensation traversa son coeur comme un fer rouge. Au désir de s'emparer de la Petite-Hirondelle se joignit le désir, non moins brûlant, de tuer le jeune homme avec qui elle causait si familièrement.

Seul alors dans son canot, sa bande étant campée à quelque distance, il rangeait la côte au pied du cap.

Il aborda, gravit l'escarpement en moins de cinq minutes, et arriva sur le plateau.

Les jeunes gens n'y étaient plus. Molodun ne trouva que la hutte grossière où le chasseur couchait avec Baptiste, Merellum occupant seule la salle souterraine.

Le Renard-Noir vit bien, tout de suite, que cette loge n'était qu'un abri passager, et que la face blanche avait une autre retraite.

Il fouilla, fouilla la falaise et ne trouva rien.

Revenant sur le rivage, il se rembarqua, retourna vers ses gens et les ramena dans un îlot, vis-à-vis du cap, où il les établit.

Lui-même se plaça de manière à observer ce qui se passerait au sommet du rocher.

Par bonheur pour nos héros, le cèdre qui servait comme d'escalier au souterrain, était en partie masqué par deux gros arbres du côté du fleuve.

Malgré sa vigilance, Molodun ne remarqua pas la rentrée du nègre dans la grotte, quoique celui-ci eût parfaitement distingué les canots des Nez-Percés.

Enfin, fatigué d'attendre, le Renard-Noir résolut d'explorer la falaise avec tout son monde. Il donna l'ordre de pousser vers le rivage. C'est à ce moment que Merellum le reconnut par la fenêtre et tira sur lui.

Surpris et irrité par cette attaque imprévue, Molodun craignit une embûche, et au lieu d'attérir, il commanda à ses guerriers de se tenir à flot, en tâchant de découvrir d'où venait le coup. Des flèches furent décochées sans effet sur le tronc de buis, et comme la nuit tombait rapidement, le Renard-Noir jugea qu'il était prudent de regagner son île et d'ajourner au lendemain la continuation des recherches.

Alors, dans les branches des arbres, tantôt, comme une gigantesque statue de feu, tantôt comme une boule incandescente, parut Baptiste.

Les Nez-Percés furent saisis de vertige. La plupart s'enfuirent, quelques-uns se précipitèrent dans les flots où ils se noyèrent.

Molodun lui-même se hâta de se réfugier dans son île.

Le triple aboiement du Chien-Flamboyant acheva de semer l'épouvante parmi les Peaux-Rouges.

—L'Esprit du feu! l'Esprit du feu! hurlaient-ils en faisant force de rames.

Mais cette fois Molodun ne fut pas dupe du stratagème. Il avait reconnu le nègre.

—Que mon frère Peopeomaxmax rassemble les jeunes hommes, dit-il à un chef qui l'accompagnait.

Peopeomaxmax ou le Serpent-Jaune essaya inutilement d'exécuter cet ordre.

Les Indiens étaient dispersés en tous sens. Le lendemain seulement,
Molodun parvint à en réunir une dizaine.

Au point du jour, il traversa le fleuve, sonda le terrain tout autour du plateau, mais sans deviner la cachette du cèdre. Une double piste détourna au reste son attention de l'arbre. Cette piste partait du pied. Il supposa que les auteurs des empreintes s'étaient, la veille, tenus cachés dans les rameaux.

Il examina les pas; c'étaient bien ceux d'un homme et d'une femme, et l'un et l'autre appartenaient à la race blanche, car la pointe du pied était tournée en dehors, au lieu d'être tournée en dedans, comme celle des Peaux-Rouges.

Ces impressions furent suivies jusqu'à l'enclos, où elles disparaissaient à travers des traces de poneys nombreuses. Mais aucun de ces animaux ne se trouvait alors dans l'enceinte.

Molodun ne savait trop à quelle détermination s'arrêter lorsque le chapeau que Merellum avait laissé tomber frappa sa vue. Il le connaissait bien, car elle l'avait fabriqué dans sa loge. Aussitôt son parti fut pris.

—Mon frère, dit-il au Serpent-Jaune, tu vas aller chercher des chevaux à l'ienhus, qui n'est qu'à un tour de soleil d'ici, et tu me rejoindras. Je suivrai cette piste qui monte vers l'est.

Peopeomaxmax partit incontinent avec trois hommes, laissant une partie des autres accompagner le Renard-Noir.

Pendant ce temps, Cherrier et Merellum, qui avaient galopé toute la nuit, déjeunaient gaiement à l'entrée d'une grotte, non loin de l'embouchure de la Voila-Voila, dans la Colombie.

Le paysage était nu et stérile. Une lande sablonneuse, sans bornes, l'occupait en entier vers le sud. Au nord, il était fermé par le fleuve qui roulait ses ondes grondeuses entre des roches volcaniques noirâtres. Sur la rive méridionale se dressaient deux colonnes colossales, mesurant sept à huit cents pieds d'élévation, nommées par les voyageurs canadiens-français les Cheminées, et sur le bord septentrional, vis-à-vis, un roc énorme dont la face répond assez à celle des cheminées. On dirait que, comme pour le Saguenay, au Canada, une révolution terrestre a tranché d'un seul coup les rochers en deux et ouvert ainsi un lit aux ondes du rio Columbia.

—Ces pics ont un aspect singulier, dit Xavier en indiquant du doigt les
Cheminées.

—Les Voila-Voilas, Indiens qui habitent ce pays, les ont nommés les filles Kiuses, répondit Merellum.

—Ah! et sans doute il y a une histoire attachée à cette dénomination.
Contez-la moi, tandis que nos chevaux se reposent, ma belle cousine.

—Avec plaisir.

—Je vous écoute.

Alors la Petite-Hirondelle parla ainsi:

«Vous savez, mon cousin, que le Loup est vénéré par la plupart des Peaux-Rouges riverains de la Colombie. Or, il y avait jadis un de ces animaux qui gouvernait la contrée. Ayant appris qu'une sauterelle, grande magicienne, y causait des ravages épouvantables, il se mit à sa recherche, la surprit, la vainquit par la ruse, la dévora et reprit le chemin de sa maison. En route, il rencontra trois Indiennes kiuses. Elles étaient soeurs, il devint amoureux de toutes les trois.

«Au moment où il les aperçut, elles construisaient une chute, afin de prendre au-dessous du saumon dans un filet qu'elles avaient l'intention de tendre. Le Loup les observa jusqu'à la nuit. Alors, quand elles se furent retirées, il détruisit leur ouvrage. Le lendemain, même manoeuvre, et ainsi durant trois nuits. Au matin du quatrième jour, les jeunes filles désolées s'étaient assises sur le rivage et poussaient des cris déchirants. Le Loup s'approcha d'elles et leur demanda pourquoi elles pleuraient.

«—Parce que, répondit l'aînée, nous avons faim et que nous ne pouvons bâtir une chute pour prendre des poissons.

«—Vraiment! dit le Loup, et si je vous en bâtissais une, que me donneriez-vous en échange?

«—Tout ce que vous voudrez, répliqua-t-elle.

«—Eh bien! reprit-il, si vous voulez devenir mes femmes, je vous ferai une belle cascade, et vous prendrez autant de poisson que vous voudrez.

«—Les filles kiuses se consultèrent.

«—Il leur répugnait de devenir toutes les trois les femmes du Loup, non point parce qu'elles étaient soeurs, car c'est la coutume chez les Indiens de la Colombie d'épouser plusieurs soeurs, mais parce qu'elles se jalousaient mutuellement.

«Elles demandèrent au Loup un peu de réflexion, espérant que pendant ce temps elles trouveraient des vivres.

«Elles n'en trouvèrent point, et la faim les pressait.

«Alors les filles kiuses consentirent à suivre le Loup dans son wigwam.

«Il leur donna du poisson, du gibier, des racines de ouappatous tant qu'elles en voulurent, et elles furent heureuses jusqu'à la fin de la saison.

«Mais un jour qu'il était parti à la chasse, un Manitou s'introduisit dans leur loge et leur lit des présents de ouampums.

«Le Loup, en rentrant, vit ces présents et se mit en fureur.

«Après avoir grondé et battu ses femmes, il leur ordonna de le suivre sur le bord de la rivière Voila-Voila.

«En y arrivant, il reprocha à l'aînée de l'avoir trompé, et la changea en grotte,—celle dans laquelle nous déjeunons, observa Merellum.

«Puis il métamorphosa les deux cadettes en ces deux pics qui s'élèvent là-bas.

«Ensuite, lui-même prit la forme du rocher qu'on aperçoit de l'autre côté du fleuve, afin d'être toujours à même de surveiller la conduite de ses squaws.

«On dit que, quand il est irrité, il attire sur elles la foudre et leur fracasse la tête [15].»

[Note 15: Parmi les tribus de la Colombie, le loup est en grand honneur. On lui attribue la plupart des cascades existantes. Voici une autre version de la légende ci-dessus. Le loup désirant avoir une femme, la voulut de la tribu des Spokani. Dans ce dessein, il leur demanda une de leurs vierges. Sa demande fut agréée. En récompense, le Loup promit que le saumon serait abondant, et, dans ce but il créa une chute, afin qu'on le pût prendre avec plus de facilité. Plus tard, il adressa une requête semblable aux Seskui ou Coeurs-d'Alène; mais ceux-ci la repoussèrent. Pour se venger, le Loup forma la grande cataracte des Spokani, qui a depuis empêché le poisson de remonter au territoire des Coeurs-d'Alène.]

—Et vous avez pourtant cru à tout cela, ma cousine! dit Xavier en souriant.

—Ah! mon cousin, vous êtes méchant! répliqua-t-elle joyeusement en lui donnant une petite tape sur la joue.

—Eh bien! reprit-il, je bois à la santé des filles kiuses!

—Ouaou! ouaou-ou-ou-ou! ahh! ahhh! ahhhh! répondit à ce toast un voix familière.

—Le moricaud, ma conscience [16]! C'est lui-même! dit le jeune homme en regardant autour d'eux après avoir mouillé ses lèvres au flacon de rhum qu'il avait tiré de sa carnassière.

[Note 16: Locution très-usitée parmi les Canadiens-Français.]

—Li! massa! li! riposta la grosse voix du nègre, apparaissant à cheval devant une saillie du rocher.

—Je savais bien que tu réussirais à échapper aux Peaux-Rouges!

—Peaux-Rouges, pas forts, pas forts en tout! dit Baptiste d'un ton crâne.

—Ils ont abandonné la partie, n'est-ce pas?

—Eux, pris au piége, d'abord, massa.

—Ont-ils perdu notre piste? demanda Merellum.

—Perdu oui, perdu non.

—Que signifie ce baragouinage? Allons, explique-toi, dit Cherrier.

—Massa, Indiens venir derrière moi; mais pas près, une, deux, trois, quatre, dix lieues!

—Ils sont à dix lieues de nous!

—Dix lieues, oui; eux pas de chevaux, mais bientôt en avoir.

Et Baptiste raconta, dans son langage pittoresque, que Molodun, ayant découvert la trace de Merellum, s'était immédiatement lancé à sa poursuite avec six Nez-Percés, après avoir envoyé le Serpent-Jaune au village pour y prendre et ramener des mustangs.

—Vous partir, partir tout de suite, dit-il en terminant; car Indiens revenir, revenir vite.

—Alors, montons à cheval! s'écria Cherrier.

Il courut chercher les poneys, qui tondaient quelques maigres arbousiers sur le rivage du fleuve.

Cinq minutes après, tous trois galopaient vers la rivière des Saaptim.

Ils suivirent son cours jusqu'à celle du Pavillon, et au bout de huit jours d'un voyage pénible, ils entrèrent dans la Grande-Coulée, ancien lit présumé du rio Columbia, et qui n'a pas moins de cent cinquante milles de longueur sur un à six de large.

Là, la végétation cesse entièrement. Partout ou se porte le rayon visuel, il n'aperçoit que rochers infranchissables, tronçons et fragments de colonnes ou projections basaltiques, strates micacées, brillantes comme l'or, schistes noirâtres et sables mouvants. A peine, d'intervalle en intervalle, rencontre-t-on quelques arbustes nains ou quelques plants de cactus sphéroïdal et de créosote; les pariétaires, la mousse elle-même semblent avoir horreur de cette gorge épouvantable. De chaque côté elle est cuirassée par des masses rocheuses verticales, formidables, dont l'élévation dépasse souvent cinq et six cents mètres. La solitude est complète en ces lieux; rarement la voix humaine s'y fait entendre; jamais les bêtes fauves ne la troublent par leurs cris. Mais quand un son y est lancé, il bondit d'écho en écho, doublant de puissance à chaque station, et il revient grossi de sa propre force, avec des réverbérations effrayantes. Les volatiles évitent soigneusement la Grande-Coulée. Les reptiles ne s'y montrent nulle part. Le serpent à sonnette, si commun dans toute l'Amérique septentrionale, fuit ce canon maudit. Seuls des créatures animées, les pélicans y barbotent dans des mares d'eau saline et bourbeuse, éparses ça et là dans des bas-fonds.

C'est une désolation qui afflige l'esprit le plus robuste, un silence qui glace le coeur, à moins que les stridentes clameurs de la tempête n'ébranlent toutes ces assises de granit, et les remuent jusque dans leurs entrailles. Alors le soi frissonne, la pierre parle, elle gémit, se lamente, et, de la Grande-Coulée, ordinairement morne et taciturne comme la tombe, s'échappent des mugissement semblables à ceux qui accompagnent les grandes convulsions de la terre en mal d'épanchement igné.

En rapprochant, de l'extrémité supérieure de la barranca, on remarque au milieu même, et atteignant par leur altitude la hauteur des escarpements dont elle est bastionnée, deux montagnes.

