The Project Gutenberg EBook of Essais de Montaigne (self-édition); v. III,
by Michel de Montaigne

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Title: Essais de Montaigne (self-édition); v. III

Author: Michel de Montaigne

Translator: Général Michaud

Release Date: February 1, 2019 [EBook #58801]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAIS DE MONTAIGNE; VOLUME III ***




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Au lecteur

Table des Matières


ESSAIS DE MONTAIGNE


Cet ouvrage se compose de quatre volumes, comprenant:

1er VOLUME.—Avertissement, table générale des chapitres, texte et traduction du commencement au chapitre 6 inclus du livre II.

2e VOLUME.—Texte et traduction du chapitre 7 inclus du livre II au chapitre 35 inclus de ce même livre.

3e VOLUME.—Texte et traduction du chapitre 36 du livre II jusqu’à la fin.

4e VOLUME *.—Notice sur Montaigne, etc.; sommaire des Essais, variantes, notes, lexique, etc.


ILLUSTRATIONS:

1er vol.—Portrait de l’auteur, armoiries et signature.

2e vol.—Plan du domaine et perspective du manoir de Montaigne.

3e vol.—Vue de la tour de Montaigne et plan des étages.

4e vol.—Fac-similé d’une page du manuscrit de Bordeaux.

Voir sur ces illustrations, la notice insérée à cet effet au quatrième volume, en tête des Notes.


* Ce volume, indépendant des autres, est susceptible par sa contexture d’être aisément utilisé avec n’importe quelle édition des Essais ancienne ou moderne, moyennant un simple tableau de concordance de pagination facile à établir soi-même.

Planche III


ESSAIS

DE

MICHEL  SEIGNEVR

DE   MONTAIGNE


CIↃ  IↃ  XCV


TEXTE ET TRADUCTION

(suite)


10

LIVRE  SECOND. (ORIGINAL)
(Suite.)


CHAPITRE XXXVI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXVI.)
Des plus excellens hommes.

SI on me demandoit le choix de tous les hommes qui sont venus
à ma cognoissance, il me semble en trouuer trois excellens au
dessus de tous les autres.   L’vn Homere; non pas qu’Aristote ou
Varro, pour exemple, ne fussent à l’aduenture aussi sçauans que
luy; ny possible encore qu’en son art mesme, Virgile ne luy soit
comparable. Ie le laisse à iuger à ceux, qui les cognoissent tous
deux. Moy qui n’en cognoy que l’vn, puis seulement dire cela,
selon ma portée, que ie ne croy pas que les Muses mesmes allassent
au delà du Romain.

Tale facit carmen docta testudine, quale1
Cynthius impositis temperat articulis.

Toutesfois en ce iugement, encore ne faudroit il pas oublier, que
c’est principalement d’Homere que Virgile tient sa suffisance, que
c’est son guide, et maistre d’escole; et qu’vn seul traict de l’Iliade,
a fourny de corps et de matiere, à cette grande et diuine Eneide.
Ce n’est pas ainsi que ie compte: i’y mesle plusieurs autres circonstances,
qui me rendent ce personnage admirable, quasi au
dessus de l’humaine condition. Et à la verité, ie m’estonne souuent,
que luy qui a produit, et mis en credit au monde plusieurs deitez,
par son auctorité, n’a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant2
aueugle, indigent; estant auant que les sciences fussent redigées
en regle, et obseruations certaines, il les a tant cognues, que tous
ceux qui se sont meslez depuis d’establir des polices, de conduire
guerres, et d’escrire ou de la religion, ou de la philosophie, en
quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont seruis de luy, comme
d’vn maistre tres-parfaict en la cognoissance de toutes choses.
12 Et de ses liures, comme d’vne pepiniere de toute espece de suffisance,

Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid vtile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit:

Et comme dit l’autre,

A quo, ceu fonte perenni,
Vatum Pieriis labra rigantur aquis.

Et l’autre,

Adde Heliconiadum comites, quorum vnus Homerus
Astra potitus.

Et l’autre,1

Cuiúsque ex ore profuso
Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnémque in tenues ausa est deducere riuos,
Vnius fœcunda bonis.
C’est contre l’ordre de Nature, qu’il a faict la plus excellente
production qui puisse estre: car la naissance ordinaire des choses,
elle est imparfaicte: elles s’augmentent, se fortifient par l’accroissance.
L’enfance de la poësie, et de plusieurs autres sciences, il l’a
rendue meure, parfaicte, et accomplie. A cette cause le peut on
nommer le premier et dernier des poëtes, suyuant ce beau tesmoignage2
que l’antiquité nous a laissé de luy, que n’ayant eu nul
qu’il peust imiter auant luy, il n’a eu nul apres luy qui le peust
imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles, qui
ayent mouuement et action: ce sont les seuls mots substantiels.
Alexandre le grand ayant rencontré parmy les despouïlles de Darius,
vn riche coffret, ordonna qu’on le luy reseruast pour y loger
son Homere: disant, que c’estoit le meilleur et plus fidelle conseiller
qu’il eust en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison
disoit Cleomenes fils d’Anaxandridas, que c’estoit le Poëte des Lacedemoniens,
par ce qu’il estoit tres-bon maistre de la discipline3
guerriere. Cette loüange singuliere et particuliere luy est aussi
demeurée au iugement de Plutarque, que c’est le seul autheur du
monde, qui n’a iamais soulé ne dégousté les hommes, se montrant
aux lecteurs tousiours tout autre, et fleurissant tousiours en nouuelle
grace. Ce folastre d’Alcibiades, ayant demandé à vn, qui
faisoit profession des lettres, vn liure d’Homere, luy donna vn
soufflet, par ce qu’il n’en auoit point: comme qui trouueroit vn de
nos prestres sans breuiaire.   Xenophanes se pleignoit vn iour à
Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu’il estoit si pauure, qu’il n’auoit
dequoy nourrir deux seruiteurs: Et quoy, luy respondit-il, Homere4
qui estoit beaucoup plus pauure que toy, en nourrit bien plus de
dix mille, tout mort qu’il est. Que n’estoit ce dire, à Panætius,
quand il nommoit Platon l’Homere des philosophes? Outre cela,
quelle gloire se peut comparer à la sienne? Il n’est rien qui viue en
la bouche des hommes, comme son nom et ses ouurages: rien si
cogneu, et si reçeu que Troye, Helene, et ses guerres, qui ne furent
à l’aduenture iamais. Nos enfans s’appellent encore des noms
qu’il forgea, il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoist Hector,
et Achilles? Non seulement aucunes races particulieres, mais la
14 plus part des nations, cherchent origine en ses inuentions. Mahumet
second de ce nom, Empereur des Turcs, escriuant à nostre
Pape Pie second: Ie m’estonne, dit-il, comment les Italiens se bandent
contre moy, attendu que nous auons nostre origine commune
des Troyens: et que i’ay comme eux interest de venger le
sang d’Hector sur les Grecs, lesquels ils vont fauorisant contre
moy. N’est-ce pas vne noble farce, de laquelle les Roys, les choses
publiques, et les Empereurs, vont ioüant leur personnage tant de
siecles, et à laquelle tout ce grand vniuers sert de theatre? Sept
villes Grecques entrerent en debat du lieu de sa naissance, tant1
son obscurité mesmes luy apporta d’honneur:

Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos, Athenæ.
L’autre, Alexandre le grand. Car qui considerera l’aage qu’il
commença ses entreprises: le peu de moyen auec lequel il fit vn si
glorieux dessein: l’authorité qu’il gaigna en cette sienne enfance,
parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde, desquels
il estoit suyui: la faueur extraordinaire, dequoy Fortune
embrassa, et fauorisa tant de siens exploits hazardeux, et à peu
que ie ne die temeraires:

Impellens quicquid sibi summa petenti2
Obstaret, gaudénsque viam fecisse ruina:

cette grandeur, d’auoir à l’aage de trente trois ans, passé victorieux
toute la terre habitable, et en vne demie vie auoir atteint tout l’effort
de l’humaine nature: si que vous ne pouuez imaginer sa durée
legitime, et la continuation de son accroissance, en vertu et en fortune,
iusques à vn iuste terme d’aage, que vous n’imaginiez quelque
chose au dessus de l’homme: d’auoir faict naistre de ses soldats
tant de branches Royales: laissant apres sa mort le monde en partage
à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, desquels
les descendans ont depuis si long temps duré, maintenans3
cette grande possession: tant d’excellentes vertus qui estoient en
luy, iustice, tempérance, liberalité, foy en ses paroles, amour enuers
les siens, humanité enuers les vaincus: car ses mœurs semblent à
la verité n’auoir aucun iuste reproche: ouy bien aucunes de ses
actions particulieres, rares, et extraordinaires. Mais il est impossible
de conduire si grands mouuemens, auec les regles de la iustice.
Telles gens veulent estre iugez en gros, par la maistresse fin de
leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menander, et du
medecin d’Ephestion: de tant de prisonniers Persiens à vn coup,
d’vne trouppe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle,4
16 des Cosseïens iusques aux petits enfans: sont saillies vn peu mal
excusables. Car quant à Clytus, la faute en fut amendée outre son
poix: et tesmoigne cette action autant que toute autre, la debonnaireté
de sa complexion, et que c’estoit de soy vne complexion
excellemment formée à la bonté, et a esté ingenieusement dict de
luy, qu’il auoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices.
Quant à ce qu’il estoit vn peu vanteur, vn peu trop impatient d’ouyr
mesdire de soy, et quant à ses mangeoires, armes, et mors, qu’il fit
semer aux Indes: toutes ces choses me semblent pouuoir estre
condonées à son aage, et à l’estrange prosperité de sa fortune. Qui1
considerera quand et quand, tant de vertus militaires, diligence,
pouruoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolution,
bonheur, en quoy, quand l’authorité d’Hannibal ne nous l’auroit
appris, il a esté le premier des hommes: les rares beautez et conditions
de sa personne, iusques au miracle: ce port, et ce venerable
maintien, soubs vn visage si ieune, vermeil, et flamboyant:

Qualis, vbi Oceani perfusus Lucifer vnda,
Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes,
Extulit os sacrum cœlo, tenebrásque resoluit:

l’excellence de son sçauoir et capacité: la durée et grandeur de sa2
gloire, pure, nette, exempte de tache et d’enuie: et qu’encore long
temps apres sa mort, ce fust vne religieuse croyance, d’estimer que
ses medailles portassent bon-heur à ceux qui les auoyent sur eux:
et que plus de Roys, et Princes ont escrit ses gestes, qu’autres historiens
n’ont escrit les gestes d’autre Roy ou Prince que ce soit: et
qu’encores à present, les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres
histoires, reçoiuent et honnorent la sienne seule par special priuilege:
il confessera, tout cela mis ensemble, que i’ay eu raison de
le preferer à Cæsar mesme, qui seul m’a peu mettre en doubte du
choix. Et il ne se peut nier, qu’il n’y aye plus du sien en ses exploits,3
plus de la Fortune en ceux d’Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses
esgales, et Cæsar à l’aduenture aucunes plus grandes. Ce furent
deux feux, ou deux torrens, à rauager le monde par diuers endroits.

Et velut immissi diuersis partibus ignes
Arentem in siluam, et virgulta sonantia lauro:
Aut vbi decursu rapido de montibus altis
Dant sonitum spumosi amnes, et in æquora currunt,
Quisque suum populatus iter.

Mais quand l’ambition de Cæsar auroit de soy plus de moderation,
elle a tant de mal’heur, ayant rencontré ce vilain subiect de la4
ruyne de son pays, et de l’empirement vniuersel du monde, que
toutes pieces ramassées et mises en la balance, ie ne puis que ie
ne panche du costé d’Alexandre.   Le tiers, et le plus excellent, à
18 mon gré, c’est Epaminondas. De gloire, il n’en a pas à beaucoup
pres tant que d’autres (aussi n’est-ce pas vne piece de la substance
de la chose,) de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est
esguisée par ambition, mais de celle que la sapience et la raison
peuuent planter en vne ame bien reglée, il en auoit tout ce qui s’en
peut imaginer. De preuue de cette sienne vertu, il en a faict autant,
à mon aduis, qu’Alexandre mesme, et que Cæsar: car encore que
ses exploits de guerre, ne soyent ny si frequens, ny si enflez, ils ne
laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances,
d’estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage1
de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont
faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme
d’entre eux: mais estre le premier de la Grece, c’est facilement
estre le prime du monde. Quant à son sçauoir et suffisance, ce
iugement ancien nous en est resté, que iamais homme ne sceut tant,
et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce
qu’il parla, nul ne parla iamais mieux: excellent orateur et tres
persuasif. Mais quant à ses mœurs et conscience, il a de bien loing
surpassé tous ceux, qui se sont iamais meslez de manier affaires:
car en cette partie, qui doit estre principalement considerée, qui2
seule marque veritablement, quels nous sommes: et laquelle ie
contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cede à aucun
philosophe, non pas à Socrates mesmes. En cestuy-cy l’innocence est
vne qualité, propre, maistresse, constante, vniforme, incorruptible.
Au parangon de laquelle, elle paroist en Alexandre subalterne,
incertaine, bigarrée, molle, et fortuite.   L’ancienneté iugea, qu’à
esplucher par le menu touts les autres grands capitaines, il se
trouue en chascun quelque speciale qualité, qui le rend illustre.
En cestuy-cy seul, c’est vne vertu et suffisance pleine par tout, et
pareille: qui en touts les offices de la vie humaine ne laisse rien à3
desirer de soy: soit en occupation publique ou priuée, ou paisible,
ou guerriere: soit à viure soit à mourir grandement et glorieusement.
Ie ne cognoy nulle ny forme ny fortune d’homme, que ie regarde
auec tant d’honneur et d’amour.   Il est bien vray, que son
obstination à la pauureté, ie la trouue aucunement scrupuleuse:
comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action,
haute pourtant et tres digne d’admiration, ie la sens vn peu aigrette,
20 pour par souhait mesme en la forme qu’elle estoit en luy, m’en
desirer l’imitation.   Le seul Scipion Æmylian, qui luy donneroit
vne fin aussi fiere et magnifique, et la cognoissance des sciences
autant profonde et vniuerselle, se pourroit mettre à l’encontre à
l’autre plat de la balance. O quel desplaisir le temps m’a faict,
d’oster de nos yeux à poinct nommé, des premieres, la couple de
vies iustement la plus noble, qui fust en Plutarque, de ces deux
personnages: par le commun consentement du monde, l’vn le premier
des Grecs, l’autre des Romains! Quelle matiere, quelle œuurier!
   Pour vn homme non saint, mais que nous disons, galant1
homme, de mœurs ciuiles et communes: d’vne hauteur moderée:
la plus riche vie, que ie sçache, à estre vescue entre les viuants,
comme on dit: et estoffée de plus de riches parties et desirables,
c’est, tout consideré, celle d’Alcibiades à mon gré.   Mais quant à
Epaminondas, pour exemple d’vne excessiue bonté, ie veux adiouster
icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu’il
eut en toute sa vie, il tesmoigna que c’estoit le plaisir qu’il auoit
donné à son pere, et à sa mere, de sa victoire de Leuctres: il
couche de beaucoup, preferant leur plaisir, au sien si iuste et si
plein d’vne tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu’il fust loisible2
pour recouurer mesmes la liberté de son pays, de tuer vn homme
sans cognoissance de cause. Voyla pourquoy il fut si froid à l’entreprise
de Pelopidas son compaignon, pour la deliurance de Thebes.
Il tenoit aussi, qu’en vne bataille il falloit fuyr la rencontre d’vn
amy, qui fust au party contraire, et l’espargner. Et son humanité à
l’endroit des ennemis mesmes, l’ayant mis en soupçon enuers les
Bœotiens, de ce qu’apres auoir miraculeusement forcé les Lacedemoniens
de luy ouurir le pas, qu’ils auoyent entreprins de garder à
l’entrée de la Morée pres de Corinthe, il s’estoit contenté de leur
auoir passé sur le ventre, sans les poursuyure à toute outrance: il3
fut deposé de l’estat de Capitaine general. Tres honorablement
pour vne telle cause: et pour la honte que ce leur fut d’auoir par
necessité à le remonter tantost apres en son degré, et recognoistre,
combien dependoit de luy leur gloire et leur salut: la victoire le
22 suyuant comme son ombre par tout où il guidast, la prosperité de
son pays mourut aussi luy mort, comme elle estoit née par luy.

CHAPITRE XXXVII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXVII.)
De la ressemblance des enfans aux peres.

CE fagotage de tant de diuerses pieces, se faict en cette condition,
que ie n’y mets la main, que lors qu’vne trop lasche oysiueté me
presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s’est basty à diuerses
poses et interualles, comme les occasions me detiennent ailleurs
par fois plusieurs moys. Au demeurant, ie ne corrige point mes
premieres imaginations par les secondes, ouy à l’auenture quelque
mot: mais pour diuersifier, non pour oster. Ie veux representer le
progrez de mes humeurs, et qu’on voye chasque piece en sa naissance.1
Ie prendrois plaisir d’auoir commencé plustost, et à recognoistre
le train de mes mutations. Vn valet qui me seruoit à les
escrire soubs moy, pensa faire vn grand butin de m’en desrober
plusieurs pieces choisies à sa poste. Cela me console, qu’il n’y fera
pas plus de gain, que i’y ay fait de perte.   Ie me suis enuieilly
de sept ou huict ans depuis que ie commençay. Ce n’a pas esté
sans quelque nouuel acquest. I’y ay pratiqué la colique, par la liberalité
des ans: leur commerce et longue conuersation, ne se
passe aysément sans quelque tel fruit. Ie voudroy bien, de plusieurs
autres presens, qu’ils ont à faire, à ceux qui les hantent long2
temps, qu’ils en eussent choisi quelqu’vn qui m’eust esté plus acceptable:
car ils ne m’en eussent sçeu faire, que i’eusse en plus
grande horreur, des mon enfance. C’estoit à poinct nommé, de
tous les accidens de la vieillesse, celuy que ie craignois le plus.
I’auoy pensé mainte-fois à part moy, que i’alloy trop auant: et
qu’à faire vn si long chemin, ie ne faudroy pas de m’engager en
fin, en quelque malplaisant rencontre. Ie sentois et protestois assez,
qu’il estoit heure de partir, et qu’il falloit trencher la vie dans le
vif, et dans le sein, suyuant la regle des chirurgiens, quand ils ont
à coupper quelque membre. Qu’à celuy, qui ne la rendoit à temps,3
24 Nature auoit accoustumé de faire payer de bien rudes vsures. Il s’en
faloit tant, que i’en fusse prest lors, qu’en dix-huict mois ou enuiron
qu’il y a que ie suis en ce malplaisant estat, i’ay desia appris à
m’y accommoder. I’entre desia en composition de ce viure coliqueux:
i’y trouue dequoy me consoler, et dequoy esperer. Tant
les hommes sont accoquinez à leur estre miserable, qu’il n’est si
rude condition qu’ils n’acceptent pour s’y conseruer. Oyez Mæcenas.

Debilem facito manu,
Debilem pede, coxa,
Lubricos quate dentes:1
Vita dum superest, bene est.

Et couuroit Tamburlan d’vne sotte humanité, la cruauté fantastique
qu’il exerçoit contre les ladres, en faisant mettre à mort autant
qu’il en venoit à sa coignoissance, pour, disoit-il, les deliurer de la
vie qu’ils viuoient si penible. Car il n’y auoit nul d’eux, qui n’eust
mieux aymé estre trois fois ladre, que de n’estre pas. Et Antisthenes
le Stoïcien, estant fort malade, et s’escriant: Qui me deliurera
de ces maux? Diogenes, qui l’estoit venu veoir, luy presentant
vn couteau: Cestuy-cy, si tu veux, bien tost: Ie ne dy pas de
la vie, repliqua il, ie dy des maux. Les souffrances qui me touchent2
simplement par l’ame, m’affligent beaucoup moins qu’elles ne font
la pluspart des autres hommes: partie par iugement: car le monde
estime plusieurs choses horribles, ou euitables au prix de la vie,
qui me sont à peu pres indifferentes: partie, par vne complexion
stupide et insensible, que i’ay aux accidents qui ne donnent à moy
de droit fil: laquelle complexion i’estime l’vne des meilleures pieces
de ma naturelle condition. Mais les souffrances vrayment essentielles
et corporelles, ie les gouste bien vifuement. Si est-ce pourtant, que
les preuoyant autrefois d’vne veuë foible, delicate, et amollie par la
iouyssance de cette longue et heureuse santé et repos, que Dieu m’a3
presté, la meilleure part de mon aage: ie les auoy couceuës par
imagination, si insupportables, qu’à la verité i’en auois plus de
peur, que ie n’y ay trouué de mal. Par où i’augmente tousiours
cette creance, que la pluspart des facultez de nostre ame, comme
nous les employons, troublent plus le repos de la vie, qu’elles n’y
seruent.   Ie suis aux prises auec la pire de toutes les maladies,
la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, et la plus
irremediable. I’en ay desia essayé cinq ou six bien longs accez et
penibles: toutesfois ou ie me flatte, ou encores y a-t-il en cet estat,
dequoy se soustenir, à qui a l’ame deschargée de la crainte de la4
26 mort, et deschargée des menasses, conclusions et consequences,
dequoy la medecine nous enteste. Mais l’effect mesme de la douleur,
n’a pas cette aigreur si aspre et si poignante, qu’vn homme
rassis en doiue entrer en rage et en desespoir. I’ay aumoins ce
profit de la cholique, que ce que ie n’auoy encore peu sur moy,
pour me concilier du tout, et m’accointer à la mort, elle le parfera:
car d’autant plus elle me pressera, et importunera, d’autant
moins me sera la mort à craindre. I’auoy desia gaigné cela, de ne
tenir à la vie, que par la vie seulement: elle desnouëra encore cette
intelligence. Et Dieu vueille qu’en fin, si son aspreté vient à surmonter1
mes forces, elle ne me reiette à l’autre extremité non
moins vitieuse, d’aymer et desirer mourir.

Summum nec metuas diem, nec optes.

Ce sont deux passions à craindre, mais l’vne a son remede bien
plus prest que l’autre.   Au demeurant, i’ay tousiours trouué ce
precepte ceremonieux, qui ordonne si exactement de tenir bonne
contenance et vn maintien desdaigneux, et posé, à la souffrance
des maux. Pourquoy la philosophie, qui ne regarde que le vif, et
les effects, se va elle amusant à ces apparences externes? Qu’elle
laisse ce soing aux farceurs et maistres de rhetorique, qui font tant2
d’estat de nos gestes. Qu’elle condone hardiment au mal, cette lascheté
voyelle, si elle n’est ny cordiale, ny stomacale: et preste ses
pleintes volontaires au genre des souspirs, sanglots, palpitations,
pallissements, que Nature a mis hors de nostre puissance. Pourueu
que le courage soit sans effroy, les parolles sans desespoir, qu’elle
se contente. Qu’importe que nous tordions nos bras, pourueu que
nous ne tordions nos pensées? elle nous dresse pour nous, non
pour autruy, pour estre, non pour sembler. Qu’elle s’arreste à
gouuerner nostre entendement, qu’elle a pris à instruire. Qu’aux
efforts de la cholique, elle maintienne l’ame capable de se recognoistre,3
de suyure son train accoustumé: combatant la douleur et
la soustenant, non se prosternant honteusement à ses pieds: esmeuë
et eschauffée du combat, non abatue et renuersée: capable d’entretien
et d’autre occupation, iusques à certaine mesure. En accidents
si extremes, c’est cruauté de requerir de nous vne démarche
si composée. Si nous auons beau ieu, c’est peu que nous ayons
mauuaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu’il le
face; si l’agitation luy plaist, qu’il se tourneboule et tracasse à sa
28 fantasie: s’il luy semble que le mal s’euapore aucunement (comme
aucuns medecins disent que cela aide à la deliurance des femmes
enceintes) pour pousser hors la voix auec plus grande violence: ou
s’il en amuse son tourment, qu’il crie tout à faict. Ne commandons
point à cette voix, qu’elle aille, mais permettons le luy. Epicurus ne
pardonne pas seulement à son sage de crier aux tourments, mais
il le luy conseille. Pugiles etiam quum feriunt, in iactandis cæstibus
ingemiscunt, quia profundenda voce omne corpus intenditur, venitque
plaga vehementior. Nous auons assez de travail du mal, sans
nous trauailler à ces regles superflues.   Ce que ie dis pour excuser1
ceux, qu’on voit ordinairement se tempester, aux secousses et
assaux de cette maladie: car pour moy, ie l’ay passée iusques à
cette heure auec vn peu meilleure contenance et me contente de
gemir sans brailler. Non pourtant que ie me mette en peine, pour
maintenir cette decence exterieure: car ie fay peu de compte d’vn
tel aduantage. Ie preste en cela au mal autant qu’il veut: mais ou
mes douleurs ne sont pas si excessiues, ou i’y apporte plus de fermeté
que le commun. Ie me plains, Ie me despite, quand les aigres
pointures me pressent, mais ie n’en viens point au desespoir, comme
celuy là:2

Eiulatu, questu, gemitu, fremitibus
Resonando multum flebiles voces refert.

Ie me taste au plus espais du mal: et ay tousiours trouué que i’estoy
capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu’en
vne autre heure, mais non si constamment: la douleur me troublant
et destournant. Quand on me tient le plus atterré, et que les
assistans m’espargnent, i’essaye souuent mes forces et leur entame
moy-mesme des propos les plus esloignez de mon estat. Ie puis
tout par vn soudain effort: mais ostez en la durée. O que n’ay ie la
faculté de ce songeur de Cicero, qui, songeant embrasser vne garse,3
trouua qu’il s’estoit deschargé de sa pierre emmy ses draps! Les
miennes me desgarsent estrangement. Aux interualles de cette douleur
excessiue lors que mes vreteres languissent sans me ronger, ie
me remets soudain en ma forme ordinaire: d’autant que mon ame
ne prend autre alarme, que la sensible et corporelle. Ce que ie doy
certainement au soing que i’ay eu à me preparer par discours à tels
accidens:

Laborum
Nulla mihi noua nunc facies inopináque surgit;
Omnia præcepi, atque animo mecum antè peregi.4

30 Ie suis essayé pourtant vn peu bien rudement pour vn apprenti, et
d’vn changement bien soudain et bien rude: estant cheu tout
à coup, d’vne tres-douce condition de vie, et tres-heureuse, à la
plus douloureuse, et penible, qui se puisse imaginer. Car outre ce
que c’est vne maladie bien fort à craindre d’elle mesme, elle fait
en moy ses commencemens beaucoup plus aspres et difficiles qu’elle
n’a accoustumé. Les accés me reprennent si souuent, que ie ne sens
quasi plus d’entiere santé: ie maintien toutesfois, iusques à cette
heure, mon esprit en telle assiette, que pourueu que i’y puisse apporter
de la constance, ie me treuue en assez meilleure condition1
de vie, que mille autres, qui n’ont ny fiéure, ny mal, que celuy qu’ils
se donnent eux mesmes, par la faute de leurs discours.   Il est
certaine façon d’humilité subtile, qui naist de la presomption:
comme ceste-cy: Que nous recognoissons nostre ignorance, en plusieurs
choses, et sommes si courtois d’auoüer, qu’il y ait és ouurages
de Nature, aucunes qualitez et conditions, qui nous sont imperceptibles,
et desquelles nostre suffisance ne peut descouurir les
moyens et les causes. Par cette honneste et conscientieuse declaration,
nous esperons gaigner qu’on nous croira aussi de celles, que
nous dirons, entendre. Nous n’auons que faire d’aller trier des miracles2
et des difficultez estrangeres: il me semble que parmy les
choses que nous voyons ordinairement, il y a des estrangetez si
incomprehensibles, qu’elles surpassent toute la difficulté des miracles.
Quel monstre est-ce, que cette goutte de semence, dequoy
nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la
forme corporelle seulement, mais des pensemens et des inclinations
de nos peres? Cette goutte d’eau, où loge elle ce nombre infiny
de formes? et comme portent elles ces ressemblances, d’vn progrez
si temeraire et si desreglé, que l’arriere fils respondra à son bisayeul,
le nepueu à l’oncle? En la famille de Lepidus à Rome, il y3
en a eu trois, non de suite, mais par interualles, qui nasquirent vn
mesme œuil couuert de cartilage. A Thebes il y auoit vne race qui
portoit dés le ventre de la mere, la forme d’vn fer de lance, et qui
ne le portoit, estoit tenu illegitime. Aristote dit qu’en certaine nation,
où les femmes estoient communes, on assignoit les enfans à
leurs peres, par la ressemblance.   Il est à croire que ie dois à mon
32 pere cette qualité pierreuse: car il mourut merueilleusement affligé
d’vne grosse pierre, qu’il auoit en la vessie. Il ne s’apperceut de son
mal, que le soixante septiesme an de son aage: et auant cela il
n’en auoit eu aucune menasse ou ressentiment, aux reins, aux costez,
ny ailleurs: et auoit vescu iusques lors, en vne heureuse santé,
et bien peu subiette à maladies, et dura encores sept ans en ce mal,
trainant vne fin de vie bien douloureuse. I’estoy nay vingt cinq ans
et plus, auant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat,
le troisiesme de ses enfans en rang de naissance. Où se couuoit
tant de temps, la propension à ce defaut? Et lors qu’il estoit si1
loing du mal, cette legere piece de sa substance, dequoy il me bastit,
comment en portoit elle pour sa part, vne si grande impression?
Et comment encore si couuerte, que quarante cinq ans apres,
i’aye commencé à m’en ressentir? seul iusques à cette heure, entre
tant de freres, et de sœurs, et tous d’vne mere. Qui m’esclaircira de
ce progrez, ie le croiray d’autant d’autres miracles qu’il voudra:
pourueu que, comme ils font, il ne me donne en payement, vne
doctrine beaucoup plus difficile et fantastique, que n’est la chose
mesme.   Que les medecins excusent vn peu ma liberté: car par
cette mesme infusion et insinuation fatale, i’ay receu la haine et le2
mespris de leur doctrine. Cette antipathie, que i’ay à leur art, m’est
hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul
soixante et neuf, mon bisayeul pres de quatre vingts, sans auoir
gousté aucune sorte de medecine. Et entre eux, tout ce qui n’estoit
de l’vsage ordinaire, tenoit lieu de drogue. La medecine se forme
par exemples et experience: aussi fait mon opinion. Voyla pas vne
bien expresse experience, et bien aduantageuse? Ie ne sçay s’ils
m’en trouueront trois en leurs registres, nais, nourris, et trespassez,
en mesme fouïer, mesme toict, ayans autant vescu par leur
conduite. Il faut qu’ils m’aduoüent en cela, que si ce n’est la raison,3
aumoins que la Fortune est de mon party: or chez les medecins,
Fortune vaut bien mieux que la raison. Qu’ils ne me prennent point
à cette heure à leur aduantage, qu’ils ne me menassent point,
atterré comme ie suis: ce seroit supercherie. Aussi à dire la verité,
i’ay assez gaigné sur eux par mes exemples domestiques, encore
qu’ils s’arrestent là. Les choses humaines n’ont pas tant de constance:
il y a deux cens ans, il ne s’en faut que dix-huict, que cet
essay nous dure: car le premier nasquit l’an mil quatre cens deux.
C’est vrayment bien raison, que cette experience commence à nous
faillir. Qu’ils ne me reprochent point les maux, qui me tiennent4
asteure à la gorge: d’auoir vescu sain quarante sept ans pour ma
34 part, n’est-ce pas assez? Quand ce sera le bout de ma carriere, elle
est des plus longues.   Mes ancestres auoient la medecine à contre-cœur
par quelque inclination occulte et naturelle, car la veuë
mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le Seigneur de
Gauiac mon oncle paternel, homme d’Eglise, maladif dés sa naissance,
et qui fit toutesfois durer cette vie debile, iusques à soixante
sept ans, estant tombé autrefois en vne grosse et vehemente fiéure
continue, il fut ordonné par les medecins, qu’on luy declaireroit,
s’il ne se vouloit ayder (ils appellent secours ce qui le plus souuent
est empeschement) qu’il estoit infailliblement mort. Ce bon homme,1
tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence: Si, respondit-il,
ie suis donq mort: mais Dieu rendit tantost apres vain ce prognostique.
Le dernier des freres, ils estoyent quatre, Sieur de Bussaguet,
et de bien loing le dernier, se soubmit seul, à cet art: pour
le commerce, ce croy-ie, qu’il auoit auec les autres arts: car il
estoit conseiller en la cour de parlement: et luy succeda si mal,
qu’estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant
long temps auant les autres, sauf vn, le Sieur de Sainct Michel.
   Il est possible que i’ay receu d’eux cette dyspathie naturelle
à la medecine: mais s’il n’y eust eu que cette consideration, i’eusse2
essayé de la forcer. Car toutes ces conditions, qui naissent en nous
sans raison, elles sont vitieuses: c’est vne espece de maladie qu’il
faut combattre. Il peult estre, que i’y auois cette propension, mais
ie l’ay appuyée et fortifiée par les discours, qui m’en ont estably
l’opinion que i’en ay. Car ie hay aussi cette consideration de refuser
la medecine pour l’aigreur de son goust. Ce ne seroit aysément
mon humeur, qui trouue la santé digne d’estre r’achetée, par tous
les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent. Et suyuant
Epicurus, les voluptez me semblent à euiter, si elles tirent à leurs
suittes des douleurs plus grandes: et les douleurs à rechercher,3
qui tirent à leur suitte des voluptez plus grandes. C’est vne pretieuse
chose, que la santé: et la seule qui merite à la verité qu’on
y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens,
mais encore la vie à sa poursuite: d’autant que sans elle, la vie
nous vient à estre iniurieuse. La volupté, la sagesse, la science et
la vertu, sans elle se ternissent et esuanouyssent. Et aux plus
fermes et tendus discours, que la philosophie nous veuille imprimer
au contraire, nous n’auons qu’à opposer l’image de Platon,
estant frappé du haut mal, ou d’vne apoplexie: et en cette presupposition
le deffier d’appeller à son secours les riches facultez de4
36 son ame. Toute voye qui nous meneroit à la santé, ne se peut dire
pour moy ny aspre, ny chere. Mais i’ay quelques autres apparences,
qui me font estrangement deffier de toute cette marchandise. Ie ne
dy pas qu’il n’y en puisse auoir quelque art: qu’il n’y ait parmy
tant d’ouurages de Nature, des choses propres à la conseruation de
nostre santé, cela est certain. I’entends bien, qu’il y a quelque simple
qui humecte, quelque autre qui asseche: ie sçay par experience,
et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles
du sené laschent le ventre: ie sçay plusieurs telles experiences:
comme ie sçay que le mouton me nourrit, et que le vin m’eschauffe.1
Et disoit Solon, que le manger estoit, comme les autres drogues,
vne medecine contre la maladie de la faim. Ie ne desaduouë pas
l’vsage, que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et
vberté de Nature, et de son application à nostre besoing. Ie vois
bien que les brochets, et les arondes se trouuent bien d’elle. Ie me
deffie des inuentions de nostre esprit: de nostre science et art: en
faueur duquel nous l’auons abandonnée, et ses regles: et auquel
nous ne sçauons tenir moderation, ny limite. Comme nous appellons
iustice, le pastissage des premieres loix qui nous tombent en
main, et leur dispensation et pratique, tres inepte souuent et tres2
inique. Et comme ceux, qui s’en moquent, et qui l’accusent, n’entendent
pas pourtant iniurier cette noble vertu: ains condamner
seulement l’abus et profanation de ce sacré titre. De mesme, en la
medecine, i’honore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse,
si vtile au genre humain: mais ce qu’il designe entre nous,
ie ne l’honore, ny l’estime   En premier lieu l’experience me le
fait craindre: car de ce que i’ay de cognoissance, ie ne voy nulle
race de gens si tost malade, et si tard guerie, que celle qui est
soubs la iurisdiction de la medecine. Leur santé mesme est alterée
et corrompue, par la contrainte des regimes. Les medecins ne se3
contentent point d’auoir la maladie en gouuernement, ils rendent
la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison
eschapper leur authorité. D’vne santé constante et entiere, n’en
tirent ils pas l’argument d’vne grande maladie future? I’ay esté
assez souuent malade: i’ay trouué sans leurs secours, mes maladies
aussi douces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les
sortes) et aussi courtes, qu’à nul autre: et si n’y ay point meslé
l’amertume de leurs ordonnances. La santé, ie l’ay libre et entiere,
sans regle, et sans autre discipline, que de ma coustume et de mon
plaisir. Tout lieu m’est bon à m’arrester: car il ne me faut autres4
commoditez estant malade, que celles qu’il me faut estant sain. Ie
38 ne me passionne point d’estre sans medecin, sans apotiquaire, et
sans secours: dequoy i’en voy la plus part plus affligez que du
mal. Quoy? eux mesmes nous font ils voir de l’heur et de la durée
en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effect de
leur science?   Il n’est nation qui n’ait esté plusieurs siecles sans la
medecine: et les premiers siecles, c’est à dire les meilleurs et les
plus heureux: et du monde la dixiesme partie ne s’en sert pas encores
à cette heure. Infinies nations ne la cognoissent pas, où l’on
vit et plus sainement, et plus longuement, qu’on ne fait icy: et
parmy nous, le commun peuple s’en passe heureusement. Les Romains1
auoyent esté six cens ans, auant que de la receuoir: mais
apres l’auoir essayée, ils la chasserent de leur ville, par l’entremise
de Caton le Censeur, qui montra combien aysément il s’en pouuoit
passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans: et faict viure sa
femme iusqu’à l’extreme vieillesse, non pas sans medecine: mais
ouy bien sans medecin: car toute chose qui se trouue salubre à
nostre vie, se peut nommer medecine. Il entretenoit, ce dit Plutarque,
sa famille en santé, par l’vsage, ce me semble, du lieure.
Comme les Arcades, dit Pline, guerissent toutes maladies auec du
laict de vache. Et les Lybiens, dit Herodote, iouyssent populairement2
d’vne rare santé, par cette coustume qu’ils ont: apres que
leurs enfants ont atteint quatre ans, de leur causterizer et brusler
les veines du chef et des temples: par où ils coupent chemin pour
leur vie, à toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce
pays, à tous accidens n’employent que du vin le plus fort qu’ils
peuuent, meslé à force safran et espice: tout cela auec vne fortune
pareille.   Et à dire vray, de toute cette diuersité et confusion
d’ordonnances, quelle autre fin et effect apres tout y a il, que de
vuider le ventre? ce que mille simples domestiques peuuent faire.
Et si ne sçay si c’est si vtilement qu’ils disent: et si nostre nature3
n’a point besoing de la residence de ses excremens, iusques à certaine
mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conseruation. Vous
voyez souuent des hommes sains, tomber en vomissemens, ou flux
de ventre par accident estranger, et faire vn grand vuidange d’excremens
sans besoin aucun precedent, et sans aucune vtilité
40 suyuante, voire auec empirement et dommage. C’est du grand Platon,
que i’apprins n’agueres, que de trois sortes de mouuements,
qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations:
que nul homme, s’il n’est fol, ne doit entreprendre, qu’à
l’extreme necessité. On va troublant et esueillant le mal par oppositions
contraires. Il faut que ce soit la forme de viure, qui doucement
l’allanguisse et reconduise à sa fin. Les violentes harpades
de la drogue et du mal, sont tousiours à nostre perte, puis que la
querelle se desmesle chez nous, et que la drogue est vn secours infiable:
de sa nature ennemy à nostre santé, et qui n’a accez en1
nostre estat que par le trouble. Laissons vn peu faire. L’ordre qui
pouruoid aux puces et aux taulpes, pouruoid aussi aux hommes,
qui ont la patience pareille, à se laisser gouuerner, que les puces
et les taulpes. Nous auons beau crier bihore: c’est bien pour nous
enroüer, mais non pour l’auancer. C’est vn ordre superbe et impiteux.
Nostre crainte, nostre desespoir, le desgouste et retarde de
nostre ayde, au lieu de l’y conuier. Il doibt au mal son cours,
comme à la santé. De se laisser corrompre en faueur de l’vn, au
preiudice des droits de l’autre, il ne le fera pas: il tomberoit
en desordre. Suyuons de par Dieu, suyuons. Il meine ceux qui2
suyuent: ceux qui ne le suyuent pas, il les entraine, et leur rage,
et leur medecine ensemble. Faittes ordonner vne purgation à vostre
ceruelle. Elle y sera mieux employée, qu’à vostre estomach.   On
demandoit à vn Lacedemonien, qui l’auoit fait viure sain si long
temps: L’ignorance de la medecine, respondit-il. Et Adrian l’Empereur
crioit sans cesse en mourant, que la presse des medecins
l’auoit tué. Vn mauuais luicteur se fit medecin: Courage, luy dit
Diogenes, tu as raison, tu mettras à cette heure en terre ceux qui
t’y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le
soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute.   Et outre3
cela, ils ont vne façon bien auantageuse, à se seruir de toutes sortes
d’euenemens: car ce que la Fortune, ce que la Nature, ou
quelque autre cause estrangere, desquelles le nombre est infini,
produit en nous de bon et de salutaire, c’est le priuilege de la medecine
de se l’attribuer. Tous les heureux succez qui arriuent au
patient, qui est soubs son regime, c’est d’elle qu’il les tient. Les
occasions qui m’ont guery moy, et qui guerissent mille autres, qui
n’appellent point les medecins à leurs secours, ils les vsurpent en
leurs subiects. Et quant aux mauuais accidens, ou ils les desaduoüent
42 tout à fait, en attribuant la coulpe au patient, par des raisons
si vaines, qu’ils n’ont garde de faillir d’en trouuer tousiours
assez bon nombre de telles: Il a descouuert son bras, il a ouy le
bruit d’vn coche:

Rhedarum transitus arcto
Vicorum inflexu:

on a entrouuert sa fenestre, il s’est couché sur le costé gauche, ou
passé par sa teste quelque pensement penible. Somme vne parolle,
vn songe, vne œuillade, leur semble suffisante excuse pour se descharger
de faute. Ou, s’il leur plaist, ils se seruent encore de cet1
empirement, et en font leurs affaires, par cet autre moyen qui ne
leur peut iamais faillir: c’est de nous payer lors que la maladie se
trouue reschaufee par leurs applications, de l’asseurance qu’ils
nous donnent, qu’elle seroit bien autrement empirée sans leurs
remedes. Celuy qu’ils ont ietté d’vn morfondement en vne fieure
quotidienne, il eust eu sans eux, la continue. Ils n’ont garde de
faire mal leurs besongnes, puis que le dommage leur reuient à
profit. Vrayement ils ont raison de requerir du malade, vne application
de creance fauorable: il faut qu’elle le soit à la verité en
bon escient, et bien souple, pour s’appliquer à des imaginations si2
mal aisées à croire. Platon disoit bien à propos, qu’il n’appartenoit
qu’aux medecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut
despend de la vanité, et fauceté de leurs promesses. Æsope autheur
de tres-rare excellence, et duquel peu de gens descouurent
toutes les graces, est plaisant à nous representer cette authorité
tyrannique, qu’ils vsurpent sur ces pauures ames affoiblies et abatuës
par le mal, et la crainte: car il conte, qu’un malade estant
interrogé par son medecin, quelle operation il sentoit des medicamens,
qu’il luy auoit donnez: I’ay fort sué, respondit-il. Cela est
bon, dit le medecin. Vne autre fois il luy demanda encore, comme3
il s’estoit porté depuis: I’ay eu vn froid extreme, fit-il, et si ay fort
tremblé. Cela est bon, suyuit le medecin: à la troisieme fois, il luy
demanda de rechef, comment il se portoit: Ie me sens, dit-il,
enfler et bouffir comme d’hydropisie. Voyla qui va bien, adiousta
le medecin. L’vn de ses domestiques venant apres à s’enquerir à
luy de son estat: Certes mon amy, respond-il, à force de bien
estre, ie me meurs.   Il y auoit en Ægypte vne loy plus iuste, par
laquelle le medecin prenoit son patient en charge les trois premiers
iours, aux perils et fortunes du patient: mais les trois iours passez,
c’estoit aux siens propres. Car quelle raison y a-il, qu’Æsculapius4
44 leur patron ait esté frappé du foudre, pour auoir r’amené
Hypolitus de mort à vie,

Nam Pater omnipotens aliquem indignatus ab vmbris
Mortalem infernis, ad lumina surgere vitæ,
Ipse repertorem medicinæ talis et artis,
Fulmine Phœbigenam Stygias detrusit ad vndas:

et ses suyuans soyent absous, qui enuoyent tant d’ames de la vie à
la mort? Vn medecin vantoit à Nicoclés, son art estre de grande
auctorité: Vrayement c’est mon, dit Nicoclés, qui peut impunement
tuer tant de gens.   Au demeurant, si i’eusse esté de leur1
conseil, i’eusse rendu ma discipline plus sacrée et mysterieuse: ils
auoyent assez bien commencé, mais ils n’ont pas acheué de mesme.
C’estoit vn bon commencement, d’auoir fait des dieux et des dæmons
autheurs de leur science, d’auoir pris vn langage à part, vne escriture
à part. Quoy qu’en sente la philosophie, que c’est folie de
conseiller vn homme pour son profit, par maniere non intelligible:
Vt sî quis medicus imperet vt sumat

Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam.

C’estoit vne bonne regle en leur art, et qui accompagne toutes les
arts fanatiques, vaines, et supernaturelles, qu’il faut que la foy du2
patient, preoccupe par bonne esperance et asseurance, leur effect
et operation. Laquelle regle ils tiennent iusques là, que le plus
ignorant et grossier medecin, ils le trouuent plus propre à celuy,
qui a fiance en luy, que le plus experimenté, et incognu. Le choix
mesmes de la plus part de leurs drogues est aucunement mysterieux
et diuin. Le pied gauche d’vne tortue, l’vrine d’vn lezart, la fiante
d’vn elephant, le foye d’vne taupe, du sang tiré soubs l’aile droite
d’vn pigeon blanc: et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent
desdaigneusement de nostre misere) des crottes de rat puluerisées,
et telles autres singeries, qui ont plus le visage d’vn enchantement3
magicien, que de science solide. Ie laisse à part le nombre imper
de leurs pillules: la destination de certains iours et festes de l’année:
la distinction des heures, à cueillir les herbes de leurs ingrediens:
et cette grimace rebarbatiue et prudente, de leur port et
contenance, dequoy Pline mesme se mocque. Mais ils ont failly,
veux-ie dire, de ce qu’à ce beau commencement, ils n’ont adiousté
cecy, de rendre leurs assemblées et consultations plus religieuses et
secretes: aucun homme profane n’y deuoit auoir accez, non plus
qu’aux secretes ceremonies d’Æsculape. Car il aduient de cette
46 faute, que leur irresolution, la foiblesse de leurs argumens, diuinations
et fondements, l’aspreté de leurs contestations, pleines de
haine, de ialousie, et de consideration particuliere, venants à estre
descouuertes à vn chacun, il faut estre merueilleusement aueugle,
si on ne se sent bien hazardé entre leurs mains. Qui vid iamais
medecin se seruir de la recepte de son compagnon, sans y retrancher
ou adiouster quelque chose? Ils trahissent assez par là leur
art: et nous font voir qu’ils y considerent plus leur reputation, et
par consequent leur profit, que l’interest de leurs patiens. Celuy là
de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript,1
qu’vn seul se mesle de traiter vn malade: car s’il ne fait rien qui
vaille, le reproche à l’art de la medecine, n’en sera pas fort grand
pour la faute d’vn homme seul: et au rebours, la gloire en sera
grande, s’il vient à bien rencontrer: là où quand ils sont beaucoup,
ils descrient à tous les coups le mestier: d’autant qu’il leur aduient
de faire plus souuent mal que bien. Ils se deuoient contenter du
perpetuel desaccord, qui se trouue és opinions des principaux
maistres et autheurs anciens de cette science, lequel n’est cogneu
que des hommes versez aux liures, sans faire voir encore au peuple
les controuerses et inconstances de iugement, qu’ils nourrissent et2
continuent entre eux   Voulons nous vn exemple de l’ancien debat
de la medecine? Hierophilus loge la cause originelle des maladies
aux humeurs: Erasistratus, au sang des arteres: Asclepiades, aux
atomes inuisibles s’escoulants en noz pores: Alcmæon, en l’exuperance
ou deffaut des forces corporelles: Diocles, en l’inequalité
des elemens du corps, et en la qualité de l’air, que nous respirons:
Strato, en l’abondance, crudité, et corruption de l’alimant que nous
prenons: Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l’vn de leurs amis,
qu’ils cognoissent mieux que moy, qui s’escrie à ce propos, que la
science la plus importante qui soit en nostre vsage, comme celle3
qui a charge de nostre conseruation et santé, c’est de mal’heur, la
plus incertaine, la plus trouble, et agitée de plus de changemens.
Il n’y a pas grand danger de nous mescomter à la hauteur du soleil,
ou en la fraction de quelque supputation astronomique: mais
icy, où il va de tout nostre estre, ce n’est pas sagesse, de nous
abandonner à la mercy de l’agitation de tant de vents contraires.
Auant la guerre Peloponnesiaque, il n’estoit pas grands nouuelles
de cette science: Hippocrates la mit en credit: tout ce que
cettuy-cy auoit estably, Chrysippus le renuersa: depuis Erasistratus
48 petit fils d’Aristote, tout ce que Chrysippus en auoit escrit.
Apres ceux-cy, suruindrent les Empiriques, qui prindrent vne voye
toute diuerse des anciens, au maniement de cet art. Quand le credit
de ces derniers commença à s’enuieillir, Herophilus mit en
vsage vne autre sorte de medecine, qu’Asclepiades vint à combattre
et aneantir à son tour. A leur reng gaignerent authorité les opinions
de Themison, et depuis de Musa, et encore apres celles de
Vexius Valens, medecin fameux par l’intelligence qu’il auoit auec
Messalina. L’empire de la medecine tomba du temps de Neron à
Thessalus, qui abolit et condamna tout ce qui en auoit esté tenu1
iusques à luy. La doctrine de cettuy-cy fut abbattue par Crinas de
Marseille, qui apporta de nouueau, de regler toutes les operations
medecinales, aux ephemerides et mouuemens des astres, manger,
dormir, et boire à l’heure qu’il plairoit à la lune et à Mercure. Son
authorité fut bien tost apres supplantée par Charinus, medecin de
cette mesme ville de Marseille. Cettuy-cy combattoit non seulement
la medecine ancienne, mais encore l’vsage des bains chauds, public,
et tant de siecles auparauant accoustumé. Il faisoit baigner
les hommes dans l’eau froide, en hyuer mesme, et plongeoit les
malades dans l’eau naturelle des ruisseaux. Iusques au temps de2
Pline aucun Romain n’auoit encore daigné exercer la medecine:
elle se faisoit par des estrangers, et Grecs: comme elle se fait entre
nous François, par des Latineurs. Car comme dit vn tres-grand
medecin, nous ne receuons pas aisément la medecine que nous entendons;
non plus que la drogue que nous cueillons. Si les nations,
desquelles nous retirons le gayac, la salseperille, et le bois d’esquine,
ont des medecins, combien pensons nous par cette mesme
recommendation de l’estrangeté, la rareté, et la cherté, qu’ils
façent feste de noz choulx, et de nostre persil? car qui oseroit
mespriser les choses recherchées de si loing, au hazard d’vne si3
longue peregrination et si perilleuse? Depuis ces anciennes mutations
de la medecine, il y en a eu infinies autres iusques à nous; et
le plus souuent mutations entieres et vniuerselles; comme sont
celles que produisent de nostre temps, Paracelse, Fiorauanti et Argenterius:
car ils ne changent pas seulement vne recepte, mais, à
ce qu’on me dit, toute la contexture et police du corps de la medecine,
accusans d’ignorance et de pipperie, ceux qui en ont faict
profession iusques à eux. Ie vous laisse à penser où en est le pauure
patient.   Si encor nous estions asseurez, quand ils se mescontent,
qu’il ne nous nuisist pas, s’il ne nous profite; ce seroit4
vne bien raisonnable composition, de se hazarder d’acquerir du
50 bien, sans se mettre en danger de perte. Æsope faict ce comte,
qu’vn qui auoit acheté vn More esclaue, estimant que cette couleur
luy fust venue par accident, et mauuais traictement de son premier
maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuuages, auec
grand soing: il aduint, que le More n’en amenda aucunement sa
couleur basanee, mais qu’il en perdit entierement sa premiere
santé. Combien de fois nous aduient-il, de voir les medecins imputans
les vns aux autres, la mort de leurs patiens? Il me souuient
d’vne maladie populaire, qui fut aux villes de mon voisinage, il y a
quelques années, mortelle et tres-dangereuse: cet orage estant1
passé, qui auoit emporté vn nombre infiny d’hommes; l’vn des plus
fameux medecins de toute la contrée, vint à publier vn liuret, touchant
cette matiere, par lequel il se rauise, de ce qu’ils auoyent
vsé de la saignée, et confesse que c’est l’vne des causes principales
du dommage, qui en estoit aduenu. Dauantage leurs autheurs tiennent,
qu’il n’y a aucune medecine, qui n’ait quelque partie nuisible.
Et si celles mesmes qui nous seruent, nous offencent aucunement,
que doiuent faire celles qu’on nous applique du tout hors de
propos? De moy, quand il n’y auroit autre chose, i’estime qu’à ceux
qui hayssent le goust de la medecine, ce soit vn dangereux effort,2
et de preiudice, de l’aller aualler à vne heure si incommode, auec
tant de contre-cœur: et croy que cela essaye merueilleusement le
malade, en vne saison, où il a tant besoin de repos. Outre ce, qu’à
considerer les occasions, surquoy ils fondent ordinairement la
cause de noz maladies, elles sont si legeres et si delicates, que
i’argumente par là, qu’vne bien petite erreur en la dispensation de
leurs drogues, peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or si le
mescomte du medecin est dangereux, il nous va bien mal: car il
est bien mal-aisé qu’il n’y retombe souuent: il a besoin de trop de
pieces, considerations, et circonstances, pour affuster iustement3
son dessein. Il faut qu’il cognoisse la complexion du malade, sa
temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements
mesmes, et ses imaginations. Il faut qu’il se responde des
circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l’air et
du temps, assiette des planetes, et leurs influances: qu’il sçache en
la maladie les causes, les signes, les affections, les iours critiques:
en la drogue, le poix, la force, le pays, la figure, l’aage, la dispensation:
et faut que toutes ces pieces, il les sçache proportionner et
rapporter l’vne à l’autre, pour en engendrer vne parfaicte symmetrie.
A quoy s’il faut tant soit peu, si de tant de ressorts, il y en a4
vn tout seul, qui tire à gauche, en voyla assez pour nous perdre.
Dieu sçait, de quelle difficulté est la cognoissance de la pluspart
52 de ces parties: car pour exemple, comment trouuera-il le signe
propre de la maladie; chacune estant capable d’vn infiny nombre
de signes? Combien ont ils de debats entr’eux et de doubtes, sur
l’interpretation des vrines? Autrement d’où viendroit cette altercation
continuelle que nous voyons entr’eux sur la cognoissance du
mal? Comment excuserions nous cette faute, où ils tombent si souuent,
de prendre martre pour renard? Aux maux, que i’ay eu, pour
peu qu’il y eust de difficulté, ie n’en ay iamais trouué trois d’accord.
Ie remarque plus volontiers les exemples qui me touchent.
Dernierement à Paris vn Gentil-homme fut taillé par l’ordonnance1
des medecins, auquel on ne trouua de pierre non plus à la vessie,
qu’à la main; et là mesmes, vn Euesque qui m’estoit fort amy,
auoit esté instamment sollicité par la pluspart des medecins, qu’il
appelloit à son conseil, de se faire tailler: i’aydoy moy mesme
soubs la foy d’autruy, à le luy suader: quand il fut trespassé, et
qu’il fut ouuert, on trouua qu’il n’auoit mal qu’aux reins. Ils sont
moins excusables en cette maladie, d’autant qu’elle est aucunement
palpable. C’est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus
certaine, par ce qu’elle voit et manie ce qu’elle fait; il y a moins à
coniecturer et à deuiner. Là où les medecins n’ont point de speculum2
matricis, qui leur descouure nostre cerueau, nostre poulmon,
et nostre foye.   Les promesses mesmes de la medecine sont incroyables.
Car ayant à prouuoir à diuers accidents et contraires,
qui nous pressent souuent ensemble, et qui ont vne relation quasi
necessaire, comme la chaleur du foye, et froideur de l’estomach,
ils nous vont persuadant que de leurs ingrediens, cettuy-cy eschauffera
l’estomach, cet autre refraichira le foye: l’vn a sa charge
d’aller droit aux reins, voire iusques à la vessie, sans estaler ailleurs
ses operations; et conseruant ses forces et sa vertu, en ce
long chemin et plein de destourbiers, iusques au lieu, au seruice3
duquel il est destiné, par sa proprieté occulte: l’autre assechera le
cerueau: celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas, ayant
fait vne mixtion de breuuage, n’est-ce pas quelque espece de resuerie,
d’esperer que ces vertus s’aillent diuisant, et triant de cette
confusion et meslange, pour courir à charges si diuerses? Ie craindrois
infiniement qu’elles perdissent, ou eschangeassent leurs ethiquettes,
54 et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer,
qu’en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent,
et alterent l’vne l’autre? Quoy, que l’execution de cette
ordonnance despend d’vn autre officier, à la foy et mercy duquel
nous abandonnons encore vn coup nostre vie?   Comme nous
auons des pourpointiers, des chaussetiers pour nous vestir; et en
sommes d’autant mieux seruis, que chacun ne se mesle que de son
subiect, et a sa science plus restreinte et plus courte, que n’a vn
tailleur, qui embrasse tout. Et comme, à nous nourrir, les grands,
pour plus de commodité ont des offices distinguez de potagers et1
de rostisseurs, dequoy vn cuisinier, qui prend la charge vniuerselle,
ne peut si exquisement venir à bout. De mesme à nous guairir,
les Ægyptiens auoient raison de reiecter ce general mestier de
medecin, et descoupper cette profession à chasque maladie, à
chasque partie du corps son œuurier. Car cette partie en estoit
bien plus proprement et moins confusement traictée, de ce qu’on
ne regardoit qu’à elle specialement. Les nostres ne s’aduisent pas,
que, qui pouruoid à tout, ne pouruoid à rien: que la totale police
de ce petit monde, leur est indigestible. Cependant qu’ils craignent
d’arrester le cours d’vn dysenterique, pour ne luy causer la fieure,2
ils me tuerent vn amy, qui valoit mieux, que tout tant qu’ils sont.
Ils mettent leurs diuinations au poids, à l’encontre des maux presents:
et pour ne guarir le cerueau au preiudice de l’estomach,
offencent l’estomach, et empirent le cerueau, par ces drogues tumultuaires
et dissentieuses.   Quant à la varieté et foiblesse des
raisons de cet’ art, elle est plus apparente qu’en aucun’ autre art.
Les choses aperitiues sont vtiles à vn homme coliqueux, d’autant
qu’ouurans les passages et les dilatans, elles acheminent cette
matiere gluante, de laquelle se bastit la graue, et la pierre, et conduisent
contre-bas, ce qui se commence à durcir et amasser aux3
reins. Les choses aperitiues sont dangereuses à vn homme coliqueux,
d’autant qu’ouurans les passages et les dilatans, elles acheminent
vers les reins, la matiere propre à bastir la graue, lesquels
s’en saisissans volontiers pour cette propension qu’ils y ont, il est
mal aisé qu’ils n’en arrestent beaucoup de ce qu’on y aura charrié.
56 D’auantage, si de fortune il s’y rencontre quelque corps, vn peu
plus grosset qu’il ne faut pour passer tous ces destroicts, qui
restent à franchir pour l’expeller au dehors, ce corps estant esbranlé
par ces choses aperitiues, et ietté dans ces canaux estroits,
venant à les boucher, acheminera vne certaine mort et tres-douloureuse.
Ils ont vne pareille fermeté aux conseils qu’ils nous donnent
de nostre regime de viure: il est bon de tomber souuent de
l’eau, car nous voyons par experience, qu’en la laissant croupir,
nous luy donnons loisir de se descharger de ses excremens, et de
sa lye, qui seruira de matiere à bastir la pierre en la vessie: il est1
bon de ne tomber point souuent de l’eau, car les poisans excrements
qu’elle traine quant et elle, ne s’emporteront point, s’il n’y
a de la violence, comme on void par experience, qu’vn torrent qui
roule auecques roideur, baloye bien plus nettement le lieu où il
passe, que ne fait le cours d’vn ruisseau mol et lasche. Pareillement,
il est bon d’auoir souuent affaire aux femmes, car cela ouure
les passages, et achemine la graue et le sable. Il est bien aussi
mauuais, car cela eschauffe les reins, les lasse et affoiblit. Il est
bon de se baigner aux eaux chaudes, d’autant que cela relasche et
amollit les lieux, où se croupit le sable et la pierre. Mauuais aussi2
est-il, d’autant que cette application de chaleur externe, aide les
reins à cuire, durcir, et petrifier la matiere qui y est disposée. A
ceux qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir,
affin que le breuuage des eaux qu’ils ont à prendre lendemain matin,
face plus d’operation, rencontrant l’estomach vuide, et non empesché.
Au rebours, il est meilleur de manger peu au disner, pour
ne troubler l’operation de l’eau, qui n’est pas encore parfaite, et ne
charger l’estomach si soudain, apres cet autre trauail, et pour
laisser l’office de digerer, à la nuict, qui le sçait mieux faire que
ne fait le iour, où le corps et l’esprit, sont en perpetuel mouuement3
et action. Voila comment ils vont bastelant, et baguenaudant à noz
despens en tous leurs discours, et ne me sçauroient fournir proposition,
à laquelle ie n’en rebastisse vne contraire, de pareille force.
Qu’on ne crie donc plus apres ceux qui en ce trouble, se laissent
doucement conduire à leur appetit et au conseil de Nature, et se
remettent à la fortune commune.   I’ay veu par occasion de mes
voyages, quasi tous les bains fameux de Chrestienté; et depuis
quelques années ay commencé à m’en seruir. Car en general i’estime
58 le baigner salubre, et croy que nous encourons non legeres
incommoditez, en nostre santé, pour auoir perdu cette coustume,
qui estoit generalement obseruée au temps passé, quasi en toutes
les nations, et est encores en plusieurs, de se lauer le corps tous
les iours: et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup
moins de tenir ainsi noz membres encroustez, et noz pores estouppez
de crasse. Et quant à leur boisson, la Fortune a faict premierement,
qu’elle ne soit aucunement ennemie de mon goust: secondement
elle est naturelle et simple, qui aumoins n’est pas
dangereuse, si elle est vaine. Dequoy ie prens pour respondant, cette1
infinité de peuples de toutes sortes et complexions, qui s’y assemble.
Et encores que ie n’y aye apperceu aucun effect extraordinaire et
miraculeux: ains que m’en informant vn peu plus curieusement
qu’il ne se faict, i’aye trouué mal fondez et faux, tous les bruits de
telles operations, qui se sement en ces lieux là, et qui s’y croyent
(comme le monde va se pippant aisément de ce qu’il desire) toutesfois
aussi, n’ay-ie veu guere de personnes que ces eaux ayent empiré;
et ne leur peut-on sans malice refuser cela, qu’elles n’esueillent
l’appetit, facilitent la digestion, et nous prestent quelque
nouuelle allegresse, si on n’y va par trop abbatu de forces; ce que2
ie desconseille de faire. Elles ne sont pas pour releuer vne poisante
ruyne: elles peuuent appuyer vne inclination legere, ou prouuoir à
la menace de quelque alteration. Qui n’y apporte assez d’allegresse,
pour pouuoir iouyr le plaisir des compagnies qui s’y trouuent, et
des promenades et exercices, à quoy nous conuie la beauté des
lieux, où sont communément assises ces eaux, il perd sans doubte
la meilleure piece et plus asseurée de leur effect. A cette cause i’ay
choisi iusques à cette heure, à m’arrester et à me seruir de celles,
où il y auoit plus d’amœnité de lieu, commodité de logis, de viures
et de compagnies, comme sont en France, les bains de Banieres:3
en la frontiere d’Allemaigne, et de Lorraine, ceux de Plombieres:
en Souysse, ceux de Bade: en la Toscane, ceux de Lucques; et specialement
ceux della Villa, desquels i’ay vsé plus souuent, et à
diuerses saisons.   Chasque nation a des opinions particulieres,
touchant leur vsage, et des loix et formes de s’en seruir, toutes diuerses:
et selon mon experience l’effect quasi pareil. Le boire n’est
aucunement receu en Allemaigne. Pour toutes maladies, ils se baignent,
et sont à grenouiller dans l’eau, quasi d’vn soleil à l’autre.
En Italie, quand ils boiuent neuf iours, ils s’en baignent pour le
moins trente; et communément boiuent l’eau mixtionnée d’autres4
drogues, pour secourir son operation. On nous ordonne icy, de
nous promener pour la digerer: là on les arreste au lict, où ils
60 l’ont prise, iusques à ce qu’ils l’ayent vuidée, leur eschauffant continuellement
l’estomach, et les pieds. Comme les Allemans ont de
particulier, de se faire generalement tous corneter et vantouser,
auec scarification dans le bain: ainsin ont les Italiens leurs doccie,
qui sont certaines gouttieres de cette eau chaude, qu’ils conduisent
par des cannes, et vont baignant vne heure le matin, et autant
l’apres disnée, par l’espace d’vn mois, ou la teste, ou l’estomach,
ou autre partie du corps, à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies
autres differences de coustumes, en chasque contrée: ou pour
mieux dire, il n’y a quasi aucune ressemblance des vnes aux autres.1
Voylà comment cette partie de medecine, à laquelle seule ie
me suis laissé aller, quoy qu’elle soit la moins artificielle, si a elle
sa bonne part de la confusion et incertitude, qui se voit par tout
ailleurs en cet art.   Les poëtes disent tout ce qu’ils veulent, auec
plus d’emphase et de grace; tesmoing ces deux epigrammes.

Alcon hesterno signum Iouis attigit. Ille,
Quamuis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodie iussus transferri ex æde vetusta,
Effertur, quamuis sit Deus atque lapis.

Et l’autre,2

Lotus nobiscum est, hilaris cænauit, et idem
Inuentus mane est mortuus Andragoras.
Tam subitæ mortis causam, Faustine, requiris?
In somnis medicum viderat Hermocratem.

Sur quoy ie veux faire deux comtes.   Le Baron de Caupene en
Chalosse, et moy, auons en commun le droit de patronage d’vn
benefice, qui est de grande estenduë, au pied de noz montaignes,
qui se nomme Lahontan. Il est des habitans de ce coin, ce qu’on
dit de ceux de la valée d’Angrougne; ils auoient vne vie à part, les
façons, les vestemens, et les mœurs à part: regis et gouuernez par3
certaines polices et coustumes particulieres, receuës de pere en
filz, ausquelles ils s’obligeoient sans autre contrainte, que de la
reuerence de leur vsage. Ce petit estat s’estoit continué de toute
ancienneté en vne condition si heureuse, qu’aucun iuge voisin
n’auoit esté en peine de s’informer de leur affaire; aucun aduocat
employé à leur donner aduis, ny estranger appellé pour esteindre
leurs querelles; et n’auoit on iamais veu aucun de ce destroit à
l’aumosne. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l’autre
monde, pour n’alterer la pureté de leur police: iusques à ce,
comme ils recitent, que l’vn d’entre eux, de la memoire de leurs4
peres, ayant l’ame espoinçonnée d’vne noble ambition, alla s’aduiser
pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l’vn de
ses enfans maistre Iean, ou maistre Pierre: et l’ayant faict instruire
62 à escrire en quelque ville voisine, en rendit en fin vn beau
notaire de village. Cettuy-cy, deuenu grand, commença à desdaigner
leurs anciennes coustumes, et à leur mettre en teste la pompe
des regions de deça. Le premier de ses comperes, à qui on escorna
vne cheure, il luy conseilla d’en demander raison aux iuges
Royaux d’autour de là; et de cettuy-cy à vn autre, iusques à ce
qu’il eust tout abastardy. A la suitte de cette corruption, ils disent,
qu’il y en suruint incontinent vn’ autre, de pire consequence,
par le moyen d’vn medecin, à qui il print enuie d’espouser vne
de leurs filles, et de s’habituer parmy eux. Cettuy-cy commença à1
leur apprendre premierement le nom des fiebures, des rheumes,
et des apostemes, la situation du cœur, du foye, et des intestins,
qui estoit vne science iusques lors tres esloignée de leur cognoissance:
et au lieu de l’ail, dequoy ils auoyent apris à chasser toutes
sortes de maux, pour aspres et extremes qu’ils fussent, il les accoustuma
pour vne toux, ou pour vn morfondement, à prendre les
mixtions estrangeres, et commença à faire trafique, non de leur
santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils iurent que depuis
lors seulement, ils ont apperçeu que le serain leur appesantissoit
la teste, que le boire ayant chault apportoit nuisance, et que les2
vents de l’automne estoyent plus griefs que ceux du printemps:
que depuis l’vsage de cette medecine, ils se trouuent accablez
d’vne legion de maladies inaccoustumées, et qu’ils apperçoiuent
vn general deschet, en leur ancienne vigueur, et leurs vies de
moitié raccourcies. Voyla le premier de mes comtes.   L’autre est,
qu’auant ma subiection graueleuse, oyant faire cas du sang de
bouc à plusieurs, comme d’vne manne celeste enuoyée en ces
derniers siecles, pour la tutelle et conseruation de la vie humaine;
et en oyant parler à des gens d’entendement comme d’vne
drogue admirable, et d’vne operation infaillible: moy qui ay3
tousiours pensé estre en bute à tous les accidens, qui peuuent
toucher tout autre homme, prins plaisir en pleine santé à me
prouuoir de ce miracle; et commanday chez moy qu’on me nourrist
vn bouc selon la recepte. Car il faut que ce soit aux mois les
plus chaleureux de l’esté, qu’on le retire: et qu’on ne luy donne à
manger que des herbes aperitiues, et à boire que du vin blanc.
Ie me rendis de fortune chez moy le iour qu’il deuoit estre tué:
on me vint dire que mon cuysinier trouuoit dans la panse deux
ou trois grosses boules, qui se chocquoient l’vne l’autre parmy sa
mangeaille. Ie fus curieux de faire apporter toute cette tripaille4
en ma presence, et fis ouurir cette grosse et large peau: il en
sortit trois gros corps, legers comme des esponges, de façon
qu’il semble qu’ils soyent creuz, durs au demeurant par le dessus
et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes: l’vn parfaict en
64 rondeur, à la mesure d’vne courte boule: les autres deux, vn peu
moindres, ausquels l’arrondissement est imparfaict, et semble qu’il
s’y acheminast. I’ai trouué, m’en estant faict enquerir à ceux, qui
ont accoustumé d’ouurir de ces animaux, que c’est vn accident rare
et inusité. Il est vray-semblable que ce sont des pierres cousines
des nostres. Et s’il est ainsi, c’est vne esperance bien vaine aux
graueleux, de tirer leur guerison du sang d’vne beste, qui s’en alloit
elle mesme mourir d’vn pareil mal. Car de dire que le sang
ne se sent pas de cette contagion, et n’en altere sa vertu accoustumée,
il est plustost à croire, qu’il ne s’engendre rien en vn corps1
que par la conspiration et communication de toutes les parties: la
masse agist tout’ entiere, quoy que l’vne piece y contribue plus que
l’autre, selon la diuersité des operations. Parquoy il y a grande
apparence qu’en toutes les parties de ce bouc, il y auoit quelque
qualité petrifiante. Ce n’estoit pas tant pour la crainte de l’aduenir,
et pour moy, que i’estoy curieux de cette experience: comme c’estoit,
qu’il aduient chez moy, ainsi qu’en plusieurs maisons, que les
femmes y font amas de telles menues drogueries, pour en secourir le
peuple: vsant de mesme recepte à cinquante maladies, et de telle
recepte, qu’elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en2
bons euenemens.   Au demeurant, i’honore les medecins, non pas
suiuant le precepte, pour la necessité (car à ce passage on en oppose
vn autre du prophete, reprenant le Roy Asa d’auoir eu recours au
medecin) mais pour l’amour d’eux mesmes, en ayant veu beaucoup
d’honnestes hommes et dignes d’estre aymez. Ce n’est pas à
eux que i’en veux, c’est à leur art, et ne leur donne pas grand
blasme de faire leur profit de nostre sottise, car la plus part du
monde faict ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes
que la leur, n’ont fondement, et appuy qu’aux abuz publiques. Ie les
appelle en ma compagnie, quand ie suis malade, s’ils se rencontrent3
à propos, et demande à en estre entretenu, et les paye comme
les autres. Ie leur donne loy, de me commander de m’abrier
chauldement, si ie l’ayme mieux ainsi, que d’autre sorte: ils peuuent
choisir d’entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur
plaira que mon bouillon se face, et m’ordonner le blanc ou le
clairet: et ainsi de toutes autres choses, qui sont indifferentes à
mon appetit et vsage. I’entens bien que ce n’est rien faire pour
66 eux, d’autant que l’aigreur et l’estrangeté sont accidens de l’essence
propre de la medecine. Lycurgus ordonnoit le vin aux Spartiates
malades. Pourquoy? par ce qu’ils en haissoyent l’vsage,
sains. Tout ainsi qu’vn Gentil-homme mon voisin s’en sert pour
drogue tressalutaire à ses fiebures, par ce que de sa nature il en
hait mortellement le goust. Combien en voyons nous d’entr’ eux,
estre de mon humeur? desdaigner la medecine pour leur seruice,
et prendre vne forme de vie libre, et toute contraire à celle qu’ils
ordonnent à autruy? Qu’est-ce cela, si ce n’est abuser tout destroussément
de nostre simplicité? Car ils n’ont pas leur vie et leur santé1
moins chere que nous; et accommoderoient leurs effects à leur
doctrine, s’ils n’en cognoissoyent eux mesmes la faulceté.   C’est
la crainte de la mort et de la douleur, l’impatience du mal, vne
furieuse et indiscrete soif de la guerison, qui nous aueugle ainsi.
C’est pure lascheté qui nous rend nostre croyance si molle et
maniable. La plus part pourtant ne croyent pas tant, comme ils
endurent et laissent faire: car ie les oy se plaindre et en parler,
comme nous. Mais ils se resoluent en fin: Que feroy-ie donc?
Comme si l’impatience estoit de soy quelque meilleur remede, que
la patience. Y a il aucun de ceux qui se sont laissez aller à cette2
miserable subiection, qui ne se rende esgalement à toute sorte
d’impostures? qui ne se mette à la mercy de quiconque a cette
impudence, de luy donner promesse de sa guerison? Les Babyloniens
portoyent leurs malades en la place: le medecin c’estoit le
peuple: chacun des passants ayant par humanité et ciuilité à
s’enquerir de leur estat: et, selon son experience, leur donner
quelque aduis salutaire. Nous n’en faisons guere autrement: il
n’est pas vne simple femmelette, de qui nous n’employons les barbottages
et les breuets: et selon mon humeur, si i’auoy à en
accepter quelqu’vne, i’accepterois plus volontiers cette medecine3
qu’aucune autre: d’autant qu’aumoins il n’y a nul dommage à
craindre. Ce qu’Homere et Platon disoyent des Ægyptiens, qu’ils
estoyent tous medecins, il se doit dire de tous peuples. Il n’est
personne, qui ne se vante de quelque recepte, et qui ne la hazarde
sur son voisin, s’il l’en veut croire. I’estoy l’autre iour en vne
compagnie, où ie ne sçay qui, de ma confrairie, apporta la nouuelle
d’vne sorte de pillules compilées de cent, et tant d’ingrediens
de comte fait: il s’en esmeut vne feste et vne consolation singuliere:
car quel rocher soustiendroit l’effort d’vne si nombreuse
batterie? I’entens toutesfois par ceux qui l’essayerent, que la4
68 moindre petite graue ne daigna s’en esmouuoir.   Ie ne me puis
desprendre de ce papier, que ie n’en die encore ce mot, sur ce
qu’ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs
drogues, l’experience qu’ils ont faicte. La plus part, et ce croy-ie,
plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte
essence, ou proprieté occulte des simples; de laquelle nous ne
pouuons auoir autre instruction que l’vsage. Car quinte essence,
n’est autre chose qu’vne qualité, de laquelle par nostre raison nous
ne sçauons trouuer la cause. En telles preuues, celles qu’ils disent
auoir acquises par l’inspiration de quelque dæmon, ie suis content1
de les receuoir, (car quant aux miracles, ie n’y touche iamais) ou
bien encore les preuues qui se tirent des choses, qui pour autre
consideration tombent souuent en nostre vsage: comme si en la
laine, dequoy nous auons accoustumé de nous vestir, il s’est trouué
par accident, quelque occulte proprieté desiccatiue, qui guerisse
les mules au talon; et si au reffort, que nous mangeons pour la
nourriture, il s’est rencontré quelque operation aperitiue. Galen
recite, qu’il aduint à vn ladre de receuoir guerison par le moyen
du vin qu’il beut, d’autant que de fortune, vne vipere s’estoit coulée
dans le vaisseau. Nous trouuons en cet exemple le moyen, et vne2
conduitte vray-semblable à cette experience. Comme aussi en
celles, ausquelles les medecins disent, auoir esté acheminez par
l’exemple d’aucunes bestes. Mais en la plus part des autres experiences,
à quoy ils disent auoir esté conduis par la fortune, et
n’auoir eu autre guide que le hazard, ie trouue le progrez de cette
information incroyable. I’imagine l’homme, regardant au tour de
luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaulx. Ie ne
sçay par où luy faire commencer son essay: et quand sa premiere
fantasie se iettera sur la corne d’vn elan, à quoy il faut prester vne
creance bien molle et aisée: il se trouue encore autant empesché3
en sa seconde operation. Il luy est proposé tant de maladies, et
tant de circonstances, qu’auant qu’il soit venu à la certitude de ce
poinct, où doit ioindre la perfection de son experience, le sens
humain y perd son Latin: et auant qu’il ait trouué parmy cette
infinité de choses, que c’est cette corne: parmy cette infinité de
maladies, l’epilepsie: tant de complexions, au melancholique:
70 tant de saisons, en hyuer: tant de nations, au François: tant
d’aages, en la vieillesse: tant de mutations celestes, en la conionction
de Venus et de Saturne: tant de parties du corps au doigt.
A tout cela n’estant guidé ny d’argument, ny de coniecture, ny
d’exemple, ny d’inspiration diuine, ains du seul mouuement de la
fortune, il faudroit que ce fust par vne fortune, parfaictement artificielle,
reglée et methodique. Et puis, quand la guerison fut
faicte, comment se peut il asseurer, que ce ne fust, que le mal
estoit arriué à sa periode; ou vn effect du hazard? ou l’operation
de quelque autre chose, qu’il eust ou mangé, ou beu, ou touché ce1
iour là? ou le merite des prieres de sa mere-grand? Dauantage,
quand cette preuue auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle
reiterée? et cette longue cordée de fortunes et de rencontres, r’enfilée,
pour en conclure vne regle? Quand elle sera conclue, par qui
est-ce? de tant de millions, il n’y a que trois hommes qui se meslent
d’enregistrer leurs experiences. Le sort aura il r’encontré à
poinct nommé l’vn de ceux-cy? Quoy si vn autre, et si cent autres,
ont faict des experiences contraires? A l’aduanture y verrions nous
quelque lumiere, si tous les iugements, et raisonnements des
hommes, nous estoyent cogneuz. Mais que trois tesmoings et trois2
docteurs, regentent l’humain genre, ce n’est pas la raison: il faudroit
que l’humaine nature les eust deputez et choisis, et qu’ils fussent
declarez nos syndics par expresse procuration.
A Madame de Dvras.

Madame, vous me trouuastes sur ce pas dernierement, que vous
me vinstes voir. Par ce qu’il pourra estre, que ces inepties se rencontreront
quelque fois entre vos mains: ie veux aussi qu’elles
portent tesmoignage, que l’autheur se sent bien fort honoré de la
faueur que vous leur ferez. Vous y recognoistrez ce mesme port,
et ce mesme air, que vous auez veu en sa conuersation. Quand3
i’eusse peu prendre quelque autre façon que la mienne ordinaire,
et quelque autre forme plus honorable et meilleure, ie ne l’eusse
pas faict: car ie ne veux tirer de ces escrits, sinon qu’ils me representent
à vostre memoire, au naturel. Ces mesmes conditions et
72 facultez, que vous auez pratiquées et recueillies, Madame, auec beaucoup
plus d’honneur et de courtoisie qu’elles ne meritent, ie les veux
loger, mais sans alteration et changement, en vn corps solide, qui
puisse durer quelques années, ou quelques iours apres moy, où
vous les retrouuerez, quand il vous plaira vous en refreschir la
memoire, sans prendre autrement la peine de vous en souuenir:
aussi ne le vallent elles pas. Ie desire que vous continuez en moy,
la faueur de vostre amitié, par ces mesmes qualitez, par le moyen
desquelles, elle a esté produite.   Ie ne cherche aucunement qu’on
m’ayme et estime mieux, mort, que viuant. L’humeur de Tybere1
est ridicule, et commune pourtant, qui auoit plus de soin d’estendre
sa renommée à l’aduenir, qu’il n’auoit de se rendre estimable
et aggreable aux hommes de son temps. Si i’estoy de ceux, à qui
le monde peut deuoir loüange, ie l’en quitteroy pour la moitié, et
qu’il me la payast d’auance. Qu’elle se hastast et ammoncelast tout
autour de moy, plus espesse qu’alongée, plus pleine que durable.
Et qu’elle s’euanouit hardiment, quand et ma cognoissance, et
quand ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce seroit vne
sotte humeur, d’aller à cet’heure, que ie suis prest d’abandonner le
commerce des hommes, me produire à eux, par vne nouuelle recommandation.2
Ie ne fay nulle recepte des biens que ie n’ay peu
employer à l’vsage de ma vie. Quel que ie soye, ie le veux estre
ailleurs qu’en papier. Mon art et mon industrie ont esté employez
à me faire valoir moy-mesme. Mes estudes, à m’apprendre à faire,
non pas à escrire. I’ay mis tous mes efforts à former ma vie. Voyla
mon mestier et mon ouurage. Ie suis moins faiseur de liures, que
de nulle autre besongne. I’ay desiré de la suffisance, pour le seruice
de mes commoditez presentes et essentielles, non pour en faire
magasin, et reserue à mes heritiers. Qui a de la valeur, si le face
cognoistre en ses mœurs, en ses propos ordinaires: à traicter l’amour,3
ou des querelles, au ieu, au lict, à la table, à la conduicte de
ses affaires, à son œconomie. Ceux que ie voy faire des bons liures
sous des meschantes chausses, eussent premierement faict leurs
chausses, s’ils m’en eussent creu. Demandez à vn Spartiate, s’il ayme
mieux estre bon rhetoricien que bon soldat: non pas moy, que bon
cuisinier, si ie n’auoy qui m’en seruist. Mon Dieu, Madame, que ie
haïrois vne telle recommandation, d’estre habile homme par escrit,
et estre vn homme de neant, et vn sot, ailleurs. I’ayme mieux encore
estre vn sot, et icy, et là, que d’auoir si mal choisi, où
74 employer ma valeur. Aussi il s’en faut tant que i’attende à me faire
quelque nouuel honneur par ces sottises, que ie feray beaucoup, si
ie n’y en pers point, de ce peu que i’en auois aquis. Car, outre ce
que cette peinture morte, et muete, desrobera à mon estre naturel,
elle ne se raporte pas à mon meilleur estat, mais beaucoup descheu
de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le
rance. Ie suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantost le bas et la
lye.   Au demeurant, Madame, ie n’eusse pas osé remuer si hardiment
les mysteres de la medecine, attendu le credit que vous et
tant d’autres luy donnez, si ie n’y eusse esté acheminé par ses1
autheurs mesmes. Ie croy qu’ils n’en n’ont que deux anciens Latins,
Pline, et Celsus. Si vous les voyez quelque iour, vous trouuerez
qu’ils parlent bien plus rudement à leur art, que ie ne fay:
ie ne fay que la pincer, ils l’esgorgent. Pline se mocque entre
autres choses, dequoy quand ils sont au bout de leur corde, ils
ont inuenté cette belle deffaite, de r’enuoyer les malades qu’ils ont
agitez et tormentez pour neant, de leurs drogues et regimes, les
vns, au secours des vœuz, et miracles, les autres aux eaux chaudes.
Ne vous courroussez pas, Madame, il ne parle pas de celles de
deça, qui sont soubs la protection de vostre maison, et toutes2
Gramontoises. Ils ont vne tierce sorte de deffaite, pour nous chasser
d’aupres d’eux, et se descharger des reproches, que nous leur
pouuons faire du peu d’amendement, à noz maux, qu’ils ont eu
si long temps en gouuernement, qu’il ne leur reste plus aucune
inuention à nous amuser: c’est de nous enuoyer chercher la bonté
de l’air de quelque autre contrée.   Madame en voyla assez: vous
me donnez bien congé de reprendre le fil de mon propos, duquel ie
m’estoy destourné, pour vous entretenir.
Ce fut ce me semble, Pericles, lequel estant enquis, comme il se
portoit: Vous le pouuez, dit-il, iuger par là: montrant des breuets,3
qu’il auoit attachez au col et au bras. Il vouloit inferer, qu’il estoit
bien malade, puis qu’il en estoit venu iusques-là, d’auoir recours
à choses si vaines, et de s’estre laissé equipper en cette façon. Ie
ne dy pas que ie ne puisse estre emporté vn iour à cette opinion
ridicule, de remettre ma vie, et ma santé, à la mercy et gouuernement76
des medecins: ie pourray tomber en cette resuerie: ie ne
me puis respondre de ma fermeté future: mais lors aussi si quelqu’vn
s’enquiert à moy, comment ie me porte, ie luy pourray dire,
comme Pericles: Vous le pouuez iuger par là, montrant ma main
chargée de six dragmes d’opiate: ce sera vn bien euident signe
d’vne maladie violente: i’auray mon iugement merueilleusement
desmanché. Si l’impatience et la frayeur gaignent cela sur moy,
on en pourra conclure vne bien aspre fiéure en mon ame.   I’ay
pris la peine de plaider cette cause, que i’entens assez mal, pour
appuyer vn peu et conforter la propension naturelle, contre les1
drogues, et pratique de nostre medecine: qui s’est deriuée en moy,
par mes ancestres: à fin que ce ne fust pas seulement vne inclination
stupide et temeraire, et qu’elle eust vn peu plus de forme.
Aussi que ceux qui me voyent si ferme contre les exhortemens et
menaces, qu’on me fait, quand mes maladies me pressent, ne pensent
pas que ce soit simple opiniastreté: qu’il y ait quelqu’vn si
fascheux, qui iuge encore, que ce soit quelque esguillon de gloire.
Ce seroit vn desir bien assené, de vouloir tirer honneur d’vne
action, qui m’est commune, auec mon iardinier et mon muletier.
Certes ie n’ay point le cœur si enflé, ny si venteux, qu’vn plaisir2
solide, charnu, et moëlleux, comme la santé, ie l’allasse eschanger,
pour vn plaisir imaginaire, spirituel, et aëré. La gloire, voire
celle des quatre fils Aymon, est trop cher achetée à vn homme de
mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de colique. La
santé de par Dieu! Ceux qui ayment nostre medecine, peuuent
auoir aussi leurs considerations bonnes, grandes, et fortes: ie ne
hay point les fantasies contraires aux miennes. Il s’en faut tant
que ie m’effarouche, de voir de la discordance de mes iugemens à
ceux d’autruy, et que ie me rende incompatible à la société des
hommes, pour estre d’autre sens et party que le mien: qu’au3
rebours, (comme c’est la plus generale façon que Nature aye
suiuy, que la varieté, et plus aux esprits, qu’aux corps: d’autant
qu’ils sont de substance plus souple et susceptible de formes) ie
trouue bien plus rare, de voir conuenir nos humeurs, et nos desseins.
Et ne fut iamais au monde, deux opinions pareilles, non
plus que deux poils, ou deux grains. Leur plus vniuerselle qualité,
c’est la diuersité.

FIN DV SECOND LIVRE. (ORIGINAL)

78

LIVRE  TROISIÈME.  (ORIGINAL)

CHAPITRE I.    (TRADUCTION LIV. III, CH. I.)
De l’vtile et de l’honeste.

PERSONNE n’est exempt de dire des fadaises: le malheur est, de
les dire curieusement:

Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit.
Cela ne me touche pas; les miennes m’eschappent aussi nonchallamment
qu’elles le valent. D’où bien leur prend. Ie les quitterois
soudain, à peu de coust qu’il y eust. Et ne les achette, ny ne
les vends, que ce qu’elles poisent. Ie parle au papier, comme ie
parle au premier que ie rencontre. Qu’il soit vray, voicy dequoy.
A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la
refusa à si grand interest? On luy manda d’Allemaigne, que s’il le1
trouuoit bon, on le defferoit d’Arminius par poison. C’estoit le
plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les auoit si
vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l’accroissement
de sa domination en ces contrees là. Il fit responce, que le
peuple Romain auoit accoustumé de se venger de ses ennemis par
voye ouuerte, les armes en main, non par fraude, et en cachette:
il quitta l’vtile pour l’honeste. C’estoit, me direz-vous, vn affronteur.
Ie le croy: ce n’est pas grand miracle, à gens de sa profession.
Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la
bouche de celuy qui la hayt: d’autant que la verité la luy arrache2
par force, et que s’il ne la veult receuoir en soy, aumoins il s’en
couure, pour s’en parer.   Nostre bastiment et public et priué,
80 est plein d’imperfection: mais il n’y a rien d’inutile en Nature,
non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingeré en cet vniuers, qui
n’y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez
maladiues: l’ambition, la ialousie, l’enuie, la vengeance, la superstition,
le desespoir, logent en nous, d’vne si naturelle possession,
que l’image s’en recognoist aussi aux bestes. Voire et la cruauté,
vice si desnaturé: car au milieu de la compassion, nous sentons
dedans, ie ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne,
à voir souffrir autruy: et les enfans la sentent:

Suaue, mari magno, turbantibus æquora ventis,1
E terra magnum alterius spectare laborem.

Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit
les fondamentales conditions de nostre vie. De mesme, en toute
police: il y a des offices necessaires, non seulement abiects, mais
encores vicieux. Les vices y trouuent leur rang, et s’employent à
la cousture de nostre liaison: comme les venins à la conseruation
de nostre santé. S’ils deuiennent excusables, d’autant qu’ils nous
font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité:
il faut laisser iouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux,
et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience,2
comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur
pays. Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et
moins hazardeux. Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on
mente, et qu’on massacre: resignons cette commission à gens plus
obeissans et plus soupples.   Certes i’ay eu souuent despit, de voir
des iuges, attirer par fraude et fauces esperances de faueur ou
pardon, le criminel à descouurir son fait, et y employer la piperie
et l’impudence. Il seruiroit bien à la iustice, et à Platon mesme,
qui fauorise cet vsage, de me fournir d’autres moyens plus selon
moy. C’est vne iustice malicieuse: et ne l’estime pas moins blessee3
par soy-mesme, que par autruy.   Ie respondy, n’y a pas long
temps, qu’à peine trahirois-ie le Prince pour vn particulier, qui
serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince. Et
ne hay pas seulement à piper, mais ie hay aussi qu’on se pipe en
moy: ie n’y veux pas seulement fournir de matiere et d’occasion.
En ce peu que i’ay eu à negocier entre nos Princes, en ces diuisions,
82 et subdiuisions, qui nous deschirent auiourd’huy: i’ay curieusement
euité, qu’ils se mesprinssent en moy, et s’enferrassent
en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couuerts,
et se presentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins
qu’ils peuuent: moy, ie m’offre par mes opinions les plus viues, et
par la forme plus mienne. Tendre negotiateur et nouice: qui ayme
mieux faillir à l’affaire, qu’à moy. Ç’a esté pourtant iusques à cette
heure, auec tel heur, car certes Fortune y a la principalle part,
que peu ont passé de main à autre, auec moins de soupçon, plus
de faueur et de priuauté. I’ay vne façon ouuerte, aisee à s’insinuer,1
et à se donner credit, aux premieres accointances. La naifueté et
la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouuent encore leur
opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte,
et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest. Et
peuuent veritablement employer la responce de Hipperides aux
Atheniens, se plaignans de l’aspreté de son parler: Messieurs, ne
considerez pas si ie suis libre, mais si ie le suis, sans rien prendre,
et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m’a aussi aiséement
deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur (n’espargnant
rien à dire pour poisant et cuisant qu’il fust: ie n’eusse peu2
dire pis absent) et en ce, qu’elle a vne montre apparente de simplesse
et de nonchalance. Ie ne pretens autre fruict en agissant,
que d’agir, et n’y attache longues suittes et propositions. Chasque
action fait particulierement son ieu: porte s’il peut.   Au demeurant,
ie ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse,
enuers les grands: ny n’ay ma volonté garrotee d’offence, ou d’obligation
particuliere. Ie regarde nos Roys d’vne affection simplement
legitime et ciuile, ny emeuë ny demeuë par interest priué,
dequoy ie me sçay bon gré. La cause generale et iuste ne m’attache
non plus, que moderément et sans fiéure. Ie ne suis pas3
subiet à ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes. La
cholere et la hayne sont au delà du deuoir de la iustice: et sont
passions seruans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à
leur deuoir, par la raison simple: Vtatur motu animi, qui vti ratione
non potest. Toutes intentions legitimes sont d’elles mesmes
temperees: sinon, elles s’alterent en seditieuses et illegitimes.
84 C’est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et
le cœur ouuert. A la verité, et ne crains point de l’aduouer, ie porterois
facilement au besoing, vne chandelle à Sainct Michel, l’autre
à son serpent, suiuant le dessein de la vieille. Ie suiuray le bon
party iusques au feu, mais exclusiuement si ie puis. Que Montaigne
s’engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est: mais
s’il n’est pas besoing, ie sçauray bon gré à la Fortune qu’il se
sauue: et autant que mon deuoir me donne de corde, ie l’employe
à sa conseruation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au iuste
party, et au party qui perdit, se sauua par sa moderation, en cet1
vniuersel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diuersitez?
Aux hommes, comme luy priuez, il est plus aisé. Et en telle
sorte de besongne, ie trouue qu’on peut iustement n’estre pas ambitieux
à s’ingerer et conuier soy-mesmes.   De se tenir chancelant
et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination
aux troubles de son pays, et en vne diuision publique, ie ne le
trouue ny beau, ny honneste: Ea non media, sed nulla via est,
velut euentum expectantium, quò fortunæ consilia sua applicent.
Cela peut estre permis enuers les affaires des voysins: et Gelon
tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre2
des Barbares contre les Grecs, tenant vne Ambassade à Delphes,
auec des presents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé
tomberoit la fortune, et prendre l’occasion à poinct, pour le concilier
aux victorieux. Ce seroit vne espece de trahison, de le faire
aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il
faut prendre party: mais de ne s’embesongner point, à homme
qui n’a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, ie le
trouue plus excusable (et si ne practique pour moy cette excuse)
qu’aux guerres estrangeres: desquelles pourtant, selon nos loix,
ne s’empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s’y engagent3
tout à faict, le peuuent, auec tel ordre et attrempance, que l’orage
debura couler par dessus leur teste, sans offence. N’auions nous
pas raison de l’esperer ainsi du feu Euesque d’Orleans, sieur de
Moruilliers? Et i’en cognois entre ceux qui y ouurent valeureusement
à cette heure, de mœurs ou si equables, ou si douces, qu’ils
seront, pour demeurer debout, quelque iniurieuse mutation et
cheute que le ciel nous appreste. Ie tiens que c’est aux Roys proprement,
de s’animer contre les Roys: et me moque de ces esprits,
86 qui de gayeté de cœur se presentent à querelles si disproportionnees.
Car on ne prend pas querelle particuliere auec vn Prince, pour
marcher contre luy ouuertement et courageusement, pour son honneur,
et selon son deuoir: s’il n’aime vn tel personnage, il fait
mieux, il l’estime. Et notamment la cause des loix, et defence de
l’ancien estat, a tousiours cela, que ceux mesmes qui pour leur
dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s’ils ne
les honorent.   Mais il ne faut pas appeller deuoir, comme nous
faisons tous les iours, vne aigreur et vne intestine aspreté, qui
naist de l’interest et passion priuee, ny courage, vne conduitte1
traistresse et malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la
malignité, et violence. Ce n’est pas la cause qui les eschauffe, c’est
leur interest. Ils attisent la guerre, non par ce qu’elle est iuste:
mais par ce que c’est guerre.   Rien n’empesche qu’on ne se puisse
comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis,
et loyalement: conduisez vous y d’vne, sinon par tout esgale affection
(car elle peut souffrir differentes mesures) au moins temperee,
et qui ne vous engage tant à l’vn, qu’il puisse tout requerir
de vous. Et vous contentez aussi d’vne moienne mesure de leur
grace: et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher.   L’autre2
maniere de s’offrir de toute sa force aux vns et aux autres,
a encore moins de prudence que de conscience. Celuy enuers qui
vous en trahissez vn, duquel vous estes pareillement bien venu:
sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour? Il vous
tient pour vn meschant homme: ce pendant il vous oit, et tire de
vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté. Car les hommes
doubles sont vtiles, en ce qu’ils apportent: mais il se faut garder,
qu’ils n’emportent que le moins qu’on peut.   Ie ne dis rien à
l’vn, que ie ne puisse dire à l’autre, à son heure, l’accent seulement
vn peu changé: et ne rapporte que les choses ou indifferentes,3
ou cogneuës, ou qui seruent en commun. Il n’y a point
d’vtilité, pour laquelle ie me permette de leur mentir. Ce qui a esté
fié à mon silence, ie le cele religieusement: mais ie prens à celer
88 le moins que ie puis. C’est vne importune garde, du secret des
Princes, à qui n’en a que faire. Ie presente volontiers ce marché,
qu’ils me fient peu: mais qu’ils se fient hardiment, de ce que ie
leur apporte. I’en ay tousiours plus sceu que ie n’ay voulu. Vn
parler ouuert, ouure vn autre parler, et le tire hors, comme fait
le vin et l’amour. Philippides respondit sagement à mon gré, au
Roy Lysimachus, qui luy disoit, Que veux-tu que ie te communique
de mes biens? Ce que tu voudras, pourueu que ce ne soit de tes
secrets. Ie voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des
affaires ausquels on l’employe, et si on luy en a desrobé quelque1
arriere-sens. Pour moy, ie suis content qu’on ne m’en die non plus,
qu’on veut que i’en mette en besoigne: et ne desire pas, que ma
science outrepasse et contraigne ma parole. Si ie dois seruir d’instrument
de tromperie, que ce soit aumoins sauue ma conscience.
Ie ne veux estre tenu seruiteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu’on
me treuue bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy-mesme,
l’est excusablement à son maistre. Mais ce sont Princes, qui n’acceptent
pas les hommes à moytié, et mesprisent les seruices limitez
et conditionnez. Il n’y a remede: ie leur dis franchement
mes bornes: car esclaue, ie ne le doibs estre que de la raison, encore2
n’en puis-ie bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d’exiger
d’vn homme libre, telle subiection à leur seruice, et telle obligation,
que de celuy, qu’ils ont faict et achetté: ou duquel la fortune
tient particulierement et expressement à la leur. Les loix
m’ont osté de grand peine, elles m’ont choisi party, et donné vn
maistre: toute autre superiorité et obligation doibt estre relatiue à
celle-là, et retranchee. Si n’est-ce pas à dire, quand mon affection
me porteroit autrement, qu’incontinent i’y portasse la main: la
volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la
receuoir de l’ordonnance publique.   Tout ce mien proceder, est3
vn peu bien dissonant à nos formes: ce ne seroit pas pour produire
grands effets, ny pour y durer: l’innocence mesme ne sçauroit
à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander
sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations
publiques: ce que ma profession en requiert, ie l’y
fournis, en la forme que ie puis la plus priuee. Enfant, on m’y
90 plongea iusques aux oreilles, et il succedoit: si m’en desprins ie de
belle heure. I’ay souuent depuis éuité de m’en mesler, rarement
accepte, iamais requis, tenant le dos tourné à l’ambition: mais
sinon comme les tireurs d’auiron, qui s’auancent ainsin à reculons:
tellement toutesfois, que de ne m’y estre poinct embarqué,
i’en suis moins obligé à ma resolution, qu’à ma bonne fortune. Car
il y a des voyes moins ennemyes de mon goust, et plus conformes
à ma portee, par lesquelles si elle m’eust appellé autrefois au seruice
public, et à mon auancement vers le credit du monde, ie sçay
que i’eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la1
suyure. Ceux qui disent communement contre ma profession, que
ce que i’appelle franchise, simplesse, et naifueté, en mes mœurs,
c’est art et finesse: et plustost prudence, que bonté: industrie,
que nature: bon sens, que bonheur: me font plus d’honneur
qu’ils ne m’en ostent.   Mais certes ils font ma finesse trop fine.
Et qui m’aura suyui et espié de pres, ie luy donray gaigné, s’il
ne confesse, qu’il n’y a point de regle en leur escole, qui sçeust
rapporter ce naturel mouuement, et maintenir vne apparence de
liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmy des routes si
tortues et diuerses: et que toute leur attention et engin, ne les y2
sçauroit conduire. La voye de la verité est vne et simple, celle du
profit particulier, et de la commodité des affaires, qu’on a en
charge, double, inegale, et fortuite. I’ay veu souuent en vsage, ces
libertez contrefaites, et artificielles, mais le plus souuent, sans succez.
Elles sentent volontiers leur asne d’Esope: lequel par emulation
du chien, vint à se ietter tout gayement, à deux pieds, sur les
espaules de son maistre: mais autant que le chien receuoit de caresses,
de pareille feste, le pauure asne, en reçeut deux fois autant
de bastonnades. Id maximè quemque decet, quod est cuiusque suum
maximè. Ie ne veux pas priuer la tromperie de son rang, ce seroit3
mal entendre le monde: ie sçay qu’elle a seruy souuent profitablement,
et qu’elle maintient et nourrit la plus part des vacations des
hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou
bonnes, ou excusables, illegitimes.   La iustice en soy, naturelle
et vniuerselle, est autrement reglee, et plus noblement, que n’est
cette autre iustice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos
polices: Veri iuris germanæque iustitiæ solidam et expressam effigiem
nullam tenemus: vmbra et imaginibus vtimur. Si que le sage
92 Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes,
les iugea grands personnages en toute autre chose, mais
trop asseruis à la reuerence des loix. Pour lesquelles auctoriser, et
seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur
originelle: et non seulement par leur permission, plusieurs actions
vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion. Ex Senatusconsultis
plebisquescitis scelera exercentur. Ie suy le langage commun, qui
fait difference entre les choses vtiles, et les honnestes: si que d’aucunes
actions naturelles, non seulement vtiles, mais necessaires, il
les nomme deshonnestes et sales.   Mais continuons nostre exemple1
de la trahison. Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient
tombez en debat de leurs droicts, l’Empereur les empescha de venir
aux armes: mais l’vn d’eux, sous couleur de conduire vn accord
amiable, par leur entreueuë, ayant assigné son compagnon,
pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La iustice
requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict: la difficulté
en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu’ils ne peurent legitimement,
sans guerre, et sans hazard, ils entreprindrent de le
faire par trahison: ce qu’ils ne peurent honnestement, ils le firent
vtilement. A quoy se trouua propre vn Pomponius Flaccus. Cettuy-cy,2
soubs feintes parolles, et asseurances, ayant attiré cest homme
dans ses rets: au lieu de l’honneur et faueur qu’il luy promettoit,
l’enuoya pieds et poings liez à Rome. Vn traistre y trahit l’autre,
contre l’vsage commun. Car ils sont pleins de desfiance, et est mal-aisé
de les surprendre par leur art: tesmoing la poisante experience,
que nous venons d’en sentir.   Sera Pomponius Flaccus qui
voudra, et en est assez qui le voudront. Quant à moy, et ma parolle
et ma foy, sont, comme le demeurant, pieces de ce commun
corps: leur meilleur effect, c’est le seruice public: ie tiens cela
pour presupposé. Mais comme si on me commandoit, que ie prinse3
la charge du Palais, et des plaids, ie respondroy, Ie n’y entens
rien: ou la charge de conducteur de pionniers, ie diroy, Ie suis
appellé à vn rolle plus digne: de mesmes, qui me voudroit employer,
à mentir, à trahir, et à me pariurer, pour quelque seruice
notable, non que d’assassiner ou empoisonner: ie diroy, Si i’ay
volé ou desrobé quelqu’vn, enuoyez moy plustost en gallere. Car il
est loysible à vn homme d’honneur, de parler ainsi que les Lacedemoniens,
ayants esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de
94 leurs accords: Vous nous pouuez commander des charges poisantes
et dommageables, autant qu’il vous plaira: mais de honteuses, et
deshonnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander.
Chacun doit auoir iuré à soy mesme, ce que les Roys d’Ægypte faisoient
solennellement iurer à leurs iuges, qu’ils ne se desuoyeroient
de leur conscience, pour quelque commandement qu’eux
mesmes leur en fissent. A telles commissions il y a note euidente
d’ignominie, et de condemnation. Et qui vous la donne, vous accuse,
et vous la donne, si vous l’entendez bien, en charge et en
peine. Autant que les affaires publiques s’amendent de vostre exploict,1
autant s’en empirent les vostres: vous y faictes d’autant
pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouueau, ny à l’auanture
sans quelque air de iustice, que celuy mesmes vous ruïne,
qui vous aura mis en besongne.   Si la trahison doit estre en
quelque cas excusable: lors seulement elle l’est, qu’elle s’employe
à chastier et trahir la trahison. Il se trouue assez de perfidies, non
seulement refusees, mais punies, par ceux en faueur desquels elles
auoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à
l’encontre du medecin de Pyrrhus?   Mais cecy encore se trouue:
que tel l’a commandee, qui par apres l’a vengee rigoureusement,2
sur celuy qu’il y auoit employé: refusant vn credit et pouuoir si
effrené, et desaduouant vn seruage et vne obeïssance si abandonnee,
et si lasche. Iaropelc Duc de Russie, practiqua vn Gentil-homme
de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en
le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire
quelque notable dommage. Cettuy-cy s’y porta en galand homme:
s’addonna plus que deuant au seruice de ce Roy, obtint d’estre de
son conseil, et de ses plus feaux. Auec ces aduantages, et choisissant
à point l’opportunité de l’absence de son maistre, il trahit aux
Russiens Visilicie, grande et riche cité: qui fut entierement saccagee,3
et arse par eux, auec occision totale, non seulement des habitans
d’icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de
noblesse de là autour, qu’il y auoit assemblé à ces fins. Iaropelc
assouuy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n’estoit
pas sans tiltre, (car Boleslaus l’auoit fort offencé, et en pareille
conduitte) et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer
la laideur nuë et seule, et la regarder d’vne veuë saine, et
non plus troublee par sa passion, la print à vn tel remors, et contre-cœur,
qu’il en fit creuer les yeux, et couper la langue, et les
parties honteuses, à son executeur.   Antigonus persuada les soldats4
96 Argyraspides, de luy trahir Eumenes, leur capitaine general,
son aduersaire. Mais l’eut-il faict tuer, apres qu’ils le luy eurent
liuré, il desira luy mesme estre commissaire de la iustice diuine,
pour le chastiment d’vn forfaict si detestable: et les consigna entre
les mains du gouuerneur de la prouince, luy donnant tres-expres
commandement, de les perdre, et mettre à male fin, en quelque
maniere que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu’ils estoient,
aucun ne vit onques puis, l’air de Macedoine. Mieux il en
auoit esté seruy, d’autant le iugea il auoir esté plus meschamment
et punissablement.   L’esclaue qui trahit la cachette de P. Sulpicius1
son maistre, fut mis en liberté, suiuant la promesse de la
proscription de Sylla: mais suiuant la promesse de la raison publique,
tout libre, il fut precipité du roc Tarpeien.   Et nostre Roy
Clouis, au lieu des armes d’or qu’il leur auoit promis, fit pendre
les trois seruiteurs de Cannacre, apres qu’ils luy eurent trahy leur
maistre, à quoy il les auoit pratiquez. Ils les font pendre auec la
bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy,
et speciale, ils satisfont à la generale et premiere.   Mahomed second,
se voulant deffaire de son frere, pour la ialousie de la
domination, suiuant le stile de leur race, y employa l’vn de ses2
officiers: qui le suffoqua, l’engorgeant de quantité d’eau, prinse
trop à coup. Cela faict, il liura, pour l’expiation de ce meurtre, le
meurtrier entre les mains de la mere du trespassé (car ils n’estoient
freres que de pere): elle, en sa presence, ouurit à ce meurtrier
l’estomach: et tout chaudement de ses mains, fouillant et
arrachant son cœur, le ietta manger aux chiens. Et à ceux mesmes
qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l’vsage d’vne action
vicieuse, y pouuoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict
de bonté, et de iustice: comme par compensation, et correction
conscientieuse. Ioint qu’ils regardent les ministres de tels horribles3
malefices, comme gents, qui les leur reprochent: et cherchent par
leur mort d’estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles menees.
   Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer
la necessité publique, de cet extreme et desesperé remede: celuy
qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s’il ne l’est luy-mesme, pour
vn homme maudit et execrable: et vous tient plus traistre, que ne
faict celuy, contre qui vous l’estes: car il touche la malignité de
vostre courage, par voz mains, sans desadueu, sans obiect. Mais il
vous employe, tout ainsi qu’on faict les hommes perdus, aux executions
98 de la haute iustice: charge autant vtile, comme elle est
peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la
prostitution de conscience. La fille à Seïanus ne pouuant estre punie
à mort, en certaine forme de iugement à Rome, d’autant qu’elle
estoit vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau,
auant qu’il l’estranglast. Non sa main seulement, mais son
ame, est esclaue à la commodité publique.   Quand le premier
Amurath, pour aigrir la punition contre ses subiects, qui auoient
donné support à la parricide rebellion de son fils, ordonna, que
leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution:1
ie trouue tres-honeste à aucuns d’iceux, d’auoir choisi plustost, d’estre
iniustement tenus coulpables du parricide d’vn autre, que de
seruir la iustice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques
forcees de mon temps, i’ay veu des coquins, pour garantir
leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, ie les ay tenus
de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince
de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné
à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire: trouuant estrange,
qu’vn tiers innocent de la faute, fust employé et chargé
d’vn homicide.   Le Prince, quand vne vrgente circonstance, et2
quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat,
luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le iette hors de
son deuoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à vn coup de
la verge diuine. Vice n’est-ce pas, car il a quitté sa raison, à vne
plus vniuerselle et puissante raison: mais certes c’est malheur. De
maniere qu’à quelqu’vn qui me demandoit: Quel remede? nul remede,
fis-ie, s’il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes
(sed videat ne quæratur latebra periurio) il le falloit faire:
mais s’il le fit, sans regret, s’il ne luy greua de le faire, c’est signe
que sa conscience est en mauuais termes. Quand il s’en trouueroit3
quelqu’vn de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast
digne d’vn si poisant remede, ie ne l’en estimeroy pas moins.
Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous
ne pouuons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souuent,
comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau
100 à la pure conduitte du ciel. A quelle plus iuste necessité se
reserue il? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu’il ne
peut faire, qu’aux despens de sa foy et de son honneur? choses,
qui à l’auenture luy doiuent estre plus cheres que son propre salut,
et que le salut de son peuple. Quand les bras croisez il appellera
Dieu simplement à son aide, n’aura-il pas à esperer, que la diuine
bonté n’est pour refuser la faueur de sa main extraordinaire à vne
main pure et iuste? Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifues
exceptions, à nos regles naturelles: il y faut ceder, mais
auec grande moderation et circonspection. Aucune vtilité priuee,1
n’est digne pour laquelle nous facions cet effort à nostre conscience:
la publique bien, lors qu’elle est et tres-apparente, et tres-importante.
   Timoleon se garantit à propos, de l’estrangeté de
son exploit, par les larmes qu’il rendit, se souuenant que c’estoit
d’vne main fraternelle qu’il auoit tué le tyran. Et cela pinça iustement
sa conscience, qu’il eust esté necessité d’achetter l’vtilité publique,
à tel prix de l’honnesteté de ses mœurs. Le Senat mesme
deliuré de seruitude par son moyen, n’osa rondement decider d’vn
si haut faict, et deschiré en deux si poisants et contraires visages.
Mais les Syracusains ayans tout à point, à l’heure mesme, enuoyé2
requerir les Corinthiens de leur protection, et d’vn chef digne de
restablir leur ville en sa premiere dignité, et nettoyer la Sicile de
plusieurs tyranneaux, qui l’oppressoient: il y deputa Timoleon,
auec cette nouuelle deffaitte et declaration: Que selon qu’il se porteroit
bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faueur
du liberateur de son païs, ou à la desfaueur du meurtrier de son
frere. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger
de l’exemple et importance d’vn faict si diuers. Et feirent bien, d’en
descharger leur iugement, ou de l’appuier ailleurs, et en des considerations
tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage3
rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s’y porta dignement
et vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l’accompagna
aux aspretez qu’il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla
luy estre enuoyé par les Dieux conspirants et fauorables à sa iustification.
   La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouuoit
102 estre. Mais le profit de l’augmentation du reuenu publique, qui
seruit de pretexte au Senat Romain à cette orde conclusion, que ie
m’en vay reciter, n’est pas assez fort pour mettre à garand vne telle
iniustice. Certaines citez s’estoient rachetees à prix d’argent, et remises
en liberté, auec l’ordonnance et permission du Senat, des
mains de L. Sylla. La chose estant tombee en nouueau iugement,
le Senat les condamna à estre taillables comme auparauant: et
que l’argent qu’elles auoyent employé pour se rachetter, demeureroit
perdu pour elles. Les guerres ciuiles produisent souuent ces
vilains exemples: Que nous punissons les priuez, de ce qu’ils nous1
ont creu, quand nous estions autres. Et vn mesme magistrat fait
porter la peine de son changement, à qui n’en peut mais. Le maistre
foitte son disciple de docilité, et la guide son aueugle. Horrible
image de iustice.   Il y a des regles en la philosophie et faulses et
molles. L’exemple qu’on nous propose, pour faire preualoir l’vtilité
priuee, à la foy donnee, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance
qu’ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis
en liberté, ayans retiré de vous serment du paiement de certaine
somme. On a tort de dire, qu’vn homme de bien, sera quitte
de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n’en est rien.2
Ce que la crainte m’a fait vne fois vouloir, ie suis tenu de le vouloir
encore sans crainte. Et quand elle n’aura forcé que ma langue,
sans la volonté: encore suis ie tenu de faire la maille bonne de ma
parole. Pour moy, quand par fois ell’a inconsiderément deuancé
ma pensee, i’ay faict conscience de la desaduoüer pourtant. Autrement
de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu’vn
tiers prend de nos promesses. Quasi verò forti viro vis possit adhiberi.
En cecy seulement a loy, l’interest priué, de nous excuser de
faillir à nostre promesse, si nous auons promis chose meschante,
et inique de soy. Car le droit de la vertu doibt preualoir le droit3
de nostre obligation.   I’ay autrefois logé Epaminondas au premier
rang des hommes excellens: et ne m’en desdy pas. Iusques où
104 montoit-il la consideration de son particulier deuoir? qui ne tua
iamais homme qu’il eust vaincu: qui pour ce bien inestimable, de
rendre la liberté à son païs, faisoit conscience de tuer vn tyran, ou
ses complices, sans les formes de la iustice: et qui iugeoit meschant
homme, quelque bon citoyen qu’il fust, celuy qui entre les
ennemis, et en la bataille, n’espargnoit son amy et son hoste. Voyla
vne ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et violentes
actions humaines, la bonté et l’humanité, voire la plus delicate,
qui se treuue en l’escole de la philosophie. Ce courage si gros,
enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauureté, estoit-ce1
nature, ou art, qui l’eust attendry, iusques au poinct d’vne si
extreme douceur, et debonnaireté de complexion? Horrible de fer
et de sang, il va fracassant et rompant vne nation inuincible contre
tout autre, que contre luy seul: et gauchit au milieu d’vne telle
meslee, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayment celuy là
proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le
mors de la benignité, sur le point de sa plus forte chaleur: ainsin
enflammee qu’elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurtre.
C’est miracle, de pouuoir mesler à telles actions quelque image
de iustice: mais il n’appartient qu’à la roideur d’Epaminondas, d’y2
pouuoir mesler la douceur et la facilité des mœurs les plus molles,
et la pure innocence. Et où l’vn dit aux Mammertins, que les statuts
n’auoient point de mise enuers les hommes armez: l’autre, au Tribun
du peuple, que le temps de la iustice, et de la guerre estoient
deux: le tiers, que le bruit des armes l’empeschoit d’entendre la
voix des loix: cettuy-cy n’estoit pas seulement empesché d’entendre
celles de la ciuilité, et pure courtoisie. Auoit-il pas emprunté de
ses ennemis, l’vsage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre,
pour destremper par leur douceur et gayeté, cette furie et aspreté
martiale? Ne craignons point apres vn si grand precepteur, d’estimer3
qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes:
que l’interest commun ne doibt pas tout requerir de tous, contre
l’interest priué: manente memoria, etiam in dissidio publicorum fœderum,
priuati iuris:

Et nulla potentia vires
Præstandi, ne quid peccet amicus, habet:

et que toutes choses ne sont pas loisibles à vn homme de bien,
pour le seruice de son Roy, ny de la cause generale et des loix.
Non enim patria præstat omnibus officijs, et ipsi conducit pios habere
ciues in parentes. C’est vne instruction propre au temps. Nous4
n’auons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c’est
assez que nos espaules le soyent: c’est assez de tramper nos
plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c’est grandeur de
courage, et l’effect d’vne vertu rare et singuliere, de mespriser
106 l’amitié, les obligations priuees, sa parolle, et la parenté, pour le
bien commun, et obeïssance du magistrat: c’est assez vrayement
pour nous en excuser, que c’est vne grandeur, qui ne peut loger
en la grandeur du courage d’Epaminondas.   I’abomine les exhortemens
enragez, de cette autre ame desreglee,

Dum tela micant, non vos pietatis imago
Vlla, nec aduersa conspecti fronte parentes
Commoueant, vultus gladio turbate verendos.

Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistres, ce
pretexte de raison: laissons là cette iustice enorme, et hors de1
soy: et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut
le temps et l’exemple? En vne rencontre de la guerre ciuile contre
Cinna, vn soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere,
qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soy-mesme, de
honte et de regret. Et quelques annees apres, en vne autre guerre
ciuile de ce mesme peuple, vn soldat, pour auoir tué son frere, demanda
recompense à ses capitaines.   On argumente mal l’honneur
et la beauté d’vne action, par son vtilité: et conclud-on mal,
d’estimer que chacun y soit obligé, et qu’elle soit honeste à chacun,
si elle est vtile.2

Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta.

Choisissons la plus necessaire et plus vtile de l’humaine societé, ce
sera le mariage. Si est-ce que le conseil des saincts, trouue le contraire
party plus honeste, et en exclut la plus venerable vacation
des hommes: comme nous assignons au haras, les bestes qui sont
de moindre estime.

CHAPITRE II.    (TRADUCTION LIV. III, CH. II.)
Du repentir.

LES autres forment l’homme, ie le recite: et en represente vn particulier,
bien mal formé; et lequel si i’auoy à façonner de nouueau,
108 ie ferois vrayement bien autre qu’il n’est: mes-huy c’est fait.
Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu’ils se
changent et diuersifient. Le monde n’est qu’vne branloire perenne.
Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase,
les pyramides d’Ægypte: et du branle public, et du leur. La
constance mesme n’est autre chose qu’vn branle plus languissant.
Ie ne puis asseurer mon obiect: il va trouble et chancelant, d’vne
yuresse naturelle. Ie le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant
que ie m’amuse à luy. Ie ne peinds pas l’estre, ie peinds le
passage: non vn passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple,1
de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en minute.
Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Ie pourray tantost
changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est vn
contrerolle de diuers et muables accidens, et d’imaginations irresoluës,
et quand il y eschet, contraires: soit que ie sois autre moy-mesme,
soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances,
et considerations. Tant y a que ie me contredis bien à l’aduanture,
mais la verité, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si
mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m’essaierois pas, ie me resoudrois:
elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.2
Ie propose vne vie basse, et sans lustre. C’est tout vn. On attache
aussi bien toute la philosophie morale, à vne vie populaire et priuee,
qu’à vne vie de plus riche estoffe. Chaque homme porte la forme
entiere, de l’humaine condition. Les autheurs se communiquent au
peuple par quelque marque speciale et estrangere: moy le premier,
par mon estre vniuersel: comme, Michel de Montaigne: non
comme grammairien ou poëte, ou iurisconsulte. Si le monde se
plaint dequoy ie parle trop de moy, ie me plains dequoy il ne pense
seulement pas à soy. Mais est-ce raison, que si particulier en vsage,
ie pretende me rendre public en cognoissance? Est-il aussi raison,3
que ie produise au monde, où la façon et l’art ont tant de credit et
de commandement, des effects de nature et crus et simples, et
d’vne nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire vne muraille
110 sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des liures sans
science? Les fantasies de la musique, sont conduites par art, les
miennes par sort. Aumoins i’ay cecy selon la discipline, que iamais
homme ne traicta subiect, qu’il entendist ne cogneust mieux, que
ie fay celuy que i’ay entrepris: et qu’en celuy là ie suis le plus
sçauant homme qui viue. Secondement, que iamais aucun ne penetra
en sa matiere plus auant, ny en esplucha plus distinctement les
membres et suittes: et n’arriua plus exactement et plus plainement,
à la fin qu’il s’estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n’ay
besoing d’y apporter que la fidelité: celle-là y est, la plus sincere1
et pure qui se trouue. Ie dy vray, non pas tout mon saoul: mais
autant que ie l’ose dire. Et l’ose vn peu plus en vieillissant: car il
semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bauasser,
et d’indiscretion à parler de soy. Il ne peut aduenir icy, ce
que ie voy aduenir souuent, que l’artizan et sa besongne se contrarient.
Vn homme de si honneste conuersation, a-t-il faict vn si
sot escrit? Ou, des escrits si sçauans, sont-ils partis d’vn homme
de si foible conuersation? Qui a vn entretien commun, et ses escrits
rares: c’est à dire, que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte,
et non en luy. Vn personnage sçauant n’est pas sçauant par tout.2
Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy
nous allons conformément, et tout d’vn train, mon liure et moy.
Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouurage, à part de
l’ouurier: icy non: qui touche l’vn, touche l’autre. Celuy qui en
iugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu’à moy: celuy qui
l’aura cogneu, m’a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si
i’ay seulement cette part à l’approbation publique, que ie face sentir
aux gens d’entendement, que i’estoy capable de faire mon profit
de la science, si i’en eusse eu: et que ie meritoy que la memoire
me secourust mieux.   Excusons icy ce que ie dy souuent, que ie3
me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy: non
comme de la conscience d’vn ange, ou d’vn cheual, mais comme de
la conscience d’vn homme. Adioustant tousiours ce refrein, non vn
refrein de ceremonie, mais de naifue et essentielle submission:
Que ie parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution,
purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Ie
n’enseigne point, ie raconte.   Il n’est vice veritablement vice, qui
112 n’offence, et qu’vn iugement entier n’accuse. Car il a de la laideur
et incommodité si apparente, qu’à l’aduanture ceux-là ont raison,
qui disent, qu’il est principalement produict par bestise et ignorance:
tant est-il mal-aisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le
haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s’en
empoisonne. Le vice laisse comme vn vlcere en la chair, vne repentance
en l’ame, qui tousiours s’esgratigne, et s’ensanglante elle
mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais
elle engendre celle de la repentance: qui est plus griefue, d’autant
qu’elle naist au dedans: comme le froid et le chaud des fiéures est1
plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Ie tiens pour vices,
mais chacun selon sa mesure, non seulement ceux que la raison et
la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a
forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l’vsage l’auctorise.   Il
n’est pareillement bonté, qui ne resiouysse vne nature bien nee. Il
y a certes ie ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous
resiouit en nous mesmes, et vne fierté genereuse, qui accompagne
la bonne conscience. Vne ame courageusement vitieuse, se peut à
l’aduenture garnir de securité: mais de cette complaisance et satisfaction,
elle ne s’en peut fournir. Ce n’est pas vn leger plaisir,2
de se sentir preserué de la contagion d’vn siecle si gasté, et de dire
en soy: Qui me verroit iusques dans l’ame, encore ne me trouueroit-il
coupable, ny de l’affliction et ruyne de personne: ny de vengeance
ou d’enuie, ny d’offence publique des loix: ny de nouuelleté
et de trouble: ny de faute à ma parole: et quoy que la licence du
temps permist et apprinst à chacun, si n’ay-ie mis la main ny és
biens, ny en la bourse d’homme François, et n’ay vescu que sur la
mienne non plus en guerre qu’en paix: ny ne me suis seruy du
trauail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience,
plaisent, et nous est grand benefice que cette esiouyssance naturelle:3
et le seul payement qui iamais ne nous manque.   De fonder
la recompence des actions vertueuses, sur l’approbation d’autruy,
c’est prendre vn trop incertain et trouble fondement, signamment
en vn siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy: la bonne
estime du peuple est iniurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce
qui est louable? Dieu me garde d’estre homme de bien, selon la
114 description que ie voy faire tous les iours par honneur, à chacun
de soy. Quæ fuerant vitià, mores sunt. Tels de mes amis, ont par
fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à cœur ouuert, ou
de leur propre mouuement, ou semons par moy, comme d’vn office,
qui à vne ame bien faicte, non en vtilité seulement, mais en douceur
aussi, surpasse tous les offices de l’amitié. Ie l’ay tousiours
accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouuerts.
Mais, à en parler à cette heure en conscience, i’ay souuent trouué en
leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que ie n’eusse
guere failly, de faillir plustost, que de bien faire à leur mode. Nous1
autres principalement, qui viuons vne vie priuee, qui n’est en montre
qu’à nous, deuons auoir estably vn patron au dedans, auquel
toucher nos actions: et selon iceluy nous caresser tantost, tantost
nous chastier. I’ay mes loix et ma cour, pour iuger de moy, et m’y
adresse plus qu’ailleurs. Ie restrains bien selon autruy mes actions,
mais ie ne les estends que selon moy. Il n’y a que vous qui sçache
si vous estes lâche et cruel, ou loyal et deuotieux: les autres ne
vous voyent point, ils vous deuinent par coniectures incertaines:
ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne
vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi iudicio2
est vtendum. Virtutis et vitiorum graue ipsius conscientiæ pondus
est: qua sublata, iacent omnia.   Mais ce qu’on dit, que la repentance
suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui
est en son haut appareil: qui loge en nous comme en son propre
domicile. On peut desauouër et desdire les vices, qui nous surprennent,
et vers lesquels les passions nous emportent: mais ceux qui
par longue habitude, sont enracinez et ancrez en vne volonté forte
et vigoureuse, ne sont subiects à contradiction. Le repentir n’est
qu’vne desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies,
qui nous pourmene à tout sens. Il faict desaduouër à celuy-là, sa3
vertu passee et sa continence.

Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ?
C’est vne vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en
son priué. Chacun peut auoir part au battelage, et representer vn
116 honneste personnage en l’eschaffaut: mais au dedans, et en sa poictrine,
où tout nous est loisible, où tout est caché, d’y estre reglé,
c’est le poinct. Le voysin degré, c’est de l’estre en sa maison, en
ses actions ordinaires, desquelles nous n’auons à rendre raison à
personne: où il n’y a point d’estude, point d’artifice. Et pourtant
Bias peignant vn excellent estat de famille: de laquelle, dit-il, le
maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors,
par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut vne digne
parole de Iulius Drusus, aux ouuriers qui luy offroient pour trois
mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n’y1
auroient plus la veuë qu’ils y auoient: Ie vous en donneray, dit-il,
six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque
auec honneur l’vsage d’Agesilaus, de prendre en voyageant son
logis dans les eglises, affin que le peuple, et les Dieux mesmes,
vissent dans ses actions priuees. Tel a esté miraculeux au monde,
auquel sa femme et son valet n’ont rien veu seulement de remercable.
Peu d’hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a
esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dit
l’experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en
ce bas exemple, se void l’image des grands. En mon climat de Gascongne,2
on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D’autant que
la cognoissance, qu’on prend de moy, s’esloigne de mon giste,
i’en vaux d’autant mieux. I’achette les imprimeurs en Guienne:
ailleurs ils m’achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent
viuants et presents, pour se mettre en credit, trepassez et
absents. I’ayme mieux en auoir moins. Et ne me iette au monde,
que pour la part que i’en tire. Au partir de là, ie l’en quitte. Le
peuple reconuoye celuy-là, d’vn acte public, auec estonnement,
iusqu’à sa porte: il laisse auec sa robbe ce rolle: il en retombe
d’autant plus bas, qu’il s’estoit plus haut monté. Au dedans chez3
luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s’y trouueroit,
il faut vn iugement vif et bien trié, pour l’apperceuoir en ces actions
basses et priuees. Ioint que l’ordre est vne vertu morne et sombre.
Gaigner vne bresche, conduire vne ambassade, regir vn peuple, ce
sont actions esclatantes: tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr,
et conuerser auec les siens, et auec soy-mesme, doucement et iustement:
ne relascher point, ne se desmentir point, c’est chose plus
rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees soustiennent
118 par là, quoy qu’on die, des deuoirs autant ou plus aspres
et tendus, que ne font les autres vies. Et les priuez, dit Aristote,
seruent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux
qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes,
plus par gloire que par conscience. La plus courte façon
d’arriuer à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous
faisons pour la gloire. Et la vertu d’Alexandre me semble representer
assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates,
en cette exercitation basse et obscure. Ie conçois aisément
Socrates, en la place d’Alexandre; Alexandre en celle de Socrates,1
ie ne puis. Qui demandera à celuy-là, ce qu’il sçait faire, il respondra,
Subiuguer le monde: qui le demandera à cettuy-cy, il dira,
Mener l’humaine vie conformément à sa naturelle condition: science
bien plus generale, plus poisante, et plus legitime.   Le prix de
l’ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa grandeur
ne s’exerce pas en la grandeur: c’est en la mediocrité. Ainsi
que ceux qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grand’recette
de la lueur de noz actions publiques: et voyent que ce ne
sont que filets et pointes d’eau fine reiallies d’vn fond au demeurant
limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous iugent par2
cette braue apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre
constitution interne: et ne peuuent accoupler des facultez populaires
et pareilles aux leurs, à ces autres facultez, qui les estonnent,
si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des
formes sauuages. Et qui non à Tamburlan des sourcils esleuez,
des nazeaux ouuerts, vn visage afreux, et vne taille desmesuree,
comme est la taille de l’imagination qu’il en a conceuë par le bruit
de son nom? Qui m’eust faict veoir Erasme autrefois, il eust esté
mal-aisé, que ie n’eusse prins pour adages et apophthegmes, tout
ce qu’il eust dit à son vallet et à son hostesse. Nous imaginons bien3
plus sortablement vn artisan sur sa garderobe ou sur sa femme
qu’vn grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il
nous semble que de ces hauts thrones ils ne s’abaissent pas iusques à
viure. Comme les ames vicieuses sont incitees souuent à bien faire,
par quelque impulsion estrangere? aussi sont les vertueuses à faire
mal. Il les faut doncq iuger par leur estat rassis: quand elles sont
chez elles, si quelquefois elles y sont: ou au moins quand elles sont
120 plus voysines du repos, et en leur naifue assiette.   Les inclinations
naturelles s’aident et fortifient par institution: mais elles ne
se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps,
ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au trauers d’vne discipline
contraire.

Sic vbi desuetæ siluis in carcere clausæ
Mansueuêre feræ, et vultus posuere minaces,
Atque hominem didicere pati, si torrida paruus
Venit in ora cruor, redeunt rabiésque furórque,
Admonitæque tument gustato sanguine fauces;1
Feruet, et à trepido vix abstinet ira magistro.

On n’extirpe pas ces qualitez originelles, on les couure, on les cache.
Le langage Latin m’est comme naturel: ie l’entends mieux
que le François: mais il y a quarante ans, que ie ne m’en suis du
tout poinct seruy à parler, ny guere à escrire. Si est-ce qu’à des
extremes et soudaines esmotions, où ie suis tombé, deux ou trois
fois en ma vie: et l’vne, voyant mon pere tout sain, se renuerser
sur moy pasmé: i’ay tousiours eslancé du fonds des entrailles, les
premieres paroles Latines: Nature se sourdant et s’exprimant à
force, à l’encontre d’vn si long vsage: et cet exemple se dit d’assez2
d’autres.   Ceux qui ont essaié de r’auiser les mœurs du monde,
de mon temps, par nouuelles opinions, reforment les vices de l’apparence,
ceux de l’essence ils les laissent là, s’ils ne les augmentent.
Et l’augmentation y est à craindre. On se seiourne volontiers
de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre
coust et de plus grand merite: et satisfait-on à bon marché par là,
les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez vn
peu, comment s’en porte nostre experience. Il n’est personne, s’il
s’escoute, qui ne descouure en soy, vne forme sienne, vne forme
maistresse, qui lucte contre l’institution: et contre la tempeste des3
passions, qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres
agiter par secousse: ie me trouue quasi tousiours en ma place,
comme font les corps lourds et poisans. Si ie ne suis chez moy,
i’en suis tousiours bien pres: mes desbauches ne m’emportent pas
fort loing: il n’y a rien d’extreme et d’estrange: et si ay des rauisemens
sains et vigoureux.   La vraye condamnation, et qui touche
122 la commune façon de nos hommes, c’est, que leur retraicte mesme
est pleine de corruption, et d’ordure: l’idée de leur amendement
chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant à peu pres
que leur peché. Aucuns, ou pour estre collez au vice d’vne attache
naturelle, ou par longue accoustumance, n’en trouuent plus la laideur.
A d’autres, duquel regiment ie suis, le vice poise, mais ils le
contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion: et le souffrent
et s’y prestent, à certain prix. Vitieusement pourtant, et laschement.
Si se pourroit-il à l’aduanture imaginer, si esloignee disproportion
de mesure, où auec iustice, le plaisir excuseroit le peché,1
comme nous disons de l’vtilité. Non seulement s’il estoit accidental,
et hors du peché, comme au larrecin, mais en l’exercice mesme
d’iceluy, comme en l’accointance des femmes, où l’incitation est
violente, et, dit-on, par fois inuincible. En la terre d’vn mien parent,
l’autre iour que i’estois en Armaignac, ie vis vn paisant, que
chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie:
Qu’estant nay mendiant, et trouuant, qu’à gaigner son pain au trauail
de ses mains, il n’arriueroit iamais à se fortifier assez contre
l’indigence, il s’aduisa de se faire larron: et auoit employé à ce
mestier toute sa ieunesse, en seureté, par le moyen de sa force2
corporelle: car il moissonnoit et vendangeoit des terres d’autruy:
mais c’estoit au loing, et à si gros monceaux, qu’il estoit inimaginable
qu’vn homme en eust tant emporté en vne nuict sur ses
espaules: et auoit soing outre cela, d’egaler, et disperser le dommage
qu’il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque
particulier. Il se trouue à cette heure en sa vieillesse, riche pour
vn homme de sa condition, mercy à cette trafique: de laquelle il
se confesse ouuertement. Et pour s’accommoder auec Dieu, de ses
acquests, il dit, estre tous les iours apres à satisfaire par bien-faicts,
aux successeurs de ceux qu’il a desrobez: et s’il n’acheue3
(car d’y pouruoir tout à la fois, il ne peut) qu’il en chargera ses
heritiers, à la raison de la science qu’il a luy seul, du mal qu’il a
faict à chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy
regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais
moins que l’indigence: s’en repent bien simplement, mais en tant
124 qu’elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s’en repent
pas. Cela, ce n’est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice,
et y conforme nostre entendement mesme: ny n’est ce vent impetueux
qui va troublant et aueuglant à secousses nostre ame, et
nous precipite pour l’heure, iugement et tout, en la puissance du
vice.   Ie fay coustumierement entier ce que ie fay, et marche tout
d’vne piece: ie n’ay guere de mouuement qui se cache et desrobe à
ma raison, et qui ne se conduise à peu pres, par le consentement
de toutes mes parties: sans diuision, sans sedition intestine: mon
iugement en a la coulpe, ou la louange entiere: et la coulpe qu’il1
a vne fois, il l’a tousiours: car quasi dés sa naissance il est vn,
mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d’opinions
vniuerselles, dés l’enfance, ie me logeay au poinct où
i’auois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits,
laissons les à part: mais en ces autres pechez, à tant de fois reprins,
deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez
de profession et de vacation: ie ne puis pas conceuoir, qu’ils soient
plantez si long temps en vn mesme courage, sans que la raison et
la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et
l’entende ainsin. Et le repentir qu’il se vante luy en venir à certain2
instant prescript, m’est vn peu dur à imaginer et former. Ie ne suy
pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent vne ame
nouuelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir
leurs oracles. Sinon qu’il voulust dire cela mesme, qu’il
faut bien qu’elle soit estrangere, nouuelle, et prestee pour le
temps: la nostre montrant si peu de signe de purification et netteté
condigne à cet office.   Ils font tout à l’opposite des preceptes
Stoiques: qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections
et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d’en
alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font à croire, qu’ils3
en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d’amendement
et correction ny d’interruption, ils ne nous en font rien apparoir.
Si n’est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la
repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le
peché. Ie ne trouue aucune qualité si aysee à contrefaire, que la
deuotion, si on n’y conforme les mœurs et la vie: son essence est
abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses.   Quant
126 à moy, ie puis desirer en general estre autre: ie puis condamner
et me desplaire de ma forme vniuerselle, et supplier Dieu pour
mon entiere reformation, et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle:
mais cela, ie ne le doibs nommer repentir, ce me semble,
non plus que le desplaisir de n’estre ny Ange ny Caton. Mes actions
sont reglees, et conformes à ce que ie suis, et à ma condition. Ie ne
puis faire mieux: et le repentir ne touche pas proprement les
choses qui ne sont pas en nostre force: ouy bien le regret. I’imagine
infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne. Ie
n’amende pourtant mes facultez: comme ny mon bras, ny mon esprit,1
ne deuiennent plus vigoureux, pour en conceuoir vn autre qui
le soit. Si l’imaginer et desirer vn agir plus noble que le nostre,
produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir
de nos operations plus innocentes: d’autant que nous iugeons bien
qu’en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d’vne
plus grande perfection et dignité: et voudrions faire de mesme.
Lors que ie consulte des deportemens de ma ieunesse auec ma
vieillesse, ie trouue que ie les ay communement conduits auec ordre,
selon moy. C’est tout ce que peut ma resistance. Ie ne me flatte
pas: à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel. Ce n’est pas2
macheure, c’est plustost vne teinture vniuerselle qui me tache. Ie
ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie.
Il faut qu’elle me touche de toutes parts, auant que ie la
nomme ainsin: et qu’elle pinse mes entrailles, et les afflige autant
profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement.
Quand aux negoces, il m’est eschappé plusieurs bonnes auantures,
à faute d’heureuse conduitte: mes conseils ont pourtant bien
choisi, selon les occurrences qu’on leur presentoit. Leur façon est de
prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie trouue qu’en mes
deliberations passees, i’ay, selon ma regle, sagement procedé,3
pour l’estat du subiect qu’on me proposoit: et en ferois autant
d’icy à mille ans, en pareilles occasions. Ie ne regarde pas, quel il
est à cette heure, mais quel il estoit, quand i’en consultois. La
force de tout conseil gist au temps: les occasions et les matieres
roulent et changent sans cesse. I’ay encouru quelques lourdes erreurs
en ma vie, et importantes: non par faute de bon aduis, mais
par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux obiects,
qu’on manie, et indiuinables: signamment en la nature des hommes:
128 des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du
possesseur mesme: qui se produisent et esueillent par des occasions
suruenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer,
ie ne luy en sçay nul mauuais gré: sa charge se contient en
ses limites. Si l’euenement me bat, et s’il fauorise le party que i’ay
refusé: il n’y a remede, ie ne m’en prens pas à moy, i’accuse ma
fortune, non pas mon ouurage: cela ne s’appelle pas repentir.
Phocion auoit donné aux Atheniens certain aduis, qui ne fut pas
suiuy: l’affaire pourtant se passant contre son opinion, auec prosperité,
quelqu’vn luy dit: Et bien Phocion, es tu content que la1
chose aille si bien? Bien suis-ie content, fit-il, qu’il soit aduenu
cecy, mais ie ne me repens point d’auoir conseillé cela. Quand mes
amis s’adressent à moy, pour estre conseillez, ie le fay librement et
clairement, sans m’arrester comme faict quasi tout le monde, à ce
que la chose estant hazardeuse, il peut aduenir au rebours de mon
sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil: dequoy
il ne me chaut. Car ils auront tort, et ie n’ay deu leur refuser cet
office.   Ie n’ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes,
à autre qu’à moy. Car en effect, ie me sers rarement des aduis
d’autruy, si ce n’est par honneur de ceremonie: sauf où i’ay besoing2
d’instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais
és choses où ie n’ay à employer que le iugement: les raisons
estrangeres peuuent seruir à m’appuyer, mais peu à me destourner.
Ie les escoute fauorablement et decemment toutes. Mais, qu’il
m’en souuienne, ie n’en ay creu iusqu’à cette heure que les miennes.
Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent
ma volonté. Ie prise peu mes opinions: mais ie prise aussi
peu celles des autres, fortune me paye dignement. Si ie ne reçoy
pas de conseil, i’en donne aussi peu. I’en suis peu enquis, et encore
moins creu: et ne sache nulle entreprinse publique ny priuee, que3
mon aduis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune
y auoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier
à toute autre ceruelle qu’à la mienne. Comme cil qui suis bien autant
ialoux des droits de mon repos, que des droits de mon auctorité,
ie l’ayme mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma profession,
qui est, de m’establir et contenir tout en moy. Ce m’est
plaisir, d’estre desinteressé des affaires d’autruy, et desgagé de
130 leur gariement.   En tous affaires quand ils sont passés, comment
que ce soit, i’ay peu de regret: car cette imagination me met hors
de peine, qu’ils deuoyent ainsi passer: les voyla dans le grand
cours de l’vniuers, et dans l’encheineure des causes Stoïques. Vostre
fantasie n’en peut, par souhait et imagination, remuer vn poinct,
que tout l’ordre des choses ne renuerse et le passé et l’aduenir.
Au demeurant, ie hay cet accidental repentir que l’aage apporte.
Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux annees, dequoy
elles l’auoyent deffait de la volupté, auoit autre opinion que la
mienne. Ie ne sçauray iamais bon gré à l’impuissance, de bien1
qu’elle me face. Nec tam auersa vnquam videbitur ab opere suo
prouidentia, vt debilitas inter optima inuenta sit. Nos appetits
sont rares en la vieillesse: vne profonde satieté nous saisit apres
le coup. En cela ie ne voy rien de conscience. Le chagrin, et la
foiblesse nous impriment vne vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous
faut pas laisser emporter si entiers, aux alterations naturelles, que
d’en abastardir notre iugement. La ieunesse et le plaisir n’ont pas
faict autrefois que i’aye mescogneu le visage du vice en la volupté:
ny ne fait à cette heure, le degoust que les ans m’apportent, que
ie mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que ie n’y suis2
plus, i’en iuge comme si i’y estoy. Moy qui la secouë viuement et
attentiuement, trouue que ma raison est celle mesme que i’auoy en
l’aage plus licencieux: sinon à l’auanture, d’autant qu’elle s’est
affoiblie et empiree, en vieillissant. Et trouue que ce qu’elle refuse
de m’enfourner à ce plaisir, en consideration de l’interest de ma
santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu’autrefois, pour la
santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, ie ne l’estime pas
plus valeureuse. Mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu’elles
ne valent pas qu’elle s’y oppose: tendant seulement les mains au
deuant, ie les coniure. Qu’on luy remette en presence, cette ancienne3
concupiscence, ie crains qu’elle auroit moins de force à la
soustenir, qu’elle n’auoit autrefois. Ie ne luy voy rien iuger à part
soy, que lors elle ne iugeast, ny aucune nouuelle clarté. Parquoy
s’il y a conualescence, c’est vne conualescence maleficiee. Miserable
sorte de remede, deuoir à la maladie sa santé. Ce n’est pas à
132 nostre malheur de faire cet office: c’est au bon heur de nostre
iugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions,
que les maudire. C’est aux gents, qui ne s’esueillent qu’à coups de
fouët. Ma raison a bien son cours plus deliure en la prosperité:
elle est bien plus distraitte et occupee à digerer les maux, que les
plaisirs. Ie voy bien plus clair en temps serain. La santé m’aduertit,
comme plus alaigrement, aussi plus vtilement, que la maladie. Ie
me suis auancé le plus que i’ay peu, vers ma reparation et reglement,
lors que i’auoy à en iouïr. Ie seroy honteux et enuieux, que
la misere et l’infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes1
bonnes annees, saines, esueillees, vigoureuses. Et qu’on eust à
m’estimer, non par où i’ay esté, mais par où i’ay cesse d’estre.   A
mon aduis, c’est le viure heureusement, non, comme disoit Antisthenes,
le mourir heureusement, qui fait l’humaine felicité. Ie ne
me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queuë d’vn
philosophe à la teste et au corps d’vn homme perdu: ny que ce
chetif bout eust à desaduoüer et desmentir la plus belle, entiere et
longue partie de ma vie. Ie me veux presenter et faire veoir par tout
vniformément. Si i’auois à reuiure, ie reuiurois comme i’ay vescu.
Ny ie ne pleins le passé, ny ie ne crains l’aduenir: et si ie ne me2
deçoy, il est allé du dedans enuiron comme du dehors. C’est vne
des principales obligations, que i’aye à ma fortune, que le cours de
mon estat corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison,
i’en ay veu l’herbe, et les fleurs, et le fruit: et en voy la secheresse.
Heureusement, puisque c’est naturellement. Ie porte bien plus
doucement les maux que i’ay, d’autant qu’ils sont en leur poinct:
et qu’ils me font aussi plus fauorablement souuenir de la longue
felicité de ma vie passee. Pareillement, ma sagesse peut bien estre
de mesme taille, en l’vn et en l’autre temps: mais elle estoit bien
de plus d’exploit, et de meilleure grace, verte, gaye, naïue, qu’elle3
n’est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Ie renonce donc à
ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous
touche le courage: il faut que nostre conscience s’amende d’elle
mesme, par renforcement de nostre raison, non par l’affoiblissement
de nos appetits. La volupté n’en est en soy, ny pasle, ny descoulouree,
pour estre apperceuë par des yeux chassieux et troubles.
On doibt aymer la temperance par elle mesme, et pour le respect
134 de Dieu qui nous l’a ordonnee, et la chasteté: celle que les
caterres nous prestent, et que ie doibs au benefice de ma cholique,
ce n’est ny chasteté, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser
et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses
graces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. Ie cognoy l’vne
et l’autre, c’est à moy de le dire. Mais il me semble qu’en la vieillesse,
nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus
importunes, qu’en la ieunesse. Ie le disois estant ieune, lors on me
donnoit de mon menton par le nez: ie le dis encore à cette heure,
que mon poil gris m’en donne le credit. Nous appellons sagesse, la1
difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes: mais
à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les
changeons: et, à mon opinion, en pis. Outre vne sotte et caduque
fierté, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables,
et la superstition, et vn soin ridicule des richesses, lors que l’vsage
en est perdu, i’y trouue plus d’enuie, d’iniustice et de malignité.
Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage: et ne se
void point d’ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre
et le moisi. L’homme marche entier, vers son croist et vers son
décroist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances2
de sa condamnation, i’oseroy croire, qu’il s’y presta aucunement
luy mesme, par preuarication, à dessein: ayant de si prés, aagé
de soixante et dix ans, à souffrir l’engourdissement des riches allures
de son esprit, et l’esblouïssement de sa clairté accoustumée.
Quelles metamorphoses luy voy-ie faire tous les iours, en plusieurs
de mes cognoissans? c’est vne puissante maladie, et qui se coule
naturellement et imperceptiblement: il y faut grande prouision
d’estude, et grande precaution, pour euiter les imperfections qu’elle
nous charge: ou aumoins affoiblir leur progrez. Ie sens que nonobstant
tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy. Ie3
soustien tant que ie puis, mais ie ne sçay en fin, où elle me menera
moy-mesme. A toutes auantures, ie suis content qu’on sçache d’où
ie seray tombé.

136

CHAPITRE III.    (TRADUCTION LIV. III, CH. III.)
De trois commerces.

IL ne faut pas se cloüer si fort à ses humeurs et complexions.
Nostre principalle suffisance, c’est, sçauoir s’appliquer à diuers
vsages. C’est estre, mais ce n’est pas viure que se tenir attaché et
obligé par necessité, à vn seul train. Les plus belles ames sont celles
qui ont plus de varieté et de souplesse. Voyla vn honorable tesmoignage
du vieil Caton: Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia
fuit, vt natum ad id vnum diceres, quodcumque ageret. Si
c’estoit à moy à me dresser à ma mode, il n’est aucune si bonne
façon, où ie voulusse estre fiché, pour ne m’en sçauoir desprendre.
La vie est vn mouuement inegal, irregulier, et multiforme. Ce n’est1
pas estre amy de soy, et moins encore maistre; c’est en estre esclaue,
de se suiure incessamment: et estre si pris à ses inclinations,
qu’on n’en puisse fouruoyer, qu’on ne les puisse tordre. Ie le dy à
cette heure, pour ne me pouuoir facilement despestrer de l’importunité
de mon ame, en ce qu’elle ne sçait communément s’amuser,
sinon où elle s’empesche, ny s’employer, que bandee et entiere.
Pour leger subiect qu’on luy donne, elle le grossit volontiers, et
l’estire, iusques au poinct où elle ayt à s’y embesongner de toute sa
force. Son oysiueté m’est à cette cause vne penible occupation, et
qui offense ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere2
estrangere, pour se desgourdir et exercer: le mien en a besoing,
pour se rassoir plustost et seiourner, vitia otij negotio discutienda
sunt. Car son plus laborieux et principal estude, c’est,
s’estudier soy. Les liures sont, pour luy, du genre des occupations,
qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensees qui luy
viennent, il s’agite, et fait preuue de sa vigueur à tout sens: exerce
son maniement tantost vers la force, tantost vers l’ordre et la
grace, se range, modere, et fortifie. Il a dequoy esueiller ses facultez
par luy mesme. Nature luy a donné comme à tous, assez de
matiere sienne, pour son vtilité, et des subiects propres assez, où3
inuenter et iuger.   Le mediter est vn puissant estude et plein, à
138 qui sçait se taster et employer vigoureusement. I’ayme mieux forger
mon ame, que la meubler. Il n’est point d’occupation ny plus
foible, ny plus forte, que celle d’entretenir ses pensees, selon l’ame
que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus viuere est
cogitare. Aussi l’a nature fauorisee de ce priuilege, qu’il n’y a rien,
que nous puissions faire si long temps: ny action à laquelle nous
nous addonnions plus ordinairement et facilement. C’est la besongne
des Dieux, dit Aristote, de laquelle naist et leur beatitude et la
nostre.   La lecture me sert specialement à esueiller par diuers
obiects mon discours: à embesongner mon iugement, non ma memoyre.1
Peu d’entretiens doncq m’arrestent sans vigueur et sans
effort. Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et
occupent, autant ou plus, que le pois et la profondeur. Et d’autant
que ie sommeille en toute autre communication, et que ie n’y preste
que l’escorce de mon attention, il m’aduient souuent, en telle sorte
de propos abatus et lasches, propos de contenance, de dire et respondre
des songes et bestises, indignes d’vn enfant, et ridicules:
ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et inciuilement.
I’ay vne façon resueuse, qui me retire à moy: et d’autre
part vne lourde ignorance et puerile, de plusieurs choses communes.2
Par ces deux qualitez, i’ay gaigné, qu’on puisse faire au vray,
cinq ou six contes de moy, aussi niais que d’autre quel qu’il soit.
Or suyuant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat
à la pratique des hommes: il me les faut trier sur le volet: et
me rend incommode aux actions communes. Nous viuons, et negotions
auec le peuple: si sa conuersation nous importune, si nous
desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires: et les
basses et vulgaires sont souuent aussi reglees que les plus déliees:
et toute sapience est insipide qui ne s’accommode à l’insipience
commune: il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres3
affaires, ny de ceux d’autruy: et les publiques et les priuez se demeslent
140 auec ces gens là. Les moins tendues et plus naturelles
alleures de nostre ame, sont les plus belles: les meilleures occupations,
les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict vn bon
office à ceux, de qui elle renge les desirs à leur puissance! Il n’est
point de plus vtile science. Selon qu’on peut: c’estoit le refrain et
le mot fauory de Socrates. Mot de grande substance: il faut adresser
et arrester nos desirs, aux choses les plus aysees et voysines.
Ne m’est-ce pas vne sotte humeur, de disconuenir auec vn milier à
qui ma fortune me ioint, de qui ie ne me puis passer, pour me
tenir à vn ou deux, qui sont hors de mon commerce: ou plustost à1
vn desir fantastique, de chose que ie ne puis recouurer? Mes mœurs
molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuuent aysement
m’auoir deschargé d’enuies et d’inimitiez. D’estre aymé, ie ne dy,
mais de n’estre point hay, iamais homme n’en donna plus d’occasion.
Mais la froideur de ma conuersation, m’a desrobé auec raison,
la bien-vueillance de plusieurs, qui sont excusables de l’interpreter
à autre, et pire sens.   Ie suis tres-capable d’acquerir et
maintenir des amitiez rares et exquises. D’autant que ie me harpe
auec si grande faim aux accointances qui reuiennent à mon goust,
ie m’y produis, ie m’y iette si auidement, que ie ne faux pas aysement2
de m’y attacher, et de faire impression où ie donne: j’en ay
faict souuent heureuse preuue. Aux amitiez communes, ie suis aucunement
sterile et froid: car mon aller n’est pas naturel, s’il n’est
à pleine voyle. Outre ce, que ma fortune m’ayant duit et affriandé
de ieunesse, à vne amitié seule et parfaicte, m’a à la verité aucunement
desgousté des autres: et trop imprimé en la fantasie, qu’elle
est beste de compagnie, non pas de troupe, comme disoit cet ancien.
Aussi, que i’ay naturellement peine à me communiquer à
demy: et auec modification, et cette seruile prudence et soupçonneuse,
qu’on nous ordonne, en la conuersation de ces amitiez3
nombreuses, et imparfaictes. Et nous l’ordonne lon principalement
en ce temps, qu’il ne se peut parler du monde, que dangereusement,
ou faucement.   Si voy-ie bien pourtant, que qui a comme
moy, pour sa fin, les commoditez de sa vie, ie dy les commoditez
essentielles, doibt fuyr comme la peste, ces difficultez et delicatesse
d’humeur. Ie louerois vn’ ame à diuers estages, qui sçache et se
tendre et se desmonter: qui soit bien par tout où sa fortune la
142 porte: qui puisse deuiser auec son voisin, de son bastiment, de sa
chasse et de sa querelle: entretenir auec plaisir vn charpentier et
vn iardinier. I’enuie ceux, qui sçauent s’apriuoiser au moindre de
leur suitte, et dresser de l’entretien en leur propre train. Et le conseil
de Platon ne me plaist pas, de parler tousiours d’vn langage
maistral à ses seruiteurs, sans ieu, sans familiarité: soit enuers
les masles, soit enuers les femelles. Car outre ma raison, il est inhumain
et iniuste, de faire tant valoir cette telle quelle prerogatiue
de la fortune: et les polices, où il se souffre moins de disparité
entre les valets et les maistres, me semblent les plus equitables.1
Les autres s’estudient à eslancer et guinder leur esprit: moy à le
baisser et coucher: il n’est vicieux qu’en extention.

Narras et genus Æaci,
Et pugnata sacro bella sub Ilio:
Quo Chium pretio cadum
Mercemur, quis aquam temperet ignibus,
Quo præbente domum, et quota
Pelignis caream frigoribus, taces.
Ainsi comme la vaillance Lacedemonienne auoit besoing de
moderation, et du son doux et gratieux du ieu des flustes, pour la2
flatter en la guerre, de peur qu’elle ne se iettast à la temerité, et à
la furie: là où toutes autres nations ordinairement employent des
sons et des voix aigues et fortes, qui esmeuuent et qui eschauffent
à outrance le courage des soldats: il me semble de mesme, contre
la forme ordinaire, qu’en l’vsage de nostre esprit, nous auons pour
la plus part, plus besoing de plomb, que d’ailes: de froideur et de
repos, que d’ardeur et d’agitation. Sur tout, c’est à mon gré bien
faire le sot, que de faire l’entendu, entre ceux qui ne le sont pas:
parler tousjours bandé, fauellar in punta di forchetta. Il faut se
desmettre au train de ceux auec qui vous estes, et par fois affecter3
l’ignorance. Mettez à part la force et la subtilité: en l’vsage commun,
c’est assez d’y reseruer l’ordre: trainez vous au demeurant à
terre, s’ils veulent.   Les sçauans chopent volontiers à cette pierre:
ils font tousiours parade de leur magistere, et sement leurs liures
par tout. Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et oreilles
des dames, que si elles n’en ont retenu la substance, au moins
elles en ont la mine. A toute sorte de propos, et matiere, pour
basse et populaire qu’elle soit, elles se seruent d’vne façon de parler
et d’escrire, nouuelle et sçauante.

144 Hoc sermone pauent, hoc iram, gaudia, curas,
Hoc cuncta effundunt animi secreta, quid vltrà?
Concumbunt doctè.

Et alleguent Platon et sainct Thomas, aux choses ausquelles le premier
rencontré, seruiroit aussi bien de tesmoing. La doctrine qui
ne leur a peu arriuer en l’ame, leur est demeuree en la langue. Si
les bien-nees me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs
propres et naturelles richesses. Elles cachent et couurent leurs
beautez, soubs des beautez estrangeres: c’est grande simplesse,
d’estouffer sa clarté pour luire d’vne lumiere empruntee. Elles sont1
enterrees et enseuelies soubs l’art de Capsula totæ. C’est qu’elles ne
se cognoissent point assez: le monde n’a rien de plus beau: c’est
à elles d’honnorer les arts, et de farder le fard. Que leur faut-il,
que viure aymees et honnorees? Elles n’ont, et ne sçauent que
trop, pour cela. Il ne faut qu’esueiller vn peu, et reschauffer les
facultez qui sont en elles. Quand ie les voy attachees à la rhetorique,
à la iudiciaire, à la logique, et semblables drogueries, si vaines
et inutiles à leur besoing: i’entre en crainte, que les hommes
qui le leur conseillent, le facent pour auoir loy de les regenter
soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouuerois-ie? Baste,2
qu’elles peuuent sans nous, renger la grace de leurs yeux, à la
gayeté, à la seuerité, et à la douceur: assaisonner vn nenny, de
rudesse, de doubte, et de faueur: et qu’elles ne cherchent point
d’interprete aux discours qu’on faict pour leur seruice. Auec cette
science, elles commandent à baguette, et regentent les regents et
l’escole.   Si toutesfois il leur fasche de nous ceder en quoy que
ce soit, et veulent par curiosité auoir part aux liures: la poësie est
vn amusement propre à leur besoin: c’est vn art follastre, et subtil,
desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles.
Elles tireront aussi diuerses commoditez de l’histoire. En la philosophie,3
de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui
les dressent à iuger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de
nos trahisons: à regler la temerité de leurs propres desirs: à mesnager
leur liberté: allonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement
l’inconstance d’vn seruiteur, la rudesse d’vn mary, et
l’importunité des ans, et des rides, et choses semblables. Voyla pour
le plus, la part que ie leur assignerois aux sciences.   Il y a des
146 naturels particuliers, retirez et internes. Ma forme essentielle, est
propre à la communication, et à la production: ie suis tout au
dehors et en euidence, nay à la societé et à l’amitié. La solitude
que i’ayme, et que ie presche, ce n’est principallement, que ramener
à moy mes affections, et mes pensees: restreindre et resserrer,
non mes pas, ains mes desirs et mon soucy, resignant la solicitude
estrangere, et fuyant mortellement la seruitude, et l’obligation: et
non tant la foule des hommes, que la foule des affaires. La solitude
locale, à dire verité, m’estend plustost, et m’eslargit au dehors: ie
me iette aux affaires d’estat, et à l’vniuers, plus volontiers quand1
ie suis seul. Au Louure et en la presse, ie me resserre et contraints
en ma peau. La foule me repousse à moy. Et ne m’entretiens iamais
si folement, si licentieusement et particulierement, qu’aux lieux de
respect, et de prudence ceremonieuse. Nos folies ne me font pas rire,
ce sont nos sapiences. De ma complexion, ie ne suis pas ennemy de
l’agitation des cours: i’y ay passé partie de la vie: et suis faict à
me porter allaigrement aux grandes compagnies: pourueu que ce
soit par interualles, et à mon poinct. Mais cette mollesse de iugement,
dequoy ie parle, m’attache par force à la solitude. Voire chez
moy, au milieu d’vne famille peuplee, et maison des plus frequentees,2
i’y voy des gens assez, mais rarement ceux, auecq qui i’ayme
à communiquer. Et ie reserue là, et pour moy, et pour les autres,
vne liberté inusitee. Il s’y faict trefue de ceremonie, d’assistance, et
conuoiemens, et telles autres ordonnances penibles de nostre courtoisie
(ô la seruile et importune vsance) chacun s’y gouuerne à sa
mode, y entretient qui veut ses pensees: ie m’y tiens muet, resueur,
et enfermé, sans offence de mes hostes.   Les hommes, de la societé
et familiarité desquels ie suis en queste, sont ceux qu’on appelle
honnestes et habiles hommes: l’image de ceux icy me degouste
des autres. C’est à le bien prendre, de nos formes, la plus3
rare: et forme qui se doit principallement à la nature. La fin de
ce commerce, c’est simplement la priuauté, frequentation, et conference:
l’exercice des ames, sans autre fruit. En nos propos, tous
148 subiects me sont égaux: il ne me chaut qu’il y ayt ny poix, ny
profondeur: la grace et la pertinence y sont tousiours: tout y est
teinct d’vn iugement meur et constant, et meslé de bonté, de franchise,
de gayeté et d’amitié. Ce n’est pas au subiect des substitutions
seulement, que nostre esprit montre sa beauté et sa force, et
aux affaires des Roys: il la montre autant aux confabulations
priuees. Ie congnois mes gens au silence mesme, et à leur soubsrire,
et les descouure mieux à l’aduanture à table, qu’au conseil.
Hippomachus disoit bien qu’il congnoissoit les bons lucteurs, à les
voir simplement marcher par vne ruë. S’il plaist à la doctrine de1
se mesler à nos deuis, elle n’en sera point refusee: non magistrale,
imperieuse, et importune, comme de coustume, mais suffragante
et docile elle mesme. Nous n’y cherchons qu’à passer le
temps: à l’heure d’estre instruicts et preschez, nous l’irons trouuer
en son throsne. Qu’elle se demette à nous pour ce coup s’il
lui plaist: car toute vtile et desirable qu’elle est, ie presuppose,
qu’encore au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer,
et faire nostre effect sans elle. Vne ame bien nee, et exercee à la
practique des hommes, se rend plainement aggreable d’elle mesme.
L’art n’est autre chose que le contrerolle, et le registre des productions2
de telles ames.   C’est aussi pour moy vn doux commerce,
que celuy des belles et honnestes femmes: nam nos quoque
oculos eruditos habemus. Si l’ame n’y a pas tant à iouyr qu’au premier,
les sens corporels qui participent aussi plus à cettuy-cy, le
ramenent à vne proportion voisine de l’autre: quoy que selon moy,
non pas esgalle. Mais c’est vn commerce où il se faut tenir vn peu
sur ses gardes: et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup,
comme en moy. Ie m’y eschauday en mon enfance: et y souffris
toutes les rages, que les poëtes disent aduenir à ceux qui s’y laissent
aller sans ordre et sans iugement. Il est vray que ce coup de3
fouët m’a seruy depuis d’instruction.

Quicumque Argolica de classe Capharea fugit,
Semper ab Euboicis vela retorquet aquis.

C’est folie d’y attacher toutes ses pensees, et s’y engager d’vne affection
furieuse et indiscrete. Mais d’autre part, de s’y mesler sans
amour, et sans obligation de volonté, en forme de comediens, pour
iouer vn rolle commun, de l’aage et de la coustume, et n’y mettre
du sien que les parolles: c’est de vray pouruoir à sa seureté: mais
150 bien laschement, comme celuy qui abandonneroit son honneur ou
son proffit, ou son plaisir, de peur du danger. Car il est certain,
que d’vne telle pratique, ceux qui la dressent, n’en peuuent esperer
aucun fruict, qui touche ou satisface vne belle ame. Il faut auoir en
bon escient desiré, ce qu’on veut prendre en bon escient plaisir de
iouyr. Ie dy quand iniustement fortune fauoriseroit leur masque:
ce qui aduient souuent, à cause de ce qu’il n’y a aucune d’elles, pour
malotrüe qu’elle soit, qui ne pense estre bien aymable, qui ne se
recommande par son aage, ou par son poil, ou par son mouuement
(car de laides vniuersellement, il n’en est non plus que de belles) et1
les filles Brachmanes, qui ont faute d’autre recommendation, le
peuple assemblé à cri publiq pour cet effect, vont en la place, faisans
montre de leurs parties matrimoniales: veoir, si par là aumoins
elles ne valent pas d’acquerir vn mary. Par consequent il n’en est
pas vne qui ne se laisse facilement persuader au premier serment
qu’on luy fait de la seruir. Or de cette trahison commune et ordinaire
des hommes d’auiourd’huy, il faut qu’il aduienne, ce que desia
nous montre l’experience: c’est qu’elles se r’allient et reiettent
à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr: ou bien qu’elles se
rengent aussi de leur costé, à cet exemple que nous leur donnons:2
qu’elles ioüent leur part de la farce, et se prestent à cette negociation,
sans passion, sans soing et sans amour: Neque affectui suo aut
alieno obnoxiæ. Estimans, suyuant la persuasion de Lysias en Platon,
qu’elles se peuuent addonner vtilement et commodement à
nous, d’autant plus, que moins nous les aymons. Il en ira comme
des comedies, le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les
comediens. De moy, ie ne connois non plus Venus sans Cupidon,
qu’vne maternité sans engeance. Ce sont choses qui s’entreprestent
et s’entredoiuent leur essence. Ainsi cette piperie reiallit sur celuy
qui la fait: il ne luy couste guere, mais il n’acquiert aussi rien qui3
vaille. Ceux qui ont faict Venus Deesse, ont regardé que sa principale
beauté estoit incorporelle et spirituelle. Mais celle que ces gens
cy cerchent, n’est pas seulement humaine, ny mesme brutale: les
bestes ne la veulent si lourde et si terrestre. Nous voyons que l’imagination
et le desir les eschauffe souuent et solicite, auant le corps:
nous voyons en l’vn et l’autre sexe, qu’en la presse elles ont du
choix et du triage en leurs affections, et qu’elles ont entre-elles des
accointances de longue bien-vueillance. Celles mesmes à qui la
vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hannissent
et tressaillent d’amour. Nous les voyons auant le faict, pleines d’esperance4
et d’ardeur: et quand le corps a ioué son ieu, se chatouiller
encor de la douceur de cette souuenance: et en voyons qui
s’enflent de fierté au partir de là, et qui en produisent des chants
152 de feste et de triomphe, lasses et saoules. Qui n’a qu’à descharger
le corps d’vne necessité naturelle, n’a que faire d’y embesongner
autruy auec des apprests si curieux. Ce n’est pas viande à vne
grosse et lourde faim.   Comme celuy qui ne demande point qu’on
me tienne pour meilleur que ie suis, ie diray cecy des erreurs de
ma ieunesse: non seulement pour le danger qu’il y a, de la santé,
(si n’ay-ie sceu si bien faire, que ie n’en aye eu deux atteintes,
legeres toutesfois, et preambulaires) mais encores par mespris, ie
ne me suis guere adonné aux accointances venales et publiques.
I’ay voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par1
quelque gloire. Et aymois la façon de l’Empereur Tibere, qui se
prenoit en ses amours, autant par la modestie et noblesse, que par
autre qualité. Et l’humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit
à moins, que d’vn Dictateur, ou Consul, ou Censeur: et prenoit
son deduit, en la dignité de ses amoureux. Certes les perles et le
brocadel y conferent quelque chose: et les tiltres, et le train.   Au
demeurant, ie faisois grand compte de l’esprit, mais pourueu que
le corps n’en fust pas à dire. Car à respondre en conscience, si
l’vne ou l’autre des deux beautez deuoit necessairement y faillir,
i’eusse choisi de quitter plustost la spirituelle. Elle a son vsage en2
meilleures choses. Mais au subiect de l’amour, subiect qui principallement
se rapporte à la veuë et à l’atouchement, on faict quelque
chose sans les graces de l’esprit, rien sans les graces corporelles.
C’est le vray aduantage des dames que la beauté: elle est si leur,
que la nostre, quoy qu’elle desire des traicts vn peu autres, n’est
en son point, que confuse auec la leur, puerile et imberbe. On dit
que chez le grand Seigneur, ceux qui le seruent sous titre de beauté,
qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loing, à vingt et
deux ans. Les discours, la prudence, et les offices d’amitié, se
trouuent mieux chez les hommes: pourtant gouuernent-ils les affaires3
du monde.   Ces deux commerces sont fortuites, et despendans
d’autruy: l’vn est ennuyeux par sa rareté, l’autre se flestrit
auec l’aage: ainsin ils n’eussent pas assez prouueu au besoing de
154 ma vie. Celuy des liures, qui est le troisiesme, est bien plus seur et
plus à nous. Il cede aux premiers les autres aduantages: mais il
a pour sa part la constance et facilité de son seruice. Cettuy-cy
costoye tout mon cours, et m’assiste par tout: il me console en la
vieillesse et en la solitude: il me descharge du poix d’vne oisiueté
ennuyeuse: et me deffait à toute heure des compagnies qui me
faschent: il emousse les pointures de la douleur, si elle n’est du
tout extreme et maistresse. Pour me distraire d’vne imagination
importune, il n’est que de recourir aux liures, ils me destournent
facilement à eux, et me la desrobent. Et si ne se mutinent point,1
pour voir que ie ne les recherche, qu’au deffaut de ces autres commoditez,
plus reelles, viues et naturelles: ils me reçoiuent tousiours
de mesme visage. Il a bel aller à pied, dit-on, qui meine
son cheual par la bride. Et nostre Iacques Roy de Naples, et de
Sicile, qui beau, ieune, et sain, se faisoit porter par pays en
ciuiere, couché sur vn meschant oriller de plume, vestu d’vne robe
de drap gris, et vn bonnet de mesme: suiuy ce pendant d’vne
grande pompe royalle, lictieres, cheuaux à main de toutes sortes,
gentils-hommes et officiers: representoit vne austerité tendre encores
et chancellante. Le malade n’est pas à plaindre, qui a la guarison2
en sa manche. En l’experience et vsage de cette sentence, qui
est tres-veritable, consiste tout le fruict que ie tire des liures. Ie
ne m’en sers en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent
poinct. I’en iouys, comme les auaritieux des tresors, pour sçauoir
que i’en iouyray quand il me plaira: mon ame se rassasie et
contente de ce droict de possession. Ie ne voyage sans liures, ny en
paix, ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs iours, et des
mois, sans que ie les employe. Ce sera tantost, dis-ie, ou demain,
ou quand il me plaira: le temps court et s’en va ce pendant sans
me blesser. Car il ne se peut dire, combien ie me repose et seiourne3
en cette consideration, qu’ils sont à mon costé pour me donner du
plaisir à mon heure: et à reconnoistre, combien ils portent de secours
à ma vie. C’est la meilleure munition que i’aye trouué à cet
humain voyage: et plains extremement les hommes d’entendement,
qui l’ont à dire. I’accepte plustost toute autre sorte d’amusement,
pour leger qu’il soit: d’autant que cettuy-cy ne me peut faillir.
Chez moy, ie me destourne vn peu plus souuent à ma librairie, d’où,
tout d’vne main, ie commande mon mesnage. Ie suis sur l’entree,
et vois soubs moy, mon iardin, ma basse cour, ma cour, et dans la
plus part des membres de ma maison. Là ie feuillette à cette heure4
156 vn liure, à cette heure vn autre, sans ordre et sans dessein, à
pieces descousues. Tantost ie resue, tantost i’enregistre et dicte, en
me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage
d’vne tour. Le premier, c’est ma chapelle, le second vne chambre
et sa suitte, où ie me couche souuent, pour estre seul. Au dessus,
elle a vne grande garderobe. C’estoit au temps passé, le lieu plus
inutile de ma maison. Ie passe là et la plus part des iours de ma
vie, et la plus part des heures du iour. Ie n’y suis iamais la nuict.
A sa suitte est vn cabinet assez poly, capable à receuoir du feu
pour l’hyuer, tres-plaisamment percé. Et si ie ne craignoy non plus1
le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne:
i’y pourroy facilement coudre à chasque costé vne gallerie de
cent pas de long, et douze de large, à plein pied: ayant trouué tous
les murs montez, pour autre vsage, à la hauteur qu’il me faut. Tout
lieu retiré requiert vn proumenoir. Mes pensees dorment, si ie les
assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les iambes l’agitent.
Ceux qui estudient sans liure, en sont tous là. La figure en est
ronde, et n’a de plat, que ce qu’il faut à ma table et à mon siege:
et vient m’offrant en se courbant, d’vne veuë, tous mes liures, rengez
sur des pulpitres à cinq degrez tout à l’enuiron. Elle a trois2
veuës de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre.
En hyuer i’y suis moins continuellement: car ma maison est iuchee
sur vn tertre, comme dit son nom: et n’a point de piece plus
euentee que cette cy: qui me plaist d’estre vn peu penible et à l’esquart,
tant pour le fruit de l’exercice, que pour reculer de moy la
presse. C’est là mon siege. I’essaye à m’en rendre la domination
pure: et à soustraire ce seul coing, à la communauté et coniugale,
et filiale, et ciuile. Par tout ailleurs ie n’ay qu’vne auctorité verbale:
en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n’a chez soy,
où estre à soy: où se faire particulierement la cour: où se cacher.3
L’ambition paye bien ses gents, de les tenir tousiours en montre,
comme la statue d’vn marché. Magna seruitus est magna fortuna.
Ils n’ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Ie n’ay rien iugé
de si rude en l’austerité de vie, que nos religieux affectent, que ce
que ie voy en quelqu’vne de leurs compagnies, auoir pour regle vne
perpetuelle societé de lieu: et assistance nombreuse entre eux, en
quelque action que ce soit. Et trouue aucunement plus supportable,
d’estre tousiours seul, que ne le pouuoir iamais estre.   Si quelqu’vn
158 me dit, que c’est auillir les muses, de s’en seruir seulement
de iouet, et de passetemps, il ne sçait pas comme moy, combien
vaut le plaisir, le ieu et le passetemps: à peine que ie ne die toute
autre fin estre ridicule. Ie vis du iour à la iournee, et parlant en
reuerence, ne vis que pour moy: mes desseins se terminent là.
I’estudiay ieune pour l’ostentation; depuis, vn peu pour m’assagir:
à cette heure pour m’esbattre: iamais pour le quest. Vne humeur
vaine et despensiere que i’auois, apres cette sorte de meuble: non
pour en prouuoir seulement mon besoing, mais de trois pas au
dela, pour m’en tapisser et parer: ie l’ay pieça abandonnee.   Les1
liures ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçauent
choisir. Mais aucun bien sans peine. C’est vn plaisir qui n’est pas
net et pur, non plus que les autres: il a ses incommoditez, et bien
poisantes. L’ame s’y exerce, mais le corps, duquel ie n’ay non plus
oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s’atterre et s’attriste.
Ie ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à
euiter, en cette declinaison d’aage.   Voyla mes trois occupations
fauories et particulieres. Ie ne parle point de celles que ie doibs au
monde par obligation ciuile.

CHAPITRE IIII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. IV.)
De la Diuersion.

I’AY autresfois esté employé à consoler vne dame vrayement affligee.2
La plus part de leurs deuils sont artificiels et ceremonieux.

Vberibus semper lacrymis, sempérque paratis
In statione sua, atque expectantibus illam
Quo iubeat manare modo.

On y procede mal, quand on s’oppose à cette passion: car l’opposition
les pique et les engage plus auant à la tristesse. On exaspere le
160 mal par la ialousie du debat. Nous voyons des propos communs,
que ce que i’auray dit sans soing, si on vient à me le contester, ie
m’en formalise, ie l’espouse: beaucoup plus ce à quoy i’aurois
interest. Et puis en ce faisant, vous vous presentez à vostre operation
d’vne entree rude: là où les premiers accueils du medecin
enuers son patient, doiuent estre gracieux, gays, et aggreables.
Iamais medecin laid, et rechigné n’y fit œuure. Au contraire doncq,
il faut ayder d’arriuee et fauoriser leur plaincte, et en tesmoigner
quelque approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gaignez
credit à passer outre, et d’vne facile et insensible inclination, vous1
vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guerison.
Moy, qui ne desirois principalement que de piper l’assistance, qui
auoit les yeux sur moy, m’aduisay de plastrer le mal. Aussi me trouue-ie
par experience, auoir mauuaise main et infructueuse à persuader.
Ou ie presente mes raisons trop pointues et trop seiches: ou trop brusquement:
ou trop nonchalamment. Apres que ie me fus appliqué
vn temps à son tourment, ie n’essayay pas de le guarir par fortes et
viues raisons: par ce que i’en ay faute, ou que ie pensois autrement
faire mieux mon effect. Ny n’allay choisissant les diuerses manieres,
que la philosophie prescrit à consoler: Que ce qu’on plaint n’est2
pas mal, comme Cleanthes: Que c’est vn leger mal, comme les Peripateticiens:
Que se plaindre n’est action, ny iuste, ny loüable,
comme Chrysippus: Ny cette cy d’Epicurus, plus voisine à mon
style, de transferer la pensee des choses fascheuses aux plaisantes:
Ny faire vne charge de tout cet amas, le dispensant par occasion,
comme Cicero. Mais declinant tout mollement noz propos, et les
gauchissant peu à peu, aux subiects plus voysins, et puis vn peu
plus eslongnez, selon qu’elle se prestoit plus à moy, ie luy desrobay
imperceptiblement cette pensee douloureuse: et la tins en bonne
contenance et du tout r’apaisee autant que i’y fus. I’vsay de diuersion.3
Ceux qui me suyuirent à ce mesme seruice, n’y trouuerent
aucun amendement: car ie n’auois pas porté la coignee aux racines.
A l’aduenture ay-ie touché quelque espece de diuersions publiques.
162 Et l’vsage des militaires, dequoy se seruit Pericles en la
guerre Peloponnesiaque: et mille autres ailleurs, pour reuoquer de
leurs païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce
fut vn ingenieux destour, dequoy le Sieur d’Himbercourt sauua et
soy et d’autres, en la ville du Liege: où le Duc de Bourgongne, qui
la tenoit assiegee, l’auoit fait entrer, pour executer les conuenances
de leur reddition accordee. Ce peuple assemblé de nuict pour y
pouruoir, commence à se mutiner contre ces accords passez: et delibererent
plusieurs, de courre sus aux negociateurs, qu’ils tenoient
en leur puissance. Luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces1
gens, qui venoient se ruer en son logis, lascha soudain vers eux,
deux des habitans de la ville, (car il y en auoit aucuns auec luy)
chargez de plus douces et nouuelles offres, à proposer en leur conseil,
qu’il auoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux
arresterent la premiere tempeste, ramenant cette tourbe esmeüe en
la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation
fut courte. Voicy desbonder vn second orage, autant animé
que l’autre: et luy à leur despecher en teste, quatre nouueaux et
semblables intercesseurs, protestans auoir à leur declarer à ce
coup, des presentations plus grasses, du tout à leur contentement et2
satisfaction: par où ce peuple fut de rechef repoussé dans le conclaue.
Somme, que par telle dispensation d’amusemens, diuertissant
leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l’endormit
en fin, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire.   Cet autre
comte est aussi de ce predicament. Atalante fille de beauté excellente,
et de merueilleuse disposition, pour se deffaire de la
presse de mille poursuiuants, qui la demandoient en mariage, leur
donna cette loy, qu’elle accepteroit celuy qui l’egalleroit à la course,
pourueu que ceux qui y faudroient, en perdissent la vie. Il s’en
trouua assez, qui estimerent ce prix digne d’vn tel hazard, et qui3
encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire
son essay apres les autres, s’adressa à la deesse tutrice de cette
amoureuse ardeur, l’appellant à son secours: qui exauçant sa
priere, le fournit de trois pommes d’or, et de leur vsage. Le champ
de la course ouuert, à mesure qu’Hippomenes sent sa maistresse
luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inaduertance,
l’vne de ces pommes: la fille amusee de sa beauté, ne faut point de
se destourner pour l’amasser:

Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi
Declinat cursus, aurúmque volubile tollit.4

164 Autant en fit-il à son poinct, et de la seconde et de la tierce: iusques
à ce que par ce fouruoyement et diuertissement, l’aduantage
de la course luy demeura.   Quand les medecins ne peuuent purger
le caterrhe, ils le diuertissent, et desuoyent à vne autre partie
moins dangereuse. Ie m’apperçoy que c’est aussi la plus ordinaire
recepte aux maladies de l’ame. Abducendus etiam nonnunquam animus
est ad alia studia, solicitudines, curas, negotia: loci denique
mutatione, tanquam ægroti non conualescentes, sæpe curandus est.
On luy fait peu choquer les maux de droit fil: on ne luy en fait ny
soustenir ny rabatre l’atteinte: on la luy fait decliner et gauchir.1
Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C’est à faire à
ceux de la premiere classe, de s’arrester purement à la chose, la
considerer, la iuger. Il appartient à vn seul Socrates, d’accointer
la mort d’vn visage ordinaire, s’en appriuoiser et s’en iouer. Il ne
cherche point de consolation hors de la chose: le mourir luy semble
accident naturel et indifferent: il fiche là iustement sa veuë, et
s’y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d’Hegesias, qui se
font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons,
et si dru que le Roy Ptolomee luy fit defendre de plus entretenir
son eschole de ces homicides discours: ceux là ne considerent2
point la mort en soy, ils ne la iugent point: ce n’est pas là où ils
arrestent leur pensee: ils courent, ils visent à vn estre nouueau.
Ces pauures gens qu’on void sur l’eschaffaut, remplis d’vne ardente
deuotion, y occupants tous leurs sens autant qu’ils peuuent:
les aureilles aux instructions qu’on leur donne; les yeux et les
mains tendues au ciel: la voix à des prieres hautes, auec vne esmotion
aspre et continuelle, font certes chose louable et conuenable à
vne telle necessité. On les doibt louer de religion: mais non proprement
de constance. Ils fuyent la lucte: ils destournent de la
mort leur consideration: comme on amuse les enfans pendant qu’on3
leur veut donner le coup de lancette. I’en ay veu, si par fois leur
veuë se raualoit à ces horribles asprets de la mort, qui sont autour
166 d’eux, s’en transir, et reietter auec furie ailleurs leur pensee. A
ceux qui passent vne profondeur effroyable, on ordonne de clorre
ou destourner leurs yeux.   Subrius Flauius, ayant par le commandement
de Neron, à estre deffaict, et par les mains de Niger, tous
deux chefs de guerre: quand on le mena au champ, où l’execution
deuoit estre faicte, voyant le trou que Niger auoit fait cauer pour
le mettre, inegal et mal formé: Ny cela, mesme, dit-il, se tournant
aux soldats qui y assistoyent, n’est selon la discipline militaire. Et
à Niger, qui l’exhortoit de tenir la teste ferme: Frapasses tu seulement
aussi ferme. Et deuina bien: car le bras tremblant à Niger,1
il la luy coupa à diuers coups. Cettuy-cy semble auoir eu sa pensee
droittement et fixement au subiect.   Celuy qui meurt en la meslee,
les armes à la main, il n’estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny
ne la considere: l’ardeur du combat l’emporte. Vn honneste homme
de ma cognoissance, estant tombé comme il se batoit en estocade,
et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups,
chacun des assistans luy crioit qu’il pensast à sa conscience, mais
il me dit depuis, qu’encores que ces voix luy vinssent aux oreilles,
elles ne l’auoient aucunement touché, et qu’il ne pensa iamais qu’à
se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme combat.2
Beaucoup fit pour L. Syllanus, celuy qui luy apporta sa condamnation:
de ce qu’ayant ouy sa response, qu’il estoit bien preparé
à mourir, mais non pas de mains scelerees: il se rua sur luy,
auec ses soldats pour le forcer: et comme luy tout desarmé, se
defendoit obstinement de poingts et de pieds, il le fit mourir en ce
debat: dissipant en prompte cholere et tumultuaire, le sentiment
penible d’vne mort longue et preparee, à quoy il estoit destiné.
   Nous pensons tousiours ailleurs: l’esperance d’vne meilleure vie
nous arreste et appuye: ou l’esperance de la valeur de nos enfans:
ou la gloire future de nostre nom: ou la fuitte des maux de cette3
vie: ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort:

168 Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Sæpe vocaturum.
Audiam, et hæc manes veniet mihi fama sub imos.

Xenophon sacrifioit couronné quand on luy vint annoncer la
mort de son fils Gryllus, en la bataille de Mantinee. Au premier
sentiment de cette nouuelle, il ietta sa couronne à terre: mais par
la suitte du propos, entendant la forme d’vne mort tres-valeureuse,
il l’amassa, et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa
fin, sur l’eternité et l’vtilité de ses escrits. Omnes clari et nobilitati1
labores, fiunt tolerabiles. Et la mesme playe, le mesme trauail,
ne poise pas, dit Xenophon, à vn general d’armee, comme à vn
soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant
esté informé, que la victoire estoit demeuree de son costé. Hæc
sunt solatia, hæc fomenta summorum dolorum. Et telles autres circonstances
nous amusent, diuertissent et destournent de la consideration
de la chose en soy. Voire les arguments de la philosophie,
vont à touts coups costoyans et gauchissans la matiere, et à peine
essuyans sa crouste. Le premier homme de la premiere eschole
philosophique, et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre2
la mort: Nul mal n’est honorable: la mort l’est: elle n’est pas
donc mal. Contre l’yurongnerie: Nul ne fie son secret à l’yurongne:
chacun le fie au sage: le sage ne sera donc pas yurongne.
Cela est-ce donner au blanc? I’ayme à veoir ces ames principales,
ne se pouuoir desprendre de nostre consorce. Tant parfaicts hommes
qu’ils soyent, ce sont tousiours bien lourdement des hommes.
C’est vne douce passion que la vengeance, de grande impression
et naturelle: ie le voy bien, encore que ie n’en aye aucune experience.
Pour en distraire dernierement vn ieune Prince, ie ne luy
allois pas disant, qu’il falloit prester la iouë à celuy qui vous auoit3
frappé l’autre, pour le deuoir de charité: ny ne luy allois representer
les tragiques euenements que la poësie attribue à cette passion.
Ie la laissay là, et m’amusay à luy faire gouster la beauté
d’vne image contraire: l’honneur, la faueur, la bien-vueillance
qu’il acquerroit par clemence et bonté: ie le destournay à l’ambition.
Voyla comme lon en faict.   Si vostre affection en l’amour
est trop puissante, dissipez la, disent-ils. Et disent vray, car ie l’ay
170 souuent essayé auec vtilité. Rompez la à diuers desirs, desquels il
y en ayt vn regent et vn maistre, si vous voulez, mais de peur qu’il
ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez-le, seiournez-le, en le
diuisant et diuertissant.

Cùm morosa vago singultiet inguine vena,

Coniicito humorem collectum in corpora quæque.

Et pouruoyez y de bonne heure, de peur que vous n’en soyez en
peine, s’il vous a vne fois saisi.

Si non prima nouis conturbes vulnera plagis,
Volgiuagáque vagus Venere ante recentia cures.1
Ie fus autrefois touché d’vn puissant desplaisir, selon ma complexion:
et encores plus iuste que puissant: ie m’y fusse perdu à
l’aduenture, si ie m’en fusse simplement fié à mes forces. Ayant
besoing d’vne vehemente diuersion pour m’en distraire, ie me fis
par art amoureux et par estude: à quoy l’aage m’aydoit. L’amour
me soulagea et retira du mal, qui m’estoit causé par l’amitié. Par
tout ailleurs de mesme. Vne aigre imagination me tient: ie trouue
plus court, que de la dompter, la changer: ie luy en substitue, si ie
ne puis vne contraire, aumoins vn’ autre. Tousiours la variation
soulage, dissout et dissipe. Si ie ne puis la combatre, ie luy eschappe:2
et en la fuïant, ie fouruoye, ie ruse. Muant de lieu,
d’occupation, de compagnie, ie me sauue dans la presse d’autres
amusemens et pensees, où elle perd ma trace, et m’esgare.   Nature
procede ainsi, par le benefice de l’inconstance. Car le temps
qu’elle nous a donné pour souuerain medecin de nos passions, gaigne
son effect principalement par là, que fournissant autres et
autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette
premiere apprehension, pour forte qu’elle soit. Vn sage ne voit
guere moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu’au
premier an; et suiuant Epicurus, de rien moins: car il n’attribuoit3
aucun leniment des fascheries, ny à la preuoyance, ny à l’antiquité
d’icelles. Mais tant d’autres cogitations trauersent cette-cy, qu’elle
s’alanguit, et se lasse en fin.   Pour destourner l’inclination des
bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queuë à son
beau chien, et le chassa en la place: afin que donnant ce subiect
pour babiller au peuple, il laissast en paix ses autres actions. I’ay
veu aussi, pour cet effect de diuertir les opinions et coniectures du
172 peuple, et desuoyer les parleurs, des femmes, couurir leurs vrayes
affections, par des affections contrefaictes. Mais i’en ay veu telle,
qui en se contrefaisant s’est laissee prendre à bon escient, et a
quitté la vraye et originelle affection pour la feinte: et aprins par
elle, que ceux qui se trouuent bien logez, sont des sots de consentir
à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reseruez à
ce seruiteur aposté, croyez qu’il n’est guere habile, s’il ne se met
en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne. Cela c’est proprement
tailler et coudre vn soulier, pour qu’vn autre le chausse.
Peu de chose nous diuertit et destourne: car peu de chose nous1
tient. Nous ne regardons gueres les subiects en gros et seuls: ce
sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui
nous frappent: et des vaines escorces qui reiallissent des subiects.

Folliculos vt nunc teretes æstate cicadæ
Linquunt.

Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance.
Le souuenir d’vn adieu, d’vne action, d’vne grace particuliere, d’vne
recommandation derniere, nous afflige. La robe de Cæsar troubla
toute Romme, ce que sa mort n’auoit pas faict. Le son mesme des2
noms, qui nous tintoüine aux oreilles: Mon pauure maistre, ou
mon grand amy: helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand
ces redites me pinsent, et que i’y regarde de pres, ie trouue que
c’est vne pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme
les exclamations des prescheurs, esmouuent leur auditoire souuent,
plus que ne font leurs raisons: et comme nous frappe la voix piteuse
d’vne beste qu’on tue pour nostre seruice: sans que ie poise
ou penetre ce pendant, la vraye essence et massiue de mon subiect.

His se stimulis dolor ipse lacessit.

Ce sont les fondemens de nostre deuil.   L’opiniastreté de mes3
pierres, specialement en la verge, m’a par fois ietté en longues
suppressions d’vrine, de trois, de quatre iours: et si auant en la
mort, que c’eust esté follie d’esperer l’euiter, voyre desirer, veu les
cruels efforts que cet estat m’apporte. O que ce bon Empereur, qui
faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute
de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me
trouuant là, ie consideroy par combien legeres causes et obiects,
l’imagination nourrissoit en moy le regret de la vie: de quels atomes
174 se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement:
à combien friuoles pensees nous donnions place en vn si
grand affaire. Vn chien, vn cheual, vn liure, vn verre, et quoy non?
tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances,
leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré.
Ie voy nonchalamment la mort, quand ie la voy vniuersellement,
comme fin de la vie. Ie la gourmande en bloc: par le menu, elle
me pille. Les larmes d’vn laquais, la dispensation de ma desferre,
l’attouchement d’vne main cognue, vne consolation commune, me
desconsole et m’attendrit. Ainsi nous troublent l’ame, les plaintes1
des fables: et les regrets de Didon, et d’Ariadné passionnent ceux
mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle: c’est vne
exemple de nature obstinee et dure, n’en sentir aucune emotion:
comme on recite, pour miracle, de Polemon: mais aussi ne pallit
il pas seulement à la morsure d’vn chien enragé, qui luy emporta
le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si auant, de conceuoir
la cause d’vne tristesse, si viue et entiere, par iugement, qu’elle ne
souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y
ont leur part: parties qui ne peuuent estre agitees que par vains
accidens.   Est-ce raison que les arts mesmes se seruent et facent2
leur proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle? L’orateur,
dit la rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s’esmouuera par
le son de sa voix, et par ses agitations feintes; et se lairra piper à
la passion qu’il represente. Il s’imprimera vn vray deuil et essentiel,
par le moyen de ce battelage qu’il iouë, pour le transmettre
aux iuges, à qui il touche encore moins. Comme font ces personnes
qu’on loüe aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil,
qui vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car
encore qu’ils s’esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant
et rengeant la contenance, il est certain qu’ils s’emportent3
souuent tous entiers, et reçoiuent en eux vne vraye melancholie. Ie
fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps
de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué. Ie
consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation
et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la
seule montre de l’appareil de nostre conuoy: car seulement le
nom du trespassé n’y estoit pas cogneu. Quintilian dit auoir veu
176 des comediens si fort engagez en vn rolle de deuil, qu’ils en pleuroient
encore au logis: et de soy mesme, qu’ayant prins à esmouuoir
quelque passion en autruy, il l’auoit espousee, iusques à se
trouuer surprins, non seulement de larmes, mais d’vne palleur de
visage et port d’homme vrayement accablé de douleur.   En vne
contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin:
car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la
souuenance des bonnes et agreables conditions qu’il auoit, elles
font tout d’vn train aussi recueil et publient ses imperfections:
comme pour entrer d’elles mesmes en quelque compensation, et se1
diuertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que
nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy prester
des louanges nouuelles et fauces: et à le faire tout autre, quand
nous l’auons perdu de veuë, qu’il ne nous sembloit estre, quand
nous le voyions. Comme si le regret estoit vne partie instructiue:
ou que les larmes en lauant nostre entendement, l’esclaircissent. Ie
renonce dés à present aux fauorables tesmoignages, qu’on me voudra
donner, non par ce que i’en seray digne, mais par ce que ie
seray mort.   Qui demandera à celuy là, Quel interest auez vous à
ce siege? L’interest de l’exemple, dira-il, et de l’obeyssance commune2
du Prince: ie n’y pretens proffit quelconque: et de gloire,
ie sçay la petite part qui en peut toucher vn particulier comme
moy: ie n’ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain,
tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en
son rang de bataille pour l’assaut. C’est la lueur de tant d’acier,
et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy
ont ietté cette nouuelle rigueur et hayne dans les veines. Friuole
cause, me direz vous. Comment cause? il n’en faut point, pour
agiter nostre ame. Vne resuerie sans corps et sans subiect la regente
et l’agite. Que ie me mette à faire des chasteaux en Espaigne,3
mon imagination m’y forge des commoditez et des plaisirs,
desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouye. Combien
de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse,
par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques,
178 qui nous alterent et l’ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees,
riardes, confuses, excite la resuerie en noz visages! Quelles saillies
et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme
seul, qu’il aye des visions fauces, d’vne presse d’autres hommes,
auec qui il negocie: ou quelque demon interne, qui le persecute?
Enquerez vous à vous, où est l’obiect de cette mutation? Est-il rien
sauf nous, en nature, que l’inanité substante, sur quoy elle puisse?
Cambyses pour auoir songé en dormant, que son frere deuoit deuenir
Roy de Perse, le fit mourir, vn frere qu’il aymoit, et duquel il
s’estoit tousiours fié. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour1
vne fantasie qu’il print de mauuais augure, de ie ne sçay quel hurlement
de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché
de quelque mal plaisant songe qu’il auoit songé. C’est priser sa
vie iustement ce qu’elle est, de l’abandonner pour vn songe. Oyez
pourtant nostre ame, triompher de la misere du corps, de sa foiblesse,
de ce qu’il est en butte à toutes offences et alterations:
vrayement elle a raison d’en parler.

O prima infelix fingenti terra Prometheo!
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte,2
Recta animi primùm debuit esse via.

CHAPITRE V.    (TRADUCTION LIV. III, CH. V.)
Sur des vers de Virgile.

A mesure que les pensemens vtiles sont plus pleins, et solides, ils
sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort,
la pauureté, les maladies, sont subiects graues, et qui greuent. Il
faut auoir l’ame instruitte des moyens de soustenir et combatre
les maux, et instruite des regles de bien viure, et de bien croire:
et souuent l’esueiller et exercer en cette belle estude. Mais à vne
ame de commune sorte, il faut que ce soit auec relasche et moderation:
elle s’affolle, d’estre trop continuellement bandee. I’auoy
besoing en ieunesse, de m’aduertir et solliciter pour me tenir en office.3
L’alegresse et la santé ne conuiennent pas tant bien, dit-on,
180 auec ces discours serieux et sages. Ie suis à present en vn autre
estat. Les conditions de la vieillesse, ne m’aduertissent que trop,
m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté, ie suis
tombé en celuy de la seuerité: plus fascheux. Parquoy, ie me
laisse à cette heure aller vn peu à la desbauche, par dessein: et
employe quelque fois l’ame, à des pensemens folastres et ieunes,
où elle se seiourne. Ie ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant,
et trop meur. Les ans me font leçon tous les iours, de froideur, et
de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint: il est
à son tour de guider l’esprit vers la reformation: il regente à son1
tour: et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas vne
heure, ny dormant ny veillant, chaumer d’instruction, de mort, de
patience, et de pœnitence. Ie me deffens de la temperance, comme
i’ay faict autresfois de la volupté: elle me tire trop arriere, et
iusques à la stupidité. Or ie veux estre maistre de moy, à tout
sens. La sagesse a ses excez, et n’a pas moins besoing de moderation
que la folie. Ainsi, de peur que ie ne seche, tarisse, et m’aggraue
de prudence, aux interualles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne siet vsque malis,

ie gauchis tout doucement, et desrobe ma veuë de ce ciel orageux2
et nubileux que i’ay deuant moy. Lequel, Dieu mercy, ie considere
bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et
me vay amusant en la recordation des ieunesses passees:

Animus quod perdidit, optat,
Atque in præterita se totus imagine versat.

Que l’enfance regarde deuant elle, la vieillesse derriere: estoit ce
pas ce que signifioit le double visage de Ianus? Les ans m’entrainnent
s’ils veulent, mais à reculons. Autant que mes yeux peuuent
recognoistre cette belle saison expiree, ie les y destourne à secousses.
Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n’en3
veux-ie déraciner l’image de la memoire.

Hoc est
Viuere bis, vita posse priore frui.
Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses,
et ieux de la ieunesse, pour se resiouyr en autruy, de la soupplesse
et beauté du corps, qui n’est plus en eux: et rappeller en leur souuenance,
la grace et faueur de cet aage verdissant. Et veut qu’en
ces esbats, ils attribuent l’honneur de la victoire, au ieune homme,
qui aura le plus esbaudi et resioui, et plus grand nombre d’entre
eux. Ie merquois autresfois les iours poisans et tenebreux, comme4
182 extraordinaires. Ceux-là sont tantost les miens ordinaires: les extraordinaires
sont les beaux et serains. Ie m’en vay au train de
tressaillir, comme d’vne nouuelle faueur, quand aucune chose ne
me deult. Que ie me chatouille, ie ne puis tantost plus arracher vn
pauure rire de ce meschant corps. Ie ne m’esgaye qu’en fantasie et
en songe: pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse.
Mais certes il faudroit autre remede, qu’en songe. Foible lucte, de
l’art contre la nature. C’est grand simplesse, d’alonger et anticiper,
comme chacun fait, les incommoditez humaines. I’ayme mieux
estre moins long temps vieil, que d’estre vieil, auant que de l’estre.1
Iusques aux moindres occasions de plaisir que ie puis rencontrer,
ie les empoigne. Ie congnois bien par ouyr dire, plusieurs especes
de voluptez prudentes, fortes et glorieuses: mais l’opinion ne
peut pas assez sur moy pour m’en mettre en appetit. Ie ne les veux
pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme ie les veux
doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus: populo nos
damus, nullius rei bono auctori. Ma philosophie est en action, en
vsage naturel et present: peu en fantasie. Prinssé-ie plaisir à
iouer aux noisettes et à la toupie!

Non ponebat enim rumores ante salutem.2

La volupté est qualité peu ambitieuse; elle s’estime assez riche de
soy, sans y mesler le prix de la reputation: et s’ayme mieux à
l’ombre. Il faudroit donner le foüet à vn ieune homme, qui s’amuseroit
à choisir le goust du vin, et des sauces. Il n’est rien que
i’aye moins sçeu, et moins prisé: à cette heure ie l’apprens. I’en ay
grand honte, mais qu’y feroy-ie? I’ay encor plus de honte et de
despit, des occasions qui m’y poussent. C’est à nous, à resuer et
baguenauder, et à la ieunesse à se tenir sur la reputation et sur le
bon bout. Elle va vers le monde, vers le credit: nous en venons.
Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clauam, sibi pilam, sibi natationes3
et cursus habeant: nobis senibus, ex lusionibus multis, talos
relinquant et tesseras. Les loix mesme nous enuoyent au logis. Ie
ne puis moins en faueur de cette chetiue condition, où mon aage
me pousse, que de luy fournir de ioüets et d’amusoires, comme à
l’enfance: aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folie, auront
prou à faire, à m’estayer et secourir par offices alternatifs, en cette
calamité d’aage.

Misce stultitiam consiliis breuem.

Ie fuis de mesme les plus legeres pointures: et celles qui ne
m’eussent pas autresfois esgratigné, me transpercent à cette heure.4
Mon habitude commence de s’appliquer si volontiers au mal: in
fragili corpore odiosa omnis offensio est.

184 Ménsque pati durum sustinet ægra nihil.

I’ay esté tousiours chatouilleux et delicat aux offences, ie suis plus
tendre à cette heure, et ouuert par tout.

Et minimæ vires frangere quassa valent.

Mon iugement m’empesche bien de regimber et gronder contre les
inconuenients que Nature m’ordonne à souffrir, mais non pas de
les sentir. Ie courrois d’vn bout du monde à l’autre, chercher vn
bon an de tranquillité plaisante et eniouee, moy, qui n’ay autre fin
que viure et me resiouyr. La tranquillité sombre et stupide, se
trouue assez pour moy, mais elle m’endort et enteste: ie ne m’en1
contente pas. S’il y a quelque personne, quelque bonne compagnie,
aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voyagere,
à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me
soyent bonnes, il n’est que de siffler en paume, ie leur iray fournir
des Essays, en chair et en os.   Puisque c’est le priuilege de l’esprit,
de se r’auoir de la vieillesse, ie luy conseille autant que ie
puis, de le faire: qu’il verdisse, qu’il fleurisse ce pendant, s’il
peut, comme le guy sur vn arbre mort. Ie crains que c’est vn traistre:
il s’est si estroittement affreté au corps, qu’il m’abandonne à
tous coups, pour le suiure en sa necessité. Ie le flatte à part, ie le2
practique pour neant: i’ay beau essayer de le destourner de cette
colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et
les dances royalles: si son compagnon a la cholique, il semble
qu’il l’ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulieres
et propres, ne se peuuent lors sousleuer: elles sentent euidemment
le morfondu: il n’y a poinct d’allegresse en ses productions,
s’il n’en y a quand et quand au corps.   Noz maistres ont tort, dequoy
cherchants les causes des eslancements extraordinaires de
nostre esprit, outre ce qu’ils en attribuent à vn rauissement diuin,
à l’amour, à l’aspreté guerriere, à la poësie, au vin: ils n’en ont3
donné sa part à la santé. Vne santé bouillante, vigoureuse, pleine,
oysiue, telle qu’autrefois la verdeur des ans et la securité, me la
fournissoient par venuës. Ce feu de gayeté suscite en l’esprit des
eloises viues et claires outre nostre clairté naturelle: et entre les
enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien,
ce n’est pas merueille, si vn contraire estat affesse mon esprit, le
clouë, et en tire vn effect contraire.

Ad nullum consurgit opus cum corpore languet.

Et veut encores que ie luy sois tenu, dequoy il preste, comme il
dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l’vsage ordinaire4
des hommes. Aumoins pendant que nous auons trefue,
186 chassons les maux et difficultez de nostre commerce,

Dum licet, obducta soluatur fronte senectus:

tetrica sunt amœnanda iocularibus. I’ayme vne sagesse gaye et
ciuile, et fuis l’aspreté des mœurs, et l’austerité: ayant pour suspecte
toute mine rebarbatiue:

Tristémque vultus tetrici arrogantiam;
Et habet tristis quoque turba cynædos.

Ie croy Platon de bon cœur, qui dit les humeurs faciles ou difficiles,
estre vn grand preiudice à la bonté ou mauuaistié de l’ame.
Socrates eut vn visage constant, mais serein et riant. Non fascheusement1
constant, comme le vieil Crassus, qu’on ne veit iamais rire.
La vertu est qualité plaisante et gaye.   Ie sçay bien que fort peu
de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n’ayent plus
à rechigner à la licence de leur pensee. Ie me conforme bien à leur
courage: mais i’offence leurs yeux. C’est vne humeur bien ordonnee,
de pinser les escrits de Platon, et couler ses negociations pretendues
auec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere,
quod non pudet sentire. Ie hay vn esprit hargneux et triste, qui
glisse par dessus les plaisirs de sa vie, et s’empoigne et paist aux
malheurs. Comme les mouches, qui ne peuuent tenir contre vn2
corps bien poly, et bien lissé, et s’attachent et reposent aux lieux
scabreux et raboteux. Et comme les vantouses, qui ne hument et
appetent que le mauuais sang.   Au reste, ie me suis ordonné
d’oser dire tout ce que i’ose faire: et me desplaist des pensees
mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions, ne me
semble pas si laide, comme ie trouue laid et lasche, de ne l’oser
aduouer. Chacun est discret en la confession, on le deuroit estre
en l’action. La hardiesse de faillir, est aucunement compensee et
bridee, par la hardiesse de le confesser. Qui s’obligeroit à tout
dire, s’obligeroit à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire.3
Dieu vueille que cet excés de ma licence, attire nos hommes iusques
à la liberté: par dessus ces vertus couardes et mineuses, nees
de nos imperfections: qu’aux despens de mon immoderation, ie
les attire iusques au point de la raison. Il faut voir son vice, et
l’estudier, pour le redire: ceux qui le celent à autruy, le celent
ordinairement à eux mesmes: et ne le tiennent pas pour assés couuert,
s’ils le voyent. Ils le soustrayent et desguisent à leur propre
conscience. Quare vitia sua nemo confitetur? Quia etiam nunc in
188 illis est, somnium narrare vigilantis est. Les maux du corps s’esclaircissent
en augmentant. Nous trouuons que c’est goutte, ce que
nous nommions rheume ou foulleure. Les maux de l’ame s’obscurcissent
en leurs forces: le plus malade les sent le moins. Voyla
pourquoy il les faut souuent remanier au iour, d’vne main impiteuse:
les ouurir et arracher du creus de nostre poitrine. Comme
en matiere de biens faicts, de mesme en matiere de mesfaicts, c’est
par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur
au faillir, qui nous dispense de nous en confesser? Ie souffre peine
à me feindre: si que i’euite de prendre les secrets d’autruy en1
garde, n’ayant pas bien le cœur de desaduouer ma science. Ie puis
la taire, mais la nyer, ie ne puis sans effort et desplaisir. Pour
estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation.
C’est peu, au seruice des Princes, d’estre secret, si on n’est menteur
encore. Celuy qui s’enquestoit à Thales Milesius, s’il deuoit
solemnellement nyer d’auoir paillardé, s’il se fust addressé à moy,
ie luy eusse respondu, qu’il ne le deuoit pas faire, car le mentir
me semble encore pire que la paillardise. Thales luy conseilla tout
autrement, et qu’il iurast, pour garentir le plus, par le moins. Toutesfois
ce conseil n’estoit pas tant election de vice, que multiplication.2
Sur quoy disons ce mot en passant, qu’on fait bon marché à
vn homme de conscience, quand on luy propose quelque difficulté
au contrepoids du vice: mais quand on l’enferme entre deux vices,
on le met à vn rude choix. Comme on fit Origene: ou qu’il idolatrast,
ou qu’il se souffrist iouyr charnellement, à vn grand vilain
Æthiopien qu’on luy presenta. Il subit la premiere condition: et
vitieusement, dit-on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon
leur erreur, celles qui nous protestent en ce temps, qu’elles aymeroient
mieux charger leur conscience de dix hommes, que d’vne
messe.   Si c’est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n’y a3
pas grand danger qu’elle passe en exemple et vsage. Car Ariston
disoit, que les vens que les hommes craignent le plus, sont ceux qui
les descouurent. Il faut rebrasser ce sot haillon qui cache nos
mœurs. Ils enuoyent leur conscience au bordel, et tiennent leur
contenance en regle. Iusques aux traistres et assassins, ils espousent
les loix de la ceremonie, et attachent là leur deuoir. Si n’est-ce,
ny à l’iniustice de se plaindre de l’inciuilité, ny à la malice de
190 l’indiscretion. C’est dommage qu’vn meschant homme ne soit encore
vn sot, et que la decence pallie son vice. Ces incrustations n’appartiennent
qu’à vne bonne et saine paroy, qui merite d’estre conseruee,
d’être blanchie.   En faueur des Huguenots, qui accusent nostre
confession auriculaire et priuee, ie me confesse en publiq, religieusement
et purement. Sainct Augustin, Origene, et Hippocrates, ont
publié les erreurs de leurs opinions: moy encore de mes mœurs.
Ie suis affamé de me faire congnoistre: et ne me chaut à combien,
pourueu que ce soit veritablement. Ou pour dire mieux, ie n’ay
faim de rien: mais ie fuis mortellement, d’estre pris en eschange,1
par ceux à qui il arriue de congnoistre mon nom. Celuy qui fait
tout pour l’honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner, en se
produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la
congnoissance du peuple? Louez un bossu de sa belle taille, il le
doit receuoir à iniure: si vous estes couard, et qu’on vous honnore
pour vn vaillant homme, est-ce de vous qu’on parle? On vous prend
pour vn autre. I’aymeroy aussi cher, que celuy-là se gratifiast des
bonnetades qu’on luy faict, pensant qu’il soit maistre de la trouppe,
luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus Roy de Macedoine,
passant par la ruë, quelqu’vn versa de l’eau sur luy: les assistans2
disoient qu’il deuoit le punir. Voyre mais, fit-il, il n’a pas versé
l’eau sur moy, mais sur celuy qu’il pensoit que ie fusse. Socrates
à celuy, qui l’aduertissoit: qu’on mesdisoit de luy. Point, dit-il: il
n’y a rien en moy de ce qu’ils disent. Pour moy, qui me loüeroit
d’estre bon pilote, d’estre bien modeste, ou d’estre bien chaste, ie
ne luy en deurois nul grammercy. Et pareillement, qui m’appelleroit
traistre, voleur, ou yurongne, ie me tiendroy aussi peu offencé.
Ceux qui se mescognoissent, se peuuent paistre de fauces approbations:
non pas moy, qui me voy, et qui me recherche iusques aux
entrailles, qui sçay bien ce qu’il m’appartient. Il me plaist d’estre3
moins loué, pourueu que ie soy mieux congneu. On me pourroit
tenir pour sage en telle condition de sagesse, que ie tien pour sottise.
Ie m’ennuye que mes Essais seruent les dames de meuble
commun seulement, et de meuble de sale: ce chapitre me fera du
cabinet. I’ayme leur commerce vn peu priué: le publique est sans
faueur et saueur. Aux adieux, nous eschauffons outre l’ordinaire
l’affection enuers les choses que nous abandonnons. Ie prens l’extreme
192 congé des ieux du monde: voicy nos dernieres accolades.
Mais venons à mon theme. Qu’a faict l’action genitale aux
hommes, si naturelle, si necessaire, et si iuste, pour n’en oser parler
sans vergongne, et pour l’exclurre des propos serieux et reglez?
Nous prononçons hardiment, tuer, desrober, trahir: et cela, nous
n’oserions qu’entre les dents. Est-ce à dire, que moins nous en
exhalons en parole, d’autant nous auons loy d’en grossir la pensee?
Car il est bon, que les mots qui sont le moins en vsage, moins
escrits, et mieux teuz, sont les mieux sceus, et plus generalement
cognus. Nul aage, nulles mœurs l’ignorent non plus que le pain.1
Ils s’impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans
figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus.
C’est vne action, que nous auons mis en la franchise du silence,
d’où c’est crime de l’arracher. Non pas pour l’accuser et iuger. Ny
n’osons la fouëtter, qu’en periphrase et peinture. Grand faueur à vn
criminel, d’estre si execrable, que la iustice estime iniuste, de le
toucher et de le veoir: libre et sauué par le benefice de l’aigreur
de sa condamnation. N’en va-il pas comme en matiere de liures, qui
se rendent d’autant plus venaux et publiques, de ce qu’ils sont supprimez?
Ie m’en vay pour moy, prendre au mot l’aduis d’Aristote,2
qui dit, L’estre honteux, seruir d’ornement à la ieunesse, mais de
reproche à la vieillesse. Ces vers se preschent en l’escole ancienne:
escole à laquelle ie me tien bien plus qu’à la moderne: ses vertus
me semblent plus grandes, ses vices moindres.

Ceux qui par trop fuyant Venus estriuent,
Faillent autant que ceux qui trop la suiuent.

Tu, Dea, tu rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quicquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit lætum, nec amabile quicquam.
Ie ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses, auec Venus,3
et les refroidir enuers l’amour: mais ie ne voy aucunes deitez qui
s’auiennent mieux, ny qui s’entredoiuent plus. Qui ostera aux muses
les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien
qu’elles ayent, et la plus noble matiere de leur ouurage: et qui
fera perdre à l’amour la communication et seruice de la poësie
l’affoiblira de ses meilleures armes. Par ainsin on charge le Dieu
194 d’accointance, et de bien-vueillance, et les Deesses protectrices
d’humanité et de iustice, du vice d’ingratitude et de mescognoissance.
Ie ne suis pas de si long temps cassé de l’estat et suitte de ce
Dieu, que ie n’aye la memoire informee de ses forces et valeurs:

Agnosco veteris vestigia flammæ.

Il y a encore quelque demeurant d’emotion et chaleur apres la
fiéure.

Nec mihi deficiat calor hic, hyemantibus annis.

Tout asseché que ie suis, et appesanty, ie sens encore quelques
tiedes restes de cette ardeur passee.1

Qual l’alto Ægeo per che Aquilone o Noto
Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse,
Non s’accheta ei perto, ma’l sono el’ moto,
Ritien dell’ onde anco agitate è grosse.

Mais de ce que ie m’y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se
trouuent plus vifues et plus animees, en la peinture de la poësie,
qu’en leur propre essence.

Et versus digitos habet.

Elle represente ie ne sçay quel air, plus amoureux que l’amour
mesme. Venus n’est pas si belle toute nüe, et viue, et haletante,2
comme elle est icy chez Virgile.

Dixerat, et niueis hinc atque hinc Diua lacertis
Cunctantem amplexu molli fouet. Ille repente
Accepit solitam flammam, notúsque medullas
Intrauit calor, et labefacta per ossa cucurrit.
Non secus atque olim tonitru cùm rupta corusco
Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ea verba loquutus,
Optatos dedit amplexus, placidúmque petiuit
Coniugis infusus gremio per membra soporem.3
Ce que i’y trouue à considerer, c’est qu’il la peinct vn peu bien
esmeüe pour vne Venus maritale. En ce sage marché, les appetits
ne se trouuent pas si follastres: ils sont sombres et plus mousses.
L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle
laschement aux accointances qui sont dressees et entretenues soubs
autre titre: comme est le mariage. L’alliance, les moyens, y poisent
par raison, autant ou plus, que les graces et la beauté. On ne
se marie pas pour soy, quoy qu’on die: on se marie autant ou plus,
pour sa posterité, pour sa famille. L’vsage et l’interest du mariage
touche nostre race, bien loing par delà nous. Pourtant me plaist4
cette façon, qu’on le conduise plustost par main tierce, que par les
propres: et par le sens d’autruy, que par le sien. Tout cecy, combien
à l’opposite des conuentions amoureuses? Aussi est-ce vne
196 espece d’inceste, d’aller employer à ce parentage venerable et sacré,
les efforts et les extrauagances de la licence amoureuse, comme il
me semble auoir dict ailleurs. Il faut, dit Aristote, toucher sa femme
prudemment et seuerement, de peur qu’en la chatouillant trop lasciuement,
le plaisir ne la face sortir hors des gons de raison. Ce
qu’il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la santé.
Qu’vn plaisir excessiuement chaud, voluptueux, et assidu, altere la
semence, et empesche la conception. Disent d’autre part, qu’à vne
congression languissante, comme celle là est de sa nature: pour la
remplir d’vne iuste et fertile chaleur, il s’y faut presenter rarement,1
et à notables interualles;

Quo rapiat sitiens Venerem interiúsque recondat.

