The Project Gutenberg eBook of Le Négrier, Vol. II

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Title: Le Négrier, Vol. II

Author: Edouard Corbière

Release date: February 8, 2006 [eBook #17715]

Language: French

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LE NÉGRIER

AVENTURES DE MER.
PAR
ÉDOUARD CORBIÈRE DE BREST.

Deuxième édition.

VOLUME II.

PARIS, A.-J. DÉMAIN ET DELAMARE, ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE, 16, RUE VIVIENNE.

1834.

4.

SUITE DE LA VIE DE CORSAIRE.

L'échelle de corde.—Les piastres frites.—Scènes de jalousie.—Duel.—Confession de quatre flibustiers célèbres.—Le corsaire le Vert-de-Gris.—Le bal interrompu.—Nouveau combat.—Nous sommes pris.—La poste aux choux.

Quelque douces que soient les jouissances de coeur et d'amour-propre, que l'on savoure dans son pays natal, elles ne peuvent suffire longtemps à une âme active et à une tête bouillante. Le calme plat dans lequel je vivais à terre ne pouvait plus convenir à une imagination qui, après avoir éprouvé les violentes émotions qu'elle cherchait, rêvait encore des combats et des tempêtes. Une lettre de Rosalie, dont le souvenir me suivait dans toutes mes fêtes et au sein de tous les instans d'ivresse de mon âge, vint me reprocher, dans les termes les plus vifs, les plus réservés, et pourtant les plus significatifs, mon oubli de mes anciens et de mes meilleurs amis. J'aurais pu montrer à mes parens cette tendre épître, sans qu'ils eussent dû en être choqués. Mais la crainte de leur laisser deviner ce que je sentais trop bien, me fit garder le silence sur le compte de ma conquête, à l'égard de laquelle ma famille avait toujours observé une réserve que je comprenais pourtant à merveille et qui m'embarrassait. Rosalie me disait que, si je ne revenais pas bientôt à Roscoff, Ivon, qui ne pouvait plus se passer de moi accourrait à Brest pour m'enlever.

Un ou deux mois d'inaction suffisent pour dévorer un jeune homme destiné, comme je l'étais, à ne vivre que sur mer et qu'avec la mer.

Les autres hommes épuisent presque toujours dans une trop grande activité les forces dont ils sont doués; mais c'est, au contraire, par l'activité que les marins conservent les leurs. Je ne pouvais plus trouver de repos dans ma famille depuis que je n'avais plus rien à faire. L'aspect de cette rade, sur laquelle se balançaient les navires que je voyais entrer ou sortir du port, jetait dans mon esprit un trouble, une mélancolie, que je ne m'expliquais que par l'impossibilité où je me trouvais d'occuper ma tête, mes bras, ma vie enfin sur ces flots où je m'étais déjà entr'ouvert une carrière. Mon frère, toujours studieux, sage et attaché à ses devoirs, voulait en vain m'apprendre ce qui pouvait m'être encore nécessaire comme marin: je ne pensais qu'à naviguer, et mes parens se décidèrent enfin à me laisser courir encore une fois les chances périlleuses de la seule fortune que j'ambitionnais.

Un jour, en rentrant vers le soir à la maison avec mon père, nous vîmes venir à nous un marin poussant au galop, avec un gros bâton à la main, le cheval qu'il conduisait de la manière la plus plaisante du monde. A dix pas de distance, je reconnus dans ce grotesque cavalier, qui? Mon pays Ivon. Descendre d'un bond de dessus son cheval, en lui donnant un grand coup de pied, ne fut pour lui que l'affaire d'une seconde. Après m'avoir sauté au cou, il tendit la main à mon père: Excusez la liberté, lui dit-il en voyant ses épaulettes de capitaine d'artillerie, car vous êtes le père de votre fils qui est mon ami. Dis donc, Léonard, c'est ton père, n'est-ce pas? Eh bien! ça m'a l'air d'un vieux brave homme, ou que le diable me torde le cou!

—Et ton cheval, lui dis-je, que tu laisses aller en valdrague, est-ce que tu ne songes pas à le faire conduire à l'auberge?

—Il n'y en a pas besoin. Ce cheval, je l'ai acheté pour venir à Brest, parce qu'il vaut mieux naviguer à bord de son navire, que sur celui des autres.

—Mais que ferez-vous de cet animal-là? lui demande mon père. C'est de l'argent perdu.

—Oh! que non, il n'est pas perdu, mon brave homme. Je vous donnerai ce bidet-là, pour qu'un vieux de la calle comme vous n'aille pas à pied, quand il y a tant de canailles qui roulent leur palanquin en carrosse.

Je logeai la monture d'Ivon, aussi bien que je le pus, dans la petite cour de notre maison. Mais mon père n'eut pas de repos qu'il n'eût promis à mon pays qu'il accepterait son cheval.

L'entrevue de mon ami et de ma mère fut plaisante. Ivon l'embrassa, comme s'il l'eût connue depuis dix ans, et il ne l'appela plus dès cet instant, que ma bonne femme de mère. Le lendemain de son arrivée, il était établi dans la maison, comme il devait l'être dans le café de Rosalie, à l'Anglais sauté.

—Et Rosalie, que fait elle? lui demandai-je.

—Elle fait tout ce qu'elle veut: sa boutique ne désemplit pas; mais elle m'a dit que si je ne te ramenais pas avec moi à Roscoff, elle ne me dirait plus une seule parole de sa vie. Ces femmes-là ça vous a des idées!…

—Eh bien, demain je pars avec toi.

—A la bonne heure, et tu feras bien; car, vois-tu, depuis que tu es ici à balander d'un bord et de l'autre dans les rues, moi j'ai arrangé une affaire superbe.

—Quelle affaire?

—Oh! une affaire magnifique! J'ai pris un intérêt dans un petit corsaire d'été, taillé pour la course et pour l'amour. Trente-deux hommes d'équipage, bordant vingt-quatre avirons; il a filé huit noeuds au plus près du vent en venant de Saint-Malo à l'île de Bas. Je serai second à bord et toi lieutenant; c'est une affaire dans le sac. Le capitaine est un fameux lapin, et si nous ne faisons pas un bon coup cet été avec notre petit lougre, il faudra qu'il n'y ait plus rien à gratter dans la Manche.

Le projet d'Ivon me parut ravissant. Un joli petit lougre, à bord duquel je serais lieutenant, ravageant toute la côte d'Angleterre, et ramenant de magnifiques prises à Roscoff, où je retrouverais Rosalie, que j'enrichirais du fruit de mes exploits! Tout cela me tournait déjà la tête. Allons à Roscoff, de suite, m'écriai-je!

—Et tes parens, me demanda Ivon, que vont-ils dire?

—Peu m'importe, ce qu'ils voudront.

—En ce cas-là, faisons notre sac: ce ne sera pas long; j'ai toujours ma malle dans un bas de coton. Je vais d'un coup de pied arrêter deux chevaux de louage; et, demain matin, nous larguons nos amarres et nous torchons de la toile que la barbe en fumera.

La résolution que je venais de prendre affligea ma famille; mais, quelque chagrin qu'éprouvât ma mère, en me voyant m'éloigner pour courir encore les hasards, elle comprit qu'il serait inutile d'opposer des obstacles à une résolution que sa résistance ne ferait qu'irriter. Mon père sentait que ce qu'il me restait de mieux à faire, c'était de continuer la carrière que je m'étais ouverte, en dépit de tout.

Le lendemain, je partis donc pour Roscoff, baigné des larmes de mes parens et couvert des embrassades de mes amis. Il fut impossible à mon père de faire reprendre à Ivon le cheval dont il avait voulu lui faire cadeau. Ivon, sous l'égide duquel ma famille m'avait placé, ne répondit aux dernières recommandations de mon père et de mon frère, que par ces seuls mots: «Appelez-moi le dernier des gueux, si, avant qu'on ne le tue, je ne me suis pas fait casser mille fois la figure. Adieu, tout le monde.»

Nous voilà tous les deux sur la route de Brest à Roscoff: moi, un peu ému de notre scène d'adieux, et Ivon, tapant du bout de son gourdin, sur son cheval et sur le mien.

Assis sur sa monture, comme sur une vergue, mon pays, les jambes écartées, les pieds en dehors et les bras en l'air, allait fort bon train. Il m'encourageait à l'imiter, malgré l'effet que produisait sur moi le frottement d'une mauvaise selle. «C'est Rosalie, me criait-il en galoppant qui réparera les petites avaries que les coups d'acculage te font dans ton arrière.» Et, à ce nom de Rosalie, je frappais de toutes mes forces les flancs de mon cheval essoufflé. Vers quatre à cinq heures du soir, le pavé de Roscoff étincelait sous les fers usés de nos montures. Mon compagnon de route, pour rendre notre entrée dans la ville plus solennelle, criait à tue-tête aux passans: place donc, tas de parias, que je passe! En apercevant le café de l'Anglais sauté, le coeur faillit me manquer! Ivon y était rendu le premier: Rosalie ne fit qu'un saut de son comptoir dans mes bras, et, porté à moitié par elle, je me trouvai entraîné dans la salle, où une vingtaine d'officiers de corsaire paraissaient tout étonnés de l'empressement avec lequel la maîtresse du logis les avait quittés, pour prodiguer tant de caresses à un joli petit garçon, décoré du ruban des héros.

—Est-ce son frère, son cousin? se demandaient les uns.

—C'est mieux que ça, répondait Ivon en clignotant de l'oeil.

—Est-ce que, par hasard, ce serait son amant?

—Pas encore, répliquait de nouveau Ivon; mais ça viendra avec l'âge. Pour le moment, il vous suffira de savoir que c'est mon petit matelot, celui qui a fait sauter la prise en question, et qui m'a fait avoir cette croix, qui ne dit pas grand chose, mais qui a fait casser pourtant bigrement des frimousses.

Il me serait plus facile d'exprimer tout le bonheur que j'avais à revoir Rosalie, que de donner une idée de l'ivresse avec laquelle elle me prodiguait les marques de sa vive, de son expansive tendresse. Toute la nuit se passa en conversations, en causeries exquises entre elle et moi, pendant qu'Ivon, au milieu de ses amis corsaires, faisait aller la consommation, toujours par intérêt pour la prospérité de rétablissement; car c'était là son grand système: beaucoup boire lui-même, pour engager les autres à boire autant que lui.

Le lendemain de mon arrivée, en prenant connaissance de la nouvelle installation de la maison, et de l'extension qu'on avait donnée à l'établissement, je fus fort surpris d'apercevoir une échelle de corde goudronnée, qui descendait d'une des fenêtres de la salle de billard, située au premier étage, dans la rue, où deux crampes la tenaient fixée à peu près comme une paire de haubans sur les rebords d'une hune. Rosalie m'expliqua la raison pour laquelle on avait dressé cet appareil. C'était encore une des inventions d'Ivon.

Notre ami ayant remarqué que les capitaines et les officiers de corsaire, quelque gris qu'ils fussent, montaient trop facilement par l'escalier, dans la salle de billard, où la décence avait eu plus d'une fois à souffrir de la présence de pareils hôtes, avait cru que, pour éviter tout abus, il était prudent de rendre difficile, pour les plus ivrognes, l'accès du premier étage. En conséquence, les capitaines de corsaire et lui, avaient arrêté qu'on ne monterait plus au billard par l'escalier, mais bien par une échelle de corde, gréée extérieurement sur la fenêtre, en manière de haubans de perroquet garnis d'enfléchures. C'était plaisir de voir tous les corsairiens grimper, plus ou moins lestement et avec un sérieux imperturbable, dans cet escalier d'une nouvelle espèce; mais ce n'était pas sans peine que les plus gris parvenaient quelquefois à saisir les rebords de la fenêtre, et à s'embarquer dans la salle de billard. Souvent même ils n'y parvenaient qu'après s'être laissé tomber sur le pavé, et alors, au bruit de leur chute, on voyait les joyeux marins qui faisaient rouler les billes, se grouper aux croisées de la salle, pour rire de la mésaventure du grimpeur. Il montera! il ne montera pas! criaient-ils, et le grimpeur montait ou tombait toujours aux acclamations de ses frères d'armes. Mais, quelque plaisantes que fussent toutes ces scènes, il n'aurait pas fallu que les passans s'arrêtassent pour s'égayer aux dépens des corsaires en ribotte; un châtiment toujours prompt et quelquefois très-sévère aurait puni les rieurs de manière à les empêcher de recommencer; au surplus, les corsaires répandaient tant d'or dans les lieux où ils se livraient à leurs bizarres orgies, que les habitans, qui vivaient de leurs prodigalités, semblaient plutôt respecter leurs débauches, que condamner leurs excès. C'était à leur manière que ces marins faisaient du bien, et quelqu'étrange que fut cette manière, le bien finissait toujours par être fait. C'était là l'essentiel.

Je me rappellerai toujours la farce du capitaine d'un beau lougre, arrivant avec une prise chargée de richesses: il commence, en débarquant à Roscoff, chez Rosalie, par donner un diner général à tous ceux qui veulent s'asseoir à sa table. A la fin du repas, lorsque les garçons viennent pour enlever le service et verser le café, lui et tous ses officiers saisissent les quatre coins de la nappe, et jettent par la fenêtre tout ce qui se trouvait sur la table; puis, avec le plus grand calme, le capitaine demande une poêle et du beurre, fait frire, au feu de la cheminée, des piastres qu'il tire flegmatiquement de sa poche et qu'il fait voler ensuite toutes brûlantes, sur la foule qui se presse au bas des fenêtres. Les plus avides parmi les curieux se précipitent sur les pièces d'argent; mais bientôt les cris de ceux qui se brûlent les doigts en les saisissant, se font entendre, et tous mes corsaires de rire aux éclats! C'était là le plaisir qu'ils attendaient pour leur argent. Plus de cent piastres avaient passé de la poêle à frire, dans les mains des habitans de Roscoff, qui ne prenaient plus les dernières pièces qu'avec des gants ou entre le manche et la lame d'un couteau. Le capitaine, pour couronner dignement cette soirée de folies, alluma sa pipe avec un billet de mille francs, qu'il avait envoyé chercher chez son correspondant. Le tout fut trouvé charmant et du meilleur goût du monde.

Cette fièvre de grosses débauches, ce scandale de profusion, avaient quelque chose de vague et d'irritant qui enchantait ma chaude imagination. Je ne saurais dire combien j'admirais ces extravagances. Je ne rêvais qu'au temps où je pourrais aussi, à mon tour, remplir toute une ville du bruit de mes excès. Je faisais de mon mieux déjà pour imiter la tournure et les manières de ces capitaines à la figure bronzée, aux gestes saccadés, qui, en petite veste ronde et en chapeau de cuir bouilli, se présentaient respectés et sans changer de ton, chez les premiers négocians comme chez le dernier cabaretier. Oh! combien ces hommes intrépides et simples, brusques et généreux, me semblaient supérieurs à tous ceux qu'ils enrichissaient et qui s'humiliaient devant eux avec leurs habits bien coquets, leurs gestes maniérés et leurs petites voix caressantes! Les corsaires seuls me paraissaient des hommes, tout le reste des femmelettes. Et l'on s'étonne encore que les marins aient une si bonne opinion d'eux et un si grand dédain pour la plupart des autres professions! Mais c'est qu'ils sentent, en se mesurant avec le commun des hommes, tout ce qu'ils valent de plus que les autres et tout ce qu'ils peuvent faire partout où on les laisse développer les facultés qu'ils ont exercées dans les dangers de leur métier.

Notre café de l'Anglais sauté allait à merveille, avec de telles pratiques. La coquetterie de Rosalie attirait tout le monde; mais elle commençait à faire mon désespoir. Aussi, combien mon amie était-elle ingénieuse à rassurer la jeune jalousie qu'elle paraissait voir avec ravissement se développer dans mon coeur! Que de moyens délicieux n'employait-elle pas pour me dédommager de la douleur des soupçons qu'elle faisait naître dans mon âme quelquefois si injustement irritée!

Tu m'en veux, me disait-elle, de tous les frais que je fais pour plaire à ces hommes-là. Mais sache donc, aimable petit mauvais sujet, que cette coquetterie, dont tu t'alarmes, n'est qu'un sacrifice pénible que je fais à ma position. Figure-toi combien je serai heureuse, quand je pourrai te dire un jour: Tiens, Léonard, me voilà riche, et c'est à toi que je dois mon bonheur. Maintenant, viens avec ton amie, partager une félicité que je ne puis trouver qu'avec toi. Je ne veux pas d'autre ami, d'autre amant, que celui qui a su le mieux m'aimer et me plaire.»

