The Project Gutenberg eBook of Le Cœur chemine, by Daniel Lesueur

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le Cœur chemine

Author: Daniel Lesueur

Release Date: April 26, 2022 [eBook #67927]

Language: French

Produced by: Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CŒUR CHEMINE ***

DANIEL LESUEUR

Le Cœur
chemine

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

M DCCCCIII

ŒUVRES
DE
DANIEL LESUEUR

ÉDITION ELZÉVIRIENNE
Poésies.Visions divines. — Visions antiques. — Sonnets philosophiques. — Sursum Corda ! 1 vol. avec portrait. 6  »
Lord Byron. (Traduction). Tome Ier : Heures d’Oisiveté. — Childe Harold. 1 vol. avec portrait. 6  »
Tome II : Le Giaour. — La Fiancée d’Abydos. — Le Corsaire. — Lara, etc. 1 vol. 6  »
ÉDITION IN-18 JÉSUS
ROMANS
Marcelle. 1 vol. 3 50
Amour d’Aujourd’hui. 1 vol. 3 50
Névrosée. 1 vol. 3 50
Une Vie Tragique. 1 vol. 3 50
Passion Slave. 1 vol. 3 50
Justice de Femme. 1 vol. 3 50
Haine d’Amour. 1 vol. 3 50
A force d’aimer. 1 vol. 3 50
Invincible Charme. 1 vol. 3 50
Lèvres Closes. 1 vol. 3 50
Comédienne. 3 50
Au delà de l’Amour. 3 50
Lointaine Revanche.L’Or sanglant. 1 vol. 3 50
  —  La fleur de joie. 1 vol. 3 50
L’Honneur d’une Femme. 1 vol. 3 50
Fiancée d’Outre-Mer. 1 vol. 3 50
Mortel secret.Lys Royal. 1 vol. 3 50
  —  Le Meurtre d’une Ame. 1 vol. 3 50
Le Cœur chemine. 1 vol. 3 50

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

Le Cœur chemine

PREMIÈRE PARTIE

I

Vous ici, Georget !… Non… Pardon… Je veux dire… monsieur… monsieur… Ah ! tant pis !… Mais pour une rencontre ! »

Était-ce la surprise ? ou la confusion de ne savoir comment appeler celui qui venait de surgir devant elle ? ou la joie ? ou le brusque afflux des souvenirs ? Que n’aurait-on pu lire, dans la visible émotion, sur ce charmant visage de femme ?

Les yeux graves, qui venaient de croiser les siens, s’éclairèrent subitement.

— « Madame Hardibert !… Oh ! par exemple !…

— Vous ne me reconnaissiez pas ?

— A peine… Vous êtes devenue… » (Il chercha le mot) « éblouissante.

— Merci pour le passé, » dit Nicole en riant.

— « Nous ne pouvons pas rester là, marraine, » intervint une grande fillette, qui, curieusement, examinait le nouveau venu. « Vous voyez… Nous empêchons de passer. »

Tous trois quittèrent l’embrasure de la porte, rentrèrent dans la grande salle.

Leur silence, leur coup d’œil autour d’eux, leur souriante stupeur, exprimaient l’étonnement de se retrouver là, dans ce Musée Plantin, à Anvers, au milieu de ces reliques, à la fois intimes et illustres, qu’abrite la vieille maison.

Les fenêtres à petits carreaux verdâtres leur versaient le jour glauque de la cour, assombrie et frissonnante de lierre. Sous les vitrines des longues tables, jaunissaient des papiers couverts d’inestimables griffonnages. La signature de Rubens, celle de Martin de Vos ou de Pourbus le Vieux, acquittaient des mémoires modestes, jadis longuement discutés. Tandis que, sur les murs, les faces placides des Plantin, des Moretus et de leurs épouses, attestaient l’immortalité, reçue jadis pour solde de tout compte, grâce au pinceau de leurs glorieux fournisseurs.

Cependant Mme Hardibert, dégageant par une explication le sens exquis de leur petite aventure, se tournait vers la grande fillette qui venait de l’appeller « marraine ».

— « Tu vois, Toquette, ce beau monsieur-là… Eh bien, c’est un camarade d’enfance… Le fils d’un des ingénieurs de mon père… à l’usine. Nous nous sommes tutoyés quand nous étions des mioches. Mais il est parti pour faire son droit à Paris. Il est devenu un auteur célèbre. Jamais il n’a remis les pieds à la Martaude. Et il faut venir ici, à Anvers… »

A ce mot d’« auteur célèbre », le jeune homme avait fait un mouvement. Mais la nécessité même d’atténuer l’aimable exagération ne le décidait pas à interrompre Nicole.

C’était d’une douceur tellement inattendue, rafraîchissante, délicieuse, l’évocation d’un passé peu lointain, mais que sa jeunesse parait de recul et de poésie, sur de si jolies lèvres, et d’une voix que nuançait une pointe d’attendrissement. Ainsi, c’était Nicole, devenue femme, cette mondaine dont il détaillait la beauté, la fine élégance dans le sobre costume de voyage. Et elle se souvenait de lui !… Et elle semblait vraiment heureuse de le revoir !…

— « Dites donc, marraine, » fit la petite personne qui répondait à la désignation bizarre de Toquette, « Monsieur n’est-il pas le journaliste qui écrit des vers sans majuscules ni rimes ?… Vous le connaissiez… mais, n’est-ce pas, sous un autre nom… »

Mme Hardibert rougit. Le sang fusait vite sous sa peau lactée de brune aux yeux clairs. Que de gaffes cette écervelée de Toquette accumulait dans quatre phrases ! La moindre n’était pas d’attester chez elle-même une préoccupation persistante, attentive, pour les faits et gestes du poète décadent.

— « J’avais voulu mettre cette écolière au courant de vos nouvelles formules d’art…

— Et quel est le nom pour lequel j’ai changé le mien, mademoiselle, puisque vous avez si bonne mémoire ? » demanda l’écrivain, avec une sécheresse piquée. La boutade d’une fillette malicieuse rompait l’enchantement, le détournait de puiser à la source des flatteuses réminiscences et des sympathies réveillées.

« Qu’est-ce que cette déplaisante gamine ? » se demandait-il, hérissé contre l’importune, sans qui la rencontre de ce matin fût devenue un tête-à-tête. Comme cela eût été d’un charme plus profond, plus rare !… Mais cette grande fillette avançait son museau curieux, aux traits mal façonnés, gauchis par l’âge ingrat, dans l’éclat impertinent des yeux dorés, sous un canotier que débordaient des frisons fauves.

— « Votre nom ? » répliqua-t-elle sans l’ombre d’embarras. « Votre nom d’écrivain ?… C’est Ogier Sérénis. Un pseudonyme qui pèche plutôt par la simplicité.

— Toquette !… » s’effara Nicole.

Mais l’écrivain ripostait :

— « Et vous, mademoiselle ?… Avec quelle eau non bénite vous a-t-on baptisée Toquette ? »

Il riait, ne voulant pas se vexer d’un enfantillage. Et vraiment, il aurait eu tort. Car ce nom d’Ogier Sérénis, pour prétentieux qu’il fût, seyait à sa grande taille héroïquement découplée, plus faite pour d’anciennes armures que pour les lignes étriquées d’une jaquette, à son beau visage calme, où chatoyait le lent regard, d’une eau bleue très sombre, lourde de dédain et de rêve. Son front massif, resté découvert, — car le chapeau pendait encore respectueusement à bout de bras, — semblait presque trop vaste pour la tête, cependant bien proportionnée, et débordait en une arcade sourcilière proéminente, creusant davantage les profondes prunelles. Des cheveux châtains, courts et coiffés à plat pour ne pas rehausser ce front déjà si haut, l’encadraient d’une marge nette. Le dessin presque violent des mâchoires eût trop souligné ce qu’une telle physionomie offrait d’ardeur volontaire, sans la sinueuse tendresse de la bouche et la coquetterie juvénile de la moustache. Le sourire, contenu par un léger pli d’amertume, se révéla très prenant, éclairé par des dents superbes, tandis que le jeune homme taquinait la filleule de Mme Hardibert.

La petite, aussitôt, déclara :

— « Toquette ?… Mais je trouve ça ravissant ! Je ne veux pas qu’on me donne d’autre nom. Pensez !… J’ai le malheur de m’appeler Victorine. »

Une grimace d’Ogier affirma que ce malheur est, en effet, de ceux qui comptent. Comment Mme Hardibert, qui avait tant de goût ?…

— « Oh ! » expliqua celle-ci, « c’est que je suis la marraine de Toquette, et non de Victorine. J’ai inventé le diminutif, mais je n’ai pas tenu cette jeune personne sur les fonts baptismaux. Non… Elle n’est filleule que de mon mari. Presque seule au monde, la pauvre petite… et en pension toute l’année. Alors… »

Ah bah !… Une orpheline, promenée par charité, et qui se permettait d’attirer l’attention sur elle, de risquer des réflexions impertinentes !… Désintéressé, le poète interrompit :

— « Votre mari, madame ?… Excusez-moi. Je ne vous ai pas encore demandé de ses nouvelles.

— Raoul va bien, merci.

— Est-il resté à la Martaude ?

— Oh ! non. Je ne ferais pas un voyage sans lui. Des affaires l’appelaient ici, en Belgique. Une commande de machines, pour des bâtiments d’une construction particulière, qu’il devait examiner sur le chantier. J’ai voulu en profiter pour visiter Bruxelles, Anvers, Bruges… tout ce que je pourrai voir pendant qu’il étudie ses projets. Nous rayonnons autour de son centre de travail… Et la compagnie de cette grande fillette me donne la liberté…

— Monsieur Hardibert doit être jaloux de vos impressions d’art. »

Nicole ouvrit tout grands ses yeux d’un gris lilas, indéfinissable. Des paupières longues, presque trop largement frangées de cils très noirs, les voilaient à demi d’une palpitation fréquente. Une légère myopie, un peu de timidité, de nervosité subtile, ramenaient ainsi, à toute seconde, sur la fraîche clarté du regard, une ombre frémissante. Mais, dès que l’âme, atteinte au vif, surgissait, dans la surprise d’une émotion, d’un enthousiasme, d’un étonnement, elle rejetait au large le voile souple et fin, et se montrait toute, en un éblouissement de franchise, entre la frisure des cils rebroussés. Alors apparaissait, dans ce visage mat et couronné d’une chevelure ténébreuse, le paradoxe délicieux des yeux de fleur et de lumière, avec cette nuance que l’intensité expressive empêchait de préciser, mais qu’on recherchait ensuite, par la hantise des analogies, soit dans la délicatesse de certains pétales, soit dans les nébuleuses transparences où s’irise l’agonie mauve des crépuscules.

Ce fut avec ce rayonnement de candeur et sans trace d’arrière-pensée, que Nicole répondit :

— « Mes impressions d’art ? Raoul n’en peut pas être plus jaloux que je ne le suis de ses satisfactions scientifiques. »

Une gêne imperceptible naquit de cette réponse, malgré la simplicité qui en dicta les termes et l’intonation. Ogier l’accentua presque, en n’insistant pas, mais en proposant aussitôt de poursuivre la visite du musée.

— « Ne la terminiez-vous pas ? » demanda Mme Hardibert. « Vous veniez, je crois, de l’intérieur.

— Vous me permettrez bien, madame, de la recommencer avec vous. »

On passa dans le bureau du vieux Plantin, dans la pièce de débit, où l’on entrait aussi jadis de plain-pied, par la rue. Les casiers de chêne où l’imprimeur logeait ses registres, les tiroirs où s’entassaient les écus de ses recettes, n’intéressèrent que médiocrement les trois visiteurs. Quelque chose était survenu, depuis leur entrée dans cette maison, qui, pour des raisons diverses, s’imposait à leur sensibilité, à leur curiosité ou à leurs réflexions, plus que des meubles et des murs, témoins d’une prospérité industrielle et familiale dont ils gardent la forte essence depuis des siècles. Ces meubles, ces murs, ont, il est vrai, accueilli Rubens. Son pas puissant martela ces parquets. Mais il y discuta ses droits d’illustrateur. Et d’ailleurs, qu’y avait-il de commun entre l’existence de chair et de joie interprétée par le maître flamand, et la vie d’inquiets frissons, de sensualité spirituelle, de tendresses aiguës, qu’apportaient ici, inconsciemment chez l’une, déjà éclose en talent chez l’autre, cette jeune femme et ce jeune homme, imprégnés d’une sève autrement anxieuse et prompte ?

Tandis que, dans une chambre à coucher de l’étage supérieur, Toquette s’amusait d’un lit, au ciel massif soutenu par des colonnes, et couvert encore de sa courte-pointe en dentelle de Bruges, Nicole questionnait Ogier sur sa carrière de littérateur.

— « Vous êtes déjà très connu, » lui disait-elle. « A vingt-quatre ans, c’est beau.

— Non, madame, » répliquait-il, « ne croyez pas que c’est beau. Si je suis, non pas très connu, comme vous voulez bien le dire, mais point tout à fait ignoré, ce n’est pas que j’aie pu encore manifester quelque valeur. C’est par du truc, des excentricités de plume, ce qu’ils appellent des hardiesses. Quel mot stupide ! Il faut plus de hardiesse pour faire courageusement, simplement, son œuvre de bon ouvrier de lettres, que pour danser sur la corde raide de l’incohérence, de l’à-rebours, et — pardonnez-moi de vous l’avouer — du cynisme.

— Pourquoi le faites-vous ?… »

Ogier sourit — de son sourire pincé d’amertume, que démentaient ses yeux graves.

— « Pourquoi ?… » Il baissa la voix. « Demandez-moi donc aussi pourquoi j’ai transformé mon nom. »

Un coup de menton vers Toquette voulait rappeler l’espièglerie de tout à l’heure. Mais ni l’un ni l’autre ne s’y trompèrent. Les paupières mobiles de Nicole s’ouvraient pour laisser poindre un regard de blâme embarrassé. Tandis que, sous la moustache, se crispait la lèvre du jeune écrivain.

— « Je le savais, que vous me désapprouviez, » murmura-t-il. « Je le savais, bien avant ce matin.

— Avant de me revoir ?

— Oui.

— Mais comment ?… Jamais je n’en ai parlé à personne.

— Pensez-vous que j’aie oublié le son de votre voix, quand vous m’appeliez Georget ? Cette voix-là, je ne l’entendais pas prononcer l’autre nom… Et je devinais bien qu’elle n’aimait pas à le prononcer. »

Nicole voulut prendre légèrement de tels mots, qu’elle sentait tout à coup en elle trop à fond, avec leur vibration pénétrante. Elle rit.

— « C’est singulier… Non, vraiment, ce pseudonyme me gênait… Quand je pensais à vous, c’était toujours mon gentil camarade Georget, mon petit flirt à casquette de lycéen, qui surgissait devant mes yeux. Ogier Sérénis n’était pas lui, pas vous, mais un monsieur quelconque. Enfin, maintenant, la nouvelle physionomie donnera un sens au nouveau nom.

— Comme c’est méchant, ce que vous dites là !

— Méchant, pourquoi ?

— Vous le savez bien. »

Elle détourna les yeux, glissa devant lui par un étroit corridor où l’on ne passait qu’un par un. Bientôt ils se trouvèrent dans les salles de composition, où les caractères du seizième siècle reposaient encore dans les casiers.

Sérénis prit les lettres de métal, d’une fonte si pure, en fit couler quelques-unes entre ses doigts.

— « Les voilà, les séductrices… » murmura-t-il.

Son geste, son âpre sourire, son regard d’horreur et d’amour, disaient sa fièvre d’écrivain, le tourment sublime et vaniteux, la misère et la beauté, tout le meilleur et tout le pire de ce qui aboutit là, dans le flot de ces petits signes de plomb, pour les faire sauter et s’assembler sous les doigts du compositeur.

— « Voyez-vous, madame… Il faut comprendre. Pourquoi voulez-vous que le public retienne un nom terne, ridicule, aux syllabes ouatées ?… Georget Selni… J’aurais mis vingt ans à imposer ce nom-là. Tandis que, même ignorant de l’œuvre, un critique, un passant, garde dans l’oreille, dans l’esprit, les sonorités qui l’amusent… Ogier Sérénis… On demande qui c’est, — avant même que ce soit quelqu’un.

— Vous avez raison. J’étais injuste, » prononça Nicole.

« Injuste… » Son camarade d’autrefois ne lui était donc jamais devenu indifférent, puisqu’un sentiment si arrêté existait en elle, à son égard ? Comme il s’en doutait, dans ces dernières années !… Aussi bien de la persistance du souvenir que de la surface hostile superposée, mince et inconsciente, à la moisson des enfantines sympathies. Une gelée blanche sur une floraison de printemps. Nicole avait grandi, elle s’était mariée. Et tout à fait suivant la loi de son âme sérieuse, avec un homme de science et d’action, beaucoup plus âgé qu’elle, Raoul Hardibert, l’inventeur presque génial que le père de Nicole appelait un jour, pour un conseil technique, à l’usine de la Martaude, et qui y resta, bientôt associé, puis gendre, puis successeur, du patron.

Ogier Sérénis n’était encore que le petit Georget Selni, lorsque Hardibert vint à la Martaude. Il se le rappelait fort bien, et il avait ses raisons pour cela. De tristes raisons. Car son père, à lui, ingénieur à l’usine, s’exaspérant de jalousie contre l’intrus, à mesure que celui-ci grandissait en faveur et en autorité, laissa peut-être sa vie et un peu de son honneur dans la sourde lutte. Selni mourut, en effet, d’un accident de machine. Mais la machine avait été construite d’après les plans de Hardibert. Et le bruit courut que la victime s’était exposée à un danger mortel en essayant de fausser dans les œuvres vives la création de son rival. De ce bruit, le jeune garçon ne sut rien, ou peu de chose, et, naturellement, rejeta ce peu de chose comme une calomnie abominable. Quoi qu’il en fût, M. Dervangeaux, le chef d’usine, se montra parfait pour le fils de son malheureux ingénieur. Il devint le tuteur de Georget, qui déjà, et depuis des années, avait perdu sa mère.

Durant quelques étés de vacances, la camaraderie s’accentua entre le lycéen et Mlle Dervangeaux, tous deux du même âge. Puis le mariage se décida pour l’une, le Quartier Latin absorba l’autre. M. Dervangeaux mourut. Georget Selni commença de signer « Ogier Sérénis » des poèmes et des articles, où, comme il le disait fort bien, ce qui parut le plus original, c’était cette signature. Mais tout à coup, une aube de célébrité se leva pour lui, d’une scène de théâtre « à côté », pour deux actes d’une impression secouante et étrange. La presse emballée cria au chef-d’œuvre. Les spectateurs de l’unique représentation en dirent merveille. Des directeurs demandèrent la pièce à Sérénis. Il refusa. Ainsi l’effet produit s’accrut. La réputation du petit drame grandit de toute la curiosité d’un public nombreux et ardent, qui se fût désillusionné ou blasé devant le spectacle offert, et qui continuait à trépider dans l’irritation du désir. Pourtant de telles tactiques, et le pseudonyme à cimier, n’allaient pas sans faire traiter Sérénis de poseur.

Il le savait. Cela provoquait seulement son sourire, — l’énigmatique sourire, pincé d’amertume. Et il ne s’en troublait un peu que lorsqu’il songeait à son amie de l’adolescence. Il se la rappelait si droite, si simple… Nicole, sans doute, ensevelissait le Georget d’autrefois sous quelque sévérité ironique pour l’Ogier d’aujourd’hui. Pourquoi donc, à chaque pas de sa jeune carrière, à chaque citation de son nom dans un journal, se demandait-il : « Que pensera-t-elle ? » Savait-il seulement si elle en penserait quelque chose ? Il ne retournait plus à la Martaude. La dernière fois, ce fut pour l’enterrement de son tuteur. Sous le crêpe noir, celle qui s’appelait maintenant Mme Hardibert, lui avait paru si distante, si peu semblable à la Nicole de jadis ! Et le nouveau maître n’était-il pas l’ancien ennemi de son père, — peut-être, involontairement et indirectement, le meurtrier qui lui fit pleurer ses larmes affreuses d’orphelin ? Puis la Martaude, c’était à deux heures de Paris, dans la Marne. Or, un poète de vingt ans monte en chemin de fer pour s’enfuir au loin, dans des pays de rêve, — jamais pour aller faire des visites en province.

Ils s’étaient donc seulement revus, Nicole et Ogier, dans cette rencontre, tellement inattendue, de la maison Plantin. Moins d’une demi-heure après, la jeune femme prononçait la phrase : « J’ai été injuste. » Et ce n’était pas tant pour quelques mots d’explication — car on n’explique rien — que pour avoir aperçu, dans la douceur attristée d’un regard, au bord d’un sourire, à l’ombre d’un geste, l’âme de l’ami, la jeunesse de mélancolie ardente, son souvenir à elle-même, son charme reflété dans une émotion, et pour avoir vibré les vibrations des harmonies mystérieuses.

— « Dites, marraine… Voulez-vous m’acheter ça ?… C’est imprimé en caractères du temps… J’aime à emporter des choses qui me rappellent… »

C’était Toquette, avec son étonnant sans-gêne qui déroutait Sérénis. La présence, le ton, l’air narquois de cette petite étrangère, tout d’elle grinçait sur ses fibres de nerveux, dérangeait sa subtile extase. Il eut un léger sursaut. Puis, bien vite, sortit son porte-monnaie.

Nicole grondait sa protégée.

— « Tu vois bien… Il ne faut rien me demander quand nous ne sommes pas seules.

— Mais… j’ai de l’argent. »

Ce fut un éclair. Avec une vivacité de chatte, elle avait sauté entre Sérénis et le vendeur. Elle trouvait sa poche, exhibait une petite bourse en acier.

— « Vingt sous, n’est-ce pas ?… Tenez.

— C’est très inconvenant ce que tu viens de faire, Toquette. Je le dirai à ton parrain.

— Mais si je ne veux pas que monsieur Sérénis me donne quelque chose !… »

Elle secouait la tête, les sourcils froncés sur ses yeux roux, pailletés d’or. Une lumière tremblait dans la mousse fauve, éparse autour des oreilles, crêpelure envolée d’une grosse natte qui se repliait sur la nuque. L’air électrique et félin, cette agressive petite personne. Drôlette, vraiment, avec une acidité tentatrice, agaçante, de fruit mal mûr. On se crispe, attiré quand même. Ogier lui dit, exagérant la douceur courtoise :

— « C’est vous qui me donnerez quelque chose, mademoiselle. Offrez-moi ceci, que je le montre à votre marraine. »

Déconcertée, elle tendit son emplette.

C’était un papier de Hollande, sur lequel s’étalait, d’une typographie superbe, un sonnet composé par Plantin. L’encre fraîche attestait qu’on venait de le tirer, au moyen d’une presse à bras — la seule qui fonctionne encore, à titre de curiosité, parmi ses antiques et poussiéreuses compagnes.

Ensemble, d’un même coup d’œil agile, Nicole et Ogier prirent connaissance de ces vers :

LE BONHEUR DE LA MAISON

« Avoir une maison commode, propre et belle,
Un jardin tapissé d’espaliers odorants,
Des fruits, d’excellent vin, peu de train, peu d’enfants,
Posséder seul, sans bruit, une femme fidèle.
« N’avoir dettes, amour… »

Sur ce mot, ils se regardèrent et sourirent.

— « Pas d’amour… » souligna Sérénis. « Ah ! l’escargot ! »

Nicole éclata de rire. Elle retrouvait Georget, le gamin de la Martaude. Pourtant la sagesse bourgeoise, qui, par hérédité comme par éducation, s’interposait entre ses impressions inconscientes et les choses, ainsi qu’un manteau sur la nudité inconnue de son âme, lui interdit de railler l’honnête idéal du vieil imprimeur. Elle expliqua :

— « Pas d’amour… C’est-à-dire pas de passion désordonnée, périlleuse. Mais la tendresse loyale au foyer. Vous voyez bien : « une femme fidèle… »

Son doigt, ganté de suède clair, s’avançait, désignait le mot. N’était-ce pas ce qu’il y avait de plus beau, de plus précieux au monde : une irréprochable épouse ? Et son geste trahissait un peu de fierté, car c’était cela qu’elle était, qu’elle serait toujours. Un chaste orgueil personnel la solidarisait avec la vertueuse Flamande du XVIe siècle, dont elle acceptait pour elle-même le bref et définitif éloge.

Ogier fut loin de songer qu’il froissait une secrète fraternité féminine, et peut-être quelque chose de plus frémissant, de plus délicat, lorsqu’il reprit, commentant le début du vers :

— « Oui, pour la « posséder seul, sans bruit », suivant sa ridicule expression, le philistin ! C’était sa chose, comme cette presse, tenez !… » ajouta-t-il en frappant légèrement l’antique travailleuse. « L’égoïsme conjugal dans toute sa vilenie consacrée. Ça vous représente le bonheur, à vous, madame ? »

Elle resta sérieuse, sans répondre. La question, d’ailleurs, n’en était pas une, — ou à peine. La curiosité de ce cœur, de cette existence, ne mordait pas encore Sérénis. En ce moment, il prenait plus souci de montrer, aux dépens du pauvre rimeur, la chaude vivacité de son âme, la fougue altière de ses propres sentiments. Lisant plus loin, il s’écriait :

— « Le misérable !… Écoutez plutôt :

« Vivre avecque franchise et sans ambition… »

alors qu’il y a tant de beauté dans le mystère, tant de pudeur dans le mensonge, tant de force dans l’ambition !

« Dompter ses passions, les rendre obéissantes… »

N’en a pas qui veut, des passions. Il ne devait pas avoir grand’chose à dompter, ce commerçant. Ah ! voici un vers juste :

« C’est attendre chez soi bien doucement la mort. »

Parfait. C’est attendre la mort. Ce n’est pas vivre. Le plat sonnet !… Rendons-le à mademoiselle Toquette… Et sauvons-nous de cette maison, madame. »

Nicole, bien que scandalisée, s’égayait de nouveau. Toquette elle-même riait de rattraper en trottinant les grandes enjambées farouches du poète indigné. Mais, comme ils traversaient la cour, ils s’arrêtèrent, ressaisis au passage par la poésie des vieilles murailles mangées de verdure, clignotantes de mille yeux glauques aux petits carreaux sertis de plomb… Indéfinissable rêve des cours divisées par l’ombre, et où noircissent les géométriques feuillages.

— « Le sieur Plantin a-t-il jamais saisi la grâce de ça ?… » fit Ogier, avec sa rancune d’artiste pour les méchants vers de l’imprimeur.

— « La vigne et le lierre n’étaient pas poussés alors, » dit Toquette, gravement.

Les malins yeux roux épiaient de côté le visage du jeune homme. Il sourit, désarmé contre l’espiègle. Déjà elle se détournait, ne voulant pas avoir vu ce sourire.

Comme elle filait dans la rue, marchant devant eux, leste dans sa jupe encore courte, Sérénis dit à Nicole :

— « Vous vous êtes chargée d’une éducation peu commode.

— Quelle éducation ? » Elle suivit son regard. « Ah ! Toquette !… La pauvre petite !…

— Permettez-moi de ne pas la plaindre. Elle a treize ou quatorze ans, et elle est auprès de vous. Cela m’est arrivé…

— Est-ce un madrigal ?

— Non, c’est un très bon souvenir. »

Rien ne ressemblait moins, en effet, à un madrigal que cette dernière phrase, simple, toute en profondeur, et qu’accompagnait, non la galante admiration des yeux, mais leur enfoncement dans une vision lointaine. Ces yeux-là, Nicole en découvrit alors, avec une surprise aiguë, toute la magie de tristesse et de caresse. Pourtant ils ne la regardaient pas. Comme cela change, avec la vie et avec l’âme, ces miroirs que sont les prunelles !… Le Georget d’autrefois n’avait pas, dans les siennes, du même bleu pourtant, ces reflets plus doux que des gestes et plus dominateurs que des mots.

Mme Hardibert reprit la conversation tout de suite :

— « Toquette… ou plutôt… Victorine Mériel, ne demeure pas auprès de moi. Je ne me suis pas chargée de son éducation. Ce serait de la prétention chez la jeune ignorante que je suis, ne connaissant guère l’existence, et tout à fait incapable de l’enseigner. Non, Victorine est dans un pensionnat, où son père lui-même l’a placée avant de quitter l’Europe.

— Ah ! son père ?…

— … est en Amérique. Un cerveau brûlé, ce Paul Mériel. Très intelligent, pas du tout quelconque. Mais un de ces êtres qui, avec des dons remarquables, manquent du je ne sais quoi qui leur permettrait de les mettre en œuvre. On dirait de ces machines compliquées, étincelantes, magnifiques, et qui ne marchent jamais, faute d’un agencement exact de leurs merveilleux rouages.

— Oh ! madame… Nous étions si loin des ateliers de la Martaude !

— Ça sent la graisse et la fumée, ma comparaison ?…

— Elle est juste, mais trop professionnelle. »

Mme Hardibert rougit, avec un battement plus nerveux de ses mobiles paupières. La suggestion ouvrit devant elle, effectivement, les ateliers de la Martaude. De grands halls, pleins de vapeur et de bruit… un peuple noir et suant de travailleurs. Elle sentit le malaise que projetaient en elle ces forces de fer et de chair, sa perpétuelle inquiétude à les voir plier sous l’autorité d’un homme, de son mari, sans comprendre s’il y avait d’autres sources et d’autres limites à cette autorité que l’argent. Ogier, lui, n’était responsable que de ses rimes, et ne domptait que la Chimère… Elle murmura :

— « Ne vous moquez pas de moi. C’est vrai… Je ne peux pas oublier les machines. Elles m’oppressent. »

Il s’étonna, mais n’eut pas le temps de questionner. Toquette revenait vers eux.

— « Où allons-nous, marraine ?

— Au Promenoir, retrouver ton parrain. Tu sais qu’il veut nous faire déjeuner à la Tête-de-Flandre.

— Permettez-moi de prendre congé de vous, » dit Sérénis.

Comment ! Jamais de la vie ! Nicole ne permettrait pas. Son mari lui en voudrait trop… Et, tandis qu’elle forçait le poète, peu récalcitrant, à la suivre du côté de l’Escaut, elle termina l’histoire de Toquette.

Paul Mériel fut un des meilleurs camarades de jeunesse de Hardibert. Plus brillant que lui, il paraissait mieux destiné à réussir. Tous deux partagèrent des travaux de laboratoire, d’où ils comptaient voir surgir quelque prodigieuse découverte. Bientôt pourtant l’esprit plus pratique de Hardibert se restreignit à des problèmes de mécanique, modestes en apparence, mais qui devaient modifier profondément l’industrie des machines à vapeur. Ceci le conduisit à la Martaude, dont il était aujourd’hui directeur. Mériel, lui, prit cent brevets pour des inventions à tapage, dont aucune ne résista à l’expérience. Il fonda des sociétés, qui s’effondrèrent, eut des procès, et finalement dut s’expatrier, non seulement pour tenter la fortune sur un terrain moins fâcheusement battu, mais peut-être pour éviter des redditions de comptes par trop embarrassantes.

Ce dernier détail, sous-entendu clairement par Nicole, amena sur les lèvres de Sérénis un mot de compassion dédaigneuse pour l’héritière d’une mentalité si incertaine.

— « Pauvre fille !… Votre bonté même ne refera pas sa destinée.

— Qui sait ?

— Ne l’espérez pas, madame. Cette enfant-là n’est pas plus banale que son père, mais je crois qu’elle manquera, comme lui… d’ajustage. »

Il y eut un silence, puis le jeune homme reprit :

— « Mais sa mère ?… Qui était sa mère ?… L’a-t-elle perdue jeune ?… »

L’expression troublée de Nicole ne laissa guère de doute à l’écrivain sur l’origine, romanesque mais irrégulière, de Mlle Toquette. Il dit seulement :

— « Ah !… »

Mme Hardibert reprit vivement :

— « L’histoire est tout à l’honneur de Mériel, je vous assure. Il reconnut l’enfant, dont Raoul consentit à être le parrain. Il voulait épouser la mère, qu’il adorait. C’est elle qui refusa, parce qu’il manquait de fortune.

— Qu’est-elle devenue ?

— Elle a été tuée, la malheureuse, dans un accès de jalousie, par le prince hongrois, très riche, qu’elle avait préféré à Mériel. C’était, paraît-il, une fort belle et fort spirituelle créature.

— Sa fille semble détenir plus de son esprit que de sa beauté.

— Hé !… Toquette sera jolie, d’une physionomie très piquante, originale, à coup sûr, avec ses beaux cheveux roux ondés, ses yeux d’or sombre et son teint éclatant. Attendez seulement que les traits s’allongent et que les taches de rousseur se débrouillent. »

La gravité pensive d’Ogier s’anima presque jusqu’au rire :

— « Halte-là ! Je n’attends rien de ce genre. Ce m’est tout à fait indifférent. » Puis retombant au sourire bridé de doute : « Ce que je souhaite, c’est qu’une douleur ne vous vienne jamais par cette fillette, que vous aimez. »

II

Sur le large Promenoir, qui domine l’Escaut, ils n’aperçurent pas tout de suite Raoul Hardibert. Cependant, aux approches de midi, en ce brillant jour de juin, les flâneurs étaient rares sur les dalles étincelantes. D’un coup d’œil, on les distinguait tous, parmi les miroitements d’eau et de soleil, dans l’éclat du lumineux décor.

Les beaux yeux un peu myopes de Nicole, d’un mauve plus délicat parmi l’ardeur des reflets, scintillaient avec inquiétude entre les lourds cils rapprochés.

— « C’est curieux. Et nous sommes en retard. Lui si exact !

— Monsieur Hardibert est peut-être entré au café, là-bas, pour fuir la chaleur.

— Voulez-vous que j’aille voir, marraine ? »

Sans attendre la réponse, Toquette se trouvait à dix pas, filant vers l’extrémité du Promenoir. Sa marche bondissante de fillette l’emportait avec une liberté souple de jeune animal. Dans la clarté, ses cheveux d’or flambaient.

— « Toquette !… » rappelait Nicole. Et contrariée : « Elle ne va pas entrer dans ce café toute seule, j’imagine. D’ailleurs, certainement, Raoul n’est pas là.

— Je vais vous la ramener, madame. »

Les longues enjambées de Sérénis n’atteignirent Victorine Mériel que sous la tente de toile abritant les petites tables. Elle ne s’y arrêtait pas, entrait bravement dans la salle, dont la fraîcheur relative retenait quelques consommateurs autour des chopes de bière.

— « Mademoiselle Toquette, attendez-moi ! »

Il la vit plantée, un rire d’espièglerie aux lèvres, devant quelqu’un qui, lui faisant face pourtant, ne la voyait pas.

Tout de suite, les souvenirs d’Ogier se réveillèrent. Des images internes surgirent, s’adaptant à la physionomie apparue. Il reconnut le directeur de la Martaude.

L’ingénieur s’accoudait à la petite table en bois ciré. Sa main droite, armée d’un crayon, reposait sur une feuille couverte de croquis et de chiffres. La face levée, le regard direct, mais absent, il semblait avoir perdu toute notion de la scène extérieure. A côté de lui, son verre de bière, où s’éteignait la mousse, n’avait pas été touché.

Ce visage caractéristique apparaissait en plein, Hardibert ayant retiré son chapeau. Une belle tête, malgré la quarantaine dépassée, grisonnant les cheveux drus, aux racines droites. Un profil sec et brusqué, plein d’énergie. Une élégance de proportions qu’accentuait la barbe finement coupée, en pointe. Une stature qu’on devinait haute, bien que l’homme fût assis. Quelque chose de martial dans l’ensemble, qui, sous l’uniforme, se fût dessiné en une allure superbe. Mais Raoul n’était pas un soldat, c’était un savant. Ce que le métier militaire, avec ses habitudes d’âme et de corps, eût ajouté d’aisance, de netteté, de hardiesse, à ses gestes et à ses traits, lui manquait pour être tout à fait le beau cavalier qui semblait taillé en sa personne. L’empreinte professionnelle se marquait, inverse. Les épaules un peu étroites pour ce corps bien découplé, se voûtaient légèrement. La distraction perpétuelle du regard mettait une atonie presque morne dans les prunelles foncées, — des prunelles de cette catégorie qu’on nomme « de velours », mais qui, justement, n’avaient pas la moelleuse douceur de leur nuance, ni la voluptueuse humidité où nage d’habitude leur ardeur orientale. Ces yeux-là, durs et clos sur la pensée intérieure, déconcertaient par le contraste entre leur désintéressement de toute séduction et ce qu’on pourrait appeler leur vocation de conquête. Plusieurs cœurs de femmes y avaient trouvé un tragique déboire. Et moins sentimentale encore que les yeux était la bouche, aux lèvres bien tracées, mais plates, tendues de réflexion quand elles ne s’amincissaient pas d’ironie, s’affilant au bord comme le tranchant d’une lame.

— « Eh bien, parrain ?… » fit Toquette, lui mettant sous le nez sa frimousse de malice.

Hardibert tressaillit, la regarda vaguement, puis, d’un seul coup, prit conscience.

Sérénis, qui l’observait avec sa préoccupation de psychologue, remarqua ceci : la réaction agressive du premier mouvement :

— « Allons… quoi ?… Fais donc attention… tu vas renverser cette bière…

— Oh ! parrain grognon… »

Aussitôt, dans la barbe brune, un sourire s’esquissa, vraiment doux, quoique teinté de raillerie et de hauteur. Dans cette nature, la bonté foncière ne montait pas spontanément à la surface. Sans méchanceté vraie, le caractère se révélait pénible, presque intolérable pour les natures tendres.

Toquette n’était pas une tendre. Elle ne s’effarouchait ni ne se blessait, se sachant quand même en faveur. Aussi réussissait-elle admirablement auprès de ce rude, qui n’admettait pas qu’on ressentît trop ses rudesses.

— « Comment, parrain, vous me recevez mal, quand je vous déniche loin du rendez-vous ! Sans moi, marraine vous attendrait longtemps sur le Promenoir.

— J’y suis, sur le Promenoir.

— Non, dans le café.

— Ne sois donc pas déjà si femme par l’ergotage, Toquette. Le café fait partie du Promenoir, c’est la même chose. »

Elle ne répondit pas, trop maligne pour le contrarier, pour souligner ce qui se devinait, que Hardibert, entré là un instant pour inscrire quelque note, s’était oublié dans ses calculs. D’ailleurs, Ogier s’approchait.

— « Monsieur Sérénis, parrain. Vous savez… le poète en herbe de marraine… »

Cette bizarre présentation devait rappeler une taquinerie à l’adresse de Nicole. Ogier n’eut garde de s’en formaliser. L’amie d’enfance s’exposait donc, par quelque partialité pour lui, à de petites escarmouches intimes ?… Quant à Raoul, la définition de sa filleule lui parut sans doute opportune pour restreindre toute prétention chez le jeune inconnu.

— « Parfait… Très bien… » prononça-t-il d’un ton si distant que Sérénis, malgré tout ce qui le captivait, faillit prendre congé sans retour. Mais, tout à coup, le directeur de la Martaude parut se souvenir. « Ah !… n’êtes-vous pas le fils de mon pauvre collègue Selni ? »

Ogier pâlit, étreint par le souvenir, si poignant dans une telle bouche. Pour lui, toutefois, la mort de son père restait un accident auquel l’ancien rival demeurait étranger. Coïncidence douloureuse, non pas motif de haine. Il s’inclina, muet, mais sans hostilité.

Hardibert lui tendit la main.

— « Très heureux de vous retrouver, jeune homme. La Martaude est toujours votre maison. Pourquoi ne vous y voit-on plus ? »

Il ne s’aperçut pas du silence froissé d’Ogier, qui rougissait maintenant, après avoir pâli, son émotion dégonflée sous la piqûre d’amour-propre de s’entendre appeler « jeune homme ».

Tous trois sortaient sur le Promenoir. Et rien n’exista plus pour le poète que cette jolie vision : Nicole venant au-devant d’eux, dans son frais costume de toile, à blouse de linon, son délicieux visage aux bandeaux sombres, affiné, et comme nacré, par la transparence lilas de son ombrelle, dans la vibration dorée de la lumière éparse. Autour d’elle, le vide clair et bleu du fleuve, où se hérissaient des mâtures. Sur l’eau aveuglante, les étraves brunes semblaient briser des miroirs étamés d’or. Une sirène cria. Dans la nerveuse perceptivité de Sérénis, toutes ces impressions s’enregistraient. Tandis que Hardibert, l’esprit encore absorbé par le problème poursuivi tout à l’heure, ne prenait des choses qu’un contact vague et importun.

— « Où étais-tu donc, Raoul ? » demanda la jeune femme.

— « Mais… où tu m’avais donné rendez-vous, ma chère… » riposta le mari d’un ton cassant.

Ce n’était rien, cette réponse, même dans l’enfantillage autoritaire de vouloir couper court à tout reproche sur un manque d’attention. C’était si peu de chose pour une Toquette, par exemple, que celle-ci fit un signe à sa marraine, en haussant les épaules, comme pour dire : « Vous seriez vraiment trop déraisonnable de regimber le moins du monde ou de prendre cela à cœur. » Mais il est des natures pour qui ces petits dénis de justice deviennent cruellement sensibles, surtout lorsqu’ils se répètent à tout propos. Un besoin intense d’équité, jusque dans les moindres choses, les leur rend insoutenables. Et ceci était si vif chez Nicole, que, malgré sa douceur, elle parvenait rarement à retenir, dans des cas semblables, une récrimination plaintive. Si, en ce moment, elle se taisait, semblant obéir à la pantomime insouciante de Toquette, c’est qu’elle contenait un frémissement de chagrin autrement aigu qu’à l’ordinaire. Jamais l’accent impératif avec lequel lui parlait ce mari tellement plus âgé qu’elle et d’une personnalité despotique, ne lui avait ainsi heurté le cœur. Voilà donc le premier mot qu’il trouvait à lui dire devant Ogier Sérénis !… Une divination de la délicatesse, de la minutie tendre que le jeune homme devait apporter dans toute affection, lui fit s’exagérer cette brusquerie conjugale, dont il s’étonnait sans doute et la plaignait outre mesure. Malgré tout, elle n’était pas une femme malheureuse. Pourquoi s’avisait-elle, cette fois, qu’elle pouvait en avoir l’air ? Et pourquoi en ressentir une mortification spéciale devant un tel témoin ?

Tel fut pourtant le genre d’impression qui, tout de suite, prédomina chez elle, et lui gâta un peu la joie de cette matinée. Dès la traversée de l’Escaut, sur le petit vapeur, Hardibert montra, d’une façon qui parut à sa femme plus manifeste qu’à l’ordinaire, l’extériorité acerbe de sa nature et le goût singulier qu’elle lui connaissait, non seulement d’avoir raison pour les plus négligeables choses, mais surtout de mettre les gens dans leur tort.

— « Je m’assieds ici pour ne pas avoir le soleil, » avait-elle déclaré.

— « C’est la place où il donne le plus, » affirma-t-il aussitôt.

Déroutée un instant, elle reprit :

— « Ah ! tu penses que le bateau va tourner ? »

Sans s’expliquer, il eut un demi-sourire dédaigneux, qui faisait aussitôt souhaiter, comme une chance des plus désirables, que le bateau ne tournât pas, ou pas assez du moins pour que la marge d’ombre quittât le banc choisi. D’aussi minces détails prenaient, malgré qu’on en eût, l’importance d’une revanche à obtenir sur cet interlocuteur agressif.

Le « Tu vois, ma pauvre petite. Ah ! dame, il faut connaître un peu les quatre points cardinaux », dont il ridiculisa la déroute de Nicole, quand, le bateau ayant effectivement viré, elle eut aux épaules la tape brûlante du soleil, fit sentir à la jeune femme ce malaise désagréable qu’on éprouve à paraître se vexer d’un incident auquel on ne voudrait attribuer aucune importance. Elle eut conscience d’un énervement sur son visage et dans sa voix, tandis qu’elle essayait de rire en disant à Sérénis :

— « Pourvu que mon grand homme de mari ne vous fasse pas trop l’effet d’un savant rébarbatif… Vous auriez peur de venir à la Martaude. Mais, je vous assure… il n’est pas si terrible qu’il veut en avoir l’air. »

Ogier, dans les yeux couleur d’hortensia, qu’ombrait la palpitation nerveuse des cils, distingua le gracieux mouvement d’âme. Le mari, lui, n’y vit qu’une manière détournée de le traiter en tyran, et, content d’atteindre d’une même cinglée de raillerie celui qu’il jugeait une jeune nullité prétentieuse, il prononça :

— « Voyons, ma chère, si femme que soit un poète, monsieur Sérénis ne l’est pas, j’en réponds, au point de me juger terrible parce que je me permets de remarquer humblement qu’il n’y a pas d’ombre en plein soleil. Ah ! jeune homme ! » continua-t-il, sans que l’écrivain, trop intéressé, sourcillât cette fois sous l’épithète, « heureusement que les lois de l’univers échappent au caprice des femmes ! Des petits êtres, si faibles qu’on les briserait d’une chiquenaude… Elles ont un instinct de domination qui n’admet pas l’obstacle. Aucun sens des nécessités. Dire que ça réclame des droits politiques !

— Dites donc, parrain… Si les hommes s’en servent tous bien, de leurs droits politiques, et s’ils ont tous le « sens des nécessités, » interpella Toquette, qui enfla comiquement la voix sur ces trois mots, « pourquoi qu’y a tant de révolutions et de guerres civiles, et si assommantes à apprendre dans les bouquins d’histoire ?

— Toi, retourne donc à l’école te faire coiffer du bonnet d’âne, » dit le savant, dont les doigts secs, aux jointures fines, d’homme de race et d’homme d’étude, pincèrent une oreille de l’effrontée.

Subitement, il se détendit. Tous riaient. Voilà ce qui lui plaisait… Qu’on lui ripostât, qu’on eût l’âme assez élastique pour rompre devant ses estocades, pour narguer ses coups de boutoir, pour lui nier à lui-même une âpreté dont il n’admettait pas toutes les conséquences. Mais il fallait à ce jeu l’indépendance du cœur. Les promptes meurtrissures de Nicole, qu’il jugeait irritantes et absurdes quand il en prenait par hasard conscience, naissaient d’un rêve de sentimentalité qui s’acharnait. D’un tel rêve, au temps de sa virile jeunesse, quelques femmes, tour à tour, s’étaient déprises. Son noble visage, où l’amertume coutumière ne gravait pas encore son pli, où la vertigineuse cérébralité ne jetait pas encore son voile, les avait séduites. Sa hauteur les avait piquées. Chacune crut atteindre une tendresse lointaine, et d’autant plus profonde, chez ce philosophe aux attitudes misogynes. Toutes firent l’expérience de l’irrémédiable malentendu entre cette nature, pourtant affectueuse, et le vœu féminin d’amour. Hardibert la fit également, successivement, sans jamais convenir, même au secret de lui-même, qu’il y eût de sa faute. Il en prit une idée plus définitive, plus solidement ancrée, de la déplorable infériorité des femmes. C’étaient de petits animaux qu’on devait dresser comme les autres, avec un peu de sucre et beaucoup de cravache. Mieux encore, il fallait les enfermer, suivant la sagesse orientale, dans les harems, puisque c’était le seul moyen qu’elles ne prissent pas la clef des champs. Quant à d’autres clôtures, enveloppement de compréhension, palissades de caresses, liens de grâce, chaînes dévouées qui enserrent d’autant mieux que le cœur captif est d’essence plus haute, il en méconnaissait l’efficacité, citant pour exemple quelques basses courtisanes épousées par passion, chez qui le rédempteur avait rencontré plus d’infidélité que de reconnaissance.

Tel était, au point de vue sentimental, ce Raoul Hardibert, amoureux notoirement inférieur, mari loyal, directeur énergique, maître redoutable et généreux, homme de chatouilleux honneur, de fierté âcre, de caractère détestable, ingénieur de premier ordre.

Nicole Dervangeaux, à dix-huit ans, l’épousa, éblouie. Par son père, depuis que Raoul était entré à l’usine, l’admiration s’instillait en elle. Engoué de ce génial collaborateur, le vieux chef de la Martaude, volontairement ou non, suggestionna sa fille. Le physique, si séduisant de gravité pour cette jeune isolée aux songeries altières, ne faisait que gagner par la quarantaine approchante. Nicole avait au cœur cet instinct, fait tout ensemble d’humilité et d’orgueil, qui porte certaines adolescentes, toutes sérieuses de passion ignorée, vers les hommes de seconde jeunesse ou même mûrs. Elles souhaitent leur domination, pour s’anéantir délicieusement sous leur volonté forte, et elles sont flattées de les émouvoir. Quant à Raoul, jamais il n’avait éprouvé la sensation de son prestige autant que sur cette enfant. Et c’était là, outre l’attirance d’une créature fraîche, désirable et charmante, sa plus vive, et presque son exclusive notion de l’ivresse sentimentale.

Ce fut donc un mariage d’amour, dont l’amour était absent : chez l’épouse, par ignorance virginale, chez l’époux, par une ignorance toute différente, mais plus absolue, puisqu’il y manquait la vocation, l’intuition, le vœu secret de l’être vers une harmonie merveilleuse.

Aujourd’hui, après six ans d’irréprochable union, rien n’était changé. Raoul et Nicole s’aimaient, dans les mêmes rapports de protection et d’admiration, de prestige et d’aveuglement, sans que l’une se fût éveillée, ni que l’autre se fût converti à ce qui fait d’un couple humain l’unique chose d’extase, envolée et planante, que symbolise la vision passionnée d’Alighieri : « Ces deux qui vont ensemble et paraissent au vent si légers… »

Ni l’un ni l’autre ne s’en doutaient, d’ailleurs. Il se peut que Nicole eût souffert du caractère de Raoul, mais ces contrariétés d’existence n’intéressaient pas, — elle l’eût juré, — le fond de ce qu’elle croyait son bonheur.

Ce matin, au bord de l’Escaut, dans ce midi d’argent et d’or, où pleuvait un peu d’azur pâli de lumière, pourquoi donc le sourire pincé d’amertume aux lèvres d’Ogier, et la caressante tristesse de ses yeux, lui firent-ils penser qu’il pouvait secrètement la plaindre ?…

— « Sais-tu ce que tu ferais, Raoul, si tu voulais être tout à fait gentil ?… » dit-elle, sans se rendre compte du paradoxe entre l’expression mignarde et la force ample et rêche d’une telle nature. « Eh bien, tu nous accompagnerais demain à Bruges.

— Demain ?… oh ! impossible… J’ai deux rendez-vous d’affaires.

— Ici ?

— Le premier, oui. Le second, à Bruxelles. Il était convenu, n’est-ce pas ? que vous me rejoindriez le soir à Bruxelles.

— Veux-tu que nous remettions ?

— Et à quand, ma chère ?… Je dois être après-demain de retour à la Martaude. »

Il ajouta :

— « D’ailleurs, Bruges, tu sais, ma petite, je connais ça. »

Le dernier monosyllabe, d’une si leste indifférence, fit lever les sourcils à Sérénis. Au mot de « Bruges », il avait tressailli. La veille, il s’y attardait encore, captif d’un charme pareil à celui qui nous retient, déchirés, haletants, curieux jusqu’au sacrilège, devant le visage d’une belle morte. Ce nom le remua comme celui d’une maîtresse quittée. Puis, tout de suite, la piqûre d’un désir : s’il pouvait y retourner avec Nicole ! Déjà le déjeuner s’achevait. Dans un instant il n’aurait plus aucun prétexte pour rester auprès d’elle. Et, par avance, il pressentait sa solitude désorientée quand aurait disparu le doux visage mat aux bandeaux sombres, quand il lui faudrait renoncer à surprendre la vraie nuance et la secrète pensée des yeux mauves, des yeux dont l’indéchiffrable clarté l’intriguait si fort, derrière la grille vite interposée des cils trop longs.

— « Alors, » disait Nicole à son mari, « tu crois que je serai désappointée, moi qui me figure rencontrer à Bruges des impressions extraordinaires ?

— Désappointée ?… Oh ! je ne pense pas. Tu y verras tout ce que tu attends, tout ce que les romans et les poèmes t’ont préparée à y voir. Les choses n’ont aucune importance. Crois-tu, ma petite femme, que tu puisses dégager un aspect réel hors de son effet préconçu ? Ne te tourmente pas, va. Cette pauvre ville ne fera qu’illustrer tes lectures. L’impression des tirades évoquées l’emportera toujours sur celle de l’image. »

L’ironie, plus haute et plus voilée qu’à l’ordinaire, laissa Nicole perplexe. Ogier demanda, non sans une ironie égale :

— « Et quel est, monsieur, l’aspect réel que vous avez distingué dans Bruges, hors des travestissements littéraires ?…

— Je n’y eus aucun mérite, monsieur, » répliqua l’ingénieur, en butant contre lui ce regard fermé dont il annihilait un interlocuteur. « Je ne pouvais apercevoir que la réalité, n’ayant jamais eu le temps de me composer d’avance des impressions artificielles. Je n’avais lu aucune description de cette petite ville. Je ne l’ai trouvée ni plus silencieuse, ni plus suggestive, qu’aucune autre cité provinciale restée en dehors des grandes voies de communication modernes. On y rencontre quelques curiosités architecturales, plus singulières qu’harmonieuses. Les maisons à pignon y sont celles de tous les Pays-Bas. Des canaux devenus inutiles y croupissent. L’existence doit y être mortelle d’engourdissement, de préjugés féroces, de cancans venimeux. Ceux mêmes qui l’ont le mieux chantée ont eu soin de la fuir.

— Et les Memling, parrain ? » demanda Toquette, avec un air sagace et pénétré, comme si elle ne tirait pas cet à-propos d’une récente étude de Bædecker.

— « Quoi, les Memling ?… Ah ! les enluminures de cette châsse, à l’Hôpital Saint-Jean. Mon Dieu ! c’est intéressant pour l’étude de l’art primitif. Mais si c’était beau en soi, on peindrait encore de cette façon. Tandis qu’on se garde bien de donner aux femmes ces silhouettes de poupées à ressort, qui dénotaient une ignorance absolue de l’anatomie. Ou nous avons l’idéal de ces gens-là, ou nous avons le nôtre. Alors, pourquoi produire des œuvres différentes, ou pourquoi simuler leur façon de sentir ? Leurs contemporains, dont ils fixaient pourtant le rêve, se pâmaient moins que nous. Ces imagiers furent considérés de leur temps comme des artisans ingénieux et pittoresques. Pas davantage.

— Vous avez raison, monsieur, » dit Ogier, tandis que, dans un rapide coup d’œil, il souriait à la stupeur causée à Nicole par cet acquiescement. Il devinait le trouble de sa fine nature instinctive, capable d’éprouver, mais sans en concevoir l’analyse, et surtout sans en pouvoir rendre compte, des communions frissonnantes avec les œuvres chargées d’âme. Il devinait l’étouffement, par le positivisme scientifique du mari, des velléités qu’elle-même jugeait un peu ridicules en son impuissance à les défendre. Et aussi sa crainte gentille d’un froissement pour le poète, dans des théories qui réduisaient la poésie à un amusement charlatanesque. « Oui, vous avez raison, » répéta-t-il, diverti de la sentir interdite mais rassurée par sa complaisante réponse, « il n’existe certes pas, ni dans ce décor de ville dont vous parlez, ni dans ces naïves peintures, tout ce que nous autres, les faiseurs de chimères, nous y avons mis. Ou, du moins, cela n’y existait pas jadis, avant que des siècles de douleurs et de joies humaines, de rêves et de désirs humains y eussent collaboré. Mais maintenant, ça y est. Nul ne peut plus contempler ces choses, dans leur beauté simple, qu’à travers le prisme de beauté compliquée fait de toutes les larmes d’admiration des poètes et chatoyant de tous les rayons de leur enthousiasme. Est-ce une raison pour les dédaigner, ou bien, au contraire, comme je me le figure, pour les goûter plus profondément ? Si, demain, madame Hardibert est émue, soit devant la légende de sainte Ursule, soit au détour d’un canal solitaire, en écoutant carillonner le vieux Beffroi, chicanera-t-elle son émotion, sous ce prétexte que cette émotion lui fut suggérée par des écrivains ? N’est-ce pas notre seule raison d’être, à nous autres : toucher au fond du cœur des hommes la fibre qui ne vibrerait pas sans nous ?

— Oh ! c’est chic, ça ! » cria Toquette.

Tout le monde rit, excepté la fillette elle-même. Prise par l’intonation grave et modulée de Sérénis plus que par le sens des paroles, — inaccessible pour elle, — ébranlée dans sa sensualité inconsciente par la cadence des phrases et la grâce, vaguement sentie, de l’idée, elle exhalait sa délectation sous une forme gamine, mais avec la plus sérieuse sincérité. Ses yeux d’or pétillaient dans sa frimousse irrégulière. Sa lèvre sinueuse et retroussée laissait voir des quenottes friandes, entre lesquelles frétillait une langue rose, comme d’une chatte qui vient de laper de la crème.

— « Voilà bien le nanan qu’il faut aux femmes, » observa Raoul, plus sensible au mutisme ravi de la sienne qu’à la pétulante adhésion de Toquette. « Des mots… des apparences… l’illusion. Mettez-leur de la poésie sur les choses, monsieur, comme on met aux petites filles de la confiture sur leur pain. N’empêche que le fait substantiel, comme le pain, est la vraie nourriture du monde. »

Il offrit un cigare à Ogier, qui refusa, d’un mouvement de tête et d’un sourire.

— « Vous ne fumez pas ?

— Bien rarement. Une cigarette de temps à autre… »

Et il passa le doigt sur sa longue moustache, par une association d’idées inconsciente. Comment se résoudre à saturer d’un relent âcre et caustique cette soyeuse complice du baiser ?…

On quitta la table et la terrasse surplombant le fleuve. Ogier ramena la conversation au point qui l’intéressait.

— « Ainsi, madame, vous allez à Bruges, demain, avec mademoiselle Toquette ?

— Oui, je m’en réjouis follement.

— Je m’en réjouirais autant à votre place.

— Vous aimeriez retourner à Bruges ?

— Je n’y ai pas encore été. »

Il débita ce mensonge avec la plus franche lumière dans le bleu intense de ses yeux. N’avait-il pas vanté, à propos du sonnet de Plantin, les déguisements subtils, somptueux, ou simplement nécessaires, de la pensée ?… C’était sans remords qu’il déguisait la sienne, surtout par une duplicité tellement inoffensive. L’exercice de ce droit, — comme de tous les droits individuels, — lui semblait n’avoir de limites que le tort fait à autrui.

Nicole s’étonnait. Hardibert lui-même, qui les précédait vers le quai, se retourna.

— « Vous arrivez donc seulement en Belgique ?

— Mais oui. Je n’ai visité que Bruxelles.

— Et, » railla l’ingénieur, « vous avez donné à Anvers, vulgaire réceptacle de vivants, le pas sur votre ville de mirage et de fantômes ? »

Prestement, Sérénis para l’objection.

— « J’ai trouvé qu’il faisait trop beau temps. J’attendais le premier jour gris, pour voir Bruges avec sa vraie couleur.

— Vous attendrez longtemps, » observa Toquette. « Le baromètre est en hausse. Je l’ai regardé ce matin, à l’hôtel. »

Malencontreuse gamine ! Lui qui comptait sur elle pour proposer, avec le sans-gêne de son âge, qu’il les accompagnât. Il reprit :

— « Malheureusement, mademoiselle, je n’ai plus le loisir de remettre beaucoup cette visite. »

Il rencontra le regard de Nicole. Aussitôt elle rougit, comme s’il pouvait y voir, — et il l’y vit, grâce à cette rougeur, — un souhait que sa réserve féminine l’empêchait d’exprimer.

Il tressaillit d’aise, et balbutia :

— « Si le vieux camarade que je suis osait se permettre… »

A sa grande surprise, ce fut Hardibert lui-même, dont l’humeur peu accommodante l’inquiétait, qui vint à son aide.

— « Accompagnez donc, demain, ces dames, chevaleresque poète, » dit-il, avec la sorte de bonhommie agressive qui lui était spéciale. « Comme cela, elles ne m’en voudront pas trop de les laisser encore faire une excursion sans moi. »

Fut-ce la joie de cette permission qui fit apprécier à Sérénis la simplicité vraie, la confiante loyauté de la phrase ? Il découvrit tout à coup, sous l’écorce bourrue de Hardibert, quelque chose de sincère et de droit jusqu’à la candeur. C’était la pensée toute claire du directeur de la Martaude, ce regret d’avoir encore dû refuser à Nicole de la conduire à Bruges, et cet aveu impliqué dans le mot « chevaleresque poète », que le jeune écrivain décadent jouerait mieux que lui le rôle de cicerone dans la ville compliquée de passé et de songe. La sécurité conjugale, évidente et absolue chez ce mari, si tracassier d’autre part, ne manquait pas de noblesse, et restituait à Nicole beaucoup du respect qu’on ne sentait guère dans sa façon leste et autoritaire de la traiter.

Et c’était bien, en effet, la hauteur de sa propre nature qui préservait Raoul de la mesquinerie du soupçon. Mais c’en était aussi la sécheresse. Malgré ce qu’ils avancent sur l’infériorité, sur la fragilité des femmes, ce ne sont pas les hommes les plus sévères à leur égard qui sont le plus jaloux d’elles. La jalousie, à moins d’être un bas mouvement d’égoïsme vaniteux, — et Raoul valait trop pour cette petitesse, — naît de la passion, s’attise de ses idôlatries comme de ses inquiétudes. Le dévot d’amour croit à chaque instant l’univers entier attentif à lui soustraire un bien qui lui paraît incomparable. Celui qui adore la femme, en dépit de ses défauts, — ou peut-être à cause d’eux, — est aussi celui qui pressent le mieux les frissons d’une sensibilité si prompte, et qui redoute le plus pour celle entre toutes chère, les vertiges de pitié, d’illusion, de caresse, où se prennent les meilleures, — plus rarement, mais plus irrémédiablement, que les pires.