Ces montagnes durent former des îles quand la Colombie traînait ses flots dans ce vaste bassin.

Le plateau de la première est long, avec une étendue assez considérable; celui de la seconde est rond et n'a qu'un diamètre peu développé.

Elle ressemble à un cône tronqué.

Après de longues journées de marche, après avoir souffert de la soif et de la faim, un soir, la petite troupe de fugitifs arriva au pied de ce cône.

Merellum était exténuée; la disette de vivres, l'insalubrité de l'eau et des aliments, la fatigue, avaient altéré sa frêle constitution, à peine remise des secousses d'une longue maladie. Cependant elle ne se plaignait pas et trouvait dans son courage des paroles pour relever le moral de ses compagnons de misère.

Xavier Cherrier avait perdu une partie de son enjouement. Il souffrait doublement, pour elle et pour lui. Mais il s'efforçait de faire bonne contenance, et parfois plaisantait volontiers sur ce qu'il appelait «le romantique de leur situation.»

Quant à Baptiste, il ne cessait de jurer en jargon franco-hispano-anglais, et sur tous les tons, contre ces vermines d'Indiens qui obligeaient «bonne petite demoiselle et massa Xavier à promener eux par pareille chaleur, dans pareil pays.»

Au reste, actif, industrieux et toujours sur pied, il allait cueillir des pommes de cactus là ou on aurait supposé qu'un oiseau seul pouvait atteindre, et la chair juteuse de ces fruits n'avait pas été d'une mince importance pour leur sustentation, tandis que le brou offrait à leurs chevaux une provende substantielle.

Quand celle ressource manquait, Baptiste trouvait encore le moyen d'escalader des crêtes sourcilleuses de la Grande-Coulée, et de tuer au delà quelques oiseaux ou de rapporter de l'eau plein sa gourde.

Néanmoins, malgré toute son ingéniosité, aidée de la connaissance qu'avait Merellum du pays, ils durent, plus d'une fois, se coucher à jeun et fournir une longue traite, le lendemain matin, avant de trouver de quoi relever leurs forces et celles de leurs montures.

Ils étaient dans cette triste condition quand ils firent halte devant le cône dont je viens de parler. Depuis vingt-quatre heures ils n'avaient ni bu ni mangé, et leurs poneys trébuchaient d'épuisement à chaque pas.

—Il m'a semblé distinguer quelque chose comme un lac là-haut, dit Xavier; je m'en vais tacher de grimper. Peut-être trouverai-je des baies sauvages. Cela nous rafraîchira toujours mieux que ces cailloux que nous suçons du matin au soir, comme si c'étaient des morceaux de sucre. Allons, ma cousine, encore un brin de patience, et nous serons au fort Colville. Ça ne fait rien, vous devez vous dire que, pour un amoureux, j'ai de drôles de façons de faire la cour à ma prétendue…

—Votre prétendue! vous êtes bien hardi, monsieur! interrompit Merellum essayant de sourire.

—Massa reposer vous, nègre monter sur ce morne, dit Baptiste.

Xavier voulut insister; mais l'autre ajouta en lui parlant à l'oreille:

—Non, massa, pas vous, pas vous! garder petite demoiselle!

Cet argument était irrésistible; le Canadien demeura près de Merellum, et Baptiste partit à la découverte.

Au bout d'une heure, il revint portant sur sa tête une énorme botte de fourrages verts tout mouillés. A la main il tenait trois gros poissons, et sa gourde était remplie d'eau fraîche. Cependant il n'était pas joyeux comme à son habitude, quand il avait fait quelque bonne trouvaille.

—Vous, boire et manger, dit-il aux jeunes gens; petit lac et poisson en haut; pris poisson avec ligne et épine pour hameçon. Mais manger vite poisson; lui cuit, moi cuire lui avant de rapporter.

Les chevaux se jetèrent avec avidité sur les herbes succulentes que le bon nègre avait étalées devant eux. Leurs maîtres ne se firent pas prier non plus pour se restaurer. Le repas promptement expédié, Baptiste profita d'un moment où Merellum ne les observait pas pour dire à Cherrier:

—Massa, partir tout de suite. Indiens arriver près: moi voir eux, quand moi sur le morne.

CHAPITRE XVI

LE FORT COLVILLE ET LES CHUTES DE LA CHAUDIÈRE

—Les Indiens, dis-tu?

—Oui massa, oui, Indiens; moi sûr, moi voir eux.

—Mais à quelle tribu appartiennent-ils?

—Eux, Nez-Percés, massa, Nez-Percés!

—Enfin, ils ne sont pas si près de nous…

—Oh! si si, très-près: un, deux, trois, cinq milles, massa, cinq!

—Alors, il faut aller camper ailleurs.

Le Canadien se rapprocha de Merellum, qui s'était endormie. Quoiqu'il lui en coûtât beaucoup de l'arracher au repos, il dut se risquer à cet acte de cruauté, car la pauvre jeune fille était accablée de lassitude.

Aux premiers mots qu'il lui dit, cependant, elle se leva, prête à se remettre en route. Les poneys furent enfourchés, et nos voyageurs coururent toute la nuit sans poser pied à terre.

Le lendemain matin ils firent halte près d'une source d'eau fraîche, sur une petite prairie ombragée par des acacias en fleurs, véritable oasis dans ce désert.

Xavier tua un bouquetin, le premier quadrupède qu'ils eussent rencontré depuis leur entrée dans la Grande-Coulée.

Ils se reposèrent deux heures et reprirent leur marche.

Au bout de quatre jours, ils pénétrèrent dans une contrée nouvelle, montueuse et boisée, et sortirent enfin du canon maudit.

Désormais, l'eau et les vivres ne leur manqueraient plus. Ils se sentaient près du fort Colville. L'espérance, les réchauffant de ses rayons bienfaisants, ranima leurs forces.

Cependant, la première nuit qu'ils couchèrent sur les hauteurs, Cherrier s'éveilla tout à coup en proie à un violent émoi. Il était balancé à droite et à gauche, comme si la montagne eût été secouée par un tremblement de terre.

Merellum lui apprit en souriant que ce qui causait son effroi était simplement l'oscillation, au souffle du vent, des pins gigantesques sous lesquels ils étaient étendus.

Ces pins, de la plus grande espèce, appelés par les naturalistes lambertinæ, plantent leurs racines entre les fissures des rochers, à fleur de terre. Les débris de leur feuillage forment peu à peu, en dessous, un lit de verdure qui semble immobile. Mais viennent les plus légères brises, et le tronc des arbres ploie, comme un jonc sur sa base, et toutes les racines, avec le sol environnant, sont en mouvement.

Les Canadiens-Français désignent ces conifères par le nom de pins tremblants, et les endroits où ils poussent par celui de berceuses.

Xavier se rendormit en riant de sa peur.

Le lendemain, dans l'après-midi, ils arrivèrent à la chute des Chaudières, cataracte de près de soixante pieds, considérée comme la plus haute du rio Columbia. Elle doit sa dénomination aux trous ronds que l'eau et les cailloux ont, en tombant, pratiqués au bas. «Les cailloux, dit avec raison un voyageur, une fois retenus entre les inégalités des rochers, sous la cascade, tournent en spirale énorme et creusent ainsi des cavités aussi rondes et aussi polies que les parois intérieures d'une chaudière de fer.» Les fleuves de l'Amérique du Nord contiennent grand nombre de ces chaudières naturelles. Il y en a de fort remarquables au Canada, près de Québec et d'Ottawa.

Les Peaux-Rouges, dont le langage imaginé est tout fleuri d'onomatopées, les nomment tum-tum.

Ayant longé un village indien, bâti au-dessus de la cascade des Chaudières, Xavier, Merellum et le fidèle nègre ne tardèrent pas à découvrir le fort vers lequel tendaient leurs voeux depuis si longtemps déjà.

C'était le fort Colville, élevé au centre d'une charmante prairie toute chargée des trésors de la nature et entouré d'une ceinture de collines qui l'abrite contre les affreux ouragans dont cette région est trop souvent le théâtre.

Ils y touchèrent après avoir traversé la rivière Thompson.

Cet établissement, formé à deux cent cinquante lieues environ de l'embouchure de la Colombie, est une propriété de la Compagnie de la baie d'Hudson. Si à l'époque de notre récit il n'avait pas toute l'importance qu'il a maintenant, c'était cependant déjà une factorerie assez considérable, mais dont les chefs faisaient plutôt la traite de la chair de buffle et du saumon boucané que celle des pelleteries.

Le fort proprement dit se compose d'une enceinte palissadée, haute de vingt pieds, bastionnée aux angles et munie de vieilles coulevrines.

A l'intérieur s'étendaient les magasins de la compagnie, les chantiers, les logements des chefs facteurs, des commis, des engagés et un hangar spécial réservé aux aventuriers peaux-blanches et peaux-rouges, qui, chaque soir, venaient demander l'hospitalité.

Et on l'accordait, sans difficulté, cette hospitalité. Ennemis ou amis étaient reçus. Comme dans l'antiquité, comme dans les tribus indiennes, une fois le seuil passé, l'hôte, quel qu'il fût, était sacré. Aussi trouvait-on dans les caravansérails du désert américain les assemblages les plus bizarres, les couleurs les plus disparates, les hétérogénéités les plus sanglantes.

C'était un bruit, une confusion, un tohu-bohu à épouvanter tout autre que les rudes voyageurs, ces infatigables pionniers qui parcourent le Nord-Ouest américain.

Pour les idiomes, vous étiez transporté aux temps et autour de Babel.

Des costumes je ne vous parlerai point, sinon pour vous dire que, depuis le très-naturel costume de notre respectable aïeul Adam, jusqu'à celui du fashionable londonnais moderne, la plupart des accoutrements connus faisaient habituellement leur montre, chaque année, dans la grande salle du fort Colville.

Et l'on festoyait en compagnie; blancs, rouges, noirs, cuivrés, rien n'y faisait. Beau communisme, ma foi! Rarement on se disputait, même après boire; bien plutôt l'on chantait et l'on dansait, au son d'une musique inimaginable, tirée d'instruments outrés de se rencontrer ensemble; ce qui n'empêchait pas la gaieté d'aiguiser ses joyeux propos, d'allumer ses pétillants éclats de rire; mais une fois dehors, ah! dame, ça changeait quelquefois.

Rien n'est immuable en ce monde, pas même dans le Sahara de l'autre hémisphère.

La porte de l'enceinte du fort franchie, trêve de Dieu et trêve de
Manitous expiraient.

Au plus robuste ou au plus fin l'avantage de continuer les libations de la veille, mais au plus faible ou à l'inhabile le triste lot de payer, comme on dit chez nous, les pots cassés; car, indépendamment des antipathies de race, des vieilles inimitiés, les querelles surgissaient souvent à l'intérieur dans ces réunions de gens cosmopolites; les rixes, jamais! Elles étaient strictement défendues. Et deux individus en venaient-ils aux mains pour une cause ou pour une autre, on les chassait sans pitié et sans s'inquiéter s'il pleuvait, tonnait ou gelait. Beau temps, que celui-là, pour les hardis chasseurs nord-ouestiers, comme on les appelait!

Aujourd'hui ces coutumes s'effacent; l'hospitalité est encore pratiquée dans le désert, mais c'est une hospitalité parcimonieuse, que la Compagnie de la baie d'Hudson n'octroie que sous bonne recommandation et en échange d'une somme d'argent fort raisonnable, quand on ne fait point partie de son personnel.

Petit-fils d'un des principaux chefs-facteurs, Xavier Cherrier fut parfaitement accueilli au fort, Colville, et Merellum, célèbre depuis long-temps clans la Colombie comme souveraine de Clallomes, y fut l'objet d'une attention toute spéciale.

Le commandant du poste était, du reste, un homme aussi aimable que brave, qui s'acquittait de ses devoirs avec une urbanité rare dans ces pays incivilisés.

Il fit donner à chacun des jeunes gens une chambre particulière et tout ce qui pouvait contribuera les remettre des cruelles fatigues qu'ils avaient endurées en traversant la Grande-Coulée.

Xavier et Merellum résolurent de passer un mois au fort, pour attendre qu'ils fussent tout à fait rétablis.

Peu de temps après leur arrivée, ils assistèrent à l'ouverture d'une des vastes caves dans lesquelles la Compagnie de la baie d'Hudson conserve des centaines de buffles coupés par morceaux, pour être convertis en pemmican et expédiés sur les différents postes de ses immenses territoires.

Ces caves sont bâties avec de la glaise, à dix ou douze mètres au-dessous du niveau du sol, et, après un carnage[17] de bisons, avant l'hiver, on y entasse les carcasses, entre des glaçons, jusqu'à ce qu'elles soient pleines. Alors elles sont bouchées pour n'être rouvertes qu'en été, lorsqu'on a besoin de la viande. Chacune peut contenir cent bêtes dépecées. Et ce moyen de préservation est si parfait, qu'au bout de deux ans de séjour les chairs déposées dans les glacières sont encore fraîches et excellentes au goût.

[Note 17: Voir la Huronne.]

La cave ayant été mise à jour, on en retira une grande quantité de quartiers de buffles, qui furent taillés en tranches très-minces; avec la peau, on fit des sacs longs de trois pieds environ, sur un et demi de diamètre.

Dans des chaudières suspendues sur des bûchers en plein air bouillait la graisse des animaux.

Quand elle fut jugée à un degré d'ébullition convenable, on la versa, au moyen d'une poche, dans les sacs avec des tranches de viandes en proportion d'une livre de viande pour un quart de graisse à peu près. Ceci terminé, les sacs furent liés, pressés et fortement ficelés.