Je ne savais plus que reprocher à Rosalie, lorsqu'elle me parlait ainsi. Le soir, assis auprès d'elle à son comptoir, en face de tous les corsaires qui buvaient et chantaient bruyamment, sans faire attention à nous, je m'endormais quelquefois, mes mains dans les siennes et la tête appuyée sur ses blanches et belles épaules. C'était un enfant heureux, jouant avec sa soeur bien aimée. Les corsaires ne nous étaient même pas importuns: ils voyaient, comme une chose tout ordinaire, la tendre familiarité de la maîtresse de la maison et d'un petit bonhomme sans conséquence. Aussi, les plus galans, habitués à ne me regarder que comme un très-faible obstacle à leurs prétentions amoureuses, ne cessaient-ils d'adresser des billets doux, de pressantes déclarations à Rosalie, qui, dans nos entretiens secrets, ne manquait pas de me donner à lire les tendres aveux dont elle était l'objet. «Tu n'es pas mon amant, me répétait-elle, tu ne peux même pas l'être. Eh bien! toi seul tu suffis à mon coeur, et je sens que je serais moins heureuse, si je voulais chercher, dans une antre inclination, le plaisir que je trouve à aimer.»

—Ma foi, lui disais-je, je ne sais pas bien encore si je t'aime; mais tout ce que j'éprouve, c'est que je ne peux pas me passer de toi, et que je me jetterais mille fois dans le feu, plutôt que de souffrir qu'on te dît quelque chose qui ne te plairait pas. Tu vois bien cet ivrogne de Bon-Bord, qui commandait notre prise: depuis qu'il est à terre, et qu'il s'est un peu décrassé, il s'avise de faire le gentil auprès de toi; eh bien! la première fois qu'il m'ennuiera, et cela ne tardera guère, je le remoucherai d'importance.

—Allons, cruel petit, me répondait Rosalie en me prenant la tête entre ses jolies mains, ne sois pas si emporté. A ton âge, il faut savoir ne pas prendre ce ton que l'on n'excuse que dans les hommes faits. Sois moins prompt à te fâcher, je t'en conjure: c'est ta bonne amie, ta bonne soeur qui t'en supplie….

—Homme fait ou non, je te prouverai que je suis plus qu'un enfant pour un garnement comme Bon-Bord.

Rosalie apaisait toujours par des cajoleries l'impétuosité de mon caractère; mais, quelque empire qu'elle eût sur moi, le naturel reprenait bientôt le dessus. Je redevenais le plus fougueux des enfans, dès que ses yeux quittaient les miens, ou dès que ses caresses ne m'enchaînaient plus auprès d'elle.

L'occasion de faire un mauvais parti au capitaine Bon-Bord ne tarda pas à s'offrir, ou, pour mieux dire, j'allai bientôt la chercher.

Un soir mon ex-capitaine de prise, entre au café, et d'un air assez maladroitement fat, il se prend à dire je ne sais à quel propos, en papillonnant autour du comptoir: J'eus bien du plaisir ce matin.

Comme il ne me fallait que le premier moyen venu pour lui chercher querelle, je prends la parole et je lui réponds: Un autre dirait: J'ai eu bien du plaisir ce matin.

—Et pourquoi J'ai eu bien du plaisir, plutôt que j'eus bien du plaisir?

—Parce que, lorsqu'on veut faire l'aimable, il faut tâcher de parler français et apprendre qu'il faut qu'il y ait au moins une nuit d'écoulée entre l'événement raconté et l'instant où l'on parle, pour pouvoir employer le parfait défini.

—Le parfait défini! Tache d'apprendre à parler français aussi bien que moi avant de m'ennuyer avec ton parfait défini, entends-tu, mauvais allumeur de bout de chandelle!

Mon interlocuteur avait à peine prononcé ces derniers mots, qu'un flacon de liqueur alla se briser sur son visage, avant qu'il pût parer ce coup que je lui destinais et qu'il était loin d'attendre. Rosalie accourt et voit Bon-Bord s'essuyant la figure d'un air à la fois piteux et indigné. Rosalie en pleurs lui adresse les plus vives supplications pour le calmer; mais sa colère s'irrite en raison des efforts qu'on fait pour l'apaiser. «Si tu n'étais pas un enfant, un mousse, me disait-il en me menaçant de la main avec laquelle il venait de se frotter la joue, tu aurais ma vie ou j'aurais la tienne.» Moi, remis de mon premier mouvement, j'approche Bon-Bord en sifflotant un petit air goguenard et je lui dis à l'oreille: «Un mousse qui porte ce ruban-là à sa boutonnière te prouvera qu'il vaut mieux qu'un capitaine qui s'est sauvé lâchement comme une cagne, et je t'apprendrai, quand tu le voudras, qu'on doit dire: J'ai eu du plaisir ce matin

—Non, moussaillon, je dirai toujours: j'eus du plaisir, si je le veux.

—C'est ce que nous verrons.

—Tout de suite.

—A minuit, lui dis-je tout bas, en faisant lestement une pirouette à ses côtés.

Rosalie se lamentait, nous séparait; elle tremblait qu'Ivon ne parût; mais notre ami, occupé à danser dans un bal qu'il voulait bien nommer une société bourgeoise, n'eut connaissance de cette affaire que lorsqu'il n'était plus en son pouvoir d'en arrêter les suites.

Bon-Bord, tout gluant encore de la liqueur que j'avais fait ruisseler sur ses joues et ses vêtemens, sortit en me menaçant. Je ne lui répondis que par un sourire de mépris, et en continuant de siffler mon petit air avec une apparence de tranquillité que je n'avais certainement pas. Rosalie, fondant en larmes, me fit jurer et par notre amour et par la tendresse que j'avais pour elle, que je ne provoquerais plus un homme que j'avais si indignement outragé. Je promis tout ce qu'elle voulut, avec un air de sincérité qui dut la tromper. Mais pour plus de sûreté encore, elle exigea que j'allasse me coucher, et par une prévoyance que les mères et les maîtresses ont seules, elle m'enferma dans ma chambre, en prenant la clef dans sa poche.

Je me jette sur mon lit d'abord; à chaque quart d'heure, j'entendais de petits pas faire gémir l'escalier, et l'oreille discrète de mon amie s'appuyer doucement sur ma serrure pour entendre ma respiration que je faisais ronfler pour la rassurer; mais vers minuit au moment où Rosalie venait de faire sa ronde pour la sixième ou septième fois à ma porte, je prends un drap que j'amarre à ma fenêtre, et d'un saut me voilà dans la rue, me dirigeant chez Bon-Bord. Le pauvre homme ne m'attendait pas! «Debout! lui criai-je: c'est un mousse qui vient réveiller son brave capitaine, pour lui prouver qu'il n'est qu'une cagne.» A ces mots le capitaine se pique d'honneur, il prend son poignard, j'avais le mien, nous marchons sur la jetée, qu'un réverbère éclairait encore. Je saute à bord d'un caboteur amarré sur le quai, et deux espèces de manches à balai, que je trouve sur son pont, nous servent à emmancher nos poignards de manière à en faire des façons d'épée.

Y es-tu, Bon-bord? m'écriai-je.

—Oui, me répondit-il en se mettant en garde.

—Eh bien! dis, j'ai eu du plaisir, ou je te démâte?

—Non, j'eus du plaisir, failli mousse!

Nos bâtons se croisent alors: je pousse de mon mieux. Mon adversaire rompt, en répétant: j'eus du plaisir. Je le poursuis, à la lueur du réverbère, criant toujours: j'ai eu du plaisir, capon! Enfin, je sens mon poignard s'enfoncer, malgré l'arme de Bon-Bord, qui cède à la violence de mon coup. Un cri part, et la voix affaiblie de mon ennemi répète encore: Ah!… j'eus du plaisir: j'eus du plaisir…, oui, jusqu'à la mort! Un homme accourt à nous, en jurant: c'était Ivon, qui, averti de mon évasion par Rosalie, me cherchait partout. Il trouve Bon-Bord étendu à mes pieds: il entr'ouvre sa poitrine, voit sa plaie. «Bah! dit-il, le Nom-de-Dieu n'est que blessé! Il est bien heureux: sans cela demain je l'aurais tué.»

Mon pays prend le blessé sur ses épaules: il le conduit à l'hôpital, en recommandant bien au médecin d'en avoir soin, et de le guérir le plus tôt possible; attendu, ajoutait-il, que, quand il serait rétabli, il le tuerait.

J'étais fort embarrassé de ma contenance, en rentrant au café. Je composai, de mon mieux, ma figure encore tout émue; mais, en m'apercevant les mains dans les poches et un sourire affecté sur les lèvres, Rosalie s'évanouit: c'était de joie et d'ivresse: elle m'avait cru perdu.

Le lendemain de cet événement, il fallut bien recevoir la morale d'Ivon. Je m'y attendais, car c'était toujours à son lever, quand il n'avait encore bu que quelques boujarons d'eau-de-vie, qu'il se sentait disposé à parler raison. Il vint me trouver au lit.

—Sais-tu, Léonard, que tu m'as fait affront hier?

—Comment donc ça?

—Comment ça? Mais parce que tu as été te donner un coup de peigne sans moi.

—Que veux-tu? Dans le moment j'étais hors de moi, et je n'ai pas eu la patience d'attendre.

—Oh! ce n'est pas l'embarras, tu ne t'en es pas trop mal tiré; mais vois-tu, si j'avais été là, ça t'aurait donné de la confiance, et tu te serais fendu un peu mieux à fond… Ce pélerin-là n'est que blessé. Dans quinze jours il courra comme un lièvre. Mais nous sommes là pour un coup: il ne courra pas long-temps, je t'en donne mon billet.

—Pour moi, je ne lui en veux plus.

—Tiens, écoute, je pense à une chose: c'est que nous menons ici une vie qui n'est pas politique. Je bois trop et je ne travaille pas du tout. Toi tu n'as pas assez d'âge de raison, pour t'apercevoir qu'il y a ici une femme qui finira par t'abâtardir l'esprit et le tempérament, parce qu'elle t'aime trop. Elle fera son malheur et le tien. Quand je te vois, le soir, te caliner auprès d'elle, je me dis: v'là un petit jeune gens qui serait mieux sur l'empointure d'une vergue d'hune, que sous le vent d'un cotillon fémilin. C'est de la course qu'il nous faut et de la lame du Ouest, et je commence proprement à m'embêter du métier de ne faire rien à terre.

—Eh bien! que veux-tu que nous fassions? Notre petit corsaire d'été n'est pas encore armé. Nous n'avons pas encore d'équipage.

—Pour l'armer, ce sera bientôt fait: je m'en va le faire gréer. Déjà je lui ai donné un nom, et, en ce qui est de baptiser une embarcation, tu peux t'en rapporter à moi.

—Et quel nom lui as tu donné?

Le Vert-de-Gris. L'invention m'en est venue en lui repassant, de l'avant à l'arrière, une couche de peinture verte. Il a l'air actuellement d'une cage à poules.

—Quel drôle de nom que le Vert-de-Gris!

—Le nom est reel: il n'est pas sentimanesque ni romancier; mais il tiendra bon. Si le capitaine qui l'a ramené de Saint-Malo, et qui est allé à Brest, ne revient pas bientôt, pour appareiller avec, l'armateur, qui est ici, m'a dit que je commanderais pour la première sortie. Alors, tu deviendras mon second: t'es pas bien marin encore, mais c'est égal; je te prends sous ma coupe; et va d'l'avant.

Je sentais bien, comme Ivon, qu'il fallait songer à quitter Roscoff. Je le désirais surtout pour mon excellent ami, qui, trop disposé à prodiguer ce qu'il avait reçu de ses parts de prise, dépensait son argent, à courir de Morlaix à Roscoff, dans une mauvaise calèche, où quelques autres matelots, comme lui, filaient le loch sur la route, comme ils auraient fait à bord d'un navire. Ivon s'était aussi amouraché d'une grosse servante basse-bretonne, qu'il avait retirée de sa cuisine, pour la caricaturer en grande dame, et lui faire porter, comme il le disait, un gréement complet de femme à la mode. Il fallait faire trêve à toutes ces folies. Nous pensâmes à armer le Vert-de-Gris.

Une petite circonstance qui, pour tout autre jeune homme que moi, aurait été indifférente, contribua à réveiller violemment la passion que j'avais pour mon état.

Une nuit, pendant que ma bonne Rosalie me tenait à ses côtés près de son comptoir, et cherchait en m'agaçant à se distraire de l'ennui de la conversation des marins qui occupaient le café, le hasard voulut que les quatre plus renommés corsaires de la Manche entrassent pour sabler du punch. A l'aspect de cette réunion de célébrités flibustières, les officiers et les matelots groupés autour des tables, se levèrent. Chacun sollicita la permission de trinquer avec ces chefs illustres. La conversation s'engagea bientôt et devint vive et animée. Les capitaines, en remarquant l'intérêt avec lequel je les regardais et j'écoutais leurs paroles, me donnèrent une poignée de main comme à une vieille connaissance. On prit place, on se raconta les motifs pour lesquels on avait relâché à l'île de Bas. On jura surtout beaucoup contre les Anglais. Un des assistans, qui faisait chorus, eut à ce propos une idée qui fut vivement applaudie par l'assemblée. «Parbleu, dit-il en s'adressant aux quatre capitaines, puisque le hasard nous favorise assez pour que nous vous possédions un instant dans notre société, vous devriez bien nous raconter, messieurs, quelques uns de ces bons tours que vous avez joués à l'ennemi dans vos nombreuses croisières. Le capitaine Lebihan, avec son air de ne pas y toucher, en a fait de fameuses, si l'on en croit l'histoire du pays; le capitaine Pelletais est Dieppois, et il s'y connaît en fait de coups de Jarnac. Allons, faites-nous la faveur de commencer, messieurs; et les capitaines Ribaldar et Niquelet, j'en suis sûr, nous diront aussi ce qu'ils croient avoir fait de mieux, dans leurs glorieuses campagnes.»

Les quatre capitaines parurent accepter de bonne grâce la proposition, sans trop faire les modestes ni les fanfarons.

Je ne saurais dire avec quelle avidité je me disposais à entendre les plus fameux loups de mer de la Manche raconter, chacun dans le langage et avec le ton qui lui étaient propres, leurs exploits les plus célèbres. Le capitaine Lebihan commença, à la sollicitation de ses camarades, à narrer ainsi, dans son jargon moitié mauvais français, moitié bas-breton, son aventure avec la frégate anglaise la Blanche.

Confession du capitaine Lebihan.

«Ma foi de Dieu, s'écria-t-il, comme en sortant d'un somme, je n'ai pas à vous dire grand'chose qui soit digne de vous être récité, si ce n'est que j'ai fait vinir une fois à la côte un frégate anglais, oui anglais, et un belle frégate, pour le sûr.

»C'était avec une bonne brise, autant que je peux me le rappeler. Je revenais avec mon corsaire, mon petit lougre, pour relâcher-z-à Portsal. La frégate me chassait avec le jour tombant. Ma foi de Dieu, que jé dis à nos gens: si celle-là veut mé suivre dans les cailloux, je le ferai sé jéter dans les berniques et dans les omards. Je fis pitite oile pour mé faire chasser tout proche de la côte de Plouguerneau. Quand la nuit fut venue, mé voilà-z-à relâcher dans un petit port où ce qu'il y avait des douaniers. «Attends, que je dis à nos gens, jé m'en vas aller à terre, parce que voilà la brise qui fraîchit et le courant qui porte en côte. Pour lors que jé fus débarqué avec un fanal, jé dis à un paysan, à un guissiny, quoi: prête-moi ta vache, mon ami, et le voilà qui me prête sa vache pour un petit écu. Une fois que j'ai la vache, j'amarre une patte de l'avant à ce pauvre animal pour la faire boiter, et je lui suspends à la tête et entre ses cornes, mon fanal allumé.