Hardibert n’était pas occupé de sa femme assez en amoureux pour être jaloux d’elle. Il ne la voyait pas avec un désir assez assidu pour évoquer frénétiquement le désir des autres. Il n’avait pas assez l’intuition de ce qui existait en elle, à son insu à elle-même — petites souffrances en éveil, songes assoupis, goût éperdu de la volupté tendre, — pour imaginer que la tentation pût la surprendre par des aspects de beauté. Selon lui, elle ne verrait jamais que les côtés répugnants de la faute. Et, quel que fût le scepticisme misogyne de ce raisonneur sans souplesse, il ne doutait pas une minute que devant la laideur brutale de la trahison, Nicole ne se détournât avec horreur.

D’ailleurs, il ne s’en disait pas si long. Comme toutes les forces profondes qui dictent nos attitudes et suggèrent les explications que nous nous en donnons après coup, ces sentiments demeuraient inconscients chez Hardibert. Ils n’apparaissaient que par leurs résultats, en opinions dans sa pensée, en direction dans sa conduite.

Sur le bateau qui les ramenait à la rive droite, tandis que, machinalement, leurs yeux suivaient, contre le ciel blanc de lumière, ce trait d’union entre le monde et l’infini qu’est la flèche de la Cathédrale, on décida que ces dames prendraient, le matin suivant, un des premiers trains pour Bruges, et qu’elles retrouveraient M. Sérénis à la gare.

— « Vous me rejoindrez à Bruxelles dans la soirée, » dit Hardibert. « Cependant, si cela vous est trop difficile, ne revenez qu’après-demain matin, puisque je ne puis, de toutes façons, reprendre qu’un train d’après-midi pour notre retour en France. Vous n’avez plus rien à voir à Bruxelles. J’emporte vos malles, que vous fermerez tout à l’heure. Prenez donc votre temps. Je me rappelle avoir très bien dormi à Bruges, dans un certain Hôtel des Pays-Bas, rue du Nord-Sablon. Mais, » — et il se tourna vers Ogier, — « j’espère bien que monsieur Sérénis ne se croira pas obligé d’accepter en tout votre programme. »

Si le jeune poète, à l’esprit poivré de parisianisme libertin, crut d’abord voir dans ces paroles une interdiction de descendre au même hôtel que les voyageuses, il en revint aussitôt. Déjà il comprenait mieux la nature acerbe, mais sans bassesse, de Hardibert. Jamais celui-ci n’eût fait à sa femme, ou à lui-même, le tort d’un tel scrupule. La seule circonstance que Nicole promenât avec elle une grande fillette comme Victorine, lui semblait une sauvegarde parfaite, aussi bien pour les convenances extérieures que contre la moindre velléité de flirt, s’il en eût supposé capable celle qui portait si dignement son nom. Aussi l’espèce d’échappatoire qu’il offrait à leur chevalier servant venait-elle uniquement de l’embarras qui résulterait pour tous si le jeune homme se trouvait dans le cas de payer de triples frais d’hôtel.

Dans la même idée, sans doute, Mme Hardibert déclara qu’elle s’arrangerait pour regagner Bruxelles le soir.

— « On voit très bien Bruges en une journée, » affirma-t-elle, « surtout en cette saison, où il fait clair si tard.

— Eh bien, » reprit Raoul, comme Sérénis allait se séparer d’eux au débarcadère de la rive droite, « je compte, monsieur, que vous voudrez bien dîner, — ou souper, suivant l’heure, — au Grand-Hôtel de Bruxelles, si vous revenez avec ces dames, demain soir.

— Merci, monsieur. J’aurai le regret de prendre congé de madame Hardibert, à Bruges, où je compte rester pour…

— Pour attendre un jour gris, » interrompit Toquette, piquée de ce que le poète eût répondu au « ces dames » de son parrain par un singulier qui l’excluait comme avec intention.

— « Pour attendre un jour gris, oui, mademoiselle, et le bon plaisir d’une muse presque aussi rétive que votre malicieuse personne, » riposta Ogier avec tant de grâce, que Nicole, souriante, ne put gronder sa filleule.

— « Bien fait, Toquette ! Ça t’apprendra ! » plaisanta Raoul, qu’égayaient toujours les escarmouches de mots.

On se dit « au revoir » parmi les rires, tandis que les Hardibert et leur filleule s’installaient dans une victoria.

Un moment, Ogier vit chatoyer au soleil deux ombrelles claires… Puis tout disparut.

Il prit, au hasard, une des ruelles qui, du port, ramènent directement vers le centre de la ville. Et, tout de suite, il eut le regret de n’avoir pas suivi le quai Van Dyck. La chaleur du beau jour d’été ouvrait, sur l’étroite voie nauséabonde, les portes et les fenêtres des vieilles maisons aux murs lézardés, aux pignons vermoulus et noirs. Depuis des siècles, dans ce quartier immuable, ces équivoques asiles accueillent la luxure farouche des matelots affolés par l’exil amer des flots sans fin. Sur l’obscurité sinistre des chambres et des corridors, des silhouettes éclatantes se découpaient, tachant l’ombre par des bleus et des roses douloureux de crudité. Des visages mal coloriés de poupées de bazar dardaient des yeux effrayants, enflammés de voracité ou aiguisés d’insulte… Quelle vision, superposée à celle qu’Ogier emportait au cœur !… Il hâta le pas, tourna un angle… Ah ! les contrastes de la mise en scène, dans cette tragédie que l’Humanité joue sous le ciel, entre le bouge et le sanctuaire !… Un clair espace s’ouvrit… Des gradins de splendeur soulevèrent l’âme de ce passant, la haussèrent, haletante, d’un seul élan, d’un envol effréné, jusqu’à la cime où le souffle manque… jusque tout là-haut, dans l’azur… La Cathédrale venait de surgir. La ruelle infâme aboutissait au parvis.

Sérénis fit quelques pas et s’arrêta devant le puits, que couronne un feuillage en fer, forgé par Quentin Metsys. Machinalement, il observait les rinceaux légers, ce travail adroit, mais si humble, d’artisan, dû à la main prodigieuse. Pourtant son attention ne s’y fixa pas. Ses nerfs vibraient en lui, cruellement et délicieusement, comme des cordes de harpe. Il écoutait retentir les échos de son cœur sonore. Toujours un souci de gloire hantait sa jeunesse ambitieuse. Mais, en ce moment, la gloire lui apparaissait comme une apothéose dont Nicole s’éblouirait, déployant ses longs cils noirs sur les prunelles indécises, enfin dévoilées dans un étonnement ravi. Hardibert, impressionné, hocherait la tête, ne le traiterait plus de jeune homme sans conséquence. Et l’impertinente Toquette elle-même changerait le ton de son caquet. Ce petit univers de trois amis, cette goutte d’eau, est-ce bien pour y mirer son image, qu’il voulait cette image démesurée de génie, de succès ?… Qui le lui eût dit, ce matin ?…

O Cathédrale !… prière multiple et pétrifiée, n’est-tu pas la voix de ce jeune homme qui monte si ardemment au ciel, pour en arracher le don sublime, afin qu’une femme dise : « Comme il est grand !… »

Ogier lève la tête, et croit voir dans cette façade de vertige, qui lui aspire toute l’âme, la colossale image de son désir. Le soleil, qui décline, dore l’extrémité supérieure de la flèche. Une ombre fine s’insinue plus bas dans les interstices innombrables des sculptures, ainsi qu’une cendre bleuâtre. Un calme indicible tombe des corniches altières. Et pourtant, c’est une fièvre, toute la fièvre de sa jeunesse, qui palpite là, pour le poète, dans les nervures frémissantes.

Cependant, sur le seuil des portes, des boutiquiers observaient curieusement ce songeur obstiné. Il finit par s’en apercevoir, rit intérieurement, et se secoua, comme un somnambule qui s’éveille.

Dans une papeterie, il acheta une photographie de la Cathédrale, et aussi une vue de l’Escaut. Le soir, avant de les glisser au fond de sa valise, il inscrivit au dos la date et quelques hiéroglyphes compréhensibles pour lui seul. Plus tard, après des années, il toucherait à ces petits cartons avec des doigts tremblants. De quel regard il examinerait ces architectures ! Sur leurs faces de pierre, le frisson d’un rêve… à leur pied, l’effleurement d’une ombre… Ce serait là, pour jamais enfuie, une des heures charmées de sa jeunesse.

III

Le matin suivant, Nicole eut un de ces réveils délicieux, où la joie s’engouffre dans le cœur comme la clarté dans les prunelles, sans qu’on sache d’où ni comment.

Il faisait jour, et elle se sentait très heureuse. Voilà tout ce qu’elle sut pour un instant. Puis la nuance de sa vie se précisa. Elle reconnut, devant les grands stores de toile, lumineux du soleil extérieur, les rideaux étriqués — damas rouge et guipure — de l’hôtel où ils séjournaient, à Anvers. A l’extrémité d’un paravent déployé, dépassait le pied d’un second lit, qui était celui de Toquette. Durant ce voyage, Mme Hardibert n’avait pas voulu laisser dormir isolément la fillette dont elle détenait la garde. Et quant à maintenir ouverte une porte de communication sur la chambre qu’elle aurait occupée avec son mari, sa délicatesse s’y opposait. Elle préférait se séparer momentanément de Raoul.

S’avouait-elle que cette espèce de vacance dans l’intimité conjugale, — la première depuis plus de cinq ans, — n’allait pas sans un confus bien-être de sa personnalité détendue ? L’âme absorbante de Raoul, avec sa force volontaire et concentrée, oppressait toujours un peu la sienne, même dans les instants où toute force plie et se dissout en une extase tendre. Mais, précisément, ne serait-ce pas le mot de « tendre » qui conviendrait le moins ici, pour définir ce qui, sans ce mot pourtant, n’est que brutalement définissable, ce qui, sans le contenu de ce mot, sans son trésor de dévotions et de mignardises, devient vite pour une femme le devoir, en attendant que ce soit la corvée ? Raoul pouvait témoigner de l’empressement, de l’ardeur, de l’admiration, mais non de la tendresse. Ses expansions d’homme épris, — car il l’était, plus qu’il ne se fût soucié de s’en rendre compte ou de l’exprimer, — se traduisaient par des paroles enfantines ou aimablement railleuses, comme en une condescendance pour des façons de sentir inférieures, légèrement humiliantes.

Rapidement, d’ailleurs, il se reprenait. Et rien, dans le camarade autoritaire substitué sans transition à l’amoureux, ne rappelait ensuite des émotions, qu’il considérait sans doute comme des défaillances. Cette pudeur qui exile la passion en un domaine à part, volontairement ignoré, de la vie, pour instinctive qu’elle soit chez certaines natures, semble à d’autres le contraire même de la pudeur. Car la sensualité n’échappe à la bassesse qu’en fusionnant, pour ainsi dire, avec les aspirations nobles de l’être. Et la femme ressent d’autant mieux la blessure d’une distinction tellement catégorique, que, plus elle vaut moralement, moins elle est capable de partager une ivresse qui n’aurait pas sa première source dans le cœur.

D’un tel malentendu, situé en des régions où la pensée de Nicole se fût crue coupable de descendre, la jeune femme eut peut-être quelque pressentiment, durant ce voyage de Belgique. L’exquise douceur goûtée à l’indépendance de ses rêves, dans ses flâneries sur l’oreiller frais, aux approches et au sortir du sommeil, alors qu’aucune sollicitation plus ou moins impérieuse, aucun monologue de science ou d’affaires, ne l’empêchait de vagabonder de projets en souvenirs, lui restitua l’élasticité intérieure de son adolescence. Les perspectives de sa vie reprirent un peu du vague et de la mobilité qui les rendaient si fantasmagoriques, jadis, devant l’essor de ses premiers espoirs. Le dépaysement ajoutait à ce renouveau. Au hasard des promenades, par les chemins imprévus, par les rues aux façades étrangères, devant les architectures aussi finement tourmentées que des âmes, dans la calme splendeur des musées, les flots d’une existence plus abondante montaient en elle jusqu’à lui faire battre violemment le cœur. Et, tout de suite, ces facultés inconnues, qui lui révélaient en elle d’autres elles-mêmes, s’orientaient en aspirations, en désirs. Aspirations vers quoi ? Désirs de quoi ?… Elle n’en savait rien. Nicole Hardibert ignorait ce mystère de notre nature, qui change toute impression haute et rare en expansion ardente — vœu secret de volupté morale ou physique chez la plupart, besoin de créer chez l’artiste, chez tous, malaise de l’être fini qui vient de concevoir l’infini et doit renoncer à le saisir.

Mais voici que, ce matin, quand elle s’éveilla, l’espèce d’attente confuse où elle vivait depuis quelques jours, aboutissait à une réalisation inexplicable. Pour de tout petits incidents de voyage, elle éprouvait ce que nous avons tous éprouvé sans plus de cause et sans vouloir plus qu’elle-même démêler notre énigme intérieure : une plénitude singulière, une harmonie délicieuse entre la perpétuelle inquiétude du dedans et les multiples influences du dehors. Ce n’est pas le bonheur. D’où viendrait-il ? Rien n’a changé, ou du moins nous ne distinguons nul changement dans les circonstances. Et pourtant la joie émane des choses mêmes qui, la veille, nous semblaient le plus vides de joie.

Doucement, Nicole sauta du lit, et procéda à sa toilette, avant d’éveiller sa petite compagne. Devant la glace, les cheveux défaits, elle se sourit, heureuse de se trouver si charmante.

Coquette… Mme Hardibert l’était comme toutes les femmes, et d’ailleurs moins que la plupart. Mais le sentiment avec lequel, à cette minute, elle observait la nacre dorée de son teint, la richesse de ses beaux cheveux noirs, la suavité merveilleuse de ses yeux, d’une nuance insaisissable, mais d’une lumière si pure, n’était pas de la coquetterie. C’était une allégresse plus ample, moins mesquine, plus dangereuse peut-être. Et aussi de la curiosité. Nicole se regardait d’un autre point de vue que d’habitude, d’une autre distance. La distance des quelques années qui, de jeune fille, l’avait faite la jeune femme qu’elle était à présent. Comment réaliser un changement survenu jour à jour, sans qu’elle s’en rendît compte ?… Était-elle mieux qu’autrefois ? Un mot de celui qu’en elle-même elle appelait toujours « Georget » lui revint : « Vous êtes devenue éblouissante !… »

Elle se hâta de s’habiller.


Cette journée à Bruges passa comme un éclair.

Il y eut, pour Ogier, pour Nicole, quelque déboire à leur galopade hâtive par les rues où traîne la lenteur de pas discrets, le long des canaux que ride à peine l’indolence des cygnes, et dans les sanctuaires pleins du sommeil des siècles. Ce n’est pas que, malgré les prévisions de Sérénis, la claire journée de juin dissipât l’ensorcellement de mélancolie où s’immobilise la nostalgique cité. On se la figure plutôt sous la fine trame argentée de la pluie, dans l’atmosphère toujours chargée d’eau de ces humides Flandres. Mais une torpeur plus saisissante peut-être l’engourdissait, écrasée d’une lourde lumière, érigeant sur un ciel durci de chaleur les profils barbares de ses rudes basiliques, les clochetons effilés de son Hôtel de Ville, la couronne en dentelle de son Beffroi.

En face de celui-ci, de l’autre côté de la Grand’Place, les trois voyageurs déjeunèrent dans une tranquille petite brasserie, dont ils préférèrent la couleur locale à une salle à manger d’hôtel. Et ce fut peut-être durant l’arrêt forcé du repas, assis contre le vitrage ouvert, dans le silence de cette place vide, au fond de laquelle la tour démesurée s’élance des Halles trapues, bastionnées et crénelées comme un château-fort, qu’ils se sentirent le plus profondément pris par le charme de Bruges.

Dans le calme brûlant de midi, des carillons s’égrenèrent. Et sous ce ciel, d’un azur si lointain, la voix cristalline des cloches s’envola, charmante et résignée comme une chanson de jeunesse sur des lèvres très vieilles.

Mais, plus que la précipitation des aspects et des minutes, ce qui empêchait Mme Hardibert et Sérénis de communier avec le recueillement de cette ville, c’est qu’ils s’y trouvaient ensemble. Au fond, sans en avoir conscience, ils étaient surtout occupés l’un de l’autre. Le magnétisme réciproque dont ils s’imprégnaient, les rendait inaptes aux vibrations étrangères. Chacun, à part soi, se tourmentait un peu de cette inertie humiliante, craignant de paraître fermé aux suggestions d’art et d’histoire. Le jeune écrivain surtout, dans son désir que Nicole se découvrît une fine sensibilité intellectuelle au contact de son propre esprit, et lui en sût gré, se désolait d’une aridité d’impressions qu’il ne s’expliquait pas, et qui le laissait gauchement muet devant les choses émouvantes.

A l’Hôpital Saint-Jean, tandis qu’ils suivaient un à un l’espèce de petite ruelle, entre d’humbles bâtiments et des carrés de plantes potagères, qui mène à l’ancienne salle du chapitre, Ogier ne pouvait se sentir le pèlerin enthousiaste qui approche d’un sanctuaire fameux. Était-ce la châsse de sainte Ursule qu’il allait voir et le Mariage mystique ?… S’échauffait-il d’une ferveur digne de comprendre les visions précises, minutieuses, divinement simples, d’un Memling ?… Devant lui, marchait Nicole. Le pas presque hésitant de la jeune femme, son profil tourné dans un étonnement, la disaient déconcertée par la vulgarité triste du lieu, par cette cour d’hôpital, où, des murs grisâtres, des pavés herbeux, montaient l’odeur et le silence de la misère souffreteuse, alors qu’elle attendait le rayonnement du génie. Avait-on bien compris ce qu’ils demandaient à visiter ?… Cette bâtisse modeste, où le portier les conduisait, leur offrirait-elle le spectacle de malades répugnants, isolés pour quelque infection contagieuse, ou bien le délicieux martyre des Vierges, recevant dans le sein les flèches d’archers si beaux, qu’elles semblent expirer de ravissement et d’amour ?

L’étroite salle basse leur découvrit ses merveilles. Et Sérénis, ne voyant plus glisser devant lui une forme svelte, gracieusement incertaine, ni se mouvoir, de droite à gauche, le cou si blanc sous la masse obscure des cheveux, dut faire un effort pour s’intéresser à la toute menue sainte, couronnée de boucles d’or, et pour se rappeler sévèrement à l’admiration du chef-d’œuvre.

Leur dernière course, à la fin de l’après-midi, fut pour le Béguinage. En hâte, une demi-heure avant le train que ces dames devaient prendre, tous trois s’y rendirent en voiture.

Quand ils passèrent le pont qui précède l’entrée, des reflets roses glaçaient le Minnewater, le large et tranquille bras d’eau, encombré de mousses verdoyantes, qui défend l’entrée mystique. A l’intérieur des murs, la paix dorée du soir immobilisait dans une gloire la cime des grands ormes. Des rayons d’ocre traînaient sur l’émeraude veloutée de la pelouse centrale. Des taches de feu miroitaient aux vitres des petits couvents. Tandis que, près de l’entrée, la chapelle, plus haute, épandait son recueillement et son ombre.

Ils firent le tour du jardin, bordé par les maisonnettes toutes pareilles. Les béguines, à cette heure-là, devaient être groupées dans les réfectoires, pour le dîner. A peine voyait-on voleter une coiffe blanche parmi la verdure, ou glisser une robe noire que le soleil déclinant ourlait de pourpre.

Tous les perrons de pierre brillaient comme du marbre. Les boutons de cuivre des portes closes étincelaient. Dans toutes les embrasures des fenêtres, on distinguait un pot de fleurs sur un guéridon, et parfois le métier à dentelle, abandonné pour le repas du soir. Contre les vitres sombres, la guipure neigeuse des stores descendait à demi.

Un calme presque magique régnait dans cet asile d’existences désintéressées. L’impression en était à la fois douce et suffocante, au point que la vivacité même de Toquette en subit le prestige.

— « C’est drôle… » murmura Nicole. « On ne sent pas ici l’ennui. Et pourtant il doit y peser terriblement.

— Il y pèserait sur des âmes comme les nôtres, » dit Ogier. « L’idée seule d’une vie pareille ne vous fait-elle pas frémir ?

— Si… » répondit la jeune femme. « Et pourtant, comme c’est singulier !… Une attirance réside en ces petites demeures proprettes, d’une netteté, d’une tranquillité miraculeuses. On voudrait en pénétrer le sage et doux mystère. J’y respire le parfum d’un bonheur inconnu. »

Elle s’éloignait comme à regret, sollicitée par on ne sait quel rêve, devant toutes les petites façades muettes et claires, empreintes d’une étrange sérénité dans la paix enflammée du soir.

Mais l’heure pressait. A peine eurent-ils le temps de jeter un coup d’œil dans l’église. Le nombre des ex-voto suspendus aux murs les surprit. Il y avait donc encore une place pour le désir et l’espoir dans ces existences féminines, tellement rétrécies du côté du monde et toutes versées dans l’éternité ?

— « Dépêchons-nous, marraine, » dit Toquette. « Ce serait vexant de manquer le train pour ce cimetière de vivantes. »

Elle partit sur le pont pour rejoindre la voiture, qui stationnait de l’autre côté. Sa légèreté d’enfant secoua dans un bond l’enchantement lourd de renoncement, de silence. Cependant les ombres s’allongeaient, bizarres. Le Minnewater, où défaillait la lumière, devenait d’un gris de plomb. La tour de Saint-Sauveur dressait là-bas sa silhouette forcenée, plus frémissante de combats et d’assauts que de prières, hérissée de souvenirs effrayants. Toute la ténèbre des vieux âges suintait des murailles à mesure que se retirait le soleil.

— « Décidément, » cria Toquette, qui se tourna en arrière vers ses compagnons moins impétueux, « j’aime mieux ne pas rester la nuit dans cette ville lugubre. J’y aurais des cauchemars. »

Cette mauvaise manière enfantine de regarder du côté opposé à sa marche étourdie, lui porta malheur. Sur la pente inégale du vieux pont, un cassure de pavé capta si strictement le talon de sa bottine, que la cheville, jouant à faux, se déboîta. La jeune fille jeta un cri de douleur, chancela, et serait tombée, si Ogier ne l’avait soutenue à temps.

Il y eut une minute effarée.

— « Oh ! marraine ! » gémissait l’enfant. « J’ai le pied cassé… O mon Dieu !… »

Elle blêmit. Une fine sueur perlait à ses tempes. C’était la syncope.

— « Portez-la dans la voiture, Georget, » dit la voix tremblante de Nicole.

En son émoi, le nom si familier à son adolescence, et qui ressuscitait à chaque instant au fond d’elle-même, venait de lui jaillir aux lèvres. Elle n’en eut pas conscience, pas plus que du tressaillement charmé dont Sérénis vibra. Elle ajoutait, balbutiante, et tout aussi pâle que la fillette évanouie :

— « Allons chez un pharmacien. Mais où trouver le plus proche ?… Ah ! le cocher va nous le dire. »

L’homme, en effet, descendait de son siège pour prêter son aide, — sans hâte, d’ailleurs, avec l’économie de mouvements propre à ces gens d’une vie si lente.

Soudain, dans cette petite scène de consternation, un frôlement doux passa comme une aile, une voix d’aménité s’insinua :

— « Si vous vouliez, madame… On porterait la petite demoiselle chez moi, là, tout près, et dans cinq minutes nous aurions le médecin du Béguinage. »

Sous la coiffe blanche des recluses, un visage tendre et fané, qu’animait la vivacité bienveillante de deux yeux marrons et le sourire d’une bouche gracieuse.

— « Vraiment, ma sœur… »

Mais à quoi bon remercier ou s’excuser ? Ce fat si opportun et si naturel. Déjà la béguine, montrant le chemin, repassait sous le porche, précédant Sérénis, qui portait Toquette. L’écrivain refusa de laisser soutenir la jeune fille par le cocher. Le fardeau, d’ailleurs, ne pesait guère à ses grands bras, bien attachés aux larges épaules. Il cambrait un peu sa haute taille, et c’était la seule indication d’un effort.

Mme Hardibert suivait, le regard pris par ce geste aisé, éprouvant, du petit malheur subi ensemble, quelque chose qui n’était pas tout à fait du chagrin.

Comme des fourmis qui s’empressent dès que revient l’une d’elles avec une charge inattendue, les béguines surgirent de toutes parts, averties on ne sait comment. Que de regards à l’affût derrière les vitres calmes, supposait ce trottinement noir à travers la pelouse !

Qu’avait donc cette gentille enfant ? Que la Madone la protège !… Une entorse !… Ah ! la folle, qui avait couru sur les traîtres petits galets du pavage ! Voilà un accident qui n’arrivait pas aux béguines. (On pouvait le croire, à leur démarche glissante et mesurée sur de larges semelles.) Mais que sœur Blandine avait eu raison de la leur amener ! Justement, dans sa maisonnette, il y avait des chambres libres. Ces dames y pourraient demeurer tout à leur aise. Elles y seraient mieux servies et soignées qu’à l’hôtel. Et voici que s’avançait le docteur Flinck, médecin du Béguinage.

Cet homme d’importance, requis en toute hâte, arrivait de son proche domicile, dans la rue du Puits-aux-Oies. Long comme un jour sans pain, avec des lunettes, et une chevelure flavescente sous son chapeau à vastes bords, il fendit à grandes enjambées le groupe susurrant des recluses, et pénétra dans le petit couvent qu’habitait sœur Blandine.

Au milieu du gentil parloir, où les fleurs de la fenêtre, les belles guipures des stores et des housses mettaient une élégance, la blessée se trouvait assise, la jambe étendue sur un tabouret. Revenue à elle, Toquette geignait lamentablement, malgré les précautions infinies avec lesquelles sœur Monique, une toute jeune béguine, tentait de lui enlever sa chaussure.

Nicole tremblait maintenant, les larmes aux yeux. Tandis qu’Ogier, par discrétion, à cause du mollet nu, déjà musclé et modelé comme celui d’une femme, se tenait à l’écart, les yeux tournés vers le petit passage d’entrée, où glissaient les cornettes blanches et les jupes noires.

— « Il faut couper la chaussure, » déclara M. Flinck.

Il le fit lui-même, si adroitement, de ses longs doigts osseux, que Toquette, apaisée, cessa de se plaindre.

Ce fut au tour de Nicole de jeter un cri lorsqu’elle aperçut la cheville. L’enflure, instantanée, était déjà considérable. Sous la peau blanche, des plaques et des filets de pourpre, qui déjà tournaient au noir, annonçaient la rude déchirure des fibres, l’affleurement du sang extravasé. Et il y eut, pour la victime, un cruel moment, tandis que le docteur palpait les chairs tuméfiées et faisait jouer l’articulation, pour s’assurer qu’il s’agissait d’une foulure simple, sans luxation ni fracture. Toquette hurla, se tordit comme un ver, et griffa sœur Blandine, qui essayait de la tenir.

— « Monsieur… » fit le médecin, en implorant Sérénis d’un coup d’œil.

Force fut au jeune homme de s’approcher et de maintenir, avec une fermeté douce, les épaules récalcitrantes.

— « Oh ! vous êtes lâche ! Mais tout cela est de votre faute, aussi !… » sanglota la fillette, en lui dardant un regard d’étrange rancune.

Nul ne releva l’accusation singulière. Des années s’écouleraient avant que Sérénis apprît dans quelle mesure il se trouvait responsable de l’entorse de Toquette. Mais l’eût-on, sur l’heure, convaincu de ce crime, qu’il n’aurait pu en concevoir de remords. Avec la plus tranquille conscience, il commençait à en savourer les suites, qui allaient lui rendre, de façon si imprévue, l’ancienne intimité avec Nicole, — cette camaraderie, qu’il goûtait à seize ans comme une chose toute naturelle, et qu’il regrettait et souhaitait à vingt-quatre, comme le plus exquis des privilèges.

Pendant que M. Flinck réclamait un bain de pieds brûlant, faisait préparer des bandes de toile et disposer un lit pour coucher la malade, ce qui dispersait en un vol prompt et silencieux les cornettes neigeuses, Mme Hardibert disait à Ogier :

— « Soyez assez aimable, cher ami, pour prendre la voiture et aller télégraphier à Raoul. Nous ne pouvons plus songer à regagner Bruxelles ce soir. »

Elle réfléchit un instant, puis reprit :

— « Si je ne craignais pas d’abuser de votre obligeance… » (protestation du jeune homme) « … je vous demanderais de vous rendre à Bruxelles demain matin. Vous exposeriez notre situation à mon mari, et vous me rapporteriez ce qu’il décide. Faut-il entreprendre de transporter Toquette, pour revenir à la Martaude avec lui, ou attendre que notre écervelée puisse poser la patte par terre ? En ce dernier cas, nous ne serons toutes deux nulle part mieux qu’ici, dans cet hospitalier Béguinage.

— Vous pouvez donc y rester ?

— Tant que nous voudrons. Ces excellentes femmes louent volontiers à des étrangères leurs chambres disponibles. Et ce sont des hôtesses comme on n’en rencontre guère, donnant leurs soins et leur cœur en sus de la modeste pension. Je viens de découvrir cela. C’est une grande sécurité matérielle et morale pour moi, avec cette enfant souffrante. Dites bien à Raoul qu’il peut être tranquille, que cela me paraît le meilleur parti à prendre. Transporter cette grande fille, quel embarras !… La faire marcher trop tôt, quelle imprudence ! Car il ne faut pas plaisanter avec une entorse. »

Ogier Sérénis n’était pas du tout d’avis de plaisanter avec la cheville de Mlle Victorine Mériel. Il songeait qu’il faut huit grands jours pour consolider une articulation, si peu endommagée qu’elle soit. Environ le temps nécessaire à lui-même pour l’étude de Bruges, pour les notes à prendre en vue d’un drame, qu’il préparait. Car les circonstances, en le ramenant ici, inclinaient son choix vers ce cadre. Une prédilection l’attachait à la cité charmante et morose, qui, pour le capter tout à fait, venait de prendre ses compagnes au piège, grâce à la rouerie d’un pavé sournois.

Il se voyait déjà, pendant ces huit jours, venant de son hôtel, rue du Nord-Sablon, à ce délicieux Béguinage, prendre des nouvelles des captives. Et, tandis que Toquette serait le joujou des béguines puériles, qui s’amuseraient de la distraire, il trouverait bien le moyen d’induire Nicole à quelque promenade, où il aurait pour lui seul ses chers yeux souriants et son rêve étonné, dans l’inconnu de leurs âmes et dans l’inconnu de la ville.


Ce soir-là, Nicole fut longue à s’endormir.

De son lit, étroit comme une couchette de pensionnaire, elle examinait sa chambre. Un parquet de bois blanc bien lavé, avec une descente de lit à fleurs et des ronds de sparterie devant les sièges. Des chaises de paille et un fauteuil de reps grenat. Une armoire en noyer et une toilette drapée de percale. Des gravures en des cadres de bois, contre la pâleur des murs. Tout cela confusément distinct, grâce à un peu de clarté venue de la chambre contiguë, dont la porte était ouverte, et dans laquelle une veilleuse palpitait. Là, dormait Toquette, oublieuse de son entorse, que rectifiaient de solides bandages.

Mais une autre lueur se glissait mystérieusement autour des tranquilles choses. La croisée sans volets, — car les matineuses béguines ne craignaient pas le jour, — tamisait à travers le léger store la splendeur lunaire des espaces. Une pluie d’argent descendait au dehors sur les grands ormes, sur la vaste pelouse, sur la chapelle muette, sur l’eau immobile du Minnewater. Elle enveloppait au loin les clochers et le Beffroi de Bruges, qui se haussaient, aériens, dans un ciel de cristal bleuâtre. Un silence infini planait sur la calme cité, et sur l’enclos, plus calme encore, du Béguinage. La vie, si faiblement palpitante parmi les ruelles grises, s’apaisait davantage, et jusqu’à n’être plus qu’un souffle de résignation et de prière, chez les humbles créatures qui peuplaient cet asile.

Atténuer la vie, afin d’à peine la sentir… Ou l’exaspérer jusqu’à ses ultimes vibrations, pour en goûter, fût-ce dans l’angoisse, la saveur violente et fugitive… Quel est le secret de la sagesse humaine ?…

« Vivre ici, dans cette chambre, jusqu’à la mort… » songeait Nicole.

Une perspective monotone de jours s’étendait, oppressante. La jeune âme, secrètement troublée, s’enfonçait dans ce rêve aride, pour la seule joie de s’en évader tout à l’heure. Et cependant… Une magie berceuse émanait d’un si profond repos, et, doucement, anesthésiait l’agitation que Mme Hardibert refusait de s’avouer. Car des élancements de plaisir et d’inquiétude la tenaient tressaillante sur sa couchette de nonne. De trop suaves impressions se réveillaient, furtives, dans la prudente torpeur. Puis ce fut un retour inattendu, et l’acidité de cette réflexion :

« Mon existence à la Martaude n’est presque pas plus variée, ni certainement moins prévue, que celle de ces béguines. Après ce voyage si amusant, combien tout, là-bas, me paraîtra morne ! Et Raoul sera plus absorbé que jamais. D’ailleurs, quand il reste avec moi, c’est pour parler tout haut sa science. Il serait stupéfait et méprisant, si je parlais tout haut mes pauvres folles pensées. Pourtant, j’ai une vie intérieure, comme il en a une, pour négligeable que la mienne lui paraisse. »

Une image s’évoqua… Un tenace regard bleu, si attentif, depuis hier, à pénétrer le sien. Quelle interrogation finement soucieuse dans les graves prunelles d’un transparent saphir ! Comme elles s’éclairaient à la moindre découverte faite en ce domaine follement fleuri qu’était la sensibilité de Nicole. Ce domaine… Jardin secret, prairie frissonnante, sous l’envol papillonnant de ses rêves… Ce n’était donc pas une sauvage et vaine jachère, où Nicole s’évadait, seule toujours, des âpres réalités. Une autre âme pouvait s’y plaire, sans dédain des frêles herbes inutiles, mais avec une curiosité attendrie pour leurs nuances et leurs parfums. Ce qu’elle éprouvait, ce qui la froissait ou l’attirait dans les moindres choses, un froncement de ses sourcils, une susceptibilité de sa délicatesse, ce pouvait donc être important pour quelqu’un ?… Ce n’était donc pas seulement de stupides nervosités de femme ?… Il y avait, dans les ondulations de ses sentiments, des joliesses, comme dans la grâce mobile de ses traits ou les lueurs changeantes de ses yeux ?

Mais sans doute. Et comment s’en avisait-elle, depuis vingt-quatre heures ?… Et d’où venait cette petite griserie de fierté reconnaissante, cette dilatation soudaine de sa personnalité jusque-là trop contrainte, sinon de ce fait, que tout d’elle avait intéressé Sérénis, et qu’il avait recueilli, avec une avidité de chercheur d’or, les plus menues pépites où brillait un peu de son âme ?… Il n’en avait rien dit. Mais où jamais avait-elle rencontré cette pénétration dominatrice, ce vouloir de lire en elle, ces échos de pensée qui semblaient précéder plutôt que suivre l’éveil de ses voix intérieures ?…

« Ah ! quel ami j’ai retrouvé ! » se dit Nicole. « Mon cher camarade Georget… Qui m’eût dit que nos sympathies d’enfants laisseraient des racines si fortes. Ce sera mon ami… oui… mon ami… »

Elle murmura ce mot d’« ami », le répétant à plusieurs reprises, comme s’il eût contenu quelque force mystérieuse et nécessaire. Puis, dans le silence argenté dont s’enveloppait le Béguinage, Nicole Hardibert s’endormit.

IV

« Oui… En si peu de temps, madame, vous m’aurez transformé. Vous aurez fait de moi, du jongleur de mots que j’étais, un écrivain sincère.

— Est-ce moi ?… ou bien… elle ?… » demanda Nicole, dont le gracieux mouvement de tête indiqua la ville, — cette Bruges de regret et de candeur, deux fois offerte, en sa réelle apparence et dans le miroir de ses eaux.

Mme Hardibert était assise, à côté de Sérénis, sur le gazon en pente d’un des vieux remparts.

L’après-midi voilé donnait enfin au poète cette atmosphère grise dont il avait souhaité l’enveloppement à la cité nostalgique. En face d’eux, au delà du canal, très large en cet endroit, une ronde tour, à la silhouette sarrasine, contre un rideau d’ormes séculaires. Et plus loin, sur un ciel de perle, les lignes inclinées des toitures, l’élancement des clochers, la couronne dentelée du Beffroi, l’aiguille de Notre-Dame, la carrure abrupte de Saint-Sauveur.

Le cristal du bassin reflétait ces choses pensives. A droite, sur la crête du glacis, des moulins à vent déployaient leurs ailes cabalistiques. Nul souffle ne les faisant tourner, ils semblaient inscrire dans l’espace un signe de mystère. La molle suavité de l’heure, sous le voile uni des nuages, la solitude du lieu, aggravaient le charme du décor. Pour les deux êtres assis là, côte à côte, chaque détail de cette scène prenait un sens inoubliable.

Depuis une semaine, ils vivaient en un tête-à-tête où Bruges seule intervenait en tiers. Elle servait de truchement à leurs âmes, avec le vocabulaire profond de ses œuvres d’art, de ses sanctuaires, de ses cloches, où leur double pensée communiait à tout instant.

La foulure de Toquette guérissait peu à peu, sans que l’impatiente fille sentît trop peser les heures parmi les gâteries des béguines. Pour les recluses, cette rousse figure d’espièglerie devenait un gai soleil intérieur, aux jeunes rayons duquel se réchauffaient leurs cœurs éteints. Même immobile, sur une chaise allongée d’un tabouret, et dans ce refuge de calme, la vivacité de Toquette réclamait et trouvait des aliments. Elle se faisait enseigner par ses affables hôtesses le miracle de patience et d’habileté qui fleurissait leurs coussins à dentelle de l’inestimable point de Bruges. Et sa gourmandise enregistrait les recettes des chatteries fabriquées à son intention.

Jamais les petits couvents ne s’étaient imprégnés avec plus de persistance d’aromes de cédrat, de caramel et de vanille. Même Nicole s’en déclarait légèrement écœurée, tandis que, par les interminables crépuscules, elle tournait avec Ogier autour de la pelouse, échangeant les impressions recueillies durant les promenades de la journée.

Cette pelouse du Béguinage, ce grand terre-plein velouté sous les ramures des vieux ormes, leurs pieds en garderaient longtemps la sensation de fraîcheur élastique, et leurs yeux la paix verdoyante. Ce sol mystique aurait nourri la fleur ardente et vénéneuse, la fleur de passion et de poison, qu’ils emporteraient pour leur délice et leur supplice.

Cependant le sortilège allait finir. Demain, Raoul Hardibert viendrait chercher sa femme et leur filleule, pour les ramener à la Martaude.

Perspective, qui, peut-être, élargissait pour Ogier, pour Nicole, la blessure de mélancolie par laquelle Bruges tout entière leur entrait dans le cœur, tandis qu’ils la contemplaient, grise sous le ciel de cendre, assis sur l’herbe du rempart.

— « Non, madame, » répliquait le jeune homme, « ce n’est pas la sincérité de cette ville qui m’a fait prendre en dégoût mon cabotinage littéraire. Certes, elle est d’une droiture admirable, n’offrant aucune beauté qui ne corresponde à une phase de sa vie morale, n’ayant rien d’acquis ni d’emprunté dans sa grâce artistique, pas plus que dans son agencement intime. Les nécessités commerciales ont dessiné ses canaux. Sa foi respire dans ses églises. Son Beffroi proclame ses libertés communales. Et sa torpeur actuelle n’est pas feinte. Elle est vraie dans le présent comme dans le passé, sous le linceul de son silence, comme sous les vives broderies de ses architectures. Mais son exemple seul ne m’aurait pas suffi. Sans votre présence, il m’eût manqué ce qu’elle exprime, l’émotion. Elle se raconte elle-même. Jusqu’ici, je n’ai rien eu à dire de moi.

— Et maintenant ?… » demanda Nicole.

— « Maintenant… » répéta Ogier.

Il se tut, et la regarda, d’un tel regard qu’elle détourna le sien.

Alors elle entendit la voix de son ami qui murmurait :

— « Maintenant, je suis comme un instrument de musique auquel on a donné l’unisson. Les fibres de mon cœur sont accordées pour toutes les vibrations de douleur et de joie. Il ne peut plus chanter faux. »

Mme Hardibert ne dit rien. Les yeux fixés sur le paysage, les lèvres serrées, un peu pâle, elle semblait écouter encore les paroles suspendues, à moins qu’au contraire il ne lui convînt pas de les entendre.

Cette ambiguïté de sphinx seyait aux lignes pures de son visage. Ogier remarqua, sous la placidité voulue, quelque chose d’intense dont il ne se fût pas avisé voici huit jours. La peau mate s’opalisait d’une secrète flamme. Une précision nerveuse affinait les traits, comme une retouche d’un burin plus sûr. Une force inconnue pétrissait la chair délicate, lui donnait plus de caractère, plus d’éclat. Était-ce bien la tranquille Mme Hardibert, si bienveillante à la banalité bourgeoise du vieux Plantin ?… A cette minute, Sérénis eut le pressentiment d’un éveil, dans cette âme qui lui avait tant révélé de la sienne.

Il reprit :

— « Savons-nous ce qui existe en nous-mêmes tant que l’aimant d’une personnalité complémentaire n’a pas fait affleurer à la surface de nos cœurs le trésor secret ? Nous ne sommes pas des isolés, même en notre vie du dedans. Elle ne palpite que sous le choc excitateur des sentimentalités prochaines. Depuis des années, je n’ai même pas essayé de me connaître. Je m’imposais un masque, et voulais me voir sous l’orgueilleuse apparence qu’exigeait mon imagination. Quelques jours auprès de vous ont suffi pour ressusciter, dans l’artificiel Ogier Sérénis, le spontané Georget d’autrefois. »

Nicole, toujours les yeux au loin, vers la grisaille du paysage, que le canal bordait d’argent et que scellait d’un hiéroglyphe noir le geste immobile des moulins, prononça rêveusement :

— « Comme c’est vrai, ce que vous dites !… Nous sommes autres suivant les autres. Les êtres que nous pouvons le plus aimer sont probablement ceux qui font épanouir le meilleur de nous-mêmes. »

Se fût-elle exprimée ainsi la semaine précédente ?… Comment concevoir naguère une telle détente élastique de sa nature, sa libre et délicieuse expansion dans une atmosphère si suggestive et si souple ?… Mais le charme qu’elle avait éprouvé, elle l’exerçait elle-même. Quel était le plus doux : subir la mystérieuse magie, ou se sentir magicienne, elle qui se jugeait sans prestige ? D’où lui venait ce pouvoir ? Elle se l’avérait par mille indices, tandis que le proclamait son ami. Certainement, celui-ci n’était plus le littérateur nouveau jeu, haut sur cravate et empesé de scepticisme, qu’il s’efforçait de paraître, — assez maladroitement d’ailleurs, — lors de leur rencontre à Anvers. Ne le déclarait-il pas ?… C’était Georget, et non plus Ogier, avec les gaucheries et les élans de leur camaraderie adolescente.

— « Ah ! si j’avais su !… » disait-il. « Si je n’avais pas oublié le chemin de la Martaude, j’aurais peut-être déjà écrit quelque œuvre de profondeur et de vérité. Mais ce n’est, après tout, qu’un peu de temps perdu. Désormais, en prenant la plume, je songerai : Il faut amener des larmes d’attendrissement dans les plus purs yeux du monde, il faut susciter un sourire ému sur les plus franches et fières lèvres, il faut gonfler d’enthousiasme le cœur le plus tendrement subtil. Et je verrai vos yeux, vos lèvres… J’entendrai chuchoter votre cœur. Alors, je mettrai dans mes vers et dans ma prose cette force d’humaine vérité qui seule peut toucher votre âme. »

La passion de l’homme commençait à enflammer les périphrases de l’écrivain. N’était-ce pas sous les ravissantes espèces physiques des prunelles d’aube, de la bouche pulpeuse et mobile, que le souvenir d’Ogier communierait avec la pensée de la charmante femme ? Aurait-il goûté sa droiture sans la clarté de son regard, sa fine rêverie sans la douceur effilée de son sourire, sa prompte sensitivité sans les battements de ses longs cils et la pâleur changeante de ses joues ? Ses yeux, à lui, tandis qu’il parlait, se posèrent sur les traits dont il venait d’évoquer la puissance inspiratrice. Et, tout à coup, un frisson le traversa. Frisson de désir, aussitôt suivi par un frisson de peur. Qu’avait-il dit ?… Où allait-il ? Déjà une telle tendresse lui rendait Nicole sacrée, qu’il trembla pour elle de ce qu’il éprouvait. La troubler ? Elle, dont la suprême grâce était une paix si noble, vraiment divine. Ah ! la chère créature, fraîche comme une source cachée ! Il se tut, la contemplant avec des prunelles que voilait un transport indéfinissable. Il éprouvait une envie folle de tomber à genoux devant elle, là, dans ce lieu si bien fait pour l’adoration et le sacrifice, en face de la ville taciturne, sur l’herbe du rempart inutile et désert.

Nicole cessa de s’absorber dans la vision lointaine. Une irrésistible attraction lui fit tourner la tête. Et quand le regard d’Ogier eut pris le sien, leurs deux cœurs défaillirent.

La minute fut tellement souveraine qu’ils en subirent l’enchantement et le silence avant même d’avoir pu s’en défendre. Mais aussitôt que Mme Hardibert eut compris ce qui survenait de fatal et de foudroyant, elle se leva :

— « Retournons au Béguinage, » balbutia-t-elle.

Sérénis demeurait à ses pieds, levant sa belle tête grave. Une faible torsion de son corps souple changeait en prosternement sa position assise. Il supplia :

— « Je vous en prie… Restons encore un peu. Nous ne parlerons pas, si vous voulez. Je ne vous dirai rien… N’ayez pas peur… Mais où retrouverons-nous ceci ?… »

Sa main esquissa, vers l’horizon, un geste qui s’acheva sur sa poitrine. Que désignait-il ?… Qu’était-ce donc, « ceci », que l’existence ne leur rapporterait plus ? La vaporeuse douceur de ce site adorable, cette grise Bruges sous la lenteur des nuages, l’odeur humide et ancienne de son rempart baigné d’eau, l’ondulation légère de l’herbe, et la solitude, rendue plus profonde par un étrange recul du temps ?… Était-ce cela qu’ils ne reverraient plus ensemble ? Ou s’agissait-il de l’émotion unique dont ils restaient frémissants ?…

Si cette émotion avait surpris et atterré Nicole, Ogier n’en était pas moins le captif enivré, mais stupéfait. Rien ne l’avait jusqu’ici préparé à ce qu’il découvrait en lui. Tout à l’heure, en décrivant la conversion singulière, qui, hors du caractère factice, dégageait l’ingénuité de sa jeunesse toute neuve, il était dans la vérité. Ce garçon, fou de littérature, qui naguère encore considérait la vie comme un décor héroïque où il jouerait un premier rôle, — soigneusement choisi, étudié, — se trouvait pour la première fois à la merci d’un sentiment. Il n’avait jamais craint ni cherché l’amour, se piquant de n’y pas trop croire, s’imaginant, du moins, qu’il en serait le maître, qu’il en disposerait comme d’une attitude et d’une joie docile. Or, voici que, peu à peu, depuis une semaine, la simple présence d’une femme faisait glisser le travestissement, montrait ce qu’il y avait dessous : une gentille et chaude nature, dégagée à peine des naïvetés enfantines, et moins puérile aujourd’hui dans la soudaine solennité de la passion, que la veille dans l’affectation de scepticisme. Le masque ne tenait pas. Peut-être, plus tard, l’aridité de l’existence le collerait mieux à ce visage, d’une virilité trop fraîche. Le doute, l’intérêt, l’ambition, fixeraient les traits apprêtés, que détendaient pour l’heure la tendresse et l’espérance. Mais l’œuvre amère n’était pas accomplie. Le poète hautain et désenchanté d’hier n’était qu’un enfant tremblant d’amour.

— « Appelez-moi Georget, voulez-vous ? » demanda-t-il tout bas.

Nicole, sur ses instances, venait de se rasseoir près de lui. Sans doute parce qu’elle ne pouvait renoncer si vite à une angoisse trop exquise, mais aussi parce qu’elle redoutait de s’être alarmée trop tôt. Les très honnêtes et très chastes femmes craignent de provoquer le danger en le découvrant avant qu’il existe. Ce leur est une intolérable gêne de paraître attribuer à un homme une idée d’entreprise que peut-être il n’a pas, et la honte de l’erreur possible les incite à des semblants d’indulgence ou de coquetterie.

Ogier ne s’y trompa point. Son maintien, son accent, révélèrent sa terreur d’effaroucher Nicole. Avec quelle humilité lui adressa-t-il cette prière de l’appeler par le nom familier d’autrefois ! C’est tout ce qu’il trouva pour rompre l’anxieux silence, pour ramener leurs cœurs si tragiquement éclairés à la paisible inconscience de tout à l’heure, quand il se réclamait de l’inspiratrice intellectuelle, quand il se félicitait du souffle sincère que cette âme de vérité ferait circuler dans son œuvre.

Qu’aurait-il pu dire, d’ailleurs ?… Son esprit ne formulait rien encore de ce qui grondait orageusement dans son être. Osait-il songer : « Mais voici l’amour !… » Trop réellement atteint, trop éperdu, il restait sans artifice et sans hardiesse, vrai dans sa timidité même.

Ce fut avec la plus parfaite candeur, et sans que son sourire pincé d’ironie rectifiât la niaiserie touchante, qu’il insista :

— « Oui… Si seulement, de temps à autre, pour nous seuls, quand vous m’écrirez, quand nous causerons, vous m’appeliez Georget, cela me donnerait du bonheur, de la force. Je sentirais que je vous appartiens un peu, que je n’ai pas le droit d’écrire un mot qui ne soit pas en accord avec votre âme si haute. Ce serait le fétiche de mon pauvre talent. J’y penserais chaque jour en m’asseyant au travail, comme un joueur touche son talisman quand il va manier les cartes. Ah ! que je sois quelque chose pour vous, Nicole, que je sois votre Georget !… Mon pseudonyme, que vous n’aimez pas, qui n’est pas moi, me fait presque mal dans votre bouche. »

Rassurée par ce peu qu’il réclamait, par cette idéale faveur où aboutissait la farouche invocation d’un regard dont elle défaillait encore, Nicole eut un sourire délicieux :

— « Soit, mon ami, je vous appellerai Georget. » Elle ne put se retenir d’ajouter : — « Je ne vous ai jamais appelé autrement en moi-même. »

Une effusion plus ardente que de la reconnaissance illumina la physionomie du jeune homme. Mais il se tut. Nicole, non plus, ne reprit pas tout de suite la parole. Leur attention se fixa de nouveau sur le paysage, comme si l’interprétation de ce qui survenait entre eux allait se dégager de ce ciel, de ces clochers, de ces moulins, de cette eau luisante et morte, tandis qu’au contraire, c’étaient les vibrations suraiguës de leur sensibilité qui animaient les choses d’une expression merveilleuse. Soulevés d’un seul bond au-dessus de la vie par une secousse passionnelle inexpliquée encore, ils suffoquaient doucement, avec la sensation de l’aéronaute dont la nacelle s’arrache au sol, cette chute du cœur dans la poitrine, qui retire le souffle des lèvres.


Un instant plus tard, quand ils revinrent au Béguinage, sans avoir autrement trahi ni dissipé leur vertige, ils trouvèrent Toquette et son entourage de recluses fort agités. Un télégramme avait été apporté pour Mme Hardibert. Celle-ci l’ouvrit, d’une main d’autant plus tremblante que la palpitation de son âme, compliquée d’un remords vague, multipliait l’appréhension.

Voici ce qu’elle lut :

« Impossible aller vous chercher. Grève menace. Revenez le plus vite possible. Affectueusement.

« Raoul. »

V

Quand Mme Hardibert pencha la tête à la portière du train, elle aperçut tout de suite la bonne figure de leur vieux cocher — un homme qui avait servi son père, M. Dervangeaux, avant qu’elle fût au monde.

On était en gare de Sézanne. A moins d’une lieue de cette petite ville du département de la Marne, se trouvait l’usine de la Martaude.

— « Eh bien, Honoré, que se passe-t-il ?… »

Le vieillard n’eut pas l’air d’admettre qu’il se passât quelque chose.

— « Je suis venu jusqu’ici pour porter mamzelle Victorine, rapport à son entorse. Un commissionnaire garde mes chevaux, — quoique le Brûlé et Capon soient plus raisonnables que des personnes.

— Mais la grève ?…

— Pas plus que dans mon œil… » goguenarda familièrement le bonhomme. « Mais elle marche comme père et mère, mamzelle Victorine ! » s’écria-t-il, voyant Toquette descendre seule du marchepied, et partir en boitillant à peine. « La grève !… Ah ! bien oui… C’est-il Madame qui demande ça ?… Quand Madame a vu depuis sa naissance ce que les patrons de la Martaude ont fait pour leurs ouvriers.

— Cependant…

— Allez, Madame, ça crie, tous ces gaillards-là, ça a la tête près du bonnet, mais ça n’est ni aveugle, ni imbécile. Y aura pas de grève à la Martaude, je vous en flanque mon billet… Ou alors c’est que les bienheureux se mettraient en grève dans le paradis… Tout ça, c’est la faute aux délégués de leur diable de syndicat… Des manigances électorales, rapport à ce député vacant… »

Honoré voulait dire « ce siège de député vacant ». Car, en effet, la mort du représentant de l’arrondissement ouvrait une période d’agitation politique dans ce coin de province industrielle. La lutte y serait chaude, compliquée justement d’un malaise économique. L’ignorance et le dédain de ces questions devenaient agressifs chez le vieux cocher de la Martaude, car ses petites joies cordiales du cabaret se trouvaient empoisonnées, tant que ses amis de l’usine se passionnaient pour une cause qui ne le concernait pas, en dehors de laquelle on avait même soin de le tenir, par méfiance de son dévouement envers ses maîtres.

— « Tenez, » reprit-il, en arrivant près de sa voiture — un landau confortable mais démodé, — « demandez plutôt à Capon et au Brûlé s’ils ont envie de se mettre en grève. Qué tas de blagues ! hein, mes canards ? » Et il replaça la guide à plat sur l’encolure de Capon, qui gardait ce nom peu honorable d’une lointaine jeunesse trop sujette aux écarts. Tandis que le Brûlé devait le sien à une tache noire, enveloppant le chanfrein, et lui faisant un drôle de museau charbonneux, plus encore qu’à la nuance café grillé de sa robe alezane.

— « Sûr que si ses chevaux se mettaient en grève, il trouverait, au contraire, que tous les torts sont aux patrons, » dit Toquette en riant, tandis qu’on partait au trot modéré des deux paisibles bêtes.

— « Raoul n’a qu’un tort, » fit Nicole soucieuse. « Mais celui-là compte plus qu’il ne croit. C’est d’être généreux avec moins de charme que d’autres ne sont égoïstes. Il rebute les gens au moment même où il agit dans leur intérêt. Les ouvriers lui doivent plus qu’à mon père. Cependant il n’aura jamais sa popularité. Mon père n’était que juste, et paraissait libéral. Raoul est un bienfaiteur, et passe pour un despote. »

Elle soupira. Son clair regard s’obscurcit légèrement, tandis que s’y imposait le paysage bien connu. Des champs succédèrent à un bouquet de bois. Entre la route et les pièces de blé, dont la verdure blondissante se piquait de coquelicots, des rails couraient sur un talus. C’était le petit chemin de fer Decauville établissant la communication entre l’usine et la gare de Sézanne. La sveltesse des platanes en bordure, leurs maigres ombres, indiquaient l’ouverture récente de la route. Elle était née de la Martaude, comme le village, dont les premières maisons se montrèrent bientôt. Des fumées tachèrent le ciel. La poussière du sol noircit. Au loin de faibles collines ondulaient.

Malgré l’heure du travail, — car il n’était pas midi, — la Grand’Rue grouillait de monde. Beaucoup de casquettes et de chapeaux de paille masculins dominaient les fanchons ou les chignons nus des ménagères. Sans avoir décidé la grève en masse, les ouvriers boudaient l’atelier. Il y avait eu des meetings et des régalades organisés par des meneurs venus du dehors. Comment renoncer à une si belle occasion de pérorer, de flâner et de boire ?… Si les mères de famille geignaient sur l’absence de paye, on se campait en héros, se sacrifiant aux devoirs du citoyen.

Tous ces braves gens, plus braillards et puérils que malintentionnés, s’écartèrent d’ailleurs, sans aucune attitude d’arrogance, devant le landau ouvert. La plupart saluaient. Mme Hardibert était aimée. Puis, n’avait-elle pas à son côté le témoignage de son bon cœur — cette enfant, cette filleule pauvre et presque entièrement orpheline, dont tout le monde connaissait l’histoire ?

— « Toujours son air rigolo, la petite rousse, » observa un jeune forgeron, espèce d’hercule naïf, la bouche fendue jusqu’aux oreilles en un sourire de ravissement. Sous sa blague, il cachait la prédilection presque amoureuse de tous ces rudes gars pour la frimousse de soleil.

— « C’est Toquette, » murmuraient les gamins, que ce surnom amusait, et qui le répétaient un peu plus haut, sitôt la voiture passée, avec la crainte et le désir d’être entendus. Quelques-uns ne manquèrent pas leur effet, et reçurent, au lieu du regard fâché qu’ils appréhendaient à demi, une moue de reproche gamine sous des yeux rieurs, qui leur fit pousser des hourrahs.

— « Vive Toquette !… » bramèrent les plus hardis.

— « Ne les encourage tout de même pas trop, » dit Nicole, avec une prudence indulgente. « Le prestige est nécessaire, suivant l’expression de ton parrain.

— Ah ! » soupira Toquette, « s’ils savaient comme j’ai envie de faire une partie de barres avec eux !… »

Mme Hardibert se promit bien, aussitôt l’entorse guérie, de renvoyer sa filleule à la pension. C’est qu’elle était capable d’une escapade pareille, cette grande fillette, aussi peu préoccupée des distances sociales qu’un moineau franc, dont elle avait l’âme fantaisiste et populacière. L’éducation seule faisait une demoiselle de cette indépendante aux goûts de grisette.

Et la fine marraine rectifiait ce qui risquait de tourner à la vulgarité, mais avec une admiration secrète pour l’aisance merveilleuse de Victorine au milieu de leurs ouvriers. La mâtine les eût harangués avec autant de plaisir qu’elle se fût jointe à la partie de barres de leurs mioches. Et il fallait l’entendre raisonner les mères de famille, les gourmander ou leur remonter le moral, quand Nicole l’emmenait dans ses tournées à travers le village.

Celle-ci, malgré sa bonté, sentait toujours la barrière entre elle et ces êtres, qu’elle ne comprenait pas tout à fait, dont elle avait vaguement peur. Et, tout naturellement, eux la sentaient aussi. Une ombre de répugnance, une ombre de timidité, cela suffisait à empêcher l’entente cherchée de bonne foi, comme la moindre appréhension du dompteur, devinée par les fauves, suffit à les rendre indociles et dangereux. Le peuple restait trop, pour Nicole, le formidable fauve, dont par nulle caresse on ne peut prévenir à coup sûr le rugissement et le coup de griffe.

Cependant, le landau longeait des murs, au delà desquels des bruissements sourds, des sifflets de vapeur, des fracas métalliques, annonçaient l’activité des machines et des bras nombreux. Une grille fut dépassée, dont l’ouverture laissa voir tout le mouvement de l’usine au travail. C’était la Martaude.

Nicole observa :

— « Aucun atelier ne paraît chômer complètement. »

Honoré se tourna sur son siège :

— « Madame voit si la gaillarde a encore du cœur au ventre. »

Du bout de son fouet, il désignait la masse des bâtiments, l’ossature énorme de cette « gaillarde », comme il disait, de cette Martaude, qui trépidait tout entière de la volonté et de l’effort humains.

On la dépassa. Les chevaux précipitèrent leur allure. Puis, à un coude de la route, en vue d’une rivière, ils tournèrent d’eux-mêmes, brusquement, tandis qu’Honoré jetait en arrière ses considérations optimistes. Alors Capon et le Brûlé prirent le pas. Ils connaissaient bien le bout de côte.

La maison d’habitation se trouvait sur un épaulement de terrain, dominant la fabrique. Sa façade regardait de l’autre côté, vers le vallon. Et les voitures y accédaient par ce lacet, prolongé sous bois, à travers le parc. En arrière, quelques terrasses étagées, que reliaient des marches, établissaient la communication entre le domaine où s’activaient les ouvriers et la demeure où pensait le maître, entre la tête et le corps de ce grand organisme laborieux.

Nicole, à peine arrivée, courut vers le cabinet de travail de son mari. Dans le corridor, elle croisa quelqu’un, qui parut vouloir l’éviter, mais que sa hâte l’empêcha de reconnaître. La main au bouton de la porte, elle allait entrer chez Raoul, quand les éclats d’une discussion l’arrêtèrent.

Un organe aux sonorités de cuivre, habitué sans doute à vaincre les rumeurs des réunions publiques, lançait avec emphase :

— « Le capital, c’est notre travail accumulé, c’est le produit de notre sang et de nos muscles. Quand on se sert du capital contre le travail, c’est comme si on mettait un couteau dans la main du fils pour assassiner le père. »

Une réplique ricanante suivit, où Nicole distingua l’accent peu sympathique de Raybois, le sous-directeur :

— « Et la science ?… Et les cerveaux qui vous donnent les idées, les instruments, l’impulsion, qu’est-ce que vous en faites ?… A quoi serviraient, sans eux, votre sang et vos muscles ? »

Alors, froidement, mais avec une netteté d’acier, l’intervention de Hardibert :

— « Que cela suffise ! Nous ne sommes pas ici pour discuter des théories, mais pour envisager des faits. Dites-moi, oui ou non, Coursol, si vos camarades me sauront gré des concessions que je leur offre. Ne vous dérobez pas. Je sais parfaitement quelle est votre influence. Mais j’aime avoir affaire à vous, parce que vous êtes loyal. De votre côté, vous savez que je n’ai qu’une parole. Si vous hésitez, je retire tout, et je laisse faire la grève. »

Mme Hardibert, sans saisir tous les mots, en comprit assez. Son mari, assisté du sous-directeur Raybois, était en pourparlers avec les ouvriers, ou, du moins, avec un de leurs meneurs les plus autorisés, ce Coursol, chef à l’atelier d’ajustage, d’une habileté et d’une conscience rares, et que Raoul estimait très fort, malgré sa chimère de socialisme et son orgueil à traiter avec le patron de puissance à puissance.