Ainsi façonnés comme de gros saucissons, ils pesaient une quarantaine de livres et constituaient ce que les trappeurs appellent un taureau. Les taureaux furent ensuite portés dans les séchoirs, sorte d'appentis à claire-voie, où étaient pendus à des perches des milliers de saumons, fendus en deux, et qui provenaient de la pêcherie établie au pied de la chute des Chaudières.

Le spectacle de cette préparation, faite au milieu des chants et des rires de toute la population du fort, intéressa fort Xavier Cherrier.

Merellum elle-même y prit plaisir, car c'était la première fois que, depuis son bas âge, elle se trouvait en aussi grande et aussi joyeuse compagnie de gens de sa race.

Pendant qu'on étendait les taureaux de pemmican pour les faire dessécher, ou qu'on les chargeait sur ces étranges chariots tout en bois (sans qu'un seul morceau de métal entre dans leur construction), les seuls en usage sur le territoire de la baie d'Hudson, pour les transporter aux divers postes de la Compagnie, le chef-facteur proposa aux deux jeunes gens de les conduire à la pêche au saumon, qui avait lieu au bas des chutes de la Chaudière.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que Xavier accepta avec joie.

La Petite-Hirondelle aimait trop à le voir heureux pour ne pas être contente de ce qui le mettait en gaieté. Elle connaissait la pêche au saumon, l'avait souvent pratiquée, et n'était pas fâchée de déployer son adresse aux yeux des Canadiens.

Il n'y a guère que deux milles et demi du fort aux chutes, dominées par le village indien des Quiurlapi (peuplade au panier), qui se sont arrogé le monopole de la pêche en cet endroit de la Colombie.

Ces Peaux-Rouges obéissent à deux chefs, l'un préside à la chasse, l'autre à la pêche. Nul n'a le droit de se livrer à ces exercices sans leur autorisation. L'un et l'autre se réservent les meilleurs morceaux, les plus belles proies.

Leur pouvoir est sans bornes. J'ai ouï dire qu'ils cherchaient à l'étendre sur les blancs qui habitent le voisinage. J'en doute; mais, quoi qu'il en soit, les employés des forts Colville et Okanagan ne se permettaient pas alors de pécher le saumon sans le consentement du chef des eaux.

Un mois ou six semaines avant que d'accorder à qui que ce fût ce consentement, lui-même dressait au pied de la cascade sa vaste trappe à pêcher.

C'est un appareil en osier, à claire-voie, ayant la figure d'une nasse ou birc, dont l'orifice embrasse plus de cinquante pieds de circonférence.

On le place dans le fleuve, sous la chute, de façon à ce que la nappe d'eau tombe perpendiculairement dans l'ouverture, au-dessus de laquelle on fixe, à sept ou huit pieds, une sorte de charpente en bois.

Quand arrive le saumon, vers le commencement de saantylka [18], c'est-à-dire de juillet, après avoir remonté toute la Colombie depuis l'embouchure, il est excessivement fatigué par sa longue navigation à travers les nombreuses et rapides cascades qu'il a du franchir.

[Note 18: L'année des sauvages de la Colombie est aussi divisée en douze mois, dont voici les noms:

          Sustiki (glace). Janvier.
          Squasus (froid). Février.
          Skiniramen (sorte d'herbes). Mars.
          Skaputsi (départ, de la neige). Avril.
          Staqumanos (racine amère). Mai.
          Jtzwa (racine de kamassas). Juin.
          Saantylka (chaud). Juillet.
          Selamp (orageux). Août.
          Skalnes (fin du saumon). Septembre.
          Skàài (lune sèche). Octobre.
          Kinni-Ayligutin (construction des loges). Novembre.
          Kumakwala (lune de neige). Décembre.]

La plus rude épreuve l'attend à la Chaudière; car là, il lui faut faire une suite de bonds de soixante pieds de haut pour atteindre le sommet de la chute, d'où il ne redescend plus, dit-on, lorsqu'il a réussi à l'escalader.

«Les saumons remontent en juillet, écrit M. Paul Kane, et pendant deux mois ils affluent en masses incroyables. Ils ressemblent à une bande d'oiseaux au moment où ils font ce saut énorme pour remonter les chutes; le défilé commence à l'aurore et ne cesse qu'à la nuit tombante. Le chef me dit qu'il avait pris, en un jour, jusqu'à dix-sept cents saumons, chacun pesant trente livres en moyenne. L'un dans l'autre, chaque journée de pêche à la trappe du chef est de quatre cents poissons.»

On peut juger par là de la prodigieuse quantité de victimes faites chaque année par les seuls Indiens Quiurlapi, car, après l'expiration de son mois privilégié, le chef abandonne ses droits, le poisson devenant plus maigre et plus chétif. Alors tous ceux qui veulent pêcher le peuvent. Ils font usage de nasses plus étroites que celle du chef ou se servent de harpons qu'ils manient avec beaucoup de dextérité. Ils capturent ainsi jusqu'à deux cents poissons par jour. D'autres tendent dans les rapides de petits filets à main, où les saumons se prennent en foule à la surface de l'eau. Ces filets sont arrangés de façon que le poisson, une fois entre, fasse par ses efforts tomber un petit bâton qui en tenait l'orifice développé avant qu'il ne s'y introduisit. Le poids du saumon suffit alors à faire fermer l'ouverture de l'engin, comme une bourse, et on s'empare aisément du captif.

Le saumon constitue presque le seul aliment des Indiens de la Colombie méridionale: une pêche de deux mois fournit à leur consommation de toute l'année. Pour le préparer et le sécher, on commence par lui fendre le dos, puis on fend encore chaque moitié séparément, ce qui rend les fractions assez minces pour sécher en quatre ou cinq jours. On enveloppe ensuite les poissons dans des nattes de jonc ou d'herbes de façon à former des paquets de quatre-vingt-dix à cent livres chacun, lesquels sont cousus et placés sur des échafauds afin de les mettre à l'abri de la voracité des chiens.

«Les Chualpais [19], ajoute Paul Kane dans son intéressante relation, les Chualpais pourraient, s'ils le voulaient, prendre une quantité de saumons beaucoup plus grande; mais, comme le chef me le fit remarquer, s'ils prenaient tous ceux qui s'offrent à eux, il ne resterait rien pour les Indiens de la partie inférieure du fleuve, de sorte qu'ils se contentent de pourvoir strictement à leurs besoins

[Note 19: Orthographe et prononciation vicieuses du mot Quiurlapi.]

Cette assertion a pu être faite à l'aventureux artiste canadien, mais elle est fausse; car les Quiurlapi vendent ou échangent aux agents de la Compagnie de la baie d'Hudson un nombre considérable de saumons; et d'ailleurs, comment ceux qu'ils laisseraient volontiers échapper par un sentiment de prévoyance et de commisération complètement étranger à la race rouge, pourraient-ils être de quelque utilité «aux Indiens de la partie inférieure du fleuve,» puisqu'il est notoire (et Kane l'assure lui-même) que tous les saumons remontent la Colombie au delà de la chute de la Chaudière pour ne plus redescendre!

Au reste, avant d'atteindre ce point, une terrible guerre ne leur a-t-elle pas été faite par les Indiens de la partie inférieure eux-mêmes, qui, tout aussi bien que et avant les Quiurlapi, profitent de l'époque du frai pour s'approvisionner de saumon, soit à la pointe Astoria, soit près du fort Vancouver, soit à la dalle des Morts, soit au saut du Prêtre.

Les chutes de la Chaudière sont, il est vrai, l'endroit par excellence pour la pêche du saumon, et cette pêche est accompagnée de cérémonies fort réjouissantes. Durant, les premiers jours, les Quiurlapi y procèdent après s'être couvert le visage de masques grotesques [20] en écorce de cèdre, puis roulés, tout oints de graisse, sur des couches de plâtre en poudre, ce qui leur donne l'apparence de véritables fantômes.

[Note 20: Chose étrange,—et qui ne m'a pas moins surpris que la découverte de figures ayant une analogie frappante avec le Sphinx égyptien, représentées sur certaines pipes appartenant à des sauvages cantonnés à l'est des montagnes Rocheuses,—les masques dont se servent les Indiens de la Colombie ressemblent étonnamment par leurs formes à ceux dont les anciens acteurs grecs faisaient usage.]

Xavier Cherrier ne revenait pas de l'émerveillement que lui causaient ces bandes de spectres blancs qui erraient silencieusement sur les bords de la Colombie, quand ils arrivèrent, accompagnés du chef facteur, au bas des chutes de la Chaudière, vers cinq heures du soir.

Le soleil resplendissait dans toute sa majesté; et, glissant obliquement sur l'énorme nappe d'eau qui se tordait en grondant sourdement entre ses encaissements de quart, et dispersait dans l'air des nuages d'une poussière plus étincelante que le rubis, il donnait à la cataracte l'apparence et l'éclat éblouissant d'une immense coquille de nacre.

Sous cette masse d'eau qui tombait incessamment avec des roulements de tonnerre et des tourbillons d'écume, dressaient, presque à fleur d'eau, deux rochers, distants d'une soixantaine de pieds l'un de l'autre. A leurs arêtes on avait, au moyen de perches et nerfs de buffle, attaché la grande nasse du chef de la pêche.

L'épais bataillon des saumons, dont les écailles scintillaient aux rayons du soleil, s'avançait devant le filet et tentait par un vigoureux coup de queue de sauter à travers la colonne liquide; mais un à un, les poissons heurtaient leur hure à la charpente assujettie au-dessus de l'engin et ils retombaient étourdis dans la nasse, qu'une vingtaine d'Indiens, postés de chaque côté, devaient retirer trois fois par jour.

Suivant la coutume, la division des prises entre les familles avait eu lieu à midi.

Aussi, sur les grands rochers plats, au bas de la chute, une troupe de femmes était-elle occupée à faire cuire les poissons taboués [21].

[Note 21: Taboués est un terme usité par les pêcheurs indiens dans la Colombie et sur le Pacifique. Il signifie interdit. Les premiers poissons pris dans une pêche sont tous taboués. On ne les peut vendre. Mais il faut les trancher et les cuire le jour ou ils ont été captures.

Les Quiurlapi croient que si les chiens mangeaient le coeur d'un saumon pris par eux, la pêche manquerait l'année suivante; aussi ont-ils grand soin d'arracher le coeur de tous les saumons dont ils disposent pour la vente et de le brûler. Ce sacrifice est, pensent-ils, agréable à un de leurs dieux, Etalapas [a] créateur de toutes choses, qui rend le saumon abondant l'été, afin qu'on puisse en faire provision pour l'hiver.]

[a] Voir la Tête-Plate, chap. II.

Outre ces pécheurs, d'autres, munis de filets assez semblables à de gigantesques balances à écrevisses, et d'autres, armés de fouènes à dards mobiles, suivaient, soit à pied le long de la berge, soit dans des canots, les saumons qui avaient échappé à la nasse du chef des eaux ou qui, s'étant butés contre les rochers en essayant le saut de la chute, redescendaient emportés par le courant.

—Voyons, mon cousin, dit Merellum à Cherrier, munissez-vous d'un harpon, et nous aussi nous participerons à la pêche.

—Pas si vite! mon enfant, pas si vite! dit le chef facteur. Mieux que personne vous savez combien les Peaux-Rouges tiennent à leurs prérogatives; il faut que je demande l'autorisation au sagamo.

Et du doigt il désigna un Quiurlapi qui causait sur le bord du neuve avec deux Indiens masqués, dont les regards étaient à cet instant dirigés sur la Petite-Hirondelle.

L'un de ces derniers avait une taille colossale; l'autre était petit, trapu et solidement charpenté.

A leur aspect, Merellum éprouva un frisson, sans qu'elle pût se rendre compte de celle émotion.

—Allons! dit le chef facteur qui s'était approché du groupe et avait soufflé quelques mots au sachem quiurlapi, allons, à l'oeuvre! Nous avons la permission de sa rouge majesté.

Il saisit un harpon, Merellum et Xavier en firent autant, et ils montèrent dans un canot d'écorce où vinrent s'établir comme rameurs les deux Indiens qu'on avait vus, cinq minutes auparavant, s'entretenir avec le chef des eaux.

Aussitôt commencée, la pêche se prolongeait aux flambeaux après le coucher du soleil, et Merellum avait par son adresse amassé plus de saumons que ses deux compagnons ensemble, car chaque coup de son harpon amenait un nouveau poisson dans le canot, quand soudain, et comme accidentellement, celui-ci donna contre un écueil.

La petite troupe se trouvait alors à un quart de mille du reste des
Quiurlapi.

Xavier et le chef facteur, qui tournaient le dos aux pagayeurs, se sentirent brusquement frappés à la tête.

Ils poussèrent des cris, couverts par le mugissement de la cataracte.

Le canot s'était déchiré en deux; il enfonça, et ceux qu'il contenait tombèrent à l'eau.

Merellum se dirigea immédiatement à la nage vers Xavier, qui disparaissait sous l'onde. Mais deux bras robustes enlacèrent la jeune fille à la taille et l'entraînèrent au loin, malgré ses cris et ses efforts pour se dégager de cette étreinte.

CHAPITRE XVII

LES JEUX

Profondes étaient les ténèbres, car le naufrage de l'embarcation avait causé l'extinction des torches de pin fichées à son avant pour attirer le poisson.

Cependant, aux reflets des traînées d'écume que roulait la Colombie, Merellum put voir qu'elle était entre les mains du plus petit de leurs pagayeurs.

La nuit était douce, quoique le ciel fut couvert; mais l'air était plein de monotones sonorités produites par le formidable concert auquel se livrait, à quelque distance, la cataracte des Chaudières.

Lasse de crier sans obtenir de réponse, de se débattre inutilement, Merellum, à bout de forces, s'abandonna à son ravisseur. Il la mena, en la soutenant et en nageant jusqu'au rivage, où il fut rejoint par son compagnon, l'Indien aux proportions gigantesques, dont l'apparition avait déjà causé une inexplicable émotion à la Petite-Hirondelle.