»La vache, comme vous le sentez bien par vous-mêmes, commence à marcher sans comparaison comme un navire qui tangue à la mer, avec un feu à son pic. La frégate croit voir mon lougre tanguer à la lame. Ah! dit-elle, apparemment, puisqu'il y a autant d'eau pour lui, il y en aura autant pour moi. Pour lors, je m'en reviens à bord, et jé dis à nos gens: Mes amis, il faut prier le bon Dieu, pour que la frégate se fiche à la côte. Demain, nous ferons dire une messe. Le lendemain, du matin, en régardant par-dessus une petite île, qui s'appelle Saint-Michel, et qui était à tribord à nous, jé vois, oui, foi de Dieu, la mâture d'un grand navire qui était au plein. C'était la frégate, pas moins. Ah! je dis à l'équipage: le bon Dieu est juste; il y a des Anglais de noyés, et ferme. C'était ma vache, avec son fanal, qu'ils avaient pris, oui, aussi vrai que vous êtes des honnête homme, pour un feu de navire. Aidé par mes gens, jé fis prisonniers, oui, peut-être, plus de quinze douzaines d'Anglais, et jé volai tout d'abord de la frégate.»

La naïveté du récit du capitaine Lebihan amusa beaucoup tous les auditeurs. Le Bas-Breton seul conservait son sérieux et sa plaisante gravité. On engagea le capitaine Niquelet, de Saint-Malo, à prendre la parole. C'était un homme passionné dans son langage, comme dans ses actions, et qui s'exprimait bien. Il prit ainsi la parole après Lebihan.

Confession du capitaine Niquelet.

«Il y a à peu près un an, que, me trouvant, avec mon dogre, dans la baie de Torbay, pour y chercher fortune, je trouvai un grand trois-mâts, qu'escortait un brick de guerre anglais. La triste mine de mon petit corsaire, qui avait plutôt l'air d'un charbonnier que d'un fin voilier, n'inspira aucune défiance aux navires que je suivais. Le calme étant venu avec le soir, mes deux bâtimens mouillèrent près de la côte, pour étaler le jusant. Je fis semblant de continuer ma route, pour ne leur donner aucun soupçon; mais je les relevai exactement au compas, afin de venir leur rendre visite pendant la nuit. Une brume épaisse, qui s'étendit bientôt sur une des mers les plus calmes que j'aie vues en hiver, favorisa mon projet, au-delà de mes espérances. Je fis border mes avirons, que j'eus soin de faire garnir au portage, avec de l'étoffe, pour ne pas interrompre, par le bruit de la nage, le silence qui m'était si favorable, et je gouvernai sur le point où j'avais relevé l'ennemi. Quand je me supposai près du trois-mâts, je jetai l'ancre. En un clin d'oeil, mon grand canot fut armé des hommes les plus intrépides du corsaire. Je fis prendre à mon frère, qui commandait la petite expédition que je préparais, le bout d'une drisse de bonnette, dont j'amarrai une des extrémités à mon bord, et je lui dis: «Fais ce que tu pourras; avec le bout de cette amarre, tu reviendras toujours à bord du corsaire, malgré la brume, quand tu le voudras. Si tu réussis à enlever le trois-mâts, tu auras soin de m'en avertir, en hallant l'amarre que je tiens à bord, par trois fois de suite et à cinq minutes de distance. Bonne réussite! Vous avez tous des poignards et pas de pistolets, c'est vous dire assez la consigne: Lestement et pas de bruit

»J'avais recommandé à mon frère de nager toujours contre le fil du courant, parce que j'avais eu la précaution de me mouiller dans les eaux du trois-mâts. Mon frère, pour plus de prévoyance, avait eu aussi l'idée de prendre avec lui un panier rempli de bouchons, qu'il devait jeter à la mer pour me prévenir aussitôt qu'il serait arrivé sur l'arrière du navire anglais.

»Il y avait à peine un quart d'heure que notre canot nous avait quittés, que le courant, qui passait le long de notre bord, nous apporta des bouchons flottans. C'est cela, me dis-je; L'amarre frappée à bord, et dont mon frère avait pris le bout, ne tarda pas à frémir. Nous l'entendîmes avec joie frapper la mer sur laquelle une légère pression l'éleva par trois fois. Aussitôt, j'ordonne de lever l'ancre à jet, sur laquelle j'étais mouillé, et je fais haller mon corsaire sur l'amarre, que je savais bien être fixée à bord du trois-mâts. En quelques minutes je fus le long du navire; mes gens sautèrent à bord sans obstacle. Je ne trouvai sur son pont que ceux de mes hommes que j'avais envoyés dans mon canot pour le coup de main. Mon frère me raconta qu'étant arrivé sans être vu ni entendu, sur l'arrière du bâtiment, il était parvenu à grimper avec trois des siens par les ferrures du gouvernail et par le couronnment, jusque sur le gaillard d'arrière. Deux Anglais veillaient seuls sur le pont: se jeter sur eux, les précipiter dans la calle, fermer le capot de la chambre où dormaient le capitaine et les officiers, et le logement de l'équipage où étaient les autres hommes, ne fut que l'affaire d'un instant. Maître du trois-mâts, je fis passer mes quatre-vingts meilleurs matelots sur la prise. J'ordonnai à mon second de filer avec le corsaire, et de me laisser à bord de ma capture. Nous attendîmes ainsi le jour.

»Ce jour désiré vint enfin, et il dissipa la brume qui toute la nuit avait caché ma manoeuvre. Le petit brick de guerre sur lequel le trois-mâts avait gardé une amarre, nous cria d'appareiller, croyant toujours avoir affaire au capitaine qu'il escortait. Je fis, en effet, virer sur mon câble, pour exécuter l'ordre; mais en appareillant, j'eus soin d'aborder, comme par maladresse, le brick qui mettait aussi sous voiles. A peine le capitaine du brick eût-il commencé à jurer contre ma mauvaise manoeuvre, que tous mes forbans, couchés à plat-ventre à l'abri des pavois, sautèrent à bord de l'ennemi. Une grêle de coups de poignards et de pistolets fit l'affaire. Les Anglais surpris ne purent se défendre qu'à coups de poing, contre mes corsaires, disposés à l'attaque et armés de pied en cap. Deux jours après cette escobarderie de flibustier, j'étais mouillé à Perros, avec mes deux prises; mais mon maladroit de second, qui n'avait qu'à courir avec un bon marcheur sous les pieds, pour gagner la terre, s'était fait prendre par une corvette.»

La petite bamboche, il est bien bonne, s'écria le capitaine Ribaldar, Portugais à l'accent plus que gascon, naturalisé en France, par son intrépidité et ses courses célèbres dans la Manche. Je veux, dit-il, vous en raconter une adventoure, qui me rappelle celle qué vient dé vous dire le capitan Niquelet.

Confession du capitaine Ribaldar.

«J'étais toumbé la nouit, avec ma goëlette la Revance, dans un counvoi dé bâtimens qui venaient dé la Zamaïque, comme on dirait un loupe dans une vergérie. Les frigates qui escourtaient le counvoi, mé prirent pour un bâtiment anglais, par la raison que jé faisais coume les austres, les signals qu'il fallait répétitionner. Vers soir, j'aborde un grand trois-mâts, qué j'avais choisi bien gros et bien sargé. Vous m'abordez, qué mé dit lé capitaine anglais: par Diou, jé crois bien que jé t'aborde, qué jé lui dis; té fiche à la mer si tu dis un soul mot; il sé tut et mis à son bord vingt bons gaillards. Une heure après, jé me laisse culer sur la quoue dou counvoi, et z'aborde, coume par mauvaise manouvre encoure, oun autre gros papa dé navire: Vous m'abourdez, me dit encore lou bêtasse dé capitane: touzours la même çanson, que ze mé dis; en cé cas touzours la même réponse. Oui, canaille, qué zé t'aborde, que zé loui dis. Il vut faire lou meçant; zé lé fais zeter par-dessous lou bord, por nou pas faire do bruit. Las frigatignes quez escourtait lou counvoi fount dos signals par la nouit; mes dos prisès repetitionnent los signais coume los austros bâtimens anglaisès. Mas oune fois la nouit vénue, zé t'en fice, va! Moun coursaire et los dos prisès laissent là los counvoi et forcent dé voile, bougre… Si z'avais ou doscents houmes, z'aurais fait vingto prisès; zè les prénais conme aum assoume des veaux marins, à coups dés bâtouns.»

—Mais en rentrant à Tréguier avec vos deux prises, demanda le capitaine
Niquelet à Ribaldar, n'eûtes-vous pas une affaire avec un lougre de
Jersey?

«Ah! si parblu! Une petite bamboce militare!pétit coquin dé lougre voulut tâter dé mes prises. Zé lé croçais à l'abourdage pour arrêter oun pu sa marce. Il me toua quinze houme; zé n'en avais plus qué trente à bord; si z'en avais eu soixante, il m'en ourait toué trente; mais j'ourais pris lé pétit bougré. Il sé sépara moi avec zoie. Une vraie bamboce militare!»

Quand le capitaine Ribaldar eut fini, et qu'il eut avalé un demi-bol de punch, avant de rallumer sa pipe, les auditeurs s'écrièrent: A votre tour, capitaine Polletais! Le vieux marin dieppois se gratta l'oreille, sous son bonnet rouge; et, assez embarrassé de commencer sa narration, il s'exprima cependant ainsi:

Confession du capitaine Polletais.

«Mes bonnes gens, je ne sais pas trop ce que je vous dirai. J'ai fait bien des petites bourdes aux Anglais: on a tant d'peine à gagné sa pauvre vie dans c'monde et à la mer surtout. Nous autres pauvres pêcheurs je ne sommes pas bien malins, voyez-vous, mais je fesons pas moins queuquefois not'petit bonhomme de chemin, quand l'bô Dieu veut nous le permettre. Je vous dirai donc, pour vous dire queuque chose, que les Anglais n'ont pas touzours beau zeu à s'risquè avec nos corsaires ed'la Mance et du Pas-d'Câlais.

»Une corvette voulut me chasser sur l'grand lougre que v'savez vu et que je viens d'mouiller su le chenal. Je laissai tomber m'n'ancre sû la côte d'Somme en dedâns des bancs à vue d'l'Anglès.

»La corvette n'pouvant point m'approcè, armit trouais embarcâtions pour veni m'abordé dans la nuit. Z'fis faire à bord mes filets d'abordâze, et puis z'avais dès doubles filets, Vsavez biè ce que c'est qu'des doubles filêts, ze pense? C'est-z-une manière d'grands filêts qu'on tend en dehors du navire, comme si c'étaient d'séventails qu'auraient des boulets au bout pour les faire tombé comme des pièzes à attraper des renârds. Les trouais pénices anglaises m'abourdirent à nuit et à minuit, creyant qu'à l'heure où se relevait le quart, il y aurait d'la confusion à-bord. Z' lès fis sâler un petit brin à coups d'fûsil et d'espingole. Mais c'fut quand ze commandè d'laisser tombé lès doubles ***, filêts sur les pénices qu'ça fut un drôleu d'çarivari, m's amis! Tous l's' Anglès étaient happés comme des mélans dans eune seine. I's' débarbouillaient comme des pessons dans des appléts. Voyons que ze dis à nos zens: il faut les faire défilé la parade, et les mette un à un dans la câlle. C'qui fut dit fut fait, et biè vîte; et toute c'te mauvaise enzeance fut arrimée sous clé, les panneaux et écoutilles biè fermés. Avec c'te belle fîçue cargaison, ze m'dis: Zean Micel Pelletais, tu seras biè mâlin si tu fais queuque çose d'bon!»

Tous les auditeurs se mirent à rire à celle saillie plaisante du vieux corsaire dieppois, qui continua:

«Attendez donc, m's'amis; c'n'est point l'tout, ze dis à mes zens: Mes petites brebis, il vous faut sauter dans les pénices anglaises, actuellement pour prendre une toulène d'lavant du corsaire et râmè en nous rémoquant, comme si les pénices avaient enlevé l'lougre. Mais criez-moi ferme un hourra pour faire crouaire à la corvêteu qu'ses embarcations nous ont happés. Un hourra qui aurait fait tremblé la barbe du bô Dieu fut poussè par nos zens. L'équipage de la corvêteu y répondit par un aute hourra!

»Mes trouais pénices nazant sur l'avant, j'file mon câble, et mes zens s'mettiont à çanter des çansons anglaises, car les matelots d'cez nous savent tous aussi biè çanter, sans comparaison, comme l'zanglès. La corvéteu qui s'était épuisée d'monde pour armé les pénices, crut bié qu'le corsaire était prins; mais quand ze fus à portée d'pistolet d'allé et qu'allé m'eut crié d'mouiller, mes trouais embarcations larguent la toulène et èlongent m'n'anglès. Ze l'aborde en même temps et ze l'envève tout comme eune pleume! Qu'voulez-vous, mes bonnes gens, on a tant d'peinne gagné sa vie dans c'pauve monde!

»Ze n'pourrais point biè v's dire la réception qu'on m'fit à Câlais quand on vit rentré mon lougre avec une corvêteu anglèse au derrière. Son altesse l'Empereu dès Francès zuzea qu'il ferait biè d'me donné la queroix de la relizion d'honneur pour c'taffaire-là, et j'la prins c'te queroix, que vos n'voyez ici qu'le ruban.»

Ces récits des hauts faits des capitaines que je voulais égaler, enflammaient mon émulation. Dieu! que je souffrais, avec tant d'ambition dans le coeur, de n'être encore, parmi les marins, qu'un enfant inaperçu! A terre, me disais-je, un jeune homme peut, sans beaucoup d'expérience ou du moins avec une expérience facile à acquérir, se distinguer en exposant vaillamment sa vie dans cinq à six batailles; mais, à la mer, c'est peu que d'être le plus brave; si l'on n'a pas vieilli sur les flots, si, à force de pratique, on n'a pas acquis la science difficile du marin, on végète, confondu parmi ces hommes que l'on embarque sur le pont d'un navire pour appliquer leur force au bout d'une corde, ou pour verser leur sang au premier commandement de leur capitaine.

Je ne pouvais plus y tenir: il me fallait naviguer; c'est à la mer que je voulais respirer: une sorte de maladie du pays se serait emparée de moi si j'étais resté plus long-temps à terre. Je tourmentai Ivon pour qu'il hâtât l'armement du petit corsaire qui devait nous conduire à la gloire et à la fortune.

Un motif nouveau vint encore ajouter au désir que j'avais de quitter Roscoff. Depuis quelque temps, j'avais cru remarquer dans Rosalie une espèce de contrainte qui me désespérait et dont je ne pouvais m'expliquer la cause. Ces caresses innocentes, auxquelles elle se livrait auparavant avec tant d'abandon et de bonheur, semblaient l'affliger et l'effrayer. Moi-même, quelquefois troublé, embarrassé, quand je me trouvais tout seul avec elle, je commençais à rechercher avec plus d'ardeur sa présence, qui cependant me faisait éprouver moins de félicité qu'au commencement de nos naïves amours. Je sentais plus que jamais je ne l'avais fait encore, que Rosalie me chérissait, et son refroidissement apparent m'inquiétait peut-être moins qu'il ne m'irritait. On aurait dit, toutes les fois qu'elle pressait vivement ma main, ou qu'il lui arrivait de m'embrasser encore, qu'elle se reprochait les marques de tendresse qu'autrefois elle me prodiguait avec tant de plaisir et de confiance. Il me fallait sortir de cet état de gêne et de doute. J'exprimai de mon mieux à Rosalie ce qui se passait en moi; je la grondai presque du changement que je croyais avoir remarqué en elle. Un amant bien expérimenté n'aurait peut-être pas mieux fait pour obtenir beaucoup, que moi en cette circonstance pour n'obtenir qu'une simple explication.

«Tu ne sais pas de quel poids tu soulages mon coeur, me dit-elle: j'avais besoin de te confier aussi ce que j'éprouve depuis quelque temps, et je n'osais pas commencer. Oui, je sens bien que, malgré la mauvaise opinion que j'ai pu te donner de moi, je ne suis pas née pour vivre avilie. Je t'aime cent fois plus que je ne saurais le dire; mon plus grand bonheur serait de pouvoir te posséder comme mon amant, pendant un jour, un instant, et de renoncer ensuite, s'il le fallait, à tout, au monde, à mon avenir, à la vie; mais tu es un enfant, mais j'ai quelques années de plus que toi, et je connais, mieux que tu ne peux le faire encore, la conséquence d'une mauvaise action. Non, je combattrai mon coeur, mes passions; je vaincrai mon délire et je ne te perdrai pas. Qu'une autre femme que moi abuse de tes jeunes années. Qu'elle soit heureuse en te laissant un souvenir que plus tard tu flétriras de ton mépris; mais moi, qui veux sans cesse rester ton amie, après avoir été ton guide, je ne consentirai jamais à devenir ta maîtresse à un âge où tu ne peux pas faire un choix; à un âge où l'on m'accuserait non de t'avoir cédé, mais de t'avoir séduit…. Léonard, il faut nous séparer pour quelque temps…»

En prononçant ces derniers mots, Rosalie fondit en larmes; elle était dans mes bras. Je ne savais qu'essuyer ses yeux et lui répéter ces mots avec lesquels je l'avais souvent consolée.