Ie ne voy point de mariages qui faillent plustost, et se troublent,
que ceux qui s’acheminent par la beauté, et desirs amoureux. Il y
faut des fondemens plus solides, et plus constans, et y marcher
d’aguet: cette boüillante allegresse n’y vaut rien.   Ceux qui pensent
faire honneur au mariage, pour y ioindre l’amour, font, ce me
semble, de mesme ceux, qui pour faire faueur à la vertu, tiennent
que la noblesse n’est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont
quelque cousinage: mais il y a beaucoup de diuersité: on n’a que2
faire de troubler leurs noms et leurs tiltres. On fait tort à l’vne ou
à l’autre de les confondre. La noblesse est vne belle qualité, et introduite
auec raison: mais d’autant que c’est vne qualité dependant
d’autruy, et qui peut tomber en vn homme vicieux et de neant, elle
est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. C’est vne
vertu, si ce l’est, artificielle et visible: dependant du temps et de la
fortune: diuerse en forme selon les contrees, viuante et mortelle:
sans naissance, non plus que la riuiere du Nil: genealogique et
commune; de suite et de similitude: tiree par consequence, et consequence
bien foible. La science, la force, la bonté, la beauté, la3
richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en
commerce: cetty-cy se consomme en soy, de nulle emploite au seruice
d’autruy. On proposoit à l’vn de nos Roys, le choix de deux
competiteurs, en vne mesme charge, desquels l’vn estoit Gentil’homme,
l’autre ne l’estoit point: il ordonna que sans respect de
cette qualité, on choisist celuy qui auroit le plus de merite: mais
où la valeur seroit entierement pareille, qu’alors on eust respect à
la noblesse: c’estoit iustement luy donner son rang. Antigonus à
198 vn ieune homme incogneu, qui luy demandoit la charge de son
pere, homme de valeur, qui venoit de mourir: Mon amy, dit-il, en
tels bien faicts, ie ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats,
comme ie fais leur proüesse. De vray, il n’en doibt pas aller comme
des officiers des Roys de Sparte, trompettes, menestriers, cuisiniers,
à qui en leurs charges succedoient les enfants, pour ignorants qu’ils
fussent, auant les mieux experimentez du mestier. Ceux de Callicut
font des nobles, vne espece par dessus l’humaine. Le mariage leur
est interdit, et toute autre vacation que bellique. De concubines,
ils en peuuent auoir leur saoul: et les femmes autant de ruffiens:1
sans ialousie les vns des autres. Mais c’est vn crime capital et irremissible,
de s’accoupler à personne d’autre condition que la leur.
Et se tiennent pollus, s’ils en sont seulement touchez en passant:
et, comme leur noblesse en estant merueilleusement iniuriee et
interessee, tuent ceux qui seulement ont approché vn peu trop pres
d’eux. De maniere que les ignobles sont tenus de crier en marchant,
comme les gondoliers de Venise, au contour des ruës, pour ne
s’entreheurter: et les nobles leur commandent de se ietter au
quartier qu’ils veulent. Ceux cy euitent par là, cette ignominie,
qu’ils estiment perpetuelle; ceux là vne mort certaine. Nulle duree2
de temps, nulle faueur de Prince, nul office, ou vertu, ou richesse
peut faire qu’vn roturier deuienne noble. A quoy ayde cette coustume,
que les mariages sont defendus de l’vn mestier à l’autre. Ne
peut vne de race cordonniere, espouser vn charpentier: et sont les
parents obligez de dresser les enfants à la vacation des peres,
precisement, et non à autre vacation: par où se maintient la distinction
et continuation de leur fortune.   Vn bon mariage, s’il en
est, refuse la compagnie et conditions de l’amour: il tasche à representer
celles de l’amitié. C’est vne douce societé de vie, pleine
de constance, de fiance, et d’vn nombre infiny d’vtiles et solides3
offices, et obligations mutuelles. Aucune femme qui en sauoure le
goust,

Optato quam iunxit lumine tæda,

ne voudroit tenir lieu de maistresse à son mary. Si elle est logee en
son affection, comme femme, elle y est bien plus honorablement et
seurement logee. Quand il fera l’esmeu ailleurs, et l’empressé, qu’on
luy demande pourtant lors, à qui il aymeroit mieux arriuer vne
200 honte, ou à sa femme ou à sa maistresse, de qui la desfortune l’affligeroit
le plus, à qui il desire plus de grandeur: ces demandes
n’ont aucun doubte en vn mariage sain.   Ce qu’il s’en voit si peu
de bons, est signe de son prix et de sa valeur. A le bien façonner et
à le bien prendre, il n’est point de plus belle piece en notre societé.
Nous ne nous en pouuons passer, et l’allons auilissant. Il en aduient
ce qui se voit aux cages, les oyseaux qui en sont dehors, desesperent
d’y entrer; et d’vn pareil soing en sortir, ceux qui sont au dedans.
Socrates, enquis, qui estoit plus commode, prendre, ou ne
prendre point de femme: Lequel des deux, dit-il, on face, on s’en1
repentira. C’est vne conuention à laquelle se rapporte bien à point
ce qu’on dit, homo homini, ou Deus, ou lupus. Il faut le rencontre
de beaucoup de qualitez à le bastir. Il se trouue en ce temps plus
commode aux ames simples et populaires, où les delices, la curiosité,
et l’oysiueté, ne le troublent pas tant. Les humeurs desbauchees,
comme est la mienne, qui hay toute sorte de liaison et d’obligation,
n’y sont pas si propres.

Et mihi dulce magis resoluto viuere collo.
De mon dessein, i’eusse fuy d’espouser la sagesse mesme, si
elle m’eust voulu. Mais nous auons beau dire: la coustume et2
l’vsage de la vie commune, nous emporte. La plus part de mes
actions se conduisent par exemple, non par choix. Toutesfois ie ne
m’y conuiay pas proprement. On m’y mena, et y fus porté par des
occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes,
mais il n’en est aucune si laide et vitieuse et euitable, qui ne puisse
deuenir acceptable par quelque condition et accident, tant l’humaine
posture est vaine. Et y fus porté, certes plus preparé lors, et plus
rebours, que ie ne suis à present, apres l’auoir essayé. Et tout
licencieux qu’on me tient, i’ay en verité plus seuerement obserué
les loix de mariage, que ie n’auois ny promis ny esperé. Il n’est3
plus temps de regimber quand on s’est laissé entrauer. Il faut prudemment
mesnager sa liberté: mais depuis qu’on s’est submis à
l’obligation, il s’y faut tenir soubs les loix du debuoir commun,
aumoins s’en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s’y
202 porter auec hayne et mespris, font iniustement et incommodément.
Et cette belle regle que ie voy passer de main en main entre elles,
comme vn sainct oracle,

Sers ton mary comme ton maistre,
Et t’en garde comme d’vn traistre:

qui est à dire: Porte toy enuers luy, d’vne reuerence contrainte,
ennemye, et deffiante (cry de guerre et de deffi) est pareillement
iniurieuse et difficile. Ie suis trop mol pour desseins si espineux. A
dire vray, ie ne suis pas arriué à cette perfection d’habileté et galantise
d’esprit, que de confondre la raison auec l’iniustice, et mettre1
en risee tout ordre et regle qui n’accorde à mon appetit. Pour
hayr la superstition, ie ne me iette pas incontinent à l’irreligion. Si
on ne fait tousiours son debuoir, au moins le faut il tousiours
aymer et recognoistre: c’est trahison, se marier sans s’espouser.
Passons outre.   Nostre poëte represente vn mariage plein d’accord
et de bonne conuenance, auquel pourtant il n’y a pas beaucoup
de loyauté. A il voulu dire, qu’il ne soit pas impossible de se rendre
aux efforts de l’amour, et ce neantmoins reseruer quelque deuoir
enuers le mariage: et qu’on le peut blesser, sans le rompre
tout à faict? Tel valet ferre la mule au maistre qu’il ne hayt pas2
pourtant. La beauté, l’oportunité, la destinee (car la destinee y met
aussi la main)

Fatum est in partibus illis
Quas sinus abscondit: nam si tibi sidera cessent,
Nil faciet longi mensura incognita nerui,

l’ont attachée à vn estranger: non pas si entiere peut estre, qu’il
ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son
mary. Ce sont deux desseins, qui ont des routes distinguees, et non
confondues. Vne femme se peut rendre à tel personnage, que nullement
elle ne voudroit auoir espousé: ie ne dy pas pour les conditions3
de la fortune, mais pour celles mesmes de la personne. Peu
de gens ont espousé des amies qui ne s’en soient repentis. Et iusques
en l’autre monde, quel mauuais mesnage fait Iupiter avec sa
femme, qu’il auoit premierement pratiquee et iouyë par amourettes?
C’est ce qu’on dit, chier dans le panier, pour apres le mettre
sur sa teste. I’ay veu de mon temps en quelque bon lieu, guerir
honteusement et deshonnestement, l’amour, par le mariage: les
considerations sont trop autres. Nous aymons, sans nous empescher
deux choses diuerses, et qui se contrarient. Isocrates disoit,
que la ville d’Athenes plaisoit à la mode que font les dames qu’on4
204 sert par amour, chacun aymoit à s’y venir promener, et y passer
son temps: nul ne l’aymoit pour l’espouser: c’est à dire, pour s’y
habituer et domicilier. I’ay auec despit, veu des maris hayr leurs
femmes, de ce seulement, qu’ils leur font tort. Aumoins ne les faut
il pas moins aymer, de nostre faute: par repentance et compassion
aumoins, elles nous en deuroient estre plus cheres.   Ce sont fins
differentes, et pourtant compatibles, dit-il, en quelque façon. Le
mariage a pour sa part, l’vtilité, la iustice, l’honneur, et la constance:
vn plaisir plat, mais plus vniuersel. L’amour se fonde au
seul plaisir: et l’a de vray plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu:1
vn plaisir attizé par la difficulté: il y faut de la piqueure et de la
cuison. Ce n’est plus amour, s’il est sans fleches et sans feu. La
liberalité des dames est trop profuse au mariage, et esmousse la
poincte de l’affection et du desir. Pour fuïr à cet inconuenient,
voyez la peine qu’y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon.
   Les femmes n’ont pas tort du tout, quand elles refusent les regles
de vie, qui sont introduites au monde: d’autant que ce sont les
hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la
brigue et riotte entre elles et nous. Le plus estroit consentement
que nous ayons auec elles, encores est-il tumultuaire et tempestueux.2
A l’aduis de nostre autheur, nous les traictons inconsiderément
en cecy. Apres que nous auons cogneu, qu’elles sont sans
comparaison plus capables et ardentes aux effects de l’amour que
nous, et que ce prestre ancien l’a ainsi tesmoigné, qui auoit esté
tantost homme, tantost femme:

Venus huic erat vtraque nota.

Et en outre, que nous auons appris de leur propre bouche, la
preuue qu’en firent autrefois, en diuers siecles, vn Empereur et vne
Emperiere de Rome, maistres ouuriers et fameux en cette besongne:
luy despucela bien en vne nuict dix vierges Sarmates ses3
captiues: mais elle fournit reelement en vne nuict, à vingt et cinq
entreprinses, changeant de compagnie selon son besoing et son goust,

Adhuc ardens rigidæ tentigine vuluæ:
Et lassata viris, nondum satiata recessit.

Et que sur le different aduenu à Cateloigne, entre vne femme, se
plaignant des efforts trop assiduelz de son mary (non tant à mon
aduis qu’elle en fust incommodee, car ie ne crois les miracles qu’en
foy, comme pour retrancher soubs ce pretexte, et brider en ce
mesme, qui est l’action fondamentale du mariage, l’authorité des
maris enuers leurs femmes: et pour montrer que leurs hergnes, et4
206 leur malignité passent outre la couche nuptiale, et foulent aux pieds
graces et douceurs mesmes de Venus) à laquelle plainte, le mary
respondoit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu’aux iours
mesme de ieusne il ne s’en sçauroit passer à moins de dix: interuint
ce notable arrest de la Royne d’Aragon: par lequel, apres meure
deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner regle et
exemple à tout temps, de la moderation et modestie requise en vn
iuste mariage: ordonna pour bornes legitimes et necessaires, le
nombre de six par iour: relaschant et quitant beaucoup du besoing
et desir de son sexe, pour establir, disoit-elle, vne forme aysee, et1
par consequent permanante et immuable. En quoy s’escrient les
docteurs, quel doit estre l’appetit et la concupiscence feminine,
puisque leur raison, leur reformation, et leur vertu, se taille à ce
prix? considerans le diuers iugement de nos appetits. Car Solon
patron de l’eschole legiste ne taxe qu’à trois fois par mois, pour ne
faillir point, cette hantise coniugale. Apres avoir creu, dis-ie, et
presché cela, nous sommes allez, leur donner la continence peculierement
en partage: et sur peines dernieres et extremes.   Il
n’est passion plus pressante, que cette cy, à laquelle nous voulons
qu’elles resistent seules: non simplement, comme à vn vice de sa2
mesure: mais comme à l’abomination et execration plus qu’à l’irreligion
et au parricide: et nous nous y rendons ce pendant sans
coulpe et reproche. Ceux mesme d’entre nous, qui ont essayé d’en
venir à bout, ont assez auoué quelle difficulté, ou plustost impossibilité
il y auoit, vsant de remedes materiels, à mater, affoiblir et
refroidir le corps. Nous au contraire, les voulons saines, vigoreuses,
en bon point, bien nourries, et chastes ensemble: c’est à
dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons auoir
charge de les empescher de bruler, leur aporte peu de refraichissement
selon nos mœurs. Si elles en prennent vn, à qui la vigueur3
de l’aage boult encores, il fera gloire de l’espandre ailleurs.

Sit tandem pudor, aut eamus in ius,
Multis mentula millibus redempta,
Non est hæc tua, Basse, vendidisti.

208 Le philosophe Polemon fut iustement appellé en iustice par sa
femme, de ce qu’il alloit semant en vn champ sterile le fruict deu
au champ genital. Si c’est de ces autres cassez, les voyla en plein
mariage, de pire condition que vierges et vefues. Nous les tenons
pour bien fournies, par ce qu’elles ont vn homme aupres. Comme
les Romains tindrent pour viollee Clodia Læta, vestale, que Caligula
auoit approchée, encore qu’il fust aueré, qu’il ne l’auoit qu’approchée.
Mais au rebours; on recharge par là, leur necessité:
d’autant que l’attouchement et la compagnie de quelque masle que
ce soit, esueille leur chaleur, qui demeureroit plus quiete en la1
solitude. Et à cette fin, comme il est vray-semblable, de rendre par
cette circonstance et consideration, leur chasteté plus meritoire.
Boleslaus et Kinge sa femme, Roys de Poulongne, la vouërent d’vn
commun accord, couchez ensemble, le iour mesme de leurs nopces:
et la maintindrent à la barbe des commoditez maritales.   Nous
les dressons dés l’enfance, aux entremises de l’amour: leur grace,
leur attiffeure, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne
regarde qu’à ce but. Leurs gouuernantes ne leur impriment autre
chose que le visage de l’amour, ne fust qu’en le leur representant
continuellement pour les en desgouster. Ma fille, c’est tout ce que2
i’ay d’enfans, est en l’aage auquel les loix excusent les plus eschauffees
de se marier. Elle est d’vne complexion tardiue, mince et
molle, et a esté par sa mere esleuee de mesme, d’vne forme retiree
et particuliere: si qu’elle ne commence encore qu’à se desniaiser
de la naifueté de l’enfance. Elle lisoit vn liure François deuant moy:
le mot de, fouteau, s’y rencontra, nom d’vn arbre cogneu: la
femme qu’ell’ a pour sa conduitte, l’arresta tout court, vn peu rudement,
et la fit passer par dessus ce mauuais pas. Ie la laissay
faire, pour ne troubler leurs regles: car ie ne m’empesche aucunement
de ce gouuernement. La police feminine a vn train mysterieux,3
il faut le leur quitter. Mais si ie ne me trompe, le commerce de
vingt laquays, n’eust sçeu imprimer en sa fantasie, de six moys,
l’intelligence et vsage, et toutes les consequences du son de ces
syllabes scelerees, comme fit cette bonne vieille, par sa reprimende
et son interdiction.

Motus doceri gaudet Ionicos
Matura virgo, et frangitur artubus,
Iam nunc, et incestos amores
De tenero meditatur vngui,

Qu’elles se dispensent vn peu de la ceremonie, qu’elles entrent en4
liberté de discours, nous ne sommes qu’enfans au prix d’elles, en
210 cette science. Oyez leur representer nos poursuittes et nos entretiens:
elles vous font bien cognoistre que nous ne leur apportons
rien, qu’elles n’ayent sçeu et digeré sans nous. Seroit-ce ce que dit
Platon, qu’elles ayent esté garçons desbauchez autresfois? Mon
oreille se rencontra vn iour en lieu, où elle pouuoit desrober aucun
des discours faicts entre elles sans soupçon: que ne puis-ie le dire?
Nostre dame, (fis-ie), allons à cette heure estudier des frases d’Amadis,
et des registres de Boccace et de l’Aretin, pour faire les
habiles: nous employons vrayement bien notre temps: il n’est ny
parole, ny exemple, ny démarche qu’elles ne sçachent mieux que1
nos liures. C’est vne discipline qui naist dans leurs veines,

Et mentem Venus ipsa dedit,

que ces bons maistres d’escole, nature, ieunesse, et santé, leur
soufflent continuellement dans l’ame. Elles n’ont que faire de l’apprendre,
elles l’engendrent.

Nec tantum niueo gauisa est ulla columbo
Compar, vel si quid dicitur improbius,
Oscula mordenti semper decerpere rostro,
Quantum præcipuè multiuola est mulier.
Qui n’eust tenu vn peu en bride cette naturelle violence de leur2
desir, par la crainte et honneur, dequoy on les a pourueuës, nous
estions diffamez. Tout le mouuement du monde se resoult et rend
à cet accouplage: c’est vne matiere infuse par tout: c’est vn centre
où toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la
vieille et sage Rome, faictes pour le seruice de l’amour: et les
preceptes de Socrates, à instruire les courtisanes.

Necnon libelli Stoici inter sericos
Iacere puluillos amant.

Zenon parmy les loix, regloit aussi les escarquillemens, et les secousses
du depucelage. De quel sens estoit le liure du philosophe3
Strato, de la conionction charnelle? Et dequoy traittoit Theophraste,
en ceux qu’il intitula, l’vn l’Amoureux, l’autre de l’Amour?
Dequoy Aristippus au sien, des anciennes delices? Que veulent pretendre
les descriptions si estendues et viues en Platon, des amours
de son temps? Et le liure de l’Amoureux, de Demetrius Phalereus:
et Clinias, ou l’Amoureux forcé de Heraclides Ponticus? Et d’Antisthenes,
celuy de faire les enfants, ou des nopces: et l’autre, du
maistre ou de l’Amant? Et d’Aristo, celuy, des exercices amoureux?
de Cleanthes, vn de l’Amour, l’autre de l’art d’aymer? Les dialogues
amoureux de Spherus? Et la fable de Iupiter et Iuno de4
Chrysippus, eshontee au delà de toute souffrance? Et ses cinquante
212 epistres si lasciues? Ie veux laisser à part les escrits des philosophes,
qui ont suiuy la secte d’Epicurus protectrice de la volupté.
Cinquante deitez estoient au temps passé asseruies à cet office. Et
s’est trouué nation, où pour endormir la concupiscence de ceux qui
venoient à la deuotion, on tenoit aux temples des garses à iouyr
et estoit acte de ceremonie de s’en seruir auant venir à l’office:
Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est, incendium
ignibus extinguitur.   En la plus part du monde, cette partie
de nostre corps estoit deifiee. En mesme prouince, les vns se l’escorchoient
pour en offrir et consacrer vn lopin: les autres offroient1
et consacroient leur semence. En vne autre, les ieunes hommes se
le perçoient publiquement, et ouuroient en diuers lieux entre chair
et cuir, et trauersoient par ces ouuertures, des brochettes, les plus
longues et grosses qu’ils pouuoient souffrir: et de ces brochettes
faisoient apres du feu, pour offrande à leurs Dieux: estimez peu
vigoureux et peu chastes, s’ils venoient à s’estonner par la force de
cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat, estoit reueré
et recogneu par ces parties là. Et en plusieurs ceremonies
l’effigie en estoit portee en pompe, à l’honneur de diuerses diuinitez.
Les dames Ægyptiennes en la feste des Bacchanales, en portoient2
au col vn de bois, exquisement formé, grand et pesant,
chacune selon sa force: outre ce que la statue de leur Dieu, en representoit,
qui surpassoit en mesure le reste du corps. Les femmes
mariées icy pres, en forgent de leur couurechef vne figure sur leur
front, pour se glorifier de la iouyssance qu’elles en ont: et venant
à estre vefues, le couchent en arriere, et enseuelissent soubs leur
coiffure. Les plus sages matrones à Rome, estoient honnorees d’offrir
des fleurs et des couronnes au Dieu Priapus. Et sur ses parties
moins honnestes, faisoit-on soir les vierges, au temps de leurs
nopces. Encore ne sçay-ie si i’ay veu en mes iours quelque air de3
pareille deuotion. Que vouloit dire cette ridicule piece de la chaussure
de nos peres, qui se voit encore en nos Suysses? A quoy faire,
la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme,
soubs nos grecgues: et souuent, qui pis est, outre leur grandeur
naturelle, par fauceté et imposture? Il me prend enuie de croire,
que cette sorte de vestement fut inuentee aux meilleurs et plus
conscientieux siecles, pour ne piper le monde: pour que chacun
214 rendist en publiq compte de son faict. Les nations plus simples,
l’ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la
science de l’ouurier, comme il se faict, de la mesure du bras ou du
pied. Ce bon homme qui en ma ieunesse, chastra tant de belles et
antiques statues en sa grande ville, pour ne corrompre la veuë,
suyuant l’aduis de cet autre antien bon homme,

Flagitij principium est nudare inter ciues corpora:

se deuoit aduiser, comme aux mysteres de la bonne Deesse, toute
apparence masculine en estoit forclose, que ce n’estoit rien auancer,
s’il ne faisoit encore chastrer, et cheuaux, et asnes, et nature en fin.1

Omne adeo genus in terris, hominùmque, ferarúmque,
Et genus æquoreum, pecudes pictæque volucres,
In furias ignémque ruunt.

Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d’vn membre inobedient et
tyrannique: qui, comme vn animal furieux, entreprend par la violence
de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesmes aux femmes
le leur, comme vn animal glouton et auide, auquel si on refuse
aliments en sa saison, il forcene impatient de delay; et soufflant
sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration,
causant mille sortes de maux: iusques à ce qu’ayant humé le2
fruit de la soif commune, il en ayt largement arrousé et ensemencé
le fond de leur matrice.   Or se deuoit aduiser aussi mon legislateur,
qu’à l’auanture est-ce vn plus chaste et fructueux vsage, de
leur faire de bonne heure cognoistre le vif, que de le leur laisser
deuiner, selon la liberté, et chaleur de leur fantasie. Au lieu des
parties vrayes, elles en substituent par desir et par esperance,
d’autres extrauagantes au triple. Et tel de ma cognoissance s’est
perdu, pour auoir faict la descouuerte des siennes, en lieu où il
n’estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus
serieux vsage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts, que3
les enfants vont semant aux passages et escalliers des maisons
Royalles? De là leur vient vn cruel mespris de nostre portee naturelle.
Que sçait-on, si Platon ordonnant apres d’autres republiques
216 bien instituees que les hommes, femmes, vieux, ieunes, se presentent
nuds à la veuë les vns des autres, en ses gymnastiques, n’a pas
regardé à cela? Les Indiennes qui voyent les hommes à crud, ont
aumoins refroidy le sens de la veuë. Et quoy que dient les femmes
de ce grand royaume du Pegu, qui au dessous de la ceinture, n’ont
à se couurir qu’vn drap fendu par le deuant: et si estroit, que
quelque cerimonieuse decence qu’elles y cerchent, à chasque pas on
les void toutes; que c’est vne inuention trouuee aux fins d’attirer
les hommes à elles, et les retirer des masles, à quoy cette nation
est du tout abandonnee: il se pourroit dire, qu’elles y perdent plus1
qu’elles n’auancent: et qu’vne faim entiere, est plus aspre, que
celle qu’on a rassasiee, au moins par les yeux. Aussi disoit Liuia,
qu’à vne femme de bien, vn homme nud, n’est non plus qu’vne
image. Les Lacedemoniennes, plus vierges femmes, que ne sont
noz filles, voyoyent tous les iours les ieunes hommes de leur ville,
despouillez en leurs exercices: peu exactes elles mesmes à couurir
leurs cuisses en marchant: s’estimants, comme dit Platon, assez
couuertes de leur vertu sans vertugade. Mais ceux là, desquels
parle Sainct Augustin, ont donné vn merueilleux effort de tentation
à la nudité, qui ont mis en doubte, si les femmes au iugement2
vniuersel, resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre,
pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre en
somme, et acharne, par tous moyens. Nous eschauffons et incitons
leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons
le vray, il n’en est guere d’entre nous, qui ne craigne plus la
honte, qui luy vient des vices de sa femme, que des siens: qui ne
se soigne plus (esmerueillable charité) de la conscience de sa bonne
espouse, que de la sienne propre: qui n’aymast mieux estre voleur et
sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle
n’estoit plus chaste que son mary. Inique estimation de vices. Nous3
et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables
et desnaturees, que n’est la lasciueté. Mais nous faisons et poisons
les vices, non selon nature, mais selon nostre interest. Par où ils
prennent tant de formes inegales.   L’aspreté de noz decrets, rend
218 l’application des femmes à ce vice, plus aspre et plus vicieuse, que
ne porte sa condition: et l’engage à des suittes pires que n’est leur
cause. Elles offriront volontiers d’aller au palais querir du gain, et
à la guerre de la reputation, plustost que d’auoir au milieu de
l’oisiueté, et des delices, à faire vne si difficile garde. Voyent-elles
pas, qu’il n’est ny marchant ny procureur, ny soldat, qui ne quitte
sa besongne pour courre à cette autre: et le crocheteur, et le sauetier,
tout harassez et hallebrenez qu’ils sont de trauail et de faim?

Num tu, quæ tenuit diues Achæmenes,
Aut pinguis Phrygiæ Mygdonias opes,1
Permutare velis crine Licymniæ,
Plenas aut Arabum domos,
Dum fragrantia detorquet ad oscula
Ceruicem, aut facili sæuitia negat,
Quæ poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupet?

Ie ne sçay si les exploicts de Cæsar et d’Alexandre surpassent en
rudesse la resolution d’vne belle ieune femme, nourrie à nostre
façon, à la lumiere et commerce du monde, battue de tant d’exemples
contraires, se maintenant entiere, au milieu de mille continuelles2
et fortes poursuittes. Il n’y a point de faire, plus espineux,
qu’est ce non faire, ny plus actif. Ie trouue plus aysé, de porter
vne cuirasse toute sa vie, qu’vn pucelage. Et est le vœu de la virginité,
le plus noble de tous les vœux, comme estant le plus aspre.
Diaboli virtus in lumbis est: dict Sainct Ierosme.   Certes le plus
ardu et le plus vigoureux des humains deuoirs, nous l’auons resigné
aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit seruir
d’vn singulier esguillon à s’y opiniastrer. C’est vne belle matiere à
nous brauer, et à fouler aux pieds, cette vaine preeminence de valeur
et de vertu, que nous pretendons sur elles. Elles trouueront,3
si elles s’en prennent garde, qu’elles en seront non seulement tres-estimees,
mais aussi plus aymees. Vn galant homme n’abandonne
point sa poursuitte, pour estre refusé, pourueu que ce soit vn refus
de chasteté, non de choix. Nous auons beau iurer et menasser, et
nous plaindre: nous mentons, nous les en aymons mieux. Il n’est
point de pareil leurre, que la sagesse, non rude, et renfrongnee.
C’est stupidité et lascheté, de s’opiniastrer contre la hayne et le
220 mespris. Mais contre vne resolution vertueuse et constante, meslee
d’vne volonté recognoissante, c’est l’exercice d’vne ame noble et
genereuse. Elles peuuent recognoistre nos seruices, iusques à certaine
mesure, et nous faire sentir honnestement qu’elles ne nous
desdaignent pas. Car cette loy qui leur commande de nous abominer,
par ce que nous les adorons, et nous hayr de ce que nous les
aymons: elle est certes cruelle, ne fust que de sa difficulté. Pourquoy
n’orront elles noz offres et noz demandes, autant qu’elles se
contiennent sous le deuoir de la modestie? Que va lon deuinant,
qu’elles sonnent au dedans, quelque sens plus libre? Vne Royne de1
nostre temps, disoit ingenieusement, que de refuser ces abbors,
c’est tesmoignage de foiblesse, et accusation de sa propre facilité:
et qu’vne dame non tentee, ne se pouuoit venter de sa chasteté.
Les limites de l’honneur ne sont pas retranchez du tout si court:
il a dequoy se relascher, il peut se dispenser aucunement sans se
forfaire. Au bout de sa frontiere, il y a quelque estendue, libre,
indifferente, et neutre. Qui l’a peu chasser et acculer à force,
iusques dans son coin et son fort: c’est vn mal habile homme s’il
n’est satisfaict de sa fortune. Le prix de la victoire se considere par
la difficulté. Voulez vous sçauoir quelle impression a faict en son2
cœur, vostre seruitude et vostre merite? mesurez-le à ses mœurs.
Telle peut donner plus, qui ne donne pas tant. L’obligation du bien-faict,
se rapporte entierement à la volonté de celuy qui donne: les
autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes,
mortes et casueles. Ce peu luy couste plus à donner, qu’à sa compaigne
son tout. Si en quelque chose la rareté sert d’estimation, ce
doit estre en cecy. Ne regardez pas combien peu c’est, mais combien
peu l’ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et,
la merque du lieu. Quoy que le despit et l’indiscretion d’aucuns
leur puisse faire dire, sur l’excez de leur mescontentement: tousiours3
la vertu et la verité regaigne son auantage. I’en ay veu, desquelles
la reputation a esté long temps interessee par iniure, s’estre
remises en l’approbation vniuerselle des hommes, par leur seule
constance, sans soing et sans artifice: chacun se repent et se desment,
de ce qu’il en a creu. De filles vn peu suspectes, elles tiennent le
premier rang entre les dames d’honneur. Quelqu’vn disoit à Platon:
Tout le monde mesdit de vous. Laissez les dire, fit-il: ie viuray de
façon, que ie leur feray changer de langage. Outre la crainte de
222 Dieu, et le prix d’vne gloire si rare, qui les doibt inciter à se conseruer,
la corruption de ce siecle les y force. Et si i’estois en leur
place, il n’est rien que ie ne fisse plustost que de commettre ma
reputation en mains si dangereuses. De mon temps, le plaisir d’en
comter (plaisir qui ne doit guere en douceur à celuy mesme de
l’effect) n’estoit permis qu’à ceux qui auoient quelque amy fidelle
et vnique: à present les entretiens ordinaires des assemblees et des
tables, ce sont les vanteries des faueurs receuës, et liberalité secrette
des dames. Vrayement c’est trop d’abiection, et de bassesse
de cœur, de laisser ainsi fierement persecuter, paistrir, et fourrager1
ces tendres et mignardes douceurs, à des personnes ingrates, indiscretes,
et si volages.   Cette nostre exasperation immoderee, et
illegitime, contre ce vice, naist de la plus vaine et tempesteuse
maladie qui afflige les ames humaines, qui est la ialousie.

Quis vetat apposito lumen de lumine sumi?
Dent licet assiduè, nil tamen inde perit.

Celle-là, et l’enuie sa sœur, me semblent des plus ineptes de la
trouppe. De cette-cy, ie n’en puis gueres parler: cette passion
qu’on peint si forte et si puissante, n’a de sa grace aucune addresse
en moy. Quant à l’autre, ie la cognois, au moins de veuë. Les bestes2
en ont ressentiment. Le pasteur Cratis estant tombé en l’amour
d’vne cheure, son bouc, ainsi qu’il dormoit, luy vint par ialousie
choquer la teste, de la sienne, et la luy escraza. Nous auons monté
l’excez de cette fieure, à l’exemple d’aucunes nations barbares. Les
mieux disciplinees en ont esté touchees: c’est raison: mais non pas
transportees:

Ense maritali nemo confossus adulter,
Purpureo Stygias sanguine tinxit aquas.

Lucullus, Cæsar, Pompeius, Antonius, Caton, et d’autres braues
hommes, furent cocus, et le sçeurent, sans en exciter tumulte. Il3
n’y eut en ce temps là, qu’vn sot de Lepidus, qui en mourut
d’angoisse.

Ah! tum te miserum malique fati,
Quem attractis pedibus, patente porta,
Percurrent mugilésque raphanique.

Et le Dieu de nostre poëte, quand il surprint auec sa femme l’vn de
ses compagnons, se contenta de leur en faire honte:

Atque aliquis de Diis non tristibus optat,
Sic fieri turpis.

Et ne laisse pourtant de s’eschauffer des molles caresses, qu’elle4
luy offre: se plaignant qu’elle soit pour cela entree en deffiance de
son affection:

Quid causas petis ex alto? fiducia cessit
Quo tibi, Diua, mei?

224 Voyre elle luy fait requeste pour vn sien bastard,

Arma rogo genitrix nato:

qui luy est liberalement accordee. Et parle Vulcan d’Æneas auec
honneur:

Arma acri facienda viro.

D’vne humanité à la verité plus qu’humaine. Et cet excez de bonté,
ie consens qu’on le quitte aux Dieux:

Nec diuis homines componier æquum est.
Quant à la confusion des enfans, outre ce que les plus graues
legislateurs l’ordonnent et l’affectent en leurs republiques, elle ne1
touche pas les femmes, où cette passion est ie ne sçay comment
encore mieux en siege.

Sæpe etiam Iuno, maxima cælicolum,
Coniugis in culpa flagrauit quotidiana.

Lors que la ialousie saisit ces pauures ames, foibles, et sans resistance,
c’est pitié, comme elle les tirasse et tyrannise cruellement.
Elle s’y insinue sous tiltre d’amitié: mais depuis qu’elle les possede,
les mesmes causes qui seruoient de fondement à la bien-vueillance,
seruent de fondement de hayne capitale: c’est des maladies
d’esprit celle, à qui plus de choses seruent d’aliment, et moins de2
choses de remede. La vertu, la santé, le merite, la reputation du
mary, sont les boutefeux de leur maltalent et de leur rage.

Nullæ sunt inimicitiæ, nisi amoris, acerbæ.

Cette fiéure laidit et corrompt tout ce qu’elles ont de bel et de bon
d’ailleurs. Et d’vne femme ialouse, quelque chaste qu’elle soit, et
mesnagere, il n’est action qui ne sente l’aigre et l’importun. C’est
vne agitation enragee, qui les reiette à vne extremité du tout contraire
à sa cause. Il fut bon d’vn Octauius à Rome. Ayant couché
auec Pontia Posthumia, il augmenta son affection par la iouyssance,
et poursuyuit à toute instance de l’espouser: ne la pouuant persuader,3
cet amour extreme le precipita aux effects de la plus
cruelle et mortelle inimitié: il la tua. Pareillement les symptomes
ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines,
monopoles, coniurations:

Notumque, furens quid fæmina possit:

et vne rage, qui se ronge d’autant plus, qu’elle est contraincte de
s’excuser du pretexte de bien-vueillance.   Or le deuoir de chasteté,
226 a vne grande estendue. Est-ce la volonté que nous voulons
qu’elles brident? C’est vne piece bien soupple et actiue. Elle a
beaucoup de promptitude pour la pouuoir arrester. Comment? si
les songes les engagent par fois si auant, qu’elles ne s’en puissent
desdire. Il n’est pas en elles, ny à l’aduanture en la chasteté
mesme, puis qu’elle est femelle, de se deffendre des concupiscences
et du desirer. Si leur volonté seule nous interesse
où en sommes nous? Imaginez la grand’ presse, à qui auroit ce
priuilege, d’estre porté tout empenné, sans yeux, et sans langue,
sur le poinct de chacune qui l’accepteroit. Les femmes Scythes1
creuoyent les yeux à touts leurs esclaues et prisonniers de guerre,
pour s’en seruir plus librement et couuertement. O le furieux aduantage
que l’opportunité! Qui me demanderoit la premiere partie en
l’amour, ie respondrois, que c’est sçauoir prendre le temps: la seconde
de mesme: et encore la tierce. C’est vn poinct qui peut tout.
I’ay eu faute de fortune souuent, mais par fois aussi d’entreprise.
Dieu gard’ de mal qui peut encores s’en moquer. Il y faut en ce
siecle plus de temerité: laquelle nos ieunes gens excusent sous pretexte
de chaleur. Mais si elles y regardoyent de pres, elles trouueroyent
qu’elle vient plustost de mespris. Ie craignois superstitieusement2
d’offenser: et respecte volontiers, ce que i’ayme. Outre ce
qu’en cette marchandise, qui en oste la reuerence, en efface le lustre.
I’ayme qu’on y face vn peu l’enfant, le craintif et le seruiteur.
Si ce n’est du tout en cecy, i’ay d’ailleurs quelques airs de la sotte
honte dequoy parle Plutarque: et en a esté le cours de ma vie blessé
et taché diuersement. Qualité bien mal auenante à ma forme vniuerselle.
Qu’est-il de nous aussi, que sedition et discrepance? I’ay
les yeux tendres à soustenir vn refus, comme à refuser. Et me poise
tant de poiser à autruy, qu’és occasions où le deuoir me force d’essayer
la volonté de quelqu’vn, en chose doubteuse et qui lui couste,3
ie le fais maigrement et enuis. Mais si c’est pour mon particulier,
(quoy que die veritablement Homere, qu’à vn indigent c’est vne
228 sotte vertu que la honte) i’y commets ordinairement vn tiers, qui
rougisse en ma place: et esconduis ceux qui m’emploient, de pareille
difficulté: si qu’il m’est aduenu par fois, d’auoir la volonté
de nier, que ie n’en auois pas la force.   C’est donc folie, d’essayer
à brider aux femmes vn desir qui leur est si cuysant et si naturel.
Et quand ie les oye se vanter d’auoir leur volonté si vierge et si
froide, ie me moque d’elles. Elles se reculent trop arriere. Si c’est
vne vieille esdentee decrepite, ou vne ieune seche et pulmonique:
s’il n’est du tout croyable, aumoins elles ont apparence de le dire.
Mais celles qui se meuuent et qui respirent encores, elles en empirent1
leur marché. D’autant que les excuses inconsiderees seruent
d’accusation. Comme vn Gentilhomme de mes voysins, qu’on soupçonnoit
d’impuissance:

Languidior tenera cui pendens sicula beta,
Numquam se mediam sustulit ad tunicam:

trois ou quatre iours apres ses nopces, alla iurer tout hardiment,
pour se iustifier, qu’il auoit faict vingt postes la nuict precedente:
dequoy on s’est seruy depuis à le conuaincre de pure ignorance, et
à le desmarier. Outre, que ce n’est rien dire qui vaille. Car il n’y a
ny continence ny vertu, s’il n’y a de l’effort au contraire. Il est vray,2
faut-il dire, mais ie ne suis pas preste à me rendre. Les saincts
mesmes parlent ainsi. S’entend, de celles qui se vantent en bon
escient, de leur froideur et insensibilité, et qui veulent en estre
creuës d’vn visage serieux: car quand c’est d’vn visage affeté, où
les yeux dementent leurs parolles, et du iargon de leur profession,
qui porte coup à contrepoil, ie le trouue bon. Ie suis fort seruiteur
de la nayfueté et de la liberté: mais il n’y a remede, si elle n’est
du tout niaise ou enfantine, elle est inepte, et messeante aux dames
en ce commerce: elle gauchit incontinent sur l’impudence. Leurs
desguisements et leurs figures ne trompent que les sots: le mentir3
y est en siege d’honneur: c’est vn destour qui nous conduit à la
verité, par vne fauce porte. Si nous ne pouuons contenir leur imagination,
que voulons nous d’elles? les effects? Il en est assez qui
eschappent à toute communication estrangere, par lesquels la
chasteté peult estre corrompue.

Illud sæpe facit, quod sine teste facit.

Et ceux que nous craignons le moins, sont à l’auanture les plus à
craindre. Leurs pechez muets sont les pires.

230 Offendor mœcha simpliciore minus.

Il est des effects, qui peuuent perdre sans impudicité leur pudicité:
et qui plus est, sans leur sçeu. Obstetrix, virginis cuiusdam integritatem
manu velut explorans, siue maleuolentia, siue inscitia, siue casu,
dum inspicit, perdidit. Telle a adiré sa virginité, pour l’auoir cerchee:
telle s’en esbattant l’a tuee. Nous ne sçaurions leur circonscrire
precisement les actions que nous leur deffendons. Il faut conceuoir
nostre loy, soubs parolles generalles et incertaines. L’idee
mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule. Car entre les
extremes patrons que i’en aye, c’est Fatua femme de Faunus, qui1
ne se laissa voir oncques puis ses nopces à masle quelconque. Et la
femme de Hieron, qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que
ce fust vne qualité commune à tous hommes. Il faut qu’elles deuiennent
insensibles et inuisibles, pour nous satisfaire.   Or confessons
que le neud du iugement de ce deuoir, gist principallement en la
volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement
sans reproche et offence enuers leurs femmes, mais auec
singuliere obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui
aymoit mieux son honneur que sa vie, l’a prostitué à l’appetit forcené
d’vn mortel ennemy, pour sauuer la vie à son mary: et a2
faict pour luy ce qu’elle n’eust aucunement faict pour soy. Ce n’est
pas icy le lieu d’estendre ces exemples: ils sont trop hauts et trop
riches, pour estre representez en ce lustre: gardons-les à vn plus
noble siege. Mais pour des exemples de lustre plus vulgaire: est-il
pas tous les iours des femmes entre nous qui pour la seule vtilité
de leurs maris se prestent, et par leur expresse ordonnance et entremise?
Et anciennement Phaulius l’Argien offrit la sienne au Roy
Philippus par ambition: tout ainsi que par ciuilité ce Galba qui
auoit donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et luy commançoient
à comploter d’œuillades et de signes, se laissa couler sur3
son coussin, representant vn homme aggraué de sommeil: pour faire
espaule à leurs amours. Ce qu’il aduoua d’assez bonne grace: car
sur ce poinct, vn valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur
les vases, qui estoient sur la table: il luy cria tout franchement:
Comment coquin? vois tu pas que ie ne dors que pour Mecenas?
Telle a les mœurs desbordees, qui a la volonté plus reformee que
232 n’a cet’ autre, qui se conduit soubs vne apparence reglee. Comme
nous en voyons, qui se plaignent d’auoir esté vouees à chasteté,
auant l’aage de cognoissance: i’en ay veu aussi, se plaindre veritablement,
d’auoir esté vouees à la desbauche, auant l’aage de cognoissance.
Le vice des parens en peut estre cause: ou la force du
besoing, qui est vn rude conseiller. Aux Indes Orientales, la chasteté
y estant en singuliere recommandation, l’vsage pourtant souffroit,
qu’vne femme mariee se peust abandonner à qui luy presentoit
vn elephant: et cela, auec quelque gloire d’auoir esté estimee
à si haut prix. Phedon le philosophe, homme de maison, apres la1
prinse de son païs d’Elide, feit mestier de prostituer, autant qu’elle
dura, la beauté de sa ieunesse, à qui en voulut, à prix d’argent,
pour en viure. Et Solon fut le premier en la Grece, dit-on, qui
par ses loix, donna liberté aux femmes aux despens de leur pudicité
de prouuoir au besoing de leur vie: coustume qu’Herodote
dit auoir esté receuë auant luy, en plusieurs polices. Et puis, quel
fruit de cette penible sollicitude? Car quelque iustice, qu’il y ayt
en cette passion, encore faudroit-il voir si elle nous charie vtilement.
Est-il quelqu’vn, qui les pense boucler par son industrie?

Pone seram, cohibe: sed quis custodiet ipsos2
Custodes? cauta est, et ab illis incipit vxor.

Quelle commodité ne leur est suffisante, en vn siecle si sçauant?
La curiosité est vicieuse par tout: mais elle est pernicieuse icy.
C’est folie de vouloir s’esclaircir d’vn mal, auquel il n’y a point de
medecine, qui ne l’empire et le rengrege: duquel la honte s’augmente
et se publie principalement par la ialousie: duquel la vengeance
blesse plus nos enfans, qu’elle ne nous guerit. Vous assechez
et mourez à la queste d’vne si obscure verification. Combien
piteusement y sont arriuez ceux de mon temps, qui en sont venus à
bout? Si l’aduertisseur n’y presente quand et quand le remede et3
son secours, c’est vn aduertissement iniurieux, et qui merite mieux
vn coup de poignard, que ne faict vn dementir. On ne se moque pas
moins de celuy qui est en peine d’y pouruoir, que de celuy qui
l’ignore. Le charactere de la cornardise est indelebile: à qui il est
vne fois attaché, il l’est tousiours. Le chastiement l’exprime plus,
que la faute. Il faict beau voir, arracher de l’ombre et du doubte,
nos malheurs priuez, pour les trompeter en eschaffaux tragiques:
234 et malheurs, qui ne pinsent, que par le rapport. Car bonne
femme et bon mariage, se dit, non de qui l’est, mais duquel on se
taist. Il faut estre ingenieux à euiter cette ennuyeuse et inutile cognoissance.
Et auoyent les Romains en coustume, reuenans de
voyage, d’enuoyer au deuant en la maison, faire sçauoir leur arriuee
aux femmes, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit
certaine nation, que le prestre ouure le pas à l’espousee, le iour
des nopces: pour oster au marié, le doubte et la curiosité, de cercher
en ce premier essay, si elle vient à luy vierge, ou blessee
d’vne amour estrangere.   Mais le monde en parle. Ie sçay cent1
honnestes hommes coquus, honnestement et peu indecemment. Vn
galant homme en est pleint, non pas desestimé. Faites que vostre
vertu estouffe votre malheur: que les gens de bien en maudissent
l’occasion: que celuy qui vous offence, tremble seulement à le
penser. Et puis, de qui ne parle on en ce sens, depuis le petit
iusques au plus grand?

Tot qui legionibus imperitauit,
Et melior quàm tu multis fuit, improbe, rebus.

Voys tu qu’on engage en ce reproche tant d’honnestes hommes en
ta presence, pense qu’on ne t’espargne non plus ailleurs. Mais2
iusques aux dames elles s’en moqueront. Et dequoy se moquent
elles en ce temps plus volontiers, que d’vn mariage paisible et bien
composé? Chacun de vous a fait quelqu’vn coqu: or nature est
toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La frequence de
cet accident, en doibt mes-huy auoir moderé l’aigreur: le voyla
tantost passé en coustume.   Miserable passion, qui a cecy encore,
d’estre incommunicable.

Fors etiam nostris inuidit questibus aures.

Car à quel amy osez vous fier vos doleances: qui, s’il ne s’en rit,
ne s’en serue d’acheminement et d’instruction pour prendre luy-mesme3
sa part à la curee? Les aigreurs comme les douceurs du
mariage se tiennent secrettes par les sages. Et parmy les autres
importunes conditions, qui se trouuent en iceluy, cette cy à vn
homme languager, comme ie suis, est des principales: que la coustume
rende indecent et nuisible, qu’on communique à personne
tout ce qu’on en sçait, et qu’on en sent.   De leur donner mesme
conseil à elles, pour les desgouter de la ialousie, ce seroit temps
perdu: leur essence est si confite en soupçon, en vanité et en curiosité,
que de les guarir par voye legitime, il ne faut pas l’esperer.
Elles s’amendent souuent de cet inconuenient, par vne forme de4
santé, beaucoup plus à craindre que n’est la maladie mesme. Car
236 comme il y a des enchantemens, qui ne sçauent pas oster le mal,
qu’en le rechargeant à vn autre, elles reiettent ainsi volontiers
cette fieure à leurs maris, quand elles la perdent. Toutesfois à dire
vray, ie ne sçay si on peut souffrir d’elles pis que la ialousie. C’est
la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres,
la teste. Pittacus disoit, que chacun auoit son defaut: que le sien
estoit la mauuaise teste de sa femme: hors cela, il s’estimeroit de
tout point heureux. C’est vn bien poisant inconuenient, duquel vn
personnage si iuste, si sage, si vaillant, sentoit tout l’estat de sa
vie alteré. Que deuons nous faire nous autres hommenets? Le Senat1
de Marseille eut raison, d’interiner sa requeste à celuy qui demandoit
permission de se tuer, pour s’exempter de la tempeste de sa
femme: car c’est vn mal, qui ne s’emporte iamais qu’en emportant
la piece: et qui n’a autre composition qui vaille, que la fuitte, ou
la souffrance: quoy que toutes les deux, tres-difficiles. Celuy là s’y
entendoit, ce me semble, qui dit qu’vn bon mariage se dressoit d’vne
femme aueugle, auec vn mary sourd.   Regardons aussi que cette
grande et violente aspreté d’obligation, que nous leur enioignons,
ne produise deux effects contraires à nostre fin: à sçauoir, qu’elle
aiguise les poursuyuants, et face les femmes plus faciles à se rendre.2
Car quant au premier point, montant le prix de la place, nous
montons le prix et le desir de la conqueste. Seroit-ce pas Venus
mesme, qui eust ainsi finement haussé le cheuet à sa marchandise,
par le maquerelage des loix: cognoissant combien c’est vn sot desduit,
qui ne le feroit valoir par fantasie et par cherté? En fin c’est
toute chair de porc, que la sauce diuersifie, comme disoit l’hoste
de Flaminius. Cupidon est vn Dieu felon. Il fait son ieu, à luitter la
deuotion et la iustice. C’est sa gloire, que sa puissance chocque
tout’ autre puissance, et que toutes autres regles cedent aux
siennes.3

Materiam culpæ prosequitúrque suæ.

Et quant au second poinct: serions nous pas moins coqus, si nous
craignions moins de l’estre? suyuant la complexion des femmes: car
la deffence les incite et conuie.

Vbi velis nolunt, vbi nolis volunt vltrò:

Concessa pudet ire via.

Quelle meilleure interpretation trouuerions nous au faict de Messalina?
Elle fit au commencement son mary coqu à cachetes,
comme il se faict: mais conduisant ses parties trop aysément, par
238 la stupidité qui estoit en luy, elle desdaigna soudain cet vsage: la
voyla à faire l’amour à la descouuerte, aduoüer des seruiteurs, les
entretenir et les fauoriser à la veüe d’vn chacun. Elle vouloit qu’il
s’en ressentist. Cet animal ne se pouuant esueiller pour tout cela,
et luy rendant ses plaisirs mols et fades, par cette trop lasche facilité,
par laquelle il sembloit qu’il les authorisast et legitimast: que
fit elle? Femme d’vn Empereur sain et viuant, et à Rome, au theatre
du monde, en plein midy, en feste et ceremonie publique, et
auec Silius, duquel elle iouyssoit long temps deuant, elle se marie
vn iour que son mary estoit hors de la ville. Semble-il pas qu’elle1
s’acheminast à deuenir chaste, par la nonchallance de son mary?
Ou qu’elle cherchast vn autre mary, qui luy aiguisast l’appetit par
sa ialousie, et qui en luy insistant, l’incitast? Mais la premiere difficulté
qu’elle rencontra, fut aussi la derniere. Cette beste s’esueilla
en sursaut. On a souuent pire marché de ces sourdaux endormis.
I’ay veu par experience, que cette extreme souffrance, quand elle
vient à se desnoüer, produit des vengeances plus aspres. Car prenant
feu tout à coup, la cholere et la fureur s’emmoncelant en vn,
esclatte tous ses efforts à la premiere charge.

Irarúmque omnes effundit habenas.2

Il la fit mourir, et grand nombre de ceux de son intelligence:
iusques à tel qui n’en pouuoit mais, et qu’elle auoit conuié à son
lict à coups d’escourgee.   Ce que Virgile dit de Venus et de Vulcan,
Lucrece l’auoit dict plus sortablement, d’vne iouyssance desrobee,
d’elle et de Mars.

Belli fera mœnera Mauors
Armipotens regit, in gremium qui sæpe tuum se
Reiicit, æterno deuinctus vulnere amoris
Pascit amore auidos inhians in te, Dea, visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore:3
Hunc tu, Diua, tuo recubantem corpore sancto
Circumfusa super, suaueis ex ore loquelas
Funde.

Quand ie rumine ce, reiicit, pascit, inhians, molli, fouet, medullas,
labefacta, pendet, percurrit, et cette noble, circumfusa, mere du
240 gentil infusus, i’ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes,
qui nasquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit d’aigue
et subtile rencontre. Leur langage est tout plein, et gros d’vne
vigueur naturelle et constante. Ils sont tout epigramme: non la
queuë seulement, mais la teste, l’estomach, et les pieds. Il n’y a
rien d’efforcé, rien de trainant: tout y marche d’vne pareille teneur.
Contextus totus virilis est, non sunt circa flosculos occupati. Ce
n’est pas vne eloquence molle, et seulement sans offence: elle est
nerueuse et solide, qui ne plaist pas tant, comme elle remplit et
rauit: et rauit le plus, les plus forts esprits. Quand ie voy ces1
braues formes de s’expliquer, si vifues, si profondes, ie ne dis pas
que c’est bien dire, ie dis que c’est bien penser. C’est la gaillardise
de l’imagination, qui esleue et enfle les parolles. Pectus est quod
disertum facit. Nos gens appellent iugement, langage, et beaux
mots, les pleines conceptions. Cette peinture est conduitte, non tant
par dexterité de la main, comme pour auoir l’obiect plus vifuement
empreint en l’ame. Gallus parle simplement, par ce qu’il conçoit
simplement. Horace ne se contente point d’vne superficielle expression,
elle le trahiroit: il voit plus clair et plus outre dans les
choses: son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et2
des figures, pour se representer: et les luy faut outre l’ordinaire,
comme sa conception est outre l’ordinaire. Plutarque dit, qu’il veid
le langage Latin par les choses. Icy de mesme: le sens esclaire et
produit les parolles: non plus de vent, ains de chair et d’os. Elles
signifient, plus qu’elles ne disent. Les imbecilles sentent encores
quelque image de cecy. Car en Italie ie disois ce qu’il me plaisoit
en deuis communs: mais aux propos roides, ie n’eusse osé me fier
à vn idiome, que ie ne pouuois plier ny contourner, outre son alleure
commune. I’y veux pouuoir quelque chose du mien.   Le
maniement et employte des beaux esprits, donne prix à la langue:3
non pas l’innouant, tant, comme la remplissant de plus vigoreux et
diuers seruices, l’estirant et ployant. Ils n’y apportent point des
mots: mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent
242 leur signification et leur vsage: luy apprenent des mouuements
inaccoustumés: mais prudemment et ingenieusement. Et combien
peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d’escriuains François
de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suyure la
route commune: mais faute d’inuention et de discretion les pert.
Il ne s’y voit qu’vne miserable affectation d’estrangeté: des desguisements
froids et absurdes, qui au lieu d’esleuer, abbattent la matiere.
Pourueu qu’ils se gorgiasent en la nouuelleté, il ne leur
chaut de l’efficace. Pour saisir vn nouueau mot, ils quittent l’ordinaire,
souuent plus fort et plus nerueux.   En nostre langage ie1
trouue assez d’estoffe, mais vn peu faute de façon. Car il n’est rien,
qu’on ne fist du iargon de nos chasses, et de nostre guerre, qui est
vn genereux terrein à emprunter. Et les formes de parler, comme
les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant. Ie le
trouue suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux
suffisamment. Il succombe ordinairement à vne puissante conception.
Si vous allez tendu, vous sentez souuent qu’il languit soubs
vous, et fleschit: et qu’à son deffaut le Latin se presente au secours,
et le Grec à d’autres. D’aucuns de ces mots que ie viens de
trier, nous en apperçeuons plus mal-aysement l’energie, d’autant2
que l’vsage et la frequence, nous en ont aucunement auily et rendu
vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s’y rencontre des
frases excellentes, et des metaphores, desquelles la beauté flestrit
de vieillesse, et la couleur s’est ternie par maniement trop ordinaire.
Mais cela n’oste rien du goust, à ceux qui ont bon nez: ny
ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs, qui, comme il est
vraysemblable, mirent premierement ces mots en ce lustre.   Les
sciences traictent les choses trop finement, d’vne mode artificielle,
et differente à la commune et naturelle. Mon page fait l’amour, et
l’entend: lisez luy Leon Hebreu, et Ficin: on parle de luy, de ses3
pensees, et de ses actions, et si n’y entend rien. Ie ne recognois
chez Aristote, la plus part de mes mouuemens ordinaires. On les a
couuers et reuestus d’vne autre robbe, pour l’vsage de l’eschole.
Dieu leur doint bien faire: si i’estois du mestier, ie naturaliserois
244 l’art, autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et
Equicola.   Quand i’escris, ie me passe bien de la compagnie, et
souuenance des liures: de peur qu’ils n’interrompent ma forme.
Aussi qu’à la verité, les bons autheurs m’abbattent par trop, et
rompent le courage. Ie fais volontiers le tour de ce peintre, lequel
ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons,
qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy
plustost besoing, pour me donner vn peu de lustre, de l’inuention
du musicien Antinonydes, qui, quand il auoit à faire la musique,
mettoit ordre que deuant ou apres luy, son auditoire fust abbreuué1
de quelques autres mauuais chantres. Mais ie me puis plus malaisément
deffaire de Plutarque: il est si vniuersel et si plain, qu’à
toutes occasions, et quelque suiect extrauagant que vous ayez pris,
il s’ingere à vostre besonge, et vous tend vne main liberale et inespuisable
de richesses, et d’embellissemens. Il m’en fait despit,
d’estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. Ie ne le
puis si peu racointer, que ie n’en tire cuisse ou aile.   Pour ce
mien dessein, il me vient aussi à propos, d’escrire chez moy, en
pays sauuage, où personne ne m’aide, ny me releve: où ie ne
hante communément homme, qui entende le Latin de son patenostre;2
et de François vn peu moins. Ie l’eusse faict meilleur ailleurs,
mais l’ouurage eust esté moins mien. Et sa fin principale et perfection,
c’est d’estre exactement mien. Ie corrigerois bien vne erreur
accidentale, dequoy ie suis plein, ainsi que ie cours inaduertemment:
mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes,
ce seroit trahison de les oster. Quand on m’a dict ou que moy-mesme
me suis dict: Tu es trop espais en figures, voyla vn mot du
cru de Gascongne: voyla vne phrase dangereuse: (ie n’en refuis aucune
de celles qui s’vsent emmy les rues Françoises: ceux qui veulent
combatre l’vsage par la grammaire se moquent) voylà vn discours3
ignorant: voylà vn discours paradoxe, en voylà vn trop fol: tu te
ioues souuent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à
feinte. Oüy, fais-ie, mais ie corrige les fautes d’inaduertence, non
celles de coustume. Est-ce pas ainsi que ie parle par tout? me represente-ie
pas viuement? suffit. I’ay faict ce que i’ay voulu: tout
le monde me recognoist en mon liure, et mon liure en moy.   Or
246 i’ay vne condition singeresse et imitatrice. Quand ie me meslois de
faire des vers, et n’en fis iamais que des Latins, ils accusoient euidemment
le poëte que ie venois dernierement de lire. Et de mes
premiers Essays, aucuns puent vn peu l’estranger. A Paris ie parle
vn langage aucunement autre qu’à Montaigne. Qui que ie regarde
auec attention, m’imprime facilement quelque chose du sien. Ce
que ie considere, ie l’vsurpe: vne sotte contenance, vne desplaisante
grimace, vne forme de parler ridicule. Les vices plus. D’autant
qu’ils me poingnent, ils s’acrochent à moy, et ne s’en vont pas
sans secouer. On m’a veu plus souuent iurer par similitude, que1
par complexion. Imitation meurtriere, comme celle des singes horribles
en grandeur et en force, que le Roy Alexandre rencontra en
certaine contree des Indes. Desquels il eust esté autrement difficile
de venir à bout. Mais ils en presterent le moyen par cette leur inclination
à contrefaire tout ce qu’ils voyent faire. Car par là les
chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veuë,
auec force nœuds de liens: de s’affubler d’accoustremens de teste à
tout des lacs courants, et oindre par semblant, leurs yeux de glux.
Ainsi mettoyent imprudemment à mal, ces pauures bestes, leur
complexion singeresse. Ils s’engluoient, s’encheuestroyent et garrotoyent2
eux mesmes. Cette autre faculté, de representer ingenieusement
les gestes et parolles d’vn autre, par dessein qui apporte
souuent plaisir et admiration, n’est en moy, non plus qu’en vne
souche. Quand ie iure selon moy, c’est seulement, par Dieu, qui est
le plus droit de touts les serments. Ils disent, que Socrates iuroit le
chien: Zenon cette mesme interiection, qui sert à cette heure aux
Italiens, Cappari: Pythagoras, l’eau et l’air. Ie suis si aisé à receuoir
sans y penser ces impressions superficielles, que si i’ay eu
en la bouche, Sire ou Altesse, trois iours de suite, huict iours apres
ils m’eschappent, pour excellence, ou pour seigneurie. Et ce que3
i’auray pris à dire en battelant et en me moquant, ie le diray lendemain
serieusement. Parquoy, à escrire, i’accepte plus enuis les
argumens battus, de peur que ie les traicte aux despens d’autruy.
Tout argument m’est egallement fertile. Ie les prens sur vne mouche.
Et Dieu vueille que celuy que i’ay icy en main, n’ait pas esté
pris, par le commandement d’vne volonté autant volage. Que ie commence
par celle qu’il me plaira, car les matieres se tiennent toutes
enchesnees les vnes aux autres.   Mais mon ame me desplaist,
248 de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes resueries,
plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l’improuueu, et lors que
ie les cherche moins: lesquelles s’esuanouissent soudain, n’ayant
sur le champ où les attacher. A cheual, à la table, au lict. Mais plus
à cheual, où sont mes plus larges entretiens. I’ay le parler vn peu
delicatement ialoux d’attention et de silence, si ie parle de force.
Qui m’interrompt, m’arreste. En voyage, la necessité mesme des
chemins couppe les propos. Outre ce, que ie voyage plus souuent
sans compagnie, propre à ces entretiens de suite: par où ie prens
tout loisir de m’entretenir moy-mesme. Il m’en aduient comme de1
mes songes: en songeant, ie les recommande à ma memoire, car
ie songe volontiers que ie songe, mais le lendemain, ie me represente
bien leur couleur, comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou
estrange, mais quels ils estoient au reste, plus i’ahane à le trouuer,
plus ie l’enfonce en l’oubliance. Aussi des discours fortuites
qui me tombent en fantasie, il ne m’en reste en memoire qu’vne
vaine image: autant seulement qu’il m’en faut pour me faire ronger,
et despiter apres leur queste, inutilement.   Or donc, laissant
les liures à part, et parlant plus materiellement et simplement: ie
trouue apres tout, que l’amour n’est autre chose, que la soif de2
cette iouyssance en vn subiect desiré: ny Venus autre chose, que
le plaisir à descharger ses vases: comme le plaisir que nature nous
donne à descharger d’autres parties: qui deuient vicieux ou par
immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l’amour est appetit
de generation par l’entremise de la beauté. Et considerant
maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouuemens
esceruelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus:
cette rage indiscrete, ce visage enflammé de fureur et de cruauté,
au plus doux effect de l’amour: et puis cette morgue graue,
seuere, et ecstatique, en vne action si folle, qu’on ayt logé pesle-mesle3
250 nos delices et nos ordures ensemble: et que la supreme volupté
aye du transy et du plaintif, comme la douleur: ie crois qu’il
est vray, ce que dit Platon, que l’homme a esté faict par les Dieux
pour leur iouët.

Quænam ista iocandi
Sæuitia?

Et que c’est par moquerie, que Nature nous a laissé la plus trouble
de nos actions, la plus commune: pour nous esgaller par là, et
apparier les fols et les sages, et nous et les bestes. Le plus contemplatif,
et prudent homme, quand ie l’imagine en cette assiette, ie le1
tiens pour affronteur, de faire le prudent et le contemplatif. Ce
sont les pieds du paon, qui abbatent son orgueil.

Ridentem dicere verum
Quid vetat?

Ceux qui parmi les ieux, refusent les opinions serieuses, font, dit
quelqu’vn, comme celuy qui craint d’adorer la statuë d’vn sainct,
si elle est sans deuantiere. Nous mangeons bien et beuuons comme
les bestes: mais ce ne sont pas actions qui empeschent les offices
de nostre ame. En celles-là, nous gardons nostre auantage sur
elles: cette-cy met toute autre pensee soubs le ioug: abrutit et2
abestit par son imperieuse authorité, toute la theologie et philosophie
qui est en Platon: et si ne s’en plaint pas. Par tout ailleurs
vous pouuez garder quelque decence: toutes autres operations
souffrent des regles d’honnesteté: cette-cy ne se peut pas seulement
imaginer, que vicieuse ou ridicule. Trouuez y pour voir vn proceder
sage et discret. Alexandre disoit qu’il se connoissoit principallement
mortel, par cette action, et par le dormir: le sommeil suffoque
et supprime les facultez de nostre ame, la besongne les absorbe
et dissipe de mesme. Certes c’est vne marque non seulement de
nostre corruption originele: mais aussi de nostre vanité et deformité.3
   D’vn costé Nature nous y pousse, ayant attaché à ce desir,
la plus noble, vtile, et plaisante de toutes ses functions: et la nous
laisse d’autre part accuser et fuyr, comme insolente et deshonneste,
en rougir et recommander l’abstinence. Sommes nous pas bien
bruttes, de nommer brutale l’operation qui nous faict? Les peuples,
és religions, se sont rencontrez en plusieurs conuenances:
comme sacrifices, luminaires, encensements, ieusnes, offrandes: et
entre autres, en la condemnation de cette action. Toutes les opinions
y viennent, outre l’vsage si estendu des circoncisions. Nous
252 auons à l’auanture raison, de nous blasmer, de faire vne si sotte
production que l’homme: d’appeller l’action honteuse, et honteuses
les parties qui y seruent (à cette heure sont les miennes proprement
honteuses). Les Esseniens, dequoy parle Pline, se maintenoient
sans nourrice, sans maillot, plusieurs siecles: de l’abbord des estrangers,
qui, suiuants cette belle humeur, se rengeoient continuellement
à eux: ayant toute vne nation, hazardé de s’exterminer
plustost, que s’engager à vn embrassement feminin, et de perdre la
suitte des hommes plustost, que d’en forger vn. Ils disent que Zenon
n’eut affaire à femme, qu’vne fois en sa vie: et que ce fut par ciuilité,1
pour ne sembler dedaigner trop obstinement le sexe. Chacun
fuit à le voir naistre, chacun court à le voir mourir. Pour le destruire,
on cerche vn champ spacieux en pleine lumiere: pour le
construire, on se musse dans vn creux tenebreux, et le plus contraint
qu’il se peut. C’est le deuoir, de se cacher pour le faire, et
c’est gloire, et naissent plusieurs vertus, de le sçauoir deffaire.
L’vn est iniure, l’autre est faueur: car Aristote dit, que bonifier
quelqu’vn, c’est le tuer, en certaine phrase de son païs. Les Atheniens,
pour apparier la deffaueur de ces deux actions, ayants à
mundifier l’isle de Delos, et se iustifier enuers Apollo, defendirent2
au pourpris d’icelle, tout enterrement, et tout enfantement ensemble.
Nostri nosmet pœnitet.   Il y a des nations qui se couurent en
mangeant. Ie sçay vne dame, et des plus grandes, qui a cette
mesme opinion, que c’est vne contenance desagreable, de mascher:
qui rabat beaucoup de leur grace, et de leur beauté: et ne se presente
pas volontiers en public auec appetit. Et sçay vn homme, qui
ne peut souffrir de voir manger, ny qu’on le voye: et fuyt toute assistance,
plus quand il s’emplit, que s’il se vuide. En l’empire du
Turc, il se void grand nombre d’hommes, qui, pour exceller les autres,
ne se laissent iamais veoir, quand ils font leur repas; qui n’en3
font qu’vn la sepmaine: qui se deschiquettent et decoupent la face
et les membres: qui ne parlent iamais à personne. Gens fanatiques,
qui pensent honnorer leur nature en se desnaturant: qui se
prisent de leur mespris, et s’amendent de leur empirement. Quel
monstrueux animal, qui se fait horreur à soy-même, à qui ses plaisirs
poisent: qui se tient à mal-heur? Il y en a qui cachent leur
vie,

254 Exilióque domos et dulcia limina mutant,

Et la desrobent de la veuë des autres hommes: qui euitent la santé
et l’allegresse, comme qualitez ennemies et dommageables. Non
seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples maudissent leur
naissance, et benissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé,
les tenebres adorees. Nous ne sommes ingenieux qu’à nous mal
mener: c’est le vray gibbier de la force de nostre esprit: dangereux
vtil en desreglement.

O miseri quorum gaudia crimen habent!

Hé pauure homme, tu as assez d’incommoditez necessaires, sans les1
augmenter par ton inuention: et és assez miserable de condition,
sans l’estre par art: tu as des laideurs reelles et essentielles à suffisance,
sans en forger d’imaginaires. Trouues tu que tu sois trop à
l’aise si la moitié de ton aise ne te fasche? Trouues tu que tu ayes
remply tous les offices necessaires, à quoy Nature t’engage, et
qu’elle soit oysiue chez toy, si tu ne t’obliges à nouueaux offices?
Tu ne crains point d’offencer ses lois vniuerselles et indubitables,
et te piques aux tiennes partisanes et fantastiques. Et d’autant plus
qu’elles sont particulieres, incertaines, et plus contredictes, d’autant
plus tu fais là ton effort. Les ordonnances positiues de ta paroisse2
t’attachent: celles du monde ne te touchent point. Cours vn
peu par les exemples de cette consideration: ta vie en est toute.
Les vers de ces deux poëtes, traictans ainsi reseruément et discrettement
de la lasciueté, comme ils font, me semblent la descouurir
et esclairer de plus pres. Les dames couurent leur sein d’vn reseul,
les prestres plusieurs choses sacrees, les peintres ombragent
leur ouurage, pour luy donner plus de lustre. Et dict-on que le
coup du soleil et du vent, est plus poisant par reflexion qu’à droit
fil. L’Ægyptien respondit sagement à celuy qui luy demandoit, Que
portes-tu là, caché soubs ton manteau? Il est caché soubs mon3
manteau, affin que tu ne sçaches pas que c’est. Mais il y a certaines
autres choses qu’on cache pour les montrer. Oyez cetuy-là plus
ouuert,

Et nudam pressi corpus adusque meum.

Il me semble qu’il me chapone. Que Martial retrousse Venus à sa
poste, il n’arriue pas à la faire paroistre si entiere. Celuy qui dit
tout, il nous saoule et nous desgouste. Celuy qui craint à s’exprimer,
nous achemine à en penser plus qu’il n’en y a. Il y a de la
trahison en cette sorte de modestie: et notamment nous entr’ouurant
256 comme font ceux cy, vne si belle route à l’imagination. Et
l’action et la peinture doiuent sentir leur larrecin.   L’amour des
Espagnols, et des Italiens, plus respectueuse et craintifue, plus mineuse
et couuerte, me plaist. Ie ne sçay qui, anciennement, desiroit
le gosier allongé comme le col d’vne gruë, pour sauourer plus long
temps ce qu’il aualloit. Ce souhait est mieux à propos en cette volupté,
viste et precipiteuse. Mesmes à telles natures comme est la
mienne, qui suis vicieux en soudaineté. Pour arrester sa fuitte, et
l’estendre en preambules; entre-eux, tout sert de faueur et de recompense:
vne œillade, vne inclination, vne parolle, vn signe. Qui1
se pourroit disner de la fumee du rost, feroit-il pas vne belle
espargne? C’est vne passion qui mesle à bien peu d’essence solide,
beaucoup plus de vanité et resuerie fieureuse: il la faut payer et
seruir de mesme. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s’estimer,
à nous amuser, et à nous piper. Nous faisons nostre charge
extreme la premiere: il y a tousiours de l’impetuosité Françoise.
Faisant filer leurs faueurs, et les estallant en detail: chacun, iusques
à la vieillesse miserable, y trouue quelque bout de lisiere, selon
son vaillant et son merite. Qui n’a iouyssance, qu’en la iouyssance:
qui ne gaigne que du haut poinct: qui n’ayme la chasse qu’en la2
prise: il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il
y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d’honneur au
dernier siege. Nous nous deurions plaire d’y estre conduicts,
comme il se faict aux palais magnifiques, par diuers portiques, et
passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours.
Cette dispensation reuiendroit à nostre commodité: nous y arresterions,
et nous y aymerions plus long temps. Sans esperance, et
sans desir, nous n’allons plus rien qui vaille. Nostre maistrise et
entiere possession, leur est infiniement à craindre. Depuis qu’elles
sont du tout rendues à la mercy de nostre foy, et constance, elles3
sont vn peu bien hasardees. Ce sont vertus rares et difficiles: soudain
qu’elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles.

Postquam cupidæ mentis satiata libido est,
Verba nihil metuere, nihil periuria curant.

Et Thrasonidez ieune homme Grec, fut si amoureux de son amour,
qu’il refusa, ayant gaigné le cœur d’vne maistresse, d’en iouyr:
258 pour n’amortir, rassasier et allanguir par la iouyssance cette ardeur
inquiete, de laquelle il se glorifioit et se paissoit.   La cherté
donne goust à la viande. Voyez combien la forme des salutations,
qui est particuliere à nostre nation, abastardit par sa facilité, la
grace des baisers, lesquels Socrates dit estre si puissans et dangereux
à voler nos cœurs. C’est vne desplaisante coustume, et iniurieuse
aux dames, d’auoir à prester leurs leures, à quiconque a
trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu’il soit,

Cuius liuida naribus caninis,
Dependet glacies, rigétque barba:1
Centum occurrere malo culilingis.

Et nous mesme n’y gaignons guere: car comme le monde se voit
party, pour trois belles, il nous en faut baiser cinquante laides. Et
à vn estomach tendre, comme sont ceux de mon aage, vn mauuais
baiser en surpaie vn bon.   Ils font les poursuyuans en Italie, et
les transis, de celles mesmes qui sont à vendre: et se defendent
ainsi: Qu’il y a des degrez en la iouyssance: et que par seruices
ils veulent obtenir pour eux, celle qui est la plus entiere. Elles ne
vendent que le corps. La volonté ne peut estre mise en vente, elle
est trop libre et trop sienne. Ainsi ceux cy disent, que c’est la volonté2
qu’ils entreprennent, et ont raison. C’est la volonté qu’il faut
seruir et practiquer. I’ay horreur d’imaginer mien, vn corps priué
d’affection. Et me semble, que cette forcenerie est voisine à celle de
ce garçon, qui alla saillir par amour, la belle image de Venus que
Praxiteles auoit faicte. Ou de ce furieux Ægyptien, eschauffé apres
la charongne d’vne morte qu’il embaumoit et ensueroit. Lequel
donna occasion à la loy, qui fut faicte depuis en Ægypte, que les
corps des belles et ieunes femmes, et de celles de bonne maison,
seroient gardez trois iours, auant qu’on les mist entre les mains de
ceux qui auoient charge de prouuoir à leur enterrement. Periander3
fit plus merueilleusement: qui estendit l’affection coniugale, plus
reglee et legitime, à la iouyssance de Melissa sa femme trespassee.
Ne semble ce pas estre vne humeur lunatique de la Lune, ne pouuant
autrement iouyr d’Endymion son mignon, l’aller endormir
pour plusieurs mois: et se paistre de la iouyssance d’vn garçon,
260 qui ne se remuoit qu’en songe? Ie dis pareillement, qu’on ayme vn
corps sans ame, quand on ayme vn corps sans son consentement,
et sans son desir. Toutes iouyssances ne sont pas vnes. Il y a des
iouyssances ethiques et languissantes. Mille autres causes que la
bien-vueillance, nous peuuent acquerir cet octroy des dames. Ce
n’est suffisant tesmoignage d’affection. Il y peut eschoir de la trahison,
comme ailleurs: elles n’y vont par fois que d’vne fesse;

Tanquam thura merûmque parent:
Absentem marmoreàmue putes.

I’en sçay, qui ayment mieux prester cela, que leur coche: et qui ne1
se communiquent, que par là. Il faut regarder si vostre compagnie
leur plaist pour quelque autre fin encores, ou pour celle là seulement,
comme d’vn gros garson d’estable: en quel rang et à quel
prix vous y estes logé,

Tibi si datur vni
Quo lapide illa diem candidiore notet.

Quoy, si elle mange vostre pain, à la sauce d’vne plus agreable
imagination?

Te tenet, absentes alios suspirat amores.

Comment? auons nous pas veu quelqu’vn en nos iours, s’estre2
seruy de cette action, à l’vsage d’vne horrible vengeance: pour tuer
par là, et empoisonner, comme il fit, vne honneste femme?   Ceux
qui cognoissent l’Italie, ne trouueront iamais estrange, si pour ce
subiect, ie ne cherche ailleurs des exemples. Car cette nation se
peut dire regente du reste du monde en cela. Ils ont plus communément
des belles femmes, et moins de laydes que nous: mais des
rares et excellentes beautez, i’estime que nous allons à pair. Et en
iuge autant des esprits: de ceux de la commune façon, ils en ont
beaucoup plus, et euidemment. La brutalité y est sans comparaison
plus rare: d’ames singulieres et du plus haut estage, nous ne leur3
en deuons rien. Si i’auois à estendre cette similitude, il me sembleroit
pouuoir dire de la vaillance, qu’au rebours, elle est au prix
d’eux, populaire chez nous, et naturelle: mais on la voit par fois,
en leurs mains, si pleine et si vigoreuse, qu’elle surpasse tous les
plus roides exemples que nous en ayons.   Les mariages de ce
pays là, clochent en cecy. Leur coustume donne communement la
loy si rude aux femmes, et si serue, que la plus esloignee accointance
auec l’estranger, leur est autant capitalle que la plus voisine.
262 Cette loy fait, que toutes les approches se rendent necessairement
substantieles. Et puis que tout leur reuient à mesme compte, elles
ont le choix bien aysé. Et ont elles brisé ces cloisons? Croyez
qu’elles font feu: Luxuria ipsis vinculis, sicut fera bestia, irritata,
deinde emissa. Il leur faut vn peu lascher les resnes.

Vidi ego nuper equum, contra sua frena tenacem,
Ore reluctanti fulminis ire modo.

On alanguit le desir de la compagnie, en luy donnant quelque liberté.
C’est vn bel vsage de nostre nation, qu’aux bonnes maisons,
nos enfans soyent receuz, pour y estre nourris et esleuez pages1
comme en vne escole de noblesse. Et est discourtoisie, dit-on,
et iniure, d’en refuser vn Gentil-homme. I’ay apperçeu, car autant
de maisons autant de diuers stiles et formes, que les dames qui ont
voulu donner aux filles de leur suite, les regles plus austeres, n’y
ont pas eu meilleure aduanture. Il y faut de la moderation. Il faut
laisser bonne partie de leur conduitte, à leur propre discretion:
car ainsi comme ainsi n’y a il discipline qui les sçeut brider de
toutes parts. Mais il est bien vray, que celle qui est eschappee bagues
sauues, d’vn escolage libre, apporte bien plus de fiance de
soy, que celle qui sort saine, d’vne escole seuere et prisonniere.2
   Nos peres dressoient la contenance de leurs filles à la honte et à la
crainte (les courages et les desirs tousiours pareils), nous à l’asseurance:
nous n’y entendons rien. C’est à faire aux Sarmates, qui
n’ont loy de coucher auec homme, que de leurs mains elles n’en
ayent tué vn autre en guerre. A moy qui n’y ay droit que par les
oreilles, suffit, si elles me retiennent pour le conseil, suyuant le
priuilege de mon aage. Ie leur conseille donc, et à nous aussi,
l’abstinence: mais si ce siecle en est trop ennemy, aumoins la discretion
et la modestie. Car, comme dit le compte d’Aristippus, parlant
à des ieunes hommes, qui rougissoient de le veoir entrer chez3
vne courtisane: Le vice est, de n’en pas sortir, non pas d’y entrer.
Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom: si
le fons n’en vaut guere, que l’apparence tienne bon.   Ie loüe la
264 gradation et la longueur, en la dispensation de leurs faueurs. Platon
montre, qu’en toute espece d’amour, la facilité et promptitude
est interdicte aux tenants. C’est vn traict de gourmandise, laquelle
il faut qu’elles couurent de tout leur art, de se rendre ainsi temerairement
en gros, et tumultuairement. Se conduisant en leur dispensation,
ordonnement et mesurement, elles pipent bien mieux
nostre desir, et cachent le leur. Qu’elles fuyent tousiours deuant
nous: ie dis celles mesmes qui ont à se laisser attraper. Elles nous
battent mieux en fuyant, comme les Scythes. De vray, selon la loy
que Nature leur donne, ce n’est pas proprement à elles de vouloir1
et desirer: leur rolle est souffrir, obeyr, consentir. C’est pourquoy
Nature leur a donné vne perpetuelle capacité; à nous, rare et incertaine.
Elles ont tousiours leur heure, afin qu’elles soyent tousiours
prestes à la nostre Pati natæ. Et où elle a voulu que nos appetis
eussent montre et declaration prominante, ell’ a faict que les leurs
fussent occultes et intestins. Et les a fournies de pieces impropres
à l’ostentation: et simplement pour la defensiue. Il faut laisser à la
licence Amazonienne pareils traits à cettuy cy. Alexandre passant
par l’Hyrcanie, Thalestris Royne des Amazones le vint trouuer auec
trois cents gens-darmes de son sexe: bien montez et bien armez:2
ayant laissé le demeurant d’vne grosse armee, qui la suyuoit, au
delà des voisines montaignes. Et luy dit tout haut, et en publiq,
que le bruit de ses victoires et de sa valeur, l’auoit menee là, pour
le veoir, luy offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses
entreprinses. Et que le trouuant si beau, ieune, et vigoureux, elle,
qui estoit parfaitte en toutes ses qualitez, luy conseilloit qu’ils couchassent
ensemble: afin qu’il nasquist de la plus vaillante femme
du monde, et du plus vaillant homme, qui fust lors viuant, quelque
chose de grand et de rare, pour l’aduenir. Alexandre la remercia
du reste: mais pour donner temps à l’accomplissement de sa derniere3
demande, il arresta treize iours en ce lieu, lesquels il festoya
le plus alaigrement qu’il peut, en faueur d’vne si courageuse Princesse.
   Nous sommes quasi par tout iniques iuges de leurs actions,
comme elles sont des nostres. I’aduoüe la verité lors qu’elle me
nuit, de mesme que si elle me sert. C’est vn vilain desreglement,
qui les pousse si souuent au change, et les empesche de fermir leur
affection en quelque subiect que ce soit: comme on voit de cette
266 Deesse, à qui lon donne tant de changemens et d’amis. Mais si est-il
vray, que c’est contre la nature de l’amour, s’il n’est violant, et
contre la nature de la violance, s’il est constant. Et ceux qui s’en
estonnent, s’en escrient, et cherchent les causes de cette maladie en
elles, comme desnaturee et incroyable: que ne voyent ils, combien
souuent ils la reçoyuent en eux, sans espouuantement et sans miracle?
Il seroit à l’aduenture plus estrange d’y voir de l’arrest. Ce n’est
pas vne passion simplement corporelle. Si on ne trouue point de
bout en l’auarice, et en l’ambition, il n’y en a non plus en paillardise.
Elle vit encore apres la satieté: et ne luy peut on prescrire ny1
satisfaction constante, ny fin: elle va tousiours outre sa possession.
Et si l’inconstance leur est à l’aduenture aucunement plus pardonnable
qu’à nous. Elles peuuent alleguer comme nous, l’inclination
qui nous est commune à la varieté et à la nouuelleté: et alleguer secondement
sans nous, qu’elles achetent chat en sac. Ieanne Royne
de Naples, feit estrangler Andreosse son premier mary, aux grilles
de sa fenestre, auec un laz d’or et de soye, tissu de sa main propre:
sur ce qu’aux couruees matrimoniales, elle ne luy trouuoit
ny les parties, ny les efforts, assez respondants à l’esperance qu’elle
en auoit couçeuë, à veoir sa taille, sa beauté, sa ieunesse et disposition:2
par où elle auoit esté prinse et abusee. Que l’action a plus
d’effort que n’a la souffrance: ainsi que de leur part tousiours aumoins
il est pourueu à la necessité: de nostre part il peut auenir
autrement. Platon à cette cause establit sagement par ses loix,
auant tout mariage, pour decider de son opportunité, que les iuges
voient les garçons, qui y pretendent, touts fins nuds: et les filles
nuës iusqu’à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous
trouuent à l’aduenture pas digne de leur choix:

Experta latus, madidoque simillima loro
Inguina, nec lassa stare coacta manu,3
Deserit imbelles thalamos.

Ce n’est pas tout, que la volonté charrie droict. La foiblesse et l’incapacité,
rompent legitimement vn mariage:

Et quærendum aliunde foret neruosius illud,
Quod posset zonam soluere virgineam.

Pourquoy non, et selon sa mesure, vne intelligence amoureuse,
plus licentieuse et plus actiue?

Si blando nequeat superesse labori.
Mais n’est-ce pas grande impudence, d’apporter nos imperfections
et foiblesses, en lieu où nous desirons plaire, et y laisser4
268 bonne estime de nous et recommandation? Pour ce peu qu’il m’en
faut à cette heure,

Ad vnum
Mollis opus,

ie ne voudrois importuner vne personne, que i’ay a reuerer et
craindre.

Fuge suspicari,
Cuius vndenum trepidauit ætas
Claudere lustrum.

Nature se deuoit contenter d’auoir rendu cet aage miserable, sans1
le rendre encore ridicule. Ie hay de le voir, pour vn pouce de chetiue
vigueur, qui l’eschaufe trois fois la semaine, s’empresser et se
gendarmer, de pareille aspreté, comme s’il auoit quelque grande et
legitime iournee dans le ventre: vn vray feu d’estoupe. Et admire
sa cuisson, si viue et fretillante, en vn moment si lourdement congelee
et esteinte. Cet appetit ne deuroit appartenir qu’à la fleur
d’vne belle ieunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett’ ardeur
indefatigable, pleine, constante, et magnanime, qui est en vous: il
vous la lairra vrayment en beau chemin. Renuoyez le hardiment
plustost vers quelque enfance molle, estonnee, et ignorante, qui2
tremble encore soubs la verge, et en rougisse,

Indum sanguineo veluti violauerit ostro
Si quis ebur, vel mista rubent vbi lilia multa
Alba rosa.

Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le desdain
de ces beaux yeux, consens de sa lascheté et impertinence:

Et taciti fecere tamen conuitia vultus,

il n’a iamais senty le contentement et la fierté, de les leur auoir
battus et ternis, par le vigoureux exercice d’vne nuict officieuse et
actiue. Quand i’en ay veu quelqu’vne s’ennuyer de moy, ie n’en ay3
point incontinent accusé sa legereté: i’ay mis en doubte, si ie
n’auois pas raison de m’en prendre à Nature plustost. Certes elle
m’a traitté illegitimement et inciuilement,

Si non longa satis, si non benè mentula crassa:

Nimirum sapiunt vidéntque paruam
Matronæ quoque mentulam illibenter:

et d’vne lesion enormissime. Chacune de mes pieces est esgalement
mienne, que toute autre. Et nulle autre ne me fait plus proprement
homme que cette cy.   Ie doy au publiq vniuersellement mon
pourtrait. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en
essence, toute. Dedeignant au rolle de ses vrays deuoirs, ces petites4
regles, feintes, vsuelles, prouinciales. Naturelle toute, constante,
generale. De laquelle sont filles, mais bastardes, la ciuilité,
la ceremonie. Nous aurons bien les vices de l’apparence, quand
nous aurons eu ceux de l’essence. Quand nous aurons faict à ceux
270 icy, nous courrons sus aux autres, si nous trouuons qu’il y faille
courir. Car il y a danger, que nous fantasions des offices nouueaux,
pour excuser nostre negligence enuers les naturels offices, et pour
les confondre. Qu’il soit ainsin, il se void, qu’és lieux, où les fautes
sont malefices, les malefices ne sont que fautes. Qu’és nations, où
les loix de la bienseance sont plus rares et lasches, les loix primitiues
de la raison commune sont mieux obseruees: l’innumerable
multitude de tant de deuoirs, suffoquant nostre soing, l’allanguissant
et dissipant. L’application aux legeres choses nous retire des
iustes. O que ces hommes superficiels, prennent vne routte facile et1
plausible, au prix de la nostre! Ce sont ombrages, dequoy nous nous
plastrons et entrepayons. Mais nous n’en payons pas, ainçois en rechargeons
nostre debte, enuers ce grand iuge, qui trousse nos panneaus
et haillons, d’autour noz parties honteuses: et ne se feint
point à nous veoir par tout, iusques à noz intimes et plus secrettes
ordures: vtile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouuoit
interdire cette descouuerte. En fin, qui desniaiseroit l’homme,
d’vne si scrupuleuse superstition verbale, n’apporteroit pas grande
perte au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence.
Qui n’en escrit que reueremment et regulierement, il en laisse en2
arriere plus de la moitié. Ie ne m’excuse pas enuers moy: et si ie
le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses, que ie m’excuseroy, que
d’autre mienne faute. Ie m’excuse à certaines humeurs, que i’estime
plus fortes en nombre que celles, qui sont de mon costé. En leur
consideration, ie diray encore cecy (car ie desire de contenter chacun;
chose pourtant difficile, esse vnum hominem accommodatum ad
tantam morum ac sermonum et voluntatum varietatem) qu’ils n’ont à
se prendre à moy, de ce que ie fay dire aux auctoritez receuës et
approuuees de plusieurs siecles: et que ce n’est pas raison, qu’à
faute de rythme ils me refusent la dispense, que mesme des hommes3
ecclesiastiques, des nostres, iouyssent en ce siecle. En voicy deux,
et des plus crestez:

Rimula, dispeream, ni monogramma tua est.

Vn vit d’amy la contente et bien traitte.

Quoy tant d’autres? I’ayme la modestie: et n’est par iugement,
272 que i’ay choisi cette sorte de parler scandaleux: c’est Nature, qui
l’a choisi pour moy. Ie ne le louë, non plus que toutes formes contraires
à l’vsage receu: mais ie l’excuse: par circonstances tant
generales que particulieres, en allege l’accusation. Suiuons.   Pareillement
d’où peut venir cette vsurpation d’authorité souueraine,
que vous prenez sur celles, qui vous fauorisent à leurs despens,

Si furtiua dedit nigra munuscula nocte,

que vous en inuestissez incontinent l’interest, la froideur, et vne
auctorité maritale? C’est vne conuention libre, que ne vous y prenez
vous, comme vous les y voulez tenir? Il n’y a point de prescription1
sur les choses volontaires. C’est contre la forme, mais il
est vray pourtant, que i’ay en mon temps conduict ce marché, selon
que sa nature peut souffrir, aussi conscientieusement qu’autre
marché, et auec quelque air de iustice: et que ie ne leur ay tesmoigné
de mon affection, que ce que i’en sentois; et leur en ay representé
naifuement, la decadence, la vigueur, et la naissance: les
accez et les remises. On n’y va pas tousiours vn train. I’ay esté si
espargnant à promettre, que ie pense auoir plus tenu que promis,
ny deu. Elles y ont trouué de la fidelité, iusques au seruice de leur
inconstance. Ie dis inconstance aduouee, et par fois multipliee. Ie2
n’ay iamais rompu auec elles, tant que i’y tenois, ne fust que par le
bout d’vn filet. Et quelques occasions qu’elles m’en ayent donné,
n’ay iamais rompu, iusques au mespris et à la hayne. Car telles
priuautez, lors mesme qu’on les acquiert par les plus honteuses
conuentions, encores m’obligent elles à quelque bien-vueillance.
De cholere et d’impatience vn peu indiscrette, sur le poinct de
leurs ruses et desfuites, et de nos contestations, ie leur en ay faict
voir par fois. Car ie suis de ma complexion, subiect à des emotions
brusques, qui nuisent souuent à mes marchez, quoy qu’elles soyent
legeres et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon3
iugement, ie ne me suis pas feint, à leur donner des aduis paternels
et mordans, et à les pinser où il leur cuysoit. Si ie leur ay
laissé à se plaindre de moy, c’est plustost d’y auoir trouué vn
amour, au prix de l’vsage moderne, sottement consciencieux. I’ay
obserué ma parolle, és choses dequoy on m’eust aysement dispensé.
274 Elles se rendoient lors par fois auec reputation, et soubs des capitulations,
qu’elles souffroient aysement estre faussees par le vaincueur.
I’ay faict caler soubs l’interest de leur honneur, le plaisir, en
son plus grand effort, plus d’vne fois. Et où la raison me pressoit,
les ay armees contre moy: si qu’elles se conduisoient plus seurement
et seuerement, par mes regles, quand elles s’y estoient franchement
remises, qu’elles n’eussent faict par les leurs propres. I’ay autant
que i’ay peu chargé sur moy seul, le hazard de nos assignations,
pour les en descharger: et ay dressé nos parties tousiours par le
plus aspre, et inopiné, pour estre moins en souspçon, et en outre1
par mon aduis, plus accessible. Ils sont ouuerts, principalement par
les endroits qu’ils tiennent de soy couuerts. Les choses moins
craintes sont moins defendues et obseruees. On peut oser plus aysement,
ce que personne ne pense que vous oserez, qui deuient facile
par sa difficulté. Iamais homme n’eut ses approches plus impertinemment
genitales. Cette voye d’aymer, est plus selon la discipline.
Mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le
sçait mieux que moy? Si ne m’en viendra point le repentir. Ie n’y
ay plus que perdre,

Me tabula sacer2
Votiua paries indicat vuida,
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo.

Il est à cette heure temps d’en parler ouuertement. Mais tout ainsi
comme à vn autre, ie dirois à l’auanture, Mon amy tu resues, l’amour
de ton temps a peu de commerce auec la foy et la
preud’hommie;

Hæc si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quàm si des operam, vt cum ratione insanias.3

Aussi au rebours, si c’estoit à moy de recommencer, ce seroit certes
le mesme train et par mesme progrez, pour infructueux qu’il me
peust estre. L’insuffisance et la sottise est loüable en vne action
meslouable. Autant que ie m’eslongne de leur humeur en cela, ie
m’approche de la mienne.   Au demeurant, en ce marché, ie ne
me laissois pas tout aller: ie m’y plaisois, mais ie ne m’y oubliois
pas: ie reseruois en son entier, ce peu de sens et de discretion, que
Nature m’a donné, pour leur seruice, et pour le mien: vn peu d’esmotion,
mais point de resuerie. Ma conscience s’y engageoit aussi,
iusques à la desbauche et dissolution, mais iusques à l’ingratitude,4
trahison, malignité, et cruauté, non. Ie n’achetois pas le plaisir de
276 ce vice à tout prix: et me contentois de son propre et simple coust.
Nullum intra se vitium est. Ie hay quasi à pareille mesure vne oysiueté
croupie et endormie, comme vn embesongnement espineux et
penible. L’vn me pince, l’autre m’assoupit. I’ayme autant les blesseures,
comme les meurtrisseures, et les coups trenchans, comme
les coups orbes. I’ay trouué en ce marché, quand i’y estois plus propre,
vne iuste moderation entre ces deux extremitez. L’amour est
vne agitation esueillee, viue, et gaye. Ie n’en estois ny troublé, ny
affligé, mais i’en estois eschauffé, et encores alteré: il s’en faut
arrester là. Elle n’est nuisible qu’aux fols. Vn ieune homme demandoit1
au philosophe Panetius, s’il sieroit bien au sage d’estre amoureux:
Laissons là le sage, respondit-il, mais toy et moy, qui ne le
sommes pas, ne nous engageons en chose si esmeuë et violente,
qui nous esclaue à autruy, et nous rende contemptibles à nous. Il
disoit vray: qu’il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse, à
vne ame qui n’aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre
par effect la parole d’Agesilaus, que la prudence et l’amour ne
peuuent ensemble. C’est vne vaine occupation, il est vray, messeante,
honteuse, et illegitime. Mais à la conduire en cette façon,
ie l’estime salubre, propre à desgourdir vn esprit, et vn corps poisant.2
Et comme medecin, l’ordonnerois à vn homme de ma forme et
condition, autant volontiers qu’aucune autre recepte: pour l’esueiller
et tenir en force bien auant dans les ans, et le dilaier des
prises de la vieillesse. Pendant que nous n’en sommes qu’aux fauxbourgs,
que le pouls bat encores,

Dum noua canities, dum prima et recta senectus,
Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,

nous auons besoing d’estre sollicitez et chatouillez, par quelque
agitation mordicante, comme est cette-cy. Voyez combien elle a3
rendu de ieunesse, vigueur et de gayeté, au sage Anacreon. Et Socrates,
plus vieil que ie ne suis, parlant d’vn obiect amoureux:
M’estant, dit-il, appuyé contre son espaule, de la mienne, et approché
ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans
vn liure, ie senty sans mentir, soudain vne piqueure dans l’espaule,
comme de quelque morsure de beste; et fus plus de cinq iours depuis,
qu’elle me fourmilloit: et m’escoula dans le cœur vne demangeaison
continuelle. Vn attouchement, et fortuite, et par vne espaule,
aller eschauffer, et alterer vne ame refroidie, et esneruee par
l’aage, et la premiere de toutes les humaines, en reformation.4
Pourquoy non dea? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre
ny sembler autre chose. La philosophie n’estriue point contre les
voluptez naturelles, pourueu que la mesure y soit ioincte: et en
278 presche la moderation, non la fuitte. L’effort de sa resistance s’emploie
contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits
du corps ne doiuent pas estre augmentez par l’esprit. Et nous aduertit
ingenieusement, de ne vouloir point esueiller nostre faim par
la saturité: de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre:
d’euiter toute iouyssance, qui nous met en disette: et toute viande
et breuuage, qui nous altere, et affame. Comme au seruice de l’amour
elle nous ordonne, de prendre vn obiect qui satisface simplement
au besoing du corps, qui n’esmeuue point l’ame: laquelle
n’en doit pas faire son faict, ains suyure nüement et assister le1
corps. Mais ay-ie pas raison d’estimer, que ces preceptes, qui ont
pourtant d’ailleurs, selon moy, vn peu de rigueur, regardent vn
corps qui face son office: et qu’à vn corps abbattu, comme vn
estomach prosterné, il est excusable de le rechauffer et soustenir
par art: et par l’entremise de la fantasie, luy faire reuenir l’appetit
et l’allegresse, puis que de soy il l’a perdue?   Pouuons nous pas
dire, qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement,
ny corporel, ny spirituel: et qu’iniurieusement nous desmembrons
vn homme tout vif: et qu’il semble y auoir raison, que
nous nous portions enuers l’vsage du plaisir, aussi fauorablement2
aumoins, que nous faisons enuers la douleur? Elle estoit, pour
exemple, vehemente, iusques à la perfection, en l’ame des saincts
par la pœnitence. Le corps y auoit naturellement part, par le droict
de leur colligance, et si pouuoit auoir peu de part à la cause: si ne
se sont ils pas contentez qu’il suyuist nuement, et assistast l’ame
affligee. Ils l’ont affligé luymesme, de peines atroces et propres:
affin qu’à l’enuy l’vn de l’autre, l’ame et le corps plongeassent
l’homme dans la douleur, d’autant plus salutaire, que plus aspre.
En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas iniustice d’en refroidir
l’ame, et dire, qu’il l’y faille entrainer, comme à quelque3
obligation et necessité contreinte et seruile? C’est à elle plustost de
les couuer et fomenter: de s’y presenter et conuier: la charge de
regir luy appartenant. Comme c’est aussi à mon aduis à elle, aux
plaisirs, qui luy sont propres, d’en inspirer et infondre au corps
tout le ressentiment que porte sa condition, et de s’estudier qu’ils
luy soient doux et salutaires. Car c’est bien raison, comme ils disent,
280 que le corps ne suyue point ses appetits au dommage de l’esprit.
Mais pourquoy n’est-ce pas aussi raison, que l’esprit ne suiue
pas les siens, au dommage du corps?   Ie n’ay point autre passion
qui me tienne en haleine. Ce que l’auarice, l’ambition, les querelles,
les procés, font à l’endroit des autres, qui comme moy, n’ont
point de vacation assignee, l’amour le feroit plus commodément. Il
me rendroit, la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne:
r’asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la
vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la
corrompre: me remettroit aux estudes sains et sages, par où ie me1
peusse rendre plus estimé et plus aymé: ostant à mon esprit le
desespoir de soy, et de son vsage, et le raccointant à soy: me diuertiroit
de mille pensees ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques
que l’oysiueté nous charge en tel aage, et le mauuais
estat de nostre santé: reschaufferoit aumoins en songe, ce sang
que nature abandonne: soustiendroit le menton, et allongeroit vn
peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauure
homme, qui s’en va le grand train vers sa ruine. Mais i’entens bien
que c’est vne commodité fort mal-aisée à recouurer. Par foiblesse,
et longue experience, nostre goust est deuenu plus tendre et plus2
exquis. Nous demandons plus, lors que nous apportons moins.
Nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d’estre
acceptez. Nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis,
et plus defians: rien ne nous peut asseurer d’estre aymez, veu
nostre condition, et la leur. I’ay honte de me trouuer parmy cette
verte et bouillante ieunesse,

Cuius in indomito constantior inguine neruus,
Quàm noua collibus arbor inhæret.

Qu’irions nous presenter nostre misere parmy cette allégresse?

Possint vt iuuenes visere feruidi3
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem.

Ils ont la force et la raison pour eux: faisons leur place: nous
n’auons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante, ne se
laisse manier à mains si gourdes, et prattiquer à moyens purs
materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien, à celuy qui
se moquoit, dequoy il n’auoit sçeu gaigner la bonne grace d’vn
tendron qu’il pourchassoit: Mon amy, le hameçon ne mord pas à
du fromage si frais. Or c’est vn commerce qui a besoin de relation
282 et de correspondance. Les autres plaisirs que nous receuons,
se peuuent recognoistre par recompenses de nature diuerse: mais
cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En verité
en ce desduit, le plaisir que ie fay, chatouille plus doucement mon
imagination, que celuy qu’on me fait. Or cil n’a rien de genereux,
qui peut receuoir plaisir où il n’en donne point; c’est vne vile ame,
qui veut tout deuoir, et qui se plaist de nourrir de la conference,
auec les personnes ausquels il est en charge. Il n’y a beauté, ny
grace, ny priuauté si exquise, qu’vn galant homme deust desirer
à ce prix. Si elles ne nous peuuent faire du bien que par pitié:1
i’ayme bien plus cher ne viure point, que de viure d’aumosne.
Ie voudrois auoir droit de leur demander, au stile auquel i’ay veu
quester en Italie: Fate bene per voi: ou à la guise que Cyrus
exhortoit ses soldats, Qui m’aymera, si me suiue. R’alliez vous, me
dira lon, à celles de vostre condition, que la compagnie de mesme
fortune vous rendra plus aysees. O la sotte composition et insipide!

Nolo
Barbam vellere mortuo leoni.

Xenophon employe pour obiection et accusation, contre Menon,
qu’en son amour il embesongna des obiects passants fleur. Ie trouue2
plus de volupté à seulement veoir le juste et doux meslange de deux
ieunes beautés: ou à le seulement considerer par fantasie, qu’à
faire moy mesme le second, d’vn meslange triste et informe. Ie resigne
cet appetit fantastique, à l’Empereur Galba, qui ne s’addonnoit
qu’aux chairs dures et vieilles: et à ce pauure miserable,

O ego di faciant talem te cernere possim,
Charáque mutatis oscula ferre comis,
Amplectique meis corpus non pingue lacertis!

Et entre les premieres laideurs, ie compte les beautez artificielles et
forcees. Emonez ieune gars de Chio, pensant par des beaux attours,3
acquerir la beauté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe
Arcesilaus: et luy demanda si vn sage se pourroit veoir amoureux:
Ouy dea, respondit l’autre, pourueu que ce ne fust pas d’vne beauté
paree et sophistiquee comme la tienne. La laideur d’vne vieillesse
aduouee, est moins vieille, et moins laide à mon gré, qu’vne autre
peinte et lissee. Le diray-ie, pourueu qu’on ne m’en prenne à la
gorge? L’amour ne me semble proprement et naturellement en
sa saison, qu’en l’aage voisin de l’enfance:

Quem si puellarum insereres choro,
Mille sagaces falleret hospites4
Discrimen obscurum, solutis
Crinibus, ambiguóque vultu.

284 Et la beauté non plus. Car ce qu’Homere l’estend iusqu’à ce que le
menton commence à s’ombrager, Platon mesme l’a remarqué pour
rare. Et est notoire la cause pour laquelle le sophiste Dion appelloit
les poils folets de l’adolescence, Aristogitons et Harmodiens. En la
virilité, ie le trouue desia aucunement hors de son siege, non qu’en
la vieillesse.

Importunus enim transuolat aridas
Quercus.

Et Marguerite Royne de Nauarre, alonge en femme, bien loing,
l’auantage des femmes: ordonnant qu’il est saison à trente ans,1
qu’elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession
nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez
son port. C’est vn menton puerile, qui ne sçait en son eschole,
combien on procede au rebours de tout ordre. L’estude, l’exercitation,
l’vsage, sont voyes à l’insuffisance: les nouices y regentent.
Amor ordinem nescit. Certes sa conduicte a plus de galbe, quand elle
est meslee d’inaduertance, et de trouble: les fautes, les succez
contraires y donnent poincte et grace. Pourueu qu’elle soit aspre et
affamee, il chaut peu, qu’elle soit prudente. Voyez comme il va chancelant,
chopant, et folastrant. On le met aux ceps, quand on le guide2
par art, et sagesse. Et contraint on sa diuine liberté, quand on le
submet à ces mains barbues et calleuses.   Au demeurant, ie leur
oy souuent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner
de mettre en consideration l’interest que les sens y ont. Tout y sert.
Mais ie puis dire auoir veu souuent, que nous auons excusé la foiblesse
de leurs esprits, en faueur de leurs beautez corporelles,
mais que ie n’ay point encore veu, qu’en faueur de l’esprit, tant
rassis, et meur soit-il, elles vueillent prester la main à vn corps,
qui tombe tant soit peu en decadence. Que ne prend il enuie à quelqu’vne,
de faire cette noble harde Socratique, du corps à l’esprit,3
achetant au prix de ses cuisses, vne intelligence et generation philosophique
et spirituelle: le plus haut prix où elle les puisse monter:
Platon ordonne en ses loix, que celuy qui aura faict quelque
signalé et vtile exploit en la guerre, ne puisse estre refusé durant
l’expedition d’icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du
baiser, ou autre faueur amoureuse, de qui il la vueille. Ce qu’il
trouue si iuste en recommandation de la valeur militaire, ne le peut
il pas estre aussi, en recommandation de quelque autre valeur? Et
286 que ne prend il enuie à vne de preoccuper sur ses compagnes la
gloire de cet amour chaste? chaste dis-ie bien,

Nam si quando ad prælia ventum est,
Vt quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
Incassum furit.

Les vices qui s’estouffent en la pensee, ne sont pas des pires.   Pour
finir ce notable commentaire, qui m’est eschappé d’vn flux de caquet:
flux impetueux par fois et nuisible,

Vt missum sponsi furtiuo munere malum
Procurrit casto virginis è gremio:1
Quod miseræ oblitæ molli sub veste locatum,
Dum aduentu matris prosilit, excutitur,
Atque illud prono præceps agitur decursu:
Huic manat tristi conscius ore rubor.

Ie dis, que les masles et femelles, sont iettez en mesme moule, sauf
l’institution et l’vsage, la difference n’y est pas grande. Platon appelle
indifferemment les vns et les autres, à la societé de tous
estudes, exercices, charges et vacations guerrieres et paisibles, en
sa republique. Et le philosophe Antisthenes, ostoit toute distinction
entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d’accuser l’vn2
sexe, que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque
de la paele.

CHAPITRE VI.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VI.)
Des Coches.

IL est bien aisé à verifier, que les grands autheurs, escriuans des
causes, ne se seruent pas seulement de celles qu’ils estiment estre
vrayes, mais de celles encores qu’ils ne croient pas, pourueu qu’elles
ayent quelque inuention et beauté. Ils disent assez veritablement et
vtilement, s’ils disent ingenieusement. Nous ne pouuons nous asseurer
de la maistresse cause, nous en entassons plusieurs, pour voir
si par rencontre elle se trouuera en ce nombre,

Namque vnam dicere causam3
Non satis est, verum plures, vnde vna tamen sit.

288

Me demandez vous d’où vient cette coustume, de benir ceux qui
esternuent? Nous produisons trois sortes de vent; celuy qui sort
par embas est trop sale: celuy qui sort par la bouche, porte quelque
reproche de gourmandise: le troisiesme est l’esternuement: et
parce qu’il vient de la teste, et est sans blasme, nous luy faisons cet
honneste recueil. Ne vous moquez pas de cette subtilité, elle est,
dit-on, d’Aristote.   Il me semble auoir veu en Plutarque (qui est
de tous les autheurs que ie cognoisse, celuy qui a mieux meslé l’art
à la nature, et le iugement à la science) rendant la cause du sousleuement
d’estomach, qui aduient à ceux qui voyagent en mer, que1
cela leur arriue de crainte, ayant trouué quelque raison, par laquelle
il prouue, que la crainte peut produire vn tel effect. Moy qui
y suis fort subiect, sçay bien, que cette cause ne me touche pas. Et
le sçay, non par argument, mais par necessaire experience. Sans
alleguer ce qu’on m’a dict, qu’il en arriue de mesme souuent aux
bestes, specialement aux pourceaux, hors de toute apprehension de
danger: et ce qu’vn mien cognoissant, m’a tesmoigné de soy, qu’y
estant fort subiect, l’enuie de vomir luy estoit passee, deux ou trois
fois, se trouuant pressé de frayeur, en grande tourmente. Comme
à cet ancien: Peius vexabar quàm vt periculum mihi succurreret.2
Ie n’euz iamais peur sur l’eau: comme ie n’ay aussi ailleurs (et s’en
est assez souuent offert de iustes, si la mort l’est) qui m’ait troublé
ou esblouy. Elle naist par fois de faute de iugement, comme
de faute de cœur. Tous les dangers que i’ay veu, ç’a esté les yeux
ouuerts, la veuë libre, saine, et entiere. Encore faut-il du courage à
craindre. Il me seruit autrefois au prix d’autres, pour conduire et
tenir en ordre ma fuite, qu’elle fust sinon sans crainte, toutesfois
sans effroy, et sans estonnement. Elle estoit esmeue, mais non pas
estourdie ny esperdue. Les grandes ames vont bien plus outre, et
representent des fuites, non rassises seulement, et saines, mais3
fieres. Disons celle qu’Alcibiades recite de Socrates, son compagnon
d’armes: Ie le trouuay, dit-il, apres la route de nostre armee, luy
et Lachez, des derniers entre les fuyans: et le consideray tout
à mon aise, et en seureté, car i’estois sur vn bon cheual, et luy à
pied, et auions ainsi combatu. Ie remarquay premierement, combien
il montroit d’auisement et de resolution, au prix de Lachez:
et puis la brauerie de son marcher, nullement different du sien
ordinaire: sa veue ferme et reglee, considerant et iugeant ce qui se
passoit autour de luy: regardant tantost les vns, tantost les autres,
290 amis et ennemis, d’vne façon, qui encourageoit les vns, et signifioit
aux autres, qu’il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie, à
qui essayeroit de la luy oster, et se sauuerent ainsi: car volontiers
on n’attaque pas ceux-cy, on court apres les effraiez. Voylà le tesmoignage
de ce grand capitaine: qui nous apprend ce que nous
essaions tous les iours, qu’il n’est rien qui nous iette tant aux dangers,
qu’vne faim inconsideree de nous en mettre hors. Quo timoris
minus est, eo minus fermè periculi est. Nostre peuple a tort, de dire,
celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu’il y songe, et
qu’il la preuoit. La preuoyance conuient egallement à ce qui nous1
touche en bien, et en mal. Considerer et iuger le danger, est aucunement
le rebours de s’en estonner. Ie ne me sens pas assez fort
pour soustenir le coup, et l’impetuosité, de cette passion de la peur,
ny d’autre vehemente. Si i’en estois vn coup vaincu, et atterré, ie
ne m’en releuerois iamais bien entier. Qui auroit faict perdre pied à
mon ame, ne la remettroit iamais droicte en sa place. Elle se retaste
et recherche trop vifuement et profondement. Et pourtant, ne
lairroit iamais ressoudre et consolider la playe qui l’auroit percee.
Il m’a bien pris qu’aucune maladie ne me l’ayt encore desmise. A
chasque charge qui me vient, ie me presente et oppose, en mon2
haut appareil. Ainsi la premiere qui m’emporteroit, me mettroit
sans ressource. Ie n’en fais point à deux. Par quelque endroict que
le rauage fauçast ma leuee, me voyla ouuert, et noyé sans remede.
Epicurus dit, que le sage ne peut iamais passer à vn estat contraire.
I’ay quelque opinion de l’enuers de cette sentence; que qui aura
esté vne fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu me
donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le
moyen que i’ay de les soustenir. Nature m’ayant descouuert d’vn
costé, m’a couuert de l’autre: m’ayant desarmé de force, m’a armé
d’insensibilité, et d’vne apprehension reglee, ou mousse.   Or ie ne3
puis souffrir long temps, et les souffrois plus difficilement en ieunesse,
ny coche, ny littiere, ny bateau, et hay toute autre voiture
que de cheual, en la ville, et aux champs. Mais ie puis souffrir la
lictiere, moins qu’vn coche: et par mesme raison, plus aisement
vne agitation rude sur l’eau, d’où se produict la peur, que le mouuement
qui se sent en temps calme. Par cette legere secousse, que
les auirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, ie me sens
brouiller, ie ne sçay comment, la teste et l’estomach: comme ie ne
292 puis souffrir sous moy vn siege tremblant. Quand la voile, ou le
cours de l’eau, nous emporte esgallement, ou qu’on nous touë,
cette agitation vnie, ne me blesse aucunement. C’est vn remuement
interrompu, qui m’offence: et plus, quand il est languissant. Ie ne
sçaurois autrement peindre sa forme. Les medecins m’ont ordonné
de me presser et sangler d’vne seruiette le bas du ventre, pour remedier
à cet accident: ce que ie n’ay point essayé, ayant accoustumé
de lucter les deffauts qui sont en moy, et les dompter par
moy-mesme.   Si i’en auoy la memoire suffisamment informee, ie
ne pleindroy mon temps à dire icy l’infinie varieté, que les histoires1
nous presentent de l’vsage des coches, au seruice de la guerre:
diuers selon les nations, selon les siecles: de grand effect, ce me
semble, et necessité. Si que c’est merueille, que nous en ayons perdu
toute cognoissance. I’en diray seulement cecy, que tout freschement,
du temps de nos peres, les Hongres les mirent tres-vtilement en besongne
contre les Turcs: en chacun y ayant vn rondelier et vn mousquetaire,
et nombre de harquebuzes rengees, prestes et chargees:
le tout couuert d’vne pauesade, à la mode d’vne galliotte. Ils faisoient
front à leur bataille de trois mille tels coches et apres que le canon
auoit ioué, les faisoient tirer, et aualler aux ennemys cette salue,2
auant que de taster le reste: qui n’estoit pas vn leger auancement:
ou descochoient lesdits coches dans leurs escadrons, pour les rompre
et y faire iour: outre le secours qu’ils en pouuoient prendre,
pour flanquer en lieu chatouilleux, les trouppes marchants en la
campagne: ou à couurir vn logis à la haste, et le fortifier. De mon
temps, vn Gentil-homme, en l’vne de nos frontieres, impost de sa
personne, et ne trouuant cheual capable de son poids, ayant vne
querelle, marchoit par païs en coche, de mesme cette peinture, et
s’en trouuoit tres-bien. Mais laissons ces coches guerriers.
Comme si leur neantise n’estoit assez cognue à meilleures enseignes,3
les derniers Roys de nostre premiere race marchoient par
païs en vn chariot mené de quatre bœufs. Marc Antoine fut le premier,
qui se fit trainer à Rome, et vne garse menestriere quand et
luy, par des lyons attelez à vn coche. Heliogabalus en fit depuis
autant, se disant Cibelé la mere des Dieux: et aussi par des tigres,
contrefaisant le Dieu Bacchus: il attela aussi par fois deux cerfs à
son coche: et vne autre fois quatre chiens: et encore quatre garses
294 nues, se faisant trainer par elles, en pompe, tout nud. L’empereur
Firmus fit mener son coche, à des autruches de merueilleuse grandeur,
de maniere qu’il sembloit plus voler que rouler.   L’estrangeté
de ces inuentions, me met en teste cett’ autre fantasie: Que
c’est vne espece de pusillanimité, aux monarques, et vn tesmoignage
de ne sentir point assez, ce qu’ils sont, de trauailler à se faire valloir
et paroistre, par despenses excessiues. Ce seroit chose excusable
en pays estranger: mais parmy ses subiects, où il peut tout, il
tire de sa dignité, le plus extreme degré d’honneur, où il puisse
arriuer. Comme à vn Gentil-homme, il me semble, qu’il est superflu1
de se vestir curieusement en son priué: sa maison, son train, sa
cuysine respondent assez de luy. Le conseil qu’Isocrates donne à son
Roy, ne me semble sans raison: Qu’il soit splendide en meubles
et vtensiles: d’autant que c’est vne despense de duree, qui passe
iusques à ses successeurs: et qu’il fuye toutes magnificences, qui
s’escoulent incontinent et de l’vsage et de la memoire. I’aymois à
me parer quand i’estoy cadet, à faute d’autre parure: et me seoit
bien. Il en est sur qui les belles robes pleurent. Nous auons des
comtes merueilleux de la frugalité de nos Roys au tour de leurs
personnes, et en leurs dons: grands Roys en credit, en valeur, et2
en fortune. Demosthenes combat à outrance, la loy de sa ville, qui
assignoit les deniers publics aux pompes des ieux, et de leurs festes.
Il veut que leur grandeur se montre, en quantité de vaisseaux bien
equippez, et bonnes armees bien fournies. Et a lon raison d’accuser
Theophrastus, qui establit en son liure des richesses, vn aduis contraire:
et maintient telle nature de despense, estre le vray fruit de
l’opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote, qui ne touchent que la
plus basse commune: qui s’euanouissent de la souuenance aussi
tost qu’on en est rassasié: et desquels nul homme iudicieux et
graue ne peut faire estime. L’emploitte me sembleroit bien plus3
royale, comme plus vtile, iuste et durable, en ports, en haures,
fortifications et murs: en bastiments somptueux, en eglises, hospitaux,
colleges, reformation de ruës et chemins: en quoy le Pape
Gregoire treziesme lairra sa memoire recommandable à long temps:
et en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit à longues annees
sa liberalité naturelle et munificence, si ses moyens suffisoient à son
296 affection. La Fortune m’a faict grand desplaisir d’interrompre la
belle structure du Pont neuf, de nostre grand’ ville, et m’oster l’espoir
auant mourir d’en veoir en train le seruice.   Outre ce, il
semble aux subiects spectateurs de ces triomphes, qu’on leur fait
montre de leurs propres richesses, et qu’on les festoye à leurs despens.
Car les peuples presument volontiers des Roys, comme nous
faisons de nos valets: qu’ils doiuent prendre soing de nous apprester
en abondance tout ce qu’il nous faut, mais qu’ils n’y doiuent
aucunement toucher de leur part. Et pourtant l’Empereur Galba,
ayant pris plaisir à vn musicien pendant son souper, se fit porter sa1
boëte, et luy donna en sa main vne poignee d’escus, qu’il y pescha,
auec ces paroles: Ce n’est pas du public, c’est du mien. Tant y a,
qu’il aduient le plus souuent, que le peuple a raison: et qu’on repaist
ses yeux, de ce dequoy il auoit à paistre son ventre.   La liberalité
mesme n’est pas bien en son lustre en main souueraine:
les priuez y ont plus de droict. Car à le prendre exactement, vn
Roy n’a rien proprement sien; il se doibt soy-mesmes à autruy. La
iurisdiction ne se donne point en faueur du iuridiciant: c’est en faueur
du iuridicié. On fait vn superieur, non iamais pour son profit,
ains pour le profit de l’inferieur: et vn medecin pour le malade,2
non pour soy. Toute magistrature, comme tout art, iette sa fin hors
d’elle. Nulla ars in se versatur. Parquoy les gouuerneurs de l’enfance
des Princes, qui se piquent à leur imprimer cette vertu de
largesse: et les preschent de ne sçauoir rien refuser, et n’estimer
rien si bien employé, que ce qu’ils donront (instruction que i’ay veu
en mon temps fort en credit) ou ils regardent plus à leur proufit,
qu’à celuy de leur maistre: ou ils entendent mal à qui ils parlent.
Il est trop aysé d’imprimer la liberalité, en celuy, qui a dequoy y
fournir autant qu’il veut, aux despens d’autruy. Et son estimation
se reglant, non à la mesure du present, mais à la mesure des moyens3
de celuy qui l’exerce, elle vient à estre vaine en mains si puissantes.
Ils se trouuent prodigues, auant qu’ils soient liberaux.
Pourtant est elle de peu de recommandation, au prix d’autres vertus
royalles. Et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, qui se comporte
bien auec la tyrannie mesme. Ie luy apprendroy plustost ce
verset du laboureur ancien,

Τη χειρι δει σπειρειν, αλλαμη ὁλω τω θυλακω

Qu’il faut à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas verser
du sac: il faut espandre le grain, non pas le respandre: et qu’ayant
298 à donner, ou pour mieux dire, à payer, et rendre à tant de gens,
selon qu’ils ont deseruy, il en doibt estre loyal et auisé dispensateur.
Si la liberalité d’vn Prince est sans discretion et sans mesure,
ie l’ayme mieux auare.   La vertu Royalle semble consister le plus
en la iustice. Et de toutes les parties de la iustice, celle là remerque
mieux les Roys, qui accompagne la liberalité. Car ils l’ont particulierement
reseruee à leur charge: là où toute autre iustice, ils
l’exercent volontiers par l’entremise d’autruy. L’immoderee largesse,
est vn moyen foible à leur acquerir bien-vueillance: car elle
rebute plus de gens, qu’elle n’en practique: Quo in plures vsus sis,1
minus in multos vti possis. Quid autem est stultius, quàm, quod libenter
facias, curare vt id diutius facere non possis? Et si elle est employee
sans respect du merite, fait vergongne à qui la reçoit: et se
reçoit sans grace. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple,
par les mains de ceux mesme, qu’ils auoyent iniquement auancez:
telle maniere d’hommes, estimants asseurer la possession des biens
indeuement receuz, s’ils montrent auoir à mespris et hayne, celuy
duquel ils les tenoyent, et se r’allient au iugement et opinion commune
en cela.   Les subiects d’vn Prince excessif en dons, se rendent
excessifs en demandes: ils se taillent, non à la raison, mais à2
l’exemple. Il y a certes souuent, dequoy rougir, de nostre impudence.
Nous sommes surpayez selon iustice, quand la recompence
esgalle nostre seruice: car n’en deuons nous rien à nos Princes d’obligation
naturelle? S’il porte nostre despence, il fait trop: c’est
assez qu’il l’ayde: le surplus s’appelle bien-faict, lequel ne se peut
exiger: car le nom mesme de la liberalité sonne liberté. A nostre
mode, ce n’est iamais faict: le reçeu ne se met plus en compte:
on n’ayme la liberalité que future. Par quoy plus vn Prince s’espuise
en donnant, plus il s’appaourit d’amys. Comment assouuiroit
il les enuies, qui croissent, à mesure qu’elles se remplissent? Qui a3
sa pensee à prendre, ne l’a plus à ce qu’il a prins. La conuoitise
n’a rien si propre que d’estre ingrate.   L’exemple de Cyrus ne
duira pas mal en ce lieu, pour seruir aux Roys de ce temps, de
touche, à recognoistre leurs dons, bien ou mal employez: et leur
faire veoir, combien cet Empereur les assenoit plus heureusement,
qu’ils ne font. Par où ils sont reduits à faire leurs emprunts, apres
sur les subiects incognus, et plustost sur ceux, à qui ils ont faict
du mal, que sur ceux, à qui ils ont faict du bien: et n’en reçoiuent
aydes, où il y aye rien de gratuit, que le nom. Crœsus luy reprochoit
sa largesse: et calculoit à combien se monteroit son thresor,4
300 s’il eust eu les mains plus restreintes. Il eut enuie de iustifier sa
liberalité: et despeschant de toutes parts, vers les grands de son
estat, qu’il auoit particulierement auancez: pria chacun de le secourir,
d’autant d’argent qu’il pourroit, à vne sienne necessité: et
le luy enuoyer par declaration. Quand touts ces bordereaux luy
furent apportez, chacun de ses amys, n’estimant pas que ce fust
assez faire, de luy en offrir seulement autant qu’il en auoit reçeu
de sa munificence, y en meslant du sien propre beaucoup, il se
trouua, que cette somme se montoit bien plus que ne disoit l’espargne
de Crœsus. Sur quoy Cyrus: Ie ne suis pas moins amoureux1
des richesses, que les autres Princes, et en suis plustost plus
mesnager. Vous voyez à combien peu de mise i’ay acquis le thresor
inestimable de tant d’amis: et combien ils me sont plus fideles
thresoriers, que ne seroient des hommes mercenaires, sans obligation,
sans affection: et ma cheuance mieux logee qu’en des coffres,
appellant sur moy la haine, l’enuie, et le mespris des autres Princes.
   Les Empereurs tiroient excuse à la superfluité de leurs ieux
et montres publiques, de ce que leur authorité dependoit aucunement,
aumoins par apparence, de la volonté du peuple Romain:
lequel auoit de tout temps accoustumé d’estre flaté par telle sorte de2
spectacles et d’excez. Mais c’estoyent particuliers qui auoyent nourry
cette coustume, de gratifier leurs concitoyens et compagnons:
principalement sur leur bourse, par telle profusion et magnificence.
Elle eut tout autre goust, quand ce furent les maistres qui vindrent
à l’imiter. Pecuniarum translatio à iustis dominis ad alienos non debet
liberalis videri. Philippus de ce que son fils essayoit par presents,
de gaigner la volonté des Macedoniens, l’en tança par vne
lettre, en cette maniere. Quoy? as tu enuie, que tes subiects te
tiennent pour leur boursier, non pour leur Roy? Veux tu les prattiquer?
Prattique les, des bien-faicts de ta vertu, non des bien-faicts3
de ton coffre.   C’etoit pourtant vne belle chose, d’aller faire apporter
et planter en la place aux arenes, vne grande quantité de
gros arbres, tous branchus et tous verts, representans vne grande
302 forest ombrageuse, despartie en belle symmetrie: et le premier
iour, ietter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers, et
mille dains, les abandonnant à piller au peuple: le lendemain
faire assommer en sa presence, cent gros lyons, cent leopards, et
trois cens ours: et pour le troisiesme iour, faire combatre à outrance,
trois cens paires de gladiateurs, comme fit l’Empereur Probus.
C’estoit aussi belle chose à voir, ces grands amphitheatres encroustez
de marbre au dehors, labouré d’ouurages et statues, le
dedans reluisant de rares enrichissemens,

Baltheus en gemmis, en illita porticus auro.1

Tous les costez de ce grand vuide, remplis et enuironnez depuis le
fons iusques au comble, de soixante ou quatre vingts rangs d’eschelons,
aussi de marbre, couuers de carreaux,

Exeat, inquit,
Si pudor est, et puluino surgat equestri,
Cuius res legi non sufficit,

où se peussent renger cent mille hommes, assis à leur aise. Et la
place du fons, où les ieux se iouoyent, la faire premierement par
art, entr’ouurir et fendre en creuasses, representant des antres qui
vomissoient les bestes destinees au spectacle: et puis secondement2
l’inonder d’vne mer profonde, qui charioit force monstres marins,
chargee de vaisseaux armez à representer vne bataille naualle: et
tiercement, l’applanir et assecher de nouueau, pour le combat des
gladiateurs: et pour la quatriesme façon, la sabler de vermillon et
de storax, au lieu d’arene, pour y dresser vn festin solemne, à tout
ce nombre infiny de peuple: le dernier acte d’vn seul iour.

Quoties nos descendentis arenæ
Vidimus in partes, ruptáque voragine terræ
Emersisse feras, et ijsdem sæpe latebris
Aurea cum croceo creuerunt arbuta libro!3
Nec solùm nobis siluestria cernere monstra
Contigit, æquoreos ego cum certantibus vrsis
Spectaui vitulos, et equorum nomine dignum,
Sed deforme pecus.

Quelquefois on y a faict naistre, vne haute montaigne pleine de
fruitiers et arbres verdoyans, rendant par son feste, vn ruisseau
d’eau, comme de la bouche d’vne viue fontaine. Quelquefois on y
promena vn grand nauire, qui s’ouuroit et desprenoit de soy-mesmes,
et apres auoir vomy de son ventre, quatre ou cinq cens
bestes à combat, se resserroit et s’esuanouissoit, sans ayde. Autresfois,4
du bas de cette place, ils faisoient eslancer des surgeons et
filets d’eau, qui reiallissoient contremont, et à cette hauteur infinie,
alloient arrousant et embaumant cette infinie multitude. Pour
se couurir de l’iniure du temps, ils faisoient tendre cette immense
capacité, tantost de voyles de pourpre labourez à l’éguille, tantost
de soye, d’vne ou autre couleur, et les auançoyent et retiroyent en
vn moment, comme il leur venoit en fantasie,

304 Quamuis non modico caleant spectacula sole,
Vela reducuntur, cùm venit Hermogenes.

Les rets aussi qu’on mettoit au deuant du peuple, pour le defendre
de la violence de ces bestes eslancees, estoient tyssus d’or,

Auro quoque torta refulgent
Retia.
S’il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c’est, où
l’inuention et la nouueauté, fournit d’admiration, non pas la despence.
En ces vanitez mesme, nous descouurons combien ces siecles
estoyent fertiles d’autres esprits que ne sont les nostres. Il va de1
cette sorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions
de la Nature. Ce n’est pas à dire qu’elle y ayt lors employé son dernier
effort. Nous n’allons point, nous rodons plustost, et tourneuirons
çà et là: nous nous promenons sur nos pas. Ie crains que
nostre cognoissance soit foible en tous sens. Nous ne voyons ny
gueres loing, ny guere arriere. Elle embrasse peu, et vit peu:
courte et en estendue de temps, et en estendue de matiere.

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illacrymabiles
Vrgentur, ignotique longa2
Nocte.

Et supera bellum Troianum et funera Troiæ,
Multi alias alij quoque res cecinere poetæ.

Et la narration de Solon, sur ce qu’il auoit apprins des prestres
d’Ægypte de la longue vie de leur estat, et maniere d’apprendre et
conseruer les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de
refus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magnitudinem
regionum videremus et temporum, in quam se iniiciens
animus et intendens, ita latè longeque peregrinatur, vt nullam oram
vltimi videat, in qua possit insistere: in hac immensitate infinita, vis3
innumerabilium appareret formarum. Quand tout ce qui est venu
par rapport du passé, iusques à nous, seroit vray, et seroit sçeu
par quelqu’vn, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est
ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que
nous y sommes, combien chetiue et racourcie est la cognoissance
des plus curieux? Non seulement des euenemens particuliers, que
Fortune rend souuent exemplaires et poisans: mais de l’estat des
grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus, qu’il
n’en vient a nostre science. Nous escrions, du miracle de l’inuention
de nostre artillerie, de nostre impression: d’autres hommes,4
vn autre bout du monde à la Chine, en iouyssoit mille ans auparauant.
Si nous voyions autant du monde, comme nous n’en voyons
pas, nous apperceurions, comme il est à croire, vne perpetuelle
multiplication et vicissitude de formes. Il n’y a rien de seul et de
rare, eu esgard à Nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance:
qui est vn miserable fondement de nos regles, et qui nous
306 represente volontiers vne tres-fauce image des choses. Comme vainement
nous concluons auiourd’huy, l’inclination et la decrepitude
du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse
et decadence:

Iámque adeo affecta est ætas, affectáque tellus.

Ainsi vainement concluoit cettuy-la, sa naissance et ieunesse, par
la vigueur qu’il voyoit aux esprits de son temps, abondans en nouuelletez
et inuentions de diuers arts:

Verum, vt opinor, habet nouitatem summa, recénsque
Natura est mundi, neque pridem exordia cœpit: 1
Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur,
Nunc etiam augescunt, nunc addita nauigiis sunt
Multa.
Nostre monde vient d’en trouuer vn autre (et qui nous respond
si c’est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles,
et nous, auons ignoré cettuy-cy iusqu’à cette heure?) non moins
grand, plain, et membru, que luy: toutesfois si nouueau et si enfant,
qu’on luy apprend encore son a, b, c. Il n’y a pas cinquante
ans, qu’il ne sçauoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements,
ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne viuoit2
que des moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de
nostre fin, et ce poëte de la ieunesse de son siecle, cet autre
monde ne fera qu’entrer en lumiere, quand le nostre en sortira.
L’vniuers tombera en paralysie: l’vn membre sera perclus, l’autre
en vigueur. Bien crains-ie, que nous aurons tres-fort hasté sa declinaison
et sa ruyne, par nostre contagion: et que nous luy aurons
bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’estoit vn monde
enfant: si ne l’auons nous pas fouëté et soubsmis à nostre discipline,
par l’auantage de nostre valeur, et forces naturelles: ny ne
l’auons practiqué par nostre iustice et bonté: ny subiugué par3
nostre magnanimité. La plus part de leurs responces, et des negotiations
faictes auec eux, tesmoignent qu’ils ne nous deuoient rien
en clarté d’esprit naturelle, et en pertinence. L’espouuentable magnificence
des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses
pareilles, le iardin de ce Roy, où tous les arbres, les fruicts,
et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en vn iardin,
estoient excellemment formees en or: comme en son cabinet,
tous les animaux, qui naissoient en son estat et en ses mers: et
308 la beauté de leurs ouurages, en pierrerie, en plume, en cotton, en
la peinture, montrent qu’ils ne nous cedoient non plus en l’industrie.
Mais quant à la deuotion, obseruance des loix, bonté, liberalité,
loyauté, franchise, il nous a bien seruy, de n’en auoir pas tant
qu’eux. Ils se sont perdus par cet aduantage, et vendus, et trahis
eux mesmes.   Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté,
constance, resolution contre les douleurs et la faim, et la
mort, ie ne craindrois pas d’opposer les exemples, que ie trouuerois
parmy eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons
aux memoires de nostre monde pardeçà. Car pour ceux qui les ont1
subiuguez, qu’ils ostent les ruses et batelages, dequoy ils se sont
seruis à les piper: et le iuste estonnement, qu’apportoit à ces nations
là, de voir arriuer si inopinement des gens barbus, diuers en
langage, religion, en forme, et en contenance: d’vn endroit du
monde si esloigné, et où ils n’auoient iamais sçeu qu’il y eust habitation
quelconque: montez sur des grands monstres incongneuz:
contre ceux, qui n’auoient non seulement iamais veu de cheual,
mais beste quelconque, duicte à porter et soustenir homme ny autre
charge: garnis d’vne peau luysante et dure, et d’vne arme trenchante
et resplendissante: contre ceux, qui pour le miracle de la2
lueur d’vn miroir ou d’vn cousteau, alloyent eschangeant vne
grande richesse en or et en perles, et qui n’auoient ny science ny
matiere, par où tout à loysir, ils sçeussent percer nostre acier:
adioustez y les foudres et tonnerres de nos pieces et harquebuses,
capables de troubler Cæsar mesme, qui l’en eust surpris autant
inexperimenté: et à cett’heure, contre des peuples nuds, si ce
n’est où l’inuention estoit arriuee de quelque tyssu de cotton: sans
autres armes pour le plus, que d’arcs, pierres, bastons et boucliers
de bois: des peuples surpris soubs couleur d’amitié et de bonne
foy, par la curiosité de veoir des choses estrangeres et incognues:3
ostez, dis-ie, aux conquerans cette disparité, vous leur ostez toute
l’occasion de tant de victoires. Quand ie regarde à cette ardeur indomtable,
dequoy tant de milliers d’hommes, femmes, et enfans,
se presentent et reiettent à tant de fois, aux dangers ineuitables,
pour la deffence de leurs dieux, et de leur liberté: cette genereuse
310 obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort,
plus volontiers, que de se soubsmettre à la domination de ceux, de
qui ils ont esté si honteusement abusez: et aucuns, choisissans plutost
de se laisser defaillir par faim et par ieusne, estans pris, que
d’accepter le viure des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses:
ie preuois que à qui les eust attaquez pair à pair, et d’armes,
et d’experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux,
et plus, qu’en autre guerre que nous voyons.   Que n’est tombee
soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, vne si
noble conqueste: et vne si grande mutation et alteration de tant1
d’empires et de peuples, soubs des mains, qui eussent doucement
poly et defriché ce qu’il y auoit de sauuage: et eussent conforté et
promeu les bonnes semences, que Nature y auoit produit: meslant
non seulement à la culture des terres, et ornement des villes, les
arts de deça, en tant qu’elles y eussent esté necessaires, mais aussi,
meslant les vertus Grecques et Romaines, aux origineles du pays?
Quelle reparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette
machine, que les premiers exemples et deportemens nostres, qui
se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples, à l’admiration,
et imitation de la vertu, et eussent dressé entre-eux et nous,2
vne fraternelle societé et intelligence? Combien il eust esté aisé, de
faire son profit, d’ames si neuues, si affamees d’apprentissage,
ayants pour la plus part, de si beaux commencemens naturels? Au
rebours, nous nous sommes seruis de leur ignorance, et inexperience,
à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, auarice,
et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron
de nos mœurs. Qui mit iamais à tel prix, le seruice de la mercadence
et de la trafique? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees,
tant de millions de peuples, passez au fil de l’espee, et
la plus riche et belle partie du monde bouleuersee, pour la negotiation3
des perles et du poiure. Mechaniques victoires. Iamais l’ambition,
iamais les inimitiez publiques, ne pousserent les hommes,
les vns contre les autres, à si horribles hostilitez, et calamitez si
miserables.   En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aucuns
Espagnols prindrent terre en vne contree fertile et plaisante,
312 fort habitee: et firent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees:
Qu’ils estoient gens paisibles, venans de loingtains voyages,
enuoyez de la part du Roy de Castille, le plus grand Prince de la
terre habitable, auquel le Pape, representant Dieu en terre, auoit
donné la principauté de toutes les Indes. Que s’ils vouloient luy estre
tributaires, ils seroient tres-benignement traictez: leur demandoient
des viures, pour leur nourriture, et de l’or pour le besoing
de quelque medecine. Leur remontroient au demeurant, la creance
d’vn seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient
d’accepter, y adioustans quelques menasses. La responce1
fut telle: Que quand à estre paisibles, ils n’en portoient pas la
mine, s’ils l’estoient. Quant à leur Roy, puis qu’il demandoit, il
deuoit estre indigent, et necessiteux: et celuy qui luy auoit faict
cette distribution, homme aymant dissension, d’aller donner à vn
tiers, chose qui n’estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre
les anciens possesseurs. Quant aux viures, qu’ils leur en fourniroient:
d’or, ils en auoient peu: et que c’estoit chose qu’ils mettoient
en nulle estime, d’autant qu’elle estoit inutile au seruice de
leur vie, là où tout leur soin regardoit seulement à la passer heureusement
et plaisamment: pourtant ce qu’ils en pourroient trouuer,2
sauf ce qui estoit employé au seruice de leurs dieux, qu’ils le
prinssent hardiment. Quant à vn seul Dieu, le discours leur en
auoit pleu: mais qu’ils ne vouloient changer leur religion, s’en
estans si vtilement seruis si long temps: et qu’ils n’auoient accoustumé
prendre conseil, que de leurs amis et cognoissans. Quant aux
menasses, c’estoit signe de faute de iugement, d’aller menassant
ceux, desquels la nature, et les moyens estoient incongnuz. Ainsi
qu’ils se despeschassent promptement de vuyder leur terre, car ils
n’estoient pas accoustumez de prendre en bonne part, les honnestetez
et remonstrances de gens armez, et estrangers: autrement3
qu’on feroit d’eux, comme de ces autres, leur montrant les testes
d’aucuns hommes iusticiez autour de leur ville. Voylà vn exemple
de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu-là,
ny en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouuerent les marchandises
qu’ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse:
quelque autre commodité qu’il y eust: tesmoing mes Cannibales.
Des deux les plus puissans Monarques de ce monde là, et à
l’auanture de cettuy-cy, Roys de tant de Roys: les derniers qu’ils
en chasserent: celuy du Peru, ayant esté pris en vne bataille, et
mis à vne rançon si excessiue, qu’elle surpasse toute creance, et4
314 celle là fidellement payee: et auoir donné par sa conuersation signe
d’vn courage franc, liberal, et constant, et d’vn entendement
net, et bien composé: il print enuie aux vainqueurs, apres en auoir
tiré vn million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d’or:
outre l’argent, et autres choses, qui ne monterent pas moins (si que
leurs cheuaux n’alloient plus ferrez, que d’or massif) de voir encores,
au prix de quelque desloyauté que ce fust, quel pouuoit estre
le reste des thresors de ce Roy, et iouyr librement de ce qu’il auoit
reserré. On luy apposta vne fauce accusation et preuue: Qu’il desseignoit
de faire sousleuer ses prouinces, pour se remettre en liberté.1
Sur quoy par beau iugement, de ceux mesme qui luy auoient
dressé cette trahison, on le condamna à estre pendu et estranglé
publiquement: luy ayant faict racheter le tourment d’estre bruslé
tout vif, par le baptesme qu’on luy donna au supplice mesme. Accident
horrible et inouy: qu’il souffrit pourtant sans se desmentir,
ny de contenance, ny de parole, d’vne forme et grauité vrayement
royalle. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de
chose si estrange, on contrefit vn grand deuil de sa mort, et luy
ordonna on des somptueuses funerailles.   L’autre Roy de Mexico,
ayant long temps defendu sa ville assiegee, et montré en ce siege2
tout ce que peut et la souffrance, et la perseuerance, si onques
Prince et peuple le montra: et son malheur l’ayant rendu vif, entre
les mains des ennemis, auec capitulation d’estre traité en Roy:
aussi ne leur fit-il rien voir en la prison, indigne de ce tiltre: ne
trouuant point apres cette victoire, tout l’or qu’ils s’estoient promis:
quand ils eurent tout remué, et tout fouillé, ils se mirent à en
chercher des nouuelles, par les plus aspres gehennes, dequoy ils se
peurent aduiser, sur les prisonniers qu’ils tenoient. Mais pour
n’auoir rien profité, trouuant des courages plus forts que leurs
tourments, ils en vindrent en fin à telle rage, que contre leur foy3
et contre tout droict des gens, ils condamnerent le Roy mesme, et
l’vn des principaux seigneurs de sa cour à la gehenne, en presence
l’vn de l’autre. Ce seigneur se trouuant forcé de la douleur, enuironné
de braziers ardens, tourna sur la fin, piteusement sa veue
vers son maistre, comme pour luy demander mercy, de ce qu’il n’en
pouuoit plus. Le Roy plantant fierement et rigoureusement les yeux
sur luy, pour reproche de sa lascheté et pusillanimité, luy dit seulement
ces mots, d’vne voix rude et ferme: Et moy, suis ie dans vn
bain, suis-ie pas plus à mon aise que toy? Celuy-là soudain apres
succomba aux douleurs, et mourut sur la place. Le Roy à demy4
rosty, fut emporté de là. Non tant par pitié (car quelle pitié toucha
316 iamais des ames si barbares, qui pour la doubteuse information de
quelque vase d’or à piller, fissent griller deuant leurs yeux vn
homme: non qu’vn Roy, si grand, et en fortune, et en merite) mais
ce fut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur
cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de
se deliurer par armes d’vne si longue captiuité et subiection: où il
fit sa fin digne d’vn magnanime Prince.   A vne autre fois ils mirent
brusler pour vn coup, en mesme feu, quatre cens soixante
hommes tous vifs, les quatre cens du commun peuple, les soixante
des principaux seigneurs d’vne prouince, prisonniers de guerre1
simplement. Nous tenons d’eux-mesmes ces narrations: car ilz ne
les aduouent pas seulement, ils s’en ventent, et les preschent. Seroit-ce
pour tesmoignage de leur iustice, ou zele enuers la religion?
Certes ce sont voyes trop diuerses, et ennemies d’vne si saincte fin.
S’ils se fussent proposés d’estendre nostre foy, ils eussent consideré
que ce n’est pas en possession de terres qu’elle s’amplifie, mais en
possession d’hommes: et se fussent trop contentez des meurtres
que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment
vne boucherie, comme sur des bestes sauuages: vniuerselle, autant
que le fer et le feu y ont peu attaindre: n’en ayant conserué par2
leur dessein, qu’autant qu’ils en ont voulu faire de miserables esclaues,
pour l’ouurage et seruice de leurs minieres. Si que plusieurs
des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste,
par ordonnance des Roys de Castille, iustement offencez de l’horreur
de leurs deportemens, et quasi tous desestimez et mal-voulus.
Dieu a meritoirement permis, que ces grands pillages se soient
absorbez par la mer en les transportant: ou par les guerres intestines,
dequoy ils se sont mangez entre-eux: et la plus part s’enterrerent
sur les lieux, sans aucun fruict de leur victoire.   Quant à
ce que la recepte, et entre les mains d’vn Prince mesnager, et prudent,3
respond si peu à l’esperance, qu’on en donna à ses predecesseurs,
et à cette premiere abondance de richesses, qu’on rencontra
à l’abord de ces nouuelles terres (car encore qu’on en retire beaucoup,
nous voyons que ce n’est rien, au prix de ce qui s’en deuoit
attendre) c’est que l’vsage de la monnoye estoit entierement incognu,
et que par consequent, leur or se trouua tout assemblé, n’estant
en autre seruice, que de montre, et de parade, comme vn
meuble reserué de pere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui
espuisoient tousiours leurs mines, pour faire ce grand monceau de
318 vases et statues, à l’ornement de leurs palais, et de leurs temples:
au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce. Nous le
menuisons et alterons en mille formes, l’espandons et dispersons.
Imaginons que nos Roys amoncelassent ainsi tout l’or, qu’ils pourroient
trouuer en plusieurs siecles, et le gardassent immobile.
Ceux du royaume de Mexico estoient aucunement plus ciuilisez,
et plus artistes, que n’estoient les autres nations de là. Aussi iugeoient-ils,
ainsi que nous, que l’vniuers fust proche de sa fin: et
en prindrent pour signe la desolation que nous y apportasmes. Ils
croyoyent que l’estre du monde, se depart en cinq aages, et en la1
vie de cinq soleils consecutifs, desquels les quatre auoient desia
fourny leurs temps, et que celuy qui leur esclairoit, estoit le cinquiesme.
Le premier perit auec toutes les autres creatures, par
vniuerselle inondation d’eaux. Le second, par la cheute du ciel sur
nous, qui estouffa toute chose viuante: auquel aage ils assignent
les geants, et en firent voir aux Espagnols des ossements; à la proportion
desquels, la stature des hommes reuenoit à vingt paumes
de hauteur. Le troisiesme, par feu, qui embrasa et consuma tout.
Le quatriesme, par vne émotion d’air, et de vent, qui abbatit iusques
à plusieurs montaignes: les hommes n’en moururent point,2
mais ils furent changez en magots (quelles impressions ne souffre
la lascheté de l’humaine creance!) Apres la mort de ce quatriesme
soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpetuelles tenebres. Au
quinziesme desquels fut creé vn homme, et vne femme, qui refirent
l’humaine race. Dix ans apres, à certain de leurs iours, le soleil
parut nouuellement creé: et commence depuis, le compte de leurs
annees par ce iour là. Le troisiesme iour de sa creation, moururent
les Dieux anciens: les nouueaux sont nays depuis du iour à la
iournee. Ce qu’ils estiment de la maniere que ce dernier soleil perira,
mon autheur n’en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatriesme3
changement, rencontre à cette grande conionction des
astres, qui produisit il y a huict cens tant d’ans, selon que les astrologiens
estiment, plusieurs grandes alterations et nouuelletez au
monde.   Quant à la pompe et magnificence, par où ie suis entré
en ce propos, ny Græce, ny Rome, ny Ægypte, ne peut, soit en vtilité,
320 ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouurages,
au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis
la ville de Quito, iusques à celle de Cusco (il y a trois cens lieuës)
droit, vny, large de vingt-cinq pas, paué, reuestu de costé et d’autre
de belles et hautes murailles, et le long d’icelles par le dedans,
deux ruisseaux perennes, bordez de beaux arbres, qu’ils nomment,
Moly. Où ils ont trouué des montaignes et rochers, ils les ont taillez
et applanis, et comblé les fondrieres de pierre et chaux. Au
chef de chasque iournee, il y a de beaux palais fournis de viures,
de vestements, et d’armes, tant pour les voyageurs, que pour les1
armees qui ont à y passer. En l’estimation de cet ouurage, i’ay
compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce
lieu là. Ils ne bastissoient point de moindres pierres, que de dix
pieds en carré: ils n’auoient autre moyen de charrier, qu’à force
de bras en trainant leur charge: et pas seulement l’art d’eschaffauder:
n’y sçachants autre finesse, que de hausser autant de terre,
contre leur bastiment, comme il s’esleue, pour l’oster apres.   Retombons
à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils
se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier
Roy du Peru, le iour qu’il fut pris, estoit ainsi porté sur des brancars2
d’or, et assis dans vne chaize d’or, au milieu de sa bataille.
Autant qu’on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas, car on
le vouloit prendre vif, autant d’autres, et à l’enuy, prenoient la
place des morts: de façon qu’on ne le peut onques abbatre, quelque
meurtre qu’on fist de ces gens là, iusques à ce qu’vn homme
de cheual l’alla saisir au corps, et l’aualla par terre.

CHAPITRE VII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VII.)
De l’incommodité de la grandeur.

PVISQVE nous ne la pouuons aueindre, vengeons nous à en mesdire.
Si n’est-ce pas entierement mesdire de quelque chose, d’y
trouuer des deffauts: il s’en trouue en toutes choses, pour belles et
desirables qu’elles soyent. En general, elle a cet euident auantage,3
qu’elle se raualle quand il luy plaist, et qu’à peu pres, elle a le
322 choix, de l’vne et l’autre condition. Car on ne tombe pas de toute
hauteur, il en est plus, desquelles on peut descendre, sans tomber.
Bien me semble-il, que nous la faisons trop valoir: et trop valoir
aussi la resolution de ceux que nous auons ou veu ou ouy dire,
l’auoir mesprisee, ou s’en estre desmis, de leur propre dessein. Son
essence n’est pas si euidemment commode, qu’on ne la puisse refuser
sans miracle. Ie trouue l’effort bien difficile à la souffrance des
maux, mais au contentement d’vne mediocre mesure de fortune, et
fuite de la grandeur, i’y trouue fort peu d’affaire. C’est vne vertu,
ce me semble, où moy, qui ne suis qu’vn oyson, arriuerois sans1
beaucoup de contention. Que doiuent faire ceux, qui mettroient
encores en consideration, la gloire qui accompagne ce refus, auquel
il peut escheoir plus d’ambition, qu’au desir mesme et iouyssance de
la grandeur? D’autant que l’ambition ne se conduit iamais mieux
selon soy, que par vne voye esgaree et inusitee.   I’aiguise mon
courage vers la patience, ie l’affoiblis vers le desir. Autant ay-ie à
souhaitter qu’vn autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et
d’indiscretion: mais pourtant, si ne m’est-il iamais aduenu, de souhaitter
ny empire ny royauté, ny l’eminence de ces hautes fortunes
et commanderesses. Ie ne vise pas de ce costé là: ie m’aime trop.2
Quand ie pense à croistre, c’est bassement: d’vne accroissance contrainte
et coüarde: proprement pour moy: en resolution, en prudence,
en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce credit,
cette auctorité si puissante, foule mon imagination. Et tout à l’opposite
de l’autre, m’aymerois à l’auanture mieux, deuxiesme ou
troisiesme à Perigueux, que premier à Paris: au moins sans mentir,
mieux troisiesme à Paris, que premier en charge, Ie ne veux ny
debattre auec vn huissier de porte, miserable incognu: ny faire
fendre en adoration, les presses où ie passe. Ie suis duit à vn estage
moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust. Et ay montré en3
la conduitte de ma vie, et de mes entreprinses, que i’ay plustost
fuy, qu’autrement, d’eniamber par dessus le degré de fortune, auquel
Dieu logea ma naissance. Toute constitution naturelle, est pareillement
iuste et aysee. I’ay ainsi l’ame poltrone, que ie ne mesure
pas la bonne fortune selon sa hauteur, ie la mesure selon sa
324 facilité.   Mais si ie n’ay point le cœur gros assez, ie l’ay à l’equipollent
ouuert, et qui m’ordonne de publier hardiment sa foiblesse.
Qui me donneroit à conferer la vie de L. Thorius Balbus, gallant
homme, beau, sçauant, sain, entendu et abondant en toute sorte de
commoditez et plaisirs, conduisant vne vie tranquille, et toute
sienne, l’ame bien preparee contre la mort, la superstition, les douleurs,
et autres encombriers de l’humaine necessité, mourant en fin
en bataille, les armes en la main, pour la defense de son païs, d’vne
part: et d’autre part la vie de M. Regulus, ainsi grande et hautaine,
que chascun la cognoist, et sa fin admirable: l’vne sans nom,1
sans dignité: l’autre exemplaire et glorieuse à merueilles: i’en diroy
certes ce qu’en dit Cicero, si ie sçauoy aussi bien dire que luy.
Mais s’il me les falloit coucher sur la mienne, ie diroy aussi, que la
premiere est autant selon ma portee, et selon mon desir, que ie conforme
à ma portee, comme la seconde est loing au delà. Qu’à cette
cy, ie ne puis aduenir que par veneration: i’aduiendroy volontiers à
l’autre par vsage.   Retournons à nostre grandeur temporelle, d’où
nous sommes partis. Ie suis desgousté de maistrise, et actiue et passiue.
Otanez l’vn des sept, qui auoient droit de pretendre au royaume
de Perse, print vn party, que i’eusse prins volontiers: c’est qu’il quitta2
à ses compagnons son droit d’y pouuoir arriuer par election, ou par
sort: pourueu que luy et les siens, vescussent en cet empire hors de
toute subiection et maistrise, sauf celle des loix antiques: et y
eussent toute liberté, qui ne porteroit preiudice à icelles: impatient
de commander, comme d’estre commandé.   Le plus aspre et difficile
mestier du monde, à mon gré, c’est, faire dignement le Roy.
I’excuse plus de leurs fautes, qu’on ne fait communement, en consideration
de l’horrible poix de leur charge, qui m’estonne. Il est
difficile de garder mesure, à vne puissance si desmesuree. Si est-ce
que c’est enuers ceux-mesmes qui sont de moins excellente nature,3
vne singuliere incitation à la vertu, d’estre logé en tel lieu, où vous
ne faciez aucun bien, qui ne soit mis en registre et en compte: et
où le moindre bien faire, porte sur tant de gens: et où vostre suffisance,
comme celle des prescheurs, s’adresse principallement au
peuple, iuge peu exacte, facile à piper, facile à contenter. Il est peu
de choses, ausquelles nous puissions donner le iugement syncere,
par ce qu’il en est peu, ausquelles en quelque façon nous n’ayons
particulier interest. La superiorité et inferiorité, la maistrise, et la
326 subiection, sont obligees à vne naturelle enuie et contestation: il
faut qu’elles s’entrepillent perpetuellement. Ie ne crois ny l’vne ny
l’autre, des droicts de sa compagne: laissons en dire à la raison,
qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Ie
feuilletois il n’y a pas vn mois, deux liures Escossois, se combattans
sur ce subiect. Le populaire rend le Roy de pire condition
qu’vn charretier, le monarchique le loge quelques brasses au dessus
de Dieu, en puissance et souueraineté.   Or l’incommodité de
la grandeur, que i’ay pris icy à remerquer, par quelque occasion
qui vient de m’en aduertir, est cette-cy. Il n’est à l’auanture rien1
plus plaisant au commerce des hommes, que les essais que nous
faisons les vns contre les autres, par ialousie d’honneur et de valeur,
soit aux exercices du corps ou de l’esprit: ausquels la grandeur
souueraine n’a aucune vraye part. A la verité il m’a semblé
souuent, qu’à force de respect, on y traicte les Princes desdaigneusement
et iniurieusement. Car ce dequoy ie m’offençois infiniement
en mon enfance, que ceux qui s’exerçoient auec moy, espargnassent
de s’y employer à bon escient, pour me trouuer indigne contre qui
ils s’efforçassent: c’est ce qu’on voit leur aduenir tous les iours,
chacun se trouuant indigne de s’efforcer contre eux. Si on recognoist2
qu’ils ayent tant soit peu d’affection à la victoire, il n’est celuy,
qui ne se trauaille à la leur prester: et qui n’ayme mieux trahir
sa gloire, que d’offenser la leur. On n’y employe qu’autant
d’effort qu’il en faut pour seruir à leur honneur. Quelle part ont ils
à la meslee, en laquelle chacun est pour eux? Il me semble voir ces
paladins du temps passé, se presentans aux ioustes et aux combats,
auec des corps, et des armes faëes. Brisson courant contre Alexandre,
se feignit en la course: Alexandre l’en tança: mais il luy en
deuoit faire donner le foüet. Pour cette consideration, Carneades
disoit, que les enfans des Princes n’apprennent rien à droict qu’à3
manier des cheuaux: d’autant qu’en tout autre exercice, chacun
fleschit soubs eux, et leur donne gaigné: mais vn cheual qui n’est
ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy par terre, comme il feroit
le fils d’vn crocheteur.   Homere a esté contrainct de consentir
que Venus fut blessee au combat de Troye, vne si douce saincte
et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qualitez
qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger.
On fait courroucer, craindre, fuyr les Dieux, s’enialouser, se
douloir, et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bastissent
328 entre nous, de ces imperfections. Qui ne participe, au hazard et
difficulté, ne peut pretendre interest à l’honneur et plaisir qui suit
les actions hazardeuses. C’est pitié de pouuoir tant, qu’il aduienne
que toutes choses vous cedent. Vostre fortune reiette trop loing de
vous la societé et la compagnie, elle vous plante trop à l’escart.
Cette aysance et lasche facilité, de faire tout baisser soubs soy, est
ennemye de toute sorte de plaisir. C’est glisser cela, ce n’est pas
aller: c’est dormir, ce n’est pas viure! Conceuez l’homme accompagné
d’omnipotence, vous l’abysmez: il faut qu’il vous demande par
aumosne, de l’empeschement et de la resistance. Son estre et son1
bien est en indigence.   Leurs bonnes qualitez sont mortes et perdues:
car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met
hors: ils ont peu de cognoissance de la vraye loüange, estans batus
d’vne si continuelle approbation et vniforme. Ont ils affaire au
plus sot de leurs subiects? ils n’ont aucun moyen de prendre aduantage
sur luy: en disant, C’est pour ce qu’il est mon Roy, il luy
semble auoir assez dict, qu’il a presté la main à se laisser vaincre.
Cette qualité estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et
essentielles: elles sont enfoncees dans la royauté: et ne leur laisse
à eux faire valoir, que les actions qui la touchent directement, et2
qui luy seruent: les offices de leur charge. C’est tant estre Roy,
qu’il n’est que par là. Cette lueur estrangere qui l’enuironne, le
cache, et nous le desrobe: nostre veuë s’y rompt et s’y dissipe,
estant remplie et arrestee par cette forte lumiere. Le Senat ordonna
le prix d’eloquence à Tybere: il le refusa, n’estimant pas d’vn iugement
si peu libre, quand bien il eust esté veritable, il s’en peust
ressentir.   Comme on leur cede tous auantages d’honneur, aussi
conforte lon et auctorise les deffauts et vices qu’ils ont: non seulement
par approbation, mais aussi par imitation. Chacun des suiuans
d’Alexandre portoit comme luy, la teste à costé. Et les flateurs de3
Dionisius, s’entrehurtoient en sa presence, poussoyent et versoient
ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu’ils auoient la veuë
aussi courte que luy. Les greueures ont aussi par fois seruy de recommandation
et faueur. I’en ay veu la surdité en affectation. Et
par ce que le maistre hayssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans
repudier les leurs, qu’ils aymoient. Qui plus est, la paillardise
s’en est veuë en credit, et toute dissolution: comme aussi la desloyauté,
les blasphemes, la cruauté: comme l’heresie, comme la
superstition, l’irreligion, la mollesse, et pis si pis il y a. Par vn
330 exemple encores plus dangereux, que celuy des flateurs de Mithridates,
qui d’autant que leur maistre pretendoit à l’honneur de bon
medecin, luy portoient à inciser et cauteriser leurs membres. Car ces
autres souffrent cauteriser leur ame, partie plus delicate et plus
noble.   Mais pour acheuer par où i’ay commencé: Adrian l’Empereur
debatant auec le philosophe Fauorinus de l’interpretation de
quelque mot: Fauorinus luy en quitta bien tost la victoire: ses
amys se plaignans à luy: Vous vous moquez, fit-il, voudriez vous
qu’il ne fust pas plus sçauant que moy, luy qui commande à trente
legions? Auguste escriuit des vers contre Asinius Pollio: Et moy,1
dit Pollio, ie me tais: ce n’est pas sagesse d’escrire à l’enuy de celuy,
qui peut proscrire. Et auoient raison. Car Dionysius pour ne
pouuoir esgaller Philoxenus en la poësie, et Platon en discours: en
condamna l’vn aux carrieres, et enuoya vendre l’autre esclaue en
l’isle d’Ægine.

CHAPITRE VIII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VIII.)
De l’art de conferer.

C’EST vn vsage de nostre iustice, d’en condamner aucuns, pour
l’aduertissement des autres. De les condamner, par ce qu’ils ont
failly, ce seroit bestise, comme dit Platon. Car ce qui est faict, ne
se peut deffaire: mais c’est afin qu’ils ne faillent plus de mesmes, ou
qu’on fuye l’exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu’on2
pend, on corrige les autres par luy. Ie fais de mesmes. Mes erreurs
sont tantost naturelles et incorrigibles et irremediables. Mais ce que
les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, ie le
profiteray à l’auanture à me faire euiter.

Nónne vides Albi vt malè viuat filius, vtque
Barrus inops? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit.

Publiant et accusant mes imperfections, quelqu’vn apprendra de les
craindre. Les parties que i’estime le plus en moy, tirent plus d’honneur
de m’accuser, que de me recommander. Voylà pourquoy i’y3
332 retombe, et m’y arreste plus souuent. Mais quand tout est compté,
on ne parle iamais de soy, sans perte. Les propres condemnations
sont tousiours accreuës, les louanges mescruës. Il en peut estre
aucuns de ma complexion, qui m’instruis mieux par contrarieté que
par similitude: et par fuite que par suite. A cette sorte de discipline
regardoit le vieux Caton, quand il dict, que les sages ont plus
à apprendre des fols, que les fols des sages. Et cet ancien ioueur
de lyre, que Pausanias recite, auoir accoustumé contraindre ses
disciples d’aller ouyr vn mauuais sonneur, qui logeoit vis à vis de
luy: où ils apprinssent à hayr ses desaccords et fauces mesures.1
L’horreur de la cruauté me reiecte plus auant en la clemence,
qu’aucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Vn bon escuyer
ne redresse pas tant mon assiete, comme fait vn procureur, ou vn
Venitien à cheual. Et vne mauuaise façon de langage, reforme
mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les iours la sotte contenance
d’vn autre, m’aduertit et m’aduise. Ce qui poincte, touche
et esueille mieux, que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous
amender à reculons, par disconuenance plus que par conuenance;
par difference, que par accord. Estant peu apprins par les bons
exemples, ie me sers des mauuais: desquels la leçon est ordinaire.2
Ie me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme i’en voyoy
de fascheux: aussi ferme, que i’en voyoy de mols: aussi doux,
que i’en voyoy d’aspres: aussi bon, que i’en voyoy de meschants.
Mais ie me proposoy des mesures inuincibles.   Le plus fructueux
et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conference.
I’en trouue l’vsage plus doux, que d’aucune autre action de nostre
vie. Et c’est la raison pourquoy, si i’estois à cette heure forcé de
choisir, ie consentirois plustost, ce crois-ie, de perdre la veuë, que
l’ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encore les Romains, conseruoient
en grand honneur cet exercice en leurs Academies. De nostre3
temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand
profit: comme il se voit par la comparaison de nos entendemens
aux leurs. L’estude des liures, c’est vn mouuement languissant et
foible qui n’eschauffe point: là où la conference, apprend et exerce
en vn coup. Si ie confere auec vne ame forte, et vn roide iousteur,
il me presse les flancs, me picque à gauche et à dextre: ses imaginations
eslancent les miennes. La ialousie, la gloire, la contention,
334 me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l’vnisson,
est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Mais comme nostre
esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reglez,
il ne se peut dire, combien il perd, et s’abastardit, par le
continuel commerce, et frequentation, que nous auons auec les
esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’espande comme
celle-là. Ie sçay par assez d’experience, combien en vaut l’aune.
I’ayme à contester, et à discourir, mais c’est auec peu d’hommes,
et pour moy. Car de seruir de spectacle aux grands, et faire à
l’enuy parade de son esprit, et de son caquet, ie trouue que c’est1
vn mestier tres-messeant à vn homme d’honneur.   La sottise est
vne mauuaise qualité, mais de ne la pouuoir supporter, et s’en despiter
et ronger, comme il m’aduient, c’est vne autre sorte de maladie,
qui ne doit guere à la sottise, en importunité. Et est ce qu’à
present ie veux accuser du mien. I’entre en conference et en dispute,
auec grande liberté et facilité: d’autant que l’opinion trouue en
moy le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines.
Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse,
quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. Il n’est si friuole et si
extrauagante fantasie, qui ne me semble bien sortable à la production2
de l’esprit humain. Nous autres, qui priuons nostre iugement
du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions
diuerses: et si nous n’y prestons le iugement, nous y prestons
aysement l’oreille. Où l’vn plat est vuide du tout en la balance, ie
laisse vaciller l’autre, sous les songes d’vne vieille. Et me semble
estre excusable, si i’accepte plustost le nombre impair: le ieudy au
prix du vendredy: si ie m’aime mieux douziesme ou quatorziesme,
que treiziesme à table: si ie vois plus volontiers vn liéure costoyant,
que trauersant mon chemin, quand ie voyage: et donne
plustost le pied gauche, que le droict, à chausser. Toutes telles reuasseries,3
qui sont en credit autour de nous, meritent aumoins
qu’on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l’inanité,
mais elles l’emportent. Encores sont en poids, les opinions vulgaires
et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s’y laisse
aller iusques là, tombe à l’auanture au vice de l’opiniastreté, pour
euiter celuy de la superstition.   Les contradictions donc des iugemens,
ne m’offencent, ny m’alterent: elles m’esueillent seulement
336 et m’exercent. Nous fuyons la correction, il s’y faudroit presenter
et produire notamment quand elle vient par forme de conference,
non de regence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est
iuste, mais, à tort, ou à droit, comme on s’en deffera. Au lieu d’y
tendre les bras, nous y tendons les griffes. Ie souffrirois estre rudement
heurté par mes amis: Tu és vn sot, tu resues. I’ayme entre
les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement: que les mots
aillent où va la pensee. Il nous faut fortifier l’ouye, et la durcir,
contre cette tendreur du son ceremonieux des parolles. I’ayme vne
societé, et familiarité forte, et virile: vne amitié, qui se flatte en1
l’aspreté et vigueur de son commerce: comme l’amour, és morsures
et esgratigneures sanglantes. Elle n’est pas assez vigoureuse et genereuse,
si elle n’est querelleuse: si elle est ciuilisee et artiste: si
elle craint le heurt, et a ses allures contreintes. Neque enim disputari
sine reprehensione potest. Quand on me contrarie, on esueille
mon attention, non pas ma cholere: ie m’auance vers celuy qui me
contredit, qui m’instruit. La cause de la verité, deuroit estre la
cause commune à l’vn et à l’autre. Que respondra-il? la passion du
courroux luy a desia frappé le iugement: le trouble s’en est saisi,
auant la raison. Il seroit vtile, qu’on passast par gageure, la decision2
de nos disputes: qu’il y eust vne marque materielle de nos
pertes: affin que nous en tinssions estat, et que mon valet me peust
dire: Il vous cousta l’annee passee cent escus, à vingt fois, d’auoir
esté ignorant et opiniastre. Ie festoye et caresse la verité en quelque
main que ie la trouue, et m’y rends alaigrement, et luy tends
mes armes vaincues, de loing que ie la vois approcher. Et pourueu
qu’on n’y procede d’vne troigne trop imperieusement magistrale,
ie prens plaisir à estre reprins. Et m’accommode aux accusateurs,
souuent plus, par raison de ciuilité, que par raison d’amendement:
aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m’aduertir, par la facilité3
de ceder.   Toutesfois il est malaisé d’y attirer les hommes de
mon temps. Ils n’ont pas le courage de corriger, par ce qu’ils n’ont
pas le courage de souffrir à l’estre. Et parlent tousiours auec dissimulation,
en presence les vns des autres. Ie prens si grand plaisir
d’estre iugé et cogneu, qu’il m’est comme indifferent, en quelle des
deux formes ie le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si
souuent, et condamne, que ce m’est tout vn, qu’vn autre le face:
338 veu principalement que ie ne donne à sa reprehension, que l’authorité
que ie veux. Mais ie romps paille auec celuy, qui se tient si
haut à la main: comme i’en cognoy quelqu’vn, qui plaint son aduertissement,
s’il n’en est creu: et prend à iniure, si on estriue à le
suiure. Ce que Socrates recueilloit tousiours riant, les contradictions,
qu’on opposoit à son discours, on pourroit dire, que sa force
en estoit cause: et que l’auantage ayant à tomber certainement de
son costé, il les acceptoit, comme matiere de nouuelle victoire. Toutesfois
nous voyons au rebours, qu’il n’est rien, qui nous y rende le
sentiment si delicat, que l’opinion de la préeminence, et desdaing1
de l’aduersaire. Et que par raison, c’est au foible plustost, d’accepter
de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Ie cherche
à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que
de ceux qui me craignent. C’est vn plaisir fade et nuisible, d’auoir
affaire à gens qui nous admirent et facent place. Antisthenes commanda
à ses enfans, de ne sçauoir iamais gré ny grace, à homme
qui les louast. Ie me sens bien plus fier, de la victoire que ie gaigne
sur moy, quand en l’ardeur mesme du combat, ie me faits plier
soubs la force de la raison de mon aduersaire: que ie ne me sens
gré, de la victoire que ie gaigne sur luy, par sa foiblesse. En fin, ie2
reçois et aduoue toute sorte d’atteinctes qui sont de droict fil, pour
foibles qu’elles soient: mais ie suis par trop impatient, de celles
qui se donnent sans forme.   Il me chaut peu de la matiere, et me
sont les opinions vnes, et la victoire du subiect à peu pres indifferente.
Tout vn iour ie contesteray paisiblement, si la conduicte du
debat se suit auec ordre. Ce n’est pas tant la force et la subtilité,
que ie demande, comme l’ordre. L’ordre qui se voit tous les iours,
aux altercations des bergers et des enfants de boutique: iamais
entre nous. S’ils se detraquent, c’est en inciuilité: si faisons nous
bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les deuoye pas de leur3
theme. Leur propos suit son cours. S’ils preuiennent l’vn l’autre,
s’ils ne s’attendent pas, aumoins ils s’entendent. On respond tousiours
trop bien pour moy, si on respond à ce que ie dits. Mais quand
la dispute est trouble et des-reglee, ie quitte la chose, et m’attache
à la forme, auec despit et indiscretion: et me iette à vne façon de
debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy i’ay à rougir
apres. Il est impossible de traitter de bonne foy auec vn sot. Mon
340 iugement ne se corrompt pas seulement à la main d’vn maistre si
impetueux: mais aussi ma conscience.   Noz disputes deuroient
estre defendues et punies, comme d’autres crimes verbaux. Quel
vice n’esueillent elles et n’amoncellent, tousiours regies et commandees
par la cholere? Nous entrons en inimitié, premierement contre
les raisons, et puis contre les hommes. Nous n’apprenons à disputer
que pour contredire: et chascun contredisant et estant
contredict, il en aduient que le fruit du disputer, c’est perdre et
aneantir la verité. Ainsi Platon en sa republique, prohibe cet exercice
aux esprits ineptes et mal nays. A quoy faire vous mettez vous1
en voye de quester ce qui est, auec celuy qui n’a ny pas, ny alleure
qui vaille? On ne fait point tort au subiect, quand on le quicte,
pour voir du moyen de le traicter. Ie ne dis pas moyen scholastique
et artiste, ie dis moyen naturel, d’vn sain entendement. Que sera-ce
en fin? l’vn va en Orient, l’autre en Occident. Ils perdent le principal,
et l’escartent dans la presse des incidens. Au bout d’vne heure
de tempeste, ils ne sçauent ce qu’ils cherchent: l’vn est bas, l’autre
haut, l’autre costier. Qui se prend à vn mot et vne similitude. Qui
ne sent plus ce qu’on luy oppose, tant il est engagé en sa course, et
pense à se suiure, non pas à vous. Qui se trouuant foible de reins,2
craint tout, refuse tout, mesle dez l’entree, et confond le propos:
ou sur l’effort du debat, se mutine à se taire tout plat: par vne
ignorance despite, affectant vn orgueilleux mesprix: ou vne sottement
modeste fuitte de contention. Pourueu que cettuy-cy frappe,
il ne luy chaut combien il se descouure. L’autre compte ses mots, et
les poise pour raisons. Celuy-là n’y employe que l’auantage de sa
voix, et de ses poulmons. En voyla vn qui conclud contre soy-mesme:
et cettuy-cy qui vous assourdit de prefaces et digressions
inutiles. Cet autre s’arme de pures iniures, et cherche vne querelle
d’Alemaigne, pour se deffaire de la societé et conference d’vn esprit,3
qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous
tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses, et sur les
342 formules de son art.   Or qui n’entre en deffiance des sciences, et
n’est en doubte, s’il s’en peut tirer quelque solide fruict, au besoin
de la vie: à considerer l’vsage que nous en auons? Nihil sanantibus
litteris. Qui a pris de l’entendement en la logique? où sont ses belles
promesses? Nec ad melius viuendum, nec ad commodius disserendum.
Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengeres, qu’aux disputes
publiques des hommes de cette profession? I’aymeroy mieux,
que mon fils apprint aux tauernes à parler, qu’aux escholes de la
parlerie. Ayez vn maistre és arts, conferez auec luy, que ne nous
fait-il sentir cette excellence artificiele, et ne rauit les femmes, et1
les ignorans comme nous sommes, par l’admiration de la fermeté
de ses raisons, de la beauté de son ordre? que ne nous domine-il et
persuade comme il veut? Vn homme si auantageux en matiere, et
en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les iniures, l’indiscretion
et la rage? Qu’il oste son chapperon, sa robbe, et son Latin,
qu’il ne batte pas nos aureilles d’Aristote tout pur et tout creu, vous
le prendrez pour l’vn d’entre nous, ou pis. Il me semble de cette
implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent,
qu’il en va comme des ioueurs de passe-passe: leur souplesse combat
et force nos sens, mais elle n’esbranle aucunement nostre2
creance: hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et
vil. Pour estre plus sçauans, ils n’en sont pas moins ineptes. I’ayme
et honore le sçauoir, autant que ceux qui l’ont. Et en son vray
vsage, c’est le plus noble et puissant acquest des hommes. Mais en
ceux-là, et il en est vn nombre infiny de ce genre, qui en establissent
leur fondamentale suffisance et valeur: qui se rapportent de leur
entendement à leur memoire, sub aliena vmbra latentes: et ne peuuent
rien que par liure: ie le hay, si ie l’ose dire, vn peu plus que
la bestise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amande assez
les bourses, nullement les ames. Si elle les rencontre mousses, elle3
les aggraue et suffoque: masse crue et indigeste: si desliees, elle
les purifie volontiers, clarifie et subtilise iusques à l’exinanition.
C’est chose de qualité à peu pres indifferente: tres-vtile accessoire, à
vne ame bien nee, pernicieux à vne autre ame et dommageable. Ou
plustost, chose de tres-precieux vsage, qui ne se laisse pas posseder
à vil prix: en quelque main c’est vn sceptre, en quelque autre, vne
marotte.   Mais suyuons. Quelle plus grande victoire attendez vous,
344 que d’apprendre à vostre ennemy qu’il ne vous peut combattre?
Quand vous gaignez l’auantage de vostre proposition, c’est la verité
qui gaigne: quand vous gaignez l’auantage de l’ordre, et de la conduitte,
c’est vous qui gaignez. Il m’est aduis qu’en Platon et Xenophon
Socrates dispute plus, en faueur des disputants qu’en faueur
de la dispute: et pour instruire Euthydemus et Protagoras de la
cognoissance de leur impertinence, plus que de l’impertinence de
leur art. Il empoigne la premiere matiere, comme celuy qui a vne
fin plus vtile que de l’aisclaircir, assauoir esclaircir les esprits, qu’il
prend à manier et exercer. L’agitation et la chasse est proprement1
de nostre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire
mal et impertinemment: de faillir à la prise, c’est autre chose.
Car nous sommes nais à quester la verité, il appartient de la posseder
à vne plus grande puissance. Elle n’est pas, comme disoit Democritus,
cachee dans le fonds des abysmes: mais plustost esleuee
en hauteur infinie en la cognoissance diuine. Le monde n’est qu’vne
escole d’inquisition. Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui
fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celuy qui dit
vray, que celuy qui dit faux: car nous sommes sur la maniere, non
sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la2
forme, qu’à la substance: autant à l’aduocat qu’à la cause, comme
Alcibiades ordonnoit qu’on fist. Et tous les iours m’amuse à lire en
des autheurs, sans soing de leur science: y cherchant leur façon,
non leur subiect. Tout ainsi que ie poursuy la communication de
quelque esprit fameux, non affin qu’il m’enseigne, mais affin que
ie le cognoisse, et que le cognoissant, s’il le vaut, ie l’imite. Tout
homme peut dire veritablement, mais dire ordonnement, prudemment,
et suffisamment, peu d’hommes le peuuent. Par ainsi la fauceté
qui vient d’ignorance, ne m’offence point: c’est l’ineptie. I’ay
rompu plusieurs marchez qui m’estoient vtiles, par l’impertinence3
de la contestation de ceux, auec qui ie marchandois. Ie ne m’esmeus
pas vne fois l’an, des fautes de ceux sur lesquels i’ay puissance:
mais sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs allegations,
excuses et defences, asnieres et brutales, nous sommes
tous les iours à nous en prendre à la gorge. Ils n’entendent ny ce
qui se dit, ny pourquoy, et respondent de mesme: c’est pour desesperer.
Ie ne sens heurter rudement ma teste, que par vne autre
teste. Et entre plustost en composition auec le vice de mes gens,
qu’auec leur temerité, importunité et leur sottise. Qu’ils facent
moins, pourueu qu’ils soient capables de faire. Vous viuez en esperance4
346 d’eschauffer leur volonté. Mais d’vne souche, il n’y a ny
qu’esperer, ny que iouyr qui vaille.   Or quoy, si ie prends les
choses autrement qu’elles ne sont? Il peut estre. Et pourtant i’accuse
mon impatience. Et tiens, premierement, qu’elle est esgallement
vitieuse en celuy qui a droit, comme en celuy qui a tort. Car
c’est tousiours vn’aigreur tyrannique, de ne pouuoir souffrir vne
forme diuerse à la sienne. Et puis, qu’il n’est à la verité point de
plus grande fadese, et plus constante, que de s’esmouuoir et piquer
des fadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise
principallement contre nous: et ce philosophe du temps passé1
n’eust iamais eu faute d’occasion à ses pleurs, tant qu’il se fust
consideré. Mison l’vn des sept sages, d’vne humeur Timoniene et
Democritiene interrogé, dequoy il rioit seul: De ce que ie ris seul:
respondit-il. Combien de sottises dis-ie, et respons-ie tous les
iours, selon moy: et volontiers donq combien plus frequentes, selon
autruy? Si ie m’en mors les leures, qu’en doiuent faire les autres?
Somme, il faut viure entre les viuants, et laisser la riuiere
courre sous le pont, sans nostre soing: ou à tout le moins, sans
nostre alteration. De vray, pourquoy sans nous esmouuoir, rencontrons
nous quelqu’vn qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouuons2
souffrir le rencontre d’vn esprit mal rengé, sans nous mettre
en cholere? Cette vitieuse aspreté tient plus au iuge, qu’à la faute.
Ayons tousiours en la bouche ce mot de Platon: Ce que ie treuue
mal sain, n’est-ce pas pour estre moy-mesmes mal sain? Ne suis-ie
pas moy-mesmes en coulpe? mon aduertissement se peut-il pas
renuerser contre moy? Sage et diuin refrein, qui fouete la plus vniuerselle,
et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches,
que nous faisons les vns aux autres, mais noz raisons aussi,
et noz arguments et matieres controuerses, sont ordinairement retorquables
à nous: et nous enferrons de noz armes. Dequoy l’ancienneté3
m’a laissé assez de graues exemples. Ce fut ingenieusement dit
et bien à propos, par celuy qui l’inuenta:

Stercus cuique suum bene olet.

Noz yeux ne voyent rien en derriere. Cent fois le iour, nous nous
moquons de nous sur le subiect de nostre voysin, et detestons en
d’autres, les defauts qui sont en nous plus clairement: et les admirons
d’vne merueilleuse impudence et inaduertence. Encores hier
ie fus à mesmes, de veoir vn homme d’entendement se moquant
autant plaisamment que iustement, de l’inepte façon d’vn autre, qui
348 rompt la teste à tout le monde du registre de ses genealogies et
alliances, plus de moitié fauces (ceux-là se iettent plus volontiers
sur tels sots propos, qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins
seures) et luy s’il eust reculé sur soy, se fust trouué non guere
moins intemperant et ennuyeux à semer et faire valoir la prerogatiue
de la race de sa femme. O importune presomption, de laquelle
la femme se voit armee par les mains de son mary mesme? S’il entendoit
du Latin, il luy faudroit dire,

Age! si hæc non insanit satis sua sponte, instiga.

Ie ne dis pas, que nul n’accuse, qui ne soit net: car nul n’accuseroit:1
voire ny net, en mesme sorte de tache. Mais i’entens, que
nostre iugement chargeant sur vn autre, duquel pour lors il est
question, ne nous espargne pas, d’vne interne et seuere iurisdiction.
C’est office de charité, que, qui ne peut oster vn vice en soy, cherche
ce neantmoins à l’oster en autruy: où il peut auoir moins maligne
et reuesche semence. Ny ne me semble responce à propos, à
celuy, qui m’aduertit de ma faute, dire qu’elle est aussi en luy.
Quoy pour cela? Tousiours l’aduertissement est vray et vtile. Si
nous auions bon nez, nostre ordure nous deuroit plus puïr, d’autant
qu’elle est nostre. Et Socrates est d’aduis, que qui se trouueroit2
coulpable, et son fils, et vn estranger, de quelque violence et iniure,
deuroit commencer par soy, à se presenter à la condamnation de
la iustice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du
bourreau: secondement pour son fils: et dernierement pour l’estranger.
Si ce precepte prend le ton vn peu trop haut: au moins se
doibt il presenter le premier, à la punition de sa propre conscience.
Les sens sont nos propres et premiers iuges, qui n’apperçoiuent
les choses que par les accidens externes: et n’est merueille, si en
toutes les pieces du seruice de nostre societé, il y a vn si perpetuel,
et vniuersel meslange de ceremonies et apparences superficielles:3
si que la meilleure et plus effectuelle part des polices, consiste en
cela. C’est tousiours à l’homme que nous auons affaire, duquel la
condition est merueilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont
voulu bastir ces annees passees, vn exercice de religion, si contemplatif
et immateriel, ne s’estonnent point, s’il en trouue, qui pensent,
350 qu’elle fust eschappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne
tenoit parmy nous, comme marque, tiltre, et instrument de diuision
et de part, plus que par soy-mesmes. Comme en la conference. La
grauité, la robbe, et la fortune de celuy qui parle, donne souuent
credit à des propos vains et ineptes. Il n’est pas à presumer, qu’vn
monsieur, si suiuy, si redouté, n’aye au dedans quelque suffisance
autre que populaire: et qu’vn homme à qui on donne tant de commissions,
et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus
habile, que cet autre, qui le salue de si loing, et que personne
n’employe. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces1
gens là, se considerent et mettent en compte: chacun s’appliquant
à y donner quelque belle et solide interpretation. S’ils se rabaissent
à la conference commune, et qu’on leur presente autre chose qu’approbation
et reuerence, ils vous assomment de l’authorité de leur
experience: ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict, vous estes accablé
d’exemples. Ie leur dirois volontiers, que le fruict de l’experience
d’vn chirurgien, n’est pas l’histoire de ses practiques, et se souuenir
qu’il a guary quatre empestez et trois gouteux, s’il ne sçait de
cet vsage, tirer dequoy former son iugement, et ne nous sçait faire
sentir, qu’il en soit deuenu plus sage à l’vsage de son art. Comme2
en vn concert d’instruments, on n’oit pas vn leut, vne espinete, et
la flutte: on oyt vne harmonie en globe: l’assemblage et le fruict de
tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendez, c’est à
la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n’est
pas assez de compter les experiences, il les faut poiser et assortir:
et les faut auoir digerees et alambiquees, pour en tirer les raisons
et conclusions qu’elles portent. Il ne fut iamais tant d’historiens.
Bon est-il tousiours et vtile de les ouyr, car ils nous fournissent tout
plein de belles instructions et louables du magasin de leur memoire.
Grande partie certes, au secours de la vie. Mais nous ne3
cherchons pas cela pour cette heure, nous cherchons si ces recitateurs
et recueilleurs sont louables eux-mesmes.   Ie hay toute
sorte de tyrannie, et la parliere, et l’effectuelle. Ie me bande volontiers
contre ces vaines circonstances, qui pipent nostre iugement
par les sens: et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires,
ay trouué que ce sont pour le plus, des hommes comme les
autres:

Rarus enim fermè sensus communis in illa
Fortuna.

352 A l’auanture les estime lon, et apperçoit moindres qu’ils ne sont,
d’autant qu’ils entreprennent plus, et se montrent plus, ils ne respondent
point au faix qu’ils ont pris. Il faut qu’il y ayt plus de vigueur,
et de pouuoir au porteur, qu’en la charge. Celuy qui n’a pas
remply sa force, il vous laisse deuiner, s’il a encore de la force au
delà, et s’il a esté essayé iusques à son dernier poinct. Celuy qui
succombe à sa charge, il descouure sa mesure, et la foiblesse de
ses espaules. C’est pourquoy on voit tant d’ineptes ames entre les
sçauantes, et plus que d’autres. Il s’en fust faict des bons hommes
de mesnage, bons marchans, bons artizans: leur vigueur naturelle1
estoit taillee à cette proportion. C’est chose de grand poix que la
science, ils fondent dessoubs. Pour estaller et distribuer cette riche
et puissante matiere, pour l’employer et s’en ayder: leur engin
n’a, ny assez de vigueur, ny assez de maniement. Elle ne peut qu’en
vne forte nature: or elles sont bien rares. Et les foibles, dit Socrates,
corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. Elle
paroist et inutile et vicieuse, quand elle est mal estuyee. Voyla
comment ils se gastent et affollent.

Humani qualis simulator simius oris,
Quem puer arridens, pretioso stamine serum2
Velauit, nudásques nates ac terga reliquit,
Ludibrium mensis.

A ceux pareillement, qui nous regissent et commandent, qui tiennent
le monde en leur main, ce n’est pas assez d’auoir vn entendement
commun: de pouuoir ce que nous pouuons. Ils sont bien
loing au dessoubs de nous, s’ils ne sont bien loing au dessus.
Comme ils promettent plus, ils doiuent aussi plus.   Et pourtant
leur est le silence, non seulement contenance de respect et grauité,
mais encore souuent de profit et de mesnage. Car Megabysus estant
allé voir Apelles en son ouurouer, fut long temps sans mot dire:3
et puis commença à discourir de ses ouurages. Dont il reçeut cette
reprimende: Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque
grande chose, à cause de tes cheines et de ta pompe: mais
maintenant, qu’on t’a ouy parler, il n’est pas iusques aux garsons
de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces magnifiques atours, ce
grand estat, ne luy permettoient point d’estre ignorant d’vne ignorance
populaire: et de parler impertinemment de la peinture. Il deuoit
maintenir muet, cette externe et presomptiue suffisance. A combien
de sottes ames en mon temps, a seruy vne mine froide et taciturne,
de tiltre de prudence et de capacité?   Les dignitez, les charges, se4
354 donnent necessairement, plus par fortune que par merite: et a lon
tort souuent de s’en prendre aux Roys. Au rebours c’est merueille
qu’ils y ayent tant d’heur, y ayans si peu d’adresse: Principis est
virtus maxima, nosse suos. Car la nature ne leur a pas donné la
veuë, qui se puisse estendre à tant de peuple, pour en discerner la
precellence: et perser nos poitrines, où loge la cognoissance de
nostre volonté et de nostre meilleure valeur. Il faut qu’ils nous
trient par coniecture, et à tastons: par la race, les richesses, la
doctrine, la voix du peuple: tres-foibles argumens. Qui pourroit
trouuer moyen, qu’on en peust iuger par iustice, et choisir les1
hommes par raison, establiroit de ce seul trait, vne parfaite forme
de police.   Ouy mais, il a mené à poinct ce grand affaire. C’est
dire quelque chose; mais ce n’est pas assez dire. Car cette sentence
est iustement receuë, Qu’il ne faut pas iuger les conseils par
les euenemens. Les Carthaginois punissoient les mauuais aduis de
leurs capitaines, encore qu’ils fussent corrigez par vne heureuse
yssue. Et le peuple Romain a souuent refusé le triomphe à des
grandes et tres-vtiles victoires, par ce que la conduitte du chef ne
respondoit point à son bon heur. On s’apperçoit ordinairement aux
actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien2
elle peut en toutes choses: et qui prent plaisir à rabatre nostre
presomption: n’ayant peu faire les mal-habiles sages, elle les fait
heureux, à l’enuy de la vertu. Et se mesle volontiers à fauoriser les
executions, où la trame est plus purement sienne. D’où il se voit
tous les iours, que les plus simples d’entre nous, mettent à fin de
tres-grandes besongnes et publiques et priuees. Et comme Sirannez
le Persien, respondit à ceux qui s’estonnoient comme ses affaires succedoient
si mal, veu que ses propos estoient si sages: Qu’il estoit
seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires, c’estoit
la fortune. Ceux-cy peuuent respondre de mesme: mais d’vn contraire3
biais. La plus part des choses du monde se font par elles
mesmes.

Fata viam inueniunt.

L’issuë authorise souuent vne tresinepte conduite. Nostre entremise
n’est quasi qu’vne routine: et plus communement consideration
d’vsage, et d’exemple, que de raison. Estonné de la grandeur de
l’affaire, i’ay autrefois sçeu par ceuz qui l’auoient mené à fin, leurs
356 motifs et leur addresse: ie n’y ay trouué que des aduis vulgaires:
et les plus vulgaires et vsitez, sont aussi peut-estre, les plus seurs
et plus commodes à la pratique, sinon à la montre. Quoy si les
plus plattes raisons, sont les mieux assises: les plus basses et lasches,
et les plus battues, se couchent mieux aux affaires? Pour
conseruer l’authorité du conseil des Roys, il n’est pas besoing que
les personnes profanes y participent, et y voyent plus auant que de
la premiere barriere. Il se doibt reuerer à credit et en bloc, qui en
veut nourrir la reputation. Ma consultation esbauche vn peu la matiere,
et la considere legerement par ses premiers visages: le fort1
et principal de la besongne, i’ay accoustumé de le resigner au ciel,

Permitte diuis cætera.
L’heur et le mal’heur, sont à mon gré deux souueraines puissances.
C’est imprudence, d’estimer que l’humaine prudence puisse
remplir le rolle de la fortune. Et vaine est l’entreprise de celuy, qui
presume d’embrasser et causes et consequences, et mener par la main,
le progrez de son faict. Vaine sur tout aux deliberations guerrieres.
Il ne fut iamais plus de circonspection et prudence militaire, qu’il
s’en voit par fois entre nous. Seroit ce qu’on crainct de se perdre en
chemin, se reseruant à la catastrophe de ce ieu? Ie dis plus, que2
nostre sagesse mesme et consultation, suit pour la plus part la conduicte
du hazard. Ma volonté et mon discours, se remue tantost
d’vn air, tantost d’vn autre: et y a plusieurs de ces mouuemens,
qui se gouuernent sans moy. Ma raison a des impulsions et agitations
iournallieres, et casuelles:

Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.

Qu’on regarde qui sont les plus puissans aux villes, et qui font
mieux leurs besongnes: on trouuera ordinairement, que ce sont les3
moins habiles. Il est aduenu aux femmelettes, aux enfans, et aux
insensez, de commander des grands estats, à l’esgal des plus suffisans
Princes. Et y rencontrent, dit Thucydides, plus ordinairement
les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effects de leur
bonne fortune à leur prudence.

Vt quisque Fortuna vtitur,
Ita præcellet: atque exinde sapere illum omnes dicimus.

Parquoy ie dis bien, en toutes façons, que les euenemens, sont maigres
tesmoings de nostre prix et capacité.   Or i’estois sur ce
358 poinct, qu’il ne faut que voir vn homme esleué en dignité: quand
nous l’aurions cogneu trois iours deuant, homme de peu: il coule
insensiblement en nos opinions, vne image de grandeur, de suffisance,
et nous persuadons que croissant de train et de credit, il est
creu de merite. Nous iugeons de luy non selon sa valeur: mais à la
mode des getons, selon la prerogatiue de son rang. Que la chanse
tourne aussi, qu’il retombe et se mesle à la presse: chacun s’enquiert
auec admiration de la cause qui l’auoit guindé si haut. Est-ce
luy? faict on: n’y sçauoit il autre chose quand il y estoit? les
Princes se contentent ils de si peu? nous estions vrayement en1
bonnes mains. C’est chose que i’ay veu souuent de mon temps.
Voyre et le masque des grandeurs, qu’on represente aux comedies,
nous touche aucunement et nous pippe. Ce que i’adore moy-mesmes
aux Roys, c’est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et
soubmission leur est deuë, sauf celle de l’entendement. Ma raison
n’est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux. Melanthius
interrogé ce qu’il luy sembloit de la tragedie de Dionysius:
Ie ne l’ay, dit-il, point veuë, tant elle est offusquee de langage.
Aussi la pluspart de ceux qui iugent les discours des grans, deburoient
dire: Ie n’ay point entendu son propos, tant il estoit offusqué2
de grauité, de grandeur, et de majesté. Antisthenes suadoit vn
iour aux Atheniens, qu’ils commandassent, que leurs asnes fussent
aussi bien employez au labourage des terres, comme estoyent les
cheuaux: sur quoy il luy fut respondu, que cet animal n’estoit pas
nay à vn tel seruice: C’est tout vn, repliqua il; il n’y va que de
vostre ordonnance: car les plus ignorans et incapables hommes,
que vous employez aux commandemens de vos guerres, ne laissent
pas d’en deuenir incontinent tres-dignes, par ce que vous les y employez.
A quoy touche l’vsage de tant de peuples, qui canonizent le
Roy, qu’ils ont faict d’entre eux, et ne se contentent point de l’honnorer,3
s’ils ne l’adorent. Ceux de Mexico, dépuis que les ceremonies
de son sacre sont paracheuees, n’osent plus le regarder au visage:
ains comme s’ils l’auoient deifié par sa royauté, entre les serments
qu’ils luy font iurer, de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez,
d’estre vaillant, iuste et debonnaire: il jure aussi, de faire
marcher le soleil en sa lumiere accoustumee: d’esgouster les nuees
en temps opportun: courir aux riuieres leurs cours: et faire porter
à la terre toutes choses necessaires à son peuple.   Ie suis
360 diuers à cette façon commune: et me deffie plus de la suffisance,
quand ie la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recommandation
populaire. Il nous fault prendre garde, combien c’est,
de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre le propos,
ou le changer, d’vne authorité magistrale: de se deffendre des
oppositions d’autruy, par vn mouuement de teste, vn sous-ris, ou
vn silence, deuant vne assistance, qui tremble de reuerence et de
respect. Vn homme de monstrueuse fortune, venant mesler son
aduis à certain leger propos, qui se demenoit tout laschement, en
sa table, commença iustement ainsi: Ce ne peut estre qu’vn menteur1
ou ignorant, qui dira autrement que, etc. Suyuez cette
poincte philosophique, vn poignart à la main.   Voicy vn autre
aduertissement, duquel ie tire grand vsage. C’est qu’aux disputes
et conferences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doiuent
pas incontinent estre acceptez. La plus part des hommes sont riches
d’vne suffisance estrangere. Il peut bien aduenir à tel, de dire vn
beau traict, vne bonne responce et sentence, et la mettre en auant,
sans en cognoistre la force. Qu’on ne tient pas tout ce qu’on emprunte,
à l’aduenture se pourra-il verifier par moy-mesme. Il n’y
faut point tousiours ceder, quelque verité ou beauté qu’elle ayt. Ou2
il la faut combatre à escient, ou se tirer arriere, soubs couleur de
ne l’entendre pas: pour taster de toutes parts, comment elle est
logee en son autheur. Il peut aduenir, que nous nous enferrons, et
aydons au coup, outre sa portee. I’ay autrefois employé à la necessité
et presse du combat, des reuirades, qui ont faict faucee outre
mon dessein, et mon esperance. Ie ne les donnois qu’en nombre, on
les reçeuoit en poix. Tout ainsi, comme, quand ie debats contre vn
homme vigoureux; ie me plais d’anticiper ses conclusions: ie luy
oste la peine de s’interpreter: i’essaye de preuenir son imagination
imparfaicte encores et naissante: l’ordre et la pertinence de son3
entendement, m’aduertit et menace de loing: de ces autres ie fais
tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ny rien presupposer.
   S’ils iugent en parolles vniuerselles: Cecy est bon,
362 cela ne l’est pas; et qu’ils rencontrent, voyez si c’est la fortune, qui
rencontre pour eux. Qu’ils circonscriuent et restreignent vn peu
leur sentence: Pourquoy c’est; par où c’est. Ces iugements vniuersels,
que ie voy si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gents, qui salüent
tout vn peuple, en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye
cognoissance, le salüent et remarquent nommement et particulierement.
Mais c’est vne hazardeuse entreprinse. D’où i’ay veu plus
souuent que tous les iours, aduenir que les esprits foiblement fondez,
voulants faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque
ouurage, le point de la beauté: arrestent leur admiration, d’vn1
si mauuais choix, qu’au lieu de nous appprendre l’excellence de
l’autheur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation
est seure: Voyla qui est beau: ayant oüy vne entiere page
de Vergile. Par là se sauuent les fins. Mais d’entreprendre à le
suiure par espaulettes, et de iugement expres et trié, vouloir remarquer
par où vn bon autheur se surmonte: poisant les mots, les
phrases, les inuentions et ses diuerses vertus, l’vne apres l’autre:
ostez vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed
etiam quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat.
   I’oy journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent2
vne bonne chose: sçachons iusques où ils la cognoissent,
voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau
mot, et cette belle raison, qu’ils ne possedent pas, ils ne l’ont
qu’en garde: ils l’auront produicte à l’auanture, et à tastons, nous
la leur mettons en credit et en prix. Vous leur prestez la main. A
quoy faire? Ils ne vous en sçauent nul gré, et en deuiennent plus
ineptes. Ne les secondez pas, laissez les aller: ils manieront cette
matiere, comme gens qui ont peur de s’eschauder, ils n’osent luy
changer d’assiette et de iour, ny l’enfoncer. Croullez la tant soit
peu; elle leur eschappe: ils vous la quittent, toute forte et belle3
qu’elle est. Ce sont belles armes: mais elles sont mal emmanchees.
Combien de fois en ay-ie veu l’experience? Or si vous venez à les
esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et desrobent incontinent
cet aduantage de vostre interpretation: C’estoit ce que ie voulois
364 dire: voyla iustement ma conception: si ie ne l’ay ainsin exprimé, ce
n’est que faute de langue. Souflez. Il faut employer la malice
mesme, à corriger cette fiere bestise. Le dogme d’Hegesias, Qu’il ne
faut ny haïr, ny accuser: ains instruire: a de la raison ailleurs.
Mais icy, c’est iniustice et inhumanité de secourir et redresser celuy,
qui n’en a que faire, et qui en vaut moins. I’ayme à les laisser
embourber et empestrer encore plus qu’ils ne sont: et si auant, s’il
est possible, qu’en fin ils se recognoissent.   La sottise et desreglement
de sens, n’est pas chose guerissable par vn traict d’aduertissement.
Et pouuons proprement dire de cette reparation, ce que1
Cyrus respond à celuy, qui le presse d’enhorter son ost, sur le
point d’vne bataille: Que les hommes ne se rendent pas courageux
et belliqueux sur le champ, par vne bonne harangue: non plus
qu’on ne deuient incontinent musicien, pour ouyr vne bonne chanson.
Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts auant la main,
par longue et constante institution. Nous deuons ce soing aux nostres,
et cette assiduité de correction et d’instruction: mais d’aller
prescher le premier passant, et regenter l’ignorance ou ineptie du
premier rencontré, c’est vn vsage auquel ie veux grand mal. Rarement
le fais-ie, aux propos mesme qui se passent auec moy, et2
quitte plustost tout, que de venir à ces instructions reculees et magistrales.
Mon humeur n’est propre, non plus à parler qu’à escrire,
pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun, ou
entre autres, pour fauces et absurdes que ie les iuge, ie ne me iette
iamais à la trauerse, ny de parole ny de signe.   Au demeurant
rien ne me despite tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist
plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C’est
mal’heur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de
vous, et vous en enuoye tousiours mal content et craintif: là où
l’opiniastreté et la temerité, remplissent leurs hostes d’esiouïssance3
et d’asseurance. C’est aux plus mal habiles de regarder les autres
hommes par dessus l’espaule, s’en retournans tousiours du combat,
pleins de gloire et d’allegresse. Et le plus souuent encore cette outrecuidance
de langage et gayeté de visage, leur donne gaigné, à
l’endroit de l’assistance, qui est communément foible et incapable de
bien iuger, et discerner les vrays aduantages. L’obstination et ardeur
d’opinion, est la plus seure preuue de bestise. Est il rien certain,
366 resolu, dedeigneux, contemplatif, serieux, graue, comme l’asne?
Pouuons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication,
les deuis poinctus et coupez que l’alegresse et la priuauté
introduit entre les amis, gaussans et gaudissans plaisamment et
vifuement les vns les autres? Exercice auquel ma gayeté naturelle
me rend assez propre. Et s’il n’est aussi tendu et serieux que cet
autre exercice que ie viens de dire, il n’est pas moins aigu et ingenieux,
ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour
mon regard i’y apporte plus de liberté que d’esprit, et y ay plus
d’heur que d’inuention: mais ie suis parfaict en la souffrance: car1
i’endure la reuenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi,
sans alteration. Et à la charge qu’on me fait, si ie n’ay dequoy repartir
brusquement sur le champ, ie ne vay pas m’amusant à suiure
cette poincte, d’vne contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l’opiniastreté.
Ie la laisse passer, et baissant ioyeusement les oreilles,
remets d’en auoir ma raison à quelque heure meilleure. Il n’est pas
marchant qui tousiours gaigne. La plus part changent de visage, et
de voix, où la force leur faut: et par vne importune cholere, au
lieu de se venger, accusent leur foiblesse, ensemble et leur impatience.
En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes2
de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouuons toucher
sans offence: et nous entraduertissons vtilement de nos deffauts.
Il y a d’autres ieux de main, indiscrets et aspres, à la Françoise:
que ie hay mortellement: i’ay la peau tendre et sensible: i’en ay
veu en ma vie, enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il fait
laid se battre en s’esbatant.   Au reste, quand ie veux iuger de
quelqu’vn, ie luy demande combien il se contente de soy: iusques
où son parler ou sa besongne luy plaist. Ie veux euiter ces belles
excuses, Ie le fis en me ioüant:

Ablatum mediis opus est incudibus istud:3

368 ie n’y fus pas vne heure: ie ne l’ay reueu depuis. Or dis-ie, laissons
donc ces pieces, donnez m’en vne qui vous represente bien
entier, par laquelle il vous plaise qu’on vous mesure. Et puis: que
trouuez vous le plus beau en vostre ouurage? est-ce ou cette
partie, ou cette cy? la grace, ou la matiere, ou l’inuention, ou le
iugement, ou la science? Car ordinairement ie m’apperçoy, qu’on
faut autant à iuger de sa propre besongne, que de celle d’autruy.
Non seulement pour l’affection qu’on y mesle: mais pour n’auoir la
suffisance de la cognoistre et distinguer. L’ouurage de sa propre
force, et fortune, peult seconder l’ouurier et le deuancer outre son1
inuention, et cognoissance. Pour moy, ie ne iuge la valeur d’autre
besongne, plus obscurement que de la mienne: et loge les Essais
tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement. Il
y a plusieurs liures vtiles à raison de leurs subiects, desquels l’autheur
ne tire aucune recommandation: et des bons liures, comme
des bons ouurages, qui font honte à l’ouurier. I’escriray la façon
de nos conuiues, et de nos vestemens: et l’escriray de mauuaise
grace: ie publieray les edicts de mon temps, et les lettres des
Princes qui passent és mains publiques: ie feray vn abbregé sur vn
bon liure (et tout abbregé sur vn bon liure est vn sot abbregé) lequel2
liure viendra à se perdre: et choses semblables. La posterité
retirera vtilité singuliere de telles compositions: moy quel honneur,
si ce n’est de ma bonne fortune? Bonne part des liures fameux,
sont de cette condition.   Quand ie leuz Philippes de Comines,
il y a plusieurs annees, tresbon autheur certes; i’y remarquay ce
mot pour non vulgaire: Qu’il se faut bien garder de faire tant de
seruice à son maistre, qu’on l’empesche d’en trouuer la iuste recompence.
Ie deuois louer l’inuention, non pas luy. Ie la rencontray en
Tacitus, il n’y a pas long temps: Beneficia eò vsque læta sunt, dum
videntur exolui passe; vbi multum anteuenere, pro gratta odium redditur.3
Et Seneque vigoureusement: Nam qui putat esse turpe non reddere,
non vult esse cui reddat. Q. Cicero d’vn biais plus lasche: Qui
se non putat satisfacere modo amicus esse nullo, potest. Le subiect selon
qu’il est, peut faire trouuer vn homme sçauant et memorieux: mais
pour iuger en luy les parties plus siennes, et plus dignes, la force et
370 beaute de son ame: il faut sçauoir ce qui est sien, et ce qui ne l’est
point: et en ce qui n’est pas sien, combien on luy doibt en consideration
du choix, disposition, ornement, et langage qu’il a fourny.
Quoy, s’il y a emprunté la matiere, et empiré la forme? comme il
aduient souuent. Nous autres qui auons peu de practique auec les
liures, sommes en cette peine: que quand nous voyons quelque belle
inuention en vn poëte nouueau, quelque fort argument en vn prescheur,
nous n’osons pourtant les en louer, que nous n’ayons prins
instruction de quelque sçauant, si cette piece leur est propre, ou
si elle est estrangere. Iusques lors ie me tiens tousiours sur mes1
gardes.   Ie viens de courre d’vn fil, l’histoire de Tacitus (ce qui
ne m’aduient guere, il y a vingt ans que ie ne mis en liure, vne
heure de suite) et l’ay faict, à la suasion d’vn Gentil-homme que
la France estime beaucoup: tant pour sa valeur propre, que pour
vne constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs
freres qu’ils sont. Ie ne sçache point d’autheur, qui mesle à vn registre
public, tant de consideration des mœurs, et inclinations particulieres.
Et me semble le rebours, de ce qu’il luy semble à luy:
qu’ayant specialement à suiure les vies des Empereurs de son temps,
si diuerses et extremes, en toute sorte de formes: tant de notables2
actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs subiects:
il auoit vne matiere plus forte et attirante, à discourir et à narrer,
que s’il eust eu à dire des batailles et agitations vniuerselles. Si que
souuent ie le trouue sterile, courant par dessus ces belles morts,
comme s’il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur.
Cette forme d’histoire, est de beaucoup la plus vtile. Les mouuemens
publics, dependent plus de la conduicte de la Fortune, les
priuez de la nostre. C’est plustost vn iugement, que deduction d’histoire:
il y a plus de preceptes, que de contes: ce n’est pas vn
liure à lire, c’est vn liure à estudier et apprendre: il est si plein de3
sentences, qu’il y en a à tort et à droict: c’est vne pepiniere de
discours ethiques, et politiques, pour la prouision et ornement de
ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide
tousiours par raisons solides et vigoureuses, d’vne façon poinctue,
et subtile: suyuant le stile affecté du siecle. Ils aymoient tant à s’enfler,
qu’où ils ne trouuoyent de la poincte et subtilité aux choses,
ils l’empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal à l’escrire de
Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son seruice
372 est plus propre à vn estat trouble et malade, comme est le nostre
present: vous diriez souuent qu’il nous peinct et qu’il nous pinse.
Ceux qui doubtent de sa foy, s’accusent assez de luy vouloir mal
d’ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon party aux affaires
Romaines. Ie me plains vn peu toutesfois, dequoy il a iugé de
Pompeius plus aigrement, que ne porte l’aduis des gens de bien,
qui ont vescu et traicté auec luy: de l’auoir estimé du tout pareil à
Marius et à Sylla, sinon d’autant qu’il estoit plus couuert. On n’a
pas exempté d’ambition, son intention au gouuernement des affaires,
ny de vengeance: et ont crainct ses amis mesmes, que la victoire1
l’eust emporté outre les bornes de la raison: mais non pas
iusques a vne mesure si effrenee. Il n’y a rien en sa vie, qui nous
ayt menassé d’vne si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-il
pas contrepoiser le souspçon à l’euidence: ainsi ie ne l’en crois
pas. Que ses narrations soient naifues et droictes, il se pourroit à
l’auanture argumenter de cecy mesme: Qu’elles ne s’appliquent
pas tousiours exactement aux conclusions de ses iugements: lesquels
il suit selon la pente qu’il y a prise, souuent outre la matiere
qu’il nous montre: laquelle il n’a daigné incliner d’vn seul air. Il
n’a pas besoing d’excuse, d’auoir approuué la religion de son temps,2
selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c’est
son malheur, non pas son defaut.   I’ay principalement consideré
son iugement, et n’en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces
mots de la lettre que Tibere vieil et malade, enuoyoit au Senat:
Que vous escriray-ie messieurs, ou comment vous escriray-ie, ou
que ne vous escriray-ie point, en ce temps? Les dieux, et les deesses
me perdent pirement, que ie ne me sens tous les iours perir, si ie
le sçay. Ie n’apperçoy pas pourquoy il les applique si certainement,
à vn poignant remors qui tourmente la conscience de Tibere. Aumoins
lors que i’estois à mesme, ie ne le vis point.   Cela m’a semblé3
aussi vn peu lasche, qu’ayant eu à dire, qu’il auoit exercé certain
honnorable magistrat à Rome, il s’aille excusant que ce n’est
point par ostentation, qu’il l’a dict. Ce traict me semble bas de poil,
pour vne ame de sa sorte. Car le n’oser parler rondement de soy,
accuse quelque faute de cœur. Vn iugement roide et hautain, et qui
374 iuge sainement, et seurement: il vse à toutes mains, des propres
exemples, ainsi que de chose estrangere: et tesmoigne franchement
de luy, comme de chose tierce. Il faut passer par dessus ces
regles populaires, de la ciuilité, en faueur de la verité, et de la liberté.
I’ose non seulement parler de moy: mais parler seulement
de moy. Ie fouruoye quand i’escry d’autre chose, et me desrobe à
mon subiect. Ie ne m’ayme pas si indiscretement, et ne suis si attaché
et meslé à moy, que ie ne me puisse distinguer et considerer à
quartier: comme vn voysin, comme vn arbre. C’est pareillement
faillir, de ne veoir pas iusques où on vaut, ou d’en dire plus qu’on1
n’en void. Nous deuons plus d’amour à Dieu, qu’à nous, et le cognoissons
moins, et si en parlons tout nostre saoul.   Si ses escrits
rapportent aucune chose de ses conditions: c’estoit vn grand personnage,
droicturier, et courageux, non d’vne vertu superstitieuse,
mais philosophique et genereuse. On le pourra trouuer hardy en
ses tesmoignages. Comme où il tient, qu’vn soldat portant vn fais de
bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent à sa charge, si
qu’elles y demeurerent attachees et mortes, s’estants departies des
bras. I’ay accoustumé en telles choses, de plier soubs l’authorité de
si grands tesmoings.   Ce qu’il dit aussi, que Vespasian, par la2
faueur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie vne femme aueugle,
en luy oignant les yeux de sa saliue: et ie ne sçay quel autre miracle:
il le fait par l’exemple et deuoir de tous bons historiens. Ils
tiennent registres des euenements d’importance. Parmy les accidens
publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C’est leur rolle,
de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part
touche les theologiens, et les philosophes directeurs des consciences.
Pourtant tres-sagement, ce sien compagnon et grand homme comme
luy: Equidem plura transcribo quàm credo: nam nec affirmare sustineo
de quibus dubito, nec subducere quæ accepi: et l’autre: Hæc3
neque affirmare neque refellere operæ pretium est: famæ rerum standum
est. Et escriuant en vn siecle, auquel la creance des prodiges
commençoit à diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d’inserer
en ses annales, et donner pied à chose receuë de tant de gens de
bien, et auec si grande reuerence de l’antiquité. C’est tresbien dict.
Qu’ils nous rendent l’histoire, plus selon qu’ils reçoyuent, que selon
376 qu’ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que ie traicte,
et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du
tout. Ie hazarde souuent des boutades de mon esprit, desquelles ie
me deffie: et certaines finesses verbales dequoy ie secoue les
oreilles: mais ie les laisse courir à l’auanture, ie voys qu’on s’honore
de pareilles choses: ce n’est pas à moy seul d’en iuger. Ie me
presente debout; et couché; le deuant et le derriere; à droitte et
à gauche; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils
en force, ne sont pas tousiours pareils en application et en goust.
Voyla ce que la memoire m’en presente en gros, et assez incertainement.1
Tous iugemens en gros, sont lasches et imparfaicts.

CHAPITRE IX.    (TRADUCTION LIV. III, CH. IX.)
De la vanité.

IL n’en est à l’auanture aucune plus expresse, que d’en escrire si
vainement. Ce que la diuinité nous en a si diuinement exprimé,
deburoit estre soigneusement et continuellement medité, par les
gens d’entendement. Qui ne voit, que i’ay pris vne route, par laquelle
sans cesse et sans trauail, i’iray autant, qu’il y aura d’ancre
et de papier au monde? Ie ne puis tenir registre de ma vie, par mes
actions: Fortune les met trop bas: ie le tiens par mes fantasies. Si
ay-ie veu vn Gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par
les operations de son ventre. Vous voyiez chez luy, en montre, vn2
ordre de bassins de sept ou huict iours. C’estoit son estude, ses discours.
Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, vn peu plus ciuilement,
des excremens d’vn vieil esprit: dur tantost, tantost lasche:
et tousiours indigeste. Et quand seray-ie à bout de representer vne
continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere
qu’elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille liures,
du seul subiect de la grammaire? Que doit produire le babil, puisque
le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde
d’vne si horrible charge de volumes? Tant de paroles, pour les paroles
seules. O Pythagoras, que n’esconjuras-tu cette tempeste! On3
accusoit vn Galba du temps passé, de ce qu’il viuoit oyseusement. Il
respondit, que chacun deuoit rendre raison de ses actions, non pas
378 de son seiour. Il se trompoit: car la iustice a cognoissance et animaduersion
aussi, sur ceux qui chaument. Mais il y deuroit auoir
quelque coërction des loix, contre les escriuains ineptes et inutiles,
comme il y a contre les vagabons et faineants. On banniroit des
mains de nostre peuple, et moy, et cent autres. Ce n’est pas moquerie.
L’escriuaillerie semble estre quelque symptome d’vn siecle
desbordé. Quand escriuismes nous tant, que depuis que nous
sommes en trouble? quand les Romains tant, que lors de leur
ruyne? Outre-ce que l’affinement des esprits, ce n’en est pas l’assagissement,
en vne police: cet embesongnement oisif, naist de ce1
que chacun se prent laschement à l’office de sa vacation, et s’en
desbauche. La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere
de chacun de nous. Les vns y conferent la trahison, les
autres l’iniustice, l’irreligion, la tyrannie, l’auarice, la cruauté, selon
qu’ils sont plus puissans: les plus foibles y apportent la sottise,
la vanité, l’oisiueté: desquels ie suis. Il semble que ce soit la saison
des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En
vn temps, où le meschamment faire est si commun, de ne faire
qu’inutilement, il est comme louable. Ie me console que ie seray
des derniers, sur qui il faudra mettre la main. Ce pendant qu’on2
pouruoira aux plus pressans, i’auray loy de m’amender. Car il me
semble que ce seroit contre raison, de poursuyure les menus inconuenients,
quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus,
à vn qui luy presentoit le doigt à penser, auquel il recognoissoit
au visage, et à l’haleine, vn vlcere aux poulmons: Mon amy,
fit-il, ce n’est pas à cette heure le temps de t’amuser à tes ongles.
Ie vis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu’vn personnage,
de qui i’ay la memoire en recommandation singuliere, au
milieu de nos grands maux, qu’il n’y auoit ny loy, ny iustice, ny
magistrat, qui fist son office: non plus qu’à cette heure: alla publier3
ie ne sçay quelles chetiues reformations, sur les habillemens,
la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist vn
peuple mal-mené, pour dire qu’on ne l’a pas du tout mis en oubly.
Ces autres font de mesme, qui s’arrestent à deffendre à toute instance,
des formes de parler, les dances, et les ieux, à vn peuple
abandonné à toute sorte de vices execrables. Il n’est pas temps de
se lauer et decrasser, quand on est atteint d’vne bonne fiéure. C’est
à faire aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et testonner,
380 sur le poinct qu’ils se vont precipiter à quelque extreme hazard de
leur vie. Quant à moy, i’ay cette autre pire coustume, que si i’ay
vn escarpin de trauers, ie laisse encores de trauers, et ma chemise
et ma cappe: ie desdaigne de m’amender à demy. Quand ie suis en
mauuais estat, ie m’acharne au mal. Ie m’abandonne par desespoir,
et me laisse aller vers la cheute, et iette, comme lon dit, le
manche apres la coignee. Ie m’obstine à l’empirement: et ne m’estime
plus digne de mon soing. Ou tout bien ou tout mal. Ce m’est
faueur, que la desolation de cet estat, se rencontre à la desolation
de mon aage. Ie souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez,1
que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que
i’exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herisse
au lieu de s’applatir. Et au rebours des autres, ie me trouue plus
deuost, en la bonne, qu’en la mauuaise fortune: suyuant le precepte
de Xenophon, sinon suyuant sa raison. Et fais plus volontiers les doux
yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir. I’ay plus de
soing d’augmenter la santé, quand elle me rit, que ie n’ay de la remettre,
quand ie l’ay escartee. Les prosperitez me seruent de discipline
et d’instruction, comme aux autres, les aduersitez et les verges.
Comme si la bonne fortune estoit incompatible auec la bonne conscience:2
les hommes ne se rendent gents de bien, qu’en la mauuaise.
Le bon heur m’est vn singulier aiguillon, à la moderation, et modestie.
La priere me gaigne, la menace me rebute, la faueur me
ploye, la crainte me roydit. Parmy les conditions humaines,
cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres
que des nostres, et d’aymer le remuement et le changement.

Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,
Quód permutatis hora recurrit equis.

I’en tiens ma part. Ceux qui suyuent l’autre extremité, de s’aggreer
en eux-mesmes: d’estimer ce qu’ils tiennent au dessus du reste: et3
de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu’ils voyent:
s’ils ne sont plus aduisez que nous, ils sont à la verité plus heureux.
Ie n’enuie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune. Cette
humeur auide des choses nouuelles et incognues, ayde bien à nourrir
en moy, le desir de voyager: mais assez d’autres circonstances
y conferent. Ie me destourne volontiers du gouuernement de ma maison.
382 Il y a quelque commodité à commander, fust ce dans vne grange,
et à estre obey des siens. Mais c’est vn plaisir trop vniforme et languissant.
Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements
fascheux. Tantost l’indigence et l’oppression de vostre peuple: tantost
la querelle d’entre vos voysins: tantost l’vsurpation qu’ils font
sur vous, vous afflige:

Aut verberatæ grandine vineæ,
Fundusque mendax, arbore nunc aquas
Culpante, nunc torrentia agros
Sydera, nunc hyemes iniquas.1

Et qu’à peine en six mois, enuoyera Dieu vne saison, dequoy vostre
receueur se contente bien à plain: et que si elle sert aux vignes,
elle ne nuyse aux prez.

Aut nimiis torret feruoribus ætherius sol,
Aut subiti perimunt imbres, gelidæque pruinæ,
Flabràque ventorum violento turbine vexant.

Ioinct le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé,
qui vous blesse le pied. Et que l’estranger n’entend pas, combien il
vous couste, et combien vous prestez, à maintenir l’apparence de
cet ordre, qu’on void en vostre famille: et qu’à l’auanture l’achetez2
vous trop cher.   Ie me suis pris tard au mesnage. Ceux que Nature
auoit fait naistre auant moy, m’en ont deschargé long temps.
I’auois des-ja pris vn autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois
de ce que i’en ay veu, c’est vn’ occupation plus empeschante,
que difficile. Quiconque est capable d’autre chose, le sera bien aysément
de celle là. Si ie cherchois à m’enrichir, cette voye me sembleroit
trop longue. I’eusse seruy les Roys, trafique plus fertile que
toute autre. Puis que ie ne pretens acquerir que la reputation de
n’auoir rien acquis, non plus que dissipé: conformément au reste
de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille: et que ie3
ne cherche qu’à passer, ie le puis faire, Dieu mercy, sans grande
attention. Au pis aller, courez tousiours par retranchement de despence,
deuant la pauureté. C’est à quoy ie m’attends, et de me reformer,
auant qu’elle m’y force. I’ay estably au demeurant, en mon
ame, assez de degrez, à me passer de moins, que ce que i’ay. Ie dis,
passer auec contentement. Non æstimatione census, verùm victu atque
cultu, terminatur pecuniæ modus. Mon vray besoing n’occupe pas
si iustement tout mon auoir, que sans venir au vif, Fortune n’ait où
mordre sur moy. Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse
qu’elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques. Ie4
m’y employe, mais despiteusement. Ioinct que i’ay cela chez moy,
384 que pour brusler à part, la chandelle par mon bout, l’autre bout ne
s’espargne de rien.   Les voyages ne me blessent que par la despence,
qui est grande, et outre mes forces: ayant accoustumé d’y
estre auec equippage non necessaire seulement, mais aussi honneste.
Il me les en faut faire d’autant plus courts et moins frequents:
et n’y employe que l’escume, et ma reserue, temporisant
et differant, selon qu’elle vient. Ie ne veux pas, que le plaisir
de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours,
i’entends qu’ils se nourrissent, et fauorisent l’vn l’autre. La Fortune
m’a aydé en cecy: que puis que ma principale profession en cette1
vie, estoit de la viure mollement, et plustost laschement qu’affaireusement;
elle m’a osté le besoing de multiplier en richesses, pour
pouruoir à la multitude de mes heritiers. Pour vn, s’il n’a assez de
ce, dequoy i’ay eu si plantureusement assez, à son dam. Son imprudence
ne meritera pas, que ie luy en desire d’auantage. Et chascun,
selon l’exemple de Phocion, pouruoid suffisamment à ses enfants,
qui leur pouruoid, en tant qu’ils ne luy sont dissemblables. Nullement
seroy-ie d’aduis du faict de Crates. Il laissa son argent chez
vn banquier, auec cette condition: si ses enfants estoient des sots,
qu’il le leur donnast; s’ils estoient habiles, qu’il le distribuast aux2
plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables
de s’en passer, estoient plus capables d’vser des richesses. Tant y a,
que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point meriter,
pendant que i’auroy dequoy le porter, que ie refuse d’accepter
les occasions qui se presentent, de me distraire de cette assistance
penible.   Il y a tousiours quelque piece qui va de trauers. Les negoces,
tantost d’vne maison, tantost d’vne autre, vous tirassent. Vous
esclairez toutes choses de trop pres. Votre perspicacité vous nuit icy,
comme si fait elle assez ailleurs. Ie me desrobe aux occasions de me
fascher: et me destourne de la cognoissance des choses, qui vont3
mal. Et si ne puis tant faire, qu’à toute heure ie ne heurte chez
moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries,
qu’on me cache le plus, sont celles que ie sçay le mieux. Il en est
que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme à cacher. Vaines
pointures: vaines par fois, mais tousiours pointures. Les plus menus
386 et graisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les
petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits
affaires: la tourbe des menus maux, offence plus, que la violence
d’vn, pour grand qu’il soit. A mesure que ces espines domestiques
sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans
menace, nous surprenant facilement à l’impourueu. Ie ne suis pas
philosophe. Les maux me foullent selon qu’ils poisent: et poisent
selon la forme, comme selon la matiere: et souuent plus. I’y ay plus
de perspicacité que le vulgaire, si i’y ay plus de patience. En fin s’ils
ne me blessent, ils me poisent. C’est chose tendre que la vie, et1
aysee à troubler. Depuis que i’ay le visage tourné vers le chagrin,
nemo enim resistit sibi cùm cœperit impelli, pour sotte cause qui m’y
ayt porté: i’irrite l’humeur de ce costé là: qui se nourrit apres, et
s’exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant vne matiere
sur autre, dequoy se paistre.

Stillicidi casus lapidem cauat.

Ces ordinaires goutieres me mangent, et m’vlcerent. Les inconuenients
ordinaires ne sont iamais legers. Ils sont continuels et irreparables,
quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et
inseparables. Quand ie considere mes affaires de loing, et en gros;2
ie trouue, soit pour n’en auoir la memoire gueres exacte, qu’ils sont
allez iusques à cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes
raisons. I’en retire ce me semble plus, qu’il n’y en a: leur bon heur
me trahit. Mais suis-ie au dedans de la besongne, voy-ie marcher
toutes ces parcelles?

Tum verò in curas animum diducimur omnes:

mille choses m’y donnent à desirer et craindre. De les abandonner
du tout, il m’est tres-facile: de m’y prendre sans m’en peiner, tres-difficile.
C’est pitié, d’estre en lieu où tout ce que vous voyez, vous
embesongne, et vous concerne. Et me semble iouyr plus gayement3
les plaisirs d’vne maison estrangere, et y apporter le goust plus libre
et pur. Diogenes respondit selon moy, à celuy qui luy demanda
quelle sorte de vin il trouuoit le meilleur: L’estranger, feit il.
   Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay: et en toute
cette police d’affaires domestiques, i’ayme à me seruir de son exemple,
388 et de ses regles; et y attacheray mes successeurs autant que ie
pourray. Si ie pouuois mieux pour luy, ie le feroys. Ie me glorifie
que sa volonté s’exerce encores, et agisse par moy. Ia Dieu ne permette
que ie laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie,
que ie puisse rendre à vn si bon pere. Ce que ie me suis meslé d’acheuer
quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de
bastiment mal dolé, ç’a esté certes, regardant plus à son intention,
qu’à mon contentement. Et accuse ma faineance, de n’auoir passé
outre, à parfaire les commencements qu’il a laissez en sa maison:
d’autant plus, que ie suis en grands termes d’en estre le dernier1
possesseur de ma race, et d’y porter la derniere main. Car quant à
mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu’on dit estre
si attrayant, ny la chasse, ny les iardins, ny ces autres plaisirs de
la vie retiree, ne me peuuent beaucoup amuser. C’est chose dequoy
ie me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes.
Ie ne me soucie pas tant de les auoir vigoureuses et
doctes, comme ie me soucie de les auoir aisees et commodes à la
vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont vtiles et aggreables.
Ceux qui m’oyans dire mon insuffisance aux occupations
du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c’est desdaing,2
et que ie laisse de sçauoir les instrumens du labourage, ses saisons,
son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de sçauoir
le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l’apprest des viandes,
dequoy ie vis: le nom et prix des estoffes, de quoy ie m’abille, pour
auoir à cœur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela,
c’est sottise: et plustost bestise, que gloire. Ie m’aymerois mieux
bon escuyer, que bon logicien.

Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget vsus,
Viminibus mollique paras detexere iunco?

Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes3
vniuerselles: qui se conduisent tresbien sans nous: et laissons
en arriere nostre faict: et Michel, qui nous touche encore de
plus pres que l’homme.   Or i’arreste bien chez moy le plus ordinairement:
mais ie voudrois m’y plaire plus qu’ailleurs.

Sit meæ sedes vtinam senectæ,
Sit modus lasso maris, et viarum,
Militiæque!

Ie ne sçay si i’en viendray à bout. Ie voudrois qu’au lieu de quelque
autre piece de sa succession, mon pere m’eut resigné cette passionnee
amour, qu’en ses vieux ans il portoit à son mesnage. Il estoit4
bien heureux, de ramener ses desirs, à sa fortune, et de se sçauoir
plaire de ce qu’il auoit. La philosophie politique aura bel accuser la
390 bassesse et sterilité de mon occupation, si i’en puis vne fois prendre
le goust, comme luy. Ie suis de cet auis, que la plus honorable
vacation, est de seruir au publiq, et estre vtile à beaucoup. Fructus
enim ingenij et virtutis, omnisque præstantiæ tum maximus accipitur,
quum in proximum quemque confertur. Pour mon regard ie m’en
despars: partie par conscience: (car par où ie vois le poix qui touche
telles vacations, ie vois aussi le peu de moyen que i’ay d’y fournir:
et Platon maistre ouurier en tout gouuernement politique, ne
laissa de s’en abstenir) partie par poltronerie. Ie me contente de
iouïr le monde, sans m’en empresser: de viure vne vie, seulement1
excusable: et qui seulement ne poise, ny à moy, ny à autruy.
   Iamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement,
au soing et gouuernement d’vn tiers, que ie ferois, si i’auois
à qui. L’vn de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouuer
vn gendre, qui sçeust appaster commodément mes vieux ans, et les
endormir: entre les mains de qui ie deposasse en toute souueraineté,
la conduite et vsage de mes biens: qu’il en fist ce que i’en
fais, et gaignast sur moy ce que i’y gaigne: pourueu qu’il y apportast
vn courage vrayement recognoissant, et amy. Mais quoy? nous
viuons en vn monde, où la loyauté des propres enfans est incognue.2
Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l’a pure et sans contrerolle:
aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n’est vn
diable, ie l’oblige à bien faire, par vne si abandonnee confiance.
Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis ius peccandi suspicando
fecerunt. La plus commune seureté, que ie prens de mes
gens, c’est la mescognoissance. Ie ne presume les vices qu’apres que
ie les aye veuz: et m’en fie plus aux ieunes, que i’estime moins gastez
par mauuais exemple. I’oy plus volontiers dire, au bout de deux
mois, que i’ay despandu quatre cens escus, que d’auoir les oreilles
battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-ie esté desrobé3
aussi peu qu’vn autre de cette sorte de larrecin. Il est vray, que ie
preste la main à l’ignorance. Ie nourris à escient, aucunement trouble
et incertaine la science de mon argent. Iusques à certaine mesure,
ie suis content, d’en pouuoir doubter. Il faut laisser vn peu de
place à la desloyauté, ou imprudence de vostre valet. S’il nous en
392 reste en gros, dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité
de la Fortune, laissons le vn peu plus courre à sa mercy. La portion
du glanneur. Apres tout, ie ne prise pas tant la foy de mes
gents, comme ie mesprise leur iniure. O le vilain et sot estude,
d’estudier son argent, se plaire à le manier et recomter! c’est par
là, que l’auarice faict ses approches.   Dépuis dix huict ans, que ie
gouuerne des biens, ie n’ay sçeu gaigner sur moy, de voir, ny tiltres,
ny mes principaux affaires qui ont necessairement à passer par
ma science, et par mon soing. Ce n’est pas vn mespris philosophique,
des choses transitoires et mondaines: ie n’ay pas le goust si espuré,1
et les prise pour le moins ce qu’elles valent: mais certes c’est paresse
et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy ie plustost que de
lire vn contract? Et plustost, que d’aller secoüant ces paperasses
poudreuses, serf de mes negoces? ou encore pis, de ceux d’autruy,
comme font tant de gents à prix d’argent? Ie n’ay rien cher que le
soucy et la peine: et ne cherche qu’à m’anonchalir et auachir. I’estoy,
ce croy-je, plus propre, à viure de la fortune d’autruy, s’il se
pouuoit, sans obligation et sans seruitude. Et si ne sçay, à l’examiner
de pres, si selon mon humeur et mon sort, ce que i’ay à souffrir
des affaires, et des seruiteurs, et des domestiques, n’a point plus2
d’abiection, d’importunité, et d’aigreur, que n’auroit la suitte d’vn
homme, nay plus grand que moy, qui me guidast vn peu à mon aise.
Seruitus obedientia est fracti animi et abiecti, arbitrio carentis suo.
Crates fit pis, qui se ietta en la franchise de la pauureté, pour se
deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne ferois-ie pas.
Ie hay la pauureté à pair de la douleur: mais ouy bien, changer
cette sorte de vie, à vne autre moins braue, et moins affaireuse.
   Absent, ie me despouille de tous tels pensemens: et sentirois moins
lors la ruyne d’vne tour, que ie ne fais present, la cheute d’vne ardoyse.
Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence,3
elle souffre, comme celle d’vn vigneron. Vne rene de trauers
à mon cheual, vn bout d’estriuiere qui batte ma iambe, me tiendront
tout vn iour en eschec. I’esleue assez mon courage à l’encontre
des inconueniens, les yeux, ie ne puis.

Sensus! ô superi sensus!

394

Ie suis chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres,
ie parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne:
et s’il en est, ils sont plus heureux: se peuuent tant reposer, sur
vn second, qu’il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste
volontiers quelque chose de ma façon, au traittement des suruenants:
et en ay peu arrester quelcun par aduenture plus par ma
cuisine, que par ma grace: comme font les fascheux: et oste beaucoup
du plaisir que ie deurois prendre chez moy, de la visitation et
assemblees de mes amys. La plus sotte contenance d’vn Gentil-homme
en sa maison, c’est de le voir empesché du train de sa police:1
parler à l’oreille d’vn valet, en menacer vn autre des yeux.
Elle doit couler insensiblement, et representer vn cours ordinaire.
Et treuue laid, qu’on entretienne ses hostes, du traictement qu’on
leur fait, autant à l’excuser qu’à le vanter. I’ayme l’ordre et la
netteté,

Et cantharus et lanx
Ostendunt mihi me,

au prix de l’abondance: et regarde chez moy exactement à la necessité,
peu à la parade. Si vn valet se bat chez autruy, si vn plat se
verse, vous n’en faites que rire: vous dormez ce pendant que monsieur2
renge auec son maistre d’hostel, son faict, pour vostre traictement
du lendemain. I’en parle selon moy. Ne laissant pas en general
d’estimer, combien c’est vn doux amusement à certaines natures,
qu’vn mesnage paisible, prospere, conduict par vn ordre reglé.
Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et
inconuenients. Ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation
à chascun, faire ses particuliers affaires sans iniustice.
   Quand ie voyage, ie n’ay à penser qu’à moy, et à l’emploicte de
mon argent: cela se dispose d’vn seul precepte. Il est requis trop
de parties à amasser: ie n’y entens rien. A despendre, ie m’y3
entens vn peu, et à donner iour à ma despence: qui est de vray
son principal vsage. Mais ie m’y attens trop ambitieusement; qui la
rend inegalle et difforme: et en outre immoderee en l’vn et l’autre
visage. Si elle paroist, si elle sert, ie m’y laisse indiscretement aller:
et me resserre autant indiscretement, si elle ne luyt, et si elle ne
me rit. Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette
condition de viure, par la relation à autruy, nous fait beaucoup
plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres vtilitez,
pour former les apparences à l’opinion commune. Il ne nous
396 chaut pas tant, quel soit nostre estre, en nous, et en effect, comme
quel il soit, en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l’esprit,
et la sagesse, nous semblent sans fruict, si elle n’est iouye que
de nous: si elle ne se produict à la veuë et approbation estrangere.
Il y en a, de qui l’or coulle à gros bouillons, par des lieux sousterreins,
imperceptiblement: d’autres l’estendent tout en lames et en
feuilles. Si qu’aux vns les liars valent escuz, aux autres le contraire:
le monde estimant l’emploite et la valeur, selon la montre. Tout
soing curieux autour des richesses sent à l’auarice. Leur dispensation
mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle: elles ne1
valent pas vne aduertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa
despense iuste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l’emploitte,
sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de
bien ou de mal, que selon l’application de nostre volonté.   L’autre
cause qui me conuie à ces promenades, c’est la disconuenance aux
mœurs presentes de nostre estat: ie me consolerois aysement de
cette corruption, pour le regard de l’interest public:

Peioraque sæcula ferri
Temporibus, quorum sceleri non inuenit ipsa
Nomen, et à nullo posuit natura metallo:2

mais pour le mien, non. I’en suis en particulier trop pressé. Car en
mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces
guerres ciuiles, enuieillis en vne forme d’estat si desbordee,

Quippe vbi fas versum atque nefas:

qu’à la verité, c’est merueille qu’elle se puisse maintenir.

Armati terram exercent, sempérque recentes
Conuectare iuuat prædas, et viuere rapto.

En fin ie vois par nostre exemple, que la societé des hommes se
tient et se coust, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette
qu’on les couche, ils s’appilent, et se rengent, en se remuant et3
s’entassant: comme des corps mal vnis qu’on empoche sans ordre,
trouuent d’eux mesmes la façon de se ioindre, et s’emplacer, les
vns parmy les autres: souuent mieux, que l’art ne les eust sçeu
disposer. Le Roy Philippus fit vn amas, des plus meschans hommes
et incorrigibles qu’il peut trouuer, et les logea tous en vne ville,
qu’il leur fit bastir, qui en portoit le nom. I’estime qu’ils dresserent
des vices mesme, vne contexture politique entre eux, et vne commode
et iuste societé. Ie vois, non vne action, ou trois, ou cent,
mais des mœurs, en vsage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité
sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des4
398 vices, que ie n’ay point le courage de les conceuoir sans horreur:
et les admire, quasi autant que ie les deteste. L’exercice de ces
meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d’ame,
autant que d’erreur et desreglement. La necessité compose les
hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en
loix. Car il en a esté d’aussi sauuages qu’aucune opinion humaine
puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, auec autant
de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote
sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes
par art, se trouuent ridicules, et ineptes à mettre en practique.1
   Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé:
et des regles plus commodes à nous attacher, sont altercations
propres seulement à l’exercice de nostre esprit. Comme il se
trouue és arts, plusieurs subiects qui ont leur essence en l’agitation
et en la dispute, et n’ont aucune vie hors de là. Telle peinture de
police, seroit de mise, en vn nouueau monde: mais nous prenons vn
monde desia faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l’engendrons
pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen
que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouueau, nous ne
pouuons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions2
tout. On demandoit à Solon, s’il auoit estably les meilleures
loyx qu’il auoit peu aux Atheniens: Ouy bien, respondit-il, de celles
qu’ils eussent receuës. Varro s’excuse de pareil air: Que s’il auoit
tout de nouueau à escrire de la religion, il diroit ce, qu’il en croid.
Mais, estant desia receuë, il en dira selon l’vsage, plus que selon nature.
   Non par opinion, mais en verité, l’excellente et meilleure police,
est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s’est maintenuë.
Sa forme et commodité essentielle despend de l’vsage. Nous nous
desplaisons volontiers de la condition presente. Mais ie tiens pourtant,
que d’aller desirant le commandement de peu, en vn estat3
populaire: ou en la monarchie, vne autre espece de gouuernement,
c’est vice et folie.

Ayme l’estat tel que tu le vois estre:
S’il est royal, ayme la royauté;
S’il est de peu, ou bien communauté,
Ayme l’aussi, car Dieu t’y a faict naistre.

Ainsin en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de
perdre: vn esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si
douces. Cette perte, et celle qu’en mesme temps nous auons faicte
de monsieur de Foix, sont pertes importantes à nostre couronne. Ie4
400 ne sçay s’il reste à la France dequoy substituer vne autre coupple,
pareille à ces deux Gascons, en syncerité, et en suffisance, pour le
conseil de nos Roys. C’estoyent ames diuersement belles, et certes
selon le siecle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les auoit
logees en cet aage, si desconuenables et si disproportionnees à nostre
corruption, et à nos tempestes?   Rien ne presse vn estat que
l’innouation: le changement donne seul forme à l’iniustice, et à la
tyrannie. Quand quelque piece se démanche, on peut l’estayer: on
peut s’opposer à ce que l’alteration et corruption naturelle à toutes
choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes.1
Mais d’entreprendre à refondre vne si grande masse, et à changer
les fondements d’vn si grand bastiment, c’est à faire à ceux qui
pour descrasser effacent: qui veulent amender les deffauts particuliers,
par vne confusion vniuerselle, et guarir les maladies par la
mort: non tam commutandarum quàm euertendarum rerum cupidi.
Le monde est inepte à se guarir. Il est si impatient de ce qui le
presse, qu’il ne vise qu’à s’en deffaire, sans regarder à quel prix.
Nous voyons par mille exemples, qu’il se guarit ordinairement à ses
despens: la descharge du mal present, n’est pas guarison, s’il n’y
a en general amendement de condition. La fin du chirurgien, n’est2
pas de faire mourir la mauuaise chair: ce n’est que l’acheminement
de sa cure: il regarde au delà, d’y faire renaistre la naturelle,
et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement
d’emporter ce qui le masche, il demeure court: car le bien ne succede
pas necessairement au mal: vn autre mal luy peut succeder;
et pire. Comme il aduint aux tueurs de Cesar, qui ietterent la chose
publique à tel poinct, qu’ils eurent à se repentir de s’en estre meslez.
A plusieurs depuis, iusques à nos siecles, il est aduenu de
mesmes. Les François mes contemporanees sçauent bien qu’en dire.
Toutes grandes mutations esbranlent l’estat, et le desordonnent.3
   Qui viseroit droit à la guarison, et en consulteroit auant toute œuure,
se refroidiroit volontiers d’y mettre la main. Pacuuius Calauius
corrigea le vice de ce proceder, par vn exemple insigne. Ses concitoyens
estoient mutinez contre leurs magistrats: luy personnage de
grande authorité en la ville de Capouë, trouua vn iour moyen d’enfermer
le Senat dans le Palais: et conuoquant le peuple en la place,
402 leur dit: Que le iour estoit venu, auquel en pleine liberté ils pouuoient
prendre vengeance des tyrans qui les auoyent si long temps
oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy seuls et desarmez. Fut
d’aduis, qu’au sort, on les tirast hors, l’vn apres l’autre: et de chacun
on ordonnast particulierement: faisant sur le champ, executer
ce qui en seroit decreté: pourueu aussi que tout d’vn train ils
aduisassent d’establir quelque homme de bien, en la place du condamné,
affin qu’elle ne demeurast vuide d’officier. Ils n’eurent pas
plustost ouy le nom d’vn senateur, qu’il s’esleua vn cry de mescontentement
vniuersel à l’encontre de luy: Ie voy bien, dit Pacuuius,1
il faut demettre cettuy-cy: c’est vn meschant: ayons en vn bon en
change. Ce fut vn prompt silence: tout le monde se trouuant bien
empesché au choix. Au premier plus effronté, qui dit le sien:
voyla vn consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là.
Cent imperfections, et iustes causes, de le rebuter. Ces humeurs
contradictoires, s’estans eschauffees, il aduint encore pis du second
Senateur, et du tiers. Autant de discorde à l’election, que de conuenance
à la demission. S’estans inutilement lassez à ce trouble, ils
commencent, qui deçà, qui delà, à se desrober peu à peu de l’assemblee:
rapportant chacun cette resolution en son ame, que le2
plus vieil et mieux cogneu mal, est tousiours plus supportable, que
le mal recent et inexperimenté.   Pour nous voir bien piteusement
agitez: car que n’auons nous faict?

Eheu! cicatricum et sceleris pudet,
Fratrúmque: quid nos dura refugimus
Ætas? quid intactum nefasti
Liquimus? vnde manus iuuentus
Metu Deorum continuit? quibus
Pepercit aris?

ie ne vay pas soudain me resoluant,3

Ipsa si velit Salus,
Seruare prorsus non potest hanc familiam.

Nous ne sommes pas pourtant à l’auanture, à nostre dernier periode.
La conseruation des estats, est chose qui vray-semblablement
surpasse nostre intelligence. C’est, comme dit Platon, chose puissante,
et de difficile dissolution, qu’vne ciuile police, elle dure souuent
contre des maladies mortelles et intestines: contre l’iniure des
loix iniustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance
des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos
fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, et4
regardons vers ceux qui sont mieux. Mesurons nous à ce qui est au
dessous: il n’en est point de si miserable, qui ne trouue mille
exemples où se consoler. C’est nostre vice, que nous voyons plus
404 mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est
dessoubs. Si disoit Solon, qui dresseroit vn tas de tous les maux
ensemble, qu’il n’est aucun, qui ne choisist plustost de remporter
auec soy les maux qu’il a, que de venir à diuision legitime, auec
tous les autres hommes, de ce tas de maux, et en prendre sa quotte
part. Nostre police se porte mal. Il en a esté pourtant de plus malades,
sans mourir. Les dieux s’esbatent de nous à la pelote, et nous agitent
à toutes mains, enimuero Dij nos homines quasi pilas habent.
   Les astres ont fatalement destiné l’estat de Rome, pour exemplaire
de ce qu’ils peuuent en ce genre. Il comprend en soy toutes les1
formes et auantures, qui touchent vn estat: tout ce que l’ordre y
peut, et le trouble, et l’heur, et le mal’heur. Qui se doit desesperer
de sa condition, voyant les secousses et mouuemens dequoy celuy là
fut agité, et qu’il supporta? Si l’estendue de la domination, est la
santé d’vn estat, dequoy ie ne suis aucunement d’aduis (et me plaist
Isocrates, qui instruit Nicocles, non d’enuier les Princes, qui ont
des dominations larges, mais qui sçauent bien conseruer celles qui
leur sont escheuës) celuy-là ne fut iamais si sain, que quand il fut
le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus fortunee. A
peine recognoist-on l’image d’aucune police, soubs les premiers2
Empereurs: c’est la plus horrible et la plus espesse confusion qu’on
puisse conceuoir. Toutesfois il la supporta: et y dura, conseruant,
non pas vne monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations,
si diuerses, si esloignees, si mal affectionnees, si desordonnement
commandees, et iniustement conquises.

Nec gentibus vllis
Commodat in populum, terræ pelagique potentem,
Inuidiam fortuna suam.

Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’vn si grand corps
tient à plus d’vn clou. Il tient mesme par son antiquité: comme les3
vieux bastimens, ausquels l’aage a desrobé le pied, sans crouste et
sans cyment, qui pourtant viuent et soustiennent en leur propre
poix,

Nec iam validis radicibus hærens,
Pondere tuta suo est.
D’auantage ce n’est pas bien procedé, de recognoistre seulement
le flanc et le fossé: pour iuger de la seureté d’vne place, il faut
406 voir, par où on y peut venir, en quel estat est l’assaillant. Peu de
vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans violence estrangere.
Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous. En tous
les grands estats, soit de Chrestienté, soit d’ailleurs, que nous cognoissons,
regardez y, vous y trouuerez vne euidente menasse de
changement et de ruyne:

Et sua sunt illis incommoda, párque per omnes
Tempestas.

Les astrologues ont beau ieu, à nous aduertir, comme ils font, de
grandes alterations, et mutations prochaines: leurs deuinations1
sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela.
Nous n’auons pas seulement à tirer consolation, de cette societé
vniuerselle de mal et de menasse: mais encores quelque esperance,
pour la duree de nostre estat: d’autant que naturellement, rien ne
tombe, là où tout tombe. La maladie vniuerselle est la santé particuliere.
La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour
moy, ie n’en entre point au desespoir, et me semble y voir des
routes à nous sauuer!

Deus hæc fortasse benigna
Reducet in sedem vice.2

Qui sçait, si Dieu voudra qu’il en aduienne, comme des corps qui
se purgent, et remettent en meilleur estat, par longues et griefues
maladies: lesquelles leur rendent vne santé plus entiere et plus
nette, que celle qu’elles leur auoient osté? Ce qui me poise le plus,
c’est qu’à conter les symptomes de nostre mal, i’en vois autant de
naturels, et de ceux que le ciel nous enuoye, et proprement siens,
que de ceux que nostre desreglement, et l’imprudence humaine y
conferent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous
auons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me
poise, que le plus voysin mal, qui nous menace, ce n’est pas alteration3
en la masse entiere et solide, mais sa dissipation et diuulsion:
l’extreme de noz craintes.   Encores en ces reuasseries icy
crains-ie la trahison, de ma memoire, que par inaduertance, elle
m’aye faict enregistrer vne chose deux fois. Ie hay à me recognoistre:
et ne retaste iamais qu’enuis ce qui m’est vne fois eschappé.
Or ie n’apporte icy rien de nouuel apprentissage. Ce sont imaginations
communes: les ayant à l’auanture conceuës cent fois, i’ay peur
de les auoir desia enrollees. La redicte est par tout ennuyeuse, fut
ce dans Homere. Mais elle est ruyneuse, aux choses qui n’ont qu’vne
montre superficielle et passagere. Ie me desplais de l’inculcation,4
voire aux choses vtiles, comme en Seneque. Et l’vsage de son escole
Stoïque me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et
408 au large, les principes et presuppositions, qui seruent en general:
et realleguer tousiours de nouueau les arguments et raisons communes
et vniuerselles.   Ma memoire s’empire cruellement tous les
iours:

Pocula Lethæos vt si ducentia somnos,
Arente fauce traxerim.

Il faudra doresnauant (car Dieu mercy iusques à cette heure, il
n’en est pas aduenu de faute) qu’au lieu que les autres cherchent
temps, et occasion de penser à ce qu’ils ont à dire, ie fuye à me
preparer, de peur de m’attacher à quelque obligation, de laquelle1
i’aye à despendre. L’estre tenu et obligé, me fouruoye et le despendre
d’vn si foible instrument qu’est ma memoire. Ie ne lis iamais
cette histoire, que ie ne m’en offence, d’vn ressentiment propre et
naturel. Lyncestez accusé de coniuration, contre Alexandre, le iour
qu’il fut mené en la presence de l’armée, suiuant la coustume, pour
estre ouy en ses deffences, auoit en sa teste vne harangue estudiée,
de laquelle tout hesitant et begayant il prononça quelques paroles.
Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu’il lucte auec
sa memoire, et qu’il la retaste, le voila chargé et tué à coups de
pique, par les soldats, qui luy estoyent plus voisins: le tenans pour2
conuaincu. Son estonnement et son silence, leur seruit de confession.
Ayant eu en prison tant de loysir de se preparer, ce n’est à leur aduis,
plus la memoire qui luy manque: c’est la conscience qui luy
bride la langue, et luy oste la force. Vrayement c’est bien dit. Le lieu
estonne, l’assistance, l’expectation, lors mesme qu’il n’y va que de
l’ambition de bien dire. Que peut on faire, quand c’est vne harangue,
qui porte la vie en consequence?   Pour moy, cela mesme, que ie
sois lié à ce que i’ay à dire, sert à m’en desprendre. Quand ie me
suis commis et assigné entierement à ma memoire, ie pends si fort
sur elle, que ie l’accable: elle s’effraye de sa charge. Autant que ie3
m’en rapporte à elle, ie me mets hors de moy: iusques à essayer
ma contenance. Et me suis veu quelque iour en peine, de celer la
seruitude en laquelle i’estois entraué. Là où mon dessein est, de
representer en parlant, vne profonde nonchalance d’accent et de
visage, et des mouuemens fortuites et impremeditez, comme naissans
des occasions presentes: aymant aussi cher ne rien dire qui
vaille, que de montrer estre venu preparé pour bien dire: chose
messeante, sur tout à gens de ma profession: et chose de trop
grande obligation, à qui ne peut beaucoup tenir. L’apprest donne
410 plus à esperer, qu’il ne porte. On se met souuent sottement en
pourpoinct, pour ne sauter pas mieux qu’en saye. Nihil est his, qui
placere volunt, tam aduersarium, quàm expectatio. Ils ont laissé par
escrit de l’orateur Curio, que quand il proposoit la distribution des
pieces de son oraison, en trois, ou en quatre: ou le nombre de ses
arguments et raisons, il luy aduenoit volontiers, ou d’en oublier
quelqu’vn, ou d’y en adiouster vn ou deux de plus. I’ay tousiours
bien euité, de tomber en cet inconuenient: ayant hay ces promesses
et prescriptions: non seulement pour la deffiance de ma memoire:
mais aussi pource que cette forme retire trop à l’artiste. Simpliciora1
militares decent. Baste, que ie me suis meshuy promis, de ne prendre
plus la charge de parler en lieu de respect. Car quant à parler
en lisant son escript: outre ce qu’il est tresinepte, il est de grand
desauantage à ceux, qui par nature pouuoient quelque chose en
l’action. Et de me ietter à la mercy de mon inuention presente,
encore moins: ie l’ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir aux
soudaines necessitez, et importantes.   Laisse Lecteur courir encore
ce coup d’essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pieces de
ma peinture. I’adiouste, mais ie ne corrige pas. Premierement, par
ce que celuy qui a hypothequé au monde son ouurage, ie trouue2
apparence, qu’il n’y ayt plus de droict. Qu’il die, s’il peut, mieux
ailleurs, et ne corrompe la besongne qu’il a venduë. De telles gens,
il ne faudroit rien acheter qu’apres leur mort. Qu’ils y pensent bien,
auant que de se produire. Qui les haste? Mon liure est tousiours
vn: sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouueller, afin que l’achetteur
ne s’en aille les mains du tout vuides, ie me donne loy d’y
attacher (comme ce n’est qu’vne marqueterie mal iointe) quelque
embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent
point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier
à chacune des suiuantes, par vne petite subtilité ambitieuse. De là3
toutesfois il aduiendra facilement, qu’il s’y mesle quelque transposition
de chronologie: mes contes prenants place selon leur opportunité,
non tousiours selon leur aage.   Secondement, à cause que
pour mon regard, ie crains de perdre au change. Mon entendement
ne va pas tousiours auant, il va à reculons aussi. Ie ne me
deffie gueres moins de mes fantasies, pour estre secondes ou
tierces, que premieres: ou presentes, que passees. Nous nous corrigeons
412 aussi sottement souuent, comme nous corrigeons les autres.
Ie suis enuieilly de nombre d’ans, depuis mes premieres publications,
qui furent l’an mille cinq cens quatre vingts. Mais ie fais
doute que ie sois assagi d’vn pouce. Moy à cette heure, et moy
tantost, sommes bien deux. Quand meilleur, ie n’en puis rien dire.
Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions, que vers l’amendement.
C’est vn mouuement d’yuroigne, titubant, vertigineux, informe:
ou des ionchez, que l’air manie casuellement selon soy.
Antiochus auoit vigoureusement escript en faueur de l’Academie:
il print sur ses vieux ans vn autre party: lequel des deux ie1
suyuisse, seroit ce pas tousiours suiure Antiochus? Apres auoir
estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines,
estoit ce pas establir le doubte, non la certitude? et promettre,
qui luy eust donné encore vn aage à durer, qu’il estoit
tousiours en termes de nouuelle agitation: non tant meilleure,
qu’autre?   La faueur publique m’a donné vn peu plus de hardiesse
que ie n’esperois: mais ce que ie crains le plus, c’est de saouler.
I’aymerois mieux poindre que lasser. Comme a faict vn sçauant
homme de mon temps. La louange est tousiours plaisante, de qui,
et pourquoy elle vienne. Si faut-il pour s’en aggreer iustement,2
estre informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen
de se recommander. L’estimation vulgaire et commune, se voit peu
heureuse en rencontre. Et de mon temps, ie suis trompé, si les
pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent populaire.
Certes ie rends graces à des honnestes hommes, qui daignent
prendre en bonne part, mes foibles efforts. Il n’est lieu où les
fautes de la façon paroissent tant, qu’en vne matiere qui de soy n’a
point de recommandation. Ne te prens point à moy, Lecteur, de
celles qui se coulent icy, par la fantasie, ou inaduertance d’autruy:
chasque main, chasque ouurier, y apporte les siennes. Ie ne me3
mesle, ny d’orthographe, et ordonne seulement qu’ils suiuent l’ancienne,
ny de la punctuation: ie suis peu expert en l’vn et en l’autre.
Où ils rompent du tout le sens, ie m’en donne peu de peine, car aumoins
ils me deschargent. Mais où ils en substituent vn faux, comme
ils font si souuent, et me destournent à leur conception, ils me
ruynent. Toutesfois quand la sentence n’est forte à ma mesure, vn
honneste homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra combien
414 ie suis peu laborieux, combien ie suis faict à ma mode, croira
facilement, que ie redicterois plus volontiers, encore autant d’Essais,
que de m’assuiettir à resuiure ceux-cy, pour cette puerile correction.
   Ie disois donc tantost, qu’estant planté en la plus profonde
miniere de ce nouueau metal, non seulement ie suis priué
de grande familiarité, auec gens d’autres mœurs que les miennes:
et d’autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d’vn nœud,
qui commande tout autre nœud. Mais encore ie ne suis pas sans
hazard, parmy ceux, à qui tout est esgalement loisible: et desquels
la plus part ne peut empirer meshuy son marché, vers nostre iustice.1
D’où naist l’extreme degré de licence. Comptant toutes les
particulieres circonstances qui me regardent, ie ne trouue homme
des nostres, à qui la deffence des loix, couste, et en gain cessant,
et en dommage emergeant, disent les clercs, plus qu’à moy. Et tels
font bien les braues, de leur chaleur et aspreté, qui font beaucoup
moins que moy, en iuste balance. Comme maison de tout temps
libre, de grand abbord, et officieuse à chacun (car ie ne me suis
iamais laissé induire, d’en faire vn outil de guerre: laquelle ie vois
chercher plus volontiers, où elle est le plus esloingnee de mon voisinage)
ma maison a merité assez d’affection populaire: et seroit2
bien mal-aisé de me gourmander sur mon fumier. Et i’estime à vn
merueilleux chef d’œuure, et exemplaire, qu’elle soit encore vierge
de sang, et de sac, soubs vn si long orage, tant de changemens et
agitations voisines. Car à dire vray, il estoit possible à vn homme
de ma complexion, d’eschapper à vne forme constante, et continue,
telle qu’elle fust. Mais les inuasions et incursions contraires, et alternations
et vicissitudes de la fortune, au tour de moy, ont iusqu’à
cette heure plus exasperé qu’amolly l’humeur du pays: et me rechargent
de dangers, et difficultez inuincibles.   I’eschape. Mais il
me desplaist que ce soit plus par fortune: voire, et par ma prudence,3
que par iustice: et me desplaist d’estre hors la protection
des loix, et soubs autre sauuegarde que la leur. Comme les choses
sont, ie vis plus qu’à demy, de la faueur d’autruy: qui est vne rude
obligation. Ie ne veux debuoir ma seureté, ny à la bonté, et benignité
des grands, qui s’aggreent de ma legalité et liberté: ny à la
416 facilité des mœurs de mes predecesseurs, et miennes: car quoy si
i’estois autre? Si mes desportemens et la franchise de ma conuersation,
obligent mes voisins, ou la parenté: c’est cruauté qu’ils s’en
puissent acquitter, en me laissant viure, et qu’ils puissent dire:
Nous luy condonons la libre continuation du seruice diuin, en la
chapelle de sa maison, toutes les eglises d’autour, estants par nous
desertées: et luy condonons l’vsage de ses biens, et sa vie, comme
il conserue nos femmes, et nos bœufs au besoing. De longue main
chez moy, nous auons part à la louange de Lycurgus Athenien, qui
estoit general depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens.1
Or ie tiens, qu’il faut viure par droict, et par auctorité, non par
recompense ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux
aymé perdre la vie, que la deuoir? Ie fuis à me submettre à toute
sorte d’obligation. Mais sur tout, à celle qui m’attache, par deuoir
d’honneur. Ie ne trouue rien si cher, que ce qui m’est donné: et ce
pourquoy, ma volonté demeure hypothequee par tiltre de gratitude.
Et reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. Ie
croy bien. Pour ceux-cy, ie ne donne que de l’argent: pour les autres,
ie me donne moy-mesme.   Le neud, qui me tient par la loy
d’honnesteté, me semble bien plus pressant et plus poisant, que2
n’est celuy de la contraincte ciuile. On me garotte plus doucement
par vn notaire, que par moy. N’est-ce pas raison, que ma conscience
soit beaucoup plus engagee, à ce, en quoy on s’est simplement fié
d’elle? Ailleurs, ma foy ne doit rien: car on ne luy a rien presté.
Qu’on s’ayde de la fiance et asseurance, qu’on a prise hors de moy.
I’aymeroy bien plus cher, rompre la prison d’vne muraille, et des
loix, que de ma parole. Ie suis delicat à l’obseruation de mes promesses,
iusques à la superstition: et les fay en tous subiects volontiers
incertaines et conditionnelles. A celles, qui sont de nul poids,
ie donne poids de la ialousie de ma regle: elle me gehenne et3
charge de son propre interest. Ouy, és entreprinses toutes miennes
et libres, si i’en dy le poinct, il me semble, que ie me les prescry:
et que, le donner à la science d’autruy, c’est le preordonner à soy.
418 Il me semble que ie le promets, quand ie le dy. Ainsi i’euente peu
mes propositions. La condemnation que ie fais de moy, est plus
vifue et roide, que n’est celle des iuges, qui ne me prennent que
par le visage de l’obligation commune: l’estreinte de ma conscience
plus serree, et plus seuere. Ie suy laschement les debuoirs ausquels
on m’entraineroit, si ie n’y allois. Hoc ipsum ita iustum est quod
rectè fit, si est voluntarium. Si l’action n’a quelque splendeur de liberté,
elle n’a point de grace, ny d’honneur.

Quod me ius cogit, vix voluntate impetrent.

Où la necessité me tire, i’ayme à lacher la volonté. Quia quicquid1
imperio cogitur, exigenti magis, quàm præstanti acceptum refertur.
I’en sçay qui suyuent cet air, iusques à l’iniustice: donnent plustost
qu’ils ne rendent, prestent plustost qu’ilz ne payent: font plus escharsement
bien à celuy, à qui ils en sont tenus. Ie ne vois pas là,
mais ie touche contre.   I’ayme tant à me descharger et desobliger,
que i’ay parfois compté à profit, les ingratitudes, offences, et indignitez,
que i’auois reçeu de ceux, à qui ou par nature, ou par accident,
i’auois quelque deuoir d’amitié: prenant cette occasion de
leur faute, pour autant d’acquit, et descharge de ma debte. Encore
que ie continue à leur payer les offices apparents, de la raison publique,2
ie trouue grande espargne pourtant à faire par iustice, ce
que ie faysoy par affection, et à me soulager vn peu, de l’attention
et sollicitude, de ma volonté au dedans. Est prudentis sustinere vt
cursum, sic impetum beneuolentiæ. Laquelle i’ay trop vrgente et
pressante, où ie m’addonne: aumoins pour vn homme, qui ne veut
estre aucunement en presse. Et me sert cette mesnagerie, de quelque
consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. Ie suis
bien desplaisant qu’ils en vaillent moins, mais tant y a, que i’en
espargne aussi quelque chose de mon application et engagement
enuers eux. I’approuue celuy qui ayme moins son enfant, d’autant3
qu’il est ou teigneux ou bossu. Et non seulement, quand il est malicieux;
mais aussi quand il est malheureux, et mal nay (Dieu mesme
en a rabbatu cela de son prix, et estimation naturelle) pourueu qu’il
se porte en ce refroidissement, auec moderation, et iustice exacte.
En moy, la proximité n’allege pas les deffauts, elle les aggraue
420 plustost.   Apres tout, selon que ie m’entends en la science du bien-faict
et de recognoissance, qui est vne subtile science et de grand
vsage, ie ne vois personne, plus libre et moins endebté, que ie suis
iusques à cette heure. Ce que ie doibs, ie le doibs simplement aux
obligations communes et naturelles. Il n’en est point, qui soit plus
nettement quitte d’ailleurs.

Nec sunt mihi nota potentum
Munera.

Les Princes me donnent prou, s’ils ne m’ostent rien: et me font
assez de bien, quand ils ne me font point de mal: c’est tout ce que1
i’en demande. O combien ie suis tenu à Dieu, de ce qu’il luy a pleu,
que i’aye reçeu immediatement de sa grace, tout ce que i’ay: qu’il
a retenu particulierement à soy toute ma debte! Combien ie supplie
instamment sa saincte misericorde, que iamais ie ne doiue vn
essentiel grammercy à personne! Bien heureuse franchise: qui m’a
conduit si loing. Qu’elle acheue. I’essaye à n’auoir expres besoing
de nul. In me omnis spes est mihi. C’est chose que chacun peut en
soy: mais plus facilement ceux, que Dieu a mis à l’abry des necessitez
naturelles et vrgentes. Il fait bien piteux, et hazardeux, despendre
d’vn autre. Nous mesmes qui est la plus iuste adresse, et la2
plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Ie n’ay rien mien,
que moy; et si en est la possession en partie manque et empruntee.
Ie me cultiue et en courage, qui est le plus fort: et encores en fortune,
pour y trouuer dequoy me satisfaire, quand ailleurs tout m’abandonneroit.
Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science,
pour au giron des muses se pouuoir ioyeusement esquarter de toute
autre compagnie au besoing: ny seulement de la cognoissance de
la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d’elle, et
se passer virilement des commoditez qui lui viennent du dehors,
quand le sort l’ordonne. Il fut si curieux, d’apprendre encore à3
faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues,
pour se fonder en soy, autant qu’il pourroit, et soustraire au secours
estranger. On iouyt bien plus librement, et plus gayement,
des biens empruntez: quand ce n’est pas vne iouyssance obligee et
contrainte par le besoing: et qu’on a, et en sa volonté, et en sa
fortune, la force et les moyens de s’en passer. Ie me connoy bien.
Mais il m’est malaisé d’imaginer nulle si pure liberalité de personne
enuers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast
422 disgratiée, tyrannique, et teinte de reproche, si la necessité
m’y auoit encheuestré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et
de prerogatiue, aussi est l’accepter qualité de summission. Tesmoin
l’iniurieux, et querelleux refus, que Baiazet feit des presents, que
Temir luy enuoyoit. Et ceux qu’on offrit de la part de l’Empereur
Solyman, à l’Empereur de Calicut, le mirent en si grand despit,
que non seulement il les refusa rudement: disant, que ny luy ny ses
predecesseurs n’auoient accoustumé de prendre: et que c’estoit leur
office de donner: mais en outre feit mettre en vn cul de fosse, les
ambassadeurs enuoyez à cet effect. Quand Thetis, dit Aristote, flatte1
Iuppiter: quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens: ils ne
vont pas leur rafreschissant la memoire des biens, qu’ils leur ont
faits, qui est tousiours odieuse: mais la memoire des bien-faicts
qu’ils ont receuz d’eux. Ceux que ie voy si familierement employer
tout chacun et s’y engager: ne le feroient pas, s’ils sauouroient
comme moy la douceur d’vne pure liberté: et s’ils poisoient autant
que doit poiser à vn sage homme, l’engageure d’vne obligation. Elle
se paye à l’aduenture quelquefois: mais elle ne se dissout iamais.
Cruel garrotage, à qui ayme d’affranchir les coudees de sa liberté,
en tout sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy,2
sçauent, s’ils en ont iamais veu, de moins sollicitant, requerant,
suppliant, ny moins chargeant sur autruy. Si ie le suis, au delà de
tout exemple moderne, ce n’est pas grande merueille: tant de
pieces de mes mœurs y contribuants. Vn peu de fierté naturelle:
l’impatience du refus: contraction de mes desirs et desseins: inhabileté
à toute sorte d’affaires. Et mes qualitez plus fauories, l’oysiueté,
la franchise. Par tout cela, i’ay prins à haine mortelle, d’estre
tenu ny à autre, ny par autre que moy. I’employe bien viuement,
tout ce que ie puis, à m’en passer: auant que i’employe la beneficence
d’vn autre, en quelque, ou legere ou poisante occasion ou besoing3
que ce soit. Mes amis m’importunent estrangement, quand ils
me requierent, de requerir vn tiers. Et ne me semble guere moins
de coust, desengager celuy qui me doibt, vsant de luy: que m’engager
enuers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et
cet’ autre, qu’ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soucieuse (car
i’ay denoncé à tout soing guerre capitale) ie suis commodement facile
et prest au besoing de chacun. Mais i’ay encore plus fuy à receuoir,
424 que ie n’ay cherché à donner: aussi est il bien plus aysé
selon Aristote. Ma fortune m’a peu permis de bien faire à autruy:
et ce peu qu’elle m’en a permis, elle l’a assez maigrement logé. Si
elle m’eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes,
i’eusse esté ambitieux de me faire aymer: non de me faire craindre
ou admirer. L’exprimeray-ie plus insolamment? i’eusse autant
regardé, au plaire, qu’au prouffiter. Cyrus tres-sagement, et par la
bouche d’vn tres bon capitaine, et meilleur philosophe encores,
estime sa bonté et ses biens faicts, loing au delà de sa vaillance, et
belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout où il se1
veut faire valoir, poise sa debonnaireté et humanité, au dessus de
sa hardiesse et de ses victoires: et a tousiours en la bouche ce glorieux
mot, Qu’il a laissé aux ennemys, autant à l’aymer, qu’aux
amys. Ie veux donc dire, que s’il faut ainsi debuoir quelque chose,
ce doibt estre à plus legitime tiltre, que celuy dequoy ie parle, auquel
la loy de cette miserable guerre m’engage: et non d’vn si gros
debte, comme celuy de ma totale conseruation: il m’accable.   Ie
me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu’on me trahiroit
et assommeroit cette nuict là: composant auec la Fortune, que ce
fust sans effroy et sans langueur. Et me suis escrié apres mon2
patenostre,

Impius hæc tam culta noualia miles habebit?

Quel remede? c’est le lieu de ma naissance, et de la plus part de
mes ancestres: ils y ont mis leur affection et leur nom. Nous nous
durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à vne miserable
condition, comme est la nostre, ç’a esté vn tresfauorable present de
Nature, que l’accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance
de plusieurs maux. Les guerres ciuiles ont cela de pire que
les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa
propre maison.3

Quàm miserum, porta vitam muróque tueri,
Vixque suæ tutum viribus esse domus!

C’est grande extremité, d’estre pressé iusques dans son mesnage, et
repos domestique. Le lieu où ie me tiens, est tousiours le premier
et le dernier, à la batterie de nos troubles: et où la paix n’a iamais
son visage entier,

Tum quoque cùm pax est, trepidant formidine belli.

Quoties pacem fortuna lacessit,
Hàc iter est bellis: melius, fortuna, dedisses
Orbe sub Eoo sedem, gelidàque sub Arcto,4
Errantésque domos.

Ie tire par fois, le moyen de me fermir contre ces considerations,
426 de la nonchalance et lascheté. Elles nous menent aussi aucunement
à la resolution. Il m’aduient souuent, d’imaginer auec quelque plaisir,
les dangers mortels, et les attendre. Ie me plonge la teste baissee,
stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre,
comme dans vne profondeur muette et obscure, qui m’engloutit
d’vn saut, et m’estouffe en vn instant, d’vn puissant sommeil, plein
d’insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la
consequence que i’en preuoy, me donne plus de consolation, que
l’effait de crainte. Ils disent, comme la vie n’est pas la meilleure,
pour estre longue, que la mort est la meilleure, pour n’estre pas1
longue. Ie ne m’estrange pas tant de l’estre mort, comme i’entre en
confidence auec le mourir. Ie m’enueloppe et me tapis en cet orage,
qui me doit aueugler et rauir de furie, d’vne charge prompte et
insensible. Encore s’il aduenoit, comme disent aucuns iardiniers,
que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx
et des oignons, d’autant qu’ils sucçent et tirent à eux, ce qu’il y a
de mauuaise odeur en la terre: aussi que ces deprauées natures,
humassent tout le venin de mon air et du climat, et m’en rendissent
d’autant meilleur et plus pur, par leur voysinage: que ie ne
perdisse pas tout. Cela n’est pas: mais de cecy il en peut estre2
quelque chose, que la bonté est plus belle et plus attraiante quand
elle est rare, et que la contrarieté et diuersité, roidit et resserre en
soy le bien faire: et l’enflamme par la ialousie de l’opposition, et
par la gloire. Les voleurs de leur grace, ne m’en veulent pas particulierement.
Ne fay-ie pas moy à eux. Il m’en faudroit à trop de
gents. Pareilles consciences logent sous diuerses sortes de robes. Pareille
cruauté, desloyauté, volerie. Et d’autant pire, qu’elle est plus
lasche, plus seure, et plus obscure, sous l’ombre des loix. Ie hay
moins l’iniure professe que trahitresse; guerriere que pacifique et
iuridique. Nostre fieure est suruenuë en vn corps, qu’elle n’a de3
guere empiré. Le feu y estoit, la flamme s’y est prinse. Le bruit est
plus grand: le mal, de peu. Ie respons ordinairement, à ceux qui
me demandent raison de mes voyages: Que ie sçay bien ce que ie
fuis, mais non pas ce que ie cherche. Si on me dit, que parmy les
estrangers il y peut auoir aussi peu de santé, et que leurs mœurs
ne sont pas mieux nettes que les nostres: ie respons premierement,
qu’il est malaysé:

Tam multæ scelerum facies!

Secondement, c’est tousiours gain, de changer vn mauuais estat à
vn estat incertain. Et que les maux d’autruy ne nous doiuent pas4
poindre comme les nostres.   Ie ne veux pas oublier cecy, que ie
428 ne me mutine iamais tant contre la France, que ie ne regarde Paris
de bon œil. Elle a mon cœur des mon enfance. Et m’en est aduenu
comme des choses excellentes: plus i’ay veu dépuis d’autres
villes belles, plus la beauté de cette cy, peut, et gaigne sur mon
affection. Ie l’ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que
rechargee de pompe estrangere. Ie l’ayme tendrement, iusques à
ses verrues et à ses taches. Ie ne suis François, que par cette grande
cité: grande en peuples, grande en felicité de son assiette: mais
sur tout grande, et incomparable en varieté, et diuersité de commoditez:
la gloire de la France, et l’vn des plus nobles ornements du1
monde. Dieu en chasse loing nos diuisions: entiere et vnie, ie la
trouue deffendue de toute autre violence. Ie l’aduise, que de tous
les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. Et ne crains
pour elle, qu’elle mesme. Et crains pour elle, autant certes, que
pour autre piece de cet estat. Tant qu’elle durera, ie n’auray faute
de retraicte, où rendre mes abboys: suffisante à me faire perdre le
regret de tout’ autre retraicte.   Non par ce que Socrates l’a dict,
mais par ce qu’en verité c’est mon humeur, et à l’auanture non
sans quelque excez, i’estime tous les hommes mes compatriotes: et
embrasse vn Polonois comme vn François, postposant cette lyaison2
nationale, à l’vniuerselle et commune. Ie ne suis guere feru de la
douceur d’vn air naturel. Les cognoissances toutes neufues, et toutes
miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites
cognoissances du voisinage. Les amitiez pures de nostre acquest,
emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du
climat, ou du sang, nous ioignent. Nature nous a mis au monde libres
et desliez, nous nous emprisonnons en certains destroits:
comme les Roys de Perse qui s’obligeoient de ne boire iamais autre
eau, que celle du fleuue de Choaspez, renonçoyent par sottise, à
leur droict d’vsage en toutes les autres eaux: et assechoient pour3
leur regard, tout le reste du monde. Ce que Socrates feit sur sa fin,
d’estimer vne sentence d’exil pire, qu’vne sentence de mort contre
soy: ie ne seray, à mon aduis, iamais ny si cassé, ny si estroittement
habitué en mon païs, que ie le feisse. Ces vies celestes, ont
assez d’images, que i’embrasse par estimation plus que par affection.
Et en ont aussi, de si esleuees, et extraordinaires, que par
estimation mesme ie ne les puis embrasser, d’autant que ie ne les
430 puis conceuoir. Cette humeur fut bien tendre à vn homme, qui iugeoit
le monde sa ville. Il est vray, qu’il dedaignoit les peregrinations,
et n’auoit gueres mis le pied hors le territoire d’Attique.
Quoy, qu’il plaignoit l’argent de ses amis à desengager sa vie: et
qu’il refusa de sortir de prison par l’entremise d’autruy, pour ne
desobeïr aux loix en vn temps, qu’elles estoient d’ailleurs si fort
corrompuës? Ces exemples sont de la premiere espece, pour moy.
De la seconde, sont d’autres, que ie pourroy trouuer en ce mesme
personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de
mon action: mais aucuns surpassent encore la force de mon iugement.1
   Outre ces raisons, le voyager me semble vn exercice profitable.
L’ame y a vne continuelle exercitation, à remarquer des
choses incogneuës et nouuelles. Et ie ne sçache point meilleure escole,
comme i’ay dict souuent, à façonner la vie, que de luy proposer
incessamment la diuersité de tant d’autres vies, fantasies, et
vsances: et luy faire gouster vne si perpetuelle varieté de formes
de nostre nature. Le corps n’y est ny oisif ny trauaillé: et cette
moderee agitation le met en haleine. Ie me tien à cheual sans demonter,
tout choliqueux que ie suis, et sans m’y ennuyer, huict et
dix heures,2

Vires vltra sortémque senectæ.

Nulle saison m’est ennemye, que le chaut aspre d’vn soleil poignant.
Car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l’Italie
se sert, chargent plus les bras, qu’ils ne deschargent la teste. Ie
voudroy sçauoir quelle industrie c’estoit aux Perses, si anciennement,
et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et
des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. I’ayme les pluyes
et les crotes comme les cannes. La mutation d’air et de climat ne
me touche point. Tout ciel m’est vn. Ie ne suis battu que des alterations
internes, que ie produicts en moy, et celles là m’arriuent3
moins en voyageant. Ie suis mal-aisé à esbranler: mais estant
auoyé, ie vay tant qu’on veut. I’estriue autant aux petites entreprises,
qu’aux grandes: et à m’equiper pour faire vne iournée, et visiter
vn voisin, que pour vn iuste voyage. I’ay apris à faire mes
iournees à l’Espagnole, d’vne traicte: grandes et raisonnables
432 iournees. Et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du soleil
couchant iusques au leuant. L’autre façon de repaistre en chemin,
en tumulte et haste, pour la disnee, nommément aux cours iours,
est incommode. Mes cheuaux en valent mieux. Iamais cheual ne
m’a failly, qui a sceu faire auec moy la premiere iournee. Ie les
abreuue par tout: et regarde seulement qu’ils ayent assez de chemin
de reste, pour battre leur eau. La paresse à me leuer, donne
loisir à ceux qui me suyuent, de disner à leur aise, auant partir.
Pour moy, ie ne mange iamais trop tard: l’appetit me vient en
mangeant, et point autrement: ie n’ay point de faim qu’à table.1
Aucuns se plaignent dequoy ie me suis agreé à continuer cet
exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d’abandonner
sa maison, quand on l’a mise en train de continuer sans
nous: quand on y a laissé de l’ordre qui ne demente point sa forme
passee. C’est bien plus d’imprudence, de s’esloingner, laissant en sa
maison vne garde moins fidele, et qui ait moins de soing de pouruoir
à vostre besoing.   La plus vtile et honnorable science et
occupation à vne mere de famille, c’est la science du mesnage. I’en
vois quelqu’vne auare; de mesnagere, fort peu. C’est sa maistresse
qualité, et qu’on doibt chercher, auant toute autre: comme le seul2
douaire qui sert à ruyner ou sauuer nos maisons. Qu’on ne m’en
parle pas; selon que l’experience m’en a apprins, ie requiers d’vne
femme mariee, au dessus de toute autre vertu, la vertu œconomique.
Ie l’en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le
gouuernement en main. Ie vois auec despit en plusieurs mesnages,
monsieur reuenir maussade et tout marmiteux du tracas des
affaires, enuiron midy, que madame est encore apres à se coiffer
et attiffer, en son cabinet. C’est à faire aux Roynes: encores ne
sçay-ie. Il est ridicule et iniuste, que l’oysiueté de nos femmes, soit
entretenuë de nostre sueur et trauail. Il n’aduiendra, que ie puisse,3
à personne, d’auoir l’vsage de ses biens plus liquide que moy, plus
quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matiere, Nature mesme
veut qu’elles fournissent de forme.   Quant aux deuoirs de l’amitié
maritale, qu’on pense estre interessez par cette absence: ie ne le
crois pas. Au rebours, c’est vne intelligence, qui se refroidit volontiers
434 par vne trop continuelle assistance, et que l’assiduité blesse.
Toute femme estrangere nous semble honneste femme. Et chacun
sent par experience, que la continuation de se voir, ne peut representer
le plaisir que lon sent à se desprendre, et reprendre à secousses.
Ces interruptions me remplissent d’vne amour recente
enuers les miens, et me redonnent l’vsage de ma maison plus
doux: la vicissitude eschaufe mon appetit, vers l’vn, puis vers
l’autre party. Ie sçay que l’amitié a les bras assez longs, pour se
tenir et se ioindre, d’vn coin de monde à l’autre: et specialement
cette cy, où il y a vne continuelle communication d’offices, qui en1
reueillent l’obligation et la souuenance. Les Stoïciens disent bien,
qu’il y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy
qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte; et qui
estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont
sur la terre habitable, en sentent ayde. La iouyssance, et la possession,
appartiennent principalement à l’imagination. Elle embrasse
plus chaudement et plus continuellement ce qu’elle va querir, que
ce que nous touchons. Comptez voz amusements iournaliers; vous
trouuerez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il
vous est present. Son assistance relasche vostre attention, et donne2
liberté à vostre pensee, de s’absenter à toute heure, pour toute occasion.
De Rome en hors, ie tiens et regente ma maison, et les
commoditez que i’y ay laissé: ie voy croistre mes murailles, mes
arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts pres, comme
quand i’y suis,

Ante oculos errat domus, errat forma locorum.

Si nous ne iouyssons que ce que nous touchons, adieu noz escus
quand ils sont en noz coffres, et noz enfans s’ils sont à la chasse.
Nous les voulons plus pres. Au iardin est-ce loing? A vne demy
iournee? Quoy, à dix lieuës est-ce loing, ou pres? Si c’est pres:3
quoy onze, douze, treze? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui
sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le pres, et le
quantiesme pas donne commencement au loing, ie suis d’aduis
qu’elle l’arreste entre-deux.

Excludat iurgia finis.
Vtor permisso, caudæque pilos vt equinæ
Paulatim vello: et demo vnum, demo etiam vnum,
Dum cadat elusus ratione ruentis acerui.

Et qu’elles appellent hardiment la philosophie à leur secours. A qui
quelqu’vn pourroit reprocher, puis qu’elle ne voit ny l’un ny l’autre4
bout de la iointure, entre le trop et le peu, le long et le court, le
leger et le poisant, le pres et le loing: puis qu’elle n’en recognoist
le commencement ny la fin, qu’elle iuge bien incertainement du
436 milieu. Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium. Sont-elles
pas encore femmes et amies des trespassez; qui ne sont pas
au bout de cettuy-cy, mais en l’autre monde? Nous embrassons et
ceux qui ont esté, et ceux qui ne sont point encore, non que les
absens. Nous n’auons pas faict marché, en nous mariant, de nous
tenir continuellement accouez, l’vn à l’autre, comme ie ne sçay
quels petits animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de
Karenty, d’vne maniere chiennine. Et ne doibt vne femme auoir les
yeux si gourmandement fichez sur le deuant de son mary, qu’elle
n’en puisse veoir le derriere, où besoing est. Mais ce mot de ce1
peintre si excellent, de leurs humeurs, seroit-il point de mise en ce
lieu, pour representer la cause de leurs plaintes?

Vxor, si cesses, aut te amare cogitat,
Aut tete amari, aut potare, aut animo obsequi,
Et tibi bene esse soli, cùm sibi sit malè.

Ou bien seroit-ce pas, que de soy l’opposition et contradiction les
entretient et nourrit: et qu’elles s’accommodent assez, pourueu
qu’elles vous incommodent?   En la vraye amitié, de laquelle ie
suis expert, ie me donne à mon amy, plus que ie ne le tire à moy.
Ie n’ayme pas seulement mieux, luy faire bien, que s’il m’en faisoit:2
mais encore qu’il s’en face, qu’à moy: il m’en faict lors le
plus, quand il s’en faict. Et si l’absence luy est ou plaisante ou
vtile, elle m’est bien plus douce que sa presence: et ce n’est pas
proprement absence, quand il y a moyen de s’entr’aduertir. I’ay tiré
autrefois vsage de nostre esloingnement et commodité. Nous remplissions
mieux, et estandions, la possession de la vie, en nous separant:
il viuoit, il iouyssoit, il voyoit pour moy, et moy pour luy,
autant plainement que s’il y eust esté: l’vne partie demeuroit
oisiue, quand nous estions ensemble: nous nous confondions.
La separation du lieu rendoit la conionction de noz volontez plus riche.3
Cette faim insatiable de la presence corporelle, accuse vn peu
la foiblesse en la iouissance des ames.   Quant à la vieillesse,
qu’on m’allegue; au rebours: c’est à la ieunesse à s’asseruir aux
opinions communes, et se contraindre pour autruy. Elle peut fournir
à tous les deux, au peuple et à soy: nous n’auons que trop à
faire, à nous seuls. A mesure que les commoditez naturelles nous
faillent, soustenons nous par les artificielles. C’est iniustice, d’excuser
la ieunesse de suyure ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse
d’en chercher. Ieune, ie couurois mes passions eniouees, de prudence:
438 vieil, ie demesle les tristes, de débauche. Si prohibent les
loix Platoniques, de peregriner auant quarante ans, ou cinquante:
pour rendre la peregrination plus vtile et instructiue. Ie consentiroy
plus volontiers, à cet autre second article, des mesmes loix,
qui l’interdit, apres soixante. Mais en tel aage, vous ne reuiendrez
iamais d’vn si long chemin. Que m’en chaut-il? ie ne l’entreprens,
ny pour en reuenir, ny pour le parfaire. I’entreprens seulement de
me branler, pendant que le branle me plaist, et me proumeine pour
me proumener. Ceux qui courent vn benefice, ou vn lieure, ne
courent pas. Ceux là courent, qui courent aux barres, et pour exercer1
leur course. Mon dessein est diuisible par tout, il n’est pas
fondé en grandes esperances: chasque iournee en faict le bout. Et
le voyage de ma vie se conduict de mesme. I’ay veu pourtant assez
de lieux esloingnez, où i’eusse desiré qu’on m’eust arresté. Pourquoy
non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater,
tant d’hommes sages, de la secte plus renfroingnée, abandonnerent
bien leur pays, sans aucune occasion de s’en plaindre: et seulement
pour la iouissance d’vn autre air? Certes le plus grand desplaisir
de mes peregrinations, c’est que ie n’y puisse apporter cette
resolution, d’establir ma demeure où ie me plairoy. Et qu’il me2
faille tousiours proposer de reuenir, pour m’accommoder aux humeurs
communes.   Si ie craingnois de mourir en autre lieu, que
celuy de ma naissance: si ie pensois mourir moins à mon aise, esloingné
des miens: à peine sortiroy-ie hors de France, ie ne sortirois
pas sans effroy hors de ma parroisse. Ie sens la mort qui me
pince continuellement la gorge, ou les reins. Mais ie suis autrement
faict: elle m’est vne par tout. Si toutesfois i’auois à choisir: ce seroit,
ce croy-ie, plustost à cheual, que dans vn lict: hors de ma
maison, et loing des miens. Il y a plus de creuecœur que de consolation,
à prendre congé de ses amis. I’oublie volontiers ce deuoir3
de nostre entregent. Car des offices de l’amitié, celuy-là est le seul
desplaisant: et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel
adieu. S’il se tire quelque commodité de cette assistance, il s’en
tire cent incommoditez. I’ay veu plusieurs mourans bien piteusement,
assiegez de tout ce train: cette presse les estouffe. C’est contre
le deuoir, et est tesmoignage de peu d’affection, et de peu de
soing, de vous laisser mourir en repos. L’vn tourmente vos yeux,
l’autre vos oreilles, l’autre la bouche: il n’y a sens, ny membre,
qu’on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié, d’ouïr les
plaintes des amis; et de despit à l’aduanture, d’ouïr d’autres plaintes,4
440 feintes et masquées. Qui a tousiours eu le goust tendre, affoibly,
il l’a encore plus. Il luy faut en vne si grande necessité, vne
main douce, et accommodée à son sentiment pour le grater iustement
où il luy cuit. Ou qu’on ne le grate point du tout. Si nous
auons besoing de sage femme, à nous mettre au monde: nous
auons bien besoing d’vn homme encore plus sage, à nous en sortir.
Tel, et amy, le faudroit-il acheter bien cherement, pour le seruice
d’vne telle occasion. Ie ne suis point arriué à cette vigueur desdaigneuse,
qui se fortifie en soy-mesme, que rien n’aide, ny ne trouble;
ie suis d’vn poinct plus bas. Ie cherche à coniller, et à me desrober1
de ce passage: non par crainte, mais par art. Ce n’est pas
mon aduis, de faire en cette action, preuue ou montre de ma constance.
Pour qui? Lors cessera tout le droict et l’interest, que i’ay à
la reputation. Ie me contente d’vne mort recueillie en soy, quiete,
et solitaire, toute mienne, conuenable à ma vie retirée et priuée.
Au rebours de la superstition Romaine, où on estimoit malheureux,
celuy qui mouroit sans parler: et qui n’auoit ses plus proches à
luy clorre les yeux. I’ay assez affaire à me consoler, sans auoir à
consoler autruy; assez de pensées en la teste, sans que les circonstances
m’en apportent de nouuelles: et assez de matiere à m’entretenir,2
sans l’emprunter. Cette partie n’est pas du rolle de la societé:
c’est l’acte à vn seul personnage. Viuons et rions entre les
nostres, allons mourir et rechigner entre les inconnuz. On trouue
en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds:
qui ne vous presse qu’autant que vous voulez, vous presentant vn
visage indifferent, vous laissant vous gouuerner, et plaindre à vostre
mode.   Ie me deffais tous les iours par discours, de cette humeur
puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d’esmouuoir
par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous
faisons valoir nos inconueniens outre leur mesure, pour attirer3
leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun, à soustenir
sa mauuaise fortune, nous l’accusons et reprochons à nos proches,
quand c’est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu’ils se
ressentent de nos maux, si encores ils ne s’en affligent. Il faut estendre
la ioye, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse. Qui
se faict plaindre sans raison, est homme pour n’estre pas plaint,
quand la raison y sera. C’est pour n’estre iamais plaint, que se
plaindre tousiours, faisant si souuent le piteux, qu’on ne soit pitoyable
442 à personne. Qui se faict mort viuant, est subiect d’estre
tenu pour vif mourant. I’en ay veu prendre la cheure, de ce qu’on
leur trouuoit le visage frais, et le pouls posé: contraindre leur ris,
par ce qu’il trahissoit leur guairison: et haïr la santé, de ce
qu’elle n’estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n’estoyent pas
femmes. Ie represente mes maladies, pour le plus, telles qu’elles
sont, et euite les paroles de mauuais prognostique, et les exclamations
composées. Sinon l’allegresse, aumoins la contenance rassise
des assistans, est propre, pres d’vn sage malade. Pour se voir en
vn estat contraire, il n’entre point en querelle auec la santé. Il luy1
plaist de la contempler en autruy, forte et entiere; et en iouyr au
moins par compagnie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne
reiecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuit les entretiens
communs. Ie veux estudier la maladie quand ie suis sain: quand
elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon imagination
l’aide. Nous nous preparons auant la main, aux voyages
que nous entreprenons, et y sommes resolus: l’heure qu’il nous
faut monter à cheual, nous la donnons à l’assistance, et en sa faueur,
l’estendons.   Ie sens ce proffit inesperé de la publication de
mes mœurs, qu’elle me sert aucunement de regle. Il me vient par2
fois quelque consideration de ne trahir l’histoire de ma vie. Cette
publique declaration, m’oblige de me tenir en ma route; et à ne
desmentir l’image de mes conditions: communément moins desfigurées
et contredictes, que ne porte la malignité, et maladie des
iugemens d’auiourd’huy. L’vniformité et simplesse de mes mœurs,
produict bien vn visage d’aisée interpretation, mais parce que la
façon en est vn peu nouuelle, et hors d’vsage, elle donne trop beau
ieu à la mesdisance. Si est-il vray, qu’à qui me veut loyallement
iniurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, en
mes imperfections aduoüées, et cogneuës: et dequoy s’y saouler,3
sans s’escarmoucher au vent. Si pour en preoccuper moy-mesme
l’accusation, et la descouuerte, il luy semble que ie luy esdente sa
morsure, c’est raison qu’il prenne son droict, vers l’amplification
et extention. L’offence a ses droicts outre la iustice. Et que les
vices dequoy ie luy montre des racines chez moy, il les grossisse
en arbres. Qu’il y employe non seulement ceux qui me possedent,
444 mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Iniurieux vices, et
en qualité, et en nombre. Qu’il me batte par là. I’embrasseroy volontiers
l’exemple du philosophe Dion. Antigonus le vouloit piquer
sur le subiet de son origine. Il luy coupa broche: Ie suis, dit-il,
fils d’vn serf, boucher, stigmatizé, et d’vne putain, que mon pere
espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour
quelque mesfaict. Vn orateur m’achetta enfant, me trouuant beau
et aduenant: et m’a laissé mourant tous ses biens; lesquels ayant
transporté en cette ville d’Athenes, ie me suis addonné à la philosophie.
Que les historiens ne s’empeschent à chercher nouuelles1
de moy: ie leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et
libre, enerue le reproche, et desarme l’iniure. Tant y a que tout
conté, il me semble qu’aussi souuent on me loüe, qu’on me desprise
outre la raison. Comme il me semble aussi que dés mon enfance,
en rang et degré d’honneur, on m’a donné lieu, plustost au
dessus, qu’au dessoubs de ce qui m’appartient. Ie me trouueroy
mieux en païs, auquel ces ordres fussent ou reglez ou mesprisez.
Entre les masles dépuis que l’altercation de la prerogatiue au marcher
ou à se seoir, passe trois repliques, elle est inciuile. Ie ne
crain point de ceder ou proceder iniquement, pour fuir à vne si2
importune contestation. Et iamais homme n’a eu enuie de ma presseance,
à qui ie ne l’aye quittée.   Outre ce profit, que ie tire d’escrire
de moy, i’en ay esperé cet autre, que s’il aduenoit que mes
humeurs pleussent, et accordassent à quelque honneste homme,
auant mon trespas, il rechercheroit de nous ioindre. Ie luy ay
donné beaucoup de païs gaigné: car tout ce qu’vne longue cognoissance
et familiarité, luy pourroit auoir acquis en plusieurs années,
il l’a veu en trois iours dans ce registre, et plus seurement
et exactement. Plaisante fantasie: plusieurs choses, que ie ne voudroy
dire au particulier, ie les dis au public. Et sur mes plus secretes3
sciences ou pensées, renuoye à vne boutique de libraire, mes
amis plus feaux:

Excutienda damus præcordia.

Si à si bonnes enseignes, i’eusse sceu quelqu’vn qui m’eust esté
propre, certes ie l’eusse esté trouuer bien loing. Car la douceur
d’vne sortable et aggreable compagnie, ne se peut assez acheter à
mon gré. Eh qu’est-ce qu’vn amy! Combien est vraye cette ancienne
sentence, que l’vsage en est plus necessaire, et plus doux, que des
elemens de l’eau et du feu!   Pour reuenir à mon conte. Il n’y a
446 donc pas beaucoup de mal de mourir loing, et à part. Si estimons
nous à deuoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins
disgratiées que cette-cy, et moins hideuses. Mais encore ceux qui
en viennent là, de trainer languissans vn long espace de vie, ne
deuroient à l’aduanture souhaiter, d’empescher de leur misere vne
grande famille. Pourtant les Indois en certaine prouince, estimoient
iuste de tuer celuy, qui seroit tombé en telle necessité. En
vne autre de leurs prouinces, ils l’abandonnoient seul à se sauuer,
comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables?
les offices communs n’en vont point iusques là. Vous1
apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis: durcissant et
femme et enfans, par long vsage, à ne sentir et plaindre plus vos
maux. Les souspirs de ma cholique, n’apportent plus d’esmoy à
personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conuersation
(ce qui n’aduient pas tousiours, pour la disparité des conditions,
qui produict aisément mespris ou enuie, enuers qui que ce
soit) n’est-ce pas trop, d’en abuser tout vn aage? Plus ie les verrois
se contraindre de bon cœur pour moy, plus ie plaindrois leur
peine. Nous auons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher
si lourdement sur autruy: et nous estayer en leur ruyne. Comme2
celuy qui faisoit esgorger des petits enfans, pour se seruir de leur
sang, à guarir vne sienne maladie. Ou cet autre, à qui on fournissoit
des ieunes tendrons, à couuer la nuict ses vieux membres: et
mesler la douceur de leur haleine, à la sienne aigre et poisante. La
decrepitude est qualité solitaire. Ie suis sociable iusques à l’excez.
Si me semble-il raisonnable, que meshuy ie soustraye de la veuë
du monde, mon importunité, et la couue moy seul. Que ie m’appile
et me recueille en ma coque, comme les tortuës: i’apprenne à
veoir les hommes, sans m’y tenir. Ie leur ferois outrage en vn pas
si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie.   Mais3
en ces voyages vous serez arresté miserablement en vn caignart, où
tout vous manquera. La plus-part des choses necessaires, ie les
porte quant et moy. Et puis, nous ne sçaurions euiter la Fortune,
si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d’extraordinaire,
quand ie suis malade. Ce que Nature ne peut en moy, ie ne
veux pas qu’vn bolus le face. Tout au commencement de mes fiéures,
448 et des maladies qui m’atterrent; entier encores, et voisin de
la santé, ie me reconcilie à Dieu, par les derniers offices Chrestiens.
Et m’en trouue plus libre, et deschargé; me semblant en
auoir d’autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de
conseil, il m’en faut moins que de medecins. Ce que ie n’auray
estably de mes affaires tout sain, qu’on ne s’attende point que ie le
face malade. Ce que ie veux faire pour le seruice de la mort, est
tousiours faict. Ie n’oserois le dislayer d’vn seul iour. Et s’il n’y a
rien de faict, c’est à dire, ou que le doubte m’en aura retardé le
choix: car par fois, c’est bien choisir de ne choisir pas: ou que1
tout à faict, ie n’auray rien voulu faire.   I’escris mon liure à peu
d’hommes, et à peu d’années. Si ç’eust esté vne matiere de durée,
il l’eust fallu commettre à vn langage plus ferme. Selon la variation
continuelle, qui a suiuy le nostre iusques à cette heure, qui
peut esperer que sa forme presente soit en vsage, d’icy à cinquante
ans? Il escoule touts les iours de nos mains: et depuis que ie vis,
s’est alteré de moitié. Nous disons, qu’il est à cette heure parfaict.
Autant en dict du sien, chasque siecle. Ie n’ay garde de l’en tenir
là tant qu’il fuira, et s’ira difformant comme il faict. C’est aux bons
et vtiles escrits, de le clouer à eux, et ira son credit, selon la fortune2
de nostre estat. Pourtant ne crains-ie point d’y inserer plusieurs
articles priuez, qui consument leur vsage entre les hommes
qui viuent auiourd’huy: et qui touchent la particuliere science
d’aucuns, qui y verront plus auant, que de la commune intelligence.
Ie ne veux pas, apres tout, comme ie vois souuent agiter la
memoire des trespassez, qu’on aille debattant: Il iugeoit, il viuoit
ainsin: il vouloit cecy: s’il eust parlé sur sa fin il eust dict, il eust
donné; ie le cognoissois mieux que tout autre. Or autant que la
bien-seance me le permet, ie fais icy sentir mes inclinations et
affections. Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-ie de bouche,3
à quiconque desire en estre informé. Tant y a, qu’en ces memoires,
si on y regarde, on trouuera que i’ay tout dit, ou tout
designé. Ce que ie ne puis exprimer, ie le montre au doigt.

Verum animo satis hæc vestigia parua sagaci
Sunt, per quæ possis cognoscere cætera tute.

Ie ne laisse rien à desirer, et deuiner de moy. Si on doit s’en entretenir,
ie veux que ce soit veritablement et iustement. Ie reuiundrois
volontiers de l’autre monde, pour démentir celuy, qui me
450 formeroit autre que ie n’estois, fust-ce pour m’honorer. Des viuans
mesme, ie sens qu’on parle tousiours autrement qu’ils ne sont. Et
si à toute force, ie n’eusse maintenu vn amy que i’ay perdu, on me
l’eust deschiré en mille contraires visages.   Pour acheuer de dire
mes foibles humeurs: i’aduouë, qu’en voyageant, ie n’arriue guere
en logis, où il ne me passe par la fantasie, si i’y pourray estre, et
malade, et mourant à mon aise. Ie veux estre logé en lieu, qui me
soit bien particulier, sans bruict, non maussade, ou fumeux, ou
estouffé. Ie cherche à flatter la mort, par ces friuoles circonstances.
Ou pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement:1
afin que ie n’aye qu’à m’attendre à elle, qui me poisera volontiers
assez, sans autre recharge. Ie veux qu’elle ait sa part à l’aisance et
commodité de ma vie. C’en est vn grand lopin, et d’importance, et
espere meshuy qu’il ne dementira pas le passé. La mort a des formes
plus aisées les vnes que les autres, et prend diuerses qualitez
selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient
d’affoiblissement et appesantissement, me semble molle et douce.
Entre les violentes, i’imagine plus mal-aisément vn precipice,
qu’vne ruïne qui m’accable: et vn coup trenchant d’vne espée,
qu’vne harquebusade: et eusse plustost beu le breuuage de Socrates,2
que de me fraper, comme Caton. Et quoy que ce soit vn, si
sent mon imagination difference, comme de la mort à la vie, à me
ietter dans vne fournaise ardente, ou dans le canal d’vne platte
riuiere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu’à
l’effect. Ce n’est qu’vn instant; mais il est de tel poix, que ie donneroy
volontiers plusieurs iours de ma vie, pour le passer à ma
mode. Puisque la fantasie d’vn chacun trouue du plus et du moins,
en son aigreur: puisque chacun a quelque choix entre les formes
de mourir, essayons vn peu plus auant d’en trouuer quelqu’vne
deschargée de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encore3
voluptueuse, comme les commourans d’Antonius et de Cleopatra?
Ie laisse à part les efforts que la philosophie, et la religion produisent,
aspres et exemplaires. Mais entre les hommes de peu, il s’en
est trouué, comme vn Petronius, et vn Tigillinus à Rome, engagez à
se donner la mort, qui l’ont comme endormie par la mollesse de
leurs apprests. Ils l’ont faicte couler et glisser parmy la lascheté
452 de leurs passetemps accoustumez. Entre des garses et bons compagnons;
nul propos de consolation, nulle mention de testament,
nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur
condition future: parmy les ieux, les festins, facecies, entretiens
communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne
sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance?
Puis qu’il y a des morts bonnes aux fols, bonnes aux sages: trouuons-en
qui soient bonnes à ceux d’entre deux. Mon imagination
m’en presente quelque visage facile, et, puis qu’il faut mourir, desirable.
Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel, à1
qui ils donnoient le choix de sa mort. Mais Theophraste philosophe
si delicat, si modeste, si sage, a-il pas esté forcé par la raison,
d’oser dire ce vers latinisé par Ciceron:

Vitam regit fortuna, non sapientia.

La fortune aide à la facilité du marché de ma vie: l’ayant logée en
tel poinct, qu’elle ne faict meshuy ny besoing aux miens, ny empeschement.
C’est vne condition que i’eusse acceptée en toutes les
saisons de mon aage: mais en cette occasion, de trousser mes bribes,
et de plier bagage, ie prens plus particulierement plaisir à ne
leur apporter ny plaisir ny deplaisir, en mourant. Elle a, d’vne artiste2
compensation, faict, que ceux qui peuuent pretendre quelque
materiel fruict de ma mort, en reçoiuent d’ailleurs, coniointement,
vne materielle perte. La mort s’appesantit souuent en nous, de ce
qu’elle poise aux autres: et nous interesse de leur interest, quasi
autant que du nostre: et plus et tout par fois.   En cette commodité
de logis que ie cherche, ie n’y mesle pas la pompe et l’amplitude:
ie la hay plustost: mais certaine proprieté simple, qui se
rencontre plus souuent aux lieux où il y a moins d’art, et que Nature
honore de quelque grace toute sienne. Non ampliter sed munditer
conuiuium. Plus salis quàm sumptus. Et puis, c’est à faire à3
ceux que les affaires entrainent en plain hyuer, par les Grisons,
d’estre surpris en chemin en cette extremité. Moy qui le plus souuent
voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il faict
laid à droicte, ie prens à gauche: si ie me trouue mal propre à
monter à cheual, ie m’arreste. Et faisant ainsi, ie ne vois à la verité
rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il
est vray que ie trouue la superfluité tousiours superfluë: et remarque
de l’empeschement en la delicatesse mesme et en l’abondance.
Ay-ie laissé quelque chose à voir derriere moy, i’y retourne:
c’est tousiours mon chemin. Ie ne trace aucune ligne certaine, ny4
454 droicte ny courbe. Ne trouue-ie point où ie vay, ce qu’on m’auoit
dict? comme il aduient souuent que les iugemens d’autruy ne s’accordent
pas aux miens, et les ay trouuez le plus souuent faux: ie
ne plains pas ma peine: i’ay apris que ce qu’on disoit n’y est point.
I’ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant
qu’homme du monde. La diuersité des façons d’vne nation à autre,
ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque vsage a sa
raison. Soyent des assietes d’estain, de bois, de terre: bouilly ou
rosty; beurre, ou huyle, de noix ou d’oliue, chaut ou froit, tout
m’est vn. Et si vn, que vieillissant, i’accuse cette genereuse faculté:1
et auroy besoin que la delicatesse et le choix, arrestast l’indiscretion
de mon appetit, et par fois soulageast mon estomach. Quand
i’ay esté ailleurs qu’en France: et que, pour me faire courtoisie,
on m’a demandé, si ie vouloy estre serui à la Françoise, ie m’en
suis mocqué, et me suis tousiours ietté aux tables les plus espesses
d’estrangers. I’ay honte de voir nos hommes, enyurez de cette sotte
humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur
semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur
village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent
les estrangeres. Retrouuent ils vn compatriote en Hongrie, ils2
festoient cette auanture: les voyla à se r’alier; et à se recoudre
ensemble; à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voyent.
Pourquoy non barbares, puis qu’elles ne sont Françoises? Encore
sont ce les plus habilles, qui les ont recognuës, pour en mesdire.
La pluspart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couuerts
et resserrez, d’vne prudence taciturne et incommunicable, se
defendans de la contagion d’vn air incogneu. Ce que ie dis de ceux
là, me ramentoit en chose semblable, ce que i’ay par fois apperçeu
en aucuns de noz ieunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes
de leur sorte: nous regardent comme gens de l’autre monde, auec3
desdain, ou pitié. Ostez leur les entretiens des mysteres de la
cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles,
comme nous sommes à eux. On dict bien vray, qu’vn honneste
homme, c’est vn homme meslé. Au rebours, ie peregrine
tressaoul de nos façons: non pour chercher des Gascons en Sicile,
i’en ay assez laissé au logis: ie cherche des Grecs plustost, et des
456 Persans: i’accointe ceux-la, ie les considere: c’est là où ie me
preste, et où ie m’employe. Et qui plus est, il me semble, que ie
n’ay rencontré guere de manieres, qui ne vaillent les nostres. Ie
couche de peu: car à peine ay-ie perdu mes giroüettes de veuë. Au
demeurant, la plus-part des compaignies fortuites que vous rencontrez
en chemin, ont plus d’incommodité que de plaisir: ie ne m’y
attache point, moins asteure, que la vieillesse me particularise et
sequestre aucunement, des formes communes. Vous souffrez pour
autruy, ou autruy pour vous. L’vn et l’autre inconuenient est poisant,
mais le dernier me semble encore plus rude.   C’est vne1
rare fortune, mais de soulagement inestimable, d’auoir vn honneste
homme, d’entendement ferme, et de mœurs conformes aux vostres,
qui aime à vous suiure. I’en ay eu faute extreme, en tous mes
voyages. Mais vne telle compaignie, il la faut auoir choisie et acquise
dés le logis. Nul plaisir n’a saueur pour moy sans communication.
Il ne me vient pas seulement vne gaillarde pensée en l’ame,
qu’il ne me fasche de l’auoir produite seul, et n’ayant à qui l’offrir.
Si cum hac exceptione detur sapientia, vt illam inclusam teneam, nec
enuntiem, reijciam. L’autre l’auoit monté d’vn ton au dessus. Si
contigerit ea vita sapienti, vt omnium rerum affluentibus copijs, quamuis 2
omnia, quæ cognitione digna sunt, summo otio secum ipse consideret,
et contempletur, tamen si solitudo tanta sit, vt hominem videre
non possit, excedat è vita. L’opinion d’Archytas m’agrée, qu’il feroit
desplaisant au ciel mesme, et à se promener dans ces grands et
diuins corps celestes, sans l’assistance d’vn compaignon. Mais il
vaut mieux encore estre seul, qu’en compaignie ennuyeuse et
inepte. Aristippus s’aymoit à viure estranger par tout,

Me si fata meis paterentur ducere vitam
Auspicijs,

ie choisirois à la passer le cul sur la selle:3

Visere gestiens,
Qua parte debacchentur ignes,
Qua nebulæ pluuijque rores.
Auez-vous pas des passe-temps plus aisez? dequoy auez-vous
faute? Vostre maison est-elle pas en bel air et sain, suffisamment
fournie, et capable plus que suffisamment? La majesté Royalle y a
458 peu plus d’vne fois en sa pompe. Vostre famille n’en laisse-elle pas
en reglement, plus au dessoubs d’elle, qu’elle n’en a au dessus, en
eminence? Y a il quelque pensée locale, qui vous vlcere, extraordinaire,
indigestible?

Quæ te nunc coquat et vexet sub pectore fixa?

Où cuidez-vous pouuoir estre sans empeschement et sans destourbier?
Nunquam simpliciter fortuna indulget. Voyez donc, qu’il n’y a
que vous qui vous empeschez: et vous vous suiurez par tout, et
vous plaindrez par tout. Car il n’y a satisfaction ça bas, que pour
les ames ou brutales ou diuines. Qui n’a du contentement à vne si1
iuste occasion, où pense-il le trouuer? A combien de milliers d’hommes,
arreste vne telle condition que la vostre, le but de leurs souhaits?
Reformez vous seulement: car en cela vous pouuez tout: là
où vous n’aurez droict que de patience, enuers la fortune. Nulla
placida quies est, nisi quam ratio composuit.   Ie voy la raison de
cet aduertissement, et la voy tresbien. Mais on auroit plustost faict,
et plus pertinemment, de me dire en vn mot: Soyez sage. Cette resolution,
est outre la sagesse: c’est son ouurage, et sa production.
Ainsi fait le medecin, qui va criaillant apres vn pauure malade languissant,
qu’il se resiouysse: il luy conseillerait vn peu moins ineptement,2
s’il luy disoit: Soyez sain. Pour moy, ie ne suis qu’homme
de la commune sorte. C’est vn precepte salutaire, certain, et d’aisee
intelligence: Contentez vous du vostre: c’est à dire, de la raison:
l’execution pourtant, n’en est non plus aux plus sages, qu’en moy.
C’est vne parole populaire, mais elle a vne terrible estendue. Que
ne comprend elle? Toutes choses tombent en discretion et modification.
Ie sçay bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager,
porte tesmoignage d’inquietude et d’irresolution. Aussi sont ce
nos maistresses qualitez, et prædominantes. Ouy; ie le confesse:
ie ne vois rien seulement en songe, et par souhait, où ie me puisse3
tenir. La seule varieté me paye, et la possession de la diuersité:
au moins si quelque chose me paye. A voyager, cela mesme me
nourrit, que ie me puis arrester sans interest: et que i’ay où m’en
diuertir commodément. I’ayme la vie priuee, par ce que c’est par
mon choix que ie l’ayme, non par disconuenance à la vie publique:
qui est à l’auanture, autant selon ma complexion. I’en sers plus
gayement mon Prince, par ce que c’est par libre eslection de mon
jugement, et de ma raison, sans obligation particuliere. Et que ie
n’y suis pas reiecté, ny contrainct, pour estre irreceuable à tout
460 autre party, et mal voulu. Ainsi du reste. Ie hay les morceaux que
la necessité me taille. Toute commodité me tiendroit à la gorge,
de laquelle seule i’aurois à despendre:

Alter remus aquas, alter mihi radat arenas.

Vne seule corde ne m’arreste iamais assez.   Il y a de la vanité,
dites vous, en cet amusement. Mais où non? Et ces beaux preceptes,
sont vanité, et vanité toute la sagesse. Dominus nouit cogitationes
sapientium, quoniam vanæ sunt. Ces exquises subtilitez, ne
sont propres qu’au presche. Ce sont discours qui nous veulent enuoyer
tous bastez en l’autre monde. La vie est vn mouuement materiel1
et corporel: action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée.
Ie m’employe à la seruir selon elle.

Quisque suos patimur manes.

Sic est faciendum, vt contra naturam vniuersam nihil contendamus:
ea tamen conseruata, propriam sequamur. A quoy faire, ces
poinctes esleuées de la philosophie, sur lesquelles, aucun estre humain
ne se peut rasseoir: et ces regles qui excedent nostre vsage
et nostre force?   Ie voy souuent qu’on nous propose des images
de vie, lesquelles, ny le proposant, ny les auditeurs, n’ont aucune
esperance de suiure, ny qui plus est, enuie. De ce mesme papier où2
il vient d’escrire l’arrest de condemnation contre vn adultere, le
iuge en desrobe vn lopin, pour en faire vn poulet à la femme de
son compagnon. Celle à qui vous viendrez de vous frotter illicitement,
criera plus asprement, tantost, en vostre presence mesme, à
l’encontre d’vne pareille faute de sa compaigne, que ne feroit Porcie.
Et tel condamne les hommes à mourir, pour des crimes, qu’il
n’estime point fautes. I’ay veu en ma ieunesse, vn galant homme,
presenter d’vne main au peuple des vers excellens et en beauté et
en desbordement; et de l’autre main en mesme instant, la plus
quereleuse reformation theologienne, dequoy le monde se soit desieuné3
il y a long temps. Les hommes vont ainsin. On laisse les
loix, et preceptes suiure leur voye, nous en tenons vne autre. Non
par desreglement de mœurs seulement, mais par opinion souuent,
et par iugement contraire. Sentez lire vn discours de philosophie:
l’inuention, l’eloquence, la pertinence, frappe incontinent vostre esprit,
et vous esmeut. Il n’y a rien qui chatouille ou poigne vostre
conscience: ce n’est pas à elle qu’on parle. Est-il pas vray? Si disoit
Ariston, que ny vne estuue ny vne leçon, n’est d’aucun fruict
462 si elle ne nettoye et ne decrasse. On peut s’arrester à l’escorce:
mais c’est apres qu’on en a retiré la mouelle. Comme apres auoir
aualé le bon vin d’vne belle coupe, nous en considerons les graueures
et l’ouurage. En toutes les chambrées de la philosophie ancienne,
cecy se trouuera, qu’vn mesme ouurier, y publie des regles
de temperance, et publie ensemble des escrits d’amour et desbauche.
Et Xenophon, au giron de Clinias, escriuit contre la vertu
Aristippique. Ce n’est pas qu’il y ait vne conuersion miraculeuse,
qui les agite à ondées. Mais c’est que Solon se represente tantost
soy-mesme, tantost en forme de legislateur: tantost il parle pour1
la presse, tantost pour soy. Et prend pour soy les regles libres et
naturelles, s’asseurant d’vne santé ferme et entiere.

Curentur dubij medicis maioribus ægri.

Antisthenes permet au sage d’aimer, et faire à sa mode ce, qu’il
trouue estre opportun, sans s’attendre aux loix: d’autant qu’il a
meilleur aduis qu’elles, et plus de cognoissance de la vertu. Son
disciple Diogenes, disoit, opposer aux perturbations, la raison: à
fortune, la confidence: aux loix, nature. Pour les estomachs tendres,
il faut des ordonnances contraintes et artificielles. Les bons
estomachs se seruent simplement, des prescriptions de leur naturel2
appetit. Ainsi font nos medecins, qui mangent le melon et boiuent
le vin fraiz, ce pendant qu’ils tiennent leur patient obligé au sirop
et à la panade. Ie ne sçay quels liures, disoit la courtisanne Lays,
quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-là, battent aussi
souuent à ma porte, qu’aucuns autres. D’autant que nostre licence
nous porte tousiours au delà de ce qui nous est loisible, et permis,
on a estressy souuent outre la raison vniuerselle, les preceptes et
loix de nostre vie.

Nemo satis credit tantum delinquere, quantum
Permittas.3

Il seroit à desirer, qu’il y eust plus de proportion du commandement
à l’obeïssance. Et semble la visée iniuste, à laquelle on ne
peut atteindre. Il n’est si homme de bien, qu’il mette à l’examen
des loix toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois
en sa vie. Voire tel, qu’il seroit tres-grand dommage, et tres-iniuste
de punir et de perdre.

Ole, quid ad te,
De cute quid faciat ille, vel illa sua?

Et tel pourroit n’offencer point les loix, qui n’en meriteroit point
la loüange d’homme de vertu: et que la philosophie feroit tres-iustement4
foiter. Tant cette relation est trouble et inegale. Nous
n’auons garde d’estre gens de bien selon Dieu: nous ne le sçaurions
464 estre selon nous. L’humaine sagesse, n’arriua iamais aux
deuoirs qu’elle s’estoit elle mesme prescript. Et si elle y estoit arriuee,
elle s’en prescriroit d’autres au delà, où elle aspirast tousiours
et pretendist. Tant nostre estat est ennemy de consistance.
L’homme s’ordonne à soy mesme, d’estre necessairement en faute.
Il n’est guere fin, de tailler son obligation, à la raison d’vn autre
estre, que le sien. A qui prescript-il ce, qu’il s’attend que personne
ne face? Luy est-il iniuste de ne faire point ce qu’il luy est impossible
de faire? Les loix qui nous condamnent, à ne pouuoir pas,
nous condamnent de ce que nous ne pouuons pas.   Au pis aller,1
cette difforme liberté, de se presenter à deux endroicts, et les actions
d’vne façon, les discours de l’autre; soit loisible à ceux, qui
disent les choses. Mais elle ne le peut estre à ceux, qui se disent
eux mesmes, comme ie fais, Il faut que i’aille de la plume comme
des pieds. La vie commune, doibt auoir conference aux autres vies.
La vertu de Caton estoit vigoureuse, outre la raison de son siecle:
et à vn homme qui se mesloit de gouuerner les autres, destiné au
seruice commun; il se pourroit dire, que c’estoit vne iustice, sinon
iniuste, au moins vaine et hors de saison. Mes mœurs mesmes, qui
ne desconuiennent de celles, qui courent, à peine de la largeur2
d’vn poulce, me rendent pourtant aucunement farouche à mon
aage, et inassociable. Ie ne sçay pas, si ie me trouue desgouté sans
raison, du monde, que ie hante; mais ie sçay bien, que ce seroit
sans raison, si ie me plaignoy, qu’il fust desgouté de moy, puis que
ie le suis de luy. La vertu assignee aux affaires du monde, est vne
vertu à plusieurs plis, encoigneures, et couddes, pour s’appliquer
et ioindre à l’humaine foiblesse: meslee et artificielle; non droitte,
nette, constante, ny purement innocente. Les annales reprochent
iusques à cette heure à quelqu’vn de nos Roys, de s’estre trop simplement
laissé aller aux consciencieuses persuasions de son confesseur.3
Les affaires d’estat ont des preceptes plus hardis.

Exeat aula,
Qui vult esse pius.
I’ay autresfois essayé d’employer au seruice des maniemens publiques,
les opinions et regles de viure, ainsi rudes, neufues, impolies
466 ou impollues, comme ie les ay nées chez moy, ou rapportees de
mon institution et desquelles ie me sers, sinon si commodeement
au moins seurement en particulier: une vertu scholastique et
nouice: ie les y ay trouuees ineptes et dangereuses. Celuy qui va
en la presse, il faut qu’il gauchisse, qu’il serre ses couddes, qu’il
recule, ou qu’il auance, voire qu’il quitte le droict chemin, selon ce
qu’il rencontre. Qu’il viue non tant selon soy, que selon autruy:
non selon ce qu’il se propose, mais selon ce qu’on luy propose: selon
le temps, selon les hommes, selon les affaires. Platon dit, que
qui eschappe, brayes nettes, du maniement du monde, c’est par1
miracle, qu’il en eschappe. Et dit aussi, que quand il ordonne son
philosophe chef d’vne police, il n’entend pas le dire d’vne police
corrompue, comme celle d’Athenes: et encore bien moins, comme
la nostre, enuers lesquelles la sagesse mesme perdroit son Latin.
Et vne bonne herbe, transplantee, en solage fort diuers à sa condition,
se conforme bien plustost à iceluy, qu’elle ne le reforme à
soy. Ie sens que si i’auois à me dresser tout à fait à telles occupations,
il m’y faudroit beaucoup de changement et de rabillage.
Quand ie pourrois cela sur moy, et pourquoy ne le pourrois ie,
auec le temps et le soing? ie ne le voudrois pas. De ce peu que ie2
me suis essayé en cette vacation; ie m’en suis d’autant degousté. Ie
me sens fumer en l’ame par fois, aucunes tentations vers l’ambition:
mais ie me bande et obstine au contraire:

At tu, Catulle, obstinatus obdura.

On ne m’y appelle gueres, et ie m’y conuie aussi peu. La liberté et
l’oysiueté, qui sont mes maistresses qualitez, sont qualitez, diametralement
contraires à ce mestier là. Nous ne sçauons pas distinguer
les facultez des hommes. Elles ont des diuisions, et bornes,
mal-aysees à choisir et delicates. De conclurre par la suffisance
d’vne vie particuliere, quelque suffisance à l’vsage public, c’est mal3
conclud. Tel se conduict bien, qui ne conduict pas bien les autres:
et faict des Essais, qui ne sçauroit faire des effects. Tel dresse bien
vn siege, qui dresseroit mal vne bataille: et discourt bien en priué,
qui harangueroit mal ou vn peuple ou vn Prince. Voire à l’auanture,
est-ce plustost tesmoignage à celuy qui peut l’vn, de ne pouuoir
point l’autre, qu’autrement. Ie trouue que les esprits hauts, ne sont
de guere moins aptes aux choses basses, que les bas esprits aux
hautes. Estoit-il à croire, que Socrates eust appresté aux Atheniens
matiere de rire à ses despens, pour n’auoir onques sçeu computer
les suffrages de sa tribu, et en faire rapport au conseil? Certes la4
veneration, en quoy i’ay les perfections de ce personnage, merite,
que sa fortune fournisse à l’excuse de mes principales imperfections,
vn si magnifique exemple. Nostre suffisance est detaillee à
menues pieces. La mienne n’a point de latitude, et si est chetifue
468 en nombre. Saturninus, à ceux qui luy auoient deferé tout commandement:
Compaignons, fit-il, vous auez perdu vn bon capitaine,
pour en faire vn mauvais general d’armee.   Qui se vante,
en vn temps malade, comme cestuy-cy, d’employer au seruice du
monde, vne vertu naifue et sincere: ou il ne la cognoist pas, les
opinions se corrompans auec les mœurs (de vray, oyez la leur
peindre, oyez la pluspart se glorifier de leurs deportemens, et former
leurs regles; au lieu de peindre la vertu, ils peignent l’iniustice
toute pure et le vice: et la presentent ainsi fauce à l’institution
des Princes) ou s’il la cognoist, il se vante à tort: et quoy1
qu’il die, faict mille choses, dequoy sa conscience l’accuse. Ie croirois
volontiers Seneca de l’experience qu’il en fit en pareille occasion,
pourueu qu’il m’en voulust parler à cœur ouuert. La plus
honnorable marque de bonté, en vne telle necessité, c’est recognoistre
librement sa faute, et celle d’autruy: appuyer et retarder
de sa puissance, l’inclination vers le mal: suyure enuis cette
pente, mieux esperer et mieux desirer. I’apperçois en ces desmembremens
de la France, et diuisions, où nous sommes tombez, chacun
se trauailler à deffendre sa cause: mais iusques aux meilleurs,
auec desguisement et mensonge. Qui en escriroit rondement, en2
escriroit temerairement et vitieusement. Le plus iuste party, si est-ce
encore le membre d’vn corps vermoulu et vereux. Mais d’vn tel
corps, le membre moins malade s’appelle sain: et à bon droit,
d’autant que nos qualitez n’ont tiltre qu’en la comparaison. L’innocence
ciuile, se mesure selon les lieux et saisons. I’aymerois bien à
voir en Xenophon, vne telle loüange d’Agesilaus. Estant prié par
vn Prince voisin, auec lequel il auoit autresfois esté en guerre, de
le laisser passer en ses terres, il l’octroya: luy donnant passage à
trauers le Peloponnese: et non seulement ne l’emprisonna ou empoisonna,
le tenant à sa mercy: mais l’accueillit courtoisement,3
suyuant l’obligation de sa promesse, sans luy faire offence. A ces
humeurs là, ce ne seroit rien dire. Ailleurs et en autre temps, il se
fera conte de la franchise, et magnanimité d’vne telle action. Ces babouyns
capettes s’en fussent moquez. Si peu retire l’innocence
Spartaine à la Françoise. Nous ne laissons pas d’auoir des hommes
vertueux: mais c’est selon nous. Qui a ses mœurs establies en reglement
470 au dessus de son siecle: ou qu’il torde, et émousse ses
regles: ou, ce que ie luy conseille plustost, qu’il se retire à quartier,
et ne se mesle point de nous. Qu’y gaigneroit-il?

Egregium sanctúmque virum si cerno, bimembri
Hoc monstrum puero, et miranti iam sub aratro
Piscibus inuentis, et fœtæ comparo mulæ.

On peut regretter les meilleurs temps: mais non pas fuyr aux
presens: on peut desirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant,
obeyr à ceux icy. Et à l’aduanture y a il plus de recommendation
d’obeyr aux mauuais, qu’aux bons. Autant que l’image1
des loix receuës, et anciennes de cette monarchie, reluyra en quelque
coin, m’y voila planté. Si elles viennent par malheur, à se contredire,
et empescher entr’elles, et produire deux parts, de chois
doubteux, et difficile: mon election sera volontiers, d’eschapper, et
me desrober à cette tempeste. Nature m’y pourra prester ce pendant
la main: ou les hazards de la guerre. Entre Cæsar et Pompeius,
ie me fusse franchement declaré. Mais entre ces trois voleurs,
qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyure le
vent. Ce que i’estime loisible, quand la raison ne guide plus.

Quo diuersus abis?2

Cette farcisseure, est vn peu hors de mon theme. Ie m’esgare:
mais plustost par licence, que par mesgarde. Mes fantasies se
suyuent: mais par fois c’est de loing: et se regardent, mais d’vne
veuë oblique. I’ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon: mi party
d’vne fantastique bigarrure: le deuant à l’amour, tout le bas
à la rhetorique. Ils ne craignent point ces muances: et ont vne
merueilleuse grace à se laisser ainsi rouller au vent: ou à le sembler.
Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas tousiours la
matiere: souuent ils la denotent seulement, par quelque marque:
comme ces autres l’Andrie, l’Eunuche; ou ceux cy, Sylla, Cicero,3
Torquatus. I’ayme l’alleure poëtique, à sauts et à gambades. C’est
vn art, comme dit Platon, leger, volage, demoniacle. Il est des ouurages
en Plutarque, où il oublie son theme, où le propos de son
argument ne se trouue que par incident, tout estouffé en matiere
estrangere. Voyez ses alleures au Dæmon de Socrates. O Dieu, que
ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté: et plus
472 lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit! C’est l’indiligent
lecteur, qui perd mon subiect; non pas moy. Il s’en trouuera tousiours
en vn coing quelque mot, qui ne laisse pas d’estre bastant,
quoy qu’il soit serré. Ie vois au change, indiscrettement et tumultuairement:
mon stile, et mon esprit, vont vagabondant de mesmes.
Il faut auoir vn peu de folie, qui ne veut auoir plus de sottise:
disent, et les preceptes de nos maistres, et encores plus leurs
exemples. Mille poëtes trainent et languissent à la prosaïque, mais
la meilleure prose ancienne, et ie la seme ceans indifferemment
pour vers, reluit par tout, de la vigueur et hardiesse poëtique, et1
represente quelque air de sa fureur. Il luy faut certes quitter la
maistrise, et preeminence en la parlerie. Le poëte, dit Platon, assis
sur le trepied des Muses, verse de furie, tout ce qui luy vient en la
bouche: comme la gargouïlle d’vne fontaine, sans le ruminer et
poiser: et luy eschappe des choses, de diuerse couleur, de contraire
substance, et d’vn cours rompu. Et la vieille theologie est
toute poësie, disent les sçauants, et la premiere philosophie. C’est
l’originel langage des Dieux. I’entends que la matiere se distingue
soy-mesmes. Elle montre assez où elle se change, où elle conclud,
où elle commence, où elle se reprend: sans l’entrelasser de parolles,2
de liaison, et de cousture, introduictes pour le seruice des
oreilles foibles, ou nonchallantes: et sans me gloser moy-mesme.
Qui est celuy, qui n’ayme mieux n’estre pas leu, que de l’estre en
dormant ou en fuyant? Nihil est tam vtile, quod in transitu prosit.
Si prendre des liures, estoit les apprendre: et si les veoir, estoit les
regarder: et les parcourir, les saisir, i’auroy tort de me faire du
tout si ignorant que ie dy. Puisque ie ne puis arrester l’attention du
lecteur par le poix: manco male, s’il aduient que ie l’arreste par mon
embrouïlleure. Voire mais, il se repentira par apres, de s’y estre
amusé. C’est mon: mais il s’y sera tousiours amusé. Et puis il est3
des humeurs comme cela, à qui l’intelligence porte desdain: qui
m’en estimeront mieux de ce qu’ils ne sçauront ce que ie dis: ils
conclurront la profondeur de mon sens, par l’obscurité. Laquelle à
parler en bon escient, ie hay bien fort: et l’euiterois, si ie me sçauois
euiter. Aristote se vante en quelque lieu, de l’affecter. Vitieuse
affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy
i’vsoy au commencement, m’a semblé rompre l’attention
auant qu’elle soit née, et la dissoudre: dedaignant s’y coucher
pour si peu, et se recueillir: ie me suis mis à les faire plus longs:
qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation,4
474 à qui on ne veut donner vne seule heure, on ne veut rien
donner. Et ne fait on rien pour celuy, pour qui on ne fait, qu’autre
chose faisant. Ioint, qu’à l’aduenture ay-ie quelque obligation particuliere,
à ne dire qu’à demy, à dire confusement, à dire discordamment.
Ie veux donq mal à cette raison trouble-feste. Et ces
proiects extrauagants qui trauaillent la vie, et ces opinions si fines,
si elles ont de la verité; ie la trouue trop chere et trop incommode.
Au rebours: ie m’employe à faire valoir la vanité mesme, et l’asnerie,
si elle m’apporte du plaisir. Et me laisse aller apres mes
inclinations naturelles sans les contreroller de si pres.   I’ay veu1
ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel et de la terre:
ce sont tousiours des hommes. Tout cela est vray: et si pourtant
ne sçauroy reuoir si souuent le tombeau de cette ville, si grande,
et si puissante, que ie ne l’admire et reuere. Le soing des morts
nous est en recommandation. Or i’ay esté nourry des mon enfance,
auec ceux icy. I’ay eu cognoissance des affaires de Rome, longtemps
auant que ie l’ay euë de ceux de ma maison. Ie sçauois le Capitole
et son plant, auant que ie sceusse le Louure: et le Tibre auant la
Seine. J’ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus,
Metellus, et Scipion, que ie n’ay d’aucuns hommes des nostres. Ils2
sont tres passez. Si est bien mon pere: aussi entierement qu’eux:
et s’est esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que
ceux-là ont faict en seize cens: duquel pourtant ie ne laisse pas
d’embrasser et practiquer la memoire, l’amitié et societé, d’vne
parfaicte vnion et tres-viue. Voire, de mon humeur, ie me rends
plus officieux enuers les trespassez. Ils ne s’aydent plus, ils en requierent
ce me semble d’autant plus mon ayde. La gratitude est là,
iustement en son lustre. Le bien-faict est moins richement assigné,
où il y a retrogradation, et reflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius
malade, et le trouuant en pauure estat, luy fourra tout bellement3
soubs le cheuet du lict, de l’argent qu’il luy donnoit. Et en le luy
celant, luy donnoit en outre, quittance de luy en sçauoir gré. Ceux
qui ont merité de moy, de l’amitié et de la recognoissance, ne l’ont
iamais perdue pour n’y estre plus: ie les ay mieux payez, et plus
soigneusement, absens et ignorans. Ie parle plus affectueusement
de mes amis, quand il n’y a plus de moyen qu’ils le sçachent. Or
i’ay attaqué cent querelles pour la deffence de Pompeius, et pour
la cause de Brutus. Cette accointance dure encore entre nous. Les
476 choses presentes mesmes, nous ne les tenons que par la fantasie.
Me trouuant inutile à ce siecle ie me reiecte à cet autre. Et en suis
si embabouyné, que l’estat de cette vieille Rome, libre, iuste, et
florissante, car ie n’en ayme, ny la naissance, ny la vieillesse, m’interesse
et me passionne. Parquoy ie ne sçauroy reuoir si souuent,
l’assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruynes profondes
iusques aux Antipodes, que ie ne m’y amuse. Est-ce par nature,
ou par erreur de fantasie, que la veuë des places, que nous sçauons
auoir esté hantées et habitées par personnes, desquelles la memoire
est en recommendation, nous emeut aucunement plus, qu’ouïr le1
recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits? Tanta vis admonitionis
inest in locis! Et id quidem in hac vrbe infinitum: quacumque enim
ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus. Il me plaist
de considerer leur visage, leur port, et leurs vestements. Ie remasche
ces grands noms entre les dents, et les fais retentir à mes
oreilles. Ego illos veneror, et tantis nominibus semper assurgo. Des
choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, i’en admire
les parties mesmes communes. Ie les visse volontiers deuiser,
promener, et soupper. Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques,
et images de tant d’honnestes hommes, et si valeureux lesquels2
i’ay veu viure et mourir: et qui nous donnent tant de bonnes
instructions par leur exemple, si nous les sçauions suyure.   Et puis
cette mesme Rome que nous voyons, merite qu’on l’ayme. Confederée
de si long temps, et par tant de tiltres, à nostre couronne.
Seule ville commune, et vniuerselle. Le magistrat souuerain qui y
commande, est recognu pareillement ailleurs: c’est la ville metropolitaine
de toutes les nations Chrestiennes. L’Espaignol et le François,
chacun y est chez soy. Pour estre des Princes de cet estat, il
ne faut qu’estre de Chrestienté, où qu’elle soit. Il n’est lieu çà bas,
que le ciel ayt embrassé auec telle influence de faueur, et telle3
constance. Sa ruyne mesme est glorieuse et enflée.

Laudandis preciosior ruinis.

Encore retient elle au tombeau des marques et image d’empire. Vt
palam sit vno in loco gaudentis opus esse naturæ. Quelqu’vn se blasmeroit,
et se mutineroit en soy-mesme, de se sentir chatouïller d’vn
si vain plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes.
Quelles qu’elles soyent qui contentent constamment vn
homme capable de sens commun, ie ne sçaurois auoir le cœur de le
plaindre.   Ie doibs beaucoup à la Fortune, dequoy iusques à cette
478 heure, elle n’a rien fait contre moy d’outrageux au delà de ma portée.
Seroit ce pas sa façon, de laisser en paix, ceux de qui elle n’est
point importunée?

Quanto quisque sibi plura negauerit,
A Diis plura feret: nil cupientium
Nudus castra peto: multa petentibus,
Desunt multa.

Si elle continue, elle me r’enuoyera tres-content et satisfaict,

Nihil supra
Deos lacesso.1

Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. Ie me console
aiséement, de ce qui aduiendra icy, quand ie n’y seray plus.
Les choses presentes m’embesongnent assez,

Fortunæ cætera mando.

Aussi n’ay-ie point cette forte liaison, qu’on dit attacher les hommes
à l’aduenir, par les enfans qui portent leur nom, et leur honneur.
Et en doibs desirer à l’auanture d’autant moins, s’ils sont si desirables.
Ie ne tiens que trop au monde, et à cette vie par moy-mesme.
Ie me contente d’estre en prise de la Fortune, par les circonstances
proprement necessaires à mon estre, sans luy alonger par ailleurs2
sa iurisdiction sur moy. Et n’ay iamais estimé qu’estre sans enfans,
fust vn defaut qui deust rendre la vie moins complete, et moins
contente. La vacation sterile, a bien aussi ses commoditez. Les
enfans sont du nombre des choses, qui n’ont pas fort dequoy estre
desirées, notamment à cette heure, qu’il seroit si difficile de les
rendre bons. Bona iam nec nasci licet, ita corrupta sunt semina. Et
si ont iustement dequoy estre regrettées, à qui les perd, apres les
auoir acquises.   Celuy qui me laissa ma maison en charge, prognostiquoit
que ie la deusse ruyner, regardant à mon humeur, si
peu casaniere. Il se trompa; me voicy comme i’y entray: sinon vn3
peu mieux. Sans office pourtant et sans benefice. Au demeurant, si
la Fortune ne m’a faict aucune offence violente, et extraordinaire,
aussi n’a-elle pas de grace. Tout ce qu’il y a de ses dons chez nous,
il y est auant moy, et au delà de cent ans. Ie n’ay particulierement
aucun bien essentiel, et solide, que ie doiue à sa liberalité. Elle
m’a faict quelques faueurs venteuses, honnoraires, et titulaires,
sans substance. Et me les a aussi à la verité, non pas accordées,
mais offertes. Dieu sçait, à moy: qui suis tout materiel, qui ne me
paye que de la realité, encores bien massiue: et qui, si ie l’osois
confesser, ne trouuerois l’auarice, guere moins excusable que l’ambition:4
ny la douleur, moins euitable que la honte: ny la santé,
moins desirable que la doctrine: ou la richesse, que la noblesse.

480

Parmy ses faueurs vaines, ie n’en ay point qui plaise tant à cette
niaise humeur, qui s’en paist chez moy, qu’vne bulle authentique
de bourgeoisie Romaine: qui me fut octroyée dernierement que i’y
estois, pompeuse en seaux, et lettres dorées: et octroyée auec toute
gratieuse liberalité. Et par ce qu’elles se donnent en diuers stile,
plus ou moins fauorable: et qu’auant que i’en eusse veu, i’eusse
esté bien aise, qu’on m’en eust montré vn formulaire: ie veux, pour
satisfaire à quelqu’vn, s’il s’en trouue malade de pareille curiosité à
la mienne, la transcrire icy en sa forme.

Quod Horatius Maximus, Martius Cecius, Alexander Mutus, almæ1
vrbis conseruatores de Illustrissimo viro Michaèle Montano equite
sancti Michaèlis, et à cubiculo Regis Christianissimi, Romana Ciuitate
donando, ad Senatum retulerunt, S. P. Q. R. de ea re ita fieri
censuit.
CVM, veteri more et instituto, cupidè illi semper studioséque suscepti
sint, qui, virtute ac nobilitate præstantes, magno Reip. nostræ
vsui atque ornamento fuissent, vel esse aliquando possent: Nos, maiorum
nostrorum exemplo atque auctoritate permoti, præclaram hanc
consuetudinem nobis imitandam ac seruandam fore censemus. Quamobrem
cum Illustrissimus Michaèl Montanus, Eques sancti Michaèlis, et
a cubiculo Regis Christianissimi Romani nominis studiosissimus, et2
familiæ laude atque splendore et propriis virtutum meritis dignissimus
sit, qui summo Senatus Populique Romani iudicio ac studio in
Romanam Ciuitatem adsciscatur; placere Senatui P. Q. R. Illustrissimum
Michaèlem Montanum rebus omnibus ornatissimum, atque huic
inclyto populo charissimum, ipsum posterosque in Romanam Ciuitatem
adscribi, ornarique omnibus et præmiis et honoribus, quibus illi
fruuntur, qui Ciues Patriciique Romani nati aut iure optimo facti
sunt. In quo censere Senatum P. Q. R. se non tam illi Ius Ciuitatis
largiri quàm debitum tribuere, neque magis beneficium dare quám ab
ipso accipere, qui hoc Ciuitatis munere accipiendo, singulari Ciuitatem3
ipsam ornamento atque honore affecerit. Quam quidem S. C. auctoritatem
iidem Conseruatores per Senatus P. Q. R. scribas in acta
referri atque in Capitolij curia seruari, priuilegiumque huiusmodi
fieri, solitoque vrbis sigillo communiri curarunt. Anno ab vrbe condita
CXƆCCCXXXI, post Christum natum M. D. LXXXI. III. Idus Martij.

Horatius Fuscus sacri S. P. Q. R. scriba.
Vincent. Martholus sacri S. P. Q. R. scriba.

482

N’estant bourgeois d’aucune ville, ie suis bien aise de l’estre de
la plus noble qui fut et qui sera onques. Si les autres se regardoient
attentiuement, comme ie fay, ils se trouueroient comme ie fay,
pleins d’inanité et de fadaise. De m’en deffaire, ie ne puis, sans me
deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les vns que
les autres. Mais ceux qui le sentent, en ont vn peu meilleur compte:
encore ne sçay-ie.   Cette opinion et vsance commune, de regarder
ailleurs qu’à nous, a bien pourueu à nostre affaire. C’est vn obiect
plein de mescontentement. Nous n’y voyons que misere et vanité.
Pour ne nous desconforter, Nature a reietté bien à propos, l’action1
de nostre veuë, au dehors. Nous allons en auant à vau l’eau, mais
de rebrousser vers nous, nostre course, c’est vn mouuement penible:
la mer se brouille et s’empesche ainsi, quand elle est repoussée
à soy. Regardez, dict chacun, les branles du ciel: regardez au
public: à la querelle de cestuy-là: au pouls d’vn tel: au testament
de cet autre: somme regardez tousiours haut ou bas, ou à costé,
ou deuant, ou derriere vous. C’estoit vn commandement paradoxe,
que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes: Regardez dans
vous, recognoissez vous, tenez vous à vous. Vostre esprit, et vostre
volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy: vous vous2
escoulez, vous vous respandez: appilez vous, soustenez vous: on
vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas,
que ce monde tient toutes ses veuës contraintes au dedans, et ses
yeux ouuerts à se contempler soy-mesme? C’est tousiours vanité
pour toy, dedans et dehors: mais elle est moins vanité, quand elle
est moins estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chasque
chose s’estudie la premiere, et a selon son besoin, des limites à ses
trauaux et desirs. Il n’en est vne seule si vuide et necessiteuse que
toy, qui embrasses l’vniuers. Tu és le scrutateur sans cognoissance:
le magistrat sans iuridiction: et apres tout, le badin de la farce.3

484

CHAPITRE X.    (TRADUCTION LIV. III, CH. X.)
De mesnager sa volonté.

AV prix du commun des hommes, peu de choses me touchent: ou
pour mieux dire, me tiennent. Car c’est raison qu’elles touchent,
pourueu qu’elles ne nous possedent. I’ay grand soin d’augmenter
par estude, et par discours, ce priuilege d’insensibilité, qui est naturellement
bien auancé en moy. I’espouse, et me passionne par
consequent, de peu de choses. I’ay la veuë clere: mais ie l’attache
à peu d’obiects: le sens delicat et mol: mais l’apprehension et
l’application, ie l’ay dure et sourde. Ie m’engage difficilement. Autant
que ie puis ie m’employe tout à moy. Et en ce subiect mesme,
ie briderois pourtant et soustiendrois volontiers, mon affection,1
qu’elle ne s’y plonge trop entiere: puis que c’est vn subiect, que ie
possede à la mercy d’autruy, et sur lequel la Fortune a plus de
droict que ie n’ay. De maniere, que iusques à la santé, que i’estime
tant, il me seroit besoing, de ne la pas desirer, et m’y addonner si
furieusement, que i’en trouue les maladies importables. On se doibt
moderer, entre la haine de la douleur, et l’amour de la volupté. Et
ordonne Platon vne moyenne route de vie entre les deux. Mais aux
affections qui me distrayent de moy, et attachent ailleurs, à celles
là certes m’oppose-ie de toute ma force. Mon opinion est, qu’il se
faut prester à autruy, et ne se donner qu’à soy-mesme. Si ma volonté2
se trouuoit aysée à s’hypothequer et à s’appliquer, ie n’y durerois
pas. Ie suis trop tendre, et par nature et par vsage,

Fugax rerum, securâque in otia natus.

Les debats contestez et opiniastrez, qui donneroient en fin aduantage
à mon aduersaire; l’issue qui rendroit honteuse ma chaulde
poursuitte, me rongeroit à l’aduanture bien cruellement. Si ie mordois
à mesme, comme font les autres; mon ame n’auroit iamais la
force de porter les alarmes, et emotions, qui suyuent ceux qui embrassent
tant. Elle seroit incontinent disloquée par cette agitation
intestine. Si quelquefois on m’a poussé au maniement d’affaires estrangeres,3
486 i’ay promis de les prendre en main, non pas au poulmon et
au foye; de m’en charger, non de les incorporer: de m’en soigner,
ouy; de m’en passionner, nullement: i’y regarde, mais ie ne les
couue point. I’ay assez affaire à disposer et ranger la presse domestique
que i’ay dans mes entrailles, et dans mes veines, sans y
loger, et me fouler d’vne presse estrangere. Et suis assez interessé
de mes affaires essentiels, propres, et naturels, sans en conuier
d’autres forains. Ceux qui sçauent combien ils se doiuent, et de
combien d’offices ils sont obligez à eux, trouuent que Nature leur a
donné cette commission plaine assez, et nullement oysifue. Tu as1
bien largement affaire chez toy, ne t’esloigne pas.   Les hommes
se donnent à louage. Leurs facultez ne sont pas pour eux; elles
sont pour ceux, à qui ils s’asseruissent; leurs locataires sont chez
eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaist pas.
Il faut mesnager la liberté de nostre ame, et ne l’hypotequer qu’aux
occasions iustes. Lesquelles sont en bien petit nombre, si nous
iugeons sainement. Voyez les gens appris à se laisser emporter et
saisir, ils le font par tout. Aux petites choses comme aux grandes;
à ce qui ne les touche point, comme à ce qui les touche. Ils s’ingerent
indifferemment où il y a de la besongne; et sont sans vie,2
quand ils sont sans agitation tumultuaire. In negotiis sunt, negotij
causa. Ils ne cherchent la besongne que pour embesongnement. Ce
n’est pas, qu’ils vueillent aller, tant, comme c’est, qu’ils ne se peuuent
tenir. Ne plus ne moins, qu’vne pierre esbranlée en sa cheute,
qui ne s’arreste iusqu’à tant qu’elle se couche. L’occupation est à
certaine maniere de gents, marque de suffisance et de dignité.
Leur esprit cherche son repos au bransle, comme les enfans au berceau.
Ils se peuuent dire autant seruiables à leurs amis, comme
importuns à eux mesmes. Personne ne distribue son argent à autruy,
chacun y distribue son temps et sa vie. Il n’est rien dequoy3
nous soyons si prodigues, que de ces choses là, desquelles seules
l’auarice nous seroit vtile et louable. Ie prens vne complexion toute
diuerse. Ie me tiens sur moy. Et communément desire mollement
ce que ie desire, et desire peu: m’occupe et embesongne de mesme,
rarement et tranquillement. Tout ce qu’ils veulent et conduisent,
ils le font de toute leur volonté et vehemence. Il y a tant de mauuais
488 pas, que pour le plus seur, il faut vn peu legerement et superficiellement
couler ce monde: et le glisser, non pas l’enfoncer. La
volupté mesme, est douloureuse en sa profondeur.

Incedis per ignes
Subpositos cineri doloso.
Messieurs de Bordeaux m’esleurent Maire de leur ville, estant
esloigné de France; et encore plus esloigné d’vn tel pensement. Ie
m’en excusay. Mais on m’apprint que i’auois tort; le commandement
du Roy s’y interposant aussi. C’est vne charge, qui doit sembler
d’autant plus belle, qu’elle n’a, ny loyer ny gain, autre que1
l’honneur de son execution. Elle dure deux ans; mais elle peut estre
continuée par seconde eslection. Ce qui aduient tres rarement. Elle le
fut à moy; et ne l’auoit esté que deux fois auparauant: quelques
années y auoit, à Monsieur de Lansac; et fraichement à Monsieur
de Biron Mareschal de France. En la place duquel ie succeday; et
laissay la mienne, à Monsieur de Matignon aussi Mareschal de
France. Glorieux de si noble assistance.

Vterque bonus pacis bellique minister.

La Fortune voulut part à ma promotion, par cette particuliere circonstance
qu’elle y mit du sien. Non vaine du tout. Car Alexandre2
desdaigna les Ambassadeurs Corinthiens qui lui offroyent la bourgeoisie
de leur ville; mais quand ils vindrent à luy deduire, comme
Bacchus et Hercules estoyent aussi en ce registre, il les en remercia
gratieusement.   A mon arriuée, ie me deschiffray fidelement, et
conscientieusement, tout tel que ie me sens estre: sans memoire,
sans vigilance, sans experience, et sans vigueur: sans hayne aussi,
sans ambition, sans auarice, et sans violence: à ce qu’ils fussent
informez et instruicts de ce qu’ils auoyent à attendre de mon seruice.
Et par ce que la cognoissance de feu mon pere les auoit seule
incitez à cela, et l’honneur de sa memoire: ie leur adioustay bien3
clairement, que ie serois tres-marry que chose quelconque fist autant
d’impression en ma volonté, comme auoyent faict autrefois en
la sienne, leurs affaires, et leur ville, pendant qu’il l’auoit en gouuernement,
en ce lieu mesme auquel ils m’auoyent appellé. Il me
souuenoit, de l’auoir veu vieil, en mon enfance, l’ame cruellement
agitée de cette tracasserie publique; oubliant le doux air de sa maison,
où la foiblesse des ans l’auoit attaché long temps auant; et
son mesnage, et sa santé; et mesprisant certes sa vie, qu’il y cuida
perdre, engagé pour eux, à des longs et penibles voyages. Il estoit
tel; et luy partoit cette humeur d’vne grande bonté de nature. Il4
ne fut iamais ame plus charitable et populaire. Ce train, que ie
490 louë en autruy, ie n’ayme point à le suiure. Et ne suis pas sans
excuse. Il auoit ouy dire, qu’il se falloit oublier pour le prochain;
que le particulier ne venoit en aucune consideration au prix du general.
La plus part des regles et preceptes du monde prennent ce
train, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à
l’vsage de la societé publique. Ils ont pensé faire vn bel effect, de
nous destourner et distraire de nous; presupposans que nous n’y
tinsions que trop, et d’vne attache trop naturelle; et n’ont espargné
rien à dire pour cette fin. Car il n’est pas nouueau aux sages, de
prescher les choses comme elles seruent, non comme elles sont. La1
verité a ses empeschements, incommoditez et incompatibilitez auec
nous. Il nous faut souuent tromper, afin que nous ne nous trompions.
Et siller nostre veuë, estourdir nostre entendement, pour les
redresser et amender. Imperiti enim iudicant, et qui frequenter in
hoc ipsum fallendi sunt, ne errent. Quand ils nous ordonnent, d’aymer
auant nous, trois, quatre, et cinquante degrez de choses; ils
representent l’art des archers, qui pour arriuer au poinct, vont
prenant leur visée grande espace au dessus de la bute. Pour dresser
vn bois courbe, on le recourbe au rebours.   I’estime qu’au
temple de Pallas, comme nous voyons en toutes autres religions,2
il y auoit des mysteres apparens, pour estre montrez au
peuple; et d’autres mysteres plus secrets, et plus haults, pour estre
montrés seulement à ceux qui en estoyent profez. Il est vray-semblable
qu’en ceux-cy, se trouue le vray poinct de l’amitié que chacun
se doit. Non vne amitié faulce, qui nous faict embrasser la
gloire, la science, la richesse, et telles choses, d’vne affection principalle
et immoderée, comme membres de nostre estre; ny vne
amitié molle et indiscrette; en laquelle il aduient ce qui se voit au
lierre, qu’il corrompt et ruyne la paroy qu’il accole. Mais vne amitié
salutaire et reglée; esgalement vtile et plaisante. Qui en sçait3
les deuoirs, et les exerce, il est vrayement du cabinet des Muses; il
a attaint le sommet de la sagesse humaine, et de nostre bon heur.
Cettuy-cy, sçachant exactement ce qu’il se doit, trouue dans son
rolle, qu’il doit appliquer à soy, l’vsage des autres hommes, et du
monde; et pour ce faire, contribuer à la societé publique les deuoirs
et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autruy, ne
vit guere à soy. Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse.
La principale charge que nous ayons, c’est à chacun sa conduite. Et
492 est ce pourquoy nous sommes icy. Comme qui oublieroit de bien et
saintement viure; et penseroit estre quitte de son deuoir, en y
acheminant et dressant les autres; ce seroit vn sot. Tout de mesme,
qui abandonne en son propre, le sainement et gayement viure, pour
en seruir autruy, prent à mon gré vn mauuais et desnaturé party.
Ie ne veux pas, qu’on refuse aux charges qu’on prend, l’attention,
les pas, les parolles, et la sueur, et le sang au besoing:

Non ipse pro charis amicis
Aut patria timidus perire.

Mais c’est par emprunt et accidentalement; l’esprit se tenant tousiours1
en repos et en santé: non pas sans action, mais sans vexation,
sans passion. L’agir simplement, luy couste si peu, qu’en
dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, auec
discretion. Car le corps reçoit les charges qu’on luy met sus, iustement
selon qu’elles sont: l’esprit les estend et les appesantit souuent
à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble.
On faict pareilles choses auec diuers efforts, et differente contention
de volonté. L’vn va bien sans l’autre. Car combien de gens se
hazardent tous les iours aux guerres, dequoy il ne leur chault: et
se pressent aux dangers des battailles, desquelles la perte, ne leur2
troublera pas le voisin sommeil? Tel en sa maison, hors de ce danger,
qu’il n’oseroit auoir regardé, est plus passionné de l’yssue de
cette guerre, et en a l’ame plus trauaillée, que n’a le soldat qui y
employe son sang et sa vie. I’ay peu me mesler des charges publiques,
sans me despartir de moy, de la largeur d’vne ongle, et me
donner à autruy sans m’oster à moy. Cette aspreté et violence de
desirs, empesche plus, qu’elle ne sert à la conduitte de ce qu’on
entreprend. Nous remplit d’impatience enuers les euenemens, ou
contraires, ou tardifs: et d’aigreur et de soupçon enuers ceux, auec
qui nous negotions. Nous ne conduisons iamais bien la chose de laquelle3
nous sommes possedez et conduicts.

Malè cuncta ministrat
Impetus.

Celuy qui n’y employe que son iugement, et son addresse, il y procede
plus gayement: il feint, il ploye, il differe tout à son aise, selon
le besoing des occasions: il faut d’atteinte, sans tourment, et
sans affliction, prest et entier pour vne nouuelle entreprise: il
marche tousiours la bride à la main. En celuy qui est enyuré de
cette intention violente et tyrannique, on voit par necessité beaucoup
d’imprudence et d’iniustice. L’impetuosité de son desir l’emporte.4
Ce sont mouuements temeraires, et, si Fortune n’y preste beaucoup,
494 de peu de fruict. La philosophie veut qu’au chastiement des
offences receuës, nous en distrayons la cholere: non afin que la vengeance
en soit moindre, ains au rebours, afin qu’elle en soit d’autant
mieux assenee et plus poisante. A quoy il luy semble que cette impetuosité
porte empeschement. Non seulement la cholere trouble: mais
de soy, elle lasse aussi les bras de ceux qui chastient. Ce feu estourdit
et consomme leur force. Comme en la precipitation, festinatio tarda
est. La hastiueté se donne elle mesme la iambe, s’entraue et s’arreste.
Ipsa se velocitas implicat. Pour exemple. Selon ce que i’en vois par
vsage ordinaire, l’auarice n’a point de plus grand destourbier que1
soy-mesme. Plus elle est tendue et vigoureuse, moins elle en est
fertile. Communement elle attrape plus promptement les richesses,
masquée d’vn’ image de liberalité.   Vn Gentilhomme tres-homme
de bien, et mon amy, cuyda brouiller la santé de sa teste, par vne
trop passionnée attention et affection aux affaires d’vn Prince, son
maistre. Lequel maistre, s’est ainsi peinct soy-mesmes à moy:
Qu’il voit le poix des accidens, comme vn autre: mais qu’à ceux
qui n’ont point de remede, il se resoult soudain à la souffrance:
aux autres, apres y auoir ordonné les prouisions necessaires, ce
qu’il peut faire promptement par la viuacité de son esprit, il attend2
en repos ce qui s’en peut ensuiure. De vray, ie l’ay veu à mesme,
maintenant vne grande nonchalance et liberté d’actions et de visage,
au trauers de bien grands affaires et bien espineux. Ie le
trouue plus grand et plus capable, en vne mauuaise, qu’en vne
bonne fortune. Ses pertes luy sont plus glorieuses, que ses victoires,
et son deuil que son triomphe.   Considerez, qu’aux actions
mesmes qui sont vaines et friuoles: au ieu des eschecs, de la
paulme, et semblables, cet engagement aspre et ardant d’vn desir
impetueux, iette incontinent l’esprit et les membres, à l’indiscretion,
et au desordre. On s’esblouit, on s’embarasse soy mesme. Celuy qui3
se porte plus moderément enuers le gain, et la perte, il est tousiours
chez soy. Moins il se pique et passionne au ieu, il le conduit
d’autant plus auantageusement et seurement.   Nous empeschons
au demeurant, la prise et la serre de l’ame, à luy donner tant de
choses à saisir. Les vnes, il les luy faut seulement presenter, les
autres attacher, les autres incorporer. Elle peut voir et sentir toutes
choses, mais elle ne se doit paistre que de soy. Et doit estre instruicte,
de ce qui la touche proprement, et qui proprement est de
son auoir, et de sa substance. Les loix de Nature nous apprennent
496 ce que iustement, il nous faut. Apres que les sages nous ont dit,
que selon elle personne n’est indigent, et que chacun l’est selon
l’opinion, ils distinguent ainsi subtilement, les desirs qui viennent
d’elle, de ceux qui viennent du desreglement de nostre fantasie.
Ceux desquels on voit le bout, sont siens, ceux qui fuyent deuant
nous, et desquels nous ne pouuons ioindre la fin, sont nostres. La
pauureté des biens, est aisée à guerir; la pauureté de l’ame,
impossible.

Nam si, quod satis est homini, id satis esse potesset,
Hoc sat erat: nunc, quum hoc non est, quî credimus porro,1
Diuitias vllas animum m’i explere potesse?

Socrates voyant porter en pompe par sa ville, grande quantité de
richesse, ioyaux et meubles de prix: Combien de choses, dit-il, ie
ne desire point! Metrodorus viuoit du poix de douze onces par iour,
Epicurus à moins: Metroclez dormoit en hyuer auec les moutons,
en esté aux cloistres des Eglises. Sufficit ad id natura, quod poscit.
Cleanthes viuoit de ses mains, et se vantoit, que Cleanthes, s’il
vouloit, nourriroit encore vn autre Cleanthes.   Si ce que Nature
exactement, et originelement nous demande, pour la conseruation
de nostre estre, est trop peu (comme de vray combien ce l’est, et2
combien à bon comte nostre vie se peut maintenir, il ne se doit
exprimer mieux que par cette consideration: Que c’est si peu, qu’il
eschappe la prise et le choc de la Fortune, par sa petitesse) dispensons
nous de quelque chose plus outre; appellons encore nature,
l’vsage et condition de chacun de nous; taxons nous, traitons nous
à cette mesure; estendons noz appartenances et noz comtes iusques
là. Car iusques là, il me semble bien, que nous auons quelque
excuse. L’accoustumance est vne seconde nature, et non moins
puissante. Ce qui manque à ma coustume ie tiens qu’il me manque.
Et i’aymerois presque esgalement qu’on m’ostast la vie, que si on3
me l’essimoit et retranchoit bien loing de l’estat auquel ie l’ay vescue
si long temps. Ie ne suis plus en termes d’vn grand changement,
ny de me ietter à vn nouueau train et inusité; non pas mesme
vers l’augmentation: il n’est plus temps de deuenir autre. Et comme
ie plaindrois quelque grande aduenture, qui me tombast à cette
heure entre mains, qu’elle ne seroit venuë en temps que i’en peusse
iouyr,

Quo mihi fortunæ, si non conceditur vti?

Ie me plaindroy de mesme, de quelque acquest interne. Il vault
quasi mieux iamais, que si tard, deuenir honneste homme. Et bien4
entendu à viure, lors qu’on n’a plus de vie. Moy, qui m’en vay, resigneroy
facilement à quelqu’vn, qui vinst, ce que i’apprends de
prudence, pour le commerce du monde. Moustarde apres disner. Ie
498 n’ay que faire du bien, duquel ie ne puis rien faire. A quoy la
science, à qui n’a plus de teste? C’est iniure et deffaueur de Fortune,
de nous offrir des presents, qui nous remplissent d’vn iuste
despit de nous auoir failly en leur saison. Ne me guidez plus: ie ne
puis plus aller. De tant de membres, qu’a la suffisance, la patience
nous suffit. Donnez la capacité d’vn excellent dessus, au chantre qui a
les poulmons pourris! Et d’eloquence à l’eremite relegué aux deserts
d’Arabie. Il ne faut point d’art, à la cheute. La fin se trouue de
soy, au bout de chasque besongne. Mon monde est failly, ma forme
expirée. Ie suis tout du passé. Et suis tenu de l’authorizer et d’y1
conformer mon issue. Ie veux dire cecy par maniere d’exemple. Que
l’eclipsement nouueau des dix iours du Pape, m’ont prins si bas,
que ie ne m’en puis bonnement accoustrer. Ie suis des années, ausquelles
nous comtions autrement. Vn si ancien et long vsage, me
vendique et rappelle à soy. Ie suis contraint d’estre vn peu heretique
par là. Incapable de nouuelleté, mesme correctiue. Mon imagination
en despit de mes dents se iette tousiours dix iours plus
auant, ou plus arriere: et grommelle à mes oreilles. Cette regle touche
ceux, qui ont à estre. Si la santé mesme, si succrée vient à me
retrouuer par boutades, c’est pour me donner regret plustost que2
possession de soy. Ie n’ay plus où la retirer. Le temps me laisse.
Sans luy rien ne se possede. O que ie feroy peu d’estat de ces
grandes dignitez electiues, que ie voy au monde, qui ne se donnent
qu’aux hommes prests à partir: ausquelles on ne regarde pas tant,
combien deuëment on les exercera, que combien peu longuement
on les exercera: dés l’entrée on vise à l’issue. Somme: me voicy
apres d’acheuer cet homme, non d’en refaire vn autre. Par long
vsage, cette forme m’est passée en substance, et fortune en nature.
Ie dis donc, que chacun d’entre nous foiblets, est excusable
d’estimer sien, ce qui est compris soubs cette mesure. Mais aussi3
au delà de ces limites, ce n’est plus que confusion. C’est la plus
large estandue que nous puissions octroyer à noz droicts. Plus nous
amplifions nostre besoing et possession, d’autant plus nous engageons
nous aux coups de la Fortune, et des aduersitez. La carriere
de noz desirs doit estre circonscripte, et restraincte, à vn court limite,
des commoditez les plus proches et contigues. Et doit en
outre, leur course, se manier, non en ligne droicte, qui face bout
ailleurs, mais en rond, duquel les deux pointes se tiennent et terminent
en nous, par vn brief contour. Les actions qui se conduisent
500 sans cette reflexion, s’entend voisine reflexion et essentielle, comme
sont celles des auaricieux, des ambitieux, et tant d’autres, qui courent
de pointe, desquels la course les emporte tousiours deuant
eux, ce sont actions erronées et maladiues.   La plus part de noz
vacations sont farcesques. Mundus vniuersus exercet histrioniam. Il
faut iouer deuement nostre rolle, mais comme rolle d’vn personnage
emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire vne
essence réelle, ny de l’estranger le propre. Nous ne sçauons pas
distinguer la peau de la chemise. C’est assés de s’enfariner le visage,
sans s’enfariner la poictrine. I’en vois qui se transforment et1
se transsubstantient en autant de nouuelles figures, et de nouueaux
estres, qu’ils entreprennent de charges: et qui se prelatent iusques
au foye et aux intestins: et entrainent leur office iusques en leur
garderobe. Ie ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades,
qui les regardent, de celles qui regardent leur commission, ou leur
suitte, ou leur mule. Tantum se fortunæ permittunt, etiam vt naturam
dediscant. Ils enflent et grossissent leur ame, et leur discours
naturel, selon la haulteur de leur siege magistral. Le Maire et Montaigne,
ont tousiours esté deux, d’vne separation bien claire. Pour
estre aduocat ou financier, il n’en faut pas mescognoistre la fourbe,2
qu’il y a en telles vacations. Vn honneste homme n’est pas comtable
du vice ou sottise de son mestier; et ne doit pourtant en refuser
l’exercice. C’est l’vsage de son pays, et il y a du proffit. Il faut viure
du monde, et s’en preualoir, tel qu’on le trouue. Mais le iugement
d’vn Empereur, doit estre au dessus de son empire; et le voir et considerer,
comme accident estranger. Et luy doit sçauoir iouyr de soy
à part; et se communicquer comme Iacques et Pierre: au moins à
soy-mesmes.   Ie ne sçay pas m’engager si profondement, et si entier.
Quand ma volonté me donne à vn party, ce n’est pas d’vne si violente
obligation, que mon entendement s’en infecte. Aux presens3
brouillis de cet estat, mon interest ne m’a faict mescognoistre, ny
les qualitez louables en noz aduersaires, ny celles qui sont reprochables
502 en ceux que i’ay suiuy. Ils adorent tout ce qui est de leur
costé: moy ie n’excuse pas seulement la plus part des choses, qui
sont du mien. Vn bon ouurage, ne perd pas ses graces, pour plaider
contre moy. Hors le nœud du debat, ie me suis maintenu en
equanimité, et pure indifference. Neque extra necessitates belli, præcipuum
odium gero. Dequoy ie me gratifie, d’autant que ie voy communément
faillir au contraire. Ceux qui allongent leur cholere, et
leur haine au delà des affaires, comme faict la plus part, montrent
qu’elle leur part d’ailleurs, et de cause particuliere. Tout ainsi
comme, à qui estant guary de son vlcere, la fiebure demeure encore,1
montre qu’elle auoit vn autre principe plus caché. C’est qu’ils
n’en ont point à la cause, en commun: et entant qu’elle blesse l’interest
de touts, et de l’estat. Mais luy en veulent, seulement en ce,
qu’elle leur masche en priué. Voyla pourquoy, ils s’en picquent de
passion particuliere, et au delà de la iustice, et de la raison publique.
Non tam omnia vniuersi, quàm ea, quæ ad quemque pertinerent,
singuli carpebant. Ie veux que l’aduantage soit pour nous: mais ie
ne forcene point, s’il ne l’est. Ie me prens fermement au plus sain
des partis. Mais ie n’affecte pas qu’on me remarque specialement,
ennemy des autres, et outre la raison generalle. I’accuse merueilleusement2
cette vitieuse forme d’opiner: Il est de la Ligue: car il
admire la grace de Monsieur de Guyse. L’actiueté du Roy de Nauarre
l’estonne: il est Huguenot. Il trouue cecy à dire aux mœurs du
Roy: il est seditieux en son cœur. Et ne conceday pas au magistrat
mesme, qu’il eust raison, de condamner vn liure, pour auoir logé
entre les meilleurs poëtes de ce siecle, vn heretique. N’oserions
nous dire d’vn voleur, qu’il a belle greue? Faut-il, si elle est putain,
qu’elle soit aussi punaise? Aux siecles plus sages, reuoqua-on
le superbe tiltre de Capitolinus, qu’on auoit auparauant donné à
Marcus Manlius, comme conseruateur de la religion et liberté publique?3
Estouffa-on la memoire de sa liberalité, et de ses faicts
d’armes, et recompenses militaires ottroyées à sa vertu, par ce qu’il
affecta depuis la Royauté, au preiudice des loix de son pays? S’ils
ont prins en haine vn aduocat, l’endemain il leur deuient ineloquent.
I’ay touché ailleurs le zele, qui poulsa des gens de bien à semblables
fautes. Pour moy, ie sçay bien dire: Il faict meschamment
cela, et vertueusement cecy. De mesmes, aux prognostiques ou euenements
sinistres des affaires, ils veulent, que chacun en son party
504 soit aueugle ou hebeté: que nostre persuasion et iugement, serue
non à la verité, mais au proiect de nostre desir. Ie faudroy plustost
vers l’autre extremité: tant ie crains, que mon desir me suborne.
Ioint, que ie me deffie vn peu tendrement, des choses que ie souhaitte.
   I’ay veu de mon temps, merueilles en l’indiscrette et
prodigieuse facilité des peuples, à se laisser mener et manier la
creance et l’esperance, où il a pleu et seruy à leurs chefs: par dessus
cent mescomtes, les vns sur les autres: par dessus les fantosmes,
et les songes. Ie ne m’estonne plus de ceux, que les singeries
d’Apollonius et de Mahumed embufflerent. Leur sens et entendement,1
est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion
n’a plus d’autre choix, que ce qui leur rit, et qui conforte leur
cause. I’auoy remarqué souuerainement cela, au premier de noz
partis fiebureux. Cet autre, qui est nay depuis, en l’imitant, le surmonte.
Par où ie m’aduise, que c’est vne qualité inseparable des
erreurs populaires. Apres la premiere qui part, les opinions s’entrepoussent,
suiuant le vent, comme les flotz. On n’est pas du corps,
si on s’en peut desdire: si on ne vague le train commun. Mais
certes on faict tort aux partis iustes, quand on les veut secourir de
fourbes. I’y ay tousiours contredict. Ce moyen ne porte qu’enuers2
les testes malades. Enuers les saines, il y a des voyes plus seures, et
non seulement plus honnestes, à maintenir les courages, et excuser
les accidents contraires.   Le ciel n’a point veu vn si poisant desaccord,
que celuy de Cæsar, et de Pompeius; ny ne verra pour
l’aduenir. Toutesfois il me semble recognoistre en ces belles ames,
vne grande moderation de l’vn enuers l’autre. C’estoit vne ialousie
d’honneur et de commandement, qui ne les emporta pas à hayne
furieuse et indiscrette; sans malignité et sans detraction. En leurs
plus aigres exploicts, ie descouure quelque demeurant de respect,
et de bien-vueillance. Et iuge ainsi; que s’il leur eust esté possible,3
chacun d’eux eust desiré de faire son affaire sans la ruyne de son
compagnon, plustost qu’auec sa ruyne. Combien autrement il en va
de Marius, et de Sylla: prenez y garde.   Il ne faut pas se precipiter
si esperduement apres nos affections, et interestz. Comme estant
ieune, ie m’opposois au progrez de l’amour, que ie sentoy trop
auancer sur moy; et m’estudiois qu’il ne me fust si aggreable, qu’il
506 vinst à me forcer en fin, et captiuer du tout à sa mercy. I’en vse de
mesme à toutes autres occasions, où ma volonté se prend auec trop
d’appetit. Ie me panche à l’opposite de son inclination, comme ie la
voy se plonger, et enyurer de son vin. Ie fuis à nourrir son plaisir
si auant, que ie ne l’en puisse plus r’auoir, sans perte sanglante.
Les ames qui par stupidité ne voyent les choses qu’à demy, iouissent
de cet heur, que les nuisibles les blessent moins. C’est vne ladrerie
spirituelle, qui a quelque air de santé; et telle santé, que la philosophie
ne mesprise pas du tout. Mais pourtant, ce n’est pas raison
de la nommer sagesse: ce que nous faisons souuent. Et de cette maniere1
se moqua quelqu’vn anciennement de Diogenes, qui alloit
embrassant en plein hyuer tout nud, vne image de neige pour
l’essay de sa patience. Celuy-là le rencontrant en cette desmarche:
As tu grand froid à cette heure, luy dit-il? Du tout point, respond
Diogenes. Or suiuit l’autre: Que penses-tu donc faire de difficile, et
d’exemplaire à te tenir là? Pour mesurer la constance, il faut necessairement
sçauoir la souffrance.   Mais les ames qui auront à
voir les euenemens contraires, et les iniures de la Fortune, en leur
profondeur et aspreté, qui auront à les poiser et gouster, selon leur
aigreur naturelle, et leur charge, qu’elles emploient leur art, à se2
garder d’en enfiler les causes, et en destournent les aduenues. Que
fit le Roy Cotys? il paya liberalement la belle et riche vaisselle
qu’on lui auoit presentée: mais parce qu’elle estoit singulierement
fragile, il la cassa incontinent luy-mesme; pour s’oster de bonne
heure vne si aisée matiere de courroux contre ses seruiteurs. Pareillement,
i’ay volontiers euité de n’auoir mes affaires confus: et
n’ay cherché, que mes biens fussent contigus à mes proches: et
ceux à qui i’ay à me ioindre d’vne estroitte amitié: d’où naissent
ordinairement matieres d’alienation et dissociation. I’aymois autresfois
les ieux hazardeux des cartes et detz; ie m’en suis deffaict, il3
y a long temps; pour cela seulement, que quelque bonne mine que
ie fisse en ma perte, ie ne laissois pas d’en auoir au dedans de la
picqueure. Vn homme d’honneur, qui doit sentir vn desmenti, et
vne offence iusques au cœur, qui n’est pour prendre vne mauuaise
excuse en payement et consolation, qu’il euite le progrez des altercations
contentieuses. Ie fuis les complexions tristes, et les hommes
hargneux, comme les empestez. Et aux propos que ie ne puis traicter
sans interest, et sans emotion, ie ne m’y mesle, si le deuoir ne
m’y force. Melius non incipient, quàm desinent. La plus seure façon
508 est donc, se preparer auant les occasions.   Ie sçay bien, qu’aucuns
sages ont pris autre voye; et n’ont pas crainct de se harper et engager
iusques au vif, à plusieurs obiects. Ces gens là s’asseurent de
leur force, soubs laquelle ils se mettent à couuert en toute sorte de
succez ennemis, faisant lucter les maux, par la vigueur de la
patience:

Velut rupes vastum quæ prodit in æquor,
Obuia ventorum furiis, expostâque ponto
Vim cunctam atque minas perfert cælique marisque,
Ipsa immota manens.1
N’attaquons pas ces exemples; nous n’y arriuerions point. Ils
s’obstinent à voir resoluement, et sans se troubler, la ruyne de leur
pays, qui possedoit et commandoit toute leur volonté. Pour noz
ames communes, il y a trop d’effort, et trop de rudesse à cela. Caton
en abandonna la plus noble vie, qui fut onques. A nous autres
petis, il faut fuyr l’orage de plus loing: il faut pouruoir au sentiment,
non à la patience; et escheuer aux coups que nous ne sçaurions
parer. Zenon voyant approcher Chremonidez ieune homme
qu’il aymoit, pour se seoir au pres de luy: se leua soudain. Et
Cleanthes, luy en demandant la raison: I’entendz, dit-il, que les2
medecins ordonnent le repos principalement, et deffendent l’emotion
à toutes tumeurs. Socrates ne dit point: Ne vous rendez pas
aux attraicts de la beauté; soustenez la, efforcez vous au contraire.
Fuyez la, faict-il, courez hors de sa veuë et de son rencontre, comme
d’vne poison puissante qui s’eslance et frappe de loing. Et son bon
disciple feignant ou recitant; mais, à mon aduis, recitant plustost
que feignant, les rares perfections de ce grand Cyrus, le fait deffiant
de ses forces à porter les attraicts de la diuine beauté de cette
illustre Panthée sa captiue, et en commettant la visite et garde à vn
autre, qui eust moins de liberté que luy. Et le Sainct Esprit de3
mesme, ne nos inducas in tentationem. Nous ne prions pas que nostre
raison ne soit combatue et surmontée par la concupiscence,
mais qu’elle n’en soit pas seulement essayée: que nous ne soyons
conduits en estat où nous ayons seulement à souffrir les approches,
solicitations, et tentations du peché: et supplions nostre Seigneur
de maintenir nostre conscience tranquille, plainement et parfaictement
deliurée du commerce du mal.   Ceux qui disent auoir raison
510 de leur passion vindicatiue, ou de quelqu’autre espece de passion
penible: disent souuent vray: comme les choses sont, mais
non pas comme elles furent. Ils parlent à nous, lors que les causes
de leur erreur sont nourries et auancées par eux mesmes. Mais reculez
plus arriere, r’appelez ces causes à leur principe: là, vous les
prendrez sans vert. Veulent ils que leur faute soit moindre, pour
estre plus vieille: et que d’vn iniuste commencement la suitte soit
iuste? Qui desirera du bien à son païs comme moy, sans s’en vlcerer
ou maigrir, il sera desplaisant, mais non pas transi, de le voir
menassant, ou sa ruine, ou vne durée non moins ruineuse. Pauure1
vaisseau, que les flots, les vents, et le pilote, tirassent à si contraires
desseins!

In tam diuersa, magister,
Ventus et vnda trahunt.

Qui ne bee point apres la faueur des Princes, comme apres chose
dequoy il ne se sçauroit passer; ne se picque pas beaucoup de la
froideur de leur recueil, et de leur visage, ny de l’inconstance de
leur volonté. Qui ne couue point ses enfans, ou ses honneurs, d’vne
propension esclaue, ne laisse pas de viure commodément apres leur
perte. Qui fait bien principalement pour sa propre satisfaction, ne2
s’altere guere pour voir les hommes iuger de ses actions contre son
merite. Vn quart d’once de patience, prouuoit à tels inconuenients.
Ie me trouue bien de cette recepte; me racheptant des commencemens,
au meilleur compte que ie puis. Et me sens auoir eschappé
par son moyen beaucoup de trauail et de difficultez. Auec bien peu
d’effort, i’arreste ce premier bransle de mes esmotions. Et abandonne
le subject, qui me commence à poiser, et auant qu’il m’emporte.
Qui n’arreste le partir, n’a garde d’arrester la course. Qui ne
sçait leur fermer la porte, ne les chassera pas entrées. Qui ne peut
venir à bout du commencement, ne viendra pas à bout de la fin.3
Ny n’en soustiendra la cheute, qui n’en a peu soustenir l’esbranslement.
Etenim ipsæ se impellunt, vbi semel à ratione discessum est:
ipsáque sibi imbecillitas indulget, in altùmque prouehitur imprudens,
nec reperit locum consistendi. Ie sens à temps, les petits vents qui
me viennent taster et bruire au dedans, auant-coureurs de la
tempeste:

Ceu flamina prima
Cùm deprensa fremunt syluis, et cæca volutant
Murmura, venturos nautis prodentia ventos.
A combien de fois me suis-ie faict vne bien euidente iniustice,4
pour fuyr le hazard de la receuoir encore pire des iuges, apres vn
siecle d’ennuys, et d’ordes et viles practiques, plus ennemies de mon
naturel, que n’est la gehenne et le feu? Conuenit à litibus quantum
licet, et nescio an paulo plus etiam quàm licet, abhorrentem esse: Est
512 enim non modo liberale, paululum nonnunquam de suo iure decedere,
sed interdum etiam fructuosum. Si nous estions bien sages, nous
nous deurions resiouir et venter, ainsi que i’ouy vn iour bien naïuement,
vn enfant de grande maison, faire feste à chacun, dequoy sa
mere venoit de perdre son procés: comme sa toux, sa fiebure, ou
autre chose d’importune garde. Les faueurs mesmes, que la Fortune
pouuoit m’auoir donné, parentez, et accointances, enuers ceux, qui
ont souueraine authorité en ces choses là: i’ay beaucoup faict selon
ma conscience, de fuyr instamment de les employer au preiudice
d’autruy, et de ne monter par dessus leur droicte valeur, mes1
droicts. En fin i’ay tant fait par mes iournées, à la bonne heure le
puisse-ie dire, que me voicy encore vierge de procés, qui n’ont pas
laissé de se conuier plusieurs fois à mon seruice, par bien iuste tiltre,
s’il m’eust pleu d’y entendre. Et vierge de querelles. I’ay sans
offence de poix, passiue ou actiue, escoulé tantost vne longue vie:
et sans auoir ouy pis que mon nom. Rare grace du ciel.   Noz plus
grandes agitations, ont des ressorts et causes ridicules. Combien
encourut de ruyne nostre dernier Duc de Bourgongne, pour la querelle
d’vne charretée de peaux de mouton! Et l’engraueure d’vn cachet,
fust-ce pas la premiere et maistresse cause, du plus horrible croullement,2
que cette machine aye onques souffert? Car Pompeius et
Cæsar, ce ne sont que les reiectons et la suitte, des deux autres. Et
i’ay veu de mon temps, les plus sages testes de ce royaume, assemblées
auec grande ceremonie, et publique despence, pour des traictez
et accords, desquels la vraye decision, despendoit ce pendant en
toute souueraineté, des deuis du cabinet des dames, et inclination
de quelque femmelette. Les poëtes ont bien entendu cela, qui ont
mis, pour vne pomme, la Grece et l’Asie à feu et à sang. Regardez
pourquoy celuy-là s’en va courre fortune de son honneur et de sa
vie, à tout son espée et son poignart; qu’il vous die d’où vient la3
source de ce debat, il ne le peut faire sans rougir; tant l’occasion
en est vaine, et friuole.   A l’enfourner, il n’y va que d’vn peu
d’auisement, mais depuis que vous estes embarqué, toutes les cordes
tirent. Il y faict besoing de grandes prouisions, bien plus difficiles
et importantes. De combien est il plus aisé, de n’y entrer pas que
d’en sortir? Or il faut proceder au rebours du roseau, qui produict
514 vne longue tige et droicte, de la premiere venue; mais apres, comme
s’il s’estoit allanguy et mis hors d’haleine, il vient à faire des nœuds
frequens et espais, comme des pauses; qui montrent qu’il n’a plus
cette premiere vigueur et constance. Il faut plustost commencer
bellement et froidement; et garder son haleine et ses vigoureux
eslans, au fort et perfection de la besongne. Nous guidons les affaires
en leurs commencemens, et les tenons à nostre mercy: mais
par apres, quand ils sont esbranlez, ce sont eux qui nous guident
et emportent, et auons à les suyure.   Pourtant n’est-ce pas à dire,
que ce conseil m’aye deschargé de toute difficulté; et que ie n’aye1
eu affaire souuent à gourmer et brider mes passions. Elles ne se
gouuernent pas tousiours selon la mesure des occasions: et ont
leurs entrées mesmes, souuent aspres et violentes. Tant y a, qu’il
s’en tire vne belle espargne, et du fruict. Sauf pour ceux, qui au
bien faire, ne se contentent de nul fruict, si la reputation en est à
dire. Car à la verité, vn tel effect, n’est en comte qu’à chacun en
soy. Vous en estes plus content; mais non plus estimé: vous estant
reformé, auant que d’estre en danse, et que la matiere fust en veuë.
Toutesfois aussi, non en cecy seulement, mais en tous autres deuoirs
de la vie, la route de ceux qui visent à l’honneur, est bien diuerse2
à celle que tiennent ceux qui se proposent l’ordre et la raison.
I’en trouue, qui se mettent inconsiderément et furieusement en
lice, et s’alentissent en la course. Comme Plutarque dit, que ceux
qui par le vice de la mauuaise honte, sont mols et faciles, à accorder
quoy qu’on leur demande, sont faciles apres à faillir de parole,
et à se desdire. Pareillement qui entre legerement en querelle, est
subiect d’en sortir aussi legerement. Cette mesme difficulté, qui
me garde de l’entamer, m’inciteroit d’y tenir ferme, quand ie serois
esbranlé et eschauffé. C’est une mauuaise façon. Depuis qu’on y
est, il faut aller ou creuer. Entreprenez froidement, disoit Bias,3
mais poursuiuez ardamment. De faute de prudence, on retombe en
faute de cœur; qui est encore moins supportable.   La plus part
des accords de noz querelles du iourd’hui, sont honteux et menteurs.
Nous ne cherchons qu’à sauuer les apparences et trahissons
cependant, et desaduouons noz vrayes intentions. Nous plastrons le
faict. Nous sçauons comment nous l’auons dict, et en quel sens, et
les assistans le sçauent, et noz amis à qui nous auons voulu faire
516 sentir nostre aduantage. C’est aux despens de nostre franchise, et
de l’honneur de nostre courage, que nous desaduouons nostre pensée,
et cherchons des conillieres en la fauceté, pour nous accorder.
Nous nous desmentons nous mesmes, pour sauuer vn desmentir
que nous auons donné à vn autre. Il ne faut pas regarder si vostre
action ou vostre parole, peut auoir autre interpretation, c’est
vostre vraye et sincere interpretation, qu’il faut mes-huy maintenir;
quoy qu’il vous couste. On parle à vostre vertu, et à vostre
conscience: ce ne sont parties à mettre en masque. Laissons ces
vils moyens, et ces expediens, à la chicane du palais. Les excuses1
et reparations, que ie voy faire tous les iours, pour purger l’indiscretion,
me semblent plus laides que l’indiscretion mesme. Il vaudroit
mieux l’offencer encore vn coup, que de s’offencer soy mesme,
en faisant telle amende à son aduersaire. Vous l’auez braué esmeu
de cholere, et vous l’allez rappaiser et flatter en vostre froid et
meilleur sens: ainsi vous vous soubsmettez plus, que vous ne vous
estiez aduancé. Ie ne trouue aucun dire si vicieux à vn Gentil-homme,
comme le desdire me semble luy estre honteux: quand
c’est vn desdire, qu’on luy arrache par authorité. D’autant que l’opiniastreté,
luy est plus excusable, que la pusillanimité. Les passions,2
me sont autant aisées à euiter, comme elles me sont difficiles
à moderer. Excinduntur facilius animo, quàm temperantur. Qui ne
peut atteindre à cette noble impassibilité Stoique, qu’il se sauue au
giron de cette mienne stupidité populaire. Ce que ceux-là faisoyent
par vertu, ie me duits à le faire par complexion. La moyenne region
loge les tempestes; les deux extremes, des hommes philosophes, et
des hommes ruraux, concurrent en tranquillité et en bon heur;

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subiecit pedibus, strepitúmque Acherontis auari!3
Fortunatus et ille, Deos qui nouit agrestes,
Panáque, Syluanúmque senem, Nymphásque sorores!
De toutes choses les naissances sont foibles et tendres. Pourtant
faut-il auoir les yeux ouuerts aux commencements. Car comme lors
en sa petitesse, on n’en descouure pas le danger, quand il est accreu,
on n’en descouure plus le remede. I’eusse rencontré vn million
de trauerses, tous les iours, plus mal aisées à digerer, au cours
de l’ambition, qu’il ne m’a esté mal-aysé d’arrester l’inclination naturelle
qui m’y portoit.

Iure perhorrui4
Latè conspicuum tollere verticem.

518

Toutes actions publiques sont subiectes à incertaines, et diuerses
interpretations: car trop de testes en iugent. Aucuns disent,
de cette mienne occupation de ville (et ie suis content d’en parler
vn mot: non qu’elle le vaille, mais pour seruir de montre de mes
mœurs en telles choses) que ie m’y suis porté en homme qui s’esmeut
trop laschement, et d’vne affection languissante: et ils ne sont
pas du tout esloignez d’apparence. I’essaye à tenir mon ame et mes
pensées en repos. Cùm semper natura, tum etiam ætate iam quietus. Et
si elles se desbauchent par fois, à quelque impression rude et penetrante,
c’est à la verité sans mon conseil. De cette langueur naturelle,1
on ne doibt pourtant tirer aucune preuue d’impuissance: car
faute de soing, et faute de sens, ce sont deux choses: et moins de
mes-cognoissance et d’ingratitude enuers ce peuple, qui employa
tous les plus extremes moyens qu’il eust en ses mains, à me gratifier:
et auant m’auoir cogneu, et apres. Et fit bien plus pour moy,
en me redonnant ma charge, qu’en me la donnant premierement.
Ie luy veux tout le bien qui se peut. Et certes si l’occasion y eust
esté, il n’est rien que i’eusse espargné pour son seruice. Ie me suis
esbranlé pour luy, comme ie fais pour moy. C’est vn bon peuple,
guerrier et genereux: capable pourtant d’obeyssance et discipline,2
et de seruir à quelque bon vsage, s’il y est bien guidé. Ils disent
aussi, cette mienne vacation s’estre passée sans marque et sans
trace. Il est bon. On accuse ma cessation, en vn temps, où quasi
tout le monde estoit conuaincu de trop faire. I’ay vn agir trepignant
où la volonté me charrie. Mais cette pointe est ennemye de perseuerance.
Qui se voudra seruir de moy, selon moy, qu’il me donne des
affaires où il face besoing de vigueur, et de liberté: qui ayent vne
conduitte droicte, et courte: et encores hazardeuse: i’y pourray
quelque chose. S’il la faut longue, subtile, laborieuse, artificielle,
et tortue, il fera mieux de s’addresser à quelqu’autre. Toutes charges3
importantes ne sont pas difficiles. I’estois preparé à m’embesongner
plus rudement vn peu, s’il en eust esté grand besoing. Car
il est en mon pouuoir, de faire quelque chose plus que ie ne fais, et
que ie n’ayme à faire. Ie ne laissay que ie sçache, aucun mouuement,
que le deuoir requist en bon escient de moy. I’ay facilement
oublié ceux, que l’ambition mesle au deuoir, et couure de son tiltre.
Ce sont ceux, qui le plus souuent remplissent les yeux et les
oreilles, et contentent les hommes. Non pas la chose, mais l’apparence
520 les paye. S’ils n’oyent du bruict, il leur semble qu’on dorme.
Mes humeurs sont contradictoires aux humeurs bruyantes. I’arresterois
bien vn trouble, sans me troubler, et chastierois vn desordre
sans alteration. Ay-ie besoing de cholere, et d’inflammation? ie
l’emprunte, et m’en masque. Mes mœurs sont mousses, plustost
fades, qu’aspres. Ie n’accuse pas vn magistrat qui dorme, pourueu
que ceux qui sont soubs sa main, dorment quand et luy. Les loix
dorment de mesme. Pour moy, ie louë vne vie glissante, sombre et
muette. Neque submissam et abiectam, neque se efferentem. Ma fortune
le veut ainsi. Ie suis nay d’vne famille, qui a coulé sans1
esclat, et sans tumulte: et de longue memoire, particulierement
ambitieuse de preud’hommie. Nos hommes sont si formez à l’agitation
et ostentation, que la bonté, la moderation, l’equabilité, la
constance, et telles qualitez quietes et obscures, ne se sentent plus.
Les corps raboteux se sentent, les polis se manient imperceptiblement.
La maladie se sent, la santé, peu ou point: ny les choses
qui nous oignent, au prix de celles qui nous poignent. C’est agir
pour sa reputation, et proffit particulier, non pour le bien, de remettre
à faire en la place, ce qu’on peut faire en la chambre du
conseil: et en plain midy, ce qu’on eust faict la nuict precedente:2
et d’estre ialoux de faire soy-mesme, ce que son compaignon faict
aussi bien. Ainsi faisoyent aucuns chirurgiens de Grece, les operations
de leur art, sur des eschaffaux à la veuë des passans, pour en
acquerir plus de practique, et de chalandise. Ils iugent, que les
bons reglemens ne se peuuent entendre, qu’au son de la trompette.
L’ambition n’est pas vn vice de petis compaignons, et de tels efforts
que les nostres. On disoit à Alexandre: Vostre pere vous lairra vne
grande domination, aysée, et pacifique: ce garçon estoit enuieux
des victoires de son pere, et de la iustice de son gouuernement. Il
n’eust pas voulu iouyr l’empire du monde, mollement et paisiblement.3
Alcibiades en Platon, ayme mieux mourir, ieune, beau, riche,
noble, sçauant, tout cela par excellence, que de s’arrester en l’estat
de cette condition. Cette maladie est à l’auanture excusable, en vne
ame si forte et si plaine. Quand ces ametes naines, et chetiues, s’en
vont embabouynant: et pensent espandre leur nom, pour auoir
iugé à droict vn affaire, ou continué l’ordre des gardes d’vne porte
de ville: ils en montrent d’autant plus le cul, qu’ils esperent en
522 hausser la teste. Ce menu bien faire, n’a ne corps ne vie. Il va
s’esuanouyssant en la premiere bouche: et ne se promeine que d’vn
carrefour de ruë à l’autre. Entretenez en hardiment vostre fils et
vostre valet. Comme cet ancien, qui n’ayant autre auditeur de ses
loüanges, et consent de sa valeur, se brauoit auec sa chambriere,
en s’escriant: O Perrete, le galant et suffisant homme de maistre
que tu as! Entretenez vous en vous-mesme, au pis aller. Comme vn
conseiller de ma cognoissance, ayant desgorgé vne battelée de paragraphes,
d’vne extreme contention, et pareille ineptie: s’estant
retiré de la chambre du conseil, au pissoir du palais: fut ouy marmotant1
entre les dents tout conscientieusement: Non nobis, Domine,
non nobis, sed nomini tuo da gloriam. Qui ne peut d’ailleurs,
si se paye de sa bourse.   La renommée ne se prostitue pas à si
vil comte. Les actions rares et exemplaires, à qui elle est deuë ne
souffriroient pas la compagnie de cette foule innumerable de petites
actions iournalieres. Le marbre esleuera vos titres tant qu’il
vous plaira, pour auoir faict repetasser vn pan de mur, ou descroter
vn ruisseau public: mais non pas les hommes, qui ont du sens.
Le bruit ne suit pas toute bonté, si la difficulté et estrangeté n’y
est ioincte. Voyre ny la simple estimation, n’est deuë à toute action,2
qui n’ait de la vertu, selon les Stoïciens. Et ne veulent, qu’on sçache
seulement gré, à celuy qui par temperance, s’abstient d’vne
vieille chassieuse. Ceux qui ont cognu les admirables qualitez de
Scipion l’Africain, refusent la gloire, que Panætius luy attribue
d’auoir esté abstinent de dons: comme gloire non tant sienne
comme de son siecle. Nous auons les voluptez sortables à nostre
fortune: n’vsurpons pas celles de la grandeur. Les nostres sont
plus naturelles. Et d’autant plus solides et seures, qu’elles sont
plus basses. Puis que ce n’est par conscience, aumoins par ambition
refusons l’ambition. Desdaignons cette faim de renommée et d’honneur,3
basse et belistresse, qui nous le faict coquiner de toute sorte
de gens: Quæ est ista laus quæ possit è macello peti? par moyens
abiects, et à quelque vil prix que ce soit. C’est deshonneur d’estre
ainsin honnoré. Apprenons à n’estre non plus auides, que nous
sommes capables de gloire. De s’enfler de toute action vtile et innocente,
c’est à faire à gens à qui elle est extraordinaire et rare.
Ils la veulent mettre, pour le prix qu’elle leur couste. A mesure,
qu’vn bon effect est plus esclatant: ie rabats de sa bonté, le soupçon
en quoy i’entre, qu’il soit produict, plus pour estre esclatant,
524 que pour estre bon. Estalé, il est à demy vendu. Ces actions là, ont
bien plus de grace, qui eschappent de la main de l’ouurier, nonchalamment
et sans bruict: et que quelque honneste homme, choisit
apres, et releue de l’ombre, pour les pousser en lumiere: à
cause d’elles mesmes. Mihi quidem laudabiliora videntur omnia,
quæ sine venditatione, et sine populo teste fiunt: dit le plus glorieux
homme du monde. Ie n’auois qu’à conseruer et durer, qui
sont effects sourds et insensibles. L’innouation est de grand lustre.
Mais elle est interdicte en ce temps, où nous sommes pressez, et
n’auons à nous deffendre que des nouuelletez. L’abstinence de1
faire, est souuent aussi genereuse, que le faire: mais elle est moins
au iour. Et ce peu, que ie vaux, est quasi tout de cette espece. En
somme les occasions en cette charge ont suiuy ma complexion: dequoy
ie leur sçay tresbon gré. Est-il quelqu’vn qui desire estre
malade, pour voir son medecin en besongne? Et faudroit-il pas
fouëter le medecin, qui nous desireroit la peste, pour mettre son
art en practique? Ie n’ay point eu cett’humeur inique et assez commune,
de desirer que le trouble et maladie des affaires de cette
cité, rehaussast et honnorast mon gouuernement. I’ay presté de
bon cœur, l’espaule à leur aysance et facilité. Qui ne me voudra2
sçauoir gré de l’ordre, de la douce et muette tranquillité, qui a
accompaigné ma conduitte: aumoins ne peut-il me priuer de la
part qui m’en appartient, par le tiltre de ma bonne fortune. Et ie
suis ainsi faict: que i’ayme autant estre heureux que sage: et
deuoir mes succez, purement à la grace de Dieu, qu’à l’entremise
de mon operation. I’auois assez disertement publié au monde mon
insuffisance, en tels maniemens publiques. I’ay encore pis, que
l’insuffisance: c’est qu’elle ne me desplaist guere: et que ie ne
cherche guere à la guarir, veu le train de vie que i’ay desseigné. Ie
ne me suis en cette entremise, non plus satisfaict à moy-mesme.3
Mais à peu pres, i’en suis arriué à ce que ie m’en estois promis:
et si ay de beaucoup surmonté, ce que i’en auois promis à ceux, à
qui i’auois à faire. Car ie promets volontiers vn peu moins de ce
que ie puis, et de ce que i’espere tenir. Ie m’asseure, n’y auoir laissé
ny offence ny haine. D’y laisser regret et desir de moy: ie sçay
à tout le moins bien cela, que ie ne l’ay pas fort affecté:

Méne huic confidere monstro!
Méne salis placidi vultum, fluctúsque quietos
Ignorare!

526

CHAPITRE XI.    (TRADUCTION LIV. III, CH. XI.)
Des boyteux.

IL y a deux ou trois ans, qu’on accoursit l’an de dix iours en
France. Combien de changemens doiuent suyure cette reformation!
Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins,
il n’est rien qui bouge de sa place. Mes voisins trouuent
l’heure de leurs semences, de leur recolte, l’opportunité de leurs
negoces, les iours nuisibles et propices, au mesme poinct iustement,
où ils les auoyent assignez de tout temps. Ny l’erreur ne se
sentoit en nostre vsage, ny l’amendement ne s’y sent. Tant il y a
d’incertitude par tout: tant nostre apperceuance est grossiere,
obscure et obtuse. On dit, que ce reglement se pouuoit conduire1
d’vne façon moins incommode: soustraiant à l’exemple d’Auguste,
pour quelques années, le iour du bissexte: qui ainsi comme ainsin,
est vn iour d’empeschement et de trouble: iusques à ce qu’on fust
arriué à satisfaire exactement ce debte. Ce que mesme on n’a pas
faict, par cette correction: et demeurons encores en arrerages de
quelques iours. Et si par mesme moyen, on pouuoit prouuoir à
l’aduenir, ordonnant qu’apres la reuolution de tel ou tel nombre
d’années, ce iour extraordinaire seroit tousiours eclipsé: si que
nostre mesconte ne pourroit d’ores-enauant exceder vingt et quatre
heures. Nous n’auons autre comte du temps, que les ans. Il y a2
tant de siecles que le monde s’en sert: et si c’est vne mesure que
nous n’auons encore acheué d’arrester. Et telle, que nous doubtons
tous les iours, quelle forme les autres nations luy ont diuersement
donné: et quel en estoit l’vsage. Quoy ce que disent aucuns, que
les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous iettent en
incertitude des heures mesme et des iours? Et des moys, ce que dit
Plutarque: qu’encore de son temps l’astrologie n’auoit sçeu borner
le mouuement de la lune? Nous voyla bien accommodez, pour tenir
registre des choses passées.   Ie resuassois presentement, comme
ie fais souuent, sur ce, combien l’humaine raison est vn instrument3
libre et vague. Ie vois ordinairement, que les hommes, aux faicts
qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison,
qu’à en chercher la verité. Ils passent par dessus les presuppositions,
528 mais ils examinent curieusement les consequences. Ils
laissent les choses, et courent aux causes. Plaisans causeurs. La
cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte
des choses: non à nous, qui n’en auons que la souffrance. Et qui
en auons l’vsage parfaictement plein et accompli, selon nostre besoing,
sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’en est
plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire:
et le corps et l’ame, interrompent et alterent le droit qu’ils
ont de l’vsage du monde, et de soy-mesmes, y meslant l’opinion de
science. Les effectz nous touchent, mais les moyens, nullement. Le1
determiner et le distribuer, appartient à la maistrise, et à la regence:
comme à la subiection et apprentissage, l’accepter. Reprenons
nostre coustume. Ils commencent ordinairement ainsi: Comment
est-ce que cela se fait? mais, se fait-il? faudroit il dire.
Nostre discours est capable d’estoffer cent autres mondes, et d’en
trouuer les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere ny
baze. Laissez le courre: il bastit aussi bien sur le vuide que sur le
plain, et de l’inanité que de matiere,

Dare pondus idonea fumo.

Ie trouue quasi par tout, qu’il faudroit dire: Il n’en est rien. Et2
employerois souuent cette responce: mais ie n’ose: car ils crient,
que c’est vne deffaicte produicte de foiblesse d’esprit et d’ignorance.
Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à traicter
des subiects, et contes friuoles, que ie mescrois entierement.
Ioinct qu’à la verité, il est vn peu rude et quereleux, de nier tout
sec, vne proposition de faict. Et peu de gens faillent: notamment
aux choses malaysées à persuader, d’affermer qu’ils l’ont veu: ou
d’alleguer des tesmoins, desquels l’authorité arreste notre contradiction.
Suyuant cet vsage, nous sçauons les fondemens, et les
moyens, de mille choses qui ne furent onques. Et s’escarmouche le3
monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est
faux. Ita finitima sunt falsa veris, vt in præcipitem locum non debeat
se sapiens committere. La verité et le mensonge ont leurs visages
conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles: nous les regardons
de mesme œil. Ie trouue que nous ne sommes pas seulement
lasches à nous defendre de la piperie: mais que nous cherchons,
et conuions à nous y enferrer. Nous aymons à nous
embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre.   I’ay
veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils
s’estouffent en naissant, nous ne laissons pas de preuoir le train4
530 qu’ils eussent pris, s’ils eussent vescu leur aage. Car il n’est que
de trouuer le bout du fil, on en desuide tant qu’on veut. Et y a plus
loing, de rien, à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle
là, iusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abbreuuez
de ce commencement d’estrangeté, venans à semer leur histoire,
sentent par les oppositions qu’on leur fait, où loge la difficulté de
la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque piece
fauce. Outre ce que, insita hominibus libidine alendi de industria
rumores, nous faisons naturellement conscience, de rendre ce qu’on
nous a presté, sans quelque vsure, et accession de nostre creu.1
L’erreur particuliere, fait premierement l’erreur publique: et à son
tour apres, l’erreur publique fait l’erreur particuliere. Ainsi va
tout ce bastiment, s’estoffant et formant, de main en main: de maniere
que le plus eslongné tesmoin, en est mieux instruict que le
plus voisin: et le dernier informé, mieux persuadé que le premier.
C’est vn progrez naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime
que c’est ouurage de charité, de la persuader à vn autre. Et
pour ce faire, ne craint point d’adiouster de son inuention, autant
qu’il voit estre necessaire en son compte, pour suppleer à la resistance
et au deffaut qu’il pense estre en la conception d’autruy.2
Moy-mesme, qui fais singuliere conscience de mentir: et qui ne me
soucie guere de donner creance et authorité à ce que ie dis, m’apperçoy
toutesfois, aux propos que i’ay en main, qu’estant eschauffé
ou par la resistance d’vn autre, ou par la propre chaleur de ma
narration, ie grossis et enfle mon subiect, par voix, mouuemens,
vigueur et force de parolles: et encore par extention et amplification:
non sans interest de la verité nayfue. Mais ie le fais en condition
pourtant, qu’au premier qui me rameine, et qui me demande
la verité nuë et cruë: ie quitte soudain mon effort, et la luy donne,
sans exaggeration, sans emphase, et remplissage. La parole viue et3
bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à
l’hyperbole. Il n’est rien à quoy communement les hommes soyent
plus tendus, qu’à donner voye à leurs opinions. Où le moyen ordinaire
nous faut, nous y adioustons, le commandement, la force, le
fer, et le feu. Il y a du mal’heur, d’en estre là, que la meilleure
touche de la verité, ce soit la multitude des croyans, en vne presse
où les fols surpassent de tant, les sages, en nombre. Quasi verò
quidquam sit tam valdè, quàm nil sapere vulgare. Sanitatis patrocinium
est, insanientium turba. C’est chose difficile de resouldre son
iugement contre les opinions communes. La premiere persuasion4
prinse du subiect mesme, saisit les simples: de là elle s’espand
532 aux habiles, soubs l’authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages.
Pour moy, de ce que ie n’en croirois pas vn, ie n’en croirois
pas cent vns. Et ne iuge pas les opinions, par les ans. Il y a
peu de temps, que l’vn de nos Princes, en qui la goute auoit perdu
vn beau naturel, et vne allegre composition: se laissa si fort persuader,
au rapport qu’on faisoit des merueilleuses operations d’vn
prestre, qui par la voye des parolles et des gestes, guerissoit toutes
maladies: qu’il fit vn long voyage pour l’aller trouuer: et par la
force de son apprehension, persuada, et endormit ses iambes pour
quelques heures, si qu’il en tira du seruice, qu’elles auoyent desapris1
luy faire, il y auoit long temps. Si la Fortune eust laissé
emmonceler cinq ou six telles aduantures, elles estoient capables
de mettre ce miracle en nature. On trouua depuis, tant de simplesse,
et si peu d’art, en l’architecte de tels ouurages, qu’on le
iugea indigne d’aucun chastiement. Comme si feroit on, de la plus
part de telles choses, qui les recognoistroit en leur giste. Miramur
ex interuallo fallentia. Nostre veuë represente ainsi souuent de
loing, des images estranges, qui s’esuanouyssent en s’approchant.
Nunquam ad liquidum fama perducitur.   C’est merueille, de combien
vains commencemens, et friuoles causes, naissent ordinairement2
si fameuses impressions. Cela mesmes en empesche l’information.
Car pendant qu’on cherche des causes, et des fins fortes, et
poisantes, et dignes d’vn si grand nom, on pert les vrayes. Elles
eschapent de nostre veuë par leur petitesse. Et à la verité, il est
requis vn bien prudent, attentif, et subtil inquisiteur, en telles recherches:
indifferent, et non preoccupé. Iusques à cette heure,
tous ces miracles, et euenemens estranges, se cachent deuant moy.
Ie n’ay veu monstre et miracle au monde, plus expres, que moy-mesme.
On s’appriuoise à toute estrangeté par l’vsage et le temps:
mais plus ie me hante et me cognois, plus ma difformité m’estonne:3
moins ie m’entens en moy. Le principal droict d’auancer
et produire tels accidens, est reserué à la Fortune. Passant auant
hier dans vn village, à deux lieuës de ma maison, ie trouuay la
place encore toute chaude, d’vn miracle qui venoit d’y faillir: par
lequel le voisinage auoit esté amusé plusieurs mois, et commençoient
les prouinces voisines, de s’en esmouuoir, et y accourir à
534 grosses troupes, de toutes qualitez. Vn ieune homme du lieu, s’estoit
ioüé à contrefaire vne nuict en sa maison, la voix d’vn esprit,
sans penser à autre finesse, qu’à ioüir d’vn badinage present: cela
luy ayant vn peu mieux succedé qu’il n’esperoit, pour estendre sa
farce à plus de ressorts, il y associa vne fille de village, du tout
stupide, et niaise: et furent trois en fin, de mesme aage et pareille
suffisance: et de presches domestiques en firent des presches publics,
se cachans soubs l’autel de l’Église, ne parlans que de nuict,
et deffendans d’y apporter aucune lumiere. De paroles, qui tendoient
à la conuersion du monde, et menace du iour du iugement1
(car ce sont subiects soubs l’authorité et reuerence desquels, l’imposture
se tapit plus aisément) ils vindrent à quelques visions et
mouuements, si niais, et si ridicules: qu’à peine y a-il rien si
grossier au ieu des petits enfans. Si toutesfois la Fortune y eust
voulu prester vn peu de faueur, qui sçait, iusques où se fust accreu
ce battelage? Ces pauures diables sont à cette heure en prison; et
porteront volontiers la peine de la sottise commune: et ne sçay si
quelque iuge se vengera sur eux, de la sienne. On voit clair en cette-cy,
qui est descouuerte: mais en plusieurs choses de pareille qualité,
surpassant nostre cognoissance: ie suis d’aduis, que nous2
soustenions nostre iugement, aussi bien à reieter, qu’à receuoir.
Il s’engendre beaucoup d’abus au monde: ou pour dire plus
hardiment, tous les abus du monde s’engendrent, de ce, qu’on nous
apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance; et
sommes tenus d’accepter, tout ce que nous ne pouuons refuter.
Nous parlons de toutes choses par preceptes et resolution. Le stile
à Rome portoit, que cela mesme, qu’vn tesmoin deposoit, pour
l’auoir veu de ses yeux, et ce qu’vn iuge ordonnoit de sa plus certaine
science, estoit conceu en cette forme de parler: Il me semble.
On me faict haïr les choses vray-semblables, quand on me les3
plante pour infaillibles. I’aime ces mots, qui amollissent et moderent
la temerité de nos propositions: à l’auanture, aucunement,
quelque, on dit, ie pense, et semblables. Et si i’eusse eu à dresser
des enfans, ie leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de respondre:
enquestente, non resolutiue: Qu’est-ce à dire? ie ne l’entens
pas; il pourroit estre: est-il vray? qu’ils eussent plustost
gardé la forme d’apprentis à soixante ans, que de representer les
docteurs à dix ans: comme ils font. Qui veut guerir de l’ignorance,
il faut la confesser.   Iris est fille de Thaumantis. L’admiration
est fondement de toute philosophie: l’inquisition, le progrez:4
l’ignorance, le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et
genereuse, qui ne doit rien en honneur et en courage à la science,
ignorance pour laquelle conceuoir, il n’y a pas moins de science,
qu’à conceuoir la science. Ie vy en mon enfance, vn procez que
536 Corras conseiller de Thoulouze fit imprimer, d’vn accident estrange;
de deux hommes, qui se presentoient l’vn pour l’autre: il
me souuient, et ne me souuient aussi d’autre chose, qu’il me sembla
auoir rendu l’imposture de celuy qu’il iugea coulpable, si merueilleuse
et excedant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui
estoit iuge, que ie trouuay beaucoup de hardiesse en l’arrest qui
l’auoit condamné à estre pendu. Receuons quelque forme d’arrest
qui die: La Cour n’y entend rien; plus librement et ingenuëment,
que ne firent les Areopagites: lesquels se trouuans pressez d’vne
cause, qu’ils ne pouuoient desuelopper, ordonnerent que les parties1
en viendroient à cent ans. Les sorcieres de mon voisinage, courent
hazard de leur vie, sur l’aduis de chasque nouuel autheur, qui
vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples
que la diuine parolle nous offre de telles choses; tres-certains et
irrefragables exemples; et les attacher à nos euenemens modernes:
puisque nous n’en voyons, ny les causes, ny les moyens: il y
faut autre engin que le nostre. Il appartient à l’auanture, à ce seul
tres-puissant tesmoignage, de nous dire: Cettuy-cy en est, et celle-là:
et non cet autre. Dieu en doit estre creu: c’est vrayement bien
raison. Mais non pourtant vn d’entre nous, qui s’estonne de sa propre2
narration (et necessairement il s’en estonne, s’il n’est hors du
sens) soit qu’il l’employe au faict d’autruy: soit qu’il l’employe
contre soy-mesme.   Ie suis lourd, et me tiens vn peu au massif, et
au vray-semblable: euitant les reproches anciens. Maiorem fidem
homines adhibent ijs quæ non intelligunt. Cupidine humani ingenij
libentius obscura creduntur. Ie vois bien qu’on se courrouce: et me
deffend-on d’en doubter, sur peine d’iniures execrables. Nouuelle
façon de persuader. Pour Dieu mercy. Ma creance ne se manie pas
à coups de poing. Qu’ils gourmandent ceux qui accusent de fauceté
leur opinion: ie ne l’accuse que de difficulté et de hardiesse. Et3
condamne l’affirmation opposite, egallement auec eux: sinon si imperieusement.
Qui establit son discours par brauerie et commandement,
montre que la raison y est foible. Pour vne altercation verbale
538 et scholastique, qu’ils ayent autant d’apparence que leurs
contradicteurs. Videantur sanè, non affirmentur modo. Mais en la
consequence effectuelle qu’ils en tirent, ceux-cy ont bien de l’auantage.   A
tuer les gens: il faut vne clairté lumineuse et nette. Et
est nostre vie trop réelle et essentielle, pour garantir ces accidens,
supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, ie les
mets hors de mon conte: ce sont homicides, et de la pire espece.
Toutesfois en cela mesme, on dit qu’il ne faut pas tousiours s’arrester
à la propre confession de ces gens icy. Car on leur a veu par
fois s’accuser d’auoir tué des personnes, qu’on trouuoit saines et viuantes.1
En ces autres accusations extrauagantes, ie dirois volontiers;
que c’est bien assez; qu’vn homme, quelque recommendation
qu’il aye, soit creu de ce qui est humain. De ce qui est hors de sa
conception, et d’vn effect supernaturel: il en doit estre creu, lors
seulement, qu’vne approbation supernaturelle l’a authorisé. Ce
priuilege qu’il a pleu à Dieu, donner à aucuns de nos tesmoignages,
ne doit pas estre auily, et communiqué legerement. I’ay les
oreilles battuës de mille tels contes. Trois le virent vn tel iour, en
leuant: trois le virent lendemain, en occident: à telle heure, tel
lieu, ainsi vestu: certes ie ne m’en croirois pas moy-mesme. Combien2
trouué-ie plus naturel, et plus vray-semblable, que deux hommes
mentent: que ie ne fay qu’vn homme en douze heures, passe,
quant et les vents, d’orient en occident? Combien plus naturel que
nostre entendement soit emporté de sa place, par la volubilité de
notre esprit detraqué; que cela, qu’vn de nous soit enuolé sur vn
balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par vn
esprit estranger? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et incogneuës:
nous qui sommes perpetuellement agitez d’illusions
domestiques et nostres. Il me semble qu’on est pardonnable, de
mescroire vne merueille, autant au moins qu’on peut en destourner3
et elider la verification, par voye non merueilleuse. Et suis l’aduis
de S. Augustin: qu’il vaut mieux pancher vers le doute, que vers
l’asseurance, és choses de difficile preuue, et dangereuse creance.
Il y a quelques années, que ie passay par les terres d’vn Prince
souuerain: lequel en ma faueur, et pour rabattre mon incredulité,
me fit cette grace, de me faire voir en sa presence, en lieu
particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre; et vne vieille
540 entre autres, vrayment bien sorciere en laideur et deformité, tres-fameuse
de longue main en cette profession. Ie vis et preuues, et
libres confessions, et ie ne sçay quelle marque insensible sur cette
miserable vieille: et m’enquis, et parlay tout mon saoul, y apportant
la plus saine attention que ie peusse: et ne suis pas homme
qui me laisse guere garroter le iugement par preoccupation. En
fin et en conscience, ie leur eusse plustost ordonné de l’ellebore que
de la ciguë. Captisque res magis mentibus, quàm consceleratis similis
visa. La iustice a ses propres corrections pour telles maladies.
Quant aux oppositions et arguments, que des honnestes hommes1
m’ont faict, et là, et souuent ailleurs: ie n’en ay point senty, qui
m’attachent: et qui ne souffrent solution tousiours plus vray-semblable,
que leurs conclusions. Bien est vray que les preuues et raisons
qui se fondent sur l’experience et sur le faict: celles-là, ie ne
les desnouë point; aussi n’ont elles point de bout: ie les tranche
souuent, comme Alexandre son nœud. Apres tout c’est mettre ses
coniectures à bien haut prix, que d’en faire cuire vn homme tout
vif.   On recite par diuers exemples (et Prestantius de son pere)
qu’assoupy et endormy bien plus lourdement, que d’vn parfaict
sommeil: il fantasia estre iument, et seruir de sommier à des soldats:2
et, ce qu’il fantasioit, il l’estoit. Si les sorciers songent ainsi
materiellement: si les songes par fois se peuuent ainsin incorporer
en effects: encore ne croy-ie pas, que nostre volonté en fust tenuë
à la iustice. Ce que ie dis, comme celuy qui n’est pas iuge ny conseiller
des Roys; ny s’en estime de bien loing digne: ains homme
du commun: nay et voüé à l’obeïssance de la raison publique, et
en ses faicts, et en ses dicts. Qui mettroit mes resueries en conte,
au preiudice de la plus chetiue loy de son village, ou opinion, ou
coustume, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. Car en
ce que ie dy, ie ne pleuuis autre certitude, sinon que c’est ce, que3
lors i’en auoy en la pensée. Pensée tumultuaire et vacillante. C’est
par maniere de deuis, que ie parle de tout, et de rien par maniere
d’aduis. Nec me pudet, vt istos, fateri nescire quod nesciam. Ie ne
serois pas si hardy à parler, s’il m’appartenoit d’en estre creu. Et
fut, ce que ie respondis à vn grand, qui se plaignoit de l’aspreté et
contention de mes enhortemens. Vous sentant bandé et preparé
d’vne part, ie vous propose l’autre, de tout le soing que ie puis:
pour esclarcir vostre iugement, non pour l’obliger. Dieu tient vos
courages, et vous fournira de choix. Ie ne suis pas si presomptueux,
de desirer seulement, que mes opinions donnassent pente, à4
chose de telle importance. Ma fortune, ne les a pas dressées à si
542 puissantes et si esleuées conclusions. Certes, i’ay non seulement
des complexions en grand nombre: mais aussi des opinions assez,
desquelles ie dégouterois volontiers mon fils, si i’en auois. Quoy? si
les plus vrayes ne sont pas tousiours les plus commodes à l’homme;
tant il est de sauuage composition.   A propos, ou hors de propos,
il n’importe. On dit en Italie en commun prouerbe, que celuy-là ne
cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n’a couché auec la
boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y
a long temps ce mot en la bouche du peuple; et se dict des masles
comme des femelles. Car la Royne des Amazones, respondit au1
Scythe qui la conuioit à l’amour, αριστα χωλος οιφει, le boiteux le
faict le mieux. En cette republique feminine, pour fuir la domination
des masles, elles les stropioient dés l’enfance, bras, iambes,
et autres membres qui leur donnoient auantage sur elles, et se
seruoient d’eux, à ce seulement, à quoy nous nous seruons d’elles
par deçà. I’eusse dit, que le mouuement detraqué de la boiteuse,
apportast quelque nouueau plaisir à la besoigne, et quelque poincte
de douceur, à ceux qui l’essayent: mais ie viens d’apprendre, que
mesme la philosophie ancienne en a decidé. Elle dict, que les
iambes et cuisses des boiteuses, ne receuans à cause de leur imperfection,2
l’aliment qui leur est deu, il en aduient que les parties
genitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries, et
vigoureuses. Ou bien que ce defaut empeschant l’exercice, ceux qui
en sont entachez, dissipent moins leurs forces, et en viennent plus
entiers aux ieux de Venus. Qui est aussi la raison, pourquoy les
Grecs descrioient les tisserandes, d’estre plus chaudes, que les autres
femmes: à cause du mestier sedentaire qu’elles font, sans grand
exercice du corps. Dequoy ne pouuons nous raisonner à ce prix-là?
De celles icy, ie pourrois aussi dire; que ce tremoussement que
leur ouurage leur donne ainsin assises, les esueille et sollicite:3
comme faict les dames, le croulement et tremblement de leurs
coches.   Ces exemples, seruent-ils pas à ce que ie disois au commencement:
Que nos raisons anticipent souuent l’effect, et ont
l’estenduë de leur iurisdiction si infinie, qu’elles iugent et s’exercent
en l’inanité mesme, et au non estre? Outre la flexibilité de
nostre inuention, à forger des raisons à toutes sortes de songes;
nostre imagination se trouue pareillement facile, à receuoir des impressions
de la fauceté, par bien friuoles apparences. Car par la
seule authorité de l’vsage ancien, et publique de ce mot: ie me
544 suis autresfois faict accroire, auoir receu plus de plaisir d’vne
femme, de ce qu’elle n’estoit pas droicte, et mis cela au compte de
ses graces.   Torquato Tasso, en la comparaison qu’il faict de la
France à l’Italie; dit auoir remarqué cela, que nous auons les iambes
plus gresles, que les Gentils-hommes Italiens; et en attribue la
cause, à ce que nous sommes continuellement à cheual. Qui est
celle-mêmes de laquelle Suetone tire vne toute contraire conclusion.
Car il dit au rebours, que Germanicus auoit grossi les siennes,
par continuation de ce mesme exercice. Il n’est rien si soupple
et erratique, que nostre entendement. C’est le soulier de Theramenez,1
bon à tous pieds. Et il est double et diuers, et les matieres
doubles, et diuerses. Donne moy vne dragme d’argent, disoit vn
philosophe Cynique à Antigonus. Ce n’est pas present de Roy, respondit-il.
Donne moy donc vn talent.   Ce n’est pas present pour
Cynique.

Seu plures calor ille vias, et cæca relaxat
Spiramenta, nouas veniat qua succus in herbas:
Seu durat magis, et venas astringit hiantes,
Ne tenues pluuiæ, rapidiue potentia solis
Acrior, aut Boreæ penetrabile frigus adurat.2
Ogni medaglia ha il suo riuerso. Voila pourquoy Clitomachus
disoit anciennement, que Carneades auoit surmonté les labeurs
d’Hercules; pour auoir arraché des hommes le consentement: c’est
à dire, l’opinion, et la temerité de iuger. Cette fantasie de Carneades,
si vigoureuse, nasquit à mon aduis anciennement, de l’impudence
de ceux qui font profession de sçauoir, et de leur outre-cuidance
desmesurée. On mit Æsope en vente, auec deux autres
esclaues: l’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçauoit faire, celuy-la
pour se faire valoir, respondit monts et merueilles, qu’il sçauoit
et cecy et cela: le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus:3
quand ce fut à Æsope, et qu’on luy eust aussi demandé ce qu’il
sçauoit faire: Rien, dit-il, car ceux cy ont tout preoccupé: ils
sçauent tout. Ainsin est-il aduenu en l’escole de la philosophie. La
fierté, de ceux qui attribuoient à l’esprit humain la capacité de
toutes choses, causa en d’autres, par despit et par emulation, cette
opinion, qu’il n’est capable d’aucune chose. Les vns tiennent en
l’ignorance, cette mesme extremité, que les autres tiennent en la
science. Afin qu’on ne puisse nier, que l’homme ne soit immoderé
par tout: et qu’il n’a point d’arrest, que celuy de la necessité, et
impuissance d’aller outre.4

546

CHAPITRE XII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. XII.)
De la Physionomie.

QVASI toutes les opinions que nous auons, sont prinses par authorité
et à credit. Il n’y a point de mal. Nous ne sçaurions pirement
choisir, que par nous, en vn siecle si foible. Cette image des
discours de Socrates, que ses amis nous ont laissée, nous ne l’approuuons,
que pour la reuerence de l’approbation publique. Ce
n’est pas par nostre cognoissance: ils ne sont pas selon nostre
vsage. S’il naissoit à cette heure, quelque chose de pareil, il est peu
d’hommes qui le prisassent. Nous n’apperceuons les graces que
pointues, bouffies, et enflées d’artifice. Celles qui coulent soubs la
naïfueté, et la simplicité, eschappent aisément à vne veuë grossiere1
comme est la nostre. Elles ont vne beauté delicate et cachée: il
faut la veuë nette et bien purgée, pour descouurir cette secrette
lumiere. Est pas, la naïfueté, selon nous, germaine à la sottise, et
qualité de reproche? Socrates faict mouuoir son ame, d’vn mouuement
naturel et commun. Ainsi dict vn païsan, ainsi dict vne
femme. Il n’a iamais en la bouche, que cochers, menuisiers, sauetiers
et maisons. Ce sont inductions et similitudes, tirées des plus
vulgaires et cogneuës actions des hommes: chacun l’entend. Sous
vne si vile forme, nous n’eussions iamais choisi la noblesse et
splendeur de ses conceptions admirables: nous qui estimons plates2
et basses, toutes celles que la doctrine ne releue; qui n’apperceuons
la richesse qu’en montre et en pompe. Nostre monde n’est
formé qu’à l’ostentation. Les hommes ne s’enflent que de vent: et
se manient à bonds, comme les balons. Cettuy-cy ne se propose
point des vaines fantasies. Sa fin fut, nous fournir de choses et de
preceptes, qui reellement et plus ioinctement seruent à la vie:

Seruare modum, finémque tenere,
Naturámque sequi.

Il fut aussi tousiours vn et pareil. Et se monta, non par boutades,
mais par complexion, au dernier poinct de vigueur. Ou pour mieux3
548 dire: il ne monta rien, mais rauala plustost et ramena à son
poinct, originel et naturel, et luy soubmit la vigueur, les aspretez
et les difficultez. Car en Caton, on void bien à clair, que c’est vne
alleure tenduë bien loing au dessus des communes. Aux braues exploits
de sa vie, et en sa mort, on le sent tousiours monté sur ses
grands cheuaux. Cettuy-cy ralle à terre: et d’vn pas mol et ordinaire,
traicte les plus vtiles discours, et se conduict et à la mort et
aux plus espineuses trauerses, qui se puissent presenter au train
de la vie humaine. Il est bien aduenu, que le plus digne homme
d’estre cogneu, et d’estre presenté au monde pour exemple, ce soit1
celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a esté esclairé
par les plus clair-voyans hommes, qui furent onques. Les
tesmoins que nous auons de luy, sont admirables en fidelité et en
suffisance. C’est grand cas, d’auoir peu donner tel ordre, aux pures
imaginations d’vn enfant, que sans les alterer ou estirer, il en ait
produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente
ny esleuée ni riche: il ne la represente que saine: mais certes
d’vne bien allegre et nette santé. Par ces vulguaires ressorts et
naturels: par ces fantasies ordinaires et communes: sans s’esmouuoir
et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglées,2
mais les plus hautes et vigoureuses creances, actions et mœurs,
qui furent onques. C’est luy, qui ramena du ciel, où elle perdoit
son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme: où est
sa plus iuste et plus laborieuse besoigne. Voyez-le plaider deuant
ses iuges: voyez par quelles raisons, il esueille son courage aux
hazards de la guerre, quels argumens fortifient sa patience, contre
la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme:
il n’y a rien d’emprunté de l’art, et des sciences. Les plus simples
y recognoissent leurs moyens et leur force: il n’est possible d’aller
plus arriere et plus bas. Il a faict grand faueur à l’humaine nature,3
de montrer combien elle peut d’elle mesme.   Nous sommes chacun
plus riche, que nous ne pensons: mais on nous dresse à l’emprunt,
et à la queste: on nous duict à nous seruir plus de l’autruy,
que du nostre. En aucune chose l’homme ne sçait s’arrester au
550 poinct de son besoing. De volupté, de richesse, de puissance, il en
embrasse plus qu’il n’en peut estreindre. Son auidité est incapable
de moderation. Ie trouue qu’en curiosité de sçauoir, il en est de
mesme: il se taille de la besoigne bien plus qu’il n’en peut faire, et
bien plus qu’il n’en a affaire. Estendant l’vtilité du sçauoir, autant
qu’est sa matiere. Vt omnium rerum, sic litterarum quoque, intemperantia
laboramus. Et Tacitus a raison, de louer la mere d’Agricola,
d’auoir bridé en son fils, vn appetit trop bouillant de science.
C’est vn bien, à le regarder d’yeux fermes, qui a, comme les
autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et foiblesse propre1
et naturelle: et d’vn cher coust. L’acquisition en est bien plus hazardeuse,
que de toute autre viande ou boisson. Car ailleurs, ce que
nous auons achetté, nous l’emportons au logis, en quelque vaisseau,
et là nous auons loy d’en examiner la valeur: combien, et à
quelle heure, nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les
pouuons d’arriuee mettre en autre vaisseau, qu’en nostre ame:
nous les auallons en les achettans, et sortons du marché ou infects
desia, ou amendez. Il y en a, qui ne font que nous empescher et
charger, au lieu de nourrir: et telles encore, qui sous tiltre de
nous guarir, nous empoisonnent. I’ay pris plaisir de voir en quelque2
lieu, des hommes par deuotion, faire vœu d’ignorance, comme
de chasteté, de pauureté, de pœnitence. C’est aussi chastrer nos
appetits desordonnez, d’esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne
à l’estude des liures: et priuer l’ame de cette complaisance
voluptueuse, qui nous chatouille par l’opinion de science. Et est richement
accomplir le vœu de pauureté, d’y ioindre encore celle de
l’esprit. Il ne nous faut guere de doctrine, pour viure à nostre aise.
Et Socrates nous apprend qu’elle est en nous, et la maniere de l’y
trouuer, et de s’en ayder. Toute cette nostre suffisance, qui est au
delà de la naturelle, est à peu pres vaine et superflue. C’est beaucoup3
si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous sert.
Paucis opus est litteris ad mentem bonam. Ce sont des excez fieureux
de nostre esprit: instrument brouillon et inquiete. Recueillez
vous, vous trouuerez en vous, les argumens de la Nature, contre la
mort, vrais, et les plus propres à vous seruir à la necessité. Ce sont
ceux qui font mourir vn paysan et des peuples entiers, aussi constamment
qu’vn philosophe. Fusse ie mort moins allegrement auant
qu’auoir veu les Tusculanes? I’estime que non. Et quand ie me
552 trouue au propre, ie sens, que ma langue s’est enrichie, mon courage
de peu. Il est comme Nature me le forgea. Et se targue pour
le conflict, non que d’vne marche naturelle et commune. Les liures
m’ont serui non tant d’instruction que d’exercitation. Quoy, si la
science, essayant de nous armer de nouuelles deffences, contre les
inconueniens naturels, nous a plus imprimé en la fantasie, leur
grandeur et leur poix, qu’elle n’a ses raisons et subtilitez, à nous
en couurir? Ce sont voirement subtilitez: par où elle nous esueille
souuent bien vainement. Les autheurs mesmes plus serrez et plus
sages, voyez autour d’vn bon argument, combien ils en sement1
d’autres legers, et, qui y regarde de pres, incorporels. Ce ne sont
qu’arguties verbales, qui nous trompent. Mais d’autant que ce peut
estre vtilement, ie ne les veux pas autrement esplucher. Il y en a
ceans assez de cette condition, en diuers lieux: ou par emprunt, ou
par imitation. Si se faut il prendre vn peu garde, de n’appeller pas
force, ce qui n’est que gentilesse: et ce, qui n’est qu’aigu, solide:
ou bon, ce qui n’est que beau: quæ magis gustata quàm potata delectant.
Tout ce qui plaist, ne paist pas, vbi non ingenij sed animi
negotium agitur. A veoir les efforts que Seneque se donne pour
se preparer contre la mort, à le voir suer d’ahan, pour se roider et2
pour s’asseurer, et se debattre si long temps en cette perche,
i’eusse esbranlé sa reputation, s’il ne l’eust en mourant, tresuaillamment
maintenuë. Son agitation si ardante, si frequente, montre
qu’il estoit chaud et impetueux luy mesme. Magnus animus remissius
loquitur, et securius. Non est alius ingenio, alius animo color. Il
le faut conuaincre à ses despens. Et montre aucunement qu’il estoit
pressé de son aduersaire. La façon de Plutarque, d’autant qu’elle
est plus desdaigneuse, et plus destendue, elle est selon moy, d’autant
plus virile et persuasiue. Ie croirois aysément, que son ame
auoit les mouuemens plus asseurez, et plus reglez. L’vn plus aigu,3
nous pique et nous eslance en sursaut: touche plus l’esprit. L’autre
plus solide, nous informe, establit et conforte constamment:
touche plus l’entendement. Celuy là rauit nostre iugement: cestuy-ci
le gaigne. I’ay veu pareillement d’autres escrits, encore plus
reuerez, qui en la peinture du combat qu’ils soustiennent contre les
aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants et
inuincibles, que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple,
auons autant à admirer l’estrangeté et vigueur incognuë de leur
554 tentation, que leur resistance. A quoy faire nous allons gendarmant
par ces efforts de la science? Regardons à terre, les pauures
gens que nous y voyons espandus, la teste panchante apres leur
besongne: qui ne sçauent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny
precepte. De ceux-là, tire Nature tous les iours, des effects de
constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux
que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois ie
ordinairement, qui mescognoissent la pauureté: combien qui desirent
la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction?
Celui là qui fouït mon iardin, il a ce matin enterré son pere ou son1
fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en addoucissent
et amollissent l’aspreté. La phthysie, c’est la toux pour
eux: la dysenterie, deuoyement d’estomach: vn pleuresis, c’est vn
morfondement: et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent
aussi. Elles sont bien griefues, quand elles rompent leur
trauail ordinaire: ils ne s’allitent que pour mourir. Simplex illa et
aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est.   I’escriuois
cecy enuiron le temps, qu’vne forte charge de nos troubles, se
croupit plusieurs mois, de tout son poix, droict sur moy. I’auois
d’vne part, les ennemis à ma porte: d’autre part, les picoreurs,2
pires ennemis, non armis, sed vitiis, certatur. Et essayois toute sorte
d’iniures militaires, à la fois:

Hostis adest dextra læuàque à parte timendus.
Vicinóque malo terret vtrumque latus.

Monstrueuse guerre. Les autres agissent au dehors, ceste-cy encore
contre soy: se ronge et se desfaict, par son propre venin. Elle est
de nature si maligne et ruineuse, qu’elle se ruine quand et quand
le reste: et se deschire et despece de rage. Nous la voyons plus
souuent, se dissoudre par elle mesme, que par disette d’aucune
chose necessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuït.3
Elle vient guerir la sedition, et en est pleine. Veut chastier la desobeissance,
et en montre l’exemple: et employee à la deffence des
loix, faict sa part de rebellion à l’encontre des siennes propres. Où
en sommes nous? Nostre medecine porte infection.

Nostre mal s’empoisonne
Du secours qu’on luy donne.

Exuperat magis ægrescitque medendo.