En abordant, les deux Peaux-Rouges se démasquèrent, et une voix trop connue, hélas! dit à la jeune fille:

—Ma soeur est rapide comme l'oiseau dont elle porte le nom; mais le Renard-Noir est plus rusé qu'elle. L'habileté triomphe souvent de l'agilité.

—Molodun, intervint sèchement l'autre Indien, cette face blanche n'est pas à toi! C'est moi qui l'ai prise, elle m'appartient.

—Mon frère n'a-t-il pas promis de me la céder?

—Maxmaxpeopeo n'a rien promis. Il s'est emparé de la squaw, il la gardera.

Un éclair de courroux traversa les yeux du Renard-Noir.

Il allait se livrer à tous les emportements de sa nature fougueuse, mais une réflexion l'arrêta, et il dit d'un ton assez calme:

—Mon frère le Serpent-Jaune l'a prise, c'est vrai; mais si je ne l'avais pas conduit au tum-tum, il ne l'aurait pas prise. Par conséquent, elle est à moi aussi bien qu'à mon frère. Il est trop juste pour ne pas reconnaître que j'ai sur elle autant de droits que lui.

—Cela se peut, répliqua froidement Maxmaxpeopeo.

—Alors, reprit le Renard-Noir, mon frère consentira bien à accepter en échange deux de mes captives.

—Deux de tes captives! Non; pas même trois.

—Que veut le Serpent-Jaune?

—En échange de sa part de cette face blanche, il veut ce que tu refuseras de lui donner.

—Que mon frère parle! mes oreilles sont ouvertes.

—Il veut, Molodun, ton arc en dent de narval.

Le sagamo sourit ironiquement.

—Mon frère est exigeant, répliqua-t-il ensuite.

—J'ai dit, fit Maxmaxpeopeo.

—Si mon frère y consent, nous reviendrons sur ce sujet plus tard, dit
Molodun.

—Non! il me faut ta promesse maintenant.

—Je la donnerai plus loin à mon frère; mais, à ce moment, les
Visages-Pâles vont se lancer sur notre piste. Que mon frère démarre les
canots, et, en débarquant à l'ienhus, nous terminerons notre marché, le
Renard-Noir l'en assure.

Si, en parlant de la sorte, Molodun avait une arrière-pensée, Maxmaxpeopeo, en exécutant son ordre, se flatta de l'espoir qu'à leur arrivée au village nez-percé les anciens le confirmeraient dans la possession de Merellum; car, suivant les moeurs indiennes, tout captif appartient à son capteur, quels que soient, du reste, la fortune et le rang de ce dernier.

Molodun lia les pieds et les mains de la jeune fille; elle fut déposée dans un canot, et les deux ravisseurs descendirent à toute vitesse le cours du rio Columbia.

Après vingt jours d'une navigation pénible, et pendant laquelle Merellum eut à endurer de grandes souffrances, ils touchèrent au cantonnement des Nez-Percés.

Durant le voyage, la Petite-Hirondelle avait, par la conversation de ses ennemis, appris que Molodun l'avait poursuivie, avec une petite troupe, jusqu'à la sortie de la Grande-Coulée, et que, là, il avait congédié tous ses gens, à l'exception du Serpent-Jaune, dont il se croyait sûr.

L'un et l'autre avaient rôdé autour du fort Colville en épiant les démarches de Merellum et en cherchant une occasion de la surprendre. Cette occasion ne s'était pas présentée avant le soir de la pêche au saumon. Molodun, qui avait déjà su se mettre dans les bonnes grâces du chef des eaux, le gagna alors à sa cause par divers présents et une promesse de l'aider à se venger du chef facteur contre lequel celui-ci était irrité.

Avec le Serpent-Jaune il se masqua, se couvrit de plâtre, comme la plupart des Quiurlapi, et attendit la venue de celle qui faisait l'objet de ses ardentes convoitises,—un Indien employé au fort Colville l'ayant secrètement averti que le chef facteur et ses hôtes assisteraient à la pêche.

Le plan de Molodun fut bientôt dressé. Il ne fallait que monter dans le canot de Merellum, sous prétexte de le diriger; les circonstances feraient le reste.

On sait comment il réussit.

Sans suspecter complètement la bonne foi de Maxmaxpeopeo, le Renard-Noir, qui, mieux que personne, connaissait les usages de sa tribu, n'aurait pas été assez simple pour souffrir que, le premier, il mît la main sur la jeune fille et en fit ainsi sa prisonnière personnelle. Mais, au moment de la submersion du canot, il fut un peu entraîné par le courant du fleuve, ce qui donna au Serpent-Jaune le temps d'effectuer un coup qu'il méditait, au surplus, depuis qu'il était parti avec Molodun pour donner la chasse à Merellum.

Non qu'il eût grande envie de la face blanche. Il n'aimait guère les femmes, et la Petite-Hirondelle lui plaisait assurément moins qu'une Peau-Rouge. Mais le Serpent-Jaune était ambitieux. Comme tout Indien, il jalousait son chef suprême. Lui ravir son autorité était la plus caressée de ses aspirations; et comme tout Indien aussi, il avait un penchant prononcé à la superstition.

Parmi les Nez-Percés, personne peut-être, sauf son propriétaire, ne doutait que le fameux arc en dent de narval appartenant à Molodun ne jouît d'une influence magique. Il désirait donc cet arc, restitué, on se le rappelle, au Renard-Noir par son beau-père l'Aigle-Gris, dans la matinée qui précéda le combat des Nez-Percés contre les Chinouks, et sauvé du désastre par Lioura, alors même qu'elle arracha son mari à la mort dont il était menacé.

Mais il n'était pas facile d'obtenir cette arme. Molodun y tenait fort. En le tuant, Maxmaxpeopeo n'aurait pu reparaître au milieu des Nez-Percés sans s'exposer à leur vengeance. Il fallait user de subtilité, et, à cet égard, le Serpent-Jaune passait, avec raison, pour n'avoir pas son égal dans la tribu. Il devina l'amour qui poussait Molodun vers Merellum et se promit d'en tirer bon parti. Aussi fut-il indirectement cause que la jeune fille n'eut pas à essuyer d'outrages durant le trajet des chutes de la Chaudière à l'ienhus des Nez-Percés.

Elle était sous la sauvegarde du Serpent-Jaune, et jamais amant ne se montra plus vigilant pour protéger sa maîtresse contre les entreprises d'un rival. Ce n'était pas qu'il voulût du bien à Merellum. Nullement; il avait plutôt de l'antipathie que de la sympathie pour elle; mais il savait que si Molodun venait à assouvir sur elle sa passion, la face blanche n'aurait plus pour lui le même prix que si elle ne succombait pas à ses violences. De toute façon, l'arc de dent de narval lui échapperait; conséquemment, il était de son intérêt de la protéger jour et nuit jusqu'à ce que Molodun eût tenu sa parole, et il n'y manqua point, malgré les prières, les menaces et les explosions de colère auxquelles s'abandonna plus d'une fois ce dernier, pendant la longue route qu'ils eurent a faire.

A peine le bruit de leur retour au village se fut-il répandu, que les habitants se portèrent en foule au-devant d'eux.

Lioura, la Nuée-Blanche, la femme du Renard-Noir, marchait en tête de la multitude. Doublement irritée contre Merellum, à qui elle attribuait et les tourments qu'elle avait endurés chez les Clallomes, et le dégoût de son mari pour elle, et surtout les cicatrices qui la défiguraient alors, Lioura avait dans son esprit fait un impitoyable procès à la pauvre Merellum. Après avoir été son juge unique, elle voulait, à elle seule, être son bourreau. Et elle avait inventé mille persécutions, mille souffrances physiques et morales pour lui faire expier les crimes dont elle l'accusait. Je passe sous silence le détail des tortures qu'elle s'était promis d'infliger à la malheureuse face blanche:

Dès qu'elle l'aperçut, elle se précipita sur elle, les doigts crispés et recourbés comme des griffes, la bouche grande ouverte pour mordre et en poussant des caverneux.

Mais avant que la furie eût pu atteindre sa proie, Maxmaxpeopeo se plaça entre elles.

—Cette squaw m'appartient, dit-il; elle est mon esclave, je ne veux pas qu'on lui fasse de mal, car j'ai envie de l'épouser.

A ce mot, Molodun jeta sur le Serpent-Jaune un regard surpris et courroucé.

Il allait sans doute dire quelque chose, mais Lioura lui coupa la parole en s'écriant:

—Que cette face blanche soit à toi ou à un autre, je la déchirerai, je lui arracherai les ongles avec mes dents, je fourrerai mes doigts dans ses yeux et je lui mangerai la langue dans sa bouche. Retire-toi, Maxmaxpeopeo, ou…

—La femme de mon frère est trop vive, dit le Serpent-Jaune d'un ton froid.

—Trop vive! trop vive! reprit-elle; oui, Lioura est vive, et, pour te prouver que tu as raison, elle va te lacérer le visage si tu ne la laisses pas approcher de cette fille de chatte!

Les Indiennes présentes à cette scène applaudirent par des hurlements à l'audace de la Nuée-Blanche. Elles se pressaient de plus en plus autour des nouveaux venus et leurs mains crochues s'allongeaient déjà pour saisir Merellum qu'elles n'auraient pas tardé à mettre en pièces; mais alors Molodun s'interposa.

Repoussant brusquement sa femme, il dit d'une voix impérieuse:

—La face blanche appartient à mon frère. Il est libre d'en faire ce qu'il voudra, et je casserai la tête à quiconque lui cherchera dispute.

—Chien! exclama Lioura en dévorant du regard le Renard-Noir.

Elle n'avait pas achevé cette injure, qu'une violente gourmade l'envoya rouler à dix pas de là.

C'était Molodun qui avait ainsi corrigé l'insolence de son épouse.

Elle se releva en pleurant, mais plus calme et en apparence radoucie.

La défense du sachem suffit à apaiser les esprits. Chacun rentra paisiblement dans son wigwam, et le Serpent-Jaune put conduire en sécurité sa captive dans la loge qu'il occupait sur la place du village.

Depuis son enlèvement, Merellum avait repris son stoïcisme indien. Cependant elle ne désespérait pas de recouvrer encore sa liberté et en cherchait l'opportunité.

Le lendemain, Molodun vint trouver Maxmaxpeopeo et lui renouvela ses propositions.

—Je veux l'arc de mon frère pour la face blanche, fut la réponse unique qu'il reçut.

—Eh bien! dit enfin le Renard-Noir, je la joue à mon frère.

—A quel jeu mon frère me la joue-t-il?

—Au jeu de l'arc.

—Oui, mais à une condition. Mon frère ne se servira pas de son arc en dent de narval.

Après quelques nouveaux débats, Molodun adhéra à cette clause.

Les deux adversaires, accompagnés de leurs amis, se rendirent dans une plaine, près du village. Merellum y fut amenée et attachée à un arbre. A ses pieds on déposa l'arc magique, et Molodun et Maxmaxpeopeo, munis chacun d'un arc ordinaire et d'une vingtaine de flèches, distinguées par une marque particulière à chacun des antagonistes, se mirent en position.

Ils devaient tirer simultanément et aussi vite qu'ils le pourraient, jusqu'à ce qu'une flèche tombât à terre. Alors, défense A eux de continuer le tir. On compterait les flèches qui étaient en l'air, et celui qui en aurait le plus serait proclamé le vainqueur.

Le signal fut donné et une grêle de flèches partirent à l'instant, en succession, avec une rapidité si grande, qu'on eût presque dit qu'elles avaient été décochées par autant de mains différentes. L'une d'elles s'étant abattue sur le sol, les joueurs reçurent l'ordre de cesser la partie.

Quoique impassible à l'extérieur, Merellum n'avait pas suivi sans une vive émotion cet acte d'où dépendait son sort.

La première, et avec joie, elle remarqua que le Serpent-Jaune avait lancé quinze flèches avant la chute de celle qui constituait le point principal du jeu, tandis que le Renard-Noir n'en avait lancé que quatorze.

La victoire de Maxmaxpeopeo fut saluée par de bruyantes acclamations; car, ainsi que lui, ses parents supposaient que l'arc magique le rendrait invincible et lui acquerrait promptement la toute-puissance sur les Nez-Percés.

Molodun, rongeant son dépit, entra dans sa loge plus épris que jamais de
Merellum et décidé à tout tenter pour s'emparer d'elle.

Comme il fumait, soucieux et taciturne, accroupi sur une peau d'ours, Lioura lui dit de ce ton insinuant que les femmes savent si bien prendre quand elles désirent obtenir quelque chose:

—Si mon seigneur veut donner la face pâle pour esclave à sa femme, elle lui enseignera le moyen de la ravoir.

—Molodun, répondit-il durement, ne promet rien à Lioura. Elle est sa femme, elle doit lui obéir, et puisqu'elle sait un moyen de s'emparer de la face blanche, qu'elle l'enseigne à Molodun.

Lioura ne s'attendait pas à cette rebuffade. Mais déjà, dans son coeur, un sentiment de haine pour son mari s'associait à la jalousie que lui inspirait Merellum. Dissimulant donc son aigreur, elle répliqua d'un accent soumis:

—Lioura a toujours été prête à obéir à son seigneur.

—Qu'elle parle!

—Molodun, dit-elle, peut ravoir cette face blanche en ordonnant un grande liemola. Il n'ignore pas que c'est l'usage d'apporter comme enjeu, outre des pelleteries et des armes, des vêtements et des coquillages, les captifs faits pendant la lune précédente.

—La Nuée-Blanche a sagement dit! s'écria le sachem, sans pouvoir cacher la joie que lui causait cet avis.