Ce n’était pas, pour la jeune femme, le moment de se montrer. Jamais elle ne se hasardait sur le terrain des affaires, même en particulier avec Raoul.

Celui-ci ne manquait pas de confiance en elle, pensait volontiers tout haut en sa présence. Mais plutôt pour éclaircir ses propres idées que pour en échanger avec un cerveau de sexe inférieur. Si Nicole, enhardie par une forme interrogative, risquait un avis, l’absurdité lui en était aussitôt rendue sensible par un trait de brève ironie, ou par une reprise du sujet, sur le même ton, au même point, comme si elle n’eût pas ouvert la bouche.

Sans essayer d’en entendre davantage, et encore moins d’intervenir, elle se détourna donc pour gagner sa chambre. Et ce fut alors que, traversant le palier, elle revit la personne qu’il lui avait semblé mettre en fuite tout à l’heure. A demi-cachée par la caisse d’un latania, effondrée sur une banquette, une forme féminine se courbait, les mains au visage, dans une attitude de désolation.

— « C’est toi, Fanny ?… Tu pleures ?… Qu’est-ce qu’il y a, ma petite ?… » demanda Nicole avec un intérêt affectueux.

La tête navrée se leva vers elle. Un gentil et jeune visage, avenant et frais, avec ce charme piquant de l’ouvrière française un peu affinée, — une distinction spéciale, non apprise par la culture, et qui laisse intacte la saveur naturelle, — des yeux séduisant par une sorte de défaut, la légère obliquité qui en relevait le coin extérieur, à la chinoise, leur donnant l’air de sourire, même à présent qu’ils débordaient de larmes… Des cheveux châtains, bien coiffés en bouffante auréole autour du front étroit. Et la naïveté d’un chagrin de vingt ans.

— « Oh ! madame… Si monsieur Hardibert allait se fâcher contre papa !… S’il nous fallait quitter la Martaude !… »

C’était la fille de Coursol, l’ouvrier socialiste, la forte tête de la fabrique. Forte tête sous tous les rapports, d’ailleurs, aussi bien pour le travail que pour les revendications utopistes. Trop indigestement nourri d’une philosophie et d’une politique dont l’assimilation dépassait les pouvoirs de sa mentalité, mais d’une droiture foncière, qui le préservait des folies trop graves, et corrigeait ce que son influence aurait eu sans cela de dangereux.

Depuis trente ans, il travaillait à la Martaude, passionné pour l’œuvre de création qui s’y accomplissait, pour l’éclosion des superbes machines, dont jadis il façonnait modestement les plus humbles organes, et qui, maintenant, sortaient tout achevées, monstrueuses et précises, éblouissantes, presque vivantes, de son atelier d’ajustage.

Il s’était marié dans le bourg, ses trois enfants y étaient nés, deux y étaient morts, et leur mère les avait rejoints au cimetière. Sa fille, Fanny, avait appris la couture par les soins de Mme Hardibert, celle-ci ayant obtenu qu’on la gardât pendant deux ans, à Châlons, dans une école professionnelle, où l’on n’acceptait pas ordinairement de pensionnaires. Tout de suite après, la jeune fille avait trouvé de l’ouvrage bien rétribué dans la maison des maîtres. Elle y circulait sans timidité, s’y sentant un peu chez elle, fière de ce privilège. Et voici pourquoi, ce matin, dans l’inquiétude de cette conférence entre le chef d’usine et le porte-parole des mécontents, elle s’y était glissée derrière son père. Des éclats de voix venaient de la terrifier. Tout se gâtait. Si Coursol organisait la grève, bien sûr le patron ne le lui pardonnerait point. Il faudrait abandonner le pays, la douce existence largement gagnée, — autre chose peut-être, car, à travers la réalité, une jeune fille voit toujours son rêve… — Et pour aller où ?… L’angoisse de cette alternative pâlissait la mince figure jolie, aux yeux obliques et futés.

— « Les choses n’en sont pas là, » dit Nicole. « Et puis, est-ce que tu crois que je vous laisserais mettre dehors ?… »

Elle affirmait une autorité dont n’aurait pu sourire qu’un observateur superficiel du ménage Hardibert. Malgré la tyrannie tracassière de l’époux, son dédain des opinions féminines, l’épouse se sentait forte sur le domaine des décisions généreuses. Là, d’une suggestion ou d’une prière, il était rare qu’elle ne l’emportât pas. Cette sécurité inconsciente venait d’animer ses paroles.

— « Oh ! madame… vous êtes bien bonne… Mais ça ne fait rien, j’ai peur… » soupirait Fanny. Puis, comme incapable de contenir une arrière-pensée qui l’oppressait trop fort, elle laissa échapper : « J’ai peur de monsieur Raybois !…

— De monsieur Raybois ?… » répéta Nicole.

Elle s’étonnait, car le sous-directeur, dont Hardibert avait fait la position, lui accordant de plus la main d’une cousine à elle, Berthe Dervangeaux, ne pouvait avoir une volonté contraire à la leur.

Mais Fanny éprouvait la crainte que M. Raybois ne montât le patron contre eux, ne lui persuadât qu’il fallait expulser Coursol si l’on voulait que le contentement et la discipline régnassent à la Martaude. Et, tandis que la jeune fille murmurait son appréhension, une lueur bizarre glissa dans ses jolis yeux retroussés, sous la courbe excessive des paupières.

— « Il y a quelque chose que vous ne me dites pas, Fanny.

— Est-ce qu’on peut tout dire quand il s’agit de monsieur Raybois, madame ?… » demanda la jeune fille, qui, cette fois, la regarda bien en face.

Une rougeur de gêne et de chagrin embrasa les joues de Mme Hardibert. Jamais elle n’avait été forcée de convenir avec personne, et surtout avec une ouvrière, de ce que tout le monde savait trop, de ce qui rendait sa cousine Berthe horriblement malheureuse. Gaston Raybois était de ces hommes qui s’enflamment régulièrement pour chaque femme jeune et jolie, et accidentellement pour toutes les autres, au hasard de l’heure, de la lumière, d’une grâce imprévue de voix ou de geste, à laquelle ils ne savent pas résister. Tant que lui-même avait été jeune, célibataire et incertain de son avenir, les occasions aimables que lui attirait sa fringante tournure se multipliaient plutôt trop, même pour sa soif de galanterie. Maintenant qu’il devait les faire naître, et qu’il ne craignait pas d’employer son pouvoir pour les mener à sa guise, il devenait terrible. Dans l’usine, au village, il commençait de jouer au pacha. Mais cela finirait mal. Plus d’un mari, travailleur à la Martaude, avait l’œil sur lui, tout sous-directeur qu’il était. Et rien que pour certains soupçons, de rudes poings se crispaient sur les pièces d’acier quand il traversait les halls avec sa face d’insolente joie.

Nicole, éclairée par les mots amers et les larmes de sa cousine, que la jalousie ravageait, s’était hasardée à quelques allusions auprès de son mari. Que fallait-il croire ? Devait-on se préoccuper des légèretés de Raybois ? Peut-être un avertissement sérieux de l’ami, du chef, préviendrait un scandale.

Hardibert haussa les épaules. On ne poursuit que de leur plein gré les filles et les femmes. Qu’elles se tiennent bien, on les respectera. La Martaude n’est pas un couvent. Ce n’est pas pour des balivernes de ce genre qu’on tracasse un auxiliaire comme Raybois.

Dans la brutalité involontaire de ses réponses, Nicole, une fois de plus, devinait l’intellectuel, hostile à l’amour, décidé à n’y attacher aucune importance. Et aussi cette sourde antipathie pour la femme en général, dont il ne saisirait jamais l’âme, et qu’alors il traitait — en paroles du moins — comme une poupée de chair, dont la dignité était négligeable, et qui devait toujours se sentir flattée par le vœu du mâle. Une secrète approbation se trahissait dans son attitude pour l’homme dont les actes impliquaient un mépris que lui-même eût souhaité d’éprouver au degré où il le professait.

Nicole, froissée — elle n’aurait pu dire pourquoi — d’une telle façon de prendre les choses, n’avait plus reparlé à son mari de la conduite de Raybois. Elle n’évitait pas moins les confidences de sa cousine, également choquantes, mais pour d’autres raisons. Un type singulier d’honnête femme cynique, cette Berthe Raybois, que la jalousie démoralisait sans l’égarer. Aussi, devant la plainte si claire, mais si imprévue, de Fanny, Mme Hardibert demeurait pétrifiée d’embarras, ayant horreur d’en apprendre davantage, tout en se disant que son devoir était d’écouter cette petite, de la conseiller, de la protéger.

Ce silence piqua la jeune couturière. Doutait-on de sa véracité ? La blâmait-on pour un si malencontreux succès, dont toute sa réserve décente n’avait pu la préserver, et qui la menaçait d’un dépit redoutable ?…

Elle murmura, la voix sèche :

— « Voilà ce que c’est d’être, comme moi, trop dévouée aux maîtres. Si je ne craignais pas de leur causer des histoires, je n’aurais qu’à répéter à père les abominations de monsieur Raybois. C’est pour le coup qu’il se déclarerait contre les patrons, et qu’il déciderait les camarades à la grève !…

— Ayez confiance en moi, Fanny, » commença Mme Hardibert. « Aucun mal ne vous atteindra dans cette maison. »

Elle prononça encore quelques phrases, dont le vrai sens était plutôt dans l’intonation tendre, apaisante… Car, où trouver d’opportunes paroles ?… L’âme de Nicole se repliait, dans une répugnance, parmi cette atmosphère d’antagonisme et de convoitise où elle était rentrée. Au seuil du cabinet de son mari, le cliquetis des intérêts de castes, se heurtant avec des bruits d’or et de fer, la faisaient fuir tout à l’heure, tremblante. Et voici qu’elle tombait sur un aspect plus troublant de cette dure collaboration de forces opposées et inégales qui fait la vie industrielle.

Où était son rôle, à elle-même ?… Trop timide pour agir sur d’autres êtres, d’une délicatesse trop rebelle à certains contacts pour s’entendre avec les ouvriers, d’une générosité assez folle pour ne jamais trouver qu’on eût raison contre eux, comment ne pas sentir à toute heure le malaise d’un milieu où elle ne s’adaptait pas, bien qu’elle y fût née ? Ce matin, particulièrement, au lendemain de Bruges, où tant de rêves l’avaient emplie toute dans une si vaste paix… D’un coup d’aile éperdu son imagination l’y ramena… Elle ne vit plus cette jolie ouvrière, aux yeux charmeurs et sournois, qui secouait de sa jupe fripée, de sa chemisette mince, les vilains désirs, comme des insectes agrippeurs et répugnants. Elle n’entendit plus les voix batailleuses discuter pour le luxe et pour le pain. Elle fut là-bas… Quelqu’un s’y trouvait à côté d’elle. Des cygnes nageaient à l’ombre, sur le cristal noir d’un canal. Et leur long col ondulait avec une telle grâce que cela faisait de la pensée, de l’émotion, des souvenirs, tout un ordre de choses très précieuses et très importantes, auxquelles son compagnon se montrait aussi sensible qu’elle-même. Elle voudrait vivre ainsi, pour de belles et calmes images, avec quelqu’un qui en serait fasciné comme elle — oui, fasciné, au point qu’un bonheur aigu jusqu’à la souffrance embrumât ses prunelles bleues.

VI

Le lendemain, comme Hardibert sortait de la forge, après avoir surveillé un façonnage difficile, un visiteur s’avança vers lui, dans la cour. Préoccupé comme il l’était, le chef d’usine vit une physionomie connue sans réfléchir à l’inattendu de la rencontre. Mais quand Ogier Sérénis lui tendit la main, une surprise l’envahit brusquement :

— « Par exemple !…

— « Monsieur, » dit le jeune homme, « j’ai vu par les journaux que la situation s’aggravait ici. Alors je me suis rappelé que la Martaude est un peu ma maison…

— Certainement… certainement… » approuvait Raoul d’un ton vague, car il ne saisissait pas bien le rapport…

— « Vous avez été si aimable pour moi quand nous nous sommes rencontrés, monsieur Hardibert. J’ai tenu à vous apporter ma sympathie, et même, au besoin, mon aide, si… si votre sécurité… »

Le petit discours préparé par l’écrivain se disloquait un peu devant la stupeur évidente de Raoul.

— « Mais, » s’écria celui-ci, « qu’est-ce qu’on raconte donc sur votre boulevard des Italiens ? Vous croyiez qu’on se massacrait ici ?…

— Le mot de grève est toujours sinistre…

— Pour les faiseurs de drames, comme vous. Enfin, c’est très gentil d’être venu, » reprit cordialement le chef d’usine. Car son instinct de se hérisser tout de suite cédait à cette considération que la démarche, pour naïve qu’elle semblât, s’inspirait d’un chaleureux sentiment. Déjà il regrettait sa réception plutôt froide.

Cependant Ogier l’interrogeait sur la crise.

— « Elle n’est pas exclusive à votre région, n’est-ce pas ? On parle d’une cessation simultanée du travail dans toute l’industrie métallurgique. »

Hardibert expliqua, en hochant la tête, que leur arrondissement était remué plus qu’ailleurs par un conflit politique. Dans trois semaines, on procéderait à l’élection d’un député. Si peu au courant de ces discussions que fût un poète, Sérénis ne pouvait ignorer quelle importance prenait cette manifestation isolée. Cela tenait à la qualité des candidats en présence. L’un, puissant orateur socialiste, évincé au dernier scrutin général, et que son parti s’acharnait à ramener dans l’arène. L’autre, si manifestement officiel, que son échec serait une défaite pour le Gouvernement et risquait d’ébranler le Ministère.

— « Mais qu’avez-vous à faire de toutes ces complications de la lutte sociale, vous qui planez dans les nuages, bienheureux rimeur ? »

Ogier protesta en souriant.

— « Je n’ai commencé par les vers que pour arriver à la prose. Je ne me suis permis le rêve qu’en attendant la vie. Quelles notes intéressantes je pourrais recueillir dans ce grand centre ouvrier !…

— Elles ne ressembleraient guère à celles de Bruges, » observa l’ingénieur.

Sa voix sarcastique souligna étrangement le paradoxal à-propos. Quel sens y donnait-il ?… La bonhomie avec laquelle, immédiatement après, il offrit de satisfaire la curiosité professionnelle, montra qu’il n’avait rien insinué, sinon le léger ridicule de ces éternelles notes, si commodes aux romanciers pour expliquer les fugues que leur suggèrent en des sens opposés leur fantaisie, leur avidité de sensations, leur angoisse nerveuse devant la table de travail où la blancheur des pages les attend.

— « Si vous voulez vraiment étudier le jeu de boules qu’est la politique, où c’est à coups de destinées humaines lancées au hasard qu’on tâche d’atteindre le but d’ambition individuelle, je suis en mesure de vous montrer des choses curieuses, jeune homme. Mais pas ici, pas maintenant. J’ai à faire. Je dois vous quitter. Que préférez-vous ?… Que je vous donne un de mes ingénieurs pour vous faire visiter l’usine ? Ou bien remettre cela à plus tard, et monter vous reposer à la maison ? Vous connaissez le chemin. Si la Martaude a grandi, si l’outillage s’est transformé, depuis monsieur Dervangeaux, votre tuteur, l’habitation est restée la même. Vous nous ferez le plaisir d’y rester quelques jours, j’espère bien.

— Mais… » balbutia Sérénis, « j’avais pris une chambre, dans l’unique auberge de Sézanne.

— Eh bien, ne vous en occupez pas. J’y ferai chercher votre valise. »

Ogier se défendit sincèrement, sans résultat d’ailleurs. Quel prétexte pour refuser l’hospitalité du maître actuel de la Martaude, lui, presque enfant adoptif du fondateur, dont celui-ci avait épousé la fille ? Ne l’avait-il pas constaté en abordant Hardibert ? il revenait à un foyer qui était un peu le sien. Mais il avait conscience de ce qu’il y rapportait : quelque chose de plus fulgurant et de plus redoutable que la cartouche de dynamite dont la haine envieuse d’un révolté menaçait peut-être en ce moment les vieux murs. Ce qu’il y rapportait, c’était l’amour. C’était, dans toute sa force inattendue et irrésistible, la première passion de sa jeunesse. Et pour qui ? Pour la femme de cet homme qui lui offrait sans défiance l’hospitalité sous son toit. A cette minute, il eut un véritable spasme de remords. Car tout le factice de ses bravades littéraires tombait dans la sincérité de l’amour qui le subjuguait. Redevenu simple dans la plus vertigineuse façon de sentir, il laissait le grand souffle lui balayer toute l’âme. Et, sous le tourbillon envolé des sophismes, reparaissaient les linéaments indestructibles de l’honnêteté héréditaire.

Il n’eut pourtant pas le courage de résister aux circonstances, après les avoir provoquées. Pas même celui de s’attarder à parcourir l’usine.

— « J’aimerais mieux attendre que vous ayez un instant pour m’y diriger vous-même, monsieur Hardibert. D’ailleurs, je ne la reconnaîtrai pas. Tandis que je retrouverai mes meilleurs souvenirs enfantins dans la maison de là-haut.

— A tout à l’heure, donc, » fit le maître de la Martaude.

Sur la route, les pas de Sérénis soulevèrent la poussière de réminiscences. Et, dès le seuil du parc, les ombres des grands arbres s’allongèrent avec la lenteur délicieuse des anciens jours de congé. Jamais les heures n’auraient plus cette longue plénitude d’alors. Déjà leur vol tumultueux inspirait à ses vingt-quatre ans la fièvre de promptement en jouir. Et de quelle fuite effarante elles devaient le consterner plus tard ! Mais comme elles se déroulaient jadis avec une intarissable abondance, ici, durant l’été songeur de sa seizième année ! Si indistinct flottait autrefois son rêve, qu’il ne le retrouvait pas sous d’autres formes que la courbe de ces pelouses, la perspective bleuâtre et noyée de ces lointains, l’élan aigu de ces peupliers dans le vide profond du ciel. La vibration de l’été tremblait dans l’air, comme aux vacances, quand il se couchait sur ce gazon, les mains croisées sous la nuque, et que son cœur gonflé d’espérance battait jusqu’au zénith d’azur pâle.

A cette époque, était-il amoureux de Nicole sans le savoir ? Il aurait voulu maintenant s’en persuader. Du moins se rendait-il témoignage que rien pour lui n’avait ressemblé à l’amour, entre leurs adieux de jadis et leur récente rencontre. Cette indifférence ne naissait-elle pas d’un souvenir préservateur, dissimulé mais vigilant ?

L’exclamation d’un jardinier qui venait de le reconnaître, le toucha. Comme le cocher Honoré, comme la majeure partie du personnel, ce brave homme datait du temps de M. Dervangeaux.

— « J’ai peur, monsieur Georget, que vous ne trouviez personne à la maison. A c’t’heure, Monsieur est à la fabrique.

— Je l’y ai vu. Mais Madame ?

— Madame est descendue dans le pays.

— Avec mademoiselle Toquette ?

— Bah !… Vous connaissez mamzelle Victorine ? Oh ! bien, quant à vous dire où elle est, ça, le diable y perdrait sa peine. Jamais une demi-heure de suite à la même place. Vous la trouveriez perchée dans un arbre, ou plongeant au fond de l’étang, faudrait pas vous en étonner.

— Son pied est donc tout à fait guéri ?

— A-t-elle eu mal au pied ?… C’était pas pour la gêner, car elle doit avoir des ailes, cette petite criquette-là. »

Ogier ne s’était informé de la fillette qu’en l’espoir d’apprendre qu’on l’avait déjà reconduite à la pension. Hélas ! il faudrait encore subir, présence espiègle et espionne, entre Mme Hardibert et lui, sa frimousse d’angora roux ! Grands dieux ! il la verrait assez tôt. Ce jardinier était loin de compte en s’imaginant qu’il allait la chercher. Au lieu de continuer à monter vers la maison, le jeune homme fit un circuit, et, redescendant par une charmille qu’il connaissait bien, il s’assit sur un banc d’où il apercevait la grille d’entrée. De la sorte, il surprendrait Nicole dès son retour, avant que personne l’eût prévenue.

Maintenant, dans l’émotion exquise de l’attente, reconquis par le charme familier de ce lieu, il se réjouissait du retard. Jadis, il avait ainsi guetté sa compagne d’adolescence. Elle remontait le chemin en contre-bas du banc, — les niveaux irréguliers du parc se prêtaient aux surprises, — et il l’avait clouée sur place en faisant pleuvoir des pétales de roses à son passage. Quelle tentation de recommencer la gentille plaisanterie ! S’il osait !… Il tourna la tête pour découvrir quelque rosier en fleurs, et sursauta d’un étonnement presque superstitieux quand il reçut en plein visage une admirable « jacqueminot », heureusement dépourvue d’épines. Une « gloire de Dijon » suivit, qui ne l’atteignit qu’à l’épaule. Et peut-être le bombardement eût-il continué, si l’assaillante ne se fût trahie par un éclat de rire. Mais la stupeur de Sérénis se manifestait trop comique. Une irrésistible roulade de gaîté partit d’un massif tout proche, dont, presque aussitôt, émergea Toquette.

— « Pardon, » balbutia-t-elle, pouffant à s’étrangler, « pardon de vous avoir touché dans la figure. Mais vous vous êtes tourné de mon côté juste au moment où je vous visais… » Elle se calma un peu en le voyant rester très grave, et reprit plus timidement : — « Je ne vous ai pas fait mal ?

— Non, mademoiselle. »

Sérénis, qui tenait encore les deux roses, machinalement saisies, les lança au loin d’un geste si dédaigneux que Toquette haleta, comme sous une gifle. Ses lèvres entr’ouvertes tremblèrent.

Il ne retira pas de cette petite silhouette pétrifiée ses yeux froidement fixes. L’irritation de sa rêverie profanée par l’insupportable intruse le rendait cruel. Il y avait presque un abus de force dans cette dureté écrasante de regard d’un homme sûr de lui envers une enfant si visiblement interdite.

Sous cette réprobation flagellante comme un dégoût, le blanc visage pailleté de menues taches de cuivre s’empourpra violemment. Les prunelles s’embrumèrent. Le jeune corps oscilla dans l’incertitude. Allait-elle fondre en larmes ? Allait-elle s’enfuir ? Ni l’un ni l’autre. Elle eut un mouvement singulier. D’une coulée humble et souple, elle glissa presque aux pieds de Sérénis, à l’endroit où gisaient les fleurs. Elle les ramassa, lui adressant un coup d’œil intraduisible, chargé de défi autant que de chagrin, puis elle se releva, et s’éloigna sans hâte, muette, comme une petite nymphe blessée.

— « L’agaçante moucheronne ! » grommela Sérénis. Mais, comme elle disparaissait sans tourner la tête, il ne put s’empêcher de sourire. Sous l’arcade de la charmille, flottait le reproche caressant de la petite âme désappointée. Ce beau garçon aux yeux preneurs ne pouvait se tromper sur les aguichements et sur les dépits des fillettes.

Il n’y pensait guère lorsqu’il aperçut Nicole qui franchissait lentement, à pied, la grille ouverte. Le soleil baissant mettait un reflet d’or rose sous son ombrelle. Un peu lasse d’avoir gravi la côte, elle penchait la tête, les yeux à terre. A quoi pouvait-elle bien rêver ?… Sa jupe ronde, rasant à peine le sol, sa chemisette de batiste blanche, son canotier de grosse paille cerclé d’un simple ruban, lui donnaient un tel air de jeunesse, qu’Ogier la vit toute pareille à la chère camarade d’autrefois.

Elle s’approchait, si absorbée, d’une démarche tellement alanguie de pensée intérieure, qu’il restait indécis, troublé devant ce mystère d’une songerie de femme, et ne sachant comment s’annoncer sans lui causer trop de saisissement.

Mais, comme elle allait arriver au-dessous de lui, dans l’allée en contre-bas, soudainement elle leva la tête et le regarda en plein, les prunelles attirées par un magnétisme. Il était debout, le cou un peu tendu. Et, comme il ne prévoyait pas son mouvement, elle surprit dans ses yeux l’effluve d’adoration soucieuse dont il l’enveloppait si ardemment. Elle-même laissa voir l’irradiation d’une joie que la volonté tardive atténua vainement ensuite. Pour disperser l’impression trop intense, elle courut vers lui comme une enfant.

— « Georget !… » Tout de suite, elle l’appela par ce nom qui lui semblait si doux à dire, qui ressuscitait le passé à travers l’ineffable journée grise de Bruges. — « Que c’est bien de revenir ici !

— Je n’aurais jamais dû m’en éloigner, » dit-il avec une force triste. « Ce lieu me remplit de regrets affolants.

— Il est le même… Que regrettez-vous, mon ami ?

— Ce que je regrette !!… »

Elle vit l’angoisse des larges yeux bleus. Elle devina quel genre de méditation il venait de traverser là, sur ce banc, et ce que le vieux parc avait dû lui dire. Elle-même, depuis son retour de voyage, ne subissait-elle pas une hantise étrange, reliant les impressions d’hier à la douceur d’autrefois, cherchant et retrouvant à chaque détour d’allée ce que l’adolescent y avait laissé de lui, revivant tout cela par une tendre et folle préoccupation de l’homme qu’il était devenu ?

— « Ce que je regrette… » répéta-t-il plus bas. « Vous voulez le savoir ?… »

Il avait glissé son bras sous celui de la jeune femme et l’entraînait doucement. D’instinct, pour leur causerie, il souhaitait un coin plus secret, à distance du massif où Toquette s’était si facilement cachée. Quelques pas, et ils furent dans un sentier délicieusement abrité. Un parfum lourd y flottait. Des fleurs blanches de magnolia, dressées dans la verdure métallique des grands arbustes, exhalaient ce puissant arome, que le soleil avait échauffé dans leurs urnes fines.

Et alors Sérénis avoua ce qu’il regrettait. Il avait manqué sa vie, il s’était conduit en insensé. S’il était revenu régulièrement à la Martaude, durant ses loisirs d’étudiant comme dans ses vacances de collégien, il aurait découvert à temps que son cœur appartenait à Nicole, que l’existence, l’art, le succès, tout ce qu’il pouvait goûter, tout ce qu’il pouvait accomplir, n’aurait de saveur que par elle. Il l’aurait compris, et il le lui aurait fait comprendre. Peut-être s’en fût-elle émue… Peut-être aurait-elle pris souci de se sentir tellement nécessaire… Ou même eût-elle trouvé digne d’elle ce rôle d’inspiratrice, de créatrice, cette souveraineté magique qui fait qu’une femme pétrit à son gré le cerveau, la volonté, la destinée d’un homme…

Tandis qu’il le lui montrait, ce rôle, avec une éloquence passionnée et si grave, Nicole ne put s’empêcher d’évoquer, en contraste amer, la personnalité trop forte, inentamable, de Raoul. Cet esprit tout d’une pièce, quand elle l’effleurait, lui semblait revêtu d’acier. A toucher de trop près cette pensée trop volontaire et trop close, elle sentait le froid du métal. Son mari l’aimait, sans doute, à sa manière. Mais jamais il ne lui donnerait cette ivresse que Georget dépeignait avec une séduction si poignante : être la raison et la cause de toute façon de voir et de sentir dans l’âme qu’on remplit exclusivement. Transformer l’univers pour celui à qui l’on voudrait donner le ciel, quel privilège ! Raoul Hardibert ne verrait jamais les choses qu’à travers sa froide logique. Le fait qu’elle était sa femme, entrée dans sa vie, avec toute une sensibilité imprévue et frissonnante, n’influençait pas le moindre de ses raisonnements.

— « Mon ami… » murmura Nicole, interrompant Sérénis, « Georget, que dites-vous ? Ne devais-je pas épouser Raoul ?

— Vous ne vous êtes fiancée qu’après deux ans d’absence de ma part. Oh ! ces deux ans !… malheureux aveugle que j’étais !…

— Mon père souhaitait mon mariage avec son successeur. Il vous aimait beaucoup. Mais vous n’étiez qu’un enfant… Jamais il ne vous aurait alors confié sa fille.

— Nicole… si j’avais su me faire aimer de vous, vous m’auriez attendu. »

Il avait énoncé lentement, et avec quel regard ! la supposition : « Si j’avais su me faire aimer de vous… » Puis il se tut. Elle aussi. Un effroi leur vint. Sur quel chemin leurs cœurs et leurs paroles ne volaient-ils pas ?… Le même rêve, à présent, leur étreignait le cœur. La vie s’étendait devant eux, étroite comme ce sentier. Ils y marchaient ensemble, dans cette atmosphère si douce de leurs deux natures tendres, partageant le charme des émotions artistiques, des œuvres aisées jaillies de leur sentimentalité, de leur caprice, écloses au contact de la beauté éparse. Il n’avait tenu qu’à eux de réaliser ce rêve, avec un peu de patience, une plus lente application à interroger leur cœur et la vie. Aujourd’hui, il était trop tard.

Des coups de sifflet déchirants percèrent les feuillages tranquilles, fusèrent vers le ciel encore lumineux, car le soleil du solstice était loin d’achever sa course.

— « Six heures, » dit Mme Hardibert. « C’est la sortie des ateliers. »

La respiration formidable de la Martaude lui passa sur la chair comme un souffle de feu. Elle crut voir rouler hors des halls, où s’apaisait la furie des machines, le torrent des ouvriers, trop las pour goûter le repos du soir, leurs vêtements souillés de poussière et de graisse, leurs visages noircis, où luisait la fièvre des yeux clairs. Elle crut voir se pencher sur d’incompréhensibles problèmes la tête soucieuse du maître, dont son image, à elle, était si loin, tandis qu’il se perdait dans des calculs scientifiques, ou qu’il pesait, avec son indéniable droiture de conscience, les éléments obscurs de ses responsabilités.

Involontairement, les yeux de Nicole se tournèrent, trop expressifs, vers le jeune être si beau et si calme qui marchait à son côté, n’ayant de tourments que ceux du cœur, et qui, pour accomplir son œuvre, maniait une plume légère et docile, au lieu des farouches outils vivants et des redoutables outils d’acier.

— « Nicole…

— Georget, soyez raisonnable. Voulez-vous m’obliger à ne plus vous voir ?

— Je ne vous demande rien, » dit-il, en baisant la main qu’il avait prise. « Rien pour vous… Mais tout pour moi. Soyez mon amie, mon inspiratrice… Préservez-moi d’un regret mortel, avec un peu d’illusion et de pitié.

— De l’illusion, de la pitié !… Dites une affection profonde, mon ami, et la plus ardente sollicitude pour vos nobles travaux. N’ai-je pas confiance en vous ?… en moi-même ?… Aurai-je recours à des tactiques indignes de nous ?… Nous planons tous deux au-dessus des dangers qu’on évite par la fuite et le mensonge. N’est-ce pas ?… Dites-le !… Vous êtes Georget pour moi seule, mon poète. Je suis votre amie, votre muse, comme vous me le demandez loyalement. Car c’est loyalement que vous me le demandez, jurez-le moi. »

Était-ce bien la silencieuse Nicole ? Les mots lui venaient dans une fièvre. Un peu de rose teintait ses joues mates. Ses yeux transparents se fonçaient d’exaltation. Elle prêchait la sagesse avec une flamme trouble sur son adorable visage. Qu’elle était sincère, inquiète et dangereuse !…

Georget murmura :

— « Vous savez bien que je vous obéirai en esclave. Il en sera comme vous le voudrez. Je vous suis soumis jusqu’à la mort. »

VII

Dans la grande salle à manger, ouverte au large sur la gaîté verdoyante du dehors, le déjeuner prenait fin.

La conversation languissait. Des anxiétés diverses pesaient sur les cinq convives. Nicole et Ogier songeaient à la séparation imminente. L’écrivain ne voyait pas la possibilité de prolonger son séjour plus longtemps. L’après-midi même il retournait à Paris.

Comme ces huit jours avaient passé vite !… Plus vite encore que ceux de Bruges, dans une intensité d’émotion plus aiguë et plus précise.

Déjà ce n’était plus le rêve, l’appel timide des regards, démenti par le silence des lèvres, l’enchantement qu’on ne veut pas nommer. L’amour s’était démasqué avec la hardiesse magnifique d’un hôte qui connaît son prestige et ses droits, qui ne craint plus qu’on lui dispute la place. Il avait fallu le reconnaître. Certes, on ne lui céderait pas. Mais quelle douceur éperdue à constater sa présence, à le braver d’un commun accord, dans une révolte frissonnante ! Pour deux êtres passionnés, échanger des désirs enivre le cœur d’une volupté presque aussi accablante que d’en échanger les réalités.

Nicole et Ogier s’étaient, pendant la dernière semaine, avancés très loin sur ce calvaire de délices. Pourtant, l’étrange conscience amoureuse qui, à l’encontre de l’Évangile, met le péché dans l’assouvissement et non dans la convoitise, leur attestait encore qu’ils n’étaient point coupables. Nicole, âme pourtant harcelée de scrupules, nature opposée au mensonge, subissait la métamorphose qui, au fur et à mesure de nos expériences sentimentales, modifie notre jugement. Ce ne sont point nos raisonnements qui déterminent notre conduite, mais notre caractère, combiné avec les réactions que les circonstances provoquent dans notre sensibilité. Nos raisonnements suivent après coup. Si, par hasard, ils précèdent, du moins en apparence, c’est que les déterminantes de l’action se trouvent en nous si fortes, que cette action est virtuellement accomplie quand nous croyons en discuter encore les motifs.

Mme Hardibert aimait un autre homme que son mari, elle qui, jusqu’à ce jour, considérait la fidélité conjugale comme le premier des devoirs féminins, et la trahison comme la chose la plus odieuse, la plus basse. Elle transposait donc son point de vue. Dans une soif de justification personnelle, qui n’était ni de la vanité, ni de l’hypocrisie, mais un besoin d’harmonie morale, elle se disait qu’elle aurait d’autant plus de mérite à rester pure qu’elle aurait traversé la flamme d’une plus âpre tentation. Et cette tentation, elle la rendait irrésistible par la poésie même de la résistance qu’elle y opposait. Le piège était là, pour cette imaginative et cette tendre, dont l’imagination et la tendresse, trop contenues dans le mariage, débordaient pour la première fois… Et avec quelle impétuosité !… Il suffisait d’observer ses yeux, durant ce déjeuner, pour se rendre compte qu’une chimère y palpitait, en des reflets d’héroïsme et de suavité.

Ce n’était pas son mari qui songeait à lire dans les prunelles d’un gris mauve. Mais quelqu’un de plus perspicace les interrogeait. Mme Raybois — la cousine Berthe — assistait à ce déjeuner, avec son mari, le sous-directeur. Non pas uniquement pour prendre congé de Sérénis, devenu leur ami puisqu’il était celui de la maison, mais parce que Hardibert souhaitait avoir, en ce moment, près de lui, son collaborateur. Il attendait, d’une minute à l’autre, la réponse définitive des ouvriers. On ne pouvait guère la prévoir mauvaise, l’accord s’étant fait sur bien des points de détail, et la détente s’annonçant depuis quarante-huit heures. La grève serait une trop insigne folie. Mais tant d’intérêts politiques envenimaient la question industrielle, que les pires aberrations restaient vraisemblables.

Au milieu de si importants soucis, comment le maître de la Martaude aurait-il songé à épier, sur le visage de sa femme, des nuances de sentiment que, même à loisir, eût à peine saisies son esprit peu romanesque. Plus éloigné que jamais, par ses préoccupations, de semblables subtilités, il avait, durant ces derniers jours, fermé, sans le savoir et sans le vouloir, tout refuge à la faiblesse effarée de Nicole. Au moment même où elle aurait eu besoin de sentir tout près son cœur, de s’y rattacher à des liens, trop invisibles, mais profonds et robustes, il l’avait tenue plus à distance que jamais, du haut de sa pensée dédaigneuse, quand il ne la froissait pas par ses façons cassantes et ses boutades ironiques.

Tout à l’heure, à table, une de ses reparties sans aménité venait de faire surgir sous les paupières mobiles de la jeune femme, non pas la prompte larme qui les humectait en pareil cas, mais un lent rayon de fierté triste, tandis que les lèvres frémissaient d’un faible sourire.

Berthe Raybois remarqua, non seulement ce jeu si nouveau de physionomie, mais encore l’involontaire caresse dont le regard d’Ogier enveloppa celle qu’un autre faisait un peu souffrir. Elle-même, cette Berthe, alourdie par la trentaine, aux traits inertes et épais, aux prunelles sans éclat, du même blond fade que ses cils, ses sourcils et ses cheveux, ne laissa rien paraître sur son inexpressive physionomie de ce que lui causa cette découverte — une espèce de délectation amère, faite d’incompréhension, de curiosité, de rancune. Incompréhension et curiosité de l’amour, rancune contre son mari, étendue à tout le sexe masculin. Elle n’était que mère, adorait ses quatre enfants, qu’elle élevait avec une sollicitude minutieuse et bornée de poule. Ils occupaient sa vie, suffisaient à son bonheur, la consolaient amplement des infidélités perpétuelles de son beau Gaston, un grand gaillard barbu, assez commun, qui commençait à grisonner, mais fanfaronnait quand même et plus que jamais au passage de la moindre jupe, comme le coq de cette bonne couveuse. Elle ne songeait guère à lui rendre la pareille, dans une ignorance de la passion qu’avait aggravée au lieu de l’éclaircir sa multiple maternité, et sans illusion sur sa figure, pire que laide par l’absence totale de charme. L’honnêteté de Berthe Raybois était indiscutable, solide, comme l’instinct et la fatalité. Ce qui n’empêchait pas cette brave créature de s’exaspérer sans trêve d’une jalousie rongeante, et de choyer le péché des autres femmes comme une revanche, avec des audaces de théorie singulières.

— « Écoute, » dit-elle à Nicole, comme celle-ci achevait de servir le café à ces messieurs sous la véranda. « Viens donc un instant. J’ai quelque chose à te dire.

— N’y allez pas, ma cousine. Ce doit être une billevesée, » fit le sous-directeur avec une gaîté peu sincère. Il ne se sentait pas tout à fait tranquille, ayant été par trop entreprenant avec la petite Coursol, et sachant que, si la jeune ouvrière s’était plainte, les choses pourraient se gâter. Nicole et Berthe pousseraient les hauts cris. Hardibert finirait par éprouver quelque ennui de ces histoires.

Sans l’écouter, les deux cousines se prirent par la taille, et s’enfoncèrent dans une allée, chuchotantes et mystérieuses comme des pensionnaires.

— « C’est de Toquette que je veux te parler, » commença Berthe. « Elle est dans sa pension, n’est-ce pas ? Dis-moi… Te montre-t-elle les lettres qu’elle reçoit de son père ?

— Quelquefois. Mais ce n’est pas moi qui le lui demande.

— Tu as tort.

— Pourquoi ?

— Parce que tu as pris la responsabilité de cette enfant. Et que tu ne devrais pas laisser monsieur Mériel contrecarrer l’éducation que Raoul et toi donnez à sa fille.

— Contrecarrer… Mais comment ?

— Voyons… Tu connais bien la marotte de ce demi-fou. Il se croit toujours à la veille de faire fortune. Je suis sûr qu’il entretient la pauvre petite dans l’idée qu’elle sera riche. Avec les goûts qu’elle a, les gâteries dont tu ne peux te défendre, qu’est-ce que cette fillette deviendra, je te le demande un peu, si elle se croit une héritière ?

— A propos de quoi, ces réflexions ? » questionna Nicole, tout de suite impressionnée.

— « Gaston a eu des renseignements… C’est un voyageur d’une maison américaine, venu pour affaire à la Martaude, qui, par hasard, a nommé Mériel. Notre hurluberlu, paraît-il, a trouvé un truc infaillible — encore… toujours ! — pour gagner des millions. Il le dit à qui veut l’entendre, trouve des gens pour y ajouter foi, même chez ces Yankees pratiques, et, naturellement, doit tourner la tête à sa fille avec ces dangereuses bourdes…

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?…

— Tu le demandes !… Ne connais-tu pas le personnage ?… Ce ne sont pas les inventions saugrenues qui lui manqueront jamais. En l’espèce, je crois qu’il s’agit d’une entreprise de publicité. N’est-ce pas un comble ? Dans le pays de la réclame, se figurer qu’il innovera en mieux après tout ce qu’on a fait !…

— C’est drôle que Raoul ne m’ait pas parlé…

— Raoul n’a pas vu l’Américain. Tu sais bien que mon mari reste seul en rapport avec les étrangers tant que ne se conclut aucune transaction importante. »

Il y eut un silence. Les jeunes femmes, contournant une pelouse, revenaient en vue de la véranda. Nul appel aimable ne les pressa de s’en rapprocher. Hardibert et Raybois causaient, soucieux, tout en fumant des cigares. Sérénis, poliment pris en tiers, ne dissimulait qu’à peine son peu d’intérêt aux questions de salaire, de main-d’œuvre, de travailleurs syndiqués ou non syndiqués. Il rêvait, suivant des yeux une robe claire entre les feuillages, la nuque au dossier de son fauteuil de paille, dans un abandon élégant de son grand corps souple.

Nicole, en passant, ne regarda pas de ce côté. Mais Berthe, tout en entraînant sa cousine dans un nouveau circuit, tourna la tête vers les trois hommes.

— « Il y a quelqu’un qui a bien envie de savoir ce que nous disons, » murmura-t-elle.

Nulle question ne la poussant à en risquer davantage, elle ajouta, par une mystérieuse alliance d’idées :

— « Cette petite Toquette, après tout, si elle prend la vie trop gaîment, où sera le mal ? Pas le sou, une naissance irrégulière, rien de ce qu’il faut pour acheter la respectabilité, et de bons atouts pour réussir autrement. De l’esprit, une frimousse drôle, le diable au corps, nulle ombre de sentimentalité… Ce serait dommage qu’elle ne se servît pas de cela pour tourmenter quelques-uns de ces jolis égoïstes qui se prétendent nos maîtres.

— Oh ! Berthe…

— Puisqu’il faut souffrir d’eux quand on ne les fait pas souffrir.

— Raoul ne me fait pas souffrir, ou du moins pas sérieusement, » prononça Mme Hardibert, sans trop savoir — tant la phrase jaillit spontanée — si c’était l’équité, le remords, la prudence, ou une inconsciente hypocrisie, qui la lui dictait.

— « Raoul ?… Non, » reprit Berthe d’un ton singulier. « Il ne te fait pas souffrir parce que tu ne l’aimes pas d’amour. C’est un autre qui s’en chargera.

— Que veux-tu dire ?… »

Brusquement, Nicole s’arrêtait, toute pâle, cherchant les yeux de sa cousine, ces yeux blonds et ternes, dans lesquels, d’ailleurs, elle ne lut rien. Un massif défleuri de rhododendrons les isolait. La distance éteignait le bruit des voix. Elles pouvaient se croire seules dans la chaleur silencieuse du grand jardin désert.

— « Qui donc ?… Quel autre se chargera de me faire souffrir ?… »

Oh ! l’accent de ces mots, sur ces lèvres qui tremblaient d’amour !… Le frémissement d’appréhension dans ce cœur palpitant !…

— « Voyons, Nicole… »

Le sourire de Berthe disait : « Pourquoi vouloir me donner le change ? »

— « Je t’assure…

— Ne m’assure donc rien. Ce n’est pas moi qui te blâmerai, qui te ferai de la morale. Es-tu plus heureuse avec Raoul que moi-même avec Gaston ?… Et quand même… Doit-on la fidélité dans un pacte de dupe ?… Les hommes nous la jurent bien, la fidélité, le jour du mariage, quand, jeunes filles, nous ignorons qu’ils se parjurent d’avance, volontairement, sciemment, de complicité avec les conventions sociales, les lois, la morale, et tout le tremblement ! L’amour, suivant eux, est la joie suprême de la vie, puisqu’ils la cherchent sans cesse, partout, qu’ils n’en sont jamais rassasiés. Eh bien, prenons-la comme eux, où nous la trouvons, puisqu’il n’y a ni religion, ni serments, dont ils ne fassent litière pour l’obtenir.

— Berthe, ma chérie, est-ce toi qui parles ?… Toi, si foncièrement honnête…

— Honnête… Oui… Mais pourquoi ?… Parce que j’ai quatre enfants, qui absorbent toute ma puissance d’aimer. Et parce que je suis laide, que personne ne m’a jamais fait la cour. »

Mme Raybois constatait ces choses avec sa déconcertante placidité de physionomie. Sa figure, molle de contour et brouillée de son, avec cette même nuance d’un jaune terne dans les prunelles et la chevelure, ne trahissait pas plus d’ironie que d’amertume, de colère que de fierté. Elle avait réfléchi au train de l’existence. Elle disait ce qu’elle pensait, voilà tout. Mais ses paroles, à elle, l’inattaquable, révoltèrent sincèrement la créature accessible et tentée qui les écoutait. Nicole, loin d’accéder, s’épouvantait. N’avait-elle pas besoin de croire au péché dans l’amour ?… C’était sa sauvegarde. Que ferait-elle le jour où elle en douterait ? Précipitamment, elle invoqua les raisons qui lui interdisaient de faillir. Raoul n’était-il pas un mari sans reproche ? Il ne songeait même pas à regarder une autre femme. Oui, c’est vrai, son caractère offrait des aspérités où se blessait un cœur sensible. Mais elle-même se reconnaissait une susceptibilité déraisonnable. C’est elle qui ne devrait pas faire attention… Un si haut esprit, une si active intelligence, toujours à la poursuite d’un progrès pour son industrie, pour ses ouvriers… Comment lui en vouloir de ses distractions, de ses brusqueries ?… Elle l’estimait et l’admirait par-dessus tout. Elle serait vraiment bien coupable si elle manquait à ses devoirs envers lui.

Comme elle s’arrêtait, haletante, blanche jusqu’aux lèvres, de penser ce qu’elle disait, et de s’entendre le dire, le tranquille visage de Berthe se tourna vers elle :

— « Bien, ma chérie… Tant mieux !… Parce que, vois-tu, si je crois impossible qu’avec ta beauté, les sollicitations que tu rencontreras, ton besoin d’être comprise, câlinée, adorée, et le caractère de ton mari, tu ne le trompes pas un jour, j’aime autant pour toi que ce ne soit pas avec monsieur Sérénis. »

Nicole essaya de rire.

— « Ah ! vraiment… Il n’est pas l’élu de ton choix pour m’entraîner au crime. Et pourquoi ne lui donnerais-tu pas ce singulier brevet ?

— Parce qu’il est trop séduisant, d’une séduction… — comment dirais-je ?… — trop immédiate et magnétique (n’employons pas de termes grossièrement matériels), pour ne pas devenir, fût-ce malgré lui, ce type martyriseur qui s’appelle un homme à femmes. Puis vous ne marcheriez pas longtemps côte à côte sur la route de l’idéal. Tu aurais tôt fait de le dépasser, tout poète qu’il est. Je le crois, au fond, un garçon très pratique.

— Lui !… » cria Nicole sans le vouloir.

— « Lui, » répéta Berthe, soulignant l’exclamation, non sans malice.

— « Comme tu te trompes !

— Pour le moment, peut-être. Il est jeune, il est amoureux, il est sincère. Il se grise avec ses rimes… et avec tes yeux…

— Oh !…

— Mais nous verrons dans quelques années.

— Comment mesurerais-tu l’idéal que contient une âme, Berthe ? N’es-tu pas, de ton propre aveu, la femme la plus terre à terre…

— Petite Nicole, ne me dis pas des choses désagréables. Ce n’est pas nécessaire pour que je sois fixée sur tes sentiments. J’ai quelques années de plus que toi, et — après mes enfants et mon chenapan de mari — tu es la seule créature que j’aime au monde. Voilà pourquoi je t’ai dit ce que j’avais dans le cœur. Si je n’ai pas réussi à te convaincre, c’est que tu es plus pincée que je ne l’imaginais. Alors, pardonne-moi, et sois heureuse comme tu l’entendras. Ce n’est pas moi qui t’en blâmerai, je te le répète…

— Ah ! » s’écria Nicole, « ne va pas croire… »

Elle s’interrompit, étranglée d’émoi. Au détour d’une allée, la grande silhouette de Sérénis se dressait devant elles.

— « Je ne sais comment m’excuser d’être si indiscret, mesdames, » dit-il, avec son sourire de gravité nonchalante, « mais monsieur Hardibert m’envoie vous donner une bonne nouvelle. Toute velléité de grève est éteinte. Les ouvriers acceptent les propositions offertes. Les boudeurs même reprendront le travail demain.

— Quel bonheur !… Mais est-ce bien sûr ?… Qui est venu dire cela ?… Est-ce Coursol ?…

— Oh ! ce Coursol !… » s’exclama Ogier, avec le rire de ses dents éclatantes, « je finirai par l’envier, tant il vous occupe ! Non, ce n’est pas Coursol, ou du moins pas lui-même. Je partirai sans avoir contemplé ce formidable mythe. C’est, ma foi, une très gracieuse image du monstre qui est arrivée en messagère de concorde. Une jeune personne aux yeux japonais… Madame Chrysanthème à la Martaude…

— Fanny Coursol ! » cria Berthe Raybois.

Et, malgré sa tranquillité, l’instinctif élan de sa jalousie l’emporta d’un pas si rapide, que, sans préméditation, Nicole et Ogier se trouvèrent seuls en arrière.

— « Mon Dieu ! » murmura le jeune homme. « Je ne puis vous quitter. Je suis capable de quelque folie.

— Georget !… Et votre promesse !… Et notre pacte d’alliance si pure, si haute !… Votre œuvre à venir… C’est en elle que votre cœur doit rencontrer le mien.

— Comment écrire, loin de vous ?… Ah ! Nicole, n’aurez-vous pas assez confiance en moi pour venir vous pencher une fois… une seule fois !… sur ma table de travail ?… Ensuite, j’aurai tous les courages. »

Elle secoua la tête, le regarda au fond des yeux. Il soupira.

— « Mais, » demanda-t-il, « vous venez à Paris, souvent ?… Vous venez visiter Toquette à sa pension. Ne vous verrai-je pas, quelques minutes seulement ?… Dehors… dans les rues… dans un parc… comme à Bruges, comme ici… Qu’y aurait-il de mal ?… »

Elle dit, très vite et tout bas :

— « Peut-être… Cela, oui… peut-être. »

Mais il remarqua la tremblante incertitude de sa voix, et, sur son charmant visage, une tristesse qu’il n’y avait pas vue encore. Où était l’exaltation de tout à l’heure, durant le déjeuner ? et cette sécurité fière, avec laquelle, des hauteurs les plus périlleuses du sentiment, l’adorable imprudente défiait toute faiblesse ?…

— « Qu’avez-vous, Nicole ?… Qu’est-ce que votre cousine a bien pu vous dire ? Voulez-vous donc que je m’en aille avec un poids de doute sur le cœur, au lieu d’emporter notre beau songe ailé, la certitude d’une communion surhumaine entre nous ? »

Elle murmura :

— « Georget !… » sans le regarder, tandis que ses vibrantes paupières descendaient et s’arrêtaient sur la douceur du songe, comme des papillons sur une fleur enivrante. Et tant de douloureux amour avait frémi dans ce mot, que le jeune homme tressaillit d’une impression presque solennelle.

— « N’ayez peur de rien, » dit-il. « Ni de moi, ni de vous, ni de la vie… De rien… Soyez en paix… Je vous adore ! »

Le tournant de l’allée, en les amenant devant la maison, arrêta l’effusion brûlante et soumise. Mais la ferveur des mots, éperdument chuchotés, manifestement sincères, reformait autour de Nicole l’atmosphère d’extase. Puis, comme elle relevait les yeux, elle rencontra cette lumière de gravité passionnée qui lui rendait si émouvantes les prunelles bleu sombre de Sérénis.

Jamais rien de pareil n’avait fait jaillir en elle-même les sources cachées d’une vie merveilleuse. Elle découvrait ce miracle de l’amour, l’agrandissement inouï de la personnalité par l’orgueil suave d’être idole et par la soudaine mise en mouvement de toutes les forces endormies : force de sentir, force d’imaginer, force de se prodiguer en se retrouvant dans l’écho multiplié de son âme au fond d’une autre âme, force de souffrir et d’être heureux, vibrations des sens et de la pensée, qui font d’une créature humaine un instrument éperdu et sonore dont aucune fibre ne reste silencieuse. Tout être que touche le souffle magique croit, dans son ravissement, subir une aventure sans précédent et sans exemple, — tant il est vrai que nulle description de l’amour ne communique son essence réelle. L’insatiable curiosité qu’il nous inspire vient de son mystère autant que de l’ivresse où nous jette son évocation, même imparfaite. Aucune passion n’intéresse comme celle-là, parce qu’aucune n’est si universelle, mais surtout parce qu’aucune n’exalte si prodigieusement la puissance de vivre et la saveur de la vie, grâce à l’élan du perpétuel devenir, et de tout ce qui fut, rué vers tout ce qui peut être, à travers nous, quand nos mains et nos lèvres cherchent des mains et des lèvres aimées.

Nicole, s’avançant vers son mari, dans l’espace vide et sablé qui séparait la pelouse de la véranda, c’était la sensibilité dont frissonnent les choses, marchant vers l’intelligence qui les analyse et qui les pèse. Oppressante rencontre. D’autant plus fertile en malentendus, que le rêve, dans ce cœur délicat de femme, s’enveloppait de noblesse et de sacrifice, comme la raison, dans ce fier cerveau d’homme, se revêtait de droiture et de vérité.

Debout devant Hardibert, se tenait Fanny Coursol. La présence de la jeune ouvrière avait sans doute gêné Raybois. Ou bien il avait eu hâte de courir à ses occupations, sitôt rassuré quant à la reprise générale du travail. Son fauteuil était vide. Le bout de son cigare achevait de s’éteindre dans un cendrier. Sa femme, soulagée par cette absence, questionnait, de son ton placide et sans aigreur, la jolie couturière.

— « C’est votre papa qui a ramené le calme, qui a montré à ses camarades leur véritable intérêt ?

— Je crois que papa a fait ce qu’il a pu pour empêcher la grève.

— J’en suis sûr… Et je ne l’oublierai pas, » dit Hardibert. « Tenez, Sérénis, » ajouta-t-il en prenant un papier sur la table, entre les tasses, quand il vit s’approcher le jeune homme, « lisez-moi ce document. Vous verrez si c’est net et si c’est crâne, et si j’ai raison d’estimer ce Coursol. Toutes ses idées sont opposées aux miennes. Il ne s’en cache pas. Mais, dans les circonstances actuelles, il considère que je suis dans le vrai. Et il s’incline. Et il persuade ses amis. Quitte à les soulever un de ces jours contre moi, si le conflit se renouvelle dans d’autres conditions. Lisez soigneusement. C’est très fort. »

Ogier, par politesse, s’absorba dans une espèce d’ordre du jour, rédigé, certes, avec une clarté remarquable, et que rendait caractéristique, à côté des concessions immédiates, l’énoncé hautain des revendications prochaines. La physionomie générale de ce message des ouvriers à leur patron, œuvre de Coursol, qui signait en tête, avant les autres délégués, ne pouvait manquer d’intéresser l’écrivain. Mais la valeur des détails précis lui échappait. Il y avait des chiffres de salaires et d’heures de travail, des noms d’individus congédiés qu’on devait reprendre à l’usine. Et tout cela dansait un peu devant des yeux qu’une seule image attirait trop exclusivement. L’heure approchait où Sérénis allait monter dans l’un des équipages d’Honoré, pour se rendre à la gare de Sézanne. Tout lui était à charge de ce qui, durant ces dernières minutes, le privait de sentir la présence de Nicole.

Mais il fut sensible à un petit jeu de scène, ainsi qu’à une réflexion de Hardibert, qui lui parurent ne point devoir faire tort à ses intérêts d’amoureux.

De moins avisés que lui, et Nicole elle-même, ne pouvaient manquer d’observer avec quelle humilité dans l’admiration la petite Coursol regardait le maître de la Martaude, ni la complaisance amusée avec laquelle celui-ci accueillait l’évident hommage. Pas un instant Sérénis n’eut le mauvais espoir qu’il en résultât, fût-ce dans la plus secrète pensée de Raoul, quelque chose d’inquiétant pour la fierté de Nicole ou pour la pureté de la coquette Fanny. Hardibert n’était pas un Raybois. Et c’est bien pour cela, sans doute, c’est parce qu’il formait avec son sous-directeur un tel contraste physique et moral, que la jeune fille, si farouche devant les avilissantes privautés du bellâtre, s’extasiait, captée, avec une souple douceur, en face de ce patron taciturne, dont les paroles étaient redoutables et rares, dont le moindre geste disait l’autorité sur soi-même ainsi que sur les autres, dont l’impressionnante figure lui semblait majestueuse et lointaine comme celle d’un dieu.

Raoul s’avisait de ceci pour la première fois. Il venait de voir rougir et pâlir la petite, tandis qu’il exprimait sa satisfaction de la bonne nouvelle dont elle avait voulu se faire la messagère, et qu’il appréciait Coursol si fortement, mais de si haut. Et quel homme n’eût goûté la grâce timide et caressante des yeux bruns, des jolis yeux retroussés, qui semblaient toujours sourire, même quand la bouche tremblait d’embarras ? Vaguement, sans qu’il en eût bien conscience, un sentiment fut flatté en lui : ce besoin d’être adoré sans discussion, qu’aucune femme n’avait comblé, parce que l’âpreté de son caractère exaspérait la sensitivité des moins nerveuses, les hérissait de souffrance irritée. Pour piquer la sienne, — dans quel moment !… Mais telles sont les fatalités conjugales, — il se plut, lui si éloigné de toute vilaine convoitise, à rendre évidente l’espèce de fascination qu’il exerçait sur cette enfant. Il aiguisa d’une attention flatteuse la condescendance ironique de son regard en lui disant :

— « Et vous, ma petite, vous êtes contente que papa ait arrangé les choses, ne m’ait pas mis dans le cas de me séparer de lui ?…

— Oh ! oui, monsieur.

— Vous n’avez pas envie de quitter la Martaude ?… »

Elle secoua la tête, rose jusqu’au sourire oblique de ses yeux fins.

— « Alors ce n’est pas vous qui poussez à la guerre contre ce méchant patron ?…

— Oh ! non, monsieur !… »

La chaleur spontanée de ce cri gêna un peu Nicole, comme l’insistance du regard de Raoul, sous lequel palpitait visiblement la jeune ouvrière.

— « C’est bien, Fanny, » dit-elle. « Tu peux aller maintenant.

— Fanny ?… » répéta Hardibert. Et ce fut comme un appel, qui cloua la jeune fille sur place au moment d’obéir. « Un joli nom. Eh bien, Fanny, si jamais le papa Coursol fait encore des siennes et me donne la tentation de le flanquer dehors, venez me trouver. Je serai bien capable de lui pardonner alors un coup de tête. Mais tâchez plutôt qu’il ne recommence plus.

— Si cela ne tenait qu’à moi !… » murmura-t-elle, avec un accent où l’on devinait une nature passive, une féminité primordiale, acceptant sans discussion le joug masculin, qu’il vînt du père ou du maître.

Puis, ayant salué, elle se retira, sensible à ce que ne remarquait pas le directeur, qu’il y avait offense pour Mme Hardibert à continuer le dialogue après que celle-ci l’avait congédiée.

Raoul n’y prenait pas garde, compliquant de distraction l’exercice d’une volonté déjà suffisamment impérieuse, et qui, de la sorte, devenait agressive. Et il acheva de froisser Nicole, à une profondeur jamais atteinte en cette âme aujourd’hui si frémissante, lorsqu’il observa, suivant des yeux la svelte silhouette de la petite Coursol :

— « Voyez-vous, Sérénis, une fillette bien simple, bien ignorante, qui voit en vous un être incompréhensible et supérieur, qui n’ergote pas, ne vous discute pas, ça, c’est l’idéal. Les femmes plus perfectionnées sont délicieuses, mais on perd trop tôt son prestige avec elles. Et le prestige, il n’y a que ça en amour. Dès qu’une femme cesse de vous considérer comme l’être le plus parfait de la création, vous êtes bien près de perdre son cœur.

— Vraiment ? » fit Berthe Raybois. « Vous croyez que les femmes bêtes ont l’admiration plus solide que les autres ?…

— Mais oui.

— La bergère des Alpes ?…

— Parfaitement.

— Vous n’y entendez rien. Les femmes qui méprisent le plus les hommes sont d’une catégorie notoirement inférieure. Vous devinez lesquelles je veux dire. Pour vous supporter, il faut beaucoup d’intelligence et de philosophie. Si monsieur Sérénis épouse jamais sa cuisinière, ce ne sera pas parce qu’elle goûtera son génie, mais ses sauces, avec discernement. »

Nicole se taisait. Ogier eut son lent et dédaigneux sourire.

— « Vous n’ignorez pas cependant, madame la raisonneuse, » reprit Hardibert, qui, malgré des termes à intention plaisante, n’arrivait jamais à la légèreté de ton, « vous n’ignorez pas qu’on représente l’amour avec un bandeau sur les yeux. Dès qu’il voit clair… pfft !… il s’envole !

— Je ne dis pas. Mais est-on aveugle parce qu’on aime ?… Ou aime-t-on parce qu’on est aveugle ?… Si c’est la première hypothèse qui est vraie, comme je le crois, l’admiration des femmes dure autant que leur amour, et non leur amour autant que leur admiration. Votre fameux prestige, auquel vous attachez tant de prix, c’est leur cœur qui vous le donne. Mais il faut que vous teniez leur cœur.

— Le tient-on jamais ?… » murmura Hardibert.

« Ah !… » pensa Berthe.