Omnia fanda nefanda, malo permista furore,
Iustificam nobis mentem auertêre deorum.
En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le commencement,4
556 les sains des malades: mais quand elles viennent à durer,
comme la nostre, tout le corps s’en sent, et la teste et les talons:
aucune partie n’est exempte de corruption. Car il n’est air, qui se
hume si gouluement: qui s’espande et penetre, comme faict la licence.
Nos armees ne se lient et tiennent plus que par simant estranger:
des François on ne sçait plus faire vn corps d’armee,
constant et reglé. Quelle honte? Il n’y a qu’autant de discipline,
que nous en font voir des soldats empruntez. Quant à nous, nous
nous conduisons à discretion, et non pas du chef; chacun selon la
sienne: il a plus affaire au dedans qu’au dehors. C’est au commandement1
de suiure, courtizer, et plier: à luy seul d’obeïr: tout
le reste est libre et dissolu. Il me plaist de voir, combien il y a de
lascheté et de pusillanimité en l’ambition: par combien d’abiection
et de seruitude, il luy faut arriuer à son but. Mais cecy me deplaist-il
de voir, des natures debonnaires, et capables de iustice, se
corrompre tous les iours, au maniement et commandement de cette
confusion. La longue souffrance, engendre la coustume; la coustume,
le consentement et l’imitation. Nous auions assez d’ames mal nées,
sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continuons, il
restera mal-ayseement à qui fier la santé de cet estat, au cas que2
Fortune nous la redonne.

Hunc saltem euerso iuuenem succurrere seclo,
Ne prohibete!
Qu’est deuenu cet ancien precepte: Que les soldats ont plus à
craindre leur chef, que l’ennemy? Et ce merueilleux exemple:
Qu’vn pommier s’estant trouué enfermé dans le pourpris du camp
de l’armee Romaine, elle fut veuë l’endemain en desloger, laissant
au possesseur, le comte entier de ses pommes, meures et delicieuses?
I’aymeroy bien, que nostre ieunesse, au lieu du temps qu’elle
employe, à des peregrinations moins vtiles, et apprentissages moins3
honorables, elle le mist, moitié à veoir de la guerre sur mer, sous
quelque bon capitaine commandeur de Rhodes: moitié à recognoistre
la discipline des armees Turkesques. Car elle a beaucoup de
differences, et d’auantages sur la nostre. Cecy en est: que nos soldats
deuiennent plus licentieux aux expeditions: là, plus retenus et
craintifs. Car les offenses ou larrecins sur le menu peuple, qui se
punissent de bastonades en la paix, sont capitales en la guerre.
Pour vn œuf prins sans payer, ce sont de conte prefix, cinquante
coups de baston. Pour toute autre chose, tant legere soit elle, non
necessaire à la nourriture, on les empale, ou decapite sans deport.4
Ie me suis estonné, en l’histoire de Selim, le plus cruel conquerant
qui fut onques, veoir, que lors qu’il subiugua l’Ægypte, les beaux
558 iardins d’autour de la ville de Damas, tous ouuers, et en terre de
conqueste, son armee campant sur le lieu mesmes, furent laissés
vierges des mains des soldats, parce qu’ils n’auoient pas eu le signe
de piller.   Mais est-il quelque mal en vne police, qui vaille estre
combatu par vne drogue si mortelle? Non pas, disoit Fauonius,
l’vsurpation de la possession tyrannique d’vne republique. Platon
de mesme ne consent pas qu’on face violence au repos de son païs,
pour le guerir: et n’accepte pas l’amendement qui trouble et hazarde
tout, et qui couste le sang et ruine des citoyens. Establissant
l’office d’vn homme de bien, en ce cas, de laisser tout là: seulement1
prier Dieu qu’il y porte sa main extraordinaire. Et semble
sçauoir mauuais gré à Dion son grand amy, d’y auoir vn peu autrement
procedé. I’estois Platonicien de ce costé là, avant que ie
sçeusse qu’il y eust de Platon au monde. Et si ce personnage, doit
purement estre refusé de nostre consorce: (luy, qui par la sincerité
de sa conscience, merita enuers la faueur diuine, de penetrer si
auant en la Chrestienne lumiere, au trauers des tenebres publiques,
du monde de son temps,) ie ne pense pas, qu’il nous sie bien, de
nous laisser instruire à vn payen. Combien c’est d’impieté, de n’atendre
de Dieu, nul secours simplement sien, et sans nostre cooperation.2
Ie doubte souuent, si entre tant de gens, qui se meslent de
telle besoigne, nul s’est rencontré, d’entendement si imbecille, à qui
on aye en bon escient persuadé, qu’il alloit vers la reformation,
par la derniere des difformations: qu’il tiroit vers son salut, par
les plus expresses causes que nous ayons de tres certaine damnation:
que renuersant la police, le magistrat, et les loix, en la tutelle
desquelles Dieu l’a colloqué: remplissant de haines parricides, les
courages fraternels: appellant à son ayde, les diables et les furies:
il puisse apporter secours à la sacrosaincte douceur et iustice, de la
loy diuine. L’ambition, l’auarice, la cruauté, la vengeance, n’ont3
point assez de propre et naturelle impetuosité: amorçons-les et les
attisons, par le glorieux titre de iustice et deuotion. Il ne se peut
imaginer vn pire estat des choses, qu’où la meschanceté vient à
estre legitime: et prendre auec le congé du magistrat, le manteau
de la vertu: Nihil in speciem fallacius quàm praua religio, vbi
deorum numen prætenditur sceleribus. L’extreme espece d’iniustice,
selon Platon, c’est que, ce qui est iniuste, soit tenu pour iuste.

560

Le peuple y souffrit bien largement lors, non les dommages presens
seulement,

Vndique totis
Vsque adeo turbatur agris,

mais les futurs aussi. Les viuans y eurent à patir, si eurent ceux
qui n’estoient encore nays. On le pilla, et moy par consequent,
iusques à l’esperance: luy rauissant tout ce qu’il auoit à s’apprester
à viure pour longues annees,

Quæ nequeunt secum ferre aut abducere, perdunt;
Et cremat insontes turba scelesta casas.1

Muris nulla fides, squallent populatibus agri.
Outre cette secousse, i’en souffris d’autres. I’encourus les inconueniens,
que la moderation apporte en telles maladies. Ie fus pelaudé
à toutes mains. Au Gibelin i’estois Guelphe, au Guelphe Gibelin.
Quelqu’vn de mes poetes dict bien cela, mais ie ne sçay où c’est.
La situation de ma maison, et l’accointance des hommes de mon
voisinage, me presentoient d’vn visage: ma vie et mes actions d’vn
autre. Il ne s’en faisoit point des accusations formées: car il n’y
auoit où mordre. Ie ne desempare iamais les loix: et qui m’eust
recherché, m’en eust deu de reste. C’estoient suspicions muettes,2
qui couroient sous main, ausquelles il n’y a iamais faute d’apparence,
en vn meslange si confus, non plus que d’espris ou enuieux
ou ineptes. I’ayde ordinairement aux presomptions iniurieuses, que
la Fortune seme contre moy: par vne façon, que i’ay dés tousiours,
de fuyr à me iustifier, excuser et interpreter: estimant que c’est
mettre ma conscience en compromis, de playder pour elle. Perspicuitas
enim argumentatione eleuatur. Et comme, si chacun voyoit
en moy, aussi cler que ie fay: au lieu de me tirer arriere de l’accusation,
ie m’y auance; et la renchery plustost, par vne confession
ironique et moqueuse: si ie ne m’en tais tout à plat, comme de3
chose indigne de response. Mais ceux qui le prennent pour vne trop
hautaine confiance, ne m’en veulent gueres moins de mal, que ceux,
qui le prennent pour foiblesse d’vne cause indefensible. Nommeement
les grands, enuers lesquels faute de sommission, est l’extreme
faute. Rudes à toute iustice, qui se cognoist, qui se sent: non demise,
humble et suppliante. I’ay souuent heurté à ce pillier. Tant y
a que de ce qui m’aduint lors, vn ambitieux s’en fust pendu: si eust
faict vn auaritieux. Ie n’ay soing quelconque d’acquerir.

562 Sit mihi quod nunc est, etiam minus; vt mihi viuam
Quod superest æui, si quid superesse volent dij.

Mais les pertes qui me viennent par l’iniure d’autruy, soit larrecin,
soit violence, me pincent, enuiron comme vn homme malade et
gehenné d’auarice. L’offence a sans mesure plus d’aigreur, que n’a
la perte. Mille diuerses sortes de maux accoururent à moy à la file.
Ie les eusse plus gaillardement soufferts, à la foule. Ie pensay
desia, entre mes amis, à qui ie pourrois commettre vne vieillesse
necessiteuse et disgratiee. Apres auoir rodé les yeux par tout, ie me
trouuay en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si1
haut, il faut que ce soit entre les bras d’vne affection solide, vigoureuse
et fortunee. Elles sont rares, s’il y en a. En fin ie cogneus
que le plus seur, estoit de me fier à moy-mesme de moy, et de ma
necessité. Et s’il m’aduenoit d’estre froidement en la grace de la
Fortune, que ie me recommandasse de plus fort à la mienne: m’attachasse,
regardasse de plus pres à moy. En toutes choses les
hommes se iettent aux appuis estrangers, pour espargner les propres:
seuls certains et seuls puissans, qui sçait s’en armer. Chacun
court ailleurs, et à l’aduenir, d’autant que nul n’est arriué à
soy. Et me resolus, que c’estoient vtiles inconueniens: d’autant2
premierement qu’il faut aduertir à coups de foyt, les mauuais disciples,
quand la raison n’y peut assez, comme par le feu et violence
des coins, nous ramenons vn bois tortu à sa droicteur. Ie me presche,
il y a si long temps, de me tenir à moy, et separer des choses
estrangeres: toutesfois, ie tourne encores tousiours les yeux à
costé. L’inclination, vn mot fauorable d’vn grand, vn bon visage, me
tente. Dieu sçait s’il en est cherté en ce temps, et quel sens il porte.
I’oys encore sans rider le front, les subornemens qu’on me faict,
pour me tirer en place marchande: et m’en deffens si mollement,
qu’il semble, que ie souffrisse plus volontiers d’en estre vaincu. Or à3
vn esprit si indocile, il faut des bastonnades: et faut rebattre et
reserrer, à bons coups de mail, ce vaisseau qui se desprent, se
564 descout, qui s’eschappe et desrobe de soy. Secondement, que cet
accident me seruoit d’exercitation, pour me preparer à pis: si moy,
qui et par le benefice de la Fortune, et par la condition de mes
mœurs, esperois estre des derniers, venois à estre des premiers
attrappé de cette tempeste. M’instruisant de bonne heure, à contraindre
ma vie, et la renger pour vn nouuel estat. La vraye liberté c’est
pouuoir toute chose sur soy. Potentissimus est qui se habet in potestate.
En vn temps ordinaire et tranquille, on se prepare à des accidens
moderez et communs: mais en cette confusion, où nous sommes
depuis trente ans, tout homme François, soit en particulier, soit en1
general, se voit à chaque heure, sur le poinct de l’entier renuersement
de sa fortune. D’autant faut-il tenir son courage fourny de
prouisions plus fortes et vigoureuses. Sçachons gré au sort, de nous
auoir faict viure en vn siecle, non mol, languissant, ny oisif. Tel
qui ne l’eust esté par autre moyen, se rendra fameux par son malheur.
Comme ie ne ly guere és histoires, ces confusions, des autres
estats, sans regret de ne les auoir peu mieux considerer present.
Ainsi faict ma curiosité, que ie m’aggree aucunement, de veoir de
mes yeux, ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symptomes
et sa forme. Et puis que ie ne la sçaurois retarder, suis content2
d’estre destiné à y assister, et m’en instruire. Si cherchons
nous euidemment de recognoistre en ombre mesme, et en la fable
des Theatres, la montre des ieux tragiques de l’humaine fortune. Ce
n’est pas sans compassion de ce que nous oyons: mais nous nous
plaisons d’esueiller nostre desplaisir, par la rareté de ces pitoyables
euenemens. Rien ne chatouille, qui ne pince. Et les bons historiens,
fuyent comme vne eaue dormante, et mer morte, des narrations
calmes: pour regaigner les seditions, les guerres, où ils sçauent
que nous les appellons. Ie doute si ie puis assez honnestement
aduouër, à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie, ie3
l’ay plus de moitié passee en la ruine de mon pays. Ie me donne vn
peu trop bon marché de patience, és accidens qui ne me saisissent
au propre: et pour me plaindre à moy, regarde non tant ce qu’on
m’oste, que ce qui me reste de sauue, et dedans et dehors. Il y a de
la consolation, à escheuer tantost l’vn, tantost l’autre, des maux qui
nous guignent de suitte, et assenent ailleurs, autour de nous. Aussi,
qu’en matiere d’interests publiques, à mesure, que mon affection est
plus vniuersellement espandue, elle en est plus foible. Ioinct qu’il
est vray à demy, Tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad priuatas
566 res pertinet. Et que la santé, d’où nous partismes estoit telle,
qu’elle soulage elle mesme le regret, que nous en deurions auoir.
C’estoit santé, mais non qu’à la comparaison de la maladie, qui l’a
suyuie. Nous ne sommes cheus de gueres haut. La corruption et le
brigandage, qui est en dignité et en office, me semble le moins supportable.
On nous volle moins iniurieusement dans vn bois, qu’en
lieu de seureté. C’estoit vne iointure vniuerselle de membres gastez
en particulier à l’enuy les vns des autres: et la plus part, d’vlceres
enuieillis, qui ne receuoient plus, ny ne demandoient guerison.
   Ce croulement donq m’anima certes plus, qu’il ne m’atterra, à l’aide1
de ma conscience, qui se portoit non paisiblement seulement, mais
fierement; et ne trouuois en quoy me plaindre de moy. Aussi,
comme Dieu n’enuoye iamais non plus les maux, que les biens tous
purs aux hommes, ma santé tint bon ce temps-là, outre son ordinaire.
Et ainsi que sans elle ie ne puis rien, il est peu de choses,
que ie ne puisse auec elle. Elle me donna moyen d’esueiller toutes
mes prouisions, et de porter la main au deuant de la playe, qui eust
passé volontiers plus outre. Et esprouuay en ma patience, que
i’auois quelque tenue contre la Fortune: et qu’à me faire perdre
mes arçons, il falloit vn grand heurt. Ie ne le dis pas, pour l’irriter2
à me faire vne charge plus vigoureuse. Ie suis son seruiteur: ie luy
tends les mains. Pour Dieu qu’elle se contente. Si ie sens ses
assaux? si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possede, se
laissent pourtant par interualles tastonner à quelque plaisir, et leur
eschappe vn sousrire: ie puis aussi assez sur moy, pour rendre mon
estat ordinaire, paisible, et deschargé d’ennuyeuse imagination:
mais ie me laisse pourtant à boutades, surprendre des morsures de
ces malplaisantes pensees, qui me batent, pendant que ie m’arme
pour les chasser, ou pour les luicter. Voicy vn autre rengregement
de mal, qui m’arriua à la suitte du reste. Et dehors et dedans3
ma maison, ie fus accueilly d’vne peste, vehemente au prix de toute
autre. Car comme les corps sains sont subiects à plus griefues maladies,
d’autant qu’ils ne peuuent estre forcez que par celles-là:
aussi mon air tressalubre, où d’aucune memoire, la contagion, bien
que voisine, n’auoit sçeu prendre pied, venant à s’empoisonner,
produisit des effects estranges.

Mista senum et iuuenum densantur funera, nullum
Sæua caput Proserpina fugit.

568 I’euz à souffrir cette plaisante condition, que la veue de ma maison
m’estoit effroyable. Tout ce qui y estoit, estoit sans garde, et à l’abandon
de qui en auoit enuie. Moy qui suis si hospitalier, fus en
tres penible queste de retraicte, pour ma famille. Vne famille
esgaree, faisant peur à ses amis, et à soy-mesme, et horreur où
qu’elle cherchast à se placer: ayant à changer de demeure, soudain
qu’vn de la trouppe commençoit à se douloir du bout du doigt.
Toutes maladies sont alors prises pour peste: on ne se donne pas
le loysir de les recognoistre. Et c’est le bon: que selon les regles
de l’art, à tout danger qu’on approche, il faut estre quarante iours1
en transe de ce mal: l’imagination vous exerceant cependant à sa
mode, et enfleurant vostre santé mesme. Tout cela m’eust beaucoup
moins touché, si ie n’eusse eu à me ressentir de la peine d’autruy,
et seruir six mois miserablement, de guide à cette carauane. Car ie
porte en moy mes preseruatifs, qui sont, resolution et souffrance.
L’apprehension ne me presse guere: laquelle on craint particulierement
en ce mal. Et si estant seul, ie l’eusse voulu prendre, c’eust
esté vne suitte, bien plus gaillarde et plus esloignee. C’est vne
mort, qui ne me semble des pires. Elle est communément courte,
d’estourdissement, sans douleur, consolee par la condition publique:2
sans ceremonie, sans deuil, sans presse. Mais quant au monde des
enuirons, la centiesme partie des ames ne se peut sauuer.

Videas desertáque regna
Pàstorum, et longè saltus latéque vacantes.

En ce lieu, mon meilleur reuenu est manuel. Ce que cent hommes
trauailloient pour moy, chauma pour long temps. Or lors, quel
exemple de resolution ne vismes nous, en la simplicité de tout ce
peuple? Generalement, chacun renonçoit au soing de la vie. Les raisins
demeurerent suspendus aux vignes, le bien principal du pays:
tous indifferemment se preparans et attendans la mort, à ce soir,3
ou au lendemain: d’vn visage et d’vne voix si peu effroyee, qu’il
sembloit qu’ils eussent compromis à cette necessité, et que ce fust
vne condemnation vniuerselle et ineuitable. Elle est tousiours telle.
Mais à combien peu, tient la resolution au mourir? La distance et
difference de quelques heures: la seule consideration de la compagnie,
nous en rend l’apprehension diuerse. Voyez ceux-cy: pour ce
qu’ils meurent en mesme mois: enfans, ieunes, vieillards, ils ne s’estonnent
570 plus, ils ne se pleurent plus. I’en vis qui craignoient de demeurer
derriere, comme en vne horrible solitude. Et n’y cogneu communément,
autre soing que des sepultures: il leur faschoit de voir
les corps espars emmy les champs, à la mercy des bestes: qui y
peuplerent incontinent. Comment les fantasies humaines se descouppent!
Les Neorites, nation qu’Alexandre subiugua, iettent les corps
des morts au plus profond de leurs bois, pour y estre mangez.
Seule sepulture estimee entr’eux heureuse. Tel sain faisoit desia sa
fosse: d’autres s’y couchoient encore viuans. Et vn maneuure des
miens, auec ses mains, et ses pieds, attira sur soy la terre en mourant.1
Estoit ce pas s’abrier pour s’endormir plus à son aise? D’vne
entreprise en hauteur aucunement pareille à celle des soldats Romains,
qu’on trouua apres la iournee de Cannes, la teste plongee
dans des trous, qu’ils auoient faicts et comblez de leurs mains, en
s’y suffoquant. Somme toute vne nation fut incontinent par vsage,
logee en vne marche, qui ne cede en roideur à aucune resolution
estudiee et consultee.   La plus part des instructions de la science,
à nous encourager, ont plus de montre que de force, et plus d’ornement
que de fruict. Nous auons abandonné Nature, et luy voulons
apprendre sa leçon: elle, qui nous menoit si heureusement et si2
seurement. Et ce pendant, les traces de son instruction, et ce peu
qui par le benefice de l’ignorance, reste de son image, empreint en
la vie de cette tourbe rustique d’hommes impollis: la science est
contrainte, de l’aller tous les iours empruntant, pour en faire patron
à ses disciples, de constance, d’innocence, et de tranquillité. Il
fait beau voir, que ceux-cy plains de tant de belle cognoissance,
ayent à imiter cette sotte simplicité: et à l’imiter, aux premieres
actions de la vertu. Et que nostre sapience, apprenne des bestes
mesmes, les plus vtiles enseignemens, aux plus grandes et necessaires
parties de nostre vie. Comme il nous faut viure et mourir,3
mesnager nos biens, aymer et esleuer nos enfans, entretenir iustice.
Singulier tesmoignage de l’humaine maladie: et que cette raison
qui se manie à nostre poste, trouuant tousiours quelque diuersité
et nouuelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la
Nature. Et en ont faict les hommes, comme les parfumiers de
l’huile: ils l’ont sophistiquee de tant d’argumentations, et de discours
appellez du dehors, qu’elle en est deuenue variable, et particuliere
572 à chacun: et a perdu son propre visage, constant, et vniuersel.
Et nous faut en chercher tesmoignage des bestes, non subiect à
faueur, corruption, ny à diuersité d’opinions. Car il est bien vray,
qu’elles mesmes ne vont pas tousiours exactement dans la route de
Nature, mais ce qu’elles en desuoyent, c’est si peu, que vous en
apperceuez tousiours l’orniere. Tout ainsi que les cheuaux qu’on
meine en main, font bien des bonds, et des escapades, mais c’est à
la longueur de leurs longes: et suyuent neantmoins tousiours les
pas de celuy qui les guide: et comme l’oiseau prend son vol, mais
sous la bride de sa filiere. Exilia, tormenta, bella, morbos, naufragia1
meditare, vt nullo sis malo tyro. A quoy nous sert cette curiosité,
de preoccuper tous les inconueniens de l’humaine nature, et
nous preparer auec tant de peine à l’encontre de ceux mesme, qui
n’ont à l’auanture point à nous toucher? (Parem passis tristitiam
facit, pati posse. Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous
frappe). Ou comme les plus fieureux, car certes c’est fieure, aller
dés à cette heure vous faire donner le fouët, par ce qu’il peut aduenir,
que Fortune vous le fera souffrir vn iour: et prendre vostre
robe fourree dés la S. Iean, pour ce que vous en aurez besoing à
Noel? Iettez vous à l’experience de tous les maux qui vous peuuent2
arriuer, nommement des plus extremes: esprouuez vous là, disent-ils,
asseurez vous là. Au rebours; le plus facile et plus naturel, seroit
en descharger mesme sa pensee. Ils ne viendront pas assez tost,
leur vray estre ne nous dure pas assez, il faut que nostre esprit les
estende et les allonge, et qu’auant la main il les incorpore en soy,
et s’en entretienne, comme s’ils ne poisoient pas raisonnablement à
nos sens. Ils poiseront assez, quand ils y seront (dit vn des maistres,
non de quelque tendre secte, mais de la plus dure) cependant
fauorise toy: croy ce que tu aimes le mieux: que te sert il d’aller
recueillant et preuenant ta male fortune: et de perdre le present,3
par la crainte du futur: et estre dés cette heure miserable, par ce
que tu le dois estre auec le temps? Ce sont ses mots. La science
nous faict volontiers vn bon office, de nous instruire bien exactement
des dimensions des maux.

Curis acuens mortalia corda.

Ce seroit dommage, si partie de leur grandeur eschappoit à nostre
sentiment et cognoissance. Il est certain, qu’à la plus part, la
574 preparation à la mort, a donné plus de torment, que n’a faict la
souffrance. Il fut iadis veritablement dict, et par vn bien iudicieux
autheur: Minus afficit sensus fatigatio, quàm cogitatio. Le sentiment
de la mort presente, nous anime par fois de soy mesme, d’vne
prompte resolution, de ne plus euiter chose du tout ineuitable. Plusieurs
gladiateurs se sont veus au temps passé, apres auoir couardement
combattu, aualler courageusement la mort; offrans leur
gosier au fer de l’ennemy, et le conuians. La veue esloignee de la
mort aduenir, a besoing d’vne fermeté lente, et difficile par consequent
à fournir. Si vous ne sçauez pas mourir, ne vous chaille. Nature1
vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment;
elle fera exactement cette besongne pour vous, n’en empeschez vostre
soing.

Incertam frustra, mortales, funeris horam
Quæritis, et qua sit mors aditura via.

Pœna minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas grauius sustinuisse diu.

Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le
soing de la vie. L’vne nous ennuye, l’autre nous effraye. Ce n’est
pas contre la mort, que nous nous preparons, c’est chose trop momentanee.2
Vn quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance,
ne merite pas des preceptes particuliers. A dire vray, nous
nous preparons contre les preparations de la mort. La philosophie
nous ordonne, d’auoir la mort tousiours deuant les yeux, de la preuoir
et considerer auant le temps: et nous donne apres, les regles
et les precautions, pour prouuoir à ce, que cette preuoyance, et
cette pensee ne nous blesse. Ainsi font les medecins qui nous iettent
aux maladies, afin qu’ils ayent où employer leurs drogues et
leur art. Si nous n’auons sçeu viure, c’est iniustice de nous apprendre
à mourir et difformer la fin de son total. Si nous auons sçeu3
viure, constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de
mesme. Ils s’en venteront tant qu’il leur plaira. Tota philosophorum
vita commentatio mortis est. Mais il m’est aduis, que c’est bien le
bout, non pourtant le but de la vie. C’est sa fin, son extremité, non
pourtant son obiect. Elle doit estre elle mesme à soy, sa visee, son
dessein. Son droit estude est se regler, se conduire, se souffrir. Au
nombre de plusieurs autres offices, que comprend le general et
principal chapitre de sçauoir viure, est cet article de sçauoir mourir.
Et des plus legers, si nostre crainte ne luy donnoit poids.   A
les iuger par l’vtilité, et par la verité naifue, les leçons de la simplicité,4
576 ne cedent gueres à celles que nous presche la doctrine au
contraire. Les hommes sont diuers en sentiment et en force: il les
faut mener à leur bien, selon eux: et par routes diuerses. Quò me
cumque rapit tempestas, deferor hospes. Ie ne vy iamais paysan de
mes voisins, entrer en cogitation de quelle contenance, et asseurance,
il passeroit cette heure derniere. Nature luy apprend à ne
songer à la mort, que quand il se meurt. Et lors il y a meilleure
grace qu’Aristote: lequel la mort presse doublement, et par elle,
et par vne si longue premeditation. Pourtant fut-ce l’opinion de Cæsar,
que la moins premeditee mort, estoit la plus heureuse, et plus1
deschargee. Plus dolet quàm necesse est, qui antê dolet quàm necesse
est. L’aigreur de cette imagination, naist de nostre curiosité. Nous
nous empeschons tousiours ainsi: voulans deuancer et regenter les
prescriptions naturelles. Ce n’est qu’aux docteurs, d’en disner plus
mal, tous sains, et se renfroigner de l’image de la mort. Le commun,
n’a besoing ny de remede ny de consolation, qu’au heurt, et
au coup. Et n’en considere qu’autant iustement qu’il en souffre. Est-ce
pas ce que nous disons, que la stupidité, et faute d’apprehension,
du vulgaire, luy donne cette patience aux maux presens, et cette
profonde nonchalance des sinistres accidens futurs? Que leur ame2
pour estre plus crasse, et obtuse, est moins penetrable et agitable?
Pour Dieu s’il est ainsi, tenons d’ores en auant escole de bestise.
C’est l’extreme fruit, que les sciences nous promettent, auquel
ceste-cy conduict si doucement ses disciples.   Nous n’aurons pas
faute de bons regens, interpretes de la simplicité naturelle. Socrates
en sera l’vn. Car de ce qu’il m’en souuient, il parle enuiron
en ce sens, aux iuges qui deliberent de sa vie: I’ay peur, messieurs,
si ie vous prie de ne me faire mourir, que ie m’enferre en la delation
de mes accusateurs; qui est: Que ie fais plus l’entendu que
les autres: comme ayant quelque cognoissance plus cachee, des3
choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Ie sçay que ie n’ay
ni frequenté, ny recogneu la mort, ni n’ay veu personne qui ait
essayé ses qualitez, pour m’en instruire. Ceux qui la craignent presupposent
la cognoistre: quant à moy, ie ne sçay ny quelle elle
est, ny quel il faict en l’autre monde. A l’auanture est la mort
chose indifferente, à l’auanture desirable. Il est à croire pourtant, si
c’est vne transmigration d’vne place à autre, qu’il y a de l’amendement,
d’aller viure auec tant de grands personnages trespassez: et
578 d’estre exempt d’auoir plus affaire à iuges iniques et corrompus. Si
c’est vn aneantissement de nostre estre, c’est encore amendement
d’entrer en vne longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de
plus doux en la vie, qu’vn repos et sommeil tranquille, et profond sans
songes. Les choses que ie sçay estre mauuaises, comme d’offencer
son prochain, et desobeir au superieur, soit Dieu, soit homme, ie
les euite soigneusement: celles desquelles ie ne sçay, si elles sont
bonnes ou mauuaises, ie ne les sçaurois craindre. Si ie m’en vay
mourir, et vous laisse en vie: les Dieux seuls voyent, à qui, de vous
ou de moy, il en ira mieux. Parquoy pour mon regard, vous en ordonnerez,1
comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller
les choses iustes et vtiles, ie dy bien, que pour vostre conscience
vous ferez mieux de m’eslargir, si vous ne voyez plus auant que
moy en ma cause. Et iugeant selon mes actions passees, et publiques,
et priuees, selon mes intentions, et selon le profit, que tirent
tous les iours de ma conuersation tant de nos citoyens, ieunes
et vieux, et le fruit, que ie vous fay à tous, vous ne pouuez duëment
vous descharger enuers mon merite, qu’en ordonnant, que ie
sois nourry, attendu ma pauureté, au Prytanee, aux despens publiques:
ce que souuent ie vous ay veu à moindre raison, octroyer2
à d’autres. Ne prenez pas à obstination ou desdaing, que, suyuant
la coustume, ie n’aille vous suppliant et esmouuant à commiseration.
I’ay des amis et des parents, n’estant, comme dict Homere,
engendré ny de bois, ny de pierre non plus que les autres: capables
de se presenter, avec des larmes, et le dueil: et ay trois enfans
esplorez, dequoy vous tirer à pitié. Mais ie feroy honte à nostre
ville, en l’aage que ie suis, et en telle reputation de sagesse, que
m’en voyci en preuention, de m’aller desmettre à si lasches contenances.
Que diroit-on des autres Atheniens? I’ay tousiours admonnesté
ceux qui m’ont ouy parler, de ne racheter leur vie, par vne3
action deshonnete. Et aux guerres de mon pays à Amphipolis, à
Potidee, à Delie, et autres où ie me suis trouué, i’ay montré par
effect, combien i’estoy loing de garantir ma seureté par ma honte.
D’auantage i’interesserois vostre deuoir, et vous conuierois à choses
laydes: car ce n’est pas à mes prieres de vous persuader: c’est
aux raisons pures et solides de la iustice. Vous auez iuré aux Dieux
d’ainsi vous maintenir. Il sembleroit, que ie vous vousisse soupçonner
et recriminer, de ne croire pas, qu’il y en aye. Et moy mesme
tesmoigneroy contre moy, de ne croire point en eux, comme ie doy:
me deffiant de leur conduicte, et ne remettant purement en leurs4
mains mon affaire. Ie m’y fie du tout: et tiens pour certain, qu’ils
580 feront en cecy, selon qu’il sera plus propre à vous et à moy. Les
gens de bien ny viuans, ny morts, n’ont aucunement à se craindre
des Dieux. Voyla pas vn playdoyé puerile, d’vne hauteur inimaginable
et employé en quelle necessité? Vrayement ce fut raison, qu’il
le preferast à celuy, que ce grand orateur Lysias, auoit mis par
escrit pour luy: excellemment façonné au stile iudiciaire: mais
indigne d’vn si noble criminel. Eust on ouï de la bouche de Socrates
vne voix suppliante? Cette superbe vertu, eust elle calé, au
plus fort de sa montre? Et sa riche et puissante nature, eust elle
commis à l’art sa defense: et en son plus haut essay, renoncé à la1
verité et naïueté, ornemens de son parler, pour se parer du fard,
des figures, et feintes, d’vne oraison apprinse? Il feit tressagement,
et selon luy, de ne corrompre vne teneur de vie incorruptible, et
vne si saincte image de l’humaine forme, pour allonger d’vn an sa
decrepitude: et trahir l’immortelle memoire de cette fin glorieuse.
Il deuoit sa vie, non pas à soy, mais à l’exemple du monde. Seroit
ce pas dommage publique, qu’il eust acheuee d’vne oysiue et
obscure façon? Certes vne si nonchallante et molle consideration
de sa mort, meritoit que la posterité la considerast d’autant plus
pour luy. Ce qu’elle fit. Et il n’y a rien en la iustice si iuste, que2
ce que la Fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Atheniens
eurent en telle abomination ceux, qui en auoient esté cause,
qu’on les fuyoit comme personnes excommuniees. On tenoit pollu
tout ce, à quoy ils auoient touché: personne à l’estuue ne lauoit
auec eux, personne ne les saluoit ni accointoit: si qu’en fin ne pouuant
plus porter cette haine publique, ils se pendirent eux mesmes.
   Si quelqu’vn estime, que parmy tant d’autres exemples que
i’auois à choisir pour le seruice de mon propos, és dits de Socrates,
i’aye mal trié cestuy-cy: et qu’il iuge, ce discours estre esleué
au dessus des opinions communes: ie l’ay faict à escient: car ie3
iuge autrement. Et tiens que c’est vn discours, en rang, et en naïfueté
bien plus arriere, et plus bas, que les opinions communes. Il
represente en vne hardiesse inartificielle et securité enfantine la
582 pure et premiere impression et ignorance de nature. Car il est
croyable, que nous auons naturellement crainte de la douleur;
mais non de la mort, à cause d’elle. C’est vne partie de nostre estre,
non moins essentielle que le viure. A quoy faire, nous en auroit
Nature engendré la haine et l’horreur, veu qu’elle luy tient
rang de tres-grande vtilité, pour nourrir la succession et vicissitude
de ses ouurages? Et qu’en cette republique vniuerselle, elle
sert plus de naissance et d’augmentation, que de perte ou ruyne:

Sic rerum summa nouatur:

Mille animas vna necata dedit.1

La deffaillance d’vne vie, est le passage à mille autres vies. Nature
a empreint aux bestes, le soing d’elles et de leur conseruation. Elles
vont iusques-là, de craindre leur empirement: de se heurter et
blesser: que nous les encheuestrions et battions, accidents subiects
à leur sens et experience. Mais que nous les tuions, elles ne le peuuent
craindre, ny n’ont la faculté d’imaginer et conclurre la mort.
Si dit-on encore qu’on les void, non seulement la souffrir gayement:
la plus-part des cheuaux hannissent en mourant, les cygnes
la chantent: mais de plus, la rechercher à leur besoing; comme
portent plusieurs exemples des elephans.   Outre ce, la façon d’argumenter,2
de laquelle se sert icy Socrates, est-elle pas admirable
esgallement, en simplicité et en vehemence? Vrayment il est bien
plus aisé, de parler comme Aristote, viure comme Cæsar, qu’il
n’est aisé de parler et viure comme Socrates. Là, loge l’extreme
degré de perfection et de difficulté: l’art n’y peut ioindre. Or nos
facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ny ne les
cognoissons: nous nous inuestissons de celles d’autruy, et laissons
chomer les nostres. Comme quelqu’vn pourroit dire de moy: que
i’ay seulement faict icy vn amas de fleurs estrangeres, n’y ayant
fourny du mien, que le filet à les lier. Certes i’ay donné à l’opinion3
publique, que ces parements empruntez m’accompaignent:
mais ie n’entends pas qu’ils me couurent, et qu’ils me cachent:
c’est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du
mien et de ce qui est mien par nature. Et si ie m’en fusse creu, à
tout hazard, i’eusse parlé tout fin seul. Ie m’en charge de plus fort,
tous les iours, outre ma proposition et ma forme premiere, sur la
fantasie du siecle: et par oisiueté. S’il me messied à moy, comme
ie le croy, n’importe: il peut estre vtile à quelque autre. Tel allegue
584 Platon et Homere, qui ne les vid onques: et moy, ay prins des
lieux assez, ailleurs qu’en leur source. Sans peine et sans suffisance,
ayant mille volumes de liures, autour de moy, en ce lieu
où i’escris, i’emprunteray presentement s’il me plaist, d’vne douzaine
de tels rauaudeurs, gens que ie ne fueillette guere, dequoy
esmailler le traicté de la Physionomie. Il ne faut que l’epitre liminaire
d’vn Allemand pour me farcir d’allegations: et nous allons
quester par là vne friande gloire, à piper le sot monde. Ces pastissages
de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur
estude, ne seruent guere qu’à subiects communs: et seruent à nous1
montrer, non à nous conduire: ridicule fruict de la science, que
Socrates exagite si plaisamment contre Euthydemus. I’ay veu faire
des liures de choses, ny iamais estudiées ny entenduës: l’autheur
commettant à diuers de ses amis sçauants, la recherche de cette-cy,
et de cette autre matiere, à le bastir: se contentant pour sa part,
d’en auoir proietté le dessein, et lié par son industrie, ce fagot de
prouisions incogneuës: au moins est sien l’ancre, et le papier.
Cela, c’est achetter, ou emprunter vn liure, non pas le faire. C’est
apprendre aux hommes, non qu’on sçait faire vn liure, mais, ce dequoy
ils pouuoient estre en doute, qu’on ne le sçait pas faire. Vn2
president se ventoit où i’estois, d’auoir amoncelé deux cens tant de
lieux estrangers, en vn sien arrest presidental. En le preschant, il
effaçoit la gloire qu’on luy en donnoit. Pusillanime et absurde venterie
à mon gré, pour vn tel subiect et telle personne. Ie fais le
contraire: et parmy tant d’emprunts, suis bien aise d’en pouuoir
desrober quelqu’vn: le desguisant et difformant à nouueau seruice.
Au hazard, que ie laisse dire, que c’est par faute d’auoir entendu
son naturel vsage, ie luy donne quelque particuliere adresse de ma
main, à ce qu’il en soit d’autant moins purement estranger. Ceux-cy
mettent leurs larrecins en parade et en conte. Aussi ont-ils plus3
de credit aux loix que moy. Nous autres naturalistes, estimons,
qu’il y aye grande et incomparable preference, de l’honneur de
l’inuention, à l’honneur de l’allegation.   Si i’eusse voulu parler
par science, i’eusse parlé plustost. I’eusse escrit du temps plus
voisin de mes estudes, que i’auois plus d’esprit et de memoire. Et
586 me fusse plus fié à la vigueur de cet aage là, qu’à cettuy-cy, si
i’eusse voulu faire mestier d’escrire. Et quoy, si cette faueur gratieuse,
que la Fortune m’a n’aguere offerte par l’entremise de cet
ouurage, m’eust peu rencontrer en telle saison au lieu de celle-cy;
où elle est egallement desirable à posseder, et preste à perdre?
Deux de mes cognoissans, grands hommes en cette faculté, ont
perdu par moitié, à mon aduis, d’auoir refusé de se mettre au iour,
à quarante ans, pour attendre les soixante. La maturité a ses deffaux,
comme la verdeur, et pires. Et autant est la vieillesse incommode
à cette nature de besongne, qu’à toute autre. Quiconque met1
sa decrepitude soubs la presse, faict folie, s’il espere en espreindre
des humeurs, qui ne sentent le disgratié, le resueur et l’assoupy.
Nostre esprit se constipe et s’espessit en vieillissant. Ie dis pompeusement
et opulemment l’ignorance, et dis la science maigrement
et piteusement. Accessoirement cette-cy, et accidentalement:
celle-là expressément, et principallement. Et ne traicte à poinct
nommé de rien, que du rien: ny d’aucune science, que de celle de
l’inscience. I’ay choisi le temps, où ma vie, que i’ay à peindre, ie
l’ay toute deuant moy: ce qui en reste, tient plus de la mort. Et
de ma mort seulement, si ie la rencontrois babillarde, comme font2
d’autres, donrois-ie encores volontiers aduis au peuple, en deslogeant.
   Socrates a esté vn exemplaire parfaict en toutes grandes
qualitez. I’ay despit, qu’il eust rencontré vn corps si disgratié,
comme ils disent, et si disconuenable à la beauté de son ame, luy
si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit iniustice. Il
n’est rien plus vray-semblable, que la conformité et relation du
corps à l’esprit. Ipsi animi, magni refert, quali in corpore locati
sint: multa enim è corpore existunt, quæ acuant mentem: multa, quæ
obtundant. Cettuy-cy parle d’vne laideur desnaturée, et difformité
de membres: mais nous appellons laideur aussi, vne mesauenance3
au premier regard, qui loge principallement au visage: et nous
desgoute par le teint, vne tache, vne rude contenance, par quelque
cause souuent inexplicable, en des membres pourtant bien ordonnez
et entiers. La laideur, qui reuestoit vne ame tres-belle en
la Boittie, estoit de ce predicament. Cette laideur superficielle, qui
est toutesfois la plus imperieuse, est de moindre preiudice à l’estat
de l’esprit: et a peu de certitude en l’opinion des hommes. L’autre,
qui d’vn plus propre nom, s’appelle difformité plus substantielle,
porte plus volontiers coup iusques au dedans. Non pas tout
588 soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien formé, montre
l’interieure forme du pied. Comme Socrates disoit de la sienne,
qu’elle en accusoit iustement, autant en son ame, s’il ne l’eust corrigée
par institution. Mais en le disant, ie tiens qu’il se mocquoit,
suiuant son vsage: et iamais ame si excellente, ne se fit elle-mesme.
Ie ne puis dire assez souuent, combien i’estime la beauté, qualité
puissante et aduantageuse. Il l’appelloit, vne courte tyrannie:
et Platon, le priuilege de nature. Nous n’en auons point qui la surpasse
en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes.
Elle se presente au deuant: seduict et preoccupe nostre iugement,1
auec grande authorité et merueilleuse impression. Phryné
perdoit sa cause, entre les mains d’vn excellent aduocat, si, ouurant
sa robbe, elle n’eust corrompu ses iuges, par l’esclat de sa
beauté. Et ie trouue, que Cyrus, Alexandre, Cæsar, ces trois maistres
du monde, ne l’ont pas oubliée à faire leurs grands affaires.
Non a pas le premier Scipion. Vn mesme mot embrasse en Grec le
bel et le bon. Et le S. Esprit appelle souuent bons, ceux qu’il veut
dire beaux. Ie maintiendroy volontiers le rang des biens, selon que
portoit la chanson, que Platon dit auoir esté triuiale, prinse de
quelque ancien poëte: La santé, la beauté, la richesse. Aristote2
dit, appartenir aux beaux, le droict de commander: et quand il en
est, de qui la beauté approche celle des images des Dieux, que la
veneration leur est pareillement deuë. A celuy qui luy demandoit,
pourquoy plus long temps, et plus souuent, on hantoit les beaux:
Cette demande, feit-il, n’appartient à estre faicte, que par vn aueugle.
La plus-part et les plus grands philosophes, payerent leur escholage,
et acquirent la sagesse, par l’entremise et faueur de leur
beauté. Non seulement aux hommes qui me seruent, mais aux bestes
aussi, ie la considere à deux doigts pres de la bonté.   Si me
semble-il, que ce traict et façon de visage, et ces lineaments, par3
lesquels on argumente aucunes complexions internes, et nos fortunes
à venir, est chose qui ne loge pas bien directement et simplement,
soubs le chapitre de beauté et de laideur. Non plus que toute
bonne odeur, et serenité d’air, n’en promet pas la santé: ny toute
espesseur et puanteur, l’infection, en temps pestilent. Ceux qui accusent
les dames, de contre-dire leur beauté par leurs mœurs, ne
rencontrent pas tousiours. Car en vne face qui ne sera pas trop
bien composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance.
590 Comme au rebours, i’ay leu par fois entre deux beaux yeux, des
menasses d’vne nature maligne et dangereuse. Il y a des physionomies
fauorables: et en vne presse d’ennemis victorieux, vous choisirez
incontinent parmy des hommes incogneus, l’vn plustost que
l’autre, à qui vous rendre et fier vostre vie: et non proprement
par la consideration de la beauté.   C’est vne foible garantie que
la mine, toutesfois elle a quelque consideration. Et si i’auois à les
foyter, ce seroit plus rudement, les meschans qui dementent et
trahissent les promesses que Nature leur auoit plantées au front. Ie
punirois plus aigrement la malice, en vne apparence debonnaire. Il1
semble qu’il y ait aucuns visages heureux, d’autres malencontreux.
Et crois, qu’il y a quelque art, à distinguer les visages debonnaires
des niais, les seueres des rudes, les malicieux des chagrins, les
desdaigneux des melancholiques, et telles autres qualitez voisines.
Il y a des beautez, non fieres seulement, mais aigres: il y en a
d’autres douces, et encores au delà, fades. D’en prognostiquer les
auantures futures, ce sont matieres que ie laisse indecises.   I’ay
pris, comme i’ay dict ailleurs, bien simplement et cruëment, pour
mon regard, ce precepte ancien: Que nous ne sçaurions faillir à
suiure Nature: que le souuerain precepte, c’est de se conformer à2
elle. Ie n’ay pas corrigé comme Socrates, par la force de la raison,
mes complexions naturelles: et n’ay aucunement troublé par art,
mon inclination. Ie me laisse aller, comme ie suis venu. Ie ne combats
rien. Mes deux maistresses pieces viuent de leur grace en paix
et bon accord: mais le laict de ma nourrice a esté, Dieu mercy,
mediocrement sain et temperé. Diray-ie cecy en passant: que ie
voy tenir en plus de prix qu’elle ne vaut, qui est seule quasi en
vsage entre nous, certaine image de preud’hommie scholastique,
serue des preceptes, contraincte soubs l’esperance et la crainte? Ie
l’aime telle que loix et religions, non facent, mais parfacent, et authorisent:3
qui se sente dequoy se soustenir sans aide: née en nous
de ses propres racines, par la semence de la raison vniuerselle,
empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison, qui redresse
Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes
et aux Dieux, qui commandent en sa ville: courageux en la mort,
592 non parce que son ame est immortelle, mais parce qu’il est mortel.
Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable
qu’ingenieuse et subtile, qui persuade aux peuples, la religieuse
creance suffire seule, et sans les mœurs, à contenter la diuine iustice.
L’vsage nous faict veoir, vne distinction enorme, entre la
deuotion et la conscience.   I’ay vne apparence fauorable, et en
forme et en interpretation.

Quid dixi habere me? Imò habui Chreme!

Heu tantùm attriti corporis ossa vides!

Et qui faict vne contraire montre à celle de Socrates. Il m’est souuent1
aduenu, que sur le simple credit de ma presence, et de mon
air, des personnes qui n’auoient aucune cognoissance de moy, s’y
sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour
les miennes. Et en ay tiré és païs estrangers des faueurs singulieres
et rares. Mais ces deux experiences, valent à l’auanture, que ie les
recite particulierement. Vn quidam delibera de surprendre ma
maison et moy. Son art fut, d’arriuer seul à ma porte, et d’en presser
vn peu instamment l’entrée. Ie le cognoissois de nom, et auois
occasion de me fier de luy, comme de mon voisin et aucunement
mon allié. Ie luy fis ouurir comme ie fais à chacun. Le voicy tout2
effroyé, son cheual hors d’haleine, fort harassé. Il m’entretint de
cette fable: Qu’il venoit d’estre rencontré à vne demie lieuë de là,
par vn sien ennemy, lequel ie cognoissois aussi, et auois ouy parler
de leur querelle: que cet ennemy luy auoit merueilleusement
chaussé les esperons: et qu’ayant esté surpris en desarroy et plus
foible en nombre, il s’estoit ietté à ma porte à sauueté. Qu’il estoit
en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou
prins. I’essayay tout naïfuement de le conforter, asseurer, et refreschir.
Tantost apres, voila quatre ou cinq de ses soldats, qui se
presentent en mesme contenance, et effroy, pour entrer: et puis3
d’autres, et d’autres encores apres, bien equippez, et bien armez:
iusques à vingt cinq ou trante, feignants auoir leur ennemy aux
talons. Ce mystere commençoit à taster mon soupçon. Ie n’ignorois
pas en quel siecle ie viuois, combien ma maison pouuoit estre enuiée,
et auois plusieurs exemples d’autres de ma cognoissance, à
qui il estoit mes-aduenu de mesme. Tant y a, que trouuant qu’il n’y
auoit point d’acquest d’auoir commencé à faire plaisir, si ie n’acheuois,
et ne pouuant me deffaire sans tout rompre; ie me laissay
aller au party le plus naturel et le plus simple, comme ie fais tousiours:
594 commendant qu’ils entrassent. Aussi à la verité, ie suis
peu deffiant et soupçonneux de ma nature. Ie panche volontiers
vers l’excuse, et l’interpretation plus douce. Ie prens les hommes
selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations peruerses
et desnaturées, si ie n’y suis forcé par grand tesmoignage; non
plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre, qui me
commets volontiers à la Fortune, et me laisse aller à corps perdu,
entre ses bras. Dequoy iusques à cette heure i’ay eu plus d’occasion
de me louër, que de me plaindre. Et l’ay trouuée et plus auisée, et
plus amie de mes affaires, que ie ne suis. Il y a quelques actions1
en ma vie, desquelles on peut iustement nommer la conduite difficile;
ou, qui voudra, prudente. De celles-là mesmes, posez, que la
tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à
elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas
assez au ciel de nous. Et pretendons plus de nostre conduite, qu’il
ne nous appartient. Pourtant fouruoyent si souuent nos desseins.
Il est enuieux de l’estenduë, que nous attribuons aux droicts de
l’humaine prudence, au preiudice des siens. Et nous les racourcit
d’autant plus, que nous les amplifions. Ceux-cy se tindrent à
cheual, en ma cour: le chef auec moy dans ma sale, qui n’auoit2
voulu qu’on establast son cheual, disant auoir à se retirer incontinent
qu’il auroit eu nouuelles de ses hommes. Il se veid maistre de
son entreprinse: et n’y restoit sur ce poinct, que l’execution. Souuent
depuis il a dict, car il ne craignoit pas de faire ce conte, que
mon visage, et ma franchise, luy auoient arraché la trahison des
poings. Il remonte à cheual, ses gens ayants continuellement les
yeux sur luy, pour voir quel signe il leur donneroit: bien estonnez
de le voir sortir et abandonner son aduantage.   Vne autre fois,
me fiant à ie ne sçay quelle treue, qui venoit d’estre publiée en nos
armées, ie m’acheminay à vn voyage, par païs estrangement chatoüilleux.3
Ie ne fus pas si tost esuenté, que voila trois ou quatre
caualcades de diuers lieux pour m’attraper. L’vne me ioignit à la
troisieme iournée: où ie fus chargé par quinze ou vingt Gentils-hommes
masquez, suiuis d’vne ondée d’argoulets. Me voila pris et
rendu, retiré dans l’espais d’vne forest voisine, desmonté, deualizé,
mes cofres fouillez, ma boite prise, cheuaux et esquipage dispersé
à nouueaux maistres. Nous fusmes long temps à contester dans ce
halier, sur le faict de ma rançon: qu’ils me tailloient si haute, qu’il
paroissoit bien que ie ne leur estois guere cogneu. Ils entrerent en
grande contestation de ma vie. De vray, il y auoit plusieurs circonstances,4
qui me menassoyent du danger où i’en estois.

Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo.

596 Ie me maintins tousiours sur le tiltre de ma trefue, à leur quitter
seulement le gain qu’ils auoient faict de ma despouille, qui n’estoit
pas à mespriser, sans promesse d’autre rançon. Apres deux ou
trois heures, que nous eusmes esté là, et qu’ils m’eurent faict monter
sur vn cheual, qui n’auoit garde de leur eschapper, et commis
ma conduicte particuliere à quinze ou vingt harquebusiers, et dispersé
mes gens à d’autres, ayant ordonné qu’on nous menast prisonniers,
diuerses routes, et moy desia acheminé à deux ou trois
harquebusades de là,

Iam prece Pollucis, iam Castoris implorata:1

voicy vne soudaine et tres-inopinée mutation qui leur print. Ie vis
reuenir à moy le chef, auec paroles plus douces: se mettant en
peine de rechercher en la trouppe mes hardes escartées, et me les
faisant rendre, selon qu’il s’en pouuoit recouurer, iusques à ma
boite. Le meilleur present qu’ils me firent, ce fut en fin ma liberté:
le reste ne me touchoit gueres en ce temps-là. La vraye cause d’vn
changement si nouueau, et de ce rauisement, sans aucune impulsion
apparente, et d’vn repentir si miraculeux, en tel temps, en vne
entreprinse pourpensée et deliberée, et deuenue iuste par l’vsage,
(car d’arriuée ie leur confessay ouuertement le party duquel i’estois,2
et le chemin que ie tenois) certes ie ne sçay pas bien encores
quelle elle est. Le plus apparent qui se demasqua, et me fit cognoistre
son nom, me redist lors plusieurs fois, que ie deuoy cette deliurance
à mon visage, liberté, et fermeté de mes parolles, qui me
rendoient indigne d’vne telle mes-aduenture, me demanda asseurance
d’vne pareille. Il est possible, que la bonté diuine se voulut
seruir de ce vain instrument pour ma conseruation. Elle me deffendit
encore lendemain d’autres pires embusches, desquelles ceux-cy
mesme m’auoient aduerty. Le dernier est encore en pieds, pour en
faire le conte: le premier fut tué il n’y a pas long temps.   Si3
mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux, et
en ma voix, la simplicité de mon intention, ie n’eusse pas duré
sans querelle, et sans offence, si long temps: auec cette indiscrette
liberté, de dire à tort et à droict, ce qui me vient en fantasie, et
iuger temerairement des choses. Cette façon peut paroistre auec
raison inciuile, et mal accommodée à nostre vsage: mais outrageuse
et malitieuse, ie n’ay veu personne qui l’en ait iugée: ny qui
se soit piqué de ma liberté, s’il l’a receuë de ma bouche. Les paroles
598 redites, ont comme autre son, autre sens. Aussi ne hay-ie
personne. Et suis si lasche à offencer, que pour le seruice de la
raison mesme, ie ne le puis faire. Et lors que l’occasion m’a conuié
aux condemnations criminelles, i’ay plustost manqué à la iustice.
Vt magis peccari nolim, quàm satis animi ad vindicanda peccata
habeam. On reprochoit, dit-on, à Aristote, d’auoir esté trop misericordieux
enuers vn meschant homme: I’ay esté de vray, dit-il,
misericordieux enuers l’homme, non enuers la meschanceté. Les
iugements ordinaires, s’exasperent à la punition par l’horreur du
meffaict. Cela mesme refroidit le mien. L’horreur du premier meurtre,1
m’en faict craindre vn second. Et la laideur de la premiere
cruauté m’en faict abhorrer toute imitation. A moy, qui ne suis
qu’escuyer de trefles, peut toucher, ce qu’on disoit de Charillus
Roy de Sparte: Il ne sçauroit estre bon, puis qu’il n’est pas mauuais
aux meschans. Ou bien ainsi: car Plutarque le presente en
ces deux sortes, comme mille autres choses diuersement et contrairement:
Il faut bien qu’il soit bon, puis qu’il l’est aux meschants
mesme. De mesme qu’aux actions legitimes, ie me fasche de m’y
employer, quand c’est enuers ceux qui s’en desplaisent: aussi à
dire verité, aux illegitimes, ie ne fay pas assez de conscience, de2
m’y employer, quand c’est enuers ceux qui y consentent.

CHAPITRE XIII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. XIII.)
De l’Experience.

IL n’est desir plus naturel que le desir de cognoissance. Nous essayons
tous les moyens qui nous y peuuent mener. Quand la
raison nous faut, nous y employons l’experience.

Per varios vsus artem experientia fecit:
Exemplo monstrante viam.

Qui est vn moyen de beaucoup plus foible et plus vil. Mais la verité
est chose si grande, que nous ne deuons desdaigner aucune entremise
qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne
600 sçauons à laquelle nous prendre. L’experience n’en a pas moins.
La consequence que nous voulons tirer de la conference des euenemens,
est mal seure, d’autant qu’ils sont tousiours dissemblables.
Il n’est aucune qualité si vniuerselle, en cette image des choses,
que la diuersité et varieté. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour
le plus expres exemple de similitude, nous seruons de celuy des
œufs. Toutesfois il s’est trouué des hommes, et notamment vn en
Delphes, qui recognoissoit des marques de difference entre les
œufs, si qu’il n’en prenoit iamais l’vn pour l’autre. Et y ayant plusieurs
poules, sçauoit iuger de laquelle estoit l’œuf. La dissimilitude1
s’ingere d’elle-mesme en nos ouurages, nul art peut arriuer à
la similitude. Ny Perrozet ny autre, ne peut si soigneusement polir
et blanchir l’enuers de ses cartes, qu’aucuns ioueurs ne les distinguent,
à les voir seulement couler par les mains d’vn autre. La
ressemblance ne faict pas tant, vn, comme la difference faict, autre.
Nature s’est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable.
Pourtant, l’opinion de celuy-là ne me plaist guere, qui pensoit
par la multitude des loix, brider l’authorité des iuges, en leur taillant
leurs morceaux. Il ne sentoit point, qu’il y a autant de liberté
et d’estenduë à l’interpretation des loix, qu’à leur façon. Et ceux-là2
se moquent, qui pensent appetisser nos debats, et les arrester, en
nous r’appellant à l’expresse parolle de la Bible. D’autant que nostre
esprit ne trouue pas le champ moins spatieux, à contre-roller
le sens d’autruy, qu’à representer le sien: et comme s’il y auoit
moins d’animosité et d’aspreté à gloser qu’à inuenter. Nous voyons,
combien il se trompoit. Car nous auons en France, plus de loix
que tout le reste du monde ensemble; et plus qu’il n’en faudroit à
regler tous les mondes d’Epicurus: Vt olim flagitijs, sic nunc legibus
laboramus: et si auons tant laissé à opiner et decider à nos
iuges, qu’il ne fut iamais liberté si puissante et si licencieuse.3
Qu’ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts
particuliers, et y attacher cent mille loix? Ce nombre n’a aucune
proportion, auec l’infinie diuersité des actions humaines. La multiplication
de nos inuentions, n’arriuera pas à la variation des
exemples. Adioustez y en cent fois autant: il n’aduiendra pas
pourtant, que des euenemens à venir, il s’en trouue aucun, qui en
tout ce grand nombre de milliers d’euenemens choisis et enregistrez,
en rencontre vn, auquel il se puisse ioindre et apparier, si
exactement, qu’il n’y reste quelque circonstance et diuersité, qui
requiere diuerse consideration de iugement. Il y a peu de relation4
602 de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, auec les loix fixes
et immobiles. Les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples,
et generales. Et encore crois-ie, qu’il vaudroit mieux n’en
auoir point du tout, que de les auoir en tel nombre que nous
auons. Nature les donne tousiours plus heureuses, que ne sont
celles que nous nous donnons. Tesmoing la peinture de l’aage doré
des poëtes: et l’estat où nous voyons viure les nations, qui n’en
ont point d’autres. En voila, qui pour tous iuges, employent en
leurs causes, le premier passant, qui voyage le long de leurs montaignes.
Et ces autres, eslisent le iour du marché, quelqu’vn d’entr’eux,1
qui sur le champ decide tous leurs proces. Quel danger y
auroit-il, que les plus sages vuidassent ainsi les nostres, selon les
occurrences, et à l’œil; sans obligation d’exemple, et de consequence?
A chaque pied son soulier. Le Roy Ferdinand, enuoyant
des colonies aux Indes, prouueut sagement qu’on n’y menast aucuns
escholiers de la jurisprudence: de crainte, que les proces ne
peuplassent en ce nouueau monde. Comme estant science de sa nature,
generatrice d’altercation et diuision, iugeant auec Platon, que
c’est vne mauuaise prouision de païs, que iurisconsultes, et medecins.
   Pourquoy est-ce, que notre langage commun, si aisé à tout2
autre vsage, deuient obscur et non intelligible, en contract et testament:
et que celuy qui s’exprime si clairement, quoy qu’il die et
escriue, ne trouue en cela, aucune maniere de se declarer, qui ne
tombe en doute et contradiction? Si ce n’est, que les Princes de cet
art s’appliquans d’vne peculiere attention, à trier des mots solemnes,
et former des clauses artistes, ont tant poisé chasque syllabe,
espluché si primement chasque espece de cousture, que les voila
enfrasquez et embrouillez en l’infinité des figures, et si menuës
partitions: qu’elles ne peuuent plus tomber soubs aucun reglement
et prescription, ny aucune certaine intelligence: Confusum est quidquid3
vsque in puluerem sectum est. Qui a veu des enfans, essayans
de renger à certain nombre, vne masse d’argent vif: plus ils le
pressent et pestrissent, et s’estudient à le contraindre à leur loy,
604 plus ils irritent la liberté de ce genereux metal: il fuit à leur art,
et se va menuisant et esparpillant, au delà de tout conte. C’est de
mesme; car en subdiuisant ces subtilitez, on apprend aux hommes
d’accroistre les doubtes: on nous met en train, d’estendre et diuersifier
les difficultez: on les allonge, on les disperse. En semant les
questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde,
en incertitude et en querelle. Comme la terre se rend fertile, plus
elle est esmiée et profondement remuée. Difficultatem facit doctrina.
Nous doutions sur Vlpian, et redoutons encore sur Bartolus et Baldus.
Il falloit effacer la trace de cette diuersité innumerable d’opinions:1
non point s’en parer, et en entester la posterité. Ie ne sçay
qu’en dire: mais il se sent par experience, que tant d’interpretations
dissipent la verité, et la rompent. Aristote a escrit pour être
entendu; s’il ne l’a peu, moins le fera vn moins habille: et vn
tiers, que celuy qui traicte sa propre imagination. Nous ouurons la
matiere, et l’espandons en la destrempant. D’vn subiect nous en
faisons mille: et retombons en multipliant et subdiuisant, à l’infinité
des atomes d’Epicurus. Iamais deux hommes ne iugerent pareillement
de mesme chose. Et est impossible de voir deux opinions
semblables exactement: non seulement en diuers hommes, mais2
en mesme homme, à diuerses heures. Ordinairement ie trouue à
doubter, en ce que le commentaire n’a daigné toucher. Ie bronche
plus volontiers en païs plat: comme certains cheuaux, que ie cognois,
qui choppent plus souuent en chemin vny.   Qui ne diroit
que les gloses augmentent les doubtes et l’ignorance, puis qu’il ne
se voit aucun liure, soit humain, soit diuin, sur qui le monde s’embesongne,
duquel l’interpretation face tarir la difficulté? Le centiesme
commentaire, le renuoye à son suiuant, plus espineux, et
plus scabreux, que le premier ne l’auoit trouué. Quand est-il conuenu
entre nous, ce liure en a assez, il n’y a meshuy plus que dire?3
Cecy se voit mieux en la chicane. On donne authorité de loy à infinis
docteurs, infinis arrests, et à autant d’interpretations. Trouuons
nous pourtant quelque fin au besoin d’interpreter? s’y voit-il
quelque progrez et aduancement vers la tranquillité? nous faut-il
moins d’aduocats et de iuges, que lors que cette masse de droict,
estoit encore en sa premiere enfance? Au contraire, nous obscurcissons
et enseuelissons l’intelligence. Nous ne la descouurons plus,
qu’à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent
606 la maladie naturelle de leur esprit. Il ne faict que fureter
et quester; et va sans cesse, tournoyant, bastissant, et s’empestrant,
en sa besongne: comme nos vers à soye, et s’y estouffe. Mus
in pice. Il pense remarquer de loing, ie ne sçay quelle apparence
de clarté et verité imaginaire: mais pendant qu’il y court, tant de
difficultez luy trauersent la voye, d’empeschemens et de nouuelles
questes, qu’elles l’esgarent et l’enyurent. Non guere autrement,
qu’il aduint aux chiens d’Esope, lesquels descouurans quelque apparence
de corps mort flotter en mer, et ne le pouuans approcher,
entreprindrent de boire cette eau, d’asseicher le passage, et s’y estoufferent.1
A quoy se rencontre, ce qu’vn Crates disoit des escrits
de Heraclitus, qu’ils auoient besoin d’vn lecteur bon nageur, afin
que la profondeur et pois de sa doctrine, ne l’engloutist et suffoquast.
   Ce n’est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict
contenter de ce que d’autres, ou que nous-mesmes auons trouué en
cette chasse de cognoissance: vn plus habile ne s’en contentera
pas. Il y a tousiours place pour vn suiuant, ouy et pour nous mesmes,
et route par ailleurs. Il n’y a point de fin en nos inquisitions.
Nostre fin est en l’autre monde. C’est signe de racourcissement
d’esprit, quand il se contente: ou signe de lasseté. Nul esprit2
genereux, ne s’arreste en soy. Il pretend tousiours, et va outre ses
forces. Il a des eslans au delà de ses effects. S’il ne s’auance, et ne
se presse, et ne s’accule, et ne se choque et tourneuire, il n’est vif
qu’à demy. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment,
c’est admiration, chasse, ambiguité. Ce que declaroit assez
Apollo, parlant tousiours à nous doublement, obscurement et obliquement:
ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant.
C’est vn mouuement irregulier, perpetuel, sans patron et
sans but. Ses inuentions s’eschauffent, se suiuent, et s’entreproduisent
l’vne l’autre.3

Ainsi voit-on en vn ruisseau coulant,
Sans fin l’vne eau, apres l’autre roulant,
Et tout de rang, d’vn eternel conduict;
L’vne suit l’autre, et l’vne l’autre fuit.
Par cette-cy, celle-là est poussée,
Et cette-cy, par l’autre est deuancée:
Tousiours l’eau va dans l’eau, et tousiours est ce
Mesme ruisseau, et tousiours eau diuerse.
Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu’à interpreter
les choses: et plus de liures sur les liures, que sur autre4
subiect. Nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de
commentaires: d’autheurs, il en est grand cherté. Le principal et
plus fameux sçauoir de nos siecles, est-ce pas sçauoir entendre les
608 sçauants? Est-ce pas la fin commune et derniere de touts estudes?
Nos opinions s’entent les vnes sur les autres. La premiere sert de
tige à la seconde: la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de
degré en degré. Et aduient de là, que le plus haut monté, a souuent
plus d’honneur, que de merite. Car il n’est monté que d’vn grain,
sur les espaules du penultime.   Combien souuent, et sottement
à l’auanture, ay-ie estendu mon liure à parler de soy? Sottement,
quand ce ne seroit que pour cette raison: Qu’il me deuoit souuenir,
de ce que ie dy des autres, qui en font de mesmes. Que ces œillades
si frequentes à leurs ouurages, tesmoignent que le cœur leur1
frissonne de son amour, et les rudoyements mesmes, desdaigneux
dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises, et affetteries,
d’vne faueur maternelle. Suiuant Aristote, à qui, et se priser et
se mespriser, naissent souuent de pareil air d’arrogance. Car mon
excuse: Que ie doy auoir en cela plus de liberté que les autres,
d’autant qu’à poinct nommé, i’escry de moy, et de mes escrits,
comme de mes autres actions: que mon theme se renuerse en soy:
ie ne sçay, si chacun la prendra.   I’ay veu en Allemagne, que
Luther a laissé autant de diuisions et d’altercations, sur le doubte
de ses opinions, et plus, qu’il n’en esmeut sur les escritures sainctes.2
Nostre contestation est verbale. Ie demande que c’est que nature,
volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles,
et se paye de mesme. Vne pierre c’est vn corps: mais qui presseroit:
Et corps qu’est-ce? substance: et substance quoy? ainsi de
suitte: acculeroit en fin le respondant au bout de son Calepin. On
eschange vn mot pour vn autre mot, et souuent plus incogneu. Ie
sçay mieux que c’est qu’homme, que ie ne sçay que c’est animal,
ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à vn doute, ils m’en donnent
trois. C’est la teste d’Hydra. Socrates demandoit à Memnon,
que c’estoit que vertu: Il y a, dist Memnon, vertu d’homme et de3
femme, de magistrat et d’homme priué, d’enfant et de vieillart.
Voicy qui va bien, s’escria Socrates: nous estions en cherche d’vne
vertu, tu nous en apporte vn exaim. Nous communiquons vne question,
on nous en redonne vne ruchée. Comme nul euenement et
nulle forme, ressemble entierement à vne autre, aussi ne differe
610 l’vne de l’autre entierement. Ingenieux meslange de Nature. Si nos
faces n’estoient semblables, on ne sçauroit discerner l’homme de la
beste: si elles n’estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner
l’homme de l’homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude.
Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l’experience,
est tousiours defaillante et imparfaicte. On ioinct toutesfois
les comparaisons par quelque bout. Ainsi seruent les loix; et s’assortissent
ainsin, à chacun de nos affaires, par quelque interpretation
destournée, contrainte et biaise.   Puisque les loix ethiques,
qui regardent le deuoir particulier de chacun en soy, sont si difficiles1
à dresser: comme nous voyons qu’elles sont: ce n’est pas
merueille, si celles qui gouuernent tant de particuliers, le sont
d’auantage. Considerez la forme de cette iustice qui nous regit;
c’est vn vray tesmoignage de l’humaine imbecillité: tant il y a de
contradiction et d’erreur. Ce que nous trouuons faueur et rigueur
en la iustice: et y en trouuons tant, que ie ne sçay si l’entre-deux
s’y trouue si souuent: ce sont parties maladiues, et membres iniustes,
du corps mesmes et essence de la iustice. Des païsans, viennent
de m’aduertir en haste, qu’ils ont laissé presentement en vne
forest qui est à moy, vn homme meurtry de cent coups, qui respire2
encores, et qui leur a demandé de l’eau par pitié, et du secours
pour le sousleuer. Disent qu’ils n’ont osé l’approcher, et s’en sont
fuis, de peur que les gens de la iustice ne les y attrapassent: et
comme il se faict de ceux qu’on rencontre pres d’vn homme tué, ils
n’eussent à rendre conte de cet accident, à leur totale ruyne:
n’ayans ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence.
Que leur eussé-ie dict? Il est certain, que cet office d’humanité, les
eust mis en peine.   Combien auons nous descouuert d’innocens
auoir esté punis: ie dis sans la coulpe des iuges; et combien en y
a-il eu, que nous n’auons pas descouuert? Cecy est aduenu de mon3
temps. Certains sont condamnez à la mort pour vn homicide; l’arrest
sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct,
les iuges sont aduertis par les officiers d’vne cour subalterne, voisine,
qu’ils tiennent quelques prisonniers, lesquels aduoüent disertement
cet homicide, et apportent à tout ce faict, vne lumiere indubitable.
On delibere, si pourtant on doit interrompre et differer
l’execution de l’arrest donné contre les premiers. On considere la
nouuelleté de l’exemple, et sa consequence, pour accrocher les
iugemens: Que la condemnation est iuridiquement passée; les iuges
612 priuez de repentance. Somme, ces pauures diables sont consacrez
aux formules de la iustice. Philippus, ou quelque autre, prouueut
à vn pareil inconuenient, en cette maniere. Il auoit condamné
en grosses amendes, vn homme enuers vn autre, par vn iugement
resolu. La verité se descouurant quelque temps apres, il se trouua
qu’il auoit iniquement iugé. D’vn costé estoit la raison de la cause:
de l’autre costé la raison des formes iudiciaires. Il satisfit aucunement
à toutes les deux, laissant en son estat la sentence, et recompensant
de sa bourse, l’interest du condamné. Mais il auoit affaire
à vn accident reparable; les miens furent pendus irreparablement.1
Combien ay-ie veu de condemnations, plus crimineuses que le
crime?   Tout cecy me faict souuenir de ces anciennes opinions:
Qu’il est force de faire tort en detail, qui veut faire droict en gros;
et iniustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire iustice
és grandes: Que l’humaine iustice est formée au modelle de la medecine,
selon laquelle, tout ce qui est vtile est aussi iuste et honneste.
Et de ce que tiennent les Stoïciens, que Nature mesme procede
contre iustice, en la plus-part de ses ouurages. Et de ce que
tiennent les Cyrenaïques, qu’il n’y a rien iuste de soy: que les coustumes
et loix forment la iustice. Et les Theodoriens, qui trouuent2
iuste au sage le larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s’il
cognoist qu’elle luy soit profitable. Il n’y a remede. I’en suis là,
comme Alcibiades, que ie ne me representeray iamais, que ie
puisse, à homme qui decide de ma teste: où mon honneur, et ma
vie, depende de l’industrie et soing de mon procureur, plus que
de mon innocence. Ie me hazarderois à vne telle iustice, qui me
recogneust du bien faict, comme du mal faict: où i’eusse autant à
esperer, qu’à craindre. L’indemnité n’est pas monnoye suffisante,
à vn homme qui faict mieux, que de ne faillir point. Nostre iustice
ne nous presente que l’vne de ses mains; et encore la gauche.3
Quiconque il soit, il en sort auecques perte.   En la Chine, duquel
royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des
nostres, surpassent nos exemples, en plusieurs parties d’excellence:
et duquel l’histoire m’apprend, combien le monde est plus
ample et plus diuers, que ny les anciens, ny nous, ne penetrons:
614 les officiers deputez par le Prince, pour visiter l’estat de ses prouinces,
comme ils punissent ceux, qui maluersent en leur charge, ils
remunerent aussi de pure liberalité, ceux qui s’y sont bien portez
outre la commune sorte, et outre la necessité de leur deuoir: on
s’y presente, non pour se garantir seulement, mais pour y acquerir:
ny simplement pour estre payé, mais pour y estre estrené.
Nul iuge n’a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme iuge, pour
quelque cause que ce soit, ou mienne, ou tierce, ou criminelle, ou
ciuile. Nulle prison m’a receu, non pas seulement pour m’y promener.
L’imagination m’en rend la veuë mesme du dehors, desplaisante.1
Ie suis si affady apres la liberté, que qui me deffendroit l’accez
de quelque coin des Indes, i’en viurois aucunement plus mal à
mon aise. Et tant que ie trouueray terre, ou air ouuert ailleurs, ie
ne croupiray en lieu, où il me faille cacher. Mon Dieu, que mal
pourroy-ie souffrir la condition, où ie vois tant de gens, clouez à
vn quartier de ce royaume, priuez de l’entrée des villes principales,
et des courts, et de l’vsage des chemins publics, pour auoir querellé
nos loix. Si celles que ie sers, me menassoient seulement le bout
du doigt, ie m’en irois incontinent en trouuer d’autres, où que ce
fust. Toute ma petite prudence, en ces guerres ciuiles où nous sommes,2
s’employe à ce, qu’elles n’interrompent ma liberté d’aller et
venir.   Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu’elles
sont iustes, mais par ce qu’elles sont loix. C’est le fondement mystique
de leur authorité: elles n’en ont point d’autre. Qui bien leur
sert. Elles sont souuent faictes par des sots. Plus souuent par des
gens, qui en haine d’equalité ont faute d’equité. Mais tousiours par
des hommes, autheurs vains et irresolus. Il n’est rien si lourdement,
et largement fautier, que les loix: ny si ordinairement. Quiconque
leur obeit par ce qu’elles sont iustes, ne leur obeyt pas iustement
par où il doit. Les nostres Françoises, prestent aucunement3
la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption,
qui se voit en leur dispensation, et execution. Le commandement
est si trouble, et inconstant, qu’il excuse aucunement, et la
desobeissance, et le vice de l’interpretation, de l’administration, et
de l’obseruation. Quel que soit donq le fruict que nous pouuons
auoir de l’experience, à peine seruira beaucoup à nostre institution,
616 celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons
si mal nostre profit, de celle, que nous auons de nous mesme, qui
nous est plus familiere: et certes suffisante à nous instruire de ce
qu’il nous faut. Ie m’estudie plus qu’autre subiect. C’est ma metaphysique,
c’est ma physique.

Qua Deus hanc mundi temperet arte domum:
Qua venit exoriens, qua deficit, vnde coactis
Cornibus in plenum menstrua luna redit:
Vnde salo superant venti, quid flamine captet
Eurus, et in nubes vnde perennis aqua:1
Sit ventura dies mundi quæ subruat arces,

Quærite quos agitat mundi labor.

En cette vniuersité, ie me laisse ignoramment et negligemment manier
à la loy generale du monde. Ie la sçauray assez, quand ie la
sentiray. Ma science ne luy peut faire changer de routte. Elle ne
se diuersifiera pas pour moy: c’est folie de l’esperer. Et plus
grande folie, de s’en mettre en peine: puis qu’elle est necessairement
semblable, publique, et commune. La bonté et capacité du
gouuerneur nous doit à pur et à plein descharger du soing de gouuernement.
Les inquisitions et contemplations philosophiques, ne2
seruent que d’aliment à nostre curiosité. Les philosophes, auec
grande raison, nous renuoyent aux regles de Nature. Mais elles
n’ont que faire de si sublime cognoissance. Ils les falsifient, et
nous presentent son visage peint, trop haut en couleur, et trop sophistiqué:
d’où naissent tant de diuers pourtraits d’vn subiect si
vniforme. Comme elle nous a fourny de pieds à marcher, aussi a
elle de prudence à nous guider en la vie. Prudence non tant ingenieuse,
robuste et pompeuse, comme celle de leur inuention: mais
à l’aduenant, facile, quiete et salutaire. Et qui faict tresbien ce que
l’autre dit: en celuy, qui a l’heur, de sçauoir l’employer naïuement3
et ordonnément: c’est à dire naturellement. Le plus simplement se
commettre à Nature, c’est s’y commettre le plus sagement. O que
c’est vn doux et mol cheuet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité,
à reposer vne teste bien faicte.   I’aymerois mieux m’entendre
bien en moy, qu’en Ciceron. De l’experience que i’ay de moy,
ie trouue assez dequoy me faire sage, si i’estoy bon escholier. Qui
remet en sa memoire l’excez de sa cholere passee, et iusques où
cette fieure l’emporta, voit la laideur de cette passion, mieux que
618 dans Aristote, et en conçoit vne haine plus iuste. Qui se souuient
des maux qu’il a couru, de ceux qui l’ont menassé, des legeres occasions
qui l’ont remué d’vn estat à autre, se prepare par là, aux
mutations futures, et à la recognoissance de sa condition. La vie
de Cæsar n’a point plus d’exemple, que la nostre pour nous. Et
emperiere, et populaire: c’est tousiours vne vie, que tous accidents
humains regardent. Escoutons y seulement: nous nous disons,
tout ce, dequoy nous auons principalement besoing. Qui se
souuient de s’estre tant et tant de fois mesconté de son propre iugement:
est-il pas vn sot, de n’en entrer pour iamais en deffiance?1
Quand ie me trouue conuaincu par la raison d’autruy, d’vne opinion
fauce; ie n’apprens pas tant, ce qu’il m’a dit de nouueau, et
cette ignorance particuliere: ce seroit peu d’acquest: comme en
general i’apprens ma debilité, et la trahison de mon entendement:
d’où ie tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres
erreurs, ie fais de mesme: et sens de cette regle grande vtilité à la
vie. Ie ne regarde pas l’espece et l’indiuidu, comme vne pierre où
i’aye bronché. I’apprens à craindre mon alleure par tout, et m’attens
à la regler. D’apprendre qu’on a dit ou fait vne sottise, ce
n’est rien que cela. Il faut apprendre, qu’on n’est qu’vn sot. Instruction2
bien plus ample, et importante. Les faux pas, que ma memoire
m’a fait si souuent, lors mesme qu’elle s’asseure le plus de
soy, ne se sont pas inutilement perduz. Elle a beau me iurer à
cette heure et m’asseurer: ie secoüe les oreilles: la premiere opposition
qu’on faict à son tesmoignage, me met en suspens. Et
n’oserois me fier d’elle, en chose de poix: ny la garentir sur le
faict d’autruy. Et n’estoit, que ce que ie fay par faute de memoire,
les autres le font encore plus souuent, par faute de foy, ie prendrois
tousiours en chose de faict, la verité de la bouche d’vn autre,
plustost que de la mienne. Si chacun espioit de pres les effects et3
circonstances des passions qui les regentent, comme i’ay faict de
celle à qui i’estois tombé en partage: il les verroit venir: et rallentiroit
vn peu leur impetuosité et leur course. Elles ne nous sautent
pas tousiours au collet d’vn prinsault, il y a de la menasse et
des degrez.

Fluctus vti primó cœpit cùm albescere vento,
Paulatim sese tollit mare, et altius vndas
Erigit, inde imo consurgit ad æthera fundo.

Le iugement tient chez moy vn siege magistral, au moins il s’en efforce
soigneusement. Il laisse mes appetis aller leur train: et la haine4
et l’amitié, voire et celle que ie me porte à moy mesme, sans s’en alterer
et corrompre. S’il ne peut reformer les autres parties selon soy,
au moins ne se laisse il pas difformer à elles: il faict son ieu à part.

620

L’aduertissement à chacun de se cognoistre, doit estre d’vn
important effect, puisque ce Dieu de science et de lumiere le fit
planter au front de son temple: comme comprenant tout ce
qu’il auoit à nous conseiller. Platon dict aussi, que prudence n’est
autre chose, que l’execution de cette ordonnance: et Socrates, le
verifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l’obscurité, ne
s’apperçoyuent en chacune science, que par ceux qui y ont entree.
Car encore faut il quelque degré d’intelligence, à pouuoir remarquer
qu’on ignore: et faut pousser à vne porte, pour sçauoir
qu’elle nous est close. D’où naist cette Platonique subtilité, que ny1
ceux qui sçauent, n’ont à s’enquerir, d’autant qu’ils sçauent: ny
ceux qui ne sçauent, d’autant que pour s’enquerir, il faut sçauoir,
dequoy on s’enquiert. Ainsin, en cette cy de se cognoistre soy-mesme:
ce que chacun se voit si resolu et satisfaict, ce que chacun
y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n’y entend
rien du tout, comme Socrates apprend à Euthydeme. Moy, qui ne
fais autre profession, y trouue vne profondeur et varieté si infinie,
que mon apprentissage n’a autre fruict, que de me faire sentir,
combien il me reste à apprendre. A ma foiblesse si souuent recognuë,
ie dois l’inclination que i’ay à la modestie: à l’obeïssance des2
creances qui me sont prescrites: à vne constante froideur et moderation
d’opinions: et la haine de cette arrogance importune et
quereleuse, se croyant et fiant toute à soy, ennemie capitale de discipline
et de verité. Oyez les regenter. Les premieres sottises qu’ils
mettent en auant, c’est au style qu’on establit les religions et les
loix. Nihil est turpius, quàm cognitioni et perceptioni assertionem
approbationémque præcurrere. Aristarchus disoit, qu’anciennement,
à peine se trouua-il sept sages au monde: et que de son temps à
peine se trouuoit-il sept ignorans. Aurions nous pas plus de raison
que luy, de le dire en nostre temps? L’affirmation et l’opiniastreté,3
sont signes exprez de bestise. Cestuy-ci aura donné du nez à terre,
cent fois pour vn iour: le voyla sur ses ergots, aussi resolu et entier
que deuant. Vous diriez qu’on luy a infus depuis, quelque nouuelle
ame, et vigueur d’entendement. Et qu’il luy aduient, comme à
cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouuelle fermeté, et se
renforçoit par sa cheute.

Cui cum tetigere parentem,
Iam defecta vigent renouato robore membra.

Ce testu indocile, pense-il pas reprendre vn nouuel esprit, pour
reprendre vne nouuelle dispute? C’est par mon experience, que4
i’accuse l’humaine ignorance. Qui est, à mon aduis, le plus seur
party de l’escole du monde. Ceux qui ne la veulent conclure en eux,
622 par vn si vain exemple que le mien, ou que le leur, qu’ils la recognoissent
par Socrates, le maistre des maistres. Car le philosophe
Antisthenes, à ses disciples, Allons, disoit-il, vous et moy ouyr
Socrates. Là ie seray disciple auec vous. Et soustenant ce dogme,
de sa secte Stoïque, que la vertu suffisoit à rendre vne vie plainement
heureuse, et n’ayant besoin de chose quelconque, sinon de la force
de Socrates, adioustoit-il.   Cette longue attention que i’employe à
me considerer, me dresse à iuger aussi passablement des autres.
Et est peu de choses, dequoy ie parle plus heureusement et excusablement.
Il m’aduient souuent, de voir et distinguer plus exactement1
les conditions de mes amis, qu’ils ne font eux mesmes. I’en
ay estonné quelqu’vn, par la pertinence de ma description: et l’ay
aduerty de soy. Pour m’estre dés mon enfance, dressé à mirer ma
vie dans celle d’autruy, i’ay acquis vne complexion studieuse en
cela. Et quand i’y pense, ie laisse eschaper autour de moy peu de
choses qui y seruent: contenances, humeurs, discours. I’estudie
tout: ce qu’il me faut fuïr, ce qu’il me faut suyure. Ainsin à mes
amis, ie descouure par leurs productions, leurs inclinations internes.
Non pour renger cette infinie varieté d’actions si diuerses et si
descouppees, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement2
mes partages et diuisions, en classes et regions cognuës,

Sed neque quàm multæ species, et nomina quæ sint,
Est numerus.

Les sçauans parlent, et denotent leurs fantasies, plus specifiquement,
et par le menu. Moy, qui n’y voy qu’autant que l’vsage m’en
informe, sans regle, presente generalement les miennes, et à tastons.
Comme en cecy: Ie prononce ma sentence par articles descousus:
c’est chose qui ne se peut dire à la fois, et en bloc. La relation,
et la conformité, ne se trouuent point en telles ames que les
nostres, basses et communes. La sagesse est vn bastiment solide3
et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque. Sola
sapientia in se tota conuersa est. Ie laisse aux artistes, et ne sçay
s’ils en viennent à bout, en chose si meslee, si menue et fortuite,
de renger en bandes, cette infinie diuersité de visages; et arrester
nostre inconstance, et la mettre par ordre. Non seulement ie trouue
malaysé, d’attacher nos actions les vnes aux autres: mais chacune
à part soy, ie trouue malaysé, de la designer proprement, par quelque
624 qualité principale: tant elles sont doubles et bigarrees à diuers
lustres. Ce qu’on remarque pour rare, au Roy de Macedoine, Perseus,
que son esprit, ne s’attachant à aucune condition, alloit errant
par tout genre de vie: et representant des mœurs, si essorees et
vagabondes qu’il n’estoit cogneu ny de luy ny d’autre, quel homme
ce fust, me semble à peu pres conuenir à tout le monde. Et par
dessus tous, i’ay veu quelque autre de sa taille, à qui cette conclusion
s’appliqueroit plus proprement encore, ce croy-ie. Nulle assiette
moyenne: s’emportant tousiours de l’vn à l’autre extreme, par occasions
indiuinables: nulle espece de train, sans trauerse, et contrarieté1
merueilleuse: nulle faculté simple: si que le plus vray-semblablement
qu’on en pourra feindre vn iour, ce sera, qu’il
affectoit, et estudioit de se rendre cogneu, par estre mescognoissable.
Il faict besoin d’oreilles bien fortes, pour s’ouyr franchement
iuger. Et par ce qu’il en est peu, qui le puissent souffrir sans morsure:
ceux qui se hazardent de l’entreprendre enuers nous, nous
montrent vn singulier effect d’amitié. Car c’est aimer sainement,
d’entreprendre à blesser et offencer, pour profiter. Ie trouue rude
de iuger celuy là, en qui les mauuaises qualitez surpassent les
bonnes. Platon ordonne trois parties, à qui veut examiner l’ame2
d’vn autre, science, bienueillance, hardiesse.   Quelquefois on me
demandoit, à quoy i’eusse pensé estre bon, qui se fust aduisé de se
seruir de moy, pendant que i’en auois l’aage:

Dum melior vires sanguis dabat, æmula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus.

A rien, fis-ie. Et m’excuse volontiers de ne sçauoir faire chose, qui
m’esclaue à autruy. Mais i’eusse dit ses veritez à mon maistre, et
eusse contrerollé ses mœurs, s’il eust voulu. Non en gros, par leçons
scholastiques, que ie ne sçay point, et n’en vois naistre aucune
vraye reformation, en ceux qui les sçauent. Mais les obseruant pas3
à pas, à toute opportunité: et en iugeant à l’œil, piece à piece,
simplement et naturellement. Luy faisant voir quel il est en l’opinion
commune: m’opposant à ses flatteurs. Il n’y a nul de nous,
qui ne valust moins que les Roys, s’il estoit ainsi continuellement
corrompu, comme ils sont, de cette canaille de gens. Comment, si
Alexandre, ce grand et Roy et philosophe, ne peut s’en deffendre?
I’eusse eu assez de fidelité, de iugement, et de liberté, pour cela.
626 Ce seroit vn office sans nom; autrement il perdroit son effect et sa
grace. Et est vn roolle qui ne peut indifferemment appartenir à
tous. Car la verité mesme, n’a pas ce priuilege, d’estre employee à
toute heure, et en toute sorte: son vsage tout noble qu’il est, a
ses circonscriptions, et limites. Il aduient souuent, comme le monde
est, qu’on la lasche à l’oreille du Prince, non seulement sans
fruict, mais dommageablement, et encore iniustement. Et ne me
fera lon pas accroire, qu’vne sainte remonstrance, ne puisse estre
appliquee vitieusement: et que l’interest de la substance, ne doyue
souuent ceder à l’interest de la forme. Ie voudrois à ce mestier,1
vn homme contant de sa fortune,

Quod sit, esse velit, nihilque malit:

et nay de moyenne fortune. D’autant, que d’vne part, il n’auroit
point de crainte de toucher viuement et profondement le cœur du
maistre, pour ne perdre par là, le cours de son auancement. Et
d’autre part, pour estre d’vne condition moyenne, il auroit plus
aysee communication à toute sorte de gens. Ie le voudroy à vn
homme seul: car respandre le priuilege de cette liberté et priuauté
à plusieurs, engendreroit vne nuisible irreuerence. Ouy, et de celuy
là, ie requerroy sur tout la fidelité du silence.   Vn Roy n’est pas2
à croire, quand il se vante de sa constance, à attendre le rencontre
de l’ennemy, pour sa gloire: si pour son profit et amendement, il
ne peut souffrir la liberté des parolles d’vn amy, qui n’ont autre
effort, que de luy pincer l’ouye: le reste de leur effect estant en sa
main. Or il n’est aucune condition d’homme, qui ait si grand besoing,
que ceux-là, de vrais et libres aduertissemens. Ils soutiennent
vne vie publique, et ont à agreer à l’opinion de tant de spectateurs,
que comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les
diuertit de leur route, ils se trouuent sans le sentir, engagez en la
haine et detestation de leurs peuples, pour des occasions souuent,3
qu’ils eussent peu euiter, à nul interest de leurs plaisirs mesme,
qui les en eust aduisez et redressez à temps. Communement leurs
fauorits regardent à soy, plus qu’au maistre. Et il leur va de bon:
d’autant qu’à la verité, la plus part des offices de la vraye amitié,
sont enuers le souuerain, en vn rude et perilleux essay. De maniere,
qu’il y fait besoin, non seulement de beaucoup d’affection et de franchise,
mais encore de courage.   En fin, toute cette fricassee que
ie barbouille ici, n’est qu’vn registre des essais de ma vie: qui est
628 pour l’interne santé exemplaire assez, à prendre l’instruction à contrepoil.
Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir
d’experience plus vtile que moy: qui la presente pure, nullement
corrompue et alteree par art, et par opination. L’experience est
proprement sur son fumier au subiect de la medecine, où la raison
luy quitte toute la place. Tybere disoit, que quiconque auoit vescu
vingt ans, se deuoit respondre des choses qui luy estoient nuisibles
ou salutaires, et se sçauoir conduire sans medecine. Et le pouuoit
auoir apprins de Socrates: lequel conseillant à ses disciples soigneusement,
et comme vn tres principal estude, l’estude de leur1
santé, adioustoit, qu’il estoit malaisé, qu’vn homme d’entendement,
prenant garde à ses exercices à son boire et à son manger, ne discernast
mieux que tout medecin, ce qui luy estoit bon ou mauuais.
Si fait la medecine profession d’auoir tousiours l’experience, pour
touche de son operation. Ainsi Platon auoit raison de dire, que
pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l’entreprendroit,
eust passé par toutes les maladies, qu’il veut guerir, et
par tous les accidens et circonstances dequoy il doit iuger. C’est
raison qu’ils prennent la verole, s’ils la veulent sçauoir penser.
Vrayement ie m’en fierois à celuy là. Car les autres nous guident,2
comme celuy qui peint les mers, les escueils et les ports, estant
assis, sur sa table, et y faict promener le modele d’vn nauire en
toute seurté. Iettez-le à l’effect, il ne sçait par où s’y prendre. Ils
font telle description de nos maux, que faict vn trompette de ville,
qui crie vn cheual ou vn chien perdu, tel poil, telle hauteur, telle
oreille: mais presentez le luy, il ne le cognoit pas pourtant. Pour
Dieu, que la medecine me face vn iour quelque bon et perceptible
secours, voir comme ie crieray de bonne foy,

Tandem efficaci do manus scientiæ!

Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé, et l’ame en3
santé, nous promettent beaucoup: mais aussi n’en est-il point, qui
tiennent moins ce qu’elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui
font profession de ces arts entre nous, en montrent moins les effects
que tous autres hommes. On peut dire d’eux, pour le plus, qu’ils
vendent les drogues medecinales: mais qu’ils soient medecins, cela
ne peut on dire. I’ay assez vescu, pour mettre en comte l’vsage, qui
m’a conduict si loing. Pour qui en voudra gouster: i’en ay faict
l’essay, son eschançon. En voyci quelques articles, comme la souuenance
me les fournira. Ie n’ay point de façon, qui ne soit allee variant
selon les accidents. Mais i’enregistre celles, que i’ay plus souuent veu4
en train: qui ont eu plus de possession en moy iusqu’à cette heure.

630

Ma forme de vie, est pareille en maladie comme en santé:
mesme lict, mesmes heures, mesmes viandes me seruent, et mesme
breuuage. Ie n’y adiouste du tout rien, que la moderation du plus
et du moins, selon ma force et appetit. Ma santé, c’est maintenir
sans destourbier mon estat accoustumé. Ie voy que la maladie
m’en desloge d’vn costé: si ie crois les medecins, ils m’en destourneront
de l’autre: et par fortune, et par art, me voyla hors de ma
routte. Ie ne crois rien plus certainement que cecy: que ie ne sçauroy
estre offencé par l’vsage des choses que i’ay si long temps accoustumees.
C’est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle1
qu’il luy plaist, elle peult tout en cela. C’est le breuuage de Circé,
qui diuersifie nostre nature, comme bon luy semble. Combien de
nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la craincte du serein,
qui nous blesse si apparemment: et nos bateliers et nos paysans
s’en moquent. Vous faites malade vn Alleman, de le coucher
sur vn matelas: comme vn Italien sur la plume, et vn François sans
rideau et sans feu. L’estomach d’vn Espagnol, ne dure pas à nostre
forme de manger, ny le nostre à boire à la Souysse. Vn Allemand
me feit plaisir à Auguste, de combattre l’incommodité de nos
fouyers, par ce mesme argument, dequoy nous nous seruons ordinairement2
à condamner leurs poyles. Car à la verité, cette chaleur
croupie, et puis la senteur de cette matiere reschauffée, dequoy ils
sont composez, enteste la plus part de ceux qui n’y sont experimentez:
moy non. Mais au demeurant, estant cette chaleur egale, constante
et vniuerselle, sans lueur, sans fumée, sans le vent que l’ouuerture
de nos cheminées nous apporte, elle a bien par ailleurs,
dequoy se comparer à la nostre. Que n’imitons nous l’architecture
Romaine? Car on dit, qu’anciennement, le feu ne se faisoit en leurs
maisons que par le dehors, et au pied d’icelles: d’où s’inspiroit la
chaleur à tout le logis, par les tuyaux practiquez dans l’espais du3
mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en deuoient estre
eschauffez. Ce que i’ay veu clairement signifié, ie ne sçay où, en
Seneque. Cestuy-cy, m’oyant louër les commoditez, et beautez de
sa ville: qui le merite certes: commença à me plaindre, dequoy
i’auois à m’en eslongner. Et des premiers inconueniens qu’il m’allega,
ce fut la poisanteur de teste, que m’apporteroient les cheminées
ailleurs. Il auoit ouï faire cette plainte à quelqu’vn, et nous
l’attachoit, estant priué par l’vsage de l’apperceuoir chez luy.
Toute chaleur qui vient du feu, m’affoiblit et m’appesantit. Si disoit
Euenus, que le meilleur condiment de la vie, estoit le feu. Ie prens4
632 plustost toute autre façon d’eschaper au froid.   Nous craignons
les vins au bas: en Portugal, cette fumée est en delices, et est le
breuuage des Princes. En somme, chasque nation a plusieurs coustumes
et vsances, qui sont non seulement incognues, mais farouches
et miraculeuses à quelque autre nation. Que ferons nous à ce peuple,
qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit
les hommes s’ils ne sont en liure, ny la verité, si elle n’est d’aage
competant? Nous mettons en dignité nos sottises, quand nous les
mettons en moule. Il y a bien pour luy, autre poix, de dire; ie l’ay
leu: que si vous dictes: ie l’ay ouy dire. Mais moy, qui ne mescrois1
non plus la bouche, que la main des hommes: et qui sçay
qu’on escript autant indiscretement qu’on parle: et qui estime ce
siecle, comme vn autre passé, i’allegue aussi volontiers vn mien
amy, que Aulugelle, et que Macrobe: et ce que i’ay veu, que ce
qu’ils ont escrit. Et comme ils tiennent de la vertu, qu’elle n’est pas
plus grande, pour estre plus longue: i’estime de mesme de la verité,
que pour estre plus vieille, elle n’est pas plus sage. Ie dis souuent
que c’est pure sottise, qui nous fait courir apres les exemples estrangers
et scholastiques. Leur fertilité est pareille à cette heure à
celle du temps d’Homere et de Platon. Mais n’est-ce pas, que nous2
cherchons plus l’honneur de l’allegation, que la verité du discours?
Comme si c’estoit plus d’emprunter, de la boutique de Vascosan,
ou de Plantin, nos preuues, que de ce qui se voit en nostre village.
Ou bien certes, que nous n’auons pas l’esprit, d’esplucher, et faire
valoir, ce qui se passe deuant nous, et le iuger assez vifuement,
pour le tirer en exemple. Car si nous disons, que l’authorité nous
manque, pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons
hors de propos. D’autant qu’à mon aduis, des plus ordinaires
choses, et plus communes, et cognuës, si nous sçauons trouuer leur
iour, se peuuent former les plus grands miracles de nature, et les3
plus merueilleux exemples, notamment sur le subiect des actions
humaines.   Or sur mon subiect, laissant les exemples que ie sçay
par les liures: et ce que dit Aristote d’Andron Argien, qu’il trauersoit
sans boire les arides sablons de la Lybie: vn Gentil-homme
qui s’est acquitté dignement de plusieurs charges, disoit où i’estois
634 qu’il estoit allé de Madrid à Lisbonne, en plain esté, sans boire. Il
se porte vigoureusement pour son aage, et n’a rien d’extraordinaire
en l’vsage de sa vie, que cecy, d’estre deux ou trois mois, voire vn
an, ce m’a-il dit, sans boire. Il sent de l’alteration, mais il la laisse
passer: et tient, que c’est vn appetit qui s’alanguit aiséement de
soy-mesme: et boit plus par caprice, que pour le besoing, ou pour
le plaisir.   En voicy d’vn autre. Il n’y a pas long temps, que ie
rencontray l’vn des plus sçauans hommes de France, entre ceux de
non mediocre fortune, estudiant au coin d’vne sale, qu’on luy auoit
rembarré de tapisserie: et autour de luy, vn tabut de ses valets,1
plain de licence. Il me dit, et Seneque quasi autant de soy, qu’il
faisoit son profit de ce tintamarre: comme si battu de ce bruict, il
se ramenast et reserrast plus en soy, pour la contemplation, et que
cette tempeste de voix repercutast ses pensées au dedans. Estant
escholier à Padoüe, il eut son estude si long temps logé à la batterie
des coches, et du tumulte de la place, qu’il se forma non seulement
au mespris, mais à l’vsage du bruit, pour le seruice de ses
estudes. Socrates respondit à Alcibiades, s’estonnant comme il pouuoit
porter le continuel tintamarre de la teste de sa femme: Comme
ceux, qui sont accoustumez à l’ordinaire bruit des rouës à puiser de2
l’eau. Ie suis bien au contraire: i’ay l’esprit tendre et facile à prendre
l’essor. Quand il est empesché à part soy, le moindre bourdonnement
de mousche l’assassine.   Seneque en sa ieunesse, ayant
mordu chaudement, à l’exemple de Sextius, de ne manger chose,
qui eust prins mort, s’en passoit dans vn an, auec plaisir, comme il
dit. Et s’en deporta seulement, pour n’estre soupçonné, d’emprunter
cette regle d’aucunes religions nouuelles, qui la semoyent. Il
print quand et quand des preceptes d’Attalus, de ne se coucher plus
sur des loudiers, qui enfondrent: et employa iusqu’à la vieillesse
ceux qui ne cedent point au corps. Ce que l’vsage de son temps, luy3
faict compter à rudesse, le nostre, nous le faict tenir à mollesse.
   Regardez la difference du viure de mes valets à bras, à la mienne:
les Scythes et les Indes n’ont rien plus eslongné de ma force, et de
ma forme. Ie sçay, auoir retiré de l’aumosne, des enfans pour m’en
seruir, qui bien tost apres m’ont quicté et ma cuisine, et leur liurée:
seulement, pour se rendre à leur premiere vie. Et en trouuay vn,
amassant depuis, des moules, emmy la voirie, pour son disner, que
par priere, ny par menasse, ie ne sçeu distraire de la saueur et
636 douceur, qu’il trouuoit en l’indigence. Les gueux ont leurs magnificences,
et leurs voluptez, comme les riches: et, dit-on, leurs dignitez
et ordres politiques. Ce sont effects de l’accoustumance. Elle
nous peut duire, non seulement à telle forme qu’il luy plaist (pourtant,
disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure, qu’elle
nous facilitera incontinent) mais aussi au changement et à la variation:
qui est le plus noble, et le plus vtile de ses apprentissages.
La meilleure de mes complexions corporelles, c’est d’estre flexible
et peu opiniastre. I’ay des inclinations plus propres et ordinaires,
et plus aggreables, que d’autres. Mais auec bien peu d’effort, ie1
m’en destourne, et me coule aiséement à la façon contraire. Vn
ieune homme, doit troubler ses regles, pour esueiller sa vigueur: la
garder de moisir et s’apoltronir. Et n’est train de vie, si sot et si
debile, que celuy qui se conduict par ordonnance et discipline.

Ad primum lapidem vectari cùm placet, hora
Sumitur ex libro; si prurit frictus ocelli
Angulus, inspecta genesi collyria quærit.

Il se reiettera souuent aux excez mesme, s’il m’en croit: autrement,
la moindre desbauche le ruyne. Il se rend incommode et desaggreable
en conuersation. La plus contraire qualité à vn honneste homme,2
c’est la delicatesse et obligation à certaine façon particuliere. Et
elle est particuliere, si elle n’est ployable, et soupple. Il y a de la
honte, de laisser à faire par impuissance, ou de n’oser, ce qu’on
voit faire à ses compaignons. Que telles gens gardent leur cuisine.
Par tout ailleurs, il est indecent: mais à vn homme de guerre, il
est vitieux et insupportable. Lequel, comme disoit Philopœmen, se
doit accoustumer à toute diuersité, et inegalité de vie.   Quoy que
i’aye esté dressé autant qu’on a peu, à la liberté et à l’indifference,
si est-ce que par nonchalance, m’estant en vieillissant, plus arresté
sur certaines formes (mon aage est hors d’institution, et n’a desormais3
dequoy regarder ailleurs qu’à se maintenir) la coustume a
desia sans y penser, imprimé si bien en moy son charactere, en
certaines choses, que i’appelle excez de m’en despartir. Et sans
m’essayer, ne puis, ny dormir sur iour, ny faire collation entre les
repas, ny desieuner, ny m’aller coucher sans grand interualle,
comme de trois heures, apres le soupper, ny faire des enfans, qu’auant
le sommeil: ny les faire debout: ny porter ma sueur: ny
638 m’abreuuer d’eau pure ou de vin pur: ny me tenir nud teste long
temps: ny me faire tondre apres disner. Et me passerois autant
mal-aisément de mes gans, que de ma chemise: et de me lauer à
l’issuë de table, et à mon leuer: et de ciel et rideaux à mon lict,
comme de choses bien necessaires. Ie disnerois sans nape: mais à
l’Alemande sans seruiette blanche, tres-incommodéement. Ie les
souïlle plus qu’eux et les Italiens ne font: et m’ayde peu de cullier,
et de fourchete. Ie plains qu’on n’aye suyuy vn train, que i’ay veu
commencer à l’exemple des Roys: Qu’on nous changeast de seruiette,
selon les seruices, comme d’assiette. Nous tenons de ce laborieux1
soldat Marius, que vieillissant, il deuint delicat en son boire: et ne
le prenoit qu’en vne sienne couppe particuliere. Moy ie me laisse
aller de mesme à certaine forme de verres, et ne boy pas volontiers
en verre commun. Non plus que d’vne main commune. Tout metail
m’y desplaist au prix d’vne matiere claire et transparante. Que mes
yeux y tastent aussi selon leur capacité. Ie dois plusieurs telles mollesses
à l’vsage. Nature m’a aussi d’autre part apporté les siennes:
comme de ne soustenir plus deux plains repas en vn iour, sans surcharger
mon estomach: ny l’abstinence pure de l’vn des repas:
sans me remplir de vents, assecher ma bouche, estonner mon appetit.2
De m’offenser d’vn long serein. Car depuis quelques années,
aux couruées de la guerre, quand toute la nuict y court, comme il
aduient communément, apres cinq ou six heures, l’estomach me
commence à troubler, auec vehemente douleur de teste: et n’arriue
point au iour, sans vomir. Comme les autres s’en vont desieuner,
ie m’en vay dormir: et au partir de là, aussi gay qu’au parauant.
I’auois tousiours appris, que le serein ne s’espandoit qu’à la naissance
de la nuict: mais hantant ces années passées familierement,
et long temps, vn seigneur imbu de cette creance, que le serein est
plus aspre et dangereux sur l’inclination du soleil, vne heure ou3
deux auant son coucher: lequel il euite songneusement, et mesprise
celuy de la nuict: il a cuidé m’imprimer, non tant son discours,
que son sentiment. Quoy, que le doubte mesme, et l’inquisition
frappe nostre imagination, et nous change? Ceux qui cedent tout à
coup à ces pentes, attirent l’entiere ruine sur eux. Et plains plusieurs
Gentils-hommes, qui par la sottise de leurs medecins, se sont
mis en chartre tous ieunes et entiers. Encores vaudroit-il mieux souffrir
vn reume, que de perdre pour iamais, par desaccoustumance, le
commerce de la vie commune, en action de si grand vsage. Fascheuse
science: qui nous descrie les plus douces heures du iour.4
640 Estendons nostre possession iusques aux derniers moyens. Le plus
souuent on s’y durcit, en s’opiniastrant, et corrige lon sa complexion:
comme fit Cæsar le haut mal, à force de le mespriser et
corrompre. On se doit adonner aux meilleures regles, mais non pas
s’y asseruir: si ce n’est à celles, s’il y en a quelqu’vne, ausquelles
l’obligation et seruitude soit vtile.   Et les Roys et les philosophes
fientent, et les dames aussi. Les vies publiques se doiuent à la ceremonie:
la mienne obscure et priuée, iouït de toute dispence naturelle.
Soldat et Gascon, sont qualitez aussi, vn peu subiettes à
l’indiscretion. Parquoy, ie diray cecy de cette action: qu’il est besoing1
de la renuoyer à certaines heures, prescriptes et nocturnes,
et s’y forcer par coustume, et assubiectir, comme i’ay faict. Mais
non s’assuiectir, comme i’ay faict en vieillissant, au soing de particuliere
commodité de lieu, et de siege, pour ce seruice: et le rendre
empeschant par longueur et mollesse. Toutesfois aux plus sales
offices, est-il pas aucunement excusable, de requerir plus de soing
et de netteté? Naturâ homo mundum et elegans animal est. De toutes
les actions naturelles, c’est celle, que ie souffre plus mal volontiers
m’estre interrompue. I’ay veu beaucoup de gens de guerre, incommodez
du desreiglement de leur ventre. Tandis que le mien et moy,2
ne nous faillions iamais au poinct de nostre assignation: qui est au
sault du lict, si quelque violente occupation, ou maladie ne nous
trouble.   Ie ne iuge donc point, comme ie disois, où les malades
se puissent mettre mieux en seurté, qu’en se tenant coy, dans le
train de vie, où ils se sont esleuez et nourris. Le changement, quel
qu’il soit, estonne et blesse. Allez croire que les chastaignes nuisent
à vn Perigourdin, ou à vn Lucquois: et le laict et le fromage aux
gens de la montaigne. On leur va ordonnant, vne non seulement
nouuelle, mais contraire forme de vie. Mutation qu’vn sain ne pourroit
souffrir. Ordonnez de l’eau à vn Breton de soixante dix ans:3
enfermez dans vne estuue vn homme de marine: deffendez le promener
à vn laquay Basque: ils les priuent de mouuement et en fin
d’air et de lumiere.

An viuere tanti est?
Cogimur à suetis animum suspendere rebus,
Atque, vt viuamus, viuere desinimus:
Hos superesse reor, quibus et spirabilis aer,
Et lux, qua regimur, redditur ipsa grauis.

642 S’ils ne font autre bien, ils font aumoins cecy, qu’ils preparent de
bonne heure les patiens à la mort, leur sapant peu à peu et retranchant
l’vsage de la vie.   Et sain et malade, ie me suis volontiers
laissé aller aux appetits qui me pressoient. Ie donne grande authorité
à mes desirs et propensions. Ie n’ayme point à guarir le mal
par le mal. Ie hay les remedes qui importunent plus que la maladie.
D’estre subiect à la colique, et subiect à m’abstenir du plaisir
de manger des huitres, ce sont deux maux pour vn. Le mal nous
pinse d’vn costé, la regle de l’autre. Puis-qu’on est au hazard de se
mesconter, hasardons nous plustost à la suitte du plaisir. Le monde1
faict au rebours, et ne pense rien vtile, qui ne soit penible. La facilité
luy est suspecte. Mon appetit en plusieurs choses, s’est assez
heureusement accommodé par soy-mesme, et rangé à la santé de
mon estomach. L’acrimonie et la pointe des sauces m’agréerent
estant ieune: mon estomach s’en ennuyant depuis, le goust l’a incontinent
suyuy. Le vin nuit aux malades: c’est la premiere chose,
dequoy ma bouche se desgouste, et d’vn degoust inuincible. Quoy
que ie reçoiue desagreablement, me nuyt; et rien ne me nuyt, que
ie face auec faim, et allegresse. Ie n’ay iamais receu nuysance d’action,
qui m’eust esté bien plaisante. Et si ay fait ceder à mon plaisir,2
bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis ieune,

Quem circumcursans huc atque huc sæpe Cupido
Fulgebat crocina splendidus in tunica,

presté autant licentieusement et inconsidérement qu’autre, au desir
qui me tenoit saisi:

Et militaui non sine gloria.

Plus toutesfois en continuation et en durée, qu’en saillie.

Sex me vix memini sustinuisse vices.

Il y a du malheur certes, et du miracle, à confesser, en quelle foiblesse
d’ans, ie me rencontray premierement en sa subiection. Ce3
fut bien rencontre: car ce fut long temps auant l’aage de choix et
de cognoissance. Il ne me souuient point de moy de si loing. Et
peut on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui n’auoit point
memoire de son fillage.

Inde tragus celerésque pili, mirandáque matri
Barba meæ.

Les medecins ployent ordinairement auec vtilité, leurs regles, à la
violence des enuies aspres, qui suruiennent aux malades. Ce grand
desir ne se peut imaginer, si estranger et vicieux, que Nature ne s’y
applique. Et puis, combien est-ce de contenter la fantasie? A mon4
opinion cette piece là importe de tout: au moins, au delà de toute
autre. Les plus griefs et ordinaires maux, sont ceux que la fantasie
nous charge. Ce mot Espagnol me plaist à plusieurs visages: Defienda
644 me Dios de my. Ie plains estant malade, dequoy ie n’ay quelque
desir qui me donne ce contentement de l’assouuir: à peine
m’en destourneroit la medecine. Autant en fay-ie sain. Ie ne voy
guere plus qu’esperer et vouloir. C’est pitié d’estre alanguy et affoibly,
iusques au souhaiter.   L’art de medecine, n’est pas si resolue,
que nous soyons sans authorité, quoy que nous facions. Elle change
selon les climats, et selon les Lunes: selon Fernel et selon l’Escale.
Si vostre medecin ne trouue bon, que vous dormez, que vous
vsez de vin, ou de telle viande: ne vous chaille: ie vous en trouueray
vn autre qui ne sera pas de son aduis. La diuersité des arguments1
et opinions medicinales, embrasse toute sorte de formes. Ie
vis vn miserable malade, creuer et se pasmer d’alteration, pour se
guarir: et estre moqué depuis par vn autre medecin: condamnant
ce conseil comme nuisible. Auoit-il pas bien employé sa peine? Il est
mort freschement de la pierre, vn homme de ce mestier, qui s’estoit
seruy d’extreme abstinence à combattre son mal: ses compagnons
disent, qu’au rebours, ce ieusne l’auoit asseché, et luy auoit cuit le
sable dans les rongnons.   I’ay apperceu qu’aux blesseures, et aux
maladies, le parler m’esmeut et me nuit, autant que desordre que
ie face. La voix me couste, et me lasse: car ie l’ay haute et efforcée.2
Si que, quand ie suis venu à entretenir l’oreille des grands,
d’affaires de poix, ie les ay mis souuent en soing de moderer ma
voix.   Ce compte merite de me diuertir. Quelqu’vn, en certaine
eschole Grecque, parloit haut comme moy: le maistre des ceremonies
luy manda qu’il parlast plus bas: Qu’il m’enuoye, fit-il, le ton
auquel il veut que ie parle. L’autre luy repliqua, qu’il prinst son ton
des oreilles de celuy à qui il parloit. C’estoit bien dit, pourueu qu’il
s’entende: Parlez selon ce que vous auez affaire à vostre auditeur.
Car si c’est à dire, suffise vous qu’il vous oye: ou, reglez vous par
luy: ie ne trouue pas que ce fust raison. Le ton et mouuement de la3
voix, a quelque expression, et signification de mon sens: c’est à
moy à le conduire, pour me representer. Il y a voix pour instruire,
voix pour flater, ou pour tancer. Ie veux que ma voix non seulement
arriue à luy, mais à l’auanture qu’elle le frappe, et qu’elle le
646 perse. Quand ie mastine mon laquay, d’vn ton aigre et poignant: il
seroit bon qu’il vinst à me dire: Mon maistre parlez plus doux, ie
vous oy bien. Est quædam vox ad auditum accommodata, non magnitudine,
sed proprietate. La parole est moitié à celuy qui parle, moitié
à celuy qui l’escoute. Cestuy-cy se doibt preparer à la receuoir,
selon le branle qu’elle prend. Comme entre ceux qui ioüent à la
paume, celuy qui soustient, se desmarche et s’appreste, selon qu’il
voit remuer celuy qui luy iette le coup, et selon la forme du coup.
L’experience m’a encores appris cecy, que nous nous perdons
d’impatience. Les maux ont leur vie, et leurs bornes, leurs maladies1
et leur santé. La constitution des maladies, est formée au patron
de la constitution des animaux. Elles ont leur fortune limitée
dès leur naissance: et leurs iours. Qui essaye de les abbreger imperieusement,
par force, au trauers de leur course, il les allonge et
multiplie: et les harselle, au lieu de les appaiser. Ie suis de l’aduis
de Crantor, qu’il ne faut ny obstinéement s’opposer aux maux, et à
l’estourdi: ny leur succomber de mollesse: mais qu’il leur faut ceder
naturellement, selon leur condition et la nostre. On doit donner
passage aux maladies: et ie trouue qu’elles arrestent moins chez
moy, qui les laisse faire. Et en ay perdu de celles qu’on estime plus2
opiniastres et tenaces, de leur propre decadence: sans ayde et sans
art, et contre ses regles. Laissons faire vn peu à Nature: elle entend
mieux ses affaires que nous. Mais vn tel en mourut. Si ferez vous:
sinon de ce mal là, d’vn autre. Et combien n’ont pas laissé d’en
mourir, ayants trois medecins à leur cul? L’exemple est vn miroüer
vague, vniuersel et à tout sens. Si c’est vne medecine voluptueuse,
acceptez la; c’est tousiours autant de bien present. Ie ne m’arresteray
ny au nom ny à la couleur, si elle est delicieuse et appetissante.
Le plaisir est des principales especes du profit. I’ay laissé enuieillir
et mourir en moy, de mort naturelle, des rheumes; defluxions3
goutteuses; relaxation; battement de cœur; micraines; et autres
accidens, que i’ay perdu, quand ie m’estois à demy formé à les
nourrir. On les coniure mieux par courtoisie, que par brauerie. Il
faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes
pour vieillir, pour affoiblir, pour estre malades, en despit de toute
medecine. C’est la premiere leçon, que les Mexicains font à leurs
648 enfans; quand au partir du ventre des meres, ils les vont saluant,
ainsin: Enfant, tu és venu au monde pour endurer: endure, souffre,
et tais toy. C’est iniustice de se douloir qu’il soit aduenu à
quelqu’vn, ce qui peut aduenir à chacun. Indignare si quid in te iniquè
propriè constitutum est.   Voyez vn vieillart, qui demande à
Dieu qu’il luy maintienne sa santé entiere et vigoureuse; c’est à
dire qu’il le remette en ieunesse.

Stulte, quid hæc frustra votis puerilibus optas?

N’est-ce pas folie? Sa condition ne le porte pas. La goutte, la grauelle,
l’indigestion, sont symptomes des longues années; comme des1
longs voyages, la chaleur, les pluyes, et les vents. Platon ne croit
pas, qu’Æsculape se mist en peine, de prouuoir par regimes, à faire
durer la vie, en vn corps gasté et imbecille: inutile à son pays,
inutile à sa vacation: et à produire des enfants sains et robustes:
et ne trouue pas ce soing conuenable à la iustice et prudence diuine,
qui doit conduire toutes choses à l’vtilité. Mon bon homme,
c’est faict: on ne vous sçauroit redresser: on vous plastrera pour
le plus, et estançonnera vn peu, et allongera-lon de quelque heure
vostre misere.

Non secus instantem cupiens fulcire ruinam,2
Diuersis contrà nititur obijcibus,
Donec certa dies, omni compage soluta,
Ipsum cum rebus subruat auxilium.

Il faut apprendre à souffrir, ce qu’on ne peut euiter. Nostre vie est
composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi
de diuers tons, doux et aspres, aigus et plats, mols et graues. Le
musicien qui n’en aymeroit que les vns, que voudroit il dire? Il faut
qu’il s’en sçache seruir en commun, et les mesler. Et nous aussi,
les biens et les maux, qui sont consubstantiels à nostre vie. Nostre
estre ne peut sans ce meslange; et y est l’vne bande non moins necessaire3
que l’autre. D’essayer à regimber contre la necessité naturelle,
c’est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire
à coups de pied auec sa mule.   Ie consulte peu, des alterations,
que ie sens. Car ces gens icy sont auantageux, quand ils vous tiennent
à leur misericorde. Ils vous gourmandent les oreilles, de leurs
prognostiques, et me surprenant autre fois affoibly du mal, m’ont
iniurieusement traicté de leurs dogmes, et troigne magistrale: me
menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine.
Ie n’en estois abbatu, ny deslogé de ma place, mais i’en estois heurté
et poussé. Si mon iugement n’en est ny changé, ny troublé: au4
moins il en estoit empesché. C’est tousiours agitation et combat.
650 Or ie traicte mon imagination le plus doucement que ie puis; et la
deschargerois si ie pouuois, de toute peine et contestation. Il la faut
secourir, et flatter, et pipper qui peut. Mon esprit est propre à cet
office. Il n’a point faute d’apparences par tout. S’il persuadoit,
comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaist-il
vn exemple? Il dict, que c’est pour mon mieux, que i’ay la grauele.
Que les bastimens de mon aage, ont naturellement à souffrir quelque
gouttiere. Il est temps qu’ils commencent à se lascher et desmentir.
C’est vne commune necessité. Et n’eust on pas faict pour
moy, vn nouueau miracle. Ie paye par là, le loyer deu à la vieillesse;1
et ne sçaurois en auoir meilleur comte. Que la compagnie
me doit consoler; estant tombé en l’accident le plus ordinaire des
hommes de mon temps. I’en vois par tout d’affligez de mesme nature
de mal. Et m’en est la societé honorable, d’autant qu’il se
prend plus volontiers aux grands: son essence a de la noblesse et
de la dignité. Que des hommes qui en sont frappez, il en est peu de
quittes à meilleure raison: et si, il leur couste la peine d’vn facheux
regime, et la prise ennuieuse, et quotidienne, des drogues
medecinales. Là où, ie le doy purement à ma bonne fortune. Car
quelques bouillons communs de l’eringium, et herbe du Turc, que2
deux ou trois fois i’ay aualé, en faueur des dames, qui plus gracieusement
que mon mal n’est aigre, m’en offroyent la moitié du
leur, m’ont semblé egalement faciles à prendre, et inutiles en operation.
Ils ont à payer mille vœux à Æsculape, et autant d’escus à
leur medecin, de la profluuion de sable aisée et abondante, que ie
reçoy souuent par le benefice de Nature. La decence mesme de ma
contenance en compagnie, n’en est pas troublée: et porte mon eau
dix heures, et aussi long temps qu’vn sain. La crainte de ce mal,
dit-il, t’effrayoit autresfois, quand il t’estoit incogneu. Les cris et le
desespoir, de ceux qui l’aigrissent par leur impatience, t’en engendroient3
l’horreur. C’est vn mal, qui te bat les membres, par lesquels
tu as le plus failly. Tu és homme de conscience:

Quæ venit indignè pæna, dolenda venit.

Regarde ce chastiement; il est bien doux au prix d’autres, et d’vne
faueur paternelle. Regarde sa tardifueté: il n’incommode et occupe,
que la saison de ta vie, qui ainsi comme ainsin est mes-huy perdue
et sterile; ayant faict place à la licence et plaisirs de ta ieunesse,
comme par composition. La crainte et pitié, que le peuple a de ce
652 mal, te sert de matiere de gloire. Qualité, de laquelle si tu as le iugement
purgé, et en as guery ton discours, tes amis pourtant en
recognoissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir
à ouyr dire de soy: Voyla bien de la force: voila bien de la patience.
On te voit suer d’ahan, pallir, rougir, trembler, vomir iusques
au sang, souffrir des contractions et conuulsions estranges,
degoutter par fois de grosses larmes des yeux, rendre les vrines
espesses, noires, et effroyables, ou les auoir arrestées par quelque
pierre espineuse et herissée qui te poinct, et escorche cruellement
le col de la verge, entretenant cependant les assistans, d’vne contenance1
commune; bouffonant à pauses auec tes gens: tenant ta
partie en vn discours tendu: excusant de parolle ta douleur, et
rabbatant de ta souffrance. Te souuient-il de ces gens du temps
passé, qui recherchoyent les maux auec si grand faim, pour tenir
leur vertu en haleine, et en exercice? mets le cas que Nature te
porte, et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses
iamais entré de ton gré. Si tu me dis, que c’est vn mal dangereux et
mortel: quels autres ne le sont? Car c’est vne pipperie medecinale,
d’en excepter aucuns; qu’ils disent n’aller point de droict fil à la
mort. Qu’importe, s’ils y vont par accident; et s’ils glissent, et2
gauchissent aisément, vers la voye qui nous y meine? Mais tu ne
meurs pas de ce que tu es malade: tu meurs de ce que tu es viuant.
La mort te tue bien, sans le secours de la maladie. Et à d’aucuns,
les maladies ont esloigné la mort: qui ont plus vescu, de ce
qu’il leur sembloit s’en aller mourants. Ioint qu’il est, comme des
playes, aussi des maladies medecinales et salutaires. La colique est
souuent non moins viuace que vous. Il se voit des hommes, ausquels
elle a continué depuis leur enfance iusques à leur extreme vieillesse;
et s’ils ne luy eussent failly de compagnie, elle estoit pour les
assister plus outre. Vous la tuez plus souuent qu’elle ne vous tue.3
Et quand elle te presenteroit l’image de la mort voisine, seroit-ce
pas vn bon office, à vn homme de tel aage, de le ramener aux cogitations
de sa fin? Et qui pis est, tu n’as plus pour quoy guerir.
Ainsi comme ainsin, au premier jour la commune necessité t’appelle.
Considere combien artificielement et doucement, elle te desgouste
de la vie, et desprend du monde: non te forçant, d’vne subiection
tyrannique, comme tant d’autres maux, que tu vois aux
vieillards, qui les tiennent continuellement entrauez, et sans relasche
de foiblesses et douleurs: mais par aduertissemens, et instructions
reprises à interualles; entremeslant des longues pauses de repos,4
comme pour te donner moyen de mediter et repeter sa leçon à
654 ton aise. Pour te donner moyen de iuger sainement, et prendre
party en homme de cœur, elle te presente l’estat de ta condition
entiere, et en bien et en mal; et en mesme iour, vne vie tres-alegre
tantost, tantost insupportable. Si tu n’accoles la mort, au moins
tu luy touches en paume, vne fois le mois. Par où tu as de plus à
esperer, qu’elle t’attrappera vn iour sans menace. Et qu’estant si
souuent conduit iusques au port: te fiant d’estre encore aux termes
accoustumez, on t’aura et ta fiance, passé l’eau vn matin, inopinément.
On n’a point à se plaindre des maladies, qui partagent loyallement
le temps auec la santé.   Ie suis obligé à la Fortune, dequoy1
elle m’assaut si souuent de mesme sorte d’armes. Elle m’y
façonne, et m’y dresse par vsage, m’y durcit et habitue: ie sçay à
peu pres mes-huy, en quoy i’en dois estre quitte. A faute de memoire
naturelle, i’en forge de papier. Et comme quelque nouueau
symptome suruient à mon mal, ie l’escris: d’où il aduient, qu’à
cette heure, estant quasi passé par toute sorte d’exemples: si quelque
estonnement me menace: feuilletant ces petits breuets descousus,
comme des feuilles Sybillines, ie ne faux plus de trouuer où me
consoler, de quelque prognostique fauorable, en mon experience
passée. Me sert aussi l’accoustumance, à mieux esperer pour l’aduenir.2
Car la conduicte de ce vuidange, ayant continué si long temps;
il est à croire, que Nature ne changera point ce train, et n’en aduiendra
autre pire accident, que celuy que ie sens. En outre; la
condition de cette maladie n’est point mal aduenante à ma complexion
prompte et soudaine. Quand elle m’assault mollement, elle
me faict peur, car c’est pour long temps. Mais naturellement, elle
a des excez vigoureux et gaillarts. Elle me secouë à outrance, pour
vn iour ou deux. Mes reins ont duré vn aage, sans alteration; il y
en a tantost vn autre, qu’ils ont changé d’estat. Les maux ont leur
periode comme les biens: à l’aduanture est cet accident à sa fin.3
L’aage affoiblit la chaleur de mon estomach; sa digestion en estant
moins parfaicte, il renuoye cette matiere cruë à mes reins. Pourquoy
ne pourra estre à certaine reuolution, affoiblie pareillement la
chaleur de mes reins; si qu’ils ne puissent plus petrifier mon flegme;
et Nature s’acheminer à prendre quelque autre voye de purgation?
Les ans m’ont euidemment faict tarir aucuns rheumes. Pourquoy
ces excremens, qui fournissent de matiere à la graue? Mais est-il
rien doux, au prix de cette soudaine mutation; quand d’vne douleur
extreme, ie viens par le vuidange de ma pierre, à recouurer, comme
656 d’vn esclair, la belle lumiere de la santé: si libre, et si pleine:
comme il aduient en noz soudaines et plus aspres coliques? Y a il
rien en cette douleur soufferte, qu’on puisse contrepoiser au plaisir
d’vn si prompt amendement? De combien la santé me semble plus
belle apres la maladie, si voisine et si contigue, que ie les puis recognoistre
en presence l’vne de l’autre, en leur plus hault appareil:
où elles se mettent à l’enuy, comme pour se faire teste et contrecarre!
Tout ainsi que les Stoïciens disent, que les vices sont vtilement
introduicts, pour donner prix et faire espaule à la vertu: nous
pouuons dire, auec meilleure raison, et coniecture moins hardie,1
que Nature nous a presté la douleur, pour l’honneur et seruice de
la volupté et indolence. Lors que Socrates apres qu’on l’eust deschargé
de ses fers, sentit la friandise de cette demangeaison, que
leur pesanteur auoit causé en ses iambes: il se resiouit, à considerer
l’estroitte alliance de la douleur à la volupté: comme elles sont
associées d’vne liaison necessaire: si qu’à tours, elles se suyuent, et
entr’engendrent: et s’escrioit au bon Esope, qu’il deust auoir pris,
de cette consideration, vn corps propre à vne belle fable.   Le pis
que ie voye aux autres maladies, c’est qu’elles ne sont pas si griefues
en leur effect, comme elles sont en leur yssue. On est vn an à se2
rauoir, tousiours plein de foiblesse, et de crainte. Il y a tant de hazard,
et tant de degrez, à se reconduire à sauueté, que ce n’est iamais
faict. Auant qu’on vous aye deffublé d’vn couurechef, et puis
d’vne calote, auant qu’on vous aye rendu l’vsage de l’air, et du vin,
et de vostre femme, et des melons, c’est grand cas si vous n’estes
recheu en quelque nouuelle misere. Cette-cy a ce priuilege, qu’elle
s’emporte tout net. Là où les autres laissent tousiours quelque impression,
et alteration, qui rend le corps susceptible de nouueau
mal, et se prestent la main les vns aux autres. Ceux là sont excusables,
qui se contentent de leur possession sur nous, sans l’estendre,3
et sans introduire leur sequele. Mais courtois et gratieux sont ceux,
de qui le passage nous apporte quelque vtile consequence. Depuis
ma colique, ie me trouue deschargé d’autres accidens: plus ce me
semble que ie n’estois auparauant, et n’ay point eu de fiebure depuis.
I’argumente, que les vomissemens extremes et frequens que ie
souffre, me purgent: et d’autre costé, mes degoustemens, et les
ieusnes estranges, que ie passe, digerent mes humeurs peccantes:
658 et Nature vuide en ces pierres, ce qu’elle a de superflu et nuysible.
Qu’on ne me die point, que c’est vne medecine trop cher vendue.
Car quoy tant de puans breuuages, cauteres, incisions, suées, sedons,
dietes, et tant de formes de guarir, qui nous apportent souuent
la mort, pour ne pouuoir soustenir leur violence, et importunité?
Par ainsi, quand ie suis attaint, ie le prens à medecine:
quand ie suis exempt, ie le prens à constante et entiere deliurance.
Voicy encore vne faueur de mon mal, particuliere. C’est qu’à
peu pres, il faict son ieu à part, et me laisse faire le mien; où il ne
tient qu’à faute de courage. En sa plus grande esmotion, ie l’ay tenu1
dix heures à cheual. Souffrez seulement, vous n’auez que faire d’autre
regime. Iouez, disnez, courez, faictes cecy, et faictes encore cela,
si vous pouuez; vostre desbauche y seruira plus, qu’elle n’y nuira.
Dictes en autant à vn verolé, à vn goutteux, à vn hernieux. Les autres
maladies, ont des obligations plus vniuerselles; gehennent bien
autrement noz actions; troublent tout nostre ordre, et engagent à
leur consideration, tout l’estat de la vie. Cette-cy ne faict que pinser
la peau; elle vous laisse l’entendement, et la volonté en vostre
disposition, et la langue, et les pieds, et les mains. Elle vous esueille
plustost qu’elle ne vous assoupit. L’ame est frapée de l’ardeur d’vne2
fiebure, et atterrée d’vne epilepsie, et disloquée par vne aspre micraine,
et en fin estonnée par toutes les maladies qui blessent la
masse, et les plus nobles parties. Icy, on ne l’attaque point. S’il luy
va mal, à sa coulpe. Elle se trahit elle mesme, s’abandonne, et se
desmonte. Il n’y a que les fols qui se laissent persuader, que ce
corps dur et massif, qui se cuyt en noz rognons, se puisse dissoudre
par breuuages. Parquoy depuis qu’il est esbranlé, il n’est que de luy
donner passage, aussi bien le prendra-il.   Ie remarque encore
cette particuliere commodité, que c’est vn mal, auquel nous auons
peu à deuiner. Nous sommes dispensez du trouble, auquel les autres3
maux nous iettent, par l’incertitude de leurs causes, et conditions,
et progrez. Trouble infiniement penible. Nous n’auons que
faire de consultations et interpretations doctorales: les sens nous
montrent que c’est, et où c’est.   Par tels argumens, et forts et foibles,
comme Cicero le mal de sa vieillesse, i’essaye d’endormir et
amuser mon imagination, et graisser ses playes. Si elles s’empirent
demain, demain nous y pouruoyrons d’autres eschappatoires. Qu’il
soit vray. Voicy depuis de nouueau, que les plus legers mouuements
660 espreignent le pur sang de mes reins. Quoy pour cela? ie ne
laisse de me mouuoir comme deuant, et picquer apres mes chiens,
d’vne iuuenile ardeur, et insolente. Et trouue que i’ay grand raison,
d’vn si important accident: qui ne me couste qu’vne sourde poisanteur,
et alteration en cette partie. C’est quelque grosse pierre, qui
foulle et consomme la substance de mes roignons: et ma vie, que
ie vuide peu à peu: non sans quelque naturelle douceur, comme vn
excrement hormais superflu et empeschant. Or sens-ie quelque
chose qui crousle; ne vous attendez pas que i’aille m’amusant à recognoistre
mon poux, et mes vrines, pour y prendre quelque preuoyance1
ennuyeuse. Ie seray assez à temps à sentir le mal, sans l’allonger
par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desia
de ce qu’il craint. Ioint que la dubitation et ignorance de ceux, qui
se meslent d’expliquer les ressorts de Nature, et ses internes progrez:
et tant de faux prognostiques de leur art: nous doit faire cognoistre,
qu’ell’a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande
incertitude, varieté et obscurité, de ce qu’elle nous promet ou menace.
Sauf la vieillesse, qui est vn signe indubitable de l’approche
de la mort: de tous les autres accidents, ie voy peu de signes de
l’aduenir, surquoy nous ayons à fonder nostre diuination. Ie ne me2
iuge que par vray sentiment, non par discours. A quoy faire? puisque
ie n’y veux apporter que l’attente et la patience. Voulez vous
sçauoir combien ie gaigne à cela? Regardez ceux qui font autrement,
et qui dependent de tant de diuerses persuasions et conseils:
combien souuent l’imagination les presse sans le corps. I’ay maintesfois
prins plaisir estant en seurté, et deliure de ces accidens
dangereux, de les communiquer aux medecins, comme naissans lors
en moy. Ie souffrois l’arrest de leurs horribles conclusions, bien à
mon aise; et en demeurois de tant plus obligé à Dieu de sa grace,
et mieux instruict de la vanité de cet art.   Il n’est rien qu’on3
doiue tant recommander à la ieunesse, que l’actiueté et la vigilance.
Nostre vie, n’est que mouuement. Ie m’esbransle difficilement,
et suis tardif par tout: à me leuer, à me coucher, et mes
repas. C’est matin pour moy que sept heures: et où ie gouuerne,
ie ne disne, ny auant onze, ny ne souppe, qu’apres six heures. I’ay
autrefois attribué la cause des fiebures, et maladies où ie suis
tombé, à la pesanteur et assoupissement, que le long sommeil
662 m’auoit apporté. Et me suis tousiours repenty de me rendormir le
matin. Platon veut plus de mal à l’excés du dormir, qu’à l’excés du
boire. I’ayme à coucher dur, et seul; voire sans femme, à la royalle:
vn peu bien couuert. On ne bassine iamais mon lict; mais depuis la
vieillesse, on me donne quand i’en ay besoing, des draps, à eschauffer
les pieds et l’estomach. On trouuoit à redire au grand Scipion,
d’estre dormart, non à mon aduis pour autre raison, sinon qu’il
faschoit aux hommes, qu’en luy seul, il n’y eust aucune chose à redire.
Si i’ay quelque curiosité en mon traictement, c’est plustost au
coucher qu’à autre chose; mais ie cede et m’accommode en general,1
autant que tout autre, à la necessité. Le dormir a occupé vne
grande partie de ma vie: et le continuë encores en cet aage, huict
ou neuf heures, d’vne haleine. Ie me retire auec vtilité, de cette
propension paresseuse: et en vaulx euidemment mieux. Ie sens vn
peu le coup de la mutation: mais c’est faict en trois iours. Et n’en
voy gueres, qui viue à moins, quand il est besoin: et qui s’exerce
plus constamment, ny à qui les coruées poisent moins. Mon corps est
capable d’vne agitation ferme; mais non pas vehemente et soudaine.
Ie fuis meshuy, les exercices violents, et qui me meinent à la sueur:
mes membres se lassent auant qu’ils s’eschauffent. Ie me tiens debout,2
tout le long d’vn iour, et ne m’ennuye point à me promener.
Mais sur le paué, depuis mon premier aage, ie n’ay aymé d’aller qu’à
cheual. A pied, ie me crotte iusques aux fesses: et les petites gens,
sont subiects par ces ruës, à estre chocquez et coudoyez à faute
d’apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les
iambes autant ou plus haultes que le siege.   Il n’est occupation
plaisante comme la militaire: occupation et noble en execution (car
la plus forte, genereuse, et superbe de toutes les vertus, est la vaillance)
et noble en sa cause. Il n’est point d’vtilité, ny plus iuste, ny
plus vniuerselle, que la protection du repos, et grandeur de son pays.3
La compagnie de tant d’hommes vous plaist, nobles, ieunes, actifs:
la veuë ordinaire de tant de spectacles tragiques: la liberté de cette
conuersation, sans art, et vne façon de vie, masle et sans ceremonie:
la varieté de mille actions diuerses: cette courageuse harmonie
de la musique guerriere, qui vous entretient et eschauffe, et les
oreilles, et l’ame: l’honneur de cet exercice: son aspreté mesme et
sa difficulté, que Platon estime si peu, qu’en sa republique il en
664 faict part aux femmes et aux enfants. Vous vous conuiez aux rolles,
et hazards particuliers, selon que vous iugez de leur esclat, et de
leur importance: soldat volontaire: et voyez quand la vie mesme y
est excusablement employée,

Pulchrùmque mori succurrit in armis.

De craindre les hazards communs, qui regardent vne si grande
presse; de n’oser ce que tant de sortes d’ames osent, et tout vn
peuple, c’est à faire à vn cœur mol, et bas outre mesure. La compagnie
asseure iusques aux enfans. Si d’autres vous surpassent en
science, en grace, en force, en fortune; vous auez des causes tierces,1
à qui vous en prendre; mais de leur ceder en fermeté d’ame, vous
n’auez à vous en prendre qu’à vous. La mort est plus abiecte, plus
languissante, et penible dans vn lict, qu’en vn combat: les fiebures
et les caterrhes, autant douloureux et mortels, qu’vne harquebuzade.
Qui seroit faict, à porter valeureusement, les accidens de la vie
commune, n’auroit point à grossir son courage, pour se rendre gendarme.
Viuere, mi Lucilli, militare est.   Il ne me souuient point
de m’estre iamais veu galleux. Si est la gratterie, des gratifications
de Nature les plus douces, et autant à main. Mais ell’a la penitence
trop importunément voisine. Ie l’exerce plus aux oreilles, que i’ay2
au dedans pruantes, par secousses.   Ie suis nay de tous les sens,
entiers quasi à la perfection. Mon estomach est commodément bon,
comme est ma teste: et le plus souuent, se maintiennent au trauers
de mes fiebures, et aussi mon haleine. I’ay outrepassé l’aage auquel
des nations, non sans occasion, auoient prescript vne si iuste fin à
la vie, qu’elles ne permettoyent point qu’on l’excedast. Si ay-ie encore
des remises: quoy qu’inconstantes et courtes, si nettes, qu’il y
a peu à dire de la santé et indolence de ma ieunesse. Ie ne parle
pas de la vigueur et allegresse: ce n’est pas raison qu’elle me suyue
hors ses limites:3

Non hoc amplius est liminis, aut aquæ
Cœlestis, patiens latus.

Mon visage et mes yeux me descouurent incontinent. Tous mes changemens
commencent par là: et vn peu plus aigres, qu’ils ne sont en
effect. Ie fais souuent pitié à mes amis, auant que i’en sente la cause.
Mon miroüer ne m’estonne pas: car en la ieunesse mesme, il m’est
666 aduenu plus d’vne fois, de chausser ainsin vn teinct, et vn port
trouble, et de mauuais prognostique, sans grand accident: en maniere
que les medecins, qui ne trouuoyent au dedans cause qui respondist
à cette alteration externe, l’attribuoient à l’esprit, et à quelque
passion secrette, qui me rongeast au dedans. Ils se trompoyent.
Si le corps se gouuernoit autant selon moy, que faict l’ame, nous
marcherions vn peu plus à nostre aise. Ie l’auois lors, non seulement
exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction, et de
feste: comme elle est le plus ordinairement: moytié de sa complexion,
moytié de son dessein:1

Nec vitiant artus ægræ contagia mentis.

Ie tiens, que cette sienne temperature, a releué maintesfois le corps
de ses cheutes. Il est souuent abbatu; que si elle n’est eniouée, elle
est au moins en estat tranquille et reposé. I’euz la fiebure quarte,
quatre ou cinq mois, qui m’auoit tout desuisagé: l’esprit alla tousiours
non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors
de moy, l’affoiblissement et langueur ne m’attristent guere. Ie vois
plusieurs deffaillances corporelles, qui font horreur seulement à
nommer, que ie craindrois moins que mille passions d’esprit que ie
vois en vsage. Ie prens party de ne plus courre, c’est assez que ie2
me traine; ny ne me plains de la decadance naturelle qui me tient,

Quis tumidum guttur miratur in Alpibus?

Non plus, que ie ne regrette, que ma durée ne soit aussi longue et
entiere que celle d’vn chesne.   Ie n’ay point à me plaindre de
mon imagination: i’ay eu peu de pensées en ma vie qui m’ayent
seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n’ont esté
du desir, qui m’esueillast sans m’affliger. Ie songe peu souuent; et
lors c’est des choses fantastiques et des chimeres, produictes communément
de pensées plaisantes: plutost ridicules que tristes. Et
tiens qu’il est vray, que les songes sont loyaux interpretes de noz3
inclinations; mais il y a de l’art à les assortir et entendre.

Res quæ in vita vsurpant homines, cogitant, curant, vident,
Quæque agunt vigilantes, agitántque, ea sicut in somno accidunt,
Minus mirandum est.

Platon dit dauantage, que c’est l’office de la prudence d’en tirer
des instructions diuinatrices pour l’aduenir. Ie ne voy rien à cela,
sinon les merueilleuses experiences, que Socrates, Xenophon, Aristote
en recitent, personnages d’authorité irreprochable. Les histoires
disent, que les Atlantes ne songent iamais: qui ne mangent
aussi rien, qui aye prins mort. Ce que i’adiouste, d’autant que c’est4
668 à l’aduenture l’occasion, pourquoy ils ne songent point. Car Pythagoras
ordonnoit certaine preparation de nourriture, pour faire les
songes à propos. Les miens sont tendres: et ne m’apportent aucune
agitation de corps, ny expression de voix. I’ay veu plusieurs de
mon temps, en estre merueilleusement agitez. Theon le philosophe,
se promenoit, en songeant: et le valet de Pericles sur les tuilles
mesmes et faiste de la maison.   Ie ne choisis guere à table; et me
prens à la premiere chose et plus voisine: et me remue mal volontiers
d’vn goust à vn autre. La presse des plats, et des seruices me
desplaist, autant qu’autre presse. Ie me contente aisément de peu1
de mets; et hay l’opinion de Fauorinus, qu’en vn festin, il faut
qu’on vous desrobe la viande où vous prenez appetit, et qu’on vous
en substitue tousiours vne nouuelle: et que c’est vn miserable
soupper, si on n’a saoullé les assistans de crouppions de diuers
oyseaux; et que le seul bequefigue merite qu’on le mange entier.
I’vse familierement de viandes sallées; si ayme-ie mieux le pain
sans sel. Et mon boulanger chez moy, n’en sert pas d’autre pour ma
table, contre l’vsage du pays. On a eu en mon enfance principalement
à corriger, le refus, que ie faisois des choses que communément on
ayme le mieux, en cet aage; succres, confitures, pieces de four.2
Mon gouuerneur combatit cette hayne de viandes delicates, comme
vne espece de delicatesse. Aussi n’est elle autre chose, que difficulté
de goust, où qu’il s’applique. Qui oste à vn enfant, certaine particuliere
et obstinée affection au pain bis, et au lard, ou à l’ail, il
luy oste la friandise. Il en est, qui font les laborieux, et les patiens
pour regretter le bœuf, et le iambon, parmy les perdris. Ils ont bon
temps: c’est la delicatesse des delicats; c’est le goust d’vne molle
fortune, qui s’affadit aux choses ordinaires et accoustumées, Per
quæ luxuria diuitiarum tædio ludit. Laisser à faire bonne chere de
ce qu’vn autre la faict; auoir vn soing curieux de son traictement;3
c’est l’essence de ce vice;

Si modica cœnare times olus omne patella.

Il y a bien vrayement cette difference, qu’il vaut mieux obliger son
desir, aux choses plus aisées à recouurer; mais c’est tousiours vice
de s’obliger. I’appellois autresfois, delicat vn mien parent, qui auoit
670 desapris en noz galeres, à se seruir de noz licts, et se despouiller
pour se coucher.   Si i’auois des enfans masles, ie leur desirasse
volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n’a de
moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde)
m’enuoya dés le berceau, nourrir à vn pauure village des
siens, et m’y tint autant que ie fus en nourrisse, et encores au
delà: me dressant à la plus basse et commune façon de viure:
Magna pars libertatis est benè moratus venter. Ne prenez iamais,
et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture:
laissez les former à la fortune, souz des loix populaires et1
naturelles: laissez à la coustume, de les dresser à la frugalité et à
l’austerité; qu’ils ayent plustot à descendre de l’aspreté, qu’à monter
vers elle. Son humeur visoit encore à vne autre fin. De me rallier
auec le peuple, et cette condition d’hommes, qui a besoin de
nostre ayde: et estimoit que ie fusse tenu de regarder plustost,
vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy, qui me tourne le
dos. Et fut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les
fons, à des personnes de la plus abiecte fortune, pour m’y obliger
et attacher.   Son dessein n’a pas du tout mal succedé. Ie m’adonne
volontiers aux petits; soit pour ce qu’il y a plus de gloire:2
soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le
party que ie condemneray en noz guerres, ie le condemneray plus
asprement, fleurissant et prospere. Il sera pour me concilier aucunement
à soy quand ie le verray miserable et accablé. Combien
volontiers ie considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme
de Roys de Sparte! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres
de sa ville, eut auantage sur Leonidas son pere, elle fit la
bonne fille: se r’allie auec son pere, en son exil, en sa misere,
s’opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner? la voila
changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à3
son mary: lequel elle suiuit par tout, où sa ruine le porta: n’ayant
ce me semble autre choix, que de se ietter au party, où elle faisoit
le plus de besoin, et où elle se montroit plus pitoyable. Ie me laisse
plus naturellement aller apres l’exemple de Flaminius, qui se prestoit
à ceux qui auoyent besoin de luy, plus qu’à ceux qui luy pouuoient
bien-faire: que ie ne fais à celuy de Pyrrhus, propre à s’abaisser
soubs les grands, et à s’enorgueillir sur les petits.   Les
672 longues tables m’ennuyent, et me nuisent: car soit pour m’y estre
accoustumé enfant, à faute de meilleure contenance, ie mange autant
que i’y suis. Pourtant chez moy, quoy qu’elle soit des courtes,
ie m’y mets volontiers vn peu apres les autres; sur la forme d’Auguste:
mais ie ne l’imite pas, en ce qu’il en sortoit aussi auant les
autres. Au rebours, i’ayme à me reposer long temps apres, et en
ouyr comter: pourueu que ie ne m’y mesle point; car ie me lasse
et me blesse de parler, l’estomach plain: autant comme ie trouue
l’exercice de crier, et contester, auant le repas, tressalubre et plaisant.   Les
anciens Grecs et Romains auoyent meilleure raison que1
nous, assignans à la nourriture, qui est vne action principale de la
vie, si autre extraordinaire occupation ne les en diuertissoit, plusieurs
heures, et la meilleure partie de la nuict: mangeans et beuuans
moins hastiuement que nous, qui passons en poste toutes noz
actions: et estendans ce plaisir naturel, à plus de loisir et d’vsage,
y entresemans diuers offices de conuersation, vtiles et aggreables.
Ceux qui doiuent auoir soing de moy, pourroyent à bon marché
me desrober ce qu’ils pensent m’estre nuisible: car en telles choses,
ie ne desire iamais, ny ne trouue à dire, ce que ie ne vois pas:
mais aussi de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de2
m’en prescher l’abstinence. Si que quand ie veux ieusner, il me
faut mettre à part des souppeurs; et qu’on me presente iustement,
autant qu’il est besoin pour vne reglée collation: car si ie me
mets à table, i’oublie ma resolution. Quand i’ordonne qu’on change
d’apprest à quelque viande; mes gens sçauent, que c’est à dire, que
mon appetit est allanguy, et que ie n’y toucheray point. En toutes
celles qui le peuuent souffrir, ie les ayme peu cuittes. Et les ayme
fort mortifiées: et iusques à l’alteration de la senteur, en plusieurs.
Il n’y a que la dureté qui generalement me fasche (de toute
autre qualité, ie suis aussi nonchalant et souffrant qu’homme que3
i’aye cogneu) si que contre l’humeur commune, entre les poissons
mesme, il m’aduient d’en trouuer, et de trop frais, et de trop fermes.
Ce n’est pas la faute de mes dents, que i’ay eu tousiours bonnes
iusques à l’excellence; et que l’aage ne commence de menasser
qu’à cette heure. I’ay apprins dés l’enfance, à les frotter de ma
seruiette, et le matin, et à l’entrée et issuë de la table.   Dieu faict
674 grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu. C’est le seul
benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d’autant moins
plaine et nuisible: elle ne tuera plus qu’vn demy, ou vn quart
d’homme. Voila vne dent qui me vient de choir, sans douleur, sans
effort: c’estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon
estre, et plusieurs autres, sont desia mortes, autres demy mortes,
des plus actiues, et qui tenoyent le premier rang pendant la vigueur
de mon aage. C’est ainsi que ie fons, et eschappe à moy. Quelle
bestise sera-ce à mon entendement, de sentir le sault de cette
cheute, desia si auancée, comme si elle estoit entiere? Ie ne l’espere1
pas. A la verité, ie reçoy vne principale consolation aux pensées de
ma mort, qu’elle soit des iustes et naturelles: et que mes-huy ie ne
puisse en cela, requerir ni esperer de la destinée, faueur qu’illegitime.
Les hommes se font accroire, qu’ils ont eu autres-fois, comme
la stature, la vie aussi plus grande. Mais ils se trompent: et Solon,
qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extreme durée à
soixante et dix ans. Moy qui ay tant adoré et si vniuersellement cet
αριστον μετρον, du temps passé: et qui ay tant pris pour la plus
parfaicte, la moyenne mesure: pretendray-ie vne desmesurée et
prodigieuse vieillesse? Tout ce qui vient au reuers du cours de nature,2
peut estre fascheux: mais ce, qui vient selon elle, doibt estre
tousiours plaisant. Omnia, quæ secundum naturam fiunt, sunt habenda
in bonis. Par ainsi, dit Platon, la mort, que les playes ou maladies
apportent, soit violente: mais celle, qui nous surprend, la vieillesse
nous y conduisant, est de toutes la plus legere, et aucunement delicieuse.
Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas. La
mort se mesle et confond par tout à nostre vie: le declin præoccupe
son heure, et s’ingere au cours de nostre auancement mesme.
I’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente cinq ans:
ie les compare auec celuy d’asteure. Combien de fois, ce n’est plus3
moy: combien est mon image presente plus eslongnée de celles là,
que de celle de mon trespas. C’est trop abusé de nature, de la tracasser
si loing, qu’elle soit contrainte de nous quitter: et abandonner
nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos iambes, et le reste, à la
mercy d’vn secours estranger et mandié: et nous resigner entre les
mains de l’art, las de nous suyure.   Ie ne suis excessiuement desireux,
676 ny de salades, ny de fruits: sauf les melons. Mon pere haïssoit
toute sorte de sauces, ie les ayme toutes. Le trop manger
m’empesche: mais par sa qualité, ie n’ay encore cognoissance bien
certaine, qu’aucune viande me nuise: comme aussi ie ne remarque,
ny lune plaine, ny basse, ny l’automne du printemps. Il y a des
mouuemens en nous, inconstans et incognuz. Car des refors, pour
exemple, ie les ay trouuez premierement commodes, depuis fascheux,
à present de rechef commodes. En plusieurs choses, ie sens
mon estomach et mon appetit aller ainsi diuersifiant. I’ay rechangé
du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc.   Ie suis friand de1
poisson, et fais mes iours gras des maigres: et mes festes des iours
de ieusne. Ie croy ce qu’aucuns disent, qu’il est de plus aisée digestion
que la chair. Comme ie fais conscience de manger de la viande,
le iour de poisson: aussi fait mon goust, de mesler le poisson à la
chair. Cette diuersité me semble trop eslongnée.   Dés ma ieunesse,
ie desrobois par fois quelque repas: ou à fin d’esguiser mon
appetit au lendemain (car comme Epicurus ieusnoit et faisoit des
repas maigres, pour accoustumer sa volupté à se passer de l’abondance:
moy au rebours, pour dresser ma volupté, à faire mieux
son profit, et se seruir plus alaigrement, de l’abondance) ou ie2
ieusnois, pour conseruer ma vigueur au seruice de quelque action
de corps ou d’esprit: car et l’vn et l’autre, s’apparesse cruellement
en moy, par la repletion: (et sur tout, ie hay ce sot accouplage,
d’vne Deesse si saine et si alegre, auec ce petit Dieu indigest et
roteur, tout bouffy de la fumée de sa liqueur) ou pour guarir mon
estomach malade: ou pour estre sans compaignie propre. Car ie
dy comme ce mesme Epicurus, qu’il ne faut pas tant regarder ce
qu’on mange, qu’auec qui on mange. Et louë Chilon, de n’auoir
voulu promettre de se trouuer au festin de Periander, auant que
d’estre informé, qui estoyent les autres conuiez. Il n’est point de si3
doux apprest pour moy, ny de sauce si appetissante, que celle qui
se tire de la societé. Ie croys qu’il est plus sain, de manger plus
bellement et moins: et de manger plus souuent. Mais ie veux faire
valoir l’appetit et la faim: ie n’aurois nul plaisir à trainer à la medecinale,
678 trois ou quatre chetifs repas par iour, ainsi contrains.
Qui m’asseureroit que le goust ouuert, que i’ay ce matin, ie le retrouuasse
encore à souper? Prenons, sur tout les vieillards: le premier
temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d’almanachs
les esperances et les prognostiques. L’extreme fruict de ma
santé, c’est la volupté: tenons nous à la premiere presente et cognuë.
I’euite la constance en ces loix de ieusne. Qui veut qu’vne
forme luy serue, fuye à la continuer: nous nous y durcissons, nos
forces s’y endorment: six mois apres, vous y aurez si bien acoquiné
vostre estomach, que vostre proffit, ce ne sera que d’auoir1
perdu la liberté d’en vser autrement sans dommage.   Ie ne porte
les iambes, et les cuisses, non plus couuertes en hyuer qu’en esté,
vn bas de soye tout simple. Ie me suis laissé aller pour le secours
de mes reumes, à tenir la teste plus chaude, et le ventre, pour ma
colique. Mes maux s’y habituerent en peu de iours, et desdaignerent
mes ordinaires prouisions. I’estois monté d’vne coiffe à vn
couurechef, et d’vn bonnet à vn chapeau double. Les embourreures
de mon pourpoint, ne me seruent plus que de galbe: ce n’est
rien: si ie n’y adiouste vne peau de lieure ou de vautour: vne calote
à ma teste. Suyuez cette gradation, vous irez beau train. Ie2
n’en feray rien. Et me dedirois volontiers du commencement que
i’y ay donné, si i’osois. Tombez vous en quelque inconuenient nouueau?
cette reformation ne vous sert plus: vous y estes accoustumé,
cherchez en vne autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent
empestrer à des regimes contraincts, et s’y astreignent superstitieusement:
il leur en faut encore, et encore apres, d’autres au delà:
ce n’est iamais fait.   Pour nos occupations, et le plaisir: il est
beaucoup plus commode, comme faisoyent les anciens, de perdre le
disner, et remettre à faire bonne chere à l’heure de la retraicte et
du repos, sans rompre le iour: ainsi le faisois-ie autresfois. Pour3
la santé, ie trouue depuis par experience au contraire, qu’il vaut
mieux disner, et que la digestion se faict mieux en veillant. Ie ne
suis guere subiect à estre alteré ny sain ny malade: i’ay bien volontiers
lors la bouche seche, mais sans soif. Et communement, ie
680 ne bois que du desir qui m’en vient en mangeant, et bien auant
dans le repas. Ie bois assez bien, pour vn homme de commune
façon. En esté, et en vn repas appetissant, ie n’outrepasse point
seulement les limites d’Auguste, qui ne beuuoit que trois fois precisement:
mais pour n’offenser la regle de Democritus, qui deffendoit
de s’arrester à quattre, comme à vn nombre mal fortuné,
ie coule à vn besoing, iusques à cinq: trois demysetiers, enuiron.
Car les petis verres sont les miens fauoris: et me plaist de les vuider,
ce que d’autres euitent comme chose mal seante. Ie trempe
mon vin plus souuent à moitié, par fois au tiers d’eau. Et1
quand ie suis en ma maison, d’vn ancien vsage que son medecin
ordonnoit à mon pere, et à soy, on mesle celuy qu’il me faut, des
la sommelerie, deux ou trois heures auant qu’on serue. Ils disent,
que Cranaus Roy des Atheniens fut inuenteur de cet vsage, de
tremper le vin: vtilement ou non, i’en ay veu debattre. I’estime
plus decent et plus sain, que les enfans n’en vsent qu’apres seize ou
dix-huict ans. La forme de viure plus vsitée et commune, est la
plus belle. Toute particularité, m’y semble à euiter: et haïrois autant
vn Aleman qui mist de l’eau au vin, qu’vn François qui le buroit
pur. L’vsage publiq donne loy à telles choses.   Ie crains vn air2
empesché, et fuys mortellement la fumée: (la premiere reparation
où ie courus chez moy, ce fut aux cheminées, et aux retraicts, vice
commun des vieux bastimens, et insupportable) et entre les difficultez
de la guerre, comte ces espaisses poussieres, dans lesquelles
on nous tient enterrez au chault, tout le long d’vne iournée. I’ay la
respiration libre et aysée: et se passent mes morfondements le plus
souuent sans offence du poulmon, et sans toux.   L’aspreté de
l’esté m’est plus ennemie que celle de l’hyuer: car outre l’incommodité
de la chaleur, moins remediable que celle du froid, et outre
le coup que les rayons du soleil donnent à la teste: mes yeux s’offencent3
de toute lueur esclatante: ie ne sçaurois à cette heure disner
assiz, vis à vis d’vn feu ardent, et lumineux.   Pour amortir la
blancheur du papier, au temps que i’auois plus accoustumé de lire,
ie couchois sur mon liure, vne piece de verre, et m’en trouuois fort
soulagé. I’ignore iusques à present, l’vsage des lunettes: et vois
aussi loing, que ie fis onques, et que tout autre. Il est vray, que
682 sur le declin du iour, ie commence à sentir du trouble, et de la
foiblesse à lire: dequoy l’exercice a tousiours trauaillé mes yeux:
mais sur tout nocturne. Voyla vn pas en arriere: à toute peine sensible.
Ie reculeray d’vn autre; du second au tiers, du tiers au quart,
si coïement qu’il me faudra estre aueugle formé, auant que ie sente
la decadence et vieillesse de ma veuë. Tant les Parques destordent
artificiellement nostre vie. Si suis-ie en doubte, que mon ouïe marchande
à s’espaissir: et verrez que ie l’auray demy perdue, que ie
m’en prendray encore à la voix de ceux qui parlent à moy. Il faut
bien bander l’ame, pour luy faire sentir, comme elle s’escoule.1
Mon marcher est prompt et ferme: et ne sçay lequel des deux,
ou l’esprit ou le corps, i’ay arresté plus mal-aisément, en mesme
poinct. Le prescheur est bien de mes amys, qui oblige mon attention,
tout vn sermon. Aux lieux de ceremonie, où chacun est si
bandé en contenance, où i’ay veu les dames tenir leurs yeux mesmes
si certains, ie ne suis iamais venu à bout, que quelque piece
des miennes n’extrauague tousiours: encore que i’y sois assis, i’y
suis peu rassis. Comme la chambriere du Philosophe Chrysippus,
disoit de son maistre, qu’il n’estoit yure que par les iambes: car il
auoit cette coustume de les remuer, en quelque assiette qu’il fust:2
et elle le disoit, lors que le vin esmouuant ses compaignons, luy
n’en sentoit aucune alteration. On a peu dire aussi dés mon enfance,
que i’auoy de la follie aux pieds, ou de l’argent vif: tant i’y
ay de remuement et d’inconstance naturelle, en quelque lieu, que
ie les place.   C’est indecence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire
et au plaisir, de manger gouluement, comme ie fais. Ie mors souuent
ma langue, par fois mes doigts, de hastiueté. Diogenes, rencontrant
vn enfant qui mangeoit ainsin, en donna vn soufflet à son
precepteur. Il y auoit des hommes à Rome, qui enseignoyent à
mascher, comme à marcher, de bonne grace. I’en pers le loisir de3
parler, qui est vn si doux assaisonnement des tables, pourueu que
ce soyent des propos de mesme, plaisans et courts.   Il y a de la
ialousie et enuie entre nos plaisirs, ils se choquent et empeschent
l’vn l’autre. Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chere,
chassoit la musique mesme des tables, pour qu’elle ne troublast la
douceur des deuis, par la raison, que Platon luy preste. Que c’est
vn vsage d’hommes populaires, d’appeller des ioüeurs d’instruments
et des chantres aux festins, à faute de bons discours et aggreables
684 entretiens, dequoy les gens d’entendement sçauent s’entrefestoyer.
Varro demande cecy au conuiue: l’assemblée de personnes belles
de presence, et aggreables de conuersation, qui ne soyent ny muets
ny bauarts: netteté et delicatesse aux viures, et au lieu: et le
temps serein. Ce n’est pas vne feste peu artificielle, et peu voluptueuse,
qu’vn bon traittement de table. Ny les grands chefs de
guerre, ny les grands philosophes, n’en ont desdaigné l’vsage et la
science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma memoire,
que la fortune me rendit de souueraine douceur, en diuers temps
de mon aage plus fleurissant. Mon estat present m’en forclost. Car1
chacun pour soy y fournit de grace principale, et de saueur, selon
la bonne trampe de corps et d’ame, en quoy lors il se trouue. Moy
qui ne manie que terre à terre, hay cette inhumaine sapience, qui
nous veut rendre desdaigneux et ennemis de la culture du corps.
I’estime pareille iniustice, de prendre à contre cœur les voluptez
naturelles, que de les prendre trop à cœur. Xerxes estoit un fat,
qui enueloppé en toutes les voluptez humaines, alloit proposer prix
à qui luy en trouueroit d’autres. Mais non guere moins fat est celuy,
qui retranche celles, que nature luy a trouuées. Il ne les faut
ny suyure ny fuyr: il les faut receuoir. Ie les reçois vn peu plus2
grassement et gratieusement, et me laisse plus volontiers aller vers
la pente naturelle. Nous n’auons que faire d’exaggerer leur inanité:
elle se faict assez sentir, et se produit assez. Mercy à nostre
esprit maladif, rabat-ioye, qui nous desgouste d’elles, comme de
soy-mesme. Il traitte et soy, et tout ce qu’il reçoit, tantost auant,
tantost arriere, selon son estre insatiable, vagabond et versatile:

Sincerum est nisi vas, quodcunque infundis, acescit.

Moy, qui me vente d’embrasser si curieusement les commoditez de
la vie, et si particulierement: n’y trouue, quand i’y regarde ainsi
finement, à peu pres que du vent. Mais quoy? nous sommes par3
tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous s’ayme à
bruire, à s’agiter: et se contente en ses propres offices: sans desirer
la stabilité, la solidité, qualitez non siennes.   Les plaisirs
purs de l’imagination, ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont
les plus grands: comme l’exprimoit la balance de Critolaüs. Ce
n’est pas merueille. Elle les compose à sa poste, et se les taille en
plein drap. I’en voy tous les iours, des exemples insignes, et à l’aduenture
desirables. Mais moy, d’vne condition mixte, grossier,
686 ne puis mordre si à faict, à ce seul obiect, si simple: que ie ne me
laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents, de la loy humaine
et generale. Intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels.
Les philosophes Cyrenaïques veulent, que comme les douleurs,
aussi les plaisirs corporels soyent plus puissants: et comme
doubles, et comme plus iustes. Il en est, comme dit Aristote, qui
d’vne farouche stupidité, en font les desgoustez. I’en cognoy d’autres
qui par ambition le font. Que ne renoncent ils encore au respirer?
que ne viuent-ils du leur, et ne refusent la lumiere, de ce
qu’elle est gratuite: ne leur coutant ny inuention ny vigueur? Que1
Mars, ou Pallas, ou Mercure, les substantent pour voir, au lieu de
Venus, de Cerez, et de Bacchus. Chercheront ils pas la quadrature
du cercle, iuchez sur leurs femmes? Ie hay, qu’on nous ordonne
d’auoir l’esprit aux nues, pendant que nous auons le corps à table.
Ie ne veux pas que l’esprit s’y clouë, ny qu’il s’y veautre: mais ie
veux qu’il s’y applique: qu’il s’y see, non qu’il s’y couche. Aristippus
ne defendoit que le corps, comme si nous n’auions pas d’ame:
Zenon n’embrassoit que l’ame, comme si nous n’auions pas de
corps. Touts deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suiuy vne
philosophie toute en contemplation: Socrates, toute en mœurs et2
en action: Platon en a trouué le temperament entre les deux. Mais
ils le disent, pour en conter. Et le vray temperament se trouue en
Socrates; et Platon est plus Socratique, que Pythagorique: et luy
sied mieux. Quand ie dance, ie dance: quand ie dors, ie dors.
Voire, et quand ie me promeine solitairement en vn beau verger,
si mes pensees se sont entretenuës des occurrences estrangeres
quelque partie du temps: quelque autre partie, ie les rameine à la
promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moy.
Nature a maternellement obserué cela, que les actions qu’elle
nous a enioinctes pour nostre besoing, nous fussent aussi voluptueuses.3
Et nous y conuie, non seulement par la raison: mais aussi
par l’appetit: c’est iniustice de corrompre ses regles. Quand ie
vois, et Cæsar, et Alexandre, au plus espaiz de sa grande besongne,
iouïr si plainement des plaisirs humains et corporels, ie ne dis pas
que ce soit relascher son ame, ie dis que c’est la roidir: sousmettant
par vigueur de courage, à l’vsage de la vie ordinaire, ces violentes
occupations et laborieuses pensées. Sages, s’ils eussent creu,
que c’estoit là leur ordinaire vocation, cette-cy, l’extraordinaire.
688 Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiueté, disons-nous:
ie n’ay rien faict d’auiourd’huy. Quoy? auez-vous pas vescu?
C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos
occupations. Si on m’eust mis au propre des grands maniements,
i’eusse montré ce que ie sçauoy faire. Auez vous sceu mediter et
manier vostre vie? vous auez faict la plus grande besoigne de
toutes. Pour se montrer et exploicter, nature n’a que faire de fortune.
Elle se montre egallement en tous estages: et derriere,
comme sans rideau. Auez-vous sceu composer vos mœurs: vous
auez bien plus faict que celuy qui a composé des liures. Auez-vous1
sceu prendre du repos: vous auez plus faict, que celuy qui a pris
des Empires et des villes.   Le glorieux chef-d’œuure de l’homme,
c’est viure à propos. Toutes autres choses: regner, thesauriser,
bastir, n’en sont qu’appendicules et adminicules, pour le plus. Ie
prens plaisir de voir vn general d’armée au pied d’vne breche qu’il
veut tantost attaquer, se prestant tout entier et deliure, à son disner,
au deuis, entre ses amis. Et Brutus, ayant le ciel et la terre
conspirez à l’encontre de luy, et de la liberté Romaine, desrober à
ses rondes, quelque heure de nuict, pour lire et breueter Polybe en
toute securité. C’est aux petites ames enseuelies du poix des affaires,2
de ne s’en sçauoir purement desmesler: de ne les sçauoir et
laisser et reprendre.

O fortes peioràque passi
Mecum sæpe viri, nunc vino pellite curas,
Cras ingens iterabimus æquor.
Soit par gosserie, soit à certes, que le vin theologal et Sorbonique
est passé en prouerbe, et leurs festins: ie trouue que c’est raison,
qu’ils en disnent d’autant plus commodément et plaisamment,
qu’ils ont vtilement et serieusement employé la matinée à l’exercice
de leur eschole. La conscience d’auoir bien dispensé les autres3
heures, est vn iuste et sauoureux condiment des tables. Ainsin ont
vescu les sages. Et cette inimitable contention à la vertu, qui nous
estonne en l’vn et l’autre Caton, cette humeur seuere iusques à
l’importunité, s’est ainsi mollement submise, et pleuë aux loix de
l’humaine condition, et de Venus et de Bacchus. Suiuant les preceptes
de leur secte, qui demandent le sage parfaict, autant expert et
entendu à l’vsage des voluptez qu’en tout autre deuoir de la vie.
Cui cor sapiat, ei et sapiat palatus.   Le relaschement et facilité
690 honore ce semble à merueilles, et sied mieux à vne ame forte et
genereuse. Epaminondas n’estimoit pas que de se mesler à la dance
des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s’y embesongner
auec attention, fust chose qui derogeast à l’honneur de ses glorieuses
victoires, et à la parfaicte reformation des mœurs qui estoit
en luy. Et parmy tant d’admirables actions de Scipion l’ayeul, personnage
digne de l’opinion d’vne geniture celeste, il n’est rien qui
luy donne plus de grace, que de le voir nonchalamment et puerilement
baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et ioüer à
cornichon va deuant, le long de la marine auec Lælius. Et s’il faisoit1
mauuais temps, s’amusant et se chatouillant, à representer par
escript en comedies, les plus populaires et basses actions des
hommes. Et la teste pleine de cette merueilleuse entreprinse d’Annibal
et d’Afrique; visitant les escholes en Sicile, et se trouuant aux
leçons de la philosophie, iusques à en auoir armé les dents de l’aueugle
enuie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remarquable
en Socrates, que ce que tout vieil, il trouue le temps de se faire instruire
à baller, et iouër des instrumens: et le tient pour bien employé.
Cettuy-cy, s’est veu en ecstase debout, vn iour entier et vne
nuict, en presence de toute l’armée Grecque, surpris et rauy par2
quelque profonde pensée. Il s’est veu le premier parmy tant de vaillants
hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiades, accablé
des ennemis: le couurir de son corps, et le descharger de la presse,
à viue force d’armes. En la bataille Delienne, releuer et sauuer Xenophon,
renuersé de son cheual. Et emmy tout le peuple d’Athenes,
outré, comme luy, d’vn si indigne spectacle, se presenter le premier
à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisoient mener à la
mort par leurs satellites: et ne desista cette hardie entreprinse,
qu’à la remontrance de Theramenes mesme: quoy qu’il ne fust
suiuy que de deux, en tout. Il s’est veu, recherché par vne beauté,3
de laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing vne seuere abstinence.
Il s’est veu continuellement marcher à la guerre, et fouler la
glace les pieds nuds; porter mesme robbe en hyuer et en esté:
surmonter tous ses compaignons en patience de trauail, ne manger
point autrement en festin qu’en son ordinaire. Il s’est veu vingt et
sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauureté, l’indocilité
de ses enfants, les griffes de sa femme. Et en fin la calomnie, la
tyrannie, la prison, les fers, et le venin. Mais cet homme là estoit-il
conuié de boire à lut par deuoir de ciuilité? c’estoit aussi celuy de
l’armée, à qui en demeuroit l’aduantage. Et ne refusoit ny à iouër4
aux noisettes auec les enfans, ny à courir auec eux sur vn cheual
692 de bois, et y auoit bonne grace: car toutes actions, dit la philosophie,
sieent egallement bien et honnorent egallement le sage. On a
dequoy, et ne doit-on iamais se lasser de presenter l’image de ce
personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu
d’exemples de vie, pleins et purs. Et faict-on tort à nostre instruction,
de nous en proposer tous les iours, d’imbecilles et manques:
à peine bons à vn seul ply: qui nous tirent arriere plustost: corrupteurs
plustost que correcteurs. Le peuple se trompe: on va bien
plus facilement par les bouts, où l’extremité sert de borne, d’arrest
et de guide, que par la voye du milieu large et ouuerte, et selon1
l’art, que selon nature; mais bien moins noblement aussi, et moins
recommendablement.   La grandeur de l’ame n’est pas tant, tirer
à mont, et tirer auant, comme sçauoir se ranger et circonscrire.
Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur,
à aimer mieux les choses moyennes, que les eminentes. Il n’est rien
si beau et legitime, que de faire bien l’homme et deuëment. Ny
science si arduë que de bien sçauoir viure cette vie. Et de nos maladies
la plus sauuage, c’est mespriser nostre estre.   Qui veut escarter
son ame, le face hardiment s’il peut, lors que le corps se
portera mal, pour la descharger de cette contagion. Ailleurs au contraire:2
qu’elle l’assiste et fauorise, et ne refuse point de participer
à ses naturels plaisirs, et de s’y complaire coniugalement: y apportant,
si elle est plus sage, la moderation, de peur que par indiscretion,
ils ne se confondent auec le desplaisir. L’intemperance, est
peste de la volupté: et la temperance n’est pas son fleau: c’est son
assaisonnement. Eudoxus, qui en establissoit le souuerain bien, et
ses compaignons, qui la monterent à si haut prix, la sauourerent en
sa plus gracieuse douceur, par le moyen de la temperance, qui fut
en eux singuliere et exemplaire.   I’ordonne à mon ame, de regarder
et la douleur, et la volupté, de veuë pareillement reglée:3
eodem enim vitio est effusio animi in lætitia, quo in dolore contractio:
et pareillement ferme: mais gayement l’vne, l’autre seuerement.
Et selon ce qu’elle y peut apporter, autant soigneuse d’en
esteindre l’vne, que d’estendre l’autre. Le voir sainement les biens,
tire apres soy le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque
chose de non euitable, en son tendre commencement: et la volupté
694 quelque chose d’euitable en sa fin excessiue. Platon les accouple:
et veut, que ce soit pareillement l’office de la fortitude combattre à
l’encontre de la douleur, et à l’encontre des immoderées et charmeresses
blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines, ausquelles,
qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme,
soit beste, il est bien heureux. La premiere, il la faut prendre par
medecine et par necessité, plus escharsement: l’autre par soif, mais
non iusques à l’yuresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine,
sont les premieres choses, que sent vn enfant: si la raison suruenant
elles s’appliquent à elle: cela c’est vertu.   I’ay vn dictionaire1
tout à part moy: ie passe le temps, quand il est mauuais
et incommode; quand il est bon, ie ne le veux pas passer, ie le retaste,
ie m’y tiens. Il faut courir le mauuais, et se rassoir au bon.
Cette fraze ordinaire de passe-temps, et de passer le temps, represente
l’vsage de ces prudentes gens, qui ne pensent point auoir meilleur
conte de leur vie, que de la couler et eschaper: de la passer,
gauchir, et autant qu’il est en eux, ignorer et fuir; comme chose de
qualité ennuyeuse et desdaignable. Mais ie la cognois autre: et la
trouue, et prisable et commode, voire en son dernier decours, où ie
la tiens. Et nous l’a nature mise en main, garnie de telles circonstances2
et si fauorables, que nous n’auons à nous plaindre qu’à nous,
si elle nous presse; et si elle nous eschappe inutilement. Stulti vita
ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur. Ie me compose pourtant
à la perdre sans regret: mais comme perdable de sa condition,
non comme moleste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien,
de ne se desplaire à mourir qu’à ceux, qui se plaisent à viure. Il y a
du mesnage à la iouyr: ie la iouis au double des autres: car la
mesure en la iouissance, depend du plus ou moins d’application,
que nous y prestons. Principalement à cette heure, que i’apperçoy
la mienne si briefue en temps, ie la veux estendre en poix. Ie veux3
arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie:
et par la vigueur de l’vsage, compenser la hastiueté de son escoulement.
A mesure que la possession du viure est plus courte, il me
la faut rendre plus profonde, et plus pleine.   Les autres sentent
la douceur d’vn contentement, et de la prosperité: ie la sens ainsi
qu’eux: mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut-il estudier,
696 sauourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy
qui nous l’ottroye. Ils iouyssent les autres plaisirs, comme ils font
celuy du sommeil, sans les cognoistre. A celle fin que le dormir
mesme ne m’eschappast ainsi stupidement, i’ay autresfois trouué
bon qu’on me le troublast, afin que ie l’entreuisse. Ie consulte d’vn
contentement auec moy: ie ne l’escume pas, ie le sonde, et plie ma
raison à le recueillir, deuenuë chagrigne et desgoustée. Me trouué-ie
en quelque assiette tranquille, y a il quelque volupté qui me chatouille,
ie ne la laisse pas friponner aux sens; i’y associe mon ame.
Non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer; non pas pour s’y1
perdre, mais pour s’y trouuer. Et l’employe de sa part, à se mirer
dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon heur, et l’amplifier.
Elle mesure combien c’est qu’elle doit à Dieu, d’estre en repos
de sa conscience et d’autres passions intestines; d’auoir le corps
en sa disposition naturelle: iouissant ordonnément et competemment,
des functions molles et flatteuses, par lesquelles il luy plaist
compenser de sa grace, les douleurs, dequoy sa iustice nous bat à
son tour. Combien luy vaut d’estre logee en tel poinct, que où
qu’elle iette sa veuë, le ciel est calme autour d’elle: nul desir, nulle
crainte ou doubte, qui luy trouble l’air: aucune difficulté passée,2
presente, future, par dessus laquelle son imagination ne passe sans
offence. Cette consideration prend grand lustre de la comparaison
des conditions differentes. Ainsi, ie me propose en mille visages,
ceux que la fortune, ou que leur propre erreur emporte et tempeste.
Et encores ceux cy plus pres de moy, qui reçoiuent si laschement,
et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent
voirement leur temps; ils outrepassent le present, et ce qu’ils
possedent, pour seruir à l’esperance, et pour des ombrages et vaines
images, que la fantasie leur met au deuant,

Morte obita quales fama est volitare figuras,3
Aut quæ sopitos deludunt somnia sensus;

lesquelles hastent et allongent leur fuitte, à mesme qu’on les suit.
Le fruict et but de leur poursuitte, c’est poursuiure: comme
Alexandre disoit que la fin de son trauail, c’estoit trauailler.

Nihil actum credens, cùm quid superesset agendum.
Pour moy donc, i’ayme la vie, et la cultiue, telle qu’il a pleu à
Dieu nous l’octroyer. Ie ne vay pas desirant, qu’elle eust à dire la
necessité de boire et de manger. Et me sembleroit faillir non moins
698 excusablement, de desirer qu’elle l’eust double. Sapiens diuitiarum
naturalium quæsitor acerrimus. Ny que nous nous substantassions,
mettans seulement en la bouche vn peu de cette drogue par laquelle
Epimenides se priuoit d’appetit, et se maintenoit. Ny qu’on
produisist stupidement des enfans, par les doigts, ou par les talons,
ains parlant en reuerence, que plustost encores, on les produisist
voluptueusement, par les doigts, et par les talons. Ny que le corps
fust sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et
iniques. I’accepte de bon cœur et recognoissant, ce que nature a
faict pour moy: et m’en aggree et m’en loue. On faict tort à ce1
grand et tout puissant donneur, de refuser son don, l’annuller et
desfigurer, tout bon, il a faict tout bon. Omnia, quæ secundum naturam
sunt, æstimatione digna sunt.   Des opinions de la philosophie,
i’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides: c’est à
dire les plus humaines, et nostres. Mes discours sont conformément
à mes mœurs, bas et humbles. Elle faict bien l’enfant à mon gré,
quand elle se met sur ses ergots, pour nous prescher. Que c’est vne
farrouche alliance, de marier le diuin auec le terrestre, le raisonnable
auec le desraisonnable, le seuere à l’indulgent, l’honneste
au des-honneste. Que la volupté, est qualité brutale, indigne que le2
sage la gouste. Le seul plaisir, qu’il tire de la iouyssance d’vne
belle ieune espouse, que c’est le plaisir de sa conscience, de faire
vne action selon l’ordre. Comme de chausser ses bottes pour vne
vtile cheuauchee. N’eussent ses suyuans, non plus de droit, et de
nerfs, et de suc, au despucelage de leurs femmes, qu’en a sa leçon.
Ce n’est pas ce que dit Socrates, son precepteur et le nostre. Il
prise, comme il doit, la volupté corporelle: mais il prefere celle de
l’esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de
varieté, de dignité. Cette cy ne va nullement seule, selon luy; il
n’est pas si fantastique: mais seulement, premiere. Pour luy, la3
temperance est moderatrice, non aduersaire des voluptez. Nature
est vn doux guide: mais non pas plus doux, que prudent et iuste.
Intrandum est in rerum naturam, et penitus quid ea postulet, peruidendum.
Ie queste par tout sa piste: nous l’auons confondüe de
traces artificielles. Et ce souuerain bien Academique, et Peripatetique,
qui est viure selon icelle: deuient à cette cause difficile à
700 borner et expliquer. Et celuy des Stoïciens, voisin à celuy-là, qui est,
consentir à nature. Est-ce pas erreur, d’estimer aucunes actions
moins dignes de ce qu’elles sont necessaires? Si ne m’osteront-ils
pas de la teste, que ce ne soit vn tres-conuenable mariage, du plaisir
auec la necessité, auec laquelle, dit vn ancien, les Dieux complottent
tousiours. A quoy faire desmembrons nous en diuorce, vn
bastiment tissu d’vne si ioincte et fraternelle correspondance? Au
rebours, renouons le par mutuels offices: que l’esprit esueille et
viuifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l’esprit,
et la fixe, Qui velut summum bonum laudat animæ naturam, et tanquam1
malum naturam carnis accusat, profectò et animam carnaliter
appetit et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit humana,
non veritate diuina. Il n’y a piece indigne de nostre soing, en
ce present que Dieu nous a faict: nous en deuons comte iusques à
vn poil. Et n’est pas vne commission par acquit à l’homme, de conduire
l’homme selon sa condition. Elle est expresse, naïfue et tres-principale:
et nous l’a le Createur donnee serieusement et seuerement.
L’authorité peut seule enuers les communs entendemens: et
poise plus en langage peregrin. Reschargeons en ce lieu. Stultitiæ
proprium quis non dixerit, ignauè et contumaciter facere quæ facienda2
sunt: et alio corpus impellere, alio animum: distrahique inter diuersissimos
motus?   Or sus pour voir, faictes vous dire vn iour, les
amusemens et imaginations, que celuy-là met en sa teste, et pour
lesquelles il destourne sa pensee d’vn bon repas, et plainct l’heure
qu’il employe à se nourrir: vous trouuerez qu’il n’y a rien si fade, en
tous les mets de vostre table, que ce bel entretien de son ame (le plus
souuent il nous vaudroit mieux dormir tout à faict, que de veiller à
ce, à quoy nous veillons) et trouuerez que son discours et intentions,
ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les rauissemens
d’Archimedes mesme, que seroit-ce? Ie ne touche pas icy, et3
ne mesle point à cette marmaille d’hommes que nous sommes, et
à cette vanité de desirs et cogitations, qui nous diuertissent, ces
ames venerables, esleuees par ardeur de deuotion et religion, à vne
constante et conscientieuse meditation des choses diuines, lesquelles
preoccupans par l’effort d’vne viue et vehemente esperance, l’vsage
de la nourriture eternelle, but final, et dernier arrest des Chrestiens
702 desirs: seul plaisir constant, incorruptible: desdaignent de
s’attendre à nos necessiteuses commoditez, fluides et ambigues: et
resignent facilement au corps, le soin et l’vsage, de la pasture sensuelle
et temporelle. C’est vn estude priuilegé. Entre nous, ce sont
choses, que i’ay tousiours veuës de singulier accord: les opinions
supercelestes, et les mœurs sousterraines.   Esope ce grand homme
vid son maistre qui pissoit en se promenant, Quoy donq, fit-il, nous
faudra-il chier en courant? Mesnageons le temps, encore nous en
reste-il beaucoup d’oisif, et mal employé. Nostre esprit n’a volontiers
pas assez d’autres heures, à faire ses besongnes, sans se desassocier1
du corps en ce peu d’espace qu’il luy faut pour sa necessité. Ils
veulent se mettre hors d’eux, et eschapper à l’homme. C’est folie:
au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bestes:
au lieu de se hausser, ils s’abbattent. Ces humeurs transcendentes
m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne
m’est facheux à digerer en la vie de Socrates, que ses ecstases et ses
demoneries. Rien si humain en Platon, que ce pourquoy ils disent,
qu’on l’appelle diuin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus
terrestres et basses, qui sont les plus haut montees. Et ie ne trouue
rien si humble et si mortel en la vie d’Alexandre, que ses fantasies2
autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa
responce. Il s’estoit coniouy auec luy par lettre, de l’oracle de Iupiter
Hammon, qui l’auoit logé entre les Dieux. Pour ta consideration,
i’en suis bien ayse: mais il y a dequoy plaindre les hommes, qui
auront à viure auec vn homme, et luy obeyr, lequel outrepasse,
et ne se contente de la mesure d’vn homme. Diis te minorem quòd
geris, imperas. La gentille inscription, dequoy les Atheniens honnorerent
la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens:

D’autant es tu Dieu, comme
Tu te recognois homme.3
C’est vne absoluë perfection, et comme diuine, de sçauoir iouyr
loyallement de son estre. Nous cherchons d’autres conditions, pour
n’entendre l’vsage des nostres: et sortons hors de nous, pour ne
704 sçauoir quel il y faict. Si auons nous beau monter sur des eschasses,
car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos iambes. Et au
plus esleué throne du monde, si ne sommes nous assis, que sus nostre
cul. Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent au
modelle commun et humain auec ordre: mais sans miracle, sans
extrauagance. Or la vieillesse a vn peu besoin d’estre traictee plus
tendrement. Recommandons la à ce Dieu protecteur de santé et de
sagesse: mais gaye et sociale:

Frui paratis et valido mihi,
Latoe, dones; et precor, integra1
Cum mente, nec turpem senectam
Degere, nec Cythara carentem.

FIN DES ESSAIS. (ORIGINAL)

11

LIVRE  SECOND. (TRADUCTION)
(Suite.)


CHAPITRE XXXVI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXVI.)
A quels hommes entre tous donner la prééminence.

Si on me demandait de choisir entre tous les hommes venus à ma connaissance, je crois possible d’en trouver trois que je placerais au-dessus de tous les autres.

Prééminence d’Homère sur les plus grands génies; estime que l’on en a faite dans tous les temps.—L’un est Homère, non qu’Aristote ou Varron, par exemple, n’aient pas été aussi savants que lui, ni encore que, dans son art même, Virgile ne puisse lui être comparé, je laisse à juger de ce dernier point à ceux qui les connaissent tous deux; moi, qui n’en connais qu’un, je ne puis que dire, dans la mesure où je suis à même de me prononcer, que je ne crois pas que les Muses elles-mêmes puissent surpasser le poète latin: «Il chante sur sa lyre savante des vers pareils à ceux qu’Apollon lui-même module sur la sienne (Properce).» Toutefois, en jugeant ainsi, ne faudrait-il pas oublier que c’est surtout d’après Homère que Virgile s’est formé, qu’il l’a pris pour guide, pour maître d’école, et qu’un seul passage de l’Iliade a suffi à fournir le sujet et les développements de cette grande et divine Énéide. Mais ce n’est pas ainsi que je calcule, je tiens compte des particularités diverses qui font qu’Homère est admirable et presque au-dessus des conditions humaines; et, en vérité, je m’étonne souvent que lui, dont le génie a créé et mis en faveur de par le monde un certain nombre de divinités, n’ait pas été lui-même élevé au rang des dieux. Il était aveugle, indigent et vivait avant que les sciences eussent été codifiées et que les observations d’où elles sont nées eussent acquis de la certitude; il les a, nonobstant, tellement connues que tous ceux qui, depuis, ont entrepris d’organiser l’administration d’un état, diriger des guerres, écrire sur la religion, sur la philosophie, quelle que fût la secte dont il s’agissait, sur les arts, ont usé de lui comme d’une autorité très sûre par ses connaissances en toutes choses, et 13 de ses livres comme d’une bibliothèque suffisant à tout: «Il nous dit, bien mieux et plus clairement que Chrysippe et Crantor, ce qui est honnête ou ce qui ne l’est pas; ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter (Horace).» Il est, comme l’exprime un autre: «La source intarissable où les poètes viennent tour à tour s’enivrer des eaux sacrées du Permesse (Ovide).» Un autre dit: «Ajoutez-y les compagnons des Muses, parmi lesquels Homère tient le sceptre (Lucrèce)»; un autre: «Source abondante qui a coulé avec profusion dans les vers de la postérité, fleuve immense divisé en mille petits ruisseaux; héritage d’un seul, qui profite à tous (Manilius).»

C’est contre l’ordre de la nature qu’il a produit la meilleure des œuvres que puisse enfanter l’esprit humain: d’ordinaire toutes choses à leur naissance sont imparfaites, elles augmentent et se fortifient au fur et à mesure qu’elles croissent; par lui, la poésie, dès son enfance, est apparue mûre, accomplie, et avec elle diverses autres sciences. C’est pour cela qu’on peut le nommer le premier et le dernier des poètes; parce que, suivant ce beau témoignage que l’antiquité nous a laissé de lui: «Il n’y a eu personne avant lui qu’il ait pu imiter et personne après lui n’a pu l’imiter lui-même.» Ses expressions, suivant Aristote, sont uniques pour peindre le mouvement et l’action, tous ses mots sont significatifs.—Alexandre le Grand, ayant remarqué dans les dépouilles de Darius un riche coffret, ordonna qu’on le lui réservât pour y placer son Homère, disant que c’était son meilleur et plus fidèle conseiller en art militaire.—«C’est pour cette même raison, parce qu’il est très bon maître dans les questions afférentes à la conduite des guerres, disait Cléomène fils d’Anaxandridas, qu’il est le poète des Lacédémoniens.»—Plutarque lui décerne également cet éloge bien rare et qui lui est personnel, c’est qu’«il est le seul auteur au monde, qui n’ait jamais fatigué ni dégoûté ses lecteurs, auxquels il se montre toujours sous un jour nouveau, leur apparaissant sans cesse avec des grâces nouvelles».—Alcibiade, toujours porté aux excentricités, ayant demandé un exemplaire d’Homère à quelqu’un faisant profession de cultiver les lettres, lui donna un soufflet parce qu’il n’en avait pas, chose aussi condamnable, selon lui, qu’un de nos prêtres qui serait trouvé sans son bréviaire.—Xénophane se plaignait un jour à Hiéron, tyran de Syracuse, d’être si pauvre qu’il n’avait pas de quoi entretenir deux serviteurs: «Eh quoi, lui répondit Hiéron, Homère, qui était beaucoup plus pauvre que toi, en entretient bien plus de dix mille, tout mort qu’il est.»—Quel hommage rendu à Platon par Panétius, quand il le nommait «l’Homère des philosophes»!—Outre cela, quelle gloire peut se comparer à la sienne? Rien n’est plus dans la bouche des hommes que son nom et ses ouvrages; rien n’est plus connu, rien n’est plus admis que Troie, Hélène et ses guerres qui peut-être n’ont jamais existé; nos enfants portent encore des noms qu’il a imaginés il y a plus de trois mille ans. Qui ne connaît Hector et Achille? Ce ne sont pas seulement quelques races particulières qui 15 font remonter leur origine aux personnages qu’il a inventés, la plupart des nations s’en réclament: Mahomet II, empereur des Turcs, n’écrivait-il pas à notre pape Pie II: «Je m’étonne que les Italiens se liguent contre moi; ne descendons-nous pas, vous et moi, des Troyens; et n’avons-nous pas un intérêt commun à venger le sang d’Hector sur les Grecs? cependant vous les soutenez contre moi!»—N’est-ce pas une œuvre d’imagination pleine de noblesse, que celle qui crée une scène sur laquelle rois, peuples et empereurs vont jouant toujours les mêmes rôles depuis tant de siècles, et à laquelle l’univers entier sert de théâtre?—Sept villes se sont disputé laquelle lui a donné naissance: «Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos et Athènes (Aulu-Gelle)»; son obscurité même lui a valu ce regain d’honneur.

Alexandre le Grand; ses belles actions pendant sa vie si courte; il est préférable à César.—Le second de ces trois hommes supérieurs, c’est Alexandre le Grand. Considérez en effet à quel âge il a commencé ses conquêtes; le peu de moyens dont il disposait pour une si glorieuse entreprise; l’autorité qu’il sut acquérir, encore adolescent, sur ces capitaines qui le suivaient et qui étaient les plus grands et les plus expérimentés qu’il y eût au monde; les succès extraordinaires dont la fortune favorisa et gratifia ses exploits, parmi lesquels s’en trouvèrent de si hasardeux, pour ne pas dire téméraires: «Il renversait tout ce qui faisait obstacle à son ambition et aimait à s’ouvrir un chemin à travers les ruines (Lucain).» Quelle grandeur d’avoir, à l’âge de trente-trois ans, parcouru en vainqueur toute la terre habitée à cette époque, et, dans une moitié de vie humaine, être parvenu au plus haut degré auquel peuvent atteindre tous les efforts de l’homme; si bien, que vous ne pouvez imaginer ce qui serait arrivé, si cette existence eût eu une durée normale et, si se prolongeant jusqu’au terme qui lui est d’ordinaire assigné, sa valeur et sa fortune étaient allées croissant sans cesse. N’est-ce pas déjà quelque chose au-dessus de ce qu’il est donné à l’homme d’accomplir, que d’avoir fait ses soldats souches de tant de maisons royales; d’avoir laissé à sa mort le monde en partage à quatre successeurs simples capitaines de son armée, dont les descendants se sont si longtemps maintenus sur leurs trônes?—Que de vertus de premier ordre étaient en lui: justice, tempérance, générosité, fidélité à sa parole, amour pour les siens, humanité vis-à-vis des vaincus! Ses mœurs semblent en vérité n’avoir été entachées d’aucun reproche, et quelques-uns de ses actes personnels ont été extraordinaires et se voient rarement. Mais il est impossible de conduire des masses pareilles en de semblables circonstances, sans jamais s’écarter des règles de la justice; et les gens qui, comme lui, en ont la charge, sont à juger d’une façon générale, d’après l’idée maîtresse qui a présidé à leurs actions. Malgré cela, la ruine de Thèbes, les meurtres de Ménandre et du médecin d’Héphestion, de tant de prisonniers perses mis à mort à la fois; de cette troupe de soldats indiens, envers lesquels sa 17 parole avait été engagée; des Cosséiens, dont on extermina jusqu’aux enfants en bas âge, sont des mouvements d’égarement qui s’excusent mal. Pour ce qui est du meurtre de Clitus, la réparation en a dépassé la faute, et ce fait témoigne, autant que tout autre, de la bonté excessive qui était le fond de son caractère auquel, par tempérament, il était porté à s’abandonner; c’est avec autant d’esprit que de vérité qu’on a dit de lui qu’«il tenait ses vertus de la nature et ses vices de la fortune». Il aimait un peu trop la louange, et était un peu trop sensible à la critique; ses armes, les mangeoires et les mors de ses chevaux semés dans les Indes, tout cela semble pouvoir être excusé par son âge et son étrange prospérité.—Considérez aussi ses qualités militaires si nombreuses: sa diligence, sa prévoyance, sa patience, son respect de la discipline, sa sagacité, sa magnanimité, sa décision, son bonheur qui en ont fait le premier des hommes de guerre, lors même qu’Annibal, avec l’autorité qui s’attache à lui, ne l’eût lui-même proclamé tel; considérez sa beauté exceptionnelle et ses qualités physiques qui dépassaient tout ce qu’on pouvait imaginer, son port et son maintien qui commandaient le respect, alors que son visage apparaissait jeune, vermeil et flamboyant, «semblable à l’astre brillant du matin, astre que Vénus chérit entre tous les feux du firmament, lorsque, baigné des eaux de l’Océan, il s’élève majestueux et dissipe les ténèbres de la nuit (Virgile)»; son savoir et sa capacité qui embrassaient tout; la durée et la grandeur de sa gloire pure, nette, sans tache, que l’envie n’a pas effleurée; que longtemps après sa mort, une foi superstitieuse voulait que ses médailles portassent bonheur à ceux qui les avaient sur eux; que ses hauts faits ont été rapportés par plus de rois et de princes qu’il n’y a d’historiens pour reproduire ceux de tout autre grand de la terre quel qu’il soit; enfin, qu’encore maintenant, les Mahométans, qui méprisent toutes les légendes, acceptent et honorent la sienne, faisant exception pour lui seul.—Tout cela, dans son ensemble, amène à reconnaître que j’ai raison de le préférer même à César, qui seul pouvait me faire hésiter dans le choix que j’ai fait; car on ne peut nier que la personnalité de celui-ci a eu plus de part dans ses exploits, tandis qu’Alexandre dans les siens doit davantage à la fortune; égaux sous bien des rapports, César l’emporte peut-être à certains égards. Ce furent deux incendies, deux torrents qui, en des contrées diverses, ravagèrent le monde: «Tels des feux allumés en différents points d’une forêt pleine de broussailles et de lauriers secs et pétillants, ou tels des torrents qui tombent avec fracas du haut des montagnes et courent en bouillonnant à la mer, après avoir tout dévasté sur leur passage (Virgile).» Mais en admettant même que César ait apporté plus de modération dans son ambition, elle a causé tant de malheurs, aboutissant à ce triste résultat d’avoir amené la ruine de son pays, et de par le monde une dépravation universelle, que, tout réuni et mis en balance, je ne puis m’empêcher de pencher en faveur d’Alexandre.

19

Épaminondas est le meilleur de tous; il l’emporte sur Alexandre et César, mais son théâtre d’action a été plus restreint; il réunissait en lui toutes les vertus que l’on trouve éparses chez d’autres.—Le troisième, et pour moi le meilleur de tous, c’est Épaminondas. Il n’a pas, à beaucoup près, autant de gloire que bien d’autres; mais ce n’est pas là un point essentiel en la matière; et, en fait de résolution et de vaillance, non de celles qu’aiguillonne l’ambition, mais de celles que la sagesse et la raison font naître dans une âme bien pondérée, il en avait autant qu’on peut se l’imaginer. De ces vertus, il a, à mon sens, donné des preuves autant qu’Alexandre lui-même et que César; et, bien que ses exploits guerriers ne soient ni si nombreux, ni si importants, ils ne laissent cependant pas, à bien les considérer, eux et les circonstances dans lesquelles ils se sont produits, d’être aussi sérieux, de difficultés d’exécution aussi grandes que les leurs, témoignant d’autant de hardiesse et de capacité militaire. Les Grecs lui ont fait l’honneur de le nommer le premier d’entre eux, et cela, sans qu’il se soit trouvé de contradicteur; or être le premier en Grèce, c’était facilement être le premier du monde. Quant à son intelligence, il nous reste, à ce sujet, ce jugement porté sur lui par ses contemporains: «Jamais personne ne sut tant et ne parla si peu», car il appartenait à la secte de Pythagore. Chaque fois qu’il a parlé, nul n’a jamais mieux dit; il était excellent orateur et avait le don de persuasion. Pour ce qui est de ses mœurs et de sa conscience, il a surpassé de beaucoup sous ce rapport tous ceux qui ont participé à la gestion des affaires publiques; car, sur ce point essentiel pour nous à considérer, parce que seul il donne la mesure réelle de notre valeur, et qu’à lui seul il fait équilibre à tous les autres réunis, il ne le cède à aucun philosophe, pas même à Socrate. Chez lui, l’innocence est une qualité maîtresse, inhérente à sa nature, constante, uniforme, incorruptible, qui est telle qu’elle paraît; mise en parallèle avec celle d’Alexandre, on reconnaît que chez ce dernier elle ne vient qu’en seconde ligne, est incertaine, a des inégalités, n’est pas ferme et n’apparaît que par ci, par là.

L’antiquité a estimé, en soumettant à une critique minutieuse ses grands capitaines pris un à un, que chez chacun des autres on découvre quelque qualité spéciale à laquelle il doit son illustration; chez Épaminondas seul, la vertu et la capacité sont en tout et partout constamment pleines et pareilles à elles-mêmes; en n’importe quelle circonstance de la vie humaine, elles ne laissent rien à désirer en lui, qu’il s’agisse d’affaires publiques ou d’affaires privées, qu’on soit en paix ou en guerre, que ce soit pour vivre ou pour mourir avec grandeur et gloire; je ne connais aucune autre fortune humaine, sous quelque forme que je l’envisage, que j’honore et aime autant.

Je trouve, il est vrai, empreinte de trop de scrupule son obstination à vouloir demeurer pauvre, et ses meilleurs amis pensaient de même; ce sentiment, pourtant si élevé et si digne d’admiration, 21 est le seul point en lui qui me semble, par son exagération, prêter à la critique; et je ne souhaiterais pas pour moi-même être en cela porté à l’imiter à ce même degré.

Scipion Émilien pourrait lui être comparé; ce qu’on peut dire d’Alcibiade.—Scipion Émilien, s’il avait eu une fin aussi héroïque et superbe que la sienne et une connaissance aussi approfondie et universelle des sciences que celle qu’Épaminondas possédait, est le seul homme qui eût pu entrer en balance avec lui. Combien je regrette que le parallèle établi par Plutarque, dans lequel il jugeait comparativement les deux vies précisément les plus nobles dont il se soit occupé, celles de ces deux personnages qui, d’une voix unanime, furent, l’un le premier des Grecs, l’autre le premier des Romains, soit des premiers d’entre ceux qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous! Quel magnifique sujet et quel metteur en œuvre sans pareil!

Pour un homme qu’on ne saurait mettre au rang de ces exceptions, mais qui est de ceux que nous disons être des hommes honorables, dont les mœurs ont été convenables sans rien offrir d’extraordinaire, bien doué, sans être d’un génie transcendant, la vie d’Alcibiade, tout bien considéré, me semble, d’entre celles que je connais, la plus riche de celles vécues en ce monde, comme on dit communément, par les phases remarquables et des plus enviables qu’elle a présentées.

Bonté, équité et humanité d’Épaminondas.—Pour témoigner de l’excellence d’Épaminondas, j’indiquerai encore ici quelques-unes de ses manières de voir. La plus grande satisfaction de toute sa vie a été, d’après lui-même, le plaisir que par lui son père et sa mère ont éprouvé de sa victoire de Leuctres; il est particulièrement touchant de le voir mettre leur contentement au-dessus de celui que lui-même devait si justement et si complètement ressentir d’un haut fait aussi glorieux.—«Il ne croyait pas permis, même pour rendre la liberté à son pays, de mettre à mort quelqu’un sans l’avoir au préalable mis en jugement»; c’est ce qui fit qu’il se montra si peu empressé à se joindre à Pélopidas, son ami, dans la conjuration ourdie pour la délivrance de Thèbes.—Il estimait encore que «dans une bataille il fallait éviter de se rencontrer avec un ami qui se trouverait dans les rangs opposés, et l’épargner».—Son humanité à l’égard des ennemis eux-mêmes le rendit suspect aux Béotiens, lorsque, ayant, par miracle, contraint les Lacédémoniens à lui ouvrir les défilés qui, près de Corinthe, ferment l’entrée de la Morée et qu’ils avaient entrepris de défendre, il s’était contenté de leur passer sur le corps, sans les poursuivre à outrance. Pour ce fait, il fut déposé de sa charge de capitaine-général: révocation qui l’honore au plus haut point en raison de la cause qui l’a amenée, si bien que ceux qui l’avaient prononcée, eurent la honte de se trouver dans l’obligation de le replacer dans ces fonctions, reconnaissant que de lui dépendaient leur salut et leur gloire, la victoire le suivant comme son ombre 23 partout où il portait ses pas. A sa mort, de même qu’elle était née par lui, avec lui mourut la prospérité de la patrie.

CHAPITRE XXXVII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXVII.)
De la ressemblance des enfants avec leurs pères.

Comment Montaigne faisait son livre; il n’y travaillait que dans ses moments de loisir.—Je ne mets la main à cette sorte de fagotage qu’est ce livre formé de tant de pièces diverses, que lorsque je n’ai absolument rien autre à faire et que je suis chez moi; aussi, s’est-il fait à différentes reprises et par intervalles, les circonstances faisant que je demeure parfois absent plusieurs mois consécutifs. Du reste, je ne substitue jamais de nouvelles idées aux premières; il peut m’arriver de changer un mot pour varier mes expressions, mais non de les modifier. Je cherche à représenter le cours de mes pensées et voudrais qu’on les saisisse chacune à son origine; je regrette de ne pas avoir commencé plus tôt, de manière à pouvoir suivre leurs transformations successives. Un valet que j’employais à les écrire sous ma dictée, s’est imaginé faire un beau coup, en me volant quelques fragments de mon ouvrage, qu’il a eu soin de choisir; je m’en console en pensant qu’il n’y gagnera pas plus que je n’y ai perdu.

Il y a sept ou huit ans qu’il a commencé à l’écrire, et depuis dix-huit mois il souffre d’un mal qu’il avait toujours redouté, de la colique.—Depuis que j’ai commencé, je suis devenu plus vieux de sept ou huit ans; ce n’a pas été sans faire quelque acquisition nouvelle, j’y ai gagné notamment des coliques néphrétiques que m’a values la libéralité des ans, car leur commerce et leur compagnie, en se prolongeant, ne se passent guère sans qu’on en recueille quelque fruit de ce genre. J’aurais bien voulu que parmi les présents divers dont ils peuvent gratifier ceux qui les fréquentent longtemps, ils en eussent choisi pour moi un autre plus à ma convenance; ils ne pouvaient m’en donner un que j’aie plus en horreur, et cela depuis mon enfance; car c’est précisément, de tous les accidents de la vieillesse, celui que je redoutais le plus.

Combien les hommes sont attachés a la vie! il commence a s’habituer à cette cruelle maladie.—Maintes fois, à part moi, j’ai pensé que j’allais trop de l’avant dans le sentier de la vie; qu’à force de faire un si long chemin, je ne devais pas manquer de finir par une mauvaise rencontre; je le sentais et je protestais, me disant qu’il était l’heure de partir, qu’il faut interrompre l’existence, en tranchant dans le vif, quand on est encore sain de corps, comme font les chirurgiens lorsqu’ils ont à couper 25 quelque membre; me répétant qu’à celui qui ne rend pas à temps la vie qu’elle lui prête, la nature se fait d’ordinaire payer avec une bien rigoureuse usure. Et cependant, il s’en fallait tellement qu’à ce moment je fusse prêt pour ce départ que, depuis dix-huit mois ou à peu près que je suis en ce déplaisant état, je commence déjà à m’en accommoder; je me fais à ces douleurs qui sont devenues les compagnes inséparables de mon existence, j’y trouve des sujets de consolation et d’espérance; les hommes sont tellement acoquinés à leur misérable vie, qu’il n’est si rude condition qu’ils n’acceptent pour la conserver. Écoutez Mécène: «Que je ne puisse faire usage de mes mains, de mes pieds, que je sois cul-de-jatte, que j’aie perdu mes dents, qu’importe! tout est bien, du moment que je vis encore.»—C’était de la part de Tamerlan masquer, sous les dehors d’une sotte humanité, la cruauté étrange dont il usait à l’égard des lépreux qu’il faisait mettre à mort, dès qu’il lui en était signalé, «afin, disait-il, de les délivrer de l’existence si pénible qu’ils menaient»; comme si tous, sans exception, n’eussent pas préféré être trois fois lépreux et continuer à vivre.—Antisthène le cynique, étant fort malade, criait: «Qui me délivrera de mes maux?» Diogène, qui était venu le voir, lui présenta un couteau, en lui disant: «Ceci et de suite, si tu le veux.—Je ne demande pas, répliqua Antisthène, à être délivré de la vie, mais seulement de mes maux.»—Les souffrances qui n’affectent que l’âme ont beaucoup moins de prise sur moi que sur la plupart des autres hommes: partie, par un effet de ma raison, le monde tenant certaines choses pour si horribles, qu’elles lui semblent à éviter même au prix de la vie, tandis qu’elles me sont à moi à peu près indifférentes; partie, par un effet de ma constitution qui fait que je ne comprends pas les accidents et y demeure insensible, quand ils ne se manifestent pas par la douleur, disposition que je considère comme une des meilleures choses qui soient en moi. Pour ce qui est des souffrances auxquelles notre corps est réellement en butte et dont nous ne pouvons nous défendre, j’y suis excessivement sensible; et pourtant, jadis, les envisageant d’un regard mal assuré, par trop sensible et amolli par l’effet d’une heureuse santé, dont il m’a été donné de jouir longtemps, et de la tranquillité que Dieu m’a accordée durant la plus grande partie de mon existence, je les avais, par la pensée, conçues si intolérables, qu’en vérité j’en avais plus de peur que je n’en ai ressenti de mal; ce qui vient encore à l’appui de cette croyance que la plupart des facultés de l’âme, telles que nous en usons, apportent plus de trouble en notre vie qu’elles ne nous rendent service.

Je suis actuellement en proie à la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, celle pour laquelle les médecins sont le plus impuissants. J’en ai déjà subi cinq ou six accès bien longs et bien pénibles; et cependant, ou je me flatte, ou je crois que, malgré tout, il est encore possible de les endurer pour celui dont l’âme est dégagée de la crainte de la mort 27 et ne prête pas attention aux menaces, conclusions et conséquences que les médecins nous mettent en tête; la douleur n’a pas, à elle seule, une acuité tellement violente et vive, qu’un homme calme doive en concevoir de la rage et du désespoir. Ces coliques ont eu au moins pour moi cet avantage, qu’elles me détermineront à ce que je n’ai encore pu prendre sur moi, d’être tout à fait prêt et familiarisé avec l’idée de la mort; car plus elles me presseront et m’importuneront, plus je parviendrai à moins redouter d’en finir. J’en étais déjà arrivé à ne tenir uniquement à la vie, que parce que je vis; elles dénoueront cet attachement qui demeure encore; et Dieu veuille que, si finalement leur violence venait à excéder mes forces, elles ne me rejettent pas dans l’extrême opposé, non moins condamnable, d’aimer et de désirer mourir! «Ne craignez ni ne désirez votre dernier jour (Martial).» Ce sont là deux passions à redouter; mais le remède est plus à notre portée pour l’une que pour l’autre.

Il n’est pas de ceux qui réprouvent que l’on témoigne par des plaintes et des cris les souffrances que l’on ressent.—Au surplus, j’ai toujours estimé de pure représentation, ce précepte qui ordonne * si rigoureusement et si positivement de faire bonne contenance et d’affecter le dédain et le calme devant la souffrance que nous cause le mal. Pourquoi la philosophie, qui ne tient compte que de ce qui est réel et de ses conséquences, va-t-elle s’amuser à ces apparences extérieures? Qu’elle laisse donc ce soin aux farceurs et à ceux qui professent la rhétorique et attachent une si grande importance à nos gestes; qu’elle concède franchement, lors même qu’elle ne part ni du cœur, ni de l’estomac, cette faiblesse qui se décèle par la voix, et qu’elle range * ces plaintes qu’on pourrait contenir, dans la catégorie des soupirs, des sanglots, des palpitations, des pâleurs que la nature a faits indépendants de notre volonté; et, pourvu que le courage soit sans effroi, nos paroles sans désespoir, qu’elle se déclare satisfaite; qu’importe que nous nous tordions les bras, pourvu que nous ne tordions pas nos pensées. C’est pour nous, et non pour autrui, que la philosophie nous forme; pour que nous soyons et non pour que nous paraissions être; qu’elle se borne à exercer son action sur notre entendement qu’elle s’est appliquée à dresser; qu’aux efforts de la colique, elle maintienne notre âme à même de se reconnaître, de suivre son train accoutumé, de combattre la souffrance et d’y résister, au lieu de se prosterner honteusement à ses pieds; elle peut être émue, échauffée par la lutte qu’elle a à soutenir, elle ne doit en être ni abattue ni renversée; elle doit demeurer capable, dans une certaine mesure, de conserver ses relations, de converser, de vaquer aux autres occupations qui lui sont dévolues. Dans d’aussi extrêmes accidents, c’est cruauté d’exiger de nous une attitude si hors nature; si notre âme est en bon état, c’est peu que nous ayons mauvaise mine; si ce doit être pour le corps un soulagement que de se plaindre, qu’il se plaigne; si l’agitation lui plaît, qu’il se tourne et 29 se retourne, qu’il se démène à sa fantaisie; s’il s’imagine trouver une sorte de dérivatif à son mal (ainsi que certains médecins disent que cela vient en aide aux femmes enceintes, au moment de leur délivrance) en vociférant autant qu’il est en lui, si cela doit le distraire de ses souffrances, qu’il crie à tue-tête. Ne commandons pas ces manifestations, mais permettons-les. Non seulement Épicure pardonne au sage de crier au milieu des tourments, mais il le lui conseille: «Les lutteurs font de même; tout en frappant l’adversaire, tout en agitant leurs cestes, ils font entendre des gémissements; c’est que, sous l’effort de la voix, tout le corps se raidit et que le coup est asséné avec plus de vigueur (Cicéron).»—Le mal nous donne par lui-même assez de travail, sans encore nous embarrasser de règles superflues.

Pour lui, il parvient assez bien à se contenir et, même dans les plus grandes douleurs, il conserve sa lucidité d’esprit.—Ce que j’en dis, c’est pour excuser ceux qu’on voit d’ordinaire tempêter lorsqu’ils sont aux prises avec cette maladie et qu’ils ont à en soutenir les assauts; car pour moi, jusqu’à cette heure, j’ai réussi à faire un peu meilleure contenance, me contentant de gémir sans jeter les hauts cris; non que je me mette en peine pour conserver ce decorum extérieur, car je prise peu un semblable mérite et fais au mal toutes les concessions qu’il veut; mais parce que, ou mes douleurs ne sont pas aussi excessives que les leurs, ou que j’y apporte plus de fermeté que la plupart d’entre eux. Je me plains, je me dépite quand ces piqûres aiguës me pressent trop, mais il en est «qui crient, qui gémissent, qui font retentir l’air de voix lamentables (Attius)»; moi, je n’en arrive pas à un pareil désespoir. Je me palpe au plus fort de mes crises, et toujours j’ai constaté que je ne cesse dans ces moments d’être capable de parler, de penser, de répondre aussi raisonnablement qu’à tout autre, non cependant d’une façon aussi suivie, la douleur troublant et coupant mon attention. Quand on me croit le plus abattu, que les assistants me ménagent en ne me parlant pas, pour éprouver mes forces je leur tiens souvent de moi-même des propos qui n’ont pas le moindre rapport avec mon état. En somme, je demeure capable de tout par un effort momentané, mais qu’il ne faut pas prolonger. Que n’ai-je la chance de ce rêveur que nous présente Cicéron, qui, en songe, lutinant une fille de joie, se trouva débarrassé de la pierre qui lui obstruait le canal de l’urèthre et qui vint se perdre dans les draps! Ce sont des jouissances de tout autre nature que me causent les pierres qui se forment en moi. Dans les intervalles de douleur excessive, lorsque mon mal fait trêve, je me retrouve aussitôt dans mon état normal, d’autant que mon âme ne s’en alarme pas, elle ne fait que recevoir le contre-coup des sensations douloureuses qu’éprouve le corps, ce dont je suis certainement redevable au soin avec lequel je me suis raisonné à propos de ces accidents: «Maintenant, aucune peine, aucun danger ne sauraient me surprendre; j’ai tout prévu, je suis préparé à tout 31 (Virgile).» Et cependant, pour un apprenti, je suis soumis à une assez rude épreuve; la transition a été bien prompte et bien dure, étant passé tout à coup d’une vie très douce et très heureuse, à un état des plus douloureux et des plus pénibles qui se puissent imaginer; outre que cette maladie est fort redoutable par elle-même, elle a eu chez moi des débuts beaucoup plus aigus et difficiles qu’ils ne sont d’ordinaire, et les accès me reviennent si souvent que ma santé m’en paraît atteinte à tout jamais. Je suis toutefois parvenu jusqu’ici à me maintenir dans une situation d’esprit telle que, si elle ne s’altère pas, je me trouverai avoir encore une existence en meilleures conditions que mille autres, qui ne souffrent ni de la fièvre, ni d’autre mal que celui qu’ils se donnent à eux-mêmes parce que leur jugement est en défaut.

Ce qui l’étonne et ne peut s’expliquer, ce sont ces transmissions physiques et morales, directes et indirectes des pères, aïeux et bisaïeuls aux enfants.—Il est un genre d’humilité fort adroite, qui naît de la présomption: c’est de reconnaître notre ignorance en certaines choses et d’avouer courtoisement que dans les œuvres de la nature, il y a des qualités et des conditions que nous ne pouvons saisir, dont nous sommes impuissants à découvrir les moyens et les causes. Par cette honnête et consciencieuse déclaration, nous espérons gagner qu’on nous croira aussi, quand nous parlerons de choses que nous disons comprendre. A quoi bon faire un triage parmi les miracles et les choses échappant à notre entendement qui ne nous touchent pas! il me semble que parmi celles que nous avons continuellement sous les yeux, il y en a de si étrangement incompréhensibles, qu’elles surpassent tous les miracles, par la difficulté que nous avons de les expliquer. Quelle chose prodigieuse n’est-ce pas, que cette goutte prolifique qui nous engendre et qui porte avec elle des empreintes, non seulement de la constitution physique de nos pères, mais aussi de leurs pensées et de leurs penchants? Où se loge, en cette goutte d’eau, ce nombre infini de formes embryonnaires? Comment ces germes de ressemblance sont-ils disposés en elle, pour que, par une progression singulière et qui échappe à toute règle, un arrière-petit-fils tienne de son bisaïeul, un neveu de son oncle? Dans la maison des Lépide, à Rome, trois membres de cette famille, non de père en fils, mais avec des intervalles dans la filiation, sont nés avec des taies sur le même œil. A Thèbes, il y avait une lignée où chacun, alors qu’il était encore dans le sein de la mère, portait une empreinte de fer de lance, si bien que ceux qui ne l’avaient pas, étaient tenus pour illégitimes. Aristote dit que chez un peuple où les femmes étaient en commun, on attribuait aux pères leurs enfants, par la ressemblance des uns avec les autres.