Lioura lui jeta un coup d'oeil fauve, plein d'animosité. Mais il ne le vit pas et se leva pour aller sur-le-champ consulter les jongleurs de la tribu.

C'est que, comme la plupart des rites indiens, la liemola, ou jeu de la balle, est sacrée, et les jeesukaïns en sont les ordonnateurs et les juges.

Molodun se les était attachés depuis longues années. Ils lui étaient entièrement dévoués et n'hésitèrent pas à servir ses projets. Séance tenante, il fut décidé que la liemola serait annoncée le jour même, qu'elle aurait lieu le surlendemain, et que Molodun commanderait un parti de joueurs, tandis que Maxmaxpeopeo commanderait l'autre.

Tous les hommes choisis à cet effet étaient tenus de jeûner pendant vingt-quatre heures avant le commencement de la partie et tout le temps qu'elle durerait ensuite.

La nouvelle de la fête fut accueillie avec des transports d'allégresse dans l'ienhus et dans les villages nez-percés circonvoisins.

Deux cents jeunes gens se réunirent pour y prendre part.

Dans une vaste plaine, parfaitement unie, près du ruisseau qui longeait l'ienhus, on planta, à cinq cents mètres de distance, quatre perches, deux de chaque côté, séparées par un intervalle de vingt pieds, supportant une pièce de bois transversale.

C'étaient les buts, ou lonosi, pour me servir du terme local.

Ensuite les enjeux, composés d'instruments de chasse, de pêche, ustensiles de ménage, pièces d'habillement, provisions de bouche, furent étalés sur des couvertes, dans un espace réservé entre les lonosi, mais un peu sur le côté.

Auprès de ces objets, on rangea plusieurs captifs garrottés, parmi lesquels figurait Merellum, fière, pensive, quoique non abattue.

Elle avait confiance dans l'avenir.

Les enjeux, êtres et choses, étaient gardés par les femmes parées de leurs plus beaux ornements.

La nuit du jour qui précéda la partie de balle, il y eut une procession aux flambeaux.

Les jouteurs, le corps huilé, entièrement nu et strié de peintures, celles-ci rouges, celles-là blanches,—étaient tous admirablement, faits. Ils offraient, comme on l'a dit avec justesse, au sculpteur des types égaux à ceux qui ont inspiré l'âme et le ciseau de l'artiste dans ses représentations des jeux olympiques sur le forum grec.

Chaque bande marchait, distincte de l'autre, et sous les ordres de son chef immédiat.

Après avoir fait le tour de leurs lonosi respectifs, elles s'avancèrent l'une vers l'autre au son du tambourin et en entonnant des chants de provocation.

Entre les deux buts, s'élevait un monceau de nirens.

Ce sont des bâtons longs de quatre pieds, recourbés à une extrémité, de manière à former un ovale ayant huit à dix pouces de circonférence, et enserrant un petit filet en nerf d'animal.

Les nirens servent à attraper et à rejeter la balle: le jeu a quelque analogie avec celui de la raquette, mais il ressemble davantage à celui que nos gamins appellent, je crois, la truotte.

Chacun des joueurs prit sur le tas un niren, et les deux troupes revinrent près de leurs lonosi.

Là, elles dansèrent durant un quart d'heure, en décrivant des cercles concentriques, tous les hommes ayant le visage tourné vers le centre.

Après, ils s'assirent en rond et fumèrent; puis se remirent à la danse pendant un quart d'heure, fumèrent encore et ainsi de suite, jusqu'au lendemain matin.

Tandis que, par ces exercices, ils préludaient au jeu, les femmes priaient le Grand-Esprit en faveur des gens de leur parti [22], et les jongleurs, barbouillés de rouge et de blanc, suivant qu'ils appartenaient à la bande de Molodun ou à celle de Maxmaxpeopeo, pétunaient autour d'un feu sacré, qu'ils avaient allumé sur un petit tertre, à moitié de la distance séparant les lonosi.

[Note 22: Je me sers souvent de ce terme, parce qu'il est le seul usité pour signifier troupe, détachement, par les trappeurs canadiens-français.]

Au premier rayon du soleil, l'un d'eux prit une balle de bois, grosse comme un oeuf, et la lança entre les poteaux.

Alors, des deux côtés des buts, tous les joueurs à l'envi se précipitèrent, leur niren à la main, cherchant à saisir la balle, à la jeter ou à la pousser au delà des poteaux qui appartenaient à leur propre camp.

Les squaws, qui ce jour-là ont pleine liberté, se mêlaient aux hommes, les excitaient de la voix, du geste et même du bâton. Je vous laisse à penser si elles s'en donnent à coeur que veux-tu. C'était pour elles ce qu'était autrefois la fête des esclaves à Rome. Elles pouvaient largement user de représailles, car un mari qui se fut fâché aurait été hué par ses compagnons.

Aussi les horions pleuvaient-ils drus comme grêle sur les épaules des joueurs. Les Indiennes faisaient assaut d'insultes et de coups. Et sous prétexte de le stimuler à remporter la victoire, plus d'une assommait littéralement son époux.

Lioura n'était pas la moins active, pas la moins acharnée. Sans s'inquiéter de la confusion, des bousculades, elle ne quittait pas d'un pouce Molodun, et, armée d'un nerf de buffle, elle ne lui laissait ni trêve ni repos.

Le tumulte, la cohue, le mélange de ces corps rouges et blancs, les chutes des maladroits, les disputes, le mouvement de tous ces bâtons, allant à droite, à gauche, en avant, en arrière, en tous sens, et cette balle qui bondissait, tantôt ici, tantôt là, poursuivie à la course par une foule compacte, haletante, hurlante, sanglante, omnicolore, formaient un spectacle inénarrable.

Il avait été résolu que le jeu serait terminé après cent parties, c'est-à-dire après que la balle aurait été ramenée cent fois au delà des lonosi.

Quand une des bandes avait réussi à l'entraîner dans son camp, elle la renvoyait aux juges, qui faisaient alors une marque au profit de cette bande, puis relançaient le projectile.

La lutte recommençait aussitôt avec un redoublement d'ardeur.

Le soir vint, on continua le jeu aux flambeaux.

La troupe de Molodun avait remporté quarante-cinq parties, et celle de
Maxmaxpeopeo quarante.

A chaque moment, les gens du premier lâchaient un houp triomphal, signal ordinaire d'une victoire; ceux du second faiblissaient visiblement, malgré les efforts inouïs de leur chef pour les ranimer, et Merellum sentait son courage l'abandonner, quand une kyrielle d'aboiements lugubres domina le vacarme des Nez-Percés.

Et bientôt les squaws se mirent à crier en fuyant à toutes jambes.

—Le Chien-Flamboyant! le Chien-Flamboyant!

CHAPITRE XVIII

ATTAQUE DU FORT COLVILLE

Le coup destiné à assommer Cherrier ne lui avait causé qu'un étourdissement momentané, et le courant l'avait poussé sur la grève d'un îlot voisin, où il reprit ses sens au bout d'une heure.

Il essaya de rappeler ses souvenirs; mais ils ne lui disaient rien, et il attribua à sa chute, soit sur le bord du canot, soit contre quelque rocher, la douleur aiguë qu'il éprouvait à la tête.

Qu'étaient devenus ses compagnons de voyage? Il se leva, fit à tâtons le tour de l'îlot, sorte de môle de sable échoué au milieu de la Colombie, mais ne trouva personne. Il appela; point de réponse. Une pensée plus cuisante encore que sa blessure traversa le cerveau du jeune homme: si Louise avait péri! Cependant il se rassura.—Merellum, se dit-il, nage très-bien. Elle aura gagné une île ou le rivage, et le bruit de la cataracte empêche ma voix de porter.

Comme il faisait cette consolante réflexion, il lui sembla qu'une lumière apparaissait en amont du fleuve. Mais elle était si faible, si fugitive, et l'obscurité était si profonde, que d'abord il la prit pour une étoile filante.

—Bah! exclama-t-il, mes yeux sont le jouet d'une illusion. Il faudra coucher ici. Ce n'est pas que la place soit plus mauvaise qu'une autre; maintenant, Dieu merci, je sais dormir partout où je me trouve. Mais cette incertitude au sujet de Louise…

Il s'arrêta. La lueur approchait. Elle était distincte. Ses vacillations de côté et d'autre et le cercle rougeâtre, frangé de fumée, qui s'irradiait autour d'elle, annonçaient qu'elle provenait d'une torche de résine.

Bientôt Xavier entendit crier. Il prêta l'oreille; on appelait:

—Massa! massa! massa Cherrier!

—Baptiste! Ah! mon brave et fidèle nègre! murmura le chasseur avec un éclair de joie.

Et il répondit de toute la force de ses poumons:

—Ici! ici, Baptiste!

Un joyeux aboiement lui apprit qu'il avait été reconnu.

Cinq minutes après, le bon serviteur baisait en pleurant les mains de son maître.

Il lui expliqua en son patois qu'inquiet de ne pas le voir revenir, il avait chargé un canot sur son épaule et l'avait descendu au pied de la chute, où il s'était embarqué pour le chercher.

—Et tu n'a pas vu Louise? demanda Cherrier.

—Petite demoiselle! non, massa, non!

—Elle n'était pas rentrée au fort quand tu en es sorti?

Le nègre secoua négativement la tête.

Des appréhensions poignantes s'emparèrent encore de l'esprit du jeune homme.

—Il faut la retrouver! il le faut! s'écria-t-il d'une voix vibrante.

—Tard, dit le nègre, ben tard! Massa froid, massa faim. Petite demoiselle revenir demain, cette nuit, bientôt.

—Non, non, il n'est pas trop tard. Sautons dans ton canot et mettons-nous en quête.

—Plus de flambeau, massa; plus. Moi prendre une torche, rien qu'une; elle presque éteinte. Vous voir.

En effet, sa torche expirante ne répandait plus autour d'eux que des clartés indécises.

Les ténèbres étaient profondes; Cherrier dut, malgré toute sa bonne volonté, se résigner à renoncer à son projet; car essayer d'explorer sans lumière la Colombie à pareille heure, c'eût été s'exposer à la mort.

Merellum avait pu, du reste, retourner au fort pendant l'absence de
Baptiste.

Ce raisonnement acheva de convaincre Xavier que ce qu'il avait de mieux à faire était de se diriger sur la factorerie.

Ils s'embarquèrent, allèrent aborder au bas des Chaudières et prirent la route du village des Quiurlapi. En passant devant l'ienhus, ils furent surpris de remarquer que les habitants étaient encore debout et paraissaient fort affairés. On les voyait circuler sans bruit de côté et d'autre.

Au surplus, cette circonstance n'inquiéta pas Cherrier. Il s'imagina que les Indiens poursuivaient leur fête de la pêche du saumon. Mais Baptiste connaissait mieux les moeurs des Peaux-Rouges, et dès qu'il eut observé le mouvement qui se faisait dans le village, il dit au jeune chasseur:

—Baissez-vous! baissez-vous, massa!

—Pourquoi ça?

—Pour vous pas être aperçu; non, pas en tout, répliqua Baptiste d'un ton bas.

L'expérience avait déjà enseigné à Xavier que les moindres incidents ont souvent, dans le désert, une signification terrible, et que là surtout il faut obéir sans mot dire et sur-le-champ à plus expérimenté que soi. Il écouta donc le conseil donné par le nègre.

Tous deux longèrent le village en rampant, et parvinrent heureusement à l'autre extrémité sans avoir attiré l'attention des sauvages.

Une fois hors de vue, Baptiste se releva en disant:

—Debout, debout, massa! et vite courir au poste. Pas de temps à perdre.

—Dis-moi au moins…

—Indiens s'armer! Indiens s'armer! répliqua le noir d'une voix haletante et en arpentant de terrain avec tant de rapidité que Cherrier avait bien de la peine à le suivre.

Ils arrivèrent promptement au fort.

Nombreuse et bruyante était la réunion dans la grande salle. Les assistants, blancs, rouges, cuivrés et noirs entouraient un trappeur de haute taille, à la barbe et aux cheveux ardents, qui contait une bien drôle d'histoire, s'il fallait en juger, aux éclats de rire de l'assemblée à chaque parole du narrateur.

Mais, sans s'arrêter pour écouler cet intéressant personnage, Cherrier demanda si la jeune fille était de retour. On lui répondit que non.

—Et le chef facteur? reprit-il.

La réponse fut la même.

Xavier se rendit au bureau du sous-chef. Mais quel fut son étonnement en entrant de trouver Poignet-d'Acier chez celui-ci!

—Eh! bonsoir, jeune homme; bonsoir! Que je vous serre la main, car vous êtes un intrépide garçon! s'écria d'un ton affable le capitaine en s'avançant au-devant de lui.

—Bonsoir, monsieur, balbutia Cherrier.

—On m'apprend, jeune homme, continua Poignet-d'Acier, que vous avez arraché ma Petite-Hirondelle aux griffes des Nez-Percés. C'est beau, cela. Je vous en félicite et je vous en remercie. Ah! il y a de bon sang dans vos veines. Vous chassez de race. Votre grand-père a laissé ici des souvenirs impérissables. On parlera longtemps de Decoigne dans le Nord-Ouest. Je vois avec plaisir que vous marchez sur ses traces. Mais où donc est la fillette? j'ai hâte de l'embrasser. Vous ne serez pas jaloux? ajouta-t-il en souriant bienveillamment.

—Louise, monsieur, commença Xavier…

—Louise! qu'est-ce que cela?

—Je veux dire ma cousine, Merellum.

—Bien, bien, fit Poignet-d'Acier, souriant toujours, vous lui avez donné le nom de sa mère.

—Oui, monsieur.

—Vous allez vite en besogne, jeune homme. Je parie que vous en êtes amoureux?

Xavier rougit.