Et, le soir même, quand elle se trouva seule avec sa cousine, après le départ de Sérénis :

— « Méfie-toi, » dit-elle à Nicole. « Il y a quelque chose dans ton mari que tu ne connais pas.

— Quoi donc ?

— Une amertume sentimentale qui pourrait un jour s’envenimer.

— Que veux-tu dire ?

— Ne l’as-tu pas entendu parler de l’amour, lui, ce cerveau abstrait, ce savant, ce sauvage, qui ne sait pas tourner un compliment à une femme ?

— Était-ce bien d’amour qu’il parlait ? » répliqua Nicole, avec un hochement de tête. « C’était de son prestige, de son autorité, de sa supériorité d’homme et de mari. Il veut de l’admiration. Je ne lui marchanderai jamais la mienne. Ne sait-il pas qu’il l’a tout entière ?… Je n’ai rien compris à ses allusions désobligeantes… »

Ce langage, si nouveau sur les lèvres tendres et résignées de la jeune femme, surprit sa cousine par un accent imprévu, mais non par sa signification secrète, dont elle avait la clef.

— « Je te préviens, » reprit Berthe. « Pas pour lui, mais pour toi. Tu as l’air d’avancer qu’il n’entend rien à l’amour. C’est ce que je lui ai dit moi-même. Et je le crois. Votre existence conjugale n’a jamais eu l’allure d’un roman. Es-tu bien sûre qu’il en ait pris son parti ?

— Voyons !…

— Quelle drôle de chose que l’amour, tout de même ! » s’exclama la femme négligée, trahie, de Gaston Raybois. « Ceux qui sont le moins faits pour le ressentir ne se consolent jamais de ne pas l’inspirer.

— Raoul n’y songe guère. La science et les affaires l’absorbent. Sa boutade de ce matin, c’était une façon de me taquiner, et toi aussi. Avec moi seule, jamais il ne prononce le mot d’amour.

— Pourquoi s’est-il occupé comme il l’a fait de la petite Coursol, sinon pour te rendre jalouse ?

— Mais à quel propos ? Il ne doute pas de moi, pas plus que je n’en doute moi-même. »

Berthe regarda Nicole, qui soutint ce regard. Puis Mme Raybois ajouta :

— « J’ai voulu te mettre sur tes gardes. Voilà tout. Le caractère de ton mari n’est pas simple. Quel être humain est simple ? Mais je crois celui-ci singulièrement compliqué. Penses-y bien avant de parler, ou d’agir, ou de te taire, avant de rien changer, fût-ce par une attitude ou par un silence, dans votre intime vie à deux. Quand on est possédé par un sentiment tel que je le devine en toi, et qu’on a ta franchise, — plus que de la franchise, une transparence d’âme qui rend toute dissimulation impossible, — on peut, sans le vouloir, accomplir l’irréparable.

— J’essaie de te comprendre, » dit Nicole, « mais je n’y arrive pas. Tu parles des complications du cœur, et tu t’imagines lire jusqu’au fond du mien. Pourquoi ?… Pour une supposition, moins qu’un indice. Mais, crois-en cette franchise que tu m’attribues : si je t’affirmais que tu te trompes, je mentirais moins à coup sûr qu’en convenant de ce que tu supposes.

— Soit. Aussi n’est-ce pas de cela qu’il s’agit. Je te dirai simplement : ne gaffe pas avec Raoul. »

Une souffrance croissante altérait le visage de Mme Hardibert. Cette intrusion presque brutale dans son secret, sans qu’elle l’eût d’ailleurs provoquée ni qu’elle sût s’en défendre, lui faisait mal, mais s’imposait toutefois à une nécessité de son âme — peut-être justement à ce besoin de vérité qui lui rendait trop lourd le mystère. Quelle abrupte conseillère pourtant, cette Berthe ! Incapable de toucher sans le dévelouter avec ses doigts secs, à la délicatesse d’un sentiment que Nicole supposait au-dessus de toute perception vulgaire.

Comment une Mme Raybois, instruite de l’amour par les seules frasques d’un mari grossièrement coureur, comprendrait-elle les subtilités merveilleuses dont s’était tissu, dans la poésie de Bruges et les frais souvenirs de la Martaude, un rare et unique lien sans matérialité coupable ? D’autre part, que pouvait saisir cette petite bourgeoise presque sans culture, d’un esprit vaste comme celui de Hardibert ? Ne s’égarait-elle pas d’un côté comme de l’autre ? Cependant sa décision tranquille, si étrangement indépendante de toute convention, de tout préjugé, presque de toute morale, cette espèce de stratégie sexuelle, exercée contre la faiblesse dans l’amant probable et en même temps contre l’imprévu dans le mari, ne laissait pas que de bouleverser le rêve de Nicole.

— « C’est curieux, cette façon que tu as de me parler de Raoul, » observa nerveusement celle-ci. « Quoi qu’il arrive entre lui et moi, comment veux-tu que ma sincérité me fasse tort ?… Raoul n’est certes pas le type du mari aimable. Je souffre de son caractère. Mais ce caractère n’a pas moins de hauteur que d’âpreté. Il est d’une incontestable noblesse. Un tel homme serait plus lésé par un mensonge que par un tort franchement avoué. Je compte bien n’en avoir jamais envers lui. Mais il y a une chose surtout dont je suis certaine : c’est que je ne l’humilierai, pas plus que moi-même, par une basse comédie. Il dédaigne l’amour, mais il estime par-dessus tout la loyauté. J’aimerais mieux perdre son affection que sa confiance.

— Cela veut dire ?…

— Cela ne veut rien dire, puisque c’est de la psychologie abstraite, sans application dans les faits.

— Je souhaite, » dit Mme Raybois, « que tu n’aies jamais à l’appliquer. »

VIII

Presque au lendemain de la reprise régulière du travail, à la Martaude, et une dizaine de jours avant cette élection législative qui enfiévrait le pays, Nicole Hardibert reçut une lettre qui l’étonna. La femme d’un ancien camarade de son mari, en relations peu suivies pourtant avec elle, lui annonçait sa visite.

Jeanine Chabrial, « la belle Mme Chabrial », comme on l’appelait dans les salons parlementaires, avait, pauvre institutrice, épousé un ingénieur, que, par son ambition, sa finesse, sa force de volonté, ses intrigues peut-être, elle venait de lancer dans la politique avec un mandat de député. Ce succès avait d’ailleurs été marqué par une tragique et obscure coïncidence. L’armateur Vauthier, qui, grâce à sa grande situation dans les Bouches-du-Rhône, avait mené et fait réussir la campagne électorale, était tombé, ou s’était jeté, sous un train en marche, à l’heure même où son candidat se voyait acclamé comme représentant de la région. Édouard exerçait précisément chez Vauthier sa carrière d’ingénieur, et c’est là qu’il avait connu, aimé et épousé Jeanine, gouvernante de Lucie, la fille unique de l’armateur.

Aucun rapport, d’ailleurs, ne fut établi, même par les plus malveillants, entre cette mort incompréhensible et la fortune politique d’Édouard Chabrial. Cette fortune s’accentua, rapide. Il est vrai que le nouveau député trouvait au pouvoir un ami très influent, le ministre des Relations Industrielles, M. de Prézarches, d’un républicanisme plutôt tiède, mais dont les attaches avec les partis réfractaires servaient momentanément un Cabinet temporiseur.

La camaraderie d’Édouard Chabrial avec Raoul Hardibert datait de l’École des Mines. Jamais, à aucun moment, elle n’était devenue de l’amitié. Mais une récente rencontre avait ressuscité les souvenirs et le tutoiement. Les jeunes femmes avaient lié connaissance, et maintenant Mme Chabrial manifestait l’intention de venir avec son mari, un jour qu’elle fixait, visiter la Martaude et ses maîtres.

— « Tu connais la réputation de cette femme-là ? » demanda Berthe, lorsque Nicole l’eut priée, ainsi que Raybois, de dîner avec ses hôtes.

— « Je sais qu’elle passe pour être très coquette. Et ce que j’ai vu de ses allures, de ses toilettes, de sa beauté provocante, confirme assez cette opinion.

— Coquette !… Le terme est indulgent. Mais sa coquetterie n’est qu’un moyen. C’est une créature de proie. Elle ne fait rien sans une raison secrète et un but intéressé. Si elle vient ici, c’est qu’elle veut tirer quelque chose de toi ou de ton mari, tu peux en être sûre.

— Et quoi donc ?

— Je n’en sais rien. Mais je te conseille de te méfier.

— Elle ne m’est pas sympathique, » hasarda Nicole, dont la bienveillance croyait, par cet aveu, concéder beaucoup aux préventions de sa cousine. — « Comment se fait-il, » demanda-t-elle à Berthe, « que, vivant en province, comme moi, profitant moins encore que moi des occasions d’aller dans le monde, à Paris ou ailleurs, tu en saches si long sur un tas de gens, et particulièrement sur leurs mauvais côtés ?

— La comédie de l’existence m’amuse, » répliqua Mme Raybois, « parce que je l’observe avec une lorgnette très claire. Toi, tu as devant les yeux un brouillard d’idéal, un flou de bonté, qui ouate et émousse les traits les plus aigus. Passe-moi le mot, tu n’es qu’une gobeuse. Si tu manques de curiosité, c’est que tu n’es pas perspicace. A quoi bon regarder pour ne pas voir ? Sans la vilenie si merveilleusement variée des acteurs, le spectacle paraîtrait bien monotone.

— Il y a autant de bien que de mal sur la terre, » affirma Nicole. « J’aime mieux n’apercevoir que ce qui est beau. »

Mais, le soir même, elle se sentit un peu démontée, quand, à son tour, Raoul lui dit :

— « Je ne m’étonnerais pas s’il y avait plus que nous ne pensons dans l’amabilité un peu intempestive des Chabrial. Pourquoi viennent-ils, en ce moment d’agitation électorale, dans un établissement comme le mien, qui occupe plusieurs centaines d’ouvriers, et qui doit sa prospérité à la clientèle de l’État ? Chabrial est persona grata auprès du Gouvernement. Et sa femme l’est plus encore, s’il faut croire ce qu’on raconte.

— Qu’est-ce qu’on raconte ?

— Que la belle Jeanine est au mieux avec Luc de Prézarches, le ministre des Relations Industrielles. »

L’appréhension vague et l’ennui certain qu’infligeait à Nicole la démarche annoncée par les Chabrial, avec les commentaires qu’on en fit autour d’elle, ne la préoccupèrent toutefois que superficiellement. Son âme tout entière appartenait à des émotions autrement intenses. Avant cette visite même, elle devait se rendre à Paris. Des visites l’y appelaient, sans compter les prières de Toquette, aussi peu faite pour l’internat qu’une hirondelle pour la cage, et dont la résignation et l’obéissance dépendaient des fréquentes apparitions de sa marraine. Une journée à Paris… Des heures, des minutes, dont la moindre portion suffirait, avec un mot à la poste, pour donner, pour recevoir l’ineffable impression goûtée sur les remparts de Bruges ou dans le sentier des magnolias. Échange de regards et de paroles, présence délicieuse, terreur et douceur des au-delà passionnés. Et combien, aujourd’hui, la tentation était plus forte ! Non seulement par le dévorant progrès du sentiment, mais par une forme plus insidieusement séductrice.

Un rendez-vous !… Chercher et choisir le lieu favorable : terrasse chargée d’ombrage, aux balustres blancs sous le soleil, salle fraîche de musée qu’ennoblissent des gestes de marbre, lointain parvis de petites églises désuètes… Écrire le mot d’appel, qui portera tant de joie… Attendre l’heure, craindre d’arriver trop tôt, puis palpiter de hâte, quand, à si grand’peine, on est parvenue à se mettre en retard. Sentir son cœur s’arrêter au dernier tournant de rue, devant le dernier mur, le dernier massif, qui dérobe encore la vision certaine… L’imagination de Nicole parcourut cent fois tous les détails de la ravissante et coupable entreprise. Ce n’était point les phases journalières et trop connues de son existence, que vivait l’ensorcelée d’amour. C’était l’action hasardeuse, non encore accomplie, et qui, elle se le jurait, ne s’accomplirait pas. Pourtant chaque nouvelle image, par une suggestion accrue, la rapprochait de la réalisation.

Elle essaya de combattre ce vertige par des tournées charitables dans les maisons d’ouvriers que bouleversait une maladie, un accident, une mort, ou, plus souvent, une naissance. Au seuil des demeures encombrées, bruyantes et malodorantes, quand elle sortait, sa chimère l’attendait, dans la ruelle ou sur la route, et repartait avec elle, plus loin, le long des haies poudreuses, dans le rayonnement de l’été, que tachaient de sombre les masses immobiles des arbres.

Elle s’en délivrait quelquefois dans la paix obscure de la petite église. Là, son effroi du sacrilège, qui porterait malheur à tout ce qu’elle voulait chérir innocemment, lui prêtait l’énergie momentanée de s’en abstraire. Elle priait. Mais sa foi, d’ailleurs affaiblie par l’esprit scientifique dont pesait sur elle l’influence, ne se réveillait pas consolidée dans ces méditations. Au contraire. Car Nicole, après avoir, très ardemment et sincèrement, sollicité le secours d’en haut, s’avérait que ce secours n’avait pas, pour la préserver de la faute, la force de certaines considérations toutes terrestres. Ce qui l’arrêtait sur une pente dont elle ne se cachait plus la rapidité, ce n’était pas, — non, elle avait beau y réfléchir, — ce n’était pas l’horreur de manquer aux commandements divins, de contrister les célestes vouloirs. Nulle intervention surnaturelle ne la portait irrésistiblement vers le devoir, après ses oraisons. A moins que la grâce efficiente ne prît la forme de cet obstacle mystérieux, dressé contre son impulsion amoureuse et les fins de cette impulsion, au fond d’elle-même, — amas formidable des hérédités, des traditions, de tout ce qui se tisse au cours des siècles dans les fibres humaines, pour ajouter ce que nous appelons une âme à leurs ressorts de chair, et pour perfectionner jusqu’aux plus délicats scrupules leurs primitifs réflexes, grossièrement ajustés à l’origine contre les seules atteintes matérielles.

C’était parmi ces raisons défensives que Nicole eût souhaité, mais vainement, de sentir un abri puissant et divin. Mais quoi ! la fierté de sa pudeur, l’horreur du mensonge, le remords soudain que suscitait une parole confiante de Raoul, l’attendrissement qui lui tordait brusquement le cœur devant le front soucieux de celui-ci à qui elle était si précieuse, tout cela lui offrait un appui plus réel que ses dévotes pratiques. Et, de le constater, ébranlait davantage les convictions où elle aurait voulu découvrir un miraculeux refuge.

Toutefois, d’où que vînt le secours en cette pauvre âme pantelante et bouleversée, il ne laissa pas d’être efficace. Mme Hardibert se rendit à Paris, alla prendre Toquette à sa pension pour parcourir les magasins avec elle, stationna chez sa couturière, les yeux fixés au tapis, dans la longue attente, avant l’essayage. (Et ce fut l’assaut intérieur le plus fiévreux de sa journée.) Puis elle revint à la gare, trop tôt d’une demi-heure pour son train, sans avoir vu Georget, sans l’avoir informé de sa présence, et même sans avoir passé dans sa rue, — la rue de La Tour-d’Auvergne, — tout à fait hors de son itinéraire, et où il lui aurait fallu se rendre exprès.

Maintenant, dans ce salon des premières, où elle se trouvait presque seule, et l’effort de sa résolution enfin détendu, Nicole s’étonnait d’être si triste. N’était-ce pas le moment de goûter quelque fruit de sa victoire ? Chose inconcevable, sa vaillance la laissait si misérable qu’elle n’aurait pas prévu un plus fâcheux état d’âme après une lâcheté. L’idée qu’elle s’éloignait du lieu de sa tentation la déchirait. Car, perdre cette tentation, c’était perdre tout ce qu’elle possédait de son amour même. Quand tout à l’heure, bien sagement, elle s’assiérait dans ce train qui l’emmènerait à Sézanne, ce serait la fin de la lutte, mais aussi la fin de l’espoir… Quel vide, mon Dieu !… Et pour combien de temps ? Comme les jours à venir lui semblaient arides ! Et voici que, soudain, le regard d’Ogier, le large azur grave, surgit plein de reproche — vision tellement aiguë que Nicole haleta, défaillante. Quelle offense pour lui, quel tort envers son cœur loyal, d’être ainsi venue à Paris sans le prévenir, sournoisement, comme dans la méfiance et le dédain !… Quoi ! ce jour s’était passé pour lui pareillement aux autres jours… Devant sa table de travail, dehors, tandis qu’il marchait peut-être non loin d’elle, rien ne l’avait averti qu’une joie merveilleuse était proche. Il se serait contenté de si peu ! Il en fût resté si follement reconnaissant ! N’était-ce pas une atroce injustice de l’en avoir privé ?…

Un intolérable regret, presque un remords… Voilà ce qui résultait du devoir accompli !

Nicole ne put accepter ce supplice. Elle ne put rester sur ce divan de velours vert, à patienter jusqu’à l’heure de son train, comme les personnes qui arrivaient maintenant et s’installaient sans hâte, réglant leur montre sur l’horloge du quai ou dépliant leurs journaux.

La jeune femme se leva, sortit, se rendit au bureau du télégraphe. Elle acheta un « petit bleu », et, sur la tablette noircie, avec une plume impossible, entre des voisins curieux, elle griffonna :

« Mon cher Georget,

« J’ai passé la journée à Paris. Je ne veux pas qu’un hasard vous l’apprenne. Ce qui est notre histoire ne doit pas nous être révélé par des indifférents. Et c’est bien un épisode de notre histoire, cette journée qui vous a toute appartenu, sans que pourtant je vous en accorde une minute, comme vous y aviez presque droit de par ma folle promesse. Vous allez m’en vouloir. Que vous dire ? Pourquoi est-ce que je vous écris ? Sinon parce que j’ai tant de chagrin ! Je vous demande d’avoir autant de raison et de courage que moi… Mais ne souffrez pas comme j’en souffre !… Adieu, Georget.

« Votre

« Nicole. »

Le petit facteur du télégraphe qui porta ce message, monta au troisième, sur l’avis du concierge que le destinataire était chez lui. Un monsieur en bras de chemise, gilet et pantalon de soirée, escarpins vernis, vint lui ouvrir. Ogier Sérénis n’avait qu’une femme de ménage, qu’il renvoyait l’après-midi, car il dînait toujours dehors. Il prit le « bleu », et, devinant plutôt qu’il ne reconnut l’écriture, rappela le gamin pour lui octroyer une pincée de sous.

Ensuite, il se précipita vers une fenêtre, où le crépuscule restait clair. Il déchira le pointillé et il lut. Quand il eut achevé, il recommença ligne à ligne, puis mot à mot, cherchant éperdument le parfum caché sous cette résille d’encre, que l’horrible plume du bureau de poste avait faite de mailles si enchevêtrées et si grêles.

Une âme charmante flottait sur ce pauvre petit carré de papier, tout tressaillant d’angoisse tendre. L’homme dont les longs doigts nerveux succédaient, en le touchant, aux fins doigts enfiévrés de tout à l’heure, n’était pas indigne d’accueillir cette âme, et pouvait en discerner la grâce. Si celle qui avait écrit ces phrases, tellement dépourvues d’un sens précis, mais tellement gonflées d’un suc indicible, avait pu constater l’hommage involontaire et fervent qu’elles suscitèrent, sans doute elle y eût trouvé l’adoucissement de la nostalgie sans nom rapportée de sa journée courageuse. Ogier, s’étant assis près de la croisée, le télégramme à la main, s’enfonça à de telles profondeurs d’émotion, qu’il en oublia l’heure, la clarté qui mourait au ciel, et le dîner où il devait se rendre.

Il ne sortit de sa rêverie passionnée que pour allumer sa lampe, et se jeter, un crayon à la main, sur une feuille blanche, qu’il couvrit de vers. La soirée s’écoulait, et il restait là, l’estomac creux, à demi-habillé, chiffonnant sous des crispations d’ongles le plastron mou, à petits plis, de sa belle chemise, qui fut bientôt un fouillis lamentable. De temps à autre, une strophe grondait entre ses lèvres. Il en développait tout haut le rythme, avec ces larges ondulations de psalmodie où le poète se berce comme sur une houle, dans un délire monotone, aussi différent que possible de la déclamation théâtrale, et qui stupéfierait un profane.

C’était à Nicole qu’il parlait, dans ces vers. Ainsi s’exhalait le frémissement déchaîné en lui par le billet à la fois transparent et énigmatique, qui s’était posé sur son cœur comme un tison d’amour. Justement, quand il l’avait reçu, il ployait sous une de ces lassitudes affadies que connaissent les artistes après un travail où ils ne furent pas « en train ». Son dégoût venait en grande partie du silence de solitude succédant à la communion exquise de Bruges et de la Martaude. Après son séjour là-bas, il était retombé de si haut, à la besogne quotidienne, dans son intérieur médiocre, il s’était senti si loin de la gloire, si loin de la fortune, si loin même de l’amour, que c’était comme s’il se fût cassé les ailes ambitieuses naguère trop promptes à le soulever.

Mais, dans sa veillée tardive, toutes les effrénées chimères le reprenaient, l’emportaient. Lorsque, ayant jeté ses dernières rimes, il se leva, les tempes martelées d’échos, la poitrine bondissante, se sentant poète et se sentant aimé, lorsqu’il prit sa lampe et parcourut son étroit domaine, il n’y aperçut plus rien de mesquin ou de vulgaire.

Son appartement se composait de trois pièces : l’une, son cabinet de travail, une autre, sorte de fumoir-salle à manger, où il couchait sur un divan, une troisième, son cabinet de toilette. Le tub, les haltères, le masque et les gants d’escrime, traînant là, témoignaient de l’entraînement corporel, que ce beau garçon n’aurait négligé pour rien au monde. Quand il devait perdre une heure, il la prenait plutôt sur la « copie » que sur l’hygiène, l’hydrothérapie ou le sport. A moins d’un coup de fièvre, comme ce soir, où le voilà, son extase un peu tombée, cherchant dans le bahut du fumoir s’il ne trouvera pas quelque reste ou quelque biscuit à grignoter, dédaignant de descendre à la brasserie voisine, où risquerait de s’évaporer son envoûtement délicieux.

Une réflexion l’affligea pourtant. Comment faire parvenir à celle qui l’avait inspirée l’hymne d’adoration et de flamme ? Impossible d’adresser à Mme Hardibert, par la voie officielle de la poste, autre chose que les billets insignifiants permis à M. Ogier Sérénis. Ce que Georget pouvait avoir à dire à Nicole exigeait autrement de mystère. Mais, de ce mystère, il n’avait pas été question entre son respect et la réserve de son amie. D’ailleurs, expédier les vers ne suffisait pas à un auteur bien moins poète qu’amoureux, chez qui la vanité littéraire le cédait à un sentiment plus dominateur, ce qui ne donne pas une médiocre mesure de ce sentiment. Revoir Nicole… Voilà de quel besoin ardent se tendit son âme quand la diversion des rimes ne l’obséda plus. Ah ! s’il connaissait la date du prochain voyage qu’elle ferait à Paris !… Une certitude le gagnait que, cette seconde fois, elle ne reprendrait pas le train sans lui avoir accordé un rendez-vous, si seulement il avait l’occasion de le solliciter. Cela semblait tellement fatal, que Mme Hardibert elle-même devait le prévoir, et que, pour cette raison, dans sa sincérité de défense, elle ne reviendrait pas de si tôt dans cet insidieux Paris, aux suggestions entraînantes, aux complicités captieuses.

Elle ne reviendrait pas. Ou elle ne reviendrait que bien plus tard, quand serait suffisamment conjurée la magie de Bruges, la magie du sentier des magnolias — et cette autre magie, le regret d’aujourd’hui même, qui avait dicté l’absurde et poignant « petit bleu ». Alors elle se serait reprise. Alors il serait trop tard.

« Puisqu’elle ne viendra pas, » se dit Ogier, « c’est moi qui irai vers elle. »

Mais encore une fois, comment ?… Impossible de se présenter de nouveau, sans aucun prétexte, à la Martaude. Une pareille imprudence, en éveillant les soupçons du mari, exposerait Nicole à des difficultés peut-être graves, et compromettrait des relations d’amitié déjà si précieuses à défaut d’un lien plus secret et plus tendre.

« Oui, » songea encore Sérénis, « si Hardibert est avisé de ma présence. Mais n’y aurait-il pas moyen ?… »

La phrase se suspendit dans le cerveau surexcité et romanesque, où la passion montait comme une liqueur de feu. C’était l’instant ou jamais de déraisonner. Le jeune homme était trop épris pour en manquer l’occasion. Un projet insensé lui apparut, d’abord pour le faire sourire en son extravagance, puis pour prendre peu à peu une apparence acceptable, et enfin pour s’insinuer dans son vouloir avec une ténacité d’idée fixe.

IX

Une accablante fin d’après-midi pesait sur le village, sur l’usine, sur la maison et le parc de la Martaude. C’était un de ces interminables jours de canicule, où il semble que le soir ne viendra jamais rafraîchir la terre, étreinte par le soleil depuis avant que les paupières les plus matinales se soient ouvertes.

Dans une sorte de vallonnement très ombreux, qu’un abrupt ressaut de terrain boisé entretient en une atmosphère presque de cave, y laissant s’égoutter une petite source au fond d’une vasque de pierre, les domestiques ont disposé une table chargée de carafes et de gobelets en cristal, où luisent les topazes roses ou dorées de claires boissons, puis, tout autour, de longues chaises d’osier ou de toiles, comme sur une dunette de paquebot.

— « Cela me rappelle ma traversée de la Méditerranée sur la Ville-de-Tunis, » observa Jeanine Chabrial, en étendant sur un de ces sièges son corps onduleux, nerveux, de splendide créature féline. Sous le flou presque impalpable de sa toilette, — mousseline de soie et guipures précieuses, — ses mouvements brusques et souples sillonnaient l’air d’une trace électrique. Gaston Raybois en tressaillait de la tête aux pieds, ayant peine à ne pas trahir son trouble devant cet exemplaire de féminité, d’une séduction autrement irritante que les ouvrières de la Martaude.

Il était le seul homme qui tînt compagnie à ces dames. Hardibert avait emmené Chabrial, qui, malgré l’excès de la température, désirait parcourir la célèbre usine. Par instants, sa femme dirigeait deux vertes prunelles phosphorescentes au delà des arbres proches, par-dessus l’immense pente gazonnée, vers l’allée carrossable, par laquelle ces messieurs devaient revenir en voiture.

— « Vous êtes préoccupée de monsieur Chabrial. Vous craignez qu’il ne veuille trop voir, et qu’il ne se fatigue, n’est-ce pas ? » demanda Nicole.

Elle faisait les honneurs à ses hôtes avec tant de bonne grâce qu’on aurait juré qu’elle y prenait plaisir. Pourtant rien ne lui semblait plus antipathique que ce type de mondaine à l’âme sèche sous une physionomie voluptueuse, d’une coquetterie si provocante que toute femme en était gênée auprès d’elle, même sans avoir les raisons directes de jalousie qui, en ce moment, mettaient la pauvre Berthe à la torture.

Jeanine retint à peine un sourire moqueur à la supposition d’une sollicitude qui lui eût fait redouter un peu de chaleur pour son mari. Cependant elle trouva bon de s’y prêter, et murmura :

— « Il fait si lourd ! Nous aurons certainement de l’orage. Édouard ne peut le supporter.

— Et mon cousin, si dur pour lui-même, ne songe pas assez que les autres peuvent avoir moins d’endurance, » avança Mme Raybois, enchantée de faire contraster l’énergie de Raoul avec la mollesse du médiocre sire que cette pécore menait par le nez.

Elle s’attira un regard de la plus dédaigneuse indifférence. Car cette provinciale mal mise, sans grâce, et dépourvue de toute influence, même dans son modeste milieu, comptait pour Mme Chabrial moins qu’un des deux chevaux, Capon et le Brûlé, qu’elle apercevait maintenant, hissant d’un pas de sommeil, le long de l’allée montante, la victoria où le chef d’usine et le député s’absorbaient dans une causerie sans distraction.

Que disaient Hardibert et Chabrial ?

Voilà ce qui préoccupait Jeanine, beaucoup plus que le geste machinal par lequel son mari s’épongeait le front, et, de temps à autre, s’éventait avec son chapeau. Édouard avait-il été persuasif, sans trop de réticences ni trop de brutalité ?… Pourrait-elle rapporter à M. de Prézarches, ministre des Relations Industrielles, son amant, l’assurance à laquelle tenait celui-ci, autant qu’elle-même d’ailleurs, car sa fortune personnelle et la situation de son niais de mari s’attachaient aux destinées du Ministère. Il ne fallait pas que le Cabinet fût mis en échec avant d’avoir obtenu le vote pour le rachat des lignes du Centre, où tant d’intérêts personnels étaient en jeu. Ah ! si seulement elle avait pu négocier elle-même avec Hardibert, comme naguère avec son adorateur Gurdenthal, le banquier israélite !… Ne l’avait-elle pas retourné comme un gant, ce financier roublard et noceur, le « gros Momo » des coulisses et des cabinets particuliers ? La besogne devait être moins facile ici, avec ce directeur de la Martaude, — un monsieur à la rude figure, au ton cassant, à l’âme tout d’une pièce et hérissée d’échardes comme une bille de chêne mal équarrie. Un de ces êtres qui n’ont pas de vices, qu’on ne peut pas prendre par leurs vilains côtés, les seuls faciles à saisir. Sûrement ce pauvre Édouard ne serait pas de force… Et Mme Chabrial s’énervait, tout en répondant par des mots vagues et de fuyants sourires aux essais laborieux de causerie où s’efforçait Nicole, — une petite femme sans malice, pensait Jeanine, qui eût été ravissante avec un peu de chic et de montant.

Mais, tout à coup, voilà qu’un frémissement, une palpitation de vie, traversa ce bavardage morne. On parlait des derniers livres en vogue, et quelqu’un avait nommé Sérénis.

Nicole ne sut pas qui venait de parler. Un tourbillon passa sur elle. Comme lorsqu’on se laisse bercer, en faisant la planche, dans une eau calme, et qu’une vague, surgie on ne sait d’où, roule sur votre visage en vous coupant la respiration.

C’était Berthe qui évoquait l’absent. Elle le faisait avec intention, sûre qu’à propos du jeune poète, aux lauriers si frais, la snobinette mondaine allait émettre quelque vantardise ou quelque rosserie. Le sincère désir qu’avait Mme Raybois de sauver sa cousine, justifiait en elle la non moins sincère envie de la voir tressaillir de souffrance. Comment une femme laide prendrait-elle à cœur l’honneur et le repos d’une jolie amie, si, pour se récompenser de la garantir, elle n’avait la satisfaction de la torturer un peu ?…

— « Sérénis… » dit Jeanine, avec une moue de sa belle bouche, sinueuse comme un péché. « Vous aimez ce qu’il fait ?… Moi, il m’agace… parce que c’est un faux décadent. Il est bourgeois comme un bonnet grec. Cela se sent… Toutes ses extravagances symbolistes, c’est du battage. Mais il est trop avisé pour n’en pas revenir bientôt. La nouvelle manœuvre s’indique déjà. »

Nicole, dans cette leste appréciation, démêla avec horreur une vérité qui, présentée autrement sur le rempart de Bruges, lui avait fait toucher le ciel. Elle entendait encore l’accent pénétré de Georget :

« Oui… En si peu de temps, madame, vous m’aurez transformé. Vous aurez fait de moi, du jongleur de mots que j’étais, un écrivain sincère. »

Et voilà cette merveilleuse évolution d’âme, ce mystère de leur efficace intimité, cet aveu et cette résolution de l’écrivain que transformait l’amour, voilà tant de divine émotion saccagée par une perspicacité d’autant plus odieuse qu’elle atteignait plus juste. Comment cette femme discernait-elle ce qui sonnait faux dans une page de vers ou de prose ? D’autres s’en apercevaient-ils ? La jeune gloire d’Ogier pouvait-elle subir une éclipse, même partielle, sous quelque ridicule ?…

Berthe vit battre plus précipitamment les paupières de Nicole, contre ses yeux plus foncés, au-dessus de ses joues plus blanches. Elle s’écria, s’adressant à sa cousine :

— « Ah !… je ne suis donc pas la seule à juger ce garçon comme un arriviste, très truqueur, très pratique.

— Il n’y a qu’à le voir, » fit Jeanine, avec une nonchalante oscillation des épaules.

— « Mais nous le voyons, madame. Il est reçu dans cette maison en ami, » prononça Mme Hardibert, avec une lenteur appuyée, aussitôt trop bien comprise.

— « Oh ! en ce cas, je vous demande pardon. Du moment que monsieur Sérénis est votre ami… »

Le sous-entendu fut clair, mais sans méchanceté. Mme Chabrial cligna ses larges yeux glauques, pour examiner avec un intérêt tout nouveau la femme du peu maniable Hardibert. Cette gentille personne n’était donc pas une vertueuse bécasse de chef-lieu de canton ?… Hé ! hé !… elle ne manquait pas de crânerie avec un mari comme le sien.

L’arrivée de ce mari, côte à côte avec son invité, ramena Jeanine à des observations moins folâtres. Les deux hommes s’efforçaient en vain de ne pas avoir l’air sombre. On les plaignit de la chaleur, dont ils ne paraissaient guère s’apercevoir. Ils réclamèrent pourtant de la bière, dont ils aperçurent des bouteilles trempant dans le petit bassin, sous l’égouttement glacé de la source.

Tout à coup, Hardibert passa la main sur son front, où se fixait un pli soucieux, et il eut un étrange mouvement, comme s’il écartait décidément quelque chose d’oppressant, de pénible.

Chabrial le regardait.

— « Allons, commences-tu à voir que ta philanthropie fait fausse route ? » émit le député, avec ce tutoiement que, malgré des années de séparation et leurs chemins si divergents dans la vie, tous deux gardaient de leur camaraderie à l’École des Mines.

— « Il y a quelque chose que tu ne m’as pas dit, Chabrial, » fit le directeur avec un regard profond. « Conviens donc que, sous tes raisonnements de tout à l’heure, se cachait un but immédiat et effectif.

— J’en conviens d’autant mieux que je pensais te l’avoir suffisamment fait comprendre.

— Les énigmes ne sont pas mon fort, » riposta sèchement Hardibert.

— « Je suis tout disposé à te les expliquer. » Et Chabrial se leva, en ajoutant : — « Si toutefois ces dames le permettent.

— Oh ! vous allez encore partir ! » s’écria Jeanine avec une plaintive mièvrerie. « Restez donc. Les affaires ne nous ennuieront pas, et nous ne soufflerons pas mot. »

Sa prière ne fut pas écoutée. Le sujet de l’entretien devait être grave. Elle suivit de l’œil, avec un dépit ironique, ces deux hommes qui s’isolaient pour traiter des questions soulevées par son intrigue et dont elle possédait la clef mieux qu’eux-mêmes.

Hardibert et Chabrial marchèrent quelques minutes en silence, aussi bien pour s’éloigner que pour atteindre une allée ombreuse. Enfin le député reprit, avec une rondeur conciliante :

— « Voyons, mon vieux, avoue que je suis dans le vrai. Tu reconnais que les utopies socialistes de tes ouvriers les égarent. Donc, leur véritable intérêt demande que tu les diriges dans leur vote. Dis que tu ne veux pas le faire, par détachement, orgueil, que sais-je ?… Mais ne prétends pas… »

Hardibert interrompit :

— « Je ne me refuse pas à les diriger. Je me refuse à les contraindre…

— Les contraindre !… » s’exclama l’autre. « Entendons-nous. En expulsant quelques meneurs dangereux, — comme Coursol, par exemple, — avant l’élection de dimanche, tu donnerais simplement à réfléchir aux autres.

— « Coursol ne peut pas être expulsé… Il s’est soumis… Il a ma parole… »

Dans l’accent de Hardibert quelque chose fléchit.

Chabrial s’y trompa, croyant à du terrain gagné. Depuis deux heures, il travaillait le directeur de la Martaude — si tant est qu’un esprit de cette trempe devînt malléable sous la faconde du politicien.

La population usinière avait récemment donné de l’inquiétude. Il se trouvait ici un foyer de socialisme, d’anarchie peut-être. Un exemple était nécessaire. On attendait du maître une manifestation d’énergie. Le Gouvernement attachait la plus grande importance à l’élection de dimanche. Les huit à neuf cents votes des ouvriers de la Martaude pouvaient donner la victoire au candidat officiel.

« Je souhaite qu’ils se prononcent dans votre sens, » avait dit Raoul. « L’élection du socialiste serait des plus fâcheuses, aussi bien pour nous, patrons, que pour vous, ministériels. »

Des phrases de ce genre, et le nuage dont s’assombrissait le front du directeur au nom de Coursol, — un propagandiste par le fait, sur qui, de haut, on avait l’œil, — illusionnaient Chabrial quant à la facilité de sa mission. Car c’était bien une mission, et des plus scabreuses, dont il essayait de s’acquitter. La netteté de Hardibert allait le forcer d’en préciser les termes.

— « Non, mon cher, » déclara celui-ci, « ne compte pas que j’arracherai un vote, même raisonnable, à mes ouvriers, par une pression morale ou matérielle, par ma puissance redoutable de patron, qui tient en main le pain de tous ces gens-là.

— Même si pour conserver le pain, comme tu dis, de quelques énergumènes, tu mets en péril celui de tous ?…

— Et de quelle façon ?…

— Tu le sais aussi bien que moi… On leurre les classes ouvrières avec les programmes socialistes. On les mène à des expériences désastreuses… Elles y vont en aveugles, éblouies par des mots sonores, incapables de raisonner ou de prévoir. »

Hardibert, non par insouciance, mais en philosophe qui sait que certaines évolutions sont inévitables, haussa les épaules.

— « Hélas !… le troupeau humain n’a jamais marché autrement.

— Mais ici, dans une circonstance déterminée, quand tu peux, en étendant le bras, retenir au bord du gouffre ces pauvres moutons de Panurge, tu refuses… sous prétexte que ce serait abuser de ton pouvoir de patron !…

— Je refuse.

— Pourquoi ?

— Parce que, » prononça Hardibert avec force, « je ne dirai jamais à un homme, fût-ce au plus obtus de mes manœuvres : « Tu as une chimère de bonheur… Renonces-y, ou je te jette à la misère, toi et ceux que tu aimes, ceux que ton travail nourrit. »

Chabrial, vivement, saisit le mot au vol :

— « Une chimère de bonheur… Tu le reconnais… Une chimère !

— Soit ! » convint l’usinier. « Mais, pour le pauvre diable, c’est la meilleure part de la vie. Quand il glisse son bulletin dans l’urne, il entrevoit un avenir de félicité. Il rentre… Il dit à sa femme : « Si notre candidat est élu, les choses iront mieux pour nous. On mangera plus souvent de la viande, tu auras des robes neuves, et, plus tard, nos enfants seront des messieurs. » Cela s’appelle l’espérance, Chabrial. C’est aussi sacré que le pain. »

Le mari de Jeanine eut un mouvement. Hardibert, s’arrêtant de marcher, lui mit une main sur le bras :

— « Lorsque toi, lorsque les démocrates qui pensent comme toi, vous avez accordé à cet homme le droit de vote, pourquoi n’avez-vous pas raisonné comme aujourd’hui sur son ignorance, son aveuglement, son besoin de tutelle ? Vous avez pensé qu’il se contenterait à perpétuité de votre État bourgeois, de votre Providence administrative. Le droit divin du rond-de-cuir… après celui de la couronne. Allons donc ! Un coussin percé n’a pas le prestige d’un diadème ! »

Le rire sardonique de Raoul abasourdit son ancien camarade. Le jacobinisme borné de Chabrial ne comprenait rien à cette alliance d’une philosophie, incrédule aux panacées de la politique, dédaigneuse du puéril espoir des masses, avec un esprit de justice et une générosité qui respectaient ce même espoir.

Il murmura :

— « Tu n’es pourtant pas socialiste ?…

— Oh ! non. Mais je ne puis empêcher que mes ouvriers le soient. Je le serais à leur place, comme eux ignorant des lois économiques qui régissent les sociétés modernes, en même temps qu’héritier de générations religieuses ayant cru aux lois divines qui régissaient les sociétés anciennes. Le peuple a une mentalité toute métaphysique. Il ne conçoit pas la réalité. Trop longtemps il en a oublié les nécessités si dures, en allant dans les églises écouter les prêtres qui lui promettaient le ciel. Aujourd’hui, il va dans les meetings politiques, écouter les farceurs qui lui promettent l’égalité de bien-être pour tous et le partage des richesses. Ne doit-on pas lui fournir un idéal nouveau, puisqu’on lui a enlevé l’idéal d’autrefois ?…

— Mais, » dit Chabrial, « cet idéal nouveau, il est mensonger !

— S’il était vrai, ce ne serait pas un idéal.

— Et quand la déception viendra ?

— Elle ne sera pas plus amère que l’écroulement de tant d’autres rêves. L’immuable réalité n’en deviendra ni meilleure ni pire. Il y a une somme de causes qui doivent produire leurs effets, quoi qu’en pense et quoi qu’en dise l’humanité. Les événements nécessaires s’accomplissent toujours malgré nous. »

Hardibert prononça cette réplique d’un ton bref et détaché, comme s’il jugeait oiseux de résumer en quelques phrases, forcément trop abstraites, tout un enchaînement formidable d’idées absolument incompatibles avec la façon de raisonner de son auditeur. Et tout de suite, dans une intonation très différente :

— « Mais tu avais autre chose à me dire. Quelle est donc cette énigme dont tu m’annonçais l’explication ? Je suis plus loin que jamais de la deviner, je t’assure. »

Le député perdit un peu de son assurance. Son visage massif et sanguin, dont une pointe de barbe châtaine corrigeait à peine la lourdeur, se décolora visiblement. Mais il le détourna aussitôt et se remit en marche. Il évitait ainsi le regard gênant de son compagnon.

— « Voyons… Ce n’est pas à un homme comme toi, connaissant la vie et les choses, que je devrai mettre les points sur les i. Ne t’ai-je pas démontré pourquoi, et à quel point, le Gouvernement tient au bon résultat de l’élection ?

— Parbleu, oui. C’est assez clair.

— Eh bien, si tu refuses le gage de dévouement qu’on attend de toi, une indication à tes ouvriers, le renvoi de Coursol et de ses principaux acolytes, ne crains-tu pas ?…

— Quoi donc ?…

— Réfléchis que l’État est ton meilleur client. S’il suspendait ses commandes…

— Hein ?… »

L’exclamation de Hardibert partit en un cinglement sous lequel tressaillit Chabrial. Car, si le directeur de la Martaude n’en croyait pas ses oreilles, c’était moins dans le doute des mots que dans l’étonnement indigné de les recevoir d’une telle bouche.

— « C’est toi qui t’es chargé de me donner cet avertissement !… Tu as accepté une pareille mission !…

— Mon devoir est de te prévenir, en ami.

— En ami ! » répéta Raoul. Déjà sa voix se posait de nouveau, reprenait sa redoutable douceur ironique, après le léger éclat de surprise. « C’est aussi en ami, j’espère, que tu as fait le prix de ma conscience. Quelle cote lui as-tu donnée, sur ton marché politique ?

— Il ne s’agit pas de cela, mon cher. J’ai pris sur moi de t’exposer certains vœux du Gouvernement…

— Et de les appuyer par certaines menaces ?

— Les conséquences se déduisent d’elles-mêmes.

— Aie donc le courage de ta démarche, mon pauvre Chabrial. »

Et le chef d’usine lança une raillerie sur les exigences de la politique, si peu d’accord avec celles de la température. Le déplacement de Paris à la Martaude était fatigant par cette chaleur, surtout pour Mme Chabrial.

— « Ma femme est venue par pure sympathie. Elle aime beaucoup la tienne, » affirma le député.

Ce fut sa dernière tentative de diplomatie. Encore cinq minutes, et la ferme précision de Hardibert avait fait jaillir les dessous malpropres, comme un bistouri sûrement manié fait jaillir le pus d’un abcès. Le fait brutal apparut. On s’était trouvé désappointé en haut lieu par l’avortement de la grève, à la Martaude. Car on attendait un prétexte pour une répression énergique, et, en particulier, l’arrestation de Coursol, avant l’élection. Les excès des meneurs, donnant lieu de sévir, eussent intimidé les hésitants. On aurait, tout au moins, divisé le groupe ouvrier. Tandis qu’il apparaissait compacte et bien discipliné, montrant par sa modération même qu’il obéissait à un mot d’ordre, qu’il préparait sa revanche légale, c’est-à-dire l’envoi du représentant socialiste à la Chambre. Dans cette conjoncture, le Ministère faisait entendre au directeur que, s’il n’agissait pas, en pesant sur le vote de ses ouvriers, et tout au moins en expulsant Coursol, la Martaude se passerait à l’avenir des commandes de l’État.

Hardibert vit le dilemme clairement : l’abus de pouvoir, ou la ruine. Il ramena Chabrial du côté de ces dames, vers le petit vallon d’obscurité, de fraîcheur. Des voix gaies y babillaient dans le murmure de la source. On avait étalé des échantillons de dentelle sur la table, en écartant les carafons et les verres. Une jeune fille se tenait debout, jolie, avec des yeux retroussés et rieurs. C’était Fanny Coursol, que Nicole avait fait appeler pour soumettre à la critique parisienne de Jeanine un projet de boléro en vieux venise. Et, sur ce sujet de chiffons, les quatre femmes présentes, y compris l’experte ouvrière, se passionnaient joyeusement, tout à coup sans rivalité ni méfiance, dans une véritable franc-maçonnerie de leur sexe, oubliant, l’une, ses intrigues, l’autre, son amertume jalouse, celle-ci, les convoitises du chef odieux et l’indifférence du prestigieux maître, celle-là, même l’appréhension délicieuse qui la tenait au bord de l’avenir comme sur la marge d’un abîme d’extase et de terreur.

— « Ah ! ah !… » s’écria Raoul, avec un enjouement qui ne lui était pas ordinaire. « Nous arrivons à temps, mesdames. Vous pataugeriez de la belle manière sans un avis masculin. Et Raybois même vous a abandonnées !…

— Il est descendu aux ateliers, » interposa Berthe, tandis que Mme Chabrial protestait quant à la compétence des hommes en matière de toilette.

— « Si vous croyez que nous nous habillons pour vous plaire ! Nous ne sommes sensibles qu’à la critique des autres femmes.

— C’est bien pour cela que vous commettez tant de lourdes fautes en fait de lignes et de couleurs. Vous écoutez vos amies, qui prononcent selon la mode, approuvent ce qui est luxueux, et non ce qui sied à votre type, à votre teint, à votre silhouette…

— Oh ! Raoul Hardibert, le savant directeur de la Martaude, donnant une consultation de toilette !…

— Parfaitement… Voyons un peu… Passez-moi ces petites loques… Qu’est-ce que vous alliez faire de ça ?… »

Il prenait les morceaux de dentelle, indiquait des arrangements, des combinaisons, et même dessina un modèle de corsage sur son calepin. C’était si nouveau, d’une si aimable fantaisie, que Nicole en éprouva comme un attendrissement, et que Jeanine, cherchant le regard de son mari, resté en arrière, sourit avec un battement de cils, comme pour lui dire :

« Allons, tu n’as pas trop mal manœuvré. Ça y est, n’est-ce pas ? »

Chabrial secoua la tête. Et Jeanine ramena sur Hardibert la méchanceté déçue de son regard. Celui-là n’était pas un des pantins dont elle ferait jouer les ficelles.

L’heure du dîner approchait. On l’avait avancée, pour que les visiteurs pussent prendre un train rapide qui passait à Sézanne assez tôt dans la soirée. Les instances de la maîtresse de maison ne les décidèrent pas à profiter des chambres préparées à leur intention.

Le crépuscule traînait encore au ciel en des reflets plus délicats qu’un effeuillement de pétales, quand le landau descendit à travers le parc, entre les masses des arbres déjà noirs, pour reconduire M. et Mme Chabrial. Les Hardibert les accompagnaient. Du moins le directeur devait aller jusqu’à la gare, tandis que Nicole, les quittant à la grille, ne sortirait pas de la propriété. Autour de la voiture, gambadaient Mâtho et Tanit, les deux dogues danois.

Tout à coup, les chiens se mirent à donner de la voix. On passait à ce moment au-dessous de l’allée en terrasse où se trouvait le banc sur lequel Ogier avait un jour attendu Nicole et le massif d’où Toquette lui avait lancé des roses.

— « Il y a quelqu’un là-haut. Stoppez donc, Honoré ! » s’écria Hardibert.

— « J’ai cru voir une ombre, » fit Jeanine. « Mais je supposais qu’un de vos jardiniers…

— Les chiens n’aboieraient pas, » observa Nicole.

— « Crains-tu donc les vauriens ? Je croyais le pays si sûr, » insinua Chabrial.

— « Écoute, Nicole, » reprit Hardibert sans relever l’ironie, « tu me ferais plaisir de nous laisser là. Nous attendrons deux minutes, le temps que tu remontes en vue de la maison, et tu prendras les chiens. Ne viens pas jusqu’au bout du parc.

— Mais, quelle idée ! Jamais nous n’avons eu peur…

— Allons… J’aime mieux… Dépêche-toi. Tu vas nous faire manquer le train. »

Elle obéit, sans conviction.

— « Tiens, Raoul… regarde… Les chiens sont là-haut maintenant. Tu vois… Ils ne disent plus rien. »

Cependant elle serrait les mains de Chabrial, de Jeanine.

— « Revenez quand même. Vous savez… Il n’y a jamais eu de crime à la Martaude.

— Au revoir. La journée a été charmante !

— Il faudra, une autre fois, accepter l’hospitalité de nuit, cria-t-elle encore, en riant.

— Adieu.

— A bientôt.

— Bon retour !

— Allons, va, va… » pressait Raoul. « Je veux te savoir rentrée, et nous ne sommes pas trop tôt… Mais non, ne prends pas par là !… Remonte la grande allée… Appelle les chiens… Toto !… Nini… Uït. »

Il siffla les danois qui, en quelques bonds, ayant escaladé la pente, venaient de fouiller le massif, où ils avaient cessé d’aboyer.

Nicole, pour couper au plus court, prenait le même chemin. Elle grimpa si légèrement qu’elle se trouvait dans le sentier d’en haut avant que les deux bêtes en fussent descendues.

— « Là… Ne m’attendez pas. J’ai mes gardes du corps. »

Elle courut. On vit sa robe claire voltiger, rapide, contre les ténèbres du massif, puis il y eut un arrêt, un cri étouffé.

— « Nicole !… » appela Raoul.

Quelques secondes muettes… Il s’élançait… Mais de nouveau, une pâleur de robe au bord du talus.

— « Je suis là… Au revoir !

— Qu’y avait-il ?

— Mais rien… Pas une âme… Tu vois bien comme les chiens sont tranquilles. Allons, partez, ne manquez pas le train. »

Était-ce la distance qui faisait sa voix si assourdie, comme ouatée ?…

— « Je ne suis pas tranquille, » jetait Hardibert. « Elle a eu peur, et ne veut pas le dire. »

Il sautait de la voiture.

— « Excusez-moi si je la rejoins. Madame, tous mes respects, et mille pardons, vraiment. Filez, Honoré… Ne flânez pas. Vous n’avez que juste le temps. »

Il n’avait pas serré la main de Chabrial — dans sa hâte, sans doute.

Le député cria :

— « Et ton dernier mot ?…

— Je te l’enverrai demain, » répliqua le directeur d’usine, qui déjà escaladait la pente gazonnée.

— « Grotesque !… » murmura Jeanine, dans le souffle plus vif du soir. Car la voiture filait à un trot extraordinaire de Capon et du Brûlé.

A quoi s’appliquait le vocable ? A la gauche tentative de son mari pour arracher, au dernier moment, une réponse, quand il n’avait pas su l’obtenir de toute la journée ?… Au congé si brusque de Hardibert ?… A l’effarement de leurs hôtes pour une feuille qui remuait dans un taillis ?…

Édouard hésita sur l’interprétation, et ne jugea pas à propos d’éclaircir son doute. Savait-on ce qu’Honoré pouvait entendre de son siège ? D’ailleurs, le silence maussade de Jeanine valait mieux que ce qu’elle aurait à lui dire quand elle serait fixée sur l’échec, plus que probable, de sa négociation. Elle tenait tant à ce qu’il rapportât cette assurance de succès au Ministère ! Elle se préoccupait tellement de son avenir ! Vraiment le pauvre garçon éprouvait plus de peine à lui causer ce déboire que d’inquiétude pour la politique de ses protecteurs, même de cet excellent Prézarches, qui devait créer à son profit une Direction générale des chemins de fer.

Cependant Hardibert atteignait l’allée supérieure et criait :

— « Nicole !… Nicole !… Me voilà !… »

Dans l’ombre profonde, sous le couvert des arbres, sa femme s’arrachait à deux bras, qui, d’une étreinte insensée, venaient de la saisir.

Ogier Sérénis était là. Il avait commis cette dangereuse escapade d’arriver à la Martaude, le soir, pour s’introduire dans le parc à la faveur du crépuscule, guetter celle qu’il aimait, puis frapper son imagination et son cœur en une apparition romanesque. Dans ce but, il avait évité la gare de Sézanne, pour que sa présence ne fût pas signalée, parvenant ici par des détours, et au moyen des véhicules les plus bizarres. Son voyage s’achevait par une longue course à pied. A l’instant, il franchissait la grille ouverte, et c’est tout juste s’il avait eu le temps de grimper dans la contre-allée et de se jeter sous bois pour éviter la rencontre de la voiture. C’est après lui que les chiens avaient aboyé, c’est lui qu’ils avaient dépisté dans le massif. Bien lui en avait pris d’avoir fait, dans son récent séjour, la connaissance des deux redoutables bêtes, qui, sans cela, eussent tôt fait tourner au drame son inconséquente idylle. Mais Mâtho et Tanit s’étaient immédiatement calmés en flairant cet ami dont ils appréciaient les caresses magnétiques et chaleureuses. Les animaux d’une maison se prennent vite à l’atmosphère de langueur tendre qu’y apportent les amoureux. Aussi, quand Nicole eut grimpé à leur suite, ils revinrent à elle, dans un froissement d’arbustes, leurs grands corps tout frémissants de joie, leurs queues nerveuses fouettant l’air, pour retourner aussitôt vers Ogier, qui, la voyant seule, s’avançait dans le taillis.

— « Mon amour !… N’ayez pas peur !… C’est moi !… »

Une émotion indicible avait anéanti la jeune femme, lui laissant à peine la force de répondre à ceux qui l’interpellaient d’en bas. Et voilà que son saisissement pressenti, le son étrange de sa voix, faisaient accourir Hardibert, au moment où, dans la surprise d’une telle aventure, Ogier pressait sur sa poitrine cette forme palpitante, initiée pour la première fois au fougueux emportement de la passion.

— « De grâce !… laissez-moi !… » gémit-elle, mourante d’effroi et d’un délice inconnu.

— « Vous reviendrez… » supplia-t-il dans un souffle, avec un accent qui la bouleversa. « Je vous attendrai ici toute la nuit… Promettez-le… Vous voyez bien que je suis fou !… »

L’imprudence inouïe de lui parler, dans un instant pareil, avec le mari tout proche, et parmi le silence sonore du soir, la flamme de ses yeux perçant l’obscurité, disaient assez sa folie, en effet. Nicole, défaillante d’angoisse, promit, pour mettre fin à un dialogue si périlleux.

— « Oui… oui… je reviendrai… tout à l’heure.

— Jurez !…

— Je le jure !… »

Il détacha ses mains ardentes. Mme Hardibert bondit dans l’allée. Il était temps.

— « Où avais-tu passé ?… J’étais vraiment inquiet, » dit Raoul.

Elle eut, malgré la suffocation, le cœur en tumulte, assez d’astuce féminine pour répondre :

— « Je me cachais… Je voulais te punir d’être si poltron.

— Tu sais bien que je deviens lâche lorsqu’il s’agit de toi, Niclou chérie. »

Ce petit nom de Niclou qu’il avait trouvé, qu’il lui donnait seul, la caresse dont il l’enveloppa, les paroles câlines qui suivirent aussitôt, glacèrent Nicole. Par quelle fatalité ce mari dont, en l’occurrence, elle attendait plutôt quelque rebuffade, si peu enclin aux douceurs, s’avisait-il de se montrer galant ?… A quelle minute ! en quelle présence !… Elle pantelait d’un tel frisson !… Et Ogier, là, dans les ténèbres, qui entendait !…

Nicole hâta le pas, autant que possible du moins, car ses jambes la portaient à peine. Toutefois, malgré l’effarement de sa délicatesse, une confuse reconnaissance monta de son cœur vers celui qui intervenait si miraculeusement à propos, avec l’affirmation de sa tendresse légitime. Rien ne pouvait, mieux que cette diversion poignante, lui faire sentir l’abomination du partage, ni lui démontrer que c’est à cette vilenie qu’elle marchait. Hélas ! dans ce tourbillon tragique, elle traversait une autre expérience. Toute la sensibilité de son être venait de s’émouvoir d’une volupté inconnue… Ses fibres criaient encore de joie au souvenir du brusque et doux enveloppement dans l’obscurité… Elle avait subi la caresse des bras et des lèvres avant d’avoir pu la repousser… Georget !… Mon Dieu !… Eh quoi ! l’aimait-elle donc avec passion, elle pour qui ce mot renfermait un mystère qu’elle aurait cru ignorer toujours ?… Ah ! cette fièvre qui pourrait la faire trembler et défaillir, proie fragile, fascinée, soumise, dans l’emportement dominateur… Désespérée, elle s’en défendait.

Ou plutôt elle comprenait qu’on ne peut s’en défendre… que la vraie faute est d’affronter un péril dont rien ne préserve plus dès qu’il a effleuré la chair. Qu’avait-elle fait, malheureuse ! en promettant de retourner tout à l’heure… cette nuit… dans ce buisson ardent, vers ce piège d’ivresse, sous les arbres muets et lourds ?…

Nicole regarda les étoiles… Elles fleurissaient, splendides, dans la pureté sombre du ciel… Un calme planait, qui n’était pas le sommeil, mais une respiration apaisée des choses, après l’étouffement du jour. L’atmosphère était immobile et chaude. La beauté de la terre, obscure sous l’espace inconcevable, étreignit le cœur de la pauvre amoureuse. L’étrange impression !… Il lui sembla rêver un rêve d’autrefois, s’incliner du bord de son destin comme du haut d’une tour, sur l’immensité de la vie ancienne, où quelque chose d’elle se lamentait doucement… très loin.

— « Est-ce que tu m’écoutes ? » demanda Raoul. « Ce que je vais te dire est grave, ma chérie. »

L’émotion de sa voix frappa Nicole. Déjà, l’instant d’avant, quand il lui parlait avec une affection inaccoutumée, elle l’avait trouvé frémissant et bizarre. Maintenant, il glissait son bras sous celui de sa femme, l’entraînant hors du chemin, dans un sentier de traverse.

— « Ne rentrons pas tout de suite. J’ai à t’entretenir d’un sujet bien sérieux. Nous serons mieux dehors. Il doit faire si chaud dans la maison ! »

Le sentier était éloigné de l’endroit où se cachait Sérénis. Nicole n’éprouvait donc plus aucune crainte immédiate. Le besoin si exceptionnel de confidence que manifestait Raoul lui sembla presque opportun, reculant l’exécution de sa promesse. Elle avait juré de revenir. Mais, du moins… ah ! qu’elle eût le temps de recouvrer son sang-froid.

— « Explique-toi, mon ami, » dit-elle.

— « As-tu du courage, mon petit Niclou ? Es-tu une vaillante petite femme ?…

— Cela signifie ?… »

Il ne pouvait la voir pâlir, mais il perçut l’altération de cette douce voix.

— « Je t’effraie… Moi qui aurais voulu te faire l’existence si sûre ! Mais j’ai une décision à prendre, que je ne veux point, que je ne peux point assumer tout seul. »

Elle s’étonna. Il avait si peu l’habitude de la consulter ! Et elle en fit l’observation.

— « C’est peut-être mon tort, » dit Raoul.

Est-ce lui qui parlait ?… Vraiment, devant cette attitude, une vague anxiété pénétrait Nicole. Elle, qui souhaitait une diversion à son entraînante aventure, une contrainte à son affolement, n’allait-elle pas rencontrer plus qu’elle ne cherchait ? L’inquiétude, la curiosité, la rendirent attentive.

— « C’est, » reprit Hardibert, « qu’il s’agit de ton avenir autant que du mien, de ta fortune autant que de la mienne. C’est surtout qu’il s’agit de la Martaude, l’œuvre de ton père, et de toute cette brave population de travailleurs, son legs le plus sacré.

— Notre avenir… notre fortune… la Martaude ?

— Oui. En deux mots, voilà. On me met le marché à la main. Ou je perdrai la clientèle de l’État, ou je consentirai à le servir par certaines manœuvres politiques.

— Quelles manœuvres ?

— Contraindre le vote de mes ouvriers. Renvoyer ceux qui proclament trop haut des théories collectivistes. Et, naturellement, Coursol.

— Coursol !… Tu ne peux pas. J’ai promis à sa fille qu’il resterait.

— Et moi, je le lui ai promis à lui-même.

— Alors ?

— Laisse-moi, » fit Raoul, « baiser ta petite main pour cet « alors ».

Il le fit comme il le disait. Un changement singulier apparaissait en lui. La secousse profonde faisait surgir à la surface tout ce que son caractère concentré recélait au fond, et ce que, du reste, il avait de meilleur. Dans son accent adouci passaient de la tendresse, de la confiance, une estime singulière pour cette âme féminine, avec laquelle il cherchait une entente sur le domaine de la loyauté, du devoir, du sacrifice. Pas de dédain, ni d’ironie, pas de mesquines contradictions de mots. Est-ce maintenant qu’il était lui-même, ou d’habitude, sous l’anguleuse enveloppe du caractère ? Mais à quelle minute est-on soi-même ?… La Nicole qui marchait là, à son côté, qui allait lui répondre, était-ce la Nicole de Bruges, hallucinée par des rêveries trop aiguës, par des yeux trop caressants ? Ou la Nicole du bosquet de ténèbres, foudroyée par une révélation brûlante ?… Ni l’une ni l’autre. Déjà, dans la créature charmante, indistincte et suave sous la nuit, s’éveillaient des possibilités, endormies aux profondeurs de l’être, et que dégageaient les circonstances. L’attitude de son mari, en se transformant, la transformait. Puis, de nouvelles perspectives morales se dessinèrent.