Il pense tenir de son père ce mal de la pierre dont il est affligé, comme aussi il a hérité de lui son antipathie pour les médecins.—Il est à croire que je dois à mon père cette 33 disposition à la pierre; car il est mort d’un calcul de forte dimension qu’il avait dans la vessie et dont il souffrait considérablement. Il ne s’est aperçu de son mal que dans sa soixante-septième année; jusque-là, il n’avait rien éprouvé de nature à le mettre sur ses gardes, rien ressenti ni dans les reins, ni dans le côté, ni ailleurs; il avait vécu jusqu’alors en parfaite santé et n’était pas sujet aux maladies; celle-ci dura encore sept ans, durant lesquels il mena une fin d’existence des plus douloureuses. J’étais né vingt-cinq ans, et même davantage, avant que le mal ne se déclarât, alors que sa santé était dans son meilleur état; par ordre de naissance, j’étais le troisième de ses enfants. Où, pendant tout ce temps, a couvé cette propension à cette infirmité; et, alors que mon père était si loin d’en souffrir, comment cette si faible émanation de lui-même, d’où je suis sorti, a-t-elle été, pour sa part, impressionnée au point que je n’ai commencé à la ressentir que quarante-cinq ans après, et que, jusqu’ici, de tant de frères et de sœurs, tous issus de la même mère, je sois le seul dans ce cas? Celui qui m’éclairera à cet égard, peut être assuré que je le croirai dans les explications qu’il me donnera sur tous autres miracles qu’il voudra, pourvu qu’il ne me paie pas, comme cela arrive d’ordinaire, d’une théorie beaucoup plus fantastique et difficile à admettre que la chose elle-même.

Que les médecins excusent un peu ma liberté de langage; mais cette infusion, cette insinuation œuvre de la fatalité, m’ont également communiqué la haine et le mépris que je porte à leurs doctrines; cette antipathie pour leur art m’est héréditaire. Mon père a vécu soixante-quatorze ans; mon aïeul, soixante-neuf; mon bisaïeul, près de quatre-vingts; tous, sans avoir pris aucun remède d’aucune sorte, et, pour eux, tout ce qui n’était pas d’usage ordinaire, était considéré comme drogue. La médecine s’est formée d’observations et d’expérience; il en a été de même de ma manière de voir. Cette longévité n’est-elle pas un fait d’expérience des mieux établi? Je ne sais si tous les médecins réunis pourraient relever sur leurs registres trois cas pareils d’hommes nés, élevés et morts au même foyer, sous le même toit, ayant vécu autant grâce à leur intervention. Ils seront bien obligés d’avouer que si, en cela, la raison n’est pas pour moi, j’ai du moins de mon côté le hasard; or, chez eux, le hasard est un bien plus grand maître que la raison. Qu’ils ne tirent pas avantage de ma situation présente, qu’ils ne me menacent pas; atterré comme je le suis, ce ne serait pas loyal. A dire vrai, les exemples tirés de ma propre famille, me donnent assez avantage sur eux, bien qu’ils s’arrêtent là; mais les choses humaines persistent rarement aussi longtemps, et il ne s’en faut que de dix-huit ans, que celle-ci ait déjà une durée de deux cents ans, la naissance de mon bisaïeul remontant en effet à l’an mil quatre cent deux; il ne serait donc pas étonnant que cette expérience commençât à tourner autrement. Qu’ils ne me reprochent pas les maux qui m’assaillent à cette heure; j’ai vécu pour 35 ma part quarante-sept ans en parfaite santé, n’est-ce pas suffisant? Si ma vie prenait fin à ce moment, elle serait encore des plus longues.

Mes ancêtres, par une tendance qui était dans leur nature, et qui chez eux était irraisonnée, appréciaient peu la médecine; la seule vue des drogues faisait horreur à mon père. Le sieur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d’église, était maladif depuis sa naissance; il n’en a pas moins vécu, avec sa santé débile, jusqu’à soixante-sept ans. Ayant été pris jadis d’une forte et violente fièvre continue, les médecins décidèrent de lui déclarer que s’il ne voulait pas s’en remettre à leurs soins (ils appellent soins ce qui le plus souvent nous empêche de guérir), il était infailliblement perdu. Le bon homme, fort effrayé de cette horrible sentence, leur répondit: «Alors, c’en est fait, je suis un homme mort»; mais Dieu ne tarda pas à mettre ce pronostic en défaut. Ils étaient quatre frères; seul, le sieur de Bussaguet, qui était le plus jeune et de beaucoup, eut recours à eux; je suis porté à croire que c’était en raison des rapports qu’il avait avec les personnes d’autres professions, car lui-même était conseiller au parlement. Mal lui en prit, car bien que paraissant le plus robuste de constitution des quatre, il mourut longtemps avant les autres; un seul, le sieur de Saint-Michel, l’avait précédé au tombeau.

Motif du peu d’estime en laquelle il tient leur science; elle fait plus de malades qu’elle n’en guérit.—Il est possible que je tienne d’eux cette aversion naturelle pour la médecine; mais, s’il n’y eût eu que cette seule considération, j’aurais essayé de la surmonter, car tous ces partis pris qui naissent en nous sans raison, sont mauvais; c’est une sorte de maladie qu’il faut combattre. Peut-être était-ce une prédisposition, mais, depuis, la raison est survenue qui, l’appuyant et la fortifiant, a déterminé l’opinion que j’en ai, car je hais également de se déclarer contre cet art en raison de ce que ses procédés ont de désagréable. Ce serait contraire à ma disposition d’esprit qui me porte à trouver que la santé vaut d’être conservée au prix de toutes les incisions et cautérisations, si pénibles qu’elles soient; car si, d’accord avec Épicure, les voluptés qui ont pour conséquence des douleurs trop grandes me semblent à éviter, les douleurs qui ont pour résultat des voluptés qui les excèdent me paraissent à rechercher.—C’est une chose précieuse que la santé, la seule qui, en vérité, mérite qu’on y emploie pour se la procurer, non seulement le temps, la sueur, la peine, les biens dont on dispose, mais la vie elle-même; d’autant que, sans elle, l’existence nous devient * pénible et à charge; sans elle, la volupté, la sagesse, la science, la vertu elle-même se ternissent et s’évanouissent. Aux raisonnements les plus fermes et les plus serrés par lesquels la philosophie pourrait chercher à nous prouver le contraire, il suffit d’opposer l’impossibilité dans laquelle Platon, supposé frappé d’un accès d’épilepsie ou d’une attaque d’apoplexie, se serait trouvé de tirer la moindre aide des riches 37 facultés de son âme. Tout chemin qui mènerait à la santé, ne serait pour moi ni rude, ni coûteux; mais j’ai certaines raisons, au moins apparentes, qui font que je me défie étrangement de toutes les assertions des médecins. Je ne dis pas que la médecine n’ait quelques données sérieuses; que, parmi tant de productions de la nature, il n’y en ait pas qui soient propres à la conservation de notre santé, cela est certain: je sais qu’il y a des herbes qui provoquent la transpiration, d’autres qui l’arrêtent; je sais, par expérience, que le raifort produit des vents, et que les feuilles de séné amènent un relâchement du ventre; plusieurs autres faits d’observation me sont connus, tout comme je sais que le mouton est nourrissant et que le vin réconforte; Solon ne disait-il pas que manger est un médicament comme un autre, que c’est le remède qui s’emploie contre la maladie de la faim. Je ne désavoue pas que nous mettions à profit les productions de ce monde, et ne doute pas de la puissance et des ressources de la nature, ni de la possibilité de la faire servir à nos besoins; je vois combien les brochets et les hirondelles se trouvent parfaitement de s’en remettre à elle; mais je me défie des inventions de notre esprit, de notre science, de notre art, pour lesquelles nous l’avons abandonnée elle et ses règles, et que nous ne savons contenir dans de sages limites.—De même que nous décorons du nom de justice un fatras des premières lois venues, mises en vigueur et appliquées dans des conditions souvent fort ineptes et fort iniques, et que ceux qui critiquent un pareil système et le dénoncent, n’entendent pourtant pas condamner cette noble vertu dont il a emprunté le nom, mais seulement l’abus et la profanation de cette appellation si respectable; de même, dans la médecine, j’honore son nom glorieux, ce qu’elle se propose, ce qu’elle nous promet de si grande utilité pour le genre humain; mais ce à quoi nous l’appliquons, quand nous en parlons, je ne l’honore, ni l’estime.

En premier lieu, l’expérience m’a appris à redouter les médecins; car, à ma connaissance, il n’est pas de gens si tôt malades, si tard guéris, que ceux qui se mettent entre leurs mains; leur santé elle-même est altérée et compromise par les régimes qu’on leur impose. Les médecins ne se contentent pas de régenter la maladie, ils vont jusqu’à rendre la santé malade, afin qu’en aucun moment on ne puisse échapper à leur autorité; d’une santé qui, jamais, ne laisse rien à désirer, ne concluent-ils pas qu’elle est l’indice d’une maladie grave qui surviendra dans l’avenir? J’ai été assez souvent malade et, sans avoir recours à eux, mes maladies, et j’en ai eu, je puis dire, de toutes sortes, ne m’ont pas plus fait souffrir et ont été aussi courtes que chez n’importe quel autre, sans que j’y aie mêlé l’amertume de leurs ordonnances. Quand je suis en santé, j’en agis complètement à ma guise, sans m’imposer de règle, ne tenant compte que de mes habitudes et de mon plaisir. Si je voyage, tout lieu m’est bon pour y stationner, parce que lorsque je suis malade, je n’ai pas besoin d’un régime autre que celui que j’observe étant 39 bien portant, par suite je ne m’inquiète pas de me trouver sans médecin, sans apothicaire, sans secours, ce dont j’en vois qui se tourmentent plus que de leur mal. Du reste, par leur état de santé et la durée de leur vie, les médecins sont-ils eux-mêmes un témoignage déjà si probant de bons effets de leur science?

La plupart des peuples, entre autres les Romains, ont longtemps existé sans connaître les médecins.—Il n’est pas de peuple qui ne soit demeuré plusieurs siècles sans médecins; et ces siècles, les premiers de leur existence, en furent les meilleurs et les plus heureux. Encore à cette heure, la dixième partie des gens de par le monde n’en use pas; nombre de nations où on vit en meilleure santé et plus longtemps qu’ici, ne les connaissent pas; et, parmi nous, le bas peuple s’en passe et s’en trouve bien. Les Romains sont demeurés six cents ans avant de les admettre, et, après en avoir essayé, les ont chassés de leur ville, à l’instigation de Caton le censeur, qui montra comment il pouvait aisément s’en passer en vivant quatre-vingt-cinq ans, et faisant vivre sa femme jusqu’à l’âge le plus avancé, non sans le secours de la médecine, mais bien sans celui des médecins, car ce nom de médecine se peut appliquer à tout ce qui est susceptible de concourir à la conservation de notre santé. Il maintenait sa famille bien portante, dit Plutarque, en lui faisant manger force lièvres, je crois; comme les Arcadiens qui, au dire de Pline, guérissaient toutes les maladies avec du lait de vache, et les Libyens qui, d’après Hérodote, jouissent en général d’une santé exceptionnelle grâce à la coutume qu’ils ont de cautériser, en y appliquant le feu, les veines du cou et des tempes à leurs enfants, quand ils ont atteint l’âge de quatre ans, coupant court par là, pour toute leur vie, à toute production de rhume. Dans mon pays même, les gens de la campagne n’emploient, pour tous les accidents, que du vin aussi fort qu’il se peut, mêlé à quantité de safran et d’autres épices; et ils en usent avec un égal succès dans tous les cas.

L’utilité des purgations imaginées par la médecine n’est rien moins que prouvée; sait-on du reste jamais si un remède agit en bien ou en mal, et s’il n’eût pas mieux valu laisser faire la nature?—Et à vrai dire, à quels autres but et effet, tend, après tout cette diversité d’ordonnances confuses, si ce n’est à vider le ventre, ce que peuvent faire mille herbages que nous avons constamment sous la main? et puis, je ne sais trop si cette pratique est aussi utile qu’on le dit, et si notre nature n’a pas besoin que les excréments demeurent dans une certaine mesure, tout comme la lie du vin est nécessaire à sa conservation. Ne voit-on pas souvent des hommes en bonne santé avoir, sous l’effet d’un accident n’affectant pas cette partie du corps, des vomissements et des flux de ventre, et évacuer une grande quantité d’excréments, sans qu’avant l’accident ils en eussent besoin, et sans qu’après ce leur soit bon, en éprouvant même des inconvénients et une aggravation 41 de leur état. C’est du grand Platon que j’ai appris naguère que des trois sortes de perturbations qu’il nous est possible de provoquer en nous, la dernière et la pire est celle occasionnée par les purgations auxquelles nul homme, à moins qu’il ne soit fou, ne doit avoir recours qu’à la dernière extrémité. On va ainsi troublant et éveillant le mal par ce qu’on lui oppose et dont les effets sont contraires, alors qu’il faudrait que ce soit uniquement notre genre de vie qui, peu à peu, l’alanguisse et l’amène à prendre fin. Les combats violents que se livrent la drogue et le mal sont toujours à notre préjudice, puisqu’ils se passent en nous et que la drogue ne nous est que d’un secours auquel nous ne pouvons nous fier; que, par elle-même, elle n’est pas favorable à notre santé et qu’elle n’a accès en nous que parce que nous ne sommes pas en bon état. Laissons un peu faire la nature; l’ordre par lequel elle assure la conservation des puces et des taupes, assure de même celle des hommes, lorsque avec la même patience qu’y mettent les puces et les taupes ils se laissent gouverner par elle. A cet ordre, nous avons beau crier: Bihorre (Allons vite)! nous arriverons à nous enrouer, mais non à activer sa marche que rien ne trouble ni infléchit; notre crainte, notre désespoir, loin de l’inciter à nous prêter son aide, l’en dégoûte et le lui fait différer; il doit assurer au mal aussi bien qu’à la santé de suivre leur cours, il ne saurait se prêter à favoriser l’un au détriment de l’autre, et il ne le fera pas, parce qu’il ne serait plus l’ordre, il serait le désordre. Suivons-le, de par Dieu! suivons-le; il dirige ceux qui le suivent; ceux qui ne le suivent pas, il les entraîne et, avec eux, leur rage et leur médecine, le tout ensemble. Faites-vous ordonner une purgation pour votre cervelle, elle sera de meilleur effet que pour votre estomac.

On demandait à un Lacédémonien à quoi il devait d’avoir vécu si bien portant et si longtemps: «A ce que je ne sais pas ce que c’est que se droguer,» répondit-il.—L’empereur Adrien, lors de sa mort, répétait sans cesse que l’affluence des médecins l’avait tué.—Un mauvais lutteur s’était fait médecin: «Courage, lui dit Diogène, tu as raison; tu vas pouvoir maintenant mettre en terre, ceux qui t’y ont mis autrefois.»—«Ils ont cette heureuse chance, disait Nicoclès, que le soleil éclaire leurs succès et que la terre cache leurs fautes.»

Les médecins se targuent de toutes les améliorations qu’éprouve le malade, et trouvent toujours à excuser le mauvais succès de leurs ordonnances.—En outre, ils ont une façon bien avantageuse de faire tourner à leur profit les événements quels qu’ils soient: Si le hasard, la nature ou toute autre cause (et le nombre en est infini) à laquelle ils sont étrangers, ont sur vous une action favorable et salutaire, c’est leur privilège de se l’attribuer; à eux revient le mérite de toutes les améliorations que ressent le patient qui s’est mis entre leurs mains; ce qui m’a guéri, moi et mille autres qui n’appelons pas les médecins à notre aide, ils s’en font honneur auprès de ceux qu’ils traitent. Quant aux accidents 43 fâcheux qui leur arrivent, ou ils les désavouent complètement et les imputent à la faute de leur malade, en invoquant des raisons si futiles, qu’ils ne peuvent manquer d’en trouver bon nombre à donner: Il a découvert son bras; il a entendu le bruit d’une voiture, «le bruit de chars embarrassés au détour de rues étroites (Juvénal)»; on a entr’ouvert sa fenêtre; il s’est couché sur le côté; il lui est passé par la tête des idées pénibles. En somme, une parole, un songe, un regard de quelqu’un ayant le mauvais œil leur semblent une excuse suffisante pour se décharger de leur faute. Ou encore, si cela leur convient mieux, ils se servent de cette aggravation au mieux de leurs intérêts, en s’y prenant de la manière suivante, qui ne peut jamais leur donner de mécompte: lorsque la maladie redouble par l’effet de leur médicamentation, ils nous en dédommagent en affirmant que, sans leurs remèdes, c’eût été bien pire, et que celui dont ils ont transformé un refroidissement en un accès de fièvre passagère eût été, sans eux, atteint de fièvre continue. Peu leur importe de ne pas réussir, le dommage étant tout profit pour eux. Ils ont vraiment bien raison de requérir de leurs malades une confiance aussi optimiste, et il la faut en vérité à ceux-ci bien entière et bien souple, pour en arriver à accepter tout ce que leurs médecins imaginent, si peu croyable que ce soit. Platon disait avec juste raison que les médecins peuvent mentir en toute liberté, puisque notre salut dépend de la frivolité et de la fausseté des assurances qu’ils nous donnent.—Ésope, cet auteur d’un talent exceptionnel, dont peu de gens sont en état de discerner la grâce, est plaisant quand il nous décrit l’autorité tyrannique qu’ils usurpent sur ces pauvres esprits affaiblis et abattus par le mal et la crainte. Il conte qu’un malade, questionné par son médecin sur l’effet produit par des médicaments qu’il lui a fait prendre, lui répond: «J’ai beaucoup transpiré.—Cela est bon,» dit le médecin. Une autre fois, lui ayant demandé comment il s’était comporté depuis qu’il ne l’avait vu: «J’ai eu excessivement froid, lui répond le malade, et de violents frissons.—Très bien,» fait aussitôt le médecin. Une troisième fois, s’enquérant encore comment il se portait: «Je me sens, répond-il, enfler et devenir bouffi, comme si j’étais hydropique.—Voilà qui est parfait,» réplique le médecin. Un des domestiques du patient venant, après cette dernière visite, s’informer auprès de lui de son état: «Je vais bien, mon ami, lui dit-il, si bien qu’à force d’aller bien, je me meurs.»

Loi des Égyptiens rendant les médecins responsables de l’efficacité du traitement de leurs malades.—Il y avait en Égypte une loi fort juste, qui déchargeait le médecin de toute responsabilité pendant les trois premiers jours, quand un malade se confiait à lui; durant ce temps, son client était traité à ses propres risques et périls; mais, ces trois jours écoulés, le médecin devenait responsable et le traitement passait à sa charge. Esculape, leur patron, a bien été frappé de la foudre pour avoir ramené 45 Hippolyte de la mort à la vie: «Jupiter, indigné qu’un mortel eût été rappelé de la nuit infernale à la lumière du jour, frappa de la foudre le fils d’Apollon, l’inventeur de cet art audacieux, et le précipita dans le Styx (Virgile)», pourquoi ses successeurs, qui font passer tant d’âmes de vie à trépas, seraient-ils indemnes? L’un d’eux vantait à Nicoclès l’autorité considérable à laquelle son art était parvenu: «C’est bien mon sentiment, dit Nicoclès, puisqu’il peut tuer tant de gens impunément.»

Le mystère sied à la médecine; le charlatanisme que les médecins apportent dans la confection de leurs ordonnances, leur attitude compassée auprès des malades, en imposent; ils devraient aussi ne jamais discuter qu’à huis clos et se garder de traiter à plusieurs un même malade.—Si j’avais été admis à donner mon avis, j’aurais voulu pour eux des traditions où la divinité et le mystère eussent eu plus de part; ils avaient bien commencé, mais ils n’ont pas poursuivi. C’était un bon point de départ que d’avoir fait émaner leur science des dieux et des démons, d’avoir pris un langage à part, une écriture à part, quoi qu’en pense la philosophie qui estime que c’est folie de vouloir donner en termes inintelligibles des conseils à un homme qui a à en faire son profit: «Comme si, pour conseiller à un malade d’avaler un escargot, un médecin lui ordonnait de prendre un enfant de la terre, marchant dans l’herbe, dépourvu de sang et portant sa maison sur son dos (Cicéron).»—C’était une bonne règle pour leur art, qu’on retrouve du reste dans tous les arts * fantastiques qui ne sont pas sérieux et qui ont pour base le surnaturel, que celle qui pose que la foi du patient, par l’espérance et l’assurance qu’elle engendre en lui, doit seconder l’action du médecin et en faciliter l’effet; cette règle, chez eux, va jusqu’à établir que le praticien le plus ignorant, le plus grossier, si l’on a confiance en lui, est préférable au plus expérimenté, si celui-ci est inconnu.—Le choix même de leurs drogues a quelque chose de mystérieux et de sacré: le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant, le foie d’une taupe, du sang tiré de dessous l’aile droite d’un pigeon blanc, et, pour nous autres, atteints de coliques néphrétiques (est-ce assez abuser de nos misères), des crottes de rat pulvérisées et telles autres prescriptions bizarres qui tiennent plus des enchantements de la magie que d’une science sérieuse. Je laisse de côté ces autres singularités: que les pilules sont à prendre en nombre impair; qu’il faut, pour les prendre, faire choix de certains jours et fêtes de l’année; que les herbes entrant dans leurs ingrédients sont à cueillir à des heures déterminées; enfin l’air rébarbatif et réfléchi, dont se moque Pline lui-même, qu’ils apportent dans leur attitude et leur contenance. Seulement, avec de si beaux débuts, ils ont, dirais-je, commis la faute de ne pas avoir ajouté que leurs assemblées et leurs consultations auraient un caractère religieux et seraient secrètes; qu’aucun profane n’y aurait accès, pas plus que lorsqu’on célèbre les mystères du culte d’Esculape; 47 de cette faute, il arrive que leurs irrésolutions, la faiblesse de leurs raisonnements sur ce qu’ils croient deviner et qui sert de base à leurs discussions si acrimonieuses, pleines de haine, de jalousie, de considérations personnelles, venant à être révélées à tout un chacun, il faut être étonnamment aveugle, pour ne pas se sentir bien aventuré quand on se remet entre leurs mains.—Qui a jamais vu un médecin confirmer tout simplement l’ordonnance d’un confrère, sans y rien ajouter ou retrancher? ils trahissent par là l’inanité de leur art, et nous font voir qu’ils se préoccupent plus de leur réputation et par suite de leurs profits, que de leurs malades. Celui-là de leurs docteurs a été le plus sage qui, anciennement, leur a recommandé de n’être qu’un à s’occuper d’un même malade; s’il ne fait rien qui vaille, la faute d’un seul ne sera pas de grande importance pour le bon renom de la corporation; et une grande gloire rejaillira sur tous, si, au contraire, il vient à bien rencontrer. Quand ils sont plusieurs à s’occuper d’un même cas, ils décrient continuellement le métier, d’autant qu’il leur arrive de faire plus souvent mal que bien. Ils devraient se contenter du perpétuel désaccord qui existe dans les opinions des principaux maîtres et auteurs de leur science dans l’antiquité, désaccord que connaissent seuls les gens qui sont versés dans les lettres, sans laisser voir au vulgaire les controverses et les changements d’idées qui continuent à abonder en eux et à les diviser.

Sur la cause même des maladies que d’opinions diverses!—Voulons-nous un exemple des débats de la médecine, aux temps anciens? Hiérophile attribue à nos humeurs la cause originelle de nos maladies; Érasistrate, au sang des artères; Asclépiade, aux atomes invisibles qui pénètrent par nos pores; Alcméon, à une surabondance ou à un affaiblissement des forces corporelles; Dioclès, à une inégalité dans la proportion des éléments dont se compose le corps, ainsi qu’à la qualité de l’air que nous respirons; Straton, à un excès, à une difficulté d’assimilation et à une corruption des aliments que nous prenons; Hippocrate l’attribue aux esprits. Un de leurs amis, qu’ils connaissent mieux que moi, dit à ce propos que «la science la plus importante pour nous, celle qui a charge de notre conservation et de notre santé, est, par malheur, la plus incertaine, la plus confuse, la plus agitée par les changements qui s’y produisent». Il n’y a pas grand mal à ce que nous fassions erreur dans la mesure de la hauteur du soleil, non plus que dans la résolution de quelque calcul astronomique; mais ici, où il y va de tout notre être, il n’est pas sage de nous abandonner à la merci de l’agitation produite par tant de vents contraires.

Époque à laquelle la médecine a commencé à être en crédit et fluctuations qu’ont, depuis cette origine, subies les principes sur lesquels elle repose.—Avant la guerre du Péloponèse, il n’était guère question de cette science; Hippocrate la mit en crédit. Toutes les règles qu’il en posa, furent postérieurement 49 modifiées par Chrysippe; Érasistrate, petit-fils d’Aristote, renversa tout ce que Chrysippe en avait écrit. Après eux, vinrent les Empiriques qui appliquèrent à cet art une méthode toute différente de celle suivie jusqu’alors. Quand le crédit de ces derniers commença à vieillir, Hérophile fit application d’une médecine toute autre, contre laquelle Asclépiade, qui vint après, s’éleva et dont il triompha à son tour. Les opinions de Thémisson, puis celles de Musa * vinrent plus tard faire autorité; puis encore après, celles de Vectius Valens, fameux par ses relations intimes avec Messaline. Au temps de Néron, Thessalus tint le sceptre; il abolit et condamna tout ce qui avait été admis jusqu’à lui. Sa doctrine fut renversée par Crinas de Marseille qui introduisit à nouveau de régler toutes les opérations médicales d’après les tables astronomiques et le cours des astres; de manger, boire et dormir aux heures qui plaisaient à la Lune et à Mercure. Son autorité ne tarda pas à être supplantée par celle de Charinus, médecin de cette même ville de Marseille, qui non seulement combattit les procédés de la médecine ancienne, mais encore l’usage des bains chauds que tout le monde pratiquait et qui, depuis tant de siècles, étaient passés dans les habitudes: il faisait baigner les gens dans l’eau froide, même en hiver, et plongeait ses malades dans l’eau telle qu’on la puisait dans les ruisseaux.—Jusqu’au temps de Pline, aucun Romain n’avait encore daigné exercer la médecine; elle se faisait par les étrangers et les Grecs, comme cela a lieu chez nous Français, où elle se fait par des gens baragouinant le latin; car, ainsi que le dit un très grand médecin, nous n’acceptons pas aisément la médecine que nous comprenons, pas plus que la drogue que nous cueillons nous-mêmes. Si, dans les contrées d’où nous tirons le gaiac, la salsepareille et le bois d’esquine, il y a des médecins, combien y doit-on faire fête à nos choux et à notre persil, en raison de la vogue dont jouissent les produits qui sont étrangers, rares et chers, personne n’osant faire fi de choses qu’on a été chercher si loin, en s’exposant aux risques d’un long et périlleux voyage?—Entre ces transformations de la médecine dans les temps anciens et notre époque, il y en a eu d’autres en nombre infini; le plus souvent, elles ont été radicales et universelles, comme celles introduites de notre temps par Paracelse, Fioravanti et Argentarius, qui ne changent pas seulement une recette mais, à ce que l’on m’a dit, tout ce qui fait loi en médecine, ainsi que les conditions mêmes dans lesquelles elle s’exerce, accusant d’ignorance et de charlatanisme tous ceux qui, avant eux, ont exercé cette profession. Je vous laisse à penser ce que, dans tout cela, devient le pauvre patient.

Rien de moins certain que les médicaments ne fassent pas de mal s’ils ne font pas de bien; en outre, les méprises sont fréquentes; la chirurgie offre une bien plus grande certitude.—Si encore, quand ils se trompent, nous étions assurés que si nous n’en retirons profit cela du moins ne nous nuit pas, ce serait un compromis honorable que d’avoir chance de nous 51 bien porter, sans risquer de courir à notre perte. Ésope, dans ses contes, nous dit que quelqu’un ayant acheté un esclave maure et croyant que la couleur de sa peau était le fait d’un accident et provenait de mauvais traitements que lui aurait fait endurer son premier maître, lui fit suivre, avec grand soin, un régime comportant bains et tisanes qui eut pour effet de ne modifier en rien le teint basané du Maure, mais altéra complètement sa santé excellente auparavant.—Combien ne voyons-nous pas les médecins s’imputer les uns aux autres la mort de leurs patients? J’ai souvenance d’une maladie très dangereuse, souvent mortelle, atteignant surtout les basses classes, qui, il y a quelques années, sévit dans les villes de mon voisinage. L’épidémie passée après avoir fait un nombre considérable de victimes, un des plus fameux médecins de la contrée publia sur la matière un ouvrage dans lequel il critiquait l’usage qui avait été fait de la saignée pour combattre cette maladie, confessant que c’était là l’une des principales causes des pertes qui avaient été faites. Il y a mieux, ceux d’entre eux qui écrivent, conviennent qu’il n’y a pas de médicament qui n’ait un effet nuisible; si ceux mêmes qui nous sont d’un effet utile, nous nuisent d’une façon ou d’une autre, que doivent produire ceux qu’on nous fait absorber hors de propos? Quand ce ne serait que cela, j’estime que pour ceux auxquels en répugne le goût, c’est un effort dangereux qui peut leur être préjudiciable, que de les leur faire prendre ainsi à contre-cœur, à pareil moment; je crois que c’est soumettre le malade à une bien rude épreuve, alors qu’il a tant besoin de repos; sans compter qu’à considérer les incidents si légers, si insignifiants qui, d’après les médecins, sont ordinairement cause de nos maladies, j’en arrive à conclure qu’une fort petite erreur dans l’administration de leurs drogues peut nous nuire considérablement. Or, si l’erreur d’un médecin est dangereuse, nous sommes en bien mauvaise situation, car il lui est bien difficile de ne pas y retomber souvent; il a besoin de trop de documents, d’examens, d’être au fait de trop de circonstances, pour asseoir judicieusement ses résolutions; il faut qu’il connaisse le tempérament du malade, sa température, son humeur, ses dispositions, ses occupations et même ce qu’il pense et ce qu’il rêve; il faut qu’il se rende compte des conditions ambiantes, de la nature du lieu, de l’air, du climat, où en sont les planètes de leur révolution et leurs influences; il doit savoir les causes de la maladie, les caractères sous lesquels elle se présente, ses effets, les jours critiques; de la drogue dont il fera emploi, il a à connaître le poids, l’action, le pays d’où elle vient, son aspect, à quelle époque elle remonte pour juger de sa force, les quantités à ordonner; et, toutes ces conditions envisagées, il faut qu’il sache les proportionner les unes aux autres, de manière à ce qu’elles s’harmonisent parfaitement. Pour peu qu’il se méprenne, que de tant d’éléments divers, un seul agisse à contre-temps, en voilà assez pour que nous soyons perdus; et Dieu sait de quelles difficultés est la connaissance 53 de ces diverses particularités! Comment, par exemple, déterminer le caractère propre de la maladie, chacune se présentant sous une infinité de formes? Que de débats et de doutes soulèvent chez les praticiens les déductions à tirer de l’examen des urines! Sans ces difficultés, ils ne seraient pas, comme nous les voyons, en continuelles discussions sur le diagnostic du mal, et quelles excuses auraient-ils pour cette faute qu’ils commettent si souvent de prendre une martre pour un renard? Quand je les ai consultés sur mes propres maux, pour peu que le cas présentât quelque difficulté, je n’en ai jamais trouvé trois qui aient pu se mettre d’accord. Naturellement, mes remarques à cet égard se portent plus particulièrement sur les faits qui me touchent: dernièrement, à Paris, un gentilhomme, sur une consultation de médecins, se soumit à l’opération de la taille; on ne trouva pas plus de pierre dans sa vessie que dans sa main. Ici même, un évêque, avec lequel j’étais fort lié, avait été instamment conseillé par la plupart des médecins qui l’avaient examiné, de se faire opérer pour cette même maladie; je m’étais même entremis pour l’y décider, convaincu que j’étais, sur la foi d’autrui, qu’il y avait lieu; lorsqu’il fut mort et qu’on fit son autopsie, on trouva qu’il n’avait que mal aux reins. Les médecins, quand il s’agit de cette maladie, sont moins excusables qu’en toutes autres, parce que là le mal est pour ainsi dire palpable.—C’est en quoi la chirurgie me semble être une science qui offre beaucoup plus de certitude, parce qu’on y voit et sent ce qu’on fait, il y a moins à conjecturer et à deviner; tandis que les médecins n’ont pas de speculum leur permettant d’examiner le cerveau, les poumons, le foie comme ils sont à même de le faire pour la matrice.

Comment ajouter foi à des médicaments complexes, composés en vue d’actions différentes et parfois opposées?—Nous ne pouvons même pas ajouter foi aux assurances qu’ils nous donnent, car lorsqu’ils ont à pourvoir à divers accidents produisant des effets contraires qui nous oppressent simultanément et ont entre eux des rapports presque inévitables, comme dans le cas où nous éprouvons de la chaleur au foie et du froid à l’estomac, ils vont nous persuadant que de leurs ingrédients, ceci réchauffera l’estomac, cela refroidira le foie; l’un doit aller droit aux reins, voire même jusqu’à la vessie, sans faire sentir son action sur d’autres parties de nous-mêmes, et, durant ce long parcours plein d’embarras, doit conserver ses forces et sa vertu jusqu’à ce qu’il soit parvenu au point où il doit agir par ses propriétés occultes; un autre asséchera le cerveau, celui-là humectera le poumon; et ayant mêlé le tout ensemble pour en constituer le breuvage qu’il va falloir absorber, n’est-ce pas en quelque sorte rêver que d’espérer qu’alors, dans ce mélange confus, chacune de ces diverses propriétés, se triant d’elle-même, se séparera des autres et ira satisfaire à celui de ces divers offices qui lui est dévolu? Aussi je crains fort qu’elles ne s’égarent ou que, se trompant de destination, ne 55 viennent à porter le trouble là où elles ont affaire. N’est-il pas également à appréhender que dans ce pêle-mêle liquide, elles ne se corrompent, ne se confondent, ne s’altèrent les unes les autres? Enfin, c’est à un autre que celui qui l’a formulée, qu’incombe l’exécution de cette ordonnance, à la foi, à la merci de laquelle nous nous abandonnons, et dont, je le répète, dépend notre vie!

Chaque maladie devrait être traitée par un médecin distinct qui s’en serait spécialement occupé.—Nous avons, pour nous habiller, des gens qui ne confectionnent que des pourpoints, tandis que d’autres ne font que des chausses; et nous sommes d’autant mieux servis que chacun d’eux ne se mêle que de ce qui le regarde et que son talent s’exerce dans des limites plus restreintes, mieux que nous ne le serions par un tailleur qui fait le tout. Pour ce qui est de la nourriture, les grands, pour la préparation de leurs aliments, ont avantage à avoir des gens qui préparent les potages et d’autres les rôtis; un cuisinier qui a charge des uns et des autres ne parvient pas à les réussir tous aussi bien. C’est une idée analogue qui faisait qu’avec raison, les Égyptiens n’admettaient pas qu’en ce qui touche l’art de guérir, le médecin fût universel: ils spécialisaient les différentes branches de cette profession; chaque maladie, chaque partie du corps avait son spécialiste; de la sorte, chacun ne s’occupant que d’elle, chacune était beaucoup mieux traitée et plus suivant ce qui lui convenait. Les médecins de nos jours ne réfléchissent pas que qui pourvoit à tout, ne pourvoit à rien, et que s’occuper de toutes les affaires de ce petit monde qu’est le corps humain, dépasse leurs moyens. En craignant d’arrêter la dyssenterie chez un ami à moi, qui valait mieux qu’eux tous tant qu’ils sont, pour ne pas lui causer de fièvre ils me l’ont tué. Ils rendent leurs oracles au poids, sans tenir compte des maux qu’ils ont à combattre; et, pour ne pas guérir le cerveau au préjudice de l’estomac par leurs drogues aux qualités discordantes qui agissent d’une façon désordonnée, ils rendent malade l’estomac et aggravent la maladie du cerveau.

Faiblesse et incertitude des raisonnements sur lesquels est fondé l’art de la médecine; l’un condamne ce que l’autre approuve.—Quant à la faiblesse et à la diversité des raisonnements qu’ils nous tiennent, elles sont, dans cet art, plus apparentes que dans tout autre. Ils vous disent, tantôt que les substances apéritives conviennent à un homme en proie à la colique, parce qu’ouvrant et dilatant les conduits internes, elles entraînent vers les reins cette matière gluante génératrice de la gravelle et de la pierre, et précipitent en contre-bas ce qui commence à s’amasser et à durcir dans les reins; tantôt que ces mêmes substances sont dangereuses pour un homme en proie à cette affection, parce qu’ouvrant et dilatant ces conduits, elles acheminent vers les reins cette matière qui se transforme en gravier, que cet organe saisit d’autant mieux que cela rentre dans ses fonctions, et expose à ce qu’il en retienne beaucoup sur la quantité 57 qui lui arrive; ajoutant que, si par hasard il se rencontre un corps tant soit peu plus gros qu’il ne faut pour pouvoir traverser tous ces canaux étroits qui lui restent à franchir pour être expulsé au dehors, entraîné par ces substances apéritives, il y pénètre et, s’il vient à les obstruer, occasionne inévitablement la mort et une mort très douloureuse.—Leurs conseils sur le régime qu’il convient que nous suivions, n’ont pas plus de fixité: tantôt ils disent qu’il est bon d’uriner fréquemment, parce que l’expérience nous montre qu’en lui donnant le loisir de croupir, l’urine se décharge des excréments qui s’y trouvent en suspension, lesquels constituent une sorte de lie qui sert à la formation des calculs dans la vessie; tantôt qu’il est bon de ne pas uriner souvent, parce qu’autrement, en raison de leur poids, ces éléments que l’urine charrie, ne seront point entraînés si le jet n’est pas d’une force suffisante, l’expérience montrant qu’un torrent au cours impétueux fait place nette partout où il passe, bien plus qu’un ruisseau coulant lentement et insensiblement.—De même, ils nous disent tantôt qu’il est bon d’avoir des rapports fréquents avec la femme, parce que cela ouvre les conduits et fait circuler le gravier et le sable; tantôt que c’est mauvais, parce que cela échauffe les reins, les lasse et les affaiblit. Tantôt encore que les bains chauds sont bons, parce qu’ils détendent et rendent plus souples les organes où séjournent le sable et la pierre; tantôt qu’ils sont mauvais, parce que l’action de cette chaleur externe sur les reins, les aide à cuire, durcir et pétrifier la matière prête à cette transformation.—A ceux qui prennent les eaux thermales, ils vont disant qu’il convient de manger peu le soir, afin que les eaux qu’ils doivent boire le lendemain matin, aient plus d’action, l’estomac étant vide et n’étant pas contrarié dans ses fonctions; à moins toutefois qu’ils ne leur disent le contraire: qu’il vaut mieux manger peu au repas de midi, pour ne pas troubler l’action de l’eau qui n’est pas encore complètement achevée, ne pas charger l’estomac aussitôt après l’effort qu’il vient de faire et reporter le principal travail de la digestion à la nuit qui s’y prête mieux que le jour où le corps et l’esprit sont perpétuellement en mouvement et en action. Voilà comment les médecins raisonnent constamment, faisant des boniments et se jouant à nos dépens; ils ne sauraient émettre une seule proposition, à laquelle je ne puisse en opposer une absolument contraire et de même valeur. Qu’on ne crie donc pas contre ceux qui, devant de telles contradictions, se laissent doucement aller à ce que leur dictent leurs penchants et les conseils de la nature, s’en remettant à la fortune qui préside aux destinées de tous.

Quoique Montaigne n’ait confiance en aucun remède, il reconnaît que les bains sont utiles; peut-être aussi les eaux thermales. Diversité dans les modes d’emploi de ces eaux.—J’ai eu occasion de visiter, dans mes voyages, presque toutes les stations balnéaires de la chrétienté, et depuis quelques années j’en fais usage, parce que d’une façon générale j’estime que 59 les bains sont chose hygiénique et crois que nombre d’affections d’une certaine gravité, tiennent à ce que nous avons perdu l’habitude de nous laver le corps tous les jours, ainsi que cela était dans les coutumes de presque toutes les nations des temps passés et que cela s’est encore maintenu chez plusieurs; je n’arrive pas à m’imaginer que nous ayons avantage à tenir ainsi nos membres encroûtés et nos pores bouchés par la crasse. Pour ce qui est de prendre ces eaux en boisson, la fortune a fait d’abord que cela n’est aucunement contraire à mes goûts, en second lieu que c’est chose naturelle et simple qui du moins, si elle n’est utile, n’est pas dangereuse, ce que me permet d’affirmer ce nombre infini de gens de toutes sortes et de tous tempéraments qui s’y rendent. Bien qu’encore je n’aie pas constaté qu’elles aient produit aucun résultat miraculeux ou extraordinaire, et qu’en m’informant d’un peu plus près qu’on ne le fait d’habitude, j’aie trouvé faux et dénués de fondement tous les bruits de faits de cette nature qui se répandent en ces lieux et auxquels on ajoute foi (le monde se trompe si aisément sur ce qu’il désire); par contre, je n’ai guère vu de personnes dont ces eaux aient empiré l’état. On ne peut, sans parti pris, leur refuser qu’elles éveillent l’appétit, facilitent la digestion et nous rendent pour ainsi dire plus guillerets, si on n’y va pas à bout de forces, ce que je déconseille bien; impuissantes à relever d’une ruine imminente, elles peuvent venir en aide dans le cas d’un léger ébranlement, ou parer à la menace d’une altération prochaine. Qui y vient sans être en disposition suffisante pour pouvoir jouir de la compagnie qui s’y trouve, des promenades et des excursions auxquelles nous convie la beauté des lieux où se trouvent la plupart de ces eaux, perd indubitablement le meilleur et le plus efficace de leurs effets. Aussi ai-je toujours, jusqu’à présent, fait choix, pour y séjourner et en faire usage, des localités les plus agréables par leurs sites et qui, en même temps, offrent le plus de commodité sous le rapport du logement, de la nourriture et de la société, comme sont: en France, les bains de Bagnères; sur les confins de l’Allemagne et de la Lorraine, ceux de Plombières; en Suisse, ceux de Bade; en Toscane, ceux de Lucques, et en particulier ceux «della Villa», dont j’ai usé le plus souvent et en diverses saisons.

Chaque nation a ses idées particulières sur le mode d’emploi des eaux et les conditions dans lesquelles elles doivent être prises, lesquelles sont fort variables; quant à leur effet, il est, d’après ce que j’en ai éprouvé, à peu près le même partout. En Allemagne, on ne les boit jamais; pour toutes les maladies, on les prend sous forme de bains et on passe tout son temps à barboter dans l’eau, presque d’un soleil à l’autre. En Italie, quand on boit pendant neuf jours, on se baigne pendant trente au moins; l’eau se boit d’ordinaire additionnée d’autres drogues qui en secondent l’action. Dans certaines stations, on vous ordonne de vous promener pour la bien digérer; dans d’autres, on la prend au lit que l’on garde jusqu’à ce 61 qu’on l’ait rendue, et, durant ce temps, on entretient, en les chauffant, une chaleur continue à l’estomac et aux pieds. Les Allemands ont de particulier que la plupart se font, dans le bain, appliquer des ventouses scarifiées. Les Italiens pratiquent les douches, qui se donnent au moyen de conduites qui amènent cette eau chaude dans des espèces de gouttières, d’où elle tombe; on la reçoit ainsi pendant une heure le matin et autant l’après-dîner, un mois durant, soit sur la tête, soit sur l’estomac, soit sur toute autre partie du corps à laquelle on veut en faire l’application. Il y a une infinité d’autres coutumes propres à chaque contrée ou, pour mieux dire, il n’y a presque aucune ressemblance entre ce qui se fait chez les uns et ce qui a lieu chez les autres. Voilà comment cette partie de la médecine, la seule que je me sois laissé aller à pratiquer, bien que constituant le moins artificiel des procédés dont elle use, a cependant, elle aussi, sa bonne part de la confusion et de l’incertitude qui se voient partout ailleurs dans cet art.

Les poètes traitent avec plus d’emphase et de grâce que nous, tous les sujets qu’ils abordent, témoin ces deux épigrammes: «Hier, le médecin Alcon a touché la statue de Jupiter; et, quoique de marbre, le dieu a éprouvé le pouvoir du médecin. Aujourd’hui, on le tire de son vieux temple et on va l’enterrer, tout dieu et pierre qu’il est (Ausone).»—Andragoras s’est baigné hier avec nous, puis a soupé gaiement; ce matin, on l’a trouvé mort. Veux-tu savoir, Faustinus, la cause d’un trépas si subit? Il a vu en songe le médecin Hermocrate (Martial).»—Sur ce même sujet, je voudrais rapporter deux contes.

Conte assez plaisant contre les gens de loi et les médecins.—Le baron de Caupène en Chalosse et moi, avons en commun le droit de patronage sur un bénéfice du nom de Lahontan, qui est de grande étendue et situé au pied de nos montagnes. Il en est des habitants de ce coin de terre, comme l’on dit être de ceux de la vallée d’Angrougne: ils avaient une vie à part, des façons, des vêtements, des mœurs à part; étaient régis et administrés suivant des institutions et des coutumes particulières qui se transmettaient de père en fils et qu’ils observaient, sans y être autrement obligés que par le respect qu’ils portaient à un ordre de choses établi. Ce petit état s’était, de tous temps, maintenu dans de si heureuses conditions, qu’aucun juge du voisinage n’avait eu à s’occuper de ses affaires, aucun avocat n’avait eu à y donner de consultations, aucun étranger n’y avait été appelé pour mettre fin aux querelles qui s’y élevaient; jamais on n’avait vu quelqu’un du pays se livrer à la mendicité; on y fuyait les alliances et les rapports avec le monde du dehors pour ne pas altérer la pureté des institutions. Cela dura, ainsi qu’ils le content eux-mêmes, le tenant de la mémoire de leurs pères, jusqu’à ce que l’un d’eux, l’âme piquée d’une noble ambition, s’avisa, pour mettre son nom en relief et acquérir de la réputation, de faire d’un de ses enfants un maître Jean, ou un maître Pierre, autrement dit un personnage, 63 et, lui ayant fait apprendre à écrire dans quelque ville voisine, arriva à en faire un beau notaire de village. Celui-ci, devenu grand, commença par dédaigner les anciennes coutumes de sa vallée et à monter la tête à son entourage, en lui faisant miroiter ce que les régions voisines avaient de beau. Au premier de ses compères auquel on écorna une chèvre, il conseilla de s’adresser aux juges royaux, dont ils relevaient, pour obtenir réparation; de celui-ci, il passa à un autre, jusqu’à ce qu’il eût tout gâté.—A la suite de ce premier germe de corruption, ajoutent-ils, il se produisit presque aussitôt un autre fait qui eut de plus fâcheuses conséquences encore: il prit envie à un médecin d’épouser une de leurs filles et de venir s’établir parmi eux. Ce médecin commença par leur apprendre le nom des fièvres, des rhumes, des abcès; où se trouvent le cœur, le foie, les intestins, science dont, jusqu’alors, ils n’avaient pas la moindre connaissance; et, au lieu de l’ail qui leur servait pour se débarrasser de tous les maux, si pénibles et si graves qu’ils fussent, il les amena à faire usage pour une toux, un refroidissement, de mixtions composées de substances exotiques et se mit à spéculer non seulement sur leur santé, mais encore sur leur mort. Ils jurent que ce n’est que depuis cette époque qu’ils se sont aperçus que le serein cause des lourdeurs de tête, qu’on peut attraper mal en buvant quand on a chaud, que les vents d’automne sont plus malsains que ceux du printemps, et que, depuis que la médecine a été introduite chez eux, accablés d’une légion de maladies qu’ils ne connaissaient pas, ils constatent une décadence générale dans leur vigueur physique et une réduction de moitié dans la durée de leur vie. C’est là le premier de mes contes.

Autre conte concernant la médecine.—Voici le second. Avant que je ne fusse atteint de la gravelle, ayant entendu quelques personnes faire cas du sang de bouc comme d’une manne céleste envoyée, en ces siècles derniers, pour reconstituer et assurer la conservation de la vie humaine, et entendant des gens raisonnables en parler comme d’une drogue admirable, d’une réussite infaillible, moi, qui toujours ai pensé que je pouvais être atteint de tous les accidents qui peuvent survenir à tout autre homme, j’eus l’idée de me pourvoir, alors que j’étais en pleine santé, de ce baume miraculeux. Je commandai donc, chez moi, qu’on élevât un bouc selon la recette donnée: il faut que ce soit pendant les mois les plus chauds de l’été qu’on le mette au régime; on ne lui donne plus alors à manger que des herbes purgatives et on ne lui fait plus boire que du vin blanc. Par hasard, j’étais chez moi le jour où on devait le tuer; on vint me dire que le cuisinier sentait dans sa panse deux ou trois grosses boules mobiles se heurtant l’une l’autre au milieu des aliments qui la garnissaient. La curiosité me fit dire qu’on m’apportât ses entrailles, et je fis ouvrir devant moi cette grosse et large peau. Il en sortit trois corps assez volumineux, légers comme des éponges au point qu’ils paraissaient creux, durs à la surface, fermes, teintés de diverses couleurs mortes: l’un était 65 absolument rond et de la grosseur d’une petite boule; les deux autres, un peu moins gros, étaient imparfaitement arrondis, mais devaient tendre également à former boule. Ayant fait prendre des renseignements auprès de ceux qui ont l’habitude de dépecer ces animaux, j’appris que c’était là un accident inusité, se produisant rarement. Il est vraisemblable que ces corps sont des pierres proches parentes des nôtres; s’il en est ainsi, c’est une espérance bien vaine que celle que l’on donne aux graveleux de pouvoir guérir en buvant le sang d’une bête en passe de mourir d’un mal semblable, car on ne saurait dire qu’il n’y a là aucune chance de contagion et que la nature du sang de cet animal ne s’en trouve pas altérée. Il y a plutôt lieu de croire que rien ne s’engendre dans un corps, sans que toutes ses parties, solidaires les unes des autres, n’y coopèrent; à la vérité, certaines plus que d’autres, suivant la nature de l’opération, mais toutes y participent; et il y a apparence que dans toutes celles de ce bouc il y avait quelque disposition à la production de ces concrétions calcaires. Ce n’était pas tant la crainte de ce qui pouvait en advenir pour moi-même qui m’avait rendu si curieux de cette expérience, que parce que je craignais qu’il n’arrivât chez moi ce qui a lieu dans bien des maisons où les femmes, en vue de secourir les pauvres gens, amassent force drogues insignifiantes qu’elles font servir pour cinquante maladies diverses, auxquelles elles ne s’appliquent nullement et qui pourtant réussissent dans quelques heureuses circonstances.

Ce n’est que leur science que Montaigne attaque chez les médecins et non leur personnalité; limite dans laquelle il se confie à eux; combien peu, au surplus, font usage pour eux-mêmes des drogues qu’ils prescrivent à autrui.—Quoi qu’il en soit, j’honore les médecins, non suivant le précepte parce qu’ils sont nécessaires (à ce passage de l’Ecclésiaste, on en oppose un autre du prophète qui blâme le roi Asa d’avoir eu recours aux médecins), mais par affection pour leur personne, en ayant vu beaucoup qui sont d’honnêtes gens et dignes d’être aimés. Ce n’est pas à eux que j’en veux, mais à leur art; et je ne leur fais pas grand reproche de tirer profit de notre sottise, parce que la plupart du monde est ainsi faite; combien, en effet, de professions moins honorables ou qui le sont plus que la leur, ne subsistent et ne prospèrent qu’en abusant le public. Je les mande près de moi, quand je suis malade; s’ils se trouvent là à point pour répondre à mon appel, je leur demande qu’ils s’occupent de moi, et je les paie comme font les autres. Je leur permets de m’ordonner de me tenir chaudement, lorsque je préfère qu’il en soit ainsi qu’autrement; je leur donne toute latitude pour me faire faire le bouillon que je dois prendre, à leur choix avec des poireaux ou avec des laitues, et me prescrire, suivant ce qui leur plaît, du vin blanc ou du vin clairet, et ainsi de toutes choses pour lesquelles je n’ai pas une préférence marquée et dont l’usage m’est indifférent. En cela, j’entends bien ne leur faire aucune concession, d’autant qu’il est de l’essence 67 même de la médecine, que tout ce dont elle fait emploi se distingue par son mauvais goût et son étrangeté. Pourquoi Lycurgue ordonnait-il le vin aux Spartiates quand ils étaient malades, si ce n’est parce qu’ils ne pouvaient le souffrir quand ils étaient bien portants? C’est pour cette même raison qu’un gentilhomme, qui est mon voisin, s’en sert contre ses fièvres, comme d’une drogue d’un excellent effet, parce que, dans son état normal, il en a le goût en horreur.—Combien ne voyons-nous pas de médecins être dans mes idées, dédaigner la médecine pour eux-mêmes et vivre comme ils l’entendent, et d’une façon absolument contraire à celle qu’ils ordonnent aux autres? Qu’est-ce que cela, sinon abuser ouvertement de notre simplicité? Car enfin, leur vie et leur santé ne leur sont pas moins chères que les nôtres à nous-mêmes, et ils accommoderaient certainement leurs actes à leur doctrine, si de celle-ci, ils ne reconnaissaient eux aussi la fausseté.

C’est la crainte de la douleur, de la mort, qui fait qu’on se livre si communément aux médecins.—C’est la crainte de la douleur, de la mort, l’impatience du mal, une soif ardente et sans mesure de guérison, qui nous aveuglent à ce degré; c’est pure lâcheté de notre part, si nous avons une confiance si facile à capter et si élastique. Pourtant, la plupart d’entre nous ne s’abusent pas autant qu’ils ne tolèrent et laissent faire; je les entends, en effet, se plaindre et parler comme nous faisons nous-mêmes, pour finir par dire: «Alors, que faire?» comme si l’impatience par elle-même était un meilleur remède que la patience! Parmi tous ceux qui se sont laissés aller à subir cette misérable sujétion, y en a-t-il un seul qui ne soit également prêt à accepter les impostures de toutes sortes et ne se mette à la merci de quiconque a l’impudence de lui donner l’assurance qu’il guérira?—Les Babyloniens exposaient leurs malades sur les places publiques; le médecin c’était tout le monde: chacun qui passait s’informait par humanité et par civilité de leur état et, suivant son expérience, donnait un avis plus ou moins salutaire. Nous ne faisons guère autrement: il n’est pas simple femmelette dont nous n’employions les marmottages destinés à conjurer le mal et les amulettes; si mon humeur se prêtait à en accepter, j’accepterais plus volontiers celles provenant de cette source que de toute autre, au moins ne craindrais-je pas d’en éprouver de dommages. Homère et Platon disaient des Égyptiens qu’ils étaient tous médecins; ne pourrait-on en dire autant de tous les peuples? Il n’est, de fait, personne qui ne se vante de posséder une recette quelconque, et ne se hasarde à l’essayer sur son voisin si celui-ci s’y prête. J’étais, l’autre jour, en compagnie, lorsque je ne sais qui, atteint de la même affection que moi, annonça l’apparition d’une sorte de pilule nouvelle dans la composition de laquelle, tout compte fait, entraient cent et tant d’ingrédients; cette information produisit une émotion et un soulagement singuliers; quel rocher, se disait-on, résistera aux efforts d’une pareille concentration de moyens d’action? Il m’est revenu depuis, par ceux qui en 69 ont essayé, que pas la moindre parcelle de gravier n’a daigné s’en émouvoir.

Sur quoi, du reste, la connaissance que les médecins prétendent avoir de l’efficacité de leurs remèdes, est-elle fondée?—Je ne puis quitter mon papier, sans dire encore un mot sur ce que les médecins nous donnent comme garantie de l’efficacité de leurs drogues, savoir l’expérience qu’ils en ont faite. La plupart, peut-être plus des deux tiers des vertus médicinales des médicaments, proviennent de la quintessence des simples, sur les propriétés cachées desquelles l’usage seul nous renseigne; or, la quintessence d’une chose n’est autre que la qualité maîtresse qui lui est propre et qui échappe à notre raison, laquelle n’arrive pas à en découvrir la cause. Parmi ces preuves d’efficacité, il en est, disent-ils, qui leur ont été révélées par quelque démon; quand ils parlent ainsi, je me contente de les écouter, car, pour ce qui est des miracles, je ne les discute jamais. D’autres ressortent de l’usage même que, pour d’autres considérations, nous faisons des choses; comme dans le cas où la laine, par exemple, dont nous usons d’habitude pour nous vêtir, aurait été, par accident, reconnue posséder quelque propriété cachée dessiccative, qui guérisse les mules qui auraient mal au talon; ou dans celui où on aurait constaté une action purgative au raifort qui compte parmi nos aliments.—Galien raconte qu’un lépreux a été guéri pour avoir bu du vin d’un vase dans lequel s’était, par hasard, glissée une vipère; c’est là un fait susceptible d’effet et qui permet d’admettre l’expérience comme vraisemblablement acquise; de même de toutes celles que les médecins nous donnent comme résultant d’exemples fournis par certains animaux; mais, dans la plupart des expériences autres, auxquelles ils ont été conduits, disent-ils, par leur bonne fortune, sans autre guide que le hasard, je trouve que les déductions qu’ils en tirent ne s’imposent pas. Imaginons l’homme embrassant du regard le nombre infini des choses, plantes, animaux, métaux qui sont autour de lui, je me demande par où, en pareil cas, commenceront ses essais? Supposons que sa fantaisie fasse que, tout d’abord, ce soit par la corne d’un élan; ce choix, ainsi né de son caprice, ne peut être admis que par une confiance bien souple et bien accommodante, et le même embarras se reproduira quand il s’agira d’en tirer parti. Il se trouve, en effet, en présence de tant de maladies et de tant de circonstances qui interviennent, que l’esprit humain s’y perd avant d’arriver à être certain du point auquel, pour être concluants, doivent s’arrêter les résultats de l’expérience qu’il a entreprise: ne lui faut-il pas déterminer au préalable que, de cette infinité de choses sur lesquelles peuvent porter ses recherches, c’est précisément cette corne d’élan qui convient; que parmi cette multitude de maladies, c’est à l’épilepsie qu’il y a lieu d’en faire application; que parmi tant de tempéraments divers, c’est à celui qui est porté à la mélancolie; que sur tant des saisons, c’est en hiver qu’il faut opérer; que parmi tant de nations, c’est sur le 71 Français que cela aura action; parmi tant de gens d’âges différents, sur le vieillard; que de tant de moments marqués par le mouvement des corps célestes, la conjonction de Vénus et de Saturne est celui qui présente le plus de chances de réussite; qu’enfin parmi tant de parties du corps sur lesquelles on peut agir, c’est au doigt qu’il faut s’adresser. Si on considère que, dans tout cela, il n’a, pour le guider, ni argument, ni conjecture, ni faits antérieurs, ni inspiration divine; que c’est la fortune seule qui le conduit, il faudrait vraiment, pour qu’il arrivât juste, que ce soit une fortune issue d’un art qui ait atteint la perfection, qui ait des règles et une méthode précises. Et puis, admettons la guérison: comment avoir l’assurance que le mal n’était pas à son terme? qu’elle n’est pas due au hasard, ou l’effet d’autre chose que le malade aurait mangée, bue ou touchée ce jour-là? ou encore, qu’elle n’a pas été accordée au mérite des prières d’une grand’mère? Bien plus, alors même que le fait serait prouvé, combien de fois s’est-il renouvelé? Y a-t-il là une longue série de résultats prévus, de constatations avérées, se tenant les uns les autres, nécessaires pour en tirer une conclusion? Et cette conclusion, à qui incombe-t-il de la prendre? De tant de millions d’hommes se livrant à ces expériences, il n’y en a que trois qui se soient donné la tâche d’enregistrer celles qu’eux-mêmes ont tentées; le hasard aura-t-il fait que ce soit l’un des trois qui, à point nommé, ait relevé celle-ci? Et puis un autre, cent autres n’ont-ils pu faire des expériences qui aient abouti à des résultats contraires? Peut-être serions-nous plus éclairés, si les jugements et les raisonnements de tous nous étaient connus; mais admettre que trois témoignages apportés par trois docteurs suffisent pour régenter le genre humain, n’est pas raisonnable; il faudrait, pour qu’ils aient une telle autorité, qu’ils eussent été choisis et délégués par lui, et que, par procuration expresse, nous les ayons constitués nos mandataires.

A Madame de Duras,

Elle lui a entendu exposer ses idées sur la médecine; elle les retrouvera dans son ouvrage, où il se peint tel qu’il est.—«Madame, lorsque, dernièrement, vous êtes venue me voir, vous m’avez trouvé occupé à écrire les lignes qui précèdent. Il se peut que ces inepties vous tombent quelquefois sous la main; je veux que, dans ce cas, elles témoignent aussi combien je suis honoré de la faveur que vous leur ferez en les lisant. Vous y reconnaîtrez les mêmes idées et la même manière de les exprimer que lorsque nous en causions ensemble. Alors même qu’il m’eût été possible d’y employer un autre langage que celui dont j’use d’ordinaire et une forme plus honorable et meilleure, je ne l’eusse pas fait, parce que je ne veux pas que ces lignes me rappellent à votre mémoire autrement que je ne suis. Ces observations et les considérations dont 73 elles découlent, que vous avez entendues et admises, Madame, avec plus de courtoisie et en leur faisant plus d’honneur qu’elles n’en méritent, je veux, sans toutefois les altérer ni les modifier, les consigner dans un ouvrage qui me survive quelques années ou quelques jours, où vous les retrouverez, quand il vous plaira de vous les remémorer, sans prendre autrement la peine de les conserver dans votre souvenir; du reste, elles n’en valent pas la peine. Je désire que vous veuillez bien me continuer la faveur de votre amitié, en raison de ces mêmes qualités que vous avez cru reconnaître en moi et qui me l’ont value.

«Je ne me propose nullement qu’on m’aime et qu’on m’estime davantage mort que vivant; la manière de faire de Tibère, qui avait plus souci de la renommée qu’il laisserait après lui que de se rendre agréable à ses contemporains et d’acquérir leur estime, est ridicule, quoique se rencontrant communément. Si j’étais de ceux auxquels le monde puisse devoir des louanges, je l’en tiendrais quitte de moitié, s’il voulait me payer d’avance; je voudrais ces louanges immédiates, m’enveloppant comme une sorte d’atmosphère plutôt dense qu’étendue, bien fournie plutôt que de longue durée, sauf à ce qu’elle se dissipe subitement en même temps que je cesserai d’être et que ce son si doux ne pourra plus arriver à mes oreilles. Ce serait une sotte idée que d’aller, à cette heure où mes rapports avec les hommes sont sur le point de se rompre, me montrer à eux sous un jour plus favorable que celui sous lequel ils m’ont connu. Je tiens comme non avenus les biens dont je n’ai pu user de mon vivant. N’importe comme je suis, tel je veux être en tout et pour tout et non pas seulement sur le papier; j’ai employé tout mon art et toute mon industrie à m’améliorer; mes études ont eu pour objet de m’apprendre non à écrire mais à devenir ce que je suis; tous mes efforts ont tendu à faire ma vie, cela a été mon métier et mon œuvre; je me suis moins occupé à faire des livres, qu’à toute autre besogne. J’ai désiré être un homme capable, en vue des avantages essentiels que j’en retire pour le présent, et non pour mettre mes capacités en magasin et en faire bénéficier mes héritiers. Celui qui a du mérite, c’est pour qu’il se manifeste dans ses mœurs, dans les propos qu’il tient d’ordinaire, quand il fait l’amour, qu’il a des querelles, au jeu, au lit, à table, dans la conduite de ses affaires et la * gestion de sa maison; ceux auxquels je vois faire de beaux livres et qui ont des vêtements en mauvais état, eussent d’abord, s’ils m’avaient cru, commencé par remettre de l’ordre dans leur tenue. Demandez à un Spartiate s’il préfère être un bon rhétoricien plutôt qu’un bon soldat, mais ne me le demandez pas à moi qui aimerais mieux être un bon cuisinier si je n’en avais pas un à mon service. Dieu! que je haïrais, Madame, d’acquérir par mes écrits la réputation d’être un habile homme et de n’être, en dehors d’eux, qu’un homme sans valeur et un sot; si cela était, j’aimerais mieux encore être tout à la fois un sot dans mes écrits et dans la vie ordinaire que d’avoir aussi mal 75 choisi à quoi employer ce que je puis valoir. Aussi, il s’en faut tant que je m’attende à ce que ces sottises me soient de quelque honneur, que ce sera beaucoup si je n’y perds pas partie du peu que j’en ai acquis, parce que cette peinture morte et muette de moi-même, qui se retrouve dans mon ouvrage, n’est pas à mon avantage; elle a trait non à l’époque de mon existence où j’étais en mon meilleur état mais à celle où, bien déchu de ma vigueur primitive et de mon entrain, je commence à me flétrir et à sentir le rance; j’approche du fond du vase et suis sur le point d’en toucher la partie inférieure et la lie.

Du reste, s’il a parlé si mal de la médecine, ce n’a été qu’à l’exemple de Pline et de Celse, les seuls médecins de Rome ancienne qui aient écrit sur leur art.—«Au surplus, Madame, je n’eusse pas osé fouiller si hardiment les mystères de la médecine, vu le crédit dont cet art jouit auprès de vous et de tant d’autres, si je n’y eusse été incité par ceux-là mêmes qui l’ont exercé. Je crois que parmi les anciens latins, il n’y en a eu que deux, Pline et Celse, qui aient en outre écrit sur la matière; si quelque jour vous les lisez, vous verrez qu’ils en parlent bien plus rudement que moi; je ne fais que pincer, eux égorgent. Pline se moque, entre autres choses, de ce que les médecins, à bout d’expédients, aient inventé cette belle défaite de renvoyer les malades, qu’ils ont agités et tourmentés avec leurs drogues et les régimes auxquels ils les ont soumis et cela pour n’arriver à rien, les uns faire des vœux et implorer des miracles, les autres aller prendre les eaux thermales (ne vous courroucez pas, Madame, il ne parle pas de celles de ces sources qui sont de ce côté-ci de la Garonne, que vous et votre maison patronnez et qui sont dépendance des de Grammont). Ils ont encore une troisième corde à leur arc: pour nous éloigner d’eux et s’éviter les reproches que nous pourrions leur adresser du peu d’amélioration qu’ils ont apporté à nos maux, dont ils se sont si longtemps occupés qu’ils n’ont plus de quoi nous leurrer, ils nous envoient dans une autre contrée, chercher un air meilleur.

«En voilà assez, je pense, Madame, pour que vous me permettiez de reprendre le fil de mon sujet dont je me suis détourné pour causer avec vous.»

Il se peut que lui-même en arrive à se remettre entre les mains des médecins; c’est qu’alors, comme tant d’autres, il sera gravement atteint et ne jouira plus de la plénitude de ses facultés.—C’est Périclès, ce me semble, auquel on demandait comment il se portait, qui répondit en montrant les amulettes attachées à son cou et à son bras: «Vous pouvez en juger par cela!» Il voulait indiquer par là, qu’il était bien malade, pour en être arrivé à avoir recours à pareille inutilité et s’être laissé équiper de la sorte.—Je ne dis pas qu’il ne m’arrivera pas un jour de céder à cette idée commune, si ridicule, de remettre ma vie et ma santé à la merci et à la direction des 77 médecins; peut-être tomberai-je en pareille faiblesse, je ne puis répondre de ma fermeté dans l’avenir; mais alors aussi, si quelqu’un vient à s’enquérir auprès de moi de ma santé, je pourrai lui dire comme Périclès, montrant ma main enveloppée et enduite d’un onguent quelconque: «Vous pouvez en juger par là.» Ce sera bien là le signe évident d’une maladie grave; si l’impatience et la frayeur m’ont gagné au point que mon jugement en soit aussi étonnamment désemparé, on pourra en conclure que j’ai l’âme en proie à une bien forte fièvre.

J’ai pris la peine de plaider cette cause que j’entends assez mal, pour justifier un peu et affermir en moi la répulsion que je tiens de mes ancêtres et que, d’instinct, j’éprouve contre les drogues et les pratiques de la médecine telle qu’elle s’exerce de nos jours; et cela, afin que ce ne soit pas de ma part le fait d’une idée préconçue et irraisonnée, qu’elle revête une forme tant soit peu précise, que ceux qui me voient si rebelle aux exhortations et aux menaces qu’on me fait quand la maladie m’oppresse, ne s’imaginent pas que c’est par pur entêtement, * ou encore qu’un de ces individus, qui prennent tout par le mauvais côté, ne juge pas que ce soit par gloriole; et vraiment, ce serait un désir bien singulier que de vouloir me faire honneur d’une action qui m’est commune avec mon jardinier et mon muletier! Certes, je n’ai pas le cœur si bouffi d’orgueil que j’aille échanger une satisfaction comme la santé, si sérieuse, de si grande importance, si douce à posséder, pour une autre imaginaire, immatérielle, éthérée comme la gloire. Fût-elle celle des quatre fils Aymon, elle serait achetée trop cher, par un homme dans mes idées, au prix de trois violents accès de colique: Par Dieu! la santé, la santé, avant tout.—Ceux qui aiment la médecine de notre époque, peuvent aussi avoir pour cela leurs raisons bonnes, grandes et fortes; je ne hais pas les idées en contradiction avec les miennes; il s’en faut même tant que je m’offusque de la divergence qui peut exister entre ma manière de voir et celle des autres, et cela m’empêche si peu de m’accommoder de la société de gens qui pensent et agissent autrement que moi, que je considère, au contraire, comme étant bien moins fréquent encore qu’il y ait en nous-mêmes accord entre nos humeurs et nos desseins; la variété, du reste, est une des propriétés les plus inhérentes à la nature et se retrouve plus encore dans les esprits que dans les corps, les premiers étant plus souples et plus susceptibles de transformations. Il n’y a jamais eu au monde deux opinions identiques, non plus que deux poils ou deux grains qui l’aient été. De toutes les qualités, la plus universelle c’est la diversité; on la retrouve en toutes choses.

79

FIN DU LIVRE SECOND. (TRADUCTION)


LIVRE  TROISIÈME. (TRADUCTION)


CHAPITRE I.    (ORIGINAL LIV. III, CH. I.)
De ce qui est utile et de ce qui est honnête.

Personne n’est exempt de dire des niaiseries, le mal est d’y mettre de la prétention: «Cet homme va probablement nous dire avec emphase quelques grosses sottises (Térence).» Ce second point ne me touche pas; je ne prends pas garde, plus que cela ne vaut, aux balivernes qui m’échappent; et c’est heureux pour elles, car je les désavouerais immédiatement, si elles devaient me coûter quoi que ce soit; je ne les achète, ni les vends au delà de leur valeur; j’écris comme je parle au premier venu que je rencontre; pourvu que je demeure dans la vérité, cela me suffit.

La perfidie est si odieuse, que les hommes les plus pervers ont parfois refusé de l’employer, même quand ils avaient intérêt à le faire.—Qui ne doit détester la perfidie, puisque Tibère lui-même refusa d’y avoir recours, alors qu’il avait grand intérêt à en user? On lui mandait d’Allemagne que s’il le trouvait bon, on le débarrasserait d’Arminius par le poison. C’était l’ennemi le plus puissant qu’eussent les Romains; il avait fort malmené leurs troupes commandées par Varus et, seul, il faisait obstacle à ce qu’ils étendissent leur domination sur ces contrées. Tibère répondit que le peuple romain avait coutume de se venger ouvertement de ses ennemis, les armes à la main, et non traîtreusement et à la dérobée; et il renonça à ce qui lui eût été utile pour faire ce qui était honnête. «C’était un effronté», me direz-vous. Je le crois, mais des faits semblables ne sont pas rares chez des gens en sa situation, et la reconnaissance de la vertu par la bouche de qui la hait, a son importance; d’autant que c’est la vérité qui le contraint à cet aveu et que s’il ne veut pas la pratiquer, au moins cherche-t-il à s’en couvrir pour s’en parer.

L’imperfection de la nature humaine est si grande, que des vices et des passions très blâmables sont souvent nécessaires à l’existence des sociétés; c’est ainsi que la justice recourt souvent, et bien à tort, à de fausses promesses 81 pour obtenir des aveux.—Le monde que nous habitons, envisagé à quelque point de vue que ce soit ou pris dans son ensemble, est plein d’imperfections; cependant rien n’est inutile dans la nature, pas même les inutilités; rien n’existe dans cet univers qui n’y occupe la place à laquelle il convient. Notre être est une agglomération de qualités qui sont autant de maladies: l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir ont élu domicile en nous et cela si naturellement, que nous en retrouvons des traces même chez les animaux. La cruauté elle-même, ce vice si contre nature, y a place, car, en même temps que nous sommes pris de compassion, nous éprouvons en nous-mêmes je ne sais quel sentiment aigre-doux de volupté malsaine au spectacle des souffrances d’autrui; les enfants eux-mêmes le ressentent: «Il est doux, pendant la tempête, de contempler du rivage les vaisseaux luttant contre la fureur des flots (Lucrèce).» Celui qui arracherait du cœur de l’homme le germe de ces mauvais sentiments, détruirait en lui les conditions essentielles de la vie.—Dans tout gouvernement il y a de même des charges nécessaires, qui non seulement sont abjectes mais encore vicieuses; le vice y tient son rang et s’emploie à souder les éléments divers dont se compose la société, comme le poison à la conservation de notre santé. S’il devient excusable, parce qu’il fait besoin et que son emploi, nécessaire à l’intérêt commun, en efface sa véritable qualification, il faut en laisser la pratique aux citoyens plus énergiques et mieux trempés que les autres, que n’arrête pas la crainte de sacrifier leur honneur et leur conscience pour le salut de leur pays, comme jadis ces héros de l’antiquité qui lui sacrifiaient leur vie; nous autres, qui sommes de caractère plus faible, n’abordons que des rôles plus faciles et présentant moins de risques. L’intérêt public veut qu’on trahisse, qu’on mente, qu’on tue, chargeons de ces missions des gens plus obéissants et plus souples que nous ne sommes.

J’ai vu souvent, avec dépit, des juges provoquer par fraude les aveux des criminels, en leur donnant de fausses espérances de faveur ou de pardon, y employant la tromperie et l’impudence. Il siérait mieux à la justice, et même à Platon qui prône ces errements, d’user de moyens se rapprochant davantage de ce que j’en pense. Une justice pareille est dans une mauvaise voie, et j’estime qu’elle se fait ainsi autant de tort par elle-même, que lui en font ceux qui la critiquent.

Dans le peu d’affaires politiques auxquelles Montaigne a été mêlé, il a toujours cru de son devoir de se montrer franc et consciencieux.—Il n’y a pas longtemps, je répondais à quelqu’un que j’aurais grand’peine à trahir les intérêts du prince pour servir un particulier, et que je serais très désolé de trahir les intérêts d’un particulier pour la cause du prince; je ne déteste pas seulement tromper, je hais de même qu’on se trompe sur moi et ne veux en donner ni sujet, ni occasion; aussi, dans les quelques négociations entre nos princes auxquelles j’ai été employé au cours 83 des divisions de nuances si diverses qui nous déchirent aujourd’hui, ai-je évité avec soin qu’on se méprît sur mon compte et qu’on ne se fourvoyât en me prenant pour ce que je ne suis pas. Les gens du métier se découvrent le moins qu’ils peuvent: ils se présentent feignant la neutralité la plus complète et être d’idées aussi rapprochées que possible de celles de ceux avec lesquels ils traitent; moi, je ne cache pas mes opinions, si tranchées qu’elles soient, et me montre tel que je suis: un négociateur naïf et inexpérimenté, qui préfère échouer dans ma mission, que de me manquer à moi-même. Pourtant, jusqu’ici, j’ai été si heureux dans ce rôle, où la fortune a assurément très large part, que peu d’hommes se sont entremis en éveillant moins les soupçons et ont été accueillis avec plus de faveur et de bienveillance. J’ai une façon ouverte de traiter avec les gens, qui fait que je m’insinue aisément auprès d’eux et, dès nos premières relations, me gagne leur confiance. La franchise et la vérité, en quelque siècle que ce soit, sont encore de mise et opportunes; et puis, on ne soupçonne pas et on ne se formalise pas de la liberté d’allure de ceux qui négocient sans intérêt personnel et peuvent répondre comme Hypéride aux Athéniens qui se plaignaient de la rudesse de son langage: «Ne prêtez pas attention, Messieurs, à ma liberté de parole; mais seulement si j’en use sans rien m’approprier, ou en tirer profit dans mon propre intérêt.»—Mon franc parler m’a épargné le soupçon de dissimulation, d’abord, parce que je m’exprimais avec énergie, n’hésitant jamais sur ce qui était à dire, si sévère et si dur que ce fût (eussé-je été loin des gens auxquels je m’adressais, que je n’aurais pas dit pis); et ensuite, en raison de la naïveté et de l’indifférence apparentes que j’y apportais. Dans ce que je fais, je ne prétends à aucun autre résultat que d’agir, et je le fais sans méditer longuement à l’avance sur les conséquences comme sans parti pris; chacun de mes actes vise un objet déterminé: il réussit ou ne réussit pas, j’ai fait pour le mieux.

Je n’ai ni sentiment de haine, ni de profonde affection pour les grands; ma volonté n’est influencée ni par les mauvais procédés dont j’aurais été victime, ni par les obligations personnelles que j’aurais pu contracter. J’ai pour nos rois l’attachement légitime que je leur dois comme citoyen; je ne suis ni porté vers eux, ni détourné d’eux par aucun intérêt personnel, ce dont je me félicite; je ne suis que modérément attaché à la cause à laquelle le plus grand nombre est rallié, bien que j’estime que le bon droit lui appartienne; elle ne me passionne pas. Je ne suis pas enclin à donner prise sur moi, en prenant des engagements personnels et absolus. La colère et la haine n’ont rien à voir avec la justice; ce sont des passions auxquelles peuvent seuls s’abandonner ceux chez lesquels le devoir ne prévaut pas, parce que «seul, celui-là qui ne peut maîtriser sa raison, se laisse aller aux mouvements désordonnés de l’âme (Cicéron)». Toutes les intentions légitimes * et équitables sont par elles-mêmes acceptables * et modérées, sinon elles deviennent séditieuses et illégitimes; 85 c’est ce qui fait que partout je marche la tête haute, le visage et le cœur à découvert. A la vérité, et je ne crains pas de l’avouer, s’il le fallait, je porterais facilement, comme fit la vieille, un cierge à saint Michel et un autre au dragon, prêt à suivre, jusqu’à la dernière extrémité, le parti qui a le bon droit, mais jusque-là exclusivement, si cela m’est possible. Que Montaigne sombre en même temps que la fortune publique, si besoin en est, je m’y résigne; mais si ce n’est pas indispensable, je saurai gré à la fortune de l’épargner et, autant que mon devoir m’en donne la possibilité, je m’efforce d’assurer sa conservation. N’est-ce pas Atticus qui, attaché au parti qui avait pour lui la justice et qui eut le dessous, fut sauvé par sa modération dans ce cataclysme universel qui s’abattit sur le monde, et occasionna tant de bouleversements et de changements de situations? Semblable attitude est plus aisée pour les hommes qui, comme lui, ne sont pas investis de fonctions publiques; je trouve, du reste, que dans de pareils tourmentes, on a raison de n’avoir pas l’ambition d’y être mêlé et de ne pas s’y engager de soi-même.

Quelque danger qu’il y ait à prendre parti dans les troubles intérieurs, il n’est ni beau ni honnête de rester neutre.—Demeurer hésitant et partagé entre les deux partis, ne marquer aucune sympathie ni propension, ni pour l’un ni pour l’autre, quand le trouble règne dans votre pays et le divise, je ne trouve cela ni beau ni honnête; «ce n’est pas suivre un chemin intermédiaire, c’est n’en prendre aucun; c’est attendre l’événement pour passer du côté de la fortune (Tite Live)». Cela peut être permis quand il s’agit des affaires de ses voisins: Gélon, tyran de Syracuse, indécis sur le parti à embrasser lors de la guerre des Barbares contre les Grecs, avait à Delphes une ambassade munie de présents, qui se tenait en observation pour voir de quel côté inclinerait la fortune, afin de saisir l’occasion à point nommé et se concilier le vainqueur. Ce serait une sorte de félonie, que d’en agir ainsi dans ses propres affaires domestiques, où il faut nécessairement prendre parti * de propos délibéré; cependant, ne pas s’en mêler, quand on n’a ni charge ni commandement qui vous y obligent, je le trouve plus excusable, quoique ce ne soit pas mon fait, que dans le cas de guerres étrangères, auxquelles pourtant, d’après nos lois, qui le voudrait ne peut s’éviter de participer. Toutefois, ceux-là mêmes qui s’y donnent tout entiers peuvent le faire dans des conditions de modération telles que, lorsque grondera l’orage, il passera au-dessus de leurs têtes, sans les atteindre; n’en a-t-il pas été ainsi, comme nous l’espérions avec juste raison, de feu le sieur de Morvilliers évêque d’Orléans? J’en connais, parmi ceux qui, à cette heure, travaillent avec ardeur au triomphe de leur cause, qui sont de mœurs si pondérées ou si douces, qu’il faut espérer qu’ils demeureront debout, quels que soient les fâcheux changements et la chute que le ciel nous prépare. Je tiens que c’est aux rois à régler eux-mêmes leurs différends avec les rois, et je raille ces esprits qui, de gaîté de cœur, se mêlent à des querelles si disproportionnées 87 pour eux; on n’est pas personnellement en querelle avec le prince, parce qu’on marche contre lui ouvertement et courageusement pour satisfaire honorablement à son devoir; en pareil cas, s’il ne vous aime pas, il fait mieux, il vous estime; et quand, en particulier, c’est pour le maintien des lois, pour la défense de l’ancien état de choses, il arrive toujours que ceux mêmes qui, dans un intérêt personnel, ont excité les troubles, excusent, lorsqu’ils ne les honorent pas, ceux qui défendent ce qu’eux-mêmes veulent renverser.

Mais il ne faut pas appeler devoir, comme nous le faisons tous les jours, cette âpreté, cette rudesse qu’engendrent en nous notre intérêt et nos passions personnelles; une conduite empreinte de trahison et de mauvais sentiments, n’est pas davantage du courage. Les gens chez lesquels il en est ainsi, qualifient zèle leur penchant à la méchanceté et à la violence; ce n’est pas la cause qui les excite, mais l’avantage qu’ils y trouvent; ils attisent la guerre, non parce qu’elle est juste, mais parce que c’est la guerre.

Quel que soit le parti que l’on embrasse, la modération est à observer à l’égard des uns comme des autres.—Rien n’empêche qu’on puisse se comporter convenablement et loyalement entre hommes qui sont devenus ennemis. Témoignez à chacun des adversaires une affection qui, si elle n’est pas la même pour tous (elle peut comporter des degrés divers), soit au moins tempérée et ne vous engage envers personne au point de donner à quelqu’un le droit de tout exiger de vous; contentez-vous d’avoir part dans une mesure moyenne aux bonnes grâces des uns et des autres, et de naviguer en eau trouble, sans vouloir y pêcher.

Il est des gens qui servent les deux partis à la fois; ils sont à utiliser, mais en se gardant du mal qu’ils peuvent vous faire.—Quant à cette autre manière qui consiste à s’offrir tout entier aux uns et aussi aux autres, c’est plus encore de l’imprudence qu’un manque de conscience. Celui auprès duquel vous en trahissez un autre, a beau vous accueillir parfaitement, ne sait-il pas que son tour viendra où vous en agirez de même contre lui? Il vous tient pour un méchant homme, tout en usant de vous pendant qu’il vous a, faisant servir votre déloyauté à avancer ses affaires; car les gens à double visage sont utiles par ce qu’ils vous apportent, seulement il faut veiller à ce qu’ils n’emportent que le moins qu’il se peut.

Quant à Montaigne, il disait à tous les choses telles qu’il les pensait et ne cherchait à pénétrer les secrets de personne, ne voulant être l’homme lige de qui que ce fût.—Je ne dis rien à l’un, que je ne puisse, à son heure, dire à l’autre, le ton changeant seul un peu; je ne leur rapporte que les choses qui sont ou indifférentes, ou connues, ou qui les servent tous deux à la fois. Il n’est rien qui soit si utile que, pour y atteindre, je me permette de leur mentir. Ce sur quoi le silence m’est recommandé, je le cache religieusement: mais je n’accepte que le 89 moins que je puis ce qu’il me faut cacher; les secrets des princes sont gênants à garder, pour qui n’en a que faire. Je leur mets volontiers ce marché en main: Qu’ils me confient peu de chose, mais qu’ils se fient complètement à moi sur ce que je leur apporte. J’en ai toujours su plus que je ne voulais. Un langage ouvert fait qu’on vous parle de même, sans réticences, produisant le même effet que le vin et l’amour. Philippide répondit sagement, suivant moi, au roi Lysimaque, qui lui demandait quelles indications il voulait qu’il lui communiquât sur sa situation: «Ce que tu voudras, pourvu que ce ne soit rien de tes secrets.» Je vois chacun se révolter, quand on lui cache le fond des affaires auxquelles on l’emploie, ou qu’on ne lui en a pas révélé quelque arrière-pensée; moi, je suis content qu’on ne m’en dise pas plus qu’on ne veut pour la mission que j’ai à remplir, et ne désire pas que ce que j’en puis connaître excède ce que j’ai à dire et m’oblige à m’observer quand je parle. Si je dois servir à tromper quelqu’un, qu’au moins ma conscience soit sauve; je ne veux pas qu’on me regarde comme un serviteur si affectionné, si loyal, que l’on me trouve bon à m’engager dans une trahison; qui n’est pas disposé à tout pour soi-même, est excusé de ne pas l’être davantage vis-à-vis de son maître.—Il y a des princes qui n’acceptent pas les hommes qui ne se donnent à eux qu’à moitié, et méprisent les serviteurs qui posent des bornes et des conditions à leurs services; à cela, il n’y a pas de remède; à eux comme aux autres, j’indique franchement dans quelles limites j’entends les servir, car je ne veux être esclave que de la raison et encore je n’y arrive que bien difficilement. Quant à eux, ils ont tort d’exiger une telle sujétion d’un homme qui est indépendant, et de lui imposer des obligations, comme ils feraient à quelqu’un qui est leur créature et qu’ils ont acheté, ou dont la fortune est attachée à la leur d’une façon particulière et absolue.—Les lois m’ont épargné de graves difficultés; elles ont décidé le parti que j’avais à suivre, ce sont elles qui m’ont donné mon maître; toute autre raison, d’ordre si élevé soit-elle et quelles que soient les obligations qui en sont résultées, s’efface devant celle-là et devient caduque; c’est pourquoi, lors même que mon affection me porterait vers le parti opposé, cela ne veut pas dire que je m’y joindrais immédiatement; notre volonté et nos désirs ne reçoivent de loi que d’eux-mêmes, tandis que nos actes ont à la recevoir des règles qui président à l’ordre public.

Cette manière de faire n’est pas celle que l’on pratique d’ordinaire, mais il était peu apte aux affaires publiques, qui exigent souvent une dissimulation qui n’est pas dans son caractère.—Ma manière de faire n’est guère en harmonie avec ce qui se pratique et n’aurait chance d’avoir ni grand effet, ni durée; l’innocence elle-même ne saurait, à notre époque, s’entremettre, sans recourir à la dissimulation, ni négocier sans être obligée de mentir; aussi les occupations de la vie publique ne sont-elles pas mon fait; ce que ma profession exige à cet égard, j’y satisfais sous la forme la moins officielle que je puis. Quand j’étais 91 jeune, on m’y a plongé jusqu’aux oreilles; j’étais destiné à en faire ma carrière, je m’en suis défait de bonne heure. Depuis, j’ai souvent évité d’y être mêlé à nouveau; je l’ai rarement accepté et ne l’ai jamais recherché; tournant le dos à l’ambition, non à la façon des gens qui manient l’aviron et avancent ainsi à reculons, et cependant, si je suis parvenu à m’y soustraire, je le dois plus à ma bonne fortune qu’à ma résolution, car il y a dans cette partie des voies assez en rapport avec mes goûts et à ma portée; et si j’eusse autrefois été appelé à prendre part aux affaires publiques et à me faire une situation dans le monde en les suivant, je serais certainement demeuré sourd à la voix de la raison et m’y serais engagé.—Ceux qui, malgré ce que j’en dis, vont répétant que ce que j’appelle franchise, simplicité et naïveté de mœurs est, chez moi, de l’art et de la finesse; que c’est prudence, plus que bonté; que j’ai de l’adresse plus que du naturel, du bon sens plus que du bonheur, me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ôtent. Ils me prêtent assurément plus d’astuce que je n’en ai; et à celui d’entre eux qui m’aurait suivi et épié de près, je donnerais gain de cause, s’il ne confessait que son école n’a rien qui l’emporte sur cette manière de faire qui nous permet, tout en demeurant nous-mêmes et sans paraître abdiquer notre liberté et notre indépendance, de toujours marcher droit et à même allure par les routes si tortueuses et si diverses par lesquelles il nous faut aller et où toute notre attention et notre ingéniosité ne peuvent nous diriger sûrement. La voie de la vérité est une et simple; celle que nous font suivre notre intérêt personnel et la commodité des affaires dont nous avons la charge est double, inégale, sujette à des chances variables. J’ai souvent vu user de ces libertés contrefaites et factices, mais toujours sans succès; elles rappellent volontiers l’âne d’Ésope qui, voulant rivaliser avec le chien, vint tout gaîment mettre ses deux pieds sur les épaules de son maître; mais tandis que, pour ce témoignage d’affection, le chien recevait des caresses, le pauvre âne reçut en place deux fois autant de coups de bâton: «Ce qui sied le mieux à chacun, c’est ce qui lui est le plus naturel (Cicéron).» Je ne veux cependant pas refuser à la tromperie le rang qu’elle mérite, ce serait ne pas connaître le monde; je sais qu’elle a souvent rendu des services, qu’elle est nécessaire pour pouvoir remplir la plupart des charges qui incombent à l’homme; il y a des vices légitimes, comme il y a des actions qui sont ou bonnes, ou excusables, ou illégitimes.

Il y a une justice naturelle, bien plus parfaite que celles spéciales à chaque nation qui autorisent parfois des actes condamnables lorsque le résultat doit en être utile.—La justice par elle-même, considérée en son état naturel et s’appliquant à l’universalité des êtres, a des règles différentes et plus élevées que celles de cette autre justice spéciale qui est inhérente à chaque pays et qui tient compte des besoins de son gouvernement: «Nous ne possédons point de modèle solide et positif du véritable droit et d’une justice parfaite, nous n’en avons qu’une ombre 93 et qu’une image (Cicéron).» C’est ce qui faisait qu’entendant le récit des vies de Socrate, de Pythagore et de Diogène, le sage Dandamis les jugeait de grands hommes sous tous les autres rapports, mais observateurs trop respectueux des lois, que la vraie vertu ne peut accepter et appuyer qu’en se relâchant beaucoup de la rigidité qui est son principe essentiel; car, non seulement les lois permettent des actes condamnables, mais encore nous y incitent: «Il est des crimes autorisés par les sénatus-consultes et les plébiscites (Sénèque).» Je pense comme on parle communément, distinguant entre les choses utiles et celles qui sont honnêtes et qualifiant de déshonnêtes et de malpropres, certains actes naturels, non seulement utiles, mais encore nécessaires.

La trahison, par exemple, est utile dans quelques cas; elle n’en est pas plus honnête, et on ne saurait nous imposer d’en commettre.—Reprenons pour exemple la trahison.—Deux prétendants au royaume de Thrace, se le disputaient; l’Empereur les empêcha de poursuivre leurs revendications à main armée. Alors l’un d’eux, feignant de vouloir, dans une entrevue, conclure un accord à l’amiable, convia son concurrent à venir chez lui sous prétexte de lui faire fête, et le fit emprisonner puis mettre à mort. La justice aurait voulu que les Romains punissent ce forfait; mais il était difficile de recourir aux voies ordinaires, et ils se résolurent à faire, par trahison, ce qui ne pouvait légitimement s’obtenir sans courir les risques d’une guerre. Ce qu’ils ne pouvaient faire honnêtement, ils le firent en ne se préoccupant que de l’utilité, ce à quoi se trouva propre un certain Pomponius Flaccus. Celui-ci, par des paroles et des assurances trompeuses, ayant attiré notre homme dans ses filets, au lieu des honneurs et des faveurs qu’il lui avait promis, l’envoya à Rome pieds et poings liés. Un traître en trahit un autre, ce qui n’est pas commun, parce qu’ils sont fort défiants et qu’il est malaisé de les surprendre en usant de leurs propres subterfuges; témoin la fatale expérience que nous venons d’en faire.

Ce rôle de Pomponius Flaccus, le prendra qui voudra et assez le voudront; quant à moi, ma parole et la confiance que je puis inspirer appartiennent, comme le reste de moi-même, à la société dont je fais partie; c’est employées à les servir, qu’elles peuvent avoir le meilleur effet; cela, je l’admets comme ne faisant pas doute; mais, de même que si on me commandait de prendre la direction du palais de justice et des audiences, je répondrais: «Je n’y entends rien»; que je dirais, si on m’imposait de surveiller le travail des pionniers: «Je suis fait pour exercer un emploi plus relevé»; de même à qui voudrait m’employer à mentir, à trahir, à me parjurer en vue d’un service d’une certaine importance sans même aller jusqu’à assassiner, à empoisonner, je dirais: «Plutôt que de faire que je vole ou dépouille quelqu’un, envoyez-moi aux galères.» Il est toujours loisible, en effet, à un homme d’honneur de parler comme firent les Lacédémoniens traitant avec Antipater 95 qui venait de les vaincre: «Vous pouvez nous imposer autant qu’il vous plaira de charges qui nous écrasent et nous soient préjudiciables, mais vous perdez votre temps à vouloir exiger de nous des choses honteuses et déshonnêtes.» Chacun doit s’être juré à soi-même ce que les rois d’Egypte faisaient solennellement jurer à leurs juges: qu’ils ne dévieraient pas de ce que leur ordonnerait leur conscience, quelque ordre qu’eux-mêmes leur donneraient.—A de telles commissions, est attaché un stigmate évident d’ignominie et une condamnation. Qui vous les donne, vous accuse; et, en vous les donnant, vous impose, si vous vous en rendez bien compte, une charge et du même coup vous frappe d’une peine. Autant les affaires publiques bénéficieront de votre exploit, autant les vôtres y perdront; vous vous ferez d’autant plus de tort que vous ferez mieux; bien plus, ce ne sera pas chose nouvelle si vous êtes ruiné par celui-là même pour lequel vous aurez fait cette besogne, on sera même porté à trouver que c’est justice.

Si elle est excusable, ce n’est qu’opposée à une autre trahison sans que, pour cela, le traître cesse d’être méprisé et parfois puni par ceux-là mêmes qu’il a servis.—S’il est des cas où la trahison peut être excusable, c’est seulement lorsqu’elle est employée à châtier et à trahir un traître. On voit souvent la perfidie, non seulement repoussée, mais encore punie par ceux-là mêmes dans l’intérêt desquels elle a été conçue; chacun connaît la mesure prise par Fabricius contre le médecin de Pyrrhus. Il arrive aussi que tel qui l’a ordonnée, la venge ensuite cruellement, en sévissant contre celui qui l’a servi, se déniant en quelque sorte à lui-même une autorité et un pouvoir si effréné, et désavouant chez celui qu’il a employé un servage et une obéissance si passifs et si lâches.—Jaropelc, duc de Russie, gagnant un gentilhomme de Hongrie, l’avait déterminé à trahir Boleslas, roi de Pologne, soit en le faisant mourir, soit en donnant aux Russes le moyen de lui causer des dommages importants. Le traître s’y prit en habile homme: il déploya tout le zèle imaginable pour le service du roi, parvint à être de son conseil, et compta bientôt parmi ses partisans les plus fidèles. Grâce à la confiance qu’il avait captée, profitant d’un moment rendu opportun par l’absence de son maître, il livra aux Russes Visilicie, grande et riche cité qui fut entièrement saccagée puis incendiée par eux; la population de tout sexe et de tout âge fut tout entière massacrée et, avec elle, un grand nombre de nobles des alentours que le Hongrois y avait rassemblés en vue de ce qui arriva. Jaropelc, après avoir assouvi sa vengeance et sa colère qui n’étaient pas sans motif (Boleslas l’avait gravement offensé en agissant envers lui de semblable façon), repu des résultats de cette trahison, se rendant compte de sa laideur à ne considérer que le fait même, l’envisageant sans parti pris et non plus sous l’empire de la passion, en éprouva de tels remords et un tel dégoût, qu’il fit crever les yeux, couper la langue et les parties génitales au traître qui l’avait commise.

97

Antigone avait persuadé au corps des Argyraspides de lui livrer Eumène, leur capitaine général, avec lequel il était en compétition. A peine l’eut-il en son pouvoir, qu’il le fit tuer; et, s’instituant ministre de la justice divine pour le châtiment d’une si détestable trahison, il écrivit au gouverneur de la province, lui intimant l’ordre exprès de perdre ceux qui l’avaient commise et de les exterminer de quelque manière que ce fût, si bien que du grand nombre qu’ils étaient, pas un ne revit jamais la Macédoine; mieux il en avait été servi, plus il jugea leur conduite mauvaise et punissable.

L’esclave qui révéla l’endroit où se cachait P. Sulpitius son maître, fut affranchi comme Sylla s’y était engagé dans son édit de proscription; mais, pour donner satisfaction à la conscience publique, tout libre qu’il était devenu, on le précipita du haut de la roche tarpéienne.

Clovis, l’un de nos rois, au lieu des armes d’or qu’il leur avait promises, fit pendre les trois serviteurs du roi Cannacre qui, à son instigation, avaient trahi leur maître. On les pendit avec, attachée au cou, la bourse contenant le prix de leur méfait; de telle sorte, qu’après avoir fidèlement rempli les engagements particuliers pris envers eux, il fut satisfait ensuite à la moralité publique qui prime toute autre considération.

Mahomet II voulant se défaire de son frère dont il redoutait la compétition au trône, ce qui est fréquent chez les Ottomans, y employa un de ses officiers qui étouffa sa victime, en lui ingurgitant de force une grande quantité d’eau à la fois. Le crime accompli, Mahomet livra en expiation celui qui l’avait exécuté à la mère du mort (ils n’étaient frères que de père). Celle-ci fit, en sa présence, ouvrir la poitrine au meurtrier et, alors qu’il palpitait encore, y fouillant de ses mains, en arracha le cœur qu’elle jeta à manger aux chiens. Il est si doux, à ceux mêmes qui n’ont que de mauvais sentiments, de pouvoir, après avoir recueilli le fruit d’une de ces actions abominables, y rattacher, sans avoir désormais à en souffrir, quelque trait de bonté et de justice en compensation en quelque sorte de leur complicité et de soulager ainsi leur conscience; d’autant qu’ils ne cessent de voir en ceux qui les ont assistés dans l’exécution de leur forfait, des gens qui les leur reprochent, et qu’ils cherchent à étouffer, par leur mort, la connaissance qu’ils en ont eue et la preuve de leur participation.

Si vous êtes, par hasard, récompensé de pareils services, pour que la société ne soit pas empêchée d’user de cette ressource extrême et désespérée qui lui est indispensable, celui qui vous en remet le prix, ne laisse pas de vous tenir, si lui-même n’est pas tel, pour un misérable et un maudit. Il vous considère avec plus de mépris encore que ne fait celui que vous avez trahi, parce qu’il sait le peu que vous valez, qu’il vous a vu à l’œuvre, sans protestation, sans désaveu de votre part; il vous emploie tout comme on fait de ces hommes perdus dont se sert la justice pour les exécutions capitales, 99 charge aussi utile que peu honorable.—Outre ce que de semblables commissions ont de vil, elles déshonorent. La fille de Séjan ne pouvant, d’après la législation romaine, être mise à mort, parce qu’elle était encore vierge, fut, pour permettre l’application de la loi, violée par le bourreau, avant qu’il ne l’étranglât; l’office que celui-ci remplissait dans l’intérêt public, réclama de lui, en cette circonstance, qu’il avilît et sa main et son âme.

Ceux qui consentent à être les bourreaux de leurs parents et de leurs compagnons méritent la réprobation publique.—Amurat I, pour aggraver le châtiment de ceux de ses sujets qui avaient appuyé la rébellion de son fils * contre lui et s’étaient faits complices de ce parricide, ordonna que leurs plus proches parents prêteraient la main à leur exécution. Je trouve très honorable le refus qu’opposèrent certains d’entre eux qui préférèrent être considérés à tort comme complices du forfait commis par un autre, plutôt que de se rendre eux-mêmes coupables d’un crime semblable en s’associant à l’œuvre de la justice.—Dans quelques bicoques qui ont été prises d’assaut dans les guerres de notre temps, j’ai vu des coquins qui, pour sauver leur vie, acceptaient de pendre leurs amis et alliés; je les tiens de pire condition que les pendus.—On dit que Witolde, prince de Lithuanie, établit dans cette nation que tout criminel condamné à mort devrait se détruire lui-même, trouvant étrange qu’un tiers, innocent de la faute, fût employé à commettre un homicide et en eût charge.

Les princes sont quelquefois dans la nécessité de manquer à leur parole; on ne saurait les en absoudre que s’ils se sont trouvés dans l’impossibilité absolue d’assurer autrement les intérêts publics dont ils ont charge.—Le prince qu’une circonstance urgente et quelque accident violent et inopiné inhérent à sa position obligent à manquer à sa parole et à la foi qu’il a donnée, ou qui encore le jettent en dehors de ce qui est ordinairement son devoir, doit considérer cette nécessité dans laquelle il est placé, comme une épreuve que Dieu lui impose. Chez lui, ce n’est pas vice; sa raison est contrainte de céder à une autre plus puissante que la sienne et qui s’étend sur tout; mais c’est certainement un malheur. A quelqu’un qui me demandait quel remède pouvait y être apporté: Il n’y en a pas, ai-je répondu, si véritablement ce prince est pressé entre ces deux partis extrêmes: «mais surtout qu’il se garde bien de chercher des prétextes à son parjure (Cicéron)»; il a ainsi agi, parce qu’il s’y trouvait obligé; mais s’il a satisfait sans regret à cette nécessité, s’il ne lui en a pas coûté de manquer à sa foi, c’est signe que sa conscience est véreuse.—S’il s’en trouvait un de conscience si scrupuleuse que nulle nécessité ne lui parût justifier un si grave remède, je ne l’en estimerais pas moins; on ne saurait perdre ses états d’une façon plus excusable et plus honorable. Nous ne pouvons tout; aussi faut-il souvent nous en remettre au ciel de 101 la direction de notre navire; la protection divine est notre dernière ancre de salut. Quelle nécessité justifie davantage qu’il s’adresse à elle? Est-il quelque chose à quoi un prince puisse moins consentir, qu’à ce qu’il ne peut faire qu’aux dépens de sa foi et de son honneur qui, dans certaines circonstances, doivent lui être plus chers que son propre salut, * oui assurément, et même que le salut de son peuple? Quand, les bras croisés, il appellerait simplement Dieu à son aide, n’a-t-il pas à espérer que la bonté divine ne lui refusera pas, à lui dont la cause est juste et bonne, la faveur d’un appui auquel tout est possible? Ce sont là de dangereux exemples qui sont des dérogations rares et malsaines aux règles naturelles; il faut y céder, mais avec une grande modération et beaucoup de circonspection; nul intérêt privé ne mérite que nous fassions à notre conscience une pareille violence, qui dans l’intérêt public est admissible, lorsque l’utilité en est bien apparente et qu’elle est d’importance capitale.

Comment le sénat de Corinthe s’en remit à la fortune du jugement qu’il avait à porter sur Timoléon, qui venait de tuer son propre frère.—Timoléon se préserva de la réprobation que son acte étrange était susceptible de soulever contre lui par les larmes abondantes que lui fit répandre la pensée constante que c’était lui, son frère, qui avait tué le tyran; et c’est justice si sa conscience a souffert de ce qu’il avait été dans l’absolue nécessité de sacrifier à l’intérêt public sa rectitude de mœurs. Le sénat lui-même, qu’il avait ainsi délivré, n’osa se prononcer nettement sur un fait de cette importance et se trouva hésitant entre ces deux considérations, toutes deux d’un si grand poids. Les Syracusains vinrent fort à propos, à ce moment, solliciter des Corinthiens leur protection et l’envoi d’un chef capable de rendre à leur ville son ancienne splendeur et de purger la Sicile de l’oppression de plusieurs petits tyrans. Le sénat leur envoya Timoléon, en prenant avec lui-même cet arrangement de nouvelle sorte: Selon qu’il s’acquitterait bien ou mal de la mission qu’on lui confiait, l’arrêt que ce corps politique avait à rendre, lui serait, ou favorable ne considérant en lui que le libérateur de son pays, ou défavorable ne l’envisageant que comme le meurtrier de son frère. Cette singulière conclusion s’explique par le danger résultant d’un semblable exemple et la gravité d’un acte si en dehors de ce qui se voit d’ordinaire; les Corinthiens eurent raison de ne pas s’en rapporter à leur propre jugement et de faire intervenir, pour trancher la question, des considérations tirées d’un autre ordre de faits. La conduite de Timoléon dans cette mission éclaira rapidement sur ce qu’il fallait penser de lui tant il se comporta, sous tous rapports, avec dignité et vertu; le bonheur avec lequel il se tira des grosses difficultés qu’il eut à surmonter dans sa tâche, sembla lui avoir été envoyé pour sa justification par les dieux conspirant en sa faveur.

Acte inexcusable du sénat romain revenant sur un traité qu’il avait ratifié.—Le but qui avait fait agir Timoléon l’excuse, 103 autant qu’un acte de cette nature peut être excusé. Mais le bénéfice que retira le trésor public et qui fut le prétexte dont usa le Sénat romain en la circonstance, n’est pas suffisant pour faire admettre une injustice comme celle qu’il commit dans cette affaire malpropre que je vais rapporter: Certaines villes s’étaient rachetées à prix d’argent et avaient recouvré leurs franchises sur ordonnances rendues par le Sénat, qui avait ratifié cette mesure prise par Sylla. Celui-ci mort, le Sénat, saisi à nouveau de la question, replaça ces villes sous le régime de la taille et décida que l’argent qu’elles avaient payé pour leur rachat, ne leur serait pas rendu. Les guerres civiles produisent souvent d’aussi vilains exemples: nous punissons les particuliers de ce qu’ils nous ont crus, quand nous étions autres que nous ne sommes devenus; le magistrat fait porter la peine du changement qui s’est produit en lui, à qui n’en peut mais; le maître d’école fouette son écolier pour avoir été trop docile; le clairvoyant, l’aveugle auquel il sert de guide. Quelle horrible image de la justice cela nous donne!

L’intérêt privé ne doit jamais prévaloir sur la foi donnée; ce n’est que si on s’est engagé à quelque chose d’inique ou de criminel, que l’on peut manquer à sa parole.—Il y a en philosophie des règles qui sont fausses et par trop élastiques. L’exemple ci-après qu’on nous propose comme un cas où l’intérêt particulier peut primer la foi engagée, ne tire pas des circonstances mêmes que l’on indique, une autorité suffisante: Des brigands se sont emparés de vous, et vous ont rendu la liberté après vous avoir fait jurer de leur payer comme rançon une somme déterminée; est-on fondé à prétendre qu’un homme de bien, une fois hors de leurs mains, est dégagé de son serment, s’il ne paie pas? Non; ce que la crainte m’a fait vouloir, je dois le vouloir encore, lorsque je n’ai plus à craindre; et lors même que c’est cette crainte qui a contraint ma langue à prononcer ce que ma volonté ne ratifiait pas, je suis encore tenu d’observer exactement ma parole.—Chez moi, quand parfois la parole a été inconsidérément plus loin que la pensée, je ne m’en suis pas moins fait un cas de conscience de ne pas me désavouer; autrement, de degré en degré, nous arriverions à abolir tout droit qu’un tiers peut fonder sur nos promesses et * nos serments: «La violence peut-elle quelque chose sur un homme de cœur (Cicéron)?» L’intérêt privé ne peut être pour nous une excuse de manquer à nos promesses que dans le cas où nous aurions promis une chose mauvaise et injuste par elle-même, parce que les droits de la vertu doivent l’emporter sur tous autres dont nous avons contracté l’obligation.

Chez Épaminondas l’esprit de justice et la délicatesse de sentiments ont toujours été prédominants; son exemple montre qu’il est des actes qu’un homme ne peut se permettre même pour le service de son roi, même pour le bien de son pays.—J’ai, plus haut, mis Épaminondas au premier rang des hommes les meilleurs; je ne m’en dédis pas. A 105 quelle hauteur ne plaçait-il pas ce qu’il considérait comme son devoir personnel, lui qui ne tua jamais un homme qu’il avait vaincu; qui, même dans le but au plus haut point estimable de rendre la liberté à son pays, se faisait conscience de tuer, en dehors des formes de la justice, un tyran ou ses complices; qui jugeait méchant, si bon citoyen qu’il fût, celui qui, dans une bataille, n’épargnait dans les rangs ennemis ni son ami, ni son hôte! Voilà une âme richement composée: dans l’accomplissement des actes les plus rudes et les plus violents de l’humanité, il demeurait bon et humain, et cela dans les conditions les plus délicates que conçoive l’enseignement de la philosophie. Ce courage si grand, si manifeste, si opiniâtre contre la douleur, la mort, la pauvreté, est-ce à la nature ou à l’art qu’il devait de l’avoir attendri au point d’en être arrivé à cette extrême douceur et à cette bonté qui s’étaient incarnées en lui? Horrible sous le fer et le sang qui le couvrent, il va fracassant, rompant une nation invincible pour tous, sauf pour lui, et, au milieu des plus effroyables mêlées, se détourne s’il se trouve en présence d’un hôte ou d’un ami! En vérité, celui-là commandait bien à la guerre, qui avait su lui imposer sa bonté, comme un frein qu’elle subissait même aux plus forts moments du combat, alors qu’elle était dans toute sa surexcitation, écumant de fureur et de meurtre. C’est miracle de pouvoir mêler à de telles actions quelque image de la justice, et à la rigueur de principes d’Épaminondas appartient seul d’avoir pu y associer la douceur et la pratique des mœurs les plus tolérantes, l’innocence dans toute sa pureté. Là où l’un dit aux Mamertins «que les traités n’ont plus cours, quand on est en armes»; un autre, à un tribun du peuple, «que le temps de la justice et celui de la guerre sont deux»; un troisième, «que le bruit des armes l’empêche d’entendre la voix des lois», Épaminondas entendait même celle de la civilité et de la simple courtoisie. N’avait-il pas été jusqu’à emprunter à ses ennemis l’usage de sacrifier aux Muses en marchant au combat pour atténuer, par la douceur et la gaîté qu’elles répandent, la furie et la rudesse du guerrier? N’hésitons donc pas à penser après un si grand modèle que, même contre un ennemi, tout n’est pas permis; que l’intérêt général n’est pas autorisé à tout revendiquer au mépris des intérêts privés: «Le souvenir du droit privé subsiste au milieu des dissensions publiques (Tite Live)»; «Il n’y a pas de puissance qui puisse nous faire enfreindre les droits de l’amitié (Ovide)»; disons-nous qu’il y a des choses interdites à un homme de bien qui sert son roi, ou la cause de l’ordre et des lois, «car la patrie n’étouffe pas tous les devoirs, et il lui importe d’avoir des citoyens qui soient pieux envers leurs parents (Cicéron)». C’est là une éducation à répandre à notre époque. Nous n’avons que faire de principes exclusifs; c’est assez que nos épaules soient bardées de fer sans que nos âmes le soient; c’est assez de tremper nos plumes dans l’encre, sans encore que nous les trempions dans le sang. Si c’est le comble du courage, l’effet d’une vertu particulièrement rare 107 que de mépriser l’amitié, les obligations que nous avons les uns envers les autres, la parole donnée, les liens de parenté pour le bien commun et l’obéissance aux magistrats, il suffit bien, pour nous excuser de ne point posséder une telle grandeur de sentiments, qu’elle n’ait point pris place dans ce qui faisait la grandeur d’âme d’Épaminondas.

J’abomine les appels à la violence de cette autre âme en délire: «Tant que l’épée sera tirée du fourreau, chassez toute pitié de vos cœurs, que la vue même de vos pères dans le camp adverse ne vous arrête pas, frappez du fer ces têtes vénérables (Lucain).» Otons à ceux qui, par nature, sont méchants, sanguinaires et traîtres, ce prétexte à se livrer à leurs penchants; laissons là cette justice excessive qui ne nous appartient pas et tenons-nous-en à des exemples plus empreints des droits de l’humanité.—A cet égard l’époque et l’exemple peuvent beaucoup. Durant la guerre civile, dans un engagement contre Cinna, un soldat de Pompée ayant, par mégarde, tué son frère qui était dans les rangs opposés, se tua lui-même sur le champ par honte et par regret. Quelques années après, dans le cours d’une autre guerre civile, toujours chez ce même peuple, un soldat qui avait tué son frère demandait, pour ce fait, une récompense à ses chefs.

En résumé, l’utilité d’une action ne suffit pas pour la rendre honorable.—C’est à tort qu’on voudrait justifier de * l’honnêteté et de la beauté d’une action par ce fait seul qu’elle est utile, et en conclure que chacun peut être tenu de l’accomplir et doit l’estimer honnête en raison de son utilité: «Toutes choses ne conviennent pas également à tous (Properce).» Considérons celle qui est la plus nécessaire et la plus utile à la société humaine, le mariage; le conseil des saints ne trouve-t-il pas qu’il est plus honnête de s’en abstenir, réprouvant ainsi, parmi les devoirs de l’homme, celui qui est le plus respectable, comme nous-mêmes en agissons vis-à-vis des animaux, en envoyant dans les haras ceux dont nous faisons le moins de cas.

CHAPITRE II.    (ORIGINAL LIV. III, CH. II.)
Du repentir.

Tout, en ce monde, est soumis à des changements continuels; c’est ce qui fait que Montaigne, qui se dépeint au jour le jour, peut ne pas se montrer constamment avec les mêmes sentiments et les mêmes idées.—Les autres auteurs se proposent l’éducation de l’homme; je me borne à le décrire. 109 Celui que je dépeins est bien mal composé; si j’avais à le façonner à nouveau, je le ferais certainement tout autre qu’il n’est, mais aujourd’hui c’est chose faite. Les traits sous lesquels je le présente, sont bien tels, quoique changeant et se diversifiant; car le monde n’est autre qu’un mouvement perpétuel; tout y est continuellement en branle; la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte participent du mouvement général et de celui qui leur est propre; l’immobilité elle-même n’est qu’un mouvement moins accentué. Je ne puis fixer l’objet que je veux représenter: il se meut vague et chancelant comme sous l’influence d’une ivresse naturelle; je le prends tel qu’il est à l’instant où mon intention se porte sur lui; je ne le peins pas tel qu’il est, mais tel qu’il m’apparaît au passage; passage non d’un âge à un autre, ni, comme on dit dans le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. C’est donc sur le moment même qu’il me faut achever ma description; un instant plus tard, je pourrais me trouver non seulement en présence d’une physionomie qui s’est modifiée, mais encore les idées d’après lesquelles je l’apprécie n’être plus elles-mêmes celles que j’avais le moment d’avant. Je relève les accidents divers et variables qui se produisent en moi et les conceptions plus ou moins fugitives qu’engendre mon imagination, lesquelles souvent sont le contraire les unes des autres, soit qu’à certains moments je sois autre que moi-même, soit que ce qui en est l’objet m’apparaisse dans un cadre et sous un jour autres; si bien qu’il m’arrive de temps en temps de me contredire et cependant, comme disait Demade, jamais je ne cesse d’être vrai. Si mon âme pouvait se fixer, je ne serais pas hésitant, je parlerais nettement, en homme sûr de lui-même; mais elle est sans cesse cherchant sa voie et s’essayant.

Quoique sa vie n’offre rien de particulier, l’étude qu’il en fait n’en a pas moins son utilité, d’autant que jamais auteur n’a mieux connu son sujet.—J’expose une vie tout à fait des plus ordinaires, qui ne présente rien de saillant, ce qui est tout un. La vie intime de l’homme du peuple est du reste un sujet de philosophie et de moralité au même degré qu’une vie vécue dans de plus brillantes conditions; dans chaque homme se retrouve l’homme tout entier. Les auteurs traitent communément des sujets spéciaux auxquels leur personnalité demeure étrangère; dérogeant à cette habitude, ce qui est la première fois que cela arrive, c’est moi-même, dans ma plus complète intégrité, que je livre au public, c’est Michel de Montaigne en personne et non Michel de Montaigne grammairien, poète ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de ce que je parle trop de moi, je me plains de ce que lui ne pense seulement pas à lui-même. Mais est-il raisonnable, ne vivant que pour moi, de prétendre initier le public à la connaissance de moi-même? Est-ce raisonnable aussi de présenter dans toute leur crudité, au monde auprès duquel la façon et l’art ont tant de poids et sont tant prisés, de simples effets de la nature, et encore d’une nature qui n’a que bien peu de ressort? N’est-ce pas vouloir construire un 111 mur sans avoir de pierres, ou entreprendre toute autre chose du même genre, que d’écrire un livre sans la science et le talent * voulus? C’est l’art qui permet d’adapter la musique aux idées que l’on veut rendre; les miennes ne procèdent que du hasard. J’ai du moins pour moi ceci de conforme à la règle, c’est que personne n’a traité un sujet, le possédant avec plus de connaissance que je n’ai de celui qui m’occupe; je suis à cet égard plus savant que qui que ce soit; en second lieu, jamais personne ne l’a scruté davantage, n’en a plus analysé les diverses parties et les conséquences qui en découlent, et n’a une idée plus exacte et plus complète du but qu’il se propose. Pour mener à bien ce travail, je n’ai besoin que de sincérité, et cette qualité-là s’y trouve aussi réelle, aussi pure qu’il se peut. Je dis la vérité, non pas aussi nette que je voudrais, mais que je l’ose, et j’ose un peu plus au fur et à mesure que je vieillis, parce que j’ai remarqué qu’aux gens avancés en âge on concède une plus grande liberté de bavarder et de s’étendre complaisamment sur ce qui les touche. Ici, il n’y a pas à craindre, ce qui arrive souvent, que l’artisan et le travail qu’il produit soient en contradiction, et qu’on vienne dire: «Comment se peut-il qu’un homme qui cause si bien, ait écrit un ouvrage aussi sot?» ou encore: «Comment cet ouvrage, qui dénote tant de savoir, a-t-il pu être écrit par un homme qui a une si faible conversation?» Quand la société de quelqu’un est banale et que ses ouvrages ont de la valeur, c’est que la capacité qu’il y montre, provient d’une source à laquelle il l’emprunte et n’est pas de son cru. Un savant n’est pas savant en toutes choses, mais l’homme capable, l’est en tout, jusque dans son ignorance. Mon livre et moi sommes si bien assortis, que nous allons de pair; ailleurs, on peut apprécier ou ne pas apprécier l’ouvrage et avoir une idée autre sur l’auteur; tel n’est pas ici le cas, le jugement porté sur l’un s’applique à l’autre. Celui qui jugera sans se rendre compte, se fera plus de tort qu’à moi; celui qui jugera en connaissance de cause, aura pleinement satisfait à ce que je souhaite. Je serai plus heureux que je ne le mérite, si j’arrive à me concilier suffisamment l’approbation publique pour que les gens qui ont du bon sens, veuillent bien admettre que j’eusse été capable de tirer profit de la science si j’en avais eu, et qu’il est regrettable que ma mémoire ne m’ait pas mieux servi.

Expliquons ici ce que je répète souvent: que je ne me repens que rarement et que ma conscience se contente de son propre témoignage, non comme si j’avais la conscience d’un ange ou d’une bête, mais comme fait une conscience humaine; à quoi j’ajouterai cette redite continuelle qui n’est pas chez moi un vain étalage de mots, mais un acte de soumission complète et absolue: «Ce que je dis, est le fait de quelqu’un qui ne sait pas et qui s’enquiert; et, comme conclusion, je m’en remets purement et simplement aux croyances universellement admises et qui nous ont été légitimement transmises.» Je n’enseigne pas, je raconte.

Tout vice laisse dans l’âme une plaie qui la tourmente 113 sans cesse; une bonne conscience procure, au contraire, une satisfaction durable.—Il n’y a pas de vice, méritant réellement cette qualification, qui ne nous offense et que ne fasse ressortir un jugement sain. La laideur et les inconvénients du vice sont, en effet, si apparents que peut-être ceux-là ont-ils raison, qui disent qu’il est surtout le résultat de la bêtise et de l’ignorance, tant il est difficile d’imaginer qu’on puisse le connaître sans le haïr. La méchanceté résorbe la majeure partie de son propre venin et s’en empoisonne elle-même. Le vice amène un remords dans l’âme, qui est comme un ulcère dans les chairs; toujours elle s’égratigne et s’ensanglante elle-même. La raison efface toutes les autres tristesses, toutes les autres douleurs, tandis qu’elle entretient celles qui nous viennent du remords, qui est d’autant plus aigu qu’il naît au dedans de nous, semblable en cela au froid et au chaud qui, occasionnés par la fièvre, nous sont plus pénibles que lorsqu’ils proviennent de causes externes. J’appelle vice (chacun toutefois dans la mesure qui lui est propre), non seulement ce que condamnent la nature et la raison, mais aussi ce qu’à tort ou à raison l’homme a décrété tel, lorsque les lois et l’usage l’ont ratifié.

De même, tout ce qui est bon réjouit une nature bien née; bien faire procure toujours je ne sais quelle satisfaction qui nous réconforte dans notre for intérieur et nous inspire cette généreuse fierté compagne d’une bonne conscience; une âme qui apporte du courage dans le vice, peut, par exception, se donner la sécurité, mais n’arrive ni à se complaire, ni à être satisfaite. Ce n’est pas un léger contentement que l’on éprouve, de se sentir préservé de la contagion d’un siècle si contaminé et de pouvoir se dire en soi-même: «Qui plongerait ses regards jusque dans le fond de mon âme, ne me trouverait, jusqu’à présent, coupable ni d’avoir affligé ou ruiné quelqu’un, ni de m’être vengé ou avoir porté envie, non plus que d’avoir attenté publiquement aux lois, d’avoir contribué à faire prévaloir des nouveautés, participé aux troubles, manqué à ma parole; et, bien que la licence des temps l’ait permis et appris à chacun à le pratiquer, je n’ai mis la main ni sur les biens, ni sur la bourse d’aucun Français; je n’ai vécu que de la mienne, aussi bien pendant la guerre que pendant la paix, et n’ai jamais usé du travail de personne sans le payer.» De pareils témoignages de conscience plaisent; et cette satisfaction intime, qui est la seule récompense qui jamais ne nous fasse défaut, est d’un grand prix.

Chacun devrait être son propre juge, les autres n’ont, pour nous juger, qu’une fausse mesure à leur disposition.—Chercher, dans l’approbation d’autrui, la récompense des actions vertueuses, c’est prendre une base d’appréciation trop incertaine et mal définie, surtout dans un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci, où l’estime que vous témoigne la foule est injurieuse, et où on ne sait à qui se fier qui soit à même de distinguer ce qui mérite d’être loué! Dieu me garde d’être un homme de bien semblable 115 à ceux auxquels tous les jours je vois, pour leur faire honneur, attribuer cette qualification: «Les vices d’autrefois sont devenus les mœurs d’aujourd’hui (Sénèque).»—Certains de mes amis ont, parfois, entrepris de me chapitrer et de me censurer en toute sincérité, soit de leur propre mouvement, soit sollicités par moi, parce que c’est là un service qui, pour une âme bien faite, surpasse comme bon procédé, aussi bien qu’en utilité, tous ceux que l’amitié peut nous rendre. Tout en faisant à ces critiques l’accueil le plus courtois et le plus reconnaissant, je puis dire aujourd’hui en conscience que j’ai souvent constaté si peu de justesse dans leurs reproches comme dans leurs louanges, qu’il ne s’en est pas fallu de beaucoup qu’en m’y prenant à leur manière, je ne fisse mal plutôt que bien. Surtout nous autres particuliers, dont les sentiments ne se manifestent guère au dehors de nous, avons besoin d’avoir au dedans un juge qui prononce sur la valeur de nos actes et qui tantôt nous encourage, tantôt nous châtie selon ce qu’il apprécie. Pour juger des miens, j’ai des lois et une cour de justice qui me sont propres, et c’est à elles que j’ai le plus souvent recours; je modifie bien mes actions suivant le jugement d’autrui, mais c’est uniquement d’après moi que je les juge. Il n’y a que vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, si vous êtes loyal, si vous avez des idées religieuses; les autres ne vous voient pas, ils vous devinent d’après des conjectures incertaines; ce n’est pas tant votre naturel qu’ils aperçoivent que l’apparence que, par l’effet de l’art, vous êtes arrivé à vous donner; ne vous en rapportez donc pas à leur sentence, tenez-vous-en à la vôtre: «Usez de votre propre jugement... Le témoignage qu’en vous-mêmes se rendent le vice et la vertu est d’un grand poids; en dehors de lui, tout le reste n’est rien (Cicéron).»

Le repentir est, dit-on, la suite inévitable d’une faute; cela n’est pas exact pour les vices enracinés en nous.—On dit que le repentir suit de près la faute, cela ne semble pas s’appliquer à celle montée à un si haut diapason, qu’elle a fait élection de domicile en nous au point d’y être comme chez elle. On peut désavouer et renier les vices qui ne sont qu’accidentels et vers lesquels la passion nous a une fois entraînés; mais ceux qui, à la suite d’une longue habitude, se sont enracinés et ancrés par l’effet d’une volonté forte et persistante, ne sont pas sujets à résipiscence. Le repentir n’est autre qu’un dédit de notre volonté, une révolte qui nous passe par l’esprit, une contradiction avec nous-mêmes qui fait que nous allons en tous sens; il amène l’un à désavouer le vice, un autre sa vertu et sa continence des temps passés: «Que n’avais-je autrefois l’expérience que j’ai aujourd’hui; et que mes joues n’ont-elles conservé le duvet de la jeunesse (Horace)!»

La vie extérieure d’un homme n’est pas sa vie réelle; il n’est lui-même que dans sa vie intérieure.—C’est une existence exquise que celle qui, jusque dans la vie privée, ne se départit 117 jamais de la règle. Tout le monde peut faire le métier de bateleur et, sur les tréteaux, représenter un personnage honnête; mais au dedans de nous, dans notre for intérieur où nous régnons en maître et où tout ce qui se passe demeure caché, ne pas nous écarter de cette règle-là est le difficile. C’est approcher de cette perfection que d’être pondéré chez soi, dans nos actions ordinaires dont nous n’avons de comptes à rendre à personne, qui se font sans que nous les étudiions à l’avance et sans apprêts.—C’est dans cet esprit que Bias traçait son tableau d’une famille modèle, «dont le chef, disait-il, est au dedans par sa propre vertu, ce qu’il est au dehors par la crainte des lois et de l’opinion publique»; et, c’est une parole digne d’être rapportée que celle de Livius Drusus répondant aux ouvriers qui lui offraient de mettre, pour trois mille écus, sa maison à l’abri des vues que ses voisins y avaient: «Je vous en donnerai six mille, si vous faites que partout chacun puisse voir ce qui s’y passe.» Agésilas avait une habitude qui lui faisait honneur: quand il était en voyage, il logeait dans les temples, afin que le peuple et les dieux eux-mêmes fussent témoins incessants de ses faits et gestes.—Tel passe aux yeux du monde pour avoir accompli des miracles, chez lequel ni sa femme, ni son valet de chambre n’ont rien aperçu qui soit même digne de remarque; peu d’hommes ont été un sujet d’admiration pour leurs domestiques; nul n’a été prophète dans sa maison, ni même dans son pays, disent les enseignements de l’histoire. Il en est de même des choses sans importance; et si insignifiant que soit ce qui se passe à mon sujet, c’est exactement ce qui a lieu chez les grands: dans ma province de Gascogne, on trouve drôle de me voir imprimé; et plus ceux qui entendent parler de moi habitent loin de mon manoir, plus ils font cas de moi; en Guyenne il me faut payer mes imprimeurs, ailleurs ce sont eux qui m’achètent.—De ce qu’il en est ainsi, certains, qui de leur vivant et alors qu’ils sont là restent ignorés, espèrent acquérir de la réputation quand ils seront morts et qu’ils ne seront plus; je préfère avoir moins de succès posthumes, et ne me donne au monde que pour ce que je puis en retirer; du reste, je l’en tiens quitte. Celui qu’au retour d’une cérémonie publique, le peuple ébaubi reconduit jusqu’à sa porte, cesse son rôle en quittant la robe qu’il a revêtue pour le jouer et retombe d’autant plus bas que, il y a un instant, il était monté plus haut; chez lui, dans son intérieur, tout est tumultueux et vil.—Alors même que les actions les plus humbles de notre vie privée seraient toujours ordonnées, il faudrait un jugement pénétrant et particulièrement apte pour le constater, d’autant que l’ordre est une vertu sans éclat qui ne provoque pas l’attention. Enlever une brèche, diriger une ambassade, gouverner un peuple, sont des actions qui ressortent; réprimander, rire, vendre, acheter, aimer, haïr, causer avec les siens et avec soi-même et cela toujours doucement, raisonnablement sans jamais ni se négliger, ni se démentir, sont choses plus rares, plus difficiles et moins remarquables. 119 Ceux qui mènent une existence retirée du monde ont en cela à satisfaire, quoi qu’on en dise, à des devoirs aussi pénibles, aussi tendus sinon plus, que ceux qui vivent autrement; et les simples particuliers, dit Aristote, pratiquent la vertu dans des conditions plus difficiles et plus hautes que ne font ceux qui remplissent des charges publiques; c’est par le désir d’arriver à la gloire, plus que par conscience, que nous recherchons les situations élevées.—Le moyen le plus prompt d’acquérir de la gloire devrait être de faire par conscience ce que nous faisons pour la gloire. Le courage même d’Alexandre me semble représenter sur le théâtre où il s’est exercé, une somme d’énergie notablement inférieure à celle qu’il a fallu à Socrate pour pratiquer ses vertus dans le milieu peu élevé et obscur où il a vécu. Je me figure aisément Socrate à la place d’Alexandre, je ne puis m’imaginer Alexandre à la place de Socrate; demandez à celui-là ce qu’il sait faire, il vous dira: «Subjuguer le monde»; posez la même question à celui-ci, il vous dira: «Vivre de la vie humaine dans les conditions que nous a faites la nature»; science bien plus vaste, plus lourde et qui a plus sa raison d’être.

La grandeur d’âme se manifeste surtout chez les hommes de condition sociale médiocre.—Le mérite de l’âme n’est pas de s’élever haut, mais d’aller d’une façon ordonnée; sa grandeur ne se manifeste pas dans la grandeur, mais dans la médiocrité. Ceux qui scrutent ce qui est en dedans de nous et nous jugent d’après ce qu’ils y constatent, ne tiennent pas grand compte de la lueur que peuvent répandre les actes de notre vie publique; ils voient que ce ne sont que de minces filets d’eau, émergeant en gouttelettes d’un fond en somme limoneux et épais; quant à ceux qui nous jugent sur ces apparences brillantes qui s’aperçoivent de dehors, ils concluent qu’intérieurement nous sommes tels; ils ne peuvent accoupler les facultés communes, semblables aux leurs qui sont également en nous, avec ces autres facultés qui les étonnent et sont si loin de ce à quoi ils songent à atteindre. C’est ainsi que nous attribuons aux démons des formes étranges. Qui ne se représente Tamerlan avec des sourcils relevés, de larges narines, un visage affreux, une taille démesurée que notre imagination conçoit tels, d’après le bruit qui s’est fait autour de son nom? Qui m’eût jadis montré Érasme, m’aurait difficilement empêché de voir autre chose que des maximes et des sentences dans tout ce qu’il disait à son domestique et à son hôtesse. Nous nous représentons bien plus un artisan sur sa garde-robe ou sur sa femme, qu’un premier président vénérable par son maintien et ses capacités; il nous semble que de ces trônes si haut placés, on ne s’abaisse pas à daigner vivre. Les âmes vicieuses sont souvent incitées à bien faire par quelque cause étrangère; réciproquement, les âmes vertueuses sont parfois sollicitées au mal; il ne faut donc, par suite, les juger que lorsqu’elles sont dans leur état normal, quand elles sont chez elles, s’il leur arrive quelquefois d’y être, ou, 121 au moins, quand elles sont à peu près au calme et dans leur assiette naturelle.

Ceux qui entreprennent de réformer les mœurs se trompent en croyant y arriver; ils ne parviennent à changer que l’apparence.—Les penchants naturels se développent et se fortifient par l’éducation, mais ne se modifient guère ni ne se surmontent. De mon temps, mille natures ont dévié soit vers la vertu, soit vers le vice, malgré un système d’éducation qui eût dû produire un résultat opposé: «Ainsi les bêtes fauves déshabituées de leurs forêts, semblant s’être adoucies en captivité, dépouillant leur mine farouche, souffrent enfin l’empire de l’homme; mais si, d’aventure, un peu de sang vient à toucher leurs lèvres enflammées, leur rage se réveille, leur gosier en est altéré, elles brûlent de s’en assouvir; et c’est à peine si, dans leur fureur, elles se retiennent de déchirer leur maître pâle de frayeur (Lucain).» On ne déracine pas des qualités originelles, on n’arrive qu’à les dissimuler, à les cacher. Ainsi, la langue latine est comme ma langue maternelle, je la comprends mieux que le français; mais il y a quarante ans que je ne m’en suis plus du tout servi pour parler et guère pour écrire; cependant quand de très fortes émotions se sont emparées subitement de moi, ce qui m’est arrivé deux ou trois fois dans ma vie, dont l’une en voyant mon père, en pleine santé, tomber inanimé dans mes bras, les premières paroles qui me sont échappées du fond du cœur, ont toujours été en latin, la nature se faisant jour par la force même des choses, bien que tenue depuis longtemps à l’écart; et de cela, on cite bien d’autres exemples.

Ceux qui essaient de corriger les mœurs publiques de notre époque en modifiant les idées ayant cours, ne réforment que ce que l’apparence a de vicieux, mais non le fond des choses qui demeure, si même il ne s’aggrave. L’aggravation est à craindre, parce que ces modifications ne portant que sur des questions de forme, laissées à l’appréciation de chacun *, coûtant moins à pratiquer et nous faisant valoir davantage, font qu’on s’abstient de tout autre changement susceptible de concourir à notre amélioration et que, de la sorte, nous pouvons, à bon marché, nous abandonner aux autres vices inhérents à notre nature et que nous recélons à l’état latent. Regardez un peu ce qui se passe dans la réalité: il n’est personne, s’il s’examine, qui ne découvre en soi une disposition qui lui soit propre, disposition maîtresse qui résiste aux effets de l’éducation et aux assauts de toutes les passions contraires à ce penchant dominant.—Pour moi, je n’éprouve guère de ces secousses; je suis presque toujours dans mon assiette naturelle, comme il arrive des corps massifs qui ont du poids; si je ne suis pas en possession de moi-même, je suis toujours bien près d’y être. Mes écarts ne sont jamais considérables, n’ont rien d’excessif ni d’étrange, et mes retours en moi-même sont toujours sérieux et sincères.

Les hommes en général, même dans leur repentir, ne 123 s’amendent pas; s’ils cherchent à être autres, c’est qu’ils espèrent s’en mieux trouver. Pour lui, son jugement a toujours dirigé sa conscience.—Ce qui nous est une véritable condamnation et s’applique à notre manière de faire à tous, c’est que lorsque nous revenons sur nos erreurs, notre repentir même est entaché de corruption et de mauvaises intentions; nous n’avons que confusément l’idée de nous amender, nous éludons la pénitence que nous en faisons, et nous nous y comportons d’une façon à peu près aussi fautive que lorsque nous cédions au péché. Quelques-uns, soit parce que le vice est dans leur nature, soit parce que depuis longtemps il est dans leurs habitudes, n’en saisissent plus la laideur; chez d’autres, du nombre desquels je suis, il leur est à charge, mais mettant en balance le plaisir ou tout autre avantage qu’ils en retirent, ils le supportent ou s’y prêtent, moyennant une transaction qui ne laisse pas d’être encore du vice et de la lâcheté. Cependant on peut concevoir parfois entre le vice et le plaisir qu’il procure une disproportion telle, qu’avec quelque raison elle excuse le péché, comme nous disons d’une faute légère dont nous retirons des avantages importants; et cela, non seulement s’il s’agit de plaisirs accidentels dont on ne jouit que hors du péché, c’est-à-dire qu’après qu’il a été commis, tels que ceux que procure le larcin, mais même de ces plaisirs qu’on ressent à l’instant même où se produit la faute, comme il arrive quand on entre en jouissance de la femme, à laquelle nous induit une tentation violente, quelquefois même irrésistible, dit-on.—J’étais l’autre jour en Armagnac, dans le domaine d’un de mes parents; j’y vis un paysan qu’on désigne par ce surnom: le Larron. Il racontait ainsi son existence: Né de parents adonnés à la mendicité, et trouvant que s’il lui fallait gagner sa vie en travaillant honnêtement, il n’arriverait jamais à se mettre à l’abri de la misère, il s’avisa de se faire voleur, métier qu’il pratiqua durant toute sa jeunesse, sans jamais se compromettre en raison de sa force physique. Il allait moissonner et vendanger les terres d’autrui; mais au loin et sur des étendues telles qu’on ne pouvait supposer qu’un homme seul pût, sur ses épaules, emporter des récoltes en aussi grande quantité en une seule nuit; de plus, il avait soin de répartir sur divers le dommage qu’il commettait, de sorte que les pertes subies étaient de moindre importance pour chacun. Aujourd’hui qu’il est vieux, grâce à ce mode d’opérer qu’il confesse ouvertement, il est riche pour un homme de sa condition. Pour entrer en arrangement avec Dieu au sujet de ces biens mal acquis, il dit, que tous les jours il indemnise par ses bienfaits les successeurs de ceux qu’il a pillés; et que, s’il n’arrive pas à les désintéresser complètement (ce qu’il ne peut faire d’une seule fois), il en chargera ses héritiers, étant seul à même de les renseigner à cet égard, parce que seul il connaît le préjudice causé à chacun. Que cette histoire soit vraie ou fausse, celui qui l’a contée, considère le larcin comme une chose déshonnête et l’a en haine, mais moins encore que l’indigence; il 125 se repent d’une façon générale d’y avoir eu recours, mais étant donnés les avantages qu’il en a retirés et la réparation qu’il y apporte, il ne s’en repent pas. Ce n’est pas là assurément le cas d’habitudes qui font que le vice s’incarne en nous et oblitère notre entendement; ce n’est pas davantage le fait d’un ouragan qui, ébranlant violemment notre âme, la trouble, l’aveugle et, sur le moment, précipite notre jugement et, avec lui, tout notre être, en la puissance du vice.

D’ordinaire, je suis tout entier à ce que je fais et vais tout d’une pièce; je n’ai guère de mouvement qui se dérobe, échappe à ma raison, et qui ne se produise d’accord avec à peu près toutes les parties de moi-même, sans qu’il y ait division ou antagonisme entre elles; mon jugement en porte uniquement la faute ou le mérite, et lorsque, sur un point, il y a erreur de sa part, c’est pour toujours, car depuis presque ma naissance il n’a pas varié; ses penchants, sa voie, sa force sont les mêmes et, sur les questions d’ordre général, dès l’enfance j’ai conçu les opinions que j’ai toujours gardées depuis.—Il y a des péchés impétueux, prompts, subits: ne nous en occupons pas; mais il y en a d’autres qui se reproduisent si souvent en nous, sur lesquels nous délibérons et consultons sans cesse, qui tiennent à notre tempérament, à notre profession, à la charge que nous remplissons, et je ne puis comprendre que ceux-ci nous demeurent si longtemps sans que nous ayons le courage de nous y soustraire, si la raison et la conscience de celui chez lequel ils existent ne voulaient et ne se prêtaient constamment à ce qu’il en soit ainsi; aussi j’imagine et conçois difficilement que le repentir, qu’à un moment donné il prétend ressentir, soit réel. Je ne comprends pas la secte de Pythagore, quand elle dit «que les hommes prennent une âme nouvelle, quand ils approchent des images des dieux pour recueillir leurs oracles», si cela ne signifie «qu’il faut bien que, pour la circonstance, notre âme soit étrangère à elle-même, soit nouvelle, qu’elle nous ait été momentanément prêtée; parce que telle qu’elle est, elle témoigne trop peu qu’elle se soit purifiée et ait atteint le degré de netteté qui convient pour approcher la divinité».

Nous faisons tout l’opposé de ce que prônent les Stoïciens qui, tout en nous ordonnant de corriger les imperfections et les vices que nous reconnaissons en nous, nous défendent de faire que ce soit un sujet de trouble pour le repos de notre âme. Nous, nous cherchons à faire croire que nous en avons un grand regret et que le remords nous dévore intérieurement; mais que nous nous amendions, que nous nous corrigions, que nous interrompions nos progrès dans la mauvaise voie, il n’y paraît pas. Il n’y a de guérison que si on se décharge de son mal; un repentir sincère mis dans un plateau de la balance, l’emporterait aisément sur le péché placé dans l’autre. Je ne vois aucune qualité si aisée à contrefaire que la dévotion, si on n’y conforme ni ses mœurs, ni sa vie; elle est, par essence, cachée et difficile à pénétrer, l’apparence en est facile et produit fort bel effet.

Il ne se repent aucunement de sa vie passée, et les erreurs 127 qu’il a pu commettre, c’est à la fortune et non à son jugement qu’il en impute la faute.—Personnellement, je puis souhaiter, d’une façon générale, être autre que je suis; je puis me condamner et me déplaire dans mon ensemble, supplier Dieu de me modifier du tout au tout et lui demander d’excuser ma faiblesse naturelle; mais, cela, je ne saurais l’appeler du repentir, pas plus que je ne nomme ainsi le déplaisir que j’éprouve de n’être ni un ange, ni un Caton. Mes actions sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition; je ne puis faire mieux, et le repentir ne s’applique pas aux choses qui sont au-dessus de nos forces, tout au plus est-ce du regret que nous pouvons en éprouver. J’imagine qu’il existe des natures infiniment plus élevées et mieux ordonnées que la mienne; cela ne fait pas que je puisse perfectionner mes qualités, pas plus que ni mon bras, ni mon esprit n’acquièrent plus de vigueur, parce que j’en conçois qui en aient davantage. Si imaginer et désirer agir plus noblement que nous ne le faisons, avait pour effet que nous nous repentions de ce que nous avons fait, nous aurions à nous repentir de nos actions les plus innocentes, d’autant que nous nous rendons bien compte que chez une nature meilleure que la nôtre, elles eussent été accomplies avec plus de perfection et de dignité, et nous voudrions faire de même. Lorsque, maintenant que j’ai atteint la vieillesse, je réfléchis à la manière dont je me suis comporté dans ma jeunesse, je trouve que je me suis presque toujours conduit avec ordre; selon ce qui m’était possible, j’ai opposé au mal toute la résistance dont j’étais capable. En ceci je ne me flatte pas et, en pareilles circonstances, je serais, encore et toujours, tel que j’ai été; ce n’est pas une tache qui est en moi, c’est mon teint général qui est ainsi. Je ne connais pas de repentir superficiel, mitigé ou de pure cérémonie; pour qu’il y ait repentir, il faut, selon moi, que rien ne demeure hors de son atteinte, qu’il me tenaille les entrailles, les meurtrisse aussi profondément que pénètre le regard de Dieu et que, comme lui, il s’étende à tout mon être.

Pour ce qui est de mes affaires d’intérêt, j’en ai manqué plusieurs de très avantageuses, faute de les avoir bien menées; les réflexions qui les avaient précédées n’ont pourtant jamais cessé d’être justes, eu égard aux circonstances qui se présentaient; du reste, je me résous toujours au parti le plus facile et le plus sûr. En revenant aujourd’hui sur ce passé, je trouve qu’en observant toujours cette règle, j’ai sagement procédé vu l’état de la question sur laquelle j’avais à prononcer et, qu’en pareilles occasions, je ferais de même dans mille ans d’ici; je ne considère pas, bien entendu, ce qui est à l’heure présente, mais ce qui était quand j’ai eu à décider; la valeur d’une décision est toute momentanée, les circonstances et les matières auxquelles elle a trait, allant roulant et se modifiant sans cesse.—J’ai, dans mon existence, commis quelques lourdes erreurs, importantes même, non parce que je n’ai pas vu juste, mais par malchance. Il y a, dans toute affaire que l’on traite, des points cachés que l’on ne peut deviner, particulièrement 129 ceux ayant trait à la nature des hommes; des conditions qui n’apparaissent, ni ne se révèlent, parfois même inconnues de celui chez lequel elles existent, et qui ne s’éveillent et ne surgissent que parce que l’occasion survient. Si ma prudence n’a pu les pénétrer, ni les prophétiser, je ne lui en sais pas mauvais gré; elle a agi dans les limites de ce qui lui incombait. Si l’événement me trahit, s’il favorise la solution que j’ai écartée, il n’y a pas de remède; mais je ne m’en prends pas à moi, j’accuse la fortune et non ce que j’ai fait. Cela, non plus, n’est pas du repentir.

Les conseils sont indépendants des événements. Montaigne en demandait peu et en donnait rarement; une fois l’affaire finie, il ne se tourmentait pas de la suite à laquelle elle avait abouti.—Phocion avait donné aux Athéniens un conseil qui ne fut pas adopté; l’affaire ayant cependant réussi contre ce qu’il en avait pensé, quelqu’un lui dit: «Eh bien, Phocion, es-tu content de voir que cela marche si bien?»—«Je suis content, répondit-il, que les choses aient ainsi tourné, mais je ne me repens pas du conseil que j’ai donné.»—Quand mes amis s’adressent à moi pour avoir un avis, je le leur donne librement, nettement, sans m’inquiéter, comme fait presque tout le monde, de ce que, si la chose est hasardeuse, il peut arriver qu’elle tourne à l’inverse de ce que j’ai cru, et qu’on pourra me reprocher le conseil que j’ai émis; cette éventualité m’importe peu, ceux qui m’en feraient reproche auraient tort et cela ne saurait faire que j’eusse dû leur refuser ce service.

Je n’ai guère à m’en prendre à d’autres qu’à moi, de mes fautes ou de mes infortunes; car, en réalité, je n’ai guère recours aux avis d’autrui, si ce n’est par déférence, ou lorsque j’ai besoin d’être renseigné, n’ayant pas la science, ou une connaissance suffisante du fait. Mais, dans les choses où le jugement seul est en cause, les raisons émises par d’autres peuvent servir à m’affermir dans ma décision, elles ne me font guère revenir dessus; je les écoute toutes avec intérêt et attention; seulement, autant qu’il m’en souvient, je ne m’en suis jamais rapporté jusqu’ici qu’à moi-même. J’estime que ce ne sont que des mouches, des riens qui font vaciller ma volonté; je prise peu mes propres opinions, mais je ne fais pas plus cas de celles des autres. La fortune me le rend bien: si je ne reçois pas de conseils, j’en donne aussi fort peu; on ne m’en demande guère, on les suit moins encore, et je ne connais pas d’affaire publique ou privée que mon avis ait modifiée et remise sur pied. Ceux mêmes que les circonstances ont mis dans le cas de me consulter, se sont d’ordinaire laissé conduire plutôt par d’autres cervelles que par la mienne; et comme je suis aussi jaloux de mon repos que de mon autorité, je préfère qu’il en soit ainsi: en me laissant de côté, on satisfait à mes goûts qui sont de penser à moi-même et de conserver par devers moi le fruit de mes réflexions. J’ai plaisir à me trouver désintéressé des affaires d’autrui et n’en avoir pas de responsabilité.

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Toute affaire terminée, n’importe de quelle façon, me laisse peu de regrets; l’idée qu’il devait en être ainsi, m’ôte tout souci; la voilà entrée dans le grand courant universel, dans cet enchaînement des causes dont, au dire des Stoïciens, dépendent tous les événements futurs, auquel votre caprice ne peut ni souhaiter ni imaginer la plus petite modification. S’il en était autrement, ce serait le renversement de tout l’ordre de choses dans le passé et dans l’avenir.

On ne saurait appeler repentir les changements que l’âge apporte dans notre manière de voir; la sagesse des vieillards n’est que de l’impuissance, ils raisonnent autrement mais peut-être moins sensément que dans la vigueur de l’âge.—Je hais ce repentir accidentel que l’âge apporte. Je ne suis pas de l’avis de celui qui, dans l’antiquité, disait devoir aux années l’obligation d’être débarrassé de la volupté. Quel que soit le bien que j’en puisse retirer, je ne me résignerai jamais de bonne grâce à l’impuissance qui s’est emparée de moi: «Jamais la Providence ne sera si ennemie de son œuvre, que l’affaiblissement de nos facultés génératrices soit mis au rang des meilleures choses (Quintilien).» Nos désirs sont peu fréquents quand nous sommes arrivés à la vieillesse; une profonde satiété s’empare de nous dès que nous les avons satisfaits; à cela, la conscience n’a rien à voir; l’épuisement et la prostration qui en résultent, nous inspirent une vertu qui n’est que de la fatigue et du catarrhe. Il ne faut pas nous laisser si complètement impressionner par ces altérations qui sont dans l’ordre naturel des choses, que notre jugement en soit atteint. La jeunesse et le plaisir ne m’ont pas empêché jadis de reconnaître le vice sous le masque de la volupté; le manque d’appétit que les ans m’apportent, ne font pas qu’à cette heure je méconnaisse la volupté sous le masque du vice; maintenant que je n’y suis plus intéressé, je juge comme si je l’étais. Moi qui secoue vivement et attentivement ma raison, je trouve qu’elle est la même que lorsque j’étais à un âge où l’on est plus porté à la débauche, avec cette seule différence que peut-être elle s’est affaiblie et est devenue pire en vieillissant; je ne trouve pas que les plaisirs auxquels elle refuse que je me livre aujourd’hui par considération pour la santé de mon corps, elle me les refuserait dans l’intérêt du salut de mon âme plus qu’elle ne l’a fait autrefois. De ce qu’elle est hors de combat, je ne l’en estime pas plus valeureuse pour cela; mes tentations sont si passagères, si atténuées, qu’elles ne valent pas la peine qu’elle s’y oppose; il me suffit aujourd’hui de les écarter d’un signe de la main pour les éconduire. Qu’on la mette en présence de ces désirs ardents qui me possédaient jadis, je craindrais qu’elle ait encore moins de force de résistance qu’autrefois; je ne vois pas qu’elle en juge autrement qu’elle en jugeait alors, ni plus sainement; si donc elle est en voie de guérison, l’amélioration est due en ce qu’elle est en de moins bonnes conditions; quelle misère qu’un tel remède, qui nous fait devoir la santé à la maladie! 133 Ce n’est pas à notre malheur que nous devrions être redevables de ce service, mais au bonheur d’avoir un jugement apte à nous le rendre.—On n’obtient rien de moi par les offenses et les sévices; ils ne font que m’irriter, ce sont procédés bons pour les gens qui ne marchent qu’à coups de fouet. Ma raison s’exerce bien plus librement quand les choses vont à mon gré; elle est bien plus absorbée, préoccupée, lorsqu’il lui faut se résigner au mal que songer au plaisir. Je juge bien mieux, quand je suis en bonne disposition; en santé, je vois les choses sous un jour plus allègre et plus pratique que lorsque je suis malade.—Je me suis mis en règle et me suis réconcilié avec ma conscience le plus que j’ai pu, alors que j’étais encore à même de jouir de cet état réparateur; j’eusse été honteux et jaloux que ma vieillesse, en son état de misère et d’infortune, eût été mieux partagée sous ce rapport que mes bonnes années, alors que j’étais sain, éveillé et vigoureux, et qu’on eût actuellement à me juger, non sur la vie que j’ai menée, mais sur l’état en lequel je suis quand je vais cesser d’être.

A mon avis, le bonheur de l’homme consiste à «vivre heureux»; et non, comme disait Antisthènes, à «mourir heureux». Je n’ai pas attendu d’en être réduit à cette monstruosité d’affubler une tête et un corps d’homme déjà perdu, d’une queue de philosophe, et que le peu de temps qui me reste à végéter fût un désaveu et un démenti de la plus belle, la plus complète et la plus longue partie de ma vie; je veux me présenter et qu’on me voie, à tous égards, sous un jour uniforme. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu; je ne regrette pas le passé et ne redoute pas l’avenir; si je ne m’abuse, mes pensées ont toujours été à peu près de pair avec mes actes.—C’est une des principales obligations que je dois à ma bonne fortune, que mon état physique ait toujours répondu à ce que comportaient mes saisons; j’en ai vu l’herbe, les fleurs, le fruit, et j’en vois heureusement la sécheresse; je dis heureusement, parce que c’est dans l’ordre de la nature. Je supporte assez doucement les maux dont je suis affligé, d’autant qu’ils viennent à leur heure, me rendant plus agréable le souvenir de la longue félicité dont j’ai joui dans le passé. Ma sagesse a bien été sensiblement la même à ces diverses époques de ma vie; cependant jadis, bien plus entreprenante, elle avait meilleure grâce, était plus alerte, gaie, naturelle, qu’elle n’est à présent cassée, grondeuse, pénible; je renonce donc à toutes les modifications de circonstance, qui nous coûtent tant, auxquelles nous sommes sollicités sur la fin de nos jours. Que Dieu nous en donne le courage, mais il faut que notre conscience s’amende d’elle-même, par le fait que notre raison prend plus de force et non parce que nos appétits se réduisent; la volupté n’est par elle-même ni pâle, ni décolorée de ce que notre vue affaiblie et trouble nous la fait apercevoir sous cette apparence.

Il faut s’observer dans la vieillesse pour éviter, autant que possible, les imperfections qu’elle apporte avec elle.—On doit aimer la tempérance pour elle-même et par respect pour 135 Dieu qui nous l’a prescrite; il doit en être de même de la chasteté. L’abstinence à laquelle nous obligent les catarrhes quand nous en sommes affligés, et que m’imposent les coliques auxquelles je suis en butte, n’est ni de la chasteté, ni de la tempérance; d’autre part, on ne saurait se vanter de mépriser la volupté et de lui résister, si on ne la voit, si on l’ignore, elle, ses grâces, sa puissance et sa beauté si attrayante; connaissant l’une et l’autre, j’ai qualité pour en parler. Il me semble qu’en la vieillesse, nos âmes sont sujettes à des maladies et à des imperfections plus importunes qu’en la jeunesse; je le disais déjà quand j’étais jeune, on m’objectait alors que je n’avais pas de barbe au menton pour en parler sciemment; je le dis encore aujourd’hui, autorisé cette fois par mes cheveux gris. A ce point de notre existence, nous appelons sagesse nos humeurs chagrines et le dégoût qui s’est emparé de nous; la vérité, c’est que nous n’avons pas tant renoncé au vice que nous n’en avons changé, et, à mon avis, pour faire plus mal. Outre une fierté sotte et caduque, un verbiage ennuyeux, une humeur pointilleuse et insociable, de la superstition, un besoin ridicule de richesses alors que nous n’en avons plus l’usage, la vieillesse fait naître en nous, à ce qu’il me paraît, de plus grandes dispositions à l’envie, à l’injustice et à la malignité; nous lui devons plus encore de rides à l’esprit qu’au visage, et on ne voit pas d’âmes, ou bien peu, qui, en vieillissant, ne sentent l’aigre et le moisi. L’homme grandit et décroît dans toutes ses parties à la fois. A voir la sagesse de Socrate et certaines particularités de sa condamnation, je suis porté à croire qu’il s’y est prêté quelque peu de lui-même; rompant avec ses principes, il a, à dessein, renoncé à se défendre parce que, âgé de soixante-dix ans, il se sentait exposé à voir, d’un moment à l’autre, les allures si riches de son esprit s’engourdir, et sa lucidité habituelle s’affaiblir. Quelles métamorphoses je vois la vieillesse opérer tous les jours chez des personnes de ma connaissance? C’est une maladie puissante qui s’infiltre naturellement en nous, sans que nous nous en apercevions; il faut beaucoup s’y être préparé et prendre de grandes précautions pour éviter la déchéance dont elle nous frappe, ou au moins en retarder les progrès. Je sens que, malgré toute la résistance que je lui oppose, elle gagne peu à peu sur moi; je lutte autant que je puis, mais sans savoir jusqu’où je finirai par être entraîné. Quoi qu’il advienne, je suis satisfait qu’on sache de quelle hauteur je serai tombé.

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CHAPITRE III.    (ORIGINAL LIV. III, CH. III.)
De la société des hommes, des femmes et de celle des livres.

La diversité des occupations est un des caractères principaux de l’âme humaine; le commerce des livres est de ceux qui la distraient.—Il ne faut pas se mettre sous la dépendance exclusive de son humeur et de son tempérament; notre principale supériorité réside dans les diverses applications que nous savons faire de nos facultés. Se tenir attaché, obligé par nécessité à une occupation unique, c’est être, mais ce n’est pas vivre; les âmes les mieux douées sont celles qui ont en elles le plus de variété et de souplesse. Caton l’ancien en est un honorable témoignage: «Il avait l’esprit si flexible et si également propre à toutes choses que, quoi qu’il fît on eût dit qu’il était uniquement né pour cela (Tite Live).»—S’il m’appartenait de me dresser comme je le conçois, il n’est rien, quelque relief que cela puisse donner, que je ne voudrais posséder au point de ne pouvoir m’en détacher. La vie est un mouvement inégal, irrégulier, aux formes multiples. Ce n’est pas être son propre ami, et encore moins son maître, c’est être son esclave que de se suivre sans cesse et de se laisser tellement aller à ses penchants qu’on ne puisse ni s’y soustraire, ni leur faire violence. Je le reconnais à cette heure, parce que je n’arrive pas aisément à échapper aux importunités de mon âme qui ne sait pas d’ordinaire se distraire sans se laisser accaparer: si elle s’occupe à quelque chose, elle s’y applique et s’y donne tout entière; si peu important que soit le sujet sur lequel son attention est appelée, elle le grossit volontiers ou l’étire jusqu’à ce qu’il soit arrivé à valoir qu’elle s’y attache de toutes ses forces; aussi, quand elle est inoccupée, son oisiveté me pèse et affecte même ma santé. La plupart des esprits ont besoin de se reporter sur des sujets étrangers pour se dégourdir et s’exercer; le mien en a plutôt besoin pour se calmer et trouver le repos: «C’est le travail qui fait que nous échappons aux vices de l’oisiveté (Sénèque)», car sa principale et plus laborieuse étude est de s’étudier lui-même. Les livres sont du nombre des occupations qui le distraient de cette étude; aux premières pensées qui lui viennent, il s’agite, les ressorts de sa vigueur jouent en tous sens; c’est pour lui un exercice où il se montre tantôt violent, tantôt pondéré et plein de grâce; et finalement, il se range, se modère et n’en devient que plus fort. Il a en lui de quoi tenir ses facultés en éveil; la nature lui a donné, comme à tous autres, assez de fond pour ce qu’il a à en faire, et les sujets qui se prêtent à ses recherches et à ses appréciations ne lui font pas défaut.

Pour Montaigne, son occupation favorite était de méditer 139 sur lui-même; la lecture ajoutait à ses sujets de méditation; il se plaisait aussi aux conversations sérieuses; les entretiens frivoles étaient pour lui sans intérêt.—Méditer, pour qui sait se tâter et n’hésite pas à tirer parti de ses observations, est une étude de première utilité et qui s’étend à tout, et je préfère façonner mon âme que la meubler. Il n’y a pas d’occupation qui, selon la nature de notre âme, ait moins de valeur, ni qui en ait davantage, que de s’entretenir avec soi-même; les plus grands esprits, «pour lesquels vivre c’est penser (Cicéron)», y ont consacré la meilleure partie de leur temps; aussi la nature y a-t-elle attaché ce privilège, qu’il n’y a rien que nous ne puissions faire si longtemps, et qu’il n’est pas une chose à laquelle nous nous adonnions plus fréquemment et plus facilement. C’est l’occupation des dieux, dit Aristote, de laquelle naissent leur béatitude et la nôtre.

La lecture me sert surtout à me fournir de sujets qui me portent à réfléchir; elle fait travailler mon jugement, mais non ma mémoire. Peu de conversations m’intéressent, dont l’objet n’est pas sérieux et ne prête pas à réfléchir; cependant, je dois avouer que, par sa gentillesse et sa beauté, un sujet peut me retenir et me captiver autant, et même plus, que d’autres graves et sérieux; mais sur tout autre, je ne prête qu’une attention superficielle à tout ce qui se dit autour de moi; je sommeille et il m’arrive souvent dans les conversations de pure convenance, où il n’est question que de choses frivoles et sans importance, soit de répondre, comme si je sortais d’un songe, des bêtises ridicules qu’on n’admettrait même pas de la bouche d’un enfant, soit de garder un silence obstiné encore plus sot et, de plus, impoli. J’ai une façon de rêverie qui fait que je me replie en moi-même; d’autre part, je suis d’une ignorance puérile sur bien des choses que généralement tout le monde sait; ces deux défauts m’ont valu qu’on peut raconter sur moi cinq ou six faits fort exacts, me dépeignant aussi niais que n’importe qui, quel qu’il soit.

Il était peu porté à se lier et apportait beaucoup de circonspection dans les rapports d’amitié qu’engendre la vie journalière; mais, assoiffé d’amitié vraie, il se livrait sans restriction s’il venait à rencontrer quelqu’un répondant à son idéal.—Cette organisation si défectueuse que je viens de signaler, me rend difficile le choix de mes fréquentations, auxquelles il me faut apporter une grande circonspection, et fait que je suis peu propre à m’occuper des questions qui forment le fond de la vie courante. Nous vivons et faisons affaire avec le peuple; si sa conversation nous importune, si nous dédaignons d’entrer en rapport avec les gens de condition infime et sans éducation (et ils ont souvent tout autant de bon sens que les plus clairvoyants), comme toute sagesse qui ne s’accommode pas des propos insignifiants qui se débitent communément manque son effet, il ne faut nous mêler ni de nos propres affaires, ni de celles d’autrui, puisque ce n’est qu’avec eux que se traitent les questions d’intérêt public comme 141 celles d’intérêt privé.—Les allures de l’âme sont d’autant plus belles qu’elles sont moins forcées et plus naturelles; nos meilleures occupations sont celles qui exigent de nous le moins d’efforts. Mon Dieu, que la sagesse rend donc service à ceux dont elle subordonne les désirs au pouvoir qu’ils ont de les réaliser! Il n’y a pas de science plus utile: «Suivant ce qu’on peut» était le refrain et le mot favori de Socrate; mot bien profond! Il faut faire porter nos désirs sur les choses les plus aisées, celles qui sont à notre portée, et les y limiter. N’est-ce pas une sotte idée de ma part de ne pas lier commerce d’amitié avec une foule de gens que le sort a placés dans mon voisinage et dont je ne puis me passer, pour m’en tenir à une personne ou deux qui sont en dehors de mon cercle habituel? ne serait-ce pas là le fait du désir irréalisable que j’ai d’une chose perdue et que je ne puis recouvrer? Ma tolérance de mœurs, ennemie de toute rancune et de rigorisme, a pu aisément me préserver d’exciter l’envie ou l’inimitié; jamais homme n’a donné plus d’occasions, je ne dis pas d’être aimé, mais de n’être pas haï; par contre, la réserve que j’apporte dans mes relations m’a, avec raison, aliéné la bienveillance d’un certain nombre qui sont excusables de l’avoir prise dans un sens qu’elle n’avait pas et en mauvaise part.

Je suis très capable d’acquérir et de conserver des amitiés exquises comme il en existe peu; d’autant que lorsque des liaisons me conviennent, je les recherche comme un affamé; je fais des avances, j’y apporte une telle avidité que je manque rarement de les nouer et de finir par être payé de retour; j’en ai fait souvent l’heureuse expérience. Je suis peu porté aux amitiés banales, telles qu’elles se rencontrent d’ordinaire: elles me laissent froid, car outre qu’il est dans ma nature de ne pas me livrer si je ne me donne tout entier, ma bonne étoile a fait que, dès * ma jeunesse, j’ai été rendu extrêmement délicat sous ce rapport par une amitié unique, mais parfaite, qui, à la vérité, m’a un peu dégoûté des autres, et peut-être trop mis en tête l’idée que, comme dit un ancien, l’amitié s’accommode d’une compagnie restreinte mais non d’une société nombreuse; et puis, j’ai naturellement peine à ne me donner qu’à moitié et sous restriction, en observant cette prudence soupçonneuse, dégradante, qu’on nous recommande de conserver dans les rapports qu’entraînent des amitiés trop étendues et qui n’offrent pas toute garantie, réserve qui est de toute nécessité, surtout en ce temps, où il y a continuellement danger à parler franchement de quelqu’un.

Il est utile de savoir s’entretenir familièrement avec toutes sortes de gens, et il faut savoir se mettre au niveau de ceux avec lesquels on converse.—Aussi je vois bien que celui qui, comme moi, se propose de jouir des commodités de la vie (je veux dire des commodités essentielles), doit fuir comme la peste ces difficultés et délicatesses d’humeur. Je louerais une âme qui serait composée de plusieurs étages et qui, sachant se monter et se démonter, s’adapterait à tout ce avec quoi sa 143 fortune la mettrait en présence; qui pourrait causer avec son voisin de ses constructions, de ses chasses, de ses querelles, s’entretiendrait volontiers avec un charpentier, un jardinier; j’envie ceux qui savent s’accommoder du moindre personnage de leur suite et régler leur conversation de manière à se mettre à sa portée. Je ne suis pas de l’avis de Platon conseillant de toujours parler en maître à ses serviteurs, hommes ou femmes, en bannissant toute plaisanterie, toute familiarité. Outre la raison que j’en ai donnée ci-dessus, il est inhumain et injuste de se prévaloir à ce degré de cette prérogative de la fortune; et les mœurs qui comportent le moins d’inégalité entre les valets et les maîtres, me semblent les plus conformes à l’équité. Il est des personnes qui s’étudient à avoir l’esprit guindé, planant dans les régions élevées; je maintiens le mien à plat dans les régions inférieures; son seul tort est de s’occuper de tout: «Vous me racontez ce qu’ont fait les descendants d’Eaque, et tous les combats livrés sous les murs sacrés d’Ilion; mais vous ne me dites pas combien coûte le vin de Chio, quel esclave doit me préparer mon bain, ni dans quelle maison et à quelle heure je me mettrai à l’abri du froid des montagnes des Abruzzes (Horace).»

De même qu’à la guerre la valeur des Lacédémoniens avait besoin, de peur qu’elle ne tourne à la témérité et à la furie, d’être modérée par le son doux et gracieux des flûtes dans les circonstances où toutes les autres nations emploient des instruments aigus et retentissants et poussent des vociférations pour émouvoir et chauffer à outrance le courage de leurs soldats, ainsi, il me semble, à l’encontre de ce qui est généralement admis que, chez la plupart d’entre nous l’esprit a, dans ses actes, plus besoin de plomb que d’ailes, de calme et de repos que d’ardeur et d’agitation; et, par-dessus tout, j’estime que c’est bien faire le sot, que d’avoir l’air entendu avec des gens qui ne le sont pas, de toujours parler un langage recherché, et «disputer sur la pointe d’une aiguille». Il faut se ranger à la manière d’être de ceux avec qui l’on est, et parfois affecter l’ignorance; dans l’usage courant, mettez de côté la force et la subtilité, il suffit d’être logique; demeurez même terre à terre, si on le veut.

Les savants ont souvent un langage prétentieux, et ce même défaut lui fait fuir les femmes savantes. Que la femme ne se contente-t-elle de ses dons naturels; cependant si elle veut étudier, qu’elle cultive la poésie, l’histoire et ce qui, dans la philosophie, peut l’aider à supporter les peines de la vie.—C’est un défaut dans lequel tombent volontiers les savants que de faire constamment parade de leur science doctorale et semer leurs livres partout; ils en ont, en ces temps-ci, si fort rempli les boudoirs et les oreilles de ces dames que, si elles n’en ont pas retenu le fond, elles en ont du moins adopté la forme: à tout propos, à tout sujet, si peu relevés, si communs qu’ils soient, elles emploient une nouvelle et docte façon d’écrire et de parler: «Crainte, colère, joie, chagrin, tout jusqu’à 145 leurs plus secrètes passions, est exprimé dans ce style; que dirai-je encore? c’est doctement qu’elles se pâment (Juvénal).» Elles citent Platon et saint Thomas pour des choses sur lesquelles le témoignage du premier venu suffirait aussi bien; la doctrine, qui n’a pu pénétrer jusqu’à leur âme, est demeurée dans leur langue. Si celles qui sont convenablement élevées m’en croient, elles se contenteront de faire valoir les richesses naturelles qu’elles ont en propre. Elles cachent et dissimulent leurs beautés sous des beautés étrangères; c’est une grande simplicité d’esprit que d’étouffer sa propre clarté, pour luire d’une lumière empruntée; elles sont comme enterrées et ensevelies sous l’art auquel elles ont recours: «Elles ne sont que fard et parfum (Sénèque)»; c’est qu’elles ne se connaissent pas assez, le monde n’a rien de plus beau; au rebours de ce qui est, c’est à elles à faire honneur aux arts, à donner de l’éclat au fard. De quoi ont-elles besoin? de vivre aimées et honorées; elles n’ont et n’en savent que trop pour réaliser ce but, pour lequel il ne faut qu’éveiller un peu et réchauffer les qualités qui sont en elles. Quand je les vois s’adonner à la rhétorique, à la science judiciaire, à la logique et autres drogueries semblables, si vaines et qui leur sont si inutiles, je me prends à craindre que ceux qui le leur conseillent, ne le fassent que pour avoir, sous ce prétexte, le droit de les régenter; quelle autre excuse, en effet, puis-je leur trouver? C’est assez que, sans nous, elles puissent faire exprimer à leurs regards si gracieux la gaîté, la sévérité, la douceur; accompagner un refus de rudesse, de doute, d’espérance; qu’elles comprennent sans interprète les discours que leur tiennent leurs adorateurs; cette science leur suffit pour qu’elles se fassent obéir à la baguette et gouvernent l’école et ceux qui y professent.

Si cependant elles étaient contrariées de nous céder sur un point quelconque et qu’elles veuillent aussi chercher des distractions dans les livres, la poésie est un passe-temps approprié à leurs besoins; c’est un art folâtre et spirituel où tout est présenté travesti, où l’expression l’emporte sur la pensée, où dominent le désir de plaire et de faire de l’effet tout comme chez elles. L’histoire leur fournit aussi des sujets faits pour les intéresser. En philosophie, de ce qui sert à nous conduire dans la vie, elles prendront les indications qui les mettent à même de juger de nos humeurs et de nos caractères, de se défendre contre nos trahisons, de contenir les témérités de leurs propres désirs, de ménager leur liberté, de prolonger les plaisirs de la vie, de supporter humainement l’inconstance d’un amoureux, la rudesse d’un mari, l’importunité des ans et des rides et autres choses semblables. Voilà la limite extrême de ce que je leur concéderais dans l’étude des sciences.

Montaigne, de caractère ouvert et exubérant, s’isolait volontiers, soit par la pensée au milieu des foules, à la cour par exemple; soit d’une manière effective chez lui, où on était affranchi de toutes les contraintes superflues que la civilité nous impose.—Il y a des natures particulières, 147 renfermées en elles-mêmes; je suis, moi, essentiellement communicatif et exubérant; je suis tout en dehors et, du premier coup d’œil, on me voit tel que je suis, né pour la société et l’amitié. J’aime et prêche la solitude; mais, pour moi, elle consiste surtout à être plus complètement en tête-à-tête avec mes affections et mes pensées; je m’applique non à restreindre l’espace dans lequel je vais et je viens, mais mes désirs et mes soucis, et j’écarte de moi les préoccupations que pourraient me causer les affaires d’autrui, fuyant la servitude et les obligations, qui sont ma mort; ce n’est pas tant le commerce des hommes qui me pèse, que la multiplicité des affaires.—A dire vrai, la solitude, quand elle est occasionnée par un isolement effectif, tend plutôt à me dilater les idées et à faire qu’elles se portent davantage sur les faits extérieurs; quand je suis seul, c’est surtout sur les affaires de l’État et sur celles de l’univers que ma pensée se reporte.—Au Louvre et en nombreuse société, je me replie sur moi-même et m’y cantonne; les foules me font rentrer en moi, et mes tête-à-tête avec moi-même ne portent jamais sur des sujets si folâtres, si licencieux, si personnels, que lorsque je me trouve dans des lieux où le cérémonial prescrit le respect et la prudence. Ce ne sont pas nos folies qui me font rire, mais ce que nous tenons pour être de la sagesse. Par tempérament je ne suis pas ennemi de l’agitation des cours; j’y ai passé une partie de ma vie et suis à même de bien tenir ma place dans la haute société, pourvu que ce ne soit que de temps à autre et quand j’y suis disposé; mais le peu d’attention que je prête à ce dont on parle, me jette forcément dans la solitude.—Chez moi, au milieu de ma famille qui est nombreuse, dans ma maison qui est des plus fréquentées, je vois assez de monde; mais les personnes avec lesquelles j’aime à m’entretenir y sont rares. J’y ai établi, pour moi comme pour les autres, une liberté qui n’existe pas d’ordinaire ailleurs: toute cérémonie en est bannie, on ne va pas au-devant de ceux qui arrivent, on n’accompagne pas ceux qui s’en vont; de même de toutes les autres obligations pénibles que nous impose la courtoisie aux usages si serviles et si importuns! Chacun s’y conduit comme il l’entend, s’entretient à sa guise avec ses pensées seul à seul ou avec qui bon lui semble; j’y demeure muet, rêveur, renfermé, sans que mes hôtes s’en offensent.

Dans le monde, il recherchait la société des gens à l’esprit juste et sage; nature des conversations qu’il avait avec eux. C’est là ce que finalement il appelle son premier commerce.—Les hommes dont je recherche la société et l’intimité sont ceux dont on dit qu’ils sont honnêtes et avisés; ceux que je vois ici, me dégoûtent de tous autres qui ne satisfont pas à ces conditions; à le bien prendre, c’est en effet une catégorie des plus rares et qui est surtout le fait de la nature. Ce que je recherche dans leur fréquentation, c’est uniquement une intimité, une compagnie, des ressources de conversation, un moyen pour l’âme de s’exercer; je n’ai en vue aucun autre bénéfice. Quand je cause 149 avec de pareilles gens, tout sujet m’est bon; peu m’importe qu’il soit sérieux ou frivole, il est toujours opportun et agréable, tout y porte l’empreinte du bon sens et de l’expérience avec un mélange de bonté, de franchise, de gaîté et d’amitié. Ce n’est pas seulement quand on traite ces questions si compliquées de substitution ou les affaires des rois que notre esprit montre sa beauté et sa force, elles se révèlent tout aussi bien dans les entretiens familiers; je me rends compte de la valeur de ceux qui m’entourent même à leur silence, à leur sourire, et les pénètre peut-être mieux à table qu’au conseil; Hippomaque ne disait-il pas qu’il reconnaissait les bons lutteurs rien qu’à les voir marcher dans la rue? S’il plaît à l’érudition de figurer à notre programme, nous ne l’évincerons pas, sous condition que ce ne soit pas sous la forme magistrale, impérieuse et importune qu’elle revêt d’ordinaire, mais modeste et seulement à titre accessoire; nous ne cherchons ici qu’à passer le temps; aux heures consacrées à nous instruire et à être endoctrinés, nous irons la trouver là où elle trône; pour le moment, qu’elle s’abaisse jusqu’à nous s’il lui plaît d’être admise, car, tout utile et désirable qu’elle est, je suppose qu’au besoin nous pourrions bien encore nous en passer complètement et faire sans elle ce que nous nous proposons. Une âme bien élevée, qui est formée à fréquenter la société, se rend pleinement agréable d’elle-même; la science n’est autre chose que le contrôle et le relevé de ce que produisent de telles âmes.

Le commerce avec les femmes vient en second lieu; il a sa douceur, mais aussi ses dangers. Montaigne voudrait que, de part et d’autre, on y apportât de la sincérité; à cet égard l’homme est au-dessous de la brute.—C’est également pour moi un doux commerce que la fréquentation des belles et honnêtes femmes, «car nous aussi avons des yeux qui s’y connaissent (Cicéron)». Si l’âme n’y trouve pas tant de jouissance que dans les relations de société dont il vient d’être question, la satisfaction qu’en éprouvent nos sens, qui y ont plus large part, en est presque l’équivalent, pas tout à fait cependant à mon avis. Mais c’est un commerce où il faut un peu se tenir sur ses gardes, notamment ceux chez qui les appétits charnels sont, comme chez moi, très prononcés. J’y ai été échaudé dans ma jeunesse et en ai souffert toutes les tortures que les poètes disent advenir à ceux qui s’y livrent d’une façon déréglée et déraisonnable; il est vrai que, depuis, ce coup de fouet a servi à mon instruction: «Quiconque de la flotte grecque s’est sauvé d’entre les rochers de Capharée, détourne toujours ses voiles des eaux perfides de l’Eubée (Ovide).» C’est folie d’y attacher toutes ses pensées et de s’y engager d’une affection passionnée et sans limite.—Mais, d’autre part, s’y mêler sans amour pour, comme des comédiens, jouer sans scrupule le rôle que tout le monde joue à cet âge et qui est dans les habitudes, en n’y mettant du sien que des paroles menteuses, c’est à la vérité pourvoir à sa sûreté, mais bien lâchement, comme ferait celui qui, 151 de peur du danger, abandonnerait son honneur ou renoncerait à un profit ou à un plaisir; car il est certain que ceux qui agissent ainsi, ne peuvent rien en espérer qui touche et satisfasse une belle âme. Il ne faut jeter, en pareil cas, son dévolu qu’en parfaite connaissance de cause, si on veut goûter réellement le plaisir de jouir d’une femme que l’on désire, lorsque bien injustement la fortune a favorisé les sentiments hypocrites qu’on lui témoigne, ce qui arrive souvent, car il n’en est pas qui ne se laisse facilement persuader par le premier serment qui lui est fait de la servir. Aucune, en effet, si grossière et si mal élevée qu’elle soit, qui ne s’imagine être très aimable, soit qu’elle ait pour elle son âge, la nuance de sa chevelure ou sa démarche (car il n’y en a pas plus de laides à tous égards, que d’universellement belles), au point que les filles des Brahmines, faute d’autre recommandation, vont se présentant sur la place, à la foule pour ce assemblée par la voix du crieur public, montrant leurs parties matrimoniales, afin que chacun juge si, au moins sous ce rapport, elles ne valent pas qu’un mari s’attache à elles. Cette trahison commune et ordinaire aux hommes de notre époque, amène forcément ce que déjà l’expérience enseigne, c’est que les femmes s’isolent ou se groupent entre elles pour nous fuir, ou, à notre exemple, jouant, elles aussi, leur rôle dans la comédie, se prêtent à ces relations, mais sans y apporter ni passion, ni attentions, ni amour. «Incapables d’attachement, insensibles à celui des autres (Tacite)», elles estiment, selon les principes posés par Lysias dans Platon, qu’elles peuvent se donner à nous avec d’autant plus * d’utilité et d’avantage, que nous les aimons moins; et il arrive alors que, comme au théâtre, le public y a autant et même plus de plaisir que les acteurs. Pour moi, je ne connais pas plus Vénus sans Cupidon qu’une maternité sans progéniture, ce sont choses qui vont ensemble et découlent l’une de l’autre. Au surplus, cette tromperie se retourne contre celui qui la commet; si elle ne lui coûte guère, elle n’aboutit par contre à rien qui vaille. Ceux qui ont fait de Vénus une déesse ont considéré que sa beauté est surtout immatérielle et spirituelle; or la jouissance que cette sorte de gens y cherchent est toute sensuelle, ce n’est pas celle que l’homme devrait se proposer, ce n’est même pas celle de la brute.—Les animaux ne la veulent pas grossière et matérielle à ce point; nous voyons leur imagination et leurs désirs souvent sollicités et surexcités avant leurs organes; qu’ils soient de l’un ou de l’autre sexe, on les voit dans le nombre apporter du choix dans leurs affections, des préférences, et l’attachement qu’ils ont depuis longtemps les uns pour les autres déterminer souvent leur accouplement. Ceux mêmes chez lesquels l’âge a tari la vigueur physique, frémissent encore, hennissent, tressaillent d’amour. Nous les constatons pleins de convoitise et d’ardeur, avant le fait; nous les voyons après, quand le corps n’est plus en action, se complaire encore à ce doux souvenir; il y en a qui, s’en montrant fiers, font entendre des chants 153 de joie et de triomphe et tombent exténués et repus. Qui n’y cherche qu’à se décharger d’une nécessité que nous impose la nature, n’a que faire de la coopération d’autrui et d’y mêler tant d’apprêts; ce n’est pas là un mets destiné à apaiser une faim gloutonne et excessive.

Idée qu’il donne de ses amours; les grâces du corps l’emportent ici sur celles de l’esprit, bien que celles-ci y aient aussi leur prix.—Comme quelqu’un qui ne demande pas qu’on le tienne pour meilleur qu’il n’est, je dirai ici un mot des erreurs de ma jeunesse. Je ne me suis guère adonné aux femmes qui se livrent au premier venu qui les paie, et cela, autant par mépris, qu’en raison du danger qu’y court la santé; si bien que je m’y sois pris, je n’en ai pas moins eu à subir deux atteintes légères à la vérité et de début. J’ai voulu aiguiser ce plaisir par le désir que j’en avais, la difficulté de le satisfaire et aussi la gloire qui devait m’en revenir. J’aimais à la façon de l’empereur Tibère qui, dans ses maîtresses, recherchait autant la modestie, la noblesse, que les autres qualités de la femme; ou encore à la manière de Flora qui ne se prêtait pas à qui n’était au moins dictateur, consul ou censeur, et mettait son amour-propre à n’avoir que des amants de haut rang. Il est certain que les perles et le brocart donnent de la saveur à la chose, de même les titres que l’on porte et le train de vie que l’on mène.

En outre je faisais grand cas de l’esprit, pourvu toutefois que le physique ne laissât pas complètement à désirer; car pour être franc, si l’un ou l’autre de ces deux genres de beauté eût dû nécessairement faire défaut, j’eusse plutôt renoncé à celle de l’esprit. Celui-ci a sa place dans les meilleures choses; mais en amour, où la vue et le toucher prédominent, on arrive quand même à quelque chose sans ses grâces, et à rien sans les charmes physiques. La beauté c’est là le véritable avantage qu’ont les femmes; elle leur appartient d’une façon si exclusive, que celle de l’homme, quoique recherchée avec quelque variante dans les traits, est d’autant plus séduisante que la physionomie encore enfantine et imberbe à une vague ressemblance avec celle de la femme. On dit que chez le Grand Seigneur les adolescents qui, en nombre infini, sont, en raison de leur beauté, attachés à son service, sont congédiés au plus tard quand ils ont vingt-deux ans.—La raison, la prudence, les services que peut rendre l’amitié, se trouvent à un plus haut degré chez les hommes que chez la femme, aussi gouvernent-ils les affaires de ce monde.

Un troisième commerce dont l’homme a la disposition, est celui des livres; c’est le plus sûr, le seul qui ne dépende pas d’autrui; les livres consolent Montaigne dans sa vieillesse et dans la solitude.—Ces deux commerces, l’un avec les hommes par une conversation libre et familière, l’autre avec les femmes par l’amour, sont aléatoires et dépendent d’autrui; l’un a l’inconvénient qu’il ne peut avoir lieu qu’à de trop rares intervalles, l’autre qu’il perd de son agrément avec l’âge; aussi 155 n’eussent-ils pas suffi aux besoins de ma vie. Le commerce des livres, qui est le troisième, est de beaucoup plus certain et plus à nous; il n’a pas les avantages des deux premiers, mais il a pour lui que nous pouvons facilement et à tous moments y avoir recours. Constamment à ma portée durant tout le cours de mon existence, il m’assiste en tous lieux, en toutes circonstances, me console dans la vieillesse et la solitude, me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse, et me débarrasse, à toute heure, de gens dont la présence me contrarie; il amortit enfin les élancements de la douleur, lorsqu’elle n’est pas trop aiguë, et qu’elle ne l’emporte pas sur tout palliatif. Pour me distraire d’une idée importune, il n’est rien comme de recourir aux livres; ils s’emparent aisément de moi et me la font perdre de vue. Jamais ils ne se blessent de ce que je ne les recherche qu’à défaut des satisfactions plus réelles, plus vives, plus naturelles que procure la fréquentation des hommes et de la femme, et toujours ils me font même figure. Il n’y a pas grand mérite, dit-on, à aller à pied, pour qui mène après lui son cheval par la bride; et notre Jacques, roi de Naples et de Sicile, beau, jeune, bien portant, qui, en voyage, se faisait transporter sur une civière, couché sur un méchant oreiller de plumes, vêtu d’une robe de drap gris, avec un bonnet de même étoffe, suivi, malgré cela, d’une grande pompe royale: litières, chevaux de main de toutes sortes, gentilshommes et officiers, faisait preuve d’une austérité facile à endurer et peu méritoire; le malade qui a la guérison sous la main, n’est pas à plaindre.—C’est dans l’application et l’expérience que j’ai faites de cette maxime, qui est très juste, que consiste tout le fruit que je tire des livres. Je ne m’en sers, en effet, pas beaucoup plus que ceux qui n’en ont pas; j’en jouis comme les avares de leurs trésors, par le seul fait que je sais que je pourrai en jouir quand il me plaira; ce droit de possession suffit à mon âme qui s’en contente. Je ne voyage jamais sans livres, que ce soit en paix ou que ce soit à la guerre; toutefois, il se passera des jours, des mois sans que je m’en serve. Ce sera pour tantôt, dis-je, ou pour demain, ou pour quand cela me conviendra; et le temps s’écoule, passe, sans m’être à charge. Je ne saurais dire combien c’est un repos et un délassement pour moi, que la pensée que je les ai sous la main et puis y prendre plaisir à mon heure; je ne puis reconnaître assez de quel secours ils me sont dans la vie. Ils constituent les meilleures provisions que j’aie pu me procurer, pour ce voyage qu’est la vie de l’homme, et je plains extrêmement les gens intelligents qui en sont privés. J’accepte d’autant mieux tout autre passe-temps qui se présente si léger qu’il soit, que je sais que celui-ci ne peut me faire défaut.

Sa bibliothèque est son lieu de retraite préféré; description qu’il en donne.—Chez moi, je suis assez souvent dans ma bibliothèque, d’où, d’un coup d’œil, je vois tout ce qui se passe dans ma maison. De l’entrée, j’aperçois en contre-bas le jardin, la basse-cour, la cour, et plonge dans la plupart des pièces. A un 157 moment j’y feuillette un livre, puis c’est un autre, et cela sans ordre, sans dessein préconçu, à bâtons rompus. Tantôt j’y rêve, tantôt je prends des notes ou dicte, en me promenant, les rêveries qui sont consignées ici.—Cette bibliothèque est au troisième étage d’une tour. Au premier, est ma chapelle; au second, une chambre et ses dépendances, où je couche souvent quand je veux être seul; au-dessus se trouve une vaste garde-robe. Jadis, ce local était inutilisé; j’y passe la plus grande partie de mes journées et la plupart des heures du jour; je n’y vais jamais la nuit. Lui faisant suite, se trouve un cabinet assez bien décoré, où l’on peut faire du feu l’hiver et d’où l’on a une jolie vue; et, si je ne redoutais autant l’embarras que la dépense résultant du travail que cela nécessiterait et durant lequel je ne pourrais me livrer à aucune occupation, je pourrais facilement construire de chaque côté et y attenant une galerie de cent pas de long sur douze de large, qui serait de plain-pied; les murs de soutènement existent et ont la hauteur voulue, élevés qu’ils ont été dans un autre but. Tout lieu dont on veut faire un lieu de retraite, doit avoir un promenoir; mes pensées sommeillent quand je suis assis; mon esprit ne marche pas seul, il semble qu’il faille que mes jambes lui communiquent leur mouvement; et ceux qui étudient sans le secours des livres, en sont tous là.—La pièce, sauf dans la partie où se trouvent ma table et mon siège et où la paroi est en ligne droite, est de forme circulaire, ce qui me permet d’apercevoir tous mes livres disposés tout autour, sur cinq rangées de tablettes; il s’y trouve trois fenêtres d’où l’on a une vue belle et étendue; l’espace demeuré libre a seize pas de diamètre. En hiver, j’y suis moins continuellement, parce que ma maison est, comme l’indique son nom, juchée sur un tertre et que, de toutes ses pièces, celle-ci est la plus éventée; qu’en outre, elle est éloignée et d’accès un peu pénible, ce qui me plaît assez, tant par l’exercice auquel cela m’astreint que parce que cela me délivre de l’importunité des gens. C’est là mon repaire; j’essaie de faire que ce coin soit mon domaine exclusif et demeure en dehors de toute communauté avec ma femme, ma fille et n’importe quels autres; partout ailleurs, j’ai bien autorité, mais elle est plus nominale que réelle et plus vague que directe. Bien misérable, en effet, à mon sens, celui qui, chez soi, n’a pas où être chez soi, où ne songer qu’à soi, où se cacher! L’ambition fait payer cher ses faveurs à ses esclaves, en les mettant toujours en évidence, comme une statue sur un champ de foire: «Une grande situation est une grande servitude (Sénèque)»; ils n’ont nulle part où s’isoler, pas même dans leur cabinet d’aisances. Je ne trouve rien de si pénible dans la vie austère qu’embrassent les religieux que cette règle, que je vois se pratiquer dans certaines congrégations, d’être perpétuellement réunis dans un même local, formant ainsi une nombreuse assistance constamment témoin des actes de chacun; je trouve en quelque sorte plus supportable d’être toujours seul, que de ne pouvoir l’être jamais.

159

Les Muses sont le délassement de l’esprit. Dans sa jeunesse, Montaigne étudiait pour briller; depuis l’âge mûr, pour devenir plus sage; devenu vieux, il étudie pour se distraire.—Quelqu’un qui me dirait que c’est avilir les Muses que de ne s’en servir que comme jouet et comme passe-temps, ignorerait ce que valent ce plaisir, ce jeu, ce passe-temps que j’apprécie si bien, que peu s’en faut que je ne dise qu’il est ridicule de s’en proposer autre chose. Je vis au jour le jour, et, ne vous en déplaise, ne vis que pour moi et n’aspire à rien de plus. Quand j’étais jeune, j’étudiais pour briller; plus tard, un peu pour gagner en sagesse; maintenant, je le fais pour me distraire; jamais cela n’a été pour en retirer profit. Cédant à un sentiment bien frivole, j’ai beaucoup dépensé pour mes livres, non seulement pour pourvoir à mes besoins, mais, par surcroît, pour satisfaire ma vanité et me donner le luxe d’augmenter les volumes de ma bibliothèque; il y a longtemps que cela ne m’est plus arrivé.

Le commerce des livres a, lui aussi, ses inconvénients; il n’exerce pas le corps et, de ce fait, est, dans la vieillesse surtout, préjudiciable à la santé.—Les livres sont, sous bien des rapports, d’un bien grand agrément pour qui sait les choisir; mais il n’est pas de bien sans peine, et le plaisir qu’ils procurent n’est pas plus que les autres net et pur. Il a ses inconvénients et des inconvénients très sérieux: l’âme s’y exerce, mais, pendant ce temps, le corps, dont il ne faut pas oublier les soins qu’il réclame, demeure inactif, ce qui amène en lui de l’abattement et de la tristesse. Je ne connais pas d’excès qui, au déclin de la vie, me soit plus préjudiciable et que je doive plus éviter.

Ce sont là mes trois occupations favorites, d’entre celles que je pratique le plus, indépendamment des obligations que me créent vis-à-vis du monde mes devoirs civiques et de société.

CHAPITRE IV.    (ORIGINAL LIV. III, CH. IIII.)
De la diversion.

C’est par la diversion que l’on peut arriver à calmer les plus vives douleurs; on console mal par le raisonnement.—J’ai été autrefois chargé de consoler une dame qui était dans une réelle affliction; * car la plupart des deuils chez les personnes de ce sexe ne sont pas naturels, c’est surtout affaire de cérémonie: «Une femme a toujours des larmes toutes prêtes qui, sur commande, coulent en abondance (Juvénal).» On ne s’y prend pas bien en cherchant à les arrêter dans ces manifestations, car toute opposition 161 les excite et les porte davantage encore à la tristesse; on exaspère le mal par la jalousie qu’il ressent d’être contrecarré. Chaque jour, dans nos conversations, lorsque ce que nous avons dit sans y mettre d’importance vient à être contesté, ne nous arrive-t-il pas de nous en formaliser et de nous y attacher alors souvent beaucoup plus qu’à ce qui serait pour nous d’un réel intérêt? Et puis, en allant ainsi directement au but, en vous opposant franchement à leur tristesse, votre entrée en matière est brutale, tandis que les premiers rapports du médecin avec son patient doivent être gracieux, gais, agréables; jamais docteur laid et rechigné n’a réussi. Il faut, au contraire, dès l’abord, aider et provoquer leurs épanchements, témoigner qu’on approuve leur douleur et qu’on l’excuse. Cette complicité vous fait gagner qu’on vous accorde de passer outre et, par trahison facile et insensible, vous arrivez à faire entendre des paroles plus fermes, propres à amener à guérison.—En la circonstance, désireux de surprendre, par mon savoir-faire, l’assistance qui avait les yeux sur moi, je m’avisai de combattre le mal à visage découvert. Je reconnus bientôt, par l’effet produit, que je m’y étais mal pris et que je n’arriverais pas à persuader; mes raisonnements sont d’habitude trop incisifs et pas assez insinuants, j’agis ou trop brusquement ou avec pas assez d’énergie. Aussi, après quelques moments employés à calmer sa peine, je n’essayai pas de l’en guérir par de fortes et impressionnantes raisons, parce que je n’en trouvais pas et que je pensais produire plus sûrement mon effet d’autre façon. Ce ne fut pas non plus en faisant un choix parmi les moyens divers de consolation que la philosophie met à notre disposition, tels que: «Ce dont on gémit n’est pas un mal», comme dit Cléanthe; ou selon les Péripatéticiens, «n’est qu’un mal léger»; ou encore, d’après Chrysippe: «La plainte n’est chose ni juste, ni légitime». Je ne suivis pas davantage le conseil d’Épicure consistant à reporter sa pensée des choses attristantes sur d’autres qui vous distraient, ce qui pourtant rentre assez dans ma manière de faire. Laissant de côté ces divers procédés que Cicéron recommande de mettre en jeu à propos, je fis dévier insensiblement la conversation, l’infléchissant peu à peu vers des sujets qui s’y rattachaient, puis, au fur et à mesure que mon interlocutrice se confiait davantage en moi, sur d’autres qui avaient de moins en moins de rapport avec son chagrin, je l’arrachai sans qu’elle s’en doutât à ses pensées douloureuses et l’amenai à retrouver du calme et à faire bonne contenance tout le temps que je demeurai; en un mot, je créai une diversion. Ceux qui, après moi, s’employèrent à consoler cette dame, n’en furent pas plus avancés parce que ce n’était pas à la racine du mal que j’avais porté la cognée.

A la guerre, les diversions se pratiquent utilement pour éloigner d’un pays un ennemi qui l’a envahi et pour gagner du temps.—Ailleurs, dans le cours de mon livre, j’ai eu 163 occasion de citer des diversions intervenues dans des affaires publiques; il en est fait fréquemment usage à la guerre, ainsi que le relate l’histoire, à l’instar de Périclès dans la guerre du Péloponèse et de mille autres, pour éloigner d’un pays les forces ennemies qui l’ont envahi.—Ce fut un ingénieux artifice que celui auquel eut recours, à Liège, le sieur d’Himbercourt qui lui dut son salut, lui et quelques autres envoyés avec lui dans cette ville, qu’assiégeait le duc de Bourgogne, pour veiller à l’exécution des conditions de capitulation de la place qui s’était rendue. Le peuple, convoqué durant la nuit pour cette mise à exécution, commença à s’ameuter contre les conventions passées, et plusieurs proposèrent de courir sus aux négociateurs qu’ils tenaient en leur pouvoir. Au premier avis qu’il eut de l’approche des premières bandes de ces gens se ruant sur son logis, le sieur d’Himbercourt leur dépêcha immédiatement deux habitants de la ville (il en avait quelques-uns près de lui), chargés de faire au conseil qui représentait la population, de nouvelles offres moins rigoureuses, qu’il avait sur-le-champ imaginées pour parer à la difficulté de la situation. Ces deux messagers arrêtèrent le flot des manifestants malgré leur exaspération, et les ramenèrent à l’hôtel de ville pour entendre les propositions qu’ils apportaient et en délibérer. La délibération fut courte, et une foule tumultueuse, aussi animée que la première fois, se porta derechef sur la demeure de l’envoyé du duc. D’Himbercourt lui détacha aussitôt quatre nouveaux entremetteurs qui, protestant auprès de ceux qui tenaient la tête du mouvement que, pour le coup, ils sont porteurs de propositions beaucoup plus avantageuses qui leur donneront pleine et entière satisfaction, parviennent, par leurs assurances, à leur faire rebrousser chemin et à se reporter où les meneurs tenaient conseil; de la sorte, amusant le peuple par ces temporisations, variant, par ces vaines consultations auxquelles il le conviait, le cours de sa furie, le négociateur parvint à l’endormir et à gagner le jour, ce qui était pour lui le point capital.

Cet autre conte est du même genre: Atalante, demoiselle d’une beauté parfaite et d’une merveilleuse légèreté à la course, consentit, pour se défaire des nombreux prétendants qui la demandaient en mariage, à épouser celui qui l’égalerait en vitesse, sous condition que ceux qui seraient vaincus, perdraient la vie. Il s’en trouva quelques-uns qui, jugeant que le prix valait d’en courir les risques, furent victimes de ce cruel marché. Quand, après eux, vint pour Hippomène le moment de tenter l’épreuve, il s’adressa à la déesse qui lui inspirait cet ardent amour, l’appelant à son secours; celle-ci, exauçant sa prière, lui remit trois pommes d’or en lui faisant connaître l’usage à en faire. Une fois en lice, quand Hippomène sent sa maîtresse sur le point de l’atteindre, il laisse, comme par mégarde, échapper une de ses pommes; Atalante, intéressée par la beauté de ce fruit, ne manque pas de se détourner de sa course pour le ramasser: «Surprise, charmée par la beauté de cette pomme, la vierge ralentit son allure pour saisir cet or qui roule à ses 165 pieds (Ovide).» Il agit de même au moment opportun avec la seconde, puis avec la troisième, si bien que par ce subterfuge et cette diversion, l’avantage de la course lui demeure.

C’est aussi un excellent remède contre les maladies de l’âme; par elle, on rend moins amers nos derniers moments. Socrate est le seul qui, dans l’attente de la mort, sans cesser de s’en entretenir, ait constamment, durant un long espace de temps, conservé la plus parfaite sérénité.—Quand les médecins ne peuvent nous débarrasser d’un catarrhe, ils le font dévier et se porter sur une partie de notre être où son action soit moins dangereuse. Je constate que c’est également le remède le plus communément appliqué aux maladies de l’âme: «Il est bon parfois de détourner l’âme vers d’autres goûts, d’autres soins, d’autres occupations; souvent il faut essayer de la guérir par un changement de lieu, comme les malades qui ne sauraient autrement recouvrer la santé (Cicéron).» On arrive rarement à triompher des maux auxquels elle est en proie, en les attaquant directement; on ne parvient ainsi ni à aider sa force de résistance ni à diminuer celle du mal, mais on peut le faire dévier et le transformer.

Socrate nous donne sur la manière d’envisager les accidents de la vie, une autre leçon, mais si haute, d’application si difficile, qu’il n’appartient qu’aux esprits les plus éminents d’avoir possibilité d’y arrêter leur pensée, de la méditer et de l’apprécier. Il est le seul chez lequel l’attente de la mort n’altère en rien l’humeur ordinaire; il se familiarise avec cette idée et s’en fait un jeu; il ne cherche pas de consolation en dehors d’elle: mourir lui apparaît un accident naturel qui le laisse indifférent; il y arrête sa pensée et s’y résout sans autre préoccupation.—Les disciples d’Hégésias, exaltés par les beaux raisonnements qu’il leur inculque, se donnent la mort en se laissant mourir de faim; et ils sont si nombreux ceux qui agissent ainsi, que le roi Ptolémée fait défendre à leur maître de prôner désormais dans son école un enseignement qui pousse au suicide. Ces gens-là ne considéraient pas la mort en elle-même, ils ne s’en occupaient pas; ce n’est pas sur elle que leur pensée se reportait: ils rêvaient une transformation de leur être, et avaient hâte qu’elle se réalisât.

Chez les condamnés à mort la dévotion devient une diversion à leur terreur.—Ces malheureux, près d’être exécutés, qu’on voit sur l’échafaud, pénétrés d’une ardente dévotion qui s’est emparée de tous leurs sens et à laquelle ils apportent toute la ferveur possible, prêtant l’oreille aux instructions qu’on leur donne, les yeux levés et les mains tendues vers le ciel, récitant des prières à haute voix avec une émotion vive et continue, font là une chose certainement digne d’éloge et appropriée aux circonstances; ils sont à louer au point de vue de la religion, mais non, à proprement parler, sous celui de la fermeté. Ils fuient la lutte, évitent de regarder la mort en face, comme les enfants qu’on distrait quand on veut leur donner un coup de lancette. J’en ai vu qui, lorsque 167 leur vue tombait sur les horribles apprêts de leur supplice, en étaient terrifiés et reportaient, en quelque sorte avec furie, leur pensée vers autre chose. Ne recommande-t-on pas à ceux qui ont à franchir un vide, de profondeur telle qu’on peut en éprouver de l’effroi, de fermer et de détourner les yeux?

Fermeté, lors de son exécution, de Subrius Flavius condamné à mort.—Subrius Flavius devait, sur l’ordre de Néron, être décapité de la main même de Niger, comme lui officier de l’armée romaine. Amené sur le terrain où devait avoir lieu l’exécution et où Niger avait fait creuser la fosse où devait être inhumée sa victime, fosse qui avait été faite sans soin et sans régularité, Flavius se tournant vers les soldats qui étaient là, leur dit: «Ce n’est pas là un travail tel que le comporte une bonne discipline.» Puis, s’adressant à Niger qui l’exhortait à tenir la tête ferme: «Puisses-tu seulement frapper avec la même fermeté!» Et ses pressentiments étaient fondés, car Niger, dont le bras tremblait, dut s’y reprendre à plusieurs fois. Ce Flavius semble avoir envisagé son sort sans en être autrement ému, et sa pensée ne pas s’en être un instant détournée.

Dans une bataille, dans un duel, l’idée de la mort est absente de la pensée des combattants.—Celui qui meurt dans la mêlée les armes à la main, ne songe pas à la mort, il ne la pressent pas et ne s’en préoccupe pas; l’ardeur du combat le tient tout entier.—Une personne de ma connaissance, d’un courage incontestable, se battant en duel en champ clos, tomba, et, étant à terre, fut criblé par son adversaire de neuf à dix coups de dague. Les assistants, le croyant perdu, lui criaient de recommander son âme à Dieu; mais, il me l’a dit depuis, bien que ces voix parvinssent à son oreille, elles furent sans effet sur lui: il ne pensait qu’à se tirer d’affaire et à se venger, et le combat se termina par la mort de l’autre.—Celui qui notifia à L. Silanus son arrêt de mort, lui rendit un grand service; l’entendant lui répondre qu’«il s’attendait bien à mourir, mais non de la main de scélérats», il se rua sur lui avec ses soldats, pour l’obliger à se rétracter. Silanus, quoique désarmé, se défendit obstinément à coups de poing et à coups de pied et fut tué dans le cours de la bagarre. Par le fait de la violente colère qui s’était emparée de lui, il échappa à l’oppression douloureuse que lui auraient causée l’attente de la mort lente à laquelle il était réservé et la vue des préparatifs.

Dans les plus cruelles calamités, en face de la mort, nombre de considérations se présentent à notre esprit, l’occupent, le distraient et rendent notre situation moins pénible.—Notre pensée est toujours ailleurs; c’est, soit l’espérance d’une vie meilleure qui nous arrête et nous soutient, soit l’espoir des avantages qui peuvent en revenir à nos enfants, soit la gloire qu’en acquerra notre nom dans l’avenir, ou encore l’idée que nous allons être affranchis des maux de cette vie, ou celle de la vengeance qui attend ceux qui sont cause de notre mort: «S’il 169 est des dieux justes, j’espère que tu trouveras ton supplice sur les écueils et qu’en expirant, tu invoqueras le nom de Didon; je le saurai, le bruit en viendra jusqu’à moi dans le séjour des Mânes (Virgile).»

Xénophon, couronné de fleurs, offrait un sacrifice, quand on vint lui annoncer la mort de son fils Gryllus, tombé à la bataille de Mantinée. Aux premiers mots de cette nouvelle, il jeta sa couronne à terre; mais quand, poursuivant, on lui apprit de quelle valeur il avait fait preuve en succombant, il la ramassa et la remit sur sa tête.—Jusqu’à Épicure qui se console de sa fin prochaine, en songeant à l’utilité de ses écrits qu’il espère voir passer à l’éternité: «Tous les travaux qui ont de l’éclat et sont susceptibles de nous illustrer, sont faciles à supporter (Cicéron).»—Une même blessure, une même fatigue, dit Xénophon, ne sont pas de même poids pour un général et pour un soldat. Épaminondas se résigne bien plus allègrement à la mort, quand il sait qu’il a remporté la victoire: «c’est là ce qui console, ce qui adoucit les plus grandes douleurs (Cicéron)»; nombre d’autres circonstances nous amusent, nous distraient et nous détournent de l’attention que nous serions tentés de prêter à la chose elle-même. Aussi les arguments de la philosophie vont-ils continuellement côtoyant, contournant ce sujet; s’ils l’entament, ce n’est que superficiellement.—Le grand Zénon, chef de cette école philosophique des Stoïciens qui domine toutes les autres par l’élévation de sa doctrine, disait en parlant de la mort: «Aucun mal n’est honorable; la mort est honorable, donc elle n’est pas un mal.» Contre l’ivrognerie, il s’exprimait ainsi: «Nul ne confie son secret à l’ivrogne, tout le monde le confie au sage; le sage ne sera donc pas un ivrogne.» Est-ce là aller droit au but, n’est-ce pas biaiser? J’aime voir ces âmes d’élite ne pouvoir se dégager de nos errements; si parfaits qu’ils soient comme hommes, ce ne sont toujours que des hommes et ils en ont toutes les faiblesses.

Moyen de dissiper un ardent désir de vengeance.—La vengeance est une douce passion qui est naturelle à l’homme et a sur nous un grand empire; je m’en rends bien compte quoique n’en ayant pas fait l’expérience. Dernièrement, pour en détourner un jeune prince, je ne lui dis pas, suivant le précepte de la charité, qu’à celui qui vous a frappé sur une joue il faut tendre l’autre; je ne lui représentai pas davantage les conséquences tragiques que la poésie attribue à cette passion. N’en prononçant même pas le nom, je me mis à lui faire goûter la beauté des sentiments contraires: l’honneur, la popularité, l’affection qu’il acquerrait en se montrant bon et clément; je fis une diversion en mettant en éveil son ambition. C’est ainsi qu’il faut procéder.

C’est encore par la diversion qu’on se guérit de l’amour et de toute autre passion; le temps, qui calme tout, agit de la même façon.—Si en amour l’affection risque de vous entraîner au delà de ce qui doit être, c’est là, dit-on, une disposition qui est à combattre par une diversion. Et l’on dit vrai; je l’ai souvent 171 essayé avec succès. Rompez-en la violence, en diversifiant vos désirs; même, il n’y a pas inconvénient à ce que, si vous le voulez, l’un d’eux prime et domine les autres, toutefois de peur qu’il ne vienne à vous absorber et à vous tyranniser, affaiblissez-le, amortissez-le, en ne lui consacrant pas une attention exclusive et multipliant vos distractions: «Lorsque vous êtes tourmenté par de trop ardents désirs (Perse), assouvissez-les sur le premier objet qui s’offre (Lucrèce)»; seulement pourvoyez-y de bonne heure, de peur que vous n’ayez peine à recouvrer votre liberté une fois qu’il se sera emparé de vous, «qu’à de premières blessures vous n’ajoutiez de nouveaux coups, que de nouvelles émotions n’effacent les anciennes (Lucrèce)».

J’ai éprouvé jadis, en raison de ma nature impressionnable, un violent chagrin, plus justifié encore qu’il n’était violent; j’en eusse peut-être été accablé, si je m’étais uniquement fié à mes propres forces. Une diversion énergique était indispensable pour m’en distraire: je me fis amoureux par calcul, en même temps que pour me livrer à une étude de ce sentiment; mon âge du reste s’y prêtait, et l’amour me soulagea me délivrant du mal que l’amitié m’avait causé.—Il en est de même pour tout; dès qu’une idée pénible me tient, je trouve plus simple de changer le cours de mes pensées, plutôt que d’essayer de la surmonter; je lui substitue une idée contraire si je puis, ou tout au moins une qui soit autre; toujours le changement me soulage, dissout et dissipe l’idée qui m’oppresse. Si je ne puis la combattre, je lui échappe, et, tout en fuyant, je cherche à l’égarer et ruse avec elle; je change de lieu, d’occupation, de compagnie, j’accumule pour me sauver les amusements, les sujets de méditation, pour faire qu’elle perde ma trace et m’abandonne.

La nature procède de même, elle met notre versatilité à profit; c’est par là qu’agit surtout le temps qu’elle nous a donné comme souverain remède à nos passions; en alimentant encore et encore notre imagination d’affaires de toutes sortes, il désagrège et altère l’impression première si forte qu’elle soit. Un sage ne songe guère moins à son ami mort depuis vingt-cinq ans, que s’il n’y avait qu’un an; d’après Épicure, son impression demeure celle des premiers jours; il n’estimait pas, en effet, que les sensations pénibles soient atténuées ni parce qu’elles ont été prévues, ni par le long temps auquel elles remontent; mais tant d’autres pensées s’entremêlent aux premières, que celles-ci perdent leur acuité et finissent par se lasser.

De même, en détournant l’attention, on fait tomber un bruit public qui vous offense.—Pour détourner de lui l’attention publique, Alcibiade coupe les oreilles et la queue à un beau chien qu’il possède et le chasse par les rues de la ville, afin que la foule, ayant là sujet de babiller, ne s’occupe pas de ses autres faits et gestes.—J’ai connu aussi des femmes qui, dans le but de détourner d’elles les conversations et les suppositions des gens et désorienter 173 les bavards, cachaient leurs véritables affections sous d’autres simulées. J’en ai vu une qui, cherchant à donner le change à l’opinion, s’est laissé prendre pour tout de bon, rompant avec le sentiment qu’elle éprouvait réellement au début, pour suivre celui qui tout d’abord était feint. J’ai appris de la sorte, par cet exemple, que ceux que ces dames favorisent sont bien sots de consentir à de telles supercheries; il faudrait vraiment que celui qui s’entremet ainsi pour vous servir et auquel sont réservés bon accueil et entretiens intimes en public, soit bien maladroit pour ne pas finir par prendre votre place et vous envoyer à la sienne. C’est ce qui vulgairement s’appelle tailler et coudre un soulier pour qu’un autre le chausse.

Un rien suffit pour attirer et détourner notre esprit; en présence même de la mort les objets les plus frivoles entretiennent en nous le regret de la vie.—Il faut peu de chose pour nous distraire et détourner notre attention parce que peu de chose nous captive. Nous n’envisageons guère les choses dans leur ensemble et dégagées de toute considération étrangère; ce qui nous frappe, ce sont des circonstances ou des détails de peu d’importance et tout superficiels, et la forme, si frivole soit-elle, l’emporte sur le fond, «comme ces enveloppes légères dont les cigales se dépouillent en été (Lucrèce)». Ce qui rappelle à Plutarque sa fille regrettée, ce sont ses espiègleries quand elle était enfant. Le souvenir d’un adieu, d’un fait, d’un geste gracieux, d’une recommandation dernière nous afflige. La robe de César promenée dans Rome troubla la ville entière plus que sa mort ne l’avait fait. Il en est de même de ces expressions qui nous tintent sans cesse aux oreilles: «Mon pauvre maître!» ou «Mon grand ami!» «Hélas, mon père chéri!» «Ma bonne fille!» Quand j’entends ces banalités et que j’y regarde de près, je trouve que ce sont tout simplement des plaintes tirées d’un vocabulaire, * des sons sans signification réelle dont les termes et le ton me blessent; ils me rappellent les exclamations des prédicateurs qui souvent par là émeuvent leur auditoire, plus que par les raisons qu’ils exposent; ou encore l’impression que nous cause la voix plaintive des bêtes que l’on tue pour notre service. Sans que j’analyse ni développe la cause véritable et générale de cet effet, «c’est ainsi que la douleur s’excite d’elle-même (Lucrèce)», c’est surtout par là que nous manifestons notre deuil.

La persistance des graviers que je rends, m’a parfois occasionné, particulièrement quand ils séjournent dans la verge, des rétentions d’urine de longue durée, de trois et quatre jours, me faisant courir risque de la mort, au point que c’eût été folie de penser l’éviter, et même de désirer qu’elle ne vînt pas, tant sont cruelles les souffrances que cet état m’occasionne. Oh! que ce bon empereur, qui faisait lier l’extrémité de la verge aux criminels, pour les faire mourir faute de pouvoir uriner, était passé maître en la science du bourreau! En étant là, je considérais par combien de causes légères, d’objets futiles mon imagination faisait naître en moi le 175 regret de quitter la vie; quels riens créaient en mon âme de la difficulté et donnaient de l’importance à ce déménagement; à combien de frivolités je songeais à un moment si sérieux: un chien, un cheval, un livre, un verre, tout en vérité, étaient pour moi des sujets de préoccupation, pour le cas où je disparaîtrais; chez d’autres, ce sont d’ambitieuses espérances, leur bourse, leur science qui les préoccupent non moins sottement à mon avis. Je vois la mort avec indifférence quand je la considère comme, d’après une loi universelle, le point auquel aboutit fatalement la vie. Je la brave d’une façon générale, mais en détail je suis moins résolu; les larmes d’un laquais, la distribution de ma défroque, une connaissance qui me serre la main, une consolation banale me désolent et m’attendrissent. C’est le même trouble que nous causent les plaintes que nous lisons dans les récits fabuleux, où les regrets de Didon et d’Ariane, décrits dans Virgile et dans Catulle, passionnent ceux mêmes qui n’y croient pas. C’est le fait d’une nature obstinée et dure de n’en ressentir aucune émotion, ce qui, chose extraordinaire, était, dit-on, le cas de Polémon; mais ne dit-on pas aussi de lui qu’un chien enragé le mordant, put lui emporter tout le gras du mollet sans que son visage pâlit. Nulle sagesse n’est parvenue à concevoir la cause de la tristesse si vive, si complète que notre imagination peut faire naître en nous, alors que n’y parvient pas la réalité quand bien même y ont part les yeux et les oreilles, organes que n’impressionnent cependant pas des accidents imaginaires.

Souvent l’orateur et le comédien arrivent à ressentir en réalité les sentiments qu’ils cherchent à communiquer à leur auditoire.—C’est sans doute la raison qui fait que les arts eux-mêmes usent et mettent à profit notre faiblesse et notre bêtise naturelles. L’orateur, est-il professé dans les écoles de rhétorique, devra, dans cette farce qu’est un plaidoyer, s’émouvoir au son de sa propre voix et sous l’effet de l’agitation à laquelle il semblera en proie; il se laissera tromper par la passion qu’il dépeint dans cette comédie qu’il joue, se donnera toutes les apparences d’un deuil vrai et sincère pour communiquer ces sentiments aux juges que cela touche moins encore, comme il advient chez ces personnes qu’on loue pour assister aux cérémonies mortuaires et donner plus d’apparat aux funérailles, qui vendent leurs larmes et leur tristesse dans la mesure où on les leur achète et chez lesquelles il en est qui, tout en réglant leur émotion suivant ce qui est de convention, en arrivent, par l’habitude et la contenance qu’elles prennent, à se pénétrer tellement de leur rôle qu’une mélancolie réelle finit par les gagner.—Étant allé, avec quelques autres de ses amis, conduire à Soissons le corps de M. de Grammont qui avait été tué au siège de la Fère, je remarquai que, partout où nous passions, les gens que nous rencontrions se lamentaient et pleuraient à la seule vue du convoi que nous formions, car ils ne connaissaient même pas le nom du trépassé.—Quintilien raconte avoir vu des comédiens 177 si fort entrés dans un rôle de deuil, qu’ils en pleuraient encore une fois rentrés chez eux; et qu’il lui était arrivé à lui-même d’avoir été tellement ému de sentiments qu’il avait cherché à inculquer à d’autres, qu’il les avait partagés au point de se surprendre non seulement pleurant, mais le visage pâle et dans l’attitude de quelqu’un vraiment accablé de douleur.