—Oh! il n'y a pas de mal, mon ami. C'est de votre âge, l'amour. Et Merellum est une noble créature qui ne trompera jamais son mari. Les femmes de cette espèce sont rares. Peut-être n'en trouve-t-on qu'au désert… et encore!

Il prononça ces dernières paroles avec une expression d'indicible amertume et en pressant convulsivement son front dans sa main droite [23].

[Note 23: Voir la Huronne et la Tête-Plate.]

Alors le sous-chef s'adressa à Cherrier.

—Avez-vous fait bonne pêche et pris beaucoup de plaisir, monsieur? lui dit-il.

—La pêche n'était pas mauvaise, mais notre canot a chaviré, répliqua
Xavier.

—Votre canot a chaviré?

—Oui, monsieur.

—J'espère qu'il ne vous est pas arrivé d'autre malheur?

—A moi personnellement, non, répondit le jeune homme d'une voix altérée; mais je ne sais pas ce qu'est devenue ma cousine.

—Comment! s'écria Poignet-d'Acier, Merellum n'est pas rentrée avec vous?

—Ni elle, ni le chef facteur.

—Mais de quelle manière ce naufrage a-t-il eu lieu? poursuivit le capitaine.

Cherrier raconta ce qui s'était passé, sans toutefois parler du coup qui lui avait été asséné sur la tête, parce qu'il croyait l'avoir reçu en tombant.

—C'est singulier, singulier! dirent Poignet-d'Acier et le sous-chef quand il eut fini.

—Mais, reprit le premier, il est étrange que vous n'ayez pas vu ou nageaient vos compagnons après l'accident?

—Je vous l'ai dit, monsieur, repartit le jeune homme les larmes aux yeux, j'ai été étourdi et j'ai même perdu connaissance. Sans doute je me serai heurté la tête contre un récif.

—Vous étiez cinq dans le canot?

—Cinq, monsieur: le chef facteur, ma cousine, les deux rameurs et moi.

—Ces rameurs, les connaissiez-vous? s'enquit le sous-chef.

—Non, monsieur. Ils m'ont paru être des Quiurlapi, car ils causaient avec le sachem avant notre embarquement.

Ils causaient avec le sachem avant votre embarquement? répéta l'autre en fronçant le sourcil.

—Je les ai vus comme je vous vois, monsieur.

—Ah! ah! dit Poignet-d'Acier, ça devient grave. Reconnaîtriez-vous ces
Indiens?

—Ce serait difficile. Ils étaient masqués.

—Masqués?

—Cela se peut et n'a pas d'importance, intervint le sous-chef; durant les fêtes de la pêche du saumon, les Quiurlapi ont l'habitude de se déguiser. Cependant, l'entretien préalable qu'ils ont eu avec le sagamo me donne beaucoup à penser. Je vais l'envoyer quérir [24].

[Note 24: Une fois pour toutes, je déclare que mon intention est de toujours mettre, autant que possible, dans la bouche de mes personnages le langage qui leur est propre, et de ne point faire parler les Canadiens comme les Français du dix-neuvième siècle, les gens du désert américain comme les gens des salons parisiens.]

—Ah! s'écria alors Xavier, j'ai oublié de vous dire, monsieur, qu'en revenant avec mon nègre, j'ai découvert une certaine animation dans le village. Baptiste m'a dit alors qu'il supposait que les Indiens se préparaient à une expédition.

Le front du sous-chef se rembrunit. Son regard chercha celui de
Poignet-d'Acier.

—Est-ce que ces coquins voudraient nous attaquer? dit celui-ci.

—Je le crains, répliqua le premier d'un ton soucieux; et je crains aussi que notre chef n'ait payé de sa vie un acte de justice qu'il a fait exécuter ces jours derniers. Un Quiurlapi avait, sans motif, tué un de nos hommes. On l'a pris, jugé et pendu; vous comprenez?

—Oh! s'il en est ainsi!… fit Poignet-d'Acier.

Il fut interrompu par Xavier, qui s'écria dans un transport de douleur inexprimable:

—Et vous penseriez, monsieur, que c'était un guet-apens; que Louise, ma cousine…

Les sanglots lui coupèrent la voix.

—Il faudrait faire venir le nègre, dit le capitaine au sous-chef.

—J'y songeais, répliqua-t-il.

Puis à Xavier:

—Allons, monsieur Cherrier, un peu de courage! Que diable! vous n'êtes pas une femmelette. Vous l'avez prouvé. Rien n'est désespéré, du reste. Il se peut que nos conjectures soient fausses. Soyez assez bon pour nous amener votre engagé.

Comme il terminait, un commis se précipita brusquement dans la pièce.

—Chef, dit-il, les Quiurlapi, sont en armes. Deux trappeurs, arrivant de la chute, assurent qu'ils marchent sur le fort.

—Qu'on ferme la porte d'enceinte! répondit le commandant.

—Monsieur, lui dit Poignet-d'Acier, quoique je ne sois pas un partisan de votre compagnie, j'espère qu'en cette occasion vous ne refuserez pas l'aide de mon bras.

—Je l'accepte au contraire avec reconnaissance, capitaine, répliqua le sous-chef; car j'apprécie à leur valeur vos éminentes qualités, et si la Compagnie avait suivi mes avis, elle aurait, fait de vous un allié, au lieu d'en faire un…

—Un ennemi, achevez, monsieur Boyer, repartit Poignet-d'Acier en riant.

Et à Cherrier:

—Allons, mon ami, ce n'est pas l'heure de se lamenter. Nous retrouverons Merellum. Soyez persuadé qu'elle me tient au coeur autant qu'à vous. Maintenant, il faut apprêter vos armes et nous prouver que les exploits que l'on rapporte de vous ne sont pas exagérés.

—Vous espérez donc, monsieur…

—Il faut toujours espérer quand on manque de certitude, répondit sentencieusement Villefranche.

—Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya une voix joviale derrière eux.

—Ah! Nick Whiffles! dit Poignet-d'Acier; je suis aise de vous voir. Qu'y a-t-il donc? On prétend que les Peaux-Rouges veulent assaillir le fort.

—Oh! Dieu, oui! Et je vous apportais votre carabine, capitaine.

—Merci, Nick, merci! Descendez à la cour avec ce jeune homme, dont vous prendrez soin comme de vous-même; j'ai à causer avec le sous-chef.

Le vieux trappeur et Cherrier sortirent aussitôt.

—Eh bien! qu'allez-vous faire, monsieur Boyer? demanda le capitaine au commandant du fort dès qu'ils furent seuls.

—Moi, répondit-il froidement, je vais les attendre après avoir éteint toutes les lumières; et quand ils seront sous la palissade, ne se doutant pas que nous sommes avertis de leur tentative, je les ferai mitrailler par mes coulevrines.

—Mauvais moyen, d'autant plus qu'il n'est pas humain, dit Poignet-d'Acier. Mon opinion est qu'il vaut mieux tâcher de s'emparer de leur sagamo par la ruse, en feignant de parlementer, afin de savoir ce qu'il a fait de votre chef.

—Heu! heu! nous n'obtiendrons rien par la douceur; mais voyons ce qui se passe en bas.

Ils se rendirent dans la cour, où une soixantaine de trappeurs blancs et d'Indiens apprêtaient leurs armes en attendant des ordres.

Il commença par faire faire silence et barricader la porte, et se transporta avec Poignet-d'Acier sur un petit bastion en bois, qui regardait le village quiurlapi.

D'abord, ils n'aperçurent rien et n'entendirent d'autres sons que les mugissements lointains de la cataracte. Mais, peu à peu, leurs yeux s'habituant à l'obscurité, ils distinguèrent une longue file d'ombres noires qui glissaient le long de la côte. Ils en comptèrent plus de trois cents. Elles avançaient une à une, munies de longues échelles, pour se ranger sans bruit autour de l'enceinte fortifiée.

Le sous-chef-facteur, après s'être concerté à voix basse avec Poignet-d'Acier, alla retrouver ses hommes et les fit monter sur une galerie circulaire qui régnait le long de la palissade. Puis il ordonna aux principaux commis de se placer, mèche allumée, près des pièces d'artillerie qui étaient braquées derrière des parapets couverts.

Alors, soit que les Peaux-Rouges eussent aperçu le feu des mèches à travers les créneaux, soit qu'ils jugeassent le moment favorable pour attaquer, ils lancèrent tumultueusement leur cri de guerre et se ruèrent sur le fort.

Le sous-chef essaya de les apostropher. Sa voix fut étouffée par d'épouvantables clameurs, et des centaines de flèches situèrent au-dessus du rempart.

—Vous voyez bien que nous ne pourrons jamais nous en débarrasser sans l'aide du canon, dit M. Boyer à Poignet-d'Acier.

—Laissez-moi leur parler, répliqua le capitaine.

—Non, non! Ils seraient dans le fort avant que vous eussiez achevé.

Et d'un ton perçant il cria:

—Feu!

Dix éclairs illuminèrent la scène et l'on vit sous l'enceinte une masse compacte de sauvages essayant de l'escalader. Dix détonations terrifiantes suivirent instantanément.

Et tout retomba dans les ténèbres.

Mais les cris redoublèrent plus furibonds, plus stridents, et bientôt une fusillade nourrie vint porter l'effroi dans les rangs des assaillante, qui, comptant surprendre leurs ennemis au milieu du sommeil, étaient loin de s'attendre à pareille réception.

Ils s'enfuirent en abandonnant leurs morts et leurs blessés sur le champ de bataille.

—Les voilà pour longtemps guéris de l'envie de nous faire peur! dit en riant M. Boyer à Poignet-d'Acier. Maintenant nous allons faire transférer les victimes dans la factorerie et tâcher de savoir ce que signifie cette attaque.

Les coulevrines furent rechargées, des sentinelles postées sur la galerie; on ouvrit ensuite les portes du fort et, à la lueur des torches, on procéda à l'inspection des pertes essuyées par les Quiurlapi.

Derrière eux, ils laissaient trente guerriers: dix morts et vingt blessés plus ou moins grièvement.

Parmi les premiers, qui furent jetés dans la Colombie, se trouvait le corps du sachem des eaux.

—C'est là un grand malheur, dit M. Boyer à Poignet-d'Acier. Si notre chef facteur a péri dans le naufrage du canot, et qui paraît plus que probable après cet acte d'hostilité, nous aurons maintenant bien de la peine à savoir quels sont les auteurs de ce crime.

CHAPITRE XIX

RETOUR AU CAP DE LA ROCHE-ROUGE

—Oui, mon jeune monsieur, nous avons rencontré au fort William, sur le Lac-Supérieur, la brigade qui arrivait de Montréal; j'allais quitter le capitaine, bien à regret, je vous assure, car c'est un homme comme il n'y en a pas deux au monde que Poignet-d'Acier, ô Dieu, non! Mais, que voulez-vous? Nick Whiffles a des idées à lui. On ne l'en fera pas changer pour tout l'or de la terre. Je n'aime pas les établissements, moi. Ils me sentent mauvais! Les gens, les animaux, les maisons, les usages n'y ont rien de naturel. Est-ce que j'aurais jamais pu me coucher sur la plume, me lever, boire, manger, marcher, dormir à une heure plutôt qu'à une autre? Ma foi, non! Aussi je disais à Poignet-d'Acier: A la revue, capitaine! Mais, par bonheur, la brigade de Montréal nous apportait des lettres, j'entends au capitaine. Ses amis du Canada lui annonçaient, à ce qu'il paraît, qu'ils lui avaient envoyé un navire, et nous avons fait demi-tour, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Un navire! et pourquoi faire? demanda Cherrier.

—Oh! répliqua Nick, ça ne se dit pas à tout un chacun, mais vous n'êtes pas tout un chacun, vous. Le capitaine est votre ami, et vous pouvez en être fier, mon jeune monsieur; car il ne la prodigue pas son amitié, le capitaine! Je vous dirai donc tout bas que ce navire, on le lui expédie pour charger des trésors qu'il a dans la Colombie. L'année dernière, il voulait déjà les emmener. Mais les vermines de Nez-Percés ont pris son vaisseau par surprise et l'ont fait sauter, sans le vouloir, comme de raison. Oui les nègres rouges ont dansé ce jour-là une fameuse danse, allez! Surtout n'allez pas jaser…

—Soyez tranquille. Je suis discret.

—Ah! s'écria Nick, voici le capitaine avec le bourgeois! Je voudrais bien savoir ce qu'ils ont tiré des vermines!

Poignet-d'Acier et M. Boyer entraient effectivement dans la grande salle du fort, où Nick Whiffles causait à part avec Xavier Cherrier, tandis que les employés, les trappeurs de passage et quelques Indiens fidèles à la Compagnie de la baie d'Hudson, buvaient, à pleines écuelles, le whisky qu'on leur avait libéralement fait servir après l'attaque des Quiurlapi.

Le jeune homme s'approcha timidement du sous-chef facteur. Ses regards inquiets sollicitaient une réponse à une question qu'il n'osait adresser.

Poignet-d'Acier le devina tout de suite.

—Nous n'avons rien pu découvrir, lui dit-il en secouant la tête.

—Non, ajouta M. Boyer. J'ai interrogé les blessés. Ils ne savent rien ou ne veulent rien révéler, et vous n'ignorez pas que quand un Indien s'est mis en tête de ne pas desserrer les dents, il n'est prière ou menace qui pourrait triompher de sa détermination. Tout ce que j'ai pu obtenir d'eux, c'est la déclaration qu'avant de nous assaillir, le chef des eaux leur avait dit que notre commandant était mort.

—Ah! mon Dieu! et Louise aussi! exclama Xavier en frappant avec désespoir ses mains l'une contre l'autre.