Raoul expliquait :

— « Comprends-tu bien ce qu’on attend de moi ?… Expulser des ouvriers à cause de leurs opinions. Influencer par menace le vote des autres. Persuader à tous ces électeurs soi-disant libres, que l’indépendance de leur suffrage ne s’accorde pas avec la nécessité de gagner leur pain.

— Mais c’est une infamie qu’on te propose !

— Voilà le mot que j’attendais de toi, Nicole.

— Et… si tu refuses ?

— L’État suspendra ses commandes.

— Oh ! cela nous fera beaucoup de tort, dis ?

— D’autant plus que pour ne pas jeter brusquement un trop grand nombre d’ouvriers sur le pavé, je ne liquiderai que peu à peu l’excédent du personnel. Et il sera considérable, cet excédent. Certains ateliers chômeront tout à fait.

— Tu y mettras du tien, pour eux ?

— Du mien, Nicole ?… Du tien, du nôtre, ma pauvre enfant. Et voilà pourquoi je ne peux rien décider qu’avec ton avis.

— Sans moi, quel parti prendrais-tu, Raoul ?

— Tu ne t’en doutes pas, mon petit Niclou ?

— Si… J’en suis sûre. »

Il y eut un silence. Leurs pas les avaient ramenés près de la maison, autour d’une pelouse découverte, au sommet du parc. Cet endroit dominait l’usine et le village. La transparente nuit d’été leur laissa distinguer l’élancement des cheminées gigantesques, les longs toits luisants des halls, et, plus loin, parmi l’amas noir des habitations, — humbles demeures tassées et chétives, — les petites lumières des foyers incertains. Constellations soucieuses et éphémères, sous la sérénité immuable des constellations célestes. De quelle splendeur brillaient ces vastes étoiles au-dessus de ces étincelles jaunâtres — plus touchante pourtant que la magnificence enflammée des astres !… Le mystère de la vie consciente et de la douleur était là. Et pour cette frêle palpitation, sur les planètes tièdes, chauffaient sans relâche, éternellement, les fournaises énormes des soleils.

— « Mon ami, » dit la voix tremblante de Nicole, « je suis avec toi dans ce qui est notre devoir. Tu ne renverras pas un seul ouvrier. Tu sais bien que je ne tiens ni au luxe ni à l’argent. Ce qui m’inquiète, c’est toi… tes inventions, tes expériences… ces nouvelles machines qui coûtent si cher… Comment feras-tu ? Ne vivais-tu pas pour tout cela ? »

Lentement, avec une intonation basse et profonde, Raoul répondit :

— « Je vivais peut-être trop pour cela. Je négligeais un peu le cher trésor que je possède. Petit Niclou, pardonne-moi si j’ai été un mari bourru, désagréable… Tu m’apparais si simplement généreuse, ce soir, que j’ai des remords…

— Tais-toi… tais-toi… » murmura-t-elle.

Mais il poursuivait :

— « Voilà le bon côté de ce qui nous arrive. Je me verrai astreint à des travaux plus pratiques, et m’enfoncerai moins dans les calculs abstraits. Alors, près de toi, je ne serai pas si absorbé. D’ailleurs, je ne veux plus l’être… Tu finirais par ne plus savoir combien je t’aime, si vraiment, si profondément… Tu n’en as jamais douté, dis, mon Niclou ? Va, tu n’auras pas à regretter ta vaillance de ce soir… Je te rendrai heureuse, mignonne. Tu le mérites si bien !… »

Il s’arrêta, surpris, car elle fondait en larmes. Qu’avait-elle ? Le sacrifice accepté était-il au-dessus de ses forces ? Craignait-elle le changement de situation, la gêne possible ?… Hardibert la questionnait sans obtenir de réponse. Il l’entraîna vers un banc, la fit asseoir, et, presque effrayé des sanglots qui la secouaient, il parla de lui chercher quelque chose à boire, d’appeler sa femme de chambre.

— « Pour rien au monde ! » fit-elle, se cramponnant à son bras.

— « Mais qu’as-tu ?…

— C’est toi… c’est toi… » balbutia-t-elle. « Je ne te savais pas si bon… »

Il rit.

— « Je t’ai donné une bien mauvaise idée de moi, Nicole… Quel vilain monstre étais-je donc ? Ah ! j’ai beaucoup à me faire pardonner. »

A genoux près d’elle, maintenant, il exagérait son repentir, mêlant aux graves paroles les puérilités par lesquelles sa gaucherie d’homme froid se tirait des expansions difficiles. Et il y avait dans sa maladresse même quelque chose d’attendrissant, qui perçait le cœur de sa femme.

Elle, comme lui, et lui, comme elle, ils se trouvaient à ce moment dans le meilleur du bien qu’ils voulaient faire. Ce qu’ils accompliraient demain plus ou moins entièrement, suivant la formule de leurs natures, ils le préméditaient ce soir dans une perfection merveilleuse. Nicole, plus imaginative, dépassa Raoul sur ces hauteurs idéales que l’âme atteint, mais où elle ne peut rester. Une irrésistible exaltation l’envahit.

— « Relève-toi, » prononça-t-elle d’une voix doucement rauque et impressive. « C’est à moi de m’agenouiller devant toi.

— Que dis-tu ?… »

L’irréparable se tisse à la trame de nos existences par nos gestes nobles aussi bien que par nos mouvements pervers. Nicole ne pouvait être vertueuse avec circonspection. Seule et de sang-froid, l’énergie lui manquerait. C’est ce qu’elle craignit, c’est ce qu’elle exprima ; en jetant cet appel — plus dangereux qu’elle ne supposait à un mari tel que Hardibert :

— « Sauve-moi !… »

Il répéta, se relevant comme elle le lui enjoignait, et l’accent soudain durci :

— « Que dis-tu, Nicole ?… Perds-tu la tête ?…

— Non… Mais j’ai failli la perdre… J’ai eu un moment de folie… Je ne serai en sécurité qu’après m’être confessée à toi… Tu viens de m’apparaître si grand… Ah ! Raoul, sois mon refuge… »

Elle tremblait. Les mots s’étranglaient dans sa gorge. A peine avait-elle commencé l’acte de contrition, qu’elle en sentait la difficulté, le péril. Ce qu’elle n’en voyait pas, c’était la cruauté. Mais l’amant, dans son mari, ne pouvait apparaître à son cœur, qu’aveuglait une autre passion. Celui vers qui jaillissait son aveu, c’était l’époux abstrait, à qui elle voulait garder sa foi, le héros si ferme dans l’accomplissement du sacrifice, l’ami suprême, dont elle venait de mesurer le dévouement, la sollicitude… A ce personnage mystique, elle adressait des gémissements de faiblesse humaine. Mais c’étaient des oreilles humaines, c’était une poitrine de chair et de sang, qui recevaient la hasardeuse confidence. A mesure que la griserie sublime et que la terreur de la chute, haussaient Nicole jusqu’à la plus extravagante franchise, le déchirement d’une blessure atroce ramenait Raoul dans la région brutale des instincts. Seulement, chez lui, la brutalité restait froide, l’orgueil dominait tout.

Il posait nettement, férocement, la question :

— « Parle clair. Je n’entends rien aux fuyantes périphrases des femmes. Tu as une intrigue ?… »

Elle s’effara. La réalité surgit. L’enthousiasme généreux se retira d’elle comme une vague qui reflue. Balbutiante, sa protestation trébucha sur ses lèvres.

— « Ah ! on a des surprises étranges avec vous autres ! » dit amèrement Raoul, en une de ces formules dédaigneuses où il enveloppait volontiers tout l’autre sexe. « J’avais pourtant confiance en toi, Nicole. Pourquoi ?… Je n’en sais rien, car je connais les femmes. Quant à te demander au juste où tu en es de ton aventure, ni de qui il s’agit, je n’essaierai même pas. Les aveux de ce genre ne sont jamais que des demi-aveux.

— Raoul !…

— Qu’est-ce qui t’a pris de me faire celui-là ? Je ne le conçois pas. Le moment n’est pas si gai pour moi, et je n’avais pas trop de toute mon énergie.

— Mon Dieu !… Mon Dieu !… »

L’invocation éclata si plaintive dans la gorge spasmodique de Nicole, que les deux danois, Mâtho et Tanit, couchés au bord du gazon, se dressèrent, et vinrent frôler leur maîtresse de leurs mufles inquiets. Elle ne sentit pas leur souffle compatissant. Par un grand effort, maîtrisant le désarroi de ses nerfs, elle prononça :

— « Raoul, tes doutes et ton ironie me sont plus cruels que ne serait ta colère. Mais j’ai cherché un châtiment, je ne m’en plaindrai pas. Fais-moi expier comme tu l’entendras la défaillance de cœur dont je m’accuse. Seulement, crois-moi quand je te fais le serment que je n’ai pas à me reprocher une démarche dont ton honneur ou le mien puissent prendre ombrage. Je ne regrette pas d’avoir parlé, car cette folie se dissipera d’autant plus vite que tu me feras plus souffrir.

— Souffrir… » murmura-t-il en un écho ricanant.

Comment Nicole eût-elle deviné, à travers la gouaillerie âcre, de quel commentaire secret s’accompagnait le mot ?… « Souffrir ?… » se disait Hardibert. « Et moi, est-ce que je ne vais pas souffrir ?… » Son ricanement raillait cette réflexion intime plus encore que les paroles de sa femme. Non, il ne laisserait pas sa sensibilité détendre l’armature rigide de son vouloir. Encore moins la laisserait-il se manifester, pour donner prise, sur sa force, à cette fragilité ondoyante qu’est une âme féminine. La sauvage pudeur qui refrénait chez lui toute marque de tristesse sentimentale, s’accentuait d’une orgueilleuse rancune. Nicole, — sans le savoir, car elle le voyait planer dans une sérénité supérieure, — l’avait écorché à vif en lui avouant une infidélité, fût-ce d’imagination. Il ne lui laisserait pas surprendre que le sang coulait. Ah ! qu’il la connaissait peu ! Que l’organisation morale de l’un était mal en rapport avec celle de l’autre !… Un cri de rage douloureuse ou même une divagation de fureur jalouse, de la part de Raoul, et Nicole, ce soir, lui revenait toute. Mais non… C’était plus impossible que le déplacement d’une de ces étoiles, là-haut, dans les effrayants hiéroglyphes du ciel. Ils étaient là, tous deux, elle, effondrée dans la secousse d’une de ces émotions qui jettent toute l’âme au dehors, lui, debout devant elle, plus fermé qu’un hermès dans sa gaine de pierre.

Mais quelle erreur n’avait-elle pas commise en prenant tout à l’heure pour des avenues ouvertes dans cette personnalité si complexe, les échappées de désintéressement, d’honnêteté magnifique, de confiance même ! Par ces portes, elle s’était engouffrée comme une libellule qu’étourdit l’orage, et voici qu’elle se meurtrissait à d’incompréhensibles murailles. Désintéressé, il pouvait l’être, et magnifiquement honnête, et même confiant. Mais il restait, par-dessus tout, logique autant qu’une équation d’algèbre.

Le sublime illogisme de l’amour, incompatible avec sa nature, l’exaspérait. Et le malheur voulant qu’il souhaitât en secret l’amour, son esprit si droit éprouvait sur ce point l’infirmité de sa rectitude même, avec l’amertume inconsciente d’une telle anomalie.

Tout, en lui, se tendait pour le moment vers la mesquinerie de ce résultat : ne pas donner à Nicole la satisfaction de constater sa cuisante mortification. Cet homme ignorerait toujours la magie de la petite phrase : « Tu me fais de la peine », quand elle pénètre dans l’infini d’une tendresse de femme — surtout d’une femme telle que la sienne.

Il dit à celle-ci :

— « Tu penses bien qu’avec les préoccupations dont tu as pu te faire une idée, je ne vais pas encore me mettre martel en tête pour des fariboles — un de ces caprices comme vous en avez toutes, et qui vous fait éprouver pendant cinq minutes des passions foudroyantes, auxquelles vous ne pensez plus le lendemain. Je te supposais au-dessus de ces niaiseries romanesques. Je me suis trompé, voilà tout. Je ne dis pas que j’ai été trompé, » — et son accent sardonique souligna le pénible jeu de mots, — « parce que le jour où cela arriverait, je m’en apercevrais tout seul. Tu n’aurais pas besoin de me le dire… Nous autres, manipulateurs de mécanismes précis, nous avons des méthodes d’observation dont ne se doutent pas les petites femmes. »

Cette prétention, dans une menace de croque-mitaine, eût fait sourire celle qui l’écoutait, si elle avait eu le cœur à sourire. Pauvre manipulateur de mécanismes précis ! qui n’évitait même pas de froisser sa femme devant un consolateur charmant, et que rien n’avait éclairé tous ces derniers jours sur le trouble où elle se débattait ! Mais Nicole, dans son sentimentalisme débordant, ne pouvait posséder un seul atome de cette substance cristallisatrice qui s’appelle la dérision. D’ailleurs toute velléité malicieuse eût été bien vite étouffée par la question flagellante qui suivit :

— « Je ne te demande qu’une chose : as-tu autorisé quelque entreprise inconvenante ? Quelqu’un a-t-il une seule lettre de toi ? Parce qu’alors j’aurais à agir. »

Nicole frémit. Sa poétique aventure, sous ces termes exacts, prenait un aspect vil, qui l’emplissait de honte angoissée. Une entreprise inconvenante… Qu’est-ce que Georget avait fait d’autre, dans son audacieuse expédition de ce soir ? Et quand il avait osé la saisir entre ses bras ? Une lettre ! Mais oui… N’avait-elle pas oublié toute dignité jusqu’à lui écrire : « Ne souffrez pas autant que moi. » Sous la rosée de ses larmes, ses joues devinrent brûlantes. Ce qui l’avait si doucement exaltée rentrait donc dans la catégorie des fautes vulgaires et basses ?… Contraste suppliciant de la règle nécessaire et unique avec les régions si diverses où se situent les actes individuels.

Cependant, Raoul insistait. Son anxieuse irritation s’affilait en sarcasme :

— « Tu vois… Tu te dérobes devant une interrogation catégorique. Les femmes nous donnent, quand la fantaisie leur en prend, la mise en scène de la franchise. Mais dès qu’on les presse un peu, on n’obtient plus rien. Allez donc leur extraire le plus simple fait, sans qu’elles l’entortillent d’alambiquage.

— Je ne puis pas te donner des faits, » dit Nicole, « puisqu’il n’y en a pas.

— C’est bien vrai ?

— Oui, Raoul, c’est vrai.

— Alors, » reprit-il brusquement, « ne me reparle jamais de cette sottise. Rentrons. »

Nicole se dressa, les larmes taries, l’âme dégonflée et abattue comme une oriflamme qui, après avoir flotté éperdument, retombe lorsque le vent du ciel l’abandonne. « Qu’importe, » se dit-elle, « je ferai ce que je dois. » Et, tout à coup cette pensée la frappa, qu’elle avait atteint son but. Ne voulait-elle pas s’arrêter sur la pente vertigineuse ? L’ascensionniste roulé aux abîmes se cramponne où il peut, fût-ce à une arête de glace, et ne discute pas son soutien. Le sien était d’une rude, mais inébranlable, efficacité. Aucune tentation ne sollicitait plus, à cette minute, son cœur amorti. Elle s’abandonnait à un engourdissement mélancolique. De froides ondes envahissaient peu à peu les retraites de sa joie, de sa tendresse, de son désir. Les choses ardentes et cachées qui brûlaient naguère dans son sein, s’éteignaient toutes ensemble, noyées sous un flot taciturne. Elle pensait, avec une inertie singulière, à cette cachette de feuillage, où Georget, tout palpitant, guettait sa venue.

« J’ai pourtant juré d’y retourner, » songea-t-elle. « Mais que lui dire ?… Comment le persuaderai-je de s’éloigner sans retour ?… »

La difficulté de le décourager assez irrévocablement, et peut-être, malgré tout, la crainte de faiblir, le souvenir du trouble inouï, qu’elle ne retrouvait plus, mais qu’elle n’osait braver, suggérèrent à Nicole une étrange résolution. Elle s’en avisa soudainement, tandis qu’en silence Raoul et elle s’avançaient vers la maison, suivis par la marche veloutée des deux grands chiens.

— « Faisons encore un tour, » dit-elle à son mari. « Je ne veux pas que nous restions sur une équivoque. Quoi que tu en penses, je suis sincère. Je sens bien que j’ai en moi les paroles définitives qui t’en persuaderont.

— Les mots sont bien inutiles. Mais c’est comme tu voudras, » dit Raoul.

Détournant alors la conversation, il revint au sujet dont la gravité pathétique avait remué si à fond leurs âmes. Quelle serait bientôt la situation de la Martaude ? On y fabriquait des machines diverses, mais principalement des moteurs à vapeur pour la marine de l’État. La disgrâce qui l’atteindrait demain aurait des conséquences déplorables. Tous les calculs du directeur tendaient à ce que ces conséquences ne retombassent que le moins possible sur les ouvriers. Il sacrifierait sa fortune personnelle, celle de sa femme, il sacrifierait ses ambitions scientifiques, pour garder quand même ceux qui attendaient leur pain de l’usine, en même temps que pour retrouver des débouchés industriels immédiats et combler la fâcheuse lacune.

Hardibert, sorti du domaine sentimental où il pataugeait si lourdement, venait de retrouver ses moyens, et même ce qu’il appelait volontiers d’un terme emphatique : son prestige. Il en avait un, non douteux, aussi bien intellectuel que moral. Tout ce qu’il disait maintenant était d’une lucidité superbe et d’une générosité rare. En l’écoutant, Nicole remontait peu à peu l’échelle mystique, se sentait reprise et portée par un souffle grandiose. Son cœur se gonflait d’une ivresse de sacrifice. Profitant de la distraction de son mari, qui, rempli maintenant de son idée, ne remarquait pas les allées parcourues, elle le dirigeait vers l’endroit où Georget l’attendait. N’avait-elle pas juré d’y revenir ? Elle tiendrait parole. A mesure qu’elle en approchait, le tremblement dont elle était secouée devenait intolérable. La pulsation affolée de ses artères mettait un bourdonnement dans ses oreilles. Sa poitrine sautait sous des chocs si violents que Raoul finirait par les entendre. Dans cette crainte, Nicole pressait sur son sein ses mains convulsives. Mais tout à coup, voici que l’image de Georget, perdue jusque-là sous les orageuses vapeurs de sentiments si troublés, surgit en elle avec une intensité saisissante. Les yeux, les yeux bleus, les yeux de rêve, d’amour et de reproche, la transpercèrent. Rien d’aussi aigu, durant cette soirée d’agonie, ne l’avait poignardée. Qu’allait-elle faire ?… Oh ! le pauvre ami !…

Un regard égaré de Nicole implora la nuit charmante, les étoiles de splendeur, la grâce obscure des feuillages. Pourquoi ces conseils de joie, de volupté, d’insouciance, dans la Nature, si une caresse, un battement de cœur, compromettent l’ordre universel plus qu’un léger souffle nocturne sur les corolles frissonnantes ? Tant d’impassibilité dans les espaces sans bornes et une si torturante ardeur dans l’atome humain ! Pourquoi ?… Tout être a senti l’effarant contraste, qui a traîné, comme Nicole, une âme et une chair saignantes à chaque fibre, dans la paix d’un vaste jardin, sous l’écrasante sérénité d’un beau soir.

« Il le faut !… » se dit-elle. « Allons… Allons ! Il le faut. »

Elle arrivait, côte à côte avec son mari, devant le massif — énorme corbeille d’ombre, surmontée par des catalpas aux fleurs pâles — dans lequel se tenait Sérénis. Dieu !… elle crut entendre un craquement léger… Heureusement, les chiens n’étaient plus là. En courant vers l’ami caché, peut-être l’eussent-ils fait découvrir à leur maître. Nicole avait donc pris la précaution de les rentrer au moment où l’on contournait l’habitation.

Elle ralentit le pas. Aussi bien, comment trouvait-elle la force de mettre un pied devant l’autre ?

Sa voix s’éleva, incertaine, étouffée, puis soudain résolue et claire dans l’impressionnant silence.

— « Écoute-moi, » dit-elle à son mari. « Écoute. Tu vas suivre ta conscience. Tu vas courir des risques et traverser une épreuve. Je veux en prendre ma part avec toi. J’en suis digne. Ne m’en écarte ni par un doute, ni par un dédain, ni par une méfiance. Tout à l’heure, en te faisant l’aveu de ma folie, j’ai voulu te montrer mon cœur tout entier, pour que tu le reprennes, même — surtout — dans ce qu’il a de faillible et de chancelant. Peut-être y ai-je mis de la maladresse. Tu ne m’as pas comprise. Mais essaie du moins de me croire. Je suis, je serai toujours ta femme loyale et fidèle. Tu as ma foi, mon admiration, mon obéissance… »

Touché de son accent, atteint à des profondeurs inconnues par cette sincérité pénétrante, sans savoir d’où en venaient les tragiques vibrations, Hardibert demanda doucement :

— « Est-ce tout ? »

Ce fut le seul mot que risqua sa fierté. Violemment, il souhaitait une protestation d’amour. Ah ! plus violemment que jamais, depuis que la trouble confession lui avait ouvert, sur l’émotivité passionnelle de sa femme, d’étranges aperçus. Mais il ne l’eût provoquée par nul impérieux élan de sa propre tendresse. Peut-être même, s’il eût voulu s’assouplir jusque-là, n’aurait-il su comment s’y prendre. Quand Nicole exprima les plus vifs sentiments à son égard, sauf celui qu’il attendait, il ne trouva donc que cette froide question :

— « Est-ce tout ?… »

Elle comprit. Et cette façon de lui réclamer l’inestimable grâce, comme si elle eût rendu des comptes matériels et dû rectifier le total d’une addition, aurait, même en des dispositions plus favorables, paralysé sa bonne volonté. Cependant il ne s’agissait plus de ce qu’elle éprouvait. Le devoir accepté lui mettait à l’épaule une serre puissante et terrible. Elle ne pouvait plus y échapper. Elle irait jusqu’au bout. Il fallait que, dans les ténèbres, soudain épaissies de fatalité, Georget entendît des paroles irrévocables. Il fallait que, sur la nébuleuse clarté du chemin, il vît se dessiner le geste qui l’arracherait d’elle.

— « Non, » répondit Nicole, « ce n’est pas tout. Si je ne te disais pas que je t’aime, c’est que je voulais mériter de le dire en te prouvant bientôt que rien ne reste en moi d’une illusion insensée. Quand tu seras persuadé que mon cœur n’a jamais cessé de t’appartenir, alors j’oserai te parler de mon amour.

— Parle-m’en tout de suite… » murmura son mari en la pressant contre sa poitrine.

— Je suis à toi, Raoul, » s’écria Nicole.

Comment eût-il observé qu’elle n’exhalait pas ce mot dans le soupir délicieux d’une amante qui s’abandonne, mais qu’elle le lançait farouchement, renversée contre son bras en une raideur spasmodique, et l’oreille attentive, les yeux dilatés, épiant — eût-on cru — quelque épouvantable écho.

Rien ne répondit pourtant, rien ne bougea dans la merveilleuse paix éparse. Sur la corbeille d’ombre du taillis voisin, les catalpas, plus clairs, avec leurs larges feuilles et leurs thyrses pâles, s’épanouissaient somptueusement. Quelque chose se contractait peut-être horriblement à leurs pieds. Quoi donc ?… Une liane convulsive ?… une couleuvre déchirée par un hérisson ?… ou ce qui leur importait moins encore… un cœur d’homme ?… Les beaux arbres n’en prirent point souci.

Sur ses lèvres glacées, Nicole acceptait les lèvres de Raoul.

— « Viens… » lui dit l’époux triomphant. « Viens, mon joli Niclou. Tu verras comment ton grincheux de mari chasse les chimères des petites folles. »

Hélas ! voilà les gentillesses qui remplaceraient, aux heures où elle voudrait transformer le réel en idéal, les adorables couplets d’amour que, pour son malheur, Nicole avait maintenant dans la mémoire. Et, ce qu’il y avait de plus déconcertant peut-être, c’est qu’elle ne pouvait méconnaître ni dédaigner le sentiment conjugal qui se traduisait si bizarrement.

Complexes problèmes des âmes et de la chair !

Dévastée d’angoisse au point qu’elle s’étonnait de n’en pas mourir, la jeune femme se laissa entraîner vers la maison.

Arrivée là, son malaise apparut si véritable, que, sur ses prières, Raoul consentit à la laisser. Elle accepta un verre d’eau, et s’enfuit dans la chambre où elle avait obtenu de s’isoler depuis son retour de Bruges.

Cette chambre donnait, non pas du côté de la façade, — qui regardait le parc, — mais en arrière. Par conséquent, elle dominait l’usine et le pays.

C’était à peu près la perspective que Raoul et sa femme contemplaient tout à l’heure d’une terrasse : les longs fûts d’ombre des cheminées, et là-bas, l’amas noir des maisonnettes du village. Nicole, en s’approchant de la fenêtre, ne retrouva plus les petites constellations jaunes. A cette heure, elles étaient toutes éteintes. La frêle palpitation de vie pour laquelle chauffent éternellement les fournaises énormes des soleils, se suspendait là, dans le repos.

Même sur le tournant de route pâle, distinct entre l’épaulement de la colline et les premières maisons, rien ne passait à cette heure.

Rien… ô Dieu !… Mais si. Voilà qu’une silhouette y apparaît. C’est celle d’un piéton qui se hâte, à grandes enjambées rapides, comme dans une fuite désespérée. La frêle palpitation de vie, l’éternelle pulsation de douleur, ne s’apaisera donc jamais, tant que, pour tiédir les planètes, chaufferont les fournaises énormes des soleils ? Il y aura donc toujours quelqu’un qui souffre, quand tout dort ?

Oh ! cette silhouette qui s’en va, chargée de fureur et de chagrin, sur la route pâle !… Ce passant… ce passant, qui ne reviendra plus !…

Nicole le regarde, jusqu’à ce que l’alignement des maisons le lui dérobe. Elle sait que c’est Georget, qu’il gagnera Sézanne à pied, sans doute, pour prendre ensuite, vers Paris, le premier train du matin.

Quelles pensées emporte-t-il ?

Elle s’abîme sur son lit, sanglotant d’une douleur qui ressemble au plus brûlant remords.

Car, sous la forme de son horrible épreuve, s’insinue en elle cette vérité : que nos cœurs, avides d’absolu, ne se satisfont pas, même dans ce que nous convenons d’appeler LE DEVOIR. La meilleure de nos actions est pour quelqu’un une action mauvaise. La face resplendissante du bien a toujours un revers d’ombre.

DEUXIÈME PARTIE

I

C’était juste six ans plus tard, car le mois de juin finissait à peine, et un crépuscule ardent venait encore de s’éteindre.

Mais ces arbres étranges, dont le feuillage poudroie, blanchâtre de poussière et de reflets électriques, et se charge, en guise de fruits, de ballons lumineux et rubescents, ne sont pas les catalpas si frais, aux thyrses pâles, du parc de la Martaude. Ils bordent la rue des Nations, dans l’Exposition Universelle. Une dense atmosphère, chargée de fumets de nourritures, d’aigres relents d’humanité, d’électriques effluves de machines et de métaux en mouvement, les enveloppe. Un roulement monotone et tenace hypnotise la foule qui promène autour de leurs troncs sa lassitude énervée. Entre leurs branches, à quinze pieds du sol, défile incessamment une procession de milliers d’êtres immobiles et rapides. Le trottoir roulant circule, charriant une épaisse mêlée d’hommes et de femmes, de toutes races, de toutes classes, de tous langages, enfiévrés d’une identique ivresse de dépaysement, qui constitue leur principale joie. Même, et surtout, ceux dont la vie s’écoule dans quelque rue toute proche, ont, en franchissant les guichets, fait un bond dans le lointain, dans l’inconnu. Et ils goûtent une satisfaction neuve et incomparable à subir dans toutes leurs fibres, par tous leurs pores, des contacts, des bruits, des odeurs, des images, des secousses, qui les arrachent à l’inertie ordinaire de leurs sensations.

Dans l’artificielle lumière des projections électriques, des lanternes vénitiennes, des cordons de gaz et de l’acétylène, heurtés ou fondus en incandescences exaspérées, surgissent des profils d’architectures hétéroclites et violentes. Certains pavillons rassemblent sur une étroite façade tous les types d’art lentement élaborés par un peuple durant des siècles. L’impression d’ensemble éclate dans le cerveau comme une clameur de multitude. On souffre autant qu’on jouit de cette incohérence aiguë. Sous des portières chatoyantes, glissent des lambeaux de musiques barbares. A peine en a-t-on vibré, qu’un autre rythme secoue les nerfs. Et, si l’on pénètre dans ces réduits, où d’insolites parfums suggèrent des autrefois et des ailleurs, on voit, sous tous les oripeaux de toutes les séductions des races, onduler en toutes les poses de la lasciveté innombrable, les courbes pleines ou fuyantes, lourdes ou sveltes, les lignes agiles, les gestes insidieux, du corps féminin. Maigre chair phosphorescente des Espagnoles, larges coques noires de cheveux piquées de grappes rouges, étroitesse des tailles qui se cambrent. Hanches énormes et roulantes des Levantines. Petits pieds bottés des Russes, qui martèlent le sol. Petites mains excitatrices des Javanaises, aux torsions d’une irritante lenteur. Théories des sœurs anglo-saxonnes, qui s’avancent et reculent ensemble, et font jaillir cinq mollets noirs en un seul éclair hors de chastes jupes unies aux dessous de perversité. Longues et souples tresses blondes des Autrichiennes, que la valse balance. Masque au sourire peint de la Japonaise, que creuse et verdit tout à coup une effroyable pantomime d’agonie. Elles y sont toutes, avec tous leurs charmes, tous leurs maléfices, toutes leurs grimaces de vie et de mort.

— « C’est de la folie de n’avoir pas retenu de table. Tout est bondé, » dit une voix pointue et maussade.

On se retournait. On chuchotait le nom de l’actrice, Clary de Prémor, l’étoile de la Comédie-Moderne. Les Parisiens, en plus grand nombre que les étrangers aux abords du restaurant allemand, que leur snobisme lançait dans une vogue extravagante, reconnaissaient le fin et artificieux visage, les grands yeux glauques aux lourds cils noirs, les lèvres trop sinueuses, trop rouges, lèvres de cruauté, de mépris et de passion, que rétrécissait, en ce moment, une bouderie de petite fille.

— « Mais avec qui est-elle ? » demandaient ceux pour qui les intrigues des cabotines sont la seule science à la hauteur de laquelle il faille toujours se tenir. « On voit bien que le prince est en Italie. Elle ne se gêne pas. »

Ces gens bien informés parlaient du prince Gracchi, un Italien immensément riche, qui s’était emballé à fond sur la beauté de Mlle de Prémor, et qu’elle avait su affoler, puis fixer. Au moment de son premier grand succès, dans la Silviane, de Jalouse, par Pierre Essenault, l’adroite et impitoyable fille avait joué — non plus sur la scène, mais dans la vie — un jeu dont l’audace lui réussit pleinement. Laissant son auteur s’éprendre d’elle jusqu’à vouloir divorcer pour l’épouser, elle s’était servie de cette passion flatteuse pour mener, si possible, le prince Gracchi jusqu’au mariage, simulant une vertueuse préférence pour le bon motif — alors que ce bon motif brisait le gentil ménage d’Essenault, et qu’elle-même prenait patience dans une liaison de grisette avec son camarade Stainier, le beau et brutal César du répertoire classique, qui l’ensorcelait et la giflait. Le prince ne l’avait pas épousée, mais il avait donné une fortune à l’actrice, lui achetant le fameux hôtel Musina, dans l’avenue Friedland, réunissant, pour lui faire un collier unique, les perles les plus splendides à mesure qu’elles arrivaient sur le marché, attelant son cab de chevaux dignes d’un carosse royal. Par bonheur, ces arguments, capables de vaincre même la dignité qu’affichait Clary, en eurent raison avant que fût prononcé le divorce d’Essenault, et celui-ci trouva le pardon et la guérison auprès de sa délicieuse Georgette.

Tout Paris savait cette histoire. Et, pour une fois, ce fut la petite épouse, effacée, mais si admirablement fidèle et tendre, qui eut raison dans l’opinion frivole, contre la magnifique et fastueuse actrice. Une des causes de la mauvaise humeur de Clary, ce soir, plus sérieuse que l’inadvertance de son cavalier de ne pas retenir une table, c’était justement qu’elle venait de croiser, en descendant sur la berge, son ancien adorateur, si bien absorbé dans une confiante causerie conjugale, qu’il ne l’avait pas vue. Mais Georgette avait aperçu, elle, son ancienne rivale. Et des témoins avertis avaient pu sourire de l’inutile arrogance avec laquelle la femme de théâtre, exagérément parée, avait bravé le coup d’œil de cette fine petite bourgeoise, un peu trop correcte, mais d’une grâce et d’une fierté si pures, — victorieuse après tout, et qui le disait, de son joli front levé et de tout le dédain de son regard de ciel.

— « Il est rudement bien, ce type qui accompagne Prémor, » observaient des femmes du monde, dans ce langage argotique qu’elles adoptent pour ne pas que les hommes se gênent. Car la bonne tenue de ces messieurs devient une contrainte pour les deux sexes. Le laisser-aller est de rigueur, et peut-être a-t-il pris un suprême élan dans cette Foire du Monde, où pendant six mois le peu de décence restée aux honnêtes épouses de notre Tiers-État subit le coude à coude avec la galanterie de tout l’univers, dans l’étouffement des cabarets chics, et s’instruisit devant les tréteaux de tous les pièges de vice qu’apportaient dans leurs peplums, leurs maillots, leurs pagnes ou leurs tuniques, les multiples échantillons de l’exotisme féminin.

« Le type rudement bien » qui accompagnait Prémor, était son dernier auteur à nombreuses représentations, Ogier Sérénis. On le nommait moins promptement qu’elle, parce qu’il faut à un écrivain, même heureux, plus de temps qu’à une actrice pour imposer sa physionomie à la mémoire des foules. Ce n’était guère, justement, que depuis cette pièce réussie, jouée par une grande favorite du public, interrompue seulement par la relâche d’été, que le portrait de Sérénis apparaissait dans les journaux illustrés, sa photographie aux vitrines des libraires, et sa charge, due à l’alerte crayon d’un Cappiello ou d’un Sem, à la troisième page des quotidiens.

Pour ne pas afficher son tête-à-tête avec l’étoile de la Comédie-Moderne, — une bonne fortune toute récente qu’il devait à un caprice de Clary, — Sérénis avait invité Stainier à dîner avec eux, ce soir. L’acteur avait accepté, sans l’ombre de jalousie, revenu de sa toquade pour sa partenaire des grandes scènes amoureuses, et capable maintenant de râler sa passion auprès d’elle, devant la rampe, sans le trouble dont le bouleversaient au début de pareils exercices. Il n’en était pas non plus à l’exécrer, comme le plus souvent après ces passades de coulisses, — lorsqu’il arrive que deux héros de drame, dont les roucoulements et les sanglots font ruisseler les larmes dans la salle, se traitent à mi-voix de « roulure » et de « mufle », sur la scène, au moment où les loges se mouchent.

Stainier s’avançait donc derrière le couple, sur cette berge de la Rue des Nations, grouillante de monde jusqu’au bord du fleuve luisant et noir, où dansaient des taches d’or. Il marchait noblement, comme dans une tragédie de Racine, dressant sa tête petite, coiffée et dessinée à la Titus, mais dont le masque de médaille commençait à s’empâter. Pour dégager son cou marmoréen, qui sortait des costumes antiques en un jet si solide, lisse et arrondi, il portait à la ville des cols rabattus, très échancrés. Et telle était la majesté théâtrale de son maintien, qu’on le devinait, dans sa propre pensée, toujours précédé de licteurs et suivi d’une garde prétorienne.

Son calme ne se démentit pas lorsque, s’étant arrêté avec ses compagnons à la terrasse du restaurant allemand, ils constatèrent qu’aucune des tables extérieures ne restait libre. Contre celles qui paraissaient encore inoccupées, des chaises rabattues indiquaient la prise de possession. Les dîneurs installés autour des nappes fleuries, dans la clarté des calices électriques de couleur, s’égayaient discrètement à contempler de si près, dans leur attitude penaude, l’élégante Clary de Prémor, souple en son merveilleux manteau du soir, — un nuage de mousseline de soie et de dentelles fabuleuses, — et l’impassible Stainier, dont la glabre face, impériale et stupide, exerçait sur les mondaines assises là une fascinante curiosité, plus stimulante que l’amour.

Parmi ces mangeurs fortunés, Sérénis crut entendre partir une exclamation de surprise suivie de son nom. Par un effet presque mécanique, il tourna la tête, mais pour la ramener aussitôt dans sa première direction. Il venait d’apercevoir, attablé en élégante et nombreuse compagnie, un personnage de connaissance, — une de ces relations mondaines qui se multipliaient à mesure qu’il devenait un auteur à la mode. Celui-ci était un secrétaire d’ambassade, Philippe d’Orlhac, garçon taciturne et distingué, qu’on appelait « le beau ténébreux », parce qu’il portait sur sa physionomie l’empreinte d’une mélancolie inguérissable. On le recherchait pourtant, malgré sa répugnance à se montrer dans les endroits où l’on s’amuse et le peu d’entrain qu’il y apportait. Mais c’était un brillant parti, et d’autant plus séduisant qu’il fallait le conquérir, assurait-on, sur un romanesque souvenir d’amour. Précisément, M. d’Orlhac paraissait aux prises avec quelque piège matrimonial, tel qu’il était entouré, et ayant à côté de lui une jeune fille, dont la claire physionomie, curieusement tendue vers Clary de Prémor et ses compagnons, évoqua chez Ogier d’imprécises réminiscences. Cette sensation, et l’embarras de rencontrer M. d’Orlhac, chacun en des compagnies si diverses, qui les empêchaient de se saluer, fit que le regard de Sérénis n’insista pas.

D’ailleurs, il devait se décider à pénétrer dans le restaurant, Mlle de Prémor préférant étouffer dans cet endroit chic, que de dîner plus au frais dans quelque établissement moins glorieux. Tous trois s’installèrent donc au fond de l’étroite et basse pièce, au décor « modern style », sous le souffle exaspérant d’un petit ventilateur électrique, qui faisait se hérisser les plumes de Clary et les cheveux des hommes, sans dispenser à leurs poumons une parcelle d’air respirable. Les verres jaunes à haute patte, dans lesquels on leur servit des vins aux noms de burgs et de margraviats, ne leur versèrent pas plus de gaieté que le ventilateur ne leur versait d’oxygène. Clary gardait sa mauvaise humeur. Stainier se gourmait, ne prenait pas une pincée de sel ou un cure-dent sans arrondir tragiquement son geste, persuadé que tous les assistants avaient les yeux sur lui. D’ailleurs, n’ayant pas un mot à dire, fermé à tout ce qui n’intéressait pas sa vanité. Quant à Sérénis, très malheureux de n’avoir pas mieux organisé la soirée, il se désespérait de paraître trop petit bourgeois à son élégante interprète. Les habitudes de la grande vie lui manquaient. Ne le trouvait-elle pas ridicule, cette Clary, qu’entretenait un prince ? Sans être sentimentalement amoureux d’elle, Ogier appréciait assez son aventure avec la ravissante fille, pour trembler de lui déplaire. Ce souci paralysait son aisance naturelle, son esprit, et même cette grâce mâle et gravement caressante, qui faisait rêver de lui les femmes.

La partie fine était ratée, il n’y avait pas à dire. Sérénis le sentit si bien, qu’il n’insista pas lorsque Mlle de Prémor, au dessert, déclara qu’elle se trouvait trop fatiguée pour se promener dans l’Exposition après le repas.

— « D’ailleurs, » ajouta-t-elle, « je l’ai si bien prévu que j’ai fait venir ma voiture, à neuf heures, au pont des Invalides. Elle doit déjà y être. Je trouve ça tuant, ces balades sur des cailloux qui vous tordent les chevilles. Elle est trop salement carrelée, leur Exposition.

— On te paiera un fauteuil roulant, » proposa Stainier.

Elle daigna rire.

— « Tu en as de bonnes, mon vieux ! Pour que tout Paris s’offre ma fiole. On organiserait demain ma représentation de retraite.

— Je voulais vous conduire, Clary, au Phono-Cinéma-Théâtre, » dit Sérénis. « C’est curieux, il paraît.

— Merci !… » répliqua-t-elle, contractée de nouveau. « On y voit et on y entend Rébecca, avec le sublime accent anglais compliqué d’une voix de polichinelle. Rébecca !… Grands dieux !… Vous avez donc du goût pour la Rétrospective ?… »

Ogier devina qu’une gaffe suprême venait de couronner la kyrielle de ses gaucheries. Il ignorait que l’actrice restât précisément exaspérée de ce qu’on ne lui eût pas demandé une scène, pour la rendre par la combinaison du phonographe et du cinématographe, sur ce petit théâtre, où la foule admirait cent fois par jour les fantômes parleurs de Coquelin et de Sarah Bernhardt, et la svelte silhouette dansante de Cléo de Mérode.

Le jeune homme avait cru amuser Clary par une distraction qui touchait à son métier, — ce métier dont les cabotins ne se dégagent pas une minute. — Il tombait bien !…

Mlle de Prémor se leva, nerveuse à en pleurer, et passa son manteau de dentelle, avec l’aide de Stainier, pendant que l’écrivain soldait l’addition.

Son accès de jalousie professionnelle l’attendrit envers le compagnon des misères pareilles, le César des coulisses, qui s’enrageait souvent, lui aussi, dans le dépit des rivalités furieuses. Comme il tendait l’une des amples manches envolantées, elle lui jeta tout bas :

— « Viens me rejoindre à la maison. Je lâche le « serin de Nice ». Il m’embête. »

Puis, souriante, elle se retourna vers l’auteur, apaisée par ce calembour sur le nom de Sérénis, qu’elle n’avait pas inventé, et qui sentait bien son origine, une rancune de confrère sans succès, — preuve que l’envieux venin corrode autant les âmes littéraires que celles qui les traduisent de l’autre côté de la rampe.

Comme tous trois sortaient du restaurant, Ogier ne retint pas un regard à la dérobée vers la table extérieure, où il avait aperçu Philippe d’Orlhac. Le jeune diplomate s’y trouvait encore avec ses amis. Et, de nouveau, Sérénis surprit en éclair une vision lumineuse et blonde de jeune fille, deux yeux pétillants attachés sur lui.

Quelques minutes plus tard, il ouvrait pour Clary la portière de son coupé.

— « J’ai la migraine. Vous serez bien gentil de me laisser, » dit-elle cavalièrement.

La voiture fila. Presque aussitôt, Stainier tendit la main à l’auteur dramatique.

— « Comment, vous aussi ?… » s’exclama Sérénis, tout dépaysé de rester seul.

— « Mon bon, » fit l’autre confidentiellement, « je suis bien content que Clary nous ait plaqués. Il m’aurait fallu prendre congé le premier, et elle aurait potiné, la mâtine… » Il ajouta, plus mystérieux qu’un conspirateur de tragédie : « Un rendez-vous avec une femme du monde… Je ne saurais être assez prudent… »

Puis il s’éloigna, riant sous cape, allant retrouver Clary dans son hôtel merveilleux, pour un de ces revenez-y où les deux anciens amants ressuscitaient leurs souvenirs et mêlaient cyniquement leurs rancunes.

Sérénis rentra dans l’Exposition, dégoûté de sa soirée, des cabotins, et, — du moins y tâchait-il, — des bonnes grâces décevantes de Clary.

Quelque chose dont il ne se rendait pas compte, — curiosité, pressentiment, réminiscence, — lui fit rebrousser chemin le long de la berge pour repasser devant le restaurant germanique. Les tables se vidaient. Celle où il avait remarqué d’Orlhac, entourée maintenant d’une débandade de chaises, montrait l’abandon du repas fini, serviettes jetées, fleurs pillées, verrerie légère en retraite devant la grosse cavalerie des rince-bouche.

Sérénis monta un escalier, puis traversa le pont de l’Alma sans prendre la peine de gravir la passerelle, n’ayant qu’à montrer au guichet sa carte de presse. « Allons au Château d’Eau, » pensa-t-il. Un moment de rêverie devant les prodigieuses cascades multicolores apaiserait son agacement.

Comme il passait derrière le pavillon du Mexique, il se heurta presque à quelqu’un qui sortait vivement du bureau de télégraphe, situé de l’autre côté de l’allée, près du Cabaret Roumain.

— « D’Orlhac !…

— Ah ! Sérénis… Comme ça tombe !… » s’écria le secrétaire d’ambassade.

— « Ça tombe si bien que ça ?… » sourit Ogier en lui serrant la main.

— « Parbleu, oui ! Je vais donc satisfaire un caprice de jeune fille, qui nous a empoisonné notre dîner.

— C’est une Brinvilliers, votre jeune personne ?

— Mais non… Je veux dire que sa fantaisie a glacé tout entrain. C’est une charmante fille, gaie jusqu’à l’extravagance. Eh bien, elle n’a plus dit un mot et n’a cessé de regarder vers l’intérieur, à partir du moment où vous êtes entré avec Prémor. Quand elle a su que nous sommes amis, ne me demandait-elle pas d’aller vous chercher.

— Bien élevée, la demoiselle !

— Dites « pas élevée » du tout. Elle a traversé quelques pensionnats de France, et revient d’Amérique, où son père a fait une fortune. Vous avez dû entendre parler de Mériel… Le Trust de la publicité… Vous savez bien ?

— Mais non.

— Ce Mériel est un individu doué d’une imagination du diable. Après avoir raté beaucoup d’entreprises en France, il a fondé en Amérique le Trust de la publicité… Une idée géniale… Impossible de faire paraître une annonce dans un journal ou de coller une affiche sur un mur sans s’adresser à son Trust. Et comme on abuse plutôt outre-Océan de la réclame, le monsieur a gagné des millions.

— Bravo ! » plaisanta Sérénis. « Une héritière… Je cherche ça, précisément. Mais pour celle-ci, je pense que vous-même…

— Je ne compte pas me marier. Vous avez le champ libre, » interrompit d’Orlhac, tandis que l’assombrissement soudain de sa physionomie démentait son effort pour sourire.

— « Mais, à propos, où allons-nous ? » demanda l’écrivain.

— « Rejoindre ma bande. Je vous emmène. »

Et d’Orlhac, secouant l’impression pénible, expliquait à son compagnon qu’il venait seulement de quitter ses amis pour entrer au bureau de poste.

— « J’avais à téléphoner au Ministère. Mon congé expire. On est en train de négocier un prolongement. Mais il faut pour cela que mon ambassadeur ait reculé son départ, comme il en avait l’intention. Enfin, j’étais anxieux, je voulais savoir. J’ai laissé mes gens pour quelques minutes, et je dois les rejoindre au Champ de Mars, devant les cascades lumineuses.

— J’y allais, » dit Sérénis.

— « Oh ! oh ! » taquina Philippe d’Orlhac, « ma protégée vous intéresse déjà !… Savez-vous qu’elle prétend vous avoir connu il y a quelques années.

— Cela m’étonnerait. Mais avec qui est-elle ici ?

— Avec son père, et la famille d’un Yankee, associé de monsieur Mériel. D’aimables personnes, que j’ai connues là-bas, quand j’étais attaché, à Washington. »

Ce nom de Mériel ne réveillait chez Ogier aucun souvenir. A peine l’avait-il entendu jadis, lorsque Mme Hardibert l’avait prononcé, tandis qu’ils cheminaient côte à côte par les rues d’Anvers, avec l’inopportune présence de la grande fillette sautillant autour d’eux. « Victorine Mériel… » Cela ne lui disait rien du tout. Et une Victorine Mériel millionnaire, moins encore. L’impression d’autrefois s’associait avec une image d’orpheline malchanceuse, que guettaient les plus fâcheux hasards de la vie. Et cette impression même ne subsistait que grâce à d’autres… Dieu ! que cette petite silhouette sans conséquence aurait depuis longtemps disparu de sa mémoire, si elle n’eût tenu de si près à des choses qui ne s’oublient pas.

Cependant Philippe d’Orlhac et Ogier Sérénis venaient de franchir les colossales assises de la Tour Eiffel. Devant eux s’ouvrait le rectangle du Champ de Mars, fourmillant d’une multitude noire, sous l’éblouissement dur des nombreux becs de gaz à incandescence. Cette clarté presque intolérable faisait apparaître comme terni, à une telle distance, le filigrane de lumière qu’était le Palais de l’Électricité, sertissant la joaillerie fulgurante de sa cascade. Celle-ci tombait sans cesse en un écroulement de rubis et de topazes, que remplaçait tout à coup la pluie des améthystes et des saphirs, suivant le jeu des verres souterrains traversés par les rayons. Les yeux se fixaient dans une fascination sur ce Niagara de gemmes enflammées, devant lequel ondulaient avec douceur des panaches d’eau mauve, lilas ou perle, — les jets remontants, moins ardemment colorés, du bassin.

Devant ce spectacle de féerie, la foule s’amassait, compacte, sur des rangs pressés de chaises, ou debout, en muraille inaccessible à toute pénétration, sinon à la serpentine agilité des petits camelots.

— « Où devez-vous retrouver vos amis ? Cela me paraît une entreprise assez compliquée ? » observa Sérénis, tandis que les deux jeunes gens ne gagnaient plus qu’avec lenteur d’infimes parcelles de terrain.

— « Mon Dieu… Ils m’ont dit : devant le Château d’Eau… » fit d’Orlhac, avec le peu d’assurance que méritait l’énoncé d’un si chimérique rendez-vous.

— « Telles quelques aiguilles s’assignant comme lieu de rencontre une meule de foin, » énonça Ogier avec une gravité railleuse.

A ce moment, ils durent prendre leur parti de ne plus avancer ni reculer, saisis par une vague humaine, qui, après les avoir fait tourbillonner dans son remous, s’immobilisa en les bloquant.

— « Votre grande taille, au moins, vous sert, » reprit Philippe, qui, de stature moyenne, n’apercevait plus la cascade lumineuse que par intermittents éclairs, entre la moustache d’un monsieur et l’oreille d’une dame, rapprochées d’ailleurs trop fréquemment.

Par une silencieuse mimique, il fit remarquer à Sérénis que le mari de la dame était en avant de ce couple.

— « Eh ! qu’ils s’aiment donc !… » murmura l’écrivain.

Il mit dans cette exclamation un tel frémissement de mélancolie, que d’Orlhac tressaillit et le regarda.

— « Vous ne trouvez pas, vous, » reprit Ogier, répondant à ce mouvement, « que la vertu des femmes peut quelquefois être une vilaine chose ?…

— Qu’entendez-vous par là ? » dit le jeune diplomate d’une voix sourde.

— « J’entends que leur fidélité conjugale, seul devoir qui les affranchisse de tous les autres, est d’essence moins noble qu’une généreuse faute. La prudence, l’intérêt, la coquetterie, la froideur, en sont les plus sûrs éléments. Et en son nom, elles peuvent commettre des crimes ! »

Le mot grinça, d’une amertume sauvage. Philippe d’Orlhac se taisait.

— « Ce n’est pas votre avis ?… » insista l’écrivain.

— « Mon avis ?… » répéta l’ancien amant de Marcienne de Sélys. « Est-ce que nous pouvons avoir un avis sur l’amour ?… Nous avons seulement chacun notre façon d’en avoir souffert. Ne m’en veuillez pas de vous taire la mienne. »

L’accent déchiré émut Sérénis. Qu’était son regret, à lui, — dont il ne faisait plus guère à présent que de la littérature, — à côté d’une blessure si promptement, si profondément saignante ? Sans la connaître, il en demeurait troublé, avec cette espèce de jalousie mystérieuse que nous inspirent les inconsolables tourments de l’amour, ceux que nous devinons supérieurs à notre propre endurance, et nés d’extases que nous ne connaîtrons jamais.

Comme le subit assombrissement de leurs pensées leur rendait plus étouffante la contrainte de la foule, tous deux, d’un tacite accord, essayèrent de battre en retraite. A peine retrouvaient-ils un espace relativement libre, qu’ils aperçurent, venant à eux, les amis de M. d’Orlhac. Ceux-ci, en effet, s’étaient arrêtés près du pont d’Iéna, pour écouter un concert de trompes.

— « Vous savez bien, » dit M. Mériel au secrétaire d’ambassade, « qu’avec Toquette la ligne droite n’est jamais le chemin d’un point à un autre. »

« Toquette !… » Le grand corps de Sérénis oscilla comme par une secousse électrique. Il attacha des yeux effarés sur la jeune fille, qu’on lui présentait justement. Cette svelte taille élancée, à la ceinture fine, au buste gracieusement modelé, sous de floconneuses guipures, ne lui rappelait en rien l’écolière d’autrefois. Mais l’éclat du teint, la mousse dorée des cheveux, la malice de la bouche et du regard… Mon Dieu !… Était-ce possible ?…

— « Vous ne vous rappelez pas Toquette, monsieur Sérénis ?… Et notre rencontre d’Anvers ?… Et mon entorse de Bruges ?… Et mes roses de la Martaude ?… »

La Martaude !… Un jet de glace et de feu parcourut les artères d’Ogier. Allait-il apercevoir, parmi ces gens qui l’entouraient, celle qu’évoquait la présence de cette jeune fille, celle qu’il n’avait pas revue depuis le soir… Non, elle n’était pas là. Il se ressaisit, devant tous ces yeux rencontrés, où il lisait de l’étonnement.

— « Pardonnez-moi… C’est une telle surprise !… Comment ! si je me rappelle mademoiselle Toquette ?… Mais je crois bien !… J’espère, monsieur, que mademoiselle votre fille ne vous a pas dit trop de mal de son ancien ami ? »

Paul Mériel protesta. C’était un solide gaillard, qui n’accusait pas la cinquantaine, et que sa physionomie vive, d’un roux grisonnant, — très ressemblante, quoique masculinisée et épaissie, à celle de sa fille, — montrait bien l’homme d’aventures, d’imagination et d’entrain, qui avait fini par forcer la main à la Fortune.

— « Eh bien, voyons… Si nous ne restions pas là, à nous faire lapider de coups de coude. Allons prendre des glaces là-haut, sur une des terrasses. Nous verrons mieux l’effet des fontaines. »

Le groupe se mit en mouvement. Et, soit hasard, soit que les volontés y eussent tendu inconsciemment, Ogier se trouva près de Toquette.

Elle ne s’effarouchait pas d’un tête-à-tête, qu’elle accentua plutôt, ralentissant le pas pour rester en arrière. Ses indépendantes allures d’autrefois n’avaient pris que plus de décision par son séjour en Amérique et l’assurance de la richesse. Seulement, les gestes capricants et l’impertinence agressive de l’âge ingrat, étaient remplacés par la souple grâce et la finesse malicieuse de la vingtième année.

Ogier regardait cette grande fille élégante, mais sans l’observer pour elle-même. A peine se rendait-il compte, en une saveur accrue, de ce charme étrange vaguement remarqué par lui lorsqu’elle était gamine. Tout ce qu’il se dit d’elle, c’est qu’il ne la trouvait pas devenue jolie. Mais elle évoquait en lui trop de souvenirs — et de trop poignants, — il attendait de cette rencontre trop de révélations plus ou moins cruelles, pour s’attacher à ce qui la touchait personnellement. Des questions lui brûlaient les lèvres. Cependant il eut la discrétion d’attendre.

— « Monsieur Sérénis, » disait-elle. « M’avez-vous pardonné ?

— Vous avoir pardonné ?… » répétait-il. « Mais quoi donc ?… »

Presque inquiet, rapportant tout à une seule pensée, il se demandait si elle n’allait pas lui présenter des excuses pour l’avoir tant gêné jadis dans un bonheur si vite évanoui. Le sourire mystérieux de Toquette accentuait cette crainte.

— « Vous étiez si fâché, » reprit-elle, « le dernier jour !… avant que je parte pour la pension… parce que je vous avais surpris en vous jetant des roses. »

Ah ! le banc de la Martaude… L’attente ravie… La silhouette juvénile dans la simple robe blanche, sous le canotier de paille, qui passa la grille et remonta l’allée !… Comme elle était songeuse, la douce Nicole !… Que pensait-elle à ce moment-là ?…

— « Comment, mademoiselle !… J’ai eu le mauvais goût de me fâcher parce que vous me jetiez des roses ?… Vous n’avez pas fait serment de ne plus recommencer, j’espère ?… »

Toquette coula vers lui un regard intrigué. Elle percevait l’intonation factice, devinait l’esprit ailleurs.

— « Avec les mêmes roses ? » demanda-t-elle. « Je m’en garderais bien. Elles voleraient en miettes, les pauvres.

— Puis il faudrait d’abord les retrouver, » dit-il machinalement.

— « Les retrouver !… Je vous les montrerai, si vous ne leur avez pas trop gardé rancune.

— Où donc ? » fit-il, commençant à s’intéresser.

— « Mais, dans le sachet où je les conserve.

— Ici ?… ou en Amérique ?…

— En Amérique et ici. Partout où je vais. Elles ne me quittent pas. »

Les admirables yeux graves d’Ogier se posèrent, et cette fois sans regarder en dedans vers le passé, sur le visage de la jeune fille. Toquette brava ce regard, avec un embarras fier et charmant. A la fin, pourtant, ses cils fauves battirent.

Qu’éprouvait-il ?… Était-ce donc un regret d’imagination, sans racines au fond du cœur, l’élancement d’une cicatrice toute superficielle, ce frisson qui le secouait si fort depuis quelques minutes, puisqu’une coquetterie de femme suffisait à l’en distraire ? Lui-même s’étonna de l’attrait substitué au souvenir, et qui, brusquement l’appelait hors du plaintif autrefois.

— « Ah ? » disait Toquette en riant. « Je puis bien vous l’avouer, maintenant que je suis une grande personne, à qui le flirt est permis. Vous fûtes le héros de ma treizième année. Tiens, voilà un alexandrin !… Je vous le cède, sans réclamer de droits d’auteur. »

Elle noyait sous son espiègle gaieté la confession trop significative de tout à l’heure, et qui lui avait valu un tel regard. L’instinct défensif de son sexe la tenait, allègre et vaillante, sur le rempart de son secret, prête à le préserver par la raillerie et toutes les ruses de guerre, si elle l’avait en vain compromis.

— « J’étais une romanesque petite folle, » reprenait-elle. « Vos vers, que vous nous récitiez, vos belles phrases sur la poésie de Bruges, vos attitudes élégiaques, m’avaient tourné la tête. Et j’étais jalouse… Ah ! que j’étais jalouse !…

— De qui étiez-vous jalouse ?… » questionna Ogier, dont le cœur battit de nouveau sous un flot, mais ralenti, de l’émotion ancienne.

— « De ma marraine, tiens !… Vous lui faisiez bien un peu la cour ?… Allons, soyez franc.

— Comment pouvez-vous croire ?… Mon respect…

— Oh ! votre respect… Vous y étiez bien forcé. Ma sage petite marraine n’est pas de celles à qui on manque.

— Vous l’avez vue récemment, madame Hardibert ? Tout va-t-il suivant ses désirs ?… »

La voix d’Ogier défaillit légèrement. Il posait enfin la question qui, tout d’abord, lui brûlait les lèvres. Mais il en attendait moins impatiemment la réponse.

Le clair visage de Mlle Mériel s’assombrit un peu.

— « Vous n’allez pas me croire, » dit-elle avec un sérieux imprévu. « Je n’ai pas encore rendu visite à ma marraine depuis mon arrivée en Europe.

— Il y a longtemps ?

— Deux ou trois semaines. Mais papa n’a jamais une heure à lui. Et puis, il fallait bien voir l’Exposition… La Martaude, c’est loin. »

Elle s’interrompit, confuse. Puis la vérité sortit, comme si la jeune insouciante eût soulagé sa conscience par un aveu. Les relations étaient devenues si rares avec les Hardibert, que Toquette ne savait trop comment les reprendre. Cinq ans auparavant, son père, pour qui s’annonçait la réussite d’une affaire importante, l’appelait en Amérique. Pour profiter du départ d’une famille disposée à l’escorter, elle avait dû se mettre en voyage d’un jour à l’autre. La correspondance avec sa marraine avait d’abord marché régulièrement, puis s’était espacée.

— « J’ai tellement l’horreur des banalités épistolaires, » soupira Mlle Mériel. « Quand les gens sont séparés de vous pour à peu près toujours, qu’ils ne vivront plus de votre vie, on a si tôt fait de n’avoir plus rien à leur dire. »

Du moins, elle était franche. Elle n’enguirlandait pas son jeune égoïsme, sa négligence, sa naïve ingratitude. Ogier entrevit ce caractère en contrastes, à la fois indifférent et fougueux, tenace pour soi, dépourvu de solidité pour les autres, et peu capable de sacrifice. Elle avait pourtant une excuse, que sa délicatesse n’eut garde d’alléguer : son enfantine griserie de la soudaine fortune paternelle, les gâteries absurdes dont, immédiatement, elle fut accablée. Aucune allusion de sa part ne signala ce changement dans son destin. Simple marque d’une élégance naturelle, qui lui interdisait d’attacher tout haut quelque importance à l’argent.