Singulier moyen que nous mettons en œuvre pour faire diversion à la douleur que nos deuils peuvent nous causer.—Dans un pays proche de nos montagnes, les femmes font le prêtre Martin; non seulement elles avivent les regrets qu’elles éprouvent de la perte d’un mari, en rappelant les bonnes et agréables qualités qu’il avait, mais, revenant du même coup en arrière, elles publient également ses imperfections, comme pour se ménager à elles-mêmes quelques compensations et faire, par le dédain, diversion à leur pitié. En cela, elles ont encore meilleure grâce que nous qui, en les mêmes circonstances, à la perte de quelqu’un que nous connaissons à peine, nous évertuons à lui prodiguer des éloges aussi nouveaux pour lui que peu mérités et le dépeignons, alors qu’il n’est plus, tout autre qu’il nous apparaissait lorsqu’il était encore de ce monde, comme si le regret était une source de renseignements inédits, nous révélant chez le défunt des qualités jusqu’alors inconnues, ou que les larmes, lavant notre entendement, lui donnent plus de lucidité. Dès maintenant, je renonce aux témoignages favorables qu’on voudra exprimer sur mon compte, non parce que j’en serai indigne, mais parce que je serai mort.

Nous nous laissons fréquemment influencer par de purs effets d’imagination; parfois, il n’en faut pas davantage pour nous porter aux pires résolutions.—Quelqu’un auquel on demanderait quel intérêt il a à prendre part à un siège auquel il assiste, répondra: «C’est en raison de l’exemple qui m’est donné, de l’obéissance que nous devons tous à notre prince, que je m’y trouve; je ne prétends en retirer aucun profit; quant à la gloire, je sais combien est faible la part qui peut en revenir à un simple particulier comme moi; je n’y apporte ni entraînement, ni animosité.» Voyez-le pourtant le lendemain à son rang de bataille, au moment de l’assaut: il est transformé, il bout, il rougit de colère; cette fureur qu’il ne manifestait pas hier, cette haine qu’il a au cœur, ce sont le reflet étincelant de tant d’acier, le feu, le tintamarre que produisent les canons et les tambours, qui les ont fait sourdre en lui. «Quelle cause futile!» direz-vous. Comment! vous croyez qu’à cela il y a une cause? Il n’en est pas besoin pour agiter notre âme; une simple rêverie, qui n’a ni corps ni sujet d’être, la gouverne et la trouble. Que je me mette à faire des châteaux en Espagne, mon imagination s’y forge avantages et plaisirs dont mon âme tressaille d’aise et se réjouit. Combien de fois aussi ces mêmes songes font-ils que la colère et la tristesse nous envahissent, et que nous nous livrons à de fantastiques idées qui 179 altèrent en nous le corps et l’âme. Que de grimaces peignant l’étonnement, le comique, la confusion, nos rêves amènent sur notre visage; que de soubresauts, d’agitations ne communiquent-ils pas à nos membres et à la voix! Ne dirait-on pas que cet homme, qui est seul, semble avoir la vision de gens en grand nombre avec lesquels il dispute, ou d’un démon intérieur qui le persécute? Interrogez-vous vous-mêmes sur la cause de semblables illusions; est-il dans la nature autre chose en dehors de nous, sur laquelle ce qui n’est pas ait action?—Cambyse, à la suite d’un songe où son frère lui était apparu comme devant devenir roi de Perse, le fit mourir; et ce frère, il l’aimait et avait toujours eu confiance en lui.—Aristodème, roi des Messéniens, se tua, parce que l’idée lui vint que je ne sais quel hurlement de son chien était de mauvais augure.—Le roi Midas, à la suite d’un songe déplaisant qu’il avait eu, en fit autant, tant il en éprouva de trouble et de contrariété.—C’est faire de la vie exactement le cas qu’elle vaut, que de la quitter pour un songe. Regardez cependant combien notre âme triomphe des misères qu’endure le corps, de sa faiblesse, de ce qu’il est en butte à toutes les offenses et altérations; il lui appartient vraiment bien d’en parler! «O premier argile, façonnée si malheureusement par Prométhée! Qu’il apporta donc peu de sagesse à la confection de son œuvre! Il n’a vu que le corps dans son art, sans se préoccuper de l’esprit; c’est pourtant par l’esprit qu’il eût dû commencer (Properce)!»

CHAPITRE V.    (ORIGINAL LIV. III, CH. V.)
A propos de quelques vers de Virgile.

La vieillesse est si naturellement portée vers les idées tristes et sérieuses que, pour se distraire, elle a besoin de se livrer quelquefois à des accès de gaîté.—A mesure que nos réflexions ayant un caractère d’utilité, sont plus sérieuses et plus approfondies, elles deviennent plus embarrassantes et plus pénibles; le vice, la mort, la pauvreté, les maladies sont des sujets graves, sur lesquels nous ne pouvons méditer longtemps sans fatigue. Il faut avoir l’âme bien instruite des moyens de résister au mal et de le combattre, des règles qui font que notre vie et notre foi sont dans la voie droite, et souvent lui rappeler cette belle étude et l’y exercer; mais, si cette âme appartient à un milieu rentrant dans la catégorie générale, il faut procéder par intermittences et avec modération; elle s’affolerait, si on lui imposait une application trop continue.—J’avais besoin, quand j’étais jeune, de m’avertir et de me raisonner pour demeurer dans le devoir; car l’allégresse 181 et la santé ne se prêtent guère, dit-on, aux raisonnements sérieux et sages; aujourd’hui que ma situation est autre, les misères de la vieillesse ne m’avertissent que trop, elles m’assagissent et me sermonnent. De l’excès de gaîté, je suis tombé dans celui de la sévérité, qui est un état plus fâcheux; c’est pourquoi, maintenant, de parti pris, je me livre un peu à la débauche, laissant parfois mon esprit s’abandonner à des pensées folâtres et d’un autre âge qui le reposent. Je ne suis, à cette heure, que trop rassis, trop lourd, trop mûr; les ans me sont chaque jour une leçon qui m’invite au calme et à la tempérance. Mon corps fuit tout écart et les redoute; c’est lui qui, à son tour, porte mon esprit à se ranger; à son tour il le régente et plus rudement et d’une façon plus impérieuse qu’il ne l’a été lui-même par lui; que je dorme ou que je veille, il ne me laisse pas chômer une heure sans m’entretenir de la mort, de la patience et de la pénitence. Je me défends aujourd’hui contre la tempérance, comme autrefois contre la volupté; elle me tire tellement en arrière, que j’en deviens stupide. Or, je veux demeurer maître de moi à tous égards; la sagesse, elle aussi, a ses excès et n’a pas moins besoin d’être modérée que la folie. Aussi, de peur que par excès de prudence je me dessèche, me tarisse et compromette mon état, dans les intervalles où mes souffrances me laissent du répit, «de peur que mon âme ne soit trop attentive à ses maux (Ovide)», je dévie tout doucement, je détourne les yeux de ce ciel orageux et nébuleux que j’ai devant moi et que, Dieu merci, je considère bien sans effroi mais non sans effort, ni sans que ma pensée s’y reporte; et me voilà m’amusant du souvenir des folies de ma jeunesse passée; «mon esprit, soupirant après ce qu’il a perdu, se rejette tout entier dans le passé (Pétrone)». Que l’enfant porte ses regards en avant de lui et le vieillard en arrière; n’est-ce pas là ce que signifiait le double visage de Janus! A ces moments, les ans peuvent m’entraîner s’ils le veulent, mais ce sera à reculons; tant que mes yeux pourront reconnaître cette belle saison qui pour moi n’est plus, j’y reporterai mes regards de temps à autre; si elle s’échappe de mon sang et de mes veines, du moins je ne veux pas en déraciner l’image de ma mémoire: «C’est vivre deux fois, que de vivre de sa vie passée (Martial).»

Aussi Montaigne saisit-il toutes les occasions de goûter quelque plaisir et pense qu’il vaut mieux être moins longtemps vieux, que vieux avant de l’être.—Platon recommande aux vieillards d’assister aux exercices, aux danses et à tous les jeux de la jeunesse, pour se réjouir par les autres de la souplesse et de la beauté physique qu’ils n’ont plus et se ressouvenir des grâces et des avantages de cet âge si verdoyant. Il veut que dans ces ébats dont ils seront les témoins, ils attribuent l’honneur de la victoire au jeune homme qui aura le plus distrait et causé de sensations agréables au plus grand nombre d’entre eux.—Autrefois, je notais comme journées extraordinaires les jours lourds 183 et sombres; actuellement, ils sont passés chez moi à l’état d’habitude, ce sont les jours beaux et sereins qui sont devenus rares; je suis en passe de me féliciter, comme d’une faveur nouvelle, quand je ne souffre de nulle part. Je puis me chatouiller, je n’arrive plus à arracher un pauvre rire à ce méchant corps; je ne m’égaie qu’en idée et en songe, détournant par cette ruse les chagrins de la vieillesse; mais il me * faudrait certes bien quelque autre remède qu’un rêve! c’est un assaut où l’art lutte vainement contre la nature.—Quelle grande simplicité d’esprit que de prolonger, comme nous le faisons tous, les incommodités humaines, d’anticiper sur leur venue en nous sevrant des jouissances qui nous restent encore! Je préfère être vieux moins longtemps, que vieux avant de l’être; aussi les moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les saisis. Je sais bien par ouï dire qu’il existe quelques genres de volupté, telles que les satisfactions d’amour-propre, qui ne portent pas atteinte à la sobriété qu’il nous faut observer et qui sont fortes et glorieuses; mais elles relèvent de l’opinion, et l’opinion n’a pas sur moi un pouvoir suffisant pour me les faire désirer, car je ne les recherche pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, que je ne les désire doucereuses, faciles et immédiates: «S’éloigner de la nature pour suivre le peuple, c’est prendre un guide peu sûr (Sénéque).» Ma philosophie est dans les actes, toute d’actualité et conforme à la nature; l’imagination y a peu de part. Que ne puis-je, par exemple, prendre encore plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie! «Aux approbations de la foule je préfère le témoignage de ma conscience (Ennius).» La volupté est peu ambitieuse, elle s’estime assez riche par elle-même pour ne pas vouloir faire la dépense de ce que coûtent les réputations; elle aime mieux demeurer dans l’ombre. Il faudrait donner le fouet à un jeune homme qui ferait consister son plaisir à déguster les vins et les sauces; il n’est rien que je n’aie moins su faire et moins apprécier; c’est à cette heure que je l’apprends. J’en ai grand’honte, mais qu’y faire? j’ai encore plus de confusion des motifs qui m’y poussent.—A nous de rêver et de baguenauder; à la jeunesse le bon bout, à elle de soutenir sa réputation. Elle marche à la conquête du monde, à sa domination; nous, nous en venons: «A elle, les armes, les chevaux, les javelots, la massue, la paume, la nage, la course; à nous, vieillards, les dés et les osselets (Cicéron).» Les lois elles-mêmes nous renvoient au logis. Je ne puis moins faire, en dédommagement des piteuses conditions que je dois aux années, que de recourir aux jouets et aux amusettes comme fait l’enfance en laquelle nous retombons; la sagesse et la folie auront bien à faire pour, à elles deux et en s’y reprenant à tour de rôle, me soutenir et me venir en aide en cet état calamiteux qu’amène l’âge: «Mêle à ta sagesse un grain de folie (Horace).»—Je fuis de même les plus légères piqûres; celles qui, autrefois, ne m’eussent même pas éraflé, me transpercent aujourd’hui; souffrir commence à tant rentrer dans mes habitudes! «Pour un corps débile, la moindre atteinte est insupportable (Cicéron);—un esprit 185 malade ne peut rien supporter de pénible (Ovide).» J’ai toujours été fort impressionnable et très susceptible à l’effet de la douleur; j’y suis plus sensible encore et de toutes parts accessible, «le moindre choc brise ce qui est déjà fêlé (Ovide)». Ma raison s’oppose bien à ce que je récrimine et me révolte contre les incommodités que la nature m’inflige, mais elle ne peut m’empêcher de les sentir; je courrais d’un bout du monde à l’autre, pour avoir une bonne année de tranquillité gaie et agréable, moi qui n’ai d’autre but que de vivre et d’être de bonne humeur. Je jouis assez souvent d’une tranquillité morose et stupide, mais elle m’endort et me fait mal à la tête; cela ne me suffit pas. Si, soit à la ville soit à la campagne, en France ou ailleurs, il y a quelqu’un ou quelque bonne compagnie, aimant son chez soi ou préférant voyager, qui s’accommoderaient des conditions dans lesquelles je suis, et moi des leurs, ils n’ont qu’à me faire signe, je leur amènerai aussitôt l’auteur des Essais en personne.

Ce qu’il y a de pire dans la vieillesse, c’est que l’esprit se ressent des souffrances et de l’affaiblissement du corps.—Puisque c’est le privilège de l’esprit de pouvoir échapper à la vieillesse, autant que je le puis je lui conseille de le faire; que même pendant cet âge, il verdisse, il fleurisse s’il est possible, comme le gui sur un arbre mort. Mais je crains bien d’avoir affaire à un traître; il est si étroitement lié au corps, qu’il m’abandonne continuellement pour le suivre et participer à sa déchéance. Alors je le prends à part, je le flatte, mais en vain; j’ai beau le détourner de cette liaison par trop intime, lui présenter et Sénèque et Catulle, les dames et les danses de la cour, si son compagnon a la colique, il semble qu’il l’ait aussi; les opérations mêmes qui lui sont propres, qui sont siennes, ne peuvent s’accomplir; elles font tout l’effet d’être figées; il n’y a aucune animation dans ce qui vient de lui si en même temps le corps n’en présente pas.

La santé, la vigueur physique font éclore les grandes conceptions de l’esprit; la sagesse n’a que faire d’une trop grande austérité de mœurs.—Nos maîtres ont eu tort, lorsque recherchant les causes des élans parfois extraordinaires de notre esprit, après les avoir attribués à une inspiration divine, à l’amour, à une exaltation guerrière, à la poésie, au vin, ils n’ont pas fait la part de la santé; de cette santé bouillante, vigoureuse, entière, sans souci, telle qu’autrefois la force de l’âge et la quiétude l’entretenaient en moi d’une façon continue. Ce feu de joie fait saillir en l’esprit, en plus de son pétillement naturel, des éclairs vifs et étincelants qui soulèvent les enthousiasmes les plus gaillards, pour ne pas dire les plus extravagants. Aussi n’est-ce pas merveille si un état contraire affaiblit mon esprit, l’immobilise et lui fait produire un effet opposé: «L’esprit perd sa vigueur dans un corps languissant (Pseudo-Gallus)»; et encore il voudrait que je lui sache gré de ce qu’à ces sollicitations il résiste beaucoup plus que cela n’arrive d’ordinaire chez la plupart des hommes! Au moins pendant que nous avons 187 trêve, chassons les maux et les difficultés avec lesquels nous sommes aux prises: «Que la vieillesse se déride, lorsqu’elle le peut encore (Horace);—il est bon d’adoucir par l’enjouement les noirs chagrins de la vie (Sidoine Apollinaire).»—J’affectionne une sagesse gaie et sociable, et fuis une rudesse de mœurs par trop austères; toute mine rébarbative m’est suspecte «comme aussi la tristesse arrogante d’un visage renfrogné,—car dans cette foule de gens au maintien sévère se cache plus d’un débauché (Martial)». Je crois Platon de bon cœur, quand il dit que les humeurs, suivant qu’elles sont faciles ou difficiles, sont de grande influence sur la bonté ou la perversité de l’âme. Socrate avait une physionomie qui jamais ne variait, toujours sereine et riante; ce n’était pas comme le vieux Crassus qui avait sans cesse l’air mécontent et qu’on ne vit jamais rire. La vertu est foncièrement gaie et enjouée.

Ceux qui se blesseront de la licence de cet ouvrage devront bien plutôt blâmer la licence de leurs propres pensées; quant à lui Montaigne, il ose dire tout ce qu’il ose faire; il croit du reste que la confession de ses fautes aura peu d’imitateurs.—Je sais que parmi les gens qui se scandaliseront de la licence de mes écrits, s’en trouveront fort peu qui n’auraient à se scandaliser davantage de la licence de leurs pensées; j’écris bien suivant leur goût, mais j’offense leurs regards. Il est de bon ton de critiquer les écrits de Platon et de passer légèrement sur les relations qu’on lui prête avec Phédon, Dion, Stella, Archéanassa. «N’ayez pas honte de dire ce que vous n’avez pas honte d’approuver tout bas.» Je hais un esprit hargneux et triste qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie et ne songe qu’à ses peines, ne considère qu’elles, comme les mouches qui ne peuvent se tenir sur une surface bien polie et bien lisse et qui s’attachent et reposent sur ce qui est rugueux et raboteux, ou encore comme les ventouses qui ne recherchent et ne soutirent que le mauvais sang.

Du reste, je me suis fait une loi d’oser dire tout ce que j’ose faire, et vais jusqu’à regretter que toute pensée ne puisse être publiée; le pire de tous mes actes, la pire de toutes les situations en lesquelles je puis être, ne me semblent pas si laids, que je ne trouve de laideur et de lâcheté à ne pas oser les avouer. Chacun est discret quand il se confesse, on devrait bien l’être aussi quand on agit; la hardiesse dans la faute est quelque peu atténuée et maîtrisée par la hardiesse à la confesser; qui s’obligerait à tout dire s’obligerait à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire. Dieu veuille que cette licence excessive de ma part décide les autres à plus d’expansion, en tenant moins compte de ces vertus timorées et minaudières nées de nos imperfections, et que le sacrifice de ma modestie les amène à ce qui est raisonnable. Il faut, quand on veut les conter, reconnaître ses vices et les étudier; ceux qui les cachent aux autres, se les cachent d’ordinaire à eux-mêmes; ils ne les considèrent pas comme suffisamment dissimulés, s’ils les aperçoivent; ils les soustraient et les déguisent à leur propre conscience: «Pourquoi personne 189 n’avoue-t-il ses vices? Parce que nous en sommes encore esclaves; il faut être éveillé pour raconter un songe (Sénèque).»—Les maux du corps se dessinent davantage quand ils acquièrent plus de gravité; nous constatons que ce que nous nommions rhume ou foulure est bel et bien la goutte. Les maux de l’âme, au contraire, deviennent moins saisissables à mesure qu’ils s’aggravent; celui qui en est le plus malade est celui qui le sent le moins; voilà pourquoi il faut souvent les examiner au grand jour, d’une main impitoyable qui les met à découvert et les arrache du fond de nos poitrines. Il en est des mauvaises actions comme des bonnes, leur confession est parfois à elle seule une satisfaction, et il n’est pas de faute dont la laideur puisse nous dispenser de la confesser.—Je souffre quand il me faut dissimuler, aussi j’évite de devenir le confident des secrets d’autrui, n’ayant guère le cœur à nier que je les connais; je puis les taire, mais les nier, je ne le puis sans faire effort et sans en éprouver du déplaisir. Pour bien garder un secret, il faut que ce soit dans notre nature et non par l’obligation que nous en avons. Quand on est au service des princes, c’est peu d’être discret si en même temps on n’est pas menteur. Si celui qui demandait à Thalès de Milet s’il devait nier par serment solennel avoir commis un adultère dont il était coupable, se fût adressé à moi, je lui eusse répondu qu’il ne devait pas se parjurer, un mensonge me paraissant pire encore que l’adultère. Thalès, au contraire, le lui conseilla pour parer à un plus grand mal par un moindre, solution qui n’aboutissait pas tant à faire choix entre deux maux, qu’à ajouter l’un à l’autre. A ce propos, disons en passant qu’un homme qui a de la conscience, est mis à son aise quand, en compensation d’une faute, on le met en présence de quelque entreprise périlleuse à laquelle il aura à satisfaire; mais que c’est le soumettre à une rude épreuve que de ne lui laisser le choix qu’entre deux fautes, ainsi qu’il arriva à Origène. Placé dans l’alternative de sacrifier aux idoles, ou de souffrir de servir à assouvir les appétits charnels d’un grand vilain Éthiopien qu’on lui présentait, Origène se résigna à la première de ces conditions, ce qui fut un gros péché, dit-on. Il faut convenir cependant que les femmes qui, de notre temps, conséquentes avec leurs idées fausses sur la religion, nous protestent qu’elles aimeraient mieux charger leur conscience de dix hommes que d’une messe, n’eussent pas éprouvé le même dégoût.

Si c’est une indiscrétion de publier ainsi ses erreurs, il n’y a pas grand danger qu’elle soit prise pour exemple et passe dans les usages; Ariston ne disait-il pas que les vents que les hommes redoutent le plus, sont ceux qui les découvrent. Il faut retrousser ce sot haillon qui cache nos mœurs. On envoie sa conscience dans les lieux de débauche et on se donne une contenance irréprochable; jusqu’aux traîtres et aux assassins qui s’attachent à l’observation des lois de l’étiquette, bornant là leur devoir. Ce n’est ni à l’injustice de se plaindre de l’impolitesse; ni à la malice, de l’indiscrétion. 191 Il est dommage que le méchant ne soit pas en outre un imbécile et que la décence pallie ses méchancetés; ces enduits ne conviennent qu’à des cloisons intérieures bien bâties et en bon état, valant la peine qu’on les badigeonne pour en assurer la conservation.

Ce que les hommes craignent le plus, c’est qu’une occasion ne mette leurs mœurs à découvert. Montaigne va maintenant entrer dans le vif de son sujet; il appréhende que ce chapitre ne fasse confiner son livre du salon de ces dames dans leur boudoir.—Pour plaire aux Huguenots qui blâment notre confession en aparté et à l’oreille d’un tiers, je me confesse publiquement, en toute conviction et sincérité. Saint Augustin, Origène et Hippocrate ont publié leurs erreurs d’opinions; j’y ajoute, moi, mes erreurs de mœurs. J’ai le plus ardent désir de me faire connaître, et peu m’importe à quel prix, pourvu que ce soit sous mon vrai jour; car, pour mieux dire, je ne désire rien, mais j’éprouverais un mortel déplaisir à être pris pour autre que je ne suis par ceux auxquels il arrive de connaître mon nom. Celui qui n’a en vue que l’honneur et la gloire, qu’espère-t-il gagner en se produisant au monde sous un masque qui dérobe à la connaissance des foules ce qu’il est réellement? Louez un bossu de sa belle taille, il ne saurait faire autrement que de considérer cet éloge comme une injure; si vous êtes un lâche et qu’on vous honore comme un vaillant, est-ce de vous dont on parle? on vous prend pour un autre; le croire, c’est faire comme celui qui se montrait fier des saluts qu’on lui adressait, le prenant pour le maître de la troupe, lui qui n’était qu’un des moindres personnages de sa suite.—Le roi de Macédoine Archélaus passant dans une rue, quelqu’un lui versa de l’eau sur la tête; les assistants l’excitaient à le punir: «Oui, leur dit-il, seulement ce n’est pas sur moi qu’il a versé de l’eau, mais sur celui pour lequel il me prenait.»—Socrate répondait à un autre qui lui disait qu’on médisait de lui: «Non, il n’y a rien en moi de ce que disent ces gens.»—Quant à moi, je ne saurais aucun gré à qui me louerait d’être un bon pilote, d’avoir beaucoup de modestie ou de chasteté; et pareillement, je ne me considérerais non plus comme offensé par qui dirait de moi que je suis un traître, un voleur ou un ivrogne. Ceux qui ne se connaissent pas, peuvent se repaître d’approbations qu’ils ne méritent pas; moi, je ne le puis, parce que je me vois, me scrute jusqu’au fond des entrailles et sais bien ce qui m’appartient; il me plaît qu’on me loue moins, pourvu qu’on me connaisse mieux; on pourrait me tenir pour un sage dans des conditions de sagesse que je tiens être de la sottise. Alors que mes Essais sont lus communément par les dames et traînent sur les meubles de leur salon, ce chapitre va les faire passer dans leur boudoir où elles les liront en cachette; j’avoue que c’est surtout en tête-à-tête que j’aime leur société, en public elle manque de saveur et ne constitue plus une faveur.—Dans nos adieux, nous exagérons, au delà de ce qui est d’ordinaire, l’affection que nous portons à ce que nous abandonnons; 193 en train de quitter les jeux de ce monde, ce sont ici les dernières accolades que nous nous donnions, eux et moi.

Comment se fait-il que l’acte par lequel se perpétue le genre humain, paraisse si honteux qu’on n’ose le nommer?—Revenons-en à notre thème. Qu’a donc fait aux hommes l’acte génital, pourtant si naturel, si nécessaire, si juste, pour que nous n’osions pas en parler sans en avoir honte, et pour l’exclure des conversations sérieuses et de bon ton? Nous disons hardiment: tuer, dérober, trahir; et cet autre mot, nous n’osons le prononcer qu’entre les dents. Serait-ce parce que moins nous en parlons, plus nous y pensons? Il y a lieu de remarquer en effet que les mots les moins en usage, qu’on n’écrit guère et sur lesquels on se tait le plus, sont ceux qu’on sait le mieux et qui sont le plus généralement connus; celui-ci, quel que soit l’âge, quelles que soient les mœurs, nul ne l’ignore non plus que le pain; il est imprimé en chacun de nous, sans qu’il ait été prononcé, sans qu’il se soit fait entendre ou ait été vu; et le sexe qui en use le plus, est celui auquel il est imposé de s’en taire davantage. Ce qu’il y a de remarquable *, c’est que nous avons mis cet acte sous la sauvegarde du silence, d’où c’est un crime de l’arracher, même pour l’accuser et le juger; nous n’osons le critiquer qu’en usant de périphrases et en ayant recours à des formes imagées. Quelle insigne faveur pour un criminel d’être si exécrable que la justice estime qu’il ne doit être ni touché, ni vu et qui, grâce à la dureté de la condamnation qui le frappe, demeure libre et sauf. N’en est-il pas de lui comme des livres qui se répandent et se vendent d’autant plus qu’ils sont interdits? Quant à moi, je me rallie à ce qu’en dit Aristote: «Acte pudique, qui pare la jeunesse et attire des reproches à la vieillesse.»—Les vers suivants avaient cours dans l’école ancienne, qui est plus dans mes idées que l’école moderne parce que j’estime que les vertus y étaient plus grandes et les défauts moindres: «Ceux qui fuyant par trop Vénus l’esquivent, sont en faute autant que ceux qui par trop la suivent (Plutarque).» «O déesse, seule tu gouvernes la nature; sans toi, rien ne voit la lumière du jour, rien n’est gai, rien n’est aimable (Lucrèce).»

Pourquoi avoir voulu brouiller les Muses avec Vénus? leur accord leur sied si bien, ainsi qu’en témoignent les vers de Virgile où le poète décrit une entrevue amoureuse de cette déesse avec Vulcain.—Je ne sais qui a pu brouiller Pallas et les Muses avec Vénus, et les mettre en froid avec l’Amour; je ne vois aucunes divinités qui se conviennent mieux et qui ne doivent davantage les unes aux autres. Qui enlèverait aux Muses leurs productions inspirées par l’amour, leur déroberait le plus beau sujet sur lequel elles ont à s’exercer et ce qu’il y a de plus noble dans leurs œuvres; qui ferait perdre à l’Amour le concours que lui prêtent la poésie et les services qu’elle lui rend, l’affaiblirait en le privant ainsi des meilleures de ses armes; ce serait entacher d’ingratitude et d’inintelligence ce dieu essentiellement 195 sociable et bienveillant et ces déesses protectrices de l’humanité et de la justice.—Il n’y a pas si longtemps que j’ai dû renoncer à son culte et cessé de faire partie de ses adorateurs, pour que je ne conserve pas le souvenir précis de sa force et de sa valeur: «Je sens encore les brûlures d’une ancienne flamme (Virgile)». La fièvre laisse après elle un reste d’agitation et de chaleur: «Heureux si, dans mes années d’hiver, ce reste de chaleur ne m’abandonne pas (Jean Second)»; et, si épuisé et alourdi que je suis, j’éprouve quelque peu encore les effets affaiblis de cette ardeur passée: «Telle la mer Égée, battue par l’Aquilon ou le Notus, ne s’apaise pas subitement après la tempête; longtemps tourmentée, elle s’agite et gronde encore (Le Tasse).» Mais autant que je puis m’y connaître, la force et la valeur de ce dieu sont présentées plus vives et plus animées dans les descriptions qu’en donne la poésie, qu’elles ne le sont dans la réalité: «Le vers du poète a des doigts et chatouille (Juvénal)»; elle sait donner à l’Amour je ne sais quel air plus langoureux que celui qu’il revêt; et Vénus, dans la plus complète nudité, n’est ni si belle, si vive, si haletante que la peint Virgile dans ce passage: «Elle dit, et, comme il hésite, la déesse l’entoure mollement de ses beaux bras plus blancs que la neige et l’échauffe dans un embrassement. A ce contact, Vulcain sent renaître son ardeur accoutumée, une chaleur qu’il connaît bien l’envahit de toutes parts, et jusque dans la moelle des os. Ainsi brille l’éclair dans la nuée pourfendue par le tonnerre et qui, de ses rubans de feu, sillonne les nuages épars dans les airs..... Enfin, Vulcain satisfait aux sollicitations amoureuses de son épouse et, incarné en elle, s’abandonne tout entier aux charmes d’un sommeil réparateur.»

Le mariage diffère de l’amour; contracté en vue de la postérité, les extravagances amoureuses doivent en être bannies; du reste ceux auxquels l’amour seul a présidé, plus que tous autres ont tendance à mal tourner.—Ce que j’observe dans cette description, c’est que Virgile nous dépeint une Vénus bien passionnée pour une épouse; dans ce marché, dicté par la sagesse, qu’est le mariage, les appétits sont moins folâtres, les ébats moins tumultueux et plus tempérés. L’amour hait toute union contractée en dehors de son intervention exclusive, et ne participe que faiblement aux rapprochements sexuels qui ont été préparés et s’accomplissent à tout autre titre, comme c’est le cas dans le mariage où des considérations d’alliances, de situations de fortune y ont, avec raison, autant et plus de part que les grâces et la beauté. On ne se marie pas pour soi; quoi qu’on dise, on se marie au moins autant, sinon plus, pour sa famille et sa postérité; les conditions dans lesquelles s’effectue un mariage et les résultats qu’il doit produire, intéressent notre race, bien au delà de nous-mêmes; c’est pourquoi il me plaît de les voir négocier par des intermédiaires plutôt que par les intéressés, nous en rapportant plus au sentiment d’autrui qu’au nôtre, principe qui va bien à l’encontre des idées de ceux qui sont pour les mariages d’inclination. 197 Aussi est-ce commettre une sorte d’inceste que de se livrer, dans ces rapports vénérables et sacrés entre mari et femme qui se proposent d’engendrer, à toutes les violences et extravagances de l’amour en folie, ce que je crois avoir déjà exprimé précédemment; il faut, dit Aristote, approcher sa femme avec réserve et avec calme, de peur que des caresses trop lascives n’éveillent en elle le plaisir à un degré qui la mette hors d’elle plus que de raison. Ce qu’il prône en faisant appel à la conscience, les médecins le répètent au nom de la santé: «Un plaisir trop chaleureux, trop voluptueux, trop souvent renouvelé, altère la semence et empêche la conception»; ils disent encore que «ces attouchements empreints de langueur, comme le veut ici la nature, pour que le résultat réponde à l’attente et soit fécond, doivent n’avoir lieu que rarement et à de notables intervalles», «afin que la femme saisisse plus avidement les dons de Vénus et les recèle profondément dans son sein (Virgile)». Je ne connais pas de mariages qui soient plus rapidement troublés et arrivent plus tôt à tourner mal, que ceux auxquels ont conduit la beauté et les désirs amoureux. Il faut à cette union des bases plus solides et de plus longue durée; on ne doit s’y engager qu’avec circonspection, un entraînement irréfléchi n’y vaut rien.

L’amour ne fait pas partie intégrante du mariage, pas plus que la vertu n’est liée d’une manière absolue à la noblesse. Digression sur le rang en lequel sont tenus les nobles dans le royaume de Calicut.—Ceux qui pensent honorer le mariage en y joignant l’amour, me font le même effet que ceux qui, pour rehausser la vertu, tiennent que la noblesse et elle sont même chose. Elles sont quelque peu parentes, mais que de différences entre elles! c’est erreur de mêler leurs noms et leurs titres; les confondre, c’est faire tort soit à l’une, soit à l’autre. La noblesse est une belle qualité, qui a été introduite avec raison; mais c’est une qualité qui est octroyée par autrui et peut échoir à un homme de rien et vicieux; aussi est-elle beaucoup moins estimée que la vertu. Si c’en est une, c’est une vertu artificielle et apparente qui dépend des temps et de la fortune; qui, suivant les pays, revêt des formes différentes: vivante et mortelle, elle n’a pas de naissance non plus que le Nil dont la source est inconnue; elle a une généalogie et est un bien de communauté; elle se transmet comme elle a été acquise; elle crée des obligations bien faiblement observées. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse et toutes les autres qualités se communiquent et on peut en trafiquer; la noblesse ne sert qu’à celui qui la possède, elle est de nul emploi pour autrui.—On soumettait à l’un de nos rois de se prononcer entre deux candidats présentés pour une même charge, dont l’un était gentilhomme et l’autre ne l’était pas; il prescrivit que sans tenir compte de cette qualité, on choisit celui qui avait le plus de mérite; mais qu’à mérite égal, on eût égard à la noblesse; c’était assigner bien exactement à celle-ci le rang qu’elle doit occuper.—A 199 un jeune homme qui ne s’était pas encore révélé et qui demandait à succéder, dans la charge qu’il occupait, à son père qui était un homme de valeur et qui venait de mourir, Antigone répondait: «Mon ami, pour l’attribution de ces bénéfices, je ne tiens pas tant compte de la noblesse de mes soldats, que des preuves de courage qu’ils ont données.» Il ne saurait en effet en être de cela comme à Sparte, où dans les divers offices à remplir auprès des rois: trompettes, ménétriers, cuisiniers, les enfants étaient admis à succéder à leurs pères, quelle que fût leur ignorance en la matière et avant tous autres, si expérimentés que fussent ceux-ci dans la partie.—Dans le royaume de Calicut, les nobles constituent une espèce au-dessus du commun des mortels; le mariage leur est interdit, ainsi que toute profession autre que celle des armes; les hommes peuvent avoir autant de concubines qu’ils veulent, et pareillement les femmes autant de galants qu’il leur plaît, sans que jamais il s’élève de jalousie dans tout ce monde; mais c’est un crime capital et irrémissible de prendre ces concubines et ces galants en dehors de leur propre caste. Ils se tiennent pour souillés par le simple contact de quiconque n’est pas des leurs et vient à les frôler en passant; c’est une atteinte tellement grave et injurieuse, qu’ils tuent tous ceux qui les approchent seulement d’un peu trop près; de telle sorte que les gens des classes notées d’infamie, qui circulent par la ville, sont tenus de crier au tournant des rues, comme font les gondoliers de Venise, pour éviter de se heurter; et les nobles leur commandent de se jeter du côté qui leur convient: de la sorte ceux-ci évitent une tache qu’ils estiment ne jamais pouvoir être effacée et ceux-là une mort certaine. Nulle période de temps si longue soit-elle, nulle faveur du prince, nul service rendu, pas plus que la vertu ou la richesse ne peuvent faire que, dans ce pays, un roturier devienne noble; coutume à l’appui de laquelle vient encore la défense de se marier entre gens de métiers différents; une fille de famille de cordonniers ne peut épouser un charpentier; les parents sont dans l’obligation de préparer leurs enfants à exercer la profession de leurs pères à l’exclusion de toute autre, ce qui maintient les distinctions sociales et fait que les situations de chacun vont se poursuivant sans jamais se modifier.

Un bon mariage, s’il en est, est une union faite d’amitié et de confiance; il n’est pas d’état plus heureux dans la société humaine.—Un bon mariage, s’il en existe, refuse de se nouer sous les auspices de l’amour et de l’admettre en tiers; il doit plutôt viser à être un pacte d’amitié. C’est une douce association de deux existences, pleine de constance, de confiance, d’un nombre infini d’utiles et solides services et d’obligations réciproques. Aucune femme, qui en a savouré les délices, «unie par l’hymen à l’homme de son choix (Catulle)», ne voudrait tenir lieu de maîtresse à son mari; si elle a part à son affection comme épouse, elle y est en position bien plus honorable et plus sûre. Si ailleurs il soupire et fait l’empressé, qu’on lui demande, à ce moment, à qui, de sa femme 201 ou de sa maîtresse, il préfère voir arriver une mésaventure honteuse? quelle est celle des deux dont l’infortune l’affligerait le plus? à laquelle il désire le plus de grandeur? il n’y a pas de doute que ce ne soit à celle qui lui est unie par un mariage en bonnes conditions.

Par cela même qu’on en voit si peu de bons, on peut en apprécier le prix et la valeur. Tout bien considéré, il n’est rien dans notre société qui soit plus beau qu’un tel mariage. C’est là une institution dont nous ne pouvons nous passer et nous l’avilissons à qui mieux mieux; il en advient comme de ce qui se voit aux cages d’oiseaux: ceux qui sont dehors, se désespèrent de n’y pouvoir entrer; ceux qui sont dedans, ont le même désir d’en sortir. Socrate auquel on demandait ce qui valait le mieux de prendre femme ou de n’en pas prendre, répondit: «Que vous fassiez l’un ou l’autre, vous vous en repentirez.» C’est une association de laquelle on peut justement dire: «L’homme est à l’homme, ou un dieu (Cécilius), ou un loup (Plaute)»; il faut que de nombreuses qualités se rencontrent pour la créer. En ce temps-ci, les âmes simples chez le peuple s’y prêtent volontiers, parce que les plaisirs, la curiosité et l’oisiveté n’occupent pas en eux une place prépondérante; par contre, les caractères portés à la débauche, comme est le mien, qui sont rebelles à toutes liaisons et obligations de quelque nature que ce soit, y sont moins propres: «Il m’est plus doux de vivre exempt de cette chaîne (Pseudo-Gallus).»

Montaigne a cédé à l’exemple et aux usages, mais il répugnait au mariage; il en a, nonobstant, observé les lois à un degré dont il ne se croyait pas capable; ceux qui se marient avec la résolution contraire ont grand tort.—A suivre mon inclination naturelle, je me serais enfui plutôt que d’épouser la sagesse en personne, si elle m’eût voulu; mais nous avons beau dire, les coutumes et les usages admis de tous nous entraînent. La plupart de mes actes sont une conséquence des exemples que j’ai eus sous les yeux, bien plus qu’ils ne découlent de mes préférences; à celui-ci notamment je ne suis pas venu de moi-même, on m’y a amené; j’y ai été porté par des circonstances qui y étaient étrangères, car même les choses qui présentent des inconvénients peuvent, par le fait de quelques particularités et accidents, devenir acceptables, et il n’en est aucune si laide, si vicieuse, si évitable soit-elle, qui ne puisse en arriver là, tant les dispositions de l’homme sont versatiles. J’y ai été porté, certainement plus mal préparé alors et plus à contre-cœur que je ne le suis aujourd’hui après en avoir essayé; et, pour si licencieux qu’on me tienne, j’ai, en vérité, plus sévèrement observé les lois du mariage que je ne l’avais promis et espéré. Il n’est plus temps de se montrer récalcitrant, quand on s’est laissé entraver; il faut se garder d’engager imprudemment sa liberté, mais après qu’on en a accepté les obligations, il faut observer les lois d’un devoir qui est réciproque, ou au moins faire effort à cet effet.—Ceux qui se prêtent à ce marché avec des sentiments 203 de haine et de mépris, en agissent d’une façon fort injuste, qui deviendra pour eux une source de difficulté; et les femmes qui acceptent comme un oracle sacré, cette belle règle que je les vois se passer de mains en mains: «Sers ton mari comme ton maître, et t’en garde comme d’un traître», ce qui veut dire: «Conserve vis-à-vis de lui une déférence contrainte, hostile et méfiante», se rallient à un cri de guerre et de défi qui, lui aussi, est injurieux et sera la source de relations difficiles. Je n’ai pas assez d’énergie pour me jeter dans une voie aussi épineuse; et à vrai dire, je n’en suis pas encore arrivé à cette perfection d’habileté et de galanterie d’esprit qui fait confondre raison avec injustice, et tourner en ridicule tout ordre, toute règle qui ne s’accordent pas avec mes désirs; de ce que je hais la superstition, je ne me jette pas, tête baissée, dans l’irréligion. Si on ne satisfait pas toujours au devoir, encore faut-il toujours le reconnaître et l’aimer; et c’est une trahison que de se marier, sans remplir ses obligations conjugales. Assez sur ce point, continuons.

Différence entre le mariage et l’amour; une femme peut céder à un homme dont elle ne voudrait pas pour mari.—Virgile nous dépeint un mariage où règne l’accord, qui satisfait aux convenances et dans lequel cependant il n’y a pas beaucoup de loyauté. A-t-il voulu dire qu’il n’est pas impossible de céder aux instigations de l’amour, tout en se réservant de satisfaire dans une certaine mesure aux devoirs matrimoniaux; qu’on peut manquer à ces devoirs, sans s’y dérober tout à fait? il y a des valets qui volent leurs maîtres, sans pour cela les haïr!—La beauté, l’opportunité, la destinée, car la destinée y met aussi la main: «Il y a une fatalité qui pèse sur ces organes que cachent nos vêtements, car si les astres ne te protègent, il ne te servira de rien d’avoir les plus belles apparences de virilité (Juvénal)», toutes ces causes font que l’épouse s’attache à un étranger, sans se livrer pourtant si complètement à lui qu’il ne subsiste encore quelque lien par lequel elle tient à son mari. Ce sont là deux idées distinctes, qui procèdent différemment et ne sauraient être confondues: Une femme peut se donner à tel individu qu’elle ne voudrait absolument pas pour époux, je ne dis pas en raison seulement de sa situation dans le monde, mais pour lui-même. Peu de gens ont épousé des amies, qui ne s’en soient repentis; cela se voit jusque dans l’autre monde; quel mauvais ménage a fait, dit-on, Jupiter avec sa femme qu’il avait connue avant le mariage et avec laquelle il avait déjà fait l’amour! C’est ce qui se traduit par: «Se soulager dans un panier et le mettre ensuite sur sa tête.» J’ai vu de mon temps dans des milieux fort honorables le mariage mettre fin à l’amour entre personnes qui le pratiquaient d’une façon immorale et scandaleuse; c’est qu’aussi ce sont là deux états qui relèvent de considérations qui sont bien loin d’être les mêmes. Nous sommes portés, de nous-mêmes, à deux choses différentes et qui se contrarient. Isocrate disait qu’Athènes était une ville qui plaisait, à la mode de ces femmes qu’on fréquente parce qu’elles 205 se prêtent à l’amour; chacun aimait à s’y promener et à y passer un moment, mais nul ne l’aimait en vue de l’épouser, c’est-à-dire pour y élire domicile et y passer sa vie.—J’ai vu avec dépit des maris haïr leurs femmes, pour cette seule raison qu’ils avaient des torts envers elles. Au moins ne faudrait-il pas les aimer moins parce qu’on s’est mis en faute; le repentir et la compassion devraient au contraire nous les rendre plus chères.

Nos lois sont trop sévères envers les femmes; nous voulons qu’elles maîtrisent leurs désirs plus ardents que les nôtres que nous n’essayons pas même pas de modérer.—Les buts poursuivis sont autres, ajoutait Isocrate, sans toutefois être incompatibles. Le mariage a pour lui son utilité, sa légitimité, son honorabilité, sa permanence; il procure un plaisir modéré, mais qui s’étend à tout. L’amour, lui, ne vise que le plaisir, mais il est vrai qu’il est plus excitant, plus vif, plus pénétrant; c’est un plaisir qu’attise la difficulté et où il faut du piquant, du mordant; ce n’est plus l’amour, s’il n’a ni ses flèches, ni son feu. Dans le mariage, les dames se donnent à nous avec trop de prodigalité, ce qui émousse l’acuité de notre affection et de nos désirs. Voyez combien, pour éviter cet inconvénient, Lycurgue et Platon se donnent de peine dans leurs lois.

Les femmes ne sont pas du tout dans leur tort, quand elles refusent de reconnaître les règles de conduite qu’a posées la société, d’autant que ces règles faites par les hommes, l’ont été sans leur participation. Par la force même des choses, ce sont constamment entre elles et nous des finasseries et de petites querelles; et dans les moments mêmes où, d’un consentement réciproque, nous sommes le plus étroitement unis à elles, il y a désordre et dispute. De l’avis de ce même Isocrate, nous ne tenons pas suffisamment compte de ce que nous savons cependant bien, que la femme est, sans comparaison, plus ardente que l’homme aux effets de l’amour. Ce prêtre de l’antiquité, qui fut tantôt homme, tantôt femme et «connaissait les plaisirs des deux sexes (Ovide)», en a témoigné.—Nous avons aussi à cet égard les déclarations que nous tenons de leur propre bouche, faites autrefois en des siècles différents, par un empereur et une impératrice de Rome, passés maîtres et des plus fameux en la matière: lui, en une nuit, dépucela il est vrai jusqu’à dix vierges sarmates ses captives; mais elle, dans le même laps de temps, se livra bel et bien vingt-cinq fois, changeant de compagnie suivant qu’il en était besoin, ou que la fantaisie l’en prenait: «jusqu’à ce que, épuisée mais non rassasiée, elle dût s’arrêter brûlante encore de volupté (Juvénal)».—Relevons également le différend soulevé en Catalogne par une femme qui se plaignait des assauts par trop répétés qu’elle avait à subir de la part de son mari; plainte motivée, suivant moi, moins par l’incommodité qu’elle en éprouvait (c’eût été là un miracle et je ne crois aux miracles qu’en matière de foi), que pour, en se soustrayant partiellement sous ce prétexte à cet acte base fondamentale du mariage, contester l’autorité du mari sur 207 la femme et montrer que l’humeur querelleuse et la malice de ce sexe vont plus loin que la couche nuptiale et foulent aux pieds jusqu’aux dons et aux douceurs dont nous sommes redevables à Vénus. A cette plainte, le mari, doué, à la vérité, d’un tempérament exceptionnellement brutal, répondait que, même les jours de jeûne, il ne savait se passer de l’approcher moins de dix fois. L’affaire donna lieu à cet arrêt singulier de la reine d’Aragon, rendu après mûre délibération du conseil, par lequel cette bonne souveraine, afin d’établir une règle et fixer les idées sur la modération et la réserve à apporter en tous temps, dans les rapports entre époux légalement unis, ordonnait comme limite légitime et nécessaire de ces rapprochements le nombre de six par jour; le dit arrêt, disait la reine, restreignant et sacrifiant de beaucoup les besoins et les désirs de son sexe «pour établir une règle d’application facile et par conséquent permanente et immuable». Sur quoi, les docteurs comparant ces besoins avoués à ceux de l’homme, de s’écrier: «Quels doivent donc être l’appétit et l’ardeur amoureuse de la femme, puisqu’il faut en arriver à ce degré, pour y satisfaire dans des conditions raisonnables, prévenir tout écart et sauvegarder leur vertu», alors que Solon, le modèle de ceux qui veulent que toute chose soit réglée par la loi, ne taxe cette fréquentation de la femme par le mari qu’à trois fois par mois, afin que celui-ci soit toujours en mesure de remplir ce devoir!—Et c’est, dis-je, nonobstant cette donnée, et tout en admettant que chez la femme les besoins de cette nature sont plus grands que chez l’homme, que nous avons été leur imposer la continence, à elles exclusivement, allant jusqu’à édicter à cet égard les châtiments les plus sévères et même la peine de mort.

Il n’y a pas de passion plus impérieuse, et nous nous opposons à ce qu’elles en tempèrent les effets ou reçoivent entière satisfaction.—Il n’y a pas de passion plus impérieuse que celle-ci à laquelle nous voulons qu’elles seules résistent, non simplement dans la mesure que cela comporte, mais comme à un vice abominable, exécrable, pire que l’irréligion et le parricide; tandis que nous autres hommes, nous nous y abandonnons sans que ce soit pour nous une faute, sans que cela nous vaille un reproche. Ceux d’entre nous qui ont essayé d’en triompher, ont assez avoué quelle difficulté ils ont éprouvée, ou plutôt en quelle impossibilité ils ont été d’y parvenir, bien qu’ayant eu recours à un régime spécial pour mater, affaiblir et refroidir les révoltes de la chair; et elles, nous les voulons, au contraire, bien portantes, vigoureuses, bien à point, en bonnes dispositions et chastes tout à la fois; c’est-à-dire chaudes et froides en même temps!—Le mariage qui, à ce que nous prétendons, doit les empêcher de se consumer, leur procure en l’état de nos mœurs bien peu d’apaisement: si le mari qu’elles prennent est encore à un âge où le sang bouillonne, il se fera gloire de se dépenser ailleurs: «Aie enfin de la pudeur, Bassus, ou allons en justice; tu m’as vendu cet organe, je l’ai payé très cher, il n’est donc plus à toi (Martial).» C’est à bon droit 209 que Polémon le philosophe fut cité en justice par sa femme, parce qu’il allait semant en terrain stérile la semence qu’il eût dû répandre en terrain propice à la fécondation. Quant aux femmes qui épousent des hommes usés, elles sont, bien que mariées, dans une condition pire que les vierges et les veuves. Nous les tenons pour suffisamment loties, dès qu’elles ont un homme auprès d’elles, comme firent les Romains quand ils tinrent pour violée Clodia Læta que Caligula avait approchée, quoiqu’il fût avéré qu’il ne l’avait pas possédée, tandis qu’au contraire, par là, on avive en elles ce besoin de la nature, l’attouchement et la compagnie d’un mâle quel qu’il soit, réveillant la chaleur de leurs sens, qui demeureraient plus calmes si on les laissait seules. Aussi, est-ce vraisemblablement dans le but de rendre, par ce moyen et ses effets, leur chasteté plus méritoire, que Boleslas roi de Pologne et Kinge sa femme, selon un vœu formé de commun accord le jour même de leurs noces, se privèrent, bien que couchant ensemble, ce jour-là et à tout jamais, des satisfactions que leur permettait le mariage.

L’éducation qu’on donne aux jeunes filles, tout opposée à ce qu’on exige d’elles, éveille constamment en elles ce sentiment; elles n’entendent parler que d’amour et ce qu’on leur en cache, souvent maladroitement, elles le devinent.—Nous les formons dès l’enfance en vue de les préparer à l’amour; leurs grâces, leur parure, leur savoir, leur langage, toute leur éducation sont dirigés en conséquence; leurs gouvernantes ne cessent d’en entretenir leur imagination, ne serait-ce qu’en s’appliquant continuellement à les en dégoûter. Ma fille (le seul enfant que j’aie) est à l’âge où les lois tolèrent que se marient celles chez lesquelles les sens parlent de bonne heure; son développement est tardif, elle est fluette et d’un tempérament lymphatique, contre lequel ne réagit pas sa mère qui l’élève près d’elle, la produisant peu, si bien qu’elle ne fait que commencer à se défaire des naïvetés de l’enfance. Elle lisait ces jours-ci, devant moi, un livre français où se rencontrait le mot «fouteau», qui sert parfois à désigner un arbre assez connu; la femme chargée de s’occuper d’elle, l’arrêta court et assez rudement sur ce mot à double sens, lui faisant sauter le passage scabreux où il figurait. Je la laissai faire pour ne pas troubler sa manière ordinaire de procéder dans laquelle je n’interviens pas; mais il faut convenir que la direction imprimée à la femme est bien singulière et qu’elle est à changer. Ou je me trompe bien, ou la fréquentation de vingt laquais pendant six mois n’aurait pas fait travailler l’imagination de ma fille pour trouver l’usage et la signification de l’autre sens de ces syllabes incriminées, comme le fit cette bonne vieille par sa réprimande et son interdiction de les prononcer: «La vierge nubile se plaît à apprendre des danses lascives, jusqu’à s’en courbaturer les membres; elle rêve dès l’enfance à des amours impudiques (Horace).»—Lorsque les femmes viennent à se relâcher un peu de leur attitude cérémonieuse, qu’elles se laissent aller à parler en toute liberté, nous 211 ne sommes que des enfants, comparés à elles, sous le rapport de ce qu’elles savent sur ce sujet. Écoutez-les causer de nos poursuites et des propos que nous leur tenons, vous arriverez bientôt à vous convaincre que nous ne leur apprenons rien qu’elles ne sachent et sur quoi elles ne soient éclairées autrement que par nous. Serait-ce, comme le dit Platon, parce que, dans une vie antérieure, elles ont été garçons et adonnées à la débauche? Je me trouvais une fois dans un endroit, d’où j’entendais, sans que ma présence pût être soupçonnée, une conversation qu’elles tenaient; que ne puis-je la reproduire? Sainte Vierge, me dis-je, nous pouvons bien, à cette heure, pour acquérir de l’habileté, étudier les phrases d’Amadis et les vocabulaires de Boccace et de l’Arétin, c’est vraiment bien employer notre temps! Il n’est pas un mot, pas un acte, pas une rouerie qu’elles ne connaissent mieux que nos livres ne les relatent; elles ont cela dans le sang, «Vénus elle-même le leur a inspiré (Virgile)»; ces bons maîtres d’école que sont la nature, la jeunesse, la santé le leur soufflent continuellement dans l’âme, elles n’ont que faire de l’apprendre, elles l’engendrent: «Jamais colombe, ou tel autre oiseau plus lascif encore que vous pourrez nommer, n’a, par de douces morsures, sollicité plus amoureusement les baisers, qu’une femme qui s’abandonne à sa passion (Catulle).»

Du reste, c’est l’amour, c’est l’union des sexes qui est la grande affaire de ce monde; aussi ne faut-il pas s’étonner si les plus grands philosophes ont écrit sur ce sujet.—Si la fougue naturelle de leurs désirs n’eût été un peu tenue en bride par la crainte et les idées d’honneur qu’on leur a inculquées, nous prêterions tous au ridicule. Tout le mouvement du monde a cette conjonction des sexes pour objectif et aboutit à elle; elle se retrouve partout; elle est le centre vers lequel tendent toutes choses. Il subsiste encore des ordonnances de Rome antique et sage, traitant de questions afférentes à l’amour; Socrate donne des préceptes pour l’instruction des courtisanes; «souvent ces petits livres qui tiennent sur les coussins de soie de nos belles, sont l’ouvrage de Stoïciens (Horace)». Zénon, dans ses lois, va jusqu’à parler des écarquillements et des secousses qui se produisent dans le dépucelage. Sur quoi portaient le livre du philosophe Straton, intitulé «l’Œuvre de chair»; ceux de Théophraste ayant pour titre, l’un «l’Amoureux», l’autre «de l’Amour»; celui d’Aristippe, «Délices des temps passés»? A quoi tendaient les descriptions si étendues, si imagées de Platon, des pratiques amoureuses * autrement éhontées, auxquelles on se livrait de son temps; l’ouvrage «de l’Amoureux», de Démétrius de Phalère; «Clinias, ou l’amoureux malgré lui», d’Héraclide du Pont; celui d’Antisthène, «des Noces ou l’art de faire les enfants»; et cet autre du même auteur, «du Maître et de l’amant»; celui d’Ariston, «des Ébats amoureux»; ceux de Cléanthe, «de l’Amour» et «de l’Art d’aimer»; les dialogues amoureux de Sphéreus; la fable, effrontée au dernier point, de Jupiter et de Junon, par Chrysippe, et les cinquante lettres si 213 lascives qu’il a écrites? Je laisse de côté les ouvrages des philosophes de l’école d’Épicure, qui était favorable à la volupté et la prônait.—Aux temps anciens, cinquante divinités étaient préposées à cet acte, et il a existé une nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient faire leurs dévotions, on avait dans les temples des filles * et des garçons dont on pouvait se procurer la jouissance; il entrait dans le cérémonial du culte, d’en user avant d’approcher des autels: «Parce que l’incontinence est nécessaire pour observer la continence, et que l’incendie s’éteint par le feu.»

Dans l’antiquité, les organes de la génération étaient déifiés; aujourd’hui comme alors, tout, du fait de l’homme comme de celui de la nature, rappelle constamment l’amour aux yeux de chacun.—Dans la majeure partie du monde, cette pièce de notre corps était déifiée; dans une contrée, il y en avait qui se l’écorchaient pour en offrir et en consacrer quelque parcelle à la divinité, tandis que c’était leur semence que d’autres offraient et consacraient. Dans une autre région, les jeunes gens se la perçaient en public et, dans les ouvertures ainsi pratiquées, introduisaient, entre la peau et la chair, des broches en bois, les plus longues et les plus grosses qu’ils pouvaient endurer, qu’ils brûlaient ensuite en holocauste à leurs dieux; ceux qui tressaillaient sous l’intensité de cette cruelle douleur, étaient jugés n’être ni vigoureux, ni chastes. Ailleurs, la désignation du grand pontife et la considération dont il jouissait, étaient basées sur la dimension de cet organe, dont l’effigie, dans les cérémonies en l’honneur de certaines divinités, était promenée en grande pompe.—En Égypte, à la fête des Bacchanales, les dames en portaient au cou une image en bois d’une grande richesse d’ornementation, de fortes proportions et lourde suivant la force de chacune; en outre, la statue du dieu en présentait un qui excédait presque en dimension le reste du corps.—Près de nous, les femmes mariées en font prendre, sur leur front, la forme à leur voilette, pour se glorifier de la jouissance qu’elles en ont; et si elles deviennent veuves, elles le rejettent en arrière sous leur coiffure où il se perd.—A Rome, les matrones les plus sages tenaient à honneur d’offrir des fleurs et des couronnes au dieu Priape; et, le jour de leurs noces, on faisait asseoir celles qui étaient vierges sur les parties les moins honnêtes de sa statue.—Je ne sais trop si, de nos jours, on ne peut relever certaines pratiques se rattachant à cette même dévotion? Quelle signification avait cette pièce ridicule des hauts de chausses ou culotte de nos pères, qui se voit encore dans ceux que portent nos Suisses? Dans quel but, à l’heure actuelle, faisons-nous que, sous ce vêtement, nos parties génitales se dessinent d’une façon si apparente et, ce qui est pire, accroissant souvent par artifice et imposture leur dimension naturelle? Je suis porté à croire que cette disposition a été inventée dans des siècles meilleurs où régnait plus de bonne foi qu’aujourd’hui, pour ne tromper personne 215 et que chacun apparût en public tel qu’il était, comme il arrive encore chez les peuples de mœurs plus simples, qui portent des vêtements accusant dans leur réalité les formes des parties qu’elles recouvrent, ce qui permettait d’apprécier l’ouvrier par ce dont il semblait capable, comme sous d’autres rapports nous le jugeons d’après les proportions de son bras ou de son pied.—Ce bonhomme qui, au temps de ma jeunesse, fit, dans sa capitale, châtrer tant de belles et antiques statues, pour qu’elles ne blessent pas la vue, appliquant cette maxime de cet autre non moins pudibond de l’antiquité: «C’est une cause de déréglements, que d’étaler en public des nudités (Ennius)», eût dû s’aviser aussi que, comme dans la célébration des mystères de la bonne déesse d’où tout ce qui rappelait le sexe masculin était banni, cela ne l’avançait en rien, s’il ne faisait encore châtrer les chevaux, les ânes, toute la nature enfin: «Sur la terre, les hommes, les bêtes fauves, les animaux domestiques; dans l’eau, les poissons; dans l’air, les oiseaux aux mille couleurs, tout brûle, tout éprouve les fureurs de l’amour (Virgile).» Les dieux, dit Platon, nous ont pourvus d’un membre qui ne connaît pas l’obéissance et qui nous tyrannise; qui, comme un animal furieux, prétend, dans la violence de ses appétits, tout soumettre à lui; les femmes ont pareillement le leur qui, à la façon d’un animal glouton et avide, délire quand on lui refuse des aliments alors que le moment de lui en donner est venu, et ne souffre pas qu’on le fasse attendre; il fait passer en leur corps la rage qui l’anime, il en trouble le fonctionnement, arrête la respiration, est cause de mille maux de toutes sortes, jusqu’à ce qu’ayant aspiré le fruit de la soif commune qui dévore et l’homme et la femme, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de la matrice.

Mieux vaudrait renseigner de bonne heure la femme sur les choses de l’amour que de laisser son imagination travailler; en somme, dans toutes les règles qu’il a édictées à ce sujet, l’homme n’a que lui-même en vue.—Ce même législateur, qui ordonna cet acte de vandalisme, eût bien dû s’aviser aussi que ce serait peut-être une mesure plus chaste et d’un résultat plus certain, de renseigner de bonne heure les femmes sur ce qui en est, plutôt que de laisser leur esprit livré à lui-même et, plus ou moins échauffé, chercher à deviner; le désir, l’espérance leur font substituer à la réalité des conceptions trois fois plus extravagantes; j’ai connu quelqu’un qui s’est perdu, pour avoir fait en lui la découverte de ce don de la nature en un lieu où il ne convenait pas d’en user dans toute la mesure où, en vue du rôle auquel il est destiné, nous en avons la possibilité.—Que de mal font ces images monstrueuses que les enfants en tracent sur les murs et les portes des édifices publics! cela induit la femme à un cruel mépris à notre égard quand elle constate la disproportion avec ce dont la nature nous a gratifiés. Sait-on si Platon n’a pas été guidé par cette considération quand, à l’instar d’autres républiques 217 dont les institutions sont des modèles, il ordonnait que, dans les gymnases où se pratiquaient les exercices physiques, hommes et femmes, quel que fût l’âge, se présentassent nus aux yeux les uns des autres.—Les Indiennes qui, continuellement, voient les hommes ainsi, se trouvent, de ce fait, avoir au moins un de leurs sens, celui de la vue, qui échappe à toute exagération. Dans ce grand royaume de Pégu, elles n’ont elles-mêmes, pour se couvrir, à partir de la ceinture, qu’une bande d’étoffe fendue sur le devant et tellement étroite que, quels que soient les efforts qu’elles peuvent faire pour sauvegarder la décence, à chaque pas elles sont complètement à découvert. Bien qu’on dise que c’est là un usage ayant pour but d’attirer les hommes à elles et de distinguer les sexes chez ce peuple, où chacun est libre de s’abandonner à ses instincts, il se pourrait que cette coutume aboutît à un effet contraire à ce que l’on en attend; la faim demeurée entière est plus pénible à supporter que si elle a déjà été en partie satisfaite, comme cela arrive dans le cas actuel, au moins par les yeux; c’est ce qui faisait dire à Livie que, pour une honnête femme, un homme nu n’est pas plus qu’une image.—Les Lacédémoniennes, qui, femmes, étaient plus vierges d’imagination que ne sont nos filles, voyaient tous les jours les jeunes gens de leur ville dépourvus de tout vêtement, quand ils se livraient à leurs exercices; elles-mêmes ne prenaient guère soin, quand elles marchaient, que leurs cuisses demeurassent couvertes, estimant, comme fait Platon, que leur vertu les protégeait assez, sans qu’il fût encore besoin de jupes bouffantes. Par contre ceux-là, dont parle saint Augustin, ont attribué un pouvoir prodigieux à la tentation que fait naître la nudité, qui mettent en doute si, au jugement universel, les femmes conserveront leur sexe à la résurrection ou prendront le nôtre, pour ne pas nous induire encore en tentation quand nous jouirons de la béatitude éternelle.—En résumé, on les provoque et on les surexcite par tous les moyens; sans cesse nous échauffons et nous excitons leur imagination, puis nous en faisons reproche à leur ventre. Confessons donc la vérité: il n’en est guère parmi nous qui ne redoute plus la honte qui peut lui advenir par les fautes de sa femme que par les siennes; qui ne se préoccupe plus (ô merveilleuse charité!) de la conscience de son épouse qu’il veut irréprochable, que de la sienne; qui ne préférerait être lui-même un voleur et un sacrilège et que sa femme fût meurtrière et hérétique, que de ne pas la voir plus chaste que son mari; quelle inique appréciation du vice! Nous et elles sommes capables de mille corruptions, qui causent plus de dommages et sont plus contraires aux lois naturelles que n’est la luxure, mais nous estimons qu’une chose constitue un vice, et un vice plus ou moins grave, non d’après sa nature, mais selon notre intérêt; et c’est là la raison pour laquelle il y a tant d’inégalité dans nos appréciations sur son degré de gravité.

Il est bien difficile, dans l’état actuel de nos mœurs, 219 qu’une femme soit toujours chaste et fidèle.—La rigueur que nous avons édictée contre la femme qui succombe à ces tentations, leur en fait un crime beaucoup plus grand que cela ne vaut et a pour elles des conséquences hors de proportion avec la chose elle-même; mieux leur vaudrait aller au palais plaider pour faire fortune, ou à la guerre conquérir un grand nom, plutôt que d’avoir charge, au milieu de l’oisiveté et des satisfactions de tous genres, de faire une défense si difficile. Ne voient-elles pas qu’il n’y a ni marchand, ni procureur, ni soldat qui ne quittent leurs occupations professionnelles pour se livrer à cette autre guerre dirigée contre elles, et qu’il en est de même du moindre crocheteur, du plus misérable savetier, si harcelés et épuisés qu’ils soient par le travail et la faim? «Tous les trésors d’Achéménès, toutes les richesses de l’Arabie et de la Phrygie, pourraient-ils payer un seul des cheveux de Licymnie dans ces doux moments où, tournant la tête, elle apporte sa bouche à tes baisers, ou que, par un doux caprice, elle refuse ce qu’elle veut se laisser ravir, sauf à te prévenir bientôt elle-même (Horace)?» Je ne sais si les exploits de César et d’Alexandre surpassent en difficulté la résolution d’une femme jeune et belle, élevée à notre façon, dans la fréquentation d’un monde où elle brille, ayant contre elle tant d’exemples contraires et se maintenant dans toute sa pureté, au milieu de mille poursuites continues et pressantes. Rien de ce qu’elle pourrait faire n’est aussi épineux et n’exige qu’elle se démène davantage que ce qu’elle ne fait pas. Je trouve plus aisé de porter toute la vie une cuirasse qu’un pucelage; et c’est parce qu’il est le plus pénible de tous, que le vœu de virginité est le plus noble: «La puissance de Satan a son siège dans les rognons,» dit S. Jérôme.

Elles n’en ont que plus de mérite lorsqu’elles parviennent à demeurer sages, mais ce n’est pas en se montrant prudes et revêches qu’elles feront croire davantage à leur vertu; l’indiscrétion des hommes est un grand tourment pour elles.—Certes le plus ardu des devoirs imposés à l’humanité, celui qui nécessite le plus d’efforts, nous l’avons abdiqué entre les mains des dames et leur en abandonnons la gloire. C’est là un stimulant suffisamment puissant pour qu’elles s’opiniâtrent à l’observer, et un terrain éminemment favorable pour nous défier et fouler aux pieds cette illusoire supériorité de valeur et de vertu que nous prétendons avoir sur elles; pour peu qu’elles veillent à ne pas s’en départir, elles y gagnent non seulement une plus grande estime, mais encore qu’on les aime davantage. Un galant homme ne discontinue pas ses poursuites parce qu’il a éprouvé un refus, si ce refus est motivé par la chasteté et non parce qu’il ne plaît pas; nous avons beau jurer, menacer et nous plaindre, nous ne les en aimons que mieux, et mentons quand nous affirmons le contraire; il n’est rien qui nous attire davantage qu’une femme qui se maintient sage sans cesser d’être douce et bienveillante. Il est lâche et stupide de persister à poursuivre de ses assiduités une femme qui vous témoigne 221 de la haine et du mépris; mais vis-à-vis de celle qui ne vous objecte qu’une résolution dictée de parti pris par la vertu et à laquelle se mêle de sa part de la gratitude, ne pas rompre toute relation est le fait d’une âme noble et généreuse. Il est possible à la femme de nous être, dans une certaine mesure, reconnaissante de nos attentions et de nous marquer, sans manquer aux règles de l’honnêteté, qu’elle ne nous dédaigne pas; cette loi qu’on leur fait de nous avoir en horreur parce que nous les adorons, de nous haïr parce que nous les aimons, est cruelle, ne serait-ce que par sa difficulté d’application. Pourquoi n’écouteraient-elles pas nos offres et nos demandes, si elles ne transgressent pas ce dont la modestie leur fait un devoir? est-ce parce qu’on suppose qu’en elles résonne quelque sens que ces propos peuvent émoustiller? Une reine, de nos jours, disait avec beaucoup d’esprit que «refuser de prêter l’oreille à ces avances, est un témoignage de faiblesse, c’est dénoncer sa propension à céder, et qu’une dame qui n’a pas été exposée à la tentation, ne peut se vanter de la chasteté qu’elle a gardée».—L’honneur n’est pas renfermé dans de si étroites limites; il peut se détendre, se donner quelque liberté sans se rendre coupable; au delà de son domaine, il est une zone neutre où l’on est libre, où ce qui se passe est sans conséquence; qui a pu le chasser et l’acculer aux confins extrêmes pour arriver à vaincre sa résistance finale, est bien difficile, s’il n’est satisfait d’une semblable fortune; l’importance du succès se mesure à la difficulté surmontée. Voulez-vous savoir l’impression que vous faites sur le cœur d’une femme par vos hommages et vos mérites? jugez-en d’après son caractère. Telle donne plus, qui ne donne pas autant; une faveur vaut uniquement par le prix qu’y attache celle qui l’octroie; les autres circonstances qui l’accompagnent ne sont que des accidents fortuits qui n’y ajoutent rien, et sont comme si elles n’existaient pas; le peu que celle-là concède, peut lui coûter plus à donner, qu’à sa compagne de se livrer tout entière. Si en quelque chose la rareté ajoute au prix d’un objet, c’est bien ici; ne regardez pas combien peu vous obtenez, mais combien peu l’ont obtenu; la valeur d’une pièce de monnaie dépend du lieu où elle a été frappée et de la marque qu’elle porte.—Quelque chose que le dépit et l’indiscrétion de quelques-uns les amènent à dire dans l’excès de leur mécontentement, toujours la vertu et la vérité finissent par reprendre le dessus. J’ai vu des femmes dont la réputation était demeurée longtemps injustement compromise, regagner l’approbation de tous en persévérant tout simplement dans leur ligne de conduite, sans qu’elles se soient préoccupées de ce qui pouvait se dire, ni recourir à aucun artifice; chacun en vint à se repentir et à confesser son erreur. Alors qu’elles n’étaient pas mariées, on les avait un peu en suspicion; devenues dames, elles tiennent aujourd’hui le premier rang parmi celles que l’on estime.—Quelqu’un disait à Platon: «Tout le monde parle mal de vous.—Laissez dire, répondit-il, je vivrai de façon qu’il faudra bien que l’on change de langage.»—Outre 223 que la crainte de Dieu et la valeur d’une gloire qui s’acquiert si rarement doivent les inciter à ne pas succomber, la corruption de ce siècle leur en fait une obligation; et si j’étais à leur place, il n’y a rien que je ne fisse plutôt que de livrer ma réputation à la merci de gens si dangereux. De mon temps, le plaisir de conter ses bonnes fortunes (plaisir qui ne doit guère le céder en douceur à la chose elle-même) n’était permis qu’à ceux qui avaient un ami unique et fidèle, qu’ils prenaient pour confident; à présent, dans les réunions et à table, on passe le temps à se vanter des faveurs obtenues et l’on révèle les plus intimes secrets de l’alcôve. C’est vraiment trop d’abjection et de bassesse de cœur, que de révéler ainsi ouvertement et donner en pâture aux commentaires et à la malignité de tous, ces épanchements intimes si tendres, si délicats; c’est le fait de personnes ingrates, indiscrètes et volages.

La jalousie est une passion inique; le préjugé qui nous fait regarder comme une honte l’infidélité de la femme, n’est pas plus raisonnable.—Notre exaspération inique et immodérée contre les faiblesses de la femme, vient de cette maladie qu’est la jalousie, la plus malsaine d’entre celles qui affligent l’âme humaine en laquelle elle soulève les plus violents orages. «Qu’est-ce qui empêche de prendre de la lumière à la lumière? celle-ci s’en trouve-t-elle diminuée (Ovide)?» La jalousie et l’envie sa sœur me paraissent les plus ineptes de toutes nos infirmités morales. De cette dernière, qui passe pour être une passion si tenace et si puissante, je ne puis guère parler ne l’ayant, Dieu merci, jamais ressentie; quant à la jalousie, je la connais au moins de vue. Les bêtes l’éprouvent: Une de ses chèvres étant tombée amoureuse du berger Cratis, son bouc, par jalousie, vint, pendant qu’il dormait, choquer sa tête contre la sienne et la lui écrasa.—Nous avons, à l’exemple de certaines nations barbares, exagéré cette fièvre; comme de juste, les âmes les mieux disciplinées n’y échappent naturellement pas, mais sans en perdre la raison: «Jamais un homme adultère, percé de l’épée d’un mari, n’a rougi de son sang les eaux du Styx (Jean Second).» Lucullus, César, Pompée, Antoine, Caton et autres de bravoure incontestable, furent des maris trompés et le surent, sans en faire autrement de tapage; il n’y eut, à cette époque, qu’un Lépide qui fut assez sot pour s’en tourmenter au point d’en mourir: «Malheureux! si ton mauvais destin veut que tu sois pris sur le fait, tu seras traîné par les pieds hors du logis, et par les voies qui leur seront ménagées, raves et surmulets s’introduiront en toi (Catulle)!»—Quand Vulcain, au dire du poète, surprit sa femme avec un autre dieu, il se contenta de les livrer tous deux à la risée de tous les autres dieux, «ce qui fit dire à l’un d’eux des moins austères, qu’il consentirait bien, lui aussi, à subir une telle honte (Ovide)». Vulcain ne se dérobe pas, pour cela, aux * douces caresses que lui offre l’infidèle et, tout en se réchauffant sur son sein, lui reproche la défiance dont, en raison de cette vengeance maritale, semble empreinte son affection: «A quoi bon tant de détours? 225 pourquoi, déesse, ne pas vous fier à votre époux (Virgile)?» Quant à elle, elle lui adresse une requête pour Enée, un de ses bâtards: «C’est une mère qui vous demande des armes pour son fils (Virgile)»; ce qu’il lui accorde généreusement, s’exprimant en outre de la façon la plus honorable sur ce rejeton: «Il s’agit de faire des armes pour un héros (Virgile).» C’est là, à la vérité, une abnégation qui dépasse ce dont l’homme est capable, et je conviens qu’un tel excès de mansuétude demeure l’apanage des dieux; «on ne saurait, en effet, établir de comparaison entre les hommes et eux (Catulle)».

Chez la femme, la jalousie est encore plus terrible que chez l’homme; elle pervertit tout ce qu’il y a en elle de beau et la rend susceptible des plus grands méfaits.—Pour ce qui est de la confusion qui en résulte entre les enfants, fruits de ces unions tant légitimes qu’illégitimes, outre que les plus graves législateurs ordonnent de n’en pas tenir compte et ont fait prévaloir cette manière de faire dans toutes les constitutions qu’ils ont données, cela ne touche pas les femmes qui, elles, n’ont pas d’hésitation sur ceux qui leur appartiennent; plus que nous cependant, et je ne sais comment cela se fait, elles sont en proie à cette passion: «Souvent la jalousie de Junon ne trouva que trop à s’exercer dans les infidélités quotidiennes de son époux (Catulle).»—Lorsque la jalousie s’empare de ces pauvres âmes faibles et incapables de résistance, c’est pitié avec quelle cruauté elle les tiraille et les tyrannise; elle s’introduit en elles sous couleur d’amitié; mais, une fois dans la place, les mêmes causes qui, auparavant, faisaient éclore leur bienveillance, deviennent des sujets de haine mortelle. Elle est, d’entre les maladies de l’esprit, celle à laquelle tout fournit le plus d’aliments et qui comporte le moins de remède: la santé, la vertu, le mérite, la réputation du mari sont autant de prétextes qui surexcitent leur dépit et leur rage: «Il n’y a pas de haines plus implacables que celles de l’amour (Properce).» Cette fièvre enlaidit et corrompt tout ce que, sous d’autres rapports, il y a de beau et de bon en elles. Tout ce que fait une femme jalouse, si chaste, si bonne ménagère soit-elle, a quelque chose d’aigre et d’importun; elle est possédée d’une agitation enragée qui indispose contre elle, produisant un effet tout contraire à ce qu’elle en attend. Ce fut bien le cas, à Rome, d’un certain Octavius: il avait couché avec Pontia Posthumia; son affection pour elle s’accrut par la jouissance qu’il en avait eue. Il lui adressa instances sur instances pour qu’elle consentit à l’épouser; ne pouvant l’y décider, l’amour extrême qu’elle lui inspirait, le porta à agir comme s’il eût été son plus cruel et mortel ennemi, il la tua.—Les symptômes ordinaires de cette maladie inhérente à l’amour, sont de même ordre; ce sont des haines intestines, de sourdes menées, des complots incessants: «on sait jusqu’où peut aller la fureur d’une femme (Virgile)»; c’est une rage qui se ronge elle-même, d’autant plus que, pour excuser ses méfaits, elle est obligée de se couvrir d’intentions bienveillantes à l’égard de celui qu’elle poursuit.

227

La chasteté est-elle chez la femme une question de volonté? Pour réussir auprès d’elles tout dépend des occasions, et il faut savoir oser; du reste, ce que nous entendons leur interdire est assez mal défini.—La chasteté est un devoir susceptible d’une grande extension. Est-ce par exemple la volonté de la femme que, par elle, nous cherchons à maîtriser? Si c’est sa volonté: sa souplesse, sa soudaineté font qu’elle est beaucoup trop prompte à exécuter ce qu’elle conçoit, pour que la chasteté ait possibilité de l’arrêter. Un songe suffit pour l’engager au point qu’elle ne peut se dédire. Il n’est pas en son pouvoir de se défendre par elle-même contre les concupiscences et les désirs, même avec l’aide de la chasteté qui, elle aussi du sexe féminin, est de ce fait en butte aux mêmes assauts. Si, seule, sa volonté nous importe, où cela nous conduit-il? Supposez quelqu’un de nous, sans yeux ni langue, ayant le don de se trouver à point nommé, ne voyant pas, ne parlant pas, dans la couche de toute femme disposée à lui faire bon accueil; avec quel empressement elles le rechercheraient! Les femmes scythes ne crevaient-elles pas les yeux à leurs esclaves et à leurs prisonniers de guerre, pour pouvoir en user plus librement et sans être reconnues.—Oh! quel immense avantage que de savoir profiter de l’occasion. A qui me demanderait ce qui importe le plus en amour, je répondrais que c’est tout d’abord de savoir saisir le moment opportun; en second lieu cela encore, et, en troisième lieu toujours cela. C’est de là que tout dépend.—Il m’est arrivé souvent de manquer une bonne fortune; parfois, pour n’avoir pas été assez entreprenant; que Dieu garde de tout mal quiconque, à cet égard, en est encore à se moquer de moi! En ce siècle, il faut plus de témérité que je n’en ai, témérité dont les jeunes gens s’excusent en la mettant sur le compte de la chaleur qui les transporte, mais que, si elles y regardaient de près, les femmes reconnaîtraient provenir plutôt du mépris qu’on a pour leur vertu. C’était une superstition chez moi que de craindre de les offenser, car je suis porté à respecter ce que j’aime; de plus, indépendamment de ce qu’en pareille circonstance un manque de respect déprécie la faveur qui nous est faite, j’aime qu’on s’y comporte un peu comme un enfant, qu’on se montre timide et qu’on soit aux petits soins.—J’ai d’ailleurs, sinon toute, du moins quelque peu de cette honte qui est sottise dont parle Plutarque, et j’ai eu à en pâtir et à le regretter sous maints rapports dans le cours de ma vie; c’est là un défaut qui s’accorde assez mal avec ma nature en général, mais ne sommes-nous pas un composé de sentiments et d’idées en perpétuelle contradiction? J’ai de la peine quand j’éprouve un refus, comme aussi lorsque c’est moi qui refuse; il m’en coûte tant de causer de la contrariété à autrui, que dans les occasions où c’est un devoir pour moi d’essayer de décider quelqu’un à une chose qui lui est pénible et où l’hésitation est permise, je n’insiste que faiblement et à contre-cœur. Dans les affaires de ce genre où je suis directement intéressé, bien qu’Homère dise avec 229 raison «que chez un indigent la honte est une sotte vertu», je charge d’ordinaire un tiers de subir ce désagrément à ma place, de même que je décline toute mission de ce genre quand on veut m’y employer; car ma timidité est telle sur ce point qu’il m’est arrivé parfois d’avoir la volonté de refuser et de n’en avoir pas la force.

Donc c’est folie d’entreprendre de combattre chez les femmes un désir si cuisant et si naturel. Aussi lorsque je les entends se vanter que, de par leur volonté, leur imagination est demeurée vierge et insensible, je me moque d’elles, elles reculent par trop. Si c’est une vieille décrépite, n’ayant plus de dents, ou une jeune qui soit étique et s’en aille de la poitrine qui tient ce langage, elles peuvent avoir l’apparence de dire vrai sans toutefois être complètement à croire; mais dans la bouche de celles qui se meuvent et respirent encore, c’est vouloir trop prouver, elles n’en rendent leur vertu que plus suspecte. Les excuses inconsidérées qu’elles mettent en avant témoignent contre elles, comme il arriva à un gentilhomme de mes voisins qu’on soupçonnait d’impuissance, «insensible aux plus lascives caresses, jamais il n’avait donné le moindre signe de vigueur (Catulle)». Trois ou quatre jours après ses noces, ce gentilhomme, pour faire croire aux moyens qui lui manquaient, jurait sans sourciller que vingt fois dans la nuit précédente il avait approché sa femme, propos dont on usa depuis pour le convaincre que jamais il ne l’avait connue et casser son mariage. Une pareille assertion ne signifie rien, puisqu’il ne saurait y avoir ni continence ni vertu, qu’autant qu’on a résisté à la tentation qui pousse à y manquer; la seule chose qu’elles soient fondées à dire, c’est qu’elles ne sont pas disposées à se rendre; les saints eux-mêmes s’expriment de la sorte. Je parle ici, bien entendu, des femmes qui, sachant bien ce qu’elles disent, se vantent de leur froideur et de leur insensibilité, et veulent qu’on prenne leurs affirmations au sérieux; car je n’y trouve pas à redire quand cela vient de celles dont, en parlant ainsi, le visage minaude et les yeux démentent les paroles et qui ne font qu’user d’une forme de langage qui leur est propre, où tout se qui se dit est à prendre à contre-pied. Je suis fort épris de la naïveté et de la liberté; mais il n’y a pas de milieu, et il faut que ces qualités conservent leur simplicité enfantine, sinon ce n’est plus qu’ineptie fort déplacée en pareil cas chez des dames et qui tourne immédiatement à l’impudence. Ces formes déguisées qu’elles emploient, aussi bien que leurs mines, ne trompent que les sots; le mensonge y occupe une place d’honneur, et, bien qu’avec elles on n’avance que par voie détournée, on n’en arrive pas moins à la vérité par une fausse porte.—Puisque nous ne pouvons contenir l’imagination de la femme, que voulons-nous donc d’elle? Est-ce d’en combattre les effets? Mais combien sont ignorés, qui n’en portent pas moins atteinte à la chasteté: «Souvent la femme fait ce qui peut se faire sans témoin (Martial)»; ce que nous craignons le moins est parfois ce qui est le plus à redouter; et, d’entre leurs péchés, ceux que rien ne trahit sont encore les pires: «Je hais 231 moins une femme vicieuse lorsqu’elle ne dissimule pas ses vices (Martial).» Il est des actes qui peuvent les déflorer, sans qu’il y ait impudicité de leur part, et qui plus est, sans qu’elles s’en doutent: «Il est telle sage-femme qui, en inspectant de la main si une jeune fille est vierge, lui en fait perdre le caractère, soit sciemment, soit inconsciemment, soit par accident (S. Augustin)»; cela est arrivé à des jeunes filles cherchant à se rendre compte, à d’autres en se jouant. Nous ne saurions circonscrire avec précision ce que nous leur défendons, nous ne pouvons formuler nos exigences que d’une façon vague et générale; parfois même, l’idée que nous nous faisons de leur chasteté est ridicule. Parmi les exemples les plus singuliers que j’en puis donner, je citerai celui de Fatua femme de Faunus, qui, après ses noces, ne laissa plus apercevoir ses traits par aucun homme, et celui de la femme de Hiéron qui ne s’apercevait pas que son mari exhalait par le nez une odeur désagréable, s’imaginant que c’était là une particularité commune à tous les hommes. Pour que nous ayons satisfaction, il faudrait qu’elles devinssent insensibles et invisibles.

C’est d’après l’intention qu’il faut juger si la femme manque ou non à ses devoirs; son infidélité ne peut toujours lui être reprochée; et puis, quel profit retirons-nous de prendre trop de souci de la sagesse de nos femmes?—Reconnaissons donc que c’est principalement d’après l’intention qu’il faut juger s’il y a, ou non, manquement à ce devoir. Il y a des maris qui ont éprouvé ce genre d’infortune, non seulement sans le reprocher à leur femme, sans y voir d’offense de leur part, mais en leur en ayant une grande obligation, trouvant même, dans leur conduite, une confirmation de leur vertu: telle qui préférait l’honneur à la vie, s’est prostituée et livrée aux embrassements forcenés d’un ennemi mortel pour obtenir la vie de son mari, faisant pour lui ce qu’elle n’eût jamais fait pour elle-même. Ce n’est pas ici le moment d’en citer des exemples; ils sont d’une nature trop élevée et trop riche pour prendre place dans ce cadre, réservons-les pour les produire en plus noble exposition. Mais, parmi ceux inspirés par des considérations plus vulgaires, ne voyons-nous pas tous les jours, autour de nous, des femmes qui se prêtent pour simplement être utiles à leurs maris, parfois sur leur ordre exprès et par leur entremise? Dans l’antiquité Phaulius d’Argos offrit la sienne par ambition au roi Philippe; et, par civilité, un certain Galba, qui avait donné à souper à Mécène et voyait sa femme et son hôte commencer à se faire les yeux doux et échanger des signes d’intelligence, se laissa aller sur son coussin, feignant d’être accablé de sommeil, pour se prêter à leurs amours; ce qu’il avoua du reste d’assez bonne grâce, car un valet ayant été assez osé pour, à ce moment, faire main basse sur les vases qui étaient sur la table, il lui cria sans ambages: «Comment, coquin! tu ne vois donc pas que ce n’est que pour Mécène, que je suis endormi?»—Il y a des femmes de mœurs légères, dont la volonté est moins contaminée 233 que chez d’autres qui ont une conduite d’apparence plus régulière. Il y en a qui se plaignent d’avoir été vouées à la chasteté avant d’avoir atteint l’âge où elles ont eu leur pleine connaissance; de même j’en ai vu se plaindre, en toute sincérité, d’avoir été livrées à la débauche avant cet âge: peut-être était-ce par la faute de parents vicieux, peut-être par la misère qui est un rude conseiller. Aux Indes orientales, où la chasteté est particulièrement en honneur, il était admis par l’usage qu’une femme mariée pouvait s’abandonner à qui lui faisait présent d’un éléphant; la gloire d’être estimée un si haut prix, l’excusait. Le philosophe Phédon, qui était de bonne famille, fit métier, pour vivre, après la conquête de l’Elide son pays, de se prostituer contre argent comptant, à qui voulut de lui, et cela dura aussi longtemps que sa beauté le lui permit. Solon fut, dit-on, le premier qui, en Grèce, concéda aux femmes, par ses lois, la liberté de pourvoir par la prostitution aux besoins de l’existence, coutume qui, dit Hérodote, avait été introduite avant lui dans les institutions de plusieurs peuples.—Finalement, quel fruit nous rapporte ce souci qui nous est si pénible? si fondée que soit notre jalousie, encore faudrait-il voir si cette passion nous torture utilement? Eh bien, est-il quelqu’un qui pense avoir un moyen efficace de maîtriser la femme? «Mettez-la sous clef, donnez-lui des gardiens; mais qui les gardera eux-mêmes? Elle est rusée, c’est par eux qu’elle commencera (Juvénal)»; la moindre facilité, en ce siècle si raffiné, lui suffit pour échapper.

Il vaut mieux ignorer que connaître leur mauvaise conduite; un honnête homme n’est pas moins estimé parce que sa femme le trompe; c’est un mal qu’il faut garder secret. Mais c’est là un conseil qu’une femme jalouse ne saurait admettre, tant cette passion, qui l’amène à rendre la vie intolérable à son mari, la domine une fois qu’elle s’est emparée d’elle.—La curiosité est toujours un défaut, mais ici, elle est pernicieuse: c’est folie de vouloir s’éclairer sur un mal qui ne comporte pas de traitement qui ne l’accroisse et ne l’aggrave, dont la honte s’augmente et acquiert de la publicité surtout par la jalousie, dont la vengeance qu’on en tire blesse plus nos enfants qu’elle ne nous guérit. Vous vous desséchez, vous mourrez à la peine, en voulant élucider une question aussi malaisée à vérifier. Combien piteusement y sont arrivés ceux qui, de mon temps, en sont venus à bout! Si celui qui vous dénonce l’infidélité de votre femme ne vous apporte en même temps le remède qui vous tire d’embarras, l’avis qu’il vous donne constitue une injure qui mérite plus un coup de poignard que s’il vous donnait un démenti. On ne se moque pas moins de celui qui se met en peine de se venger, que de celui qui ignore; la tache d’un mari trompé est indélébile, celui qui une fois l’a été l’est pour toujours; le châtiment affirme son infortune plus encore que ne le fait la faute elle-même. Il est étrange de voir arracher de l’ombre et du doute nos malheurs privés et, en leur donnant des conséquences tragiques, les publier en quelque sorte à 235 son de trompe; d’autant que ce sont des malheurs que nous ne ressentons que par la connaissance que nous en avons, car «Bonne femme» et «Bon ménage» se disent non de qui l’est, mais de qui l’on se tait. Il y a plus d’esprit à éviter cette ennuyeuse et inutile connaissance; aussi les Romains avaient-ils coutume, lorsqu’ils revenaient de voyage, de se faire précéder chez eux de quelqu’un chargé d’annoncer leur arrivée à leurs femmes, afin de ne pas les surprendre. C’est aussi pour cela que chez certaine nation, avait été établi l’usage que le prêtre couchât le premier avec la mariée, le jour des noces, pour ôter au mari le doute et la curiosité de chercher à savoir, dès ses premiers rapports avec elle, si elle lui venait vierge, ou déflorée par un autre qui l’aurait possédée avant lui.

Mais, dira-t-on, il y a les propos du monde. Je sais cent honnêtes gens qui sont des maris trompés, sans qu’on en parle, ni que cela ait fait esclandre. On plaint un galant homme auquel cela arrive, mais l’estime qu’on a pour lui n’en est pas altérée. Faites donc qu’en raison de votre vertu votre infortune passe inaperçue, que les gens de bien vous gardent leur sympathie, et qu’à celui qui vous a outragé la pensée en soit odieuse. Et puis, à qui, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, «jusqu’au général qui a commandé tant de légions et qui, en tout, est supérieur à un misérable comme toi (Lucrèce)», ne prête-t-on pas pareille mésaventure? C’est une imputation qu’en ta présence tu vois adresser à tant de personnes honorables, que tu peux bien penser que tu ne dois pas être épargné quand tu n’es pas là. Il n’est pas jusqu’aux dames qui n’en plaisantent; mais de quoi plaisante-t-on davantage, en ces temps-ci, si ce n’est d’un ménage paisible et bien assorti? Chacun de vous a infligé cet affront à quelqu’un: attendez-vous à la pareille, car compensations et représailles sont dans l’ordre naturel des choses. La fréquence de cet accident doit aujourd’hui en tempérer l’amertume, car il est presque passé en coutume.

Malheureuse passion! qui a encore le désagrément qu’on ne peut s’en entretenir avec autrui: «Le sort nous envie jusqu’à la consolation de faire entendre nos plaintes (Catulle)!» A quel ami, en effet, confier nos doléances sans que, s’il n’en rit, cela ne lui donne l’idée et ne le renseigne sur la possibilité de prendre part, lui aussi, à la curée! Les sages gardent le secret sur les amertumes comme sur les douceurs du mariage; et, parmi les désagréments que présente le cas qui nous occupe, l’un des principaux pour un homme bavard, comme je le suis, c’est qu’il est dans les usages qu’il est indécent de communiquer à des tiers ce que l’on en sait et ce que l’on en ressent, et qu’il y a même inconvénient à le faire.

Ce serait temps perdu que de donner ce même conseil aux femmes pour les dégoûter d’être jalouses; elles sont par nature si soupçonneuses, si frivoles, si curieuses, qu’il ne faut pas espérer les guérir en les traitant suivant les règles. Elles se corrigent souvent de ce défaut, mais en revenant à la santé dans des conditions beaucoup plus à redouter que n’était la maladie elle-même; car il 237 en est ici comme de ces enchantements qui ne vous débarrassent de votre mal qu’en le transmettant à un autre: quand cette fièvre les quitte, c’est d’ordinaire qu’elles la passent à leurs maris.—Je ne sais, à vrai dire, si quelque chose peut nous faire plus souffrir que leur jalousie; c’est le plus dangereux état d’esprit en lequel elles peuvent se trouver, comme la tête est des parties de leur corps ce qu’elles ont de pire. Pittacus disait que «chacun avait son infirmité; que la sienne c’était la mauvaise tête de sa femme, et que, n’était cela, il s’estimerait heureux sous tous rapports». C’est un bien grand inconvénient; et s’il a pesé si lourdement sur l’existence d’un homme si juste, si sage, si vaillant, que toute sa vie il en ait souffert, qu’en advient-il de nous qui sommes de si minces personnages?—Le sénat de Marseille jugea sainement, en accédant à la requête de ce mari qui demandait l’autorisation de se tuer pour échapper à la vie infernale que lui faisait sa femme, car c’est là un mal qui ne disparaît qu’en emportant la pièce et auquel il n’est d’autre expédient que la fuite ou la souffrance, solutions toutes deux également fort difficiles. Celui-là s’y entendait, ce me semble, qui a dit que «pour qu’un mariage soit bon, il faut la femme aveugle et le mari sourd».

Un mari ne gagne rien à user de trop de contrainte envers sa femme; toute gêne aiguise les désirs de la femme et ceux de ses poursuivants.—Prenons garde d’un autre côté que ces obligations que nous leur imposons, par l’extension et la rigueur que nous y mettons, ne conduisent à deux résultats contraires à ce que nous nous proposons: qu’elles ne soient un stimulant pour ceux qui les harcèlent de leurs poursuites, et qu’elles-mêmes n’en deviennent que plus faciles à se rendre.—Pour ce qui est du premier point, par ce fait que nous augmentons la valeur de la femme, nous surexcitons le désir de la conquérir et ajoutons au prix qu’on y attache. Ne serait-ce pas Vénus qui a ainsi fait adroitement renchérir sa marchandise, sachant bien qu’on transgresserait ces lois qui, par leurs sottes exigences, ne font que surexciter l’imagination et surélever les prix, car en somme, pour me servir de l’expression de l’hôte de Flaminius: toutes tant qu’elles sont, ne sont qu’un même gibier que différencie seule la sauce qui l’accompagne. Cupidon est un dieu rebelle, il met son plaisir à lutter contre la dévotion et la justice, et sa gloire à opposer sa toute-puissance à toute autre puissance que ce soit, à ce que toute règle cède devant la sienne: «Sans cesse il cherche l’occasion de nouveaux excès (Ovide).»—Quant au second point, serions-nous autant trompés, si nous craignions moins de l’être? C’est dans le tempérament de la femme; mais la défense même qui lui en est faite l’y incite et l’y convie: «Voulez-vous, elles ne veulent plus; ne voulez-vous plus, elles veulent (Tacite); il leur répugne de suivre une roule qui leur est permise (Lucain).» Quelle meilleure preuve en avons-nous que le fait de Messaline, l’épouse de Claude? Au début, elle trompe son mari en cachette, ainsi que cela se fait; mais la stupidité de celui-ci lui 239 rendant ses intrigues trop faciles, subitement elle dédaigne d’observer cet usage et la voilà qui se met à faire l’amour à découvert, avouant ses amants, les entretenant, leur donnant ses faveurs à la vue de tous; elle veut que son époux en prenne ombrage. Mais rien de tout cela ne pouvant donner l’éveil à cette brute, et la trop lâche facilité avec laquelle il tolérait ses débordements, qu’il paraissait autoriser et légitimer, ôtant à ses plaisirs leur saveur et leur piquant, que fait-elle? Femme d’un empereur plein de vie et de santé, à Rome, en plein midi, à la face du monde entier, au milieu des fêtes et au cours d’une cérémonie publique, un jour que son mari était absent de la ville, elle épouse Silius qui depuis longtemps déjà était son amant! Ne semble-t-il pas que la nonchalance de son mari l’amenait à devenir chaste, ou qu’elle cherchait, en en épousant un autre, à accroître en elle l’ardeur de ses propres désirs par la jalousie qu’elle inspirerait à ce second époux, qu’elle surexciterait à son tour en lui résistant? Mais la première difficulté à laquelle elle se heurta fut aussi la dernière. La bête s’éveilla en sursaut et, comme il n’y a de pire que d’avoir affaire à ces gens qui font les sourds et semblent endormis, qu’en outre, ainsi que j’en ai fait l’expérience, cette patience excessive, quand elle vient à prendre fin, se traduit par des vengeances qui n’en sont que plus âpres, parce que, prenant feu subitement, la colère et la fureur qui se sont accumulées en nous éclatent du premier coup avec toute leur intensité; «lâchant la bride à ses transports (Virgile)», Claude la fit mettre à mort, elle et un grand nombre de ceux auxquels elle s’était donnée, y compris certains qui n’en pouvaient mais, à l’égard desquels elle avait dû employer le fouet pour les décider à venir prendre place dans son lit.

Lucrèce a peint les amours de Vénus et de Mars avec des couleurs plus naturelles que Virgile décrivant les rapports matrimoniaux de Vénus et de Vulcain; quelle vigueur dans ces deux tableaux si expressifs! Caractère de la véritable éloquence.—Ce que Virgile dit des rapports matrimoniaux de Vénus et de Vulcain, Lucrèce l’avait exprimé avec plus de naturel encore en décrivant ses moments d’abandon entre elle et Mars: «Souvent le dieu des combats, le redoutable Mars, enivré de ton amour, se départit de sa fierté et s’effondre dans tes bras... Penché avidement sur ton sein, son souffle suspendu à tes lèvres, il ne peut assez se repaître de la vue de tes charmes. Alors que tu le tiens enlacé de ton beau corps, ô déesse, c’est le moment opportun pour lui parler en faveur des Romains (Lucrèce).»—Quand me reviennent à l’esprit les mots employés par ces deux poètes et dont la traduction atténue si notablement l’expression: reiicit (s’effondre dans tes bras),—pascit (il ne peut assez se repaître de tes charmes),—pudet, inhians (penché avidement sur ton sein, son souffle suspendu à tes lèvres),—molli favet (l’échauffe dans un tendre embrassement),—medullas, labefacta (la chaleur l’envahit de partout et le pénètre jusqu’à la moelle des os),—percurrit (sillonné de ses rubans de feu),—et ce circumfusa (tu le tiens enlacé) si 241 noble et mère de cet autre si gracieux infusus (incarné en elle), j’ai du dédain pour ces locutions qui veulent être piquantes et sont si peu expressives, pour ces mots à allusions qui sont nés depuis. A ces bonnes gens qu’étaient les anciens, ce n’était pas un style de temps à autre incisif et subtil qu’il fallait, mais un langage disant bien ce qu’il voulait dire, naturel, ne se départissant jamais de son énergie; l’épigramme se rencontre constamment chez eux, non seulement dans la conclusion, mais au commencement et au milieu; non seulement à la queue, mais à la tête, à l’estomac, aux pieds. Il n’y a rien de forcé, de traînant, tout y va à même allure, «leur discours est d’une contexture virile, ils ne s’attachent pas à l’orner de fleurs (Sénèque)». Ce n’est pas une éloquence efféminée, où rien ne choque; elle est nerveuse, solide, elle satisfait et ravit plus encore qu’elle ne plaît, et les esprits sont conquis d’autant plus qu’ils sont mieux trempés.—Quand je vois cette façon audacieuse de s’exprimer, si vive, si profonde, je ne dis pas que c’est «bien dire», je dis que c’est «bien penser». C’est la hardiesse de l’imagination qui élève et donne du poids aux paroles, «c’est le cœur qui rend éloquent (Quintilien)»; de nos jours, on nomme jugement ce qui n’est que verbiage, et les belles phrases sont dites des conceptions ayant de l’ampleur. Ce que peignaient les anciens ne révèle pas tant la dextérité de main, que la forte impression que le sujet qu’ils traitaient faisait sur leur âme. Gallus parle simplement, parce qu’il conçoit de même. Horace ne se contente pas d’une expression superficielle, elle ne rendrait pas son idée; il voit plus clair et plus profondément; son esprit crochète le magasin aux mots et aux expressions et y fouille pour y prendre ce qui peindra le mieux sa pensée; il lui faut plus que ce qu’on y trouve d’ordinaire, comme sa conception dépasse, elle aussi, ce qui est courant. Plutarque dit qu’il apprit le latin par les choses qui lui étaient décrites en cette langue; il en est ici de même, le sens éclaire et fait ressortir les termes employés; ce ne sont plus simplement des sons; ils ont chair et os; ils signifient plus qu’ils ne disent, et il n’est pas jusqu’aux imbéciles qui ne saisissent quelque chose de ce dont il s’agit.—En Italie, je disais tout ce qui me plaisait en fait de conversations banales; mais quand elles portaient sur des points sérieux, je n’aurais pas osé me fier à un idiome que je n’étais pas en état de plier et d’adapter à mon sujet, en dehors des acceptions communes; en pareil cas, je veux pouvoir y mettre quelque chose de moi.

Enrichir et perfectionner leur langue est le propre des beaux écrivains; combien sont peu nombreux ceux du siècle de Montaigne se trouvant être de cette catégorie.—Les beaux esprits ajoutent à la richesse de la langue par la manière dont ils la manient et l’emploient; non pas tant en innovant qu’en y introduisant plus de vigueur et la rendant apte à plus d’applications diverses, en l’étirant et lui donnant de l’élasticité. Ils n’y apportent pas de mots nouveaux, mais ils donnent de la valeur à ceux 243 auxquels ils ont recours, les accentuent et fixent leur signification et leur usage; ils font admettre des tournures de phrase nouvelles et tout cela avec prudence et à propos. Mais à combien peu est-il donné qu’il en soit ainsi! on peut en juger par nombre d’écrivains français de ce siècle. Ils sont assez hardis et dédaigneux du passé, pour ne pas suivre la voie commune, mais leur peu d’invention et de discrétion les perd; on ne voit chez eux qu’une affectation assez misérable pour ce qui est étrange, des circonlocutions froides et absurdes qui, au lieu de relever le sujet, le rabaissent; pourvu qu’ils produisent quelque nouveauté qui leur fournisse de quoi s’applaudir, peu leur importe son plus ou moins de justesse; pour la satisfaction de produire un mot nouveau, ils cessent de se servir de ceux employés d’habitude, qui souvent ont plus de force et d’énergie.

La langue française se prête mal, en l’état, à rendre les idées dont l’expression comporte de l’originalité et de la vigueur; mais on n’en tire pas tout ce que l’on pourrait. On apporte aussi trop d’art dans le langage employé pour les sciences.—Notre langue me semble assez étoffée, mais manquer un peu de façon. Elle en aurait autant que besoin est, si on mettait à contribution le jargon dont nous usons à la chasse et à la guerre, qui constitue une mine de fort rendement. A l’instar des plantes, les diverses formes que revêt le langage, s’amendent et se fortifient par la transplantation. Le nôtre est suffisamment fourni, mais ne se prête pas aisément à être manié avec vigueur; il est d’ordinaire hors d’état de rendre de fortes idées. Si vous voulez en exprimer de cet ordre, vous le sentez languir et fléchir sous vous; il faut qu’à défaut de ressources qui lui sont propres, le latin pour les uns, le grec pour les autres, viennent à son secours.—Parmi ces mots de Virgile et de Lucrèce que j’ai signalés plus haut, il en est dont nous ne saisissons que difficilement l’énergie, parce que l’usage et l’emploi fréquents en ont un peu avili et par trop vulgarisé la grâce; de même dans notre langue, telle qu’on la parle communément, il y a des tournures de phrase excellentes, des métaphores dont la beauté n’est flétrie que par le long temps auquel en remonte l’emploi et dont la vivacité de couleur est ternie par un usage trop courant; mais cela ne leur ôte rien de leur goût pour ceux qui ont le palais délicat, et ne porte pas atteinte à la gloire de ceux d’entre les auteurs anciens qui, selon toute probabilité, ont été les premiers à donner à ces mots le relief qu’ils ont acquis.

On emploie pour les sciences un style trop relevé, trop artificiel, qui diffère du style naturel dont on use d’habitude. Mon page fait l’amour et en connaît le langage; lisez-lui Léon l’hébreu et Ficin, on y parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et cependant il n’y comprend rien. Je ne reconnais * pas dans Aristote la plupart des impressions que j’éprouve ordinairement; on les a couvertes, affublées d’une autre robe, pour l’usage de l’école. Assurément ils doivent avoir raison d’en agir ainsi; toutefois si j’étais du métier, 245 autant on apporte d’art à travestir la nature, autant je m’appliquerais à traiter l’art avec tout le naturel possible. Quant à Bembo et Equicola, je n’en parlerai même pas.

Montaigne, quand il écrivait, aimait à s’isoler et à se passer de livres pour ne pas se laisser influencer par les conseils et ses lectures; il ne faisait exception que pour Plutarque.—Quand j’écris, je n’ai recours ni aux livres, ni aux souvenirs que j’en conserve, de peur qu’ils n’influencent ma manière d’écrire, sans compter que les bons auteurs me désespèrent par trop et me découragent. J’imite volontiers la façon de ce peintre qui, ayant représenté des coqs d’une façon peu heureuse, défendait à ses aides, pour empêcher toute comparaison, de laisser entrer de vrais coqs dans son atelier. J’aurais plutôt besoin, pour me donner un peu de brillant, d’appliquer le procédé d’Antigénide, ce musicien qui, lorsqu’il avait à jouer sa musique, faisait en sorte qu’avant ou après qu’il s’était fait entendre, les assistants eussent à endurer l’audition de quelques autres mauvais chanteurs. Mais il m’est plus difficile de me défaire de Plutarque. Cet auteur est si universel et si complet, qu’en toutes occasions, quelque extraordinaire que soit le sujet dont vous vous occupiez, il s’ingère dans votre travail, vous tend une main libérale et vous est une source intarissable de richesses et d’embellissements; aussi ai-je peine à le voir si fort exposé à être pillé par ceux qui le hantent. Pour moi, chaque fois que je le fréquente si peu que ce soit, je ne puis m’empêcher de lui soutirer une cuisse ou une aile.

J’ai aussi à dessein décidé d’écrire cet ouvrage chez moi, en pays sauvage, où personne ne me vient en aide, ni ne me corrige; où je ne fréquente que des gens qui ne comprennent même pas le latin de leur «patenôtre», et le français encore moins. Fait ailleurs, il eût été meilleur, mais il eût été moins de moi; et son but principal, comme son mérite, sont d’être exactement moi. Je corrige bien une erreur accidentelle (elles y foisonnent, parce que j’écris au courant de la plume, sans faire attention), mais les imperfections journalières et à l’état d’habitude qui sont en moi, ce serait de la déloyauté de les faire disparaître. Quand on me dit, ou que je me suis dit à moi-même: «Tu abuses des figures,—voilà un mot des crus de la Gascogne,—c’est là une locution scabreuse (je n’en écarte aucune de celles qui, en France, s’emploient en pleine rue, et ceux qui prétendent opposer la grammaire à l’usage sont de drôles de gens),—ce passage témoigne de l’ignorance,—celui-ci est paradoxal,—en voici un par trop bouffon,—tu plaisantes trop souvent, on croit que tu parles sérieusement, alors que tu badines»;—je réponds: «C’est vrai», mais je ne corrige que les fautes d’inattention et non celles qui me sont habituelles. Est-ce que ce n’est pas ainsi que toujours je parle? Est-ce que je ne me représente pas tel que je suis? Eh bien, cela suffit. J’en suis arrivé à ce que je voulais, puisque tout le monde me reconnaît dans mon livre, et le retrouve en moi.

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Il a une grande tendance à imiter les écrivains dont il lit les ouvrages, aussi traite-t-il de préférence des sujets qui ne l’ont pas encore été; n’importe lequel, un rien lui suffit.—J’ai, comme les singes, une forte propension à l’imitation. Quand je me mêlais de faire des vers (je n’en ai jamais fait qu’en latin), ils accusaient d’une façon évidente le poète que j’avais lu en dernier lieu; de même mes Essais: les premiers feuillets sentent un peu un terroir autre que le mien; à Paris, je parle un langage un peu différent qu’à Montaigne. Une personne que je regarde avec attention, imprime facilement en moi quelque chose d’elle; ce que je considère, je m’en empare: une attitude peu convenable, une grimace déplaisante, une forme de langage ridicule, les défauts principalement; plus ces travers me frappent, plus ils me demeurent accrochés et ils ne s’en vont qu’à force que je les secoue. On m’a vu plus souvent jurer, sous l’influence du milieu où je me trouvais, que par tempérament, imitation désastreuse comme celle de ces singes horribles par leur taille et leur force, que le roi Alexandre rencontra dans certaines contrées de l’Inde, et dont il eût été difficile de venir à bout, s’ils n’en avaient fourni eux-mêmes le moyen par leur disposition à contrefaire tout ce qu’ils voyaient faire, ce qui amena ceux qui les chassaient à leur apprendre, en le faisant eux-mêmes devant eux, à chausser des souliers en nouant force cordons, à s’affubler la tête d’accoutrements avec nœuds coulants, à oindre leurs yeux de glu, en en faisant eux-mêmes le simulacre. Ces malheureuses bêtes, dans leur esprit d’imitation, s’engluèrent, et passant leurs têtes dans les lacets, se garrottèrent * d’elles-mêmes et se mirent imprudemment de la sorte à la merci de ceux qui voulaient les capturer.—Quant à cette autre faculté de reproduire ingénieusement, en les imitant, les gestes et les paroles d’autrui, cela qui, fait à dessein, cause souvent du plaisir et excite l’admiration, je ne l’ai pas plus que ne le possède une souche. Lorsque je jure, me laissant aller à moi-même, c’est uniquement en disant: «Par Dieu!» qui, de tous les jurons, est celui qui vient le plus naturellement à l’idée. On dit que Socrate jurait par le chien; Zénon aurait employé cette même apostrophe dont se servent maintenant les Italiens: Câprier! Pythagore disait: Air et eau. Je suis tellement disposé à recevoir, sans que je m’en rende compte, ces impressions toutes superficielles que lorsque, pendant trois jours de suite, j’ai eu à la bouche ces mots de Sire et d’Altesse, huit jours encore après, il m’échappe de les employer pour Excellence ou Monseigneur; et que ce que je me suis mis à dire en badinant et plaisantant, le lendemain, je le dis fort sérieusement. Aussi, quand j’écris, c’est malgré moi que je prends des sujets déjà rebattus, de peur de ne les traiter qu’aux dépens d’autrui. Tous me sont également bons, une mouche suffit à m’en fournir; et Dieu veuille que celui dont je m’occupe en ce moment ne provienne pas du fait d’une volonté aussi volage! Je puis commencer par où il me plaît, toutes les matières qui doivent passer par ma plume, se trouvant liées les unes aux autres.

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Les idées les plus profondes, comme les plus folles, lui viennent à l’improviste, surtout lorsqu’il est à cheval, et le souvenir qu’il en conserve est des plus fugitifs.—Ce qui me contrarie, c’est que mon âme s’abandonne d’ordinaire à ses plus profondes rêveries, et aussi à celles qui sont le plus chimériques et qui me plaisent le mieux, à l’improviste, lorsque je les recherche le moins, et qu’elles s’évanouissent subitement, parce que je n’ai rien sous la main pour les fixer sur-le-champ; c’est surtout quand je suis à cheval, à table, au lit, mais principalement à cheval, moment où je m’entretiens le plus avec moi-même.—Quand je parle, j’ai absolument besoin qu’on me prête attention et qu’on fasse silence, si je traite un sujet qui me demande un peu d’effort; si on vient à m’interrompre, je m’arrête. En voyage, l’état même des chemins amène des interruptions dans les conversations, d’autant que le plus souvent je fais route alors en compagnie de gens avec lesquels je ne puis causer longtemps de suite, ce qui me laisse tout le loisir de m’entretenir avec moi-même. J’éprouve, en pareil cas, ce qui m’arrive quand j’ai des songes; lorsque je rêve (et je me figure souvent que je rêve), je recommande à ma mémoire d’en conserver souvenir; mais, le lendemain, si je me rappelle encore que ces songes étaient de nature gaie, triste ou étrange, c’est en vain que je fais effort pour m’en remémorer les détails; plus je cherche, plus l’oubli s’accentue. De même des idées qui, par hasard, me viennent en tête: je n’en conserve qu’un vague souvenir, tout juste ce qu’il en faut pour faire que je me fatigue l’esprit et me tourmente inutilement à les retrouver.

Montaigne estime que l’amour n’est autre que le désir d’une jouissance physique; l’acte en lui-même est tel, que les dieux semblent avoir voulu par là apparier les fous et les sages, les hommes et les bêtes.—Laissant donc les livres de côté et envisageant les choses simplement et uniquement au point de vue matériel, je trouve qu’après tout, l’amour n’est que la soif, qui nous tient, de la jouissance que nous éprouvons avec qui est l’objet de nos désirs; et Vénus, autre chose que le plaisir que nous avons à faire que certains de nos organes se déversent, satisfaction analogue à celle que la nature nous procure également pour certaines autres parties de notre corps; soif et plaisir qui ne deviennent vicieux que lorsque nous y apportons un manque de modération ou de discrétion. Pour Socrate, l’amour était le besoin de procréer, en usant de la beauté pour intermédiaire.—En considérant attentivement l’agitation fébrile et ridicule en laquelle nous met ce plaisir, les mouvements absurdes si désordonnés, et les divagations qui, dans cet acte de folie, s’emparent de Zénon et de Cratippe eux-mêmes; analysant les émotions qu’il nous cause, cette rage sans retenue, ce visage enflammé de fureur et de cruauté au moment même où l’amour nous pénètre de ses plus douces sensations, transports auxquels succède une prostration, sorte d’extase empreinte de gravité et de sévérité; en voyant, dis-je, nos délices 251 et nos sécrétions avoir, dans notre organisme, le même siège; notre suprême volonté nous occasionner des transes, nous arracher des plaintes comme fait la douleur, je crois que Platon est dans le vrai quand il dit que l’homme a été créé par les dieux pour leur servir de jouet: «Cruelle manière de se jouer (Claudien)!» et que c’est pour se moquer, que la nature nous a laissé cette faculté qui, de toutes nos actions, constitue celle où nous agissons le plus à l’aveugle et qui est dans les moyens de tous; elle a voulu, par là, ravaler au même niveau les fous et les sages, nous et les bêtes. Quand je me représente l’homme le plus contemplatif, le plus prudent, passant par cet état, je le tiens pour un effronté de se prétendre un être prudent et contemplatif; ce sont les pieds du paon qui rabattent son orgueil.—«Qu’est-ce qui empêche de dire la vérité en riant (Horace)?» Ceux qui n’admettent pas qu’on puisse émettre des idées sérieuses en se jouant, font, dit quelqu’un, comme celui qui hésite à adorer la statue d’un saint si elle lui apparaît sans être vêtue des pieds à la tête. A la vérité, nous mangeons et buvons comme font les animaux, et cela n’entrave en rien les fonctions de notre âme, ce qui fait que dans ces actes, nous conservons notre supériorité sur eux; mais, dans l’accomplissement de l’acte vénérien, toute pensée autre cesse d’exister, son impérieuse tyrannie fait que, sans en avoir conscience, toute la théologie, toute la philosophie qui sont en Platon, ne sont plus que bêtises, sans portée aucune, et nous ne nous en plaignons pas. En toutes autres choses, on peut conserver quelque décence et des règles ont pu être posées pour sauvegarder la pudeur; ici, on ne peut seulement pas en imaginer, si ce n’est de vicieuses ou de ridicules. Essayez donc de trouver un procédé sage et discret pour y satisfaire. Alexandre disait que c’était surtout par cela et le sommeil qu’il se reconnaissait appartenir à la race des mortels. Le sommeil assoupit et suspend les facultés de l’âme; ce travail les absorbe et les dissipe également. C’est certainement une marque, non seulement de notre corruption et de notre orgueil, mais aussi de notre vanité et d’un vice de conformation.

D’autre part, pourquoi regarder comme honteuse une action si utile et commandée par la nature? On se cache et on se confine pour construire un homme, pour le détruire on recherche le grand jour et de vastes étendues.—D’un côté la nature nous pousse à cette union des sexes, attachant au désir que nous en avons, la plus noble, la plus utile et la plus agréable de toutes ses fonctions; d’autre part, elle nous fait la taxer de manque de respect, la fuir comme déshonnête, en rougir et en recommander l’abstinence. Sommes-nous assez brutes de qualifier de brutal un acte auquel nous devons l’existence! Les peuples se sont rencontrés dans certaines de leurs pratiques religieuses, telles que les sacrifices, l’emploi de luminaires, de l’encens, le jeûne, les offrandes et aussi la prohibition de cet acte; c’est un point sur lequel toutes les religions sont d’accord, sans parler de 253 l’usage si répandu de la circoncision, * qui en est une punition. Peut-être, après tout, est-ce avec raison que nous nous blâmons de faire une aussi sotte production qu’est l’homme, et de qualifier de honteux l’acte duquel il dérive et aussi les organes qui y ont part (les miens aujourd’hui sont bien réellement honteux * et penauds).—Les Esséniens, dont parle Pline, demeurèrent plusieurs siècles, sans avoir besoin ni de nourrices, ni de maillots; continuellement des étrangers leur arrivaient venant grossir leur secte, séduits qu’ils étaient par la belle règle qu’ils s’étaient imposée, de s’exterminer plutôt que d’avoir des relations sexuelles avec les femmes, et de voir s’éteindre la race des humains plutôt que de se prêter à en procréer un seul.—On dit que Zénon n’en connut qu’une et ne la connut qu’une fois dans sa vie; et que ce ne fut que par civilité, pour ne pas paraître les dédaigner de parti pris.—Chacun évite, à l’égard de l’homme, d’être témoin de sa naissance et accourt pour le voir mourir. Pour le détruire, on recherche un champ spacieux, en pleine lumière; pour le construire, on se cache dans une anfractuosité sombre où on soit le plus à l’abri possible. C’est un devoir de se dérober pour le faire et * d’en avoir honte, c’est une gloire à laquelle concourent plusieurs vertus que de le défaire; l’un est un acte injurieux, l’autre constitue un mérite. Aristote ne dit-il pas que, d’après certain dicton de son pays, «bonifier quelqu’un, c’est le tuer». Les Athéniens, ayant à purifier l’île de Délos et se concilier Apollon, pour faire part égale à ces deux actes de l’existence humaine, défendirent à la fois toute inhumation et tout accouchement sur le territoire de cette île: «Nous estimons n’exister que par le fait d’une faute commise (Térence).»

N’y a-t-il pas des hommes et même des peuples qui se cachent pour manger, des fanatiques qui se défigurent, des gens qui s’isolent du reste de l’humanité! On abandonne les lois de la nature pour suivre celles plus ou moins fantasques des préjugés.—Il y a des peuples où l’on se couvre le bas du visage pour manger. Je connais une dame, et des plus grandes, qui est dans ces idées: elle estime que mâcher donne une contenance désagréable qui diminue de beaucoup la grâce et la beauté de la femme, et, quand elle dîne en public, elle mange le moins qu’elle peut. Je connais aussi un homme qui ne peut supporter ni voir manger, ni être vu lorsqu’il mange et qui évite toute assistance plus encore quand il se remplit que lorsqu’il se vide.—Chez les Turcs, on voit un grand nombre de gens qui, pour acquérir plus de mérite que les autres, ne se laissent jamais voir quand ils prennent leurs repas et n’en font qu’un par semaine; ils se tailladent, se déchiquettent la figure et les membres, ne parlent à personne; ce sont des fanatiques qui pensent honorer leur nature en la dénaturant, qui s’estiment de se mépriser, et pensent devenir meilleurs en se rendant pires! Quel monstrueux animal que l’homme; il se fait horreur à lui-même; ses plaisirs lui sont à charge, il recherche le mal!—Il y en a qui cachent l’existence qu’ils mènent, 255 «désertant par un exil volontaire leur demeure et leur doux intérieur (Virgile)»; ils la dérobent à la vue des autres et évitent la santé et l’allégresse comme autant de choses contraires et qui peuvent être nuisibles. Des sectes, et même des peuples entiers maudissent leur naissance et bénissent leur mort; il en est qui ont le soleil en abomination et adorent les ténèbres. Nous ne sommes ingénieux qu’à nous malmener; c’est à cela surtout que nous appliquons toutes les ressources de notre esprit, qui est un bien dangereux instrument de déréglement: «Les malheureux! ils se font un crime de leurs joies (Pseudo-Gallus).» Hé! pauvre homme! tu as bien assez d’incommodités que tu es obligé de subir, sans les accroître encore par tes inventions! Ta condition est assez misérable, sans que tu t’ingénies à l’être encore davantage! Tu as en quantité bien suffisante des laideurs réelles, portant sur des points essentiels; inutile de t’en forger d’imaginaires! Te trouves-tu donc trop à l’aise, que tu te plaignes de la moitié de cette aise? Penses-tu que pour satisfaire à tous les devoirs qui te sont d’obligation et que tu tiens de la nature, il faille t’en créer de nouveaux, sans quoi elle serait * en défaut et oisive en toi! Tu ne crains pas d’offenser ses lois qui sont universelles et sur lesquelles le doute n’est pas possible, et tu te piques d’observer les tiennes qui sont fantasques et dictées par des préjugés, t’y appliquant d’autant plus qu’elles sont plus particulières, incertaines et controversées; les ordonnances spéciales à ta paroisse t’occupent et t’attachent, celles du monde ne te touchent point. Conduis-toi donc un peu suivant les considérations que je t’indique, c’est là toute ta vie.

Parler discrètement de l’amour, comme l’ont fait Lucrèce et Virgile, c’est lui donner plus de piquant.—Les vers de nos deux poètes traitant de la sorte avec retenue et discrétion de la lascivité, me paraissent la mettre à jour et l’éclairer de tons qui la font ressortir mieux encore. Les dames ne se couvrent-elles pas les seins d’une gaze? les prêtres ne mettent-ils pas à l’abri des regards certains objets sacrés? les peintres ne donnent-ils pas du relief à leurs tableaux par les ombres qu’ils y disposent, et ne dit-on pas que le soleil et le vent se font sentir davantage par réflexion, que lorsqu’ils nous arrivent directement?—C’était une sage réponse que celle faite par cet Égyptien à quelqu’un qui lui disait: «Que portes-tu là, caché sous ton manteau?» et auquel il répondait: «Si je le cache sous mon manteau, c’est pour que tu ne saches pas ce que c’est!» mais il est certaines autres choses qu’on ne cache que pour mieux les faire remarquer. Ovide y met moins de façon; aussi, quand il dit: «Et, toute nue, je la pressai sur mon sein», il est par trop cru et cela me laisse aussi insensible que si j’étais privé de virilité. Martial retroussant sa Vénus autant qu’il lui plaît, n’arrive pas davantage à nous la présenter au même degré dans la plénitude de ses attraits; qui dit tout, nous soûle et nous dégoûte. Celui qui, au contraire, regarde à s’exprimer, nous porte à en penser plus qu’il n’y en a; c’est là un genre de modestie qui tient de la traîtrise; 257 c’est notamment ce que font Virgile et Lucrèce, en entr’ouvrant une si belle route à notre imagination; l’action et la peinture qui la représente, se ressentent du tour ingénieux que ces auteurs donnent à leurs phrases.

L’amour, tel que le pratiquent les Espagnols et les Italiens, plus respectueux et plus timide, que chez les Français, plaît à Montaigne qui en aime les préambules; quant à la femme, dès l’instant qu’elle est à nous, son pouvoir prend fin.—L’amour chez les Espagnols et les Italiens, plus respectueux, plus timide, plus minaudier, plus voilé que chez nous, me plaît. Je ne sais qui, dans l’antiquité, aurait voulu avoir le gosier allongé comme le cou d’une grue, afin de savourer plus longtemps ce qu’il avalait; un tel souhait convient bien pour ce genre de volupté qui est prompte et précipitée, même pour des natures comme la mienne, chez lesquelles le vice aime les satisfactions immédiates. Pour accroître ces sensations, il faut en prolonger les préambules; chez ces peuples, tout de la part de la femme est faveur et récompense pour l’amoureux: une œillade, une inclinaison de tête, un mot, un geste. Qui pourrait dîner du fumet d’un rôti, ne vivrait-il pas à bon compte? L’amour est une passion qui, à une bien petite dose de sérieux, mêle beaucoup plus de vanité et de rêverie fiévreuse; il faut en user et la payer de même monnaie. Apprenons aux dames à se faire valoir, à nous amuser et même à se jouer de nous; avec cette impétuosité qui nous caractérise, nous Français, nous voulons tout emporter du premier coup; si nous étions plus ménagers de leurs faveurs, les conquérant en détail, chacun, jusqu’au malheureux vieillard, y trouverait à glaner selon ce qu’il peut et ce qu’il mérite. Celui qui n’a de jouissance que dans la jouissance, qui ne veut gagner que le gros lot, qui n’aime la chasse que pour ce qu’il y prend, n’est pas de notre école; plus il y a de marches et de degrés à monter, plus celui qui a atteint le sommet se trouve élevé et honoré; nous devrions nous plaire à être menés, quand nous cherchons à gagner les bonnes grâces de la femme, comme lorsque nous pénétrons dans ces palais magnifiques où l’on accède par des portiques et des vestibules variés, par de longues et agréables galeries et de nombreux détours. Cette façon d’aller serait toute à notre avantage; nous ferions des stations chemin faisant, et notre amour en aurait une plus longue durée; tandis que lorsque le désir et l’espérance sont éteints, nous allons, mais cela ne mène plus à rien qui vaille. La femme a tout à craindre de nous, quand nous sommes maîtres d’elle et que nous en avons pris pleine possession; dès qu’elle s’est entièrement abandonnée à la merci de notre foi et de notre constance, vertus rares et difficiles, elle est complètement à la merci du hasard; de l’instant où elle est à nous, nous ne sommes plus à elle: «Une fois le caprice de notre passion assouvi, nous comptons pour rien nos promesses et nos serments (Catulle).» Un jeune Grec, Thrasonide, était tellement jaloux de son amour que, maître du cœur d’une maîtresse, il se refusa à en jouir 259 pour ne pas s’en rassasier, ne pas éteindre ni alanguir par la jouissance l’ardeur inquiète dont il se glorifiait et se délectait.

La coutume d’embrasser les femmes lorsqu’on les salue lui déplaît; c’est profaner le baiser, les hommes eux-mêmes n’y gagnent pas.—Un haut prix ajoute à la qualité des choses: voyez combien, chez nous, la forme, toute spéciale à notre nation, que nous donnons à nos salutations, déprécie, par la facilité avec laquelle nous les prodiguons, la grâce du baiser qui les accompagne et dont, au dire de Socrate, la puissance est si grande et si dangereuse pour s’emparer de nos cœurs. C’est une coutume déplaisante et injurieuse pour nos dames, d’avoir à présenter leurs lèvres à quiconque mène trois valets à sa suite, si mal plaisant qu’il soit, «à tel qui a un nez de chien, d’où pendent des glaçons livides dont sa barbe est engluée; j’aimerais cent fois mieux lui baiser le derrière (Martial)». Nous-mêmes n’y gagnons guère, car à la manière dont le monde est réparti, pour trois belles à embrasser, il nous faut en embrasser cinquante laides; et pour un estomac sensible, comme l’ont les gens de mon âge, un mauvais baiser est bien loin d’être compensé par un bon.

Il approuve que même avec des courtisanes, on cherche à gagner leur affection, pour ne pas avoir que leur corps seulement.—En Italie, même les femmes qui se donnent au premier venu qui les paie, on ne les approche qu’avec déférence et en les entourant d’attentions. On dit à cela «qu’il y a des degrés dans la jouissance qu’on peut éprouver avec une femme; que ces attentions ont pour objet d’obtenir d’elles qu’elles se donnent le plus entièrement possible parce que, quand elles se vendent, elles ne vendent que leur corps, et que leur volonté, qui conserve toute sa liberté et dont elles ne cessent de disposer, demeure forcément en dehors du marché». C’est cette volonté que l’on cherche ainsi à gagner, et on a raison; il importe de se la concilier et on ne peut y arriver que par des prévenances.—L’idée de penser que je puisse posséder un corps dont je n’ai pas l’affection, me fait horreur; il me semble que c’est commettre là un acte de frénésie analogue à celui de ce garçon qui se polluait par amour pour cette belle statue de Vénus, sortie du ciseau de Praxitèle; ou de cet Égyptien forcené, souillant le cadavre d’une morte qu’il avait charge d’embaumer et de mettre dans le linceul; ce qui donna lieu à la loi, édictée depuis en Égypte, prescrivant de ne remettre que trois jours après leur mort, aux mains de ceux chargés de les inhumer, les corps des femmes qui étaient jeunes et belles ou de bonne famille.—Périandre fit quelque chose de plus étonnant encore: il continua à Mélissa sa femme, alors qu’elle était morte, ses marques d’affection conjugale (qui plus légitime, eût dû être plus contenue), allant jusqu’à entrer en jouissance d’elle.—La lune n’obéit-elle pas à une idée vraiment lunatique, quand, ne pouvant jouir autrement d’Endymion son favori, elle le tint endormi pendant plusieurs mois, pour avoir toute latitude de se repaître de la jouissance qu’elle pouvait ressentir avec 261 un être qui ne se donnait qu’en songe.—Je dis pareillement que c’est aimer un corps sans âme * ou privé de sentiment, que d’en aimer un qui ne soit pas consentant ou ne vous désire pas. Toutes les jouissances ne sont pas unes; il en est d’étiques et de languissantes. Mille autres causes que la bienveillance de la femme à notre égard peuvent faire qu’elle se donne à nous; ce n’est pas là, par soi-même, un témoignage d’affection. Là comme ailleurs, il peut y avoir une arrière-pensée; parfois, elle se borne à se laisser faire, «aussi impassible que si elle préparait le vin et l’encens du sacrifice..., vous diriez qu’elle est absente ou de marbre (Martial)». J’en connais qui préfèrent prêter leur personne que leur voiture, c’est même la seule chose qu’elles soient disposées à prêter. Il peut encore se faire que votre compagnie plaise, en vue d’une idée autre que le désir de vous appartenir, ou encore comme lui plairait la compagnie d’un gros garçon d’étable. Il y a aussi à considérer à quel prix vous avez part à ses faveurs: «Si elle se donne à vous seul, et marque ce jour-là d’une pierre blanche (Tibulle)»; ou si mangeant votre pain, elle l’assaisonne d’une sauce que son imagination lui rend plus agréable: «C’est vous qu’elle presse dans ses bras et c’est pour un autre qu’elle soupire (Tibulle).» N’avons-nous pas été jusqu’à voir quelqu’un, de nos jours, recourir à cet acte pour satisfaire une horrible vengeance et tuer, en l’empoisonnant, une honnête femme pour que dans ses embrassements avec son ennemi elle lui communique la mort? cela est pourtant arrivé!

Les femmes sont plus belles et les hommes ont plus d’esprit en Italie qu’en France, mais nous avons autant de sujets d’élite que les Italiens; chez eux, la femme mariée est trop étroitement tenue.—Ceux qui connaissent l’Italie, ne s’étonneront jamais si, pour ce sujet, je ne vais pas chercher d’exemples ailleurs, parce qu’en cette matière cette nation l’emporte sur le reste du monde.—Dans ce pays, les belles femmes sont plus communes et il y en a moins de laides que chez nous; mais j’estime que nous allons de pair avec eux pour ce qui est des beautés assez rares approchant de la perfection. Il en est de même des gens d’esprit: ils en ont incontestablement beaucoup plus que nous, la bêtise y est sans comparaison plus rare; mais, en fait de natures d’élite se distinguant d’une façon particulière, nous n’avons rien à leur envier. Si j’avais à étendre ce parallèle, il me semble que je serais fondé à dire que, sous le rapport de la vaillance, la situation est inverse: comparée à ce qu’elle est chez eux, cette vertu est chez nous en quelque sorte innée et répandue dans toutes les classes de la société; mais on la trouve parfois chez certains d’entre eux portée à un tel degré d’abnégation et de vigueur, qu’elle surpasse les plus beaux spécimens que nous en ayons.

Chez eux, le mariage pèche en ce que leurs mœurs imposent aux femmes une loi si sévère, les assujettit tellement, que le moindre rapport avec un étranger constitue une faute capitale présentant autant de gravité que les relations les plus intimes; il en résulte 263 nécessairement que c’est toujours là qu’elles en arrivent; leur détermination est vite prise, puisque les conséquences sont les mêmes; et une fois le pas franchi, croyez bien qu’elles sont tout flamme: «La luxure est comme une bête féroce qui s’irrite de ses chaînes et ne s’en échappe qu’avec plus de fureur (Tite-Live).» Il faudrait qu’on leur lâchât un peu les rênes: «J’ai vu naguère un cheval rebelle au frein, lutter de la bouche et s’élancer comme la foudre (Ovide).» Par un peu de liberté, on rend moins ardent le désir d’avoir de la compagnie. * Eux et nous, courons à peu près les mêmes risques: eux par trop de contrainte, nous par trop de licence.—C’est un heureux usage chez nous, que nos enfants soient admis dans de bonnes maisons, pour y être élevés et dressés en qualité de pages comme dans une école de noblesse; c’est même un acte réputé peu courtois et blessant que de ne pas satisfaire à une demande de cette nature faite pour un gentilhomme. J’ai constaté également (car autant de maisons, autant de genres et de procédés différents) que des dames qui ont voulu imposer aux filles de leur suite certaine austérité de conduite, n’ont pas eu beaucoup à se louer du résultat de leurs efforts; il faut à cela apporter de la modération et s’en remettre pour une bonne part à la discrétion de chacune, car, quoi qu’on fasse, aucune règle de discipline ne peut arriver à les brider sous tous rapports; mais il est bien vrai que celle qui, livrée à elle-même, s’en tire sans encourir de dommages, doit inspirer bien plus de confiance que celle qui sort sans tache, d’une école où elle était prisonnière et gardée sévèrement.

Il est de l’intérêt de la femme d’être modeste et d’avoir de la retenue, même lorsqu’elles ne sont pas sages.—Nos pères inspiraient à leurs filles d’éprouver de la honte et de la crainte (elles n’en avaient pas moins de désirs et de courage, ce sont là choses qui ne varient pas en elles); nous, nous les dressons à avoir de l’assurance; et, en cela, nous ne sommes pas dans le vrai. Notre façon de faire convient aux femmes Sarmates, qui ne pouvaient coucher avec un homme que lorsque à la guerre elles en avaient tué un autre de leurs propres mains. Pour moi, qui ne puis plus avoir action sur elles que par l’attention qu’elles veulent bien me prêter, je me borne à leur faire entendre, si elles me les demandent, les conseils que, de par le privilège de mon âge, je suis à même de leur donner. Je leur prêche donc l’abstinence, à elles comme à nous; et, si ce siècle en est trop ennemi, qu’au moins elles y mettent de la discrétion et de la modestie, car, ainsi que le porte la réplique d’Aristippe, contée dans la vie de ce philosophe et faite par lui à des jeunes gens qui rougissaient de le voir entrer chez une courtisane: «Le vice n’est pas d’y entrer, mais de n’en pas sortir.» Il faut que celle qui ne prend pas à cœur de sauvegarder sa conscience sauvegarde au moins sa réputation; si au fond cela ne vaut guère mieux, du moins l’apparence est sauve.

La nature d’ailleurs les a faites pour se refuser en apparence, bien qu’elles soient toujours prêtes; par ces refus 265 elles excitent beaucoup plus l’homme.—Je loue que, dans la dispensation de leurs faveurs, elles suivent une certaine gradation et prennent du temps; Platon indique que dans les amours de tous genres, la facilité et la promptitude sont interdites aux intéressés. Céder imprudemment et avec précipitation sur tous les points à la fois, est de leur part un effet de gourmandise qu’il leur faut dissimuler, en y apportant toute leur adresse; en ne cédant, au contraire, qu’à bon escient et avec mesure, elles déconcertent bien plus nos désirs et nous cachent les leurs. Que toujours elles fuyent devant nous, même celles qui ont la volonté de se laisser attraper; comme les Scythes, par la fuite, elles assureront bien mieux leur victoire. Selon la loi que leur en fait la nature, ce n’est pas proprement à elles de vouloir et de désirer; leur rôle est de souffrir, d’obéir, de consentir. C’est pour cela que la nature les a mises à même de toujours entrer en rapport avec nous, qui n’avons que rarement cette faculté, sans même être constamment sûrs de notre fait; c’est toujours leur heure, afin que toujours elles soient prêtes, quand c’est la nôtre; «elles sont nées pour pâtir (Sénèque)», et tandis que la nature a voulu que nos appétits se décèlent d’une façon saillante, elle a fait que les leurs demeurent cachés et renfermés; leurs organes ne permettent pas à leurs désirs de se manifester, mais seulement de rester sur la défensive.—Il faut laisser à la licence qui était le propre des Amazones, des traits semblables à celui-ci: Quand Alexandre traversa l’Hyrcanie, Thalestris, leur reine, laissant par delà les montagnes voisines le reste d’une armée considérable qui la suivait, vint le trouver avec trois cents guerriers de son sexe bien montés et bien armés. L’abordant, elle lui dit à haute voix, devant toute l’assistance, que le bruit de ses victoires et de sa valeur l’avait amenée pour le voir et mettre à sa disposition, pour seconder ses projets, ses ressources et sa puissance; qu’elle le trouvait si beau, si jeune et si vigoureux, qu’elle-même, qui possédait également ces qualités au point d’atteindre la perfection, était d’avis qu’ils couchassent ensemble, afin que de la plus vaillante femme du monde et du plus vaillant homme qui fût vivant, naquît quelque chose de grand et de rare pour l’avenir. Alexandre la remercia pour ce qu’elle lui avait dit tout d’abord; et, pour avoir le temps de satisfaire à ce qu’elle demandait en terminant, il suspendit sa marche et stationna en ce lieu treize jours, qu’il passa à fêter le plus allègrement qu’il put cette princesse d’un si grand courage.

Il y a de l’injustice à blâmer l’inconstance de la femme; rien de violent ne peut durer et, par essence, l’amour est violent; c’est, en outre, une passion qui n’est jamais assouvie.—Nous sommes, sur presque tout, mauvais juges de leurs actions, comme elles le sont des nôtres; je le reconnais, avouant la vérité quand elle est contre moi, aussi bien que lorsqu’elle est pour. C’est un vilain déréglement qui les porte à changer si souvent et les empêche de fixer leur affection sur quelque sujet que 267 ce soit, comme on le voit faire à cette déesse, à laquelle on prête tant de changements et tant d’amants. Il est vrai que si l’amour n’est pas violent, ce n’est plus l’amour, et que violence et constance ne marchent pas de pair. Que ceux qui s’étonnent de cette inconstance, qui se récrient et recherchent les causes de cette maladie qui les possède et qu’ils qualifient de dénaturée et d’incroyable, regardent combien il s’en trouve parmi eux qui en sont affectés sans pour cela s’en épouvanter et croire à un miracle. Il serait plutôt étrange de constater en elles de la constance, parce que cette passion n’est pas seulement un effet des sens, et que si l’avarice et l’ambition sont sans limites, il n’y en a pas davantage pour la luxure; elle survit à la satiété, on ne peut lui assigner ni de se fixer, ni de prendre fin; elle va toujours de l’avant, étendant sans cesse son action.—Peut-être l’inconstance est-elle, en quelque sorte, plus pardonnable chez la femme que chez nous; comme nous, elle peut invoquer le penchant, qui nous est commun, à rechercher la variété et la nouveauté; mais elle peut de plus alléguer, tandis que nous ne le pouvons pas, qu’elles achètent chat en * poche, c’est-à-dire sans être suffisamment renseignées. Jeanne reine de Naples fit étrangler sous le grillage de sa fenêtre Andréosso son premier mari, avec un lacet d’or et d’argent tissé de ses propres mains, parce qu’elle ne le trouvait pas nanti, pour la satisfaction de ses corvées conjugales, d’organes et de vigueur répondant suffisamment à l’espérance qu’elle en avait conçue en voyant sa taille, sa beauté, sa jeunesse et les bonnes dispositions en lesquelles il paraissait, qui l’avaient séduite et abusée.—A cette excuse, s’ajoute que le rôle actif comportant plus d’efforts que le rôle passif, la femme est, elle du moins, toujours en état de satisfaire à ce qui lui incombe, tandis qu’il peut en être autrement de nous. C’est pour ce motif que Platon établit fort sagement dans ses lois, qu’avant tout mariage et pour décider de son opportunité, les juges devront examiner les garçons et les filles qui y prétendent, ceux-là nus de la tête aux pieds, celles-ci jusqu’à la ceinture seulement.—Il peut arriver qu’à l’essai, la femme ne nous trouve pas digne de son choix, qu’«après avoir vainement employé toute son industrie à exciter son époux, elle abandonne une couche impuissante (Martial)». Ce n’est pas tout, en effet, que la volonté y soit, la faiblesse et l’incapacité sont des causes légitimes qui rompent le mariage: «Il faut alors chercher ailleurs un époux plus capable de délier la ceinture virginale (Catulle).» Et pourquoi ne serait-ce pas et n’en prendrait-elle pas un autre à sa mesure, ayant des choses de l’amour une intelligence plus licencieuse et plus active, si celui qu’elle a «ne peut mener à bonne fin ce doux labeur (Virgile)»?

Quand l’âge nous atteint, ne nous leurrons pas sur ce dont nous sommes encore capables et ne nous exposons à être dédaignés.—N’est-ce pas une grande impudence de nous présenter avec nos imperfections et nos faiblesses, là où nous désirerions plaire, donner une bonne impression de nous et nous faire 269 apprécier? Pour le peu dont je suis capable aujourd’hui, «une fois, et je suis à bout de forces (Horace)», je ne voudrais pas importuner quelqu’un que je révère et que j’appréhenderais d’offenser: «Ne craignez rien d’un homme qui vient d’accomplir son onzième lustre (Horace).»—N’est-ce pas assez pour la nature, d’avoir rendu cet âge si misérable, sans le rendre encore ridicule? aussi, je hais de voir que, pour quelques restes de chétive vigueur qui, à cette époque de la vie, nous échauffent à peine trois fois la semaine, nous sommes émoustillés et nous nous démenons avec la même âpreté que si nous étions à même de satisfaire brillamment et pleinement aux plus légitimes désirs; c’est un vrai feu de paille qui se produit en nous, et j’admire combien il nous rend vifs et frétillants, alors qu’en réalité, nous sommes si profondément congelés et éteints. On ne devrait se trouver en semblable disposition que lorsqu’on est à la fleur d’une belle jeunesse; aussi fiez-vous-y et vous verrez qu’au lieu de seconder cette ardeur généreuse qui est en vous, que rien ne peut lasser, qui se croit capable de tout et devoir toujours durer, elle vous laissera bel et bien en chemin; elle est bien plutôt le fait d’un enfant à peine formé, encore à l’âge des corrections et ignorant, qui ne ferait que s’en étonner et en rougir: «comme un ivoire de l’Inde teint de pourpre, ou comme des lys qui, mêlés à des roses, en reflètent les vives couleurs (Virgile)». Celui qui peut, sans mourir de honte, penser au dédain que lui marqueront le lendemain ces deux beaux yeux témoins de sa lâcheté et de son impertinence, «qu’ils lui reprocheront par leur silence même (Ovide)», n’a jamais éprouvé le contentement et la fierté de les voir battus et éteints par les fatigues d’une nuit activement employée dans les bras l’un de l’autre. Chaque fois que j’ai vu une femme s’ennuyer de mes caresses, ce n’est pas son indifférence que j’ai tout d’abord accusée: j’ai commencé par craindre que ce ne fût plutôt à la nature que je dusse m’en prendre, parce qu’elle m’a traité avec partialité et d’une façon peu courtoise; «elle m’a insuffisamment pourvu, et les dames n’avaient sans doute pas tort de mépriser de si maigres apparences»; imperfection éminemment regrettable, chacune des parties de mon être étant mienne au même titre que toute autre et celle-ci celle à laquelle, plus qu’à toutes les autres, je dois ma qualité d’homme.

Montaigne reconnaît la licence de son style, mais il est obligé par les mœurs de son temps à cette grande liberté de langage qu’il est le premier à regretter.—Je dois, pour le public, me peindre tout entier. Ces Essais sont instructifs, parce que la vérité, la réalité, y règnent d’une façon absolue. Je dédaigne de considérer comme un devoir réel de m’astreindre à ces règles étroites, factices que l’usage a introduites suivant les pays, et m’en tiens à celles d’application générale et constante que la nature nous a tracées et dont sont filles, mais filles bâtardes, la civilité et les conventions sociales. Qu’importent les vices que nous semblons avoir, à côté de ceux que nous avons réellement? Quand nous en aurons 271 fini avec ceux-ci, nous nous attaquerons aux autres, si nous croyons nécessaire de les combattre; car il y a danger à ce que nous nous imaginions des devoirs nouveaux, pour excuser la négligence que nous apportons à remplir ceux que nous avons naturellement et arriver à faire confusion entre eux. C’est ainsi qu’on voit dans les contrées où les fautes sont des crimes, les crimes n’être que des fautes; et, chez les nations où les lois de la bienséance ne sont qu’en petit nombre et peu observées, celles plus primitives, émanant du bon sens, être mieux pratiquées. La multitude innombrable de devoirs aussi multipliés réclame une telle attention, que nous en arrivons à les négliger et à les perdre de vue; trop d’application pour les choses * sans importance, nous détourne de celles qui * en ont davantage. Que ces hommes, qui voient les choses superficiellement, ont donc une route facile comparée à la nôtre! Toutes ces conventions ne sont que des ombrages derrière lesquels nous nous abritons et qui servent à régler nos comptes entre nous. Mais elles ne nous permettent pas de nous libérer, elles ne font au contraire que grever notre dette envers ce grand juge qui, rejetant les draperies et les haillons qui dérobent à la vue nos parties honteuses, n’hésite pas à nous examiner de toutes parts, jusque et y compris nos méfaits les plus intimes et les plus secrets; si, au moins, notre prétendue décence à l’égard de notre pudeur virginale avait ce côté utile de nous préserver de nous voir ainsi mis à nu! Aussi celui qui ferait perdre à l’homme la niaiserie qui lui fait apporter cette si scrupuleuse superstition dans l’emploi de certains mots, ne causerait-il pas grand préjudice au monde. Notre vie est faite partie de folie, partie de circonspection; qui ne traite que de ce qui est considéré comme convenable et régulier, en laisse de côté plus de la moitié.—Ce que je dis là n’est pas pour m’excuser; si je m’excusais de quelque chose, ce serait des excuses qu’il a pu m’arriver de présenter plutôt que de mes fautes proprement dites; ce sont des explications que je donne à ceux d’idées opposées aux miennes et qui sont en plus grand nombre que ceux qui peuvent penser comme moi. Par égard pour eux, car je désire contenter tout le monde, ce qui est à la vérité * fort difficile, «parce qu’il y n’a pas un seul homme qui puisse se conformer à cette si grande variété de mœurs, de jugement et de volonté (Q. Cicéron)», j’ajouterai qu’ils ne doivent pas me reprocher les citations que je fais d’autorités reçues et approuvées depuis des siècles. Ce n’est pas une raison, en effet, parce que je m’écarte des règles admises, pour qu’ils me refusent la tolérance dont jouissent, même de notre temps, chez nous, jusqu’à des personnes d’état ecclésiastique des plus en vue, ainsi qu’en témoignent, parmi tant d’autres, les deux exemples que voici: «Que je meure, si l’orifice par lequel j’ai accès en toi, n’est pas pour moi la source de toutes les voluptés (Théodore de Bèze).»—«Le membre viril d’un ami la contente toujours, et toujours reçoit bon accueil (Saint-Gelais).»—J’aime la décence, et ce n’est pas de propos délibéré, qu’en écrivant, j’emploie des expressions 273 scandaleuses, c’est la nature qui en a fait choix pour moi. Je ne loue ce mode, pas plus que je ne loue toute manière de faire contraire aux usages reçus; mais je l’excuse et estime que des circonstances, aussi bien générales que particulières, atténuent l’anathème dont il peut être l’objet. Poursuivons.

Il est injuste d’abuser du pouvoir que les femmes nous donnent sur elles, en nous cédant; Montaigne n’a rien à se reprocher a cet égard.—D’où peut provenir cette usurpation d’autorité souveraine que vous prenez sur les femmes qui, à leurs propres risques, vous accordent leurs faveurs, «lorsque dans l’obscurité de la nuit, elles vous accueillent furtivement pendant quelques moments (Catulle)»? Pourquoi * vous croyez-vous aussitôt autorisés à vous immiscer dans leurs faits et gestes, à les traiter avec froideur, vous arrogeant les droits d’un mari? C’est une convention qui vous laisse libres tous deux, que celle qui existe entre vous; que ne vous considérez-vous lié par elle, comme vous voulez qu’elle les lie à vous? il n’y a pas de règles qui régissent les choses concédées bénévolement. Ma thèse va, il est vrai, à l’encontre des usages, et cependant, en mon temps, j’en suis passé par là et, en vérité, dans les marchés de cette sorte, j’ai observé, autant que leur nature le permet, la même conscience que dans tout autre marché et y ai apporté une certaine justice; je ne leur ai témoigné d’affection que dans la mesure où j’en ressentais pour elles, et leur en ai bien naïvement laissé voir la naissance, l’apogée, la décadence, les accès et les défaillances, car on n’est pas toujours en bonnes dispositions. J’ai tellement évité de me prodiguer en promesses, que je crois avoir tenu plus que je n’avais promis et que je ne devais; elles m’ont trouvé fidèle jusqu’à favoriser leurs inconstances, je parle d’inconstances avouées et qui parfois ont été multipliées. Je n’ai jamais rompu avec elles tant que je leur ai conservé de l’attachement, si faible qu’il fût; et quelles que soient les occasions qu’elles m’ont données, je ne me suis jamais séparé d’elles en conservant à leur égard du mépris ou de la haine, considérant que de telles privautés entre elles et moi, même lorsqu’elles dérivent des plus honteux marchés, m’obligent quand même à quelque bienveillance à leur égard. Il m’est arrivé de me mettre parfois en colère et d’avoir des impatiences un peu indiscrètes à propos de leurs ruses, de leurs faux-fuyants et dans les contestations qui se sont élevées entre nous, car, par tempérament, je suis sujet à éprouver de brusques émotions qui, bien que légères et courtes, me font sortir souvent de ma règle de conduite. Lorsqu’elles ont voulu essayer de s’emparer de ma liberté de jugement, je n’ai pas hésité à leur adresser des admonestations paternelles, plutôt mordantes, ne ménageant pas leur point faible.—Si je leur ai donné sujet de se plaindre de moi, c’est plutôt pour les avoir aimées d’une façon qui, auprès de celle dont on use actuellement avec elles, peut être dite sottement consciencieuse; je leur ai tenu parole sur des choses pour lesquelles elles m’en auraient aisément dispensé; il en est 275 qui parfois se sont rendues, alors que leur réputation était intacte, à des conditions qu’elles eussent souffert, sans trop de difficulté, que leur vainqueur n’observât pas. Plus d’une fois, dans l’intérêt de leur honneur, il m’est arrivé de renoncer au plaisir au moment où il eût été le plus grand; et, quand la raison me le commandait, je les ai défendues contre moi-même, si bien qu’en s’en remettant franchement à moi, leurs intérêts se trouvaient plus sûrement et plus sévèrement sauvegardés que si elles avaient suivi leurs propres inspirations. J’ai, autant que j’ai pu, assumé sur moi seul, pour les leur épargner, les risques de nos rendez-vous, et ai toujours organisé nos parties inopinément et dans des conditions plutôt incommodes; et cela, pour moins éveiller les soupçons et aussi pour nous heurter, à mon avis, à moins de difficultés, parce qu’en pareil cas, c’est par où l’on se croit le plus en sûreté qu’on est le plus souvent pris; on observe et on gêne moins ce qui ne semble pas à craindre; on peut oser plus facilement ce que les gens ne supposent pas que vous oserez et qui devient facile par sa difficulté même. Jamais homme, dans ces rapports, n’évita avec plus de soin de faire courir à la femme risque de maternité.—C’est là une façon d’aimer des plus correctes, mais bien ridicule à notre époque et peu pratiquée; personne ne le sait mieux que moi; et cependant je ne me repens pas d’avoir agi ainsi, quoique je n’aie fait qu’y perdre. Aujourd’hui que «le tableau votif que j’ai appendu aux murs du temple de Neptune, indique à tous que j’ai consacré à ce dieu mes vêtements encore tout mouillés du naufrage (Horace)», autrement dit, qu’après bien des traverses je suis débarrassé de cette dangereuse passion, je puis en parler ouvertement. A quelqu’un autre qui s’exprimerait comme je le fais, peut-être répondrais-je: Mon ami, tu rêves; l’amour de ton temps ne se croyait pas tenu à beaucoup de bonne foi et de loyauté; «si tu prétends l’assujettir à des règles, c’est que tu veux marier la folie avec la raison (Térence).» Il n’est pas moins vrai qu’à l’encontre de cette appréciation, si j’avais à recommencer, je me conduirais certainement comme je l’ai fait, suivant la même marche, bien que le résultat n’ait guère été fructueux; l’insuffisance et la sottise sont en effet louables dans une action qui ne l’est pas, et autant je m’éloigne en cela des idées prédominantes, autant j’abonde dans les miennes.

Même dans ses transports les plus vifs, il conservait sa raison; tant qu’on reste maître de soi et que ses forces ne sont point altérées, on peut s’abandonner à l’amour.—Au surplus, dans ces marchés, je ne me livrais pas complètement; j’y cherchais le plaisir, mais ne m’y oubliais pas; je conservais intact, dans l’intérêt de ma compagne du moment comme dans le mien, le peu de réflexion et de discernement que je tiens de la nature; j’éprouvais de l’émotion, mais ne me perdais pas dans le rêve.—Ma conscience allait bien jusqu’à la débauche, au déréglement de mœurs, mais jamais jusqu’à l’ingratitude, la trahison, la méchanceté, la cruauté. Je n’achetais pas à tout prix le plaisir que 277 donne ce vice, je me contentais simplement d’en passer par ce qu’il comporte d’ordinaire, car «aucun vice n’est sans conséquences (Sénèque)». Je hais presque au même degré une oisiveté croupissante et endormie, qu’une occupation ardue et pénible; celle-ci m’agite, celle-là m’assoupit. J’aime autant les blessures que les meurtrissures, les coups qui pourfendent que ceux qui ne font pas plaie. En agissant de la sorte, j’en suis arrivé, dans les rapports de cette nature, alors que je pouvais davantage m’y livrer, à observer un juste milieu entre ces deux extrêmes. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie; je n’en étais ni troublé, ni affligé; mais seulement échauffé, et je ménageais mes forces; il faut s’en tenir là, il n’est nuisible qu’aux fous.—Un jeune homme demandait au philosophe Panétius s’il convenait au sage d’être amoureux: «Laissons là le sage, lui répondit-il, ni toi ni moi ne le sommes, et ne nous engageons pas dans une chose qui émeut si violemment, qu’elle nous fait l’esclave d’autrui et nous rend méprisables à nous-mêmes.» Il disait vrai, il ne faut pas engager son âme dans une affaire aussi entraînante par elle-même qu’est l’amour, si elle n’est en état d’en soutenir les effets et de contredire par la réalité ce mot d’Agésilas: «la sagesse et l’amour ne vont pas ensemble». C’est, j’en conviens, une occupation frivole, qui blesse les convenances, honteuse, illégitime; mais, conduite comme je l’indique, je la crois utile à la santé, propre à dégourdir un esprit et un corps alourdis; et si j’étais médecin, je la conseillerais, aussi bien que tout autre traitement, à un homme de ma complexion et en ma situation, pour l’éveiller, le maintenir en force longtemps encore quand viennent les ans et retarder pour lui les étreintes de la vieillesse. Tant que nous n’en sommes qu’aux approches, que notre pouls bat encore, «alors que ne font qu’apparaître nos premiers cheveux blancs et les premières atteintes de l’âge, qu’il reste encore à la Parque de quoi filer pour nous, que nous avons encore l’usage de nos jambes et qu’un bâton ne nous est pas encore indispensable (Juvénal)», nous avons besoin d’être sollicités et chatouillés par quelque sensation comme celle-ci qui nous agite et nous stimule. Voyez combien l’amour a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaîté au sage Anacréon. Socrate, à un âge plus avancé que le mien, ne disait-il pas, en parlant d’une personne pour laquelle il concevait ce sentiment: «Ayant mon épaule appuyée contre la sienne comme si nous regardions ensemble un livre, sans mentir, je ressentis soudain une piqûre dans l’épaule, semblant produite par une morsure d’insecte; et cette impression de fourmillement persista pendant cinq jours, m’occasionnant au cœur une démangeaison continue.» Ainsi le contact tout fortuit, rien que d’une épaule, échauffait et faisait sortir de son état ordinaire cette âme déjà refroidie et énervée par l’âge et qui, entre toutes celles des hommes, a approché le plus de la perfection. Et pourquoi pas? Socrate était homme et ne voulait ni être ni sembler être autre chose.—La philosophie ne s’élève pas contre les voluptés qui sont dans l’ordre de la nature, pourvu qu’on n’en 279 abuse pas. Elle prêche d’en user modérément et non de les fuir; ses efforts tendent à nous détourner de celles qui sont contre nature ou qui, tout en en procédant, sont abâtardies. Elle dit que l’esprit ne doit pas intervenir pour accroître nos besoins physiques, et nous avertit, avec juste raison, de ne pas éveiller notre faim par des excès, de * ne pas vouloir nous gorger au lieu de nous borner à nous nourrir, comme aussi d’éviter toute jouissance qui nous met en appétit et toutes viandes et boissons qui nous affament et nous altèrent. De même, en ce qui concerne l’amour, elle nous invite à ne nous y donner que pour la satisfaction de nos besoins physiques et faire que l’âme n’en soit pas troublée, parce que cela ne la regarde pas et qu’elle n’a simplement qu’à suivre et à assister le corps. Mais ne suis-je pas dans le vrai quand j’estime que ces préceptes, que je considère pourtant comme un peu excessifs, visent un corps en état de bien remplir son rôle; et que, pour un corps débilité comme pour un estomac délabré, il est excusable de le réchauffer et de le soutenir par des procédés artificiels, et de recourir à l’imagination pour lui rendre l’appétit et l’allégresse que de lui-même il ne possède plus?

Dans l’usage des plaisirs le corps et l’âme doivent s’entendre et y participer chacun dans la mesure où il le peut, ainsi que cela se produit dans la douleur.—Ne pouvons-nous pas dire que tant que nous demeurons en cette prison terrestre, il n’y a rien en nous qui affecte exclusivement soit le corps, soit l’âme; que c’est bien à tort que, par cette distinction, nous démembrons l’homme tout vif, et qu’il semble rationnel que nous ressentions le plaisir aussi bien au moins que nous ressentons la souffrance?—Ainsi, par exemple, la douleur causée par leurs péchés, grâce à l’esprit de pénitence qui les pénétrait, était ressentie par l’âme des saints avec une intensité qui les amenait à la perfection; et, en raison de l’union intime existant entre elle et le corps, cette douleur affectait naturellement celui-ci, bien qu’il eût peu de part à ce qui la produisait. Mais ils ne se contentaient pas de ce qu’il se bornât simplement à suivre et à assister l’âme dans ses souffrances, ils le soumettaient lui aussi à des tourments atroces s’attaquant à lui personnellement, afin que tous deux, le corps comme l’âme, rivalisant entre eux, plongeassent l’homme dans la douleur qu’ils estimaient d’autant plus salutaire qu’elle était plus aiguë.—Ici, dans le cas des plaisirs sensuels, n’y a-t-il pas injustice à faire que l’âme s’en désintéresse et à dire qu’il faut qu’elle soit entraînée à y participer, comme s’il s’agissait de quelque obligation servile imposée par la nécessité? N’est-ce pas plutôt à elle de les concevoir et de les préparer, puis y conviant le corps, à y assister et à en conserver la direction, comme il lui appartient également, à mon avis, quand il s’agit de plaisirs qui lui sont propres, d’en inspirer et infuser au corps la sensation dans la mesure où il est capable de l’éprouver, et de s’étudier à ce qu’ils lui soient doux et salutaires. On a raison de dire que le corps ne doit pas 281 suivre ses penchants s’ils peuvent être préjudiciables à l’esprit, mais pourquoi ne serait-ce pas aussi chose raisonnable que l’esprit ne s’abandonnât pas aux siens, quand ils peuvent être préjudiciables au corps?

Avantages que le vieillard, qui n’a pas encore atteint la décrépitude, peut retirer de l’amour. A dire vrai, l’amour sans limites ne convient qu’à la première jeunesse.—Je n’ai pas d’autre passion qui ait action sur moi; ce que font l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès sur ceux qui, comme moi, n’ont pas d’occupation déterminée, l’amour, plus que tout autre mobile, est capable de le produire en moi. Il me rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne. Il ferait que la façon dont je me présente, malgré les outrages de la vieillesse, outrages qui nous déforment et nous mettent dans un état si pitoyable, se maintiendrait sans altération; que je me remettrais à ces sages et saines études, par lesquelles je gagnerais en estime et en affection parce qu’alors mon esprit, ne désespérant plus de lui-même et de ses moyens, se ressaisirait. J’y trouverais une diversion aux mille pensées ennuyeuses, aux mille chagrins qui ont leur source dans la mélancolie en laquelle nous plongent à cet âge l’oisiveté et le mauvais état de notre santé. Il réchaufferait, au moins en songe, ce sang que la nature abandonne, soutiendrait notre tête qui s’incline, nous distendrait les nerfs, rendrait un peu de vigueur et de plaisir à vivre à ce pauvre homme qui marche à grands pas vers sa ruine. Mais, d’autre part, je comprends bien que c’est là une commodité fort malaisée à recouvrer; par suite de la faiblesse en laquelle nous sommes tombés et de notre longue expérience, notre goût est devenu plus délicat et plus raffiné; nous demandons plus, alors que nous apportons moins; nous sommes plus difficiles dans notre choix, quand nous avons moins qui milite en notre faveur, et, nous reconnaissant tels, nous sommes moins hardis et plus défiants; rien ne peut plus nous donner l’assurance d’être aimés, vu les conditions en lesquelles nous sommes tombés et celles de cette verte et bouillante jeunesse. J’ai honte de me trouver au milieu d’elle «dont la raideur de nerfs, qui fait que toujours elle est en état de bien faire, n’a rien à envier à l’arbre qui se dresse sur lu colline (Horace)»; pourquoi aller étaler notre misère au milieu de cette allégresse, «et divertir à nos dépens ces jouvenceaux ardents, en leur montrant un flambeau réduit en cendres (Horace)»? Ils ont la force et la raison, cédons-leur une place que nous ne pouvons plus occuper; ces bourgeons de beauté naissante ne souffrent pas d’être maniés par des mains aussi engourdies, et l’emploi de moyens exclusivement matériels ne leur suffit pas, comme le fit entendre un jour ce philosophe des temps anciens répondant à quelqu’un qui le raillait de n’avoir pas su gagner les bonnes grâces d’une jeunesse qu’il poursuivait de ses assiduités: «Mon ami, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais.» C’est un commerce où il faut que les parties en présence soient dans 283 des conditions analogues qui les fassent se convenir; tous les plaisirs d’autre nature que nous éprouvons peuvent se reconnaître par des récompenses de diverses sortes, celui-ci ne se paie qu’en monnaie de même espèce.—Il est certain que dans ces ébats, le plaisir que je cause chatouille plus agréablement mon imagination que * celui que je ressens; or, c’est manquer de générosité que de recevoir un plaisir, alors qu’on n’en rend pas; c’est d’une âme vile de toujours consentir à devoir et se complaire à demeurer en relations avec qui on est à charge; et il n’y a pas de beauté, de grâce, de privauté si exquises qu’elles soient, qu’un galant homme puisse désirer à ce prix. Si les femmes ne peuvent plus nous donner du plaisir que par pitié, je préfère beaucoup plus ne pas vivre que de vivre d’aumônes; je voudrais avoir le droit de leur demander leurs caresses, dans ces mêmes termes que j’ai vu employer en Italie pour quêter: «Faites-moi quelque bien dans votre propre intérêt», ou à la façon de Cyrus exhortant ses soldats: «Qui est en disposition de m’aimer, me suive.»—Adressez-vous, me dira-t-on, à des femmes qui soient dans les mêmes conditions que vous, frappées elles aussi de la déchéance que vous subissez, vous trouverez plus aisément à vous lier ensemble. Oh! quelle sotte et insipide liaison en résulterait: «Je ne veux pas arracher la barbe à un lion mort (Martial)!» C’est un reproche que faisait Xénophon à Menon et qu’il condamnait en lui, de rechercher, en amour, des femmes en ayant passé l’âge. J’éprouve plus de volupté à voir simplement un couple formé de beaux jeunes gens bien appariés et s’aimant, voire même à me les représenter en imagination, qu’à être moi-même second dans un duo allant tristement et prêtant à la pitié; c’est là un goût fantasque que j’abandonne à l’empereur Galba, qui ne recherchait que des femmes d’âge, aux chairs durcies; ou à ce pauvre malheureux poète, s’écriant en parlant de lui-même: «Plaise aux dieux que, dans mon exil, je puisse te voir telle que je me représente ton image! Que je puisse embrasser tes cheveux blanchis par le chagrin et presser dans mes bras ton corps amaigri (Ovide)!»—Au premier rang de la laideur, je place la beauté obtenue à force d’artifices. Émonez, jeune adolescent de Chio, qui, par le soin qu’il avait pris d’enjoliver sa personne, pensait avoir acquis la beauté que lui avait refusée la nature, s’étant présenté au philosophe Arcésilas et lui ayant demandé si un sage pouvait devenir amoureux, s’attira cette réponse: «Mais certainement! pourvu que ce ne * soit pas d’une beauté de mauvais aloi acquise, comme la tienne, à force de sophistications.» La laideur d’une vieillesse avouée est, suivant moi, moins vieille et moins laide que si on cherche à la dissimuler à force de couleurs et d’onguents.—Si je ne craignais qu’on ne me saisisse à la gorge, je dirais que l’amour ne me semble réellement en sa saison naturelle qu’à l’âge voisin de l’enfance, comme aussi du reste la beauté: «lorsque se glissant dans un chœur de jeunes filles, avec ses cheveux flottants et ses traits encore indécis, un jeune homme peut tromper sur son sexe les yeux 285 les plus clairvoyants (Horace)». Ce qu’Homère n’admet que jusqu’à ce que le menton commence à s’estomper d’une barbe naissante, Platon trouve déjà qu’il est rare que cela subsiste jusqu’à ce moment, et l’on sait pour quelle cause le sophiste Dion qualifiait * si plaisamment d’Aristogitons et d’Harmodiens les poils follets qui surviennent à l’époque de l’adolescence. Déjà j’estime que le moment en est quelque peu passé quand on est arrivé à l’âge de la virilité, non moins qu’en la vieillesse, «car l’amour n’arrête pas son vol sur les chênes dénudés (Horace)». Marguerite, reine de Navarre, en femme qu’elle était, avantageant les personnes de son sexe, leur assignait une limite plus reculée et voulait qu’à l’âge de trente ans le moment soit venu pour elles d’échanger la qualification de belle en celle de bonne. Moins longtemps nous donnons à ce dieu action sur notre vie, mieux nous en valons. Voyez son image, n’a-t-il pas une figure enfantine? Qui ne sait qu’à l’encontre de tout principe, on va toujours à reculons dans son école; l’étude, l’exercice, l’usage de ses préceptes conduisent à l’épuisement; les débutants y sont maîtres: «l’amour ne connaît pas de règle (S. Jérôme)». Il n’est pas discutable que sa conduite a surtout de l’agrément quand l’inadvertance et le trouble y ont place; que ce qui serait faute ailleurs est succès pour lui et lui donne du piquant et de la grâce; pourvu qu’il soit ardent, inassouvi, peu importe qu’il soit prudent. Voyez comme il va chancelant, trébuchant, folâtrant! c’est le mettre aux fers que de lui imprimer une direction habile et sage; c’est attenter à sa liberté divine, que de l’asservir à qui a les mains calleuses et couvertes de poil.

On voit souvent les femmes sembler faire de l’amour une question de sentiment et dédaigner la satisfaction que les sens peuvent y trouver.—Du reste, on voit souvent les femmes sembler faire de l’amour une question toute de sentiment et dédaigner la satisfaction que les sens peuvent y trouver, tout leur est bon à cet effet; par contre, que de fois la beauté du corps ne nous fait-elle pas passer chez elles sur la faiblesse de leur esprit? Par exemple, ce que je n’ai jamais vu, c’est que la beauté de l’esprit si cultivé, si accompli qu’il fût, leur ait fait faire bon accueil à un corps tant soit peu tombé en décadence. Que ne prend-il fantaisie à quelqu’une d’elles d’appliquer cette noble idée digne de Socrate, de troquer son corps pour acquérir de l’esprit, et prostituant sa personne au plus haut prix qu’elle en pourra obtenir, acheter, avec les bénéfices, l’intelligence de la philosophie et le développement de son esprit!—Platon prescrit dans ses lois que celui qui, à la guerre, se sera signalé par un fait d’armes important et utile, ne puisse, durant tout le cours des opérations, quels que soient sa laideur ou son âge, se voir refuser un baiser ou toute autre faveur de galanterie, de qui il le désirerait. Ce que ce philosophe trouve équitable comme récompense de la valeur militaire, pourquoi ne le serait-ce pas pour tout autre mérite; et que ne vient-il à l’idée de chacune de ces vertus, pouvant ainsi mériter 287 récompense, de prendre le pas sur les autres pour avoir la gloire d’obtenir cette marque d’amour qui ne porte pas atteinte à la chasteté? je dis à la chasteté «parce que, si l’on en vient au combat, l’amour est alors comme un grand feu de paille qui s’éteint en un instant (Virgile)»; les vices mort-nés dans notre esprit ne sont pas de ceux qui sont les plus redoutables.

En somme, hommes et femmes sont sortis du même moule, et un sexe n’a pas le droit de critiquer l’autre.—Ce long commentaire m’a échappé à force de bavarder, donnant lieu à un flux de paroles peu mesurées parfois et qui peuvent n’être pas sans inconvénient: «Ainsi tombe du chaste sein d’une jeune vierge une pomme, don furtif de son amant; oubliant qu’elle l’a cachée sous sa robe, elle se lève à l’approche de sa mère et la fait rouler à ses pieds; la rougeur qui lui couvre subitement le visage, révèle la faute dont elle s’est rendue coupable (Catulle).»—Pour terminer, je dis que mâles et femelles sortent du même moule et que, sauf leur éducation et les mœurs, la différence n’en est pas grande. Platon, dans sa République, convie indifféremment les uns et les autres à participer à tous les exercices, études et professions, aussi bien à ceux qui s’appliquent à la guerre qu’à ceux relatifs aux occupations du temps de paix; et le philosophe Antisthène, lui, ne faisait aucune distinction entre la vertu de la femme et la nôtre. Il est bien plus aisé de porter une accusation contre un sexe que de trouver des excuses à l’autre, et c’est ici le cas d’appliquer le dicton: «La pelle se moque du fourgon», autrement dit: tel raille autrui, qui lui-même prête plus encore aux mêmes critiques.

CHAPITRE VI.    (ORIGINAL LIV. III, CH. VI.)
Des coches.

Différence des opinions des philosophes sur les causes de divers usages et accidents: sur «Dieu vous bénisse» dit à qui éternue, sur le mal de mer; digression sur la peur.—Il est aisé de constater que les grands auteurs, traitant des causes de tels et tels faits, ne donnent pas uniquement celles qu’ils croient être les véritables, mais souvent aussi en citent qu’ils n’estiment pas telles, pourvu qu’elles soient ingénieuses ou élégantes; en cela, ils sont réellement utiles si leurs dires sont appuyés de bonnes raisons. Ne pouvant être certains de la cause principale, nous en énumérons plusieurs; peut-être se trouvera-t-elle par hasard dans le nombre: «Ce n’est pas assez de n’indiquer qu’une cause, il faut en donner plusieurs, quoiqu’il n’y en ait qu’une de bonne (Lucrèce).»

289

Désirez-vous savoir d’où vient cette habitude de dire: «Dieu vous bénisse!» à ceux qui éternuent? Voici: nous produisons trois sortes de vents: L’un, qui sort d’en bas, est fort malpropre; un autre, qui sort par la bouche, accuse que nous avons trop mangé; le troisième est l’éternuement, il vient du cerveau et ne prête à aucune critique, d’où l’accueil honnête que nous lui faisons. Ne vous moquez pas de cette explication; si subtile qu’elle vous paraisse, elle est, dit-on, d’Aristote.

Il me semble avoir vu dans Plutarque (l’auteur qui, à ma connaissance a le mieux su allier l’art à la nature et le jugement au savoir) qu’après avoir donné quelques preuves que la crainte peut produire le mal de mer, il attribue à cette cause les soulèvements d’estomac qu’éprouvent ceux qui voyagent sur mer. Moi qui suis fort sujet à ce mal, je sais pertinemment que, chez moi, la crainte n’en est pas la cause, et je le sais non par conjectures mais par expérience. Sans mettre en avant ce qu’on m’a dit, que les animaux, et en particulier les pourceaux, l’éprouvent en dehors de toute appréhension de danger, ni ce qu’une de mes connaissances m’a raconté sur elle-même que, bien qu’y étant fort sujet, l’envie de vomir lui est passée deux ou trois fois, pendant de violentes tempêtes, par suite de la frayeur où elle était, se trouvant, comme dit Sénèque, «trop préoccupée du péril qu’elle courait pour songer à elle-même»; je n’ai jamais craint sur l’eau pas plus qu’ailleurs au point d’en être troublé et d’en perdre la tête, quoique ayant souvent couru des risques où la peur eût été bien justifiée si toutefois elle l’est quand ce n’est que la mort qu’on a à redouter.—La peur naît parfois faute de jugement, aussi bien que faute de cœur; tous les dangers que j’ai courus, je les ai envisagés les yeux ouverts sans que mes idées s’en soient trouvées affectées, entravées ou amoindries; pour craindre, il faut encore du courage. Bien m’en prit autrefois d’être ainsi et non comme tant d’autres; cela m’a permis de me diriger et de conserver mon sang-froid alors que j’étais en fuite; j’ai pu par là m’en tirer, sinon sans crainte, du moins sans effroi ni étonnement; j’étais ému, mais non étourdi et éperdu. Les grandes âmes vont bien plus loin et nous donnent le spectacle de retraites non seulement calmes et couronnées de succès, mais encore exécutées fièrement. Voici, à ce propos, ce que conte Alcibiade sur Socrate dont, en cette circonstance, il était le compagnon d’armes: «Je le trouvai, dit-il, Lachez et lui, après la déroute de notre armée, fermant la marche derrière les fuyards. Je l’observais tout à mon aise, n’ayant rien à craindre pour moi-même parce que j’étais sur un bon cheval et qu’il était à pied; il en avait du reste été ainsi pendant toute la durée du combat. Je remarquai surtout combien il était avisé et résolu, en comparaison de Lachez; et aussi la crânerie de son allure qui ne différait en rien de celle qu’il avait d’ordinaire. Il avait conservé sa fermeté et sa lucidité d’esprit, observait et se rendait compte de ce qui se passait autour de lui, regardant tantôt les 291 uns, tantôt les autres, amis et ennemis; encourageant les uns de ce même regard qui signifiait aux autres qu’il était décidé à vendre bien cher son sang et sa vie à qui tenterait de les lui ôter; et cela les sauva, car on n’attaque pas volontiers ceux qui montrent de telles dispositions, tandis qu’on court sur ceux que la peur entraîne.» Tel est le témoignage de ce grand capitaine, qui nous apprend, ce que nous constatons tous les jours, qu’il n’est rien qui nous expose davantage au danger qu’un soin exagéré de nous en préserver: «D’ordinaire, moins il y a de crainte, moins il y a de danger (Tite-Live).» C’est à tort qu’on dit dans le peuple: «Un tel craint la mort», quand on veut exprimer que quelqu’un y songe et la prévoit. La prévoyance s’applique également à ce qui nous touche en bien comme en mal; considérer et apprécier le danger est, en quelque sorte, le contraire de s’en effrayer.—Je ne me sens pas assez fort pour résister à cette violente secousse que nous cause la peur, pas plus qu’à toute autre passion aussi véhémente; si une fois j’en étais frappé, j’en serais atterré et ne m’en relèverais jamais complètement; qui aurait fait perdre pied à mon âme, ne parviendrait jamais à la remettre en place bien d’aplomb; elle aurait beau se tâter, s’étudier avec soin et au plus profond d’elle-même, malgré cela elle n’arriverait jamais à fermer et consolider la plaie dont elle aurait été atteinte. Cela a été une grande chance pour moi que, jusqu’ici, aucune maladie ne l’ait jetée hors d’elle-même. A chaque épreuve qui m’arrive, j’y fais face en appelant à moi tout ce que j’ai de force de résistance; aussi, la première qui l’emporterait, me laisserait-elle à bout de ressources pour continuer la lutte. Je ne suis pas à même de renouveler mon effort; si, par quelque endroit, le mal rompt la digue que je lui oppose, me voilà désemparé et je suis noyé sans pouvoir échapper. Épicure dit que le sage ne peut jamais en arriver à un état d’âme qui soit contraire aux principes qu’il s’est une fois posés; je suis porté à prendre la contrepartie de cette maxime, et crois que celui qui, une seule fois, aurait été réellement fou, ne sera jamais bien sage. Dieu * qui mesure le froid à ses créatures selon la fourrure qui les protège, me mesure mes passions, à la force que j’ai pour leur résister. La nature m’a laissé à découvert d’un côté et m’a couvert de l’autre; elle m’a désarmé en m’ôtant la force, mais armé d’insensibilité et aussi de ce fait qu’en moi, la peur est raisonnée et sans beaucoup de prise.

Je ne puis supporter longtemps, et quand j’étais jeune je les supportais encore moins, les coches, les litières, les bateaux; je hais, à la ville comme à la campagne, tout moyen de locomotion autre que le cheval; la litière m’incommode plus encore que les coches, par la même raison qui fait que j’endure plus aisément une mer agitée lors même qu’elle peut donner des inquiétudes que le mouvement qu’on ressent en temps calme. La légère secousse que produisent les rames, sous l’action desquelles le navire se dérobe sous nous, me barbouille, je ne sais pourquoi, la tête et 293 l’estomac, de même que je ne puis me sentir assis sur un siège qui vacille. Quand la voile ou le courant nous emporte d’un mouvement régulier, ou que nous allons à la remorque, l’absence d’à coups fait que je n’éprouve pas de gêne; ce que je ne puis souffrir, ce sont les mouvements saccadés, et plus ils sont lents plus ils m’incommodent; je ne sais trop comment les dépeindre avec plus de précision. Les médecins m’ont conseillé, pour remédier à cette disposition, de me contenir le bas-ventre avec une serviette bien serrée; c’est un moyen dont je n’ai pas essayé, parce que j’ai pour habitude de réagir contre les défauts que je puis avoir pour les dompter par ma seule volonté.

Variété d’emploi des chars; comment ils ont été parfois utilisés à la guerre et pendant la paix.—Si ma mémoire me le permettait, je ne considérerais pas comme du temps perdu d’énumérer ici la variété infinie, au dire des historiens, des divers modes d’emploi des chars à la guerre. Ils ont varié suivant les nations et les temps, semblent avoir été d’un grand effet et étaient devenus une nécessité; aussi est-il étonnant que nous ne soyons pas mieux documentés sur ce point.—Je ne ferai que rappeler qu’à une époque assez rapprochée, du temps de nos pères, les Hongrois s’en servirent avec succès contre les Turcs: sur chacun se trouvaient un soldat armé d’un bouclier et un mousquetaire, avec nombre d’arquebuses chargées et disposées prêtes à faire feu, le tout couvert d’une forte bâche, comme le sont les galiotes. Ils en avaient jusqu’à trois mille semblables, établis sur le front de bataille. Après que le canon avait joué, ceux qui montaient ces chars, déchargeaient * tout d’abord sur l’ennemi les armes à feu qui y avaient été placées, ce qui n’était pas sans donner un certain avantage, puis on se portait contre lui. Ils les employaient aussi en les lançant contre la cavalerie de l’adversaire, pour la rompre et y faire brèche; et cela indépendamment du secours qu’ils en * tiraient, quand ils craignaient des surprises, pour garder leurs flancs lorsqu’ils étaient en marche en rase campagne, ou encore pour couvrir en hâte et fortifier un lieu de stationnement.—De mon temps, sur l’une de nos frontières, un gentilhomme qui était peu dispos de sa personne, ne trouvant pas de cheval capable de le porter en raison de son poids et redoutant une attaque, parcourait le pays sur un char semblable à ceux que je viens de décrire et s’en trouvait bien. Bornons-nous là pour les chars employés à la guerre.

Les derniers rois de notre première race, dont la fainéantise ressortait cependant bien déjà suffisamment autrement, voyageaient et se promenaient sur un char tiré par quatre bœufs. Marc-Antoine fut le premier qui, en compagnie d’une jeune musicienne, se fit conduire dans Rome par des lions attelés à son char. Postérieurement, Héliogabale en fit autant, se disant être Cybèle la mère des dieux; il allait aussi attelant des tigres pour figurer Bacchus et il lui arriva d’atteler son char de deux cerfs, une autre fois de quatre 295 chiens, une autre de quatre jeunes filles qui, toutes nues, le traînaient en grande pompe, lui-même étant en pareil état de nudité. L’empereur Firmus attelait quatre autruches de grandeur étonnante, si bien qu’il semblait voler plutôt que rouler.

En général les souverains ont grand tort de se livrer à des dépenses exagérées de luxe; ces prodigalités sont mal vues des peuples qui estiment, avec raison, qu’elles sont faites à leurs dépens.—Ces inventions étranges me mettent en tête l’idée que c’est une sorte de pusillanimité de la part des monarques, et un témoignage qu’ils ne comprennent pas assez ce qu’ils sont, que de chercher, par des dépenses excessives, à se faire valoir et à paraître. Ce pourrait être excusable en pays étranger; mais au milieu de leurs sujets, là où ils peuvent tout, leur dignité même leur constitue le plus haut degré auquel, en fait d’honneurs, ils puissent atteindre. Il en est de même d’un gentilhomme, pour lequel je trouve qu’il est bien superflu de se vêtir d’une manière particulière, quand il est chez lui: sa demeure, son train de maison, sa cuisine, répondent assez pour lui. Je trouve judicieux le conseil que donne Isocrate à son roi: «D’avoir un intérieur et un mobilier splendides, d’autant que cela constitue une dépense qui dure et passe à ses successeurs, et d’éviter toute magnificence dont l’usage et le souvenir sont éphémères.»—Quand j’étais jeune, j’aimais la parure, n’ayant d’autres moyens de me faire remarquer, et cela m’allait bien; il en est sur qui les beaux vêtements jurent.—Nous possédons des relevés de comptes qui étonnent par l’extrême économie de certains de nos rois, pour eux et tout ce qui les touchait personnellement, ainsi que par celle qu’ils apportaient dans leurs libéralités; et c’étaient des rois puissants, renommés par leur valeur et les dons de la fortune. Démosthène combattait à outrance une loi de son pays, qui mettait à la charge des deniers publics les dépenses faites pour donner plus de solennité aux jeux et aux fêtes; il voulait que sa grandeur se manifestât par le nombre de ses vaisseaux prêts à prendre la mer et de ses armées prêtes à entrer en campagne. C’est avec raison qu’on reproche à Théophraste d’émettre l’idée contraire dans son livre sur la richesse, et de prétendre que des dépenses de cette nature doivent être une conséquence naturelle de l’opulence. Aristote, lui, dit que ce sont là des plaisirs qui ne sont appréciés que de la populace, dont le souvenir disparaît dès qu’ils ont pris fin, et dont ne peut faire cas un homme sérieux qui a du jugement. Ces dépenses trouveraient, ce me semble, un emploi bien plus digne de la majesté royale, bien plus utile, juste et durable, si elles étaient affectées à la construction de ports, de darses, de fortifications, de murailles, d’édifices somptueux, d’églises, d’hôpitaux, de collèges, à l’amélioration des rues et des chemins. Pour en avoir agi ainsi, le pape Grégoire XIII laissera une mémoire des plus recommandables et qui se perpétuera. C’est aussi par là que, pendant longues années, ses ressources lui permettant de satisfaire ses goûts, la libéralité naturelle et la 297 magnificence de notre reine Catherine se sont manifestées; et c’est un grand déplaisir pour moi, que la construction du beau Pont-Neuf, dont notre grande ville lui est redevable, ait été interrompu, et de ne pouvoir, avant de mourir, espérer le voir achevé.

Il semble aux sujets, spectateurs des triomphes que se ménagent ainsi leurs rois, que c’est leur propre richesse qu’on étale sous leurs yeux et que c’est eux qui font les frais des fêtes qu’on leur donne; d’autant que les peuples pensent volontiers de leurs maîtres, ce que nous pensons de nos valets, qu’ils doivent mettre leur soin à ce que nous ayons en abondance tout ce qui nous est nécessaire, mais sans prétendre en avoir leur part. C’est ce qui explique ce mot de l’empereur Galba qui, satisfait du plaisir que lui avait causé un musicien pendant son souper, s’étant fait apporter sa cassette particulière et y ayant pris une poignée d’écus, la lui donna en disant: «Cela est à moi, et ne provient pas du trésor public.» Toujours est-il que le plus souvent le peuple a raison, et que c’est de ce avec quoi il devrait se nourrir, qu’on satisfait ses regards.

Un roi, en effet, ne possède ou ne doit posséder rien en propre; une sage économie doit présider à ses libéralités, d’autant que, quoi qu’il fasse, il lui sera toujours impossible de satisfaire l’avidité de ses sujets.—La libéralité, de la part d’un souverain, n’a même pas grand mérite; les particuliers qui la pratiquent, en ont davantage parce que, de fait, un roi ne possède rien en propre et se doit lui-même aux autres: l’administration n’est pas créée pour le bien de l’administrateur, mais pour celui de l’administré; un supérieur n’est jamais institué pour le bénéfice que cela lui donne, mais pour le profit que l’inférieur doit en retirer; le médecin est fait pour le malade et non pour lui-même; toute magistrature, tout art existant le sont dans un intérêt autre que le leur: «Nul art n’est confiné en lui-même (Cicéron).» Aussi les gouverneurs des princes qui, dans leur enfance, s’évertuent à leur inculquer des idées de largesses et leur prêchent qu’ils ne doivent pas savoir refuser et qu’ils ne sauraient faire meilleur emploi de ce qu’ils ont que de le donner (éducation qui, de mon temps, a été fort en crédit), ont plus en vue leur intérêt que celui de leur maître, ou comprennent mal leurs devoirs étant donné à qui ils parlent. Il est trop aisé de pousser à la libéralité celui qui est à même de la pratiquer, comme il l’entend, aux dépens d’autrui; et, comme on lui en sait gré, non d’après la valeur du présent qu’il fait, mais d’après les moyens qu’il a de le faire, elle arrive à devenir sans effet en des mains si puissantes; ils sont prodigues et on ne les tient même pas pour généreux. C’est pour cela que la libéralité n’est pas une vertu de premier ordre d’entre celles que devrait posséder un roi; c’est la seule, comme dit Denys le tyran, qui s’allie bien à la tyrannie elle-même. A ces princes j’enseignerais plutôt ce proverbe d’un laboureur de l’antiquité: «Qui veut tirer profit de sa semence, doit semer avec la main, et non verser à même du sac (Plutarque)»; il faut épandre le grain et non le répandre; 299 eux ont à donner, ou mieux à payer et à restituer à tant de gens suivant leurs services, qu’ils doivent être des dispensateurs loyaux et avisés. J’aimerais mieux qu’un prince fût avare, que de le voir d’une libéralité sans mesure ni discrétion.

La vertu qui doit prédominer chez un roi semble plutôt être la justice, et, de toutes les branches de la justice, celle qui doit accompagner la libéralité est celle qui se remarque le plus en eux, parce qu’ils se l’ont plus particulièrement réservée, tandis qu’ils exercent toutes les autres plutôt par des intermédiaires. Une largesse immodérée n’est pas faite pour leur valoir de la bienveillance, car elle leur aliène plus de gens qu’elle ne leur en gagne: «On peut d’autant moins être généreux, qu’on l’a plus été... Quelle folie de se mettre dans l’impuissance de faire longtemps ce qu’on fait avec plaisir (Cicéron)»; la libéralité, pratiquée sans tenir compte du mérite, est une honte pour qui reçoit, il n’en a aucune gratitude. Des tyrans ont été sacrifiés à la haine du peuple par ceux-là mêmes qu’ils avaient injustement comblés de faveurs; certaines catégories de gens, estimant qu’ils s’assurent la possession de biens indûment reçus, en montrant du mépris et de la haine pour ceux de qui ils les tiennent, se rallient au jugement et à l’opinion que la foule professe à l’égard de cette manière de faire.

Les sujets d’un prince qui donne avec excès, deviennent eux-mêmes excessifs dans leurs demandes; ils se règlent non d’après la raison, mais sur l’exemple qu’ils ont sous les yeux. Il est certain que bien souvent notre impudence devrait nous faire rougir; nous sommes, en bonne justice, payés au delà de ce qui nous est dû quand la récompense égale le service; ne devons-nous donc rien, en effet, à nos princes par suite de nos obligations naturelles? S’ils prennent notre dépense à leur charge ils vont trop loin, c’est assez qu’ils nous viennent en aide; le surplus s’appelle bienfait et nous ne sommes pas en droit de l’exiger, car le mot même de libéralité implique l’idée de liberté chez celui qui donne. A notre mode, on n’arrive jamais au bout; ce qui est reçu ne compte plus, on n’aime que les libéralités à venir; aussi, plus un prince s’épuise en donnant, plus il s’appauvrit en amis. Comment pourrait-il assouvir tous les appétits, qui vont croissant au fur et à mesure qu’il y satisfait? Qui songe à prendre, ne pense plus à ce qu’il a pris; la convoitise a l’ingratitude pour caractère essentiel.

L’exemple de Cyrus ne fera pas mal ici, pour servir aux rois de notre époque à distinguer quand leurs dons sont bien ou mal employés; il leur montrera combien, en les distribuant ainsi qu’il le faisait, ce souverain a eu la main plus heureuse qu’eux, qui, après avoir épuisé leurs ressources, en sont réduits à contracter des emprunts auprès de sujets qui leur sont inconnus, et à demander à ceux auxquels ils ont fait du mal, plutôt qu’à ceux qu’ils ont obligés, une aide, qui, en la circonstance, n’a de gratuit que le nom. Crésus reprochait à Cyrus ses largesses, et calculait à combien 301 s’élèverait son trésor, s’il eût été plus parcimonieux. Ce dernier eut l’idée de justifier ses libéralités et, dépêchant dans toutes les directions aux grands de ses états envers lesquels il avait été particulièrement généreux, il pria chacun, pour lui venir en aide et le tirer d’un mauvais pas, de lui envoyer tout l’argent dont il pourrait disposer et de l’aviser de ce qu’il serait en mesure de lui donner. Quand toutes les réponses furent arrivées, il se trouva que tous ses amis, ayant estimé que ce n’était pas assez de ne lui offrir que la somme qu’ils avaient reçue de sa munificence, y avaient ajouté beaucoup de leurs propres deniers, et que le total dépassait considérablement l’économie qui, au dire de Crésus, aurait pu être faite. Là-dessus, Cyrus lui dit: «Je n’aime pas moins les richesses que les autres princes, mais je crois les mieux administrer; voyez à combien peu me revient ce trésor inestimable que me constituent tant d’amis, qui me sont de plus sûrs trésoriers que ne seraient des mercenaires qui ne m’auraient pas d’obligation et ne me porteraient pas affection; ma fortune est mieux gardée par eux que dans mes coffres qui m’attireraient la haine, l’envie et le mépris des autres princes.»

On pouvait, à Rome, excuser la pompe des spectacles tant que ce furent des particuliers qui en faisaient les frais, mais non quand ce furent les empereurs, parce que c’était alors les deniers publics qui en supportaient la dépense.—Les empereurs romains avaient pour excuse de leur profusion en fait de jeux et spectacles publics, que leur autorité dépendait en quelque sorte (du moins en apparence) de la volonté du peuple qui, de tout temps, avait l’habitude d’être flatté au moyen de ce genre de divertissements développés à l’excès. Dans le principe, c’étaient les particuliers qui avaient établi et entretenu cette coutume de gratifier leurs concitoyens et leurs compagnons de ces magnificences exagérées, dont ils supportaient la majeure partie des frais; le caractère de ces réjouissances publiques changea, quand, par imitation, ce furent ceux qui étaient devenus les maîtres qui les donnèrent: «Le don fait à des étrangers d’un argent pris à autrui, ne doit pas être considéré comme une libéralité (Cicéron).»—Philippe écrivait en ces termes à son fils, pour lui faire reproche de chercher à gagner l’attachement des Macédoniens par des présents: «As-tu donc envie que tes sujets te prennent pour le détenteur de leur bourse, au lieu que tu sois leur roi? Si tu veux te les attacher, amène-les à toi par les bienfaits de tes vertus et non par ceux de ton coffre-fort.»

Description de ces étranges spectacles; ce que l’on doit le plus en admirer, c’est moins leur magnificence, que l’invention et les moyens d’exécution qui dénotent dans les arts un degré auquel nous n’atteignons pas.—C’était cependant une belle chose que de transporter et de dresser sur les arènes quantité de gros arbres, avec toutes leurs branches et leur verdure, qui, bien symétriquement disposés, représentaient une 303 grande forêt ombreuse, et d’y lâcher, comme le fit un jour l’empereur Probus, mille autruches, mille cerfs, mille sangliers, mille daims, et d’en abandonner la chasse au peuple; d’y faire, le lendemain, assommer en sa présence cent lions de forte taille, cent léopards, trois cents ours; et le troisième jour, y faire combattre à outrance trois cents paires de gladiateurs.—C’était aussi bien beau à voir, ces vastes amphithéâtres aux parois extérieures incrustées de marbre, sculptées, garnies de statues, et dont l’intérieur brillait sous la richesse des décorations somptueuses dont il était paré: «Vois le pourtour du théâtre orné de pierres précieuses et son portique tout reluisant d’or (Calpurnius).» Sur tout le pourtour du grand vide qu’enfermait cette enceinte, depuis le bas jusqu’au faîte, régnaient soixante ou quatre-vingts rangées de gradins, également en marbre et garnis de sièges sur lesquels cent mille personnes pouvaient prendre place et y être à l’aise: «Qu’il s’en aille, dit-il, s’il a quelque pudeur, et quitte les sièges destinés aux chevaliers, lui qui ne paye pas le cens fixé par la loi (Juvénal).»—Dans le cours d’une même journée, c’était d’abord les parois de la partie du fond où avaient lieu les jeux, qui s’entr’ouvraient ingénieusement, et des crevasses se formaient, représentant des antres d’où se précipitaient les animaux destinés au spectacle; puis la scène se transformait en une mer profonde qui recélait force monstres marins et portait des vaisseaux armés pour la représentation d’une bataille navale; un troisième changement survenait ensuite, l’arène se vidait et se desséchait pour les combats de gladiateurs; enfin, le sol, au lieu de gravier, était sablé de vermillon et de storax et on y dressait un festin magnifique auquel prenait part toute cette foule immense, ce qui constituait le dernier acte de la journée: «Que de fois avons-nous vu une partie de l’arène s’abaisser, et de l’abîme entr’ouvert surgir tout à coup des bêtes féroces et toute une forêt d’arbres d’or à l’écorce de safran. Non seulement j’ai vu dans nos amphithéâtres les monstres des forêts, mais aussi des phoques au milieu des combats d’ours et le hideux troupeau des chevaux marins (Calpurnius).»—Quelquefois, c’était une haute montagne couverte d’arbres fruitiers et d’arbres verts, qu’on y élevait: du sommet s’échappait, comme de l’orifice d’une source vive, de l’eau qui s’écoulait en ruisseau. Parfois, on y faisait se mouvoir un grand navire, dont les flancs s’ouvraient, se disjoignaient d’eux-mêmes, et quatre à cinq cents fauves en bondissaient, qui se battaient entre eux tandis que le navire se refermait et disparaissait de lui-même. D’autres fois, on faisait jaillir du sol des jets d’eau odoriférante qui, projetée à une hauteur considérable, retombait en vapeur, arrosant et embaumant toute cette multitude en nombre infini.—Pour abriter contre les intempéries, on tendait au-dessus de cette immense enceinte, soit des voiles de pourpre brodés à l’aiguille, soit des étoffes de soie teintes d’une couleur ou d’une autre, qu’on déployait ou qu’on repliait en un instant, suivant que l’idée en prenait: «Bien qu’un soleil brûlant 305 darde ses rayons sur l’amphithéâtre, on retire les voiles, dès que paraît Hermogène (Martial).» Les filets, placés devant les spectateurs pour les protéger contre les bonds par trop violents des bêtes féroces, étaient également tissés d’or; «les rets eux-mêmes brillent de l’or dont ils sont tissés (Calpurnius)».

S’il y a quelque chose qui excuse de tels excès, ce n’est pas tant la dépense que l’invention et la nouveauté qui s’y trouvent et nous pénètrent d’admiration; ces actes mêmes de vanité nous révèlent combien ces siècles produisaient de gens à l’imagination bien autrement fertile que ne sont les nôtres. Il en est de cette fertilité d’esprit comme de toutes les autres productions de la nature; on ne saurait cependant dire qu’elle y a atteint l’apogée de sa puissance; nous ne progressons pas sans cesse, nous pivotons plutôt sur nous-mêmes, tournant à tous vents dans un sens et dans l’autre, nous allons et revenons sur nos pas. Je crains que nos connaissances ne soient fort limitées sous tous rapports; nous ne voyons guère loin, pas plus en avant qu’en arrière; elles sont restreintes et de courte durée, peu étendues comme temps, comme sous le rapport des matières qu’elles embrassent: «Bien des héros ont vécu avant Agamemnon; mais, ensevelis dans une nuit profonde, ils ne nous font pas aujourd’hui verser de larmes (Horace).—Avant la guerre de Troie, beaucoup de poètes avaient chanté d’autres événements (Lucrèce).» Ce que Solon rapporte de ce qu’il avait appris des prêtres d’Égypte sur la haute antiquité à laquelle remontait leur pays et sur leur manière d’établir et de conserver l’histoire des pays étrangers, est, en la circonstance, un témoignage qui n’est pas à repousser: «S’il nous était donné de voir l’étendue infinie des régions et des siècles où, se plongeant et s’étendant de toutes parts, l’esprit n’a plus de bornes pour arrêter sa vue, nous découvririons une quantité innombrable de formes dans cette immensité (Cicéron).» Quand tout ce qui, des temps passés, est venu jusqu’à nous, serait vrai et connu, ce serait encore moins que rien auprès de ce que nous en ignorons. Combien les plus curieux eux-mêmes sont peu et imparfaitement au courant de ce qui se passe en ce monde à l’époque où nous vivons! Qu’il s’agisse des révolutions qui affectent les gouvernements, de l’état social des plus grandes nations, ou de ces événements particuliers auxquels le hasard donne de l’importance et qui marquent, il nous en échappe cent fois plus que nous n’arrivons à en connaître. Nous crions au miracle de l’invention faite chez nous de l’artillerie, de l’imprimerie, alors qu’en Chine, à l’autre bout du monde, d’autres que nous s’en servaient mille ans auparavant. Si ce que nous connaissons du monde égalait ce que nous n’en connaissons pas, il est à croire que nous serions en présence d’une infinie variété de corps de toutes formes et de toutes espèces en perpétuelle transformation. Rien dans la nature n’est unique et rare; il n’en est ainsi qu’eu égard à nos connaissances restreintes, qui sont les bases très défectueuses des règles que nous avons établies et qui font que nous nous forgeons d’ordinaire une 307 très fausse idée de toutes choses. De même qu’aujourd’hui, en raison de notre propre faiblesse et de notre décadence, nous sommes, bien à tort, portés à trouver que le monde a vieilli et périclité: «Notre âge n’a plus la même vigueur, ni la terre la même fécondité (Lucrèce)»; ce même poète que je viens de citer, concluait, avec tout aussi peu de raison, en considérant la vigueur qu’il voyait aux esprits de son temps qui abondaient en nouveautés et inventions dans les arts de diverses sortes, que le monde était de création récente et encore en pleine jeunesse: «A mon avis, le monde n’est pas ancien; il ne fait que de naître; aussi voyons-nous que certains arts sont en progrès et se perfectionnent, notamment celui de la navigation qui se développe chaque jour davantage (Lucrèce).»

Un nouveau monde vient d’être découvert; ses habitants sont de mœurs simples, dans les arts qu’ils connaissent ils ne le cèdent en rien à ce que nous pouvons produire.—Notre monde vient d’en découvrir un autre (et qui nous garantit que ce soit le dernier de ses frères, puisque les démons, les sibylles et nous en ignorions jusqu’ici l’existence?), qui n’est pas moins grand, moins peuplé, moins organisé que le nôtre; et cependant, il est si nouveau, si enfant, qu’on lui apprend son A, B, C, et qu’il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait ni lettres, ni poids, ni mesures, pas plus que l’art de se vêtir et pas davantage le blé et la vigne; tout nu, encore sur les genoux de sa mère, il ne vivait que par sa nourrice. Si nous étions fondés à admettre que notre poète avait raison de dire que son siècle était en pleine jeunesse, et nous à conclure que notre monde avance vers sa fin, ce nouveau-né rayonnera alors que le nôtre sera sur son déclin et l’univers sera frappé d’hémiplégie; une moitié de lui-même sera percluse, tandis que l’autre sera dans toute sa vigueur. Je crains bien toutefois que nous ayons très fort hâté le dépérissement et la ruine de ce dernier venu, pour être entré en communication avec lui, et que nous lui fassions payer cher nos idées et nos actes. C’était un monde dans l’enfance; ne l’avons-nous pas fouetté et asservi à nos errements, en abusant de notre supériorité et des forces dont nous disposions? En tout cas, nous ne l’avons ni gagné à nous par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart des réponses de ses habitants, dans les négociations engagées avec eux, témoignent qu’ils ne nous le cédaient en rien en fait d’esprit naturel et d’à propos. Ils ne nous sont pas davantage inférieurs sous le rapport de l’industrie, ainsi qu’en témoigne la merveilleuse magnificence des villes de Cusco et de Mexico, où se voyaient, entre autres choses surprenantes, le jardin du roi où tous les arbres, les fruits et les plantes étaient, avec une ressemblance parfaite, reproduits en or en vraie grandeur et disposés comme cela se voit dans tout autre jardin; de même étaient reproduits de semblable façon, dans ses galeries, tous les animaux existant dans ses états ou vivant dans les mers qui les baignent; nous en pouvons 309 également juger par la beauté de leurs ouvrages où ils utilisaient les pierreries et les plumes, par ceux qu’ils confectionnaient en coton et par leurs peintures. Quant à leur piété, la manière dont ils observaient les lois, leur bonté, leur libéralité, leur loyauté et leur franchise, notre infériorité sous ce rapport nous a été des plus utiles; ils ont été victimes de ce qu’ils valaient mieux que nous à cet égard, par là ils se sont vendus et trahis eux-mêmes.

Pour ce qui est de leurs vertus, il n’est pas douteux que s’ils ont succombé c’est beaucoup plus par ruse et par surprise que grâce à la valeur de leurs ennemis.—Pour ce qui est de la hardiesse et du courage, ainsi que de la fermeté, de la constance, de la résolution contre les douleurs, la faim et la mort, je ne craindrais pas d’opposer les exemples que je trouverais chez eux aux plus fameux d’entre ceux de l’antiquité dont notre monde a conservé la mémoire. Ne tenons pas compte chez ceux qui les ont subjugués, des ruses et des jongleries auxquelles ils ont eu recours pour les tromper, de l’étonnement facile à concevoir qu’ont éprouvé ces nations en voyant apparaître si inopinément des gens ayant de la barbe, si différents d’elles-mêmes par le langage, la religion, le physique, l’attitude; venant d’un endroit du monde si éloigné, qu’ils n’avaient jamais supposé qu’il fût habité; montés sur de grands monstres qui leur étaient inconnus à eux qui n’avaient jamais vu ni cheval, ni animal quelconque dressé à porter un homme ou toute autre charge; garnis d’une peau luisante et dure, et d’une arme tranchante et resplendissante, alors qu’eux, pour la possession de cette merveille qu’était un miroir qui les captivait par son brillant, ou celle d’un couteau, donnaient en échange des valeurs considérables en or et en perles, et qu’ils ne savaient ni ne pouvaient, avec les moyens à leur disposition, même en s’y appliquant tout à loisir, percer ces armures en acier. A quoi il faut ajouter l’effet foudroyant de nos canons et de nos arquebuses, leur bruit semblable à celui du tonnerre, qui eussent été capables de porter le trouble même dans l’âme de César s’ils l’eussent surpris aussi inexpérimenté des effets de ces armes que l’étaient, à ce moment, ces peuples qui, en dehors de quelques tissus de coton qu’ils étaient à même de fabriquer, allaient tout nus, dont les armes les plus redoutables étaient l’arc, les pierres, des bâtons, des boucliers en bois, dont enfin l’amitié et la bonne foi avaient été surprises par les envahisseurs, et qui étaient tout étonnés de voir des choses inconnues qui leur paraissaient étranges. Supposons que les avantages que donnaient aux conquérants de semblables inégalités n’aient pas existé, les combats qui leur ont procuré de si nombreuses victoires n’auraient même pas été livrés. Quand je considère l’ardeur incroyable avec laquelle tant de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants ont tant de fois affronté avec persistance, pour la défense de leurs dieux et de leur liberté, des dangers dont ils ne pouvaient 311 triompher, leur généreuse obstination à supporter toutes les difficultés et souffrances les plus extrêmes, la mort même, plutôt que de se soumettre à la domination de gens qui les avaient si honteusement abusés: certains, faits prisonniers, allant jusqu’à se laisser mourir de privations et de faim entre les mains de leurs ennemis, plutôt que d’accepter la vie de la part d’adversaires qui, pour les vaincre, avaient mis en œuvre des procédés aussi vils; quand je réfléchis à tout cela, je suis amené à penser que s’ils avaient été attaqués à armes égales et avaient eu la même expérience que leurs vainqueurs, ne leur eussent-ils pas été supérieurs en nombre, la victoire eût été disputée avec le même acharnement, plus grand peut-être encore, qu’en aucune autre des guerres dont nous sommes témoins.

Tout autre eût été le sort de ces peuples s’ils fussent tombés entre les mains de conquérants plus humains et plus policés. Témoignage de leur bon sens et de leur mansuétude.—Que n’est-ce par Alexandre, ou ces anciens Grecs et Romains, que cette si noble conquête ait été faite! Cette transformation de tant d’empires et de peuples, ces si grands changements eussent été effectués avec douceur; c’est progressivement qu’eût été défriché ce qu’il y avait en eux d’inculte; les bonnes semences qu’ils tenaient de la nature eussent été consolidées et mises à même de germer; et les conquérants, introduisant chez eux les progrès réalisés pour la culture de la terre et aussi, en admettant que cela eût été nécessaire, les arts concourant à l’ornement des villes, auraient en même temps associé les vertus grecques et romaines à celles déjà innées chez ces peuples. Quelle réparation, quelle amélioration c’eût été pour leur civilisation, comparées à ce qu’ont causé les exemples et les débordements de ceux des nôtres qui, les premiers, ont abordé ces terres nouvelles si, en amenant ces populations à admirer et imiter leurs vertus, ils avaient fait naître entre elles et nous un accord fraternel et régner la bonne intelligence! Combien il eût été facile de tirer profit de ces âmes neuves, affamées du désir d’apprendre et qui, pour la plupart, présentaient de si heureuses dispositions naturelles! Au lieu de cela, nous avons abusé de leur ignorance et de leur inexpérience, pour leur inculquer plus facilement la trahison, la luxure, l’avarice; pour les porter à des actes de toutes sortes d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui jamais a sacrifié à ce degré, dans l’intérêt du commerce et du trafic? Que de villes rasées, que de nations exterminées, que de millions d’individus passés au fil de l’épée, que de bouleversements dans cette si belle et si riche partie du monde, pour le négoce des perles et du poivre! Misérables victoires! Jamais l’ambition, jamais les inimitiés publiques n’ont poussé à ce point les hommes les uns contre les autres et produit de si horribles hostilités et de si révoltantes calamités.

En suivant les côtes, quelques Espagnols, à la recherche de mines, prirent terre dans une contrée fertile, agréable à l’œil et fort peuplée; 313 et, adressant aux populations leurs requêtes habituelles: «Ils étaient, disaient-ils, des gens paisibles, venant de loin, envoyés par le roi de Castille, le plus grand prince de la terre habitée, auquel le Pape, représentant de Dieu sur la terre, avait concédé la domination sur les Indes entières. S’ils consentaient à devenir ses tributaires, ils seraient traités avec une grande bienveillance.» Ensuite de cela, ils demandaient des vivres pour se nourrir, et de l’or pour la confection de certains médicaments; au surplus, ils prônaient la croyance en un seul Dieu, la vérité de notre religion qu’ils recommandaient d’adopter, ajoutant au tout quelques menaces. La réponse qui leur fut faite, est celle-ci: «Pour des gens placides, s’ils l’étaient, ils n’en avaient guère l’apparence; quant à leur roi, il devait être bien indigent et nécessiteux, puisqu’ils sollicitaient pour lui; et celui qui lui avait attribué leur territoire bien aimer les dissensions, puisqu’il donnait à un tiers des terres qui ne lui appartenaient pas, au risque de le mettre aux prises avec leurs anciens possesseurs. Pour ce qui était des vivres, ils leur en fourniraient; quant à de l’or, ils en avaient peu, c’était chose qu’ils n’appréciaient guère, parce qu’elle était inutile à leur vie que leur unique préoccupation était de passer heureuse et agréable; qu’en conséquence, ils pourraient sans scrupule prendre ce qu’ils en trouveraient en dehors de ce qui était employé au service de leurs cultes. Que ce qu’ils disaient de la croyance en un seul Dieu, leur plaisait; mais qu’ils ne voulaient pas changer de religion, en ayant une qui leur avait depuis si longtemps rendu service; que, du reste, ils avaient coutume de ne prendre conseil que de leurs amis et connaissances; quant à leurs menaces, c’était manquer de jugement que d’en adresser à des gens dont le caractère et le degré de puissance leur étaient inconnus; qu’ils se dépêchassent donc de quitter promptement leur pays, car eux-mêmes n’étaient pas habitués à prendre en bonne part ni les honnêtetés ni les remontrances de gens qui leur étaient étrangers et se présentaient en armes; qu’autrement, s’ils ne déféraient pas à cette injonction, on agirait à leur égard comme il avait été fait de ces autres», et ils montraient, exposées autour de la ville les têtes de quelques individus mis à mort par autorité de justice. Voilà comment balbutiaient ces peuples en enfance. Ce qui est certain, c’est que, quelques autres avantages que le pays pût leur offrir, les Espagnols ne s’arrêtèrent et ne tentèrent de coups de main ni ici, ni ailleurs, où ils ne trouvèrent pas les marchandises qu’ils recherchaient; le pays des Cannibales, dont j’ai déjà parlé et qu’ils n’occupèrent pas, en témoigne.

Mauvaise foi et barbarie des Espagnols à l’égard des derniers rois du Pérou et de Mexico; horrible autodafé qu’ils firent un jour de leurs prisonniers de guerre.—Le roi du Pérou, l’un des deux plus puissants monarques, rois des rois de ce nouveau monde, et peut-être aussi de celui que nous occupons, fut l’un des derniers qu’ils détrônèrent. L’ayant fait prisonnier dans une bataille, ils lui imposèrent une rançon excessive, dépassant 315 tout ce qu’on peut imaginer et qui fut exactement payée. Pendant sa captivité, il fit preuve d’un caractère franc, libéral, ferme et d’un esprit juste et étendu. Après en avoir tiré un million trois cent vingt-cinq mille cinq cents écus pesant d’or et, en outre, de l’argent et autres choses ne s’élevant pas à moins (leurs chevaux n’allaient plus que ferrés d’or massif), l’idée leur vint de savoir et de s’approprier ce qui pouvait rester des trésors de ce prince, quelle que fût la déloyauté à laquelle ils dussent avoir recours pour en arriver à leurs fins. A cet effet, on porta contre lui une accusation, à l’appui de laquelle on produisit des preuves aussi fausses que l’accusation elle-même, lui imputant d’avoir conçu de provoquer un soulèvement dans ses états pour recouvrer sa liberté; et, là-dessus, sur un beau jugement rendu par ceux-là mêmes qui avaient inventé cette trahison, on le condamna à être étranglé et pendu publiquement, après lui avoir fait racheter le supplice d’être brûlé vif par une acceptation du baptême, qui lui fut donné sur le lieu même de l’exécution; traitement inouï et barbare qu’il subit cependant avec calme et courage, sans se démentir ni par son attitude, ni par ses paroles qui, dans la forme comme dans le fond, furent vraiment dignes d’un roi. Puis, pour endormir ses peuples étonnés et frémissants de faits si étranges, on affecta un grand deuil de sa mort, et on lui fit de somptueuses funérailles.

De ces deux rois, l’autre était le roi de Mexico. Longtemps il défendit sa ville que les Espagnols assiégeaient; et, dans ce siège, les assiégés montrèrent, plus que jamais jusqu’où peuvent aller la souffrance et la persévérance chez un prince et chez un peuple. Son mauvais sort fit qu’il tomba vivant au pouvoir de ses ennemis par suite d’une capitulation portant qu’il serait traité en roi; et autant de temps qu’il demeura entre leurs mains, il se comporta avec toute la dignité de son rang.—Ne trouvant pas après leur victoire tout l’or qu’ils avaient espéré, les vainqueurs, après avoir tout remué et fouillé, se mirent à poursuivre leurs recherches en exerçant sur leurs prisonniers les plus cruels traitements qu’ils purent inventer; mais, se heurtant à des courages plus forts que leurs supplices, ils ne réussirent pas, et en conçurent une telle rage qu’ils en vinrent à mettre à la torture, en présence l’un de l’autre, le roi lui-même et l’un des principaux seigneurs de sa cour. Ce seigneur, environné de brasiers ardents, finit, sous l’effet de la douleur, par implorer son maître d’un regard qui faisait pitié, comme pour lui demander pardon de ce qu’il ne pouvait plus résister. Le roi, qui se trouvait en même situation, fixant sur lui un regard sévère et assuré, en reproche de sa lâcheté et de sa pusillanimité, lui dit ces seuls mots d’une voix ferme et rude: «Et moi, suis-je donc dans un bain; suis-je plus à mon aise que toi?» et, presque aussitôt, succombant à la douleur, ce seigneur rendit sur place le dernier soupir. Le roi fut emporté à moitié rôti; non par commisération, mais parce que sa constance faisait ressortir encore davantage tout l’odieux de la cruauté de ses bourreaux; la pitié du reste ne toucha 317 jamais ces âmes barbares qui, pour obtenir une information douteuse sur quelques vases d’or à piller, ne regardaient pas à faire griller sous leurs yeux un homme, bien plus, un roi si grand par ses mérites et sa situation.—Plus tard, celui-ci ayant tenté de s’affranchir par les armes de la longue captivité et de la sujétion en lesquelles on le tenait, ils le pendirent; et sa fin, elle aussi, fut digne d’un prince magnanime.

Une autre fois, ils brûlèrent vifs, d’un seul coup, sur un même bûcher, quatre cent soixante individus, qui étaient simplement prisonniers de guerre; quatre cents étaient gens du commun et soixante comptaient parmi les principaux seigneurs d’une même province.—C’est d’eux-mêmes que nous tenons ces détails, car non seulement ils les avouent, mais ils s’en vantent et les crient bien haut. Est-ce comme témoignage de leur justice ou par zèle pour la religion? quoi qu’il en soit, ce sont des moyens tout autres que ceux qu’admet une si sainte cause, et elle les réprouve. Si ces barbares s’étaient proposé de propager notre foi, ils auraient considéré que ce n’est pas en s’emparant de territoires qu’elle s’étend, mais en prenant possession des hommes; et ils se seraient bornés aux meurtres inévitables qu’entraîne la guerre, sans se livrer bénévolement à ces boucheries universelles comme il peut s’en pratiquer à l’égard de bêtes sauvages, poussées autant que le fer et le feu en donnent possibilité, n’épargnant de parti pris que ceux, en nombre suffisant, dont ils voulaient faire de misérables esclaves, pour le service et l’exploitation de leurs mines; si bien que plusieurs de leurs chefs, déconsidérés et haïs de tous, ont été punis de mort, sur les lieux mêmes de leurs conquêtes, par ordre des rois de Castille, justement offensés par l’horreur de ces actes abominables. Dieu a permis avec justice que les produits de ces pillages en grand aient été engloutis par la mer pendant qu’on les transportait en Europe, ou dans des guerres intestines où ces brigands se sont dévorés les uns les autres; la plupart ont péri sur place, sans tirer aucun fruit de leur victoire.