—Allons, allons! pas de découragement, mon ami, dit Poignet-d'Acier d'un ton sympathique. Ce rapport ne prouve rien. Il est peut-être faux. En tous cas, il a besoin de confirmation. Demain matin, nous saurons à quoi nous en tenir à cet égard.

—Le ciel vous entende, monsieur! dit mélancoliquement Cherrier. Mais ne pourrait-on pas faire des recherches immédiatement?

—A présent, c'est impossible, repartit le sous-chef. Il pleut à torrents et nous exposerions inutilement la vie de plusieurs hommes. Dès que le soleil sera levé, je vous promets que nous nous mettrons à l'oeuvre. Voyons, soyez calme, et venez boire un verre de punch avec nous; cela réconfortera vos esprits.

—C'est ça, mon jeune monsieur, prenez un verre de punch; il n'y a rien de meilleur pour la santé! s'écria Nick Whiffles. Moi, qui vous parle, j'ai eu des chagrins dans ma vie, ô Dieu, oui! Eh bien! je les ai tous flambés dans le punch!

Malgré ces cordiales instances, Xavier ne voulut rien accepter. Il avait le coeur gros, des larmes dans les yeux; il se hâta de regagner sa chambre, où il se prit à pleurer. C'est qu'il aimait sérieusement Merellum; il l'aimait comme on aime à vingt ans; surtout quand, orphelin et n'ayant, plus un être qui vous soit attaché par les liens du sang et de l'habitude, on rencontre, par hasard, une femme jeune, belle, poétique, qui accepte les trésors d'affection qu'on voudrait pouvoir épancher sur la création entière. Il l'aimait avec passion, avec délire. La première, elle avait fait battre son sein; la première, elle avait soulevé en lui ces fiévreuses émotions, joie et vie de la jeunesse. Aussi son amour pour elle unissait-il, à l'ardeur d'une nature enthousiaste, le charme d'une âme habituellement réservée et taciturne. Il l'aimait encore comme le maître aime son élève; car il en avait fait une chose à lui. Il se mirait en elle, l'élevait sur un piédestal pour avoir le plaisir de l'adorer, et la couronnait de l'auréole d'intelligence qui rayonnait à son propre front.

Jugez donc de sa douleur, de sa désespérance! La perdre au moment où il croyait l'avoir sauvée, se l'être acquise pour une éternité de félicité! Car la jeunesse, elle ne compte pas, elle, avec les années. Elle est si riche! elle a tant des ressources, tant de sève dans le cerveau, que l'existence, pour elle, c'est l'infini, quand le bonheur est là qui lui sourit. Mais vienne l'infortune, oh! alors, elle n'a plus de force, plus de souffle, cette brillante jeunesse; ou plutôt, non: elle aspire au changement; elle demande une transformation rapide, foudroyante, le suicide, quitte à reprendre bientôt, plus légère, plus étincelante, plus croyante, sa course ici-bas, si on réussit à lui faire traverser l'orage.

Xavier Cherrier en était là. Il songeait déjà à se détruire et se promenait, à grands pas, dans sa chambre, en ruminant un sinistre projet. Mais son nègre le surveillait des yeux; et par cette secrète intuition que possèdent les gens aimants à l'égard des êtres aimés, il lisait sur le visage du jeune homme les pensées qui l'agitaient.

—Massa souffrir, ben, ben souffrir! dit-il tout à coup en remarquant que son maître examinait l'amorce d'un pistolet.

Cherrier, qui avait oublié que Baptiste couchait dans la même pièce que lui, tressaillit et se retourna brusquement vers le noir.

—Tu ne dors pas! lui dit-il d'un ton rude.

—Non, nègre pas dormir, pas sommeil quand massa malade.

—Qui t'a dit que j'étais malade?

—Moi voir, sentir.

—Eh bien! oui, je suis malade; va me chercher de l'eau: j'ai soif.

Baptiste s'était levé. Il hocha la tête.

—Non, moi pas aller chercher de l'eau; massa pardonner moi, mais massa vouloir se débarrasser de nègre pour…

Il appuya son doigt sur son front, afin de montrer qu'il devinait l'intention du jeune homme de se faire sauter la cervelle pendant son absence.

Cherrier rougit d'avoir été si bien compris.

—Bon Dieu pas aimer ça! mauvais, mauvais! dit naïvement Baptiste.

—C'est vrai! s'écria Xavier; tu as raison. Je serais un lâche si je commettais cette action. Merci de m'avoir rappelé au bon sens et donne-moi ta main.

—Oh! massa, moi pas oser!

—Allons donc! tes sentiments sont plus élevés que les miens!

—Esclave jamais donner main à massa.

—Il n'y a pas d'esclave devant Dieu, répliqua religieusement Cherrier; et, ajouta-t-il d'un ton noble, il ne devrait point y en avoir devant les hommes.

Cela dit, il pressa affectueusement dans la sienne la main du nègre tout confus d'un pareil honneur.

—Massa, dit ce dernier avec la conviction d'un pressentiment, moi retrouver petite demoiselle.

Ces paroles ravivèrent la plaie du chasseur. Il tressauta comme s'il eût été frappé au coeur.

—Oui, massa, moi retrouver petite demoiselle, insista le nègre.

—Toi, Baptiste! Ah! si tu faisais cela! s'écria Xavier en élevant les bras au ciel. Mais comment, comment? C'est impossible! Qui me la rendra? Elle si bonne, si belle, si affectueuse! Non, non! je ne puis me bercer dans cette illusion. Elle est morte…

—Moi pas penser ça, massa!

—Cherrier fondait en larmes.

—Ah! fit-il à travers ses sanglots, puisses-tu dire vrai, Baptiste, mon ami, mon frère!

—Bon massa, dit le nègre en essuyant ses yeux humides, jour paraître maintenant. Vous venir avec moi; nous chercher.

Xavier jeta les yeux vers la fenêtre de la chambre. Une teinte grise se montrait à l'est. C'était l'aube.

Le jeune Canadien répara le désordre de sa toilette, saisit ses armes et descendit, accompagné de Baptiste, à la grande salle, où les trappeurs et les employés de la factorerie se rassemblaient déjà pour prendre le coup du matin.

Le sous-chef facteur et Poignet-d'Acier ne tardèrent pas à arriver.

Ils serrèrent amicalement la main du jeune homme, qui attendait impatiemment que la porte du fort fût ouverte pour sortir avec Baptiste.

—Nous allons, dit M. Boyer, nous porter une trentaine au bas de la chute. Les autres feront bonne garde ici; car les Quiurlapi pourraient bien revenir à l'assaut.

Il choisit, parmi ses hommes, les plus déterminés, en composa une petite troupe, et, laissant le fort sous le commandement d'un principal commis, se dirigea avec sa bande vers la cataracte.

Inutile de dire que Cherrier. Baptiste, Poignet-d'Acier et Nick Whiffles en faisaient partie.

En passant près du village indien, on remarqua que tous ses habitants, hommes, femmes et enfants, l'avaient abandonné.

—Ah! les vermines! s'écria Nick Whiffles, ils n'ont pas même eu la politesse de nous attendre pour leur souhaiter le bonjour. Est-il permis d'être aussi malhonnêtes! Nous qui aurions eu tant de plaisir à leur rendre, par une aubade, la gentille sérénade qu'ils nous ont donnée hier!

—Vous les avez, ce me semble, assez mal reçus, ami Nick, dit
Poignet-d'Acier en souriant.

—Pour ça non, capitaine; je proteste, ô Dieu, oui! Qu'est-ce, je m'en rapporte à vous, qu'une centaine de dragées de plomb que nous leur avons envoyées! Quand mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale…

—Je sais, je sais, se hâta de dire Poignet-d'Acier voulant esquiver le merveilleux récit qui allait indubitablement lui échoir, et que Nick ne lui aurait certes pas épargné, sans l'intervention du sous-chef facteur, ordonnant aux hommes de mettre à l'eau les canots qu'ils avaient apportés sur leurs épaules.

La troupe se divisa en deux fractions: l'une monta dans les embarcations, l'autre eut pour mission d'explorer la rive méridionale du fleuve.

Le même canot portait M. Boyer, Cherrier, Poignet-d'Acier, Baptiste et Nick Whiffles. Au bout d'une demi-heure, il arriva au môle de sable sur lequel le courant du fleuve avait poussé Xavier. Le nègre et lui n'eurent pas de peine à reconnaître cet îlot. Mais toutes leurs recherches pour découvrir les naufragés furent infructueuses.

La journée entière se passa ainsi.

Sur le soir, M. Boyer rassembla ses gens et décida de retourner au fort.

Cherrier était atterré.

En rentrant dans la factorerie, Poignet-d'Acier lui prit le bras en disant:

—Venez avec moi, mon ami; nous ferons un tour sur le bord de la
Colombie; je désire vous parler.

Le jeune homme se laissa machinalement conduire. Quand ils furent seuls, à quelque distance du fort et sur une élévation qui permettait de distinguer fort loin autour de soi, le capitaine dit à Xavier:

—Mon ami, j'ai une proposition à vous faire.

Cherrier ne répondit pas. Il regardait d'un air sombre le rio Columbia qui roulait avec fracas au-dessous d'eux ses ondes écumeuses.

—Écoutez-moi, continua Poignet-d'Acier; ce que vous souffrez, je l'ai souffert; j'ai même souffert davantage, et je puis dire que peu d'hommes ont été éprouvés par la fatalité aussi cruellement que moi. Comme vous, j'ai contemplé le suicide avec amour. Mais il faut vivre. La nature nous l'enjoint expressément, et cette vie, qui vous paraît si amère maintenant, elle aura encore des saveurs agréables, du miel pour vous.

—Jamais, monsieur! oh! jamais! s'écria Xavier avec angoisses.

—Voulez-vous vous confier à moi, monsieur Cherrier? demanda le capitaine d'un accent sérieux.

Son interlocuteur le regarda avec étonnement.

—Ma question vous surprend, je le conçois, reprit Villefranche. Mais supposez qu'au lieu d'une blessure morale vous soyez afflige d'une blessure physique, trouveriez-vous étrange qu'un médecin vous fît cette question? Non, assurément. Eh bien! vous n'ignorez pas qu'il y a des médecins pour l'âme comme il y en a pour le corps. J'ai plus du double de votre âge, une assez grande connaissance des hommes et des choses, et la certitude de vous guérir si vous consentez à suivre mes conseils.

—Oh! mais je ne veux pas, je ne peux pas guérir de mon amour! fit
Xavier. Vous ne savez pas combien je l'aimais, monsieur!

—Au contraire, répondit doucement Villefranche, je suis assuré que vous l'aimiez beaucoup et que vous étiez digne de sa tendresse.

—N'est-ce pas, monsieur? dit-il en pleurant.

—Oui, j'en suis convaincu.

—Ah! comme elle m'aimait, elle aussi!

—Je n'en doute pas. Elle avait de grandes qualités. Je le sais, moi qui l'ai presque élevée! Aussi, croyez que sa perte m'affecte jusqu'au fond des entrailles.

Poignet-d'Acier prononça ces mots d'une voix émue dont le timbre toucha vivement Xavier.

—Si, reprit le capitaine, vous voulez venir avec moi, nous causerons d'elle et ce sera une grande consolation pour moi.

—Ah! oui, causer d'elle, ce sera encore du bonheur! murmura le jeune homme en remerciant Villefranche par un regard reconnaissant.

—Alors, dit celui-ci, je puis compter sur vous.

—Mais pour où aller?

—Nous nous rendrons, dit Poignet-d'Acier en baissant le diapason, nous nous rendrons à l'embouchure de la Colombie. Là, nous nous embarquerons pour le Canada.

—Quitter ce pays si tôt! balbutia Xavier.

—Monsieur Cherrier, repartit le capitaine, vous n'êtes plus un enfant, mais un homme robuste, éclairé et généreux. Vous avez été aux États-Unis. Que pensez-vous des Anglais?

—Les Anglais? répéta-t-il distraitement, car il était à cent lieues de ce sujet.

—Oui, les Anglais, les oppresseurs de votre pays, ceux qui ont si lâchement assassiné Ducalvet [25], votre aïeul, si je ne me trompe.

[Note 25: Voir l'Histoire du Canada, par M. F. X. Garneau, et le Canada reconquis par la France, par M. Barthe.]

—C'était le frère de mon grand-père, monsieur.

—Eh bien! quelle est votre opinion sur ses meurtriers?

—Les Anglais! je les exècre; je donnerais tout ce que je possède pour que mon pays fût délivré de leur odieuse tyrannie! s'écria Xavier avec la mobilité et l'emportement de la jeunesse.

—J'étais sûr de vous. Touchez là, mon ami, touchez là, dit Villefranche en lui présentant la main.

Puis il ajouta à son oreille:

—Accompagnez-moi au Canada, et, avant peu, vos souhaits seront réalisés. Mais il faut de l'énergie, de la prudence et une discrétion à toute épreuve. Je n'ai pas besoin de vous demander le secret à propos de notre conversation.

—Ah! monsieur, je vous jure…..

—Non, non, mon ami, votre parole me suffit. Ainsi, je compte sur vous.

—Comptez-y, monsieur.

—Nous partirons demain avec l'aurore.

—Je serai prêt, répliqua Cherrier, complètement subjugué par cette influence magnétique que le célèbre capitaine exerçait sur tous ceux qui l'approchaient.

Il rentra au fort brisé par les émotions, et, s'étant jeté sur son lit, il dormit, quoique d'un sommeil agité, jusqu'au jour. En se levant, il se sentit plus calme, et une faible idée que Merellum avait échappé au naufrage, qu'il la retrouverait peut-être en descendant la Colombie, lui fit envisager avec quelque satisfaction le voyage qu'il allait entreprendre.

Il en informa Baptiste.

—Moi chercher encore petite demoiselle, répondit le nègre; oui, chercher et ramener elle à massa.