— « Comment se fait-il, » interrogea Sérénis, « qu’oublieuse d’une si exquise marraine, vous ayez gardé le souvenir du méchant camarade de passage que j’avais été pour vous ? »

Peut-être voulait-il provoquer le retour des déclarations de tout à l’heure. A travers le babillage de Toquette, il perdait un peu la certitude qui, un instant auparavant, était entrée en lui comme un aiguillon, dont il goûtait l’atteinte fiévreuse et légère. Cela ne lui déplaisait pas de recevoir encore les avances plus ou moins directes de cette capiteuse fille. Il la voyait mieux à présent. Dans ses yeux d’or, sa peau transparente, sa mousseuse chevelure, sa longue taille pliante, une vie magnétique frémissait. Pourtant, non, elle ne l’attirait pas. D’ailleurs, que voulait-elle ? Se jouer un peu de lui, sans doute, le piquer à son tour, ne pas rester sur son échec de petite amoureuse précoce. Il la sentait pétrie de caprices. Et n’était-elle pas riche à se les passer tous ? Quelque chose se cabra en lui. Il n’y pensait que trop, à cette fortune, depuis que tous deux marchaient côte à côte. Eh bien, quoi ? Pourquoi s’en voudrait-il ? N’avait-il pas souvent songé, sans en rougir, à faire un mariage avantageux. Il apportait le succès, la célébrité… C’était un échange.

De telles réflexions se suivaient en lui, rapides, fuyantes et réitérées, comme les ondes voisines, aux reflets changeants, dont la chute incessante étourdissait. On les apercevait maintenant de haut. Le groupe était parvenu sur une des terrasses, et même, par une manœuvre savante, venait de s’emparer d’une table, au bord de la balustrade, que des dîneurs attardés abandonnaient. Par exemple, on n’aurait pas de sitôt un garçon pour la débarrasser. Toquette déclara, non sans raison, que les reliefs des autres l’écœuraient. Sous ce prétexte, elle s’accouda plus loin, à la rampe de simili-marbre, contente de poursuivre sa causerie avec Ogier, qui, bien entendu, ne la quitta pas.

Tardivement, elle répondait à sa dernière question.

— « D’abord, je ne l’ai pas oubliée, ma gentille petite marraine. J’ai un peu lâché la correspondance. Mais c’est tellement rasant d’écrire ! Si j’avais dû échanger des lettres avec vous, il y a beau temps sans doute que je serais revenue de mes illusions.

— A la bonne heure ! » dit-il, découvrant une câlinerie d’intonation dans la malice des mots, et se prêtant d’autant plus volontiers à la plaisanterie. « Vous me parlez comme quand vous aviez douze ans. Je vous retrouve. Nous allons être de bons ennemis, ainsi que jadis.

— Vous savez que je me ressens encore de mon entorse. J’ai gardé une faiblesse de la cheville. Dieu ! que je vous en ai voulu !

— De votre entorse ?

— Parfaitement.

— Mais en quoi étais-je cause ?…

— Vous restiez toujours en arrière, avec marraine. Moi, par énervement, j’ai pressé le pas. Et puis, je rageais… J’ai tapé du pied, en me retournant vers vous… Crac ! ça y était.

— Cette petite Toquette !… » murmura Ogier.

Sa voix traîna, caressante. Et il appuya de nouveau sur la fraîche physionomie un regard qui se troublait un peu. Il ne distinguait plus bien ce qui se passait en lui. Le présent, le passé, mêlaient leurs suggestions pénétrantes. D’où venait que, soudain, il discerna, dans l’écheveau embrouillé de ses sentiments, une satisfaction bizarre de ce que les Mériel eussent laissé se dénouer presque entièrement leurs rapports avec les Hardibert ?… Lui qui, moins d’une demi-heure auparavant, n’avait vu dans sa rencontre inopinée avec Toquette que l’occasion d’entendre parler de Nicole.

— « Fifille, ta glace est en train de fondre, » claironna la voix éclatante de Mériel.

On les avait enfin servis. Du linge mal cylindré, jeté à la hâte sur les maculatures de la nappe, donnait une virginité relative à la table. Un soir d’illuminations, il ne fallait pas être exigeant. Une retraite aux flambeaux se déroulait en bas, sillonnant la foule obscure d’une traînée de ballons lumineux. On se demandait par quel miracle pouvait s’ouvrir la dense masse humaine, et si ces grosses boules orangées ne roulaient pas d’elles-mêmes sur le dru moutonnement des têtes, au lieu d’être portées par des corps en marche. Des musiques militaires épandaient des rythmes, des clameurs et des frissons de cuivre, qui semblaient les accents exaspérés ou plaintifs de l’énorme houle vivante. Puis, dans des silences inexpliqués, presque sinistres, revenait le mugissement doux de la cascade, dont ruisselaient sans fin les eaux diaprées, splendides et fugitives. Une chaleur suffocante montait dans l’air épaissi. Autour des globes lumineux, on voyait trembler la poussière. Et là-bas, très loin, vers l’ouest, par-dessus les palais lisérés de cordons de gaz, l’agonie du jour s’achevait en une pâleur à peine verte, tandis que du phare allemand un formidable pinceau de lumière électrique, promené frénétiquement, balayait de temps à autre ce chaos et en faisait surgir de stupéfiantes apothéoses.

Toquette et Ogier s’assirent avec les autres pour humer leurs glaces. La conversation se généralisa. Ce fut Paul Mériel qui, le premier, prononça le nom qui faisait sauter le cœur de Sérénis.

— « Ces pauvres Hardibert… Les voyez-vous souvent, monsieur ? » demanda l’inventeur du Trust de la publicité.

— « Mais non… La vie est si dévorante ! Il y a des années que je ne leur ai fait visite. Je suis fort coupable envers eux.

— C’est comme nous. Il faudra nous accompagner à la Martaude. Nous nous ferons pardonner ensemble.

— Mais, » demanda l’écrivain, « pourquoi dites-vous « ces pauvres Hardibert » ? Leur serait-il arrivé malheur ?

— Comment ?… Vous ne savez pas ?… En effet, vous avez dû les négliger depuis longtemps. Mais, la Martaude a traversé une crise terrible ! Ils ont été à deux doigts de la faillite.

— Pas possible ! Un établissement si prospère !…

— Ah ! c’est que la politique s’en est mêlée. Un moment, Hardibert pensait abandonner la partie. L’État, son meilleur client, le boudait. Et les ouvriers, tandis qu’il les nourrissait en sacrifiant sa fortune personnelle, lui jouaient des tours pendables. Quand on chômait, les gaillards trouvaient bon d’être payés tout de même. Et si, par hasard, l’ouvrage donnait un peu, ils réclamaient de l’augmentation et tenaient la dragée haute. Ah ! ç’a été dur !

— Et monsieur Hardibert s’en est tiré !… Il est tellement énergique !

— On l’a aidé aussi… Quelqu’un a mis à propos des fonds dans l’affaire. »

Toquette eut un brusque accès de toux. Et Sérénis vit, à un mouvement de son buste, qu’elle avançait le pied vers son père, par dessous la table. Il comprit. Le Trust de la publicité ne s’était pas montré ingrat. Mais c’était peut-être pire de laisser refroidir une amitié, après avoir cru solder la dette de cœur avec de l’argent.

— « D’ailleurs, » continua Mériel, empressé à faire dévier le sujet sur l’indication de sa fille, « j’ai appris, depuis mon arrivée en France, que, d’aucune façon, le bonheur n’est à la Martaude. »

Ogier sentit le reflux de son sang. De jour, on l’aurait vu pâlir.

— « Comment cela ? »

Mériel hocha la tête, et jeta un regard circulaire, comme pour dire qu’il ne pouvait s’expliquer devant des étrangers, ni à portée de virginales oreilles. Malgré cette mimique expressive, Sérénis, tenaillé d’une curiosité douloureuse, ne put se tenir d’insister.

— « Vous m’étonnez. Madame Hardibert est femme à mettre le bonheur partout.

— Aussi n’est-ce pas sa faute. Gardez-vous de rien préjuger contre elle, » riposta Mériel avec chaleur.

Sérénis ne devait pas en apprendre davantage ce soir-là. Les Américains, que cette causerie n’intéressait pas, jugèrent à propos d’intervenir. Malgré leurs efforts pour parler français, ils revenaient fréquemment à leur idiome natal, que l’écrivain n’entendait guère. Toquette cessait de s’occuper de lui, prise tout entière par un spectacle qui l’amusait. Un ouvrier, pour arranger quelque chose à l’une des herses électriques, s’avançait au rebord du bassin, dans l’éclaboussement de l’eau. A un moment, il gravit deux degrés de la cascade, sous la puissante douche multicolore. Le public l’acclamait. Ogier, machinalement, regardait l’homme. Le bourdonnement de la foule, les hurrahs, la chanson liquide des fontaines, les musiques éparses, tourbillonnaient en rafales nostalgiques au fond de son âme. La réflexion de Philippe lui revint : « Nous ne pouvons juger l’amour. Nous avons seulement chacun notre manière d’en souffrir. » Il se tourna, dans l’espoir instinctif de rencontrer la fraternelle mélancolie du jeune diplomate. Et seulement alors, il s’avisa que d’Orlhac ne les avait pas suivis sur la terrasse, mais avait dû prendre congé au pied de l’escalier, tandis que lui-même s’attardait avec Toquette.

Alors il se sentit incapable de prolonger, à côté de cette attirante fille, l’étrange désarroi de sa pensée, ni surtout de supporter davantage le remords bizarre dont, sans l’analyser, il éprouvait le malaise croissant. Que faisait-il ici ? Vers quoi donc allait-il ?… Et là-bas, à la Martaude, Nicole était malheureuse… Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?… N’avait-elle pas choisi, jadis ?… Ne lui avait-elle pas impitoyablement broyé le cœur ?… Donc il était libre… Et il serait vraiment trop généreux de la plaindre !… Par moments, au cours des années, il avait cru l’oublier tout à fait. Ou, du moins, sa peine, qui lui restait chère, n’était plus qu’une plainte éolienne dans sa mémoire de poète, une mélodie amèrement douce, qu’il se plaisait à faire pleurer sur les lèvres de ses héros. D’où venait donc qu’il se trouvait si malheureux ce soir ?… Et surtout si mécontent de lui-même ?…

Allons ! il allait se retirer. Dès qu’il serait seul, il trouverait le mot de cette énigme.

Ogier s’excusa donc auprès de ses compagnons. Personne n’essaya de le retenir. Aussi, comme il s’éloignait, fendant avec difficulté la cohue, s’énervant de la torpidité de ces troupeaux béats, et les traversant avec une vigueur presque brutale, Sérénis emportait une impression dominante : le dépit d’avoir constaté combien aisément Toquette le laissait partir, tellement distraite par les acrobaties hydrauliques de l’ouvrier électricien, qu’elle lui avait serré la main et dit « au revoir » sans tout à fait tourner la tête.

Le jeune homme rentra à pied. Il n’avait plus son petit appartement de la rue de la Tour d’Auvergne, mais un rez-de-chaussée, avenue d’Antin, où, lorsqu’il y pénétra, l’électricité mit de douces luisances aux acajous de jolis meubles anglais, et se multiplia dans les petits carreaux des portes. La femme de ménage de jadis était remplacée par un valet de chambre. Sérénis ne se blasait pas encore sur la satisfaction de ce bien-être, témoignage matériel de ses succès. Chaque fois qu’il mettait la clef dans la serrure, qu’il revoyait la coquette ordonnance de son intérieur, il goûtait une joie de conquérant : « J’ai gagné cela sur la vie. » Son ambition lui présageait d’autres victoires. Et volontiers, désormais, sûr des glorioles de célébrité, il leur donnait une forme confortable et pratique. Une prévoyance avisée tempérait maintenant l’enthousiasme étourdi des années de chimère. Quelquefois il le constatait avec un sourire intérieur : « J’aurais été romanesque, » se disait-il, « si Nicole m’avait aimé. Elle seule m’aurait retenu dans le domaine du rêve. Puisqu’elle en a décidé autrement, j’ai toute liberté de m’apercevoir que la réalité n’est pas négligeable et de m’en assurer la jouissance. Peut-être dois-je bénir cette femme d’avoir si rudement secoué et dispersé les fleurs à l’arbre de ma vie, pour laisser les fruits y mûrir. Il ne me reste plus d’illusions, mais assez de délicatesse pour n’être pas un vulgaire jouisseur. La passion exaltée ne renaîtra plus en moi. Je suis dans les meilleures conditions pour savourer pleinement l’existence. »

Les réflexions de l’écrivain comportaient moins de sérénité quand il rentra, ce soir, de l’Exposition. Malgré l’espérance de les mieux démêler dans la solitude, il s’aperçut vite qu’il n’aurait rien à gagner à voir clair en lui-même. Ce qui s’y agitait de plus indistinct était peut-être d’essence supérieure aux raisonnements, aux résolutions, aux projets, qu’il arriverait à formuler. Souvenir, pitié, pardon, extases tendres, amour mal enseveli, voix de Bruges et du parc de la Martaude… c’était là ce qui tressaillait aux fibres profondes. Cependant que le langage précis des sens, de la vanité et de l’intérêt, ne se faisait pas faute d’évoquer la piquante Toquette, et son irritante coquetterie, et les millions de son père, — toutes choses qui pourraient contenir le bonheur, même si, pour les saisir, il fallait marcher un peu sur ces tronçons saignants que sont des rêves brisés, des caresses abolies et des espoirs déçus.

« D’Orlhac a raison, » se dit Ogier, tandis qu’il se retournait dans son lit sans trouver le sommeil. « Tous les jugements sur l’amour sont vains. Il n’y a que des façons de le sentir, soit, le plus souvent, d’en souffrir. Laissons-donc mon cœur malade être un champ de bataille aux regrets, aux scrupules et aux désirs. La victoire des uns et la défaite des autres se décideront en le meurtrissant. Mais ma pauvre sagesse psychologique n’y sera pas pour grand’chose, hélas ! »

II

Ogier Sérénis à Nicole Hardibert

Août 1900.

« Madame,

« Me pardonnerez-vous, obtiendrez-vous pour moi l’indulgence de Monsieur Hardibert, si je rentre dans votre vie après avoir paru m’en détacher si complètement ? Les circonstances qui m’y ramènent sont telles, que mon indiscrétion devient le plus strict des devoirs. Je n’ose vous exprimer la joie que j’éprouve de me rappeler à votre souvenir. Mon apparent oubli ne m’en donne pas le droit. Mais votre cœur, qui comprend tous les mystères, m’a peut-être trouvé quelque excuse pour tant d’absence et de silence. Il y aurait une véritable injustice de votre part à n’y pas reconnaître avant tout la profondeur de mon respect.

« Mademoiselle Victorine Mériel, qui vient de séjourner une semaine auprès de vous, Madame, ne vous a pas parlé de moi. Et je sais que, dans vos causeries avec elle, mon nom n’est pas venu sur vos lèvres. Je n’avais d’ailleurs aucune raison de l’espérer.

« Cependant votre filleule l’attendait un peu. Et peut-être, si vous l’aviez prononcé, eût-elle moins bien gardé le secret que, d’accord avec elle, je devais vous révéler le premier.

« Mademoiselle Victorine me fait le très grand honneur de souhaiter que je demande sa main. Sa bienveillance m’ouvre un espoir que m’interdirait — à défaut de raisons plus subtiles — la disproportion de nos fortunes. Je suis, vous le savez, un modeste écrivain, soumis au caprice du public, qui peut lui accorder plus de gloire que d’argent, et même ne lui octroyer ni l’un ni l’autre. Mademoiselle Mériel est riche. Pourtant son père lui-même m’a donné à entendre qu’elle comptera cette richesse pour peu de chose si je n’y ajoute, avec toute la dévotion dont je suis capable pour sa très charmante personne, mon petit brin de laurier.

« Ma fatuité serait extrême de vous écrire ces choses, Madame, si des sentiments auprès desquels la fatuité ne compte guère, ne devaient vous apparaître dans ma démarche.

« J’ai connu votre filleule auprès de vous, alors qu’enfant solitaire, elle n’avait de tous les biens de ce monde que le moins fastueux mais le plus inestimable, c’est-à-dire votre tendresse. Depuis le jour tout récent où le hasard m’a fait retrouver la petite compagne d’un autrefois que je ne saurais oublier, j’ai été témoin de son repentir pour ce qu’elle appelle son ingratitude envers vous. Hier, à son retour de la Martaude, j’ai constaté son bonheur profond de vous avoir retrouvée, si accueillante dans votre bonté inaltérable, et si prompte à effacer une faute dont elle ne s’accuse que plus sévèrement.

« Dans de telles conjonctures, ni elle, ni moi, ne saurions prendre sans votre consentement une résolution qui rendrait commun notre avenir. Si Mademoiselle Victorine ne s’en est pas ouverte à vous, Madame, c’est parce que je lui ai demandé la grâce d’apporter d’abord à vos pieds toute l’humble soumission que me dicte la mémoire d’un passé trop fugitif, et ma déférence pour votre volonté. Je ne lui ai pas caché que vous ne me pardonneriez peut-être pas si aisément qu’à elle-même des torts qui ne sont semblables aux siens que dans sa candide appréciation. Vous devez souhaiter pour votre filleule un mari que vous puissiez admettre sans déplaisir dans votre cercle familial. Et je n’ose me flatter que je sois celui-là.

« En m’adressant à vous, Madame, il est bien entendu que je ne sépare pas de votre décision celle de Monsieur Hardibert. Je la sollicite avec tous les égards auxquels a droit le parrain de Mademoiselle Victorine et le maître de cette Martaude, où je fus élevé, où mon père laissa sa vie.

« Malgré toutes les apparences, le meilleur de mon cœur n’a pas quitté cette maison, où le deuil me fut moins atroce que les joies ne m’y furent douces.

« Et c’est pourquoi, Madame, votre arrêt, quel qu’il soit, me trouvera reconnaissant.

« Veuillez croire à la fidélité de mes sentiments, dont le premier est le plus profond respect.

« Ogier Sérénis. »

Mme Hardibert reçut cette lettre comme elle descendait en voiture de la Martaude, pour aller, un matin, prendre le train de Paris. Le facteur ayant fait signe à Honoré, — un peu plus familier, un peu plus vieux que jadis, — celui-ci arrêta Capon et le Brûlé, — bien grisonnants et cassés d’allure, mais que les revers financiers de leur maître empêchaient de prendre leurs invalides.

— « Quelque chose pour Madame, » dit l’homme à la blouse de toile bleue passepoilée de rouge, en soulevant sa boîte sur son genou.

Il approcha du marchepied et tendit l’enveloppe.

Nicole la considéra dans un léger trouble, tandis que la victoria repartait.

Elle croyait connaître cette écriture… Mais tout message imprévu lui causait maintenant une contraction d’inquiétude. Du fond mystérieux de la vie, rien d’heureux, croyait-elle, ne pouvait lui venir. Et elle en avait tant reçu, de ces billets anonymes, porteurs de menaces brutales ou d’insinuations perfides, — armes aveugles employées par la rancune des prolétaires contre ceux qu’ils croient les heureux !

« Allons, » se dit-elle, « est-ce la dynamite sur mon seuil, ou la trahison à mon foyer, que va me présager ce billet doux ? »

Un sourire désenchanté flotta sur ses lèvres. Sous l’ombrelle claire, qu’elle tenait ouverte, elle avait toujours ce teint translucide, d’une matité pâle, qu’imprégnait si chaudement la lumière. Les ondes obscures de ses cheveux descendaient encore en deux masses ondées assez bas sur ses tempes, car elle n’avait jamais adopté la coiffure élevée, en auréole. Ses longs cils noirs battaient comme jadis avec cette nervosité fréquente qui donnait à son regard un charme mobile et timide. Elle était restée la même. Les années qui venaient de passer sur elle représentaient la période, — d’ailleurs si courte, — où la beauté d’une femme semble n’avoir pas à tenir compte du temps. Car elle entrait à peine dans sa trentième année, sans qu’on pût cesser de lui en donner vingt-cinq. Seulement, la nuance incertaine de ses yeux charmants s’était foncée quelque peu. Leur gris si fin avait prédominé sur les reflets presque mauves qui faisaient penser à des pétales d’hortensia. Une ombre s’était glissée là, qui ne s’en allait plus. Le secret de l’âme en paraissait reculé, à de très lointaines profondeurs.

Cependant Nicole venait de décacheter sa lettre. Elle avait regardé la signature. Elle lisait.

Avant d’avoir parcouru la première page, ses mains tremblantes durent fermer son ombrelle, qu’elles ne soutenaient plus. Et ce ne fut pas trop de ces deux faibles mains pour fixer ce papier que tourmentait une agitation plus indocile que celle du vent.

Quand elle eut terminé, elle relut. Puis, appuyée aux coussins de sa voiture, elle dirigea vers l’horizon un regard si fiévreusement fixe qu’il suspendait l’habituelle palpitation des paupières. Rien, si ce n’est cette immobilité un peu hagarde des prunelles largement dévoilées, ne trahissait ce qui pouvait bien se passer en elle, ni quel tourbillon de sentiments y avaient soulevé ces phrases, signées d’un tel nom, avec — sous le sens officiel apparent — le mystère passionné qu’évoquaient leurs moindres syllabes.

Comme la voiture approchait de Sézanne, Nicole enferma la lettre d’Ogier dans le petit sac en daim gris brodé de perles d’acier qu’elle tenait à la main. Puis elle prit son billet, gagna le quai, sans voir des personnes de connaissance, qui la saluaient. De la même allure automatique, elle monta et s’assit dans un compartiment, lorsque stoppa l’express. Jusqu’à Paris, elle ne fit pas un mouvement et ne rouvrit pas le petit sac.

A l’arrivée, elle s’étonna d’apercevoir une toute jeune fille, de seize ans à peine, qui vint au-devant d’elle, sur le quai.

— « Comment, Yvonne ! Tu sors seule ?

— Il faut bien, ma tante. Je vais à mon cours. Je n’ai pas pu vous attendre pour déjeuner. Alors, j’ai dit à maman que je passerais ici pour vous dire bonjour.

— Et tu vas maintenant au Conservatoire ?

— Oui, ma tante.

— Je vais t’y mettre en voiture. »

Elle arrêta un fiacre. La jeune élève de tragédie y monta avec elle.

C’était la fille de Berthe Raybois. Cette enfant, qui l’appelait « ma tante », n’était que sa petite-cousine. Un affreux malheur laissait à Yvonne, ainsi qu’à ses trois frères cadets, la nécessité de se débrouiller dans la vie. Leur père, Gaston Raybois, le galant sous-directeur, était mort l’année précédente, d’une façon tragique. Comme il examinait une machine au repos, quelqu’un avait ouvert le robinet de mise en marche, et une bielle énorme, élancée brusquement, lui avait défoncé la poitrine. L’auteur du méfait fut inculpé, non d’assassinat, mais d’homicide par imprudence, et encore s’en tira-t-il avec quelques mois seulement de prison, parce qu’il ressortit des débats que sa femme avait été détournée de ses devoirs par le sous-directeur.

La malheureuse veuve, dévastée de douleur, avait fui la Martaude avec ses quatre enfants. Installée à Paris, dans un intérieur bien modeste, elle les élevait suivant ses ressources médiocres et la nonchalance de son caractère honnête mais sans ressort. Les charges écrasantes dont s’étaient grevés la Martaude et ses propriétaires, durant la crise traversée par l’usine, empêchaient M. et Mme Hardibert d’aider efficacement cette famille désemparée.

C’était pour leur rendre visite que Nicole venait à Paris ce jour-là. Elle devait déjeuner chez sa cousine. La fille aînée, ravie de circuler dans Paris sans être accompagnée, avait affirmé son indépendance en venant saluer sa pseudo-tante à la gare.

Mme Hardibert, le cœur serré, considérait cette fillette qui prenait des airs de femme, lui parlant de tout avec désinvolture, et si coquette, d’un gracieux visage, tout menu, entre deux bandeaux extravagants de cheveux oxygénés, qui lui descendaient plus bas que les oreilles. Une rose rouge, piquée sous la passe du grand chapeau noir, contrastait, par son ardeur provocatrice, avec l’innocence du profil. Et, lorsque la jeune fille eut sauté de la voiture, tous les regards masculins suivirent le frétillement de sa taille, mince à se briser, au-dessus des frêles hanches contre lesquelles elle plaquait sa jupe, tandis qu’elle franchissait la cour du Conservatoire.

— « Tu acceptes donc, dès maintenant, pour Yvonne, toutes les alternatives de la vie de théâtre ? » demanda Nicole à sa cousine, presque dès son entrée dans le petit appartement de la rue Lemercier, aux Batignolles.

Elle posait la question avec une gravité assombrie, qui la souligna trop. Et cependant l’inquiétude pour la future tragédienne ne rendait pas seule sa voix si sourde, son regard si morne.

Berthe regimba.

— « Tu en parles à ton aise ! J’accepte !… Certainement, j’accepte. Je n’ai jamais fait que cela dans la vie, accepter !… »

La veuve de Gaston Raybois avait perdu dans les larmes le peu de jeunesse que comportaient son teint blafard et ses traits indécis. Plus âgée que Nicole de huit à dix années seulement, elle aurait pu passer pour sa mère, à la dissemblance près.

— « Vois-tu, ma petite, » reprit-elle, « moi, j’ai toujours été honnête, parce que, ni moralement, ni physiquement, je n’étais destinée à autre chose. Si j’avais eu le choix, peut-être aurais-je découvert que je faisais un métier de dupe.

— Ne dis pas cela, ma pauvre chérie. Ne le dis surtout pas devant ta fille.

— Pour qui me prends-tu ?… Suis-je femme à pervertir mes enfants ?… »

Nicole la savait très aigrie, ne s’offusquait pas de ses ripostes.

— « Tu as découvert le sens de la vie, toi, Nicole ? » questionna âprement Mme Raybois. « Tu es tout à fait sûre de la façon dont il faut la vivre ? »

Sa cousine la regarda sans répondre, avec un incertain battement de cils sur ses beaux yeux tristes.

— « Puisque nous ne savons pas pour nous-mêmes, » continua la veuve, « autant laisser nos enfants trouver pour eux. Surtout quand les circonstances ne nous permettent pas de leur offrir un chemin tout battu.

— Comme c’était mieux de croire à un au-delà !… » murmura Nicole.

— « Certainement !… Car, pour ne pas conclure suivant l’effroyable logique de l’existence terrestre, nous devons la concevoir suivie d’une autre où tout serait renversé. Mais y crois-tu, à cette autre existence ?

— Je le voudrais.

— Moi aussi. Pourtant, du train dont vont les choses, cette volonté même manquera à ceux qui marchent sur nos talons. »

Elles s’interrompirent. Les fils aînés de Berthe faisaient irruption dans la pièce où elles se tenaient. C’étaient deux gamins de onze et treize ans, qui revenaient de leurs classes, au collège Chaptal. Quant au troisième, presque un bébé encore, il ne quittait pas les jupes de sa mère. Son jeune âge permettait qu’on parlât librement devant lui.

A cause des autres, il n’en fut pas de même durant le déjeuner. Mais quand l’unique bonne eut servi l’omelette, les côtelettes aux pommes et le dessert, les deux cousines retournèrent s’enfermer dans le salon. Un besoin réciproque de se confier l’une à l’autre gonflait leurs cœurs, si peu semblables, mais d’une sympathie coutumière et d’une discrétion assurée.

— « Vois-tu, ma petite Niclou, » commença l’étrange femme vertueuse qu’était Berthe. (Elle avait fini, à la Martaude, par emprunter le diminutif habituel à Raoul)… « Vois-tu, ma petite Niclou, quand Yvonne m’a demandé d’être actrice, après que la mort de son père nous eut laissés dans si précaire position, j’ai réfléchi.

— Je le sais bien. Nous avons même réfléchi ensemble.

— Pas sur tous les points. Tu envisageais qu’elle pût entrer dans une carrière sans en subir les conséquences. Comme si les exceptions n’étaient pas partout destinées à souffrir.

— Cependant…

— Écoute-moi. Je ne te cache pas que, chez moi, comme mère, quelque chose ne se révolte à l’idée qu’Yvonne vivra peut-être dans cette liberté qui, pour nous autres bourgeoises, apparaît scandaleuse…

— Pour nous… bourgeoises ?… Tu veux dire : pour nous… honnêtes femmes.

— Les actrices aussi sont honnêtes, » affirma Berthe. « Mais pas au sens où tu l’entends. Elles ont l’honnêteté qu’on réclame d’elles. Et, comme tout n’est que convention, vive la convention qui ouvre aux femmes un domaine où, travaillant comme les hommes, elles ont la même liberté qu’eux !

— La liberté de mal faire ?…

— Mais non, Niclou. La liberté de vivre toute leur vie, noble ou basse, suivant leur nature.

— Elles sont déclassées.

— Tu trouves ?… Je dirais, moi, qu’elles sont surclassées, étant d’une classe plus favorisée que toute autre, et où ce qui est crime pour nous devient peccadille pour elles. D’ailleurs, veux-tu que nous ne comparions pas l’actrice à la femme du monde dotée, — entends-tu bien, dotée, tout est là, — mais à la femme qui gagne sa vie. Accomplir un travail rémunérateur est tellement plus dur et plus difficile pour nous autres que pour les hommes ! Et cela se complique d’une morale tellement anti-naturelle, que la malheureuse qui surmonte tous les obstacles, est la martyre, dans sa chair, dans son cœur, dans son honneur conventionnel, de la bouchée de pain qu’elle conquiert. Si, dans toutes les professions, le travail affranchissait la femme, comme sur les planches, j’aurais peut-être préféré pour Yvonne un art moins hasardeux.

— Affranchir de quoi ? De la morale, qui fait notre dignité, » objecta Nicole.

— « Ou qui fait notre honte et notre désespoir, quand l’hypocrisie sociale nous l’oppose trop injustement. Tiens ! » s’écria Berthe, « tu vas me trouver cynique. N’importe ! Je prends un exemple. Crois-tu que moi, pour qui la maternité représente la joie suprême de ce monde, j’aurais pu renoncer à la connaître, même si ta générosité et celle de Raoul ne m’avaient pas facilité un mariage que ma pauvreté rendait peu probable. N’est-ce pas une chose divinement haute et belle que d’être mère ?… Eh bien, suppose-moi l’institutrice que je devais être, cette aspiration si haute en elle-même, et si naturelle, me jetait à la déchéance et à la misère. Suppose-moi cabotine, elle me devenait une parure, une coquetterie, une vertu. Yvonne peut avoir hérité de moi la passion maternelle, et, de son père, hélas !… la passion… tout court. Qu’elle suive donc la carrière où de telles cartes, si dangereuses au jeu ordinaire de la vie, seront des atouts et non des bûches. Si elle peut gagner la partie autrement, tant mieux ! Elle ne la commence, en tous cas, qu’avec le minimum des risques. »

Nicole se taisait. Mme Raybois reprit :

— « Te dirai-je que moi, me rappelant les rêves angoissés de mes vingt ans trop studieux, mes désespoirs de fille laide et pauvre, devant l’aride perspective d’une existence à côté de la vie, je vois dans la situation des actrices un espoir de délivrance normale pour la femme. La situation des actrices est la démonstration de ceci : que la morale peut devenir identique pour les deux sexes sans que toutes les catastrophes sociales s’ensuivent. Les actrices sont souvent d’admirables épouses, ou d’admirables amantes, et d’admirables mères. Leur cœur reste ouvert, pitoyable, généreux, parce que rien d’injuste ni d’oppressant ne le fait se replier sur lui-même pour y étouffer la nature. Celles qui ne sont que des courtisanes, l’auraient été partout. Et du moins gardent-elles la petite aigrette artistique qui leur permet de relever la tête et les sauve du dissolvant le plus abominable : du mépris.

— Mon Dieu ! » soupira Nicole, « où est la vérité ?

— Dans notre cœur, » répondit Berthe. « C’est lui qui distille, en splendeur ou en bassesse, les lois, les morales, les religions, comme la fleur distille en parfums suaves ou amers une atmosphère égale pour toutes les plantes. La violette reçoit la même rosée que l’ortie, et le lys que le chardon. Il n’y a, vois-tu, malgré les greffes, les espaliers, les forceries et les principes, sauf quelques modifications de détail, que la beauté individuelle des corolles et des âmes.

— Il est vrai que l’ortie, cultivée ou non, ne produirait jamais de violettes, » reconnut Nicole.

— « Tu vois bien !… tout dépend de la souche… de l’accumulation ancestrale… Et encore, le mystère de l’atavisme diversifie les êtres. Sans cela, pourquoi seraient-ils différents dans un milieu unique ? J’ai trois garçons. Chacun a dû prendre ses qualités et ses défauts dans le même fonds héréditaire. Mais les proportions de tels éléments donnent la personnalité à chacun. Quoique élevés de même, ils se conduiront diversement dans des circonstances analogues. »

Il y avait, dans cette façon de parler, quelque chose de déconcertant pour la timide conscience de Nicole, et aussi pour son ignorance des questions générales. Jamais sa cousine ne s’était exprimée devant elle avec tant d’énergie. Et la douce créature n’en revenait pas qu’une femme pût conclure avec indépendance, en partant des données fournies par la vie, et non d’après les enseignements traditionnels. Mais Berthe Raybois, d’une trempe plus solide et plus rêche, avait, en outre, à son acquit, d’autres expériences que le rêve délicat dans lequel s’hypnotisait la femme de Raoul. Les sévères débuts de son existence, ses secrètes tortures d’épouse dédaignée, et surtout l’éducation qu’est pour une mère intelligente l’éclosion et le développement de quatre âmes enfantines, l’avaient mûrie, dans le sens raisonneur, positif, et tant soit peu révolté, que comportait sa nature. Tout au fond d’elle-même un âcre besoin de revanche soulevait, comme un ferment, la substance de ses revendications. Sa fille ne souffrirait pas comme elle par l’humiliation d’attendre longtemps l’amour, de le subir sans choix et d’en recueillir les trahisons. Trop douloureux est le dénuement sentimental de la vierge pauvre, et trop suggestif de défaillances affolées. Et l’opinion, qui pourtant prend aujourd’hui conscience d’un si monstrueux martyre, ne consent encore à lui accorder, au lieu de justice, que des pitiés et des pardons où se retrouve l’avilissement des flétrissures iniques d’autrefois.

— « Non, non, » s’écria Berthe, « ma fille n’acceptera pas cette part abominable. Elle est d’accord avec la société, qui favorise si extraordinairement les femmes de théâtre, et d’accord avec l’Église, qui ne les repousse plus de ses sanctuaires. Pourquoi lui demanderais-je d’être au-dessus de son temps, de sa religion et de sa nature ?… Qu’elle soit heureuse, avec des chances égales à celles de ses frères, puisqu’elle travaillera comme eux. »

Il y eut un silence. Mme Raybois considéra le visage pâle et légèrement égaré de sa cousine. Une telle causerie, c’était visible, remuait en Nicole des choses troubles et profondes. L’avenir d’Yvonne n’était pas la seule préoccupation qui rendait son regard anxieux et sa lèvre tremblante. Parfois son expression devenait distraite, et elle semblait ne s’intéresser que par un effort au sujet qu’elle-même avait abordé.

— « Je t’assomme, avec mes théories, ma pauvre Niclou ?

— Oh ! non…

— Je sais que ta façon de penser n’est pas la mienne. Tu es une résignée. Tu le serais peut-être moins pour ta fille, si tu en avais une.

— Je me résigne, » dit Nicole, « parce que j’accepte les conséquences de mes actes. Il le faut bien. N’ai-je pas détaché de moi Raoul, par mon absurde confession ?… Jamais l’orgueil de mon mari n’a oublié que sa femme avait pu craindre d’aimer un autre homme.

— Craindre d’aimer ?… » répéta Berthe, avec un regard et un sourire.

— « Tu as raison… Mon cœur était pris plus que je ne le savais moi-même. Et c’est cela que Raoul a senti, » murmura Nicole, dont les cils frémirent et s’abaissèrent, tandis qu’un flot rose animait ses joues. Elle ajouta, haletante, et sans relever les paupières : « Je viens de recevoir une lettre d’Ogier Sérénis.

— Une lettre de Sérénis !… » s’exclama Berthe, dans une stupeur.

Des années s’étaient écoulées depuis que Mme Raybois n’avait entendu prononcer ce nom par sa cousine. Quelquefois, porté par une célébrité croissante, il avait traversé, en leur présence, des conversations générales. Jamais Nicole ne l’avait relevé, n’avait même paru l’entendre. Berthe n’ignorait pas le secret de cette réserve. Au lendemain du soir où Ogier, immobile dans le taillis, sous la voûte des catalpas, avait écouté son arrêt avec un horrible battement de cœur, la femme de Raoul s’était évanouie de douleur dans les bras de sa cousine, et, sur les questions dont celle-ci la pressait ensuite, lui avait dit en sanglotant :

— « J’ai éloigné Georget. Mais c’est seulement à cette heure que je découvre, par ce qu’il m’en coûte, combien c’était nécessaire. »

Alors elle avait raconté, dans tous les détails, la suppliciante exécution.

— « Quelle faute d’avouer à ton mari !… »

Telle fut la conclusion suggérée à Berthe par une sagesse amère.

— « Je n’avais que ce moyen de me sauver, » déclara Nicole.

Aujourd’hui, point n’était, entre elles deux, besoin de beaucoup de phrases pour ressusciter une aventure cependant si brève, si radicalement dénouée, si prudemment ensevelie. Ni la confidente, ni l’héroïne, ne s’étonnèrent de s’y retrouver tout à coup, et dans la même fièvre que jadis. Au premier mot de l’une, révélant qu’elle n’avait jamais cessé d’y songer, l’émotion de l’autre montra qu’elle pressentait la survivance d’un sentiment trop obstiné dans le mutisme pour être tout à fait éteint.

— « Que t’écrit-il ?… Et pourquoi ?… » demanda Berthe.

Nicole, d’une main mal assurée, ouvrit le fermoir du petit sac brodé de perles. Entre le mouchoir minuscule et la mignonne bourse en or, un papier, trop à l’étroit, se roulait sur lui-même. Elle le tendit à sa cousine.

Berthe le lut, méditant sur chaque ligne, tandis que Mme Hardibert, la tête inclinée, suivait de mémoire ces phrases toutes gonflées par le souvenir, et aussi par le mystère des cœurs impénétrables.

« Que cache-t-il, » se demandait Nicole, « sous ses correctes formules ?… La satisfaction de la revanche ?… Une indifférence polie ?… Ou bien l’appel d’un amour qui palpiterait encore et qui voudrait m’arracher un cri de jalousie, l’interdiction peut-être d’un tel mariage, interdiction pour laquelle je lui devrais ensuite la plus folle des compensations ?… »

Savoir !… oh ! savoir ce qui demeurait d’elle dans cette pensée, traversée sans cesse par tant d’autres images qu’elle ignorait !… Au fond de ces yeux, dont la gravité caressante pénétrait encore son âme, à travers la distance, le temps, du même frisson de délice et de détresse !…

Cependant Berthe achevait sa lecture. Elle repliait la lettre, sans parler. Une ironie subtile faisait fléchir sa bouche.

— « Eh bien ?… » demanda la tremblante Nicole, en reprenant le papier.

— « Mon Dieu, » fit sa cousine, « je trouverais cruel de m’écrier : « Comme j’avais bien vu ! »

— Quoi donc ? Qu’avais-tu vu ?

— Que ton poète possédait un fonds de caractère très positif, très pratique. Combien tu dois te féliciter, ma petite Nicole, de ne pas t’être laissé prendre aux belles phrases de ce jeune arriviste ! Si tu avais eu le malheur de lui céder, il épouserait quand même aujourd’hui sa petite millionnaire. Seulement il ne t’en demanderait pas la permission. Imagine où tu en serais !… »

Sous le cinglement de ces réflexions, d’autant plus cruelles qu’elles paraissaient plus justes, quelque chose éclata dans le cœur de Nicole. Une effervescence douloureuse, qui la surprit elle-même, fit jaillir le fiel et le sang de son mal. Avant même d’avoir pesé la portée de ses paroles, elle s’écria :

— « Où j’en serais ?… Pas dans un isolement ni un chagrin plus irrémédiables. Au contraire. Coupable, j’eusse été plus adroite. Raoul n’aurait rien su. Je n’aurais pas subi son éloignement toujours accentué, sa rancune secrète… Peut-être pire… »

Quand ce dernier mot glissa, comme involontairement, et à peine articulé, entre les lèvres de Nicole, sa cousine cligna des yeux pour la regarder d’une façon plus aiguë.

Mme Raybois ne conservait guère de doute sur ce fait que Raoul Hardibert entretenait une liaison à Paris. Elle croyait même savoir quelle sorte de femme avait su capter et retenir un homme aussi incapable d’éprouver de l’amour, et qui, par orgueil, sentimentalité inavouée mais réelle, besoin de possession despotique, s’acharnait, sans en convenir, à vouloir l’inspirer.

Dès le premier jour, Berthe avait compris l’erreur commise par Nicole en laissant apercevoir à un mari de cette trempe qu’il pouvait un instant cesser d’être l’unique objet de son aveugle dévotion. Cette froideur, cette attitude dédaigneuse pour la fragilité romanesque des femmes, cette constante parade de raison et de logique, tous ces traits qui encourageaient la hasardeuse confidence, auraient dû l’arrêter dans la bouche de l’imprudente épouse. Plus pénétrante, elle se fût méfiée du paradoxe offert par cette nature si compliquée, où dominait un redoutable orgueil. Jamais, par la suite, Raoul ne lui fit un reproche. Au contraire. Pendant les premiers temps surtout, il affecta l’oubli complet d’une telle vétille. Car son amour-propre lui interdisait d’en prendre souci ouvertement. Surtout il se garda bien de jamais paraître s’inquiéter de son rival, le méprisant trop en apparence pour demander son nom. Mais une preuve que ses soupçons lui désignaient Ogier Sérénis, fut qu’il ne posa jamais une question sur le nouveau caprice du jeune homme, qui, après tant d’empressement succédant à tant d’indifférence, redevint de nouveau un étranger pour la Martaude.

La situation morale du ménage Hardibert ne changea donc pas extérieurement, sinon pour une observatrice aussi proche et avertie que Berthe Raybois. Celle-ci ne se trompa point sur les suites de la scène d’exaltation que lui raconta sa cousine. Le fait de cette exaltation même, les impétueux mouvements d’âme auxquels, dans la soirée décisive, avait, par instants, cédé la froideur de Raoul, devaient laisser un hostile souvenir à celui-ci. Une vague humiliation, traduite plus tard par des doutes ironiques, lui en demeurait certainement. Dès la première heure du lendemain, Nicole dut constater la démence de son espoir. En vain avait-elle cru que les résolutions généreuses acceptées en commun pour la Martaude, et la sincérité éperdue de sa confession, leur ouvriraient, à elle et à son mari, une région d’intimité très haute, moins ardente que l’amour, mais supérieure peut-être. Elle avait trop jugé le cœur de Raoul d’après le sien, qui, parmi les déchirements, les pleurs, le repentir, le pardon, l’enthousiasme, fondait, se donnait, et trouverait la force de ne pas se reprendre. L’émotion ne violentait que passagèrement celui de Hardibert, en défense contre tout entraînement, et qui, après le passage de la flamme, se contractait avec plus de rudesse dans la logique, le scepticisme, et une singulière méfiance de ce qu’il appelait « les emballements féminins ».

Berthe Raybois ne s’étonna donc pas outre mesure lorsqu’elle entendit Nicole jeter le cri que la force des choses devait amener un jour : cri d’inverse repentir, trahissant le regret de l’impulsion loyale, de la bonne action maladroite, expiée plus douloureusement que ne l’eût été la faute astucieuse, dont elle n’ignorerait pas, du moins, à jamais, les délices.

— « Non, non… » hasarda la veuve, troublée par la logique pervertissante de la vie, qu’invoquait souvent sa propre amertume, et que cependant elle se résignait mal à reconnaître pour cette tendre femme, « ne dis pas cela, ma petite Niclou. Tu as agi dans la vérité de ta nature. Tu n’aurais pu faire autrement sans souffrir encore davantage. Le mensonge t’aurait brûlé le cœur et les lèvres. Et ton dégoût serait atroce, aujourd’hui. »

Nicole eut un vague mouvement des épaules et de la tête. Elle ne savait plus, chavirée parmi les obscurs tourbillons des réminiscences, les réveils effarés de sensations, les échos du passé pleins de gémissements nostalgiques. Et cette lettre, sous ses doigts !… Cette lettre, signée d’un nom dont le sens n’avait guère changé pour son cœur, et qui, cependant, apparaissait, — déconcertant par les lointains intervenus, — comme celui d’un étranger.

— « Mon Dieu !… » murmura Berthe, devant un désarroi si évident. « Tu l’aimes donc toujours, ton Georget ?…

— Le sais-je ?… » dit la femme de Raoul.

— « Alors, je le sais, moi, » fit sa cousine, avec un demi-sourire compatissant.

La visite prit fin sur ces mots trop explicites. Nicole eût vainement tenté de ramener sur son secret le voile d’ignorance. Et comment parler ouvertement avec une autre, fût-ce avec cette confidente unique, de ce qu’elle ne voulait pas sonder en elle-même ?

Machinalement, elle accomplit, à travers la fièvre des rues, qui augmentait la sienne, les démarches qu’elle s’était proposé de faire ce jour-là dans Paris. Assise dans le fiacre découvert, elle regardait, sans trop les voir, la multitude des visages défilant autour d’elle avec une rapidité de cinématographe. Tous ces gens-là, dans une telle hâte, les traits tirés de fatigue, se précipitaient vers l’avenir, hantés par le passé, portant sous leurs vêtements, comme l’enfant de Sparte, quelque bête dévoratrice, ayant un nom d’amour, de désir ou de regret. Elle se sentait avec eux tous une fraternité désolée.

Et voilà que, soudain, comme elle revenait vers la gare de l’Est, une physionomie connue surgit de la foule incessante et anonyme. A l’angle d’une place, au bord d’un trottoir, une femme se tenait debout, qui semblait suivre des yeux quelqu’un. Le regard de Nicole s’éclaira brusquement, s’empara, avant même que l’esprit en fût avisé, de la scène tout entière.

C’était devant l’église de Saint-Vincent-de-Paul. Au croisement de deux rues, une gentille silhouette bien parisienne, celle de Fanny Coursol, devenue couturière dans la capitale, faisait retourner les passants, par ce mouvement de prompte jalousie masculine qu’éveille toujours la visible préoccupation amoureuse d’une jolie femme. Celle-ci venait certainement de rencontrer, peut-être d’accompagner, quelqu’un qui l’intéressait fort. Elle cherchait encore à l’apercevoir, immobile et comme fascinée, le visage vers la rue des Petits-Hôtels. Nicole, se soulevant sur les coussins de son fiacre, crut distinguer dans cette direction, parmi le compacte va-et-vient de ce quartier d’affaires, une haute taille d’homme, et les larges bords d’un feutre gris. Elle eut un tressaillement, mais se reprit aussitôt, honteuse de l’idée qui, en un éclair, venait de lui traverser la cervelle.

— « Cocher, arrêtez là… Oui… au coin… à droite. »

Sans quitter la voiture, elle attendit que la jeune ouvrière se retournât.

La fille de Coursol était venue vivre à Paris de son travail quand le meneur socialiste, après une rupture violente avec le patron, avait quitté la Martaude. Coursol, emporté par sa passion politique, et surtout grisé d’ambition, se croyant capable de jouer un rôle, espérant peut-être obtenir un siège à la Chambre, comme tel cabaretier du Nord ou tel perruquier du Midi, avait pris une attitude d’opposition féroce lorsque Hardibert, privé des commandes de l’État, dut réduire le nombre de ses ouvriers ou leur salaire. Malgré les héroïques sacrifices du maître de la Martaude, un jour vint où il n’eut que le choix entre ces mesures, navrantes pour la population usinière. Coursol, à ce moment, récompensa bien mal son patron d’avoir risqué la ruine plutôt que de le sacrifier. La seule excuse du subordonné fut qu’il ne se rendit jamais compte d’une générosité dont le chef ne se vanta pas. Peut-être n’y eût-il pas cru. De bonne foi, sans doute, il établit dans la contrée une abominable légende, prétendant que M. Hardibert s’était mis d’accord avec le Gouvernement pour punir les ouvriers d’une élection fort pénible au Ministère d’alors. L’animosité de cet homme, très influent sur ses camarades, mit la Martaude à deux doigts d’un désastre. Et Berthe Raybois eut beau jeu pour développer son acide philosophie, exposant à Raoul que le bien porte de mauvais fruits tout autant que le mal, et que, pour être sage, il faut mettre dans la balance de ses résolutions, comme poids compensateur, les détestables passions humaines. « Faire le bien, en croyant au bien, c’est sauter d’un cinquième étage en se figurant que l’air vous portera, » déclarait cette raisonneuse. « Et c’est tout aussi vain, parce que l’excellence des résultats n’est jamais en rapport avec la beauté du geste. »

Coursol avait donc quitté la Martaude, entraînant avec lui un groupe de travailleurs, qu’il décidait à un essai de collectivisme appliqué, dans le genre du Familistère de Guise. Ils devaient, parmi leurs partisans politiques, recueillir l’argent nécessaire à l’établissement d’une usine qu’ils exploiteraient en commun. L’expérience n’avait guère séduit les députés du parti, gens prodigues de bonnes paroles et prêts à se pousser dans le Parlement aux dépens de tels illusionnistes, mais beaucoup moins disposés à leur confier des capitaux. L’entreprise vivotait médiocrement. Elle n’était pas encore sur pied, que la propre fille de l’initiateur, dépourvue de foi socialiste, ou navrée peut-être que son père se fût si brutalement conduit avec leurs patrons, se séparait de lui, pour se créer à Paris une situation indépendante, grâce à son habileté de couturière.

Mme Hardibert, quand son fiacre accosta le trottoir, n’attendit pas longtemps avant d’être aperçue par Mlle Coursol. Celle-ci, s’étant retournée presque aussitôt dans sa direction, la vit, et chancela presque. Une pâleur mortelle décolora ce fin visage aux doux yeux légèrement obliques, d’un charme délicat et bizarre, et que le séjour dans la grande cité fébrile avait encore affiné de contours aussi bien que d’expression. Son effarement fut si visible que Nicole se pencha, gracieuse, et dit, — sans employer toutefois le tutoiement de jadis :

— « Eh bien, Fanny… Est-ce que je vous fais peur ?… »

La jeune couturière s’approcha aussitôt.

— « Non, madame, » répondit-elle, avec une crispation des traits, montrant le passage de l’appréhension à l’embarras, dans une ébauche convulsive de sourire.

« Allons, » pensa son interlocutrice, « elle vient sans doute de dire au revoir à quelque amoureux, et elle craint que je ne l’aie vue. »

Dans l’amollissement de sa propre faiblesse, elle se sentit pleine d’indulgence.

— « Voyons, Fanny, ne soyez pas ainsi gênée avec moi. Nous n’avons jamais pensé, à la Martaude, vous rendre responsable des extravagances de votre père, et nous savons parfaitement que vous en avez eu beaucoup de chagrin. Je vous garde autant d’affection que par le passé, ma bonne petite. »

Bienveillante, elle avançait vers Fanny, debout auprès du marchepied, son aimable visage, que l’arrière-pensée de sympathie dans le mystère d’amour faisait plus engageant encore que ses paroles.

— « Je le sais… Je vous en suis bien obligée, madame… » dit la jeune fille, dont la confusion ne se dissipait point.

— « Êtes-vous contente ?… Le travail marche-t-il ?… » questionna Mme Hardibert.

— « Oui, vraiment bien. Je n’ai pas à me plaindre.

— Je désirais vous confier un de mes costumes, Fanny, » reprit Nicole, sans vouloir remarquer l’évident désir qu’avait l’autre de s’échapper, « mais ma cousine, madame Raybois, m’a dit que vous ne prenez de l’ouvrage que pour les magasins. C’est vrai ?… Vous ne cherchez pas de clientèle particulière ?

— Non, madame.

— Cependant vous avez fait une exception pour madame Raybois. J’ai des droits au même privilège, » insista Nicole gentiment.

— « Oh ! j’ai cessé aussi de travailler pour madame Raybois. »

Mlle Coursol ne se détendait point. Son mince visage restait glacé, avec une pâleur anormale aux lèvres et des ombres fuyantes sous les longues paupières trop courbes. Allons ! il ne fallait pas songer à l’apprivoiser davantage. Sans doute son père l’avait reconquise, lui insufflant à la longue la haine et la méfiance de ces bourgeois, que la distance, maintenant, lui montrait sous un autre jour.

— « Eh bien, Fanny, je n’ai qu’à vous souhaiter bonne chance.

— Merci, madame… Et adieu, » dit la jeune couturière, qui tout de suite s’éloigna d’un pas preste, comme délivrée.

« Cette Berthe !… Elle n’avait que trop bien vu, cette fois, » songeait mélancoliquement Mme Hardibert, qui se rappela certaines attitudes étranges de sa cousine, tandis que son fiacre se remettait en route. « Je l’avais trouvée si drôle quand elle m’empêchait, sous un tas de prétextes, de visiter cette petite Coursol. « N’y va pas. Tu la trouveras changée. Quand ces filles-là viennent à Paris, la tête leur tourne… Tu auras un déboire… D’ailleurs elle ne fait pas de clientèle mondaine… » Et ceci… et cela… Pauvre Berthe, son pessimisme est si naturel, avec l’existence qu’elle a eue ! Et je le reconnais, au moins ici, tristement justifié. »

La voiture s’arrêta devant la gare de l’Est.

« Avec tout cela, n’ai-je pas manqué mon train ?… »

Nicole fila droit au quai, ayant déjà son billet de retour. Quand elle ouvrit son petit sac pour tendre le carton au timbre de l’employé, ses doigts effleurèrent la lettre de Georget, et un long frisson l’ébranla toute.

— « En voiture, madame !… en voiture !… »

Les portières claquaient. Elle se mit à courir pour atteindre les premières classes. Son jeune corps, oublieux des émotions paralysantes, eut un élan d’enfance, d’une vivacité élastique.

— « Nicole !… Par ici !… Nicole !… »

Un feutre gris, à larges bords, surgissait hors d’un carreau précipitamment abaissé.

D’un leste bond, elle s’éleva sur le marchepied. Quelqu’un saisit son bras. La strideur du coup de sifflet jaillit. Et, dans la secousse du départ, Nicole s’assit à côté de Raoul.

— « Tu étais donc à Paris ?… » demanda celui-ci, baissant la voix à cause de deux autres voyageurs.

— « Tu sais bien que je déjeunais chez Berthe.

— Tiens, c’est vrai, je n’y avais plus pensé. Pourquoi ne me l’as-tu pas rappelé ? J’aurais été te prendre.

— Voyons, Raoul… Souviens-toi que tu as décidé ton départ à l’usine, hier, et que tu m’as envoyé prévenir, en me demandant ton nécessaire de toilette. Tu n’es pas remonté me voir. »

Elle dit cela d’une voix indifférente, sans intention de reproche. Ne s’habituait-elle pas de plus en plus aux mille petits manques d’égards de son mari ? La personnalité de cet homme, — et non pas seulement son égoïsme, car il y avait une nuance, — était trop impérieuse pour se plier aux sentiments d’autrui. Quand on les exprimait, ces sentiments, Hardibert ne mettait pas à leur céder une irréductible mauvaise grâce. Mais il lui était impossible de les percevoir par lui-même, dédaignant trop de s’assimiler des états d’âme étrangers aux siens. Or, depuis longtemps, la fierté de Nicole interdisait à celle-ci de réclamer ce qu’on ne lui offrait pas. Elle laissait donc le compagnon de sa destinée en sortir de plus en plus. D’ailleurs, avait-il jamais partagé son existence ?… Raoul ne pouvait que côtoyer la vie d’une autre créature. Il vivait trop fortement la sienne pour palpiter d’un autre souffle, et il se fermait, d’une volonté trop rétive, à toute impression née dans une sensibilité extérieure.

Déjà, depuis quelques années, ses affaires l’obligeaient à des absences, qui ne se prolongeaient guère, mais se répétaient souvent. C’était devenu une circonstance courante qu’il partît pour vingt-quatre heures, comme il l’avait fait hier, en avertissant Nicole d’un mot, que, s’il se décidait à l’usine, il ne venait même pas toujours lui dire en personne. Cette fois-ci, pas plus qu’une autre, il ne s’expliqua, ni ne s’excusa. Et la causerie entre les deux époux n’eut pas de suite, parce que Raoul, pour marquer son horreur des épanchements dans les endroits publics, déplia presque aussitôt un journal.

Un instant plus tard, il se leva, désirant chercher une brochure qu’il avait jetée dans le filet. Afin de lui laisser plus de liberté de mouvements, et peut-être aussi pour mieux s’absorber dans ses rêveries, sa femme abandonna la place qu’elle occupait à son côté, pour s’asseoir en face, près de la portière.

Elle le vit alors de dos, debout devant elle, tandis qu’il fouillait dans un copieux bagage de paperasses. La ligne des épaules, la nuance du feutre gris, et cet autre gris plus foncé des cheveux, qui s’éclaircissait d’une tache de neige vers la tempe… tous ces détails, inobservés depuis longtemps, réveillèrent toutefois une image récente, et s’y juxtaposèrent avec une précision qui frappa Nicole d’une brusque stupeur.

Mais qu’était-ce que cette image ? D’où venait-elle ? A quelle seconde s’était-elle enfoncée dans le cerveau de celle qui s’étonnait ainsi ?… Quoi !… tout à l’heure… rue des Petits-Hôtels ?… Cette mâle silhouette dominant la foule… et suivie par des yeux humbles et fervents de femme ?… Un nuage embruma la pensée de Nicole. Puis, tout à coup, un souvenir creva ce voile, comme un éclair. Une scène bien ancienne apparut. C’était le jour de la visite des Chabrial, le jour qui avait décidé tant de choses désormais entrées dans le domaine des réalités ineffaçables. Près de la source, dans l’ombre fraîche… Ils étaient plusieurs réunis là. Et cette enfant se tenait debout, regardant le maître avec ce même regard d’esclave amoureuse…

« Non, non !… » cria au fond de Nicole une voix récalcitrante. « A quoi vais-je penser là ?… C’est abominable ! »

Mais d’autres voix s’élevèrent :

« Rue des Petits-Hôtels, à deux pas de la gare de l’Est. Il allait prendre le train. De sa démarche allongée, il a eu le temps d’arriver pendant que je causais avec… »

Le raisonnement s’arrêta, buté contre un nom qui, déjà, provoquait une évocation déformée, projetait une ombre vilaine.

« Et l’embarras de cette fille !… »

Ce fut comme un éclat de vérité. Puis, de nouveau, tout dévia.

« Mais, quand même, elle pouvait le suivre du regard sans qu’il y eût rien entre eux, sans seulement qu’il l’eût vue et saluée… »

Alors, la voix adverse :

« Pourquoi se fût-elle trouvée là, précisément ? Une femme qui travaille chez elle, que ses occupations retiennent à son atelier ?… »

Ensuite, après une minute de tâtonnements éperdus dans d’opaques ténèbres :

« Berthe en a l’idée !… C’est pour cela qu’elle m’empêchait d’aller chez Fanny Coursol !… Quels drôles d’airs elle prenait en m’en détournant !… Oui, certes, voilà ses soupçons… Mon Dieu !… sa certitude peut-être !… »

En face de Nicole, Hardibert s’absorbait dans sa lecture. A un moment, quelque intuition confuse lui fit lever les yeux vers sa femme. Il ne remarqua rien sur ce visage, où il n’avait guère l’habitude de lire. Mais, sensible au charme fin de l’élégante créature, aux lignes jolies de sa toilette, flatté dans sa vanité de mari, il lui adressa, des yeux, un clignement amical.

Alors, un flot de détresse noya le cœur de Nicole. Elle aurait pu, avec si peu, avec quelque souplesse, quelque abandon dans ce mâle caractère, aimer uniquement cet homme, qui offrait tant de nobles traits à son admiration. Et lui-même, si seulement il avait lu en elle, s’il l’avait aidée à guérir, à oublier le rêve trop tendre, quand, avec une si folle sincérité, elle l’avait appelé à son secours !… Elle valait bien cet effort. Sa conscience le lui attestait. Mais non… Ces très petites choses, pour se réaliser, eussent demandé une intervention de miracle plus prodigieuse que n’en réclamerait le déplacement des montagnes. Et les discours s’y avéraient plus impuissants que tout. Nulle parole humaine ne traverse les remparts des âmes, quand celles-ci ne sont pas organisées pour l’unisson. Et, certes, rien n’est plus tragiquement insondable que les frêles mystères de leurs malentendus.

« Ah ! lui… il m’aurait comprise… »

Tel fut le cri profond qui monta en Nicole, tandis que l’image de Georget s’imposait à elle, avec la suavité divine des graves yeux bleus, sur le rempart de Bruges. Éternel cri, où se lamente la solitude des cœurs, et qui fait sourire ou pleurer, suivant qu’on raille le sentimental mirage, ou qu’on saigne soi-même dans la torture de sa poursuite.

III

« Raoul, tu ne sais pas ?… On nous demande Toquette en mariage. »

C’était Nicole qui parlait. Les deux époux avaient regagné la Martaude. Ils avaient dîné. Le soir s’avançait. Un soir presque d’automne, déjà brouillé au dehors d’une pluie fine, qui venait de s’établir. Le chef d’usine, regagnant son cabinet de travail, sa femme l’y avait suivi. — « J’ai une nouvelle à t’apprendre. » Avec une bonne grâce inaccoutumée, il se déclarait tout oreilles. — « Attends seulement que j’allume une cigarette. » Maintenant, il s’adossait à l’appui de la fenêtre, contre le gris brumeux de la nuit, tandis que, sur son bureau, la clarté d’une lampe électrique glissait sous un abat-jour de soie verte.

Un instant à peine auparavant, Nicole avait pris la résolution de lui montrer la lettre de Sérénis.