«Oh! je me suis trop vivement aperçue, continua-t-elle, à tes regards plus pénétrans, à tes caresses plus exigeantes, du désordre que notre intimité, d'abord si ingénue, commençait à jeter dans tes sens. C'est la séduction que je craignais le plus. C'est celle à laquelle je me sens encore la force de résister aujourd'hui: demain il ne serait plus temps! Je t'aime trop mille fois pour ne pas devenir coupable envers toi, envers tes parens, si tu cessais de me regarder comme une soeur. Je ne puis pas être ta maîtresse, sans renoncer à l'estime que je conserve encore pour moi-même.»

Cette entrevue, la seule que j'eusse encore redoutée avec Rosalie, produisit sur moi une impression que je n'avais pas encore connue. Jamais encore Rosalie ne m'avait parue si belle, si touchante. Le sentiment qu'elle m'exprimait me semblait si vrai! L'idée d'une séparation prochaine donnait à cet entretien si intime, quelque chose de si tendre, que ses caresses devinrent plus vives et plus dangereuses que toutes celles que nous nous étions prodiguées.

«Oh! laisse-moi, laisse-moi, mon ami, s'écria-t-elle; c'est le moment de nous séparer! Léonard, laisse-moi, je t'en supplie au nom de tout ce que tu as de plus cher, laisse-moi…»

Le cabinet de Rosalie donnait sur le haut de l'escalier du premier étage. Par un instinct que l'on commence à avoir à seize ans, quelque novice que l'on soit, je remarque, pour la première fois encore, que la porte avait un verrou: je saute sur cette porte, malgré les efforts de Rosalie, et je la ferme; ce mouvement si vif, si déterminé, parut l'épouvanter. Je m'approchai d'elle, elle recula vers la fenêtre de son cabinet. «Au nom du ciel, dit-elle, ne m'approche pas; je ne sais ce que je ferais si tu oubliais…» La fenêtre était ouverte; la poitrine de Rosalie battait avec force, son regard avait quelque chose qui m'étonnait; j'avance vers elle: elle jette un cri en se précipitant sur le bord de la croisée. Au même moment, un grand coup de pied frappé dans la porte du cabinet, renverse en dedans cette porte, sur les débris de laquelle paraît Ivon!…

A l'aspect de mon mentor, se montrant comme un fantôme, je reste stupéfait, et, à l'ardeur qui circulait dans mes veines, succède un froid glacial.

—Vous êtes un honnête fille, dit-il froidement à Rosalie, qui, s'asseyant en désordre sur sa chaise, cachait sa tête en pleurs, entre ses deux mains.

«Pour vous, mon pays, il est temps que vous filiez vos amarres par le bout. J'étais là, et si Rosalie vous avait écouté, ça se serait passé autrement; car je vous aurais coupé le sentiment au ras de l'écubier

Je ne savais que répondre à Ivon. Les bras pendans et la tête baissée, je paraissais attendre l'arrêt qui devait me condamner.

Ivon sentit qu'il était temps de changer la conversation, jugeant, à mon attitude, que j'avais compris suffisamment la leçon de morale qu'il venait de me donner, avec son grand coup de pied dans la porte.

—Ah ça, vous ne savez pas une chose? C'est que je donne un grand bal à tout Roscoff, avant le départ du Vert-de-Gris. Je veux griser tous mes invités. J'ai commandé des musiciens à Morlaix, et des masques pour amuser la société: Mam'zelle Rosalie fournira les rafraîchissemens. On viendra en bas de soie et en culotte courte: je donnerai l'exemple. Ce sera un bal décent; mais il sera permis de fumer dans la salle.

Comme je cherchais à prendre une contenance et à changer d'attitude, je fis semblant de sourire au projet d'Ivon. Rosalie conserva son air pénétré et rêveur. Nous parlâmes bientôt tous trois du bal que se promettait de donner notre ami, et il ne fut plus question de la scène qui venait d'avoir lieu; mais elle laissa dans le coeur de mon amie et dans le mien une impression profonde.

Le Vert-de-Gris, le premier corsaire qui se trouvât paré à se montrer, cette année, dans la Manche, était armé. Il avait été décidé qu'Ivon en serait le capitaine. Je n'avais pu obtenir, en raison de mon âge et de mon peu d'expérience, que le poste de lieutenant. Notre navire, long de trente-sept pieds, de tête en tête, devait avoir quarante hommes d'équipage, et nous n'avions pu encore trouver, pour l'équiper, qu'une trentaine de matelots, nombre exact des avirons que pouvait border le Vert-de-Gris, en temps calme. Le capitaine Ivon ne s'inquiétait guère de l'insuffisance numérique de son équipage. «Quand viendra l'occasion de faire un bon coup, je trouverai du monde.» Notre capitaine ne songeait qu'à son bal. Des affiches placardées sur tous les murs de la ville, et une publication au tambour, annoncèrent, comme on annonce une vente par expropriation, le jour où la fête se donnerait.

Un magasin de liquides, décoré de pavillons et entouré d'estrades, faites à la hâte, fut choisi pour le lieu de réunion. Une douzaine de ménestriers de village composèrent l'orchestre. Tout le matériel du café de Rosalie fut transporté dans la salle des rafraichissemens. Les notables de l'endroit et tous ceux qui avaient pu chausser un bas de soie, se rendirent à la galante invitation de mon capitaine. Deux douzaines de contredanses à huit s'agitèrent en même temps, au premier coup d'archet donné par l'orchestre. Des plateaux couverts de verres de grog fumant, et de limonade punchée pour les dames, circulèrent, avec la joie, dans les rangs des danseurs et des spectateurs.

A minuit, le bal était dans sa fleur. On chantait d'un côté, on buvait partout, on dansait au centre et l'on fumait dans les coins. Ivon recevait des félicitations des uns, des poignées de main des autres. Il était enchanté. Mais, au moment où l'on allait manger les grosses pièces de boeuf, les gigots et les jambons, qui composaient l'ambigu, l'armateur du Vert-de-Gris vint tout haletant, annoncer au Lucullus de la fête, qu'un grand trois-mâts anglais, drossé par le calme et les courans, avait été vu sur le point de faire côte dans le nord de l'île de Bas. A ces mots, Ivon me prend par le bras, et m'ordonne de rallier tous les gens de notre équipage, pour les faire embarquer en double. La marée pressait: il nous manquait du monde; mais notre capitaine trouva le moyen de s'en procurer. «Voyons, disait-il, qui veut embarquer, pour douze francs par jour, à bord du Vert-de-Gris?—Pour dix-huit francs?—Pour un louis?» A ce prix; une douzaine de matelots désoeuvrés se présentent. On saute à bord, nous bordons nos avirons: on charge tant bien que mal notre unique caronade et nos fusils, et nous voilà partis, sortant tout en sueur du bal, pour amariner le trois-mâts anglais, que notre petit corsaire seul pouvait, disait-on, aborder.

Dans une conjoncture moins sérieuse, j'aurais bien ri de voir mon ami Ivon, encore en bas de soie et avec toute sa toilette de bal, courir l'abordage d'un bâtiment ennemi; mais l'idée du danger, le souvenir de Rosalie, que j'avais quittée sans lui dire adieu, remplissaient trop ma tête, pour que je songeasse à la bizarrerie de notre départ et à l'imprudence même de notre expédition.

L'ardeur que notre équipage et nos gens nouvellement engagés mettaient à haller sur nos avirons, était incroyable. La mer était calme comme de l'huile, selon l'expression des marins. Nous ne tardâmes pas à quitter la chenal de l'île de Bas, à franchir la passe de l'Est, et à revoir au clair de lune, l'île près de laquelle, quelques mois auparavant, nous avions fait sauter le Back-House. Notre capitaine Ivon n'y fit seulement pas attention, tant les choses extraordinaires dont sa vie avait été remplie étaient devenues vulgaires pour lui. Ses yeux de lynx ne se promenaient que sur la partie des flots où il croyait devoir apercevoir le bâtiment anglais qu'on lui avait signalé, et que nous voulions attaquer.

A deux heures du matin, nous trouvant dans le nord-est de l'île de Bas, à quelques lieues de terre, nous aperçûmes enfin le navire qui devait devenir notre proie. Les rayons de la lune, projetés sur la surface presque immobile de la mer, nous laissèrent distinguer une masse noire au centre de ce réseau de jets argentés. Nous approchions à force de rames le bâtiment, que le mouvement paresseux des flots balançait au sein du calme et du silence le plus profond. Notre petite caronade, chargée à double charge, était disposée à faire feu, et nos hommes parés à larguer leurs avirons pour sauter à l'abordage. Une brise, la brise la plus infernale que nous pussions recevoir, s'éleva sous de gros nuages qui venaient d'envelopper la lune. Le hasard voulut que le trois-mâts, dont les voiles battaient en calme une minute auparavant, se trouvât tout justement orienté pour recueillir le premier souffle de ce vent malencontreux, contre lequel nous jurions à faire trembler notre barque. Il fila bientôt, et avant que nous eussions rentré nos avirons, hissé nos voiles, et mis le cap en route, notre ennemi put gagner de la route sur nous. Cette contrariété ne nous rebuta pas. Nous appuyâmes la chasse à la proie qui voulait nous échapper. La clarté de la nuit nous permettait encore de distinguer, sous le vent à nous, le point mobile que nous voulions atteindre. A trois heures et demie du matin, nous nous trouvions presque à portée de canon de notre Anglais. Mais la lune, déjà à l'horizon, disparut et nous laissa quelque temps dans l'obscurité: notre chasse continua.

Avec le jour naissant, nous aperçûmes le bâtiment, que nous prenions toujours pour le trois-mâts chassé, à petite distance de nous; mais il paraissait courir à contre-bord. Cette manoeuvre nous surprit. Quelques uns de nos hommes crurent remarquer qu'il était beaucoup plus long et plus haut sur l'eau, qu'il n'avait semblé l'être au clair de lune. Nous n'étions pas d'avis de l'approcher; mais notre capitaine Ivon n'entendit pas raison là dessus, «Croyez-vous, nous dit-il, me faire la loi comme à ce brave capitaine Arnaudault, avec qui j'ai navigué dernièrement? Allons donc, tas de badernes: pare-à-virer adieu-val! et à l'abordage!»

Nous virâmes de bord sur le navire anglais. En l'approchant, Ivon lui-même trouva qu'il était gros; mais il attribuait l'apparence de son volume à l'effet du mirage. Notre ennemi ne nous donna pas la peine de l'aborder. Un coup de canon à boulet, qui nous dépassa à plus de deux cents brasses, nous arracha toutes nos illusions: c'était un vaisseau de 80 canons.

Nous voulûmes fuir; ce fut en vain: dans quelques minutes nous nous trouvâmes criblés de mitraille. «Capitaine, vint dire un matelot à Ivon, le corsaire coule par un trou de boulet à la flottaison.—Eh bien! bouche-le, Lofia!—Mais je n'ai rien pour le boucher!—Eh bien! mets-y ta vilaine chienne de boule, qui n'est bonne qu'à ça!» Ivon sifflait l'air de Mesdemoiselles, voulez-vous danser, pendant qu'on nous mitraillait ainsi. L'équipage, couché à plat-ventre sous les bancs de notre corsaillon, cria qu'il fallait amener. Force fut de nous rendre au vaisseau, sous la batterie duquel nous nous trouvions d'ailleurs affalés.

Notre vainqueur, voyant que nous nous rendions, mit en panne pour nous donner la facilité de venir à lui. Aussitôt nous vîmes monter sur ses basses-vergues des gabiers qui frappèrent lestement de fausses balancines et des appareils de bouts de vergue. Les crocs des cayornes d'étai furent affalés sur la chaloupe du vaisseau, et bientôt nous aperçûmes, de notre petit corsaire amarré le long du bord au vent, cette chaloupe s'élever au-dessus des bastingages de notre ennemi. «Que diable cet Anglais-là veut-il donc faire, en mettant sa chaloupe à la mer? répétait Ivon, irrité d'attendre qu'on lui ordonnât de monter à bord du vaisseau. Il n'a pas cependant besoin de faire tant d'embarras pour nous amariner, puisque nous voilà le long de son bord comme une poste-aux-choux»[1] Ennuyé d'attendre les ordres du commandant anglais pour grimper à bord du vaisseau, notre capitaine voulut y monter tout seul.—«Be quiet, be quiet, Sir, lui cria le commandant d'une voix rauque et enrouée.—Mais que diable veut-il donc faire, cette espèce de charabia?» répétait encore Ivon.

[Note 1: Poste-aux-choux, nom que l'on donne à bord des vaisseaux, à l'embarcation qu'on envoie à terre chercher les provisions et les légumes.]

La manoeuvre du vaisseau, dont il ne pouvait se rendre compte, ne tarda pas à s'expliquer pour nous.

Aussitôt que la chaloupe du Gibraltar (c'était le nom du vaisseau anglais) se trouva mise à l'eau, sous le vent, une douzaine de matelots descendirent, s'affalèrent à notre bord, tenant à la main les bouts de deux forts grelins, dont ils passèrent les doubles sous la quille de notre pauvre Vert-de-Gris. Quand ces sortes de fortes élingues furent croisées sur notre pont, et que les fausses balancines et les cayornes de dessous le vent furent passées du bord du vent, le vaisseau contre-brassa un peu ses basses vergues: les appareils furent frappés immédiatement sur nos élingues, et, au bruits des sifflet perçans des bossmen, tout l'équipage anglais, courant sur le pont et riant aux éclats, se mit à hisser en l'air notre corsaire et nous, à la place de la chaloupe qu'on venait de débarquer!…. Notre indignation ne peut se peindre. Traiter un corsaire français comme la poste-aux-choux d'un vaisseau! Nous essayâmes en vain de sauter de notre navire sur le pont du Gibraltar; impossible: des sentinelles nous empêchèrent de quitter notre poste. La place de la chaloupe, qu'avait prise le Vert-de-Gris, entre le grand mât et le mât de misaine du vaisseau, était tout juste la mesure. Le commodore anglais avait décidé que nous serions conduits ainsi, à bord de notre bâtiment même, jusqu'à Plymouth. La consigne fut suivie.

On se ferait difficilement une idée de notre position humiliante, et des tristes réflexions qu'elle nous suggérait. Quelle figure allions-nous faire à Plymouth, devant une foule attirée par le spectacle d'un vaisseau anglais, débarquant un corsaire français, avec tout son équipage, comme on débarque un canot-major ou le canot d'un commandant! Ivon, transporté de rage, voulait se tuer. Nous l'avions amarré, pour l'empêcher de se jeter à la mer ou de se donner un coup de poignard. Chaque fois qu'il voyait paraître le commandant ou un officier anglais, sur le gaillard d'arrière et près du grand mât, il l'injuriait, l'insultait, jusqu'à ce que la rage lui eût fait perdre haleine.

Nous arrivâmes bientôt à Plymouth, sur le Gibraltar, ou plutôt sur notre corsaire, porté par le vaisseau anglais.

5.

PRISONS D'ANGLETERRE.

Captivité.—Vices et amours des Prisons.—Les forts à bras.—Les corvettes, les Laïs, les Romains, et les raffalés.—Notre Introduction.—Morale d'Ivon.—Autres amours.—Tentative d'évasion.—Le tron est vendu.—Madame Milliken.

Tant qu'il restera un souvenir chez les nations policées, on se rappellera avec horreur les prisons d'Angleterre, cloaques infects où des milliers d'hommes allaient s'entasser sous la main de la vengeance, pour oublier dans l'excès du malheur et des privations, tout ce qui fait la civilisation et l'humanité.

Ces théâtres affreux d'une captivité et d'une proscription de chaque jour, situés aux environs de villes opulentes, répandaient au loin l'air impur qui s'exhalait de leur sein; à une lieue des prisons, la terre cessait de produire, frappée qu'elle était de stérilité; et les oiseaux mêmes fuyaient l'atmosphère empestée qui enveloppait ces vastes charniers d'où un murmure confus s'échappait comme ces plaintes qu'on dit sortir des entrailles de l'enfer. C'était là que des masses de Français expiaient le tort d'avoir servi leur patrie et le chef qu'ils avaient choisi pour les gouverner.

On a déjà dit les incroyables tortures que pendant onze ans avaient eus à subir les mille ou douze cents prisonniers qu'on enfermait à bord de chaque ponton. Je ne parlerai ici que des prisons de terre.