—Mais où me rejoindras-tu?

—Pointe Astoria, répliqua Baptiste.

—Et quand?

—Un, deux mois.

Xavier n'était pas fâché de le voir rester quelque temps encore dans ces parages.

Il l'embrassa avant de se séparer de lui, fit ses adieux au sous-chef facteur et se mit en route avec Poignet-d'Acier, qu'escortaient Nick Whiffles, Louis-le-Bon et une demi-douzaine de trappeurs.

Le second jour de marche, la petite troupe fut grossie de cinq ou six hommes, qui semblaient entièrement dévoués au capitaine, et elle augmenta ainsi, presque quotidiennement, jusqu'à leur arrivée au cap de la Roche-Rouge.

Alors elle se composait d'environ quatre-vingts individus, tous fort bien équipés et disciplinés comme une armée régulière.

Au milieu de ces gens, francs et gais compagnons, et à travers les sites pittoresques qu'ils rencontraient à chaque pas, et les vicissitudes d'une existence incessamment variée, le chagrin morne de Cherrier se changea peu à peu à une mélancolie douce, qui lui permettait d'admirer la beauté des paysages et d'étudier le mystérieux protecteur que le hasard lui avait donné.

Il savait déjà que Poignet-d'Acier, chef d'une nombreuse bande de francs-trappeurs, avait exploité une mine d'or sur le bord de la rivière Caoulis, enfoui son trésor dans un souterrain près de la Colombie, et qu'avec ses hommes et cet or, il se proposait de soulever les Canadiens-Français contre la domination anglaise.

Loin de l'effrayer, ce complot lui plaisait. Et, dans ses aspirations chevaleresques, le bouillant jeune homme souhaitait que la mort vînt le frapper quand il aurait remplacé, sur les murs de Québec, le pavillon britannique par le drapeau tricolore ou la bannière étoilée.

A la Roche-Rouge, on trouva le Phoque, trois-mâts qui avait été secrètement dépêché du Montréal pour prendre les aventuriers. Un peu plus loin, au cap Désappointement, un brick américain faisait la traite des pelleteries. Les gens de Poignet-d'Acier se hâtèrent d'embarquer sur le Phoque les sacs que recelait la caverne, puis le capitaine traversa, avec Nick Whiffles, le rio Columbia. Ils se rendirent à l'ancien fort Astoria. Là, sous les décombres d'une maison incendiée, ils creusèrent le sol, découvrirent une cache. Le capitaine descendit à l'intérieur et en retira diverses caisses et objets qui furent ensuite transportés à bord du trois-mâts.

Plus de deux mois s'étaient écoules depuis qu'on avait quitté le fort
Colville.

Xavier Cherrier avait, protégé par quelques trappeurs, établi son camp ù la pointe Astoria.

Il attendait Baptiste; mais, hélas! Baptiste ne reparaissait pas; et, à mesure que s'éteignaient ses dernières lueurs d'espérance, le jeune homme sentait le vide et la désolation reprendre possession de son coeur.

Chaque jour, il suppliait Poignet-d'Acier de différer encore son départ.

Le capitaine accéda pendant quelque temps à ses pressantes sollicitations. Mais enfin, le vent étant favorable, il résolut de lever l'ancrée, et vint lui-même chercher Xavier pour l'installer sur le Phoque.

CHAPITRE XX

LE NAUFRAGE

—Bonne chance et au revoir, capitaine! dit Nick Whiffles à
Poignet-d'Acier en lui serrant la main.

—C'est donc bien décidé, mon brave ami, vous ne voulez pas venir avec nous? répondit celui-ci d'un ton d'affectueux reproche.

—Moi, aller aux établissements, ô Dieu non, capitaine! Là-dessus Nick Whiffles a ses idées. Vous ne le feriez pas changer pour tous les trésors de la terre, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Alors, dit Villefranche, laissez-moi vous offrir un souvenir de moi…, ce fusil à deux coups, que vous estimez tant.

Le trappeur secoua la tête.

—Non, non! dit-il; ces inventions-là ne me vont pas, à moi. Ma carabine me suffit. Elle n'est pas belle, pour ça j'en conviens. Mais, entre mes mains, elle vaut le meilleur fusil du monde.

—Je voudrais pourtant…

—Me faire plaisir? Eh bien! capitaine, laissez-moi vous embrasser. Il y a longtemps que j'ai cette fantaisie. Ma foi! vous me rendrez heureux en me permettant de la satisfaire.

—De grand coeur, mon ami, répondit Poignet-d'Acier, ouvrant ses bas à
Nick qui l'accola bruyamment.

Villefranche ensuite s'élança dans un canot et se fit conduire au Phoque, en train d'appareiller à cent brasses de la côte.

Vers six heures de l'après-midi, on leva l'ancre.

Le temps était beau; une forte brise nord-est pouvait faire espérer qu'on sortirait aisément de la Colombie. Cependant, au ciel se montraient quelques traînées de ces nuages blanchâtres que, dans leur langage métaphorique, les marins appellent queues de vache.

Le capitaine, commandant le vaisseau, après avoir fait carguer les trois focs de beaupré et ses voiles de misaine, donna l'ordre de mettre le vent sur les huniers, pour traverser la barre du fleuve et gagner la pleine mer.

On sait que la barre de sables mouvants qui roule incessamment à l'embouchure du rio Columbia est un des plus dangereux passages de tout le littoral du Pacifique[26].

[Note 26: Voir la Tête-Plate.]

Le navire filait amures bâbord, en se rapprochant de la rive méridionale du fleuve pour doubler la pointe Adams.

Debout sur le couronnement, Xavier Cherrier, une longue-vue à la main, examinait le cap Astoria (ou Georges), espérant, à chaque instant, y voir paraître Baptiste. Toute son attention, toutes ses facultés étaient concentrées sur ce rocher grisâtre, où l'on découvrait les tristes débris des bâtiments qui l'avaient jadis couronné.

Si absorbante était la préoccupation du jeune homme, qu'il ne remarqua point que le ciel se chargeait rapidement de nuages noirs aux franges violacées, et que les eaux haussaient en grondant sourdement autour du Phoque, quoique la brise eût fléchi.

Des troupes de goélands volaient en tous sens, en poussant des cris aigus au-dessus du navire.

Le capitaine se promenait, anxieux, sur le pont; il ordonna de serrer toutes les toiles, à l'exception des focs de beaupré, et de dépasser les perroquets.

Mais comme il achevait ce commandement, un éclair éblouissant déchira les nues; cet éclair fut instantanément suivi d'un éclat de tonnerre épouvantable; une mèche de feu sillonna l'espace; on entendit un craquement horrible, le navire roula sur lui-même et le grand mât brisé s'abattit avec fracas à tribord.

Au même moment, le vent sauta au nord-ouest, et chassa contre le bâtiment des vagues hautes comme des montagnes, qui, déferlant par-dessus le gaillard d'avant, emportèrent les roufs avec une partie de l'étrave.

Ce désastre avait eu lieu en moins de temps que je n'en ai mis pour le raconter, et la bourrasque était, comme il n'arrive que trop dans ces parages, tombée sur le navire avec une foudroyante rapidité.

Surpris par la soudaineté de l'ouragan, Xavier fut précipité contre le bastingage.

Mais il se redressa bientôt, et, sans s'occuper de ce qui se passait autour de lui, sans prendre souci des rugissements de la tempête, des lames qui battaient les murailles du vaisseau et l'inondaient, à chaque minute, de la tête aux pieds, il se cramponna à la lisse et se remit à contempler la côte.

Tout à coup il lâcha une exclamation perçante.

Puis il leva les bras en l'air et les yeux au ciel.

—Un canot! cria-t-il, je veux un canot!

Mais il n'y avait personne pour lui obéir, personne pour l'entendre.

Alors seulement Xavier remarqua l'affreuse situation dans laquelle se trouvait, le bâtiment. Loin de l'effrayer, cette situation parut lui faire plaisir. Il eut comme un tressaillement de joie et braqua de nouveau son télescope sur la pointe Astoria.

Mais bientôt il pâlit, laissa échapper la lunette et s'affaissa sur lui-même en disant d'une voix strangulée:

—Ah! mon Dieu!

C'est que là-bas, sur ce rocher, se jouait un drame bien autrement intéressant pour Cherrier que celui dont le Phoque était alors le théâtre.

Arrachée aux Nez-Percés par la panique que leur causa l'apparition du Chien-Flamboyant, Merellum s'était immédiatement dirigée avec lui vers la pointe Astoria. Mais bientôt ils avaient été poursuivis et obligés de se cacher pour se soustraire aux recherches de leurs ennemis. Une grotte leur servit d'asile. Et quand, après une retraite de plus d'un mois, Baptiste supposa que les Nez-Percés étaient rentrés à leur village, ils se remirent en route. Par malheur, le bon nègre avait compté sans la passion de Molodun pour la Petite-Hirondelle. Ce chef, qui n'avait cessé de rôder autour du lieu de leur refuge sans pouvoir le découvrir, ne tarda guère à retrouver la piste des fugitifs: il la suivit activement, ne se doutant pas que lui-même était surveillé de près par Lioura, dont la jalousie avait atteint son paroxysme.

Baptiste et Merellum arrivèrent à la pointe Astoria au moment où l'orage fondait sur le Phoque. La nuit approchait déjà. Le temps était assombri par les nuages qui drapaient, comme d'un linceul, la voûte céleste.

A la lueur des éclairs, la jeune fille distingua néanmoins le vaisseau rangeant la côte à un demi-mille de distance au plus; avec les yeux d'une amante, avec ces yeux qui, de même que ceux d'une mère, se trompent rarement, elle reconnut Xavier, et, comme lui, en même temps que lui, elle proféra ces mots d'une voix frémissante:

—Un canot! je veux un canot!

Baptiste comprend son intention. Lui aussi a vu le navire! Sans crainte du danger, il se précipite au pied du cap pour y chercher une embarcation, lorsque deux cris l'arrêtent brusquement.

Il se retourne et aperçoit Merellum qui se débat entre les bras d'un sauvage d'une taille gigantesque.

—Le Renard-Noir! fait-il en armant un pistolet et s'élançant au secours de la jeune fille.

Mais alors, derrière le groupe, se lève un autre personnage.

D'une flèche, ce dernier frappa Molodun en hurlant:

—La Nuée-Blanche a enduré assez d'outrages; elle se venge!

Le sagamo tombe sans articuler une parole, et Lioura, qui a aussitôt saisi Merellum par sa longue chevelure, va la percer à son tour du dard empoisonné qu'elle tient à la main, mais la détonation d'une arme à feu retentit, et la femme de Molodun roule inanimée près du cadavre de son mari.

Le lendemain matin, le rio Columbia, uni comme une glace, chantait harmonieusement sur ses grèves que baignaient les rayons dorés du soleil.

A la pointe Astoria, une foule d'hommes, trappeurs et matelots, construisaient des cabanes en causant joyeusement.

C'étaient les passagers et l'équipage du Phoque. Le magnifique navire, battu par les éléments déchaînés, avait calé [27], la veille, dans les sables de la Colombie. Les hommes avaient échappé au naufrage. Mais le vaisseau et sa précieuse cargaison étaient à jamais perdus.

[Note 27: Ce terme, encore usité, dans quelques ports de là Normandie, comme synonyme S'enfoncer dans le sable, la glace ou la boue, est le seul employé dans ce sens par les Canadiens-Français.]

—Oh! les femmes! les femmes! elles m'ont toujours porté malheur! Je les fuis; je n'en voudrais jamais voir une seule, et la Destinée impitoyable les mêle ironiquement à tous les actes importants de ma vie! murmurait Poignet-d'Acier en regardant Merellum et Xavier qui devisaient, tendrement penchés l'un vers l'autre, sur le bord du fleuve. Oui, poursuivit-il avec un sourire amer, les femmes ont été ma ruine! Sans celle-ci encore,—bien innocente pourtant,—je partais l'année dernière deux jours plus tôt pour le Canada; par conséquent j'évitais l'attaque des Nez-Percés; sans elle aussi, j'aurais mis à la voile il y a une semaine, et la mer n'aurait pas engouffré mon or. Fatalité!

L'aventurier s'arrêta, pensif, les yeux baissés vers le sol.

Un sourire sardonique glissa sur ses lèvres; puis il releva au ciel des regards superbes, et, étendant sa main à l'est, il s'écria:

—N'importe! la lutte me plaît, fût-ce la lutte avec Satan! J'embarquerai demain ces deux jeunes gens sur le brick américain mouillé au cap Désappointement. Qu'ils se marient, puisqu'ils croient trouver le bonheur dans le mariage. Pour moi, je m'acheminerai par terre, avec mes gens, vers le Canada, et, avant deux ans, j'aurai arraché mon pays au joug des Anglais!

FIN

TABLE

  CHAPITRE Ier. Poignet d'Acier.—Nick Whiffles.
            II. Poignet d'Acier.—Nick Whiffles.—Oli-Tahara.
           III. Va mariage chez les Nez-Percés.
            IV. Merellum.
             V. Lioura.
            VI. Iribinou.
           VII. Les captifs.
          VIII. Le captif blanc.
            IX. Le bouclier sacré.
             X. Le Chien-Flamboyant.
            XI. La bataille.
           XII. Baptiste le nègre.
          XIII. Entre jeunes gens.
           XIV. Une ruse de Baptiste.
            XV. La Grande-Coulée.
           XVI. Le fort Colville et les chutes de la Chaudière.
          XVII. Les jeux.
         XVIII. Attaque du fort Colville.
           XIX. Retour au cap de la Roche-Rouge.
            XX. Le naufrage.

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  WASSY.—IMP. ET STÉR. MOUGIN-DALLEMAGNE.