Et pourquoi ne la lui aurait-elle pas communiquée, puisque, en somme, l’épître était pour lui, du moins officiellement, presque autant que pour elle ? C’est que, à tort ou à raison, la jeune femme soupçonnait Ogier de n’avoir mis que par simple précaution respectueuse les phrases concernant Hardibert. Quel motif aurait l’écrivain pour solliciter l’agrément d’un parrain et d’une marraine sans autorité sur sa fiancée, alors qu’il avait le consentement du père ?… Non, c’était son aveu, à elle, qu’il souhaitait. Par cette démarche, il voulait lui prouver que le passé n’était pas mort, que, sans elle, il ne se croyait pas le droit de disposer irrévocablement de son cœur, ni surtout de le donner à celle qui fut mêlée à leur fragile roman. C’était aussi la permission de la revoir, qu’il implorait, puisque ce mariage le remettrait forcément en relation avec elle… Peut-être était-ce autre chose… Mais, à la dernière alternative, Nicole se refusait de songer. De toutes façons, la réponse qu’attendait son ancien ami d’enfance, c’était un mot d’elle à lui, une entente secrète, pleine d’une douceur amère, effaçant d’un commun accord le rêve d’autrefois, mais avec la mutuelle assurance que nulle rancune ne restait pour en empoisonner le souvenir.

Voilà comment Mme Hardibert interprétait la démarche de celui qu’elle ne pouvait oublier. Les subtiles délicatesses de son commentaire concordaient-elles absolument avec les intentions d’une nature masculine, d’où son hypothèse éliminait l’intérêt et l’égoïsme, — éléments dont elle ne voulait pas tenir compte ?… Berthe Raybois en eût douté. Mais cette impitoyable logicienne n’était plus là. Et, depuis que sa cousine avait repris le chemin de la Martaude, trop d’impressions avaient noyé la remarque, vaine à force d’exagération, où la veuve montrait Ogier sous le jour d’un arriviste brutal.

« La réponse la plus prudente et la plus digne que je puisse lui faire, » venait de conclure Nicole, « est de comprendre sa lettre comme elle est écrite, de la soumettre à Raoul, et de faire connaître à Georget notre décision par mon mari. »

Il y avait, chez cette femme, au cœur toujours à vif, d’autant plus de courage à prendre un tel parti que, malgré l’adroite rédaction de la missive, Hardibert ne manquerait pas de lire entre les lignes. Elle ne pouvait pas croire qu’il n’eût jamais soupçonné Ogier d’être le héros de sa demi-aventure. Il n’en douterait plus après avoir pris connaissance de ce que l’auteur dramatique écrivait. Sans doute, il y trouverait une preuve de sa sincérité, à elle. Mais ces sortes de preuves ne sont pas pour enchanter un mari. Le sien aurait une façon plutôt dure d’apprécier la valeur de celle-là. N’importe ! Toutes les réflexions de Nicole ne l’en amenaient pas moins à cette nécessité. Et qui sait, si, parmi ses mobiles inconscients, ne se glissait pas un peu de ce besoin de défensive à tout prix qui, déjà, lui avait indiqué la franchise envers Raoul comme la plus urgente sauvegarde.

— « Comment !… On nous demande Toquette en mariage ?… » s’exclamait Hardibert. « Mais c’est à son père d’accorder sa main. Et d’ailleurs, la jeune personne nous a trop complètement lâchés depuis longtemps pour que je la suppose très soucieuse de notre opinion.

— Voyons… Sois indulgent… Elle a si gentiment fait sa paix avec nous.

— Soit. Mais, quant à son mariage, nous en a-t-elle seulement soufflé mot ?… Ça s’est donc décidé depuis la semaine dernière ?

— Rien n’est décidé, justement.

— Ah ! on nous attend pour cela ? » dit la voix mordante de Raoul. (Il avait une manière éminemment sardonique de prononcer des phrases de ce genre, qui, fussent-elles plus inoffensives encore de signification, les affilait en lames tranchantes.) Il ajouta : « Et quel est l’heureux mortel ?…

— Une de nos anciennes connaissances, » prononça Nicole avec un accent trop simple pour sembler tout à fait naturel. Et, s’efforçant de rire : « Un lâcheur aussi, suivant ton expression. Mais qui s’en excuse. Lis ceci… Tu verras… C’est le fait de la plus élémentaire politesse. »

Hardibert saisit la lettre, en regardant sa femme avec une soudaine attention. Il avait quitté la fenêtre, et vint s’asseoir à son bureau, pour placer le papier sous la lumière de la lampe.

Lentement, il lut, sans que sa figure, d’ailleurs habituellement impénétrable, changeât le moins du monde d’expression. Nicole se tenait assise sur une banquette, devant la cheminée encore close par la saison. Elle sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine, et pétrissait l’étoffe de sa jupe avec des mains moites et tremblantes.

— « Eh bien, ma chère, que comptes-tu lui répondre, à ce monsieur ? » fit, après un silence qui lui sembla très long, la voix de son mari.

— « Mais, mon ami, c’est toi qui lui répondras.

— Moi ?…

— Certainement. Ne demande-t-il pas ton avis autant que le mien ?

— Crois-tu qu’il craigne pour moi l’émotion de le revoir, et juge indispensable de m’y préparer avec tant de précautions ?…

— Mais, » s’écria-t-elle, les nerfs soudain raffermis devant l’intention de cruel persiflage, « je n’interprète pas cette lettre dans un sens aussi offensant pour moi. Autrement, je n’en aurais même pas tenu compte, et l’aurais jetée sans seulement te la montrer.

— Oh ! » répliqua-t-il, « tu n’aurais pas fait cela. Les femmes sont trop friandes des occasions de franchise perfide, qui leur permettent de nous ennuyer un peu, tout en prenant d’héroïques attitudes.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda Nicole.

Elle se tendait, maintenant, hostile, et le sang glacé. L’ironie dédaigneuse, et surtout l’exaspérante façon de généraliser, de la mettre dans le troupeau « des femmes », sans vouloir entrer dans le détail si personnel de sa propre sensibilité, la froissaient au point de suspendre tout ce qu’il y avait en elle d’intuitif, de doux, de compatissant, l’empêchaient de pressentir la réelle souffrance dont Raoul se trouvait soudain mordu, et que cet orgueilleux cachait sous l’injustice de son agression.

— « Ce que je veux dire… C’est que, si tu tiens absolument, Nicole, à ce que je m’occupe de tes affaires de cœur, tu me trouveras aujourd’hui moins naïf qu’autrefois.

— Toi, naïf !… » s’exclama-t-elle, si stupéfaite de l’expression qu’elle en perdit toute autre idée.

— « Parfaitement. Tu m’as fait jouer un rôle assez ridicule, il y a cinq ou six ans. Je t’aimais, j’ai eu l’air de tout croire, j’ai tout avalé, même les choses les plus pénibles et les plus invraisemblables. Tu me rendras cette justice que, lorsque la réflexion m’a mieux éclairé, je ne suis pas revenu là-dessus, je ne t’ai pas dit ma pensée, je ne t’ai adressé aucun reproche. Ce qui était fait, était fait. Ce qui était dit, était dit. J’ai traversé secrètement quelques mauvais quarts d’heure, en t’épargnant des récriminations inutiles. Mais aujourd’hui, c’est autre chose. Agis comme tu l’entendras, sans assaisonner tes petites machinations romanesques de ce piquant spectacle : la tête que je peux faire en écoutant des confidences superlativement désagréables pour moi. »

A ce discours, une intraduisible angoisse contracta Nicole. Terrifiée et révoltée à la fois par les insinuations qu’elle y saisissait, par la découverte de ce qui avait pu subsister, sans qu’elle s’en doutât, pendant si longtemps, derrière le silence de son mari, elle s’écria :

— « Mais, Raoul, quelle abominable arrière-pensée gardes-tu sur mon compte ?… Dis-la moi, que je puisse au moins me justifier. Comment, tu la conserves par-devers toi depuis six ans, et tu parles de la duplicité des autres !… Je n’ai eu qu’un tort envers toi, c’est d’avoir été trop franche !

— Voilà un tort, » repartit l’impassible Hardibert, « qui ne fermera pas le paradis aux femmes. Elles peuvent être tranquilles.

— Je ne t’ai pas dit la vérité ?…

— Mais si… mais si… C’était la vérité telle que tu voulais qu’elle fût, au moment où tu me la disais.

— Et quelle était la vérité vraie ?… Supposerais-tu que je t’avais trahi ?

— Oh ! ma chère, voyons… Même avec le minimum de tes aveux, c’était tout comme. »

Par un jeu bizarre des combinaisons psychologiques, cette phrase éclata terrible d’évidence dans l’esprit de Nicole. Ce qu’elle repoussait de toute sa force comme l’accusation la plus inique, retomba sur sa conscience, d’un poids accablant, irrécusable. Et pourtant elle le savait, elle le savait bien, elle s’était arraché le cœur pour ne pas devenir infidèle à l’époux, dont le noble caractère, tout à coup, l’avait reconquise. Mais alors, mon Dieu ?…

Elle s’affola. Un de ces mots lui vint aux lèvres, tels qu’en jettent comme une écume à la surface de l’être les convulsions désordonnées et incompréhensibles des profondeurs. Ils n’ont quelquefois pas plus de rapport avec le sens de notre émotion qu’une éclaboussure d’embrun avec les houles de l’abîme. Avant même d’y avoir réfléchi, Nicole répliquait à Raoul :

— « Tu mériterais que je me fusse conduite comme tu oses le prétendre. »

Il la cingla d’une sauvage riposte :

— « Peut-être ce risque m’était-il devenu indifférent. Quand on a cessé de croire à la valeur de ce qu’on possède, on ne prend plus la peine de le garder.

— Mon pauvre ami, » prononça Nicole, que la plus furieuse douleur mit hors d’elle-même, « que sais-tu de la valeur d’une femme ?… Tu la mesures à l’effacement de son caractère, à la platitude de son admiration pour toi. Tu ne lui demandes que des satisfactions d’orgueil. Avec suffisamment de bassesse ou de ruse, la première venue fait de toi ce qu’elle veut. Prends donc le bonheur où tu le trouves : auprès de quelque fille de rien. »

Hardibert, qui secouait la cendre de sa cigarette contre le bord d’une petite coupe en onyx, ne broncha pas. Seulement, un furtif sourire, d’une intraduisible insolence, tendit sa lèvre inférieure, la seule distincte sous la moustache, — une lèvre plate et d’une courbe baissante, découpée étonnamment pour l’ironie.

Quel devait être l’effet d’un tel sourire, répondant à une telle phrase, sur une femme qui avait observé ce que Nicole venait d’observer ce jour-là, qui saignait de soupçons, lesquels, malgré le détachement du lien conjugal, lui causaient une étrange souffrance ! Comment se serait-elle dit que, pour bizarre que fût chez Raoul la conception de l’amour, il ne se consolait pas de ne l’avoir point réalisée en elle, et ne rencontrerait ailleurs, — s’il en cherchait, — que des compensations faites pour aggraver son déboire. L’acuité de son amertume, la férocité même de ce sourire qui blessait d’un fer rouge la fierté de Nicole, auraient pu, et très justement, se traduire en hommages pour une amante qu’auraient satisfaite des triomphes raisonnés et secrets. Mais de semblables triomphes, quand parfois elle en avait l’intuition, semblaient non moins arides à ce cœur féminin que la pire misère sentimentale. Son rêve de bonheur était tellement contraire ! — tout d’expansion, de communion absolue, et du plus total désarmement, dans une passion où quelque coquette eût goûté surtout le plaisir de la petite guerre.

Avec sa façon excessive de sentir, Nicole crut toucher à la limite de ce qu’elle pouvait endurer, tandis qu’elle contemplait, d’une part, ce mari sans doute infidèle, et, à coup sûr, si distant, et, devant lui, ce papier, sujet de la cruelle scène, où s’inscrivait le définitif adieu d’un être trop follement cher, de celui qui, croyait-elle, l’aurait le mieux aimée.

Dans sa pensée, s’affirma, en un trait de foudre, la puissance terrible de la vie, qui, pour faire de nous de pauvres objets de torture, plus pitoyables et pantelants que l’opéré sur une table d’amphithéâtre, n’a pas besoin de mettre en œuvre ses ressorts de drame et ses péripéties d’horreur. Qu’y avait-il de plus effacé, de plus monotone, que son existence ?… Son frêle roman n’eût pas fourni la matière d’un de ces épisodes dialogués où Sérénis enfermait, en deux colonnes de journal, la quintessence de l’amour parisien au vingtième siècle. Qui donc eût vu, dans la tranquille petite Mme Hardibert, si correcte, d’une destinée si unie, si limpide, le type d’une victime passionnelle ?… Le contraste entre son découragement tragique et le paisible décor de ce cabinet de travail, où l’on n’avait même pas besoin d’entrer pour se représenter le spectacle du plus irréprochable et du moins agité des ménages, s’imposa, l’espace d’une seconde, à son âme désolée.

Puis, de son exaltation même, sortit pour elle une espèce de griserie morale anesthésiante, — quelque chose comme l’élan taciturne qui jette au danger un conscrit ivre de peur. Avec un calme surprenant, elle dit à son mari :

— « D’après ta manière d’envisager les choses, tu ne demanderas pas mieux, je pense, que de voir Toquette devenir madame Sérénis ?

— Voilà qui m’est égal, par exemple !

— Raoul, il est un fait que je te prie de considérer. Ces jeunes gens attendent notre réponse. Tu jugeras comme moi, je suppose, que notre dignité l’exige prompte, favorable, et exprimée de telle sorte que nul ne songe à mettre en doute notre parfait accord. »

Rien ne pouvait mieux adoucir le hérissement dont s’armait la nature âpre et secrètement meurtrie de Hardibert, que cette fière netteté à trancher la question. Le ton posé de sa femme détendit ses nerfs, frémissant jusque-là d’appréhension sous la menace des aigres doléances et des pleurs. Il regarda Nicole avec des yeux qu’elle connaissait bien, où luisait une approbation étonnée, un peu moqueuse, mais mâle et forte. Ce n’était pas la chaleur d’estime qui l’eût flattée, apaisée. De lui, elle n’aurait jamais, fût-ce aux minutes révélatrices, une parcelle de ces effusions spontanées qui font fumer le cœur comme d’un encens. Toutefois, il ne marchandait pas son acquiescement adouci quand il constatait l’effort victorieux de la volonté, la maîtrise de soi, le succès de la raison contre le sentiment, toutes manifestations morales qui le séduisaient au plus haut degré.

— « Du moment, ma chère amie, que tu laisses les ergotages inutiles, pour fixer si justement les convenances extérieures, tu me trouveras tout disposé à m’entendre avec toi.

— Je désire, » dit Nicole, « que tu répondes toi-même à monsieur Sérénis.

— Ce sera fait. »

Au fond, il éprouvait de ce résultat une satisfaction véritable. Ce dont il n’eût jamais convenu avec sa femme, ce qu’il se refusait à s’avouer, c’est que la lettre de l’écrivain avait frénétiquement réveillé sa jalousie. Mais la jalousie place trop un être dans la dépendance d’un autre, surtout quand elle se laisse voir, pour que Hardibert la trahît autrement que par d’indirectes attaques. Moins sûr qu’il n’avait eu soin de le faire paraître de la culpabilité ancienne de Nicole, il endurait de ses seuls soupçons des souffrances trop exaspérantes pour ne pas s’en venger en affichant une certitude. C’est en poursuivant cette cruelle représaille, qu’il dit encore, avant de se séparer ce soir de celle qui lui restait précieuse au delà de tout, et à qui nulle grâce ne manquait que de le savoir :

— « J’espère, Nicole, que ton expérience de la fragilité spéciale aux poètes t’inspirera le souci de ce que tu te dois à toi-même, dans les relations très sommaires, mais forcées, où ce mariage va nous mettre avec le futur mari de ta filleule. Il est dans son droit, ce garçon, de trouver qu’une femme de vingt ans et une dot mirifique valent toutes les romances chantées sous les balcons des dames incomprises, que la trentaine attendrit outre mesure. Tu ne peux que l’approuver. Moi aussi. Montrons-lui donc une vague bienveillance, aussi éloignée de l’empressement que du dépit, afin que ce petit monsieur ne se figure pas qu’il nous ait impressionnés en suspendant ses visites. »

Au cœur de la rêveuse de Bruges, ce fut comme un jaillissement enflammé de sang, sous les rudes lanières que maniait ce froid bourreau. Pourtant elle retint même l’habituel battement de ses cils pour lui souhaiter tranquillement le bonsoir.

Le pire était qu’elle ne pouvait le haïr, ce qui eût mis au moins quelque clarté dans l’obscur infini de sa peine. Mais non. Elle n’arrivait pas à cesser de percevoir, sous les méchancetés expertes, comme quelque chose qui gémissait enfantinement dans le lointain de cette âme altière. Elle avait, elle si simple, ce qu’il n’avait pas, lui si averti : une sensibilité intuitive à laquelle n’échappait point assez complètement la douleur éparse dans les autres. De sorte que nulle rancune ne lui offrait l’entière saveur de son fruit amer. Elle craignait trop les vibrations intolérables par lesquelles le mal qu’elle oserait rendre se répercuterait en elle-même. D’ailleurs, ne savait-elle pas ce que valait, au fond, Raoul, quel être de droiture, de générosité, d’intelligence, de fière indépendance, il était ? N’avait-elle pas désespérément essayé de rattacher sa vie intime à celle de ce compagnon de sa vie extérieure ?… Pourtant l’abîme s’élargissait davantage. Elle allait connaître désormais la hantise de la trahison. Comment supporterait-elle, jusqu’à la vieillesse, qui lui paraissait plus loin que la mort, l’hiver prématuré du cœur, dont tout son être frissonnait ?… Quelle conclusion donner à sa tristesse inutile ?… Était-ce donc vrai, ce que disait Berthe, que le bien peut engendrer le mal ?… Que nos morales savantes ne font que déplacer la somme inéluctable des iniquités ? Et que, dans l’incapacité de prévoir, nous devons répandre de la beauté et de la bonté, comme les fleurs épanchent leurs parfums, sans prétendre ajouter du mérite à nos actes ?…

Mais alors ?… La leçon des jours qui passent, de la vie qui se déroule, du cœur qui chemine, allait-elle lui apprendre qu’il eût été meilleur de goûter l’amour interdit, d’échanger un peu de beauté, un peu de tendresse, un peu de volupté, avec l’être le plus capable d’en recevoir d’elle et de lui en donner ? Au moins elle garderait à jamais un enivrant souvenir !…

« Et je vais revoir Georget !… » se dit Nicole, tandis qu’elle pleurait, cette nuit-là, sur son oreiller fiévreux, les larmes, ruisselantes éternellement, de l’humaine incertitude.

IV

Nicole et Ogier se revirent dans une circonstance tout officielle. Le père de Toquette donna un déjeuner en l’honneur des fiançailles. Comme les Mériel demeuraient à Paris dans un appartement meublé, où ils ne pouvaient recevoir avec toute l’élégance que comportait l’occasion, le repas eut lieu dans un des restaurants à la mode du Bois de Boulogne. Et l’on choisit l’heure du déjeuner, précisément à cause des Hardibert, pour la commodité de leur déplacement.

La petite fête, aussi fastueuse que possible, avec son luxe de fleurs, de menu, de service et de toilettes, manqua d’ailleurs d’animation. Il y avait là réunies vingt-cinq à trente personnes qui ne se connaissaient point : membres de la colonie américaine, amis d’autrefois qu’avait fait surgir la fortune de Paul Mériel, sans qu’il pût d’abord remettre un nom sur leur visage, bienfaiteurs des mauvais jours trop négligés ensuite dans la prospérité, tels que le parrain et la marraine de Victorine.

Une certaine gêne eût régné, même si des influences pénibles et secrètes n’avaient point plané dans cette salle, où, par les clairs vitrages, se reflétait la clarté fauve des feuillages d’automne.

La politesse glacée de Hardibert et le sourire gracieux, mais dans un visage si pâle, de sa jeune femme, n’étaient pas ce qui pouvait animer l’atmosphère d’un courant chaleureux. L’exubérance même de Toquette paraissait subir une atténuation. Elle ne manquait pourtant pas d’éclat, cette fille originale, avec ce mélange d’américanisme et de parisianisme, qui s’affirmait dans sa toilette blanche, trop chargée de dentelles, mais d’une rare séduction de lignes sur son corps souple et cambré, dans ses manières avenantes et brusques, dans son accent, dans la piquante vivacité de ses traits, auréolés d’une lumineuse et indocile chevelure.

— « Êtes-vous contente, ma petite marraine ? Aimez-vous un peu votre vilaine ingrate de filleule ? » disait-elle, accourue vers Nicole aussitôt qu’on se leva de table, et entourant d’un bras câlin la taille de Mme Hardibert.

Elle l’entraînait à l’écart, prise d’une velléité de confidence, dans la partie du jardin réservée aux invités de M. Mériel, et où, grâce à la douce journée d’octobre, on servait le café par petites tables.

— « Je suis contente si tu es heureuse, ma mignonne, » répondit Mme Hardibert.

— « Si je le suis !… Mais vous savez, marraine, c’est moi qui ai voulu ce mariage. Au fond, » ajouta-t-elle en riant, « Ogier n’y pensait pas du tout. Je ne suis pas sûre qu’il en soit encore très enchanté. Mais cela ne m’inquiète pas. Ce sera bien amusant de faire sa conquête, à monsieur mon mari. »

Toute sa jeunesse rayonnait dans la présomption charmante. Et, — il faut le croire, — les cœurs les plus largement généreux ne sont pas à l’abri des impulsions envieuses, puisque la fraîcheur de ce charme, si sûr de lui, fit un peu de mal à Nicole.

— « Tenez, » continua gaiement Toquette, « regardez s’il nous contemple avec un air morose, mon beau ténébreux ! Approchez, monsieur Sérénis… N’ayez pas peur !… Je n’ai pas encore de droits sur vous, » ajouta-t-elle, s’adressant à l’écrivain avec la plus séduisante coquetterie.

Il se tenait à quelque distance, et les considérait, en effet, d’un air que sa fiancée taxait fort exactement de morose. A peine avait-il encore échangé quatre mots avec Mme Hardibert. A table, elle se trouvait placée à la droite de M. Mériel, tandis que lui-même avait son couvert en face, à côté de Toquette, qui faisait vis-à-vis à son père.

Sur l’injonction de la jeune fille, maintenant, il s’approchait.

— « Venez, » répétait-elle, tout éclairée de joie, dans sa transparente physionomie de rousse, en parlant à l’homme qu’elle aimait. « N’ai-je pas raison de dire à marraine : ce que Toquette veut, Dieu le veut ? Qui de vous deux aurait deviné mon rêve de petite fille, et qui de nous trois aurait cru à sa réalisation, durant ces journées extraordinaires, là-bas, dans le Béguinage de Bruges ?… »

Les yeux de Nicole et ceux d’Ogier se croisèrent. Elle le vit aussi pâle qu’elle se sentait devenir elle-même. « Les extraordinaires journées de Bruges… » Des images un peu effacées flottèrent, s’éteignirent, s’accentuèrent de nouveau… Un coin de ciel avec le geste noir des moulins… La Grand’Place vide et ensoleillée sous la haute tour du Beffroi… Mais qu’était la nostalgie de ces souvenirs auprès de l’étourdissante impression dont ils se sentaient ressaisis ? Entre cette femme et cet homme existaient les mystérieuses concordances qui font de l’amour une passion fatale. La rupture soudaine, absolue, violemment irrévocable, avait suspendu l’attrait magique, avait pu le leur faire nier, oublier. Mais, dans l’émoi de la mutuelle présence, le prodige recommençait.

En accueillant les avances matrimoniales que Toquette lui fit ouvertement, dans une audace de sincérité que stimulait sa situation de fille riche, Ogier convint avec lui-même qu’il allait conclure un mariage d’intérêt. Le caractère de Mlle Mériel, qui l’eût peut-être amusé dans quelque intrigue de passage, ne le contentait qu’à demi chez la femme qui porterait son nom. Il avait trop de penchant au rêve imprécis et aux raffinements de la sensibilité, pour goûter cette façon désinvolte, aisée, de prendre l’existence. Flatté quand même de la ténacité déployée par Toquette dans sa prédilection pour lui, il n’en faisait pas crédit à une grande profondeur de sentiment chez la jeune fille, mais au plaisir qu’éprouvait cette nature volontaire à gagner une espèce de gageure contre le sort, sans compter l’exagération romanesque de ses souvenirs d’adolescente. En somme, la petite ne lui déplaisait pas, mais la dot inespérée lui plaisait encore davantage. Sans être l’arriviste que voyait en lui Berthe Raybois, Sérénis envisageait très bien le moment où sa conduite se conformerait avant tout aux nécessités pratiques. Ce moment survenait un peu plus tôt qu’il ne l’avait prévu. L’écrivain en subissait sans révolte la profitable suggestion.

Mais à peine eut-il écrit à Nicole la lettre dictée par sa délicatesse, qu’un nouvel élément s’interposa dans l’évolution, assez tranquille jusque-là, de sa pensée. L’image de la seule femme qui eût déchaîné en lui des ardeurs passionnelles, recommença de le hanter. Il connut de nouveau, quoique plus affaiblies, les angoisses délicieuses ou terribles dans lesquelles sa faculté de vivre s’était si magnifiquement épanouie il y avait six ans. La convalescence de cette secousse, finalement si douloureuse, avait été longue. Mais il croyait tout cela bien mort. Et voilà que, pour avoir écrit cette lettre, il retrouvait la fièvre et les anxiétés de jadis dans l’attente de la réponse.

Le mot, bref et correct, par lequel Hardibert lui avait communiqué l’accueil favorable fait au projet de mariage par sa femme et par lui-même, avait dissipé les obsédantes chimères. Il crut y distinguer la preuve, chez Nicole, d’une indifférence qui touchait au dédain. Le coup de fouet réveilla sa fierté. Aussi, ce matin était-il venu à ce déjeuner sans presque un battement de cœur. Mais il l’avait revue…

La vision, pour les amours mal guéries, est comme de l’éther versé sur un foyer mal éteint. Tout se rallume instantanément. La personne de Nicole bouleversa Sérénis, et à proportion du doute où elle était d’elle-même. Car, le sentiment des années écoulées qui, croyait-elle, laissaient leurs traces sur son visage, celui du contraste entre ses trente ans désenchantés et la radieuse jeunesse de Toquette, la déprimante idée que celle-ci l’emportait sur son souvenir même, prêtaient à Mme Hardibert la grâce un peu brisée qui seyait le mieux à sa suave figure. Et que cette grâce était loin de l’orgueil défensif dont Ogier s’attendait à la trouver armée !

Quand Toquette eut prononcé le nom fatidique de Bruges, quelque chose passa sur la physionomie de Nicole qui fit crier d’amour le cœur de Sérénis. Ce fut si subtil et si contenu : un battement des cils, un tremblement de la lèvre, et ce regard… tellement involontaire, aussitôt détourné !…

— « Je vous laisse refaire connaissance, » dit Toquette. « Je me dois aux invités de papa. »

Elle les quitta, dans un envol de sa robe blanche. Nicole sentit qu’elle serait ridicule d’imiter la course juvénile de l’impétueuse fille. Pourtant, elle se troublait doublement, et de ce tête-à-tête, et de l’opinion que Raoul en pourrait avoir, s’il s’en apercevait.

Quelques secondes s’écoulèrent, dans un silence impressionnant. Puis, de la bouche de Sérénis tomba une phrase à ce point inattendue, que toute la sage circonspection de Nicole en fut déconcertée.

— « Je suis un homme bien malheureux !… » dit-il.

— « Vous ?… »

Elle n’évitait plus de le regarder. La pitié servait de voile, cachait la palpitation de joie, le frémissant intérêt, qu’éveillait ce malheur d’où elle ne pouvait être absente.

— « Pourquoi ne m’avez-vous pas répondu vous-même ? » reprit le jeune homme. « Si j’avais reçu un mot de votre main, ce mariage ne se faisait pas. »

La terre oscilla sous les pieds de Nicole.

— « Je ne vous aurais pas répondu autre chose que mon mari, » balbutia-t-elle.

— « C’eût été votre écriture… J’y aurais lu en profondeur… comme dans vos yeux. Vos yeux non plus ne me disent pas autre chose. Et cependant !…

— Qu’osez-vous me donner à entendre ? Je vous interdis de continuer. Vous êtes le fiancé de ma filleule.

— Tant pis pour elle !… » fit Ogier d’un air sombre.

— « Comment ?

— Je ne l’aimais guère jusqu’ici, et maintenant je sens que je vais la haïr. »

Il exagérait sans peine, se laissant emporter par l’émotion vraie du moment, et surtout par la nécessité d’étourdir Nicole, pour qu’elle ne lui échappât pas tout de suite, — comme un fauve étourdit sa proie pour lui paralyser les ailes.

D’ailleurs tous deux étaient hors d’eux-mêmes, perdaient la notion des réalités immédiates.

Nicole, prise d’effroi, fit un mouvement pour s’éloigner.

— « Il faut… il faut… » prononça Ogier, dont l’agitation devenait dangereusement visible, « que j’aie un entretien avec vous. Jadis, vous m’avez traité comme un être sans honneur, avec qui l’on ne peut avoir une explication franche… »

Éperdue, elle secouait la tête.

— « Montrez-moi la confiance que je mérite. Je jure sur votre divine tête de vous obéir en tout. Mais je veux causer avec vous… Promettez-le-moi… Autrement, je fais un esclandre… Je vous en donne ma parole !… Je prends congé immédiatement, et d’une façon que Mlle Mériel pourra juger définitive. »

L’aurait-il fait ?… Peut-être… étant un de ces nerveux dont la volonté s’exalte tout à coup sous une suggestion trop intense, et qui, par faiblesse, accomplissent des actes de folle énergie.

Nicole n’osa pas en courir le risque. D’ailleurs, le refus, en cet instant, eût été au-dessus de ses forces.

— « Soit, j’y consens.

— Êtes-vous à Paris demain ?

— Je puis y rester. »

Elle passerait la nuit chez Berthe, où elle avait son costume de ville, car elle s’y était habillée.

— « Voulez-vous, » reprit Ogier, tout bas et précipitamment, « être dans ce Bois demain matin, vers dix heures… Entre les deux lacs.

— J’y serai, » murmura-t-elle.

Leur délire un peu calmé par cet engagement, ils se séparèrent. Leur causerie, d’apparence toute naturelle, n’avait pas été remarquée. Le seul convive qui aurait eu quelque raison d’en prendre ombrage, Hardibert, n’était plus là. Aussitôt après le déjeuner, il avait filé à l’anglaise, excédé par la banalité des conversations, et soucieux, étant donné son genre d’amour-propre, que Nicole ne pût le supposer jaloux au point de la surveiller. Il considérait sa sécurité d’époux comme suffisamment assurée par le prochain mariage de Sérénis, et par cette conviction, tout à fait absurde mais bien conjugale, que sa femme ne pouvait inspirer le désir à côté de ce fruit nouveau et d’une si fraîche acidité qu’était l’excitante Toquette.

Mme Hardibert se rapprocha du principal groupe. Un monsieur lui offrit une tasse de café, et, sans s’inquiéter de son refus, commença de lui faire la cour. Soudain amusée, elle le regarda. Il paraissait sous l’empire d’une impression très vive. Comme il n’appartenait pas à la société américaine des Mériel, mais était un Parisien de pur sang, fringant et piaffeur, il s’autorisait de deux rencontres précédentes pour risquer de ces déclarations fort claires, dont une Française jolie doit renoncer à s’offenser sous peine de rompre toutes relations avec ses compatriotes. En les accueillant avec cette moquerie légère, qui est la plus sûre et la plus élégante des armes féminines en pareil cas, Nicole en ressentait une griserie secrète. Ainsi, elle plaisait, elle se sentait belle… Si elle avait su combien !… Jamais elle ne l’avait été davantage. Un rayonnement mystérieux animait ses traits délicats, sa pâleur si fine, noyait d’une langueur rêveuse ses changeantes prunelles sous l’ombre palpitante des cils. A plusieurs reprises elle rencontra le regard d’Ogier s’arrêtant rapidement sur elle. Et quel regard !…

Mais quoi d’étonnant à ce qu’elle fût parée d’une séduction nouvelle. Avec la confiance revenue en son propre charme, se déchaînaient en elle ces flammes du sentiment qui transparaissent à travers les plus ternes visages. Des suavités, et aussi des férocités inconnues, lui gonflaient le cœur. Georget l’aimait toujours !… Il la préférait à Toquette, à la fiancée de vingt ans, éclatante, amoureuse et millionnaire !… Certes, elle le persuaderait d’épouser cette enfant. Oui… elle y était résolue. Mais n’importe !… elle avait la victoire… Et toute sa féminité s’en réjouissait éperdument, du fond sauvage où se réveillaient la ruse et les rivalités antiques, jusqu’à la fleur délicieusement tendre de son amour déchiré de scrupules.

Quand elle rentra chez Berthe, celle-ci, aussitôt après l’avoir examinée, lui dit :

— « Allons… Le subtil poète a dû trouver de ces mots capables de te faire accepter même son mariage.

— Son mariage… Un signe de moi peut l’empêcher ! » s’écria Nicole.

Le cri d’orgueil et d’amour jaillissait, irrésistible.

Sa cousine la regarda, intriguée, indulgente, avec un de ces sourires de complicité féminine, qui flotte aux lèvres des plus sages devant un aveu de passion.

Elle-même, quoique invitée avec sa fille au déjeuner des Mériel, s’était excusée, prétextant le deuil qu’elle quittait à peine, et refusant d’envoyer Yvonne avec les Hardibert, parce qu’il aurait fallu dépenser le prix d’une toilette pour la jeune élève du Conservatoire. Mais, à Nicole, elle n’avait pas caché le fond de sa pensée :

— « Je n’y serais allée dans aucun cas. Je trouve ce mariage odieux. Les deux fiancés me sont antipathiques, autant l’un que l’autre. Ta Toquette n’est qu’une étourdie et une ingrate. Et quant à monsieur Sérénis, je ne lui pardonne pas d’épouser ta filleule pour son argent, après avoir troublé pour jamais un cœur comme le tien. »

Maintenant, à l’ouïe de cette chose extraordinaire : que le soi-disant arriviste, l’homme incapable d’un sentiment fort, qui pouvait oublier une Nicole après s’être fait aimer d’elle, était prêt d’agir avec cette folie sentimentale dont s’émerveille toute femme, Berthe fut saisie d’un enthousiasme bien dangereux pour sa cousine :

— « Ah ! » s’exclama-t-elle, « il y en a donc un, capable, comme dit Musset, de déraisonner d’amour !… C’est gentil, ça !… La race en est bien perdue. Et je ne croyais certes pas que celui-ci la ressusciterait !… Nicole, ma petite… Je ne voudrais pas te donner de mauvais conseils… Mais quand je vois avec quelle brutalité autoritaire ou sensuelle, un Hardibert, un Raybois, malmènent nos pauvres cœurs, je me dis qu’il faudrait une vertu plus qu’humaine pour résister à un être de charme comme celui-là, qui, par-dessus le marché, se montre fidèle jusqu’à l’extravagance… La vie ne m’a pas donné la chance d’en rencontrer un, ou de pouvoir lui plaire… Sans cela, je ne réponds pas… ou plutôt je ne réponds que trop, de ce qui serait arrivé. »

Elle n’eut pas le loisir de continuer ce hasardeux discours, parce que ses enfants survinrent. Avec les irruptions intempestives des trois garçons, une conversation suivie n’était guère possible.

Berthe ne sembla pas fâchée d’être interrompue. Elle sentait le péril de son rôle auprès de cette frémissante Nicole, qu’elle se refusait à pousser davantage vers un bonheur coupable, et que cependant elle ne pouvait retenir, puisqu’elle trouvait en elle-même plus de raisons pour l’envier que pour la condamner. Aussi noya-t-elle son embarras et son commencement de remords dans les effusions de tendresse dont elle accueillit ses fils. Ils s’élancèrent impétueusement à l’assaut de ses caresses. Nicole vit émerger, presque belle d’expression ravie, la figure maternelle entre les trois houleuses têtes. Et elle entendit Berthe lui dire :

— « Vois-tu… Moi, j’ai ma part… »

D’un ton qui signifiait : « Prends la tienne où tu croiras la trouver, pauvre cœur en peine… Ce n’est pas moi qui pourrai te blâmer. »

Comme, ensuite, la soirée parut longue !

A dîner, Yvonne, la future tragédienne, attendrissante de confiance en la vie, avec un petit corps si gracile et mince qu’elle semblait un gentil roseau défiant les tempêtes où se brisent les chênes, accabla Mme Hardibert de questions sur le déjeuner du matin, sur les toilettes, sur les qualités extérieures de la fiancée et les cadeaux qu’elle avait déjà reçus.

— « Moi, » dit-elle, « je n’accepterai pas de diamants quand je me marierai. C’est horriblement vulgaire, et ça s’imite. Je ne veux que des bijoux d’art. »

Ce dédain pour les brillants, dans la médiocrité de ce cadre et de ce repas, ne manquait pas de crânerie. Et le cœur anxieux de Nicole, toujours effleuré d’inquiétude ou de regret, admira secrètement l’aptitude de cette fillette à s’équilibrer avec les indications pratiques de sa vocation et de son temps. Celle-ci n’aurait pas au fond de l’âme des pensées lourdes et anciennes comme les rêveries mortes des aïeules, pour l’empêcher de voltiger allègrement sur les champs nouveaux des joies humaines.

Et tout, durant cette soirée, et cette enfant même, avaient une signification suggestive et tentatrice. « Je n’ai souhaité qu’une chose sur la terre, » se disait Nicole. « C’est un grand amour. La destinée me l’accorde. Vais-je dire : « Non » ?… Non, à ce qui comble si merveilleusement le vœu de ma nature. Mais alors, c’est à moi-même que je mentirais. C’est la vie de ma vie que je trahirais. Une fois déjà j’ai commis ce crime contre mon cœur. Je n’ai semé que du chagrin, en moi, et autour de moi. Quelle leçon !… Et aujourd’hui, quel mystérieux retour !… Ah ! je le sens bien… Je n’ai plus la force austère de ma jeunesse. L’enseignement de la vie n’est pas bon. Je vaux moins qu’alors, ayant vu davantage. Et le vague espoir de mes vingt-quatre ans n’est plus là pour me soutenir. Au nom de quoi lutterais-je ?… Le sort, qui me tend le même piège délicieux, m’a ôté l’énergie et les motifs d’y résister. »

Nicole ne se disait pas tout cela avec autant de précision. Mais ce qui l’entraînait au doux abîme n’en avait que plus de puissance, pour être obscur et inexprimé.

La nuit, dans le petit lit d’Yvonne, qui lui avait cédé sa chambre et couchait avec sa mère, ce ne furent pas des raisonnements qui la poursuivirent jusque dans le sommeil, mais des images. Le sourire et les yeux de Georget… Le mouvement de ses lèvres quand il lui avait dit : « Si vous m’aviez écrit vous-même, ce mariage ne se faisait pas. » Puis, un paysage qu’elle connaissait bien, ce carrefour entre les deux lacs du Bois de Boulogne, où elle se voyait s’avançant, tandis que, là-bas, une grande silhouette tressaillait et se mouvait à sa rencontre.

V

Ce matin d’octobre offrait bien toutes les grâces frileuses, nostalgiques et défaillantes, qui suggèrent au cœur un désir éperdu d’amour.

Nicole, en marchant de la station de Passy jusqu’aux lacs, par les allées sèches où pleuvaient doucement les feuilles rousses, sentait une vie trop forte l’oppresser jusqu’au vertige, puis s’échapper d’elle et flotter dans la brume bleuâtre jusqu’à ce ciel, plus délicat de nuance qu’une rose de Bengale. La fraîcheur de l’air, qui fardait à peine ses joues mates, exaltait son âme. Elle ne réfléchissait plus à rien. Elle allait, grisée par l’heure, par l’émotion, dominée par des puissances secrètes.

Lorsque se découvrit l’espace entre les deux lacs, décor charmant d’eau vaporeuse entre les feuillages merveilleusement teintés par l’automne, sous un soleil hésitant, un effroi la prit. Des automobiles passaient, brutales et mal odorantes, et, de dessous les voilettes impénétrables et les masques, des regards se fixaient sur elle, sans qu’elle pût savoir s’ils ne la reconnaissaient pas. Mais ses relations à Paris étaient peu nombreuses. Et, sans doute, nul ne mit de nom sur la jolie silhouette en costume tailleur, dont la solitaire élégance piqua de passagères curiosités.

Déjà Sérénis accourait vers elle, l’entraînait du côté opposé.

— « Venez. Je sais un coin où nous n’aurons à craindre nulle rencontre. »

En silence, tous deux traversèrent le carrefour, puis s’enfoncèrent dans un sentier qui, parmi l’épaisseur d’une vaste futaie, conduit au Pré Catelan. Vers le milieu, ce sentier s’élargit en rond-point, et là, se trouve un banc, sur lequel, à une pareille heure et dans ce moment avancé de la saison, personne que deux amoureux ne devait songer à s’asseoir. Sous les arbres, qui se dégarnissaient à peine, et qui rougeoyaient ou se doraient au fond des taillis, dans le parfum du terreau nourri de feuilles humides, parmi les plaintes frêles des oiseaux attristés, c’était un endroit délicieux et mélancolique.

— « Vous ne prendrez pas froid ? » demanda Ogier.

Nicole secoua la tête. Elle s’était assise. Et lui, debout devant elle, il la regardait.

Que se dirent-ils tout d’abord ?… Et bientôt après, quand il eut mis un genou en terre, et qu’il lui eut pris les mains ?…

De ces choses qui ne se traduisent pas, qui ne se notent pas, car les paroles y sont trop peu. De ces choses qu’on appelle des aveux, et des reproches tendres, et des souvenirs, et qui ne sont pas cela encore, parce qu’elles prennent ces formes diverses pour exprimer ce qui ne s’exprime pas : le tourment et le désir, le regret et l’espoir, la palpitation des nerfs et l’affolement du cœur, toute l’extase de la tendresse, toute la fièvre de la passion. Elles n’ont leur valeur, ces paroles, que pour ceux qui les échangent, précisément parce qu’elles leur sont inutiles, et que, sans elles, ils se comprendraient.

— « Ah ! Nicole, nous avons perdu six ans… Six belles années de notre jeunesse !… Comme il faudra nous aimer pour regagner le temps perdu !…

— Nous aimer… » dit-elle avec un divin sourire. « Mais nous n’avons fait que cela.

— C’est vrai… C’est vrai… Que vous êtes bonne de le reconnaître !… »

Elle devint grave.

— « Bonne ?… Oh ! non… Comment vais-je nous défendre, l’un et l’autre, contre la vilaine action qu’il ne faut pas commettre ?…

— Quelle vilaine action ?…

— La rupture de vos fiançailles. »

Il dit avec feu :

— « Elles sont rompues déjà, dans ma volonté, dans mon cœur, sinon de fait. Serais-je près de vous s’il en était autrement ?… »

Puis, comme Nicole gardait un silence de détresse, il ajouta :

— « Mais vous-même, mon amie adorée, croyez-vous qu’un devoir quelconque puisse nous séparer encore ? Ce que vous avez fait il y a six ans, aurez-vous le courage de le refaire ? »

Elle prit une voix humble, une voix d’esclave amoureuse :

— « Le courage, non… Et pas même le droit… Puisque je suis venue à vous, ce matin, puisque je vous ai dit : « Je vous aime… je n’ai pas cessé de vous aimer… » Comment reprendrais-je mon rôle si fier d’autrefois ?… Ce ne serait plus qu’une impuissante comédie. Mais je fais appel à vous, mon Georget, à votre conscience, à votre honneur… Je ne suis plus la Nicole infaillible de jadis… Je ne suis qu’une pauvre femme qui vous supplie… »

Tremblante invocation, peu résolue à être exaucée, et qui, dans son abandon passionné, devait suggérer plus de folie que de sagesse. Et c’est ce qui arriva. Car, sans la laisser finir, Ogier prit Nicole entre ses bras et la fit taire avec un baiser. La jeune femme frémit tout entière. L’ardent souvenir d’une étreinte semblable, dans le soir lointain, sous les catalpas de la Martaude, vint aiguiser l’ivresse présente. Les années de résignation disparurent. La force invincible de l’amour renoua les minutes intenses par-dessus la durée abolie. Et les lèvres de Nicole fondirent de délices sous la caresse inoubliée.

— « Oh ! Georget… » murmura-t-elle en se dégageant. « Que faisons-nous ?… Et la pauvre Toquette !… »

Il y a, dans les puériles syllabes où se transforment les noms familiers, des échos mystérieux. Nicole avait une façon de prononcer : « Georget, » qui faisait courir dans les veines du jeune homme un frisson de volupté tendre. Et quand elle dit : « Toquette, » ce fut comme le son d’une petite cloche de cristal, qui mourut très tristement.

— « Toquette ! » s’exclama-t-il sur un tout autre ton. « C’est une fille fantasque et volontaire, qui s’est mis en tête de m’épouser, je ne sais par quel caprice… Un peu comme elle s’était mis en tête d’être la première femme qui jouerait au polo. Aimer ?… Sait-elle seulement ce que c’est ? Elle ne souffrira que dans sa vanité… » (Il se reprit :) « Pas même, parce que, non, elle n’est pas vaniteuse… Mais dans sa fantaisie contrariée… dans le sentiment que sa volonté n’est pas irrésistible. D’ailleurs, » continua-t-il avec vivacité, comprenant que la persuasion s’insinuait en Nicole, « Toquette ne sera pas étonnée. Elle sait que je l’épousais sans enthousiasme. Chaque fois que nous nous séparons, je sens bien qu’elle appréhende vaguement de ma part une retraite définitive. Elle se demande toujours si elle me reverra le lendemain. »

Nicole eut un léger rire.

— « Eh !… quelle confiance vous inspirez !…

— Ne soyez pas méchante… Vous savez bien que, pour les femmes, nul serment ne compte, s’il n’est ratifié par leur divination secrète. »

Ils se turent. Des feuilles tombaient, lentes… détachées par on ne sait quel arrachement suprême. Pourquoi celle-ci, qui semblait verte et vivante encore ?… D’où venait le souffle imperceptible et fatal qui l’avait condamnée ?… Toutes descendaient de la même chute égale, abandonnant, avec la branche, la place où leur frêle existence s’était agitée dans les brises et consumée sous le soleil, leur part trop brève du songe merveilleux de la vie, que toute l’éternité ne leur rendrait jamais.

— « Mais, » reprit Nicole, qui cherchait ses mots, très troublée par ce qu’elle voulait dire, « ce n’est pas seulement Toquette… »

Ogier leva les sourcils, ne voulant même pas avoir l’air de soupçonner ce qui la préoccupait.

Elle s’embarrassa dans les circonlocutions, les réticences… Puis, brusquement, dévoila sa pensée. Elle n’aurait pas l’égoïsme de ramener à un niveau médiocre la destinée qui se faisait si brillante pour celui qu’elle aimait.

Sérénis eut un mouvement de révolte.

— « Oh ! comprenez-moi, » implora-t-elle. « Je n’ai pas la pensée de mêler à nos sentiments des considérations d’intérêt. Encore moins de vous y supposer accessible. La fortune à laquelle vous renonceriez, n’importe pas en elle-même. Seulement, pour un écrivain, quel levier de succès !… La faculté de ne produire qu’à vos heures, de n’admettre aucune nécessité en dehors de l’art… de faire jouer vos pièces quand vous voudrez, comme vous voudrez… Que vous dire, mon ami ?… Pardonnez-moi… Mais puis-je ignorer que vous vous disposez à accomplir, à cause de moi, un immense sacrifice ?… »

Ogier l’écoutait de haut, avec un sourire ambigu, comme s’il s’amusait de ses précautions oratoires.

— « Voilà donc le grand mot lâché ! » s’écria-t-il. « Et si je vous prouvais que je n’ai même pas ce pauvre mérite ! Si je vous démontrais qu’en me préservant de ce mariage vous me rendrez un incalculable service. Vous sauverez le peu que je vaux, comme homme et comme artiste. »

Elle le regarda, sincèrement étonnée.

— « Oui… Écoutez-moi, Nicole… Ma chérie… Ma chère inspiratrice retrouvée. Je vais être sans orgueil devant vous. Pourquoi votre tendre cœur ferait-il de moi le héros que je ne suis pas ?… Daignez me voir en la réalité de ma nature, pleine de faiblesse et de défauts… »

Quelque chose, dans l’enthousiasme de l’amante, se froissa d’un tel préambule, s’effaroucha de la confession qui allait suivre. Pourquoi ce pressentiment ?… Une inflexion de voix, peut-être, un changement de visage, moins que rien, suffit à lui faire craindre qu’en effet Ogier ne se diminuât en s’expliquant. Presque aussitôt, ses yeux enivrés perçurent, dans ce regard qui la troublait si profondément, sur ces traits où semblait s’inscrire la douceur passionnée de son destin, une expression qu’elle ne reconnut pas. Les six années enfuies avaient donc, malgré tout, accompli leur œuvre ?… Et, si pareil que semblât le Georget d’aujourd’hui au Georget d’autrefois, le cœur insondable qui battait dans cette mâle poitrine, ce cœur qu’elle avait tant regretté, qu’elle ne se défendait plus de ressaisir, avait perdu, comme elle-même, beaucoup d’idéal, en cheminant sur les sentiers de la vie. Brusquement, — sut-elle pourquoi ? — à cette seconde précise, sa méditation de la nuit, où elle avait constaté la défaillance de ses nobles chimères, l’œuvre endurcissante des jours, lui revint, avec l’idée terrible : « Mais alors… lui aussi !… » Et voilà qu’un frisson glacé lui hérissa la chair, tandis qu’elle écoutait le jeune homme, dans la contraction d’une irrésistible inquiétude.

Quelle ne fut pas sa stupeur quand, sur les lèvres chères, elle entendit l’écho de son amère et si secrète expérience ! Oui, lui aussi s’avouait désennobli, matérialisé par le travail des jours.

— « Ah ! Nicole, sur le rempart de Bruges, quelle ivresse de poésie !… Quelle exaltation de sentiments et de pensée ! Quel rêve entraînant et sublime !… J’en suis sûr, vous m’auriez gardé sur ces hauteurs, dans l’étreinte de votre belle âme, si vous m’aviez pris tout entier, comme je me donnais, si follement, si complètement. Mais vous m’avez rejeté à la solitude, hors de notre atmosphère surhumaine, au contact des réalités déprimantes. Alors, au lieu d’écrire pour vous enivrer, ce qui m’eût inspiré des chefs-d’œuvre, j’ai fait mon métier d’amuseur, j’ai épié le goût médiocre de la foule, afin d’obtenir le succès et l’argent. Oui, l’argent… auquel je ne pensais guère alors, et que j’ai apprécié de plus en plus à mesure que je l’ai conquis. La ferveur de l’art me reste, Nicole. Chaque jour, je me dis : « Après cette pièce, après ce roman, qui me rapporteront un résultat matériel, je ferai mon œuvre, à moi, celle que je sens confusément dans ma personnalité la plus profonde, celle qui me donnera peut-être la vraie gloire… et qui sait ?… un peu d’immortalité. » Mais le temps passe, ma résolution s’affaiblit… la difficulté de l’exécution m’accable… Le doute me prend… L’ai-je vraiment en moi, cette œuvre ?… A quoi bon me tourmenter ?… puisque j’ai tout ce qui rend la vie agréable, et que les camarades me jalousent, — même, et surtout peut-être, ceux qui valent mieux que moi, qui ont persisté dans la recherche de l’absolu, mais qui sont incompréhensibles pour le vulgaire, et dont le public s’écarte.

— Oh ! » s’écria Nicole avec une flamme dans les yeux, « ne vous calomniez pas, Georget. Vos tourments sont ceux d’un grand artiste. Avec eux, vous ferez de la beauté. »

Il la regarda, comme ébloui.

— « Avec eux ?… Avec vous plutôt, ma divine chérie. Voyez comme d’un mot vous me rendez à moi-même. Votre amour me sauvera de l’enlizement dans la platitude, dans la paresse et le luxe affadissant. Sauvez-moi, car je me sens lâche. Si j’épouse Victorine Mériel, je deviendrai un impuissant et un repu… Et je veux, oui… je veux un triomphe littéraire, l’éclat de mon nom, l’affirmation chez moi d’une originalité que l’on commence à contester cruellement… »

Quelque chose comme une fumée légère passa sur la splendeur élargie des yeux de Nicole. Elle eut un imperceptible recul des épaules. Ogier ne le remarqua pas. Il s’animait, parlant sans chercher ses mots, sans en observer l’impression, comme s’il eût refait un monologue déroulé déjà en lui-même, et bien réfléchi point à point.

— « La fortune ?… Pourquoi ?… Ses satisfactions ne dépassent qu’illusoirement celles de l’aisance, que j’ai atteinte. Mais le bonheur, la vaillance et l’inspiration… voilà ce qu’il me faut, pour remplir vraiment ma destinée. Et c’est cela que vous tenez entre vos chères petites mains, ma Nicole. »

S’il voulait effacer en elle des scrupules de délicatesse, lui prouver que l’intérêt de sa carrière ne perdrait rien au sacrifice qu’il lui faisait d’un mariage riche, il n’avait que trop réussi. Ce bilan si nettement établi, cette balance exacte des profits et des pertes, même en la supposant destinée à vaincre de généreuses résistances, décelait une force de vérité, une acuité de vues, trop contraires à l’impétueux aveuglement de l’amour. C’était le calcul d’une ambition supérieure, d’un cœur et d’un esprit sans vulgarité, mais c’était un calcul. Et les quantités en étaient pesées trop rigoureusement pour ne pas surgir de méditations circonspectes, pour n’être que l’improvisation hasardeuse et ardente d’une passion qui veut se faire persuasive.

Impression légère d’ailleurs, qui ne pouvait contracter qu’une âme subtilement sensible comme celle de Nicole. Le langage était noble. Des magnifiques yeux bleu sombre d’Ogier irradiaient de hautains désirs. Parfois aussi les vertigineuses prunelles se voilaient de cette gravité singulière, plus poignante que la caresse ou la langueur, et qui faisait frissonner, comme des cordes gémissantes, les fibres de l’amoureuse. Pourtant une très fine amertume, une vapeur de tristesse, montait en elle, tandis que lui parlait, — si proche, si délicieusement son maître déjà, — celui qui la voulait avec une contagieuse ardeur. Dans un trouble d’une douceur telle que jamais elle n’eût imaginé rien de plus irrésistible, une espèce de lucidité mélancolique lui montrait le Passé adorable, meurtri et rabaissé par le brûlant Aujourd’hui. Que faisaient-ils tous deux ?… Ne détruisaient-ils pas quelque chose de merveilleux, de sacré ?… Une pointe aiguë de regret la perçait dans son délire même. Ah ! c’était sa faute, pensait-elle. Trop longtemps elle avait attendu l’amour. N’est-ce pas en elle-même qu’elle l’avait glacé par trop de résistance et de raisonnements ?… Idée horrible !… Serait-elle maintenant impuissante à le goûter ?…

Sous ce dernier souffle d’angoisse tombèrent ses hésitations suprêmes…

— « Ne parlez plus… n’ajoutez rien… » dit-elle soudain à Georget, dans une supplication défaillante. Et, d’un mouvement involontaire, elle se rapprocha de lui, avec un frémissement de tout son être. Sans qu’elle pût s’en rendre compte, tant elle obéit à une souveraine impulsion, c’était le rêve éperdu de son amour qui fuyait vers un asile de vertige la refroidissante influence de l’analyse et des discours. L’asile s’ouvrit… entre les bras, contre la poitrine de l’homme adoré. Pendant quelques secondes, elle y resta blottie… Mais une émotion tellement profonde tremblait dans sa prière et dans son élan, il y avait sur ses joues pâles, en son incertain sourire, tant de tendresse irrésistible et désespérée, que Georget se sentit étreint par quelque chose de presque solennel. Nulle pensée hardie ne glissa de son regard sur ce visage où les paupières mi-closes mettaient une ombre d’énigme. Vaguement il eut l’intuition que toute sa fougue d’amoureux, que toute sa ferveur de poète, et que même le flot impétueux de sentiments qui lui gonflait le cœur, ne valaient pas ce qu’exprimait le muet abattement de la créature charmante réfugiée contre son épaule. Il se contenta de l’y retenir, d’un enveloppement immobile. Elle lui était sacrée. Quelle fierté d’éprouver ce respect et d’en donner la preuve, alors qu’un autre, moins chevaleresque, aurait gâté cette communion divine par sa maladroite impatience.

Ainsi, tout sincèrement épris qu’il fût, le fin metteur en scène se regardait sentir et agir. Quant à Nicole, entre ses cils abaissés, elle voyait une chose : des feuilles tombaient, détachées par un souffle de mystère. Et leur légère chute alanguissait davantage son âme triste et enivrée. Il eût été doux de se laisser glisser comme elles dans le néant, à cet instant même. Comment s’arracher, autrement que par la mort, au terrible bonheur qu’elle goûtait à aimer, à se savoir aimée ?… Ah ! maintenant, quelle puissance, quel remords ou quelle crainte, la défendraient contre ces bras, qui l’enserraient pourtant d’une étreinte si soumise ?… Un mot d’elle, un ordre, une prière, et ils s’ouvriraient… Non… non !… Elle ne pouvait pas… Ah ! qu’ils la gardent encore !… qu’ils la gardent toujours !… Combien son amour était ombrageux et fort, pour avoir tout à l’heure, frissonné si farouchement à la première discordance entre ses sentiments et ceux qu’elle devinait chez Ogier !… Elle ne voulait plus éprouver cela. Son doute était absurde, indigne d’elle et de lui. A quoi bon craindre, lutter encore ?… N’était-il pas ici, seul avec elle, seul dans ce bois exquis d’automne comme dans l’univers immense, celui dont le cœur répondait à son cœur ?… Oui, seul avec elle dans l’univers. Qu’était-ce, en dehors d’eux, que le tourbillon des êtres et des choses ? Quelle pensée l’inquiétait au prix de la pensée veillant sous ce cher front ?… Quelle lumière l’éclairait comme ce profond regard bleu ? Savait-elle seulement à quoi ressemblait le bonheur avant d’avoir appuyé son épaule, comme en ce moment, sur cette poitrine aux palpitations si douces, qui la berçait dans une extase inconnue ?…

— « Nicole… ma chérie…

— Georget…

— A quoi réfléchissez-vous ?… »

Elle leva les yeux avec une tendresse infinie. Mais elle n’eut pas de réponse. Puis elle s’écarta de lui, et, lentement, sourit, avec une expression qu’il ne lui connaissait pas, fatale, ambiguë, insidieuse et enivrée…

Lui, s’affolant, voulut aspirer sur ses lèvres la saveur de ce sourire. Mais déjà, Mme Hardibert s’était redressée, reprise.

— « Allons-nous-en, Georget. Nous sommes à notre amour, mais notre amour n’est pas encore à nous.

— Que voulez-vous dire ?

— Que nous devons conquérir, non pas le droit, — hélas ! nous nous en passerons, — mais la liberté, de nous aimer sans mensonge. »

Il sembla surpris, puis, tout aussitôt, joyeux.

— « Quel espoir ? Viendriez-vous à moi, toute ?… O mon aimée !… »

Elle eut un sursaut, et ferma les yeux, comme devant un abîme.

— « Je ne mentirai pas. Je ne pourrais pas, je ne saurais pas mentir.

— Mais alors ?…

— Que puis-je vous dire ?… Venez, Georget. Partons. Ce n’est pas ici que je trouverai le sang-froid d’une résolution… Ici !… »

Elle regardait en arrière, vers le banc déjà quitté, vers la clairière retombée à la solitude, entre les arbres fauves.

— « Ah !… » soupira-t-elle, comme avec une gratitude pénétrée pour la grâce inoubliable de ce lieu.

Cependant Georget relevait son dernier mot.

— « Une résolution ?… La mienne est prise. Je vais rompre mes fiançailles. »

Elle se tut. Ils achevèrent de parcourir le sentier en silence. Ogier se déconcertait, n’osant lui demander le sens précis de ce qu’elle venait de dire. Pensait-elle au divorce ?… Mais lui-même, quelle situation lui créerait un pareil coup de théâtre ?… Hâtivement, il envisageait l’alternative, se gardant bien de laisser voir qu’il n’y avait pas un instant songé.

Quand tous deux quittèrent le sous-bois, et parvinrent à la route qui contourne le lac, leur unisson passionné subissait la sourde pression des choses vécues, accumulées si diversement dans leurs âmes. Chacun de son côté se trouvait ressaisi par les nécessités, les souvenirs, et par ces millions de sentiments morts, qui se déposent en nous pour modifier notre sensibilité, comme les feuilles que ce couple ardent et triste foulait aux pieds et dont les débris se superposent peu à peu au sol naturel de la forêt.

A mesure qu’on s’éloigne de la jeunesse, l’amour absolu se fait plus rare, mais prend plus de force lorsqu’il triomphe. Car, plus les cœurs ont de choses à mettre en commun, moins ils ont de chance de n’en pas trouver qui les sépare. Mais aussi, quand une flamme inattendue dévore tout, fait table rase, efface la tyrannie d’un double passé, quelle résurrection merveilleuse, quelle affinité puissante, quel lien !…

Nicole et Ogier n’en étaient pas là. Ils s’interrogeaient trop. Les voix anciennes, écho des jours nombreux, gardaient en eux trop de résonances. Lui, tout absorbé par d’involontaires combinaisons en face des conjonctures nouvelles que les dernières paroles de son amie lui faisaient entrevoir. Elle, dans son besoin de loyauté, préoccupée déjà d’accorder son amour, fût-ce par de désastreuses imprudences, avec cette intransigeante noblesse de son âme, qui ne voulait rien savoir des compromis mondains ni de la morale des five o’clock.

Hors des taillis, par les larges avenues, dans la trouée bleuâtre du lac, la délicate matinée d’octobre s’achevait dans une grâce tiède, à peine voilée. Des voitures, des cavaliers, des cyclistes circulaient. Ogier dit :

— « Nous sommes imprudents. »

Elle, en femme que l’amour tient, et non la coquetterie ou le caprice, ne voyait rien autour d’eux. Rappelée à elle-même, elle murmura :

— « Quittons-nous. Adieu, Georget. »

Il prit sa main.