Deux ou trois grandes casernes, dans lesquelles on aurait logé à peine cinq à six cents soldats, suffisaient pour emprisonner trois à quatre mille Français. Des morceaux de toile suspendus dans tous les sens, depuis le pavé jusques à la toiture de ces édifices délabrés, servaient de lits aux captifs; quatorze onces de pain noir et six onces de mauvaise viande ou de morue putréfiée, étaient jetées chaque jour à chacun d'eux; c'était leur nourriture.

Une veste et un pantalon de serge jaune, marqués au coin du roi d'Angleterre, leur était donnés pour braver la rigueur des hivers pendant plusieurs années. On leur permettait à certaines heures du jour, d'aller respirer l'air dans la boue d'une grande cour non pavée, entourée de murs sur lesquels veillaient les impassibles sentinelles préposées à la garde de la prison; mais lorsque le soir de l'été venait, avec ses douces émanations, porter la fraîcheur dans le Pré (c'est ainsi qu'on nommait la cour de la prison), les geôliers avec leurs clefs énormes, les soldats avec leurs longues bayonnettes, faisaient rentrer comme un vil troupeau, ces groupes d'hommes qui demandaient à jouir encore d'un air moins impur que celui qu'ils allaient humer avec la mort, dans les étables où on les parquait pour la nuit.

La captivité est sans doute un supplice horrible pour ceux qui n'ont commis d'autre crime que celui d'avoir succombé en combattant loyalement; mais il était encore, dans les prisons d'Angleterre, un mal plus horrible à endurer que celui d'une réclusion sans espoir; c'était le spectacle de la dépravation, que les privations de toute espèce engendraient au milieu de tant d'hommes entassés, pêle-mêle, avec toutes les passions et les vices qui fermentent, qui se déchaînent au sein des cloaques où l'on persiste à établir son règne.

Les gens qui ont été assez heureux pour ne pas être témoins des excès auxquels peut s'abandonner la nature humaine, livrée sans frein à ses instincts les plus grossiers, se refuseront toujours à croire des rapports que l'on pourrait supposer dictés par l'exagération ou la misantropie. Mais la vérité est là, et il ne suffit pas de la contester froidement pour l'anéantir: elle ne doit pas épargner notre malheureuse espèce, ni cacher à notre délicatesse les faiblesses auxquelles peut descendre cette humanité, que par une erreur, qui même est aussi une faiblesse de plus, nous nous obstinons à regarder comme une nature privilégiée.

Un vice honteux, dont le nom seul est un outrage à la pudeur, un vice que l'antiquité a chanté et que la barbarie tolère aujourd'hui à peine, régnait avec frénésie dans les prisons. J'ai vu des actes de mariage, gravement rédigés et signés de bonne foi, dans des lieux où il n'y avait qu'un sexe. J'ai vu, enfin, des asiles de prostitution ouverts à la frénésie de la corruption, au milieu d'une société de captifs, si l'on peut appeler société une foule de malheureux enchaînés comme des tigres dans un repaire effroyable. J'ai vu des jeunes gens se donner la mort en duel, en se disputant les faveurs de ceux qu'ils appelaient leurs maîtresses. Il y avait enfin, en prison, de l'amour, des mariages, des rivalités, des infidélités et de l'adultère; et cependant, comme je l'ai fait déjà remarquer, il n'y avait là qu'un sexe!

La force physique avait parmi les prisonniers ses privilèges, ses flatteurs et ses victimes. La brutalité, sous ses formes les plus hideuses, opprimait là le droit, la nature et la pudeur.

Les athlètes, rois de ces cachots impurs, composaient une espèce de corporation: on les nommait les forts à bras.

Les forts à bras obtenaient leur titre après avoir fait leurs preuves à la force du poignet, et après avoir terrassé ou tué leurs adversaires. Les vainqueurs étaient portés en triomphe et promenés sur le bouclier, dans toutes les salles de la prison, musique en tête, et la foule de leurs admirateurs en queue. Ils étaient alors admis dans la bande privilégiée des tyrans du Pré.

Ils s'attribuaient la surveillance des jeux de hasard: leur intervention mettait fin aux débats entre les parties contendantes, et ils s'emparaient quelquefois même des pièces de tous les procès, qu'ils suscitaient et dont ils s'arrogeaient fièrement la connaissance.

Les Corvettes (qu'on me permette ce mot depuis long-temps consacré) employaient toutes les ressources de leur dégoûtante coquetterie, pour plaire aux forte à bras. Ces messieurs, c'est des derniers que je veux parler, accordaient, en échange des faveurs qu'ils obtenaient de leurs Laïs masculines, la protection qu'ils étendaient sur tout ce qu'ils pouvaient trouver de plus odieux et de plus obscène encore qu'eux-mêmes.

La plupart de ces gladiateurs étaient des gabiers de navires, des matelots, dont la force physique et le caractère brutal s'étaient développés dans l'exercice de leur rude profession. Quelques forts à bras régnaient par la terreur sur la faiblesse, à plus d'un titre: ils étaient maîtres d'armes, bâtonnistes, professeurs de savate ou de boxe. C'est dans les endroits disposés pour les jeux de quilles ou de boules, qu'ils établissaient ordinairement leur gymnase.

Quand une querelle éclatait parmi les prisonniers, ils s'établissaient aussitôt juges du camp, et, pour peu que deux adversaires se montrassent disposés à vider leur différend par les armes, les champions se rendaient dans une salle de la prison réservée aux combats singuliers. Là, les hérauts d'armes remettaient à chacun des combattans un bâton au bout duquel on attachait un rasoir ou une branche de compas; et, en présence de tous les curieux attirés par l'appât du duel annoncé, le sang jaillissait sur l'arène, et le mort ou le blessé était transporté à l'hôpital, lieu funeste où l'avarice présidait encore aux soins que l'humanité, même la plus égoïste, ne peut pas toujours refuser à la souffrance.

Les Romains formaient une classe de parias parmi les prisonniers. Voici l'origine de cette dénomination singulière, sous laquelle on désignait les rebuts des prisons d'Angleterre.

Les jeux de dés étaient courus par les hommes qui, avec une conduite irrégulière, cherchaient une distraction à leur ennui ou à leur misère. Il n'était pas rare de voir les prisonniers risquer sur un coup de paroli jusqu'à leur ration du jour, leur hamac et leurs vétemens, et lorsque dépouillés par la fortune du jeu, de leur habit ou de leur unique pantalon, ils allaient grossir le nombre des raffalés, ils se retiraient avec ceux-ci dans un des coins de la prison, où ils se parquaient avec humilité. Là, couchés entièrement nus sur le sol ou sur de mauvaises planches, et se rapprochant le plus possible les uns des autres, pour avoir moins froid, ils se tournaient à la fois, à certaine heures de la nuit, au coup de siffle de celui qu'il avaient proclamé leur général. Forcés de quitter leur repaire, quand il fallait nettoyer les dalles infectes sur lesquelles ils croupissaient, on les voyait dans le Pré, greloter pendant une ou deux heures, et cacher sous leurs mains tremblantes, les parties secrètes, que les sauvages mêmes ont la pudeur de couvrir d'une natte ou d'une feuille de latanier.

Le gouvernement anglais, sollicité par les commandans des prisons, d'accorder quelques lambeaux qui servissent à cacher l'affreuse nudité de ces misérables, envoya enfin dans chaque Pré quelques centaines de vieilles couvertures, et bientôt on vit se pavaner dans les cours, ces pauvres diables se drapant dans leurs manteaux de laine usée, comme autrefois les sénateurs dans la pourpre romaine. L'épithète de Romains leur fut donnée; elle convenait à leur tournure, et elle tint bon. On ne les connut plus que sons ce nouveau sobriquet.

Mais au milieu de tant d'horreurs, de tant de misère et de tant d'objets dignes de dégoût ou de pitié, les arts et l'industrie, qui s'introduisent avec les Français jusque dans les cachots, venaient apporter quelques consolations aux victimes de la politique anglaise.

La paille, tressée par les prisonniers pour former des chapeaux de femmes, offrait à leur oisiveté un travail dont le produit servait à acheter le pain qui leur manquait. Un homme en s'occupant à faire de la tresse pendant dix à douze heures par jour, gagnait seize à dix-huit sous de France. Ces tresses de paille, achetées par des prisonniers qui les revendaient aux soldats de la garde de la prison, donnaient quelquefois un si grand bénéfice aux marchands en gros, qu'au bout de dix à onze ans, on a vu des négocians de prison, ramasser des fortunes de trente à quarante mille francs, en vivant, même dans la captivité, avec une certaine aisance.

Dans la plupart des prisons, les commandans anglais avaient permis aux captifs d'élever dans les cours de petites cabanes où l'on donnait à manger à la carte. Rien n'était plus singulier que d'entendre un prisonnier, portant sa ration de pain noir sous le bras, demander impérieusement la carte au garçon, qui servait du beef-steak à quatre sous, aux gastronomes et aux Lucullus de cette autre Rome.

Thalie avait aussi ses autels, et même ses prêtresses dans ces tristes lieux où la misère et le désespoir semblaient seuls pouvoir trouver accès: on jouait la comédie jusque sur les pontons. Mais quelle comédie et quelles actrices! Il suffira de dire que les jeunes premières de la troupe des prisons faisaient, parmi les spectateurs, beaucoup plus de conquêtes que n'en comptent les plus jolies danseuses et les premières cantatrices de notre Académie de musique.

Il y avait aussi dans les prisons un autre culte que celui des Muses. D'anciens enfans de choeur, se rappelant la messe qu'ils avaient servie dans leur jeunesse, célébraient tous les dimanches, sous les costumes sacerdotaux, l'office divin, que quelques fidèles venaient écouter dévotement. A Stapleton, par exemple, c'était un officier de l'armée expéditionnaire de Saint-Domingue, qui avait été revêtu des fonctions épiscopales. Un autel peint sur un mur, et terminé par quelques marches en relief, lui tenait lieu de tabernacle: deux ou trois petits mousses l'assistaient dans la célébration de l'office, et répandaient autour de lui les nuages d'encens du sacrifice. Tout cela se faisait sans rire. La nécessité, et le sentiment profond de toutes les privations, sauvaient du ridicule ces réminiscences grotesques des pratiques de la société.

Les sciences exactes et les mathématiques surtout étaient cultivées avec persévérance et succès par quelques prisonniers. Des officiers de marine avaient ouvert, pour les jeunes gens qui désiraient s'instruire, des cours de géométrie, de navigation, de langue anglaise et de grammaire française. Des musiciens se réunissaient pour donner de petits concerts, les danseurs pour monter des bals.

Des jours de fête se levaient quelquefois même pour les malheureux prisonniers. Chaque province célébrait, à une époque marquée de l'année, un anniversaire cher au pays où l'on était né. Les Bretons et les Basques se distinguaient surtout par l'espèce de culte qu'ils avaient voué à la patrie absente. Ces deux peuples de nos provinces sont peut-être parmi les Français, ceux qui conservent le plus long-temps les nuances qui les distinguent des autres populations de la France. Un Breton ne croyait guère avoir retrouvé un compatriote en prison, que lorsqu'il avait serré la main d'un autre Breton.

Un grand nombre d'officiers de marine et de l'armée de terre expiaient dans les fers le tort d'avoir voulu se soustraire, par la fuite, aux vexations auxquelles ils n'étaient que trop souvent exposés dans les cantonnemens. Les marins, en revoyant sous les mêmes chaînes qu'eux les officiers qu'ils avaient pris en aversion, à bord des bâtimens de l'État, se plaisaient à leur faire sentir la supériorité qu'ils avaient acquise sous l'empire de la loi commune du besoin et de l'impunité: souvent on voyait un matelot insulter l'orgueil révolté d'un de ses anciens chefs, pour avoir le plaisir de le battre ensuite, ou de le livrer aux huées de la démocratie de ces sales républiques.

Les militaires cependant surent toujours se préserver de ces déplorables excès. On les voyait même, lorsqu'un de leurs officiers venait partager leur sort, redoubler d'égards envers lui, en raison de son malheur et de l'autorité qu'il avait perdue sur eux. Il n'est pas sans exemple que des soldats aient nourri de leurs épargnes ceux de leurs anciens chefs que le peu d'habitude des travaux manuels réduisait à la ration insuffisante de la prison. C'était la dignité de l'épaulette qu'ils ne voulaient pas laisser tomber, disaient-ils, tant une discipline admirable conservait encore d'empire sur ces hommes que la captivité avait cependant affranchis du joug de toute subordination.

Si l'on avait à déplorer les moeurs intérieures des prisonniers, c'était avec un juste sentiment d'orgueil, du moins, que l'on retrouvait dans leur attitude en face de l'étranger, toute la fierté de la nation à laquelle ils appartenaient encore par un beau côté. Rarement les prêtres émigrés parvenaient dans les hôpitaux à recruter parmi les malades convalescens quelques traîtres pour l'armée ennemie. Presque jamais les prisonniers ne s'abaissaient à solliciter l'aumône des dames ou des gentlemen que la curiosité attirait sur les murs des prisons pour contempler ou pour plaindre les souffrances dont elles étaient le funeste théâtre. Lorsque la nouvelle d'une victoire pénétrait dans ces sombres asiles, c'était au cri de vive l'empereur! qu'elle y était accueillie. Plus les prisonniers enduraient de privations, et plus les souvenirs de la patrie, à laquelle ils offraient leurs derniers sacrifices, semblaient leur devenir chers. En 1814, lorsque, délivrés d'une captivité de onze années, ils retournaient en masses vers Calais, ils donnèrent une preuve bien frappante de leur dévouement à Napoléon détrôné, en répondant par des cris de vive l'empereur, aux cris de vive le roi, avec lesquels des piqueurs anglais annonçaient sur la route l'approche de la voiture qui portait Louis XVIII à Douvres.

La justice, à laquelle toutes les sociétés d'hommes reviennent toujours comme à une règle, si ce n'est comme à une vertu, avait aussi parmi les prisonniers français des tribunaux, un président et des juges. Les causes étaient plaidées et les jugemens exécutés à l'heure même et sans appel.

Le corps judiciaire était composé des notabilités qui, par leur force ou leur adresse, exerçaient déjà une certaine, influence sur la majorité des justiciables. Le chef des maîtres d'armes était ordinairement investi de la présidence de la cour, pourvu qu'il sût lire. L'espace pris à une douzaine de hamacs, et entouré, d'une mauvaise toile, servait de palais et de siège au tribunal. Le prévenu paraissait escorté par les robustes agens de cette force publique, qui résidait surtout dans la force physique de ses exécuteurs. Le plaignant était interrogé, et quand l'accusé était condamné pour vol (la justice ne connaissait que de ce genre de délits), on l'amarrait à une épontille où il recevait dix, quinze, vingt ou vingt-cinq coups de bouts de corde, selon la gravité du délit ou de ses circonstances. Cette pénalité, empruntée à la jurisprudence maritime, était la seule que l'on connût en prison.

C'est dans un de ces gouffres qu'en arrivant à Plymouth sur le vaisseau le Gibraltar, nous fûmes jetés à trois ou quatre heures du soir. Les grilles de la prison américaine furent ouvertes pour tout l'équipage du Vert-de-Gris. Quand devaient-elles se r'ouvrir pour nous!

Il nous fallut traverser une haie de geôliers avant de parvenir à la dernière barrière, contre laquelle nous aperçûmes avec horreur, des spectres vivans qui se pressaient pour nous demander des nouvelles de France.

Ivon, comme je l'ai déjà dit, avait été pris en culottes courtes et en bas de soie; et pendant la traversée à bord du Gibraltar, il n'avait pu, à son grand dépit, changer sa toilette contre un costume plus conforme à sa nouvelle position. En arrivant dans la prison, nommée la Prison-Américaine, il fut obligé de se montrer avec sa parure de bal, aux forts-à-bras, qui promenaient des regards scrutateurs sur chacun des nouveaux arrivés.

—Excusez, dit l'un des athlètes; ne vous gênez pas! Ce monsieur arrive en prison en mollets, et après que le bal est fini.

—Oui, malin, répondit Ivon, et en mollets de seize pouces, encore.

—Monsieur a de la chair de reste, à ce qu'il paraît; mais il lui en dégringolera avant six mois.

—Il en restera encore assez, à celui-là après le dégringolage pour ton chien et pour toi, vilain marcassin! Viens-y mordre, répondit Ivon, rougissant de colère et se flattant le mollet, comme pour allécher son aggressenr.