L’or par lui-même n’est pas une richesse, il ne le devient que s’il est mis en circulation.—Quant à ce qui, de ces trésors, est parvenu en Espagne, bien qu’entre les mains d’un prince bon et sage administrateur, les résultats qu’ils ont donnés, n’ont pas confirmé les espérances qu’en avaient conçues ses prédécesseurs, et que devait produire cette profusion de richesses d’abord rencontrées sur ce nouveau continent; car, bien qu’encore ces résultats aient été considérables, ils ne sont rien auprès de ceux qu’on en pouvait attendre. Cette déception doit être attribuée à ce que l’usage de la monnaie était complètement inconnu dans ces contrées; par suite tout leur or, ne servant que pour en faire montre et parade comme il arrive d’un objet mobilier qui se transmet de père en fils, se trouvait avoir été réuni entre les mains de quelques grands potentats qui en épuisaient complètement les mines pour en fabriquer cet immense monceau de vases et de statues employés à 319 l’ornement de leurs palais et de leurs temples; tandis que chez nous, nous le faisons servir à des acquisitions et au commerce; nous le travaillons, nous lui donnons mille formes sous lesquelles il se répand et se disperse. Imaginons que nos rois aient de même amoncelé tout l’or qu’ils ont pu amasser durant des siècles et qu’ils l’aient gardé immobilisé, ce qui s’est produit chez ces peuples se reproduirait chez nous.

Les Mexicains croyaient à cinq âges du monde et pensaient se trouver dans le dernier quand les Espagnols vinrent les exterminer.—Les Mexicains étaient quelque peu plus civilisés que les autres peuples de cette partie du monde et plus avancés dans les arts. Ils avaient, comme elle a existé chez nous, la croyance que l’univers touche à sa fin, et la désolation que nous avons apportée chez eux en fut considérée comme un signe précurseur. Ils pensaient que l’existence du monde comporte cinq phases, formées chacune par l’existence de soleils en nombre égal et devant se succéder, desquels quatre auraient déjà fourni leur temps et dont le cinquième est celui qui nous éclaire. Le premier de ces soleils fut détruit, avec toutes les créatures existantes, à la suite d’un déluge universel. Le second, par la chute du ciel qui étouffa tout ce qui avait vie: cet âge fut celui des géants, dont on montrait aux Espagnols des ossements qui, comparés à ceux de l’homme, leur assignent une taille de vingt palmes de hauteur. Le troisième prit fin par le feu qui embrasa et consuma tout. Le quatrième, par un cyclone d’air et de vent qui alla jusqu’à niveler des montagnes; les hommes n’en moururent pas, mais furent changés en magots (quelles impressions la crédulité humaine, dans sa faiblesse, n’est-elle pas susceptible de recevoir!). Quand périt ce quatrième soleil, le monde demeura pendant vingt-cinq ans plongé dans les ténèbres: la quinzième année de cette période, furent créés un homme et une femme qui reconstituèrent la race humaine; dix ans après cette création, apparut un jour un nouveau soleil qui venait d’être créé; c’est de ce moment que ces peuples font dater les années par lesquelles ils comptent. Trois jours après la création de ce dernier soleil, les dieux anciens moururent; puis, du jour au lendemain, naquirent ceux qui existent actuellement.—L’auteur de ces renseignements ne sait pas ce qu’ils supposent de la manière dont ce soleil prendra fin; mais nous touchons à cette grande conjonction des astres, à laquelle a été due, il y a huit cents et tant d’années, le quatrième bouleversement qui a précédé la période actuelle et qui, d’après les astrologues, doit amener des perturbations considérables dans le monde et être le point de départ d’un nouvel ordre de choses.

La route de Quito à Cusco au Pérou surpasse à tous égards n’importe quel ouvrage qui ait été exécuté en Grèce, à Rome, ou en Égypte.—La pompe et la magnificence qui se rencontraient dans ces pays et qui m’ont conduit à aborder ce sujet, étaient telles, que ni la Grèce, ni Rome, ni l’Égypte ne 321 présentent d’ouvrages aussi grandioses, aussi utiles et qui aient été d’exécution aussi difficile que cette route qui existe au Pérou, œuvre des rois du pays, qui va de la ville de Quito à celle de Cusco que sépare une distance de trois cents lieues. Elle est en droite ligne, plane, large de vingt-cinq pas, pavée, encadrée de chaque coté de hautes et belles murailles le long desquelles, à l’intérieur, coulent continuellement deux ruisseaux d’eau vive; elle est bordée de beaux arbres, qu’on nomme molly. Là où, en la construisant, on s’est heurté à des montagnes ou à des rochers, on les a entaillés ou aplanis; là où l’on a eu affaire à des bas-fonds, ils ont été comblés par de la maçonnerie. En fin de chaque journée de marche, sont de beaux bâtiments, renfermant des approvisionnements de vivres, de vêtements et d’armes, tant pour les voyageurs que pour les armées qui la suivent. Pour bien apprécier la valeur de cet ouvrage, il faut tenir compte de la difficulté vaincue qui a été particulièrement grande; on y a fait emploi de pierres de taille, dont les moindres n’avaient pas moins de dix pieds de côté; faute d’autres moyens de transport, il a fallu les charrier à force de bras; pour les mettre en place, comme ils ne connaissaient pas l’art des échafaudages, on établissait simplement, contre les bâtiments que l’on élevait, des rampes en terre qu’on enlevait une fois le travail achevé.

Pour en revenir aux chars, ils étaient inconnus dans le nouveau monde.—Pour revenir à nos chars, c’était chose inconnue dans le nouveau monde; on y suppléait, ainsi qu’à toute autre espèce de voitures, par des hommes qui vous portaient sur leurs épaules.—Le jour où le dernier roi du Pérou fut fait prisonnier, il était ainsi porté, au milieu du combat, sur des brancards d’or, assis sur un siège d’or. On voulait le prendre vivant, et, autant on tuait de ses porteurs pour le faire tomber, autant s’en trouvaient d’autres qui, rivalisant de zèle, prenaient la place des morts, si bien qu’on ne put le jeter à bas, quelque carnage qu’on fît de ses gens, jusqu’à ce qu’un cavalier, se portant à lui, le saisit et le précipita à terre.

CHAPITRE VII.    (ORIGINAL LIV. III, CH. VII.)
Des inconvénients des grandeurs.

Qui connaît les grandeurs et leurs incommodités, peut les fuir sans beaucoup d’efforts ni grand mérite.—Puisque nous ne pouvons atteindre aux grandeurs, vengeons-nous en médisant d’elles; d’ailleurs, ce n’est pas absolument médire d’une chose que d’y trouver des défauts; il y en a dans tout, si beau, si désirable que ce soit. En général, les grandeurs ont cet avantage incontestable, qu’elles peuvent s’abaisser autant que cela plaît, et qu’il est loisible 323 à qui en jouit de choisir la condition qui lui convient, car on tombe rarement de toute sa hauteur et les grandeurs dont on peut descendre sans tomber existent en plus grand nombre que les autres.—J’estime que nous faisons des grandeurs plus de cas qu’elles ne valent, et qu’aussi nous estimons au-dessus de sa juste valeur la résolution que nous voyons prendre, ou que nous entendons dire avoir été prise, par ceux qui les méprisent ou qui y renoncent de leur propre mouvement; elles ne sont pas, par essence, tellement avantageuses, que de s’y dérober soit, par lui-même, un acte si merveilleux. Je trouve bien difficile l’effort nécessaire pour résister à la souffrance que les maux nous causent, mais ce me paraît une petite affaire que de se contenter d’une médiocre situation de fortune et de fuir les grandeurs; c’est une vertu à laquelle, moi, qui ne suis qu’un oison, j’arriverais, je crois, sans avoir à me contraindre beaucoup; combien donc il en doit peu coûter à ceux chez lesquels entre en ligne de compte la considération que nous vaut d’ordinaire ce refus, qui peut être dicté par une ambition plus grande que le désir qu’on peut avoir des jouissances qu’elles donnent, d’autant que l’ambition n’est jamais plus conséquente avec elle-même que lorsqu’elle emploie des voies détournées et inusitées.

Montaigne n’a jamais souhaité de postes très élevés; une vie douce et tranquille lui convient bien mieux qu’une vie agitée et glorieuse.—Je m’efforce de devenir patient et de modérer mes désirs; j’ai tout autant à souhaiter qu’un autre, et, dans les souhaits que je forme, j’apporte autant de liberté et n’y mets pas plus de discrétion que qui que ce soit; cependant, il ne m’est jamais arrivé de souhaiter ni royaume, ni empire, non plus que d’arriver à d’éminentes situations qui donnent le commandement; ce n’est pas là ce que je vise, je m’aime trop pour cela. Quand je rêve d’accroître mon importance, mes visées n’ont rien d’élevé; modestes et timorées comme le comporte mon caractère, elles ne s’appliquent qu’aux progrès que je puis faire en décision, prudence, santé, beauté et même en richesses; mais je ne songe à m’élever ni en crédit, ni en autorité pour arriver à pouvoir davantage; l’idée seule en écrase mon imagination. Au contraire de cet autre, je préférerais être le deuxième ou le troisième à Périgueux, que le premier à Paris ou au moins, sans mentir, le troisième à Paris que d’y être le premier en charge. Je ne veux pas plus, comme un misérable inconnu, avoir à me débattre aux portes avec un huissier, que de faire que s’ouvrent, sur mon passage, les foules en adoration. Je suis habitué à une situation moyenne, aussi bien du fait du sort que par goût, et ai montré par la conduite que j’ai tenue dans le cours de ma vie et par ce que j’ai entrepris, que j’ai plutôt fui que désiré m’élever au-dessus du degré de fortune où Dieu m’a fait naître; en tout, s’en tenir à l’ordre établi par la nature, est chose à la fois juste et facile. J’ai l’âme poltronne au point que je ne mesure pas le succès par la hauteur à laquelle il nous place, mais à la facilité avec laquelle il s’obtient.

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Si mon cœur n’a pas de hautes visées, en revanche il est franc et veut que je reconnaisse hardiment son humilité.—L. Thorius Balbus a été un galant homme, beau, doué d’une bonne santé, entendu dans tous les plaisirs et commodités de la vie dont il a largement joui; il a vécu tranquille, n’ayant en vue que sa propre satisfaction, l’âme bien préparée contre la mort, les superstitions, la douleur et autres misères que l’homme ne peut éviter; pour achever, il a fini les armes à la main, sur un champ de bataille, pour la défense de son pays.

Si j’avais à établir un parallèle entre cette existence et celle de M. Régulus que chacun connaît, si grande, de si haute vertu, couronnée par une fin admirable; l’une sans nom, sans éclat; l’autre exemplaire et glorieuse au delà de toute expression, j’en parlerais certainement comme a fait Cicéron, si je savais aussi bien dire que lui. Mais s’il me fallait prendre l’une ou l’autre pour modèle, je dirais que la première est autant dans mes moyens et selon mes désirs que je règle sur ces moyens, que l’autre les dépasse et de beaucoup; je ne puis que vénérer celle-ci, tandis que je me résoudrais volontiers à vivre celle-là.

Revenons aux grandeurs de ce monde dont nous parlions. Que je l’exerce ou que je la subisse, la domination n’est pas dans mes goûts.—Otanez, l’un des sept seigneurs de Perse qui pouvaient aspirer à l’empire, adopta un parti que j’aurais moi-même pris volontiers. Il céda à ses compagnons son droit de concourir à la souveraineté, soit par l’élection, soit par le sort, sous condition que lui et les siens vivraient sur le territoire de l’empire indépendants de toute obligation, sans que personne ait autorité sur eux; qu’ils ne seraient tenus qu’à l’observation des lois anciennes et jouiraient de toute liberté n’y portant pas atteinte: il était aussi peu porté à commander qu’à être commandé.

Il est très porté à excuser les fautes des rois, parce que leur métier est des plus difficiles; on leur cède en tout, ils n’ont même pas la satisfaction de la difficulté vaincue.—Le plus pénible et le plus difficile métier de ce monde est, suivant moi, d’être un roi digne de ce rang. J’excuse plus leurs fautes qu’on ne le fait généralement, parce que je considère l’énorme fardeau dont ils ont la charge et que j’en suis étonné. Il est difficile de conserver de la mesure dans l’exercice d’une puissance aussi démesurée, quoique ce soit un singulier encouragement à la vertu pour ceux mêmes qui ne sont pas parfaitement doués par la nature, que d’être dans une situation où tout ce que vous pouvez faire de bien est noté et enregistré, où tant de gens aspirent à participer au moindre de vos bienfaits, et où votre capacité, comme celle des prédicateurs, est soumise surtout à l’appréciation du peuple, mauvais juge en la matière, facile à tromper comme à contenter. Il est peu de choses sur lesquelles nous pouvons émettre un jugement sincère, parce qu’il en est peu auxquelles nous n’ayons de quelque façon un intérêt particulier. La supériorité et l’infériorité, le maître 327 et le sujet sont en opposition et se jalousent naturellement; perpétuellement ils empiètent sur leurs domaines respectifs. Je ne crois aucun d’eux, quand ils revendiquent ce qu’ils prétendent être leurs droits; c’est à la raison seule, qui n’admet pas les compromissions et conserve son impartialité, qu’il appartient de décider quand elle peut se faire entendre. Je feuilletais, il n’y a pas un mois, deux livres d’auteurs écossais, traitant tous deux ce même sujet, mais à des points de vue opposés; celui qui prend parti pour le peuple, fait du roi un être de condition pire qu’un charretier; celui qui en tient pour le monarque le place, sous le rapport de la puissance et de la souveraineté, à quelques brasses au-dessus de Dieu.

L’un des inconvénients des grandeurs, qu’une circonstance fortuite m’a révélé récemment, est la suivante: Il n’y a rien peut-être de plus agréable dans les relations entre hommes, que les assauts auxquels nous nous livrons les uns contre les autres, tant par point d’honneur que pour faire ressortir notre valeur, dans les divers exercices soit du corps, soit de l’esprit; assauts auxquels ceux qui sont investis de la souveraine grandeur, ne prennent en fait aucune part sérieuse.—Il m’a paru, en effet, qu’à force de respect, on y traite toujours les princes avec dédain et en leur faisant injure. Dans mon enfance, une chose m’offensait infiniment, c’était que ceux qui luttaient avec moi dans nos jeux, évitaient de s’y appliquer franchement pour de bon, parce qu’ils me trouvaient indigne de leurs efforts; c’est ce qu’on voit arriver tous les jours aux princes, chacun se trouve indigne de leur tenir tête. Si on s’aperçoit qu’ils ont le moindre désir d’obtenir la victoire, il n’est personne qui ne s’y prête et ne préfère trahir sa propre gloire que d’offenser la leur, et qui n’apporte à la leur disputer que juste la résistance indispensable pour qu’elle leur fasse honneur. Quelle part ont-ils à la mêlée, alors que chacun y bataille pour eux? Ils me font l’effet de ces paladins des temps passés, se présentant aux joutes et aux combats avec des armes enchantées.—Brisson, luttant à la course avec Alexandre, se laissa battre, en ne donnant pas tout ce qu’il eût pu: Alexandre l’en tança; il eût dû lui faire donner le fouet.—C’est là ce qui faisait dire à Carnéade que «les enfants des princes n’apprennent rien où la vérité ne soit faussée, si ce n’est à manier les chevaux; en tout autre exercice, chacun cède devant eux et leur donne gagné, mais le cheval, qui n’est ni flatteur ni courtisan, jette le fils du roi à terre tout comme il ferait du fils d’un crocheteur».

Homère a dû se résigner à admettre que Vénus, cette si vénérée et si délicate déesse, soit blessée dans les combats livrés sous Troie, afin de pouvoir la doter de courage et de hardiesse, qualités que ne peuvent posséder ceux qui n’ont pas à redouter le danger; si on fait les dieux susceptibles de se courroucer, de craindre, de fuir, de ressentir la jalousie, la douleur, de se passionner, c’est pour pouvoir leur faire honneur des vertus qui sont la contrepartie 329 de ces imperfections. Celui qui n’a part ni au hasard, ni à la difficulté, ne peut prétendre à bénéficier de l’honneur et du plaisir qui suivent les actions qui présentent des risques.—C’est pitié d’avoir un pouvoir tel que tout cède devant vous; une telle fortune rejette trop loin de vous la société et ceux qui vous tiennent compagnie, elle vous plante trop à l’écart. Cette commode et lâche facilité à faire que tout s’abaisse sous vous, exclut tout plaisir de n’importe quelle sorte; elle fait que vous glissez et ne marchez pas; c’est dormir, ce n’est pas vivre. Représentez-vous un homme omnipotent: il est sous une oppression constante; il faut qu’il vous demande de lui faire l’aumône de lui résister et de l’entraver dans ses volontés; son bonheur n’est pas complet et il en souffre.

Leurs talents et leurs vertus ne peuvent se manifester; on leur cache leurs défauts; comment s’étonner qu’ils commettent tant de fautes?—Les bonnes qualités des princes sont, en eux, comme mortes et non avenues; car elles ne se manifestent que par comparaison, et, chez eux, le point de comparaison n’existe pas; ils ne connaissent guère les louanges de bon aloi, étant toujours affligés d’une approbation continue, qui jamais ne varie. Ont-ils affaire au plus sot de leurs sujets? ils n’ont pas le moyen de prendre avantage sur lui: «C’est parce qu’il est mon roi,» dit celui-ci; et, ce disant, il lui semble avoir donné suffisamment à entendre qu’il s’est prêté à être vaincu. Par ce fait qu’ils sont rois, leur grandeur étouffe et absorbe toutes les autres qualités réelles et essentielles qu’ils peuvent posséder et qui ne peuvent se faire jour; elle ne leur laisse, pour se faire valoir, que les actions qui les touchent, telles que les devoirs de leur charge; un roi a une si haute situation, qu’en lui on ne voit qu’elle. Elle constitue en dehors de lui une atmosphère lumineuse qui l’environne, le cache et nous le dérobe; notre vue, arrêtée et aveuglée par ces flots de lumière, ne pouvant les pénétrer, cesse de percevoir ce qu’ils lui voilent.—Le sénat romain avait décerné à Tibère le prix de l’éloquence; il le refusa, estimant que l’eût-il mérité, il ne lui eût pas été possible de se prévaloir d’un jugement rendu par une assemblée aussi peu libre de ses actes.

Comme on leur concède tout ce qui peut les honorer, on en arrive à autoriser et aggraver leurs défauts et leurs vices, non seulement en les approuvant mais aussi en les imitant.—Dans l’entourage d’Alexandre, chacun portait, comme lui, la tête inclinée sur le côté; et les flatteurs de Denys, lorsqu’ils étaient en sa présence, se heurtaient entre eux, poussaient et renversaient ce qui était à leurs pieds, pour paraître avoir la vue aussi courte que lui. Être affecté de hernie a été parfois un titre de recommandation et de faveur; j’ai vu des gens simuler la surdité. Plutarque a vu des courtisans qui, parce que le maître haïssait sa femme, répudiaient la leur qu’ils aimaient; bien plus, le libertinage, les mœurs les plus dissolues, et aussi la déloyauté, le blasphème, la cruauté, l’hérésie, tout comme la superstition, l’irréligion, la mollesse et encore 331 pis, si pis il y a, ont été en crédit par suite de mauvais exemples, plus dangereux encore que celui donné par les flatteurs de Mithridate qui, parce que leur maître prétendait à l’honneur d’être bon médecin, se faisaient inciser et cautériser les membres par lui; les autres, c’est leur âme, partie autrement plus délicate et plus noble, qu’ils souffrent se voir cautérisée.

Pour achever par où j’ai commencé, je rappellerai que l’empereur Adrien discutant avec le philosophe Favorinus sur l’interprétation à donner à un mot, celui-ci ayant cédé assez promptement et ses amis le lui reprochant: «Vous vous moquez, leur dit-il; vous voudriez qu’il ne soit pas plus savant que moi, lui qui commande à trente légions!»—Auguste avait écrit des vers contre Asinius Pollion: «Quant à moi, dit Pollion, je me tais: il n’est pas sage d’écrire à rencontre de qui peut proscrire.»—Tous deux avaient raison; Denys, parce qu’il n’avait pu égaler Philoxène en poésie et Platon dans ses raisonnements, condamna l’un aux carrières et fit vendre l’autre comme esclave dans l’île d’Égine.

CHAPITRE VIII.    (ORIGINAL LIV. III, CH. VIII.)
De la conversation.

En punissant les coupables, la justice ne saurait avoir d’autre but que d’empêcher les autres hommes de commettre les mêmes fautes; c’est ainsi que l’aveu que Montaigne fait de ses défauts, doit servir à corriger les autres.—C’est un usage de nos procédés judiciaires de condamner des gens, pour que cela serve d’avertissement aux autres. Les condamner uniquement parce qu’ils ont failli, serait, comme dit Platon, une ineptie, parce que ce qui est fait ne peut se défaire; aussi les condamne-t-on pour qu’ils ne commettent pas à nouveau la même faute, ou qu’on ne suive pas l’exemple qu’ils ont donné; pendre quelqu’un ne le corrige pas, ce sont les autres qui sont corrigés par ce qui lui arrive.—Je fais de même: parmi mes erreurs, il y en a qui sont naturelles et qui ne peuvent être ni corrigées ni réparées; et, tandis que les honnêtes gens servent la cause publique en provoquant à les imiter, je la sers peut-être aussi en montrant ce qui, en moi, est à éviter: «Ne voyez-vous pas que le fils d’Albus vit mal et que Barrus est dans la misère? Leur exemple doit nous instruire à ne pas dissiper notre patrimoine (Horace)»; en publiant et accusant mes imperfections, il se trouvera des gens qui apprendront à les redouter.—Les points que j’apprécie le plus en moi tirent plus d’honneur de ce qu’ils constituent contre moi des chefs 333 d’accusation que s’ils m’étaient des titres de recommandation; voilà pourquoi j’y reviens et m’y arrête si souvent. Mais quand on a tout raconté sur soi, on ne peut plus se mettre en cause qu’à son détriment; on amplifie ce que vous avouez prêter à condamnation, on ne vous croit pas sur ce que vous estimez être à louer. Il peut se trouver des gens comme moi qui m’instruis plus par les contraires que par les similaires, en voyant ce qui est à fuir plutôt que ce qui est à suivre, tendance qui faisait dire à Caton l’ancien que «les sages ont plus à apprendre des fous, que les fous des sages». Pausanias rapporte qu’un joueur de lyre de l’antiquité avait l’habitude d’obliger ses élèves à aller écouter un mauvais musicien qui logeait en face de lui, pour leur apprendre à haïr ses mauvais accords et ses fausses mesures. L’horreur que j’éprouve à voir des cruautés, me reporte plus vers la clémence que ne m’y attirerait quelqu’un auquel je la verrais pratiquer; la vue d’un bon écuyer ne m’incite pas autant à rectifier ma position à cheval, que si j’aperçois un procureur ou un vénitien cheminant ridiculement sur une monture de la sorte; entendre parler un langage incorrect, m’amène à corriger le mien, bien plus que si celui que l’on me tient est parfait. Tous les jours les sottises d’autrui m’avertissent et me mettent sur mes gardes; ce qui blesse, touche et éveille davantage que ce qui plaît. Le temps où nous vivons est propre à nous amender à reculons, en ce que nous voyons faire plus souvent ce qu’on ne devrait pas que ce qui devrait être, et que le désaccord règne parmi nous plus que l’accord. Ayant peu profité des bons exemples, j’utilise les mauvais dont les leçons sont constamment sous mes yeux. Je me suis efforcé de me rendre aussi agréable que je voyais d’autres personnes l’être peu, aussi ferme que j’en voyais d’autres être faibles, aussi doux que j’en voyais de revêches, aussi bon que d’autres m’apparaissaient méchants; mais ce que je me proposais là, s’est trouvé au-dessus de mes forces.

C’est surtout dans les conversations que l’esprit se forme et se corrige; cet exercice est plus instructif encore que l’étude dans les livres.—L’exercice le plus naturel pour notre esprit, celui qui porte le plus de fruit, est, à mon sens, la conversation. Je trouve que c’est dans la vie ce qu’il y a de plus doux, et c’est pourquoi, à cette heure, si j’étais obligé de choisir, je consentirais plutôt, je crois, à perdre la vue que l’ouïe ou l’usage de la parole. Les Athéniens, et aussi les Romains, entretenaient cet exercice en grand honneur dans leurs académies; et, de nos jours, les Italiens en ont conservé quelque chose pour leur plus grand avantage, ce qui se constate quand on compare la compréhension qu’ils ont de toutes choses avec celle que nous en avons nous-mêmes.—L’étude dans les livres est une occupation calme et fade, qui n’échauffe pas; tandis que, lorsque nous discutons, nous apprenons et nous nous exerçons tout à la fois. Si je converse avec un contradicteur un peu serré, à l’âme forte, il me presse les flancs, me pique à gauche et à droite; ses idées font surgir les miennes; la jalousie, la 335 vanité, la contention d’esprit m’excitent et font que je m’élève au-dessus de moi-même; être tous du même avis quand on cause, est chose absolument ennuyeuse. Mais, si notre esprit se fortifie par les échanges d’idées avec des esprits vigoureux et pondérés, on ne saurait dire combien il perd et s’abâtardit au contact d’esprits inférieurs et maladifs; il n’y a pas de contagion qui gagne plus que celle-ci, et je sais par expérience ce qu’en vaut l’aune. J’aime à discourir, mais avec un petit nombre de gens et seulement pour mon agrément; se donner en cela en spectacle aux grands, et faire, à qui mieux mieux, parade de son esprit et de son verbiage, me semble un métier très peu convenable pour un homme d’honneur.

On y apprend à supporter la sottise; et Montaigne, connaissant la faiblesse de l’esprit humain, écoutait patiemment les propos les plus extravagants.—La sottise est un défaut; mais ne pouvoir la supporter, s’en dépiter et s’en tourmenter, comme cela m’arrive, est une autre sorte de maladie qui, par ses inconvénients, ne le cède guère à la sottise, et c’est ce dont je veux à présent m’accuser.—Je n’éprouve ni gêne, ni difficulté à entrer en conversation et à discuter, d’autant que l’opinion d’autrui trouve en moi un terrain peu propice pour y pénétrer et y pousser de fortes racines: nulle proposition ne m’étonne; nulle croyance, si contraire qu’elle soit à la mienne, ne me blesse; il n’y a pas d’idée, si frivole, si extravagante soit-elle, dont l’esprit humain ne me semble pouvoir s’accommoder et qui ne puisse en émaner.—Nous, qui ne reconnaissons plus à notre jugement le droit de décider sur quoi que ce soit, nous ne prêtons pas une attention sérieuse aux opinions diverses qui se produisent; mais, si notre jugement s’en désintéresse, nous y prêtons facilement l’oreille. Quand un des plateaux de la balance est absolument vide, je laisse l’autre osciller sous le faix de songes de vieille femme, et me trouve excusable d’admettre les nombres impairs comme plus favorables que les nombres pairs, de préférer le jeudi au vendredi, d’aimer mieux être douze ou quatorze à table que treize, de voir en voyage avec plus de satisfaction un lièvre courir dans le sens que je suis que s’il traversait mon chemin, de tendre, pour être chaussé, le pied gauche le premier plutôt que le droit. Toutes les idées chimériques qui sont en crédit autour de nous valent au moins qu’on les écoute; personnellement, j’estime qu’elles pèsent autant que rien, néanmoins elles font pencher la balance. Encore faut-il convenir que les opinions que professe le vulgaire sur certains points sont, par leur nature, de plus de poids que ces niaiseries; et qui les dédaigne d’une façon absolue, peut, en voulant éviter d’être taxé de superstition, pécher par opiniâtreté, ce qui est un défaut.

La contradiction éveille l’esprit, mais il faut qu’elle ait lieu en termes courtois; la critique est susceptible de nous corriger, mais il faut qu’elle soit de bonne foi et savoir l’accepter.—Par suite, les contradictions qu’on m’oppose ne m’offensent ni ne m’influent; elles ne font que m’exciter et me sont 337 des occasions de m’exercer. Nous n’aimons pas à voir nos erreurs relevées, et toute observation dans ce sens n’est acceptée et ne saurait avoir de l’effet qu’autant qu’elle nous est faite en manière de conversation, sans qu’on semble vouloir nous régenter; on ne considère pas si les objections présentées sont justes, mais seulement comment, à tort ou à raison, on les réfutera: au lieu de les accueillir à bras ouverts, nous les recevons avec nos griffes. Il me serait assez pénible de m’entendre dire par mes amis: «Tu es un sot, tu rêves»; cependant j’aime qu’entre gens galants on ait le courage de son opinion, que les mots traduisent exactement la pensée. Il faut nous fortifier l’ouïe et l’endurcir contre les tons par trop doucereux et cérémonieux.—J’aime une société où règne une familiarité forte et virile, une amitié qui se complaît dans l’âpreté et l’énergie qu’elle apporte dans ses relations, tel l’amour qui mord et égratigne jusqu’au sang; une conversation n’est suffisamment vigoureuse et ardente qu’autant qu’elle est querelleuse, qu’elle n’est pas civilisée et policée au point de redouter les chocs et d’être gênée dans ses allures, «car il n’y a pas de discussion sans contradiction (Cicéron)».—La contradiction ne me cause pas d’irritation, mais éveille mon attention; je presse mon contradicteur et fais mon profit de ses arguments; la recherche de la vérité ne devrait-elle pas être le but commun de l’un et de l’autre? Que répondre, si déjà la colère a infirmé notre jugement; si le trouble, devançant la raison, s’est emparé de notre esprit?—Il serait utile qu’un pari s’engageât entre ceux qui discutent, pari qui serait gagné par celui qui aurait raison; cela constituerait un témoignage matériel, qui nous permettrait de nous rendre compte des conversations dans lesquelles nous aurions le dessous, si bien que mon valet pourrait me dire: «L’année dernière, il vous en a coûté cent écus, en vingt fois différentes, pour avoir été ignorant et entêté.»—Je fais fête à la vérité et la caresse en quelques mains que je la trouve; je capitule allégrement et, vaincu, je lui tends mes armes du plus loin que je la vois approcher; pourvu qu’on ne le fasse pas d’une manière trop arrogante et impérieuse, j’éprouve plaisir à être repris et suis, plus souvent par politesse que parce que je me repens, dans la meilleure intelligence avec ceux qui m’ont montré mes torts. Par la facilité que je mets à me rendre, je cherche à encourager les gens à me reprendre librement et à les en récompenser * alors même que c’est à mes dépens.

Toutefois, il est * assurément malaisé d’amener tous les hommes de l’époque actuelle à penser ainsi; ils n’ont pas le courage de corriger autrui parce qu’ils n’ont pas le courage de souffrir être corrigés, et leur langage, quand ils se trouvent en présence les uns des autres, manque toujours de franchise. Pour moi, j’ai tant de plaisir à être connu et jugé, que la forme sous laquelle on me connaîtra, qu’on me condamne ou qu’on m’approuve, m’est indifférente; mes idées sont si souvent contradictoires, qu’elles se condamnent elles-mêmes, et il m’importe peu qu’un autre le fasse, vu surtout que je 339 donne à la critique que l’autorité que je veux; mais je me brouille avec qui le prend de trop haut, comme quelqu’un que je connais qui regrette les avis qu’il a émis quand on ne les approuve pas, et se trouve offensé lorsqu’on fait difficulté de les suivre.—Si Socrate accueillait toujours de bonne grâce les contradictions qu’on soulevait sur ce qu’il disait, on peut dire que cela tenait à sa force et que, certain de triompher de ses adversaires, il acceptait leurs objections comme autant de sujets devant lui procurer de nouvelles victoires. Nous voyons que, par contre, rien ne nous met en situation délicate comme l’opinion que nous avons de la supériorité de celui contre lequel nous discutons et du dédain que nous pouvons lui inspirer; aussi, ne serait-ce que par raison, celui qui a conscience de sa faiblesse est bien inspiré en acceptant avec bonne grâce les critiques qui le redressent et le mettent en meilleure posture. En vérité, je recherche plus la fréquentation de ceux qui me rudoient que celle de ceux qui me craignent; c’est un plaisir sans saveur et nuisible que d’avoir affaire à des gens qui nous admirent et nous cèdent toujours. Antisthène recommandait à ses enfants de «ne savoir aucun gré à qui les louait et ne pas l’en remercier». Je suis bien plus fier de la victoire que je remporte sur moi quand, dans l’ardeur même du combat, je me contrains à m’incliner devant la force des arguments de la partie adverse, que je ne me sais gré du succès que je gagne sur elle si c’est parce qu’elle n’est pas de force. Enfin, j’accepte et avoue les atteintes de toutes sortes qui me sont portées directement, si faibles qu’elles soient; mais je ne supporte pas très patiemment celles où la forme laisse par trop à désirer.

Dans les conversations la subtilité et la force des arguments importent moins que l’ordre; quant à discuter avec un sot, il ne faut s’y prêter absolument pas.—Le sujet en discussion m’importe peu, les opinions émises me sont égales, et la manière de voir qui l’emporte m’est à peu près indifférente. Il m’arrivera de discuter un jour entier sans m’impatienter, si le débat se déroule en bonne forme. Ce n’est pas tant la force et la subtilité dans l’argumentation auxquelles je tiens, qu’à l’ordre dans les idées, à cet ordre, qui subsiste dans toutes les altercations qu’ont entre eux même les bergers et les garçons de boutique et que nous n’observons jamais. S’ils s’en écartent, c’est uniquement pour s’invectiver; ne le faisons-nous pas nous-mêmes? Mais eux, leurs querelles et leurs impatiences ne les font pas sortir du sujet de leur dispute, la discussion suit son cours; s’ils parlent à la fois, sans s’attendre, ils ne cessent pas pour cela de se comprendre. Toute réponse me satisfait au delà de ce que je souhaite, si elle s’applique à ce que je dis; mais quand l’entretien devient confus et désordonné, je ne m’occupe plus de ce qui en est l’objet et, pris de dépit, sans égard pour quoi que ce soit, m’attache à y ramener l’ordre; j’en deviens têtu, malicieux, impérieux dans ma façon de discuter, au point d’avoir à en rougir ensuite.—Il est impossible de discuter 341 de bonne foi avec un sot; c’est si fort chez moi, que non seulement mon jugement mais même ma conscience s’oblitèrent à me mesurer avec pareil adversaire, contre lequel rien ne prévaut.

Les disputes devraient être interdites; quand on en arrive là, chacun sous l’empire de l’irritation perd la notion de ce qui est raisonnable.—Les disputes devraient être défendues et punies comme tous les autres crimes commis par paroles. Quels vices n’éveillent-elles pas et n’accumulent-elles pas quand elles dégénèrent ainsi sous l’effet de la colère? Nous nous prenons d’inimitié d’abord contre les raisons qui nous sont opposées, puis contre les gens qui nous les opposent. Nous n’apprenons à discuter que pour contredire, et chacun contredisant et étant contredit, il en résulte que toute conversation ainsi dégénérée aboutit à perdre et à mettre à néant la vérité. Aussi Platon, dans sa République, interdit-il cet exercice aux gens ineptes et mal élevés. Pourquoi nous mettre à rechercher ce qui est, en discutant avec quelqu’un qui a un pas et des allures qui ne sont pas convenables?—On ne fait pas tort au sujet en discussion, en le quittant momentanément pour voir dans quelles conditions il convient de le traiter; je ne dis pas selon les règles de l’école et de l’art, mais en demeurant naturel et y apportant de la justesse d’esprit. A quoi en arrive-t-on finalement si l’un tire vers l’Orient et l’autre vers l’Occident? Le point important du débat se perd de vue, rejeté à l’écart par des digressions multipliées; au bout d’une heure d’une discussion orageuse, personne ne voit plus ce dont il est question; l’un est en bas, l’autre en haut, un autre à côté; chacun se butte à un mot, à une comparaison, ne saisit plus les objections qu’on lui fait, tant il est engagé dans sa course, ne pensant qu’à suivre son idée et non la vôtre.—Il en est qui, faibles des reins, craignent tout, refusent tout, mêlent et confondent dès le principe les propos qu’on leur tient; ou qui, au fort des débats, s’obstinent à garder subitement un silence inattendu, par dépit de leur ignorance qu’ils dissimulent en affectant un orgueilleux dédain, ou parce que, par une modestie qui est de la sottise, ils fuient l’effort nécessaire pour poursuivre la discussion.—Pourvu que celui-ci frappe son adversaire, il ne se préoccupe pas dans quelle mesure il se découvre lui-même; un autre compte ses mots, qu’il donne en place de raisons; celui-là a surtout pour lui sa voix retentissante et la vigueur de ses poumons; en voilà un qui conclut contre ses propres assertions; celui-ci vous assourdit de préfaces et de digressions inutiles; cet autre a recours à de véritables injures et cherche, en soulevant une querelle d’Allemand, à se débarrasser du contact et de l’opposition d’un esprit auquel le sien ne peut résister; ce dernier se soucie peu de la raison, mais il vous enserre par les déductions d’arguments spécieux, en tous points conformes aux formules scolastiques.

L’attitude des gens de science, l’usage qu’ils en font, excitent contre eux la défiance; suivant qui la possède, c’est 343 un sceptre ou la marotte d’un fou.—Or, qui n’est en défiance de la science, «de ces lettres qui ne guérissent de rien (Sénèque)»; qui ne doute, en considérant l’usage que nous en faisons, qu’on puisse en tirer quelque résultat sérieux pour les besoins de la vie? A qui la logique a-t-elle donné du jugement? où sont ses belles promesses? «Elle n’enseigne ni à mieux vivre, ni à mieux raisonner (Cicéron).» Voit-on des harengères caquetant, s’exprimer moins confusément que les hommes dont c’est la profession, quand ils pérorent en public? J’aimerais mieux que mon fils apprît à parler dans les tavernes, qu’aux écoles où s’enseigne ce verbiage.—Ayez un maître en cet art, entretenez-vous avec lui; que ne se borne-t-il à nous faire sentir cette perfection artificielle, à plonger dans le ravissement les femmes et les ignorants desquels nous sommes, en donnant lieu d’admirer la fermeté de ses raisons, la beauté de sa méthode? Il peut nous dominer et nous persuader comme il l’entend; pourquoi cet homme, qui a tant d’avantages par ce qu’il sait et la manière dont il le produit, joint-il à ses armes naturelles les injures, l’indiscrétion et la rage? Qu’il se dépouille de son bonnet, de sa robe et de son latin, qu’il ne fatigue pas nos oreilles de passages d’Aristote qu’il nous récite textuellement et à tout propos, et vous le prendriez pour quelqu’un de nous, ou pis encore.—Les complications et les enchevêtrements de langage par lesquels les gens de cette sorte nous circonviennent, me font l’effet de tours de passe-passe, leur souplesse combat et force nos sens mais n’ébranle en rien nos croyances; en dehors de ces jongleries, tout ce qu’ils font est commun et vil; pour être des savants, ils n’en sont pas moins des sots. J’aime et honore le savoir, autant que l’honorent ceux qui le possèdent. Quand il en est fait l’usage qu’il comporte, c’est l’acquisition la plus noble et la plus puissante qu’ait faite l’homme; mais chez ceux-là (et leur nombre en ce genre est infini) dont il constitue la base fondamentale de leur capacité et de ce qu’ils valent, dont toute l’intelligence est dans la mémoire, «qui se tapissent dans l’ombre d’autrui (Sénèque)», qui ne peuvent rien sans l’assistance de leurs livres, je les haïs, si j’ose dire, plus encore que les imbéciles.—Dans mon pays et de mon temps, l’instruction vide les bourses mais n’améliore * que rarement les âmes; sur des âmes obtuses elle agit à l’instar d’une masse crue et indigeste qui leur reste sur l’estomac et les étouffe; sur des âmes qui ont plus de pénétration elle arrive aisément à les purifier, ajoute à leur clarté, et les rend subtiles au point de les épuiser. C’est une chose de qualité à peu près indifférente par elle-même: très utile accessoire pour une âme bien douée, elle est pernicieuse, préjudiciable même pour une autre; ou plutôt, elle est d’un très précieux usage, mais ne peut s’acquérir à vil prix; dans certaines mains c’est un sceptre, dans d’autres c’est la marotte d’un fou.—Poursuivons.

C’est l’ordre et la méthode qui donnent du prix aux conversations, la forme y importe autant que le fond; un effet 345 analogue se produit dans notre vie familiale.—Quelle plus grande victoire peut-on attendre, que de montrer à son adversaire qu’il ne peut lutter? Quand vous faites triompher votre proposition, c’est la vérité qui l’emporte; quand vous triomphez par la méthode avec laquelle vous conduisez votre argumentation, c’est vous qui triomphez. M’est avis que dans Platon et Xénophon, Socrate discute moins dans l’intérêt de la discussion elle-même, que dans l’intérêt de ceux qui y prennent part; il cherche davantage à faire ressortir aux yeux d’Euthydamus et de Protagoras leur manque d’à propos que l’inanité de leur art. Le premier sujet venu de controverse lui est bon, parce que son but est moins de l’élucider que d’être utile, c’est-à-dire d’ouvrir l’intelligence de ceux qu’il travaille et exerce. L’agitation et la chasse sont à proprement parler notre lot; nous ne sommes pas excusables de les conduire mal ou contrairement à ce qui est rationnel; quant à manquer notre coup, c’est autre chose, parce que nous sommes nés pour nous livrer à la recherche de la vérité, et qu’il n’appartient qu’à plus puissant que nous de la posséder; car elle n’est pas, comme disait Démocrite, cachée dans le fond des abîmes; elle va plutôt s’élevant jusqu’à l’infini, pour en arriver à n’être connue que de Dieu. Le monde n’est qu’une école où l’on passe son temps à chercher; ce n’est pas à qui atteindra le but, mais à qui fournira les plus belles courses. Autant peut dire des sottises celui qui dit vrai que celui qui dit faux, parce qu’il n’est pas question ici du sujet dont on parle mais de la manière dont on le traite.—Je suis porté à regarder autant à la forme qu’au fond, autant l’avocat que la cause, ainsi que le voulait Alcibiade. Tous les jours, je m’amuse à lire des auteurs sans m’occuper de leur science, cherchant seulement leur façon de dire sans m’inquiéter du sujet qu’ils traitent; de même, il m’arrive de m’efforcer d’entrer en communication avec des esprits qui ont de la réputation, non pour m’instruire mais pour les connaître, et, les connaissant, pour les imiter s’ils en valent la peine. Tout homme peut dire vrai; mais dire avec ordre, modération et science, cela n’est au pouvoir que d’un petit nombre; aussi je ne suis pas offensé par l’erreur qui provient de l’ignorance, tandis que je le suis par l’ineptie. J’ai rompu plusieurs marchés auxquels j’avais intérêt, par suite de contestations sans raison soulevées par ceux avec lesquels je les passais.—Je ne m’émeus pas, une fois l’an, des fautes de ceux qui sont sous ma dépendance; mais nous sommes tous les jours à nous prendre de querelle, à cause de la bêtise et de l’entêtement qu’ils apportent dans ce qu’ils avancent et dans les raisons stupides et animales qu’ils donnent pour s’excuser et se défendre; ils n’écoutent ni ce qu’on leur dit, ni les explications qu’on leur donne, et ils répondent de même; c’est à désespérer; cela me produit l’effet d’une tête heurtant violemment la mienne. Je m’accommode plutôt des défauts de mes gens que de leur aplomb, de leur importunité et de leur sottise; qu’ils fassent moins, mais qu’ils soient à même de faire; vous vivez 347 avec l’espérance d’échauffer leur volonté, mais il n’y a rien qui vaille à tirer ni à espérer d’une souche.

C’est un grand défaut que de ne pouvoir souffrir les sottises des autres; que de fois nous leur reprochons ce qui existe chez nous-mêmes.—Peut-être vois-je les choses autrement qu’elles ne sont, cela se peut; c’est pourquoi je m’accuse d’impatience et conviens tout d’abord que c’est une faute aussi bien chez celui qui a raison que chez celui qui a tort, parce que c’est toujours fâcheux et tyrannique de ne pouvoir souffrir une façon d’être différente de la sienne, et qu’il n’y a vraiment pas de niaiserie plus grande, plus fréquente et plus ridicule que de s’émouvoir et de se piquer des niaiseries des gens; cela se retourne généralement contre nous, et ce philosophe des temps passés n’aurait jamais manqué d’occasion de pleurer, s’il se fût mis à se considérer lui-même. On demandait à Myson, l’un des sept sages, qui tenait de l’humeur de Timon et de Démocrite et était porté à tout prendre en mauvaise part et à en rire, pourquoi il riait tout seul; il répondit: «Précisément de ce que je suis seul à rire.»—Que de sottises je reconnais dire et répondre chaque jour; combien, par suite, les autres doivent en constater en moi un plus grand nombre encore; et si je m’en mords les lèvres pour n’en pas rire, que doivent-ils faire, eux! En somme, il faut vivre avec les vivants et laisser l’eau couler sous le pont, sans nous en occuper ou tout au moins sans en éprouver de trouble.—De fait, ne rencontrons-nous pas, sans nous en émouvoir, des gens mal bâtis et difformes; pourquoi ne supportons-nous pas également, sans nous mettre en colère, des esprits mal conformés? Cela tient à ce que le juge se montre à tort plus mal disposé que la faute ne le comporte. Ayons toujours à la pensée cette maxime de Platon: «Quand je trouve quelque chose qui n’est pas tel que ce devrait être, n’est-ce pas parce que je suis moi-même dans des conditions anormales? n’est-ce pas moi qui suis en dehors de ce qui est la règle? mon observation ne peut-elle se retourner contre moi?» sage et doux refrain qui flagelle la plus répandue, la plus universelle erreur des hommes. Non seulement les reproches que nous nous faisons les uns aux autres, mais nos raisons, nos arguments, les sujets qui font l’objet de nos controverses peuvent nous être rétorqués et nous nous enferrons avec nos propres armes. A cet égard, l’antiquité nous a laissé des exemples frappants: «Chacun aime l’odeur de son fumier», est un proverbe latin qui témoigne esprit et à propos de la part de celui qui l’a inventé. Nos yeux ne voient pas en arrière, et, cent fois par jour, nous nous moquons de nous-mêmes en nous moquant de ce que nous voyons chez le voisin; les défauts que nous détestons chez d’autres, sont encore plus apparents chez nous où nous les admirons avec une merveilleuse impudence sans nous rendre compte de la contradiction.—Hier encore, j’ai été à même de voir un homme de jugement, * très affable personne, qui se moquait avec autant de raison que d’esprit de la sottise d’un autre 349 qui va rompant la tête à tout le monde de l’exposé de sa généalogie et de ses alliances, aux trois quarts fausses (ce sont ceux dont les titres sont le plus douteux et le moins certains, qui ressassent le plus souvent ce sujet ridicule); si notre critique eût reporté son regard sur lui-même, il se serait trouvé tout aussi intempérant et ennuyeux quand, à tout propos, il fait valoir le mérite de la race à laquelle sa femme appartient. Quelle malencontreuse vanité de la part de ce mari, de fournir ainsi lui-même des armes à sa femme; s’il comprenait le latin, il faudrait lui crier ce que je traduis: «Courage! elle n’est pas d’elle-même assez folle, irrite encore sa folie (Térence)!»—Je ne veux pas dire que celui-là seul qui est absolument net, puisse accuser (il n’y aurait plus personne pour porter une accusation); je ne dénie même pas ce droit à qui est lui-même entaché de ce qu’il reproche aux autres; mais je voudrais que lorsque notre jugement nous fait critiquer quelqu’un, il ne nous épargne pas et porte dans notre for intérieur, sur le fait imputé, une sévère investigation. C’est œuvre de charité, de la part de qui est impuissant à extirper un vice chez lui-même, de s’employer néanmoins à l’extirper chez les autres, où il produit peut-être des fruits moins mauvais et moins âpres qu’en nous; mais ce ne semble pas une excuse recevable de répondre à quelqu’un qui m’avertit de mes défauts, que lui-même n’en est pas exempt. Pourquoi? Parce qu’un avis fondé est toujours utile. Si nous avions bon nez, nous sentirions plus désagréablement les mauvaises odeurs que nous répandons, par cela même que c’est nous qui les exhalons. Socrate n’estime-t-il pas que quelqu’un qui se reconnaîtrait coupable, et avec lui son fils et un étranger, de quelque acte violent et injuste, devrait commencer par se présenter à la justice, pour se faire condamner et provoquer lui-même l’expiation de sa faute par le bourreau; faire en second lieu qu’il en soit de même pour son fils; et, seulement après, tenir la même conduite à l’égard de l’étranger. Ce précepte peut paraître un peu sévère, mais du moins celui qui se trouve coupable, devrait-il commencer par se livrer le premier à la punition de sa propre conscience.

Ce qui frappe nos sens a une grande influence sur nos jugements; la gravité d’un personnage, son costume, sa situation, etc., tout cela donne du poids aux sottises qu’il débite.—Les sens sont nos propres juges et statuent tout d’abord; comme ils ne constatent les faits que d’après leur manifestation extérieure, il n’est pas étonnant que tout ce qui se rapporte au fonctionnement de la société, soit un perpétuel et universel mélange de cérémonies où les apparences jouent un grand rôle; aussi dans les moyens employés pour la diriger, sont-elles un des meilleurs et de ceux qui produisent le plus d’effet. C’est toujours à l’homme que nous avons affaire et, chez lui, ce qui est tangible l’emporte de beaucoup sur ce qui ne l’est pas. Aussi, ceux qui, dans ces dernières années, ont voulu introduire un culte dont les pratiques sont exclusivement contemplatives et immatérielles, ne 351 doivent-ils pas s’étonner s’il y a des personnes qui pensent qu’il ne se serait pas maintenu et se serait effondré entre les mains de leurs auteurs, s’il n’était devenu chez nous la marque, le prétexte, l’instrument de nos divisions et des partis, et que c’est à cela plus qu’à lui-même qu’il doit de durer.—Il en est de même dans les conversations: la gravité, la robe, la situation de celui qui parle, donnent souvent crédit à des propos vains et ineptes; on ne doute pas qu’un monsieur que chacun recherche et redoute, n’ait en lui-même une valeur supérieure; ni qu’un homme comblé de missions et de charges, qui se montre si dédaigneux et si plein de morgue, ne soit plus habile que cet autre qui le salue de si loin et que personne n’emploie. Non seulement ce que disent ces gens, mais jusqu’aux grimaces qu’ils font, sont exaltées et notées; chacun s’applique à en donner quelque belle et solide interprétation. S’ils daignent s’abaisser à prendre part à une conversation à laquelle tout le monde participe, ne porterait-elle que sur des banalités, et qu’on leur témoigne autre chose que de l’approbation et de la déférence, ils font valoir bien haut l’autorité de leur expérience; ils ont entendu, vu, pratiqué; ils vous accablent d’exemples. Je suis bien près de leur dire que nous ne sommes pas convaincus de l’expérience d’un chirurgien, par cela seul qu’il nous raconte les opérations qu’il a faites et qu’il nous rappelle qu’il a guéri quatre cas de peste et trois goutteux, il faut encore qu’il ait su en acquérir plus de jugement et qu’il sache nous persuader qu’il en est devenu plus expert dans la pratique de son art. Il arrive ici ce qui se produit dans un concert instrumental: ce n’est ni le luth, ni l’épinette, ni la flûte qu’on y entend, c’est l’harmonie de l’ensemble, résultat du jeu de ces instruments réunis. Si les voyages et l’exercice de leurs fonctions ont amélioré ces gens, cela doit ressortir par l’esprit dont ils font preuve. Ce n’est pas assez d’énumérer des expériences, il faut les classer et déterminer leur valeur; il faut les examiner de près, les analyser, pour être à même d’apprécier les raisons et les conclusions auxquelles elles conduisent. Jamais il n’y a eu tant d’historiens que maintenant; il est toujours bon et utile de les entendre, parce que leur mémoire nous fournit une infinité de renseignements beaux et dignes d’éloge qu’elle a emmagasinés et qui sont propres à notre instruction. Cela est assurément d’une grande aide dans la vie, mais à l’heure présente ce n’est pas ce que nous cherchons; ce qui nous occupe, c’est de savoir si ces compilateurs, qui se bornent à un simple travail de récitation, méritent eux-mêmes des éloges.

Parfois aussi les grands paraissent plus sots qu’ils ne sont, parce qu’on attend plus d’eux.—Je hais la tyrannie sous toutes ses formes, qu’elle soit effective ou en paroles; je me tiens volontiers en garde contre ces circonstances sans consistance qui, par nos sens, induisent notre jugement en erreur, et, en observant attentivement ces hommes dont on fait des phénomènes, j’ai trouvé qu’ils sont tout au plus des hommes comme les autres: «car le sens 353 commun est assez rare dans ces hautes fortunes (Juvénal).» Souvent quand ils entreprennent et se montrent davantage, n’étant pas en état de supporter la tâche qu’ils ont assumée, on les estime moins et ils apparaissent moins grands qu’ils ne sont réellement. Il faut que celui qui porte un fardeau ait plus de vigueur, puisse plus qu’il n’est nécessaire; quand il en est ainsi, on voit aisément qu’il a encore assez de force pour porter plus encore et qu’il n’en est pas arrivé à son extrême limite; celui qui succombe sous le faix, donne sa mesure et décèle la faiblesse de ses épaules. C’est ce qui fait qu’on voit tant de sots parmi les savants où ils sont en plus grand nombre que les autres; ils auraient été de bons agriculteurs, de bons marchands, de bons artisans, c’est ce pour quoi la nature les avait pourvus. La science est lourde à porter, ils succombent sous le poids; pour étaler et répartir les riches et puissants matériaux qu’elle leur fournit, pour les mettre en œuvre et y trouver aide, leur esprit naturel n’a ni la vigueur, ni la dextérité qu’il faudrait; cela n’est donné qu’aux natures fortes, et elles sont rares. Quand les natures faibles, dit Socrate, se mêlent de philosophie, elles en compromettent la dignité; mal placée, cette science apparaît inutile et nuisible, et c’est là la raison pour laquelle ces gens insuffisants se gâtent et se nuisent à eux-mêmes: «Tel ce singe, imitateur de l’homme, qu’un enfant rieur a habillé d’une précieuse étoffe de soie, en lui laissant le derrière à découvert, à la grande joie des convives (Claudien).» A ceux qui nous gouvernent et nous commandent, qui tiennent le monde dans leurs mains, il ne suffit pas non plus qu’ils aient le même jugement que nous tous, qu’ils puissent ce que nous pouvons; ils sont de beaucoup au-dessous de nous, quand ils ne sont pas de beaucoup au-dessus; ils promettent davantage, par suite ils doivent davantage.

Le plus souvent il est de leur intérêt de garder le silence.—C’est ce qui fait que le silence non seulement leur permet de garder leur gravité et une contenance qui leur attire le respect, mais qu’ils y trouvent souvent profit et économie.—Mégabyse était allé visiter Apelle dans son atelier; longtemps, il demeura sans mot dire, puis se mit à discourir sur les œuvres du peintre, ce qui lui valut cette rude apostrophe: «Tant que tu gardais le silence, tu avais grand air à cause des chaînes et de la magnificence dont tu es paré; mais maintenant qu’on t’a entendu parler, il n’est pas jusqu’aux garçons de mon atelier qui ne te méprisent.» Ses superbes atours, sa haute situation, ne permettaient pas à ce noble visiteur d’être ignorant au même degré que tout le monde et de parler peinture sans s’y connaître; il eût dû au moins conserver son mutisme pour maintenir intacte cette capacité présomptive qu’on lui accordait en raison de son extérieur. A combien de sottes âmes une mine froide et taciturne a-t-elle, en mon temps, tenu lieu de prudence et de capacité réelles!

Et pourquoi les grands seraient-ils plus instruits, plus éclairés que les autres? C’est le hasard qui, la plupart du 355 temps, distribue les rangs, et il ne saurait guère en être autrement.—Les dignités, les charges, se donnent nécessairement plus au hasard qu’au mérite; mais on a tort de s’en prendre aux rois. C’est merveille au contraire qu’ils soient si heureux dans leurs choix, ayant si peu où se renseigner: «Le principal mérite d’un prince, est de bien connaître ceux qu’il emploie (Martial)», car la nature ne les ayant pas doués d’une vue qui leur permette de connaître tous leurs sujets, de discerner en quoi chacun excelle et de scruter nos cœurs, ce qui seul ferait qu’ils parviendraient à savoir quelle est notre volonté et ce à quoi nous sommes le plus aptes, il faut qu’ils nous choisissent par conjecture et à tâtons, en se basant sur notre race, nos richesses, la doctrine que nous pratiquons, ce qu’on dit de nous, qui sont autant de bien faibles arguments. Qui trouverait un moyen permettant d’apprécier les hommes avec justice, de les choisir en toute connaissance de cause, assurerait du même coup une parfaite organisation des services publics.

Le succès obtenu dans les plus grandes affaires n’est pas une preuve d’habileté; souvent il est dû au hasard qui intervient dans toutes les actions humaines.—«Oui, mais il a si bien mené cette grande affaire,» entend-on dire. C’est là une raison, mais elle ne suffit pas; et une autre maxime dit judicieusement qu’«il ne faut pas juger des conseils donnés, par les événements qui ont suivi».—Les Carthaginois punissaient leurs capitaines, quand ils jugeaient mauvaises les dispositions que ceux-ci avaient prises, alors même qu’un heureux résultat final les avait corrigées; souvent le peuple romain a refusé le triomphe pour de grandes et très utiles victoires, parce que la conduite du chef n’avait pas été en rapport avec son bonheur. On voit fréquemment en ce monde le hasard prendre plaisir à rabattre notre présomption, pour nous montrer combien il a de pouvoir en toutes choses; ne pouvant rendre sages les maladroits, il les fait heureux, à l’encontre de ce que commanderait la vertu. Volontiers il se prend à favoriser les opérations dans la préparation desquelles seul il est intervenu, de sorte qu’on voit souvent les plus simples d’entre nous mener à bonne fin de très importantes entreprises tant publiques que privées.—A ceux qui s’étonnaient de voir si mal tourner ses affaires alors que ses conceptions étaient si sages, le persan Siramnez répondait «qu’il était seul à concevoir ses projets, tandis que leur succès dépendait de la fortune». En en faisant application à une situation tout opposée, nos gens pourraient faire la même réponse.—La plupart des choses de ce monde s’accomplissent d’elles-mêmes, «les destins frayent la voie (Virgile)»; le résultat justifie souvent une conduite des plus déraisonnables, notre intervention n’est presque qu’un fait de routine, et très communément amenée plutôt par l’usage et les précédents que par la raison. Étonné de la grandeur de cette affaire qui est l’acte capital de notre époque, il m’est arrivé, pour juger de leur degré d’habileté, de m’enquérir auprès de ceux qui l’avaient 357 conduite, des raisons qui les avaient déterminés à agir comme ils l’avaient fait, et j’ai constaté que ces raisons étaient tout ce qu’il y a de plus vulgaire. Du reste, les plus vulgaires et les plus communément employées, pour n’être pas des plus séduisantes, sont peut-être les plus commodes et les plus sûres dans la pratique. Si celles qui ont le moins de valeur ont le plus de chances de réussite, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que les plus basses, les plus lâches, les plus décriées soient les mieux appropriées à la marche des affaires? Pour que les conseils qui assistent les rois conservent leur autorité, il suffit que les profanes qui n’y ont pas part et veulent voir ce qui s’y passe, soient tenus au delà de la première barrière qui en interdit l’approche; et qui veut que leur prestige ne subisse aucune atteinte, doit les révérer en bloc et sans examiner les déterminations qu’ils prennent. Quand je me consulte, je ne fais qu’ébaucher ce qui est le sujet de mes réflexions et ne l’envisage que superficiellement d’après ce qu’il m’en semble tout d’abord, ayant coutume d’attendre du ciel qu’il fasse le principal et le plus fort du travail: «Abandonnons le reste aux dieux (Horace).»

Le bonheur et le malheur sont, j’estime, deux puissances souveraines. Il est imprudent de compter que la prudence humaine puisse remplir le rôle de la fortune; et celui-là entreprend l’impossible qui présume pouvoir embrasser les causes et leurs effets, et diriger les événements à son gré; c’est là une impossibilité, surtout à la guerre, quand il s’agit de résolutions à prendre. Jamais on n’a apporté dans les affaires de cette sorte, plus de circonspection et de prudence qu’on ne le fait parfois dans nos guerres civiles actuelles; il semblerait qu’on craint de se perdre en chemin et qu’on se réserve pour la catastrophe finale!—Je vais plus loin, je soutiens que notre sagesse même et nos délibérations sont, pour la plupart, conduites par le hasard; ma volonté et mon entendement sont menés tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et beaucoup de ces mouvements se produisent sans ma participation; ma raison est sujette à des impulsions, à des agitations journalières et accidentelles: «Rien de variable comme les dispositions de l’âme; maintenant une passion l’agite; que le vent change, c’est une autre qui l’entraînera (Virgile).» Qu’on regarde dans les villes quels sont les puissants, ceux qui réussissent le mieux dans leurs affaires, on trouvera que ce sont d’ordinaire les moins habiles; il est arrivé que des femmelettes, des enfants, des insensés ont gouverné de grands états à l’égal des princes les plus capables; parmi ceux investis de cette haute mission, il s’en rencontre, au dire de Thucydide, plus ayant l’esprit lourd que subtil; et nous attribuons à leur prudence les succès dus à leur bonne fortune: «Si vous vous élevez par la fortune, tout le monde vantera votre habileté (Plaute)»; ce qui démontre bien qu’à tous égards, les événements sont des témoignages bien faibles de ce que nous valons et de ce dont nous sommes capables.

Pour juger des grands, voyez ceux que la fortune fait tomber; comme ils paraissent au-dessous du médiocre 359 lorsqu’ils ne sont plus entourés d’un éclat imposant.—Je disais qu’il suffit pour cela de considérer un homme haut placé. L’aurions-nous connu trois jours auparavant comme homme de peu de valeur que, néanmoins, insensiblement nous venons à nous imaginer qu’il pourrait bien y avoir en lui de la grandeur, de la capacité, et arrivons à nous persuader, son train de maison et son crédit grandissant, que son mérite croît dans la même proportion; nous le jugeons non par ce qu’il vaut, mais d’après les prérogatives de son rang, comme nous faisons des jetons auxquels nous attribuons une valeur conventionnelle.—Par contre, que la chance vienne à tourner, qu’il retombe et se confonde dans la foule, chacun se demande avec surprise quelle cause l’avait fait arriver si haut: «Est-ce bien lui? fait-on. Est-ce là tout ce qu’il savait quand il était au pouvoir? Les princes se contentent-ils donc de si peu? Nous étions vraiment en bonnes mains!» C’est une chose que j’ai souvent vue de mon temps, ainsi qu’il arrive au théâtre où nous nous laissons quelque peu prendre au masque des comédiens quand ils jouent un rôle de grand personnage.—Ce que j’admire moi-même chez les rois, c’est la foule de leurs adorateurs; ils ont droit à ce que tout en nous s’incline et se soumette à eux, sauf notre jugement: aussi ma raison n’est pas dressée à se courber et à fléchir, il n’y a que mes genoux à le faire. Mélanthe, auquel on demandait ce qu’il pensait d’une tragédie de Denys, répondait: «Je ne l’ai pas vue, l’emphase du style me la cachait»; la plupart de ceux qui ont à juger les discours des grands, devraient bien dire de même: «Je ne les ai pas entendus, tant les idées en sont masquées par la gravité, la grandeur, la majesté qu’ils y apportent.»—Antisthène conseillait un jour aux Athéniens d’ordonner que les ânes fussent, aussi bien que les chevaux, employés aux travaux de labourage; à quoi on lui répondait que l’âne n’est pas fait pour un pareil service: «Cela ne fait rien, répliqua-t-il, il vous suffit de le décréter; si ignorants, si incapables que soient les hommes auxquels vous donnez des commandements à la guerre, n’en deviennent-ils pas sur-le-champ très dignes, par le fait même que vous les y employez?»—D’où vient cet usage, chez tant de peuples, de canoniser le roi qu’ils se sont donné en le prenant parmi eux; ils ne se contentent pas de l’honorer, ils vont jusqu’à l’adorer! A Mexico, dès que les cérémonies de son sacre sont achevées, on n’ose plus lever les yeux sur lui; et, comme si on l’avait déifié en l’élevant à la royauté, parmi les serments qu’on lui fait prêter, après avoir juré de maintenir la religion, les lois, les libertés, d’être vaillant, juste et débonnaire, il jure aussi de faire que le soleil répande sa lumière accoutumée, que les nuées se déversent en pluie en temps opportun, que les rivières se maintiennent dans leurs lits, et que la terre produise tout ce qui est nécessaire aux besoins de son peuple.

Montaigne est disposé à se défier de l’habileté de quiconque a une haute situation ou jouit de la faveur populaire.—C’est 361 surtout quand ils ont une haute situation ou jouissent de la faveur populaire, que je suis en défiance des gens, ne partageant pas toujours à cet égard une tendance qui est assez commune. Il faut en effet considérer combien cela donne avantage d’avoir toute autorité pour parler à son heure, choisir son sujet, rompre l’entretien ou en changer le cours; de pouvoir se défendre contre les objections qui vous sont faites par un mouvement de tête, un sourire, ou le silence devant une assemblée qui tremble devant vous par déférence et respect. Un homme de fortune scandaleuse, donnant son avis sur un propos de peu d’importance qui se traitait à sa table sans que personne y apportât beaucoup d’ardeur, commença par ces mots qui sont textuels: «Ce ne peut être qu’un menteur ou un ignorant, celui qui nierait que, etc...» Appréciez le piquant de cet argument philosophique présenté le poignard à la main.

Il n’accepte qu’avec réserve les mots heureux de ses interlocuteurs, qui peuvent les avoir empruntés et ne pas se rendre compte eux-mêmes de leur valeur.—Une autre observation dont je fais grand cas c’est que, dans les conversations et les discussions, toutes les expressions qui nous paraissent heureuses ne doivent pas être acceptées sans contrôle. La plupart des hommes sont riches de la science d’autrui; il peut fort bien arriver à quelqu’un de citer un beau trait, une bonne réplique, une belle sentence, et de les mettre en avant sans en saisir toute la portée. On ne s’assimile pas tout ce qu’on emprunte: c’est ce dont, à l’aventure, on peut juger par moi-même. Il ne faut pas toujours se rendre à ces expressions, si justes, si belles qu’elles paraissent: il faut les réfuter nettement, si on est en mesure de le faire; ou battre en retraite, comme si on ne les avait pas entendues, tâtant leur auteur de toutes parts pour se rendre compte de l’importance qu’elles ont dans sa bouche. Toutefois, il peut arriver qu’à ce jeu nous nous enferrions et ajoutions à la violence du coup qui nous est porté. Jadis, quand, trop pressé par l’adversaire, et les nécessités de la lutte m’y obligeant, j’ai eu recours à ces ripostes, qui parfois ont porté au delà de mes intentions et de mes espérances, je les donnais uniquement pour ne pas demeurer en reste dans les attaques dont j’étais l’objet, et il s’est trouvé qu’elles frappaient fort.—Il m’arrive aussi lorsque je discute avec un adversaire vigoureux, de m’amuser à devancer ses conclusions, lui évitant ainsi la peine de développer son idée, cherchant à prévenir l’expression de sa pensée alors qu’elle ne fait que naître et est encore indécise, l’ordre et la suite qu’il apporte à ses raisonnements m’avertissant à l’avance de ce qui me menace. Avec ces autres, au contraire, qui ne se rendent pas toujours compte de ce qu’ils disent, j’agis tout au rebours: je les attends pour voir où ils veulent en venir, on ne peut avec eux faire à l’avance aucune supposition.

Il se méfie également de ceux qui, dans leurs reparties, se renferment dans les généralités; il faut les amener à préciser pour savoir ce qu’ils valent.—Quand ils se bornent 363 à formuler leurs appréciations par des généralités, telles que: «Ceci est bon, cela ne l’est pas», et qu’ils rencontrent juste, examinez si ce n’est pas l’effet du hasard; amenez-les à circonscrire et à préciser un peu leur manière de voir; qu’ils disent en quoi ceci est bon, par où cela pèche. Ces appréciations conçues en termes généraux, qui sont d’emploi si fréquent, ne signifient rien. Ceux qui les émettent me font l’effet de ces gens qui saluent une foule en s’adressant vaguement aux groupes qui la composent; tandis que ceux qui connaissent réellement les personnes qui entrent dans sa composition, les saluent individuellement et les distinguent en les appelant chacune par son nom; mais c’est beaucoup s’exposer que d’en agir comme ces derniers et de préciser. Je vois tous les jours, et parfois plusieurs fois en un jour, des esprits de peu de fond qui, à la lecture d’un ouvrage, voulant faire les connaisseurs et faire remarquer ce qu’il peut présenter de particulièrement beau, font porter leur admiration sur des points si mal choisis qu’au lieu de nous faire ressortir le talent parfait de l’auteur, ils ne nous apprennent que leur parfaite ignorance. On est certain de ne pas se tromper, en disant: «Voilà qui est beau», quand on vient d’entendre une page entière de Virgile, et les malins n’y manquent pas; mais entreprendre de le suivre dans les détails, formuler sur chacun une appréciation distincte et motivée; faire remarquer par où un bon auteur se surpasse, analyser ses mots, ses phrases, ses idées et ses diverses qualités les unes après les autres, à d’autres! eux n’en sont pas capables: «Il faut non seulement écouter ce que chacun dit, mais encore examiner ce qu’il pense et pourquoi il le pense (Cicéron).»

Souvent les sots émettent des idées justes, mais elles ne sont pas d’eux; hors d’état d’en faire une judicieuse application, il n’y a qu’à les laisser aller, ils ne tardent pas à s’embourber.—J’entends journellement des sots dire des mots qui ne sont pas sots; ce qu’ils disent est juste, reste à savoir jusqu’à quel point ils s’en rendent compte et d’où ils l’ont tiré. Souvent c’est nous qui les aidons à placer un mot heureux, une bonne raison mais qui ne sont pas de leur crû: ils les avaient seulement en garde, ils les produisent à l’aventure et à tâtons, c’est nous qui leur donnons de l’importance et du prix. Vous faites leur jeu, et pour aboutir à quoi? Ils ne vous en savent aucun gré et n’en deviennent que plus ineptes; ne les secondez pas, laissez-les aller, ils en arriveront à ne plus user de ces phrases toutes faites, que comme des gens qui ont peur de s’échauder; ils n’oseront en changer ni les termes, ni la signification, non plus que s’y appesantir; secouez-les tant soit peu, elles leur échappent et ils vous les abandonnent si appropriées, si belles qu’elles soient; ce sont de belles armes, mais qui, entre leurs mains, sont mal emmanchées. Que de fois en ai-je vu faire l’expérience: si vous venez à les éclairer et à les mettre sur la voie, sur-le-champ ils font leur et tournent à leur profit la justesse de l’interprétation que vous venez d’en donner: 365 «C’est ce que je voulais dire, répliquent-ils: c’est précisément là ce que j’avais en tête; si je ne l’ai pas ainsi exprimé, c’est que l’expression m’a fait défaut.» Insistez, il faut user de malice pour châtier ces orgueilleux imbéciles. La maxime d’Hégésias qu’«il ne faut ni haïr ni poursuivre, mais instruire», si juste par elle-même, n’est pas de mise dans ce cas; il y aurait injustice et inhumanité à secourir et remettre d’aplomb qui n’en a que faire et qui en vaudrait moins. J’aime à les laisser s’embourber et s’empêtrer plus encore et si profondément, si c’est possible, qu’enfin ils se reconnaissent pour ce qu’ils sont.

Reprendre un sot avec l’espérance de rectifier son jugement, c’est peine perdue.—La sottise et le déréglement de nos sens ne peuvent guérir du fait d’un avertissement qui nous est donné, et nous pouvons dire de leur guérison ce que Cyrus, sur le point de livrer bataille, répondait à quelqu’un qui le pressait d’exhorter son armée, que «les hommes ne deviennent pas courageux et belliqueux instantanément, sous le coup d’une belle harangue, pas plus qu’on ne devient subitement musicien parce qu’on vient d’entendre une bonne chanson». Il faut à cela des apprentissages qui doivent précéder la mise en œuvre et que peut seule produire une longue et constante éducation. Nous devons prendre ce soin pour les nôtres, les instruire, les corriger avec assiduité; mais aller prêcher le premier passant venu, relever l’ignorance ou la sottise du premier individu que l’on rencontre, c’est un usage que je désapprouve fort. Je le pratique rarement, même dans les conversations particulières que je puis avoir, et suis prêt à tout lâcher plutôt que d’en venir à reprendre par la base une instruction qui est du fait d’un maître d’école; je ne suis pas plus d’humeur à parler qu’à écrire pour des commençants; quant aux conversations générales auxquelles je prends part, comme à celles échangées entre d’autres personnes que moi, si faux et si absurde que me paraisse ce que j’y entends, je ne m’élève jamais contre, ni par un mot, ni par un geste.

Ce qu’il y a de plus déplaisant chez un sot, c’est qu’il admire toujours tout ce qu’il dit.—Rien ne me cause tant de dépit dans la sottise que de la voir se complaire en elle-même, en ressentir du contentement, plus que n’en peut éprouver la raison quelque sujet de satisfaction qu’elle ait. C’est un malheur que la prudence interdise d’être satisfait et fier de soi et vous laisse toujours mécontent et craintif, là où l’entêtement et la témérité portent ceux qui ont ces défauts à se réjouir en toute assurance. Ce sont toujours les plus malhabiles qui reviennent pleins de gloire et d’allégresse de ces luttes oratoires, regardant les autres avec mépris; le plus souvent l’outrecuidance de leur langage, la gaîté qu’ils manifestent leur donnent le succès aux yeux de l’assistance qui, d’ordinaire, a le jugement faible et est incapable de discerner et de bien juger de quel côté est réellement l’avantage. L’obstination et une opinion trop ardente sont des preuves certaines 367 de bêtise; est-il rien de plus affirmatif, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave et sérieux que l’âne?

Les causeries familières à bâtons rompus ont aussi leurs charmes; les propos vifs, les reparties hardies, forment le caractère et peuvent parfois nous éclairer sur nos défauts.—Ne pouvons-nous pas comprendre dans ce chapitre afférent aux conversations et échanges d’idées, les causeries familières où il se fait assaut d’esprit et où les propos vont se succédant sans suite, auxquelles on se livre dans l’intimité, entre amis heureux de se trouver ensemble, riant et se moquant plaisamment et avec verve les uns des autres? C’est un exercice qui convient assez à ma gaîté naturelle; s’il n’est pas aussi sérieux et ne réclame pas une aussi forte tension d’esprit que celui dont nous avons parlé jusqu’ici, il n’en a pas moins du piquant, tient l’esprit en éveil et a des avantages; c’était aussi l’opinion de Lycurgue. En ce qui me touche, j’y apporte plus de laisser aller que d’esprit, et plus de bonheur que d’imagination; du reste, je supporte très bien les coups que l’on me porte et endure, sans que cela altère mon humeur, les revanches que l’on peut prendre sur moi, si rudes qu’elles soient et lors même qu’elles dépassent les bornes; et si, quand on s’attaque à moi, je ne suis pas à même de riposter sur-le-champ, je ne vais pas m’amusant et m’entêtant à discuter le coup, je n’y apporte ni humeur, ni mauvaise foi; je le subis, m’y résignant avec bonne grâce, remettant d’en avoir raison à une heure meilleure: il n’y a pas de marchand qui toujours fasse des bénéfices. Chez la plupart des gens, le visage et la voix s’altèrent quand la force vient à leur manquer; et, par une colère déplacée, au lieu de se venger, ils ne font que témoigner tout à la fois de leur faiblesse et de leur impatience. Dans ces moments de surexcitation, nous actionnons parfois des cordes secrètes qui mettent en jeu nos imperfections auxquelles, si nous étions plus calmes, nous ne pourrions toucher sans que cela constitue une offense; par là, nous nous rendons mutuellement le service de nous avertir de nos défauts.

Les jeux de main sont à proscrire; ils dégénèrent trop souvent en voies de fait.—Il y a en France d’autres jeux en usage qui, violents et ne respectant rien, conduisent finalement à en venir aux mains; ces jeux, je les hais mortellement, car j’ai la peau tendre et sensible; dans ma vie, j’ai vu deux princes de la famille royale auxquels ils ont coûté la vie. Ce sont de vilains jeux que ceux où l’on finit par se battre.

Comment Montaigne s’y prenait pour juger d’une œuvre littéraire sur laquelle l’auteur le consultait; sur les siennes, sur ses Essais, il était toujours hésitant bien plus que lorsqu’il s’agissait de celles des autres.—Quand je veux juger de quelqu’un, je lui demande dans quelle mesure il est satisfait de lui-même, jusqu’à quel point ce qu’il dit ou ce qu’il pense le contente. Je cherche à éviter qu’il use de faux-fuyants: «J’ai fait ceci en me jouant; ce travail a été arraché du métier, alors qu’il 369 était encore imparfait (Ovide); je n’ai pas mis une heure à le faire; je ne l’ai pas revu depuis.» A ces excuses je réponds: Laissons donc de côté ce que vous avez ainsi fait et donnez-moi quelque ouvrage qui vous représente bien tout entier, sur lequel il vous convienne qu’on vous apprécie, et indiquez-nous ce que vous y trouvez de plus beau? Est-ce cette partie ou celle-ci; est-ce le sujet dont vous avez fait choix, la grâce que vous avez mise à le traiter; l’imagination, le jugement ou le savoir dont vous y faites preuve? Je constate, en effet, qu’ordinairement on fait erreur, aussi bien quand on juge son propre travail que lorsqu’il s’agit de celui d’autrui, non seulement en raison de l’affection qui s’y mêle, que parce qu’on n’est pas capable de le bien connaître et d’en bien discerner ce qui le distingue. L’œuvre, par son propre mérite ou sa bonne fortune, peut encore mettre l’ouvrier en relief et outrepasser son imagination et son savoir.—Pour moi, je ne juge aucune production étrangère avec moins de lucidité que les miennes; tantôt je prise fort mes Essais, tantôt je n’en fais pas cas, portant sur eux un jugement qui varie beaucoup et sur lequel je suis en doute. Il y a des livres utiles par le sujet même qu’ils traitent et qui ne servent en rien à la réputation de l’auteur; il y a aussi de bons livres qui, comme certains labeurs qui ont cependant leur raison d’être, font honte à l’ouvrier. Je pourrais écrire sur la manière dont nous tenons table, dont nous nous habillons: ce serait, à la vérité, à mon corps défendant; je pourrais le faire aussi sur les édits rendus à notre époque, sur les lettres des princes qui ont été chargés des affaires de l’état; ou bien composer un abrégé d’un bon livre (quoique tout abrégé d’un bon livre soit un sot abrégé) et ce livre venir à se perdre, et autres choses semblables; ces productions pourraient être de très grande utilité pour la postérité, mais quant à l’honneur que cela me procurerait, il dépendrait uniquement de ma bonne fortune. Une bonne partie des livres qui ont de la réputation, sont dans ces conditions.

Un point sur lequel il faut se montrer très réservé, c’est lorsqu’on rencontre des idées qui peuvent ne pas appartenir en propre à l’auteur, sans qu’on ait de certitude à cet égard.—Il y a quelques années, lisant Philippe de Comines, un très bon auteur assurément, j’y remarquai ce mot comme n’étant pas banal: «Qu’il faut bien se garder de rendre tant de services à son maître, qu’on le mette dans l’impossibilité de vous récompenser suivant vos mérites.» L’idée est à louer, seulement elle n’est pas de lui; je l’ai rencontrée il n’y a pas longtemps dans Tacite: «Les bienfaits sont agréables tant que l’on sait pouvoir les acquitter; mais s’ils dépassent nos moyens de les reconnaître, ils nous deviennent odieux.» Sénèque l’exprime catégoriquement: «Qui estime honteux de ne pas rendre, voudrait ne trouver personne dont il soit l’obligé:» Elle se retrouve dans Cicéron, sous une forme plus adoucie: «Qui ne se croit pas quitte envers vous, ne saurait être votre ami.» Le sujet traité peut, suivant sa nature, révéler un homme qui sait et a de la mémoire; mais, pour juger de ce qui lui 371 appartient plus spécialement et mérite attention, pour apprécier la force et la beauté de son âme, il faut savoir ce qui est réellement de lui et ce qui n’en est pas, et, dans ce qui n’est pas de lui, ce qui lui revient pour la part qu’il a au choix, à la disposition, à l’ornementation, au style. Il peut aussi avoir emprunté ses matériaux et en avoir empiré la forme, cela arrive souvent. Nous autres qui ne sommes pas familiarisés avec les livres, nous nous trouvons embarrassés quand nous voyons une belle idée chez un poète nouveau, un argument de valeur chez un prédicateur, et nous n’osons les en louer avant de nous être renseignés auprès de quelque savant pour savoir s’ils sont d’eux, ou si les auteurs en sont autres. Jusque-là, je me tiens toujours sur la réserve.

Digression sur Tacite. Cet historien s’est surtout attaché aux événements intérieurs, et il les juge plus qu’il ne les raconte.—Je viens de parcourir tout d’un trait l’histoire de Tacite (ce qui ne m’arrive guère, voilà bien vingt ans que je n’ai consacré à un livre une heure de suite); je l’ai fait sur le conseil d’un gentilhomme que la France estime beaucoup, tant pour sa valeur personnelle que pour son mérite et sa bonté qui lui sont communs avec ses frères, et il en a plusieurs. Je ne connais pas d’auteur qui, dans un livre qui enregistre tant de faits publics, fasse entrer tant de considérations sur les mœurs et les caractères des individus. Il me semble, contrairement à ce que lui-même paraît croire, que, s’appliquant à retracer sous toutes leurs phases les vies des empereurs de son temps, si diverses et si excessives en tout, la relation d’un aussi grand nombre d’actions mémorables, celles notamment que leur cruauté a fait naître chez leurs sujets, lui donnait matière de nous entretenir de faits plus instructifs et plus intéressants que s’il nous eût raconté les batailles et les agitations auxquelles le monde entier se trouvait en proie; si bien que, souvent, à le voir passer légèrement sur ces morts si belles, je trouve qu’il n’en tire pas tous les enseignements qu’elles renferment, comme s’il craignait de nous ennuyer par leur nombre et les longueurs qui en seraient résultées. C’est une des formes de l’histoire de beaucoup la plus utile, les événements publics dépendant surtout de l’ingérence de la fortune, les événements privés de nous-mêmes. Tacite juge les faits qui se sont passés, plutôt qu’il n’en rapporte l’histoire; il y a chez lui plus d’enseignements que de récits; ce n’est pas un livre à lire, il est à étudier et à apprendre; il renferme tant de sentences, qu’il y en a à tort et à raison; c’est une pépinière de discours moraux et politiques, propres à en pourvoir et en parer ceux en situation de participer à la direction du monde. Il émet toujours à l’appui de ses dires, des raisons solides et vigoureuses, incisives et spirituelles, dans le style affété de son siècle, où on aimait tant à se donner de l’importance, que lorsque les choses par elles-mêmes ne prêtaient pas à la subtilité et au piquant, on en mettait dans les paroles. Sa manière d’écrire ressemble assez à celle de Sénèque, mais me semble plus étoffée, tandis 373 que celle de ce dernier a plus de vivacité; elle convient plutôt à un état troublé et maladif comme est le nôtre en ce moment, vous diriez souvent que c’est nous qu’il peint et qu’il critique.

Sa sincérité ne fait pas doute et il était du parti de l’ordre; néanmoins, il semble avoir jugé Pompée avec trop de sévérité; et, à propos de Tibère, Montaigne a quelque doute sur l’impeccabilité de son jugement.—Ceux qui doutent de sa sincérité, indiquent assez qu’ils ont d’autres raisons de ne pas l’aimer. Ses opinions sont sages et il appartient au meilleur des partis qui divisaient Rome. Je me plains un peu toutefois de ce qu’il ait jugé Pompée plus sévèrement que les gens de bien qui ont vécu de son temps et ont été en relations avec lui, et de l’avoir mis sur le même rang que Marius et Sylla avec cette seule différence qu’il était moins ouvert. On ne conteste pas qu’il n’entrât des idées d’ambition et de vengeance dans son désir de s’emparer du gouvernement, et ses amis eux-mêmes ont craint que la victoire ne lui fît dépasser les bornes de la raison, sans cependant l’entraîner, comme ceux dont il vient d’être question, à ne plus connaître de limites; rien dans la vie de Pompée ne laisse supposer qu’il en serait arrivé à ce degré de cruauté et de tyrannie, et, comme on ne saurait attribuer au soupçon la même valeur qu’à l’évidence, je ne crois pas qu’il eût été tel. On pourrait peut-être tenir les narrations de Tacite pour vraies et sincères, par cela même qu’elles ne sont pas toujours en rapport avec les jugements par lesquels il conclut, dans lesquels il suit son idée première quelle que soit la manière dont il nous présente le fait et sans qu’il en modifie, si peu que ce soit, la physionomie. Il approuve la religion de son temps, se conformant ainsi à ce qu’ordonnaient les lois; il n’y a pas à l’en excuser, il ignorait le vrai Dieu; cela a été un malheur pour lui, mais non un défaut.

Je me suis surtout attaché à me rendre compte de son jugement, et, sur quelques points, je ne suis pas bien fixé à cet égard, comme par exemple à propos de cette phrase de la lettre que Tibère, vieux et malade, envoyait au sénat: «Vous écrirai-je, Messieurs; comment vous l’écrirai-je; ou bien ne vous l’écrirai-je pas? Mais, à l’heure actuelle, les dieux et les déesses ont, à n’en pas douter, décidé de ma perte, car je me sens dépérir de plus en plus chaque jour?» Je ne saisis pas comment Tacite voit là un signe évident que la conscience de Tibère était bourrelée de remords; du moins, en lisant ce passage, cela ne m’a pas produit cet effet.

Il lui reproche aussi de s’excuser d’avoir parlé de lui-même; Montaigne, lui, parle de lui-même dans ses Essais, ne parle que de lui et en observateur désintéressé.—Je trouve aussi un peu timide de sa part, qu’ayant eu occasion de dire qu’il avait exercé à Rome une magistrature honorable, il s’excuse pour qu’on ne croie pas qu’il l’a dit par ostentation; cela paraît bien de l’humilité pour un homme de cette envergure; n’oser parler franchement de soi, accuse un manque de courage. Un esprit 375 franc et élevé, qui juge sainement et sûrement, use sans y regarder de ses propres exemples comme de choses auxquelles il est étranger et se sert franchement de son témoignage comme de celui de tout autre. Il faut passer par-dessus ces règles mondaines de civilité quand c’est pour servir la vérité et la liberté.—Non seulement j’ose parler de moi, mais je ne parle que de moi; je fais fausse route, quand je parle d’autre chose, je sors de mon sujet. Je ne m’aime pas si aveuglément et ne suis pas si attaché et inféodé à moi-même que je ne puisse me regarder et me considérer en faisant abstraction de moi comme je ferais d’un voisin, d’un arbre; c’est une faute de ne pas voir ce que l’on vaut, tout comme d’en dire plus que l’on n’en voit. Nous devons aimer Dieu plus que nous-mêmes et le connaissons moins; ce qui n’empêche pas que nous en parlions à satiété.

Caractère de Tacite à en juger par ses écrits; on ne saurait que le louer, lui et les historiens qui agissent de même, d’avoir recueilli et consigné tous les faits extraordinaires et les bruits populaires.—Si de ses écrits on peut déduire ce qu’il était, Tacite devait être une personnalité éminente, de nature droite et courageuse, sans superstition, ayant l’âme généreuse d’un philosophe. On pourra le trouver quelque peu hardi dans ce qu’il avance, comme lorsqu’il raconte qu’un soldat portant une charge de bois, ses mains se raidirent par le froid, au point qu’elles se collèrent à son fardeau et que, se séparant des bras, elles y demeurèrent fixées et inanimées. En pareille matière, j’ai l’habitude de m’incliner devant l’autorité de témoins de grande valeur.

En nous contant aussi que Vespasien guérit à Alexandrie, par la faveur du dieu Sérapis, une femme aveugle, en lui passant de sa salive sur les yeux, et je ne sais quel autre miracle, il suit l’exemple et obéit au devoir de tous les bons historiens. Ils enregistrent les événements importants, et les bruits et idées en circulation dans les foules sont du nombre des faits de la vie publique. Leur rôle est de rapporter les croyances générales et non de les ramener dans l’ordre, ce qui est du domaine des théologiens et des philosophes qui ont charge de diriger les consciences; c’est ce qui a fait dire très sagement à un autre historien, grand homme comme lui: «A la vérité, j’en dis plus que je n’en crois; mais comme je ne prétends pas certifier les choses dont je doute, je n’entends pas non plus supprimer celles que j’ai apprises (Quinte-Curce)»; un autre dit encore: «On ne doit pas se mettre en peine d’affirmer ou de réfuter les choses..., il faut s’en tenir à la renommée (Tite-Live).» Quoique écrivant dans un siècle où la croyance aux prodiges s’amoindrissait, Tacite dit pourtant ne pas vouloir s’interdire d’insérer dans ses Annales et d’y consigner ce que tant de gens de bien admettent et ce que révérait si profondément l’antiquité; on ne saurait mieux dire. L’histoire doit s’écrire en rapportant les faits tels qu’ils nous parviennent et non selon ce que nous en jugeons.—Moi, 377 qui suis roi en la matière que je traite et n’en dois compte à personne, je n’ai cependant pas pleine confiance en moi-même. Je hasarde souvent des boutades de mon esprit desquelles je me défie et certaines finesses d’expressions que j’estime risquées; je les laisse aller quand même, remarquant que cela est parfois pris en bonne part et qu’il n’appartient pas à moi seul d’en juger. Je me présente debout et couché, de face et d’arrière, de droite et de gauche, tel que je suis à l’état de nature. Les esprits égaux en force, ne le sont pas toujours dans leurs goûts, ni dans l’application qu’ils apportent à ce qui les occupe. Voilà ce qui, sur cet historien, me revient en mémoire d’une façon générale et un peu incertaine; il est à observer que, dans ces conditions, tout jugement ne peut forcément qu’être vague et imparfait.

CHAPITRE IX.    (ORIGINAL LIV. III, CH. IX.)
De la vanité.

Montaigne plaisante sur la manie qu’il a d’enregistrer tout ce qui lui passe par la tête; c’est là une occupation qu’il pourrait prolonger indéfiniment.—Il n’y a peut-être pas de vanité plus réelle que d’écrire sur ce sujet, aussi inutilement que je le fais. Ce que Dieu nous a si divinement exprimé, devrait être soigneusement et continuellement médité par les gens intelligents. Qui ne voit que la route que je suis sans arrêt ni fatigue, me mènera tant qu’il y aura au monde de l’encre et du papier? Je ne puis retracer ma vie en narrant ce que j’ai fait, qui est de trop faible importance; je la retrace en consignant les idées qui me passent par la tête. N’ai-je pas connu un gentilhomme qui ne communiquait rien de sa vie que par le travail de ses intestins: on voyait exposée chez lui une rangée de vases de nuit, en contenant les résidus de sept ou huit jours; c’était ce qui faisait l’objet de ses études, de ses entretiens; tout autre sujet lui répugnait. Ce que j’expose ici est un peu plus décent; ce sont les élucubrations toujours mal digérées d’un esprit devenu vieux, tantôt prolixe, tantôt réservé. Quant à voir prendre fin ces continuelles agitations et transformations de mes idées, quels que soient les sujets auxquels elles ont trait, songeons que Diomède, s’occupant uniquement de grammaire, en a rempli six mille volumes. A quoi peut conduire le bavardage, alors que le bégaiement et les préambules du langage ont pu, à eux seuls, permettre d’infliger au monde d’avoir à supporter l’horrible charge de tant de volumes! Que de paroles pour ne traiter que de la parole! O Pythagore, pourquoi n’avoir pas conjuré cette tempête! On reprochait, aux temps jadis, à un Galba l’oisiveté de sa vie; il répondit que «chacun devait compte de ses actes et non de son repos», ce en quoi il se trompait: 379 la justice a aussi à connaître de ceux qui ne travaillent pas et elle les a en animadversion.

On devrait faire des lois contre les écrivains inutiles; il y en a tant que, pendant qu’on sévirait contre les plus dangereux, lui-même aurait le temps de s’amender.—Les lois devraient avoir quelque peine édictée contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il en existe contre les vagabonds et les fainéants; on bannirait de la sorte des mains du peuple mes ouvrages et ceux de cent autres. Ce n’est pas là une plaisanterie. La démangeaison d’écrire semble l’un des symptômes d’un siècle en effervescence. Quand avons-nous jamais tant écrit que depuis que l’ère de nos troubles s’est ouverte? les Romains l’ont-ils jamais tant fait, que lorsqu’ils touchaient à leur ruine? Outre que les progrès de l’esprit ne sont pas ce qui rend sage au point de vue politique, cette occupation oisive, qu’est le travail de la plume, naît de ce que chacun s’intéresse mollement aux devoirs de sa charge et s’en dispense. La corruption du siècle se fait par la coopération de chacun de nous en particulier: les uns y contribuent par la trahison, les autres par l’iniquité, l’irréligion, la tyrannie, l’avarice, la cruauté, suivant le degré de leur puissance; les plus faibles y apportent la sottise, la vanité, l’oisiveté: je suis de ces derniers. Il semble que ce soit la saison des choses frivoles, quand, de toutes parts, le mal nous accable; à une époque où la méchanceté s’exerce si communément, n’être qu’inutile devient digne d’éloges. Je me console en pensant que si la justice s’en mêlait, je serais des derniers sur lesquels elle mettrait la main; pendant qu’on s’occuperait de ceux qui gênent le plus, j’aurais le loisir de m’amender; car il serait déraisonnable, ce me semble, de poursuivre la réparation de menus inconvénients, quand les grands pullulent. Philotime, le médecin, auquel quelqu’un présentait son doigt à panser, et qu’à sa mine et à son haleine il reconnaissait atteint d’un ulcère aux poumons, lui dit: «Mon ami, ce n’est pas l’heure de t’amuser à te soigner les ongles.»

Comment les politiques amusent le peuple alors qu’ils le maltraitent le plus.—Pourtant, à ce propos, j’ai vu, il y a quelques années, un personnage pour la mémoire duquel j’ai conservé une estime toute particulière, qui, alors que nous étions aux prises avec les pires calamités, qu’il n’y avait plus ni loi, ni magistrat remplissant son mandat pas plus, du reste, que maintenant, se mit à publier un ouvrage sur je ne sais quelles insignifiantes réformes touchant le costume, la cuisine et la chicane. Ce sont là des amusettes qu’on donne en pâture à un peuple qui est malmené, pour dire qu’on ne l’a pas complètement oublié. Ceux-là font de même qui, dans les moments critiques, rendent des arrêtés pour défendre formellement certaines formes de langage, les danses et les jeux, à un peuple en proie à tous les vices les plus exécrables. Ce n’est pas le moment de se laver et de se décrasser, quand on est atteint d’une bonne fièvre. Seuls, les Spartiates se 381 mettaient à se peigner et à se friser avec soin, quand ils étaient sur le point de s’engager dans quelque aventure où ils couraient risque de la vie.

Tout différent des autres, Montaigne se sent plus porté à devenir meilleur dans la bonne que dans la mauvaise fortune.—J’ai cette autre très mauvaise habitude que, si j’ai un escarpin de travers, je laisse de même sans les redresser et ma chemise et mon habit; je dédaigne de m’amender à moitié. Quand je suis en fâcheuse situation, je m’acharne au mal qui me tient, je m’abandonne par désespoir, ne me retiens plus dans ma chute et jette, comme on dit, le manche après la cognée; je m’obstine à faire de mal en pis, et n’estime plus que je mérite attention de ma part. Il faut que tout en moi soit ou tout bien, ou tout mal. Je suis heureux que ce désolant état mental se produise à un âge qui ne l’est pas moins; il m’est moins douloureux que mes maux s’en trouvent aggravés que si mon bon temps de jadis en avait été troublé. Les paroles qui m’échappent quand je suis dans le malheur, sont des paroles de dépit; mon courage se hérisse au lieu de céder. A l’inverse des autres, je suis plus dévot dans la bonne que dans la mauvaise fortune; j’applique en cela le précepte de Xénophon, mais sans y être amené par les motifs qui le lui inspirent; je fais plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que pour le solliciter. Je veille plus sur ma santé quand elle est bonne, que je ne prends de soin pour la rétablir quand elle laisse à désirer; la prospérité m’instruit et me rappelle à mes devoirs, me produisant le même effet que chez d’autres le malheur et les verges. Comme si le bonheur était incompatible avec une bonne conscience, les hommes ne reviennent au bien que dans la mauvaise fortune; chez moi, il me porte d’une façon toute particulière à la modération et à la modestie. La prière me gagne, la menace me rebute; la faveur me fait fléchir, la crainte me raidit.

Il aimait le changement et, comme conséquence, les voyages; cela le sortait de chez lui, car s’il est agréable de commander chez soi, cela a aussi ses ennuis.—Il est assez dans la nature humaine que ce que nous n’avons pas, nous plaise plus que ce que nous avons; nous aimons le mouvement et le changement: «Le jour lui-même ne nous est agréable que parce que chaque heure prend des aspects différents (Pétrone)», et je suis assez dans ces dispositions. Ceux qui sont d’humeur contraire, qui éprouvent de la satisfaction d’eux-mêmes, qui apprécient que ce qu’ils ont vaut mieux que ce qu’ils n’ont pas, qui ne voient rien de préférable au milieu dans lequel ils se trouvent, s’ils ne sont pas mieux lotis que nous, sont néanmoins plus heureux. Je n’envie pas leur sagesse, mais bien leur bonne fortune.

Cette disposition à toujours souhaiter des choses nouvelles et inconnues, contribue beaucoup à entretenir en moi le goût des voyages, auxquels me convient aussi nombre d’autres circonstances, et en particulier la facilité avec laquelle je me désintéresse de la direction 383 de ma maison. Il y a quelque agrément à commander, ne fût-ce que dans une grange, et à être obéi des siens; mais c’est un plaisir trop uniforme et insipide et qui forcément est accompagné de préoccupations pénibles. Tantôt c’est l’indigence et l’oppression qui pèsent sur vos gens et qui vous affligent, tantôt c’est une querelle avec vos voisins, tantôt un empiètement de leur part sur vos domaines: «Ce sont, ou vos vignes que la grêle a ravagées, ou vos arbres, vos champs qui manquent d’eau; ce sont des chaleurs trop fortes ou des hivers trop rigoureux qui viennent tromper vos espérances (Horace)»; à peine pendant six mois Dieu vous enverra-t-il un temps qui satisfasse pleinement votre régisseur; et encore s’il profite aux vignes, il est à craindre qu’il ne nuise aux prés: «Tantôt un soleil trop ardent brûle les moissons; tantôt des pluies subites, d’âpres gelées, les détruisent; tantôt c’est la violence du vent qui les emporte dans ses tourbillons (Lucrèce).» A quoi il faut ajouter que, comme le soulier neuf et bien confectionné de cet homme des temps passés qui lui blessait le pied, un étranger ne sait pas combien il vous en coûte, combien de sacrifices il vous faut faire, pour maintenir l’accord apparent qui se voit dans votre famille et chez vos serviteurs et que peut-être vous achetez trop cher.

Peu fait à la gestion de ses biens, elle lui était d’autant plus à charge que ce qu’il avait lui suffisait et qu’il n’avait nulle envie de l’augmenter.—J’ai pris tard l’administration de mes biens; ceux que la nature avait fait naître avant moi, m’en ont longtemps déchargé et, déjà alors, j’avais pris d’autres habitudes plus en rapport avec mon tempérament. Toutefois, d’après ce que j’en ai vu, c’est une occupation plus absorbante que difficile; quiconque est capable d’autre chose, l’est bien aisément de celle-là. Si j’avais poursuivi la richesse, cette voie m’eût paru trop longue; je me serais mis au service des rois, ce qui, de toutes les professions, est la plus lucrative. Mais, ne prétendant qu’à la réputation de ne rien ajouter à mon patrimoine et de n’en rien dissiper, ce qui s’accorde avec le reste de ma vie qui s’est passée à ne rien faire qui vaille soit en bien, soit en mal; ne cherchant sur cette terre qu’à passer, je puis, Dieu merci, m’acquitter de cette gestion, sans trop y apporter d’attention. Au pis aller, on peut toujours prévenir la pauvreté en réduisant ses dépenses, ce que je m’efforce de faire, comme aussi de me réformer, avant qu’elle ne m’y contraigne. Du reste, je suis arrivé peu à peu, en moi-même, à me suffire avec moins que ce que j’ai et cela sans en éprouver de regret: «Ce n’est pas d’après les revenus de chacun, mais d’après ses besoins, qu’il faut estimer sa fortune (Cicéron).» Mes besoins réels n’absorbent pas tellement tout mon avoir que, sans me priver du nécessaire, la fortune n’ait encore moyen de mordre sur moi. Si ignorant et si dédaigneux que je sois de mes affaires domestiques, ma présence contribue cependant beaucoup à les maintenir en bonne voie; je m’y emploie, bien qu’à contre-cœur, sans compter qu’il y a ceci de particulier chez moi que, lorsque je ne 385 suis pas là, en dehors du surcroît de dépenses auxquelles je suis obligé pour moi-même, il s’y dépense autant que quand j’y suis.

Les voyages ont l’inconvénient de coûter cher, mais cela ne l’arrêtait pas; il s’arrangeait du reste pour y subvenir sans entamer son capital.—Les voyages n’ont de déplaisant pour moi que la dépense qui est considérable et dépasse mes ressources, ayant coutume de me faire suivre d’un train de maison, non seulement dans la mesure du nécessaire, mais permettant de faire figure; ce qui m’oblige à en réduire d’autant plus la fréquence et la durée, car je n’y emploie que le surplus de mes revenus et ma réserve, temporisant, ajournant suivant ce dont je puis disposer. Je ne veux pas que le plaisir de me promener enlève rien à mon bien-être quand je suis au repos; j’entends, au contraire, que les satisfactions que j’éprouve dans les deux cas, se complètent les unes par les autres et s’en trouvent accrues. La fortune m’est venue en aide sur ce point, en ce que, préoccupé par-dessus tout de mener une vie tranquille, plutôt oisive qu’affairée, elle m’a délivré du souci d’augmenter mes richesses, pour pourvoir à l’avenir de nombreux enfants. Je n’ai qu’une fille; si elle n’a pas assez de ce qui m’a abondamment suffi, tant pis pour elle: il y aura imprudence de sa part, et elle ne méritera pas que je lui en désire davantage. Chacun, à l’exemple de Phocion, pourvoit suffisamment ses enfants, quand il les dote dans la mesure où, s’ils lui ressemblaient, cela leur suffirait. Je ne suis pas, à cet égard, de l’avis de Cratès, qui déposa ses fonds chez un banquier, en disposant que «si ses enfants étaient des sots, cet argent leur serait remis; et que, s’ils étaient intelligents, il serait distribué aux plus sots du peuple», comme si les sots, parce qu’ils sont moins capables de se passer de richesses, étaient plus capables d’en user!—Quoi qu’il en soit, le dommage qui pourrait résulter de mon absence, pour la gestion de mes biens, ne me paraît pas valoir, tant que je serai à même de le supporter, que je me prive des occasions qui se présentent de me distraire des ennuis auxquels je suis en butte quand je suis chez moi.

Si peu qu’il s’occupât de son intérieur, il y trouvait mille sujets de contrariété qui, si légers qu’ils soient, constamment répétés, ne laissent pas de blesser souvent davantage que de plus grands maux.—Il s’y trouve toujours quelque chose qui va de travers: tantôt ce sont les affaires d’une maison qui vous tiraillent, tantôt celles d’une autre; vous voyez tout de trop près, votre perspicacité vous nuit ici, comme cela arrive souvent ailleurs. J’évite de me fâcher et feins de ne pas voir les choses qui vont mal; néanmoins je ne puis tant faire qu’à toute heure, je ne me heurte à quelque rencontre qui me déplaît; et les friponneries qu’on me cache le plus, sont celles que je connais le mieux; il en est même auxquelles, pour en atténuer les inconvénients, il faut se prêter soi-même à les cacher. Légers désagréments, direz-vous; oui, mais si légers qu’ils soient parfois, ce 387 n’en sont pas moins des désagréments. Les moindres empêchements, de si minime importance qu’ils soient, sont les plus acérés; les impressions typographiques en petits caractères sont celles qui fatiguent le plus la vue, de même les petits incidents sont ceux qui nous piquent le plus. La tourbe des petites contrariétés nous énerve plus qu’un mal violent, si grand qu’il soit. Plus ces épines de notre vie sont drues et déliées, moins nous nous en méfions et plus leurs morsures sont aiguës, plus elles nous prennent au dépourvu. Je ne suis pas philosophe, je ressens les maux dans la mesure où ils agissent sur moi: et ils agissent plus ou moins, selon la forme qu’ils affectent, selon ce sur quoi ils portent, et souvent plus que de raison; je les saisis avec plus de perspicacité qu’on n’en met généralement à s’en apercevoir, bien que j’y apporte plus de patience, et, quand ils ne me blessent pas, ils ne laissent pas de m’être à charge. C’est une chose délicate que la vie, son cours est facile à troubler. Dès que j’ai un sujet de chagrin, «la première impression reçue, on ne résiste plus (Sénèque)», si sotte qu’en soit la cause, mon humeur s’aigrit d’elle-même; puis elle se monte, s’exaspère, tirant à elle et entassant, pour s’exciter, griefs sur griefs: «En tombant goutte à goutte, l’eau finit par transpercer le rocher (Lucrèce).» Ces vétilles fréquentes me rongent et m’ulcèrent; les ennuis qui se répètent constamment ne sont jamais insignifiants; ils deviennent permanents et sans remède, quand * notamment ils proviennent du fait de membres de la famille, avec lesquels il y a communauté d’existence et avec lesquels on ne peut rompre.—Quand, loin de chez moi, ma pensée se reporte sur mes affaires et que je les envisage dans leur ensemble, je trouve, peut-être parce que je ne les ai pas bien présentes à la mémoire, que jusqu’à présent elles ont bien prospéré, mieux que mes comptes et les raisonnements que je fais ne me portaient à le croire; mes revenus m’apparaissent excédant ce qu’ils sont; de si belles apparences m’illusionnent; mais, dès que j’en reprends la direction, que je vois surgir tous ces menus détails, «alors mon âme se partage entre mille soucis (Virgile)»; mille choses y laissent à désirer ou me sont des sujets de crainte. Cesser complètement de m’en occuper, m’est très facile; m’y remettre sans regret, m’est bien difficile. C’est pitié que là où vous êtes, tout vous regarde et qu’il faille vous occuper de tout ce que vous voyez; je jouirais avec bien plus d’entrain, je crois, des plaisirs que m’offrirait une maison où je serais un étranger; j’y serais plus libre et plus suivant mes goûts. Je suis en cela en conformité de sentiment avec Diogène répondant à quelqu’un qui lui demandait quel vin il trouvait le meilleur: «Je préfère celui qui n’est pas de chez moi.»

Nullement sensible aux plaisirs de la vie de campagne, il n’aime pas davantage s’occuper des affaires publiques; jouir de l’existence lui suffit.—Mon père aimait à faire des constructions à Montaigne où il était né; et, dans toutes ces questions d’exploitation domestique, j’aime à suivre son exemple et sa 389 manière de faire, et ferai tout mon possible pour que ceux qui viendront après moi s’y emploient de même. Si je pouvais davantage pour son souvenir, je le ferais; je me fais gloire de ce que sa volonté s’exerce encore et s’accomplit par mon fait. Plaise à Dieu que jamais je ne manque une occasion d’agir, quand cela se pourra, comme l’eût fait de son vivant un si bon père. Si je me suis mêlé d’achever quelque vieux pan de mur et de modifier quelque partie de bâtiment mal établie, c’est certainement parce que tel était son projet, beaucoup plus que parce que cela me convenait; et je me reproche ma fainéantise qui m’a empêché de continuer la belle restauration qu’il avait commencé de faire subir à notre maison, d’autant que je risque fort d’en être le dernier propriétaire de notre race et celui qui y portera la dernière main. Mais je ne suis porté personnellement ni au plaisir de bâtir qu’on dit si attrayant, ni à chasser, jardiner, ni aux autres passe-temps de la vie de campagne; aucun n’est susceptible de beaucoup m’amuser. Ce sont là choses que je ne pratique pas, non plus que les opinions qui peuvent m’être une source de difficultés; je ne me soucie pas tant d’en avoir de robustes et d’éclairées, que de faciles et commodes pour l’existence; elles sont suffisamment saines et justes, quand elles sont utiles et agréables. Ceux qui m’entendent affirmer mon incapacité à m’occuper d’économie domestique, me soufflent à l’oreille que c’est par dédain. Que si je néglige de connaître les instruments dont il est fait usage pour les labours, les saisons qui leur sont propres, l’ordre dans lequel il doit y être procédé; comment se font mes vins, se greffent mes arbres; de posséder le nom des plantes et des fruits et les distinguer; de savoir la manière d’apprêter les viandes que nous mangeons journellement, démêler le nom et le prix des étoffes dont nous nous habillons, c’est parce que j’ai à cœur de m’occuper de sciences plus relevées, ceux-là m’irritent profondément par leurs réflexions; si cela était, ce serait sottise, et plutôt bêtise que gloire. Je préférerais, en effet, être bon écuyer, que bon logicien: «Que ne t’occupes-tu plutôt à des choses utiles, à faire des paniers d’osier ou des corbeilles de jonc (Virgile)!» Nous occupons notre pensée de généralités, des causes et de la marche de tout ce dont se compose l’univers, toutes choses qui s’accomplissent très bien sans nous, et nous laissons de côté ce qui concerne l’homme en général et notre propre personnalité qui nous touche de plus près encore.

Le plus ordinairement je réside chez moi; je voudrais m’y plaire plus qu’ailleurs: «Après tant de voyages par terre et par mer, après tant de fatigues et de combats, puisse-je enfin y trouver le repos pour ma vieillesse (Horace)!» je ne sais si j’en viendrai à bout. J’aurais voulu, en place de quelque autre partie de sa succession, avoir hérité de mon père l’amour passionné que, dans ses vieux ans, il portait à l’exploitation de ses biens; il était heureux de borner ses désirs à sa situation et de savoir se contenter de ce qu’il avait. Les gens qui s’adonnent à l’étude des hautes questions 391 politiques, pourront trouver que c’est se confiner dans une occupation peu relevée et stérile; cela m’importerait peu, si je parvenais à y prendre autant de goût que lui.—Je suis de l’avis que servir la cause publique et être utile au plus grand nombre, est ce qu’il y a de plus honorable: «Nous ne jouissons jamais mieux des fruits du génie, de la vertu et de toute espèce de supériorité, qu’en les partageant avec ceux qui nous touchent de plus près (Cicéron)»; mais en ce qui me regarde, j’y ai renoncé par poltronnerie et par conscience; de telles charges me paraissent si lourdes, qu’il me semble aussi que je suis incapable de les remplir. Platon, qui était maître en tout ce qui est relatif au gouvernement des états, s’abstint, lui aussi, d’en accepter. Je me contente de jouir du monde, sans y apporter trop d’ardeur; de mener une vie simplement supportable, qui ne pèse ni à moi, ni aux autres.

Il eût souhaité pouvoir abandonner la gestion de ses biens à un ami sûr, à un gendre par exemple, qui l’en eût débarrassé, lui assurant le bien-être pour la fin de ses jours.—Jamais homme ne s’en est remis aussi complètement et avec autant d’abandon que je le ferais aux soins et à l’administration d’un tiers, si j’avais à qui me confier. L’un de mes souhaits, à cette heure, serait de trouver un gendre qui saurait endormir mes vieux jours, en me faisant une existence commode; entre les mains duquel je déposerais, en toute souveraineté, la direction et l’emploi de mes biens; qui en ferait ce que j’en fais, et auquel j’en abandonnerais les bénéfices, pourvu qu’il y apportât un cœur vraiment reconnaissant et ami. Mais voilà! nous vivons dans un monde où la loyauté est inconnue, même de nos propres enfants.

Il se fiait à ses domestiques, évitant de se renseigner sur eux pour ne pas être obligé de les avoir en défiance.—Celui qui, lorsque je voyage, est dépositaire de mon argent, le reçoit intégralement et règle la dépense sans contrôle; du reste, si je comptais, il me tromperait tout autant; de la sorte, à moins que ce ne soit un scélérat, en m’en remettant à lui d’une façon absolue, je l’oblige à bien faire: «Beaucoup de gens nous enseignent à les tromper, en craignant de l’être; la défiance provoque l’infidélité (Sénèque).» La sûreté que je prends le plus communément à l’égard de mes gens, c’est de ne pas me renseigner sur eux; je ne présume le vice qu’après l’avoir constaté; je m’en fie plutôt à ceux qui sont jeunes, les estimant moins pervertis par le mauvais exemple.—Il m’est moins désagréable de m’entendre dire, au bout de deux mois, que j’ai dépensé quatre cents écus, que d’avoir chaque soir les oreilles rebattues par le règlement de ma dépense journalière, et entendre qu’elle a été de trois, de cinq, de sept écus; ce mode n’a pas fait que, sur ce point, j’aie été volé plus qu’un autre. Il est vrai que je prête la main à l’erreur; de parti pris, je ne sais que vaguement et d’une façon incertaine ce que j’ai d’argent; et, dans une certaine mesure, je suis content de cette incertitude. Il faut faire une petite part à la déloyauté ou à l’imprudence d’un serviteur; s’il nous reste de 393 quoi largement tenir notre rang, abandonnons à sa merci, sans y tant regarder, l’excédent que nous tenons de la libéralité de la fortune: c’est la part du glaneur. En somme, je n’attache pas tant d’importance à la bonne foi de mes gens, que je me soucie peu du tort qu’ils me font. Oh! quelle vilaine et sotte occupation que d’être constamment occupé de son argent, de se plaire à le manier, * à le peser, à le recompter! c’est par là que l’avarice nous gagne.

Il n’a jamais pu s’astreindre à lire un titre, un contrat; chez lui, la moindre chose le préoccupe.—Depuis dix-huit ans que j’administre mes biens, je n’ai pas su prendre sur moi d’examiner ni mes titres de propriété ni mes principales affaires, que je devrais cependant connaître à fond, puisque j’ai à y veiller. Ce n’est pas par mépris des choses passagères de ce monde, inspiré par la philosophie: je n’en suis pas détaché à ce degré, et les estime pour le moins à leur valeur; mais bien par l’effet d’une paresse et d’une négligence puériles et incurables. Que ne ferais-je pas plutôt que de lire un contrat, plutôt que de me mettre à secouer ces paperasses poudreuses qui me feraient l’esclave de mes affaires ou, ce qui est encore pis, l’esclave de celles des autres comme font tant de gens pour de l’argent. Rien ne me coûte tant que le souci et la peine; je ne recherche que la nonchalance et la mollesse. J’étais plutôt fait, je crois, pour vivre attaché à la fortune d’autrui, si cela se pouvait sans qu’il en résultât ni obligation ni servitude; et je ne sais si, à le considérer de près, étant donnés mon caractère et ma situation, joints à ce que j’ai à souffrir du fait de mes affaires, de mes serviteurs et de mes familiers, je n’en éprouve pas plus d’abjection, d’importunité et d’aigreur, que si je faisais partie de la suite d’un homme, né plus haut que moi, dans la dépendance duquel je serais sans qu’il gênât trop ma liberté: «La servitude est la sujétion d’une âme lâche et abjecte, privée de son libre arbitre (Cicéron).» Cratès fit plus: il se mit sous la sauvegarde de la pauvreté, pour s’affranchir des indignités et des soins que réclame la direction d’une maison; cela, je ne le ferai pas, car je hais la pauvreté à l’égal de la douleur; mais ce que je ferais volontiers, ce serait d’échanger la vie que je mène, contre une autre moins noble et moins affairée.

Quand je suis absent, je laisse de côté toutes ces préoccupations, et la chute d’une tour m’émouvrait moins que ne fait, quand je suis présent, une ardoise qui se détache de la toiture. Mon âme, quand elle n’est pas sur place, se désintéresse aisément de tout ce qui arrive; mais si elle est là, elle en souffre, autant que peut en souffrir l’âme d’un vigneron; une rêne attachée de travers à mon cheval, un bout d’étrivières qui bat sur ma jambe me préoccupent une journée entière. J’arrive assez aisément à ce que mon courage domine les incommodités de la vie; pour ce qui est de mes yeux je n’y parviens pas: «Les sens, ô dieux, les sens, que nous en sommes donc peu maîtres!»

Que n’a-t-il au moins un aide sur lequel se reposer! Obligé 395 de veiller à tout, sa manière de recevoir les étrangers s’en ressent.—Chez moi, je suis responsable de tout ce qui va mal. Peu de maîtres (je parle de ceux de condition moyenne, comme est la mienne), et s’il y en a, ils sont plus heureux que moi, peuvent se reposer assez sur un second de tous ces tracas, au point qu’il ne leur en demeure encore une bonne part à leur charge. Cela réagit quelque peu sur la manière dont je reçois les survenants, et peut-être y en a-t-il dont le séjour s’est prolongé, ainsi qu’il arrive des fâcheux, plus à cause des agréments de ma cuisine qu’en raison de la bonne grâce de mon accueil; le plaisir que je devrais éprouver de voir mes amis me visiter et se réunir chez moi, s’en trouve considérablement diminué.—La plus sotte contenance que puisse avoir chez lui un gentilhomme, c’est d’être vu gêné par le souci du service de sa maison, parlant à l’oreille d’un valet, en menaçant un autre du regard. Il faut que les choses marchent sans qu’on s’en aperçoive et qu’elles semblent suivre leur cours ordinaire; je trouve déplaisant d’entretenir ses hôtes de ce qu’on fait pour eux, que ce soit pour s’en excuser ou pour s’en prévaloir.—J’aime l’ordre et la propreté, et les préfère à l’abondance: «j’aime que les plats et les verres reflètent mon image (Horace)»; je m’en tiens chez moi à ce qui est strictement nécessaire et donne peu à l’ostentation.—Quand vous êtes chez les autres, qu’un valet se batte, qu’un plat se renverse, vous ne faites qu’en rire; vous dormez, tandis que monsieur, de concert avec son maître d’hôtel, prépare ce qu’il vous offrira le lendemain.—Ce que j’en dis, c’est ce qui se passe en moi; je n’en reconnais pas moins combien ce doit être une douce occupation pour les natures qui y sont portées, d’arriver à faire que sa maison soit paisible, prospère et que tout y marche dans un ordre parfait. Cet état de choses dont je souffre, je l’attribue à mes propres erreurs et aux embarras que je me crée à moi-même, et n’ai nullement l’intention de contredire Platon, qui estime que la plus heureuse occupation pour chacun, est de «faire ses affaires personnelles, sans causer de préjudice à personne».

Montaigne était beaucoup plus porté à dépenser qu’à thésauriser.—En voyage, je n’ai à penser qu’à moi et à l’emploi de mon argent pour lequel suffit un ordre une fois donné; pour l’amasser, au contraire, il faut aller à de trop nombreuses sources, et je n’y entends rien. Je suis moins embarrassé pour dépenser, n’ayant qu’à puiser dans mes fonds disponibles dont c’est la principale destination; mais j’ai des vues trop larges, ce qui fait que mes dépenses sont réparties inégalement, sans règle et, de plus, d’une façon immodérée soit dans un sens, soit dans l’autre: si elles doivent contribuer à me donner du relief, à me servir, je dépense sans restriction; je me restreins également sans limite, quand elles ne doivent pas me mettre en évidence ou satisfaire un désir que j’ai. Que ce soit l’art ou la nature qui nous pousse à vivre en relations avec autrui, cela nous est plutôt un mal qu’un bien; nous nous privons de ce qui nous est utile, pour nous donner les apparences de faire 397 comme les autres; les conditions dans lesquelles nous vivons, les effets que nous en éprouvons, nous importent moins que ce que le public peut en connaître; les biens mêmes de l’esprit et de la sagesse nous paraissent manquer de saveur, si nous en jouissons hors de la vue et de l’approbation de gens qui nous sont étrangers.—Il y a des personnes dont l’or coule à grands flots par des issues souterraines qui échappent à la vue, tandis que d’autres l’étendent ostensiblement en lames et en feuilles; si bien que pour les unes, les liards valent des écus, alors que c’est l’inverse pour les autres; et cela, parce que le monde juge sur ce qu’il voit de l’emploi et de la valeur de ce que vous possédez.—Prêter un soin trop attentif aux richesses, sent l’avarice; les dispenser avec une libéralité trop calculée et trop méticuleuse, ne vaut même pas la surveillance et l’attention pénibles que cela nécessite; qui veut mesurer trop exactement sa dépense, le fait trop étroitement et semble n’y satisfaire que par contrainte. Thésauriser et dépenser sont par eux-mêmes deux choses indifférentes; elles ne deviennent bonnes ou mauvaises que suivant l’idée d’après laquelle nous agissons.

Une autre raison qui le portait à voyager, c’est la situation morale et politique de son pays; il n’a pas le courage de voir tant de corruption et de déloyauté.—Une autre cause me porte à voyager, c’est le peu de goût que j’éprouve pour les mœurs de notre état social. Au point de vue de l’intérêt public, je me consolerais aisément de cette corruption: «Je supporterais ces temps pires que le siècle de fer, dans lesquels les noms manquent aux crimes et que la nature ne peut plus désigner par aucun métal (Juvénal)»; mais en ce qui me touche, j’en souffre trop personnellement; car, dans mon voisinage, par suite des abus qu’engendrent depuis si longtemps ces guerres civiles, notre vie entière s’écoule dans une situation tellement bouleversée, «où le juste et l’injuste sont confondus (Virgile)», qu’en vérité, c’est merveille qu’elle puisse se maintenir: «On laboure tout armé, on n’aime à vivre que de butin, et chaque jour se commettent de nouveaux brigandages (Virgile).» Par notre exemple, je finis par voir que la société humaine se tient et se coud, quoi qu’il arrive. Qu’on place des hommes n’importe comment, ils se resserrent et se rangent, se remuant pour finir par se tasser, comme des objets mal assortis qu’on met pêle-mêle dans une poche et qui trouvent d’eux-mêmes la façon de se juxtaposer et de s’intercaler les uns dans les autres, mieux souvent que l’art n’eût su les disposer.—Le roi Philippe avait fait exécuter une rafle des gens les plus mauvais et les plus incorrigibles que l’on pût trouver et leur avait assigné pour demeure une ville qu’il fit bâtir spécialement pour eux et dont le nom rappelait l’origine; j’estime que cette société hétéroclite dut, avec pour point de départ les vices de ses membres, se constituer en un état politique dont chacun s’accommoda et où finit par régner la justice.—Je vois de nos jours, non un fait isolé, ni trois, ni cent, mais des mœurs nouvelles admises et pratiquées couramment, tellement farouches surtout par leur inhumanité et leur déloyauté, 399 ce qui, pour moi, constitue la pire espèce d’entre les vices, que je ne puis y penser sans horreur; je les admire presque autant que je les déteste, en voyant combien la mise à exécution de ces méchancetés insignes témoigne de vigueur et de force d’âme autant que d’erreur et de déréglement. La nécessité fait les hommes ce qu’ils sont et les réunit; ce lien fortuit se transforme ensuite en lois; de ces législations, parmi lesquelles s’en trouvent de plus sauvages qu’il n’est possible à aucun de nous de les imaginer, certaines sont arrivées à produire d’heureux effets et ont été d’aussi longue durée que celles que Platon et Aristote étaient capables de faire, et ce, alors que toutes les conceptions de cette nature, si ingénieuses qu’elles soient, sont, dans l’application, ridicules et ineptes.

Toutes les discussions sur la meilleure forme de gouvernement sont parfaitement inutiles; pour chaque nation, la meilleure est celle à laquelle elle est accoutumée.—Ces grandes et longues altercations sur la meilleure forme de société et sur les règles les plus propres à nous grouper et à nous contenir, n’ont d’autre intérêt que d’exercer notre esprit, semblables en cela à quelques questions qui, dans les arts, sont, par leur nature même, des sujets d’agitation et de controverse et qui, hors de là, n’existent pour ainsi dire pas. Tels de ces projets de gouvernement pourraient, peut-être, être appliqués à un monde nouveau; mais nous sommes un monde déjà existant, où règnent certaines coutumes, et ce n’est pas nous qui l’engendrons, comme ont fait Pyrrha ou Cadmus. Quelque possibilité que nous puissions avoir de le redresser et de l’organiser à nouveau, nous ne pouvons, sans rompre le tout, le ployer pour effacer le pli déjà pris.—On demandait à Solon si les lois qu’il avait données aux Athéniens étaient les meilleures possibles: «Oui certes, répondit-il, étant données celles qu’ils avaient auparavant.»—Varron s’excuse dans le même sens: «Si, traitant de la religion, il eût abordé un sujet absolument neuf, il eût dit ce qu’il en pense; mais la trouvant déjà admise et * toute formée, il en parlera suivant ce qui est, plutôt que selon ce qu’elle devrait être d’après la nature.»

Le plus parfait et le meilleur gouvernement, non suivant ce qu’on en peut penser, mais dans la réalité, est pour chaque nation celui sous lequel elle vit depuis longtemps; sa forme et sa commodité dépendent essentiellement de l’habitude qu’on en a. La condition en laquelle nous sommes nous déplaît généralement; je tiens cependant que c’est vice et folie que de souhaiter, dans une démocratie, que l’autorité passe aux mains d’un petit nombre, et que, dans une monarchie, un autre gouvernement se substitue à celui existant. «Aime l’état tel qu’il est: si c’est une monarchie, aime la royauté; si c’est une oligarchie ou une démocratie, aime-les pareillement, Dieu t’y ayant fait naître»; ainsi en parlait ce bon monsieur de Pibrac que nous venons de perdre et qui était un esprit si aimable, d’opinions si saines, de mœurs si douces. Cette perte et celle que nous avons faite en même temps de monsieur de Foix sont très regrettables 401 pour la couronne. Je ne sais s’il reste en France de quoi remplacer ces deux Gascons, dans les conseils de nos rois, par un couple pareil en droiture et en capacité. C’étaient de belles âmes dans des genres différents; et assurément, pour ce siècle, elles étaient rares et belles chacune à sa manière; comment opposées et réfractaires, comme elles l’étaient, à la corruption et aux tempêtes de ces temps-ci, ont-elles pu y trouver place?

Rien n’est plus dangereux pour un état qu’un changement radical; il faut s’appliquer à améliorer, mais non renverser.—Rien n’est plus grave pour un état qu’un changement radical; seuls, les changements de cette nature peuvent permettre à l’injustice et à la tyrannie de se produire. Quand quelque pièce vient à se détraquer, on peut la consolider; on peut empêcher que l’altération et la corruption, auxquelles tout est naturellement sujet, ne nous éloignent trop des principes qui sont le point de départ de nos institutions; mais entreprendre de reconstituer une si grande masse, de changer les fondations d’un édifice aussi considérable, c’est faire comme ceux qui, pour décrasser, effacent tout, qui veulent corriger quelques défauts de détail par un bouleversement général; c’est recourir à la mort pour guérir de la maladie: «C’est moins chercher à changer le gouvernement qu’à le détruire (Cicéron).» Le monde n’est pas capable de se rétablir de lui-même; il supporte si difficilement ce qui le gêne, qu’il ne vise qu’à s’en défaire sans regarder à quel prix. Nous voyons par mille exemples que, d’ordinaire, il n’obtient la guérison qu’à ses dépens. Se décharger d’un mal présent n’est pas s’en guérir si, dans son ensemble, notre condition ne s’en améliore; le but du chirurgien n’est pas l’ablation des chairs contaminées, ce n’est là qu’un moyen d’en arrivera la guérison; il voit plus loin, il cherche à faire renaître la chair naturelle et à ramener la partie malade à son état normal. Quiconque ne se propose que de se débarrasser de ce qui le fait souffrir, ne va pas loin, car le bien ne succède pas nécessairement au mal; ce peut être un autre mal, parfois pire. C’est ce qui arriva aux meurtriers de César, qui compromirent l’ordre public, au point qu’ils eurent à se repentir de s’en être mêlés. Depuis cette époque jusqu’à nos jours, pareille mésaventure est arrivée à plusieurs; les Français, mes contemporains, peuvent en parler sciemment; toutes les grandes modifications ébranlent un état et y portent le désordre.

Les réformes elles-mêmes sont difficiles; un gouvernement, même vicieux, peut se maintenir malgré ses abus, sans compter que parfois, si on regardait ses voisins, on y trouverait pire.—Qui voudrait en entreprendre directement la guérison et consulter les intéressés avant d’agir, serait rendu promptement hésitant.—Pacuvius Calavius tourna la difficulté d’une façon qui le démontre nettement. C’était à Capoue, où il jouissait d’une grande influence; ses concitoyens étaient en révolte contre les magistrats. Un jour, ayant réussi à enfermer le sénat 403 dans le palais, il convoque le peuple sur la place publique, et dit à ceux qui se sont rendus à son appel que le moment est venu pour eux de se venger en toute liberté des tyrans qui les oppressent depuis si longtemps et qu’il tient à leur merci, isolés et désarmés. Qu’il est d’avis que, d’après l’ordre que le sort assignera, on les fasse venir les uns après les autres et qu’il soit statué sur chacun séparément, et que ce qui sera décidé soit sur-le-champ exécuté; mais qu’en même temps, il soit désigné quelque homme de bien pour occuper la charge du condamné, afin qu’elle ne demeure pas sans personne pour la remplir. L’assistance n’eut pas plutôt entendu le nom d’un sénateur, qu’il s’éleva contre lui un cri universel de mécontentement: «Je vois bien, dit Pacuvius, qu’il faut lui enlever ses fonctions: c’est un méchant, remplaçons-le par un bon.» Le silence se fit général; chacun, bien embarrassé, ne savait sur qui faire porter son choix. Enfin quelqu’un, plus osé que les autres, met son candidat en avant; mais un concert de voix, plus grand encore que tout à l’heure s’élève pour le rejeter; on lui reproche cent imperfections et les plus justes motifs d’éviction. Ces dispositions à ne pas s’entendre ne font que croître, et le désaccord s’accentue quand on passe au second sénateur; c’est encore pis, quand vient le troisième; on s’accorde aussi peu pour l’élection que l’on s’entend sur la destitution. Finalement, fatigués de ces débats inutiles, les voilà qui commencent de ci, de là, à se retirer peu à peu de l’assemblée, chacun se disant à part soi qu’un mal qui dure depuis longtemps et qui est connu, est toujours plus supportable qu’un mal nouveau dont on n’a pas encore subi l’expérience.

De ce que je nous vois agités de bien piteuse façon (car à quels excès ne nous sommes-nous pas livrés?): «Hélas! nos cicatrices, nos crimes, nos guerres fratricides nous couvrent de honte! Enfants de ce siècle, de quoi ne nous sommes-nous pas rendus coupables? quels forfaits n’avons-nous pas commis? Est-il une chose sainte qu’ait respectée notre jeunesse, un autel qu’elle n’ait point profané (Horace)?» je ne vais cependant pas soudain dire d’un ton ferme et résolu que «la déesse Salus elle-même, le voulût-elle, serait impuissante à sauver cette famille (Cicéron)». Quoi qu’il en soit, nous n’en sommes pourtant pas encore arrivés à nos derniers moments.—La conservation des états est chose qui vraisemblablement dépasse notre intelligence; un gouvernement est, comme le dit Platon, une puissance difficile à dissoudre; il résiste souvent à des maladies mortelles qui le rongent intérieurement; il se maintient malgré le tort que lui causent des lois injustes, en dépit de la tyrannie, de la prévarication et de l’ignorance des magistrats, de la licence et de la sédition des peuples. Dans tout ce qui nous arrive, nous prenons pour terme de comparaison ce qui est au-dessus de nous et regardons ceux qui sont en meilleure situation; mesurons-nous à ceux qui sont au-dessous, et il n’est pas si misérable d’entre nous qui n’y trouve mille sujets de consolation. C’est notre 405 défaut de porter plus complaisamment nos regards sur ceux qui sont plus favorisés que sur ceux qui le sont moins, ce qui faisait dire à Solon que si l’on venait à mettre en un seul tas tous les maux qui affligent l’humanité, il n’y aurait personne qui ne préférerait conserver ceux qu’il a plutôt que de participer, avec tous les autres hommes, à une égale répartition de ces maux entassés, et d’en prendre sa quote-part. Notre gouvernement se porte mal, cela est incontestable; cependant il y en a de plus malades qui n’en sont pas morts: «Les dieux jouent à la balle avec nous (Plaute)» et nous agitent à tour de bras.

L’empire romain est un exemple qu’une domination étendue ne témoigne pas que tout à l’intérieur soit pour le mieux, et que, si miné que soit un état, il peut encore se soutenir longtemps par la force même des choses.—Les astres ont fatalement désigné Rome, pour témoigner de ce qu’ils peuvent sous ce rapport; sa fortune comprend toutes les transformations et aventures que peut subir un état; tout ce que l’ordre et le désordre, le bonheur et le malheur, sont susceptibles de produire. Qui est en droit de désespérer de sa situation, en voyant les secousses et les perturbations qui l’ont agitée et qu’elle a supportées? Si une domination étendue est une garantie de prospérité pour un état (ce qui n’est pas du tout mon avis, très aise que je suis de voir, au contraire, Isocrate recommander à Nicoclès de ne pas porter envie aux princes dont les possessions sont les plus vastes, mais plutôt à ceux qui savent conserver, en bonnes conditions, ce qui leur est échu), Rome ne se porta jamais si bien que lorsqu’elle fut le plus malade. La pire de ses formes de gouvernement fut celle où elle se trouva le plus favorisée de la fortune; à peine trouve-t-on trace d’une constitution sous les premiers empereurs, c’est la plus horrible confusion de pouvoirs qui se puisse concevoir; et cela se supporta et dura, assurant la conservation d’une monarchie, non pas limitée à Rome elle-même, mais comprenant, en grand nombre, des peuples étrangers les uns aux autres, très éloignés, très mal disposés, conquis contre tout droit, et administrés d’une façon déplorable: «Néanmoins, la fortune ne voulut confier à aucune nation le soin de sa haine contre les maîtres du monde (Lucain).» Tout ce qui branle, ne tombe pas. La contexture d’un aussi grand corps est assurée par plus d’un clou; son antiquité même fait qu’il se maintient, comme ces vieux bâtiments dont l’âge a miné les soubassements, qui n’ont plus ni revêtement ni ciment et qui pourtant demeurent se soutenant par leur propre poids: «Il ne se rattache plus à la terre que par de très faibles racines, sa masse seule le retient encore en équilibre (Lucain).»

De la corruption générale des états de l’Europe, Montaigne conclut que la France peut se relever; toutefois il redoute qu’elle ne se désagrège.—Ce n’est pas bien procéder que de se borner, pour juger de la sûreté d’une place, à en reconnaître l’état des fossés et des flanquements; il faut encore étudier 407 les moyens d’action de l’assaillant et de quel côté il peut se présenter; peu de vaisseaux coulent au fond des mers par leur propre poids, sans accident provenant de causes étrangères. Or, regardons de tous côtés, tout croule autour de nous; examinez tous les grands états de la Chrétienté et d’ailleurs que nous connaissons, vous y trouverez une menace évidente de changements et de ruine: «Tous ont leurs infirmités et une même tempête les menace (Ovide).» Les astrologues ont beau jeu pour nous avertir, ainsi qu’ils le font, de troubles prochains devant occasionner de grandes perturbations; leurs prédictions réalisées dès maintenant sont palpables, il n’est pas besoin de consulter le ciel pour cela. De ce que tous nous sommes menacés des mêmes maux, nous pouvons non seulement y trouver un sujet de consolation, mais jusqu’à un certain point l’espérance que cela durera; d’autant que, par la force même des choses, rien ne tombe, là où tout tombe; une maladie qui s’étend à tous, devient un état de santé normal pour les individus; là où tout est au même point, il n’y a pas, par cela même, de dissolution. Pour moi, je ne m’en désespère pas; ces considérations me font entrevoir des chances de salut: «Peut-être un dieu, par un retour favorable, nous rendra-t-il notre premier état (Horace).» Qui sait si Dieu ne voudra pas qu’il en résulte, comme il arrive des corps qui, à la suite de longues et graves maladies, se trouvent être purgés et reviennent à un meilleur état qu’avant, y gagnant une santé plus complète et mieux assise que celle qui a subi ces secousses? Ce qui me rend le plus anxieux, c’est que si nous considérons les symptômes de notre mal, il s’en trouve autant qui ont une origine naturelle que nous devons au ciel d’où ils émanent, que d’autres qui sont le fait des déréglements et des imprudences des hommes; il semble que les astres eux-mêmes ont décrété que nous avons assez duré et que notre existence dépasse les limites ordinaires. Ce qui m’afflige aussi, c’est que le mal qui nous menace en premier lieu, ce n’est pas tant que la masse entière, qui jusqu’ici présentait tous les caractères de solidité, vienne à s’altérer, que de la voir se désagréger et se séparer: c’est là ma plus grande crainte.

Montaigne redoute de se répéter parfois dans ses Essais; il le regretterait, mais sa mémoire lui fait de plus en plus défaut.—En transcrivant ici ces rêvasseries, je crains que ma mémoire ne me trahisse et que, par inadvertance, elle m’ait fait produire deux fois une même chose. Je hais de me relire et ne corrige qu’à regret ce qui m’est une fois échappé. Or, je n’apporte ici rien de nouveau, ce sont des idées qui ont communément cours, et, comme cent fois elles me sont venues à la pensée, j’ai peur de les avoir déjà exprimées. Les redites sont toujours ennuyeuses, les trouverait-on dans Homère; elles sont désastreuses pour les choses qui ne s’indiquent que superficiellement et par circonstance. Je n’aime pas à revenir sans cesse, même sur ce qui est utile, comme le fait Sénèque, et ne prise pas ce mode de l’école stoïcienne de 409 ressasser en long et en large, pour chaque sujet traité, les principes et les hypothèses d’ordre général et de reproduire constamment les arguments et les raisons, toujours les mêmes et que tout le monde connaît.

Ma mémoire périclite cruellement de plus en plus chaque jour, «comme si, la gorge ardente, je buvais à longs traits les eaux somnifères du Léthé (Horace)». Jusqu’à cette heure, Dieu merci, elle ne m’a pas fait commettre d’erreur; mais il me faudra dorénavant, au lieu de faire comme les autres qui cherchent à se ménager le temps et la possibilité de penser à ce qu’ils ont à dire, que j’évite de m’y préparer, de peur de me tracer un programme dont je dépendrais. Me trouver tenu et obligé à suivre un ordre déterminé, dépendre d’un instrument aussi délicat que la mémoire, sont autant de causes qui me troublent. Je ne relis jamais le fait suivant, sans en être offusqué personnellement et malgré moi.—Lynceste était accusé d’avoir conspiré contre Alexandre; amené, suivant la coutume, devant l’armée pour être entendu dans sa défense, il avait en tête une harangue préparée avec soin dont, en hésitant et bégayant, il prononça quelques lambeaux. Comme il se troublait de plus en plus, se débattant avec sa mémoire pour retrouver le fil de son discours, les soldats les plus proches, le tenant pour convaincu du crime dont il était accusé, se précipitent sur lui et le tuent à coups de pique. Ses hésitations et son silence avaient été considérés comme des aveux; aux yeux de ses meurtriers, ayant eu en prison tout le loisir de se préparer, ce ne pouvait être la mémoire qui lui faisait défaut, mais sa conscience qui lui liait la langue et paralysait ses moyens. Que cela est judicieux! Quand on ne recherche qu’un succès oratoire, le lieu, l’assistance, l’attente sont déjà des causes de trouble; qu’est-ce donc quand votre vie dépend des paroles que vous allez prononcer?

S’il doit prononcer un discours préparé, la crainte de perdre le fil de ses idées le paralyse; aussi, comme le lire c’est se lier les mains, et qu’il n’est pas capable d’improviser, il a pris la résolution de s’abstenir désormais.—Pour moi, être lié à ce que j’ai à dire, fait que naturellement je suis porté à oublier. Si je me suis confié et livré entièrement à ma mémoire, j’exerce sur elle un tel effort que je l’accable et qu’elle s’effraie de sa charge. Plus je m’en repose sur elle, plus je suis hors de moi au point de ne savoir quelle contenance tenir; quelquefois je me suis vu très en peine pour cacher les embarras que cela me causait, notamment quand j’avais dessein de simuler, en parlant, une profonde nonchalance dans mon accent et mon attitude, et d’appuyer mes paroles de gestes en apparence fortuits et non prémédités, supposés inspirés par la situation du moment; en pareil cas, j’aime aussi peu ne rien dire qui vaille que d’avoir l’air d’être venu préparé à bien parler et ne le pouvoir pas, ce qui est fort maladroit, surtout chez des gens de ma profession, et coûte beaucoup à qui n’a pas grande facilité pour se tirer d’affaire. La préparation 411 éveille plus d’espérance qu’elle ne sert réellement; on se met souvent sottement en habit pour ne pas mieux sauter que si on était en blouse: «Rien n’est moins favorable à qui veut plaire, que de laisser attendre beaucoup de lui (Cicéron).»—On a écrit de l’orateur Curion que, lorsqu’il se proposait de sectionner son discours en trois ou quatre parties et qu’il avait déterminé le nombre des thèses et des raisons qu’il voulait exposer, il lui arrivait fréquemment soit d’en oublier, soit d’en ajouter une ou deux. Je me suis toujours appliqué à éviter de tomber dans cet inconvénient; je déteste tout engagement et tout parti pris, non seulement par défiance de ma mémoire, mais parce que cela sent trop l’homme du métier: «Ce qu’il y a de plus simple est ce qui convient aux guerriers (Ovide).» Du reste, c’est fini; je me suis promis de ne plus désormais m’imposer la charge de prendre la parole dans un lieu où l’on parle avec solennité; parce que lire un discours écrit, outre que c’est très sot, cela est très désavantageux pour ceux qui, par nature, sont toujours disposés à agir; et quant à me risquer à improviser en me fiant à mon inspiration, je le ferai moins encore, elle est chez moi trop vague et trop lourde et ne saurait fournir les reparties soudaines, parfois importantes, que la nécessité commande.

Il fait volontiers des additions à son livre, mais ne corrige pas; les changements qu’il pourrait y introduire ne vaudraient peut-être pas ce qui y est.—Fais encore, ô lecteur, bon accueil à cette édition de mes Essais, ainsi qu’à cette troisième addition aux études que j’ai déjà publiées sur moi-même; j’ajoute, mais ne corrige pas. D’abord, parce que je trouve que celui qui a offert un ouvrage en vente au public, n’en a plus le droit; qu’il dise mieux, s’il le peut, dans un autre travail, mais qu’il ne déprécie pas la valeur de celui qu’il a déjà vendu. De ceux qui en agissent ainsi, il ne faudrait rien acheter qu’après leur mort. Avant de se produire, qu’ils réfléchissent bien à ce qu’ils écrivent; qu’est-ce qui les presse? Mon livre est toujours le même, sauf qu’à mesure qu’il en est fait un nouveau tirage, pour que celui qui veut l’acquérir ne s’en retourne pas les mains absolument vides, je me permets, puisque ce n’est qu’une marqueterie mal jointe, d’y intercaler quelques ornements supplémentaires. Ce surcroît ne modifie pas l’édition primitive, il ne fait que donner une valeur particulière à chacune de celles qui suivent, ce qui est une petite subtilité peut-être un peu prétentieuse de ma part; il peut toutefois en résulter des interversions au point de vue chronologique, mes historiettes prenant place dans le cours de l’ouvrage, selon leur opportunité et pas toujours suivant les dates des faits auxquels elles ont trait.

Une seconde raison qui fait que je ne corrige pas, c’est qu’en ce qui me regarde, je crains de perdre au change. Mon entendement ne va pas toujours progressant, il va aussi à reculons; je ne me défie guère moins des fantaisies qui me passent par la tête en second ou en troisième lieu que de celles qui sont écloses les premières, des fantaisies présentes que des fantaisies passées; souvent nous nous 413 rectifions aussi sottement que nous corrigeons les autres. J’ai vieilli de plusieurs années depuis mes premières publications qui ont vu jour en mil cinq cent quatre vingts, mais je doute m’être assagi de si peu que ce soit. Moi à cette heure et moi autrefois, sommes réellement deux; quel est le meilleur? en vérité, je ne saurais le dire. Il ferait bon de vieillir, si nous ne cessions d’aller nous améliorant; mais nous n’avançons qu’à la façon des ivrognes, en titubant, en éprouvant des vertiges, sans direction définie, ou encore, semblables à des * joncs que l’air agite au gré de ses caprices.—Antiochus avait, dans ses écrits, pris vigoureusement parti pour l’Académie; sur ses vieux ans, il se rangea du parti contraire; quel que soit celui que j’aurais embrassé, n’eût-ce pas été suivre Antiochus? Après avoir établi que nous devons douter de toutes les opinions humaines, vouloir établir que nous devons les tenir pour certaines, n’est-ce pas affirmer le doute et non la certitude, et donner à penser que si notre vie devait se prolonger, notre imagination, toujours en proie à de nouvelles agitations, en deviendrait non pas meilleure, mais différente?

Il s’en rapporte uniquement à ses éditeurs pour l’orthographe et la ponctuation; des fautes d’autre nature peuvent être relevées dans le texte; le lecteur, qui est au fait de ses idées, les rectifiera de lui-même.—La faveur du public, en me rassurant plus que je n’espérais, m’a donné plus de hardiesse; mais ce que je crains le plus c’est de rassasier; je préférerais en être encore aux premières publications de mes Essais, que de lasser en les multipliant, comme a fait un savant de mon époque. La louange est toujours agréable de qui elle vienne et pour quelque raison que ce soit; encore faut-il, pour qu’elle plaise à juste titre, savoir quelle en est la cause; les imperfections elles-mêmes peuvent y donner lieu. L’estime du vulgaire n’est d’ordinaire pas heureuse dans les choix sur lesquels elle se porte, et je me trompe bien si, en ces temps-ci, les plus mauvais écrits ne sont pas ceux auxquels va de préférence la faveur populaire. Aussi je rends grâce aux honnêtes gens qui daignent prendre en bonne part mes faibles efforts. Il n’est pas d’ouvrage où les fautes que peut présenter un texte, ressortent autant que dans ceux qui traitent de sujets qui n’intéressent pas par eux-mêmes. Ne t’en prends pas à moi, lecteur, de celles qui se sont glissées dans celui-ci, par la fantaisie ou l’inattention d’autres que moi; chacun, par les mains de qui il passe, chaque ouvrier y apporte les siennes. Je ne me mêle ni d’orthographe (j’ai seulement recommandé de se conformer à l’orthographe ancienne), ni de ponctuation, n’étant expert ni en l’une, ni en l’autre. Là où le sens est absolument incompréhensible, je ne m’en mets pas en peine, on ne risque pas de me l’imputer; mais quand il n’est qu’altéré, ce qui arrive souvent, et qu’on me fait dire ce que je ne dis pas, on me fait grand tort; toutefois, si la phrase est trop en contradiction avec ce que l’on peut attendre de moi, un honnête homme ne saurait l’accepter comme étant mienne. 415 Celui qui sait combien peu j’aime le travail et combien je suis attaché à ma manière de faire, croira aisément que je dicterais plus volontiers à nouveau autant de fois des Essais, que de m’assujettir pour chaque nouvelle édition à les relire, pour y apporter des corrections qu’un enfant est à même de faire.

Placé au foyer des guerres civiles, il a beaucoup à en souffrir, toutefois jusqu’ici il a échappé au pillage; malheureusement, ce n’est pas aux lois qu’il en est redevable et il regrette d’en avoir obligation à autrui.—Je disais plus haut que, vivant au centre des guerres civiles, au plus profond de la mine qui fournit ce métal nouveau, pire que l’airain et le fer, dont notre âge devrait porter le nom, non seulement cela me prive de tous rapports d’intimité avec des gens ayant d’autres mœurs que moi, unis entre eux par leurs opinions religieuses qui sont autres que les miennes et, chez eux, priment toute autre cause de rapprochement, mais encore je ne suis pas sans courir de risques au milieu de cette masse d’individus à qui tout est permis et dont la plupart sont, vis-à-vis de la justice, dans une situation qui ne saurait être pire; d’où une licence dépassant toutes bornes. Lorsque j’envisage les conditions particulières dans lesquelles je me trouve, je ne vois personne de mon parti auquel la défense des lois coûte plus qu’à moi, autant, comme disent les hommes de loi, par les profits que je ne réalise pas, que par les pertes que j’éprouve; et tels font les braves, par le zèle et le rigorisme qu’ils déploient, qui, tout bien compté, font beaucoup moins que moi. A tous moments, dans ma maison qui est facilement abordable et dont l’accès est libre (car je ne me suis jamais laissé aller à la transformer en forteresse, préférant de beaucoup voir la guerre se transporter le plus loin possible de mon voisinage), chacun trouve hospitalité; cela lui a valu d’être vue favorablement par tous, et me préserve d’être violenté chez moi comme Job sur son fumier. Je considère comme un fait extraordinaire et qui mérite d’être cité qu’elle soit encore vierge de sang et de pillage, depuis tant de temps que dure cet orage, au milieu de tant d’agitations et de changements qui se produisent autour d’elle; car, à dire vrai, s’il était possible à un homme de mon caractère d’échapper à toute vexation, en vivant dans un milieu où tout le monde aurait eu les mêmes opinions et n’en changerait pas, les incursions et invasions des divers partis, les alternatives et les vicissitudes de la fortune autour de moi ont, jusqu’à présent, plutôt exaspéré que découragé le pays et m’exposent à des dangers et à des difficultés qu’il m’est impossible d’éviter.

J’y échappe, mais je regrette que ce soit plus du fait de ma bonne fortune et aussi de ma prudence que de la justice; je regrette de ne point me trouver protégé par les lois et d’être obligé de me placer sous une autre sauvegarde. En l’état, je vis plus d’à moitié par la faveur d’autrui, ce qui m’est une dure obligation. Je ne voudrais devoir ma sûreté ni à la bonté, ni à la bienveillance des grands qui tolèrent mon attachement à la légalité et à la liberté; non 417 plus qu’à la facilité des mœurs de mes ancêtres et des miennes; qu’arriverait-il en effet, si j’étais autre? Ma conduite et ma franchise dans mes rapports avec mes voisins leur créent, ainsi qu’à ma parenté, des obligations à mon égard; il est cruel qu’il leur soit loisible de satisfaire à ces obligations en consentant à me laisser vivre, et qu’ils puissent dire: «La liberté de continuer la célébration du service divin dans la chapelle de sa maison, alors que nous avons rendu désertes * et ruiné toutes les églises d’alentour, est une concession de notre part; nous lui concédons encore l’usage de ses biens et de la vie en retour de ce que lui-même, à l’occasion, veille à la conservation de nos femmes et de nos bœufs.» Voilà longtemps en effet que, dans ma famille, nous méritons ces mêmes louanges qu’à Athènes, on donnait à Lycurgue qui était le dépositaire et le gardien habituel des bourses de ses concitoyens.—Or, j’estime que la vie est pour nous un droit que nous tenons d’en haut, et qu’elle ne saurait être ni une récompense, ni une grâce qu’on nous octroie; que de nobles gens ont préféré la perdre, que d’en être redevables à autrui! Je cherche à me soustraire à toute obligation quelle qu’elle soit, mais surtout à celles qui peuvent résulter d’un devoir d’honneur; je ne trouve rien de si onéreux que ce qui me vient par don, et lie ma volonté par la gratitude à laquelle cela m’oblige. J’accepte plus volontiers les services qui se vendent; je le crois bien: pour ceux-ci je n’ai que de l’argent à donner, pour les autres je me donne moi-même.

Il se considère comme absolument lié par ses engagements; la reconnaissance lui est lourde, aussi tient-il pour avantageux de se trouver délivré, par leurs mauvais procédés à son égard, de son attachement envers certaines personnes.—L’honnêteté me lie, ce me semble, bien plus étroitement et plus sûrement que ne le fait la contrainte légale; les obligations contractées devant notaire, me pèsent moins que celles contractées par moi-même: n’est-il pas rationnel, en effet, que ma conscience se trouve d’autant plus engagée qu’on s’est tout simplement fié à elle? Là où elle n’est pas intéressée, elle ne doit rien, puisque ce n’est pas à elle que l’on s’est adressé; qu’on recoure à la confiance sur laquelle on a compté, aux assurances qu’on a prises en dehors de moi. Il me coûterait beaucoup moins de franchir pour m’évader les murs d’une prison, et de me mettre en opposition avec les lois, que de violer ma parole. Je suis scrupuleux observateur de mes promesses, au point d’en être superstitieux; aussi, quand je le puis, je n’en fais guère, à quelque propos que ce soit, que de vagues et de conditionnelles. Celles mêmes qui sont sans importance bénéficient de la règle que je me suis imposée; elles sont pour moi un tourment, et ce m’est un soulagement de leur donner satisfaction. De même, quand j’ai en tête quelque projet que j’ai formé et ai toute liberté à cet égard; si j’en dis l’objet, je considère que cela seul me constitue une obligation de l’accomplir, et qu’en faire part à autrui, c’est prendre un engagement 419 envers moi-même; il me semble que dire, c’est promettre; aussi suis-je très réservé pour communiquer ce que je me propose de faire.—Les condamnations portées par moi sur moi-même me sont plus sensibles et plus dures que si elles émanaient de juges qui ne peuvent sur moi que ce qu’ils peuvent sur tout le monde; l’étreinte de ma conscience a une action autrement puissante et plus sévère.—Je satisferais mollement à des devoirs auxquels on me contraindrait, si même je m’y soumettais: «L’acte le plus juste n’est juste qu’autant qu’il est volontaire (Cicéron)»; si la liberté ne lui donne du lustre, il manque de grâce et ne fait pas honneur. «Je ne fais rien de bonne grâce si ma volonté n’y a part (Térence)»; et elle se désintéresse en partie, lorsque ce dont il s’agit m’est imposé par la nécessité, «parce que dans les choses qu’une autorité supérieure ordonne, on sait plus de gré à celui qui commande qu’à celui qui exécute (Valère Maxime)». J’en connais qui poussent au point d’être injustes, ce sentiment de ne pas vouloir paraître céder à la contrainte; ils disent qu’ils donnent quand ils ne font que rendre, qu’ils prêtent quand ils ne font que payer; et envers ceux auxquels ils sont tenus de faire le bien, ils s’en acquittent le plus chichement qu’ils peuvent. Je ne vais pas jusque-là, mais peu s’en faut.

J’aime tant à être déchargé et délié de toute obligation, que j’ai parfois considéré comme avantageuses les ingratitudes, offenses et indignités dont ont pu se rendre coupables à mon égard ceux de qui, soit naturellement, soit par accident, j’avais reçu quelques services d’ami; prenant occasion de leur faute, pour me donner quittance à moi-même et me soustraire à l’acquittement de ma dette. Tout en continuant à leur rendre extérieurement ce que commandent les plus stricts devoirs de société, je trouve cependant grand bénéfice à ne faire que parce que je le dois, ce qu’auparavant je faisais par affection, et à me soulager un peu de la sorte de la part d’attention et de sollicitude qu’intérieurement y eût prise ma volonté, qui, chez moi, quand j’y cède, est trop précipitée et trop impérieuse, du moins pour un homme qui ne veut on quoi que ce soit subir de pression: «Il est prudent de retenir, comme on le fait d’un char dans les courses, les élans trop fougueux de la bienveillance (Cicéron).» Cette atténuation de mon premier mouvement me console des imperfections de ceux qui me touchent; je déplore qu’ils en vaillent moins, mais, par contre, j’y gagne de leur être moins attaché et d’être moins engagé vis-à-vis d’eux. J’approuve celui qui aime moins son enfant parce qu’il est teigneux ou bossu, et non seulement quand il est méchant, mais encore lorsqu’il est mal constitué et difforme (Dieu lui-même en a, par là, déprécié la valeur naturelle), sous condition toutefois d’apporter, dans cette diminution d’affection, de la modération et une exacte justice. La parenté, à mes yeux, n’atténue pas les défauts; elle les aggrave plutôt.

Il ne doit rien aux grands et ne leur demande que de ne pas s’occuper de lui; il s’applique à tout supporter, à 421 se passer de tout; il ne veut avoir d’obligations envers personne, et, s’il ne peut l’éviter, souhaite que ce soit pour toute autre chose qu’obtenir protection contre les fureurs de la guerre civile.—Après tout, par la façon dont j’entends que doivent se pratiquer la bienfaisance et la reconnaissance, qui sont choses bien délicates et d’usage si répandu, je ne vois personne qui, jusqu’à cette heure, soit plus libre et moins tenu par ses obligations que je ne le suis. Ce que je dois, je le dois simplement en raison de celles que nous tenons de la nature et que nous avons tous; en dehors d’elles, personne n’est plus indépendant: «Les présents des grands me sont inconnus (Virgile).» Les princes me donnent beaucoup s’ils ne m’ôtent rien; ils me font suffisamment de bien quand ils ne me font pas de mal: c’est tout ce que je leur demande. Oh! combien je suis reconnaissant envers Dieu, de ce qu’il lui a plu que je reçoive directement de sa grâce tout ce que je possède et n’aie de dette que vis-à-vis de lui! Combien je supplie instamment sa sainte miséricorde que jamais je ne doive à personne de grands remerciements pour des choses essentielles! Bénie soit mon indépendance, qui m’a accompagné si avant dans la vie; puisse-t-elle se continuer jusqu’au bout! Je m’efforce de n’avoir un besoin absolu de personne: «Toutes mes espérances sont en moi (Térence)»; cela est possible à tout le monde, mais surtout à ceux que Dieu a mis à l’abri des nécessités urgentes que la nature elle-même nous impose. C’est une situation bien digne de pitié et pleine de hasards que de dépendre d’autrui; nous ne pouvons toujours l’éviter; nous ne sommes pas pour cela assez assurés de nous-mêmes, ce qui serait pourtant ce qu’il y aurait de plus sage, de plus adroit et de plus sûr. Je n’ai rien que moi, qui soit à moi, et la possession que j’en ai est même en partie défectueuse et empruntée. Je m’applique à avoir du courage, ce qui est la meilleure des garanties; et aussi à me ménager un mode d’existence qui puisse me rendre la vie supportable si, d’autre part, tout venait à me manquer. Hippias d’Élis ne se pourvut pas seulement de science pour, au sein des Muses, pouvoir au besoin demeurer agréablement sans autre compagnie, et de philosophie pour apprendre à son âme, si le sort l’ordonnait, à se contenter par elle-même et se passer courageusement des commodités de la vie qui ont leur source en dehors de nous; il fut encore soucieux d’apprendre à faire sa cuisine, sa barbe, ses robes, sa chaussure, ses hauts-de-chausse pour, autant qu’il se pouvait, ne faire fond que sur lui-même et se soustraire à toute assistance étrangère.—On jouit bien plus librement et plus gaîment des biens qui nous arrivent occasionnellement et pour un temps limité, quand cette jouissance n’est pas pour nous d’obligation, qu’elle n’est pas imposée par le besoin et que, de sa propre volonté et de sa bonne fortune, on a la force et les moyens de s’en passer. Je me connais bien, et m’imagine malaisément qu’une libéralité si généreuse fût-elle de quelqu’un à mon égard, qu’une hospitalité aussi 423 franche et désintéressée qu’elle puisse être, qui me seraient offertes, me produisissent d’autre effet que celui d’une disgrâce, d’une tyrannie, auxquelles se joindraient les reproches que je m’adresserais si, pressé par la nécessité, j’avais été amené à les accepter.—Donner est le signe distinctif des gens ambitieux et qui ont des prérogatives; de même qu’accepter est une marque de soumission; témoin l’injurieux refus que fit Bajazet des présents que Tamerlan lui envoyait, ce qui détermina un conflit entre eux. L’offre de cadeaux faite par l’empereur Soliman à l’empereur de Calicut, indigna ce dernier à tel point que non seulement il les refusa durement, disant que ni lui ni ses prédécesseurs n’avaient coutume de recevoir et qu’il était au contraire de tradition chez eux de donner, mais que, de plus, il fit jeter dans un cachot les ambassadeurs qui lui avaient été envoyés à cet effet.—Quand, dit Aristote, Thétis flatte Jupiter, que les Lacédémoniens flattent les Athéniens, ils ne vont pas leur rappeler le bien qu’eux-mêmes leur ont fait, ce qui est toujours déplaisant à entendre; ce qu’ils leur rappellent, ce sont les bienfaits qu’ils en ont reçus.—Les gens que je vois recourir si familièrement à n’importe qui, et contracter des engagements avec le premier venu, ne le feraient pas, s’ils savouraient comme moi la douceur d’une liberté absolue, et si les obligations qu’ils contractent de la sorte, leur pesaient autant qu’il convient à un sage; on paie parfois ces engagements, on ne s’en dégage jamais. Cruel esclavage pour qui aime la liberté et y avoir les coudées franches dans tous les sens. Mes connaissances, tant celles qui, dans l’échelle sociale, sont au-dessus de moi que celles qui sont au-dessous, savent si jamais ils ont vu quelqu’un moins solliciter, requérir, supplier que je ne fais et être moins à charge à autrui que je ne suis. Il n’est pas étonnant que je sois ainsi, si différent sur ce point de tout ce qu’on peut voir à notre époque, alors que tant de particularités de mon caractère y contribuent: un peu de fierté naturelle, l’impatience que me cause un refus, le peu d’étendue de mes désirs et de mes projets, mon inhabileté en toutes sortes d’affaires, enfin mes qualités favorites, l’oisiveté et l’indépendante; tout cela fait que j’éprouve une haine mortelle à dépendre de quelqu’un autre que moi, comme à avoir sous ma dépendance quelqu’un qui ne soit pas moi. Je fais les plus grands efforts pour me passer de tout concours étranger avant de me déterminer à recourir à la bienfaisance d’autrui, en quelque occasion ou besoin, pressant ou non, que ce soit.—Mes amis m’importunent étrangement quand ils me demandent de solliciter * en leur faveur auprès d’un tiers; il m’en coûte à peu près autant, je crois, de libérer quelqu’un qui me doit en usant de lui, que de m’engager moi-même envers quelqu’un qui ne me doit rien. Ceci mis à part, et aussi étant établi qu’on ne me demande rien qui exige des démarches et me cause des soucis (je suis en guerre ouverte avec tout ce qui nécessite que je me donne la moindre peine), je suis d’un abord facile et prêt à venir en aide aux besoins 425 de chacun. Mais j’ai plus encore fui recevoir, que je n’ai cherché à donner; ne pas recevoir est du reste, au dire d’Aristote, bien plus aisé à pratiquer. Ma bonne fortune ne m’a guère permis de faire un peu de bien aux autres; mais le peu que j’ai pu faire, est tombé sur des gens qui m’en ont su peu de gré. Si elle m’eût fait naître pour occuper un certain rang parmi les hommes, j’eusse souhaité me faire aimer, plutôt que craindre ou admirer; ou plus effrontément, j’aurais autant regardé à plaire qu’à tirer profit. Cyrus, par l’organe d’un très bon capitaine, philosophe encore meilleur, estime très sagement que sa bonté et ses bienfaits sont d’un prix autrement grand que sa vaillance et les conquêtes qu’il doit à la guerre. De même le premier Scipion, partout où il veut donner bonne opinion de lui-même, place son aménité et son humanité au-dessus de sa hardiesse et de ses victoires, et a toujours à la bouche ce mot qui lui fait tant d’honneur, «qu’il a donné lieu de l’aimer autant à ses ennemis qu’à ses amis». Je dis donc que s’il faut quand même avoir des obligations à autrui, il serait plus juste qu’elles aient des causes autres que celles dont je parle, qui découlent de nos malheureuses guerres civiles, et qu’elles me fassent débiteur d’une dette moins lourde que n’est celle que constitue ma conservation totale, corps et biens; cela m’accable.

Ces guerres font qu’il vit dans des transes continues; c’est là une des causes qui font qu’il voyage tant, bien qu’il ne soit pas assuré de trouver mieux.—Je me suis couché mille fois chez moi, m’imaginant que, dans la nuit même, je serais victime d’une perfidie quelconque et qu’on m’assommerait, demandant à la fortune que ce fût sans que j’en éprouve d’effroi et qu’on ne me fît pas languir. Que de fois, après avoir dit mon Pater, ne me suis-je pas écrié: «Ces terres cultivées vont-elles donc devenir la proie d’un soldat barbare (Virgile)?» A cela, pas de remède! c’est ici le lieu où nous sommes nés, la plupart de mes ancêtres et moi; ils l’ont aimé et y ont attaché leur nom. Nous nous endurcissons à tout ce à quoi nous nous accoutumons et, dans une condition aussi misérable qu’est la nôtre, l’habitude est un présent bien précieux de la nature; elle endort notre sensibilité et nous préserve des souffrances que nous causeraient certains maux.—Les guerres civiles ont cela de pire que les autres, c’est que tous nous sommes à faire le guet dans nos maisons: «Qu’il est malheureux d’avoir à protéger sa vie par des portes et des murailles, et d’être à peine en sûreté dans sa propre maison (Ovide)!» C’est en être réduit à une grande extrémité que d’être menacé jusque chez soi et au milieu des siens. La région où je demeure est toujours exposée la première à nos troubles et la dernière à en être débarrassée; la paix n’y est jamais complète: «Même en paix, nous ne cessons de redouter la guerre (Ovide).—Toutes les fois que la fortune a rompu la paix, c’est ici le chemin de la guerre; pourquoi le sort ne m’a-t-il pas donné plutôt des demeures errantes dans les climats brûlants, ou sous l’Ourse glacée (Lucain)?» Parfois je trouve moyen, par la nonchalance et la lâcheté avec laquelle je les 427 envisage, de me rassurer contre ces préoccupations qui, quelquefois aussi, nous portent à avoir de la résolution.—Il m’arrive souvent de me figurer, non sans un certain plaisir, que je suis sous le coup de dangers mortels et de m’y résigner; alors, tête baissée, sans plus y réfléchir ni entrer dans d’autres considérations, je me plonge stupidement, en imagination, dans la mort comme je me précipiterais dans un abîme silencieux et obscur qui m’engloutirait du premier coup, et instantanément s’empare de moi un lourd sommeil, sous l’effet duquel je demeure insensible et inerte et qui m’étouffe. La délivrance que j’en espère, fait que la perspective d’une mort courte et violente me console plus que * ne me trouble la crainte que j’en ai. La vie n’en vaut pas mieux, dit-on, quand elle est de longue durée; d’autre part, la mort est d’autant meilleure qu’elle est moins longue. Je ne m’épouvante pas tant d’être mort, que du temps que je mettrai à mourir. Je me replie sur moi-même et me tiens coi devant cet orage qui, dans une de ses rafales rapides et dont je m’apercevrai à peine, doit m’aveugler et m’emporter avec furie. Encore s’il advenait ce qui, au dire de certains jardiniers, arrive aux roses et aux violettes, qui naissent plus odorantes quand elles poussent auprès d’ails et d’oignons, lesquels sucent et attirent à eux toute la mauvaise odeur qui peut se trouver dans la terre, et que ces natures dépravées humassent le venin de l’air et de la région où je vis, les rendant par leur voisinage meilleurs et plus purs, je ne perdrais pas tout! Mais il n’en est pas ainsi; cependant, il peut en résulter que la bonté apparaisse plus belle et plus attrayante en devenant plus rare, et que, dans ce milieu qui lui est si contraire et qui est si mêlé, l’honnêteté surgisse, enflammée par l’opposition qu’elle rencontre et la gloire qu’elle y trouverait. Les voleurs, dans leur amabilité, ne m’en veulent pas d’une façon particulière; je ne leur en veux pas davantage, il me faudrait en vouloir à trop de gens. Les robes les plus diverses abritent mêmes consciences; la cruauté, la déloyauté, le vol y sont tout pareils, et d’autant plus nuisibles qu’ils s’exercent plus lâchement, plus sûrement, à la dérobée, sous l’ombre des lois. Je hais moins l’injustice avouée que celle qui a recours à la trahison, celle engendrée par les désordres de la guerre que celle qui se produit en paix et revêt des formes judiciaires. La fièvre qui nous tient, s’est déclarée dans un corps dont elle n’a guère empiré l’état; le feu y couvait, la flamme n’a fait qu’éclater; il y a plus de bruit, le mal n’est pas beaucoup plus grand.—A ceux qui me demandent pourquoi je voyage tant, je réponds d’ordinaire que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je vais trouver; et lorsqu’on me dit qu’à l’étranger l’état sanitaire peut être aussi mauvais, que les mœurs n’y * valent pas mieux que chez nous, je réponds d’abord que c’est difficile, «tant le crime s’est multiplié parmi nous (Virgile)»; puis, qu’il y a toujours profit à changer une situation mauvaise contre une autre qui est incertaine, et que nous ne devons pas ressentir les maux qui pèsent sur autrui au même degré que les nôtres.

429

Il aime Paris, n’est français que par cette capitale; puisse-t-elle ne pas être en proie aux dissensions intestines, ce serait sa ruine.—Je ne veux pas oublier que, si courroucé que je puisse être contre la France, je ne cesse de regarder Paris d’un bon œil. Paris a mon cœur depuis mon enfance, et j’éprouve à son sujet ce qui arrive de tout ce qui est excellent; c’est que plus j’ai vu, depuis, d’autres belles villes, plus la beauté de celle-ci a grandi et gagné dans mon affection. Je l’aime pour elle-même et l’aime plus, telle qu’elle est en temps habituel, que lorsque des fêtes viennent ajouter à son éclat; je l’aime tendrement jusque dans ses imperfections et ses taches; je ne suis français que par cette grande cité, si peuplée, si heureusement située; mais surtout, grande et incomparable par le nombre et la variété des facilités de toute nature qu’on y trouve; elle est la gloire de la France et l’un des plus nobles ornements du monde. Dieu veuille en chasser au loin ce qui nous divise! Non livrée aux partis, unie, elle est à l’abri de toute violence; mais je l’en avertis, ce qui peut lui arriver de pis serait qu’elle soit en butte aux factions; je ne crains pour elle qu’elle-même, mais crains malheureusement pour elle autant que pour toute autre partie du royaume. Tant qu’elle demeurera indemne, je ne manquerai pas de lieu de retraite où je puisse aller finir mes jours, et de nature à ne m’en faire regretter aucun autre.

Il regarde tous les hommes, à quelque nation qu’ils appartiennent, comme ses compatriotes; le monde entier est pour lui une patrie.—Ce n’est pas parce que Socrate l’a dit, mais parce qu’en vérité je pense de la sorte, tous les hommes sont pour moi des compatriotes; et ce sentiment, je suis même porté à l’exagérer; j’embrasse un Polonais comme je ferais d’un Français, faisant passer le lien qui unit les individus d’une même nation, après celui qui nous est commun avec tous les habitants de l’univers. Je ne suis guère entiché de la douceur de l’air natal; les connaissances nouvelles que j’ai faites de moi-même, me semblent bien valoir les connaissances banales et d’occasion résultant du voisinage; les amitiés franches que nous contractons l’emportent d’ordinaire sur celles que nous devons à une communauté de climat ou de sang. La nature nous a mis au monde libres de tout engagement, et nous nous emprisonnons de nous-mêmes dans des limites restreintes comme les rois de Perse qui se faisaient une obligation de ne jamais boire que de l’eau du fleuve Choaspe, et renonçaient sottement au droit qu’ils avaient d’user de toute autre eau, semblant, en ce qui les touchait, considérer comme à sec tout le reste du monde.—Sur sa fin, Socrate estimait qu’une sentence d’exil était pire qu’une sentence de mort; je ne suis pas de son avis et ne tomberai jamais tellement en enfance, ni ne serai si étroitement inféodé à mon pays, que je me range à cette idée. Ces vies, dignes de créatures célestes, ont des manifestations que j’estime plus que je ne les aime; elles en ont aussi de si hautes et de si extraordinaires, que mon estime même ne peut atteindre à pareille 431 élévation, d’autant que je n’arrive seulement pas à les concevoir. Ce sentiment, de la part de Socrate, ne témoigne-t-il pas d’une tendresse excessive chez un homme qui considérait l’univers comme sa patrie? il est vrai qu’il n’aimait pas les voyages et n’avait guère mis le pied hors de l’Attique. Que dire aussi de ne pas vouloir que ses amis rachètent sa vie de leurs deniers, et de son refus, pour ne pas désobéir aux lois à une époque où leur corruption était si grande, de se prêter à l’exécution d’un complot qui l’eût délivré de sa prison? Ces exemples, qu’il nous donne, rentrent à mon sens dans cette première catégorie de sentiments que j’estime plus que je ne les partage. Quant à ceux de la seconde catégorie, d’une élévation telle que mon estime n’arrive pas à leur hauteur, il en est des exemples que je pourrais citer de lui; et, dans le nombre, il s’en trouve d’une vertu si rare, qu’ils dépassent ce dont je suis capable; quelques-uns même outrepassent ce que mon jugement peut admettre.

Avantages que Montaigne trouve à voyager; il demeure sans peine huit à dix heures consécutives à cheval et, sauf les chaleurs excessives, ne redoute aucune intempérie.—Outre ces raisons, voyager me semble encore un exercice profitable, parce que l’âme y est continuellement conviée à remarquer des choses nouvelles qu’elle ne connaît pas; et, ainsi que je l’ai dit souvent, je ne sais pas de meilleure école pour la dresser, que de lui mettre sans cesse sous les yeux la si grande diversité d’existence, d’idées, d’usages qui se rencontrent et de lui faire goûter cette perpétuelle variété de formes de notre nature. Le corps, lui, n’y est ni oisif, ni épuisé par le travail; cette agitation modérée le tient en haleine. Tout tourmenté que je suis de coliques, je reste à cheval huit à dix heures sans en descendre et sans que cela m’ennuie, «au delà des forces et de la santé d’un vieillard (Virgile)»; aucun temps ne m’est contraire, sauf la chaleur accablante d’un soleil torride, car je n’use pas des ombrelles dont, depuis les anciens Romains, on se sert en Italie et qui fatiguent plus les bras qu’elles ne soulagent la tête. Je voudrais bien connaître le procédé, employé dans l’antiquité par les Perses lorsque le luxe a commencé à s’introduire chez eux et que mentionne Xénophon, pour se ménager à leur convenance de l’air frais et de l’ombre. J’aime la pluie et la boue autant qu’un canard. Je suis insensible aux changements climatériques et atmosphériques, et qu’il fasse beau ou non, c’est tout un pour moi; je ne souffre que des variations qui se produisent dans mon individu et elles sont moins fréquentes quand je voyage.—Je suis assez difficile à mettre en mouvement; j’hésite autant devant un petit déplacement que pour un grand, à faire mes préparatifs de départ pour une journée d’absence pour aller visiter un voisin que pour un vrai voyage; mais, une fois en route, je vais aussi longtemps qu’on veut.—J’ai l’habitude de faire l’étape, comme font les Espagnols, tout d’une traite et mes journées aussi longues qu’elles peuvent raisonnablement 433 l’être. Pendant les fortes chaleurs, je marche de nuit, du soleil couchant au soleil levant. L’autre façon qui, afin de se restaurer, consiste à s’arrêter en route pour dîner comme on peut et à la hâte, est incommode, surtout pendant les jours courts. Mes chevaux se trouvent beaucoup mieux de mon système; jamais aucun, qui a pu faire avec moi la première journée, ne m’a laissé en route. Je les fais boire partout, pourvu qu’il reste assez de chemin à faire, pour qu’ils aient le temps de digérer leur eau. Ma paresse à me lever permet aux gens de ma suite de dîner à leur aise avant de partir; pour moi, il n’est jamais trop tard pour manger, l’appétit me vient en mangeant et jamais autrement, je n’ai faim que lorsque je me mets à table.

On le blâme de ce que, vieux et marié, il quitte sa maison pour voyager; n’y laisse-t-il pas une gardienne fidèle qui y maintient l’ordre? Sa femme n’est pas de celles qui vivent dans l’oisiveté.—Quelques personnes me reprochent de me plaire encore à voyager bien que je sois marié et vieux. Elles ont tort; il vaut mieux ne quitter sa maison que lorsqu’on l’a mise sur le pied de pouvoir se passer de nous, et qu’on y a établi un ordre qui ne court pas risque de se déranger. Il est bien autrement imprudent de s’en éloigner quand on n’a pas à y laisser une garde aussi sûre qu’il m’est donné de le faire, sur laquelle on puisse autant compter qu’elle pourvoira à tout ce qui vous est nécessaire.

La science, l’occupation les plus honorables et les plus utiles à une mère de famille, sont celles du ménage. J’en vois qui sont avares et fort peu bonnes ménagères; c’est leur qualité maîtresse qui prime toute autre, comme étant l’unique apport capable de ruiner ou de sauver nos maisons. Quoi qu’on puisse dire, l’économie domestique, d’après l’expérience que j’en ai, est la vertu que je place chez une femme mariée au-dessus de n’importe quelle autre. En voyageant, je mets ma femme à même de l’exercer, lui laissant en main durant mon absence toute l’administration de mes biens. Je vois avec dépit le mari, dans quelques intérieurs, revenant vers midi, maussade, soucieux du tracas des affaires, et trouvant Madame dans son cabinet de toilette, encore occupée à se coiffer et à s’attifer; cela est bon pour les reines, et encore je ne sais trop. Il est ridicule et injuste que notre sueur et notre travail servent à entretenir l’oisiveté de nos femmes. Je ne crois pas que personne ait des affaires moins embarrassées que moi, mes biens me donnent toute tranquillité et ne sont grevés d’aucune dette; mais si le mari apporte les revenus, il est dans la nature même des choses que la femme dirige leur mise en œuvre.

On objecte que c’est témoigner peu d’affection à sa femme que de s’en éloigner, mais l’absence momentanée aiguise au contraire le désir de se revoir; on n’aime pas moins un ami absent que présent.—On dit que l’absence peut influer sur les devoirs qu’impose l’affection maritale, je ne le crois 435 pas; ces devoirs peuvent au contraire se ressentir de rapports trop continus, trop d’assiduités blessent. Toute femme qui nous est étrangère ne nous paraît-elle pas une honnête femme? et chacun ne sait-il pas par expérience que se voir continuellement, ne peut procurer un plaisir égal à celui que l’on ressent quand on se quitte et qu’on se rejoint par intervalles? Ces interruptions ravivent en moi l’amour que je porte aux miens, et me fait paraître plus doux le temps que je passe chez moi; le foyer domestique succédant au voyage et réciproquement, je n’en suis que plus dispos pour passer de l’un à l’autre. Je sais que l’amitié a les bras assez longs pour se maintenir et se joindre d’un coin du monde à l’autre; surtout celle de mari à femme, où il y a un continuel échange de services qui en réveillent l’obligation et le souvenir. Les Stoïciens ne disent-ils pas qu’il y a une si grande union et liaison intime entre les sages, que si l’un d’eux dîne en France, son compagnon, qui est en Égypte, s’en trouve rassasié; et qu’il suffit à l’un d’eux d’étendre le doigt n’importe où, pour que tous les sages sur la surface de la terre en ressentent assistance? La jouissance et la possession dépendent beaucoup de l’imagination, qui toujours embrasse avec plus d’ardeur et de persistance ce qu’elle recherche que ce que nous touchons. Reportez-vous à vos amusements de chaque jour, vous trouverez que c’est surtout quand il est là que vous pensez le moins à votre ami; sa présence fait que votre attention se relâche et donne à votre pensée loisir de s’absenter à toute heure et à toute occasion.—Hors de chez moi, à Rome, je surveille et dirige ma maison et ce qui m’y intéresse; je vois s’élever et démolir mes murailles, croître et décroître mes arbres et mes rentes, à deux doigts près, comme lorsque j’y suis: «J’ai constamment sous les yeux ma maison et jusqu’à la moindre disposition des lieux que j’ai quittés (d’après Ovide).» Si nous ne jouissions que de ce que nous touchons, adieu nos écus quand ils sont dans nos coffres, et nos enfants quand ils sont à la chasse. Les voulons-nous plus près de nous? s’ils sont au jardin, estimez-vous que ce soit loin? s’ils sont à une demi-journée, qu’en dites-vous? dix lieues, est-ce loin ou près? si c’est près, qu’est-ce, suivant vous, que onze, douze, treize lieues? et ainsi de proche en proche. Je serais d’avis que la femme à même de dire à son mari: «A tant de pas c’est être près; à partir de tant, cela devient loin», fixe, entre les deux, la limite à laquelle il devra se tenir: «Dites un chiffre pour éviter toute contestation, sinon j’use de la latitude que vous me laissez; et, de même que j’arracherais crin par crin la queue d’un cheval, je retranche une lieue, puis une autre, jusqu’à ce qu’il ne vous en reste plus et que vous soyez vaincu par la force de mon raisonnement (Horace).» Qu’elle appelle hardiment la philosophie à son secours, celle à qui on pourrait reprocher que ne voyant ni l’un ni l’autre des deux bouts qui constituent le point de jonction entre le trop et le pas assez, le long et le court, le léger et le lourd, le près et le loin, ne distinguant ni le commencement ni la fin, ne peut juger du milieu qu’avec bien de 437 l’incertitude: «la nature ne nous permet pas de connaître la limite des choses (Cicéron)».—Les femmes cessent-elles d’être les épouses et amies des gens trépassés, alors qu’elles-mêmes sont encore de ce monde et qu’eux sont dans l’autre? Nous embrassons par la pensée, non seulement les absents, mais encore ceux qui ne sont plus et ceux qui ne sont pas encore. Nous n’avons pas fait marché, en nous mariant, de nous tenir soudés indissolublement l’un à l’autre, comme font je ne sais quels petits insectes que nous voyons, ou à la façon des chiens, comme les ensorcelés de Karenty; une femme ne doit pas avoir les yeux si avidement fixés sur le devant de son mari, qu’elle ne puisse le voir par derrière, quand besoin en est. Le mot de ce poète, qui peint si bien leur caractère, ne serait-il pas ici à sa place pour révéler le motif de leurs plaintes: «Tardez-vous à rentrer! votre épouse s’imagine que vous en aimez une autre, ou que vous en êtes aimé, que vous buvez, ou que vous vous amusez; enfin que tout le bon temps est pour vous et le mauvais pour elle (Térence)»; ou bien ne serait-ce pas que l’opposition et la contradiction sont dans leur nature et constamment en éveil chez elles, et qu’elles se tiennent pour à peu près satisfaites, du moment qu’elles vous gênent.

Dans l’amitié véritable, de laquelle j’ai qualité pour parler, je me donne à mon ami plus que je ne le tire à moi. Non seulement je préfère lui faire du bien plutôt que ce soit lui qui m’en fasse, mais j’aime encore mieux qu’il s’en fasse à lui-même que de m’en faire; c’est quand il s’en fait, qu’il m’en fait le plus; et si l’absence lui plaît ou le sert, elle m’est à moi-même plus douce que sa présence. Il n’y a pas du reste à proprement parler d’absence, quand on a moyen de demeurer en relations. Avec La Boëtie, j’ai autrefois tiré grand avantage et agrément de notre éloignement: quand nous nous séparions, notre vie était mieux remplie et prenait plus d’extension; il vivait, jouissait, voyait pour moi et moi pour lui, aussi complètement que si nous avions été l’un et l’autre sur place; quand nous étions ensemble, ne faisant qu’un, une moitié de nous demeurait oisive; en des lieux séparés, nos volontés s’exerçant chacune de leur côté, leur union produisait davantage. Cette faim insatiable de la présence en corps, accuse un peu de faiblesse dans la jouissance que les âmes doivent ressentir l’une par l’autre.

Pourquoi craindre de voyager quand on est vieux? c’est alors que les voyages sont le plus profitables. Il peut mourir en route, dira-ton; qu’importe!—On m’allègue la vieillesse; j’estime que c’est au contraire aux jeunes gens à se conformer aux opinions qui ont cours et à se gêner pour autrui; ils sont à même de satisfaire à la fois et le monde et eux-mêmes, tandis que nous, nous avons déjà trop à ne satisfaire que nous seuls. A mesure que les satisfactions naturelles viennent à nous manquer, dédommageons-nous avec celles que nous pouvons nous créer. Il est injuste d’excuser la jeunesse de s’adonner à ses plaisirs et d’interdire à la vieillesse d’en rechercher. Jeune, j’étais gai et n’avais 439 qu’à modérer mes passions; vieux, je suis triste et il me faut recourir aux distractions. Les lois de Platon interdisent de voyager avant l’âge de quarante ou cinquante ans, pour que ces pérégrinations soient plus utiles et plus instructives; j’accepterais plus volontiers le second article de ces mêmes lois, l’interdisant après soixante.

«Mais, à votre âge, vous ne reviendrez jamais d’un si long voyage?» me dira-t-on. Que m’importe? je ne l’entreprends ni pour en revenir ni pour l’achever; j’entreprends uniquement de me mouvoir pendant que le mouvement me plaît, je me promène pour me promener. Ceux qui courent après de l’argent ou après un lièvre, ne courent pas; ceux-là courent, qui jouent aux barres ou pour s’exercer à la course. Je puis m’arrêter partout, n’ayant pas de programme déterminé à l’avance; chaque journée marque le terme que je me propose et il en est de même du cours de ma vie; cela ne m’a pas empêché de visiter beaucoup de localités éloignées où j’aurais volontiers fixé ma demeure. Pourquoi pas? Chrysippe, Cléanthe, Diogène, Zénon, Antipater et tant de sages de la secte la plus maussade, ont bien abandonné leurs pays d’origine, sans sujet de plainte et uniquement pour aller respirer un autre air. Certainement, le plus grand déplaisir que j’éprouve dans mes voyages, c’est de ne pas les faire avec la résolution d’établir ma demeure où je me trouverai bien, et d’avoir toujours le retour en perspective pour agir suivant ce qui est dans les habitudes.

Quoiqu’il lui soit indifférent de mourir là ou ailleurs, il préférerait que la mort le surprît à cheval et hors de chez lui; il y serait plus en paix.—Si je craignais de mourir autre part que là où je suis né, si je pensais mourir moins à mon aise loin des miens, à peine sortirais-je de France; je ne sortirais même pas sans effroi de ma paroisse, car je sens la mort qui m’étreint continuellement par la gorge ou les reins. Mais je suis autrement fait; la mort pour moi est la même, n’importe où elle m’atteindra. Si toutefois j’avais à choisir, j’aimerais mieux, je crois, que ce soit à cheval plutôt que dans un lit, de préférence hors de ma maison et loin des miens. On éprouve plus de crève-cœur que de consolation à prendre congé de ses amis; c’est un devoir de civilité que j’omettrais volontiers de remplir, parce que des services auxquels vous engage l’amitié, celui-là est le seul qui soit déplaisant; aussi me passerais-je bien de dire ce grand et éternel adieu. S’il y a quelque avantage à l’assistance que nous prêtent nos amis en la circonstance, elle offre cent inconvénients. J’ai vu des gens mourir dans de bien piteuses conditions parce qu’ils étaient assiégés de tout ce train, l’empressement de chacun les étouffait. C’est contraire au devoir et considéré même comme une marque de peu d’affection et d’attention, de vous laisser mourir en repos: l’un vous tourmente les yeux, l’autre les oreilles, un autre la bouche; il n’y a pas de sens, pas de membre que l’on ne vous martyrise. Votre cœur s’apitoie à entendre les plaintes de vos amis; parfois aussi, c’est avec dépit 441 qu’il vous faut en entendre d’autres, celles-ci feintes, dissimulant les vrais sentiments de ceux qui les exhalent. Celui qui a toujours eu le goût sensible et délicat, l’a encore plus à ce moment; il lui faudrait, en cette occurrence qu’on ne peut éviter, une main douce, en rapport avec sa manière de sentir, pour le gratter précisément où cela lui cuit, ou n’être pas gratté du tout. Nous avons besoin de sage-femme pour nous mettre au monde, nous aurions bien besoin aussi d’un homme encore plus sage pour nous aider à en sortir; un tel homme, qui de plus serait notre ami, serait à acheter bien cher pour le service qu’il rendrait en pareille occasion.—Je ne suis point encore arrivé à cette force d’âme, dédaigneuse de tout ce qui peut survenir, qui puise sa vigueur en elle-même, à laquelle rien n’ajoute et que rien ne trouble; je suis d’un degré au-dessous et cherche uniquement à me fourrer dans un trou comme un lapin et à me dérober pendant ce passage de vie à trépas, non par crainte mais par calcul. Je ne suis pas d’avis que ce soit là le moment pour moi de faire preuve ou étalage de fermeté; pour qui serait-ce, alors que je cesse d’avoir tout droit et tout intérêt à une bonne réputation? Je me contente d’une mort accomplie dans le recueillement, paisible, solitaire, où je sois complètement moi, qui soit en rapport avec la vie retirée et toute bourgeoise que j’ai menée; et ce, à l’opposé de ce qu’admettait la superstition romaine qui tenait pour malheureux celui mourant sans parler et n’ayant pas auprès de lui ses proches pour lui fermer les yeux. J’ai assez à faire à me consoler sans avoir à consoler les autres, assez de pensées en tête sans que les circonstances m’en apportent de nouvelles, assez de choses dont j’ai à m’entretenir sans en rechercher d’autres. Cet acte de la pièce ne comporte pas plusieurs rôles; il n’est qu’à un seul personnage. Vivons et rions avec les nôtres, allons gémir et mourir chez des inconnus; on trouve partout, en payant, quelqu’un pour vous tourner la tête, vous frictionner les pieds, ne s’empresser auprès de vous qu’autant que vous le voulez, vous offrant un visage constamment indifférent, vous laissant agir et vous plaindre à votre guise.

Quelle fâcheuse habitude que notre entourage s’apitoie sur nos maux; cela énerve notre courage.—Je me défais chaque jour par raison de cette humeur puérile et inhumaine, qui fait que nous désirons que nos maux suscitent chez nos amis compassion et chagrin. Nous exagérons ce que nous éprouvons pour provoquer leurs larmes; et la fermeté que nous louons chez les autres, quand ils sont aux prises avec la mauvaise fortune, nous la reprochons et en faisons un grief à ceux qui nous approchent quand c’est nous qui sommes éprouvés: il ne nous suffit pas qu’ils prennent part à nos maux, il faut encore qu’ils s’en affligent. Étendons au contraire la joie et, le plus que nous pouvons, restreignons la tristesse. Qui se fait plaindre sans raison, court risque de n’être pas plaint quand il y aura lieu; c’est risquer de ne l’être jamais, que de se plaindre toujours; en cherchant si souvent à inspirer la 443 pitié, on finit par ne l’obtenir de personne. Qui se dit mort lorsqu’il est vivant, s’expose à passer pour être encore vivant quand il viendra à mourir. J’en ai vu qui se fâchaient de ce qu’on leur trouvait le visage reposé et le pouls calme, qui se gardaient de sourire pour ne pas paraître en voie de guérison, qui regrettaient de se bien porter parce que cela empêchait qu’on les plaignît; et, ce qui est bien plus fort, c’est que ces personnes n’étaient pas des femmes. Je ne dis jamais de mes maladies plus que je n’en ressens; j’évite les paroles décourageantes, mes exclamations se bornent à celles que m’arrache la douleur, sans que je les accompagne d’aucun commentaire. Près d’un malade raisonnable, à défaut d’allégresse, une contenance calme est convenable de la part des assistants; de ce qu’il se voit en mauvais état, il n’est pas hostile à la santé; il lui plaît de la voir forte et entière chez les autres et d’en jouir au moins par ceux qui lui tiennent compagnie; de ce qu’il sent qu’il va s’effondrant, il ne repousse pas les pensées qui occupent la vie et ne fuit pas de participer aux conversations de tout le monde. C’est quand je me porte bien que je veux étudier la maladie; quand elle me tient, j’en ressens assez les effets pour que mon imagination n’ait pas besoin d’intervenir. Nous nous préparons de longue main aux voyages que nous voulons entreprendre, quand nous y sommes résolus; quand vient l’heure de monter à cheval, nous consacrons ce moment à l’assistance, et, pour lui être agréable, nous le prolongeons.

A publier cette étude sur lui-même, Montaigne trouve cet avantage qu’elle lui sert de règle de conduite, que les critiques seront moins portés à dénaturer ses qualités et que sa confession pourra en partie les désarmer.—Je tire de la publication de cette élude sur mes mœurs, cet avantage inespéré, c’est qu’elle me sert en quelque sorte de règle; elle me porte parfois à ne pas me mettre en opposition avec ce que j’ai toujours été. Cette déclaration publique m’oblige à me contenir dans ma direction première et à ne pas démentir les conditions sous lesquelles je me suis dépeint et qui, ainsi décrites, sont, dans leur ensemble, plus exactement rendues qu’elles ne le seraient du fait des jugements faux et méchants d’aujourd’hui. L’uniformité et la simplicité de mon caractère, m’ont permis de le traduire aisément; mais la forme nouvelle et inusitée sous laquelle je le présente, donne bien beau jeu à la médisance. A qui voudrait me critiquer loyalement, je crois, en vérité, en avoir bien suffisamment fourni les moyens en faisant connaître et avouant mes imperfections; il y a là de quoi s’en donner à cœur joie, sans s’en prendre à ce qui n’est pas. Si, parce que j’ai pris l’avance en m’accusant et me révélant, on trouve que j’émousse les dents de la critique, elle sera naturellement amenée à amplifier et étendre ses attaques, l’offense prenant des droits qui dépassent ceux que la justice assigne; et, des vices dont je ne lui montre que quelques racines, elle en fera de gros arbres. Si elle en vient là, qu’elle s’exerce non seulement sur 445 les défauts que j’ai, mais encore sur tous ceux que je puis avoir en germe et qui, par leur nombre et leur nature, font que je prête le flanc de toutes parts; qu’elle m’attaque donc par là. J’imiterais volontiers, en ce cas, l’exemple du philosophe * Bion: Antigone voulant le blesser s’attaquait à son origine; Bion lui ferma la bouche en disant: «Je suis le fils d’un serf, qui était boucher et avait encouru la flétrissure, et d’une fille publique que mon père avait épousée, la bassesse de sa situation ne lui permettant pas d’aspirer plus haut; tous deux avaient commis des méfaits qui leur avaient valu des condamnations. Un orateur me trouvant beau et avenant, m’acheta alors que j’étais encore enfant; à sa mort, il m’a laissé tous ses biens; je les ai réalisés et suis venu en cette ville d’Athènes, où je me suis adonné à la philosophie. Que les historiens ne se mettent pas en peine pour chercher des renseignements sur moi, je leur dirai moi-même tout ce qui est.» Une confession franche et spontanée enlève aux reproches toute portée et désarme l’injure. Tout compte fait, j’estime qu’aussi souvent qu’on me loue on m’ôte de ma valeur, parce qu’on dépasse la mesure; il m’apparaît aussi que, depuis mon enfance, en fait de rang et d’honneur, on m’en a prêté plutôt au-dessus qu’au-dessous de ce qui m’appartient. Je préférerais vivre dans un pays où les questions de prééminence seraient ou réglées ou méprisées. Entre * hommes, quand un différend s’élève à propos de prérogatives, soit pour précéder quelqu’un, soit pour siéger avant lui, le débat devient incivil dès qu’il dépasse l’échange de trois ou quatre répliques; pour fuir de si importunes contestations, je n’hésite pas à céder le pas ou à passer devant, même quand c’est à tort, et jamais homme n’a revendiqué la préséance sur moi sans que je la lui aie abandonnée.

Peut-être aussi cette lecture fera-t-elle que quelqu’un lui convenant, sera désireux d’entrer en rapport d’amitié avec lui.—Outre ce profit que me procure cette étude de moi-même, j’en ai espéré cet autre, que s’il advenait qu’avant ma mort, mon caractère plût et s’accordât avec celui de quelque honnête homme, il chercherait peut-être à se lier avec moi. Je lui ai fait la part belle, puisque tout ce qu’une longue connaissance et intimité lui auraient appris en plusieurs années, il le voit plus sûrement et plus exactement en trois jours en me lisant. Quelle singulière idée! certaines choses que je ne voudrais dire à personne en particulier, je les dis au public, et renvoie à se renseigner dans une boutique de librairie mes amis les plus intimes, désireux de connaître ce que je sais et ce que je pense de plus secret, «livrant à leur examen tous les replis de mon âme (Perse)». Ce désir de ma part est si sincère, que si je connaissais quelqu’un qui me convînt, je l’irais chercher bien loin parce que la douceur d’une compagnie bien assortie et agréable ne peut, à mon avis, se payer trop cher. * Oh! un ami! que ne donnerais-je pas pour en avoir un, et combien est vraie cette sentence des temps jadis, «que l’usage en est plus nécessaire et plus doux que celui de l’eau et du feu»!

447

C’est finir par devenir à charge aux nôtres que de les occuper constamment de nos maux; du reste viendrait-il à tomber malade dans un coin perdu, il est en mesure de se soigner lui-même, et son habitude de mettre à l’avance ordre à ses affaires fait qu’il est toujours prêt.—Pour revenir à mon sujet, je dis donc qu’il n’y a pas grand mal à mourir loin de chez soi et dans l’isolement; nous jugeons bien à propos de nous retirer à l’écart pour satisfaire à des actes de la nature, ayant moins mauvaise grâce que celui-ci et qui sont moins hideux. Ceux qui, pendant de longues années, mènent une vie languissante, devraient bien aussi souhaiter ne pas importuner de leur misère tout leur entourage. C’est ce qui faisait que les Indiens, dans une de leurs provinces, estimaient juste de tuer ceux tombés en cet état; et que, dans une autre, ils les abandonnaient, les laissant seuls se tirer d’affaire comme ils pourraient. A qui de pareilles gens ne finissent-ils pas par se rendre ennuyeux et insupportables; c’est au point que ce qui est du devoir de tous, ne va pas jusqu’à les supporter. C’est inculquer de force la cruauté à vos meilleurs amis, porter votre femme et vos enfants à la dureté et les amener, en les leur plaçant d’une façon répétée sous les yeux, à ne plus s’émouvoir et vous plaindre des maux que vous ressentez. Les gémissements que m’arrachent mes coliques ne sont plus un sujet d’émoi pour personne. Lors même que nous tirerions quelque plaisir de la conversation de ces familiers (ce qui n’arrive pas toujours, en raison de l’inégalité des conditions qui amène aisément du mépris ou du dépit envers l’un ou envers l’autre), n’est-ce pas trop que d’en abuser pendant de longues années? Plus je les verrais se contraindre de bon cœur pour m’être agréable, plus je souffrirais de la peine qu’ils se donnent. Il nous est permis de nous appuyer sur autrui, mais non de nous coucher aussi lourdement sur lui; non plus que de le ruiner pour nous étayer, comme celui qui faisait égorger de petits enfants afin de se servir de leur sang pour se guérir, ou cet autre qu’on fournissait de jeunesses pour, la nuit, réchauffer par leur contact ses membres refroidis par l’âge et tempérer, par la douceur de leur haleine, l’âcreté et la lourdeur de la sienne. La décrépitude réclame la solitude: je suis sociable à l’excès, il me paraît cependant raisonnable de dérober mes infirmités à la vue du monde et de n’en importuner que moi seul; il me faut me ramasser et me recueillir dans ma coquille comme les tortues; me résigner à voir les gens, mais sans être constamment au milieu d’eux. Agir autrement serait abuser, la situation est trop scabreuse; il est temps pour moi de tourner le dos à la compagnie.

«Mais, dira-t-on encore, dans ces voyages, vous serez misérablement arrêté dans quelque mauvais coin où tout vous manquera.» Je porte avec moi presque tout ce qui m’est nécessaire; et puis, pouvons-nous échapper si la fortune entreprend de nous être contraire? Quand je suis malade, je n’ai besoin de rien d’extraordinaire; ce que la nature ne peut plus pour moi, je ne veux pas le 449 demander à des médicaments. Bien avant que la fièvre ou la maladie ne commence à m’abattre, quand je suis encore presque bien portant et en pleine possession de moi-même, je me réconcilie avec Dieu en recevant les derniers sacrements de notre religion; je m’en trouve plus libre, plus dégagé; il me semble que cela me rend plus à même d’avoir raison de la maladie. Quant aux notaires et à leurs conseils, j’en ai encore moins besoin que de médecins; celles de mes affaires auxquelles je n’ai pas mis ordre quand je me portais bien, qu’on ne s’attende pas à les voir réglées une fois que je serai malade. Ce que je veux faire en cas de mort est toujours fait, je n’oserais le différer d’un seul jour; et qui ne sera pas fait c’est, ou bien parce que le doute où je suis m’a empêché de me décider (parfois ne pas se décider est la meilleure décision qu’on puisse prendre), ou parce que je suis absolument résolu à ne rien faire.

Son livre ne lui survivra que peu d’années; il n’en constitue pas moins une précaution pour qu’après lui, on ne le juge pas autre qu’il n’est.—J’écris mon livre pour peu de personnes et peu d’années; si c’eût été un ouvrage destiné à durer, j’y aurais employé un langage plus relevé. Étant données les variations par lesquelles notre langue est passée jusqu’à maintenant, qui peut dire que sa forme actuelle sera encore telle dans cinquante ans? elle se modifie chaque jour entre nos mains et, depuis que je vis, elle s’est transformée de plus d’à moitié. Nous la tenons pour parfaite à l’heure actuelle, chaque siècle en dit autant; je n’ai garde de croire qu’elle en reste là; plus cela ira, plus elle continuera à se transformer. Il appartient aux bons écrivains, à ceux qui écrivent des choses utiles, de la fixer dans une certaine mesure; quant à la durée de cette transformation, elle dépend de ce qui adviendra de notre état politique.—Malgré le laisser-aller avec lequel j’écris cet ouvrage, je ne crains cependant pas d’y introduire quelques articles qui sont plus particulièrement de la compétence de certaines personnes de notre époque qui s’occupent de sciences dont elles ont fait leur spécialité; par suite, elles les comprendront mieux que ne peut le faire la généralité de mes lecteurs.—Avant tout, je ne veux pas qu’après moi on dise, comme je le vois souvent faire, troublant ainsi la mémoire des trépassés: «Il jugeait, il vivait de la sorte;—c’est là ce qu’il voulait;—s’il eût parlé sur la fin de sa vie, il eût dit ceci, il eût donné cela, je puis le dire, l’ayant connu mieux que tout autre.» Or, autant que la bienséance me le permet, j’indique ici le sens de mes opinions et de mes affections; mais, de vive voix, je les exprime volontiers plus librement à qui désire les connaître; si bien que, pour peu qu’on y regarde, on trouvera que dans ces mémoires j’ai tout dit et tout indiqué, et que ce que je n’ai pas la possibilité d’exprimer, je le montre du doigt; «mais ces traits, si légers qu’ils soient, suffisent à ton esprit pénétrant pour deviner le reste (Lucrèce)». Je ne laisse rien à désirer, ni à deviner de moi. Si on doit en disserter, je veux que ce soit en toute vérité et justice; je reviendrais plutôt de l’autre monde pour démentir quiconque me représenterait autrement 451 que je n’étais, fût-ce pour me faire honneur. Je sens du reste que des vivants même on parle toujours autrement qu’ils ne sont, et si je ne m’étais appliqué de toutes mes forces à faire qu’un ami que j’ai perdu ne fût pas défiguré, on me l’aurait taillé de mille façons qui l’eussent rendu tout autre qu’il n’était.

Genre de mort que Montaigne préférerait; toujours est-il qu’il a la satisfaction de se dire que la sienne ne sera pour les siens, dont les intérêts sont assurés, un sujet ni de plaisir ni de déplaisir.—Pour achever d’exposer mes faiblesses d’esprit, j’avoue que lorsque je voyage, je n’arrive guère quelque part sans qu’il me passe dans l’idée de me demander si je ne pourrais pas à mon aise y tomber malade et y mourir. Je voudrais y être logé de telle sorte que je sois tout à fait chez moi, que je n’entende pas de bruit, que ce ne soit pas triste, enfumé, qu’on n’y étouffe pas. Par toutes ces frivoles conditions je cherche à flatter la mort, ou pour mieux dire, à me débarrasser de tout ce qui peut me gêner et m’empêcher de ne penser qu’à elle, qui est d’un poids assez lourd sans qu’il soit besoin de l’accroître encore. Je veux qu’elle ait sa part dans l’aisance et le bien-être de ma vie; elle y tient assez de place et y a assez d’importance pour qu’il en soit ainsi, et j’espère qu’étant donnés les sentiments dans lesquels je suis, elle ne démentira pas mon passé.—La mort affecte des formes plus commodes les unes que les autres, et plus ou moins appréciées suivant les idées de chacun. Parmi celles produites par des causes naturelles, celle amenée par l’affaiblissement et la perte de nos facultés, me paraît facile et douce. Parmi les morts violentes, je redouterais davantage de tomber dans un précipice, que d’être écrasé par une ruine qui s’écroulerait; de recevoir un coup d’épée me pourfendant, qu’un coup de feu; j’eusse préféré boire la ciguë de Socrate, que de me poignarder comme fit Caton; et, bien que ce soit tout un, mon imagination fait cependant une différence aussi grande que celle de la mort à la vie, entre me jeter dans une fournaise ardente ou dans un canal aux eaux dormantes, tant sottement, dans notre crainte, nous regardons plus au moyen qu’à l’effet. Ce n’est qu’un instant à passer, mais il est de telle importance, que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer comme il me convient.—Puisque chacun trouve que c’est un moment plus ou moins désagréable et a ses idées faites sur le choix qu’il ferait entre les différents genres de mort, poussons plus avant pour tâcher d’en trouver qui soient dégagés de tout déplaisir. Ne pourrait-on pas, encore de nos jours, la rendre voluptueuse comme faisaient les Commourants d’Antoine et de Cléopâtre? Je laisse à part ces morts avidement recherchées autant qu’exemplaires, qu’ont produites les efforts de la philosophie et de la religion; mais même parmi les hommes peu recommandables, il s’en est trouvé comme à Rome un Pétrone, un Tigellinus qui, invités à se donner la mort, l’ont pour ainsi dire endormie par les raffinements dont ils en ont entouré les apprêts, la glissant en quelque sorte, sans qu’elle éveillât 453 l’attention, au cours de leurs débauches habituelles, si bien qu’elle les surprenait en société de filles de joie et de gais compagnons, sans qu’ils eussent un mot de regret pour quoi que ce fût; sans qu’il fût question de testament, sans qu’ils affectassent la moindre prétention à faire acte de fermeté, sans préoccupation de ce qu’ils allaient devenir; uniquement occupés de jeux, de festins, de plaisanteries, de conversations tenues comme à l’ordinaire sur les faits du moment, de musique, de poésie érotique. Ne saurions-nous imiter une telle résolution, en ayant une plus honnête contenance? Puisque les fous trouvent moyen de bien mourir, et les sages aussi, trouvons une mort qui convienne aux gens qui ne sont ni fous ni sages. J’ai idée de certaines qui me semblent avoir bon air et qu’on peut souhaiter, puisqu’il faut finir par mourir. Les tyrans romains pensaient donner la vie au criminel, en lui laissant le choix de son genre de mort. D’autre part Théophraste, ce philosophe si délicat, si modeste et si sage, n’a-t-il pas été contraint par la raison d’oser dire ce vers que Cicéron a traduit en latin: «La vie dépend du sort plus que de notre sagesse»? ne cherchons donc pas davantage.—La fortune a aidé à la facilité avec laquelle je quitterai la vie en faisant qu’aujourd’hui je ne suis pour les miens ni un besoin, ni une gêne. Cette situation, je l’eusse acceptée à toute époque de mon existence; mais près de rassembler mes hardes et de plier bagage, c’est pour moi une satisfaction toute particulière de n’être pour eux, en mourant, un sujet ni de plaisir, ni de déplaisir. Par une adroite et ingénieuse compensation, ceux qui sont en droit d’attendre quelque profit matériel de ma mort, se trouvent du même coup en éprouver d’autre part des pertes de même nature; souvent notre mort s’aggrave pour nous du préjudice qu’elle cause à d’autres, dont l’intérêt nous touche presque autant et parfois plus que le nôtre.

Il ne recherche pas ses aises en voyage; il va au jour le jour, sans itinéraire fixe, aussi est-il toujours satisfait.—Dans mes logis d’occasion, je ne recherche ni le luxe, ni l’espace, conditions que j’ai plutôt en grippe; je les souhaite de cette simplicité qui se rencontre plus fréquemment qu’ailleurs dans les pays où l’art a peu de part et auxquels la nature communique la grâce qui lui est propre: «Je préfère un repas où règne la propreté plutôt que l’abondance (Nonius), l’entrain plus que le luxe (Cornélius Nepos).» Que ceux que leurs affaires amènent en plein hiver dans le pays des Grisons, ne trouvent pas sur leur route pleine satisfaction, cela les regarde; mais moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne cours pas ce risque: si la route est laide à droite, je prends à gauche; si je ne suis pas en disposition de monter à cheval, je m’arrête; et, en agissant de la sorte, je ne vois rien en vérité qui ne me plaise et ne me soit aussi commode que là où je me loge; il est vrai que toute superfluité m’est superflue, et que j’ai reconnu que l’on se trouve dans l’embarras, même au sein du luxe et de l’abondance. Ai-je laissé derrière moi quelque chose à voir, j’y retourne; c’est toujours mon chemin, parce que je 455 ne me trace pas un itinéraire invariable pas plus en ligne droite qu’autrement. Si où je vais, je ne trouve pas ce qu’on m’avait dit devoir y être, ainsi qu’il arrive souvent d’après les jugements des autres qui ne s’accordent pas toujours avec les miens et que la plupart du temps je trouve inexacts, je ne regrette pas ma peine, ayant du moins constaté que ce qu’on m’avait dit y être, n’y est pas.

Il sait s’accommoder de tout et rien ne lui paraît étrange; il blâme fort la sotte tendance qu’ont les Français à l’étranger de tout y dénigrer, aussi ne se joignait-il pas à leur société quand il en rencontrait.—Mon tempérament s’accommode de tout; mes goûts sont ceux de tout le monde appartenant à la bonne société; comme il convient à quelqu’un qui est cosmopolite, la diversité des procédés d’une nation à l’autre ne me touche que par le plaisir que me cause cette variété: chaque usage a sa raison d’être. Que l’on me serve dans des assiettes d’étain, de bois ou de terre, que ce soit du bouilli ou du rôti, de la cuisine au beurre ou à l’huile de noix ou d’olive, que ce soit chaud ou froid, tout m’est égal; tellement égal, qu’en vieillissant, j’incrimine cette précieuse faculté et voudrais que plus de délicatesse et de choix s’imposassent à moi pour modérer mon insatiable appétit qui parfois incommode mon estomac.—Quand je me trouve hors de France et que, par courtoisie, on me demande si je veux être servi à la française, je décline cette offre et toujours me place aux tables où les étrangers sont en plus grand nombre. J’ai honte de voir mes compatriotes possédés de cette sotte manie de s’effaroucher des usages contraires aux leurs; il leur semble être hors de leur élément, dès qu’ils sont hors de leur village; où qu’ils aillent, ils s’en tiennent à leurs façons et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un des leurs en Hongrie, ils se réjouissent de ce hasard, et les voilà qui se réunissent, se fréquentent et s’évertuent à condamner ces mœurs barbares qu’ils ont sous les yeux; pourquoi ne seraient-elles pas barbares, puisqu’elles ne sont pas françaises? Et ce sont les plus habiles qui les relèvent pour les critiquer! La plupart ne partent que pour le retour; ils demeurent renfermés en eux-mêmes et peu communicatifs; ce sont gens qui, prudemment, deviennent taciturnes pour ne pas se livrer; ils se défendent contre la contagion d’un air qui leur est inconnu. Ce que je dis d’eux, me rappelle l’attitude analogue que j’ai constatée parfois chez quelques-uns de nos jeunes courtisans; ils ne s’occupent que des gens de leur sorte et nous regardent avec dédain et pitié, comme si nous étions de l’autre monde. Faites qu’ils n’aient plus à causer des mystères de la cour, ils ne trouvent plus rien à dire; ils sont à nos yeux aussi ignorants et gauches que nous le sommes aux leurs. On a bien raison lorsqu’on dit qu’un homme de bonne société, est un homme qui s’accommode de tout. Moi, au contraire, dans mes voyages, je suis très las de nos manières; ce n’est pas pour chercher des Gascons en Sicile, que je me déplace, j’en ai laissé assez chez moi; ce sont plutôt des Grecs, des Persans que je 457 voudrais y trouver; quand j’en rencontre, je les fréquente et en fais cas: c’est cela que je vise et ce dont je m’occupe. Je vais plus loin: il me semble n’avoir guère, dans mes pérégrinations, rencontré d’usages qui ne vaillent les nôtres; il est vrai que n’ayant jamais perdu beaucoup de vue mes girouettes, je ne risque pas grand’chose en avançant ce fait.—Du reste, la plupart des compagnies que le hasard place ainsi sur votre chemin, causent plus de gêne qu’elles ne procurent de satisfaction; je ne m’y attache pas, maintenant surtout que la vieillesse fait que je me tiens à l’écart et ne m’astreins plus autant aux usages. Quand vous êtes en groupe vous souffrez pour les autres, ou les autres souffrent pour vous; ce sont là deux graves inconvénients, dont le second est même celui qui m’est le plus pénible.

Tout ce qu’il demanderait, ce serait d’avoir un compagnon de voyage de même humeur que lui, car il aime à communiquer ses idées.—C’est une fortune bien rare et d’un soulagement inestimable que d’avoir pour compagnon de route un honnête homme, auquel votre société plaît, qui a du jugement et des habitudes conformes aux vôtres; et il m’a bien fait faute, dans tous mes voyages, de n’en avoir pas; mais un tel compagnon, il faut l’avoir choisi et se l’être attaché alors qu’on est encore chez soi. Aucun plaisir n’a de saveur pour moi si je ne puis m’en entretenir avec quelqu’un; il ne me vient à l’esprit aucune idée tant soit peu gaillarde, que je ne sois contrarié de l’avoir eue si je n’ai à qui en faire part. «Si la sagesse m’était donnée à condition de la tenir renfermée sans la communiquer à personne, je la refuserais (Sénèque).» Cicéron s’exprime encore plus nettement: «Supposez le sage dans l’abondance de toutes les choses nécessaires, libre de contempler et d’étudier à loisir tout ce qui est digne d’être connu, mais que sa solitude soit si grande qu’il n’ait de rapport avec personne, il demandera à sortir de la vie.» L’opinion d’Archytas me sourit: «Il me déplairait, disait-il, même si j’étais au ciel, de me promener parmi ces grands corps célestes domaine de la divinité, sans quelqu’un qui me tienne compagnie»; pourtant il vaut mieux être seul que d’être avec quelqu’un qui soit ennuyeux et sot. N’importe où il était, Aristippe aimait à vivre toujours comme un étranger. «Si le destin me permettait de vivre comme je l’entends (Virgile)», je choisirais de passer ma vie à cheval, «heureux de visiter les régions brûlées par le soleil et celles où se forment les nuages et les frimas (Horace)».

La situation qu’il a, le bien-être dont il jouit, devraient, ce semble, le détourner de sa passion des voyages; mais il y trouve l’indépendance à laquelle il sacrifie même les commodités de la vie.—«N’avez-vous pas, m’objectera-t-on, de passe-temps plus faciles? Qu’est-ce qui vous manque? Votre maison n’a-t-elle pas une belle vue et n’est-elle pas en bon air, suffisamment confortable et plus grande qu’il n’est nécessaire? Vous avez pu y recevoir, plus d’une fois, le roi et toute sa suite. Votre famille 459 n’est-elle pas dans une position sociale telle, que plus de gens se trouvent au-dessous d’elle qu’il n’y en a qui lui soient supérieurs? Le lieu éveille-t-il en vous quelque souvenir extraordinaire, qui vous ulcère et dont vous ne puissiez triompher, «qui, caché dans votre cœur, vous consume et vous ronge (Ennius)»? Où croyez-vous que vous ayez possibilité de vivre sans éprouver ni gêne, ni embarras? «Les faveurs de la fortune ne sont jamais sans mélange (Quinte-Curce).» Reconnaissez donc qu’il n’y a que vous à être une entrave à vous-même; que partout vous vous retrouverez avec vous-même, et partout vos plaintes se reproduiront; car il n’y a de satisfaction ici-bas que pour les âmes dépourvues d’intelligence, ou celles qui ont atteint la perfection. Qui n’éprouve de contentement dans une situation aussi sortable, où pense-t-il pouvoir en trouver? Combien de milliers d’hommes borneraient leurs désirs à une condition semblable à la vôtre. Travaillez seulement à vous amender; sur ce point vous pouvez tout; tandis qu’aux effets de la fortune, la patience est la seule chose qu’on puisse opposer: «Il n’est de tranquillité réelle que celle à laquelle nous conduit la raison (Sénèque)».

Je vois bien la justesse de cette observation et m’en rends parfaitement compte; mais on aurait eu plutôt fait, et c’eût été plus logique, de me dire en un mot: «Soyez sage.» Une semblable résolution outrepasse la sagesse; elle en résulte et en est la conclusion. Me tenir ce raisonnement, c’est imiter le médecin qui va criaillant à un pauvre malade qui dépérit, qu’il se réjouisse; son conseil serait moins sot, s’il lui disait: «Portez-vous bien.» Je ne suis pas de ceux qui s’élèvent au-dessus du commun; et, bien que ce soit un précepte salutaire, certain, facile à comprendre, que de «se contenter de ce que l’on a», c’est-à-dire d’être raisonnable, de plus sages que moi ne l’appliquent pourtant pas davantage. C’est un dicton populaire, mais qu’il est profond et à quoi ne s’étend-il pas? Il faut de la mesure en tout, et tout est susceptible de tempérament.—Je sais bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager témoigne de l’inquiétude et de l’irrésolution, deux mauvaises qualités qui, chez moi, sont maîtresses et prépondérantes. Oui, je le confesse, je ne vois rien que je souhaite ou à quoi je rêve qui puisse me fixer; changer, pouvoir varier, c’est là ce qui seul me contente si tant est que quelque chose arrive à me contenter. En voyage, j’éprouve de la satisfaction rien que par ce fait, que je puis m’arrêter n’importe où sans avoir intérêt à le faire et que je suis libre d’en partir quand bon me semble pour aller ailleurs.—J’aime la vie de simple particulier; je l’aime, parce que je la préfère à la vie publique qui, cependant, n’est pas sans me convenir et qui est tout autant dans ma nature. Cette indépendance fait que je n’en sers que plus gaîment mon prince, parce qu’alors je le sers sans y être obligé, que seuls mon jugement et ma raison m’y déterminent, que ce n’est pas faute de mieux, que je ne suis pas contraint de me rejeter sur lui les autres me repoussant et en 461 étant mal vu. Il en est de même en tout: je hais de passer par où la nécessité m’oblige; toute commodité qui m’astreint à quoi que ce soit m’est insupportable: «Je veux toujours pouvoir frapper l’eau d’une rame et de l’autre toucher le rivage (Properce)»; une seule corde jamais n’est suffisante pour me maintenir quand on veut m’arrêter.