— « Quand vous verrai-je ?

— Bientôt.

— Vous m’écrirez, ma Nicole ?

— Oui.

— Vous m’aimez… Vous êtes bien à moi ?…

— Je vous aime… Je suis bien à vous. »

Il plongea ses yeux tenaces au fond des doux yeux si tendres. Et très bas :

— « Quand serons-nous heureux ?… »

Elle rougit, sourit, et avec un peu de malice :

— « Toujours…

— Méchante chérie !… Quand commencera-t-il, ce « toujours »-là. N’oubliez pas que je l’attends, que je mourrai, à toutes les minutes, d’impatience et d’espoir… »

Ils durent se séparer, avec, maintenant, sur leurs lèvres, un instant muettes, tout un flot de protestations et de questions enfiévrées, qu’ils ne pouvaient plus se dire. On les regardait. Un passant avait ralenti le pas pour les observer. Tous deux de taille haute, mais de proportions si élégantes, avec leurs deux visages éclatants de beauté, d’amour, ils attiraient trop l’attention. Et lui était connu. Ils ne purent s’attarder ensemble plus longtemps.

Alors ce fut, dans leurs deux cœurs, la secousse déchirante, la chute froide dans l’isolement, et pour leurs yeux, tout à l’heure fondus ensemble, la désolation de ne plus se voir…

Nicole s’en alla vers la station de Passy, sans oser retourner la tête.

VI

Pendant les jours qui suivirent, Nicole Hardibert fut véritablement la proie de l’amour, le cœur assailli de flèches brûlantes que représente la mythologie grecque, — cette religion de la nature humaine, où règne souverainement le plus fatal et le plus fort des sentiments humains.

Une seule image la hantait, un seul souvenir, une seule sensation, un seul désir… Leur enlacement sur le banc solitaire, dans la fauve profondeur des bois, sous la pluie légère des feuilles mortes. Oh !… être là encore !… S’y retrouver bientôt !… Comme elle avait été lâche, hésitante et froide !… Pouvait-il se douter combien elle l’aimait ?… En se rappelant ses bras autour d’elle, la tiédeur un peu rude du drap de son pardessus tandis qu’elle y appuyait la joue, une souffrance délicieuse lui traversait la chair, une aspiration avide, une sorte de soif de toutes les fibres. Oh ! goûter cela encore !… Il existe donc, entre les êtres, des puissances d’attraction pareilles ?… Elle en demeurait confondue. Car, dans l’ensorcellement de l’évocation, elle perdait la faculté de prévoir, de réfléchir. Pourtant elle devait prendre un parti, savoir où elle allait, se placer en un suprême face à face avec elle-même. Elle s’y efforçait, en des rêveries interminables. Et quand elle en sortait, tout étourdie et chancelante, ayant peine à reprendre pied dans le réel, Nicole s’apercevait que les heures s’étaient passées à revivre une éternelle minute, dans le silence incompréhensible de sa conscience.

Mais aussi, quelle complicité dans les circonstances et les choses !… Octobre, avec l’aiguillon de ses parfums sauvages, attristait magnifiquement le parc de la Martaude. A travers les feuillages éclaircis, des lointains vaporeux apparaissaient tout alentour, de cette hauteur. Et c’était comme un élargissement mystérieux, des perspectives ouvertes, qui reculaient jusqu’aux confins du rêve la palpitation de la vie. Plus de limites, plus de barrière. Le regard et l’âme s’enfonçaient d’un élan démesuré vers l’inconnu, tandis que des souffles âpres s’engouffraient entre les lèvres haletantes. Vivre !… vivre !… C’était la suggestion aiguë qui volait dans la brise fraîche avec les aromes excitants et amers. Les marronniers d’or flambaient, sur les pelouses d’un vert mouillé. Jamais les jardiniers n’avaient fini de balayer sur le gravier rosâtre la rouille des hêtres et des chênes. Sans cesse, on entendait le grincement de leurs brouettes. Dans les parterres, autour de la maison, par milliers, fleurissaient les chrysanthèmes. Jaunes ou roux, pâles ou de pourpre sombre, ils avaient les nuances des feuilles mourantes, comme ils en avaient dans leurs pétales crispés, les recroquevillements convulsifs, et, dans leur âcre odeur, les effluves exaspérés. L’âme végétale s’affirmait plus violente au moment de s’endormir, exhalait de toutes parts, dans la même tonalité farouche, une clameur monotone, un long cri sans fin de passion.

Toutefois, au bord de l’allée descendant vers le pays, le groupe des catalpas restait vert. Leurs larges feuilles, si tardives au printemps, persistaient les dernières à l’automne. Nicole venait s’asseoir sur le banc voisin, et regardait ces beaux arbres. Jamais ils n’avaient cessé de lui rappeler le soir d’amour, de sacrifice et de douleur. Maintenant, avec la fierté de leur feuillage intact dans le désastre des futaies, elle leur trouvait des airs de triomphe et de revanche, qui la faisaient sourire. Et, dans ce furtif sourire, glissait le peu que son âme contenait de perversité.

Sa solitude était complète. Hardibert passait les journées entières à l’usine, et les soirées, quelquefois les nuits, dans son cabinet de travail. A peine était-il exact aux heures des repas, qu’il abrégeait le plus possible. La fièvre d’une découverte scientifique, dont il espérait beaucoup pour son industrie, le tenait jusqu’aux moelles. Moins que jamais, en ce moment, lui importaient les crises de sensibilité que pouvait traverser Nicole, et pas davantage, à coup sûr, ce qui se passait à Paris, dans un petit appartement de couturière, coquet à souhait, grâce à sa générosité, et où peut-être une jolie ouvrière aux fins yeux retroussés se lassait de l’attendre. Cette amusette ne pouvait que remplir les intervalles de court désœuvrement entre les grandes poussées intellectuelles qui l’absorbaient tout entier dans le seul fonctionnement de son cerveau. Cet homme appartenait à la science comme d’autres appartiennent à l’amour, à la cupidité, à l’ambition. Il devenait, durant des périodes plus ou moins longues, aveugle et sourd à tout ce qui n’était pas sa passion. Pour l’instant, il croyait tenir la solution d’un problème tel que s’il en venait à bout, non seulement il relèverait la Martaude, mais il en ferait un établissement unique au monde.

Dans cet état d’âme, Raoul Hardibert montrait à sa femme une humeur plus âpre, plus agressive que jamais. Car la seule vue de Nicole lui rappelait les prétentions insupportables de créatures inférieures, qui, pour vous garder fidèlement une somme de satisfactions médiocres, exigent qu’on s’occupe d’elles sans cesse. Hé quoi !… pour s’assurer la propriété exclusive de ce que ces gentilles poupées appellent « leurs faveurs », il fallait sacrifier à des soins puérils, humiliants, et d’ailleurs codifiés par les plus déconcertants caprices, un temps et des facultés que réclamaient le raisonnement, la logique et le progrès ?… Rien n’avait de prestige sur elles, assez pour les fixer : pas même le mariage. La loi intelligente du mâle aurait dû s’en tenir aux clefs, aux verrous et aux grilles du harem. Fallait-il, parce qu’on avait autre chose en tête que l’art de débiter des fadeurs, renoncer à posséder avec quelque sécurité une épouse, ou même une maîtresse ?… Le malheur voulait que toute la philosophie de Raoul ne l’en consolât pas, quand il y pensait. Et il n’y pensait guère qu’en présence de Nicole. Celle-ci ne prenait donc conscience de cette sensibilité bizarre que par le dédain, l’ironie ou l’acidité de propos, toujours les mêmes, moins froissants, mais plus énervants, par la répétition.

Elle avait, dans le pays, peu de relations de son monde. Aucune intimité féminine n’avait compensé pour elle l’absence de Berthe Raybois. Elle essaya d’aller visiter, comme elle le faisait si souvent, les familles ouvrières. Mais, plus que jamais, à travers la vibrance du sentiment qui l’emplissait toute, sa finesse d’impression devinait l’antagonisme obscur, l’impossibilité d’une sympathie réelle entre la « dame » qu’elle était et ces êtres qu’elle essayait de traiter en amis, en égaux. Depuis la crise où faillit sombrer l’usine, Mme Hardibert avait dû restreindre le bienfait matériel. Et quant au bienfait moral, où donc sa pauvre âme vacillante en eût-elle trouvé la ressource ?… Victime, comme ces humbles, de l’universelle incertitude, elle n’osait leur avouer par quel lien de convoitise et de révolte elle devenait vraiment leur sœur. Eux, désillusionnés d’une espérance éternelle, demandaient brutalement à la Société le droit de manger à leur faim, de boire à leur soif, de s’amuser à leur guise, en un mot de vivre pleinement la vie du corps, puisqu’ils ne croyaient plus à celle de l’âme. Elle, dans la même déroute des croyances immortelles, demandait à la Nature, à cette Nature enflammée et défaillante de l’automne, toute chuchotante de mystères, toute décomposée en véhéments parfums, son droit d’aimer jusqu’à la plénitude de ses sens et de son cœur, puisque leur fougue effrayante et délicieuse est peut-être le seul frisson de l’au-delà dont puisse tressaillir la périssable argile humaine.

Qu’est-ce que Nicole Hardibert, plus tremblante qu’une brebis oubliée par le troupeau en marche au bord d’un précipice, aurait dit à l’indépendance audacieuse de ces moutons sans berger ?… « Où donc est la vérité ?… » pensait-elle. Car, pour flottantes et indécises que fussent, dans sa faible pensée, des questions si formidables, elle ne négligeait pas de se les poser.

D’ailleurs, quelle énigme de conscience, même chétive et toute personnelle, ne se fût élargie dans un tel cadre. Quand tombaient les rapides crépuscules, et que les fumées noires de l’usine, les fumées bleuâtres du village, montaient à la rencontre des vastes brumes surgies des horizons lointains ; quand des ciels tragiques, semblables à des champs de violettes traversés par des ruisseaux de sang, se découvraient à l’issue d’une allée déjà ténébreuse ; quand des souffles crépitaient parmi les feuillages secs, avec un son déchirant qui lui étreignait le cœur, il ne lui était plus possible de méditer égoïstement sur sa seule angoisse d’amour. L’universelle inquiétude de toutes les tentations suaves s’engouffrait dans son âme pensive. Et lorsque Nicole se demandait : « Où vais-je ?… Que faire ?… » elle entendait sa question tomber dans un abîme plus profond que sa destinée. Des échos d’éternité s’éveillaient. Mais si distants, si voilés, qu’elle n’en distinguait pas le sens.

Quelques jours passèrent, qui lui semblèrent sans fin. Elle ne reçut rien de Georget. Mais il ne pouvait lui écrire à la Martaude. L’initiative devait venir d’elle. C’était chose convenue qu’elle lui enverrait un mot la première, pour lui indiquer un moyen de correspondre. Car chaque subterfuge lui semblait vilain et dangereux. Elle les avait repoussés tous, promettant d’y réfléchir. Et son hésitation durait encore.

Ce qu’elle attendait, avec une appréhension qui l’empêchait de préciser son attente, c’était la rupture officielle des fiançailles de Sérénis avec Toquette. Ce petit événement serait notoire, et quelque bruit lui en reviendrait avant même que les intéressés l’en informassent. Les journaux n’avaient pas encore annoncé le mariage du jeune auteur, et Mlle Mériel n’appartenait pas au monde parisien. Mais, si ce n’était par la voix publique, la nouvelle en arriverait à la Martaude par des relations communes, par Berthe Raybois, tout au moins.

« Georget ira d’abord la trouver, » pensait Nicole, supposant à l’homme qu’elle aimait des subtilités de délicatesse qui l’empêcheraient de lui apprendre un fait dont elle devait être sûre, et dont il ne voudrait pas aviser directement Hardibert.

Quant à Toquette, savait-on quelle attitude prendrait la fantasque fille ? Son orgueil sauf, — car Ogier lui laisserait l’initiative apparente de la brouille, aurait-elle une autre idée que d’arrêter son passage sur le premier paquebot à destination de New York ?… Trop franche pour jouer sérieusement le rôle d’inconstance dédaigneuse qu’il offrirait de lui prêter, trop fière pour trahir du dépit, et encore moins du regret, elle ne parlerait guère, et se garderait bien d’écrire. La correspondance n’était pas son fort. Sa marraine, à qui, pendant des années, elle n’avait pas donné signe de vie, et qu’elle s’était rappelée seulement dans l’intérêt de son espoir romanesque, lui redeviendrait indifférente aussitôt cet espoir brisé. Si, décemment, elle avait pu épouser Sérénis sans renouer avec les Hardibert, l’ingrate aurait-elle retrouvé le chemin de cette Martaude, où son enfance d’orpheline dénuée avait pourtant reçu asile et s’était blottie en une si chaude affection ?…

« Ah ! je n’ai pas de scrupules à son égard. Celle-là ne souffrira jamais par le cœur !… »

Ainsi songeait Nicole, tandis que la férocité furtive de la jalousie l’aidait aussi, de ce côté, à supprimer tout remords.

Un après-midi, comme elle venait de sortir après déjeuner, la pluie la chassa du parc. C’en était fait des promenades sans but et des rêveries sans conclusion, où elle écoutait à la fois la rumeur de son cœur troublé et le gémissement si doux des feuilles sèches remuées par la traîne de sa robe. L’humidité glaciale où s’effondre la beauté de l’automne jetait son suaire gris sur les choses. Elle en sentit le froid s’insinuer jusqu’à son âme. Alors ce fut la révolte décisive de sa vie, à elle, de sa jeune vie frémissante et avide de bonheur. Elle n’écouterait pas les suggestions de l’eau désastreuse et monotone, ni le renoncement du grand parc blême, elle secouerait l’engourdissement de cette odeur mortelle et triste qui se répandait dans la maison sans intimité, sans joie, sous la désolation ruisselante du dehors, derrière les vitres dépolies de brume. Elle était aimée, elle aimait !… Un délire la prit. Sans ce temps effroyable, elle aurait couru là-bas, le retrouver, lui… Comment avait-elle pu attendre ?… A l’instant même, elle allait écrire à Georget.

Nicole monta au premier étage, dans un boudoir attenant à sa chambre, où elle se tenait le plus volontiers. Son petit bureau de noyer incrusté d’étain l’attendait. Ses bibelots préférés étaient tous à leur place. Son âme ordonnée et claire aimait autour d’elle l’ordre et la clarté. Comme elle eût souhaité que sa violente tendresse ne fût qu’une note plus haute, plus merveilleusement sonore dans son harmonie intérieure !…

Mais elle était à la minute où ce contraste même lui devenait insensible. Une impulsion souveraine l’entraînait. Avant de jeter sur le papier toute la folie de son cœur, elle s’arrêta pourtant, puis se détourna, pénétra dans sa chambre à coucher, se plaça devant une glace.

Elle se vit belle… Plus belle qu’elle n’avait jamais été… Le visage spiritualisé par une flamme mystérieuse, par ce feu cher et secret qui, depuis la rencontre d’Anvers, ne s’était jamais éteint. Elle s’étonna de la profondeur de ses yeux. Elle les interrogea avec une espèce d’effroi mêlé de compassion. En même temps, elle se réjouissait de voir leur splendeur si fraîche sous l’arc frémissant et velouté des cils.

Et tout à coup, elle se rappela qu’elle s’était regardée ainsi, avec la même fierté anxieuse, dans un miroir d’hôtel, le jour du départ pour Bruges. Elle pensa : « Nous autres femmes, nous ne goûtons notre beauté que par l’amour. Mais d’ailleurs, tout est dans l’amour… Rien n’a de prix en dehors lui. »

Elle crut entendre qu’on frappait à la porte extérieure de son boudoir. Elle retourna dans cette pièce, l’oreille aux écoutes. Un second coup.

— « Entrez ! »

La femme de chambre surgit, avec un peu d’effarement.

— « Madame !… Mademoiselle Mériel ! »

Nicole tressaillit, pâlit. Mais, ne s’expliquant pas l’émotion de la domestique, elle dit sèchement :

— « Eh bien ?…

— Madame ne se doute donc pas du temps qu’il fait ?… Et Mademoiselle n’a pas trouvé de voiture à la gare !…

— Priez-la de monter. C’est ici qu’elle aura le plus chaud. »

Machinalement, pendant la minute qui suivit, Nicole arrangea le feu, le fit flamber, y ajouta des bûches. Ses mains frémissaient. Son cœur bondissant arrêtait le souffle dans sa poitrine.

— « Marraine !… »

La grande fille impulsive et franche, décidée et puérile, se jetait dans ses bras, plongeait le visage entre sa joue et son épaule, et répétait le mot d’appel dans une espèce de sanglot qui la secouait toute :

— « Marraine !… »

La confiance, l’abandon sincère, le jaillissement tumultueux d’une jeune douleur, émanaient de l’élan, de la voix, de l’étreinte, de toute la fougue immobilisée du souple corps que Nicole sentait trembler contre le sien. Elle fut bouleversée. Que signifiait cela ?… Et qu’est-ce qui allait suivre ?…

Mais ses mains, errant dans une caresse vague sur la jaquette de drap, rencontrèrent des places ruisselantes.

— « Tu es trempée !… C’est de la folie !… Qu’arrive-t-il ?… Comment es-tu venue ?… Seule ?… »

Naturellement. Est-ce qu’une indépendante comme Toquette, et américanisée encore, s’embarrassait d’une femme de chambre ?

— « Eh ! qu’importe un peu de pluie !… Mais je vous inonde, marraine… Pardon… »

Elle s’écarta. Nicole, avec une crispation secrète, la vit singulièrement embellie et émouvante, transfigurée par une expression nouvelle, ses yeux d’or brun alanguis d’une tristesse délicate, et le teint si éclatant, rosé par l’air vif et humide, sous la chaude auréole des cheveux fauves, où frisaient des mèches folles, perlées de bruine.

— « Tu vas retirer cette jaquette. Je te mettrai un châle sur les épaules. Et tu boiras quelque chose de bouillant. Tu n’avais donc pas de parapluie ?…

— Si, mais avec ce vent…

— Voyons tes chaussures… Oh ! ces souliers minces !… La femme de chambre va te les ôter tout de suite. »

Elle sonna. Son âme s’amollissait à ces soins. N’était-ce pas, dans cette chambre familière, la petite Toquette d’autrefois, revenue de quelque équipée à travers le parc noyé d’averses ?…

Ah ! Nicole… cœur mal fortifié, trop ouvert à la sensibilité des autres, que vous êtes peu faite pour les revendications où il faut de l’égoïsme, et pour les rivalités où il faut de la haine !

Mme Hardibert regarde cette pauvre grande fillette, dont les yeux s’embrument, non pas de la vapeur du thé qu’elle boit, mais de vraies larmes, tandis que, suivant l’ordonnance formelle, Toquette avale une pleine tasse brûlante avant de parler. Par-dessus le bord de cette tasse, le regard ingénu, ardent, désolé, va vers cette marraine, qui se demande encore ce qu’elle doit y lire, mais qui, déjà, n’en peut supporter la supplication.

— « Voyons… Tu es réchauffée ?… C’est bien vrai ?… Parle maintenant. »

La voix se défend de toute cordialité. Nicole se raidit. Sa filleule est-elle venue en accusatrice ?… Elle n’acceptera pas d’explication. D’abord il n’y en a pas de possible entre elles deux. Elles ne sont pas dans la même région de la vie. La vierge aurait trop d’avantage contre celle dont l’amour est un péché. Mais cet amour, coupable ou non, il peut ici demander, plutôt que de rendre, des comptes. N’est-ce pas Toquette qui l’a réveillé en flamme dévorante parce qu’elle a commis l’imprudence de s’attaquer à lui ?… Cet amour… il existait bien avant que la jeune inconsciente connût seulement le sens du mot aimer.

— « Marraine, il m’arrive quelque chose d’affreux. Je suis trop malheureuse !… Alors je viens à vous… Je n’ai pas toujours été gentille… Mais vous m’avez pardonné… Puis vous me plaindrez tellement !… Et d’ailleurs, à qui aurais-je recours ?… »

Elle parlait à petites phrases hachées, les lèvres tremblantes de sanglots contenus. Toute sa turbulence joyeuse était tombée. Ce n’était plus l’adolescente à l’imagination et au sang en effervescence, grisée de sa propre sève, et marchant sur terre comme en pays conquis. C’était la jeune fille en qui s’éveille une souffrance de femme. D’ailleurs, elle s’intimida, — chose non moins neuve chez elle. La manifeste froideur de Mme Hardibert la consterna.

Celle-ci lui disait :

— « Mais, Victorine, avant toute confidence, je dois te suggérer que ton père te guiderait mieux que moi. Il a toujours été en désaccord avec les conseils que je te donnais. Et je ne voudrais pas…

— Oh ! marraine… Il s’agit de circonstances où un homme ne saurait que faire des maladresses… Et aussi de quelqu’un que vous connaissez mieux que lui.

— Quelqu’un ?… Qui cela ? »

Toquette balbutia, comme si le nom, maintenant, lui faisait mal :

— « Ogier Sérénis.

— Ton fiancé ?…

— Il ne le sera peut-être plus demain ! »

Un silence suivit ce cri, où tremblait une si réelle et si naïve douleur que Nicole en fut atrocement remuée. Mais son trouble se compliqua. Le « peut-être » et le « demain » sonnèrent étrangement à son oreille. Comment ! Georget n’avait pas encore franchement, loyalement, rompu !… Qu’attendait-il ?… Doutait-il d’elle ?… Ou traversait-il les mêmes hésitations ?… Mais elle ne luttait qu’à cause de son devoir… Tandis que lui ?…

— « Que se passe-t-il donc ? » demanda Mme Hardibert, avec une anxiété où sa filleule crut voir l’émoi soudain de la sollicitude.

— « Ah ! marraine… C’est inexplicable… Ou plutôt, si… Je ne comprends que trop. Monsieur Sérénis ne m’aime pas. J’ai voulu ce mariage… Il s’est trouvé touché, flatté, un peu pris même… qui sait ? Mais aujourd’hui, Ogier s’aperçoit que ce léger entraînement n’est pas l’amour. Et alors, comme il est fier… que je suis riche… »

Sa voix se brisa.

Nicole, stupéfaite, regardait ce visage de clarté, où tout se lisait avant la parole. Ce visage, d’une si triomphante jeunesse que le chagrin n’y effaçait pas les touffes rosées, nourries d’un sang frais et pur, épanouies tout à l’heure sous la caresse cinglante de l’air, dans la marche hâtive. Ainsi Toquette n’avait pas un soupçon !… n’imaginait seulement point, entre son fiancé et elle-même, l’intervention d’une autre femme… Nulle jalousie, pas même indécise…

Fut-ce un soulagement ?… Sans doute. Pourtant un âcre regret mordit Nicole en plein cœur.

Elle se serait sentie plus forte pour défendre son amour devant une agression, directe ou sournoise, que dans l’enveloppement de cette confiance, qui la liait, la désarmait. Puis il y avait quelque chose d’humiliant pour elle dans cette maîtrise de soi qu’avait pu conserver Georget. Son sentiment n’avait donc rien d’indomptable, de fulgurant ?… Celle-ci qui l’aimait, ne le soupçonnait pas d’aimer !… De quelles habiles phrases il avait dû parer sa retraite !… Ah ! quelle circonspection il avait acquise depuis le soir lointain où il accourait se cacher dans les taillis de la Martaude !…

Un éclair traversa l’âme de Nicole. Est-ce que, ces derniers jours, sans le savoir elle-même, elle ne s’était pas attendue à quelque délicieuse folie semblable ?… Mais les feuilles pleuvaient sur son passage, sans rien dévoiler que la solitude au fond des bosquets dévastés.

— « Voyons, Toquette… Que t’a dit Ogier ?… Que s’est-il passé entre vous ? Est-ce que ton caractère ?…

— Mon caractère n’a rien à voir avec son changement d’attitude. Ah ! marraine… mon caractère !… Mais je n’en ai pas avec lui… Je n’ai plus de volonté en sa présence… Je l’aime. »

Comment ne pas la croire ?… Elle trouvait les mots et les pensées que seul un sentiment dominateur inspire. Sa logique d’enfant gâtée n’eût pas découvert ces choses. Elle était bien dans le miracle de la tendresse. Devant les yeux effarés de Nicole tombait la légende d’un impérieux et vaniteux caprice.

— « Depuis que je pressens mon malheur, j’ai beaucoup réfléchi, marraine. J’ai pensé que, peut-être, un écrivain — surtout nerveux et impressionnable comme Ogier Sérénis — redoutait de se dépayser, de s’exiler dans une atmosphère différente de la sienne. Je ne lui ai pas assez caché combien la vie américaine me plaît, les idées de là-bas, tout… et quel plaisir j’aurais à l’emmener dans ce Nouveau Monde qui nous a faits ce que nous sommes, père et moi. A-t-il eu peur d’y être circonvenu, retenu, d’y perdre un peu de sa subtilité légère, de son alerte facilité française ?… »

Elle s’interrompit devant la stupeur évidente de Nicole.

— « Croyez-vous que j’aie mal vu, marraine ? » demanda-t-elle avec une soudaine humilité.

— « Vu ?… Tu n’as pas pu voir… Tu es trop inexpérimentée, trop jeune… Il t’a parlé dans ce sens, n’est-ce pas ?

— Non.

— Ce n’est pas possible !

— J’ai tâché de le comprendre. J’avais un tel désir de le rendre heureux ! »

« Moi aussi, » pensa Mme Hardibert, « j’aurais voulu le rendre heureux. Mais je ne l’eusse pas diminué en lui supposant tant de préoccupations en dehors de l’amour et une si singulière méfiance de son inspiration. Il a fallu qu’il m’en fît part. Je lui prêtais une âme si magnifique !… Cette petite fille, avec son sens plus modeste du réel, le comprendrait-elle mieux que moi ?… »

Quelque chose de douloureux jusqu’à l’égarement crispa les beaux traits de Nicole, cerna ses yeux, troubla la suavité des prunelles, claires et veloutées comme des pétales d’hortensia. L’enfant qui lui faisait tant de mal n’en vit rien. Cette jeunesse ardente et maladroite ne se disciplinait jusqu’à l’attention que pour pénétrer un cœur adoré qui lui échappait. Mais, à l’épier, ce cœur incertain, elle apportait une finesse sauvage. Celle qui l’écoutait, confondue, bouleversée, en eut tout de suite une autre preuve.

— « Je crois, » poursuivait Toquette, « que j’ai regagné un peu de terrain. Hier… tenez, Ogier me parlait d’une façon si catégorique, que j’ai vu la minute où il allait rompre, là, définitivement, prononcer quelqu’une de ces paroles après lesquelles la fierté d’une femme ne peut tergiverser, discuter. Oh ! marraine… Le cœur me tombait dans la poitrine, le parquet fuyait sous mes pieds, à voir la froideur de son regard, à écouter sa voix indifférente… Non, voyez-vous… Il ne m’aime pas… Si je l’épouse malgré tout… » (Nicole tressaillit) « je sais bien que je finirai par lui plaire… J’y mettrai tant du mien !… » (Le visage rose et blanc resplendit sous la jeune auréole d’or, les yeux de métal incandescent se noyèrent de sombre douceur. Une irrésistible magie fut en elle.) « Mais l’épouserai-je ?… Et pourtant je suis encore sa fiancée !…

— Quel est ce terrain regagné hier ? » interrogea Nicole, lui rendant le fil du récit, comme elle aurait remis au bourreau l’instrument même de sa torture.

— « Voilà… Sans avoir l’air de comprendre où il essayait de m’amener, je lui ai exposé tout un plan d’existence pour après notre mariage, en faisant une part très large à son travail. Je lui ai demandé ce qu’il penserait d’un long séjour en Italie. — « Si vous y cherchiez, » lui ai-je dit, « un sujet de drame, dans quelqu’une de ces petites cités tragiques ?… Ou bien quelque histoire de mystère et d’amour, dans un cadre adorable, que vous évoqueriez en poète… » Il m’a considérée, tout surpris, comme s’il me voyait pour la première fois. — « Vous me laisseriez donc travailler ?… — Comment !… mais je vous y forcerais, » ai-je fait en riant. — « Dans un coin solitaire de l’Italie, loin du monde ?… — De quel monde ?… Vous seriez le monde pour moi. » Je ne sais comment cela m’est venu, ni avec quel accent… Il a semblé ému. — « Et votre Amérique ?… » m’a-t-il demandé. — « Elle ne sera plus « mon » Amérique s’il ne vous agrée pas qu’elle soit la vôtre. » Vous comprenez, marraine, je prenais le ton du flirt gai, je ne voulais pas paraître trop inquiète. Mais il a bien vu à quel point j’étais sincère, et combien je l’aimais pour lui…

— Ah ! comment ne l’aurait-il pas vu ! » gémit Nicole. « Et que viens-tu donc me demander, toi que l’amour fait plus rusée et plus savante qu’une femme ?…

— Vous me blâmez, marraine, » balbutia Toquette. « Vous trouvez que j’ai manqué de dignité ?… Non… Quoi ?… de réserve ?… Ah ! c’est que vous ne savez pas… »

Elle se leva, s’approcha, et, désolée, câline, suppliante, se jeta à genoux sur le tapis, enveloppa Nicole de ses bras, coula sa tête contre ce cœur, dont elle ne comprenait ni la résistance, ni la sévérité.

— « Vous ne savez pas, marraine… Je l’aime !… Je ne vis plus, depuis huit jours qu’il est devenu une énigme pour moi. Il se retire… Je le sais… Je le sens… Demain il rompra nos fiançailles. Hier, il l’aurait fait si je n’avais trouvé ces paroles qui l’ont touché, fait hésiter peut-être. Mais qu’a-t-il ?… Pourquoi ?… Je ne sais plus. Je ne vois pas autre chose. Alors je suis venue à vous… Marraine, vous le connaissez… Il était votre ami d’enfance. Il vous admire par-dessus tout. Ah ! si… Vous ne vous doutez pas à quel point !… Je suis certaine que vous seule pourriez le ramener à moi… Ou alors, dites-moi ce qu’il faut faire… Oh ! marraine, marraine… Sauvez-moi !… Ne me tenez pas rigueur d’avoir été une méchante ingrate !… Vous ne me condamneriez pas à mort pour cela, n’est-ce pas ? Eh bien, votre petite Toquette mourra de chagrin si vous ne venez pas à son secours… »

Nicole tourna vers ce jeune désespoir des yeux où s’amassaient d’indicibles larmes. Était-ce là, dans ce souple et chaud abandon, dans cette détresse candide, et qu’elle mesurait si profonde, dans cette enfantine posture, et tellement à sa merci, la rivale qu’il lui fallait combattre ?… Ah ! du moins, cette enfant secouée de sanglots pouvait crier son mal. Elle, l’épouse insoupçonnable, qui, dans la vie, n’avait pour perspective de bonheur que d’enlever le fiancé de cette jeune fille, de l’enchaîner à elle en brisant aussi son propre foyer, et qui, pourtant, ne souffrait pas moins à l’idée de le perdre, eût souhaité, à son tour, de hurler sa douleur comme une bête blessée. Une clameur farouche montait du fond de son être et venait s’éteindre au bord de ses lèvres, qui, cependant, tremblaient à peine. Oh ! comme elle souffrait, d’une souffrance compliquée et barbare !… Mais, par-dessus tout, de sa pitié, qui la violentait, qui lui arrachait sa part de joie humaine, qui décontractait ses bras crispés autour de sa chimère, et qui la forcerait, — elle commençait à en être sûre, — de livrer son pauvre trésor d’amour à celle dont la véhémence l’implorait.

Ah ! si seulement elle pouvait se croire indispensable à Georget !… Peut-être s’armerait-elle, ivre et aveugle, jusqu’à la férocité de la conquête. Mais le doute s’infiltrait en elle, perfide, glacial. Si plus tard elle devait surprendre en lui quelque regret !… Plus tard ?… Était-elle bien certaine de n’en pas déjà trouver la trace dans ses tergiversations étranges, révélées par les confidences de Toquette.

— « Ah ! marraine, marraine… Vous n’avez donc rien à me dire ?…

— Mais… je réfléchis… ma pauvre petite. N’est-ce pas préparer un double malheur que de t’aider à ramener un fiancé récalcitrant ?… »

Une amertume fait fléchir les douces lèvres qui prononcent l’ironique parole. C’est la plus extrême cruauté dont elles sont capables.

— « Je l’aime… Je l’aime… » gémit Toquette.

— « Tu l’aimes ?… Enfin !… Connaît-on son propre cœur, à ton âge ?… Cet amour est venu bien vite !… Tu ne sais pas ce que c’est… garder le même sentiment pendant des jours, des mois, des années… Comprendre que ce sentiment est rivé à votre chair et à votre âme, et qu’on n’existe pas en dehors de lui… »

Toquette la sent frémir tout entière.

— « Ah ! oui… marraine… Vous, dès l’enfance, on vous élevait dans l’idée d’épouser monsieur Hardibert… Comme c’est beau !… Appartenir à celui qui eut toutes vos pensées depuis l’éveil de votre cœur, qui fut le héros de vos songes d’enfant… C’est bien ce bonheur-là que je souhaite…

— Comment ?… Tu es arrivée à Paris il y a trois mois, et il y en a deux que tu es fiancée. »

Toquette, toujours blottie contre celle qu’elle embrasse et qu’elle déchire, lève ses yeux d’or fondu, désormais si beaux de langueur et de flamme.

— « Et Bruges ?… marraine… Vous ne vous rappelez pas… Bruges ?…

— Bruges !!… »

Le mot passe comme un souffle dans la bouche soudain convulsive et blêmie. Est-ce que l’enfant énamourée va lui disputer aussi ce souvenir ?…

— « Vous ne vous en doutiez guère, marraine. Je n’étais qu’une petite fille… Eh bien, pourtant, j’ai commencé alors de l’aimer. Oui… oui… Je l’ignorais… Mais c’était bien de l’amour… Je le sais aujourd’hui. Qu’il me semblait beau, et grave !… Comme il parlait bien !… Je serais morte sur un signe de lui… J’ai pleuré follement toute une nuit parce qu’il avait jeté une rose que je lui envoyais… Le lendemain, j’ai demandé que vous me rameniez à la pension… »

Les larmes se sont séchées dans les yeux de Nicole. Un souffle de désastre brûle ses paupières, chasse le sang de son visage, lui contracte affreusement le cœur. Il lui semble que son inconsciente et innocente rivale fait, à chaque parole, un pas de plus dans la prairie close de son âme et piétine les fleurs de son secret, de son rêve, de sa longue tendresse. Tout s’écrase, saigne et se flétrit sous la marche dansante de cette petite nymphe allègre. N’est-ce pas le domaine de cette libre jeunesse, un si frais parterre d’amour, où elle affirme son droit de s’élancer hardiment ?…

Pourtant la pauvre femme proteste. Si elle doit s’effacer, du moins veut-elle emporter l’assurance que son sentiment fut incomparable.

— « Allons donc… Victorine !… De l’amour ?… à treize ans !… tu l’as vite oublié, et pour longtemps… avec tes flirts, en Amérique.

— Vous êtes méchante, marraine, » dit l’autre, en se redressant, blessée. (Et la rudesse enfantine d’autrefois restitua un peu de force combative à la malheureuse Nicole.) « Je n’ai pas vu un jeune homme m’approcher sans faire une comparaison avec Ogier. Son souvenir s’interposait entre moi et les autres, m’eût à tout jamais empêchée d’aimer complètement. Mais que pouvais-je faire ?… Je le croyais marié, ou pris non moins irréductiblement. — Je connais la vie, marraine, » — ajouta Toquette avec toute l’assurance de son ingénuité. — « Un homme célèbre, adulé, flatté… Pensez donc !… Et moi, une petite fille, et qui lui avait déplu encore !… Tenez, il est bien tard pour vous le confesser, vous ne me croirez pas… qu’importe ! Mais si je n’osais vous écrire, c’est que j’avais peur d’entendre parler de lui. »

Ah ! que tout cela était parfumé de vérité ! Ce virginal, ce farouche amour, exhalait sa senteur verte et sauvage, comme une touffe de menthe et de thym sur un escarpement inviolé. Nicole en subissait la fascination avec un attendrissement mêlé d’horreur. Elle ne pouvait pas plus s’empêcher d’admirer la grâce incomparable de ce sentiment fier et pur, qu’elle ne fût restée indifférente à celle de jasmins et de lis respirés pour en mourir.

Mais l’épreuve suprême allait venir. Toquette reprit :

— « Ah ! marraine… Quand je pense à ma folie d’enfant, dans ce voyage de Bruges !… J’aurais tout donné pour être grande et pour vous ressembler… Il vous admirait tant !… C’était tellement visible, même pour des yeux de fillette, comme les miens ! Croyez-moi… Toute petite sotte que j’étais, j’ai deviné quelque chose que vous ne voyiez pas, ou que peut-être vous ne vouliez pas voir… Rien ne m’ôtera de l’idée qu’à cette époque-là Ogier était amoureux de vous… »

Et sur un mouvement de Mme Hardibert.

— « Oh ! ne vous fâchez pas, marraine… Vous, si haute dans la vie, et qui aviez votre part… »

Elle s’interrompit.

— « Tais-toi !… » ordonnait Nicole, et du geste, du regard, plus impérieusement que de la voix.

Il y eut un silence. L’après-midi si bref de ce jour sombre et noyé glissait déjà aux lividités du crépuscule. Toquette, assise en face de sa marraine depuis le mot vif qui les avait désenlacées, cessa de tendre son jeune buste avec anxiété vers la déconcertante conseillère. Est-ce que, vraiment, elle avait perdu l’affection de celle qui fut si bonne pour son enfance ? Pourtant elle ne méritait pas cela. Maintenant moins que jamais, puisque tout était expliqué. Comment un cœur de femme, aussi tendrement subtil que celui-ci, ne comprenait-il pas, à présent, l’ombrageuse réserve où s’enfermait au loin l’adolescente, qui craignait de ne pas vivre sa vie si elle n’arrivait à oublier ?… Jalousie, terreur, pudeur… tout cela fut instinctif sans doute, mais d’une si violente sincérité !… « Ah ! elle ne m’aime pas… Et Ogier, non plus, ne m’aime pas… Qui donc m’aimera ?… » pensa désespérément Toquette. Toute la frénésie des chagrins de la jeunesse, moins amers, mais plus emportés qu’en la suite de la vie, la dévasta avec une fureur d’ouragan. Ses sanglots éclatèrent, non plus contenus et assourdis comme tout à l’heure, mais déchaînés, suffocants, lugubres… toute la pitoyable explosion d’un pauvre cœur qui se brise.

— « Ah ! je veux mourir !… Je veux mourir…

— Non, ma petite Toquette… Non… Tu ne mourras pas. Assez… assez !… Ne pleure pas ainsi… Mignonne, écoute… Tu m’as appelée à ton secours… Tu as bien fait… Me voilà. Je t’aiderai… Le miracle est aisé, je t’assure… L’époux de ta jeunesse sera à toi… »

Toquette sent autour d’elle des bras qui l’enveloppent et qui tremblent. Une voix, qui vient d’une insondable profondeur d’âme, chuchote à son oreille l’espoir avec un accent de solennité. Quelque chose a changé… Quoi donc ?… La jeune fille ne comprend pas. Mais c’est comme une résurrection délicieuse… On la caresse, on la console, on lui restitue les perspectives enchantées. Elle se presse contre le tendre cœur qui lui est merveilleusement rouvert. Elle goûte la douceur et la chaleur du refuge. Elle y reste, apaisée déjà, balbutiante et souriante de joie, tandis que sa jeune poitrine halète encore parmi les dernières convulsions de sa souffrance qui s’éteint.

....... .......... ...

Un moment plus tard, Victorine Mériel, dans le coupé bien clos qu’assaille la pluie persistante, et accompagnée d’une femme de chambre, retournait prendre le train pour Paris.

— « Pars, » lui avait dit sa marraine, avec une espèce de hâte singulière, — comme si sa présence lui causait, non plus l’énervement raidi du début, mais une insoutenable oppression. « Pars sans inquiétude. Il me semble savoir ce qui trouble ton fiancé… Un scrupule de délicatesse… Je le dissiperai. Je puis presque t’en répondre. Surtout maintenant… J’ai vu combien tu l’aimes… Je crois… je suis sûre que vous serez heureux l’un par l’autre. Va… rentre… et sois tranquille. Tu peux avoir confiance en moi. »

Énigmatique adieu, terminant une énigmatique entrevue. Toquette en emportait un malaise. Mais pas un instant elle ne douta, ni de la sagesse, ni de l’influence, ni de la résolution, de Mme Hardibert. Son mariage, de nouveau, lui apparut certain. C’était le bonheur revenu, radieux et complet comme on l’imagine à cet âge. Et pourtant un peu de mélancolie restait à la jeune fille, à cause du mystère qu’elle avait effleuré.

VII

Nicole Hardibert à Ogier Sérénis.

« Georget, mon cher Georget,

« Aujourd’hui encore je vous appelle de ce nom… Aujourd’hui encore… Et puis… jamais plus !… Oui, vous lisez bien… C’est un adieu que je vous envoie.

« J’espère, je crois, que vous l’accepterez sans révolte, avec le sentiment qu’il est, cette fois, irrévocable. Vous y verrez l’arrêt même de notre destin, non plus une incertaine alternative de nos vouloirs.

« Interrogez-vous sincèrement, Georget. Sans doute vous trouverez en vous-même l’intuition de ce qui me fut révélé il y a quelques heures, de ce que vous n’avez pu manquer d’entrevoir depuis nos résolutions insensées. Si vous vous défendez contre le regret d’avoir pris de telles résolutions, si vous craignez de l’éprouver plus tard, sachez que ce n’est pas moi, hélas ! qui pourrais vous en préserver. J’en aurais trop grand’peur… Je vous le suggérerais rien qu’à trembler toujours de le lire dans vos yeux.

« Ah ! Georget… L’amour m’est apparu… Et il n’est pas entre nous. Il est dans le jeune cœur intact, innocemment passionné, de celle qui sera votre femme.

« Moi, je me suis trompée… Je ne vous aime pas comme cette enfant, puisque je ne sais pas dire, comme elle : « Je suis sûre de le rendre heureux ! » Et puisque j’ai rencontré en moi-même quelque chose de plus irrésistible que mon amour. Cette puissance à laquelle je cède, n’est pas le devoir… — Hélas ! je l’oubliais. — Ce n’est pas la crainte de l’au delà… Mon salut — (ce blasphème me soit pardonné !) — me semblait moins précieux que le paradis de notre chimère. C’est un sentiment contre lequel s’anéantissent tous les assauts désespérés de mon désir. Appelons-le la pitié… à défaut d’un nom plus auguste. Une invincible pitié pour Elle… qui vous a aimé aussi longtemps que moi, mieux que moi — oui, mieux que moi ! — et dont la jeune vie ne doit pas aboutir au gouffre de notre crime. Et aussi une tendre pitié pour Vous, que je priverais, par mon égoïsme, d’un bonheur éblouissant. Croyez-moi… Je l’ai bien vu… J’en ai les yeux pleins de lumière. Ouvrez les vôtres, et vous me remercierez quand vous reconnaîtrez ce que j’ai découvert.

« Georget, je suis créée pour les défaites, et non pour les victoires, de l’amour. La Destinée m’en avertit de nouveau. Je m’incline. Ne me demandez pas si j’en souffre. Ne me plaignez pas. Ne me condamnez pas… Mais seulement, je vous en supplie, soyez heureux ! Vous me le devez. Ce ne serait vraiment pas juste que j’aie tout manqué dans ma vie.

« Nicole. »

VIII

Le soir même de la conversation décisive avec sa filleule, Mme Hardibert adressait à Raoul une requête. Certes, la signification en pouvait paraître d’une clarté audacieuse, à un mari prévenu comme celui-ci, et d’un caractère à interpréter plutôt brutalement les subtilités féminines. Mais l’âme découragée, meurtrie, qui courait ainsi la chance d’être à la fois trop bien et trop mal comprise, était dans un de ces moments où une douleur immense anesthésie contre toutes les autres. Que lui importait ?… Puis, après tout, l’être abrupt, mais sans réelle méchanceté, à qui elle avait affaire, serait, par la bizarrerie même de sa nature, plus apte qu’un autre peut-être à saisir ce qu’il y avait d’élevé, d’héroïque, dans sa franchise. Ou, du moins, — car elle ne s’en faisait pas accroire, — il se rendrait compte des impérieuses nécessités morales devant lesquelles il fallait bien se courber, sous peine de scandale et de désastre.

— « Mon ami, » lui dit Nicole, « j’ai absolument besoin d’isolement physique et moral pendant quelques semaines. Me permettrais-tu un séjour au dehors, dans un asile dont l’austérité serait hors de soupçon ? Et le secours fraternel que j’attends de toi, irait-il jusqu’à entrer dans mes vues, au point de cacher à tout le monde… — tu entends bien, à tout le monde, — l’adresse de ma retraite ?… Tu dirais, par exemple, qu’on m’a ordonné une cure dans le Midi…

— Et tu irais dans le Nord ? » demanda-t-il, avec, aux lèvres, le pli de son habituelle ironie.

— « Oui, j’irais dans le Nord. »

Le son de voix de sa femme le fit la regarder mieux. Il distingua, sur ce doux visage, beaucoup de noblesse et beaucoup de résignation. Comment s’y tromper ?… Ce qui se passait derrière cette pâleur pouvait attrister un sentimental, mais non donner de l’ombrage à un époux orgueilleux. Il prononça, doucement, avec une nuance d’égards :

— « Et où séjournerais-tu ?

— Mais, par exemple, si tu n’y vois pas d’inconvénient, dans le Béguinage de Bruges. Ces bonnes recluses acceptent des pensionnaires. J’y ai été, comme tu sais… Je suis restée en correspondance avec quelques-unes d’entre elles.

— Ce sera gai, par le froid qui vient, » remarqua Raoul.

— « Je n’ai pas besoin de gaîté.

— Sentirais-tu poindre la vocation religieuse ? » railla-t-il.

— « Non, Raoul. Ton esprit philosophique ne m’a que trop détachée de toute croyance. Je ne te le reproche pas. Nous sommes ce que nous pouvons être. Si nous devons rencontrer un juge, il ne pèsera sûrement à sa balance que notre sincérité.

— Hé, Niclou… Prépares-tu un traité de morale ?

— La morale ?… Sais-tu, Raoul, que j’ai cherché sa force en moi, bien souvent, sans la rencontrer, et qu’il m’est arrivé de la suivre quand je ne comptais plus sur son secours, et parce qu’une puissance imprévue de mon être s’est trouvée d’accord avec ses lois.

— Parbleu !… Elle n’a d’efficacité que dans ce cas-là, » s’écria le maître de la Martaude.

— « Berthe aurait donc raison de dire que nous sommes des fleurs, qui donnons nos parfums et notre beauté suivant la qualité de la sève, indépendamment de la culture immédiate. »

Raoul sourit, amusé de ce pédantisme.

— « Et quel serait donc ton parfum, petit Niclou ?… Car, pour ta beauté, on la voit de reste. »

Elle sourit aussi, mais des larmes lui montèrent aux yeux, et sa voix trembla tandis qu’elle répondait :

— « Le parfum n’est pas seulement dans la fleur, mais dans la sensibilité sympathique de qui la respire. Je n’embaume pas si l’on ne m’aime pas. »

Hardibert eut un ricanement léger :

— « Femme incomprise !…

— Tout est là, » dit Nicole. « Le mot est ridicule peut-être. Mais comme la chose est amère !… »

Une douceur attendrissante émanait d’elle, dont s’impressionna même le scepticisme blasé de son mari. Le parfum montait, avec une suavité sans précédent, de la fleur meurtrie, ouverte jusqu’au fond par des souffles d’orage. Parfum de pitié surtout, comme elle l’avait écrit à Sérénis. L’épreuve était faite. Ce que Nicole devait sentir le plus tragiquement dans la vie, c’était la douleur des autres. Elle n’y pouvait résister. Avec une pareille nature, il faut renoncer à conquérir le bonheur, à le prendre de force là où l’on croit le voir. Se contenter de le saisir lorsqu’il s’offre de lui-même et sans lutte… faible chance ! Celui qui, dans le combat sentimental, redoute de faire couler des larmes, est destiné à la défaite, comme le serait, sur un champ de bataille, le chef qui redouterait de faire couler le sang.

Cependant Hardibert demandait à sa femme :

— « Et alors… Pour combien de temps, cette retraite ?…

— Mais… Quelques semaines.

— Jusqu’au mariage de Sérénis avec ta filleule ?… »

Nicole, confusément, souhaitait d’être devinée. Elle gardait une défiance d’elle-même qui la faisait aspirer à l’irrévocable. C’était encore, mais atténuée, la même loyale imprudence d’il y avait six ans. Tant il est vrai que, sous le fleuve mouvant de notre sensibilité, demeure toujours le fond immuable de notre caractère.

Chez Raoul, les ondes superficielles avaient quelque peu transformé leur rythme. Jugeant de même qu’autrefois, il n’était pourtant pas ému de la même façon. Ayant cessé d’être amoureux de Nicole, — amoureux à sa manière, — il ne conservait que le souci de sa fierté conjugale. Donc il approuverait une démarche qui la sauvegardait. L’intention ironique venait de s’envelopper d’une espèce de bonhomie, extraordinaire chez cet homme, et dans un tel propos ! — lorsqu’il avait demandé :

— « Jusqu’au mariage de Sérénis ?… »

Nicole le regarda, d’un long regard humble, presque reconnaissant, et ne répondit pas.

Aucune explication ne suivit. Tout de suite, Hardibert commença d’envisager les conditions de ce voyage. Il le voulait aussi agréable que possible pour sa jeune femme, s’excusait de ne pouvoir l’accompagner, en ce moment, où sa présence était indispensable à l’usine, se préoccupait d’un séjour moins lugubre que ne serait Bruges en novembre. Pourquoi cette ville de mélancolie ?… et chez des béguines, encore !… Mieux valait, à cette époque, — précisément celle de la chasse, — accepter l’invitation souvent renouvelée de parents qu’ils avaient en Touraine, dans un château qui ne pouvait manquer d’une très joyeuse animation jusqu’à la Saint-Sylvestre.

— « Merci, Raoul, » prononça Nicole d’une voix pénétrée. « Merci… non… je préfère mon premier projet. Mais cela me touche infiniment de te trouver si bon. »

En elle-même, elle ajouta : « Pourquoi ne l’as-tu pas toujours été ?… » Mais elle retint cette périlleuse parole, qui, sans doute, eût rompu le charme, en ouvrant la voie aux récriminations.

D’ailleurs, d’une façon obscure, elle se rendait compte. L’amour, qu’ils ne sentaient pas de même, avait été jadis entre eux l’élément de séparation. Oui, l’amour… ce lien le plus étroit qui puisse rapprocher deux êtres, et en même temps cette terrible pierre de touche où apparaît la divergence profonde des natures. Communion indicible, ou duel atroce, — d’autant plus atroce qu’on n’y veut pas croire et qu’on le poursuit parmi les caresses, — il n’y a pas de milieu. Être incompris, être incomprise… « Mot ridicule, chose amère, » comme l’avait si bien dit Nicole. Et comme elle l’avait encore dit : « Tout est là. »

Aujourd’hui, elle aimait un autre homme que son mari, et lui, probablement, aimait une autre femme. Et c’était pourtant l’heure où l’indulgence, la tolérance, une véritable affection peut-être, allait se glisser entre eux, l’heure où, du moins, ils cesseraient de se blesser mutuellement.

Extrémité tragique ! Énigme à jamais troublante, et qui ne comporte que deux solutions : ou l’indissolubilité du mariage chrétien, qui rive d’une chaîne sacrée, indestructible, l’alliance humainement si hasardeuse, et qui sacrifie l’individu à l’institution, ou l’union libre, — car le divorce n’en est qu’une étape, le divorce y mène logiquement, fatalement, à cette union libre, qui proclame l’émancipation des cœurs.

Cœurs incertains, cœurs douloureux et violents, cœurs qui cheminent et qui changent, quelle base offrent-ils à ce qui doit être, sinon éternel, au moins durable, pour que l’ordre social y trouve sa force ?… Mais peut-être prennent-ils leur droit de tant demander dans leur faculté de tant souffrir !…

Il y en eut un qui, cette nuit-là, toucha l’horreur du néant, lorsque Nicole, dans les larmes et la solitude, se dit :

« J’ai trente ans, et je ne connaîtrai plus l’ivresse, ni même l’illusion, de l’amour. »

IX

La première neige est tombée. Bruges étincelle sous un léger soleil rose. Son Beffroi sombre, sa barbare Cathédrale, le clocher aigu de Notre-Dame, s’érigent, effrayants d’ombre et de siècles, sur le velours éclatant dont l’hiver a tendu ses rues. Tout est blanc, sauf les profils abrupts des tours millénaires et l’obscur miroir des canaux. L’eau semble y dormir plus mystérieuse, dans sa torpeur luisante et noire, entre ses bords frangés d’une blancheur touffue. Une dentelle plus fine que le point fameux des filles de Bruges, brode les pignons effilés des maisons, les arcatures gothiques des églises, les clochetons en poivrière du Franc. Le silence de la cité rêveuse devient presque tangible sous ce linceul qui l’assourdit encore. Et il se divinise sans se troubler quand les carillons jettent sur lui leurs bouquets argentins, floraison de filigrane et de cristal, qui descend en blancheurs sonores sur une blancheur sans écho.

Dans le Béguinage, les maisonnettes s’alignent, embéguinées elles-mêmes aujourd’hui sous les plis accumulés d’incomparables mousselines. Leurs façades semblent plus grises, mais, aux étroites portes, d’un vernis net et foncé, que jamais ne ternit la poussière, les poignées de cuivre lancent leur étincelle d’or sous la pâle caresse du soleil. L’herbe de la pelouse disparaît sous la couche immaculée, et se confondrait avec le chemin tournant, si les soigneuses béguines n’avaient balayé, jusqu’au pont du Minnewater et jusqu’au seuil de l’église, un sentier dont le gravier jaune serpente comme entre un double remous d’écume.

Sur cette blancheur incomparable, cette blancheur lumineuse et pure de la neige, à côté de laquelle rien ne paraît blanc, pas même le voile virginal d’une épousée, se détachent, d’un noir intense, les silhouettes en cloche des béguines. Leurs lourdes mantes, qui s’élargissent vers leurs pieds, effacent définitivement ce qu’elles pouvaient conserver de souplesse et de sveltesse féminines. Pourtant, rien n’est laid ni grotesque dans le glissement de ces êtres désexués et sombres sur le suave tapis du jardin glacé. Le hasard, ou quelque instinct secret, leur a fait prendre, précisément, la forme symbolique des cloches, et comme la même livrée de bronze, ténébreusement oxydée par le temps. Tandis que leurs sœurs d’airain égrènent là-haut, dans l’azur diaphane de ce jour d’hiver, leur chapelet de perles mélodieuses, elles vont, les béguines, d’une cadence plus humble, à ras du sol, égrenant, non moins mystiques et ferventes, les perles silencieuses de leur rosaire.

Mais, hors de leur essaim taciturne, une figure se détache, bien différente. Elle marche d’un pas leste et ferme, se dirige vers l’entrée, passe sous le fronton triangulaire où se dresse l’image de la Vierge. La voilà dehors… Elle suit le quai, s’en allant vers les remparts. Et, dans la grande paix sereine de ce jour, où le blanc, le rose et l’azur font une atmosphère d’opale, le seul bruit en ce moment perceptible, c’est le craquement léger de la neige sous les fins talons de la promeneuse.

Dans les beaux yeux de Nicole, d’une nuance indécise comme ce tendre ciel, il n’y a pas de tristesse, mais un infini de réflexion et de songe. Ici, dans cette ville, dans le recueillement de son refuge, elle a trouvé ce qu’elle cherchait pour son cœur : la résignation et le détachement, avec le charme d’un ineffable souvenir. Mais sa raison n’est pas satisfaite. Son âme sans héroïsme, qui, en une heure décisive, a découvert en elle-même le ressort d’une force inconnue, s’interroge avec stupeur. Son devoir… Elle a fait son devoir… Mais non… Faire son devoir, c’est mettre en balance le mal et le bien, la vertu et le péché, et fuir l’un en choisissant l’autre. Nicole n’a pas le sentiment d’avoir agi ainsi. Elle a beau s’épier au plus profond de l’être, elle n’y peut surprendre la satisfaction légitime et orgueilleuse d’avoir choisi le droit sentier. Elle garde plutôt une impression d’épouvante et de faiblesse. Après tout, ce qui l’a retenue, c’est la peur… Peur du désastre qu’elle allait causer, des désespoirs qu’elle ferait naître, et peur plus terrible, plus secrète, plus décourageante, de n’être pas assez aimée. Elle ne goûte donc pas la fierté d’un mérite qu’elle ne s’attribue pas. Elle incline sa tête charmante dans une modestie pensive, et, considérant les femmes simples et pieuses, ses compagnes d’aujourd’hui, elle envie leur foi naïve, qui, du moins, donne une cause, et promet une récompense, à l’abnégation.

Comme d’habitude, cette méditation l’occupe, tandis qu’elle s’en va, ce matin, dans la solitude blanche du faubourg, vers un but qu’elle connaît et qui l’attire. Nul passant ne croise son chemin. Sa délicieuse beauté, son visage d’une jeunesse touchante, la grâce de sa démarche, l’élégance si sûre et si simple de ses précieuses fourrures sur un costume de drap tout uni, sont des trésors perdus pour la volupté humaine. Tout ce charme fleurit dans le froid paysage comme une rose au désert.

Elle avance encore. Elle gagne les vieux remparts. Elle veut revoir, sous la poésie de la neige, la place où Georget et elle s’arrêtèrent jadis, éblouis par leur amour et par l’enchantement indéfinissable de ce lieu.

Elle y arrive. Elle se tient debout sur le glacis poudré de givre. Ses yeux cherchent d’abord, sous ce voile immobile, l’ondulation vivante, qu’elle évoque si bien, de l’herbe rêche et sauvage. Hélas ! aucune palpitation ne soulève les tiges, emprisonnées aux mailles de cristal. Son regard franchit alors la surface torpide du canal, scintillante comme une cuirasse d’acier. Là-bas, Bruges se fond dans une vapeur qui semble la glaciale émanation de toute cette neige, qu’on voit ou qu’on devine, au long de ses rues, sur les pentes de ses toits, au bord de ses croisées, aux broderies de pierre de ses édifices. Mais, de cette masse confuse, des formes précises s’élancent, que la lumière hivernale fait étinceler, flèches de vermeil dans la douteuse perspective… Ce sont les clochers de ses sanctuaires.

Et le symbole pénètre, dans l’âme de bonne volonté qui s’élargit à ce spectacle. Ame de la femme moderne, que l’Amour sollicite et que la Religion ne défend plus assez. La libre pensée rejette à l’instinct cette créature impulsive. Mais l’instinct, ce n’est plus seulement, comme au temps de la primitive ignorance, la voix de la Nature. L’instinct s’est enrichi de tous les mobiles, superstitieux ou sublimes, que les générations successives ont adoptés comme leur raison d’être et la règle de leurs actions. Surtout, la beauté du rêve chrétien, l’effort démesuré hors de la brutalité des convoitises, laisse aux cœurs, même effrénés, une hantise de pureté, de fidélité, de sacrifice. L’Humanité, qui se veut libre, rougit des suggestions de sa liberté, parce que sa nature, découronnée du signe divin, lui semble à présent trop au-dessous de l’idéal dont elle essayait au moins de se rapprocher autrefois. Se résigner à être l’animal humain, — si noble et perfectible qu’on l’imagine, — quelle déchéance ! Ceux mêmes pour qui cette déchéance est la vérité, règlent inconsciemment leur conduite sur des formules supérieures, — sur ces formules que nos ancêtres trouvèrent précisément pour surgir hors de l’animalité, et par lesquelles ils s’élevèrent toujours plus haut… jusqu’à la cime qui croule aujourd’hui sous nos pas.

Dans cette crise inouïe d’une race, qui retourne à ce qu’on appelle : la Vie, la Nature, l’Amour — parce qu’on ne veut pas dire : à l’instinct… — et qui découvre dans cet instinct, modifié par des siècles de foi, mille impulsions plus hautes dont elle rejette en vain le principe, le pire conflit se passe au secret des consciences, dans la solitude individuelle.

Le tragique de la lutte n’est pas entre le croyant qui reste sur la brèche et le rationaliste militant. Le fanatisme exclut la souffrance morale. Et si, du choc de tels antagonistes, résultent des malaises sociaux, la pitié du penseur s’en détourne, par dégoût des violences, des insultes échangées, de l’inepte et odieuse assurance des partis.

Mais qu’un cœur s’immole sans savoir pourquoi, et cherche avec des larmes, par des chemins de doute, la raison d’un sacrifice dont il n’aperçoit la consécration ni dans ce monde ni dans l’autre, et que pourtant il ne peut point ne pas accomplir, voilà l’émouvant mystère.

Et qu’il devient délicat, ce mystère, déchirant et délicieux, quand le cœur assez noble pour connaître une si altière angoisse est celui d’une femme !…

En face de Bruges, noyée dans un brouillard de nacre, d’où jaillissent les aiguilles aériennes des clochers, rêve Nicole Hardibert. Et son âme se sent la sœur de cette ville, qui recèle tant de passé. Ame complexe et trop chargée de souvenirs séculaires, vainement elle se cherche en de subtiles brumes, tandis que, sans le savoir, elle ne brille là-haut, par delà sa conscience d’elle-même, que grâce aux flèches étincelantes des sanctuaires abandonnés.

Achevé d’imprimer
le cinq mars mil neuf cent trois
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
A PARIS

3. — 3915.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CŒUR CHEMINE ***
Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed.
Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution.
START: FULL LICENSE
THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license.
Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works
1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below.
1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others.
1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States.
1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed:
This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™.
1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License.
1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.
1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that:
• You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.”
• You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works.
• You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work.
• You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works.
1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
1.F.
1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment.
1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE.
1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem.
1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause.
Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org.
This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.