—Mais, si monsieur veut bien le permettre, nous essaierons un peu, repart le fort-à-bras en jetant son chapeau à terre, et prenant une attitude gymnastique.

Ivon n'était pas très-patient. Peu familiarisé avec les règles académiques de la boxe, il allonge un bras nerveux sur le fort-à-bras, qui lui riposte par un coup de poing sur l'oeil. Ivon ne se connaît plus: criblé de horions, il imprime ses doigts musculeux dans les flancs essoufflés de son adversaire, à qui il fait perdre la respiration; et l'enlevant au sol sur lequel le fort-à-bras cherche inutilement à se retenir, il le jette expirant sur l'arène, par-dessus sa tête qu'il lui a préalablement enfoncée dans la poitrine. Le fort tombe sur le carreau, d'où on l'enlève sans connaissance comme un cadavre, pour aller le faire saigner à l'hôpital ou le déposer mort à l'amphithéâtre.

A peine cette victoire fut-elle remportée, que mon Ivon est saisi par les spectateurs enthousiasmés, qui le montrent triomphant au dessus de leurs têtes, aux prisonniers, avec ses bas de soie déchirés, son visage ensanglanté, et son oeil hors de son orbite. Le soir de son apothéose, le héros Ivon était ivre mort. Il fut reconnu nonobstant pour un des rois du Pré.

Quant à moi, j'attendais paisiblement que l'enivrement de la victoire et de la forte bière se fût dissipé chez mon glorieux ami, pour pouvoir obtenir, par la protection du vainqueur un hamac et une petite place dans la prison. Cette faveur ne se fit pas longtems attendre.

Le lendemain de son succès, il me prit par la main, et eu présence de la respectable assemblée des forts-à-bras, il adressa cette courte allocution à ses nouveaux confrères:

«Je connais les usages de la prison. Mais le premier qui dira un mot plus haut que l'autre à ce petit lapin, qui est un de mes pays, aura affaire à moi Ives-Marie Lagadec de Lannilis. C'est tout, mes amis.»

Chacun me toisa, comme pour prendre bonne note de l'avertissement: jamais il ne m'arriva d'être insulté dans la prison, malgré mes quinze ans, mes cheveux bouclés et ma jolie figure.

En prenant connaissance des êtres de notre nouveau gîte je rencontrai d'anciennes connaissances avec ravissement. Le brave capitaine Arnaudault, qui s'était fait couler sur le Sans-Façon, était devenu marqueur de billard, sous un hangard ou un négociant en paille avait fait élever un établissement. Le fils du capitaine s'était fait professeur de mathématiques. Tout l'équipage du Sans-Façon se trouvait dispersé dans cet amas de captifs; et chacun y gagnait sa vie selon ses moyens, son industrie ou sa friponnerie. Le Capitaine d'armes du Sans-Façon, à qui j'avais enlevé Rosalie, me regarda cinq à six fois de travers; mais, après lui avoir proposé d'arranger notre affaire dans la salle de duel, il me laissa tranquille. Ivon d'ailleurs crut devoir lui souffler dans l'oreille trois ou quatre mots, qui eurent pour effet de me conquérir son indulgence.

Le bon Ivon ne tarda pas à être remarqué par l'autorité, qui cherchait à mettre dans ses intérêts les prisonniers dont le nom exerçait sur leurs collègues un certain empire. On lui proposa bientôt la place de maître cook, et il se chargea volontiers de distribuer la soupe et la ration de pain et de viande, aux homme du numéro 1.

Les principes d'Ivon n'étaient pas toujours fondés sur la morale la plus pure; mais ses calculs, ne manquaient pas toujours de justesse, ni de portée s'ils manquaient quelquefois de scrupule.

«Vois-tu toute cette canaille? me disait-il souvent; eh bien! si je m'avisais de ne pas lui rogner la portion, elle nous mépriserait parce que nous serions trop misérables pour l'éclabousser. Au lieu qu'en faisant mon beurre sur chaque ration, je puis tous les jours payer quelques quartes de bière, et me faire des amis de tous ceux que je vole proprement. Dans le Pré, avec les airs de richard que je me donne, on recherche ma protection. Nous vivons bien et nous faisons envie à tous le monde; ça ne vaut-il pas mieux que de ralinguer et de faire pitié à ce gibier-là?» Et après cela, nous buvions force bière chaude et force gin. Nous nous portions tous deux à merveille.

»Ecoute-moi, ajoutait cependant Ivon, tu es éduqué, Léonard, ce n'est pas pour te flatter, ni moi non plus; mais je ne sais pas lire plus que mon nom, je n'ai pas besoin, au bout du compte, d'être savant; toi, c'est différent, il faut que tu apprennes encore quelque chose si c'est possible. Il y a des génies en prison: deviens génie comme eux, tant que tu pourras, et je paierai ton apprentissage; car plus tu dépenseras, plus la ration des pensionnaires du numéro 1 sera petite. Ce n'est pas ça qui me gêne. Tu es joli garçon, mais ça n'est encore rien; ce n'est pas avec des femmes comme Rosalie, que nous devons rouler notre palanquin, c'est avec des hommes et de vrais matelots. Ah! si nous pouvions déguerpir de ce chien de domicile forcé!» Et en disant ces mots, Ivon poussant de gros soupirs qui soulevaient sa poitrine, regardait les murs de la prison.

Pour moi je ne soupirais qu'au nom de Rosalie. «Ce n'est pas l'embarras, reprenait-il, les femmes peuvent être bonnes à quelque chose pourtant. Il y a par exemple madame Milliken, la femme du purser de Mill-Prison, qui l'autre jour, en dehors de la barrière, m'a demandé comment tu t'appelais.

—Quoi? cette jolie dame qui montre quelquefois sa tête à la fenêtre du bureau?

—Précisément. Est-ce que tu aurais déjà mis le cap dessus?

—Non, mais l'autre jour elle m'a fait signe d'avancer sous ses croisées, et elle m'a jeté un nouveau Testament que voilà!

—Le beau fichu cadeau qu'un Nouveau Testament! C'est bien la peine d'appeler quelqu'un, pour lui envoyer un livre de cette espèce dans la main! Mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Il faut songer à jouer des jambes, le plus tôt possible, et à mettre l'Anglais dedans; car, quand bien même je gagnerais de l'argent plein la calle d'un vaisseau à trois ponts, la liberté sera toujours pour moi la liberté, vois-tu?

—Et quel moyen employer pour sortir d'ici?

—Depuis quinze jours, toute la prison travaille à un trou d'un demi-quart de lieue de long. Chaque piocheur prend, dans sa poche, la terre que nous grattons la nuit, et puis il la jette dans les latrines du pré pour cacher la farce que nous voulons jouer à l'Anglais.

—Pas possible!

—Tout est possible à qui veut respirer la belle air et manger des choux de France. Dans trois jours, tu me diras des nouvelles de mon trou; car c'est moi qu'on a nommé maître de ce trou-là.

—Mais si un traître venait à découvrir aux Anglais?…

—On l'escofie, et c'est toujours une petite consolation.

Le trou se minait effectivement chaque nuit. L'issue que l'on voulait pratiquer à l'extérieur devait donner dans un champ, situé à plus de trois cents toises des murs. Il fallait voir avec quel mystère et quelle ardeur les prisonniers passaient les nuits, pour creuser ce souterrain par lequel toute la prison devait s'échapper! Le projet des premiers évadés était d'égorger les sentinelles anglaises dans leurs guérites, et de massacrer tous ceux qui se présenteraient ensuite à leurs coups, si les cinq mille échappés étaient assez malheureux pour ne pas trouver les moyens de gagner la mer. Ivon, comme un des acteurs les plus actifs et les plus utiles, devait passer un des premiers. L'orifice intérieur du trou était recouvert, chaque matin, avec une précaution telle qu'il était impossible aux balayeurs des salles, d'apercevoir les traces de ce travail nocturne.

Un misérable, espèce de fou, qui portait le sobriquet de Jean-Café, et dont personne ne se défiait assez, trahit notre secret et vendit ses compatriotes aux Anglais. Peut-être aussi la joie que les prisonniers firent éclater, le soir où nous devions tous nous évader, décela-t-elle nos projets. En parvenant deux à deux à l'issue extérieure de l'excavation, les premiers engagés furent reçus par un détachement de soldats écossais qui s'emparèrent de tous ceux qui, en sortant du souterrain, croyaient déjà respirer l'air de la liberté qu'ils avaient si chèrement achetée. Dans moins de cinq minutes, les prisonniers pressés dans le boyau firent connaître à ceux qui n'attendaient que leur tour pour les suivre, que le trou était vendu!… Rien ne pourrait peindre l'indignation des prisonniers à ces mots terribles: le trou est vendu! le trou est vendu! Des imprécations effroyables annoncèrent le sort réservé aux traîtres. Ivon, que j'avais accompagné dans l'obscurité jusqu'au milieu du trajet, revint tout pâle; c'était la première fois que je le voyais dans cet état. Il venait de poignarder un soldat écossais au moment où celui-ci voulait l'arracher des bords de l'issue extérieure, pour le jeter au black-hold avec les autres prisonniers arrêtés en s'évadant.

Le tambour battait autour de Mill-Prison. L'alarme était donnée, le tocsin sonnait à Plymouth; les régimens qui avaient couru aux armes, se pressaient autour des murs. On nous cria d'éteindre les lumières dans les salles; personne n'obéit, et les gardes firent feu jusqu'au jour sur des malheureux que les balles venaient percer jusque dans leurs hamacs. Mais les prisonniers menaçaient de tuer quiconque parmi eux éteindrait une des lumières; c'était le seul héroïsme qu'il leur fût permis d'opposer à la rigueur inouie de leurs massacreurs.

Le lendemain de cette nuit cruelle, on permit au tiers des prisonniers de sortir pendant quelques heures dans la cour de la prison. Ces instans rapides furent employés à rechercher les traîtres. Un prisonnier se mit en tête de fouiller Jean-Café, sur le quel on avait commencé à concevoir quelques soupçons: on trouva deux ou trois guinées dans les poches de ce misérable, qui ne vivait auparavant que des aumônes que lui faisait la pitié de ses compatriotes. «C'est lui qui nous a vendus, s'écriait-on de toutes parts: il faut le tuer.—Non, fit entendre Ivon, d'une voix terrible; Il faut auparavant le flétrir.» Et comme si chacun eût deviné l'idée funeste de ce juge inflexible, on enlève cet infortuné qu'on livre à ceux qu'on nommait les piqueurs, et qui, à coup d'aiguilles, dessinaient sur les bras des matelots ces symboles et ces devises ineffaçables dont ils aiment à se tatouer. La tête de Jean-Café est rasée. On l'étend comme un cadavre à disséquer, sur une table; les mains de quatre forts-à-bras retiennent ses membres palpitans, comme dans des étaux, et les piqueurs les plus habiles tracent sur son front, de la pointe de leurs aiguilles rapides, cet arrêt éternel d'une justice atroce: FLÉTRI POUR AVOIR VENDU 5,000 DE SES CAMARADES DANS LA NUIT DU 4 SEPTEMBRE 1807.

Un cri de joie féroce s'éleva à la dernière lettre de cette effroyable inscription. C'était leur proie que les spectateurs impatiens de l'exécution, demandaient avec fureur. A moi le reste, dit Ivon avec une cruauté solennelle qui commandait une sorte de respect même à la rage des assistans. Les larges mains de mon camarade s'étendent sur le supplicié; il l'enlève à moitié expirant au dessus de sa tête; la foule l'accompagne comme si elle suivait un drapeau qu'il aurait arboré. Il se dirige vers un des puits de la cour, et rendu là, le dernier exécuteur de l'arrêt qui était dans les coeurs, précipite le malheureux Jean-Café dans le fond du puits, que tous les prisonniers travaillent à combler de pierres. Chacun voulut jeter un pavé de la cour, sur le corps de la victime.

«Justice est faite, dit Ivon avec calme, en montant sur les rebords du puits, qui venait de servir de tombeau à Jean-Café

Tous les prisonniers se découvrirent en signe de satisfaction et de respect pour l'arrêt qui venait d'être exécuté d'une manière si tragique.

Les Anglais apprirent bientôt cette exécution. Ivon ne perdit pas cependant sa place de maître cook; car il faut dire à la louange de nos ennemis, que s'ils se servaient quelquefois des traîtres qu'ils parvenaient à rencontrer dans nos rangs, contre nous, ils ne nous réduisaient pas au moins à la honte de les respecter, ni au désespoir de les épargner. Le commandant de la prison, à qui les geôliers rapportèrent l'événement du Pré, leur répondit: «A leur place, j'en aurais fait autant, et à la mienne, chacun d'eux ferait ma réponse.»

Selon les pronostics des anciens prisonniers, qui savaient la bienveillance que commençait à me témoigner, la femme du commissaire de la prison, je ne pouvais guère tarder à recevoir des marques efficaces de la protection de cette dame, dont le coeur s'était montré déjà fort compatissant pour quelques uns des plus jolis garçons du Pré.

Peu de jours, en effet, après notre malheureuse tentative d'évasion, le commissaire me fit demander, à ma grande surprise. Je croyais que c'était pour me remettre quelques lettres de France, arrivées par les parlementaires, qui, alors, entretenaient encore des communications entre les deux pays. Il s'agissait de tout autre chose.

—Savez-vous écrire? me demanda M. Milliken, en assez bon français.

—Oui, monsieur le commissaire.

—Voyons, tracez-moi quelques lignes sur ce papier.

Le commissaire trouva que j'avais une assez belle main. Il me dit qu'ayant besoin d'un commis pour tenir le rôle des prisonniers, il obtiendrait, comme il l'avait fait déjà pour quelques jeunes gens, la permission du commandant, de m'employer dans ses bureaux, et que je n'entrerais dans la prison que pour y coucher; mais que, du reste, je resterais soumis à la surveillance, qui ne permettait pas aux Français de sortir de l'enceinte des murs. J'acceptai, avec reconnaissance, une proposition qui devait adoucir les momens d'une captivité dont je n'entrevoyais pas encore le terme.

Le lendemain de mon entrevue avec le commissaire, je fus installé près de lui, à une petite table, sur laquelle on me fit copier des rôles nominatifs. A l'heure du dîner, une jolie femme de chambre m'apporta quelques friands morceaux sur lesquels je jugeai décent de ne pas assouvir mon appétit, déjà trop excité par le jeûne et le régime de la prison. Quelques jours se passèrent ainsi. Le soir, je rentrais dans le Pré, pour en sortir le lendemain matin, et continuer une besogne qui commençait à m'ennuyer. Mais un pressentiment, qui ne fut pas trompé, me faisait entrevoir, vaguement, le moment où quelque incident heureux viendrait rompre la monotonie de mes occupations.

Un matin, où mon commissaire s'était absenté pour assister à un conseil, à Plymouth, madame Milliken, que je n'avais pas encore vue depuis que j'étais établi dans les bureaux de son mari, vint négligemment feuilleter quelques papiers, près de la table où je m'étais blotti, sans oser lever les regards sur elle. Devinant sans doute, à l'embarras de ma contenance, qu'il fallait entamer la conversation avec moi, pour arracher quelques mots à ma timidité, elle me demanda, en essayant de parler français, si je me plaisais mieux dans les bureaux du commissaire, qu'en prison. Ma réponse, quoique fort pénible, ne fut pas douteuse; mais je la fis sans oser encore lever les yeux. La jolie femme de chambre entra en ce moment: cette jeune camériste de madame Milliken me paraissait avoir avec sa maîtresse une familiarité peu ordinaire. La dame me questionna sur mon âge, sur ma famille, sur quelques unes des circonstances de ma vie, si malheureusement commencée. Quand je lui dis que je n'avais pas encore seize ans, elle s'écria, en jetant sur moi des regards où se peignaient à la fois la bienveillance et la compassion: poor fellow! Et Sarah, sa jolie servante, de répéter: poor fellow! Mon écriture devint bientôt l'objet de l'examen et de l'admiration de ma protectrice, qui la trouva superbe, quoiqu'elle n'eût rien de bien extraordinaire. Madame Milliken me quitta en m'engageant à continuer d'être bien sage, et à lire le Nouveau Testament qu'elle m'avait donné. A ces mots je tirai de la poche de ma veste le livre qu'avait tant dédaigné mon ami Ivon, et que je n'avais seulement pas entr'ouvert deux fois. La vivacité que je mis à montrer ce volume à madame Milliken, parut la flatter, et un good-bye bien affectueux, répété avec une expression très-marquée, me fit comprendre, malgré mon peu d'habitude, que cette première entrevue n'avait pas déplu, et que ma timidité même n'avait pas manqué d'une certaine adresse.

Ce jour-là, mon dîner se ressentit de l'intérêt que je crus avoir inspiré à la maîtresse du logis. Je me trouvai servi comme un prince, et Sarah eut des attentions nouvelles, qu'elle me prodigua avec un sentiment qui me rappelait celui qu'elle avait exprimé, en répétant après sa maîtresse, le poor fellow! Ce poor fellow ne tarda pas à devenir le plus heureux de tous les prisonniers.

Avant d'aller plus loin je dois peut-être dire ce qu'était la femme qui va occuper un instant la scène, dans le petit drame de mes aventures.

Madame Milliken était une belle brune de 25 à 26 ans, fraîche comme presque toutes les jeunes Anglaises, et vive comme il en est peu qui le soient parmi elles. La mauvaise éducation qu'elle passait pour avoir reçue donnait à sa physionomie quelque chose de hardi, qui ne mentait pas. Bonne, capricieuse, indiscrète et passionnée, elle faisait, avec tous ses défauts et deux ou trois excellentes qualités, le bonheur d'un mari confiant et facile, qui la croyait la plus fidèle des femmes, parce qu'il était le meilleur et le plus honnête des hommes.

M. Milliken, appartenant à une bonne famille, avait eu le tort de choisir son épouse dans un rang inférieur au sien; et en descendant jusqu'à elle, il n'avait pas trouvé dans sa femme assez de ressources pour l'élever jusqu'à lui. Mais son aveuglement était tel, et l'illusion du premier sentiment, qui lui avait fait épouser sa maîtresse, s'était si heureusement prolongée au delà de l'hymen, qu'il croyait encore que l'entraînement qu'elle avait montré pour plusieurs jeunes prisonniers, n'était chez elle que l'effet d'une vertu compatissante, qui devait lui rendre encore plus chère la femme à laquelle il s'était uni en dépit de ses parens. Des désordres enfin, qui étaient connus de tous les prisonniers, étaient encore un mystère pour le plus abusé et le plus content des époux des trois Royaumes-Unis.

Plus la femme me témoignait d'affection, plus le mari se croyait obligé de m'en montrer aussi. Je devins l'enfant gâté de la maison, et quand, le soir, je quittais les deux époux pour retourner à la prison, j'entendais ma protectrice, placée à sa fenêtre, plaindre au bruit des verroux que les geôliers avaient ordre de m'ouvrir, le sort d'un malheureux enfant réduit à passer toutes les nuits dans un cachot. Je ne puis, sans faire d'étranges réflexions sur l'adresse des femmes et l'aveuglement des maris, me rappeler une scène délicieuse entre les deux époux, Sarah et moi.

Ma protectrice voulait m'apprendre à prononcer, en présence de son mari, quelques mots d'anglais, que je répétais avec une incorrection dont ils s'amusaient beaucoup et qui faisait rire Sarah jusqu'aux larmes. M. Milliken, occupé à écrire et tiraillé sans cesse par sa femme qui voulait attirer son attention sur moi, s'impatientait, en souriant de ses agaceries et des distractions qu'elle s'efforçait de lui causer. «Quel dommage, disait-elle, qu'avec une aussi jolie petite bouche, cet enfant-là, M. Milliken, ne parle pas anglais!» Puis, s'adressant à Sarah: «Voyez-donc comme il a les dents belles et les lèvres fraîches! Dirait-on que ce pauvre enfant a déjà tant souffert?»

Ce pauvre enfant, oui je vous conseille de le plaindre! répond Sarah! Ce pauvre enfant! c'est un petit pirate… Si vous saviez ce qu'il a déjà fait, le mauvais petit drôle! On m'a conté qu'il avait fait sauter tout un bâtiment en l'air.

—En effet, dirait-on, repart madame Milliken en me dévorant de ses beaux grands yeux noirs, que si jeune, si doux, et avec sa jolie mine si caressante, ce petit damné ait déjà couru les mers, affronté mille dangers?… Quel dommage que la mort eût frappé une tête comme cela!… Mais voyez donc, madame, reprend Sarah, s'il n'a pas l'air de la plus innocente des filles, avec ses longs sourcils, ses regards à moite baissés et ses joues rosées comme une pêche…

Le bon monsieur Milliken souriait des remarques significatives de sa femme avec un air qui semblait dire: Vous êtes toutes les deux plus enfans que cet enfant-là. Sarah me donnait de petites tappes bien mignardes, bien irritantes sur la tête, et sa maîtresse la grondait avec douceur, en lui disant qu'elle finirait par me faire mal. Et moi, heureux de toutes ces folles cajoleries qui m'encourageaient, j'oubliais mon travail, j'embrassais à la dérobée les mains agaçantes de ma bienfaitrice, et j'allais presque jusqu'à ne vouloir plus penser à Rosalie. Bientôt je poussai l'audace jusqu'à hasarder, en folâtrant, un baiser qu'on me pardonna en riant. Plus tard enfin on fit plus que de me pardonner mes gauches tentatives. On les provoqua. Et Rosalie! Rosalie!… je ne l'oubliais cependant pas; j'éprouvais même, au sein d'un bonheur qu'elle ne m'avait pas encore fait connaître, que cet amour qui ne s'efface jamais du coeur date de la première femme que l'on a aimée et non de celle qui la première ne vous a plus rien laissé à désirer.

Oh! qu'avec l'expérience que j'ai aujourd'hui, je plains les femmes qui cherchent à s'attacher un jeune homme, en jetant pour la première fois dans ses sens surpris, cet étrange délire après lequel il n'est plus d'illusion! Si les plus coquettes savaient ce que nous éprouvons après avoir connu les premières faveurs qu'on nous accorde, elles ne chercheraient plus bien certainement à nous fixer, en ravissant à leurs rivales l'occasion de ne plus nous laisser rien à espérer. Combien la satiété suit de près nos premières conquêtes!

6.

L'ÉVASION.

Nouvelles de France.—Nous brûlons la politesse aux Anglais.—Une bonne idée.—Le spectacle.—Le cotillon-misaine.—Heureuse rencontre en mer.

Un homme fait aurait, à ma place, trouvé dans la captivité même, un bonheur que beaucoup de gens à bonnes fortunes ne rencontrent pas toujours dans le monde. Une maîtresse belle, agaçante; les soins de toute une famille pour qui j'étais devenu un enfant chéri; des plaisirs, de l'abondance, tout concourait à ma félicité; mais à seize ans, mais avec une imagination dévorante comme la mienne, mais avec des souvenirs comme ceux qui me tourmentaient et avec la passion que j'avais pour une carrière sitôt interrompue, on ne peut être heureux dans l'enceinte d'une prison, cette prison fût-elle un palais enchanté. Les exigences de madame Milliken, et cet empire qu'à mon âge on est forcé de subir quand il est imposé par une femme comme celle à qui j'avais affaire, devinrent un supplice pour moi. Il fallait un aliment à ma bouillante activité, contrariée par l'excès de mon bonheur même. J'étais dans l'abattement, je cherchais à me réveiller, à changer de situation d'esprit, sans savoir trop ce que je désirais, sans me plaindre même de ma position.

Des lettres, de l'argent, un portrait arrivèrent de France à mon adresse. C'étaient des lettres de mes parens, de l'argent qu'ils m'envoyaient; c'était le portrait de Rosalie, de cette bonne Rosalie qui, voulant aussi contribuer à adoucir mon sort, avait économisé vingt-cinq louis qu'elle me priait d'accepter comme un ami accepte quelque chose de la main de sa meilleure amie. En apprenant ma captivité par les papiers publics, elle avait supplié tous les capitaines de corsaire de s'intéresser à elle, à moi, et de m'échanger contre les premiers prisonniers qu'ils feraient à la mer, et qu'ils auraient occasion de renvoyer en Angleterre. Elle avait donné mon nom, mon signalement à vingt capitaines qui lui avaient promis de combler ses voeux. Son portrait, elle me l'envoyait pour que je me rappelasse quelquefois une femme qui ne vivait que pour m'aimer; et puis arrivaient les conseils les plus tendres, les plus sensés sur la conduite que je devais tenir en prison, les protestations les plus vives d'un attachement que l'absence n'affaiblirait jamais.

Ce lettres me remplirent de bonheur et d'impatience. Dans l'excès de ma joie j'allai trouver Ivon, ce brave Ivon, dont Rosalie me parlait aussi avec sa bonté ordinaire. C'était à lui seul que je pouvais confier ce que j'avais de trop dans le coeur. Il reçut ma confidence avec calme. Le maître cook Ivon n'avait pas vu sans quelque déplaisir l'empire que madame Milliken avait pris sur ma jeunesse. Il s'en était expliqué quelquefois entre nous deux, en termes assez peu flatteurs pour ma nouvelle conquête et pour moi-même. Ce qu'il parut voir de plus avantageux dans l'envoi que venaient de me faire Rosalie et mes parens, c'était l'argent, qui pouvait nous procurer les moyens de déserter, et il ne lui fut pas difficile, dans la disposition d'esprit où venaient de me jeter les lettres de notre amie, de me faire accueillir des projets d'évasion. Ivon s'était assuré, par les rapports qu'il avait entretenus à la barrière avec quelques marchands anglais du dehors, les moyens de s'échapper et de se cacher à Plymouth jusqu'à ce qu'il pût trouver une occasion favorable de traverser la Manche et de passer en France. Il ne fallait pour cela que vingt-cinq guinées. Allant chaque matin entre les deux portes extérieures pour remplir les fonctions de sa charge dans la prison, il lui était assez facile de brûler la politesse aux Anglais; mais moi je l'embarrassais: la jalouse surveillance qu'exerçait à mon égard madame Milliken, rendait mon évasion presque impossible. Cependant il fallait tout risquer. Il fut convenu, après bien des irrésolutions, des discussions et des projets aussitôt rejetés que conçus, que mon ami s'échapperait comme il le pourrait, qu'il irait m'attendre en lieu sûr à Plymouth, et que j'irais le rejoindre quand une occasion opportune se présenterait.

Quelques jours après l'adoption définitive de ce plan, mon Ivon avait pris la clef des champs. Resté seul en prison, car il était tout pour moi, je n'eus plus de repos sans lui. Ma situation devint insupportable. Je ne rêvai plus qu'aux moyens que je pourrais employer pour rejoindre celui qui, depuis si long-temps, m'avait tenu lieu de famille, de frère et de patrie.

Madame Milliken remarqua trop bien mes inquiétudes, mon ennui et le vide peu flatteur pour elle, que la fuite de mon compatriote avait laissé dans toute mon existence. Elle redoubla d'empressement, et me devint deux fois plus importune, par cela même qu'elle croyait devoir redoubler de soin, et aussi peut-être par cela que j'étais moins disposé à supporter ses obsessions.

Un jour où elle folâtrait comme d'habitude avec moi, il lui prit fantaisie de me jeter sur la tête un de ses chapeaux, dont elle me noua, avec agacerie, les rubans sous le menton. Sarah trouva que cette coiffure m'allait à ravir, et qu'elle me donnait un air encore deux fois plus fripon. Le bon M. Milliken était absent. Toujours disposée à s'extasier sur la douceur de ma physionomie et la blancheur de ma peau, Madame Milliken appuya sur la remarque de sa femme de chambre, qu'elle trouva fort juste.

—Oh! madame, dit celle-ci, la bonne idée! si nous habillions ce petit morveux-là en femme?

—Quelle folie! répondit la maîtresse; et tout en faisant mine de regarder comme une extravagance la bonne idée de sa soubrette, la dame avait déjà dénoué ma cravate. L'une me passe un schall sur les épaules, après que j'eus défait avec assez peu de complaisance, ma veste et mon gilet. L'autre abaisse et replie en dedans mon col de chemise, non sans faire remarquer encore la blancheur de mon cou. On m'arrange les cheveux sous mon vaste chapeau. On dénoue et l'on renoue une seconde fois les rubans qui le fixent sur ma tête. Il ne manquait plus qu'une robe. Mon travestissement, commencé dans le bureau même du maître de la maison, ne pouvait guère s'achever que dans l'appartement de la maîtresse, et la porte de communication était ouverte. Une robe m'est jetée sur le lit, et, sans attendre qu'on m'indique ce qui me reste à faire pour compléter ma toilette, je devine ce que je dois exécuter sans le secours de mes deux habilleuses. Un des médecins de la prison, homme grave, sentencieux et assez malin observateur, entre en ce moment dans le bureau. La porte du cabinet se ferme sur moi, sans que Sarah ait le temps d'entrer. Sa maîtresse se défiait trop de l'adresse qu'aurait pu mettre sa confidente à m'aider dans les apprêts de ma parure, pour ne pas mieux aimer me laisser seul, au risque de m'habiller gauchement, que de m'habiller bien avec l'aide de sa suivante.

L'appartement dans lequel je me trouvais seul pour la première fois, donnait sur une rue parallèle à l'un des murs de la prison. Ses fenêtres entrouvertes me laissaient respirer un air qui me semblait embaumé: c'était l'air de la liberté. Je regarde dans la rue: personne ne se montre sous les croisées; il n'y avait qu'un premier étage à sauter: j'avais déjà passé ma robe. Ma résolution est bientôt prise. Je me laisse couler le long du mur, me voilà dans la rue, et je me trouve vêtu à peu près en lady, allant je ne sais où, fort embarrassé de mon nouveau costume, et de la tournure que je devais prendre sous une robe qui s'entortillait à chaque pas dans mes jambes.

Ivon m'avait bien donné l'adresse de l'hôte chez lequel il devait m'attendre. Mais comment trouver cette maison? comment, sachant à peine l'anglais, demander sans risquer de me trahir, les renseignemens qui me sont nécessaires? Bah! me dis-je, je courrai toutes les rues de Plymouth jusqu'à ce que je lise sur les maisons du coin, le nom de la rue qu'il me faut découvrir.

Je marche en essayant de modérer la vigueur et la longueur de mes pas, croyant toujours attirer sur moi les yeux de tous les passans, et avoir la foule à mes trousses.

Mon maudit pantalon, que j'avais conservé sous ma robe, retombait toujours sur mes souliers, et je n'osais pas m'arrêter pour le relever. Aucun endroit assez isolé ne se présentait à mes yeux, pour que je pusse procéder sans danger à l'opération que cet inconvénient rendait nécessaire. Enfin, je trouve une rue qui paraissait conduire hors de la ville: je la suis, pendant une demi-heure, et, quoique presque seul sur le chemin, je crains encore de faire une station, pour réparer le désordre de ma toilette. Un homme, en longue barbe rousse, tenant, à la manière des juifs, une petite étale de quincaillerie, sur son ventre, se présente à moi. Ses yeux, sur lesquels j'ose à peine jeter les miens, en pressant le pas, paraissent me fixer avec attention. Je marche plus vite: le juif me suit, en criant, en mauvais français: Une paire de ciseaux, mamezelle, une bonne paire de ciseaux! Au son de cette voix, que je crois reconnaître, je m'arrête presque malgré moi et tout interdit: la longue barbe s'approche, et, après m'avoir bien regardé de nouveau, me fait entendre délicieusement un: Eh! oui, nom de Dieu, c'est bien toi! J'aurais sauté au cou d'Ivon, si celui-ci, par prudence, ne s'était pas reculé de deux pas pour échapper à l'imprudence de mon premier mouvement de joie. Une scène de reconnaissance, sur la grande route nous aurait peut-être trahis: Ivon me l'épargna.

Je lui appris tout. Il me fit savoir que depuis cinq à six jours, il avait pris le parti de venir rôder autour de Mill-Prison, sous un costume de juif, pour tâcher de m'apercevoir aux croisées de M. Milliken, et de me donner ou de m'indiquer les moyens de m'échapper. Tout en causant ainsi nous arrivâmes à Stone-House, petit village situé entre la partie de la ville qu'on nomme Plymouth-City et celle qui porte le nom de Plymouth-Dock. C'était à Stone-House que logeait l'Anglais chez lequel mon ami s'était caché.

Depuis son évasion, l'occasion de regagner la côte de France ne s'était pas encore présentée; et d'ailleurs, comme il me le disait, il n'aurait jamais mais profité d'une bonne aubaine que je n'aurais pas pu partager avec lui. On lui faisait espérer qu'un smuggler qui devait partir de Bigbury ne tarderait pas à venir le prendre, pour le conduire sur la côte de Bretagne, avec laquelle les fraudeurs anglais entretenaient de fréquentes communications. Deux jours se passèrent, sans que nous osassions sortir de notre refuge. Nos ressources pécuniaires se seraient épuisées bientôt, avec le moyen que nous avions pris, de boire force bière chaude et force rhum, pour chasser l'ennui des trop longs momens d'attente; mais Ivon, avant de quitter Mill Prison, avait acheté pour une guinée, une trentaine de faux Pounds, de ces faux billets de banque, que les prisonniers savaient graver avec une habileté que nos meilleurs burineurs n'auraient pas dédaignée. C'était là faire indirectement la guerre au gouvernement anglais, disaient les plus chauds patriotes. En émettant cette monnaie contrefaite, nous risquions de nous faire pendre. Mais dans les pressantes occasions, on n'y regarde pas de si près.

Ennuyés tous deux de toujours boire sans prendre l'air, il nous vint envie de nous promener le soir malgré les sages observations de notre hôte. Le troisième jour de notre nouvelle réclusion, je prends le bras d'Ivon, toujours vêtu en juif, et suspendant avec coquetterie les plis de ma robe dans ma main gauche, nous allons tous deux à Plymouth-Dock. L'entrée d'un spectacle s'offre à nos yeux: on nous propose des billets: des gens du commun entraient à ce théâtre d'assez mince apparence. Nous suivons la foule. Nos billets de seconde nous donnent droit à une place dans des espèces de niches où plusieurs femmes à la mine gaillarde s'étaient déjà assises. L'une d'elles veut prendre l'initiative avec mon cavalier, et lui adresse familièrement des questions auxquelles il se soucie fort peu de répondre. La toile se lève. Des matelots américains, rangés assez près derrière nous, avancent le cou pour voir la scène, que mon large chapeau leur cachait. Dans un de ces mouvemens importuns, l'un des spectateurs curieux pose sur mon épaule sa large main, sur laquelle il veut soutenir le poids de son corps projeté en avant. Un autre, moins attentif à ce qui se passe sur la scène, prend avec moi, et dans le plus grand silence, des libertés qui m'irritent beaucoup plus qu'elles ne m'alarment. Je repousse rudement la main qui s'égare aussi grossièrement. Ivon, à qui mon geste n'échappe pas fait à mon trop galant voisin une mine que sa longue barbe rouge rend encore plus grotesque qu'imposante. L'Américain devient plus pressant, et moi, fatigué d'une obsession à laquelle je n'étais pas encore habitué, j'applique, en me retournant vivement, un grand soufflet sur le visage rubicond de mon audacieux adorateur. Le combat s'engage entre lui et nous: la barbe d'Ivon reste dans la main d'un de nos adversaires; la robe qui cache mes musculeux attraits, n'est pas même respectée; la police intervient: elle s'adresse d'abord aux Américains; l'escalier était là, et par l'effet du même sentiment de crainte, Ivon et moi nous gagnons en quelques pas la porte de sortie, et nous échappons, de toute la longueur de nos jambes, aux suites de la scène que la maladresse de ces imbéciles de matelots étrangers a provoquée si mal à propos.

Des cris se faisaient entendre après notre fuite, à la porte du théâtre que nous venions de quitter si brusquement. La peur d'être poursuivis par les constables auxquels nous nous imaginions nous être soustraits, nous fait prendre une rue pour l'autre. Nous courons toujours: c'est là ce que l'on ne manque jamais de faire quand on croit avoir l'ennemi sur ses pas. Après un quart d'heure de marche précipitée, nous nous trouvons dans les champs sans pouvoir deviner le chemin que nous avons fait, ni celui qu'il nous faudrait suivre pour retourner à Stone-House, et sans oser rentrer à Plymouth-Dock, pour prendre notre point de départ. La mer, que nous entendions mugir sur la côte, nous indiquait le rivage, et l'étoile polaire, que nous apercevions, nous faisait penser que nous devions nous trouver trop Nord. C'est ainsi qu'à terre les marins cherchent toujours à s'orienter, quand ils s'égarent. Ces indices, quelqu'incertains qu'ils nous parussent, nous firent choisir une route opposée à celle que, sans eux, peut-être, nous aurions suivie. En deux bonnes heures de course, nous arrivâmes, non sur le lieu que nous nous proposions de regagner, mais bien sur le bord de la mer, que nous ne cherchions pas.

Le feu de la tour d'Edistone brillait au large, sur les flots paisibles comme le ciel qui le recouvrait. La rade de Plymouth nous restait à droite. A gauche, les sinuosités du rivage nous laissaient voir de petites baies, qui devaient se trouver dans le Sud-Est. Après avoir pris nos relèvemens, selon les données que nous fournissait notre mémoire ou le peu de connaissances que nous avions des lieux, déjà parcourus par nous, Ivon pensa que nous devions nous trouver assez près de Bigbury. Exténués par la fatigue et par les émotions qui avaient accompagné notre marche rapide, nous nous asseyons sur le haut d'une côte, où la mer venait doucement briser ses lames paisibles et régulières.

Nos réflexions, en ce moment, étaient assez tristes. Mes yeux, fixés avec préoccupation sur la grève que nous avions à nos pieds, s'arrêtent sur des embarcations mouillées à une petite distance de la côte. J'appelle l'attention d'Ivon sur ces canots, que la houle balançait près du bord, qui nous semblait désert. Le plus grand calme régnait autour de nous et sur cette côte, que la lueur scintillante des étoiles éclairait faiblement. Mon ami jeté ses yeux d'aiglon, sur l'objet que je lui ai fait remarquer, et, sans me rien dire, il descend, presque à quatre pattes, la montagne sur laquelle nous étions assis: je le suis aussi rapidement qu'il avance. Nous sommes sur les cailloux de la grève, regardant, à droite et à gauche, si personne ne nous voit. En deux minutes nous voilà à la mer, sans nous être adressé une seule parole, sans nous être fait le plus petit signe d'intelligence, et nous nageons tout habillés et le moins bruyamment que nous pouvons, vers l'embarcation la plus rapprochée de nous. Ivon saisit le premier le plabord du canot: j'y monte presque aussitôt que lui. Des chaînes et un cadenas fixaient les avirons et le gouvernail, sur les bancs. La chaîne se brise entre les vigoureuses mains de mon compagnon. Les marins ont toujours un couteau sur eux: c'est leur lancette, leur trousse, l'instrument enfin qui souvent leur sauve la vie. Je coupe le petit câble sur lequel notre canot était mouillé et le vat-et-vient amarré sur le rivage. Les vents sont Nord et portent au large, comme la marée. Nous nous laissons aller en dérive, jusqu'à une certaine distance de terre. Cachés sous les bancs de notre embarcation, pour ne pas montrer nos têtes aux douaniers, qui pouvaient veiller entre les rochers, nous croyons entendre des pas retentir sur le rivage, et des voix se mêler au bruit des flots, qui battent nonchalamment la côte, par intervalles égaux. Mais bientôt, la crainte qui oppresse nos coeurs, s'évanouit avec la brise qui nous pousse vers le feu d'Edistone. Plus rassurés, plus libres d'agir, nous montons alors notre gouvernail: aucune voile, aucun mât n'avaient été laissés dans le canot. Chacun de nous borde un aviron; nous passons près des barques de pêcheurs, en tremblant: des navires louvoient à nous ranger, et renouvellent à chaque moment notre effroi. La nuit, que notre anxiété prolonge, s'écoule lentement, mais s'écoule encore trop vite, à notre gré. C'est lorsque nous n'apercevons plus la terre, dans le nuage noir qui apesantit derrière nous l'horizon, que nous commençons à respirer avec un peu de liberté. Les rêves enchanteurs nous arrivent alors, avec l'espérance. Mouillés jusqu'aux os, n'ayant pas une livre de pain, pas un seul verre d'eau, sans voiles, sans compas, sans cartes, nous nous sentons vivre cependant avec bonheur. La terre du pays semblait être devant nous, et cette mer, qui pouvait nous engloutir à chaque lame, nous paraissait être d'accord avec notre destin, pour nous conduire, sans danger, vers le fortuné pays où nous étions nés.

Que d'idées plaisantes, de mots heureux, d'expédiens ingénieux, on trouve lorsqu'on échappe adroitement à une odieuse captivité! Un aviron placé dans l'emplanture destinée au mât de misaine, devait nous servir de mât. Pour faire la voile, Ivon envergua la robe qui avait favorisé ma fuite, sur un autre aviron placé en croix sur notre mât de fortune; et cette voile, qui avait recouvert les charmes de ma protectrice, reçut bientôt la douce brise qui devait nous conduire vers la terre de la liberté. «Il était dit, s'écria Ivon en voyant cette misaine d'un nouveau genre s'enfler au bout de notre aviron, que ce cotillon-là te ferait plaisir et te porterait bonheur! Va, sois tranquille; si jamais je deviens dévot et avaleur de bon Dieu, je te donne bien mon billet que ce n'est pas le morceau de l'habit d'un saint que je déralinguerai, pour en faire une relique.

Pendant toute la journée qui suivit la nuit de notre fuite, nous naviguâmes avec la brise de Nord de l'arrière, apercevant à chaque instant des navires qui, par bonheur, ne pouvaient voir notre embarcation si peu élevée au-dessus des flots. La faim et la soif surtout nous tourmentaient. Que de fois mon compagnon me répéta qu'il donnerait un de ses doigts pour un seul coup d'eau-de-vie et un morceau de tabac! À ce compte même, je crois que ses deux mains y auraient passé. Pour éprouver moins vivement les angoisses de la faim, il m'indiqua un procédé qu'il avait souvent mis en pratique. Il me fit lui serrer le ventre, aussi fortement que je le pus, avec un mouchoir. Un morceau de fil de caret lui tint lieu de chique; et quand la soif nous pressait trop vivement, nous nous plongions dans l'eau le long du bord, ayant soin de fermer la bouche et de contracter nos lèvres en dedans, le plus que nous pouvions, pour nous rafraîchir sans nous exposer à avaler des gorgées d'eau salée.

Vers le soir, un navire qui courait le cap à l'Ouest, et qui paraissait se diriger sur nous, nous arracha, par la crainte, au sentiment de nos souffrances, mais pour nous faire éprouver une anxiété plus pénible encore que toutes ces privations qui au moins n'avaient pas été sans espérance. Nous songeâmes d'abord à fuir, mais comment et par quels moyens! Nous abattîmes l'aviron qui nous servait de mât de misaine, pour être moins facilement aperçus ou observés. Peine inutile: le bâtiment approchait, grossissait à vue d'oeil.—C'est un Anglais sans doute, m'écriai-je: il faut nous jeter à l'eau pour ne pas retomber dans les mains de ces misérables.—Oui, me répondit avec sang-froid mon ami; mais avant de faire le dernier plongeon, je veux en escofier un ou deux—Ivon, en prononçant ces mots, quitta la barre qu'il tenait, et affila la lame de son couteau, en la repassant sur le rebord d'un des bancs de l'arrière. J'étais aussi désespéré que, dans l'épuisement de mes forces, je pouvais l'être; car il me restait à peine assez de vigueur pour éprouver encore quelque chose.

Plus de doute: la goélette, car c'était une goëlette, nous avait aperçus: elle courait trop directement sur nous pour qu'il en fût autrement. Elle nous atteignit bientôt sans peine. Deux hommes montés sur son porte-au-lof de tribord, se disposaient déjà à nous jeter une amarre: «N'empoigne pas l'amarre, me dit Ivon; laisse-les sauter dans l'embarcation, et pare-toi à saigner, comme un porc, le premier de ces gredins qui nous tombera sous la patte.»

Ses dents claquaient horriblement en prononçant ces mots, auxquels les contractions de sa figure ajoutaient une expression horrible. J'ouvris mon couteau pour un Anglais d'abord, et pour moi ensuite. Le capitaine de la goëlette, monté sur le bastingage d'arrière, fait un commandement que nous n'entendons pas bien d'abord. Le navire met en panne. Envoie ton amarre! crie le capitaine aux hommes placés devant. Ivon me regarde avec un sentiment mêlé de joie et de folie: As-tu entendu? as-tu entendu? s'écrie-t-il, il a parlé français! il a parlé français! Puis, s'adressant au capitaine: Est-ce que le navire est français? A ces mots, et sans entendre la réponse du capitaine, je m'évanouis…. En revenant à moi, je me trouvai couché dans une chambre, entouré des officiers et du chirurgien du bord, qui me prodiguaient, en souriant de mon heureuse surprise, les secours les plus empressés et les plus affectueux. Ivon se promenait sur le gaillard comme si depuis dix ans il avait navigué à bord du bâtiment: son premier soin avait été de demander une chique et un verre d'eau-de-vie, après avoir aidé les gens de l'équipage à m'embarquer à bord, et à hisser notre canot sur le pont de la goëlette.

Ceux qui n'ont pas connu les émotions que je viens de retracer d'une manière si imparfaite, n'ont vécu qu'à demi. Délices de l'amour, jouissances plus vives de l'ambition satisfaite, hasards inattendus de la fortune, vous n'êtes rien pour celui qui a épuisé sur mer cette vie qui n'est qu'une lutte continuelle entre le génie de l'homme et la puissance de l'élément le plus terrible.

Ce n'est que dans les vicissitudes attachées à la carrière du marin, que l'homme peut se faire une idée de tout ce qu'il est susceptible d'éprouver. A terre, la plupart des gens meurent sans avoir pu mettre à l'épreuve toute la sensibilité de leur organisation, et sans avoir senti frémir les dernières fibres de leur coeur. Mais à la mer…. ce n'est que là que l'homme est tout l'homme. Et cependant, voyez quel calme règne, au milieu des scènes les plus remuantes, sur ces mâles physionomies, que le souffle impétueux des tempêtes a halées, et que l'air brûlant des tropiques a bronzées! Mais vous ne savez pas quelles tempêtes profondes cachent ces figures si mâles et si impassibles, ni quels combats agitent ces âmes qui grandissent avec des périls toujours croissans! Vous ignorez combien de victoires ces hommes, que vous croyez si froids, ont remportées sur la peur, sur la mort, qui se montre sans cesse à eux sous ses formes les plus terribles, avant qu'ils ne se soient fait ces visages inaltérables, où vous puisez la confiance et le courage qui vous manquent, contre l'élément que vous voulez braver. Oh! pour qui saurait, en voyant un marin si paisible, dans l'horreur des tempêtes et au moment du naufrage, tout ce qui se passe dans sa tête et dans son coeur, sa figure serait le plus beau spectacle humain que l'on pût offrir à l'admiration des autres hommes!

Le navire la Gazelle, qui venait de nous recueillir, était un aventurier de Saint-Malo. On désignait sous ce nom d'aventuriers les bâtimens qui, armés en guerre et en marchandises, se rendaient à travers les croisières anglaises, dont les deux océans étaient couverts, à l'Ile de France ou aux Antilles françaises. Le nôtre allait à la Martinique; et par un hasard qui nous combla de joie, l'officier qui le commandait se trouva être ce brave capitaine Niquelet qui, quelques mois auparavant, nous avait raconté un de ses coups de main contre deux navires anglais dans la baie de Torbay. Il nous exprima, avec sa franchise accoutumée, tout le plaisir qu'il éprouvait à nous avoir sauvés. Mais nous remarquâmes avec peine que cet intrépide Malouin avait perdu un bras depuis notre courte entrevue à Roscoff; un boulet le lui avait enlevé dans un combat que son corsaire s'était vu obligé de livrer à un brick ennemi. Il nous dit en riant que, forcé de prendre sa retraite, par suite de l'amputation d'un de ses membres, il s'était décidé à ne plus naviguer qu'à demi. Il appelait prendre sa retraite et ne naviguer qu'à demi, ne plus faire la course, et n'affronter que les dangers d'une traversée de quinze cents lieues, au milieu de tous les croiseurs anglais.

La Gazelle avait trente hommes d'équipage, dix passagers ou passagères, six canons et une riche cargaison. Elle marchait supérieurement: c'était un ancien corsaire de Saint-Malo. C'est à bord de ce navire que le sort devait nous conduire à la Martinique, nouveau théâtre réservé aux aventures dont ma vie a été si étrangement semée.

FIN DU TOME SECOND.

TABLE

DU SECOND VOLUME.
CHAPITRE 4. SUITE DE LA VIE DE CORSAIRE. CHAPITRE 5. LES PRISONS D'ANGLETERRE. CHAPITRE 6. L'ÉVASION.
FIN DE LA TABLE