C’est là, dira-ton, de la vanité; mais où n’y en a-t-il pas? Les plus belles maximes philosophiques, les plus beaux règlements de conduite sont vains parce qu’ils nous demandent plus que nous ne pouvons.—«C’est là, direz-vous, un jeu bien empreint de vanité!» Où n’y en a-t-il pas? Tous ces beaux préceptes, toute sagesse sont-ils autre chose que vanité? «Le Seigneur sait que les pensées des sages ne sont que vanité (Psalmiste).» Ces subtilités exquises ne sont à leur place qu’au prêche; ce sont des raisonnements qui tendent à nous envoyer tout bâtés dans l’autre monde. La vie consiste dans un mouvement constant et effectif du corps, mouvement qui, par essence, est déréglé et imparfait et auquel je m’efforce de donner une direction suivant mes aspirations: «Nous avons chacun nos passions (Virgile). Nous devons néanmoins faire en sorte que sans jamais contrevenir aux lois générales de la nature, nous suivions cependant nos propres penchants (Cicéron).» A quoi servent ces idées élevées de la philosophie qu’aucun être humain ne peut mettre en pratique, ces règles qui excèdent l’usage que nous avons à en faire et la possibilité que nous avons de les appliquer.

Je vois souvent qu’on nous présente pour la conduite de notre vie, des modèles que ni celui qui les propose, ni ceux auxquels il s’adresse n’ont aucune espérance de pouvoir suivre et, qui plus est, n’en ont pas envie. De ce même papier sur lequel un juge vient d’écrire un arrêt de condamnation pour adultère, il détache un morceau pour envoyer un billet doux à la femme de son collègue; et cette femme avec laquelle vous venez de cueillir le fruit défendu, un moment après et en votre présence, va s’élever plus durement que ne l’eût fait Porcie, contre cette même faute commise par une de ses connaissances. Il en est qui condamnent à mort pour des crimes qu’ils n’estiment même pas être de simples fautes. J’ai vu en ma jeunesse un galant homme donner d’une main au public des vers remarquables par leur beauté et leur dévergondage, tandis qu’en même temps, de l’autre main il propageait sur la Réforme une discussion théologique des plus violentes d’entre celles que, depuis longtemps, le monde a vues se produire. Les hommes sont ainsi: on laisse les lois et les principes suivre leur chemin, et soi-même on en suit un autre, non seulement par déréglement de mœurs, mais parce que souvent nous pensons et jugeons autrement. Écoutez prononcer un discours philosophique: l’imagination, l’éloquence, la compétence s’y révèlent, nous frappent sur le moment et nous émeuvent; mais il ne s’y trouve rien qui empoigne et chatouille notre conscience, ce n’est pas à elle qu’on parle; n’est-ce pas vrai? Comme disait Ariston: «une étuve, 463 une leçon ne sont d’aucun fruit si elles ne nettoient et ne décrassent». On peut s’attacher à considérer l’écorce, mais après seulement qu’on a retiré la moelle; de même que ce n’est qu’après avoir avalé le bon vin d’une belle coupe, qu’on en examine le travail et les ciselures. Partout où, dans l’antiquité, on s’entretient de philosophie, quelle que soit l’école, on trouve le même auteur rédiger des règles de tempérance et libeller en même temps des pages sur l’amour et la débauche. Xénophon, sur les genoux de Clinias, écrivait contre la vertu telle que la prônait Aristippe. Ce n’est pas qu’il n’y ait comme des ondées de conversion miraculeuse qui nous agitent par intervalles; c’est ce que Solon peint très bien quand il se présente comme législateur ou en tant qu’individu, quand il parle pour le peuple ou qu’il ne s’agit que de lui; dans ce dernier cas, se sentant en parfaite santé, ne redoutant aucune défaillance, il suit en toute liberté les règles tracées par la nature, «tandis que le malade en danger a besoin d’être traité par les plus habiles médecins (Juvénal)».—Antisthène permet au sage d’aimer, de faire ce qu’il trouve opportun et d’en user comme il l’entend, sans tenir compte de ce que les lois peuvent édicter, d’autant que son avis à cet égard vaut mieux que ce qu’elles peuvent établir et qu’il s’y connaît davantage en fait de vertu. Diogène, son disciple, disait qu’«il faut opposer la raison aux désordres; à la fortune, la confiance; aux lois, la nature». Pour les estomacs délicats, il faut des ordonnances composées avec art et qu’ils observent à la lettre; les bons estomacs n’ont qu’à suivre simplement les prescriptions dérivant naturellement de leur appétit; c’est ainsi qu’agissent les médecins: ils mangent du melon, boivent le vin frais, tandis qu’ils astreignent leurs patients au sirop et à la panade. «Je ne sais, disait la courtisane Laïs, de quels livres, de quelle sagesse, de quelle philosophie ces gens parlent, mais je les vois se bousculant à ma porte, aussi souvent que les autres.» La licence, qui est le propre de notre nature, nous portant toujours au delà de ce qui nous est loisible et permis, souvent on a restreint au delà de ce que, d’une façon générale, commandait la raison, les préceptes et les lois qui régissent notre vie: «L’homme ne croit jamais avoir atteint le terme assigné à ses passions (Juvénal).» Il serait à désirer qu’entre le commandement et l’obéissance, la proportion soit mieux gardée; il semble injuste de nous proposer un but auquel nous n’avons pas possibilité d’atteindre. Il n’est pas un homme de bien, consacrant toutes ses actions et toutes ses pensées à l’étude des lois, qui dans sa vie ne se mette dix fois dans le cas d’être pendu; et, dans le nombre, il en est qu’il serait grand dommage et très injuste de perdre et de punir: «Que t’importe, Olus, de quelle manière celui-ci ou celle-là dispose de sa personne (Martial)?» Il en est d’autres au contraire qui peuvent ne pas offenser les lois, que nous ne saurions néanmoins tenir pour des gens vertueux et que la philosophie flagellerait à très bon droit, tant, sur ce point, il y a trouble et inconséquence! Nous sommes loin d’être des gens de bien, selon la doctrine divine; nous ne 465 saurions même l’être, d’après les règles que nous avons nous-mêmes établies. La sagesse humaine n’est jamais parvenue à remplir les devoirs qu’elle s’est tracés à elle-même; et si elle y était arrivée, elle en édicterait d’autres plus rigoureux encore, pour avoir toujours à quoi aspirer et prétendre, tant notre nature est ennemie de ce qui est réalisable. L’homme se fait une nécessité de ne pouvoir éviter d’être en faute. Il n’est pas adroit de sa part de se créer des obligations que seul pourrait remplir un autre être que celui qu’il est; pour qui, ces prescriptions qu’il doit s’attendre à ce que personne ne satisfasse? Est-il mal à lui de ne pas faire ce qu’il est impossible qu’il fasse? Les lois qui nous condamnent à de telles impossibilités, nous condamnent de ce que nous ne pouvons pas.

On peut à la rigueur admettre que dire et faire soient dissemblables chez les gens qui professent la morale; mais lui, parlant de lui-même, est tenu à être plus conséquent. L’homme public doit compter avec les vices de son temps; les affaires publiques ne se traitent pas d’après les mêmes principes que les affaires privées; il est fréquent de ne pas trouver réunies chez un même homme les qualités nécessaires à ces deux genres d’affaires.—Au pis aller, prendre cette liberté si contestable de se montrer sous deux aspects différents: d’une façon quand on agit, d’une autre quand on parle, peut être admis chez ceux qui traitent de sujets quelconques; ce ne saurait l’être chez ceux qui, comme je le fais, parlent d’eux-mêmes, il faut alors que tout en eux marche d’accord. Une vie qui n’offre rien de particulier est celle qui reste à l’unisson du milieu dans lequel elle s’écoule; la vertu de Caton était d’ordre trop élevé pour son siècle: son esprit de justice, chez un homme qui se mêlait de gouverner les autres, appelé à participer aux affaires publiques, pouvait passer, sinon pour de l’injustice, du moins pour être sans utilité et hors de saison. Mes mœurs mêmes, quoique différant à peine de l’épaisseur d’un doigt de celles qui ont cours, me rendent pourtant, à mon âge, un peu sauvage et peu sociable. Je ne sais si c’est sans raison que je me trouve dégoûté de la société que je fréquente, mais ce serait bien à tort que je me plaindrais qu’elle le soit de moi puisque je le suis d’elle. La vertu que réclament les affaires de ce monde, est une vertu qui présente des plis, des angles, des coudes qui lui permettent de s’appliquer et de s’adapter à la faiblesse humaine; elle est mélangée, composée; elle n’est pas droite, nette, constante, d’une pureté immaculée. Les chroniques de notre temps reprochent à un de nos rois de s’être jusqu’ici, sous l’impulsion de son confesseur, trop complètement abandonné aux conseils que lui suggérait sa conscience; les affaires publiques se dirigent d’après des règles de conduite moins timorées: «Quitte la cour, si tu veux rester pieux (Lucain).»

J’ai autrefois essayé d’appliquer à la gestion des affaires publiques les règles et principes que j’apporte dans ma manière de 467 vivre; règles et principes rudes, différents de ceux en cours, peu raffinés, mais irréprochables, tels qu’ils sont innés en moi ou résultent de mon éducation et dont j’use dans la vie ordinaire, sinon en y trouvant commodité, du moins sans risque de dévier dans ce que m’inspire une vertu sans expérience et purement scolastique; or j’ai constaté que, dans le monde des affaires, c’est la chose inepte et dangereuse. Il faut, quand on se mêle à la foule, se contourner, serrer les coudes, reculer, avancer, quitter parfois le grand chemin suivant le cas; vivre non pas tant suivant ce que l’on voudrait, que suivant ce que veulent les autres; non selon ce qu’on se propose, mais selon ce qu’on vous propose; selon le temps, les hommes, les affaires. Platon dit que c’est miracle, quand quelqu’un mêlé à la politique en sort la conscience nette; il dit aussi que lorsqu’il place son philosophe à la tête d’un gouvernement, il n’entend pas dire que ce soit à la tête d’un gouvernement corrompu comme celui d’Athènes, et bien moins encore comme le nôtre, où la sagesse elle-même perdrait la raison; une bonne herbe transplantée dans un terrain fort différent de celui qui lui convient, se transforme beaucoup plus suivant ce terrain qu’elle ne le transforme à sa convenance. Je sens que si j’avais à refaire mon éducation en vue d’occupations de cette nature, il faudrait opérer en moi beaucoup de changements et d’appropriations. Si je pouvais me transformer de la sorte (et pourquoi n’y arriverais-je pas avec du temps et de l’attention?) je ne voudrais pas l’entreprendre. Le peu durant lequel je m’y suis essayé, m’en a dégoûté; je sens parfois s’élever en moi des bouffées d’ambition, je me raidis contre ces tentations et leur résiste: «Ferme, Catulle, tiens bon jusqu’à la fin (Catulle).» On ne m’y sollicite guère et j’y suis tout aussi peu porté; la liberté et l’oisiveté, qui sont mes deux penchants dominants, sont des qualités diamétralement opposées à ce qu’il faut dans ce métier. Nous ne savons pas distinguer les facultés de chacun; elles se subdivisent et se délimitent de telle façon qu’elles sont difficiles à distinguer, délicates à apprécier. Conclure de ce que quelqu’un fait preuve de capacité dans la vie privée, qu’il est capable de gérer les affaires publiques, c’est conclure mal; tel se dirige bien, qui ne dirige pas bien les autres; tel écrit des Essais, qui est impropre à l’action; tel conduit bien un siège, qui conduirait mal une bataille; parle bien en petit comité, qui haranguerait mal une foule ou un prince; pouvoir l’un est peut-être même un indice qu’on ne peut l’autre, plutôt qu’on en est capable. Je constate que les esprits élevés ne sont guère moins aptes aux choses d’ordre inférieur, que les esprits inférieurs ne le sont pour les grandes choses. Aurait-on cru que Socrate ait donné lieu aux Athéniens de rire de lui, pour n’avoir jamais pu compter les suffrages de sa tribu et en faire rapport au conseil? certes, la vénération en laquelle je tiens les perfections de ce personnage, fait que je puis bien invoquer, comme excuse de mes imperfections, le cas particulier que je trouve dans ce modèle incomparable. Notre capacité se détaille par le menu; la mienne s’étend à peu de choses et est, en tout, fort restreinte. 469 Saturninus dit à ceux qui lui avaient déféré le commandement suprême: «Compagnons, vous perdez un bon capitaine, pour en faire un mauvais général d’armée.»

Une vertu naïve et sincère ne peut être employée à la conduite d’un état corrompu; du reste, sa notion s’altère dans un milieu dépravé. Quoi qu’il en soit, on doit toujours obéissance à ceux qui ont charge d’appliquer les lois, si indignes qu’ils soient.—Celui qui, en des temps malades comme l’est le nôtre, se vante de mettre au service des affaires de ce monde une vertu naïve et sincère, ou ne sait ce qu’est une pareille vertu, parce que les idées se corrompent quand les mœurs le sont (et, de fait, voyez comme on la dépeint; comme la plupart se glorifient de leurs débordements et y conforment les règles qu’ils se tracent, en son lieu et place c’est l’injustice et le vice dans toute leur réalité que l’on décrit et qu’ainsi travestis on présente aux princes dont on fait l’éducation); ou bien, s’il la connaît, se vante bien à tort de l’appliquer, car, quoiqu’il dise, il fait mille choses contre sa conscience. Je croirais volontiers Sénèque, s’il m’entretenait de l’expérience qu’il en fit dans des conditions toutes semblables, et qu’il voulût bien en parler à cœur ouvert.—La marque la plus honorable de notre disposition à faire le bien est, en ces temps de contrainte, de reconnaître loyalement ses fautes et celles d’autrui, de prêter son concours pour retarder dans la mesure où on le peut la tendance au mal, de ne suivre qu’à regret cette voie, d’espérer et désirer mieux. Dans ces divisions qui nous assaillent et qui ont fait de la France la proie des partis, je vois chacun, même parmi les meilleurs, avoir recours à la dissimulation et au mensonge pour défendre sa cause; celui qui en écrirait l’histoire, se fiant aux apparences, serait bien téméraire et absolument dans le faux. Le parti le plus juste n’est quand même qu’un membre d’un corps vermoulu et véreux; mais le membre le moins malade d’un corps en pareil état n’en passe pas moins pour sain et cela à bon droit, parce que ce n’est que par comparaison que nos qualités se titrent; l’innocence dans la vie politique se mesure selon les lieux et les saisons.—J’aurais aimé que Xénophon eût donné à Agésilas l’éloge que lui méritait le fait suivant: Un prince voisin, avec lequel il avait été autrefois en guerre, lui ayant demandé de lui laisser traverser son territoire, il accéda à sa demande et lui donna passage à travers le Péloponèse; l’ayant à sa merci, non seulement il ne l’emprisonna ni ne l’empoisonna pas, mais il l’accueillit avec courtoisie comme il s’y était obligé par sa promesse et ne se livra vis-à-vis de lui à aucune offense. Avec les idées d’aujourd’hui, une telle promesse ne signifierait rien; mais, ailleurs et en d’autres temps, la franchise et la magnanimité étaient en honneur; ces bambins d’écoliers de nos jours s’en fussent moqués, tant la vertu des Spartiates a peu de ressemblance avec la vertu française. Ce n’est pas que nous manquions d’hommes vertueux, mais ils le sont tels que nous les concevons. Celui dont les sentiments 471 s’élèvent au-dessus de ce qui est de règle en son siècle, doit les faire fléchir ou les émousser; ou bien, et c’est ce que je lui conseille de préférence, se mettre à l’écart et ne pas se mêler à nous, il n’a rien à y gagner: «Si je viens à rencontrer un homme intègre et vertueux, je compare ce monstre à un enfant à deux têtes, ou à des poissons qu’un laboureur ébahi trouverait sous le soc de sa charrue, ou encore à une mule féconde (Juvénal).»—On peut regretter des temps meilleurs, mais on ne peut se dérober à l’état présent; on peut désirer d’autres magistrats, il n’en faut pas moins obéir à ceux qui sont en fonctions; et peut-être y a-t-il plus de mérite à obéir aux mauvais qu’aux bons. Tant que, dans quelque coin, demeurera un représentant des lois dont nous a dotés notre vieille monarchie, je ne le quitterai pas; mais si, par malheur, une scission se produit, que sous l’action des partis contraires qui entravent son existence, elle vienne à se fractionner en deux, et que le choix entre les deux soit douteux et difficile, je me résoudrai probablement à échapper et à me dérober à cette tempête; la nature pourra m’y aider, peut-être aussi les hasards de la guerre. Entre César et Pompée j’eusse franchement pris parti; mais entre ces trois voleurs qui vinrent après eux, il eût fallu ou se cacher ou suivre le courant, ce que j’estime licite, quand la raison est devenue impuissante à nous guider.

Si Montaigne sort aussi fréquemment de son sujet, c’est qu’il s’abandonne aux caprices de ses idées qui, en y regardant de près, ne sont pas aussi décousues qu’elles en ont l’air; et puis, cela oblige le lecteur à plus d’attention.—«Où vas-tu t’égarer (Virgile)?» Ces excursions sont à la vérité un peu en dehors de mon sujet; je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde; mes pensées ne cessent de tenir les unes aux autres, bien que parfois d’assez loin; elles ne se perdent pas de vue, quoique quelquefois il leur faille un peu tourner la tête pour s’apercevoir. J’ai eu sous les yeux un dialogue de Platon construit de même sorte, présentant deux parties conçues chacune dans des genres absolument différents; au commencement il n’y est question que d’amour, tandis que la fin est uniquement consacrée à la rhétorique. Il est des auteurs qui ne craignent pas de passer ainsi d’un sujet à un autre sans rapport avec le précédent, et qui apportent une grâce merveilleuse à se laisser aller au gré du vent ou à sembler s’y abandonner.—Les titres de mes chapitres ne sont pas toujours en concordance avec les matières qui y sont traitées; souvent la relation ne se manifeste que par quelques mots comme dans l’Andrienne et l’Eunuque, ou dans Sylla, Cicéron, Torquatus. J’aime à aller par bonds et par sauts, à la façon des poètes, légère, ailée, divine comme la qualifie Platon. Il y a des ouvrages de Plutarque où il oublie son thème, et où l’argument qu’il traite n’apparaît qu’incidemment, perdu au milieu de sujets qui lui sont étrangers; voyez, par exemple, comme il procède dans son démon de Socrate. Dieu! que ces escapades pleines de sève, que ces variations ont de 473 beauté! elles en ont d’autant plus qu’elles semblent échappées à la plume et le fait du hasard.—C’est le lecteur manquant d’attention qui perd de vue mon sujet, et non moi; en quelque coin se trouvent toujours quelques mots qui, si réduits qu’ils soient, suffisent cependant pour montrer que je l’ai présent à l’esprit. Je passe de l’un à l’autre sans règle, sans transition; mon style et mon esprit vagabondent simultanément. Un peu de folie prévient un excès de sottise, au dire de nos maîtres et plus encore d’après leurs exemples.—Mille poètes se traînent languissamment comme s’ils écrivaient en prose, tandis que la meilleure prose des temps jadis, et j’en donne ici indifféremment des échantillons tout comme je fais des vers, resplendit constamment de la vigueur et de la hardiesse de la poésie; elle a quelque peu de la passion qui l’anime. A celle-ci, sans conteste, la prééminence en ce qui touche l’expression de la pensée; le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, déverse à flots tout ce qui lui vient à l’idée, comme coule l’eau de la gargouille d’une fontaine, sans y réfléchir, sans le peser; et il s’en échappe des choses de toutes couleurs, contraires les unes aux autres, formant une suite de propos interrompus. Platon lui-même est constamment inspiré du souffle poétique; la théologie ancienne, disent les savants, est toute poésie, et, au dire des premiers philosophes, c’était à l’origine le langage des dieux.—J’entends que lorsqu’on écrit, les sujets se distinguent d’eux-mêmes, qu’on voie où on en change, où on conclut; où l’un commence, où un autre reprend, sans qu’il soit nécessaire de les accompagner de ces circonlocutions, introduites pour les oreilles faibles ou inattentives, qui les raccordent et les lient les uns aux autres; je ne veux pas me commenter moi-même. Quel est celui qui n’aime pas mieux n’être pas lu que de l’être en dormant, ou au galop: «Il n’y a rien, si utile que ce soit, qui soit utile si on ne fait que passer (Sénèque).» Si prendre un livre c’était l’apprendre, si le voir c’était le fouiller profondément du regard, et le parcourir s’en pénétrer, j’aurais tort de me faire en toutes choses aussi ignorant que je le dis.—Ne pouvant fixer l’attention du lecteur par la valeur de ce que j’écris, «ce ne sera pas déjà si mal» s’il advient que je l’arrête par le pêle-mêle que j’y introduis. «Oui vraiment, dites-vous, mais après s’en être amusé, il le regrettera?» Sans doute, toujours est-il qu’il n’aura pas laissé d’en éprouver de la distraction. Et puis, il est des caractères ainsi faits, qui dédaignent ce qu’ils comprennent; ils m’estimeront d’autant plus qu’ils ne sauront ce que je veux dire et concluront de la profondeur de ma pensée par son obscurité, ce qu’à franchement parler, je hais très fort et éviterais si je savais faire autrement. Aristote se vante quelque part de rechercher de parti pris cette obscurité; c’est un grand tort.—Au début, je multipliais les chapitres, mais il m’a paru que cela rompait l’attention avant qu’elle ne fût éveillée et la faisait s’évanouir par le dédain qu’elle éprouvait à se recueillir et à se fixer pour si peu; je me suis mis alors à les faire plus longs, ce qui oblige à apporter à leur lecture une intention bien arrêtée et à y consacrer 475 un temps déterminé. Ne pas donner au moins une heure à une semblable occupation, c’est ne vouloir rien y donner; et ce n’est pas faire, que de ne pas se donner tout entier à ce que l’on fait. De plus, il m’est personnellement commode de ne m’exprimer qu’à moitié, de parler un peu confusément et à tort et à travers; et j’en veux à la raison qui vient y jouer le rôle de trouble-fête. Je trouve qu’elle est fort gênante et se paie trop cher, quand elle s’immisce au nom de la vertu dans les projets extravagants que nous formons au cours de la vie et dans les opinions fantaisistes que nous concevons. Par contre, je m’emploie à tirer parti de la bêtise, de la vanité, si elles peuvent m’être une cause de plaisir, et je m’abandonne à mes penchants naturels sans y regarder de bien près.

Affection particulière de Montaigne pour la ville de Rome, due aux souvenirs des grands hommes qu’elle a produits; aujourd’hui encore n’est-elle pas la ville universelle et la seule qui ait ce caractère?—J’ai vu ailleurs, en bien des lieux, des ruines de monuments, des statues, un ciel, des terres autres; l’homme y est toujours le même. Bien que cela soit vrai partout, je ne puis cependant, aussi souvent que je vois les restes de l’ancienne Rome, si grande, si puissante, me défendre de l’admirer et de la révérer. Le culte des morts nous est recommandé; or, dès mon enfance, j’ai été nourri des souvenirs de ceux-ci. Je savais ce qui se rapportait à cette capitale de l’univers, bien avant d’être initié à mes propres affaires; je connaissais le Capitole et sur quel plan il est construit, avant de connaître le Louvre; je savais ce qu’était le Tibre, avant de connaître la Seine. J’ai été plus occupé, bien qu’ils soient trépassés, du caractère et de la fortune des Lucullus, des Métellus et des Scipions que d’aucuns des nôtres. Mon père, mort aussi, l’est pour moi au même degré qu’eux; il s’est autant éloigné de moi depuis dix-huit ans qu’il n’est plus, qu’eux en seize siècles, et pourtant je ne cesse d’embrasser et de cultiver sa mémoire; son amitié, sa société sont toujours aussi vivement présentes à mon esprit, car il est dans mon tempérament de mieux remplir peut-être mes devoirs envers les morts qu’envers les vivants; ne pouvant s’aider, ils n’en ont, ce me semble, que plus de droits à mon assistance; la gratitude est là, à même de se montrer dans tout son éclat; un bienfait perd de son mérite, lorsqu’on peut s’attendre à être payé de retour. Arcésilas, rendant visite à Ctesibius qui était malade, et le trouvant dénué de ressources, glissa tout doucement sous le chevet de son lit de l’argent dont il lui faisait don, le tenant en outre quitte de lui en savoir gré en le lui laissant ignorer. Ceux qui ont mérité mon amitié et ma reconnaissance, ne les ont pas perdues pour n’être plus; je m’acquitte d’autant mieux et avec plus de soin vis-à-vis d’eux, qu’ils ne sont plus là et qu’ils l’ignorent; je parle encore plus affectueusement de mes amis, quand ils n’ont plus possibilité d’apprendre ce que je dis d’eux. J’ai cent fois entamé des discussions pour la défense de Pompée et la cause de Brutus; la sympathie que je leur porte subsiste toujours; même 477 aux choses présentes, nous ne nous y attachons que par un effet de notre imagination. Reconnaissant mon inutilité en ce siècle, je me rejette sur cet autre, et j’en suis si aveuglément séduit, que ce qui touche cette vieille Rome, à l’époque où elle était libre, juste et florissante (car je n’en aime ni les débuts, ni le déclin), m’intéresse et me passionne; c’est pourquoi, aussi souvent que je revois l’emplacement de ses rues et de ses maisons, ses ruines qui s’enfoncent sous terre jusqu’aux antipodes, c’est toujours avec le plus grand intérêt. Est-ce un effet de la nature ou une erreur d’imagination qui font que la vue des lieux que nous savons avoir été habités et fréquentés par des personnages dont la mémoire s’est conservée, nous émeut peut-être plus que le récit de leurs actes ou la lecture de leurs écrits? «Tant les lieux sont propres à réveiller en nous des souvenirs! Dans cette ville, tout arrête la pensée; partout où l’on marche, on foule quelque histoire mémorable (Cicéron).» Je prends plaisir à me figurer leur visage, leur attitude, leurs vêtements; je me répète ces grands noms et les fais retentir à mes oreilles; «j’honore ces grands hommes et ne prononce jamais leurs noms qu’avec respect (Sénèque)». Des choses qui sont grandes et admirables en quelques-unes de leurs parties, j’admire jusqu’à ce qu’elles ont d’ordinaire; que j’aurais eu du plaisir à les voir deviser, se promener, souper! Il y aurait ingratitude à mépriser leurs reliques et ce qui nous rappelle tant d’hommes de bien, de si haute valeur, que j’ai vus vivre et mourir et qui, par leur exemple, nous donnent tant de bons enseignements, si nous savions les suivre.

Et puis, cette même Rome telle qu’elle est de nos jours mérite qu’on l’aime. Elle est depuis si longtemps l’alliée, à tant de titres, de notre couronne! C’est la seule ville universelle, elle appartient à tous. Le souverain qui la gouverne a également action sur le reste du monde; elle est la métropole de la Chrétienté; l’Espagnol comme le Français y sont chez eux; pour devenir prince de cet état, il ne faut qu’être chrétien quel que soit le pays qui vous ait vu naître. Il n’est pas de lieu ici-bas, auquel le ciel ait octroyé ses faveurs en si grande abondance et d’une façon aussi continue; sa décadence même est glorieuse et son prestige demeure. «Plus précieuse encore par ses ruines superbes (Sidoine Apollinaire)», jusque dans le tombeau elle conserve l’apparence et le caractère de la capitale d’un empire: «C’est ici surtout qu’on dirait que la nature s’est complu dans son œuvre (Pline).» On peut se reprocher et se défendre contre soi-même d’être sensible à une aussi vaine satisfaction; ce ne sont cependant pas des sentiments tout à fait frivoles, que ceux qui nous procurent du contentement; et, quels qu’ils soient, lorsqu’un homme de bon sens y trouve constamment sujet d’être satisfait, je n’ai pas le cœur de le plaindre.

Il doit beaucoup à la fortune pour l’avoir ménagé jusqu’ici. L’avenir est inquiétant, mais que lui importe ce qui adviendra quand il n’y sera plus? il n’a pas d’enfant mâle qui continuera son nom. Au surplus, ne pas avoir d’enfant 479 du tout, ne lui semble pas chose bien regrettable.—Je dois beaucoup à la fortune qui, jusqu’à présent, ne s’est pas dressée contre moi, au delà du moins * de ce que j’étais à même de supporter; peut-être est-ce là sa façon de laisser en paix ceux qui ne l’importunent pas: «Plus nous nous privons, plus les dieux nous accordent. Pauvre, je ne me range pas moins du parti de ceux qui ne désirent rien. A qui demande beaucoup, il manque toujours beaucoup (Horace).» Si elle continue, je quitterai cette terre heureux et satisfait; «je ne demande rien de plus aux dieux (Horace)». Mais gare le choc s’il vient à se produire; c’est par milliers que se comptent ceux qui échouent au port!—Je me console aisément de ce qui surviendra ici quand je ne serai plus; le présent m’occupe assez, «j’abandonne le reste à la fortune (Ovide)». Il est vrai que je n’ai pas cette cause qui rattache si fort, dit-on, l’homme à l’avenir quand il a des enfants héritiers de son nom et de son honneur; s’il est désirable d’en avoir, la situation critique que nous traversons me porte à elle seule à n’en pas désirer. Je tiens déjà trop par moi-même au monde et à la vie; il me suffit d’être aux prises avec la fortune, dans les circonstances de mon existence où je ne puis l’éviter, sans souhaiter que sous d’autres rapports elle ait encore plus de prise sur moi, et je n’ai jamais estimé que n’avoir pas d’enfants soit un malheur qui rende notre vie incomplète et restreigne notre contentement; la stérilité a bien aussi ses avantages. Les enfants sont du nombre des choses qui ne sont pas fort à désirer, surtout actuellement où il serait difficile qu’ils fussent bons, «rien de bon ne peut naître, tant les germes sont corrompus (Tertullien)»; c’est cependant à juste titre qu’on les regrette, quand on les perd après les avoir eus.

Il laissera après lui son patrimoine tel qu’il l’a reçu, la fortune ne lui ayant jamais octroyé que de légères faveurs sans consistance.—Celui qui m’a laissé la gestion de ma maison, pronostiquait, en considérant combien j’aime peu à demeurer en place, que je la ruinerais. Il s’est trompé; j’en suis, à cet égard, au même point que lorsque je l’ai eue, si même je ne suis en un peu meilleure situation, sans charge qui la grève, comme sans bénéfice. Si la fortune ne m’a causé aucun préjudice sérieux qui sorte de l’ordinaire, elle ne m’a pas fait davantage de grâce; tout ce qui est chez nous venant d’elle, y était avant moi et depuis plus de cent ans; je n’ai personnellement aucun bien sérieux et important que je doive à sa libéralité. J’en ai reçu quelques légères faveurs, mais rien de substantiel: des titres, des honneurs qu’à la vérité elle m’a offerts d’elle-même, sans que je les aie demandés; car, Dieu le sait, je suis positif et n’estime que ce qui est réel et, de plus, de gros rapport; si j’osais, j’avouerais que je trouve l’avarice presque aussi excusable que l’ambition, que la douleur est à éviter autant que la honte, la santé aussi désirable que la science, la richesse que la noblesse.

De ces faveurs, il n’en est pas à laquelle il ait été plus sensible qu’au titre de citoyen romain. Teneur du document par lequel ce titre lui a été conféré; il le reproduit pour 481 ceux que cela intéresse et aussi un peu par vanité.—Parmi ces faveurs, toutes de vanité, que m’a faites la fortune, il n’y en a pas qui ait autant donné satisfaction au fond de niaiserie qui est en moi qu’une bulle authentique de bourgeoisie romaine qui m’a été conférée dernièrement, alors que j’étais à Rome; elle est pompeusement écrite en lettres d’or et dûment scellée, et m’a été octroyée avec la grâce la plus parfaite. Comme le libellé de ces titres varie et est plus ou moins élogieux, et qu’avant d’en avoir vu, j’aurais été bien aise que l’on m’en montrât la formule, je transcris ici le texte de celui qui m’a été remis pour satisfaire la curiosité de quiconque est possédé de ce même désir:

«Sur le rapport fait au Sénat par Orazio Massimi, Marzo Cecio, Alessandro Muti, Conservateurs de la ville de Rome, touchant le droit de cité romaine à accorder à l’Illustrissime Michel de Montaigne, Chevalier de l’Ordre de Saint-Michel et gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Très Chrétien, le Sénat et le Peuple romain ont décrété:

«Considérant que, par un antique usage, ceux-là ont toujours été adoptés par nous avec ardeur et empressement, qui, distingués en vertu et en noblesse, avaient servi et honoré notre République, ou pouvaient le faire un jour: Nous, pleins de respect pour l’exemple et l’autorité de nos ancêtres, nous croyons devoir imiter et conserver cette louable habitude. A ces causes, l’Illustrissime Michel de Montaigne, Chevalier de l’Ordre de Saint-Michel et gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Très Chrétien, fort zélé pour le nom Romain, étant, en raison de son rang, de l’éclat de sa famille et de ses qualités personnelles, très digne d’être admis au droit de cité romaine par le suprême jugement et les suffrages du Sénat et du Peuple romain; il a plu au Sénat et au Peuple romain que l’Illustrissime Michel de Montaigne, orné de tous les genres de mérite et très cher à ce noble peuple, fût inscrit comme citoyen romain, tant lui que sa postérité, et appelé à jouir de tous les honneurs et avantages réservés à ceux qui sont nés citoyens ou patriciens de Rome ou le sont devenus au meilleur titre. En quoi le Sénat et le Peuple romain pensent qu’ils accordent moins un droit, qu’ils ne paient une dette; et que c’est moins un service qu’ils rendent, qu’un service qu’ils reçoivent de celui qui, en acceptant le droit de cité, honore et illustre la cité même.

«Les Conservateurs ont fait transcrire ce sénatus-consulte par les secrétaires du Sénat et du Peuple romain pour être déposé dans les archives du Capitole, et ont fait dresser cet acte, muni du sceau ordinaire de la ville. L’an de la fondation de Rome 2331, et de la naissance de Jésus-Christ 1581, le 13 de mars.

«Orazio Fosco, secrétaire du sacré Sénat et du Peuple romain.

«Vincente Martoli, secrétaire du sacré Sénat et du Peuple romain.»

483

N’étant bourgeois d’aucune ville, je suis bien aise de l’être de la plus noble qui fut et sera jamais. Si les autres s’examinaient avec attention comme je le fais, ils se trouveraient, comme je me trouve moi-même, vaniteux et frivoles à l’excès. Faire qu’il n’en soit pas ainsi m’est impossible; il faudrait, pour cela, me détruire moi-même. Nous sommes tous imbus de ce défaut, autant les uns que les autres; il se manifeste un peu moins chez ceux qui s’en rendent compte, et encore n’en suis-je pas certain.

C’est qu’en effet l’homme est tout vanité; et c’est parce qu’il est déçu par ce qu’il voit en lui, qu’il reporte constamment ses regards partout ailleurs qu’en lui-même.—Ce sentiment et cette habitude qui existent chez tout le monde, de regarder ailleurs qu’en soi-même, répondent bien à un besoin que nous éprouvons. Nous sommes en effet, à nous-mêmes, un objet dont la vue ne peut que nous remplir de mécontentement; nous n’y voyons que misère et vanité, et il est fort à propos, pour que nous n’en soyons pas découragés, que la nature nous ait fait porter nos regards au dehors. Nous allons de l’avant, nous abandonnant au courant; quant à rebrousser chemin et faire que nos pensées se reportent sur nous, c’est trop pénible; nous en éprouvons ce même trouble, cette même résistance que la mer rejetée sur elle-même. Chacun dit: Regardez les mouvements des corps célestes; regardez votre prochain: la querelle de celui-ci, le pouls d’un tel, le testament de cet autre; en somme, regardez toujours soit en haut, soit en bas, soit à côté, soit en avant, soit derrière vous. Le commandement que, dans l’antiquité, nous faisait le dieu de Delphes était paradoxal: Regardez en vous, disait-il, étudiez-vous; tenez-vous-en à vous-même; ramenez sur vous votre esprit et votre volonté que vous appliquez ailleurs; au lieu de vous déverser, de vous répandre, contenez-vous, soutenez-vous, car on vous trahit, on vous réduit à rien, on vous dérobe à vous-même. Ne vois-tu pas qu’au contraire, tout en ce monde a les regards constamment repliés sur lui-même et n’a d’yeux que pour se contempler soi-même? Toi, que tu regardes en dedans ou en dehors de toi, ta vanité est toujours en jeu; tout au plus est-elle moindre quand elle s’exerce dans des conditions restreintes. Sauf toi, ô homme, disait encore l’oracle, chaque chose commence par s’étudier elle-même et, selon ses propres besoins, limite ses travaux et ses désirs; eh bien, il n’en est pas une seule qui soit aussi dépourvue et que la nécessité presse autant que toi, qui embrasses l’univers: tu es un observateur auquel la science fait défaut, un magistrat sans juridiction, et finalement le bouffon de la comédie.

485

CHAPITRE X.    (ORIGINAL LIV. III, CH. X.)
En toutes choses, il faut se modérer et savoir contenir sa volonté.

Montaigne ne se passionnait pour rien, se gardait de prendre aucun engagement, résistait même à ce à quoi le poussaient ses propres affections pour n’être pas entraîné, parce qu’une fois pris on ne sait plus où l’on va.—Si je me compare à la généralité des hommes, peu de choses me touchent, ou, pour mieux dire, me captivent; car c’est avec raison qu’elles nous touchent, mais il ne faut pas qu’elles nous accaparent. J’ai grand soin d’augmenter, par l’étude et le raisonnement, ce privilège que j’ai d’être insensible qui, par nature, est fort prononcé chez moi, et a pour conséquence que peu de choses s’imposent à moi et me passionnent. J’ai de la perspicacité, mais je la reporte sur peu d’objets; je suis sensible et facile à émouvoir, mais ai la compréhension et l’application difficiles et concentrées.—Je ne me décide qu’à grand’peine à prendre des engagements; autant que je le puis, je ne m’emploie que pour moi; et, même dans ce cas, je suis porté à tenir en bride et contenir l’affection que je me porte, pour que ce sentiment ne m’envahisse pas complètement, parce qu’il me met à la merci des autres et que le hasard a sur lui plus d’action que moi-même; c’est au point que jusqu’à la santé que j’apprécie tant, je devrais me défendre de la désirer et de m’attacher à sa conservation avec une ardeur telle que j’en arrive à trouver les maladies insupportables. On doit se garder également de trop de haine de la douleur et de trop d’amour du bien-être; Platon recommande de diriger notre vie en la tenant dans un juste milieu entre ces deux extrêmes.—Quant à ces affections qui me distraient de moi pour m’attacher ailleurs, je leur résiste dans toute la mesure de mes forces. J’estime qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même. Si ma volonté était facile à s’engager et à entrer en action, je n’y résisterais pas, parce que je suis, par nature, trop impressionnable, et en fait, «ennemi des affaires et né pour la tranquillité et le repos (Ovide)». Des débats contradictoires et opiniâtres tournant finalement à l’avantage de mon adversaire, un dénouement qui rendrait ridicules des poursuites ardentes que j’aurais entamées, me feraient cruellement souffrir. Si, comme tant d’autres, je m’y laissais entraîner, mon âme n’aurait jamais la force de supporter les alarmes et les émotions qu’éprouvent ceux qui acceptent une telle existence; elle serait, dès le début, disloquée par cette agitation intestine. Si quelquefois on 487 m’a poussé à participer à la gestion d’affaires autres que les miennes, je n’ai promis que de les prendre en main et non de m’y donner corps et âme; de m’en charger, mais non de m’y incorporer; de m’en occuper, oui, et pas du tout de m’y passionner; je les examine, mais ne les couve pas. J’ai assez à faire pour mettre de l’ordre dans ce qui me touche intimement et intéresse tout mon être, à le régler, sans encore me mêler et me fatiguer de questions qui me sont étrangères; mes propres affaires, qui m’incombent naturellement et au premier chef, m’absorbent assez, sans y en joindre d’autres qui sont en dehors. Ceux qui savent combien ils se doivent à eux-mêmes et à quel point ils ont d’obligations à cet égard, trouvent que la charge que la nature leur a ainsi imposée est suffisamment lourde, et ne constitue pas une sinécure: «Tu as bien assez grandement à faire chez toi, ne t’en éloigne pas.»

Beaucoup se font les esclaves des autres, se prodiguant pour s’employer à ce qui ne les regarde pas; il ne manque cependant pas sur notre route de mauvais pas dont il nous faut chercher à nous garder nous-mêmes.—Les hommes se donnent en location; ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils doivent user de leurs facultés, mais pour ceux dont ils se sont faits les esclaves; ce sont ceux auxquels ils se sont loués qui sont en eux, et non eux. Cette disposition d’esprit, qui est fort répandue, ne me plaît pas. Il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’engager que dans les circonstances où il est juste de le faire; et ces circonstances sont en petit nombre, si nous en jugeons sainement.—Voyez les gens disposés à se laisser appréhender et accaparer; ils se laissent ainsi faire en toutes choses pour les petites comme pour les grandes, pour ce qui les touche et ce qui ne les touche pas; ils s’ingèrent, sans plus y regarder, partout où il y a à travailler et * des obligations à remplir; ils ne vivent pas s’ils ne s’agitent à outrance: «Ils ne recherchent la besogne que pour avoir de la besogne (Sénèque).» Ce n’est pas tant parce qu’ils veulent toujours aller que parce qu’ils ne peuvent se retenir, ni plus ni moins qu’une pierre ébranlée qui se détache et va, ne s’arrêtant dans sa chute que parce qu’elle ne peut rouler davantage. Pour certaines gens, s’occuper c’est faire preuve de capacité et de dignité; leur esprit cherche le repos dans le mouvement, comme font les enfants encore au berceau; ils peuvent se rendre ce témoignage qu’ils sont aussi serviables pour leurs amis, qu’importuns à eux-mêmes. Personne ne distribue son argent à autrui, et chacun lui distribue son temps et sa vie, choses dont nous sommes prodigues plus que de toutes autres et les seules cependant dont il nous serait utile et louable d’être avares. Mon tempérament est essentiellement différent: je m’observe et, d’ordinaire, ne tiens pas outre mesure à ce que je désire et désire peu; je ne m’occupe et ne me crée de travail que dans ces conditions, rarement et sans que cela porte atteinte à ma tranquillité. A tout ce que veulent et entreprennent ces gens qui se prodiguent, ils apportent toute leur volonté et leur impétuosité. 489 Il y a en ce monde tant de mauvais pas, que, même dans les cas présentant le plus de sécurité, il faut poser le pied légèrement et superficiellement, glisser et ne pas appuyer; la volupté elle-même est douloureuse quand on va trop à fond: «Tu marches sur un feu couvert de cendres perfides (Horace).»

Élu maire de Bordeaux, Montaigne n’accepte cette charge qu’à son corps défendant; portrait qu’il fit de lui à Messieurs de Bordeaux.—Messieurs de Bordeaux m’élurent maire de leur ville, alors que j’étais éloigné de France, et plus éloigné encore de penser que cela pouvait arriver. Je m’en excusai, mais on me démontra que je ne pouvais refuser, à quoi vint s’ajouter un ordre du roi d’accepter.—C’est une charge qui est d’autant plus belle qu’elle n’est ni rétribuée, ni de nature à procurer de bénéfice autre que l’honneur résultant de la façon dont on s’en acquitte. Sa durée est de deux ans, mais elle peut être continuée si on est élu à nouveau, ce qui arrive très rarement: je l’ai été; cela ne s’était produit auparavant que deux fois, il y avait quelques années pour M. de Lansac, et récemment pour M. de Birou, maréchal de France, auquel je succédais; j’ai été remplacé par M. de Matignon, qui était aussi maréchal de France, «l’un et l’autre habiles administrateurs et braves guerriers (Virgile)»; je suis fier de m’être trouvé en si noble compagnie. La fortune a largement participé à cet événement et son intervention n’a pas été vaine; mon cas, en effet, a été celui d’Alexandre qui, ayant reçu d’abord avec dédain les ambassadeurs de Corinthe venus pour lui offrir le droit de bourgeoisie de leur ville, accepta ensuite en les remerciant de bonne grâce, quand ils lui eurent appris que Bacchus et Hercule figuraient au nombre de ceux auxquels ce titre avait été concédé.

Dès mon arrivée, je me fis connaître exactement et consciencieusement tel que je me sens être: sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans énergie, mais aussi sans haine, sans ambition, sans violence, de telle sorte qu’on fût informé et instruit de ce que l’on avait à attendre de moi. Comme je devais mon élection uniquement à ce que l’on avait connu mon père et que c’était pour honorer sa mémoire, j’ajoutai très nettement que je serais fort désolé si une chose, quelle qu’elle fût, venait à occuper ma volonté au même degré que les affaires de la ville avaient jadis accaparé la sienne quand il en avait la gestion, alors qu’il était investi de ces mêmes fonctions auxquelles je venais d’être appelé. Je me souvenais l’avoir vu dans sa vieillesse, alors que j’étais enfant, l’âme cruellement agitée par les tracasseries que lui causaient les affaires publiques, oubliant et le calme dont il jouissait chez lui où les fatigues de l’âge l’avaient longtemps retenu avant ce moment, et son ménage et sa santé; ne comptant en vérité pour rien la vie, qu’il avait failli y perdre, par suite des longs et pénibles voyages auxquels ces intérêts l’obligeaient. Il était ainsi; ce tempérament était un effet de la grande bonté de sa nature; jamais il n’y eut d’âme plus charitable et dévouée au peuple. Ces dispositions que je loue chez 491 les autres, je ne me les approprie pas; et, en cela, je ne suis pas sans excuse.

On enseigne que nous devons nous oublier et ne travailler qu’au bien d’autrui; est-ce raisonnable? Le vrai sage qui sait bien ce qu’il se doit, trouve par là même ce qu’il doit aux autres.—Mon père avait ouï dire qu’il faut s’oublier pour son prochain; que l’intérêt particulier n’est pas à prendre en considération, quand l’intérêt général est en jeu.—La plupart des règles et des préceptes de ce monde abondent dans ce sens, tendant à nous pousser hors de nous-mêmes et à y substituer ce qui importe au service de la société. Cela est vraiment bien imaginé de nous détourner et de nous distraire ainsi de ce qui nous intéresse directement, par crainte que nous y trouvant déjà naturellement portés, nous n’y tenions trop; rien n’a été épargné pour en arriver là. Ce n’est du reste pas une nouveauté; les sages ne prêchent-ils pas de n’avoir de considération pour les choses qu’en raison de leur utilité, et non d’après ce qu’elles sont? La vérité nous est souvent une cause d’empêchements, d’incompatibilités; nous devons fréquemment tromper, pour ne pas nous tromper; il nous faut fermer les yeux, imposer silence à notre jugement, pour redresser et corriger les conclusions résultant de ces difficultés qu’elle nous crée: «Ce sont des ignorants qui jugent, et il faut souvent les tromper pour les empêcher de tomber dans l’erreur (Quintilien).» Nous ordonner de faire passer avant nous dans notre affection, trois, quatre, cinquante catégories de choses, c’est faire comme les archers qui, pour atteindre le but, visent beaucoup plus haut; pour redresser une baguette infléchie, il faut la courber en sens inverse.

J’estime que dans le culte de Pallas, il y avait, comme nous le voyons dans toutes les religions des mystères apparents destinés à être divulgués au public et d’autres plus secrets et d’ordre plus élevé, auxquels n’étaient initiés que les adeptes. Il est vraisemblable que dans ces derniers, était compris le degré exact d’amitié que chacun se doit à lui-même; non cette amitié de mauvais aloi qui nous fait rechercher d’une façon immodérée la gloire, la science, la richesse, etc., et les mettre au premier rang de notre affection comme parties intégrantes de notre être, ni cette amitié sans consistance et indiscrète comme celle que porte le lierre aux parois auxquelles il s’attache, qu’il pourrit et qu’il ruine; mais une amitié saine et réglée, non moins utile qu’agréable. Qui en connaît les devoirs et les exerce, est véritablement inspiré des Muses; il atteint au sommet de la sagesse humaine et du bonheur; sachant exactement ce qu’il se doit, il trouve que le rôle qui lui est dévolu comporte d’utiliser pour lui-même le concours des autres hommes et du monde et que, pour cela, il lui faut contribuer aux devoirs et aux charges de la société dont il fait partie. Celui qui ne vit en rien pour autrui, ne vit guère non plus pour lui-même: «L’ami de soi-même est aussi, sachez-le, l’ami des autres (Sénèque).» La principale charge que nous ayons, c’est de nous conduire; c’est pour 493 cela que nous sommes sur terre. Celui qui oublierait de vivre honnêtement, saintement, et croirait être quitte de son devoir en exhortant et disposant les autres à vivre ainsi, serait un sot; de même celui qui, pour son propre compte, néglige de vivre convenablement et gaîment, se sacrifiant pour faire qu’autrui vive de la sorte, prend à mon gré un parti mauvais et qui n’est pas dans l’ordre de la nature.

Il faut se dévouer aux charges que l’on occupe, mais il ne faut ni qu’elles nous absorbent ni qu’elles nous passionnent, ce qui nous conduirait à manquer de prudence et d’équité.—Je ne veux pas qu’on refuse aux charges qu’on accepte son attention, ses pas et démarches, son don de parole, sa fatigue, au besoin même son sang: «tout prêt moi-même à mourir pour mes amis et ma patrie (Horace)»; seulement ce ne doit être qu’un prêt momentané et accidentel, l’esprit demeurant toujours au repos et en santé, n’être pas inactif, mais n’agir ni malgré lui ni entraîné par la passion. Agir simplement lui coûte si peu, qu’il agit même en dormant, aussi faut-il ne le mettre en branle qu’avec discrétion; car lorsque le corps que l’on charge, semble pas en être surchargé, l’esprit s’imagine qu’il peut plus encore et, n’écoutant que lui-même, donne parfois à ses exigences une extension et une augmentation souvent préjudiciables. Une même chose demande parfois des efforts physiques différents et une force de volonté qui n’est pas toujours la même, l’un va fort bien sans l’autre. Combien de gens se hasardent tous les jours dans des guerres qui leur sont indifférentes, et affrontent le danger dans des batailles dont la perte, s’ils viennent à être battus, ne troublera pas leur sommeil durant la nuit qui vient; tel autre, au contraire, demeuré chez lui à l’abri de dangers auxquels il n’ose même pas penser, est plus passionné pour l’issue de cette guerre, et en a l’âme plus obsédée que le soldat qui y expose son sang et sa vie. Je ne suis guère disposé à me mêler des affaires publiques s’il doit m’en coûter si peu que ce soit, ni à me donner aux autres en m’arrachant à moi-même.—Apporter de l’âpreté et de la violence pour obtenir la réalisation de ses désirs, nuit plus que cela ne sert au résultat que l’on poursuit; nous devenons impatients si les événements sont contraires ou se font attendre; nous sommes aigris et le soupçon nous gagne contre ceux avec lesquels nous sommes en affaire. Nous ne conduisons jamais bien une chose qui nous possède et nous mène: «la passion est un mauvais guide (Stace)». Celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, agit avec plus d’à propos: il dissimule, cède, diffère à son aise, selon que les circonstances le comportent; s’il échoue, c’est sans en éprouver ni tourment ni affliction; il est tout prêt à renouveler sa tentative, il marche toujours maître de lui. Chez celui qu’enivre la violence et qui veut quand même, la nécessité l’amène à commettre beaucoup d’imprudences et d’injustices; l’impétuosité de son désir l’emporte, il devient téméraire; et si la fortune ne lui vient beaucoup en aide, ce qu’il obtient 495 est peu de chose.—La philosophie veut que nous bannissions la colère quand nous punissons ceux qui nous ont offensés; non pour que notre vengeance soit moindre, mais pour qu’au contraire elle n’en porte que mieux et frappe davantage, ce à quoi, lui semble-t-il, la violence met obstacle. Non seulement la colère nous trouble mais, par elle-même, elle lasse le bras qui châtie; c’est un feu qui nous étourdit et épuise notre force, comme dans la précipitation où la hâte se donne à elle-même un croc-en-jambe qui l’entrave et l’arrête: «Trop se hâter est une cause de retard; la précipitation retarde plus qu’elle n’avance (Quinte Curce).» Comme exemple de ce que nous en voyons journellement, l’avarice n’a pas de plus grand empêchement qu’elle-même; plus elle est rapace et intransigeante, moins elle rapporte; d’ordinaire, elle attire à elle plus rapidement le bien d’autrui, quand elle agit sous le masque de la libéralité.

Supériorité d’un prince qui savait se mettre au-dessus des accidents de la fortune. Même au jeu, il faut être modéré; nous le serions plus, si nous savions combien peu nous est nécessaire.—Un gentilhomme de mes amis, très honnête homme, faillit compromettre sa raison pour avoir pris trop à cœur les affaires d’un prince son maître et y avoir apporté une attention trop passionnée. Ce prince s’est lui-même peint ainsi qu’il suit: «Tout comme un autre, il ressent le poids des accidents; pour ceux auxquels il n’y a pas de remède, il se résout immédiatement à en supporter les conséquences; pour les autres, après avoir ordonné les précautions nécessaires pour y parer, ce que, grâce à la vivacité de son esprit, il peut faire promptement, il attend avec calme ce qui peut s’ensuivre.» De fait, je l’ai vu à l’œuvre, conservant une grande indifférence, toute sa liberté d’action et la plus complète impassibilité dans des situations de très haute importance et bien difficiles; je le tiens pour plus grand et plus capable dans la mauvaise fortune que dans la bonne; ses défaites sont plus glorieuses que ses victoires, ses insuccès que ses triomphes.

Même dans ce qui est vain et frivole, comme au jeu d’échecs, de paume et autres, apporter de l’âpreté et de l’ardeur au service d’un violent désir de l’emporter, fait qu’aussitôt notre esprit et nos membres ne se dirigent plus et que leurs mouvements deviennent désordonnés; on s’éblouit, on s’embarrasse soi-même. Celui qui envisage avec plus de modération le gain et la perte, est toujours maître de lui; moins on se pique, moins on se passionne au jeu, plus on le conduit avantageusement et plus on augmente ses chances.

Nous empêchons l’âme de prendre et de conserver, quand nous lui donnons trop à saisir; pour certaines choses il suffit de les lui présenter, pour d’autres de les lui attacher, d’autres sont à lui incorporer. Elle peut tout voir et sentir, mais ce n’est que d’elle-même qu’elle doit se sustenter; et, pour cela, il faut qu’elle ait été instruite de ce qui l’intéresse particulièrement, lui convient et qu’elle peut s’assimiler. Les lois de la nature nous donnent justement cet enseignement. 497 D’après la nature, disent les sages, personne n’est indigent (d’après nous, nous le sommes tous), et ils vont distinguant les désirs qu’elle nous inspire de ceux qui nous viennent du déréglement de notre imagination: ceux qui peuvent se réaliser viennent d’elle, ceux qui fuient devant nous, sans que nous puissions jamais les satisfaire, sont de nous; la pauvreté de biens est aisée à guérir, la pauvreté de l’âme impossible: «Si l’homme se contentait de ce qui lui suffit, je serais assez riche; mais comme il n’en est rien, quelles richesses pourraient jamais me satisfaire (Lucilius)?»—Socrate voyant transporter en grande pompe, à travers la ville, des richesses en quantité: joyaux, meubles de prix, etc., dit: «Que de choses il y a là, que je ne désire pas!»—Douze onces d’aliment par jour suffisaient pour vivre à Métrodore; Épicure se suffisait avec moins encore; Métroclès dormait en hiver avec les moutons, en été dans les cloîtres des temples: «La nature pourvoit à ce qu’elle exige (Sénèque)»; Cléanthe vivait du travail de ses mains et se vantait de pouvoir, s’il l’eût voulu, nourrir en plus un autre lui-même.

Les besoins que nous tenons de la nature sont faciles à satisfaire; nos habitudes, notre position dans le monde, notre âge, nous portent à en étendre le cercle; c’est dans ces limites que nous devons les contenir.—Si ce que la nature, s’en tenant aux seuls besoins que nous avions à l’origine, demande pour assurer strictement la conservation de notre existence est trop peu de chose (et il est de fait que nous pouvons vivre à bon marché, ce qui apparaît bien quand on remarque qu’il nous faut si peu que, par sa petitesse, cela échappe à l’étreinte et aux coups de la fortune), octroyons-nous quelque chose de plus; comprenons dans ce que nous appelons la nature, les habitudes et la situation de chacun de nous, et d’après cela fixons nos besoins et nos aspirations, tenant compte de ce que déjà nous possédons. Il semble en effet que, dans ces limites, nous soyons quelque peu excusables d’agir ainsi, car l’habitude est une seconde nature non moins puissante que la nature elle-même. Ce qui me manque et dont j’ai l’habitude, je considère que cela me fait réellement défaut; j’aimerais presque autant qu’on m’ôtât la vie, que de me la rétrécir en restreignant notablement les conditions dans lesquelles j’ai vécu si longtemps. Je ne suis plus à même de supporter de grands changements, ni de mener un train différent du mien, même si je devais y gagner. Il n’est plus temps de devenir autre; et, de même que si quelque grande fortune venait à m’échoir actuellement, je me plaindrais qu’elle ne me soit pas arrivée alors que je pouvais en jouir: «A quoi me servent des biens dont je ne puis user (Horace)?» je me plaindrais également de toute nouvelle acquisition morale. Il vaut presque mieux ne jamais devenir honnête homme et ne jamais bien comprendre la conduite de la vie, que d’en arriver là quand on n’a plus de temps devant soi.—Moi qui m’en vais, je céderais volontiers à quelqu’un qui vient, l’expérience que j’acquiers sur la prudence à observer dans les affaires de ce monde; c’est de la moutarde 499 après dîner. Je n’ai que faire de biens dont je n’ai pas emploi; à quoi sert la science à qui n’a plus de tête? La fortune nous offense et nous joue un mauvais tour, en nous offrant des présents, dont nous sommes à juste titre dépités de ce qu’ils nous ont manqué au bon moment. Je n’ai plus besoin de guide, quand je ne puis plus marcher. De toutes les qualités dont nous pouvons être doués, la patience me suffit maintenant. A quoi bon une voix magnifique à un chantre qui a les poumons perdus, et l’éloquence à un ermite relégué au fond des déserts de l’Arabie. Il n’y a pas besoin de s’ingénier à faire une fin; en chaque chose, elle survient d’elle-même. Mon monde à moi est fini; les gens de mon espèce disparaissent; j’appartiens tout entier au passé; je ne puis faire autrement que d’approuver cet état de choses et d’y conformer mes derniers jours.—J’en donnerai un exemple: Cette innovation qui a supprimé dix jours d’une année, introduite par le pape, est survenue alors que j’étais déjà si près de ma fin, que je ne puis m’y faire; je suis d’une époque où les années se supputaient autrement. Un si long et si antique usage me revendique et j’y demeure attaché; incapable d’accepter des nouveautés, même quand elles constituent des rectifications, je suis dans l’obligation d’être en cela quelque peu hérétique. Mon imagination, malgré tous mes efforts, fait que je me trouve toujours de dix jours en avance ou de dix jours en retard; elle ne cesse de me murmurer à l’oreille: «Cette modification ne regarde que ceux dont l’existence ne touche pas à son terme.»—Même la santé, chose pourtant si douce, si, par intervalles, je viens à la retrouver, j’en éprouve plus de regret que de jouissance: je n’ai plus comment en profiter. Le temps m’abandonne, et, sans lui, nous ne possédons rien. Oh! que j’attache donc peu de prix à ces grandes dignités conférées à l’élection, qui ne s’attribuent qu’à des gens prêts à quitter ce monde et dont, quand on les a, on ne s’inquiète pas tant de quelle façon on pourra les exercer, que du peu de temps durant lequel on les détiendra; dès l’entrée en fonctions, on songe au moment où il faudra les quitter. En résumé, je touche à ma fin et ne suis point en voie de me refaire. Par suite d’un long usage, mon état actuel est devenu partie intégrante de moi-même; ce que la fortune m’a fait, constitue ma nature.

Je dis donc que, disposés à la faiblesse comme nous le sommes, chacun de nous est excusable de considérer comme lui revenant, tout ce qui est dans la mesure de notre état accoutumé; mais aller au delà, c’est tomber dans la confusion: c’est là la plus large concession que nous puissions faire à nos droits. Plus nous augmentons nos besoins et ce que nous possédons, plus nous nous exposons aux coups de la fortune et de l’adversité. L’étendue de nos désirs doit être circonscrite et restreinte de manière à ne comprendre que les commodités les plus proches de nous, celles qui nous sont contiguës, et cette zone ne pas se prolonger indéfiniment en ligne droite, mais se replier en courbe, dont les extrémités se rejoignent en ne s’écartant de nous que le moins possible. 501 Les agissements qui se produisent sans que nous les ramenions ainsi à nous (et ce mouvement réflexe, je le tiens pour essentiel et devant se produire à bref délai pour avoir son effet utile), comme sont ceux des avares, des ambitieux et tant d’autres qui poursuivent avec acharnement une idée qui les emporte toujours droit devant eux, sont des agissements erronés et maladifs.

C’est folie de s’enorgueillir de l’emploi que l’on occupe; notre personnalité doit demeurer indépendante des fonctions que nous remplissons.—La plupart des fonctions publiques tiennent de la farce: «Tout le monde joue la comédie (Pétrone).» Il faut jouer convenablement son rôle, mais en lui conservant le caractère d’un personnage emprunté; il ne faut pas que le masque et l’apparence deviennent chez nous une réalité, ni faire que ce qui nous est étranger s’incarne en nous; nous ne savons distinguer la peau de la chemise; c’est assez de s’enfariner le visage sans s’enfariner encore la poitrine. J’en vois qui se transforment et s’identifient en autant de figures et d’êtres différents qu’ils ont de charges à remplir; tout en eux pontifie jusqu’au foie et aux intestins, et, jusque dans leur garde-robe, ils agissent comme s’ils étaient dans l’exercice de leurs fonctions. Que ne puis-je leur apprendre à distinguer parmi les salutations qu’ils reçoivent, celles qui s’adressent à eux-mêmes de celles qui s’adressent au mandat qu’ils ont reçu, à la suite qui les accompagne, ou à la mule qui les porte: «Ils s’abandonnent tellement à leur fortune qu’ils en oublient leur nature même (Quinte Curce)»; ils enflent, grossissent leur âme et leur jugement naturel pour les élever à hauteur du siège qu’ils occupent comme magistrats. Montaigne maire et Montaigne simple particulier ont toujours été deux hommes tout à fait distincts, la séparation en était bien nette. De ce qu’on est avocat ou financier, il ne faut pas méconnaître ce que ces professions mettent en jeu de fourberie; un honnête homme n’est pas responsable du vice ou de la sottise de son métier et ne doit pas pour eux décliner de l’exercer, c’est l’usage de son pays et il y a bénéfice; il faut vivre du monde et en tirer profit, en en usant tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un empereur doit s’élever au-dessus de son empire qu’il lui faut voir et considérer comme chose qui lui est étrangère, s’en abstrayant, par moments, pour jouir de son propre fond, et s’entretenir avec lui-même tout autant pour le moins que font Jacques et Pierre.

Si l’on embrasse un parti, ce n’est pas un motif pour en excuser toutes les exagérations; il faut reconnaître ce qui est mal en lui, comme ce qui est bien dans le parti adverse.—Je ne sais pas m’engager si profondément et si complètement; et, quand ma volonté me fait me donner à un parti, je ne me crée pas de si violentes obligations que mon jugement en soit vicié. Dans les troubles qui agitent actuellement ce pays, les intérêts que je sers n’ont pas fait que j’aie méconnu chez nos adversaires leurs qualités dignes d’éloge, pas plus que celles qui, chez 503 ceux dont j’ai embrassé le parti, sont à blâmer. On est porté à adorer tout ce que font les siens; moi, je n’excuse même pas la plupart de ce qui se fait du côté où je suis; un bon ouvrage ne perd pas de son mérite, parce qu’il est écrit contre moi; hors le nœud du débat, car je suis et demeure catholique, je me maintiens dans une modération et une indifférence absolues, «hors les nécessités de la guerre, je ne veux aucun mal à l’ennemi»; ce dont je me félicite d’autant plus, que je vois communément donner dans le défaut contraire: * «Que celui-là s’abandonne à la passion, qui ne peut suivre la raison (Cicéron).» Ceux qui étendent leur colère et leur haine au delà des affaires qui les motivent, comme font la plupart des gens, montrent que l’origine en est ailleurs et provient d’une cause personnelle, de même que lorsque la fièvre persiste chez quelqu’un après qu’il est guéri d’un ulcère, c’est un indice qu’elle dérive d’une autre cause que nous ne saisissons pas. Eux n’en veulent pas à la cause contre laquelle chacun s’arme parce qu’elle blesse l’intérêt général et celui de l’état, ils lui en veulent uniquement de ce qu’elle les atteint dans leurs intérêts privés; et voilà pourquoi ils y apportent une animosité personnelle qui dépasse ce que comportent la justice et la raison telles qu’elles se comprennent généralement: «Ils ne s’accordaient pas tous à blâmer toutes choses, mais chacun d’eux censurait ce qui l’intéressait personnellement (Tite-Live).» Je veux que l’avantage nous reste, mais je ne me mets pas hors de moi s’il en est autrement. Je m’attache sincèrement au parti que je crois le meilleur, mais je ne m’affecte pas de me faire particulièrement remarquer comme ennemi des autres, et n’outrepasse pas ce que, d’une façon générale, commande la raison. Je blâme très vertement des propos de cette sorte: «Il est de la Ligue, car c’est un admirateur de la bonne grâce de M. le duc de Guise.—Il s’émerveille de l’activité du roi de Navarre, donc c’est un huguenot.—Il trouve à redire aux mœurs du roi, au fond du cœur c’est un séditieux.» Je ne concède même pas à un magistrat qu’il ait raison de condamner un livre, parce qu’il s’y trouve indiqué qu’un hérétique est l’un des meilleurs poètes de ce siècle. Se peut-il que nous n’osions dire d’un voleur qu’il a une belle jambe; et est-il obligatoire qu’une fille publique sente mauvais? Dans les siècles où régnait plus de sagesse, a-t-on révoqué ce superbe titre de Capitolinus, décerné tout d’abord à Marcus Manlius pour avoir sauvé la religion et la liberté publique? Étouffa-t-on le souvenir de sa libéralité, de ses faits d’armes, des récompenses militaires accordées à son courage, lorsque plus tard, mettant en péril les lois de son pays, il aspira à la royauté? De ce qu’on prend en haine un avocat, s’ensuit-il que le lendemain il cesse d’être éloquent? J’ai parlé ailleurs du zèle qui fait tomber les gens de bien dans de semblables fautes; pour moi, je sais fort bien dire: «En cela, il se conduit en malhonnête homme, et, en ceci, fait acte de vertu.» On voudrait que lorsque des pronostics ou des événements fâcheux viennent à se produire, chacun, suivant le parti 505 auquel il appartient, soit frappé d’aveuglement ou d’imbécillité, et qu’il les vît, non tels qu’ils sont, mais tels qu’on les désire; je pécherais plutôt par l’excès opposé tant je crains que mon désir ne m’influence, d’autant que je me défie un peu des choses que je souhaite.

Facilité extraordinaire des peuples à se laisser mener par les chefs de parti.—J’ai vu, de mon temps, des choses extraordinaires dénotant avec quelle facilité incompréhensible, inouïe, les peuples, quand il s’agit de leurs croyances et de leurs espérances, se laissent mener et endoctriner comme il plaît à leurs chefs, suivant l’intérêt que ceux-ci y trouvent (cela, malgré cent mécomptes s’ajoutant les uns aux autres), et prêtent toute créance aux fantômes et aux songes. Je ne m’étonne plus que les singeries d’Apollonius et de Mahomet aient séduit tant de gens. La passion étouffe entièrement chez eux le bon sens et le jugement; leur discernement ne distingue plus que ce qui leur rit et sert leur cause. Je l’avais déjà remarqué d’une façon indiscutable dans le premier des partis qui se sont formés chez nous et qui s’est montré si violent; cet autre, venu depuis, l’imite et le dépasse; d’où je conclus que c’est là un défaut inséparable des erreurs populaires. Après la première opinion dissidente qui surgit, d’autres s’élèvent; semblables aux flots de la mer, elles se poussent les unes les autres suivant le sens du vent; on n’est pas du bloc, si on peut s’en dédire, si on ne suit pas le mouvement général. Il est certain qu’on fait tort aux partis qui ont la justice pour eux, quand on veut employer la fourberie à leur service; c’est un procédé que j’ai toujours réprouvé, c’est un moyen qui n’est bon à employer qu’avec ceux qui ont la tête malade; avec ceux qui l’ont saine, il y a des voies non seulement plus honnêtes, mais plus sûres pour soutenir les cœurs et excuser les accidents qui nous sont contraires.

Différence entre la guerre que se faisaient César et Pompée, et celle qui eut lieu entre Marius et Sylla; avertissement à en tirer.—Le ciel n’a jamais vu, et ne verra jamais, un différend aussi grave que celui entre César et Pompée; il me semble toutefois reconnaître en ces deux belles âmes une grande modération de l’une vis-à-vis de l’autre. Ce fut une rivalité d’honneur et de commandement, qui ne dégénéra jamais en une haine furieuse et sans merci; la méchanceté et la diffamation y demeurèrent étrangères; dans leurs actes les plus acerbes, je trouve quelque reste de respect et de bienveillance; et j’estime que s’il leur eût été possible, chacun d’eux eût désiré triompher sans causer la ruine de l’autre, plutôt qu’en la causant. Combien il en est autrement de Marius et de Sylla, prenez-y garde.

Du danger qu’il y a à être l’esclave de ses affections.—Il ne faut pas nous solidariser si éperdument avec nos affections et nos intérêts. Quand j’étais jeune, je combattais les progrès que l’amour faisait en moi lorsque je les sentais trop prononcés, et m’étudiais à faire qu’il ne me fût pas tellement agréable, qu’il ne finît 507 par l’emporter et que je fusse complètement à sa merci. J’en use de même dans toutes les autres occasions où ma volonté se prend trop violemment: je fais effort en sens contraire de celui vers lequel elle incline, suivant que je la vois entraînée et m’enivrer de son vin; j’évite de nourrir son plaisir à un degré tel, que je ne puisse plus en redevenir maître, sans qu’il y ait effusion de sang.—Les âmes qui, par stupidité, ne voient les choses qu’à demi, jouissent de cette chance, que ce qui est nuisible les atteint moins; c’est une sorte de lèpre morale qui a des effets analogues à ceux produits par la santé et que, pour cela, les philosophes ne dédaignent pas complètement; ce n’est pas cependant une raison pour la qualifier de sagesse, ainsi que nous le faisons souvent. C’est pour cela que quelqu’un raillait jadis Diogène qui, tout nu, en plein hiver, pour exercer sa résistance au mal, tenait embrassée une statue de neige; le rencontrant dans cette attitude, il lui dit: «Eh bien! as-tu grand froid maintenant?—Mais, pas du tout, répondit Diogène.—En ce cas, répliqua son interlocuteur, que penses-tu donc faire de difficile et d’exemplaire, en te tenant ainsi?» Pour donner la mesure de notre fermeté, il est indispensable de connaître la souffrance à laquelle elle est capable de résister.

Il faut s’efforcer de prévenir ce qui dans l’avenir peut nous attirer peines et difficultés.—Les âmes susceptibles de se trouver en face d’événements contraires, qui sont exposées aux coups de la fortune dans toute leur intensité et leur acuité, qui ont à les endurer et à les ressentir dans la plénitude de leur poids et de leur amertume, doivent mettre tout leur art à ne pas les provoquer et éviter les circonstances qui peuvent les amener. Ainsi fit le roi Cotys; on lui avait offert de la vaisselle riche et de toute beauté; il la paya libéralement; mais, comme elle était d’une fragilité extrême, il la brisa lui-même sur-le-champ pour s’ôter immédiatement une occasion trop facile de se mettre en colère contre ses serviteurs.—Je me suis de même volontiers appliqué à ce que mes affaires ne soient pas mêlées à celles d’autrui, et n’ai pas cherché à avoir des terres contiguës à celles de personnes qui me soient parentes ou avec lesquelles je sois lié d’étroite amitié; c’est d’ordinaire une source de discorde et de désunion.—J’aimais autrefois les jeux de hasard, tels que les cartes et les dés; j’y ai renoncé, il y a longtemps, parce que quelque beau joueur que je me montrasse, quand je perdais, je n’en ressentais pas moins, en dedans, une vive contrariété.—Un homme d’honneur, qu’un démenti ou une injure atteint au cœur, qui n’est pas de ceux qui acceptent en dédommagement et que console une mauvaise excuse, doit se garder de s’immiscer dans les affaires douteuses et les altercations qui peuvent dégénérer en conflit.—Je fuis les caractères tristes, les gens hargneux, autant que ceux atteints de la peste; et, à moins que le devoir ne m’y oblige, je ne me mêle pas aux discussions portant sur des questions auxquelles je m’intéresse et de nature à m’émouvoir: «Il est plus facile de ne pas commencer que de s’arrêter (Sénèque).» 509 La plus sûre façon est donc d’être prêt à tout événement, avant qu’il ne se produise.

Quelques âmes fortement trempées affrontent les tentations; il est plus prudent à celles qui ne s’élèvent pas au-dessus du commun, de ne point s’y exposer et de maîtriser ses passions dès le début.—Je sais bien que quelques sages s’y sont pris autrement et n’ont pas craint, dans des circonstances diverses, de s’empoigner et de s’attaquer corps à corps avec ce qu’ils réprouvaient; ce sont là gens qui ont une force d’âme dont ils sont sûrs et sous laquelle ils s’abritent pour résister aux revers de toute nature qu’ils peuvent éprouver, opposant au mal une patience à toute épreuve: «Tel un rocher qui s’avance dans la vaste mer et qui, exposé à la furie des vents et des flots, brave les menaces et les efforts du ciel et de la mer conjurés, et demeure lui-même inébranlable (Virgile).»

N’entreprenons pas d’imiter de tels exemples, nous n’y arriverions pas; ces sages ont jusqu’à la force d’assister résolument et sans se troubler à la ruine de leur pays, auquel ils ont fait le complet abandon de leur volonté, la subordonnant à ses intérêts; pour nous qui sommes moins bien trempés, un pareil effort est trop rude. Caton lui sacrifia la plus noble vie qui fut jamais; nous autres, gens de petite taille, il nous faut fuir devant l’orage, et agir suivant ce que nous dicte notre instinct, au lieu de nous résigner; il nous faut esquiver les coups que nous ne sommes pas en état de parer.—Zénon, voyant approcher pour s’asseoir près de lui, Chrémonide, jeune homme dont il était épris, quitta aussitôt sa place; Cléanthe lui en demandant la raison: «Parce que j’entends constamment les médecins, lui répondit Zénon, quand nous avons une affection quelconque, nous ordonner principalement le repos et nous défendre ce qui peut causer de l’irritation à l’organe dont nous souffrons.»—Socrate ne dit pas: «Ne cédez pas aux attraits de la beauté; affrontez-la, mais résistez-lui.» Il dit: «Fuyez-la; courez vous mettre hors de sa vue et de sa rencontre; évitez-la comme un poison violent qui porte et frappe de loin.»—Le meilleur de ses disciples, prêtant à Cyrus, mais, à mon avis, racontant plutôt qu’il n’invente les rares perfections de ce grand prince, nous le montre tellement en défiance de sa force contre les charmes de la divine beauté de Panthée son illustre captive, qu’il charge quelqu’un, moins indépendant qu’il ne l’était lui-même, de lui faire visite et de veiller sur elle.—Le Saint-Esprit dit de même: «Ne nous induisez pas en tentation (saint Matthieu).» Nous ne prions pas pour que la concupiscence n’entre pas en lutte avec notre raison et ne l’emporte pas sur elle, mais pour qu’elle ne l’essaie même pas; pour que nous ne nous trouvions pas en situation d’avoir à endurer les approches, les sollicitations et les tentations du péché; nous supplions le Seigneur de maintenir notre conscience au repos, parfaitement et pleinement délivrée de tout commerce avec le mal.

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Ceux qui disent avoir triomphé du désir de se venger ou de toute autre passion difficile à surmonter, exposent souvent les choses telles qu’elles sont, mais non telles qu’elles ont été; ils nous parlent de ce qui est, lorsque les causes de leurs erreurs sont affaiblies par le temps et bien loin d’eux; mais revenez plus en arrière, remontez à l’origine de ces causes, vous les prenez au dépourvu. Veulent-ils donc prétendre que leur faute est moindre, parce qu’elle est plus vieille; et, alors que le point de départ est une injustice, que les faits qui en découlent sont justes? Ceux qui, comme moi, souhaiteront le bien de leur pays sans s’en ulcérer et en maigrir, seront contrariés, mais non anéantis, de le voir menaçant ruine ou dans cet état prolongé qui doit l’y conduire: «Pauvre vaisseau désemparé, sur lequel les flots, les vents et le pilote agissent chacun avec des desseins également contraires.»—Celui qui ne soupire pas après la faveur des princes comme après quelque chose dont il ne saurait se passer, ne se formalise pas beaucoup de la froideur de leur accueil et de leur visage, non plus que de l’inconstance de leur volonté. Qui n’est pas attaché à ses enfants ou à ses dignités au point d’en être esclave, ne laisse pas de continuer à vivre encore commodément, après les avoir perdus. Celui qui, en faisant le bien, a surtout en vue sa propre satisfaction, ne se tourmente guère s’il voit les hommes ne pas apprécier ses actes comme ils le méritent. Un quart d’once de patience remédie à de tels inconvénients.—C’est une recette dont je me trouve bien: elle me permet de racheter au meilleur compte ma sensibilité passée, par une insensibilité que je pousse aujourd’hui aussi loin que possible; je sens que, par là, j’ai échappé à beaucoup de peines et de difficultés. Avec bien peu d’efforts, je coupe court aux premières émotions qui m’agitent et lâche, avant qu’elle ne m’emporte, toute affaire qui commence à me peser. Qui n’arrête le départ, ne peut arrêter la course; qui ne sait fermer la porte à ses passions, ne les chasse pas une fois qu’elles ont pénétré; qui ne vient à bout du commencement, ne vient pas à bout de la fin; celui-là ne peut non plus soutenir l’édifice dans sa chute, qui n’a pu en prévenir l’ébranlement: «Car, dès qu’on s’écarte de la raison, les passions se poussent d’elles-mêmes, la faiblesse humaine trouve plaisir à ne pas résister, et, insensiblement, on se voit, par son imprudence, emporté en pleine mer, sans refuge où s’abriter (Cicéron).» Je sens à temps les brises avant-coureurs de la tempête, qui viennent me tâter et bruire au dedans de moi: «Ainsi le vent, faible encore, agite la forêt; il frémit, et ses sourds mugissements annoncent au nautonier la tempête prochaine (Virgile).»

Montaigne fuyait les procès, alors même que ses intérêts devaient en souffrir.—Combien de fois me suis-je fait un tort évident pour éviter d’en recevoir un plus grand encore du fait de la justice après un siècle d’ennuis, de démarches écœurantes et avilissantes qui coûtent à mon caractère plus encore que la prison et le feu: «Pour éviter les procès, on doit faire tout ce qu’on 513 peut et même un peu plus; car il est non seulement honorable, mais quelquefois aussi avantageux de se relâcher un peu de ses droits (Cicéron).» Si nous étions vraiment sages, nous devrions nous réjouir et nous vanter d’un procès perdu, comme un jour j’ai entendu le faire un enfant de grande maison, qui faisait fête à chacun de ce que sa mère venait d’en perdre un, comme si c’eût été sa toux, sa fièvre, ou toute autre chose de désagréable avec quoi elle fût aux prises. Les faveurs mêmes que je tenais de la fortune, telles que parentés, alliances et relations avec ceux qui peuvent tout en la matière, je me suis toujours fait un rigoureux cas de conscience de ne pas les employer contre les intérêts d’autrui, pour obtenir que mon droit l’emporte par d’autres considérations que la justice de ma cause. Enfin, j’ai si bien employé mon temps (et suis heureux de pouvoir le dire) que je suis encore vierge de procès, quoique plusieurs fois j’eusse été très fondé à en entreprendre s’il m’avait convenu d’y recourir; de même aussi je suis vierge de querelles. Me voici bientôt arrivé au terme d’une longue existence, sans avoir jamais fait ou subi de grosses offenses et sans jamais avoir vu accolé à mon nom une épithète malsonnante; c’est là une grâce du ciel bien rare!

Les plus grands troubles ont le plus souvent des causes futiles. Dans toute affaire il faut réfléchir avant d’agir et, une fois lancé, persévérer, dût-on périr à la peine.—Les plus grands troubles qui agitent les sociétés humaines proviennent de causes ridicules. Quel effondrement que celui du dernier de nos ducs de Bourgogne, causé par un différend amené par une charretée de peaux de mouton! L’exergue gravée sur un cachet ne fut-elle pas la cause première et principale du plus horrible écroulement dont la République romaine ait jamais eu à souffrir? car Pompée et César ne sont que les rejetons et les héritiers de la querelle de Marius et de Sylla. De mon temps, combien de fois n’ai-je pas vu les plus sages têtes du royaume assemblées en grande cérémonie et à grands frais pour le trésor public, afin de conclure des traités et des accords dont les clauses étaient cependant décidées en réalité et en toute souveraineté dans les boudoirs des dames, suivant le caprice de quelque femme sans consistance. C’est ce que les poètes avaient bien saisi et qu’ils ont rendu en mettant, pour une pomme, la Grèce et l’Asie à feu et à sang. Enquérez-vous des motifs pour lesquels cet individu va jouer son honneur et sa vie avec son épée et son poignard; qu’il vous dise la circonstance qui a amené ce débat: il ne pourra le faire sans rougir, tant elle est vaine et frivole.

Au début, il suffit d’être un peu avisé pour éviter une affaire; mais, une fois qu’on y est embarqué, les tiraillements se produisent de toutes parts et il faut, pour s’en bien tirer, être approvisionné de nombreux moyens d’action de bien autre importance et bien autrement difficiles. Combien il est plus aisé de n’y pas entrer que d’en sortir! Il faut en pareille occurrence se comporter au rebours 515 du roseau qui, tout d’abord, pousse tout d’une venue une longue tige bien droite, mais qui ensuite, comme s’il était harassé et hors d’haleine, produit une tige noueuse dont les nœuds, de plus en plus gros et rapprochés, marquent comme des temps d’arrêt dénotant qu’il n’a plus sa vigueur et sa persistance premières; il vaut mieux commencer doucement et froidement, et conserver son souffle et ses vigoureux élans pour le moment où on est au fort de la besogne et qu’il s’agit de perfectionner. Quand les affaires commencent, nous les dirigeons et pouvons alors les mener comme bon nous semble; mais après, quand elles sont en train, ce sont elles qui nous mènent et nous emportent: nous ne pouvons que les suivre.

Je ne puis dire cependant que ce procédé m’ait épargné toute difficulté et que je n’ai pas eu souvent * peine à réprimer et à brider mes passions; elles ne se gouvernent pas toujours dans la mesure où, suivant les circonstances, il serait désirable; souvent même, elles interviennent avec aigreur et violence. Toujours est-il que son application apporte bien du soulagement et de l’avantage, sauf à ceux qui, mûs exclusivement par l’amour du bien, ne recherchent pas un avantage qui serait de nature à porter atteinte à leur réputation. C’est qu’à la vérité il n’y a en toutes choses profit pour chacun, que s’il l’apprécie tel; or, dans le cas qui nous occupe, il revient de cette manière de faire plus de contentement mais non plus d’estime, parce qu’on s’est retiré avant que la mêlée ne commençât, avant d’être en présence du péril. J’ajouterai encore qu’en ceci, comme dans tous les autres devoirs de la vie, la route de ceux qui ne voient que l’honneur, est bien différente de celle que suivent ceux qui ont en vue l’ordre et la raison.—Il est des gens qui, sans réflexion, entrent en lice comme des furieux; peu après leur ardeur tombe. Plutarque dit que ceux qui, par mauvaise honte, cèdent et accordent aisément ce qu’on leur demande, sont ensuite portés à manquer de parole et à se dédire; il en est de même de ceux qui prennent légèrement parti dans une querelle, ils l’abandonnent non moins légèrement; cette même difficulté que j’éprouve à m’y jeter, me porterait à y persister une fois que je me serais ébranlé et échauffé. Agir comme ils le font, est mauvais; une fois qu’on y est, il faut marcher, dût-on y rester: «Décidez-vous froidement, disait Bias, mais poursuivez sans relâche.» Le manque de prudence conduit au manque de cœur, ce qui est plus grave encore.

La plupart des réconciliations qui suivent nos querelles, sont honteuses; quand on ne le fait pas de son plein gré, démentir ce qu’on a fait ou dit est une lâcheté.—La plupart des accords qui interviennent aujourd’hui pour clore nos querelles personnelles, sont honteux et menteurs; nous ne cherchons qu’à sauver les apparences, et, pour cela, nous trahissons et désavouons nos véritables intentions: ce ne sont que des replâtrages. Nous savons dans quelles conditions nous avons parlé, quel sens était à attacher à ce que nous avons dit, les assistants le savent, et aussi nos amis auprès desquels nous avons voulu nous 517 grandir; aussi, quand nous démentons notre pensée, est-ce aux dépens de notre franchise et de l’honneur de notre courage: nous cherchons des échappatoires dans la fausseté pour arriver à un accommodement; nous nous donnons à nous-mêmes un démenti pour détruire l’effet d’un démenti donné à un autre. Vous ne devez pas rechercher si vos actes ou vos paroles sont susceptibles d’une autre interprétation derrière laquelle vous pourriez vous retrancher; c’est leur sens vrai et sincère que vous avez désormais le devoir de maintenir coûte que coûte. On s’adresse à votre vertu et à votre conscience, ce ne sont pas * là choses qui prêtent à travestissement; laissons ces vils moyens et ces expédients à la chicane du palais. Les excuses et les réparations que je vois faire tous les jours pour donner satisfaction d’un acte indiscret ou d’une parole inopportune, me semblent plus laides que cet acte ou cette parole. Il vaudrait mieux faire à son adversaire une nouvelle offense, que de s’offenser soi-même en s’humiliant ainsi devant lui. Vous l’avez bravé sous l’action de la colère, et, de sang-froid et en pleine possession de vous-même, vous vous mettez à l’apaiser et à le flatter; de la sorte votre soumission outrepasse l’excès que vous avez commis en premier lieu. Je trouve qu’un gentilhomme ne saurait rien faire qui soit plus honteux pour lui que de se dédire quand cela lui est imposé; d’autant que l’opiniâtreté est un défaut plus excusable que la pusillanimité.—Il m’est aussi facile d’éviter de me livrer à mes passions, qu’il m’est difficile de les modérer: «On les arrache plus aisément de l’âme, qu’on ne les bride.» Que celui qui ne peut atteindre à cette noble impassibilité des Stoïciens, se rejette vers cette stupidité des foules qui est la mienne; ce que ceux-là faisaient par vertu, j’ai été amené à le faire par tempérament. A moyenne hauteur règnent les tempêtes; plus haut et plus bas, les philosophes et les gens de la campagne trouvent les uns et les autres la tranquillité et le bonheur: «Heureux le sage qui parvient à connaître la raison de toutes choses; dépouillé de toute crainte, il foule aux pieds l’inexorable destin et méprise les mugissements de l’avare Achéron. Heureux aussi celui qui connaît les divinités champêtres: Pan, le vieux Sylvain et l’aimable famille des Nymphes (Virgile).»

Toutes les choses, à leur naissance, sont faibles et tendres; aussi faut-il toujours avoir les yeux ouverts sur elles à ce moment, parce que de même que le danger qu’elles peuvent présenter ne se découvre pas quand il est à l’état embryonnaire de même lorsque, ayant grandi, il vient à se manifester, on n’en aperçoit plus le remède. Si j’avais cédé à l’ambition, j’eusse rencontré un million d’embarras, de jour en jour plus malaisés à surmonter qu’il ne m’a été difficile d’arrêter mon penchant naturel pour cette passion: «C’est avec raison que j’ai toujours eu horreur d’élever la tête au-dessus des autres et d’attirer les regards (Horace).»

Jugement que l’on a émis sur la manière dont Montaigne s’est acquitté de sa mairie de Bordeaux et jugement que lui-même en porte.—On a pu avec assez de vérité lui reprocher 519 de ne pas y avoir apporté une ardeur excessive; mais, en somme, il faisait ce qu’il fallait sans bruit ni ostentation et, de fait, il a maintenu l’ordre et la paix.—Tous les actes publics sont sujets à des interprétations diverses qu’on ne saurait prévoir; trop de gens s’en font juges. Il en est qui, parlant de ma conduite comme maire de Bordeaux (je suis content d’en dire un mot, non que cela en vaille la peine, mais pour donner un exemple de ce que je suis dans cet ordre de choses), disent que je m’y suis comporté en homme qui ne s’émeut pas assez et qui ne se passionne guère; et, en cela, ils ne sont pas très éloignés d’avoir raison. J’essaie de tenir en repos mon âme et mes pensées, «toujours tranquille par nature, et plus encore à présent par l’effet de l’âge (Cicéron)»; et si parfois elles se débauchent à recevoir quelque impression rude et pénétrante, c’est en vérité sans que je le leur conseille. De cette apathie naturelle il ne faudrait cependant pas conclure à de l’impuissance (défaut d’application et défaut de bon sens sont deux choses différentes), et encore moins à un manque de reconnaissance et à de l’ingratitude envers cette population, qui, avant même de me connaître, puis après m’avoir connu, m’a donné la plus grande marque de confiance qui était en son pouvoir, faisant bien plus pour moi, en me prorogeant dans cette charge, qu’elle n’avait fait en me la donnant la première fois. Je lui veux tout le bien en mon pouvoir; et certes, si l’occasion s’était présentée, je n’eusse rien épargné pour son service. Je me suis démené pour elle, comme je me démène pour moi. C’est une bonne population, guerrière, généreuse, et néanmoins susceptible d’obéissance et de discipline, capable de bien faire sous une bonne direction.—On dit aussi que mon administration s’est passée sans présenter rien de marquant ni qui ait laissé trace. Quelle plaisanterie! On critique mon inactivité à une époque où l’on reprochait à presque tout le monde de trop faire! J’agis avec promptitude et énergie quand ma volonté m’y pousse; mais cette ardeur ne s’allie pas à la persévérance. Qui voudra user de moi, en tenant compte de ma nature, me donnera des affaires nécessitant de la vigueur et de la liberté d’action, demandant de la droiture, qui puissent se résoudre promptement et même pour lesquelles il faille s’en remettre un peu au hasard, je puis y être de quelque utilité; mais si la chose demande du temps, de la subtilité, du travail, qu’il faille ruser et biaiser, mieux vaut qu’il s’adresse à un autre. Toutes les charges importantes ne sont pas par elles-mêmes difficiles à remplir; j’étais disposé à travailler un peu plus qu’à mon ordinaire si c’eût été absolument nécessaire, car il m’est possible de faire davantage que je ne fais et que je n’aime à faire.—Je n’ai laissé de côté, que je sache, aucun des faits et gestes que le devoir réclamait effectivement. J’ai facilement oublié ceux que l’ambition mêle au devoir et qu’elle couvre de ce nom; ce sont ceux qui, le plus souvent, captivent les regards et les oreilles et dont les hommes se contentent; ce n’est pas de la chose, mais de son apparence 521 qu’ils se paient; s’ils n’entendent pas de bruit, il leur semble qu’on dort. Mon caractère n’est pas de ceux qui aiment le tapage; je réprimerais fort bien des troubles sans en être troublé en moi-même, et châtierais le désordre sans me mettre hors de moi. Si j’ai besoin de me montrer en colère ou surexcité, je fais comme si je l’étais, c’est un masque que j’emprunte. Je suis porté à la mollesse, de mœurs plutôt paisibles que violentes. Je ne reproche pas à un magistrat de dormir, pourvu que ceux qu’il administre dorment avec lui; c’est ce que font les lois elles-mêmes. Je suis pour une vie facile, obscure et muette, «également éloignée de la bassesse et d’un insolent orgueil (Cicéron);» ainsi me l’a faite la fortune. Je suis né d’une famille qui a passé sans éclat et sans tumulte, et qui, de temps immémorial, a été altérée surtout de rectitude et d’honnêteté.

Il n’est pas de ceux qui ont de l’ambition, laquelle n’est pas de mise quand les questions que l’on a à traiter sont affaires courantes dont il ne faut pas exagérer l’importance.—A notre époque, on est si enclin à l’agitation et à l’ostentation, que la bonté, la modération, l’égalité d’humeur, la constance et autres qualités paisibles et sans éclat ne s’apprécient plus. Les corps qui présentent des aspérités se sentent, ceux qui sont lisses se manient sans faire impression; on ressent la maladie, on ne ressent pas, ou bien peu, la santé, pas plus que les choses à notre convenance comparativement à celles qui nous oppressent. C’est agir dans l’intérêt de sa réputation et pour son profit personnel et non pour le bien que de différer, pour le faire en public, ce qu’on eût pu faire dans la chambre du conseil, et en plein midi ce qu’on pouvait faire la nuit précédente, ou de tenir à faire soi-même ce que votre compagnon peut faire aussi bien que vous. Ainsi agissaient, en Grèce, certains chirurgiens qui effectuaient sur des estrades, à la vue des passants, les opérations afférentes à leur art, pour s’attirer plus de pratiques et de clientèle. Les règlements ne sont estimés bons, que publiés à son de trompe. L’ambition n’est pas un vice de petites gens; elle nécessite des efforts bien autres que ceux dont nous sommes capables.—On disait à Alexandre: «Votre père vous laissera un vaste état, facile à gouverner et pacifié»; et ce jeune homme portait envie aux victoires remportées par son père et à la justice avec laquelle il gouvernait; il n’eût pas voulu n’avoir qu’à jouir mollement et paisiblement de l’empire du monde.—Alcibiade, dans Platon, se donne comme préférant mourir jeune, beau, riche, noble, savant, ayant atteint en tout cela à la perfection, plutôt que de vivre longtemps en s’en tenant, sous le rapport de ces qualités, dans les conditions où il était, sans s’exhausser encore. C’est là une maladie peut-être excusable chez une nature aussi forte et aussi complète que l’était la sienne; mais quand ces petites âmes, naines et chétives, qui vont se faisant illusion dans l’idée que leur nom va devenir célèbre parce qu’elles ont jugé sainement une affaire ou convenablement réglé la garde de la porte d’une ville, elles témoignent d’autant plus leur faiblesse, qu’elles 523 s’imaginent davantage que cela les grandit. Si bien que soient ces actes insignifiants, ils n’ont ni corps, ni vie; le premier qui en parle, les atténue déjà; à peine si la connaissance s’en répand d’un carrefour de rue à un autre. Entretenez-en hardiment votre fils et votre valet, comme cet ancien qui, n’ayant personne qui prêtât l’oreille aux louanges qu’il se donnait et convint de son mérite, faisait le fier auprès de sa femme de chambre, s’écriant: «O Perrette, quel galant homme, quel homme capable tu as pour maître!» Au pis aller, entretenez-vous-en avec vous-même, comme un conseiller de ma connaissance qui, ayant dégoisé force articles et commentaires de loi d’une extrême subtilité et d’une ineptie tout aussi grande, se rendant de la chambre du conseil à l’urinoir du palais, fut entendu marmottant entre ses dents et avec la plus intime conviction: «Ce n’est point à moi, Seigneur, ce n’est point à moi, mais à toi-même que la gloire doit en revenir (Psalmiste).» Si on ne peut recevoir des compliments des autres, eh bien! qu’on s’en fasse à soi-même.

La renommée ne s’attache qu’à des actes qui sortent de l’ordinaire, et naît d’elle-même.—La renommée ne se prostitue pas à si bon compte; les actes rares et exemplaires auxquels elle est due, ne supporteraient pas la compagnie de cette foule innombrable de petits faits journaliers. Le marbre exaltera vos titres autant qu’il vous plaira, pour avoir fait réparer tant bien que mal un pan de mur ou curer un égout; mais les hommes de bon sens n’en feront rien. La gloire n’est pas forcément la conséquence d’une chose qui est bonne; il faut encore qu’elle ait été hors de l’ordinaire et d’exécution difficile. Les Stoïciens n’admettaient même pas qu’un acte ne témoignant pas de la vertu méritât estime; ils ne voulaient pas, par exemple, qu’on sût gré à qui, par tempérance, s’abstenait d’une vieille aux paupières enflammées. Parmi ceux au fait des admirables qualités de Scipion l’Africain, il en est qui lui refusent les éloges que Pannétius lui décerne pour son désintéressement, cette qualité n’étant pas tant sienne, disent-ils, que propre au siècle où il vivait. Nous bénéficions des voluptés qui appartiennent au milieu où nous a placés la fortune, n’usurpons pas celles de la grandeur; les nôtres sont plus naturelles et d’autant plus solides et plus sûres qu’elles sont moins élevées. Si ce n’est par conscience, du moins par respect humain, repoussons l’ambition; dédaignons cette soif, basse et honteuse, de renommée et d’honneur qui nous pousse à les mendier auprès de toutes sortes de gens, en recourant aux moyens les plus abjects, et qu’il nous faut payer des prix les plus vils; il est déshonorant d’être honoré dans de pareilles conditions: «Quels éloges que ceux qu’on peut acheter au marché (Cicéron)!» Apprenons à n’être pas plus avides de gloire que nous ne sommes capables de la mériter. Se gonfler de tout acte utile et qui ne porte atteinte à personne, est le propre des gens auxquels c’est chose rare et extraordinaire; ils veulent lui faire attribuer le prix qu’il leur coûte. Quand je suis témoin d’un fait particulièrement éclatant, plus il a d’éclat, plus je rabats de son mérite, par le soupçon que j’ai qu’il ait été produit 525 plus pour l’effet devant en résulter que du fait d’un bon sentiment de la part de son auteur; ainsi étalé en public, il perd la moitié de son prix. Ces actions ont bien plus de grâce, quand elles échappent à ceux qui les accomplissent, sans qu’ils s’y prêtent et sans bruit, et que, venant ensuite à fixer l’attention de quelque honnête homme, il les tire de l’ombre et les met en lumière pour elles-mêmes: «Pour moi, je trouve bien plus digne d’éloges ce qui se fait sans ostentation et loin des yeux du peuple (Cicéron)», a dit l’homme le plus vaniteux qu’il y ait eu en ce monde.

Montaigne n’avait qu’à maintenir l’état de choses existant, il l’a fait; il n’a offensé personne, ne s’est attiré aucune haine, et, quant à être regretté, il ne l’a du moins jamais souhaité.—Je n’avais, comme maire, qu’à maintenir et continuer les choses dans l’état où je les avais trouvées, ce qui se fait sans bruit et sans qu’on s’en aperçoive; l’innovation se remarque beaucoup plus, mais elle est interdite en des temps comme ceux-ci, où nous sommes entourés de dangers et avons surtout à nous défendre des nouveautés. S’abstenir de faire est souvent aussi méritoire qu’agir; mais cela donne moins de relief, et le peu que je vaux est à peu près en entier de cette sorte. En somme, les circonstances, durant mon administration, ont été en rapport avec mon caractère, ce dont je leur sais très bon gré. Est-il quelqu’un qui désire être malade, pour voir comment son médecin le traitera? et ne faudrait-il pas fouetter un médecin qui désirerait que nous ayons la peste, pour pouvoir exercer son art? Je n’ai pas eu ce travers coupable et assez fréquent, de désirer que les affaires de ma cité soient troublées et en souffrance, pour que ma gestion en fût rehaussée et honorée, et je me suis prêté de bon cœur à aider à ce qu’elles se fissent aisément et facilement.—Qui ne voudra pas me savoir gré de l’ordre, de la douce et muette tranquillité dues à ma manière de l’aire, ne pourra du moins me dénier la part que j’y ai eue, grâce à ma bonne fortune; et je suis ainsi fait que j’aime autant être heureux que sage, et devoir mes succès uniquement à la faveur divine plutôt qu’à mes propres agissements. J’avais assez nettement fait connaître à chacun mon incapacité à diriger de semblables affaires publiques; mais ce qui aggrave encore cette insuffisance, c’est qu’elle ne me déplaît pas, que je ne cherche pas à m’en guérir, et cela en raison du genre de vie que j’ai eu dessein de mener. Je ne me suis pas davantage, en cette situation, donné pleine satisfaction, car je n’ai tenu qu’imparfaitement ce que je m’étais promis: j’ai fait beaucoup plus que je ne devais pour ceux vis-à-vis desquels j’avais pris des engagements, tandis que d’ordinaire je promets un peu moins que je ne puis et espère tenir.—Je suis persuadé n’avoir offensé personne et ne m’être attiré aucune haine; quant à être regretté et désiré, ce que du moins je sais bien, c’est que je ne l’ai pas beaucoup souhaité: «Moi, me fier à ce monstre, à la tranquillité de la mer, au calme apparent des flots (Virgile)!»

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CHAPITRE XI.    (ORIGINAL LIV. III, CH. XI.)
Des boiteux.

Critique du changement opéré dans le calendrier par la réforme grégorienne.—Il y a deux ou trois ans, qu’en France, l’année a été réduite de dix jours. Que de changements devaient résulter de cette réforme; c’était au fond remuer à la fois le ciel et la terre! Et cependant tout est demeuré en place: mes voisins font à leur heure leurs semailles, leurs récoltes, leurs transactions commerciales; les jours propices et les jours néfastes existent, et tout cela exactement comme de tous temps. Nos habitudes ne se ressentaient pas de l’erreur, pas plus qu’elles ne se ressentent de la correction intervenue, tant il y a partout d’incertitude, tant notre compréhension des choses est grossière, obscure et obtuse! On dit que la question pouvait se régler d’une façon moins incommode, en retranchant comme l’a fait Auguste, pendant quelques années, aux années bissextiles, aussi longtemps qu’il eût été nécessaire pour arriver à la concordance voulue, le jour qu’elles ont en plus et qui, maintenant comme avant, est une gêne et cause du trouble. De ce qu’on n’a pas procédé ainsi, nous sommes encore de quelques jours en avance; toutefois ce moyen demeure pour pourvoir à l’avenir aux corrections à faire, en fixant qu’après une période de tant et tant d’années, ce jour supplémentaire sera toujours supprimé, de telle sorte que l’erreur ne pourra dorénavant excéder vingt-quatre heures.—Nous n’avons d’autre mesure du temps que les années, et il y a bien des siècles que le monde en use; cependant c’est une mesure que nous n’avons pas encore achevé de déterminer, et nous sommes encore dans le doute sur les formes diverses que les autres nations lui donnent et les raisons qui les leur ont fait adopter. Il est des gens qui disent qu’en vieillissant les cieux s’abaissent sur nous et empêchent ainsi la détermination exacte des jours et même des heures! Plutarque va jusqu’à dire des mois, il est vrai que de son temps l’astronomie n’était pas encore arrivée à déterminer le mouvement de la lune! Ce sont là, n’est-ce pas, de bonnes conditions pour l’enregistrement des événements du passé?

Vanité des recherches de l’esprit humain; on veut souvent découvrir les causes d’un fait, avant d’être assuré que ce fait est bien certain.—Je rêvassais tout à l’heure, comme je le fais souvent, combien la raison humaine est un instrument vague et mal réglé. C’est ainsi qu’on voit ordinairement les hommes auxquels on cite des faits, s’amuser plus volontiers à en rechercher les causes qu’à en vérifier la réalité. Ils passent par-dessus 529 toute investigation préliminaire, mais en examinent avec soin les conséquences, ou encore, sans s’inquiéter de la chose, s’enquièrent immédiatement des causes. Plaisants chercheurs de causes! Cette connaissance n’intéresse que celui qui a la direction et non nous, qui n’avons qu’à prendre les choses telles qu’elles sont et qui en avons l’usage entier et absolu suivant ce qui convient à nos besoins, sans qu’il nous soit nécessaire d’en pénétrer ni l’origine, ni le principe; le vin en est-il plus agréable à qui sait comment il se fabrique et d’où il provient? Au contraire, le corps et l’âme entravent et altèrent le droit qu’ils ont d’user de ce qui est et d’eux-mêmes, quand ils y mêlent ce que la science en pense; les effets nous touchent, les moyens pas du tout. Fixer et répartir est du domaine de qui est maître ou gouverne, comme accepter est le fait du sujet et de l’apprenti.—Reprenons ce que nous disions de cette habitude. A l’annonce d’une chose, on commence d’ordinaire par dire: «Comment cela se fait-il?» Il faudrait dire: «Mais, d’abord, cela est-il?» Notre raisonnement est capable de reconstituer cent mondes comme le nôtre et d’en trouver les principes et l’organisation; il ne faut pour cela ni base, ni matériaux; laissez-le aller; «habile à donner du corps à la fumée (Perse)», il construit aussi bien sur le vide que sur le plein, avec rien qu’avec quelque chose. Je trouve que de presque tout, il faudrait dire: «Cela n’est pas.» C’est une réponse que j’emploierais souvent si j’osais; mais on crie aussitôt que parler ainsi dénonce de l’ignorance et de la faiblesse d’esprit, et il me faut la plupart du temps faire le bateleur de compagnie avec ceux qui m’entourent et deviser sur des sujets et des contes frivoles auxquels je n’ajoute aucune foi; sans compter que c’est en vérité un peu rude et bien empreint de l’esprit de contradiction, que de nier catégoriquement un fait qu’on vous énonce; d’autant que peu de gens manquent, surtout quand la chose est difficile à croire, d’affirmer qu’ils l’ont vue et de produire des témoins dont l’autorité nous empêche de contredire. Il en résulte qu’avec cette manière de faire, nous connaissons les causes et effets de mille choses qui n’ont jamais existé, et que le monde discute sur mille sujets dont le pour et le contre sont aussi faux l’un que l’autre: «Le faux approche si fort du vrai, que le sage ne doit pas s’engager dans un défilé si dangereux (Cicéron).»

La vérité et le mensonge ont même physionomie; le port, le goût, les allures sont pareils: nous les regardons du même œil. Non seulement nous sommes lâches par le peu de défense que nous imposons à la tromperie, mais nous cherchons et nous nous convions encore à nous y enferrer; par vanité nous aimons à nous embrouiller, cela semble faire partie intégrante de notre être.

Comment s’accréditent de prétendus miracles. Autorité que prend sur nous toute croyance qui a de nombreux adeptes et est éclose depuis un certain temps déjà; que ne va-ton au fond des choses?—J’ai vu, de mon temps, naître plusieurs miracles. Bien qu’ils se soient étouffés dès l’origine, nous 531 pouvons prévoir quels développements ils auraient pris si, arrivés à maturité, ils eussent vécu; car il ne faut que trouver le bout du fil, on en dévide alors autant qu’on veut. Il y a en effet beaucoup plus loin de rien à la plus petite chose du monde, que de cette petite chose à la plus grande. Or les premiers qui sont mêlés aux commencements d’une chose extraordinaire, s’apercevant, par l’incrédulité qu’ils rencontrent lorsqu’ils se mettent à conter leur histoire, où gît la difficulté de persuader, vont étayant ce point faible de quelque preuve fausse, d’autant, qu’en outre de ce que «les hommes ont tendance à donner cours à des bruits incertains (Tite Live)», nous nous faisons naturellement conscience de rendre avec usure ce qu’on nous a prêté, en y ajoutant quelque peu de notre cru. L’erreur que nous commettons personnellement, donne d’abord naissance à celle qui se propage dans le public; et celle-ci, à son tour, confirme l’erreur individuelle première. Ainsi la chose se forme, allant s’affermissant par son passage de main en main, si bien que chaque témoin nouveau est mieux informé que celui dont il tient la nouvelle, et que celui qui vient en dernier lieu est plus convaincu que le premier. C’est une progression naturelle: quiconque croit quelque chose, estime que c’est faire œuvre de charité que de convaincre quelque autre; et, pour ce faire, il ne craint pas d’ajouter de sa propre invention, à ce qu’il raconte, autant qu’il juge nécessaire pour triompher de la résistance et du manque de conviction qu’il croit exister chez autrui.—Moi-même, qui me fais un scrupule excessif de mentir et qui ne me soucie guère d’imposer ce que je dis, ou qu’on y croie, je constate cependant que lorsque je parle sur une question, si je suis échauffé soit par la résistance de mon auditoire, soit par la chaleur même de ma narration, en dehors de ce que j’ai à en dire je grossis, j’enfle le sujet par mon ton de voix, mes gestes, l’accent et la force de mes expressions, et même par les amplifications et extensions que je me permets non sans dommage pour la vérité initiale. Je ne le fais cependant qu’avec cette restriction que, dès que quelqu’un me rappelle à moi-même et me demande la vérité dans toute sa nudité et sa crudité, c’en est fait aussitôt de toute exagération, je la lui donne sans emphase ni commentaires. Un langage vif et bruyant, comme d’ordinaire est le mien, se laisse volontiers aller à l’hyperbole.—Il n’est rien à quoi les hommes soient plus généralement disposés qu’à chercher à propager leurs opinions; quand, à cet effet, les moyens habituels nous font défaut, nous y ajoutons le commandement, la force, le fer et le feu. C’est un malheur d’en être arrivé à ce que la meilleure preuve de la vérité d’une chose, soit la multitude des gens qui y croient, alors que cette foule comprend tant de fous et si peu de sages, «comme s’il n’y avait rien de plus commun que de ne pas avoir de bon sens (Cicéron). Belle autorité pour la sagesse, qu’une multitude de fous (S. Augustin)». Il est difficile de se former un jugement ferme, qui soit à l’encontre d’opinions généralement admises. Ce sont les simples d’esprit qui, sur le seul exposé des faits, croient tout d’abord; 533 puis, par l’autorité du nombre et des témoignages que l’on fait remonter aussi haut que possible, cela gagne ceux qui ont l’esprit le plus ouvert. Pour moi, quand je ne crois pas quelqu’un m’affirmant une chose, je n’y croirais pas davantage fussent-ils cent à me circonvenir, et ce n’est pas par le temps depuis lequel elle règne que je juge une idée.

Il y a peu de temps, un de nos princes, en proie à la goutte qui avait altéré son bon sens naturel et sa vigoureuse santé, se laissa si fortement persuader par ce qu’on disait des cures merveilleuses opérées par un prêtre qui, à l’aide de paroles et de gestes, guérissait toutes les maladies, qu’il fit un long voyage pour aller le trouver. Celui-ci, par un puissant effet de suggestion, parvint à lui endormir son mal pour quelques heures, si bien que ses jambes, pendant ce court intervalle, lui fournirent le service auquel elles ne satisfaisaient plus depuis longtemps. Si le hasard eût voulu que cinq ou six aventures de ce genre se produisissent, cela eût suffi pour accréditer un miracle de cette nature. On reconnut depuis que celui qui obtenait ce résultat, y mettait tant de simplicité et si peu d’artifice, qu’on ne jugea pas qu’il y eût lieu de le poursuivre judiciairement. C’est à cela qu’on arriverait dans la plupart des cas semblables, si on les examinait à fond. «Nous admirons les choses qui trompent par leur éloignement (Sénèque)»; notre vue nous fait ainsi souvent apercevoir au loin des images qui nous semblent étranges et qui se réduisent à rien, quand on en approche: «Jamais la renommée ne s’en tient à la vérité (Quinte-Curce).»

La plupart d’entre eux reposent sur des riens et on se perd à leur chercher des causes sérieuses; le seul miracle que Montaigne ait constaté, c’est lui-même.—C’est merveilleux comme certaines légendes des plus répandues tiennent à des causes frivoles et ont des origines insignifiantes. C’est même là ce qui empêche les informations d’aboutir: tandis qu’on s’évertue à rechercher des causes et des fins sérieuses et importantes comme il convient pour des choses de si grand renom, on perd trace des vraies qui nous échappent par leur petitesse; pour aboutir dans ces investigations, il est certain qu’il faut un inquisiteur bien prudent, attentif et subtil, qui n’ait ni parti pris, ni préoccupation.—Jusqu’à présent, miracles et événements étranges se cachent de moi et, en fait de monstres et de miracles bien caractérisés, je n’ai vu que moi-même. Avec l’usage et le temps, on se familiarise avec tout ce qui est étrange; malgré cela, plus je me tâte et me connais, plus ma difformité m’étonne et moins je me comprends.

Histoire d’un miracle bien près d’être accrédité, qui ne reposait que sur de simples plaisanteries.—C’est surtout le hasard qui produit et fait accepter de tels accidents.—Passant avant-hier dans un village, à deux lieues de ma maison, je trouvai la place encore toute chaude d’un miracle qui venait d’avorter; depuis plusieurs mois il amusait le voisinage, et, des provinces voisines, qui commençaient à s’en émouvoir, accouraient par grosses 535 troupes des gens de toutes conditions. Un jeune homme de la localité s’était, pour se jouer, mis à contrefaire une nuit, chez lui, la voix d’un esprit, sans penser à autre malice qu’à badiner un moment. Cela lui ayant réussi mieux qu’il n’espérait, afin de donner plus de sel à sa farce, il y associa une fille du village, tout à fait stupide et niaise, puis finalement un troisième individu, tous trois de même âge et aussi simples d’esprit; puis, transformant leur prêche à domicile en prêche public, ils se cachèrent sous l’autel de l’église, ne se révélant que la nuit et défendant qu’on apportât de la lumière. Des paroles qui tendaient à la conversion du monde et menaçaient du jour du jugement (sujets qui, par l’autorité qui s’y attache et le respect qu’ils commandent, se prêtent le plus à l’imposture), ils en vinrent à produire quelques visions et apparitions, mais si naïves et absurdes, qu’à peine y a-t-il rien de si grossier dans les jeux des petits enfants. Qui sait cependant à quel degré cette mauvaise plaisanterie eût trouvé créance, si le hasard s’y fût un peu prêté? Ces pauvres diables sont à cette heure en prison et porteront probablement la peine de la sottise commune; je ne sais si quelque juge ne se vengera pas sur eux de la sienne. Ici, la supercherie ayant été découverte, on y voit clair; mais dans nombre de cas analogues, sur lesquels nous ne sommes pas suffisamment édifiés, je suis d’avis que nous réservions notre jugement, aussi bien pour que contre.

Tous les préjugés de ce monde viennent de ce que nous ne voulons ni douter, ni avouer notre ignorance.—Il s’engendre beaucoup d’abus en ce monde ou, pour être plus catégorique, tous les abus de ce monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de manifester notre ignorance, et que nous sommes tenus d’accepter tout ce que nous ne pouvons réfuter; nous parlons de toutes choses, comme si c’étaient des préceptes indéniables que nous émettons. L’usage, à Rome, voulait que ce dont un témoin déposait pour l’avoir vu de ses yeux et ce qu’un juge prescrivait avec toute la certitude que lui donnait sa science, fussent énoncés sous cette forme: «Il me semble». On me porte à haïr les choses les plus vraisemblables, quand on me les impose comme infaillibles; j’aime ces expressions: Peut-être,—En quelque sorte,—On dit,—Je pense, et autres semblables qui atténuent et modèrent la témérité de nos propos; et, si j’avais eu à élever des enfants, je leur eusse si bien inculqué cette façon de répondre dubitative et non tranchante: Qu’est-ce?—Je ne saisis pas,—Il se pourrait,—Est-il vrai? qu’ils auraient semblé plutôt des apprentis à soixante ans, que des docteurs à dix, comme cela est aujourd’hui. Qui veut guérir de son ignorance, doit l’avouer.

Iris est fille de Thaumantis; l’admiration est la base de toute philosophie; l’investigation est la source du progrès, l’ignorance l’arrête net. Et cependant, il y a une certaine ignorance forte et généreuse qui, sous le rapport de l’honneur et du courage, ne le cède en rien à la science; ignorance qui, pour se produire, n’exige pas moins de savoir que pour faire montre de science. J’ai vu, dans mon enfance, 537 le compte rendu d’un procès que Corras, conseiller au parlement de Toulouse, fit imprimer et qui portait sur ce fait étrange de deux hommes qui se donnaient tous deux pour un même individu. Il me souvient (et je ne me souviens que de cela) qu’il me parut avoir démontré que l’imposture de celui qu’il déclarait coupable était si étonnante, dépassait tant ce que pouvait en démêler notre entendement et aussi le sien, à lui qui était juge, que je trouvais bien hardi l’arrêt par lequel il fut condamné à être pendu. Nous devrions admettre des arrêts rendus en cette forme: «La cour n’y comprend rien»; ils témoigneraient encore plus de liberté et de bon sens que les juges de l’Aréopage qui, ayant à prononcer dans une cause qu’ils ne parvenaient pas à approfondir, ordonnèrent que les parties se représenteraient dans cent ans.

De ce que les livres saints nous relatent des miracles, il n’en faut pas conclure qu’il doive s’en opérer de nouveaux de notre temps.—Les sorcières dans mon pays courent risque de la vie, chaque fois que les dénonce quelqu’un qui vient attester que ce qu’elles ont rêvé s’est réalisé.—Nos livres sacrés, qui reproduisent la parole divine, renferment eux aussi des prédictions semblables (celles-ci certaines et irrécusables); pour en faire application aux événements modernes, comme nous n’en distinguons pas les causes et ne savons par quels moyens ils se réaliseront, il faut une autre intelligence que la nôtre, et il n’appartient peut-être qu’à ce seul et omnipotent témoignage de nous éclairer et de nous dire: «C’est à celui-ci, à celui-là, et non à tel autre que ceci s’applique.» Dieu doit assurément être cru; mais non le premier venu qui s’étonne de son propre récit (et nécessairement il s’en étonne, quand le fait dépasse la portée de nos sens), soit qu’il parle de faits imputés à autrui, soit qu’il s’accuse lui-même.

Montaigne n’admet pas qu’on maltraite personne parce qu’il a des opinions contraires aux nôtres.—Je suis lourd d’esprit et m’en tiens un peu à ce qui a corps et est vraisemblable, évitant sur ce point le défaut déjà signalé par les anciens: «Les hommes sont portés à ajouter foi à ce qu’ils ne comprennent pas;—l’esprit humain est disposé à croire plus aisément ce qui est obscur (Tacite).» Je vois bien qu’on se courrouce et qu’on m’interdit le doute sous peine des pires injures, c’est là un nouveau procédé de persuasion. Mais, Dieu merci, ce n’est pas à coups de poing qu’on peut imprimer une direction à ma manière de voir. J’admets que ceux auxquels on vient à reprocher qu’une opinion qu’ils émettent est entachée de fausseté se révoltent contre une semblable appréciation; pour moi, quand je ne partage pas une opinion, je me borne à la trouver hardie et difficile à admettre. Comme tout le monde, je condamne les affirmations contraires aux miennes, mais sur un ton qui n’a rien d’impérieux. Celui qui pour prouver ce qu’il soutient, se montre arrogant et autoritaire, montre que chez lui la raison ne tient pas grande place. Tant qu’il ne s’agit que d’une simple discussion sur les mots, telle qu’il s’en produit dans les 539 écoles, les arguments des uns peuvent présenter autant d’apparence de vérité que ceux des autres «pourvu qu’ils discutent la vraisemblance et n’affirment pas (Cicéron)»; mais lorsqu’on en vient à traiter des effets qui en sont la conséquence, ceux qui conservent leur calme ont bien de l’avantage.

Pourquoi ôter la vie aux sorciers pour se défendre contre de prétendus actes surnaturels? la plupart du temps les accusations portées contre eux sont sans fondement.—Pour en arriver à tuer les gens accusés de sorcellerie, il faut avoir une clarté bien vive et bien nette des griefs qui leur sont imputés; la vie humaine est une réalité trop incontestable, pour être prise en garantie des faits surnaturels et fantastiques qu’on leur prête.—Il n’est pas ici question de ceux qui font emploi de drogues et de poisons, ce sont des homicides de la pire espèce; et cependant, même dans ce cas, il ne faut pas, dit-on, toujours croire à leurs aveux: on en a vu s’accuser parfois d’avoir tué des personnes qu’on retrouvait vivantes et bien portantes.—Quant à ces autres accusations extravagantes qu’on voit se produire contre ces prétendus sorciers, je dirai volontiers que c’est déjà bien assez qu’un homme, si recommandable qu’il soit, soit cru quand ce qu’il dit est naturel; et que, lorsqu’il s’agit de choses surnaturelles, au-dessus de ce que nous pouvons comprendre, il ne doit l’être, qu’autant qu’il a reçu du ciel qualité à cet effet. Ce privilège qu’il a plu à Dieu d’attacher à certains de nos témoignages, ne doit pas être avili en en usant à la légère. J’ai eu les oreilles rebattues de mille contes tels que ceux-ci: «Trois personnes l’ont vu tel jour au levant; trois autres l’ont vu le lendemain à l’occident; à telle heure, en tel lieu, il était habillé de telle sorte»; si bien que j’arriverais à ne pas m’en croire moi-même. Combien je trouve plus naturel et plus vraisemblable que deux hommes mentent, que le fait d’un autre qui, en douze heures de temps, porté par les vents, serait passé d’orient en occident; il est bien plus naturel que notre entendement soit déplacé, emporté par le tourbillon d’idées de notre esprit détraqué, plutôt que l’un de nous, en chair et en os, ne s’envole sur un balai, le long du tuyau de sa cheminée, parce qu’un esprit étranger s’est emparé de lui! Ne cherchons pas des illusions venant du dehors et qui nous soient inconnues, alors que perpétuellement nous sommes agités par d’autres qui nous sont propres et existent en nous. Il me semble qu’on est excusable de ne pas croire un miracle, au moins quand il est possible de le démasquer et de l’expliquer par des raisons plausibles, et je suis de l’avis de saint Augustin: «qu’il vaut mieux incliner vers le doute que vers l’assurance, dans ce qui est difficile à prouver et dangereux de croire».

Il est très porté à penser que ces gens ont l’imagination malade et sont fous plutôt que criminels.—Il y a quelques années, je passais sur le territoire d’un prince souverain qui, pour rabattre mon incrédulité, me fit la faveur de me montrer, en sa présence, enfermés dans un local spécial, dix ou douze prisonniers 541 de ce genre, parmi lesquels une vieille femme, vraie sorcière par sa laideur et sa difformité et très fameuse, depuis longtemps, en ce métier. Je vis des preuves, des aveux qu’elle avait faits spontanément, et je ne sais trop quel stigmate indélébile sur cette malheureuse. Je m’enquis, je questionnai tout à mon aise, y apportant toute l’attention que je pouvais, car je ne suis pas homme dont le jugement se laisse beaucoup influencer par des préventions. Finalement, je leur eusse en conscience administré de l’ellébore plutôt que de la ciguë, «leur cas me paraissant plus voisin de la folie que du crime (Tite Live)». Pour traiter ces maladies, la justice a des moyens qui lui sont propres. Quant aux objections et arguments que les gens de bonne foi m’ont présentés là et souvent ailleurs, je n’en ai pas trouvé de concluants et qui n’eussent comporté des solutions autres, chaque fois plus vraisemblables que les leurs. Il est vrai que les preuves et les raisonnements basés sur les faits et l’expérience, je ne les dénoue pas; du reste ils n’ont pas de bout: je les tranche souvent comme Alexandre fit du nœud gordien. Après tout, c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’y trouver raison de faire brûler un homme tout vif.

Prestantius dit de son père (et on cite d’autres exemples), qu’assoupi et endormi plus lourdement que par l’effet d’un profond sommeil, il s’imagina être une jument et servir de bête de somme à des soldats; et ce qu’il s’imaginait être, il l’était réellement. Si les sorciers peuvent avoir des songes qui sont des réalités, et si parfois les songes peuvent se manifester par des effets, je ne crois cependant pas que notre volonté en soit responsable devant la justice.—J’en parle comme quelqu’un qui n’est pas juge, ne siège pas dans les conseils des rois et s’estime bien loin d’en être digne, mais en homme du peuple, dressé et voué à s’en rapporter au sens commun dans ses actes et ses paroles. Qui tiendrait compte de mes rêveries pour se mettre en opposition avec la moindre loi de son village, avec une opinion, une coutume existantes, se ferait grand tort, et m’en ferait un non moins considérable; car de ce que je dis, je ne garantis rien, sinon que c’est ce que j’avais en tête, sous une forme confuse et incertaine, quand je l’ai écrit. C’est ici comme une sorte de conversation où je parle de tout, et ce ne sont nullement des avis que j’émets: «Je n’ai pas, comme tant d’autres, honte d’avouer que j’ignore ce que je ne sais pas (Cicéron)»; je ne serais pas si hardi dans mes propos si j’étais de ceux que l’on doit croire, et c’est ce que j’ai répondu une fois à un grand personnage qui se plaignait de l’âpreté et de l’insistance de mes conseils: «Je vois que vous êtes tout disposé à prendre parti dans un sens, je vous soumets l’autre de mon mieux pour éclairer votre jugement, mais non pour le contraindre; Dieu qui dispense le courage, vous mettra à même de choisir.» Je ne suis pas présomptueux au point de seulement désirer que ce que j’en pense, puisse faire pencher d’un côté plutôt que d’un autre dans des questions de cette importance; ma situation ne m’a pas habitué à 543 aboutir à de si hauts et si considérables résultats. Je reconnais avoir nombre de travers d’esprit et aussi de manières de voir, dont volontiers je chercherais à dégoûter mon fils si j’en avais un; et de fait, ce qui est vrai n’est pas toujours chez l’homme ce dont il s’accommode le mieux, tant il est de bizarre composition.

Réflexions sur un proverbe italien qui attribue aux boiteux des deux sexes plus d’ardeur aux plaisirs de l’amour.—A ce propos, et cela ne s’y rattacherait-il pas, peu importe, un proverbe très répandu en Italie dit que celui qui n’a pas couché avec une boiteuse, ne connaît pas Vénus dans ce qu’elle a de plus doux. Le hasard ou quelque fait particulier a, il y a bien longtemps, introduit ce dicton dans le peuple; il s’applique aux hommes comme aux femmes, car la reine des Amazones répondit à un Scythe qui la conviait à l’amour: «Ce sont les boiteux qui le font le mieux (Théocrite).» Dans cette république féminine, pour éviter que les mâles ne s’emparassent du pouvoir, on leur estropiait dès l’enfance les bras, les jambes et autres membres qui leur donnaient avantage sur la femme, qui ne se servait d’eux que pour le surplus dont nous usons d’elle. J’eusse émis comme raison de cette supériorité, que le mouvement détraqué d’une boiteuse peut procurer un plaisir nouveau dans les rapports sexuels que l’on a avec elle et accentuer la jouissance chez ceux qui en essayent; mais je viens de trouver que les philosophes anciens ont déjà élucidé la question et posent que chez une boiteuse, les jambes et les cuisses ne se nourrissant pas, par suite de son infirmité, comme cela devrait être, il en résulte que les parties génitales placées plus haut sont mieux nourries, se développent davantage et deviennent plus vigoureuses; ou encore que ce défaut empêchant de prendre de l’exercice, ceux qui en sont atteints dépensent moins leur force et en sont mieux disposés pour les jeux de Vénus. C’est cette même raison qui faisait que les Grecs reprochaient aux tisserandes d’être plus ardentes que les autres femmes, parce que le métier qu’elles font les empêche, elles aussi, de prendre un exercice suffisant. S’il en est ainsi, de tels raisonnements peuvent nous mener loin, et je pourrais ajouter au sujet de ces dernières que le trémoussement continu que leur occasionne leur travail quand elles sont assises, les éveille et les sollicite, comme il arrive aux dames par suite de l’ébranlement et de l’agitation de leurs carrosses.

L’esprit humain admet comme raisons les choses les plus chimériques; souvent on explique un même effet par des causes opposées.—Ces exemples ne confirment-ils pas ce que je disais au commencement de ce chapitre: que la recherche de la cause devance souvent en nous la constatation de l’effet, et cela s’étend tellement loin, que nous arrivons à juger non ce qui est, mais ce qui n’existe même pas? Outre cette facilité à trouver des interprétations à tout songe quel qu’il soit, notre imagination est encore tout aussi portée à recevoir aisément de fausses impressions sur les plus frivoles apparences. Par la seule autorité de 545 ce dicton ancien très connu, je me suis autrefois laissé aller à croire que j’avais éprouvé plus de plaisir avec une femme parce qu’elle était mal bâtie et à considérer cette infirmité comme ajoutant à ses grâces.

Le Tasse, dans la comparaison qu’il établit entre la France et l’Italie, dit avoir remarqué que nous avons les jambes plus grêles que les gentilshommes italiens, et l’attribue à ce que nous sommes continuellement à cheval. De cette cause, Suétone tire une conclusion tout opposée; car, dit-il, celles de Germanicus étaient devenues plus fortes par la pratique continue de ce même exercice. Rien n’est si souple, si déréglé que notre entendement. Il est comme le soulier de Théramène, qui s’adaptait à tous les pieds; il est double et divers, et donne également à ce à quoi il s’applique des formes multiples et variées: «Fais-moi don d’une drachme d’argent,» disait un philosophe de l’école des Cyniques à Antigone. «Ce n’est pas là un présent digne d’un roi,» répondit celui-ci. «Donne-moi alors un talent,» reprit le philosophe. «Ce n’est pas un présent qui convienne à un Cynique,» repartit Antigone.—«Souvent il est bon de mettre le feu dans un champ stérile et de brûler les restes de paille, soit que cette chaleur prépare les voies et ouvre les pores secrets par lesquels la sève monte dans les herbes nouvelles, soit qu’elle rende la terre plus rude et resserre ses veines ouvertes aux pluies fines, à un soleil trop ardent ou aux froids pénétrants de Borée (Virgile).»

C’est ce qui a amené les Académiciens à poser en principe de douter de tout, ne tenant rien pour absolument vrai non plus que pour absolument faux.—«Toute médaille a son revers»; c’est pourquoi Clitomaque disait jadis que Carnéade, en entreprenant de déraciner chez l’homme la manie de tout analyser, c’est-à-dire l’envie et la témérité de juger tout ce qui s’offre à lui, avait entrepris plus que les travaux d’Hercule. Cette pensée si osée de Carnéade lui était née, à mon avis, de l’impudence qu’étalaient anciennement ceux qui faisaient profession de savoir et de leur outrecuidance démesurée.—Ésope était exposé en vente avec deux autres esclaves. Un acheteur s’enquit auprès de l’un d’eux de ce qu’il savait faire; celui-ci, pour se faire valoir, dit monts et merveilles: il savait ceci, il savait cela, etc. L’autre en dit autant et plus de lui-même. Quand vint le tour d’Ésope et qu’on lui demanda à lui aussi ce qu’il savait faire: «Rien, répondit-il, ces deux-ci ont tout pris, ils savent tout.»—La même chose s’est produite dans les écoles de philosophie. L’audace de ceux qui attribuaient à l’esprit humain l’aptitude à tout savoir, en a amené d’autres à émettre, par dépit et contradiction, qu’il n’est capable de rien; ceux-ci portent cette ignorance à l’extrême, comme ceux-là font de la science; de telle sorte qu’on ne peut nier que l’homme ne soit immodéré en toutes choses, et qu’il ne s’arrête que lorsqu’il y est contraint par l’impuissance où il se trouve de passer outre.

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CHAPITRE XII.    (ORIGINAL LIV. III, CH. XII.)
De la physionomie.

Presque toutes nos opinions ne se forment que par l’autorité d’autrui; nous admirons Socrate sans le connaître, sur sa réputation; s’il vivait à notre époque, peu d’hommes feraient cas d’un enseignement donné sous la forme simple et naïve qu’il emploie.—Presque toutes les opinions que nous avons, nous sont imposées sans que nous les ayons contrôlées; à cela il n’y a pas de mal: nous ne saurions, en ce siècle si faible, faire un plus mauvais choix, que si nous choisissions nous-mêmes. Les discours de Socrate, dont ses amis nous ont transmis la forme et le sens, n’ont notre approbation que par respect pour l’approbation universelle qui s’y est attachée de temps immémorial; ce n’est pas par nous-mêmes que nous les connaissons, ils ne sont pas à notre usage. S’il se produisait à cette heure quelque chose de pareil, peu d’hommes l’apprécieraient à sa valeur. Nous n’apercevons, en fait de grâces, que celles qui ont du piquant, qui sont bouffies et regorgent d’artifice; celles qui glissent, naïves et simples, échappent aisément à des organes aussi grossiers que les nôtres: elles ont une beauté délicate et cachée, et il faut une vue bien nette et que rien ne voile pour découvrir cette lumière dérobée. La naïveté n’est-elle pas du reste, à notre sens, proche parente de la sottise et ne la tenons-nous pas pour un défaut?—Socrate imprime à son âme un mouvement naturel qui est dans la manière de faire de tous; un paysan, une femme s’expriment comme il le fait; il parle constamment de cochers, de menuisiers, de savetiers et de * maçons; ses inductions, ses comparaisons sont tirées des actions les plus vulgaires de l’homme, de celles qui se répètent le plus; chacun comprend ce dont il parle. Nous n’eussions jamais de nous-mêmes apporté sous une forme aussi triviale tant de noblesse et de splendeur dans le choix de ses admirables conceptions, nous qui estimons plates et basses toutes celles que ne relève pas la forme sous laquelle elles s’enseignent, qui ne distinguons la richesse que si elle s’étale en grande pompe. Notre monde est pétri d’ostentation, les hommes ne s’enflent que de vent et vont par bonds, comme les ballons. Socrate, lui, ne cherche pas à faire prévaloir de chimériques idées, son but est de nous munir de choses et de préceptes qui profitent réellement de la façon la plus immédiate à la vie: «Régler ses actions, observer la loi du devoir, suivre la nature (Lucain).» Il fut toujours un, et est constamment demeuré semblable à lui-même; il s’est élevé à l’apogée de sa vigueur, non 549 par boutades, mais par tempérament; ou, pour mieux dire, il n’a rien surélevé, il a plutôt rabaissé l’homme pour le ramener à son point d’origine et tel que l’a fait la nature, à laquelle il a subordonné les aspirations, les mécomptes et les difficultés de la vie. Chez Caton, on voit bien clairement qu’il va planant sans cesse bien au-dessus des idées communes; dans ses exploits empreints de tant de bravoure, dans sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux. Socrate, au contraire, va toujours rasant la terre, de ce même pas lent auquel nous allons tous; et il émet ses plus utiles discours, se conduit dans la mort et dans les moments les plus difficiles qu’il soit donné de traverser, comme en toutes les autres choses habituelles de la vie humaine.

Quel immense service n’a-t-il pas rendu à l’homme en lui montrant, dans un langage à la portée de tous, ce qu’il peut par lui-même.—Il s’est bien trouvé que l’homme le plus digne d’être connu et d’être présenté au monde comme exemple, soit celui que nous connaissons avec le plus de certitude. Il nous a été dépeint par les hommes les plus aptes à bien juger qui aient jamais existé; les témoignages qu’ils nous portent sur lui sont admirables d’exactitude et de compétence.—C’est une merveille qu’il ait pu discipliner les idées naissantes et si pures de l’enfant, au point que sans les altérer, ni les étirer, il soit arrivé à produire en notre âme ses plus beaux effets. Il ne nous la représente ni riche, ni ayant de hautes aspirations; il ne nous la montre que saine, mais d’une santé bien allègre et bien nette. Mettant en jeu les ressorts les plus naturels et les plus vulgaires, par des raisonnements absolument ordinaires et communs, sans s’émouvoir ni s’exciter, il fait admettre non seulement les croyances, les actions, les mœurs mieux réglées, mais aussi les plus hautes, les plus vigoureuses qui jamais ont eu cours. C’est lui qui a ramené du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine pour la rendre à l’homme chez lequel avec raison elle trouve le plus à s’employer. Voyez-le plaidant devant ses juges; voyez par quelles raisons il se montre courageux quand il est aux prises avec les hasards de la guerre, par quels arguments il fortifie sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort et même contre le caractère acariâtre de sa femme; il n’emprunte rien ni à l’art, ni à la science; les gens les plus simples reconnaissent chez lui les moyens et la force dont ils disposent eux-mêmes. Il n’est pas possible de revenir en arrière, ni de descendre plus bas. Il a rendu grand service à la nature humaine, en lui montrant combien elle peut par elle-même.

L’homme est incapable de modération, même dans sa passion d’apprendre; inanité de la science. Ce qui nous est vraiment utile est naturellement en nous, mais il faut le découvrir, et c’est ce que Socrate nous enseigne.—Nous sommes chacun plus riches que nous ne pensons; mais on nous dresse à emprunter et à quémander; on nous façonne à nous servir plus d’autrui que de nous-mêmes. L’homme ne sait en rien s’arrêter 551 dès qu’il a satisfait à ce dont il a besoin; qu’il s’agisse de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut étreindre; son avidité est incapable de modération. J’estime qu’il en est de même de la curiosité qu’il met à savoir; il se prépare plus de besogne qu’il n’en peut faire et bien plus qu’il ne lui est nécessaire, tirant de plus en plus parti de ce savoir au fur et à mesure qu’il lui fournit davantage de matière à utiliser: «Nous ne mettons pas plus de modération dans l’étude des lettres, que dans tout le reste (Sénèque)»; et Tacite a raison quand il loue la mère d’Agricola de ce qu’elle contenait chez son fils le désir trop ardent d’apprendre.

La science est un bien qui, à le considérer avec calme, a, comme tous les autres biens des hommes, beaucoup de vanité et une faiblesse propre qu’elle tient de la nature; de plus, elle coûte cher. L’acquisition en présente beaucoup plus de risques que celle de n’importe quel autre aliment ou boisson; toute autre chose, quand nous l’avons achetée, nous l’emportons au logis et la plaçons dans un récipient quelconque, où il nous est loisible d’examiner ce qu’elle vaut, la quantité que nous en prendrons, et à quelle heure. Les sciences, nous ne pouvons, dès l’arrivée, les mettre dans un vase autre que dans notre âme; nous les absorbons en les achetant et, quand nous sortons du marché, nous en sommes déjà ou corrompus ou amendés. Il y en a parmi elles qui ne font guère que nous gêner et nous entraver, au lieu de nous nourrir; et telles autres, présentées comme devant nous guérir, nous empoisonnent. J’ai éprouvé du plaisir à voir que, quelque part, des hommes font, par dévotion, vœu d’ignorance, comme d’autres de chasteté, de pauvreté et de pénitence; c’est aussi châtier nos appétits désordonnés que d’émousser cette cupidité qui nous excite à l’étude des livres, et sevrer l’âme de cette volupté que nous savourons avec tant de délices, que nous procure l’idée que nous sommes des savants; c’est satisfaire on ne peut mieux au vœu de pauvreté que d’y joindre celle de l’esprit.—Nous n’avons pas besoin de beaucoup de science pour vivre à notre aise, et Socrate nous apprend que ce qui nous en est nécessaire est en nous; il nous donne la manière de l’y trouver et d’en tirer parti. Toute science, au delà de celle que nous tenons de la nature, est à peu près vaine et superflue; c’est déjà beaucoup si elle ne nous surcharge et ne nous trouble pas plus qu’elle ne nous sert: «Il faut peu de lettres à un esprit sage (Sénèque)»; elle est pour notre esprit une cause de fièvre qui le brouille et l’inquiète. Recueillez-vous, vous trouverez en vous les arguments que vous fournit la nature pour vous préparer à la mort, et ceux-ci sont vrais et les plus propres à nous servir en cas de nécessité; ce sont ceux qui aident le paysan et des peuples entiers à l’affronter avec autant de fermeté qu’un philosophe. Serais-je mort moins allégrement si cela m’était arrivé avant que j’aie connu les Tusculanes? je pense que non; et, quand je fais un retour sur moi-même, je sens que la connaissance de cet ouvrage 553 a enrichi mon langage, mais bien peu fortifié mon courage, qui demeure tel que la nature l’a créé et ne s’arme pour ce combat que comme chacun le fait naturellement; les livres n’ont pas tant servi à mon éducation qu’à exercer mon esprit. On pourrait même dire que la science, en essayant de nous fournir de nouveaux moyens de défense contre les accidents avec lesquels la nature nous met aux prises, ajoute plus à l’idée que nous nous faisons de la grandeur et du poids de ces accidents, qu’elle ne nous soutient par les raisons et les subtilités qu’elle nous suggère. Car ce sont vraiment des subtilités, que ce par quoi elle nous tient souvent bien vainement en éveil. Voyez combien même les auteurs qui possèdent le mieux leur sujet et les plus sages sèment autour d’un bon argument quantité d’autres secondaires et, pour qui y regarde de près, vides de sens; ce ne sont que des arguties de mots qui nous trompent; mais, comme cela peut avoir son utilité, je ne veux pas en discuter autrement. Ici même, il s’en trouve assez de cette nature que j’ai insérés çà et là, soit pour les avoir empruntés, soit pour les avoir imités. Encore faut-il un peu se garder de ne pas appeler force ce qui n’est que gentillesse, solide ce qui n’est que subtil, ou bon ce qui n’est que beau: «ce qui plaît au goût, ne plaît pas autant à l’estomac (Cicéron)»; tout ce qui plaît, ne nourrit pas, «lorsqu’il s’agit de l’âme et non plus de l’esprit (Sénèque)».

L’indifférence et la résignation avec lesquelles les pauvres supportent la mort et les autres accidents de la vie, sont plus instructives que les enseignements de la science.—A voir les efforts que fait Sénèque pour se préparer contre la mort, à le voir s’épuiser pour se raidir et garder son assurance, se démener contre cette obsession, il se serait discrédité à mes yeux si, par sa mort même, il n’eût si vaillamment soutenu sa réputation. Son agitation fébrile qui se renouvelle si souvent, dénote combien il était lui-même nerveux et surexcité. «Une âme forte s’exprime d’une manière plus calme, plus rassise.... L’esprit a la même teinte que l’âme»; ce sont là des phrases qui lui appartiennent, je les lui emprunte pour mieux le dépeindre, elles montrent combien il était préoccupé de ce moment. La façon dont Plutarque l’envisage est dédaigneuse et moins obsédante; je la tiens pour être par cela même plus virile et plus persuasive, et serais porté à croire que son âme avait les mouvements plus calmes et plus réguliers. Le premier, plus aigu, nous pique et amène en nous des sursauts; il fait surtout impression sur notre esprit. Le second, plus solide, nous renseigne, nous prépare, nous réconforte constamment; il impressionne surtout notre entendement. Celui-là enchante notre jugement, celui-ci le gagne.—J’ai vu aussi d’autres écrits d’auteurs plus révérés encore qui, lorsqu’ils nous dépeignent les luttes qu’ils ont eues à soutenir contre les aiguillons de la chair, les représentent si cuisants, si puissants, si invincibles que nous, qui appartenons à la lie du peuple, sommes amenés à admirer autant l’étrangeté et l’acuité, dont nous ne nous rendons pas compte, des 555 tentations qu’ils ont éprouvées, que la résistance qu’ils leur ont opposée.

A quoi peut nous conduire la résistance que provoquent en nous les efforts de la science? Regardons sur terre: Les pauvres gens que nous y voyons disséminés, la tête penchée sur leur travail, qui ne connaissent ni Aristote, ni Caton, ni exemples, ni préceptes, obéissant à la nature, donnent tous les jours des marques de constance et de patience plus pures et plus grandes que ne sont celles que nous étudions dans les écoles avec tant d’application. Combien en vois-je journellement qui se soucient peu de leur pauvreté, qui désirent la mort, qui la reçoivent sans alarme ni affliction. L’homme qui travaille en ce moment mon jardin, a enterré ce matin son père ou son fils. Les noms mêmes qu’ils donnent aux maladies en adoucissent et atténuent l’âpreté: la phtisie est pour eux de la toux; la dysenterie, un cours de ventre; la pleurésie, un refroidissement; et, de même qu’ils en tempèrent les dénominations, ils les supportent sans s’en préoccuper outre mesure. Il faut qu’elles soient bien graves pour leur faire interrompre leur labeur journalier; ils ne s’alitent que pour mourir: «Cette vertu simple et naïve a été changée en une science obscure et futile (Sénèque).»

C’est au milieu des désordres de la guerre civile que Montaigne écrit: excès qui se commettent, indiscipline des armées; les meilleurs, en ces circonstances, finissent par se gâter.—J’écrivais ceci vers l’époque où, pendant plusieurs mois, fondaient directement sur moi, de tout leur poids, les charges résultant des troubles auxquels nous sommes en proie. J’avais, d’une part, les ennemis à ma porte; de l’autre, les maraudeurs, pires encore que les ennemis, «combattant non par les armes, mais par le crime». J’étais journellement en butte à toutes sortes de dommages du fait des hostilités: «A droite et à gauche, un ennemi redoutable me menace; j’ai à craindre des deux côtés à la fois (Ovide).» Quelle guerre monstrueuse! Les autres sont dirigées contre le dehors, celle-ci contre nous-mêmes; elle se ronge, se détruit par son propre venin. Elle est d’une nature si maligne et si désastreuse, qu’elle se ruine en même temps que tout le reste; dans sa rage, elle se déchire et se met en pièces. Nous la voyons plutôt s’éteindre d’elle-même, que faute d’aliment qui la soutienne ou parce que l’un des partis l’emporte. Aucune discipline n’y règne: elle a pour objet de mettre fin à la sédition, elle-même en est pleine; de châtier la désobéissance, elle en donne l’exemple; employée à la défense des lois, elle est aussi pour sa part en révolte contre celles qui la régissent. Où allons-nous? Le seul médicament auquel on puisse avoir recours est infectieux: «Notre mal s’empoisonne du secours qu’on lui donne;—il s’empire et s’aigrit par le remède qu’on y applique (Virgile).—Le juste et l’injuste mêlés et confondus par nos coupables fureurs, ont détourné de nous la protection des dieux (Catulle).»

Dans ces maladies des peuples, on peut, au début, distinguer 557 ceux qui sont bien portants de ceux qui sont malades; mais quand elles se prolongent comme dans notre cas, tout le corps s’en ressent de la tête aux pieds, aucune partie n’est exempte de corruption, car il n’y a pas d’air qui s’aspire aussi goulûment, qui se répande et pénètre comme la licence. Nos armées n’ont de consistance, ne conservent de cohésion que grâce au ciment qu’y introduit le concours de l’étranger; avec des Français, on n’arrive plus à constituer un seul corps d’armée qui soit bien organisé et ne se débande pas. Quelle honte! il n’y a chez nous de discipline que celle qui existe dans les éléments étrangers que nous avons appelés dans nos rangs. Quant à nous, nous nous conduisons suivant notre bon plaisir et non d’après la volonté de nos chefs; chacun fait comme il l’entend; le commandement a plus à faire au dedans qu’au dehors; il lui faut suivre ses soldats, leur faire la cour, se plier à leurs exigences; lui seul obéit, tout le reste est libre et ne connaît aucun frein.—Il me plaît de constater combien il y a de lâcheté et de pusillanimité dans l’ambition, quelle abjection et quelle servitude il lui faut pour arriver à son but; mais je déplore de voir de bonnes natures, capables de pratiquer la justice, se corrompre tous les jours à manier et commander ce milieu où règne tant de confusion. A force de souffrir, on s’y habitue; et l’habitude fait qu’on se résigne et qu’on imite. Nous avions assez de natures mauvaises par elles-mêmes, sans que celles qui sont bonnes et généreuses se gâtent; si cela continue, on trouvera difficilement à qui confier la santé de cet état, au cas où il plairait à la fortune de la lui rendre: «N’empêchez pas du moins ce jeune homme de relever un siècle qui croule (Virgile)!»

Qu’est devenu cet ancien précepte, que les soldats devaient plus craindre leur chef que l’ennemi? Et le merveilleux exemple de ce pommier compris dans les limites d’un camp de l’armée romaine, laquelle on vit le lendemain se transporter ailleurs, laissant au propriétaire de cet arbre le compte intact de ses pommes, bien qu’elles fussent mûres à point et délicieuses?—Je préférerais que notre jeunesse, au lieu d’employer son temps en allées et venues moins utiles, à des apprentissages moins honorables, en consacrât partie à faire la guerre sur mer sous les ordres d’un bon capitaine commandeur de Rhodes, partie à aller constater la discipline des armées turques si différente et si supérieure à la nôtre. Tandis que les expéditions rendent nos soldats plus licencieux, les leurs en deviennent plus retenus et plus craintifs, parce que là les offenses et les vols commis envers le menu peuple, qui en temps de paix se punissent de la bastonnade, atteignent en guerre une importance capitale: un œuf pris sans payer, entraîne cinquante coups de bâton, c’est un prix fait à l’avance; et pour tout autre méfait si léger qu’il soit, n’ayant pas rapport à la nourriture, on empale, on décapite séance tenante le coupable. J’ai été étonné de lire dans l’histoire de Sélim, le plus cruel conquérant qui fut jamais, que lorsqu’il subjugua l’Égypte, les beaux jardins qui environnaient 559 Damas, situés en plein pays conquis, ouverts à tout venant et où son armée avait même ses campements, demeurèrent absolument intacts, respectés de ses soldats auxquels n’avait pas été donné le signal du pillage.

Quels que soient les abus d’un gouvernement, s’armer contre lui sous prétexte d’y remédier est inexcusable; il faut laisser faire à la Providence.—Est-il quelque chose de si mauvais dans un gouvernement, qui vaille d’être combattu par une drogue aussi mortelle que la guerre civile? Non, disait Favonius, pas même le renversement d’un tyran qui a usurpé le pouvoir dans une république. Platon, lui non plus, n’admet pas qu’on violente le repos de son pays pour le guérir, et n’accepte pas un remède qui le trouble, qui remet tout aux mains du hasard, fait couler le sang et cause la ruine des citoyens. Il pose comme du devoir, en pareil cas, de tout homme de bien, de laisser aller les choses et de se borner à prier Dieu d’y porter sa main toute-puissante; il semble même avoir su mauvais gré à Dion, pourtant son grand ami, d’avoir agi quelque peu autrement. J’étais à cet égard dans les idées de Platon, avant de savoir que Platon eût existé. Nous ne pouvons assurément pas, nous chrétiens, le compter comme étant des nôtres, bien que, par la sincérité de sa conscience, il ait mérité de la faveur divine d’approcher si près la lumière de l’Évangile, au travers des ténèbres qui, de son temps, obscurcissaient le monde; aussi je ne pense pas qu’il soit bienséant que ce soit lui, un païen, qui nous montre combien il est impie de ne pas attendre de Dieu, sans y coopérer nous-mêmes, un secours qu’il n’appartient qu’à lui de nous donner. Je me prends souvent à douter que, parmi tant de gens mêlés à nos désordres publics, il s’en trouve à l’entendement si faible, qu’on ait pu les amener à croire de bonne foi que par les pires excès on arriverait à réformer les abus; que le salut doit sortir de la mise en action de ces mêmes moyens qui doivent indubitablement nous conduire à la damnation; qu’en renversant le gouvernement, la magistrature, les lois sous la tutelle desquels Dieu nous a placé, * en démembrant notre mère et en jetant les membres en pâture à ses anciens ennemis; qu’en donnant lieu à des frères, armés les uns contre les autres, de déployer leur courage dans ces luttes parricides, où se meurt leur patrie commune; qu’enfin en appelant à l’aide le diable et les furies, ils apportent leur concours à la divine Providence qui incarne en elle la justice et la douceur, cette vertu par excellence. L’ambition, l’avarice, la cruauté, la vengeance ne se donnent pas assez tout naturellement carrière par elles-mêmes: amorçons-les, attisons-les sous le couvert de ces vertus si glorieuses, la justice et la dévotion. On ne peut imaginer un état de choses pire que celui où la méchanceté est devenue légitime et revêt, avec la connivence du magistrat, le manteau de la vertu: «Rien de plus trompeur qu’une religion dépravée, qui couvre ses crimes de l’intérêt des dieux (Tite Live)»; l’extrême injustice, dit Platon, est que ce qui est injuste soit tenu pour juste.

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Le peuple se trouve ruiné pour de longues années par les déprédations qui se commirent alors; et lui, Montaigne, a eu de plus à souffrir des suspicions de tous les partis, aggravées par le peu de souplesse de son caractère.—Par suite des déprédations qui se commirent alors, «tant il y avait de troubles et de désordres dans nos campagnes (Virgile)!» le peuple a eu beaucoup à souffrir non seulement dans le présent, mais aussi pour l’avenir; les vivants en ont pâti et, avec eux, ceux qui n’étaient pas encore nés. On le pilla, et moi par conséquent, jusque dans ses espérances, lui enlevant tout ce qui devait le faire vivre pendant de longues années: «Ce que ces bandes criminelles ne peuvent emporter ou emmener, elles le détruisent; elles vont jusqu’à incendier d’innocentes chaumières (Ovide).—Nulle sécurité dans les villes; dans les campagnes, tout est dévasté (Claudien).»

Outre cette épreuve, j’en eus bien d’autres à endurer. J’ai subi les inconvénients qu’entraîne la modération dans ces sortes de maladies; j’ai été dépouillé par tous les partis: j’étais Gibelin pour les Guelphes, et Guelphe pour les Gibelins, comme dit je ne sais où un de mes poètes. La situation de ma maison, mes relations avec les personnes de mon voisinage me présentaient sous un aspect, ma vie et mes actes sous un autre. On ne portait pas contre moi d’accusations formelles, je n’y donnais pas prise, ne transgressant jamais les lois (qui eût ouvert une enquête sur mon compte, n’aurait eu que des éloges à me donner); mais c’étaient des soupçons émis à la sourdine, qu’on se communiquait sous main et auxquels les apparences pouvaient prêter, ce qui ne manque jamais dans une confusion pareille et avec des esprits envieux ou ineptes.—J’aide d’habitude aux présomptions injurieuses que la fortune sème contre moi, par la façon que j’ai toujours eue de fuir à me justifier, m’excuser et entrer en explications, estimant que c’est exposer ma conscience à quelque interprétation fâcheuse que de plaider pour elle, «car la discussion affaiblit l’évidence (Cicéron)»; et, comme si chacun voyait en moi aussi clair que j’y vois moi-même, au lieu de chercher à me soustraire à l’accusation, j’y donne plus de prise encore; je renchéris plutôt sur elle, en confessant des torts ironiques et moqueurs, lorsque je ne m’en tais pas complètement comme d’une chose indigne de réponse. Aussi ceux qui jugent que mon attitude témoigne une trop hautaine confiance dans la justice de ma cause, ne m’en veulent guère moins que ceux qui y voient une preuve de faiblesse qui fait qu’elle ne peut se défendre; les grands en particulier pensent de la sorte, parce qu’à leurs yeux, le manque de soumission est la plus grande faute qui se puisse commettre et qu’ils sont rudes pour le droit qui se connaît, qui a conscience de lui-même et ne se montre ni soumis, ni humble, ni suppliant; c’est là un obstacle auquel souvent je me suis heurté.—Un ambitieux se fût pendu de désespoir de ce qui m’advint alors, un avare en eût fait autant; moi, je me borne à ne pas faire d’acquisitions: «Que je conserve seulement ce qui m’appartient, 563 et même moins s’il le faut, peu m’importe; je ne souhaite m’occuper que de moi durant les jours que les dieux veulent bien m’accorder encore (Horace).» Toutefois les pertes que j’éprouve du fait de la méchanceté d’autrui, lorsqu’il me vole ou qu’il me pille, m’affectent à peu près comme quelqu’un qui serait en proie aux tortures de l’avarice; l’offense m’irrite encore incomparablement plus que le dommage qui m’est fait. Mille maux de toutes sortes m’ont assailli à cette époque les uns après les autres, je les eusse plus virilement supportés s’ils étaient venus fondre sur moi tous à la fois.

Dans son infortune, Montaigne, ne voyant pas d’ami à qui s’adresser, prend le parti de ne compter que sur lui-même, et de se désintéresser de tout ce qui ne le touche pas directement et qu’il ne considère plus que comme un sujet d’étude; il arrive de la sorte à recouvrer sa tranquillité d’esprit.—Je songeais déjà auquel de mes amis je pourrais confier le soin de m’entretenir dans ma vieillesse devenue nécessiteuse et infortunée. Les ayant tous passés en revue dans mon esprit, je me trouvai dans un grand embarras. On ne saurait être recueilli dans une chute aussi lourde et de si haut, que par un ami auquel vous lie une affection solide, à toute épreuve, vrai présent de la fortune; c’est chose rare, si même elle existe. Finalement, je reconnus que le plus sûr était de ne m’en fier qu’à moi-même de la tâche de veiller sur moi et d’assurer mes besoins; et que, s’il m’advenait d’être mal venu dans les faveurs de la fortune, je n’avais autre chose à faire qu’à me recommander davantage à moi-même, de m’y attacher, de m’en occuper plus encore que je ne l’avais fait jusqu’alors. En toutes choses, l’homme a recours à l’appui des autres pour s’épargner de recourir à celui qu’il a en lui, lequel cependant est le seul sur lequel il puisse compter et soit assez puissant pour le tirer d’affaire s’il sait en user; chacun court ailleurs pour assurer son avenir, parce que personne ne s’est adressé à soi-même.—J’en arrivai à conclure que ces épreuves avaient leur utilité: d’abord, parce que c’est avec le fouet qu’on ramène à la raison les mauvais disciples quand celle-ci ne suffit pas, de même qu’on emploie le feu et des coins violemment enfoncés pour redresser une pièce de bois qui a gauchi. Quoique je me prêche depuis bien longtemps de ne m’en tenir qu’à moi et de ne plus m’inquiéter des choses étrangères, cela n’empêche que je tourne toujours encore les yeux sur ce qui se passe à côté; un signe, un mot gracieux d’un grand personnage qui me fait bon visage me tentent; et cependant Dieu sait si on s’en prive en ces temps-ci et quelle portée cela a! J’écoute encore, sans que mon front se ride, les avances que l’on me fait pour que j’accepte des fonctions qui rapportent, et m’en défends si mollement qu’il semble que je ne demande qu’à être vaincu. Or, à un esprit si indocile il faut des corrections; il faut rebattre et resserrer à grands coups répétés de maillet ce vaisseau qui se disjoint, se disloque, qui échappe et que 565 nous ne pouvons retenir. En second lieu, ces accidents me servaient d’exercices pour me préparer à pis, pour le cas où je viendrais à être des premiers engloutis dans cette tempête, alors que j’avais espéré être des derniers du fait de ma bonne fortune et des conditions dans lesquelles je vis; ils m’amenaient à m’astreindre de bonne heure à un genre de vie me préparant à ce nouvel état de choses. La véritable liberté consiste à avoir, en tout, pouvoir sur soi-même: «Le plus puissant est celui qui est maître de soi (Sénèque).» Dans des temps normaux et tranquilles, on se prépare en vue d’accidents survenant couramment et de peu d’importance; mais dans le désarroi dans lequel nous sommes depuis trente ans, tout Français, tant comme particulier qu’au point de vue général, se voit à toute heure menacé d’un complet renversement de sa fortune; aussi faut-il, pour que son courage soit à hauteur de tout événement, avoir pris les mesures de précaution les plus efficaces et les plus énergiques. Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siècle où la mollesse, la langueur, l’oisiveté ne sont pas de mise; grâce à cela, tel qui n’eût jamais été connu autrement, deviendra fameux par ses malheurs.—Comme je ne lis guère l’histoire des agitations qui se produisent dans les autres pays, je n’ai pas regret de ne pas m’y être plus adonné jusqu’à présent, ma curiosité à cet égard étant amplement satisfaite par le spectacle si particulier que j’ai sous les yeux, de la mort de notre état public, des symptômes qui l’annoncent, de la forme qu’elle revêt; ne pouvant la retarder, je suis content d’être appelé à y assister et de m’en instruire. Tout en étant émus de ce que nous voyons, nous sommes * avides des fictions, des représentations théâtrales où se reproduit le jeu des tragédies dont se compose la vie humaine; de même nous nous plaisons, en raison de leur rareté et malgré le chagrin que nous en éprouvons, à être témoins de ces tristes événements. Nous ne sommes chatouillés que par ce qui nous irrite; c’est ainsi que les bons historiens fuient, à l’égal de l’eau dormante et d’une mer morte, les périodes de calme, et s’en dédommagent en racontant les séditions, les guerres par lesquelles ils savent qu’ils nous intéressent davantage.

Je doute que je puisse honnêtement avouer à quel prix honteux j’ai passé ma vie dans le repos et la tranquillité, quoique pendant plus de la moitié de mon existence mon pays courût à sa perte. J’apporte un peu trop d’indifférence à supporter les accidents qui ne me touchent pas directement; et pour apprécier vis-à-vis de moi-même dans quelle mesure je suis à plaindre, je ne considère pas tant ce qu’on m’a enlevé, que ce qui m’est laissé intact en fait de liberté et de biens. Il y a quelque consolation à esquiver tantôt un mal, tantôt un autre de ceux qui nous menacent d’une façon immédiate et vont s’abattre ailleurs autour de nous. Ce qui contribue encore à ce que je me résigne, c’est qu’en ce qui a trait à l’intérêt public, plus mon affection a à s’exercer sur une plus grande étendue, plus elle est faible, d’autant qu’il est bien à moitié vrai que «nous 567 ne sentons des maux publics que ce qui nous touche (Tite Live)», et que l’état de santé qui a précédé les désordres actuels était tel, qu’il est une atténuation aux regrets que nous devrions en éprouver.—Ce n’était du reste la santé que comparé aux troubles qui l’ont suivi; et, de fait, nous ne sommes pas tombés de bien haut. La corruption et le brigandage qui règnent chez ceux qui détiennent les dignités et les charges, me semblent plus insupportables que chez n’importe quels autres; être volé dans un bois offense moins que de l’être là où on devrait se trouver en sûreté. La classe élevée n’était qu’un assemblage composé uniquement de membres tarés chacun en son particulier, et tous plus les uns que les autres; la plupart étaient affligés d’ulcères invétérés qu’on ne traitait plus et dont on ne demandait même pas la guérison.

Cet effondrement m’intéressa donc en vérité plus qu’il ne m’atterra, grâce à ma conscience qui non seulement était tranquille, mais dont j’étais fier, ne trouvant aucun reproche à me faire. En outre, comme Dieu ne nous envoie jamais les maux, pas plus que les biens, sans atténuation, ma santé, contre son ordinaire, ne laissa, durant ce temps, rien à désirer; et si sans elle je ne suis bon à rien, avec elle il est peu de choses dont je ne sois capable. Elle me donna le moyen de faire appel à toutes mes ressources et de parer en partie avec la main le coup qui m’était porté et qui eût pénétré plus profondément; je constatai de plus que ma force de résistance me permettait, dans une certaine mesure, de tenir bon contre la fortune et que pour me faire vider les étriers il fallait un choc violent. Cela, je ne le dis pas pour la provoquer à me charger plus vigoureusement; je suis entre ses mains, et me soumets à ses exigences, qu’elle fasse donc suivant son bon plaisir; mais dire que je ne suis pas sensible à ses assauts, cela non! Ceux que la tristesse détient et accable se laissent cependant, par intervalles, toucher par certains plaisirs s’offrant à eux, et parfois un sourire leur échappe; je suis de même, j’ai assez d’empire sur moi pour faire qu’à l’ordinaire mon état soit calme et dégagé de pénibles obsessions; pourtant, je me laisse quelquefois surprendre et mordre par ces accès d’humeur noire, qui m’oppressent pendant le temps que je mets à m’armer pour les chasser ou lutter contre eux.

Pour comble de malheur survint la peste; il fut contraint d’errer à l’aventure avec sa famille six mois durant et, pendant de longues années, la main-d’œuvre fit défaut pour la culture.—Après ces déboires, m’est survenue par surcroît cette autre calamité: sur ma maison et aux alentours la peste s’est abattue avec une violence qu’on n’avait jamais vue. Les corps les plus sains sont sujets à des maladies plus graves que ceux qui sont débilités, parce qu’ils ne peuvent être terrassés que par elles: il en fut de même de l’air de mon domaine, si salubre que de mémoire d’homme la contagion, bien qu’ayant sévi aux environs, n’y avait jamais pris pied; une fois contaminé, les effets les plus étranges se produisirent: «Vieillards et jeunes gens s’entassent 569 pêle-mêle dans le tombeau, nul n’échappe à la cruelle Proserpine (Horace).» Je passai par ce singulier état, que la vue de ma maison m’horripilait; tout ce qui y était, demeurant sans gardien, fut à la merci de qui en eut envie. Moi, si hospitalier, j’eus beaucoup de mal à trouver un refuge pour ma famille qui, devenue errante, était un objet de frayeur pour ses amis et pour elle-même; on la repoussait avec horreur partout où elle se présentait; il lui fallait changer d’asile dès que quelqu’un des siens commençait à se plaindre, fut-ce d’une douleur ressentie au petit doigt, car toutes les maladies étaient considérées alors comme étant la peste, et on ne se donnait pas la peine d’approfondir. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que d’après les règles de l’art, quand on est exposé au fléau, pendant quarante jours on a à craindre d’en être atteint, et pendant tout ce temps l’imagination, vous tourmentant à sa façon, enfièvre jusqu’à votre santé.—Tout cela m’eût beaucoup moins touché, si je n’avais eu à me préoccuper des misères des autres et si je n’avais dû pendant six mois servir, dans des conditions aussi pénibles, de guide à cette caravane; car pour moi-même, je portais avec moi mes préservatifs, savoir la résolution et la résignation. Je n’avais pas grand’peur, ce qui est particulièrement à redouter dans ce mal; mais cependant si je m’étais trouvé seul et que j’eusse voulu prendre la fuite, je me fusse mis bien plus promptement à grande distance. Cette mort n’est pas de celles que je redouterais le plus: d’ordinaire, elle est prompte, on perd vite connaissance, on ne souffre pas, on se console par ce fait que tout le monde en est menacé; elle exclut toute cérémonie, tout deuil, la foule ne se presse pas autour de vous. Dans la contrée, un centième des gens périt: «Vous eussiez vu les campagnes désertes, les bois vides jusque dans leurs plus extrêmes profondeurs (Virgile).» Les terres que j’y possède composent la partie la plus importante de mes revenus; leur produit dépend essentiellement de la main-d’œuvre qu’on y emploie; une centaine d’ouvriers y travaillaient, de longtemps la culture n’en put être reprise.

Résignation des gens du peuple dans ce désastre général.—Quels exemples de résolution ne vîmes-nous pas, à ce moment, chez tous ces gens du peuple si simples! Généralement, nul ne prenait plus soin de la vie. Les raisins, principale richesse du pays, demeurèrent suspendus aux ceps. Tous, indifférents à la mort, s’y préparaient et l’attendaient soit pour le soir, soit pour le lendemain, avec une contenance et une voix si peu effrayées, qu’il semblait que ce fût une nécessité qu’ils acceptaient, comme conséquence d’une condamnation s’étendant à tous et à laquelle nul ne pouvait se soustraire. La mort est toujours inévitable; mais combien peu l’attendent avec résolution; une différence de quelques heures qui nous sépare du moment fatal, la compagnie en laquelle nous allons le franchir, diversifient la manière dont nous l’envisageons. Voyez ceux-ci: quoique enfants, jeunes gens et vieillards meurent tous dans l’espace d’un mois, personne parmi eux ne s’en étonne, 571 ni ne pleure. J’en ai vu qui redoutaient d’être épargnés et de demeurer seuls comme dans une horrible solitude; j’en ai connu qui n’avaient d’autre souci que des sépultures et se tourmentaient de voir les corps demeurer épars au milieu des champs, exposés à être dévorés par les bêtes fauves, qui ne tardèrent pas à se multiplier. Que les idées humaines affectent donc de formes diverses! Les Néorites, nation que subjugua Alexandre, déposent les corps des morts au plus profond de leurs forêts pour qu’ils y soient mangés; c’est la seule sépulture qu’ils tiennent pour honorable. Parmi nos gens, il y en eut qui, par avance, creusèrent leur fosse; d’autres s’y couchaient, étant encore vivants; un de mes manœuvres y expira même, attirant la terre à lui avec ses mains et ses pieds pour s’en recouvrir. Cet effort pour se créer un abri afin de s’y endormir plus à l’aise, n’est-il pas à hauteur de ce que firent d’analogue ces soldats romains qu’on trouva, après la bataille de Cannes, la tête enfouie dans des trous qu’ils avaient eux-mêmes creusés, puis comblés de leurs propres mains, en s’y étouffant? En somme, tout un pays en arriva subitement à s’élever par ses actes à une grandeur d’âme qui ne le cède en rien en énergie à aucune résolution concertée de propos délibéré.

Les enseignements de la science dans les grands événements de la vie, ne font que porter atteinte à notre force de résistance; à quoi bon appeler notre attention sur les maux auxquels nous sommes exposés? ne vaut-il pas mieux les ignorer jusqu’au moment où ils nous frappent?—La plupart des enseignements par lesquels la science nous encourage, ont plus d’apparence que de force; ils ornent plus qu’ils ne portent fruit. Nous avons abandonné la nature et voulons lui faire la leçon, à elle qui nous menait si heureusement et si sûrement; et cependant, le peu qui demeure de ce qu’elle nous a appris et dont, grâce à leur ignorance, la vie des foules à l’esprit rustique et inculte garde l’empreinte, la science est tous les jours contrainte de le lui emprunter, pour fournir ses disciples de modèles de constance, d’innocence et de tranquillité. Il est étrange de voir ses adeptes, qui sont bourrés de si belles connaissances, être réduits à imiter cette sotte simplicité, lorsqu’ils veulent mettre en pratique les principes les plus élémentaires de la vertu; et que notre sagesse doive apprendre des bêtes elles-mêmes les enseignements les plus utiles aux actes les plus grands et les plus indispensables de l’existence: comment il faut vivre et mourir, ménager ce que nous possédons, aimer et élever les enfants, pratiquer la justice. C’est là un singulier témoignage de la faiblesse humaine; et il est étrange que la raison, que nous dirigeons comme nous l’entendons, qui toujours imagine quelque diversité ou nouveauté, ne laisse subsister en nous aucune trace apparente de la nature. De celle-ci, les hommes ont fait ce que les parfumeurs font de l’huile: ils l’ont tellement sophistiquée par leurs arguments et leurs raisonnements auxquels elle n’avait rien à voir, qu’elle revêt maintenant un caractère essentiellement 573 variable, particulier à chacun, et a perdu celui qui lui était propre et s’appliquait à tous; maintenant, pour la retrouver, il faut en appeler au témoignage des bêtes, chez lesquelles elle est restée inaccessible à la faveur, à la corruption, à la versatilité d’opinions. Il est vrai que les bêtes elles-mêmes ne suivent pas toujours exactement la route tracée par la nature, mais elles s’en écartent si peu que les ornières en sont toujours visibles; ainsi font les chevaux qu’on mène en main: ils se livrent bien à des bonds et à des escapades, mais toujours dans la limite où leur longe le leur permet; et ils suivent quand même celui qui les conduit; pareillement l’oiseau qu’on dresse: lorsqu’il prend son vol, il ne s’éloigne jamais plus que de la longueur de la ficelle qui le retient.—«Méditez l’exil, les tourments, la guerre, les maladies, les naufrages, pour qu’aucun malheur ne vous surprenne (Sénèque).» A quoi nous sert cette curiosité qui nous fait nous préoccuper de toutes les misères auxquelles est sujette la nature humaine, et de nous préparer avec tant de peine, même contre celles dont nous ne courons pas risque d’être atteints? «L’appréhension de la douleur fait souffrir autant que la douleur elle-même (Sénèque)»; non seulement le coup, mais encore le souffle et le bruit du trait dirigé contre nous, nous frappent. Agir ainsi, c’est faire comme si nous avions le délire, car ce ne peut être que sous l’effet du délire, que vous alliez dès maintenant vous faire donner le fouet parce qu’il peut arriver qu’un jour la fortune vous expose à le recevoir, et prendre dès la Saint-Jean vos robes fourrées parce que vous en aurez besoin à Noël! Faites l’épreuve de tous les maux qui peuvent vous arriver, nous dit-on, et en particulier des plus extrêmes: soumettez-vous à l’épreuve de celui-ci, assurez-vous contre celui-là. Il serait au contraire plus facile et plus naturel d’en écarter jusqu’à la pensée. On dirait vraiment qu’ils ne viendront pas assez tôt et qu’ils ne nous dureront pas assez; on veut encore que notre esprit les étende et les allonge, et qu’avant qu’ils ne nous tiennent, il se les incorpore et s’en repaisse, comme s’ils ne pesaient pas déjà suffisamment sur nos sens: «Ils nous seront assez à charge quand ils s’appesantiront sur nous, dit un de ces maîtres, qui appartient non à l’une des sectes philosophiques les plus tendres, mais à celle dont les principes sont le plus rigoureux; en attendant, sois agréable à toi-même et reporte ta pensée sur ce que tu aimes le mieux. A quoi te sert d’aller au-devant de l’infortune et, lui faisant accueil, gâter le présent par crainte de l’avenir, te faire malheureux dès maintenant parce que tu dois, avec le temps, le devenir? Ce sont ses propres paroles. Peut-être est-ce quand elle nous instruit bien exactement de l’étendue de nos maux, «éclairant les mortels par une triste prévoyance (Virgile)», que la science nous rend service; ne serait-il pas en effet bien dommage que partie de notre mal échappe à notre connaissance et que nous n’en ayons pas l’appréhension?

L’expérience qu’elle prétend nous donner est déjà un tourment; laissons faire la nature, elle se charge au moment 575 voulu de suppléer à tout ce que nous ne savons pas.—Il est certain qu’à la plupart des hommes la préparation à la mort a causé plus de tourments que le passage de vie à trépas ne leur a causé de souffrance; un auteur judicieux a fort exactement dit jadis: «La souffrance que nous ressentons par l’effet d’un mal, frappe moins les sens que l’imagination (Quintilien).» Le sentiment d’une mort imminente provoque parfois subitement en nous la résolution de ne plus éviter une chose absolument inévitable. On a vu, dans les temps passés, des gladiateurs, après s’être lâchement conduits dans le combat, recevoir courageusement la mort, présentant leur gorge au fer de l’adversaire et le conviant à les frapper. La perspective d’une mort encore éloignée comporte une fermeté de plus longue durée, par suite plus difficile à entretenir. Si vous ne savez pas mourir, ne vous en tourmentez pas: la nature vous renseignera sur le moment même d’une façon complète et suffisante; elle fera parfaitement cette besogne à votre place, n’en prenez pas souci: «En vain, mortels, vous cherchez à connaître l’heure incertaine de vos funérailles et le chemin par lequel la mort doit venir (Properce).—Il est moins douloureux de supporter un grand malheur auquel nous ne pouvons échapper et qui nous arrive subitement, que de vivre longtemps dans la crainte (Pseudo-Gallus).» Nous troublons la vie par le souci de la mort, et la mort par le souci de la vie; l’une nous ennuie, l’autre nous effraie. Ce n’est pas contre la mort que nous nous préparons, c’est une chose trop momentanée; un quart d’heure de souffrance, qui est sans conséquence, qui n’a pas de suite nuisible, ne mérite pas de préceptes particuliers; à dire vrai, nous nous préparons contre les préparations à la mort. La philosophie nous ordonne de l’avoir toujours devant les yeux, de la prévoir, de l’envisager avant le temps; puis elle nous donne les règles à suivre, les précautions à prendre pour faire que cette prévoyance et cette pensée continue ne nous blessent pas. Les médecins ne procèdent pas autrement: ils nous accablent de maladies pour avoir occasion d’employer leur art et leurs drogues. Si nous n’avons pas su vivre, c’est bien à tort qu’on veut nous apprendre à mourir et donner à notre vie une fin qui ne soit pas conforme à son ensemble; si, au contraire, nous avons su vivre avec calme et fermeté, nous saurons bien mourir de même. Les philosophes peuvent se vanter tant qu’ils voudront de ce que «toute leur vie a été une méditation sur la mort (Cicéron)», m’est avis que la mort n’est que le bout et non le but de la vie; elle en est la fin, l’extrémité, mais non l’objet. Ce que la vie doit avoir en vue, ce qu’elle doit se proposer, c’est elle-même; c’est à se régler, à se conduire, à se souffrir qu’elle doit exclusivement s’appliquer. Parmi les tâches qui lui incombent et que comprend le chapitre du savoir-vivre, qui est capital et s’étend à tout, il est sur le savoir-mourir un paragraphe qui serait des moins importants, si nos craintes n’ajoutaient à son importance.

A en juger par leur utilité et par la vérité qui en forme le fond, 577 les leçons de la simplicité ne le cèdent guère à celles que nous prêchent les doctrines philosophiques, au contraire. Les hommes ne se ressemblent ni par leur façon de sentir ni par leur force morale; pour leur faire du bien, il faut agir suivant le tempérament de chacun et, pour cela, suivre des voies diverses: «Sur quelque rivage que la tempête me jette, j’aborde (Horace).» Je n’ai jamais vu de paysan, d’entre mes voisins, qui se soit pris à réfléchir sur la contenance et l’assurance qu’il aurait à tenir à son heure dernière; la nature ne l’invite à songer à la mort que lorsqu’il meurt, et, à ce moment, il a meilleure grâce qu’Aristote, sur lequel la mort pèse doublement, et par elle-même et par les longues méditations qu’il lui a consacrées. C’était l’opinion de César, qui estimait que celle dont on a eu le moins à se préoccuper, est la plus heureuse et la moins pénible: «S’affliger d’avance, c’est trop s’affliger (Sénèque).» L’idée de la mort n’est déplaisante que par le fait de notre curiosité; c’est ainsi que toujours nous nous faisons tort, en voulant devancer et régenter ce que fait la nature. Que les docteurs, quand ils sont bien portants, s’en fassent du mauvais sang et qu’elle les porte à la mélancolie, passe encore; mais le commun des mortels n’a, sur ce point, besoin ni de remède ni de consolation, sauf lorsque le coup le frappe, et il n’y songe qu’au moment même où il en souffre. C’est la confirmation de ce que nous disions que la stupidité et le défaut de crainte chez l’homme du peuple, lui donnent la résignation aux maux présents et une profonde indifférence pour ceux que lui réserve l’avenir; c’est parce qu’elle est plus grossière et plus obtuse, que son âme est moins pénétrable et moins sujette à s’agiter. Pour Dieu! s’il en est ainsi, tenons dorénavant école de bêtise: c’est la conclusion finale que la science nous fait entrevoir; c’est aussi à cela que, tout doucement, elle achemine ses disciples.

Socrate, par ses discours et ses exemples, nous enseigne à suivre purement et simplement la nature.—Sa défense devant ses juges.—Nous ne manquerons pas de bons professeurs pour nous enseigner la simplicité naturelle. Socrate en sera; car, autant qu’il m’en souvient, c’est à peu près dans ce sens, qu’il parle aux juges qui vont délibérer sur sa vie: «Je crains, Messieurs, si je vous prie de ne pas me condamner à mort, de prêter le flanc aux imputations que portent contre moi mes accusateurs, qui me reprochent de prétendre être plus entendu que tous autres, parce que j’aurais une connaissance qu’ils n’ont pas, des choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. Je sais que je n’ai ni fréquenté ni connu la mort, ni vu personne qui en ait constaté les avantages et les inconvénients, de manière à pouvoir m’en instruire. Ceux qui la craignent, présupposent la connaître; pour moi, j’ignore ce qu’elle est et ce qui se passe dans l’autre monde. Peut-être n’apporte-t-elle ni bien ni mal, peut-être est-elle désirable. Il est à croire pourtant qu’il y a avantage, si c’est un passage d’un lieu dans un autre, à aller vivre avec tant de 579 grands personnages qui ne sont plus et d’être exempt d’avoir affaire désormais à des juges iniques et corrompus. Si c’est un anéantissement complet de notre être, il y a encore avantage à entrer dans une nuit longue et paisible: nous n’avons rien en effet dans la vie qui soit plus doux qu’un repos et un sommeil tranquille et profond, que les songes ne troublent pas. Les choses que je sais être mauvaises, telles qu’offenser son prochain, désobéir à son supérieur qu’il soit dieu ou homme, je les évite avec soin; quant à celles que je ne sais être bonnes ou mauvaises, je ne saurais les redouter.—Si vous me faites mourir et que je vous laisse vivants, les dieux seuls savent qui de vous ou de moi sera le mieux partagé; c’est pourquoi, en ce qui me touche, vous déciderez ce qu’il vous plaira. Mais, si j’ai un conseil à vous donner, comme j’ai l’habitude de ne conseiller que des choses justes et utiles, je vous dis bien nettement que, pour votre conscience, ce que vous pouvez faire de mieux, c’est de me rendre la liberté, si vous ne voyez dans ma cause autre chose que ma personnalité. Et, puisque vous voilà juges de mes faits et gestes, tant publics que privés, accomplis jusqu’ici; du but que je me proposais; du profit que tant de citoyens, jeunes et vieux, retirent tous les jours de mes entretiens; du bien qui en résulte pour tous; vous ne pouvez vous acquitter convenablement des services que j’ai rendus, qu’en ordonnant que, vu ma pauvreté, je sois nourri au Prytanée, aux frais du trésor public, ainsi que souvent je vous l’ai vu, avec moins de raison, accorder à d’autres.—Ne prenez pas pour de l’obstination ou du dédain que je ne me mette pas, suivant la coutume, à vous supplier et chercher à émouvoir votre commisération. N’ayant pas plus que les autres été engendré, comme dit Homère, ni d’un bloc de bois, ni d’un bloc de pierre, j’ai des amis et des parents qui pourraient se présenter à vous en larmes et en deuil; j’ai trois enfants éplorés, c’est là de quoi éveiller votre pitié; mais ce serait une honte pour notre ville, qu’à mon âge, avec une réputation de sagesse telle, qu’elle est cause de ma mise en accusation, j’aille m’abaisser à une semblable attitude. Que dirait-on des autres Athéniens? J’ai toujours adjuré ceux qui m’ont entendu parler, de ne pas racheter leur vie par une action qui serait déshonnête. Dans les guerres que nous avons faites, à Potidée, à Délie et autres où je me suis trouvé, j’ai montré par mes actes combien j’étais loin de pourvoir à ma sûreté au prix de la honte; ce serait faire pis, que de vous détourner de votre devoir, en vous conviant à quelque chose de laid; car ce ne sont pas mes prières qui doivent vous persuader, mais les raisons pures et solides de la justice. Vous avez fait serment aux dieux de vous y tenir. Il semblerait, en vous suppliant, que je vous soupçonne et vous reproche de ne pas croire à leur existence, et, du même coup je témoignerais contre moi-même que je ne crois pas en eux comme je le dois; que je me défie de leur conduite, au lieu de remettre purement mon affaire 581 entre leurs mains. J’ai toute confiance en eux, et tiens pour certain qu’ils feront en ceci selon qu’il conviendra le mieux pour vous et pour moi; les gens de bien, qu’ils soient vivants ou morts, n’ont rien à craindre des dieux.»

Naïveté, et aussi hauteur de sentiments, de ce plaidoyer si digne de ce philosophe.—N’est-ce pas là un plaidoyer tel qu’il viendrait à l’idée d’un enfant? Quelle élévation d’âme inimaginable, * quelle franchise! combien vrai et juste, et en quelle pressante nécessité! Socrate a eu vraiment bien raison de le préférer à celui que le grand orateur Lysias avait écrit pour lui et qui, parfaitement conforme au style judiciaire, était indigne d’un si noble criminel. Eût-on compris des supplications dans la bouche de Socrate? sa magnifique vertu eût faibli, alors que plus que jamais c’était le moment de se montrer. Se pouvait-il que sa riche et puissante nature s’adressât à l’art pour se défendre, et que dans la circonstance où elle pouvait s’élever plus haut que dans toute autre, il renonçât à la vérité et à la simplicité qui constituaient le plus bel ornement de sa parole, pour se parer du fard des figures de rhétorique et des artifices d’un discours appris par cœur? Il agit très sagement et demeura conséquent avec lui-même, en n’altérant pas cette existence incorruptible qu’il avait toujours menée, cette image si parfaite de l’humanité qui s’incarne en lui, pour allonger d’une année son état de décrépitude et trahir le souvenir immortel de sa fin glorieuse. Il devait sa vie non à lui-même, mais au monde pour lui servir d’exemple; et, c’eût été un dommage public qu’il l’eût terminée dans l’oisiveté et l’obscurité. Certes une telle indifférence et un aussi faible souci de la mort qui l’attendait, méritaient que la postérité lui rendît d’autant plus justice que lui-même ne se l’était pas rendue en faisant si peu cas de la vie. C’est ce qui est arrivé; et rien n’est plus juste que ce que fit la fortune pour honorer sa mémoire: les Athéniens conçurent une telle horreur contre ceux qui avaient été cause de cette mort, qu’on les fuyait comme des excommuniés; on tenait pour souillé tout ce qu’ils avaient touché; personne n’entrait au bain avec eux, personne ne les saluait, ni ne les approchait, si bien que ne pouvant plus se voir un sujet de haine pour tous, ils se pendirent.

La mort y est présentée comme un simple incident de la vie; pourquoi en effet la nature nous ferait-elle prendre en horreur ce passage de vie à trépas, indispensable à l’accomplissement de son œuvre.—Si quelqu’un estime que parmi tant d’autres exemples tirés de la vie de Socrate, que je pouvais citer à l’appui de ma thèse, j’ai eu tort de choisir celui-ci, parce que le discours qu’y tient ce philosophe est bien au-dessus de ce qui peut venir à l’idée de la généralité des hommes, je répondrai que je l’ai choisi exprès, parce que j’en pense autrement et considère que, par sa naïveté, il est à ranger bien en arrière et bien plus bas que ceux qu’on peut entendre émettre communément. Par sa hardiesse dépouillée d’artifice, par la confiance enfantine 583 qu’il révèle, il représente bien l’impression première que fait naître la nature dans son ignorance et sa pureté; car il y a lieu de croire que c’est la douleur qui accompagne la mort que nous sommes naturellement portés à craindre et non la mort elle-même; celle-ci fait partie intégrante de notre être au même degré que la vie. Pourquoi la nature nous aurait-elle inspiré de la haine et de l’horreur pour elle, qui joue un rôle si essentiel en permettant la succession et le renouvellement de ses œuvres? Dans ce concert universel, elle sert plus à la naissance et à l’accroissement des créatures qu’à leur perte ou à leur ruine: «Ainsi se renouvellent toutes choses (Lucrèce);—une vie qui finit procure l’existence à mille autres (Ovide).»—La nature a inspiré aux bêtes le soin d’elles-mêmes et de leur propre conservation; elles vont même jusqu’à redouter ce qui peut leur nuire, tel que se heurter, se blesser, que nous les maîtrisions, que nous les battions et autres accidents qu’elles peuvent concevoir ou que l’expérience leur apprend; mais que nous les tuions, elles ne peuvent le craindre, parce qu’elles n’ont pas la faculté d’imaginer ce que peut être la mort et de s’en rendre compte; on en voit même, dit-on, qui non seulement la souffrent gaîment (les chevaux pour la plupart hennissent en mourant et les cygnes chantent à son approche), mais la recherchent comme un besoin qu’elles éprouvent, ainsi qu’on est porté à le penser, par ce qui a été constaté chez certains éléphants.

Indépendamment de cela, la façon dont argumente Socrate n’est-elle pas admirable par sa simplicité et son énergie? Il est incontestable qu’il est bien plus malaisé de parler et de vivre comme lui, que de parler comme Aristote et de vivre comme César; c’est le comble de la perfection et de la difficulté, et l’art n’y peut atteindre. Nos facultés ne sont pas dressées à cet effet; nous n’en faisons pas l’essai, et ne connaissons pas ce dont elles sont capables; nous avons recours à celles d’autrui et laissons les nôtres inactives, tout comme on pourrait dire de moi, que je ne fais que composer ici un amas de fleurs étrangères, ne fournissant de mon propre cru que le fil qui sert à les attacher.

Montaigne s’excuse d’avoir introduit peu à peu quantité de citations dans son ouvrage; il y a été entraîné par l’occasion que cela lui procurait d’utiliser ses loisirs.—J’ai fait il est vrai, à l’opinion publique, la concession de me parer de ces enjolivements que j’ai empruntés; mais je n’entends ni qu’ils me couvrent, ni qu’ils me cachent; ce serait le rebours de ce que je me propose; je ne veux faire montre que de ce qui est à moi et qui vient de moi du fait même de la nature; si le hasard m’eût fait suivre ma première inspiration, j’eusse été seul à prendre la parole. Malgré ce que je m’étais proposé et la manière dont j’ai commencé, je multiplie de plus en plus, tous les jours, mes citations; j’y suis amené parce que c’est le goût du siècle, et aussi par les loisirs dont je dispose. Peut-être eût-il été mieux de n’en rien faire, je le crois; 585 n’importe, cela peut être utile à d’autres.—Il y a des gens qui mettent en avant Platon et Homère, qu’ils n’ont jamais lus; moi aussi, je donne bien des passages d’auteurs que j’ai pris ailleurs qu’à leur source. Comme j’ai un millier de livres autour de moi là où j’écris, sans me donner de peine et sans grand savoir je puis emprunter, séance tenante, si cela me plaît, à une douzaine de ravaudeurs de cette espèce, écrivains que je ne feuillette guère, de quoi émailler tout le présent chapitre sur la Physionomie; à elle seule, l’introduction qui précède n’importe quel ouvrage d’un auteur allemand suffirait pour me permettre de combler le dit chapitre de citations. Et c’est ainsi que nous arrivons à capter cette gloire dont nous sommes si friands, et à tromper les sots de ce monde! Cet amalgame de lieux communs, dont tant de gens font leur étude, ne s’applique guère qu’à des sujets communs; ils servent à faire de l’étalage, non à nous conduire: c’est là un ridicule résultat de la science; Socrate le critique très plaisamment chez Euthydème. J’ai vu faire des livres traitant de choses qui n’avaient jamais été étudiées par leur auteur, et dont il n’avait même pas entendu parler; il avait chargé plusieurs savants de ses amis des recherches à faire sur telle et telle matière à y traiter et s’était, pour sa part, contenté d’en avoir conçu le projet et d’employer son talent à mettre en fagot ces documents auxquels il ne connaissait rien; l’encre et le papier employés étaient seuls de lui. C’est là, * en conscience, acheter ou emprunter un livre mais non le composer; c’est apprendre aux hommes non qu’on sait faire un ouvrage mais, ce sur quoi ils pouvaient avoir des doutes, qu’on ne le sait pas faire. Un président de parlement se vantait, devant moi, d’avoir amoncelé, dans un de ses arrêts, deux cents et tant de considérants tirés de jugements rendus par d’autres que par lui; en le publiant, il amoindrissait la gloire en laquelle on pouvait le tenir pour un pareil chef-d’œuvre: c’était là, à mon sens, une vantardise pusillanime et absurde en raison du sujet et de la part d’un tel personnage. Je procède inversement et, parmi tant d’emprunts que je fais, suis bien aise d’en pouvoir dérober quelques-uns que je déguise et transforme pour l’usage nouveau auquel je les fais servir; au risque de faire dire que je n’en ai pas compris le véritable sens, je leur donne une tournure particulière de ma façon, de telle sorte que le plagiat soit moins apparent. Les autres avouent leurs larcins et en font parade, aussi leur pardonne-t-on plus qu’à moi; nous, dans notre naïveté, estimons qu’à inventer, il y a un mérite incomparablement plus grand qu’à simplement reproduire.

Il est dangereux de se mettre à écrire sur le tard, l’esprit a perdu de sa verdeur; lui-même aurait dû s’y prendre plus tôt, mais, voulant peindre sa vie, il a dû attendre le moment où elle se déroulait tout entière à ses yeux.—Si j’avais voulu faire de la science, je m’y serais pris plus tôt; j’aurais écrit dans un temps plus rapproché de mes études, alors que j’avais plus d’esprit et de mémoire. Pour faire métier d’écrire, mieux eût 587 valu m’y livrer à cet âge où j’avais toute ma vigueur, qu’à celui que j’ai actuellement; peut-être eussé-je rencontré alors, en une saison plus propice, cette faveur si gracieuse que du fait de mon ouvrage la fortune m’a octroyée en ces derniers temps et que, tout à la fois, je suis heureux de posséder et sur le point de perdre! Deux de mes connaissances, très bien doués sous le rapport de la littérature, ont, à mon avis, perdu la moitié de leur valeur, pour s’être refusé d’écrire à quarante ans, et avoir attendu pour le faire, qu’ils en aient soixante. La maturité a ses défauts tout comme ce qui est encore vert, ils sont même pires; quant à la vieillesse, elle est aussi impropre à ce travail qu’à tout autre chose, et quiconque met sous presse sa décrépitude, fait une folie, s’il espère en faire sortir des idées qui ne sentent pas le disgracié, le rêveur, l’assoupi; notre esprit se resserre et s’épaissit en vieillissant. J’étale avec pompe et abondance mon ignorance, ma science n’apparaît que maigre et piteuse; celle-ci n’est qu’accessoire et accidentelle, celle-là constitue en moi l’essentiel et le principal. Je ne traite de rien à point nommé, si ce n’est de bagatelles, et ne parle de science que pour donner à constater que je ne sais rien. J’ai choisi pour peindre ma vie l’époque où je l’ai tout entière sous les yeux; ce qui en reste appartient plutôt à la mort, et quand celle-ci viendra, s’il m’est donné de pouvoir, comme d’autres l’ont fait, en traduire les impressions, volontiers en quittant ce monde j’en ferai part au public.

Montaigne regrette que chez Socrate une belle âme se soit trouvée dans un corps si disgracié.—Socrate fut un modèle parfait de toutes les grandes qualités. Je regrette que, d’après ce que l’on en dit, * par sa laideur, son visage ait été si peu en rapport avec la beauté de son âme; la nature, à cet égard, a été injuste envers lui qui était si passionnément épris de la beauté. Il n’y a rien de plus vraisemblable que la corrélation entre les formes du corps et les qualités de l’esprit. «Il importe beaucoup à l’âme dans quel corps elle est logée, car plusieurs qualités corporelles aiguisent l’esprit, plusieurs autres l’émoussent»; mais en parlant ainsi Cicéron n’a en vue que la laideur hors nature occasionnée par une difformité des membres.—Nous, nous appelons aussi laideur, cette mauvaise impression que nous éprouvons au premier coup d’œil, principalement lorsqu’il se porte sur un visage dont certains détails nous dégoûtent, tels qu’un vilain teint, une tache, une expression dure ou toute autre cause dont souvent on ne se rend pas compte, alors que cependant les membres sont entiers et tels qu’ils doivent être. La laideur qui, chez La Boétie, revêtait une très belle âme, appartenait à cette catégorie; toute superficielle, bien qu’elle soit celle qui impressionne le plus, elle n’est pourtant pas celle qui préjudicie le plus à l’état de l’esprit, et elle influe peu sur l’opinion des gens à notre endroit.—Cette autre laideur, qu’il convient mieux d’appeler difformité, est plus effective et se répercute assez souvent davantage en nous-mêmes: toute chaussure bien ajustée fait ressortir nettement la forme du pied qu’elle renferme, 589 ce que ne fait pas une chaussure qui n’est lisse que par le cuir avec lequel elle est confectionnée. Quand il parlait de sa laideur, Socrate disait qu’il en était absolument de même de son âme, mais qu’il l’avait corrigée en la travaillant; j’estime que, suivant son habitude, il plaisantait en parlant ainsi, car jamais âme si parfaite ne s’est faite elle-même.

Comme Platon et la plupart des philosophes, il estime singulièrement la beauté; toutefois une physionomie avantageuse n’est pas toujours fondée sur la beauté des traits du visage.—Je ne puis répéter assez combien je tiens la beauté pour une qualité puissante et avantageuse. Socrate l’appelait «une courte tyrannie»; Platon, «un privilège de la nature». Nous n’en avons pas qui ait plus grand pouvoir; elle tient le premier rang dans les rapports des hommes entre eux; elle saisit tout d’abord, elle séduit et influence notre jugement par sa grande autorité et l’impression merveilleuse qu’elle produit. Phryné eût perdu sa cause, malgré l’excellent avocat entre les mains duquel elle l’avait remise, si, entr’ouvrant sa robe, elle n’eût gagné ses juges par l’éclat de sa beauté. Je constate que chez Cyrus, Alexandre et César, ces trois maîtres du monde, elle est entrée en ligne de compte dans leurs moyens d’action; le premier Scipion, lui, n’en a pas tiré parti. Un même mot, chez les Grecs, désignait le beau et le bon; et le Saint-Esprit appelle souvent bons ceux qu’il veut qualifier de beaux. Je ne serais pas éloigné de classer les divers dons faits à l’homme, comme ils le sont dans une chanson, tirée de quelque poète ancien, que Platon dit avoir été très répandue: «la Santé, la Beauté, la Richesse». Aristote dit que le droit de commander appartient à ceux qui ont la beauté en partage, et que lorsqu’il en est chez lesquels elle approche de l’image des dieux, ils ont, comme eux, droit à notre vénération. A quelqu’un qui lui demandait pourquoi on fréquente plus souvent et plus longtemps les personnes qui sont belles, il répondit: «Il n’y qu’un aveugle qui puisse faire une semblable question.» La plupart des philosophes, et parmi eux les plus grands, ont dû à leur beauté d’être admis dans les écoles sans avoir de redevance à payer, et doivent par suite la sagesse à son entremise. Je la considère presque à l’égal de la bonté, non seulement chez les gens qui me servent mais aussi chez les bêtes.

Il ne me semble cependant pas que les traits et la forme du visage, non plus que les lignes d’après lesquelles on détermine certaines dispositions qui seraient en nous et ce que l’avenir nous réserve, aient un rapport direct et simple avec la laideur; pas plus que toute bonne odeur et une atmosphère sereine ne sont un gage de santé, ni un air épais et lourd un indice d’infection en temps d’épidémie. Ceux qui accusent la beauté et les mœurs d’être en contradiction chez la femme, ne sont pas toujours dans le vrai; car une physionomie laissant à désirer sous le rapport de la régularité des traits, peut présenter un air de probité et inspirer confiance; comme au 591 contraire, il m’est arrivé parfois de lire, entre deux beaux yeux, des menaces dénotant une nature mauvaise et dangereuse. Il y a des physionomies qui préviennent en leur faveur; et, au milieu d’ennemis victorieux qui vous pressent de toutes parts et vous sont inconnus, vous ferez sur-le-champ choix de l’un plutôt que de l’autre, pour vous rendre à lui et lui confier votre vie, sans que la beauté pèse beaucoup sur votre détermination.

C’est une faible garantie que la mine, toutefois elle vaut d’être prise quelque peu en considération; et, si j’étais chargé de châtier les gens, je me montrerais plus dur pour les pervers qui démentent et trahissent les sentiments dont ils portent l’expression sur le front; je sévirais davantage contre la méchanceté qui se présente sous un masque bénin.—Il semble qu’il y ait des visages favorisés et d’autres malencontreux, et crois qu’il y a un certain art à distinguer, selon ce que leur figure exprime, les gens qui sont débonnaires de ceux qui sont niais, ceux qui sont sévères de ceux qui sont rudes, les malicieux de ceux qui sont chagrins, les dédaigneux des mélancoliques, et tels autres qui sont affectés de qualités différant peu les unes des autres. Il y a des beautés qui non seulement sont fières, mais encore peu avenantes; il y en a de douces, et même de plus que douces, des fades.—Quant au pronostic de l’avenir par l’examen de ces mêmes signes, c’est là une chose sur laquelle je ne me prononce pas.

En principe, il faut suivre les indications de la nature; les observances religieuses, sans de bonnes mœurs, ne suffisent pas au salut d’un état.—J’ai, en ce qui me touche, ainsi que je l’ai dit ailleurs bien simplement et franchement, adopté ce précepte ancien, que «nous ne saurions être en défaut, en suivant notre nature», et que «s’y conformer», est une règle qui prime toutes les autres. Je n’ai pas, comme Socrate, corrigé par la puissance de la raison mes instincts naturels, et n’ai pas eu recours à l’art pour modifier mes penchants; je me laisse aller comme je suis venu, je ne combats rien. Les deux parties essentielles de moi-même, le corps et l’esprit, sont naturellement disposées à vivre de pair et en bon accord; Dieu merci, car je suis né et ai grandi à une époque où les idées saines et modérées avaient peu cours.—Dirai-je, en passant, que je trouve qu’on fait plus de cas que cela ne vaut, bien qu’elle soit presque seule à avoir cours chez nous, d’une apparence de sagesse scolastique, esclave de certaines règles et soumise à la fois à l’espérance et à la crainte? Cette doctrine qu’on nous inculque, je la voudrais non telle que les lois et les religions l’établissent, mais telle qu’elles la complètent et l’autorisent; ayant par elle-même de quoi se soutenir sans aide, prenant naissance en nous par ses propres racines, produite par ce que nous appelons le sens commun qui se trouve en tout homme qui n’est pas organisé à l’encontre des lois de la nature: ce même bon sens qui, chez Socrate, redresse de mauvais plis, le rend obéissant aux hommes et aux dieux qui commandent dans sa ville, et courageux 593 vis-à-vis de la mort, non parce que son âme est immortelle, mais parce que lui-même est mortel. Quel ruineux enseignement pour toutes les formes de gouvernement, et bien plus dommageable qu’ingénieux et utile, que de persuader aux peuples que la foi religieuse suffit à elle seule à contenter la justice divine, sans qu’il soit besoin de bonnes mœurs; dans l’application apparaît l’énorme différence qu’il y a entre la dévotion et la conscience!

Physionomie de Montaigne; son air naïf lui attirait la confiance. Récit de deux aventures où la bonne impression qu’il produisait et sa franchise lui ont été avantageuses.—J’ai un visage qui plaît, et par les traits et par la bonne opinion qu’à première vue il donne de moi, d’où une apparence toute contraire à celle de Socrate: «Qu’ai-je dit: j’ai? C’est j’ai eu, que je devrais dire, ô Chrémès (Térence).—Hélas, vous ne voyez plus de moi, que le squelette d’un corps affaibli!» Il m’est souvent arrivé que simplement, sur le bon effet produit par ma prestance et mon air, des personnes qui ne me connaissaient pas, se sont pleinement confiées à moi soit pour leurs propres affaires soit pour les miennes, et cela m’a procuré dans les pays étrangers des faveurs particulières et rarement accordées.—Les deux aventures que voici valent peut-être que je les rapporte. Un quidam avait projeté de nous surprendre, ma maison et moi; pour ce faire, il eut l’idée de se présenter tout seul à ma porte, en demandant l’entrée avec une certaine insistance. Je le connaissais de nom et croyais pouvoir me fier à lui, parce qu’il était de mes environs et qu’il y avait quelque alliance entre nous; je lui fis ouvrir, comme je fais à chacun. Il entra tout effrayé, son cheval hors d’haleine, fort harassé, et me conta cette fable: «A une demi-lieue de là, il venait d’être rencontré par un de ses ennemis, que je connaissais aussi, de même que j’avais entendu parler de leur querelle. Cet ennemi s’était lancé à toute bride à sa poursuite; et lui-même, mis en désarroi par la surprise et inférieur en nombre, s’était précipité chez moi pour se mettre en sûreté, en grand souci de ce qu’étaient devenus ses gens qu’il croyait, disait-il, ou morts ou prisonniers». J’essayai bien naïvement de le réconforter, de le rassurer et lui rendre son sang-froid. Bientôt après, voilà quatre ou cinq de ses soldats qui se présentent pour entrer, avec cette même contenance témoignant même effroi; puis d’autres, et après d’autres encore, tous bien armés et équipés, au nombre de vingt-cinq ou trente, feignant d’avoir leurs ennemis sur leurs talons. Ce mystère commençait à m’inspirer du soupçon; je n’ignorais pas en quel siècle nous vivons, combien ma maison pouvait exciter l’envie, et connaissais plusieurs exemples de personnes de ma connaissance, auxquelles il était arrivé malheur dans des circonstances analogues. Toujours est-il que, trouvant que je n’avais pas de bénéfice à avoir commencé à faire plaisir si je n’achevais, et ne pouvant me défaire de ces gens sans tout rompre, je me laissai aller au parti le plus naturel et le plus simple comme je fais toujours, et commandai 595 de les faire entrer. Il faut ajouter qu’à la vérité, je suis peu défiant et peu soupçonneux de ma nature; je penche volontiers à admettre les excuses qu’on me donne et à interpréter les faits dans le sens le plus favorable; je prends les hommes comme ils sont généralement et ne crois pas aux natures perverses et dénaturées, non plus qu’aux prodiges et aux miracles, à moins que je n’y sois forcé par des témoignages irréfutables; en outre, je m’en remets aisément à la fortune et m’abandonne à corps perdu entre ses bras, ce dont jusqu’à ce moment j’ai eu plus occasion de me louer que de me plaindre, l’ayant trouvée plus avisée et plus amie de mes affaires que je ne le suis moi-même. Il y a dans ma vie quelques actions dont on peut dire à juste titre que la conduite en a été difficile, ou si l’on veut prudente; admettez que j’aie été pour un tiers dans le résultat, on peut largement dire que les deux autres tiers sont de son fait. Nous échouons, ce me semble, parce que nous n’avons pas assez confiance dans ce que le Ciel fera pour nous, et que nous prétendons faire par nous-mêmes plus qu’il ne convient; aussi combien fréquemment nos projets n’aboutissent pas! il est jaloux de l’étendue que nous attribuons aux droits de la prudence humaine au détriment des siens, et nous les réduit d’autant plus que nous leur donnons plus d’extension. Ces gens demeurèrent à cheval dans ma cour, tandis que leur chef, qui n’avait pas voulu qu’on mît sa monture à l’écurie, disant qu’il fallait qu’il se retirât dès qu’il aurait des nouvelles de son monde, était avec moi dans ma grande salle. Il était parvenu à s’introduire chez moi et n’avait plus qu’à mettre ses desseins à exécution. Souvent depuis, il a répété (car il ne craignait pas de raconter le fait) que ma figure et ma franchise l’avaient emporté en lui sur la trahison qu’il méditait. Il remonta à cheval; et ses gens, qui avaient les yeux fixés sur lui, attendant le signal qu’il devait leur faire, furent bien étonnés de le voir sortir, renonçant à profiter des avantages que, par sa ruse, il s’était ménagés.

Une autre fois, me fiant à je ne sais quelle trêve qui venait d’être publiée dans nos armées, je me mis en route pour un voyage dans un pays dont la traversée présentait beaucoup de dangers. Je ne fus pas plutôt éventé, que trois ou quatre groupes de cavaliers se lancèrent de divers points à ma poursuite pour me détrousser. L’un d’eux me joignit à ma troisième journée de marche et je fus assailli par quinze ou vingt gentilshommes masqués, suivis d’une ondée d’argoulets. Me voilà pris, obligé de me rendre et conduit au plus épais d’une forêt voisine; et là, démonté, dévalisé, mes caisses fouillées, mon coffre à argent saisi, mes chevaux et tout mon équipage dispersés entre de nouveaux maîtres. Nous demeurâmes longtemps dans ce hallier à discuter sur le montant de ma rançon qu’ils fixaient si haut qu’on voyait bien que je ne leur étais guère connu, et la question fut grandement agitée entre eux si on me laisserait ou non la vie; de fait, certaines circonstances faisaient que je courais un réel danger, «ce fut le cas de montrer du courage 597 et de la fermeté (Virgile)». Je m’en tenais toujours à invoquer la trêve, ne consentant à leur abandonner comme bénéfice que ce dont ils m’avaient dépouillé, ce qui n’était pas à dédaigner, sans vouloir promettre d’autre rançon. Nous en étions là après deux ou trois heures de discussion, lorsque me faisant monter sur un cheval avec lequel je ne courais pas risque de leur échapper, préposant spécialement à ma garde quinze ou vingt arquebusiers et répartissant mes gens entre d’autres, nous voilà emmenés prisonniers par divers chemins. Nous avions déjà marché la distance de trois ou quatre portées d’arquebuse, et j’en étais arrivé «à m’en remettre à l’assistance de Castor et de Pollux (Catulle)», quand soudain il se produisit chez eux un revirement bien inattendu. Je vis revenir vers moi le chef de la bande, qui me parla avec plus de courtoisie; et, se mettant en peine de faire rechercher dans sa troupe mes hardes dispersées, il me fit rendre ce qu’il put en retrouver, jusqu’à mon coffre à argent. Le meilleur présent qu’il me fit, ce fut de me remettre enfin en liberté, le reste m’important peu à pareil moment. Je ne connais pas encore bien la véritable cause d’un changement si peu dans les habitudes, de cette volte-face sans motif apparent, de ce repentir si extraordinaire dans une entreprise préméditée et exécutée de propos délibéré et justifiée par les mœurs de l’époque, car, de prime abord, je leur avais avoué le parti auquel j’appartenais et où je me rendais. Celui qui occupait le premier rang se démasqua, me donna son nom et me dit à plusieurs reprises que je devais ma délivrance à mon visage, à la liberté et à la fermeté de mes paroles, qui faisaient qu’un traitement semblable était indigne de moi, me demandant de lui donner l’assurance de lui rendre la pareille à l’occasion. Il est possible que la bonté divine voulût user, pour ma conservation, de ce moyen si aléatoire; il me servit encore le lendemain contre des embûches pires que celles auxquelles je venais d’échapper et contre lesquelles les premiers eux-mêmes m’avaient mis en garde. Celui auquel j’eus affaire en cette dernière aventure est encore vivant et peut la confirmer; l’auteur de la première a été tué il n’y a pas longtemps.

La simplicité de ses intentions, qu’on lisait dans son regard et dans sa voix, empêchait qu’on ne prît en mauvaise part la liberté de ses discours. Dans la répression des crimes, il n’était pas pour trop de sévérité.—Si ma physionomie ne prévenait en ma faveur, si on ne lisait dans mes yeux et dans ma voix la simplicité de mes intentions, je ne serais pas demeuré si longtemps sans qu’on me cherchât querelle ou qu’on m’offensât, étant donnée la liberté indiscrète que j’ai de dire à tort et à travers tout ce qui me vient à l’idée et de juger témérairement des choses. Cette façon peut, avec raison, paraître incivile et peu dans nos usages; mais je n’ai rencontré personne qui l’ait jugée outrageante et malintentionnée, et je n’ai pas trouvé davantage qui que ce soit que ma liberté ait blessé, quand c’était de 599 moi-même que les propos émanaient; car pour ce qui est des paroles rapportées, elles ont un tout autre son et prennent un sens tout différent.—Aussi, je ne hais personne et suis peu enclin à offenser n’importe qui; même quand la raison est en jeu, je ne me départis pas de ce sentiment; et, quand l’occasion me mettait dans le cas de prononcer des condamnations criminelles, j’ai plutôt fait défaut à la justice: «Je voudrais qu’on n’eût pas commis de fautes, mais je n’ai pas le courage de punir celles qui ont été commises (Tite Live).» On reprochait, dit-on, à Aristote d’avoir été trop miséricordieux envers un méchant: «J’ai été à la vérité, répondit-il, miséricordieux envers l’homme, mais non envers la méchanceté.» Les jugements sont d’ordinaire d’autant plus sévères dans les peines qu’ils prononcent, que le méfait est plus horrible; l’impression qu’il fait sur moi est inverse: l’horreur d’un premier meurtre me fait craindre d’en commettre moi-même un second, la haine que je ressens pour la cruauté commise me fait abhorrer toute imitation et incliner vers la douceur. A moi qui ne suis qu’un personnage de peu d’importance, on peut appliquer ce qu’on disait de Charille, roi de Sparte: «Il ne saurait être bon, puisqu’il n’est pas mauvais pour les méchants»; ou bien encore, car Plutarque présente une seconde interprétation de ce mot, comme il arrive de mille autres choses qui comportent des versions diverses et contraires: «Faut-il qu’il soit bon, puisqu’il l’est même pour les méchants!»—De même que, dans ce qui est licite, je répugne à intervenir lorsqu’il faut m’adresser à des gens auxquels cela déplaît; quand il s’agit de choses illicites, je ne me fais pas assez de conscience, à dire vrai, de m’employer quand ceux dont cela dépend ne s’en offensent pas.

CHAPITRE XIII.    (ORIGINAL LIV. III, CH. XIII.)
De l’expérience.

L’expérience n’est pas un moyen sûr de parvenir à la vérité, parce qu’il n’y a pas d’événements, d’objets absolument semblables; on ne peut, par suite, juger sainement par analogie.—Il n’y a pas de désir plus naturel que celui de connaître. Nous essayons tous les moyens qui peuvent nous y amener et, quand la raison n’y suffit pas, nous faisons appel à l’expérience: «C’est par différentes épreuves que l’expérience a créé l’art, nous montrant, par l’exemple d’autrui, la voie à suivre (Manilius).» Ce second procédé est beaucoup moins sûr que le premier et moins digne; mais la vérité est chose de si grand prix, que nous ne devons rien dédaigner de ce qui peut nous y conduire.—La 601 raison a tant de formes que nous ne savons laquelle choisir, l’expérience n’en a pas moins; et les conséquences que nous cherchons à tirer de la comparaison des événements n’offrent pas toute certitude, d’autant qu’ils ne sont jamais identiques. Ce que l’on retrouve toujours dans les choses les plus ressemblantes, c’est la diversité et la variété. Comme exemple le plus typique de ressemblance parfaite, les Grecs, les Latins et nous-mêmes, nous citons celle des œufs entre eux; il s’est cependant trouvé des gens, notamment quelqu’un à Delphes, qui y distinguaient des différences, n’en prenaient jamais un pour un autre, et qui, en ayant de plusieurs poules, savaient reconnaître de laquelle était l’œuf. La dissemblance s’introduit d’elle-même dans nos ouvrages; nul art ne peut réaliser une entière similitude: ni Perrozet, ni un autre ne peuvent si soigneusement polir et blanchir l’envers de leurs cartes, que certains joueurs n’arrivent à les distinguer, rien qu’à les voir glisser entre les mains d’un autre. La ressemblance n’unifie pas au même degré que la différence ne diversifie. La nature s’est fait une obligation de ne pas créer une chose qui ne soit dissemblable de toutes les autres de même nature.

Par cette même raison, la multiplicité des lois est inutile, jamais le législateur ne pouvant embrasser tous les cas.—C’est pourquoi je ne partage pas l’opinion de celui-là qui pensait, par la multiplicité des lois, brider l’autorité des juges en leur laissant peu à décider. Il ne sentait pas que leur interprétation laisse autant de liberté et de champ où se mouvoir, que leur confection. C’est se moquer que de croire restreindre nos discussions et y couper court, en nous rappelant constamment le texte précis de la Bible, d’autant que notre esprit trouve pour critiquer le sens qu’un autre y attache, autant d’arguments que pour soutenir notre propre interprétation, et que commenter prête à non moins d’animosité et de discussions acerbes qu’inventer.—Nous voyons quelle était son erreur, car nous avons en France plus de lois qu’il n’en existe dans tout le reste du monde réuni et plus qu’il n’en faudrait pour en doter tous les mondes d’Épicure: «Nous souffrons autant des lois, qu’on souffrait autrefois des crimes (Tacite)»; et pourtant nous avons tant laissé à nos juges sur quoi opiner et décider, que jamais la liberté avec laquelle ils en usent n’a été plus puissante et plus scandaleuse. Qu’ont gagné nos législateurs à faire choix de cent mille cas et faits particuliers et d’y attacher cent mille lois? ce nombre n’est en aucune proportion avec la diversité infinie des actions humaines: la multiplicité de nos inventions n’atteindra jamais la variété des exemples qu’on peut citer; en ajouterait-on cent fois autant qu’il y en a déjà, qu’on ne ferait pas que, dans les événements à venir, il s’en trouve un seul dans le nombre si grand de milliers qui ont été choisis et enregistrés, qui se puisse juxtaposer et appareiller à un autre si exactement qu’il n’y ait quelque circonstance qui diffère et n’exige quelque modification dans le jugement à intervenir. Il y a peu de corrélation entre nos 603 actions, qui sont en perpétuelle transformation, et nos lois, qui sont fixes et immobiles. Le plus désirable à l’égard de celles-ci, c’est qu’elles soient aussi peu nombreuses, aussi simples que possible et conçues en termes généraux; et encore mieux vaudrait, je crois, n’en pas avoir du tout, que de les avoir en aussi grand nombre que nous les avons.

Celles de la nature nous procurent plus de félicité que celles que nous nous donnons; les juges les plus équitables, ce serait peut-être les premiers venus, jugeant uniquement d’après les inspirations de leur raison.—Les lois de la nature nous procurent toujours plus de félicité que celles que nous nous donnons; témoin l’âge d’or que les poètes nous ont dépeint, et l’état dans lequel nous voyons vivre des nations qui n’en connaissent pas d’autres. Nous en trouvons qui, pour tous juges, ont recours, pour trancher leurs différends, au premier passant qui traverse leurs montagnes; d’autres qui élisent, les jours de marché, quelqu’un d’entre eux qui, sur-le-champ, prononce sur tous leurs procès. Quel danger y aurait-il à ce que les plus sages d’entre nous règlent les nôtres de même façon, selon les circonstances et ce qui leur en semble, sans avoir à tenir compte des précédents ni des conséquences? A chaque pied son soulier, à chaque cas particulier sa solution propre. Le roi Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, faisait acte de sage prévoyance, en prescrivant qu’il n’y fût compris aucun étudiant en jurisprudence, de peur qu’avec cette science, portée par nature à engendrer les altercations et les divisions, le goût des procès ne vînt à s’implanter dans ce nouveau monde; il jugeait, comme Platon, que «jurisconsultes et médecins sont de mauvais éléments dans un pays».

Pour vouloir être trop précis, les textes de loi sont conçus en termes si obscurs (obscurité à laquelle ajoutent encore, ici comme en toutes choses, les interprétations), qu’on n’arrive pas, dans les contrats et testaments, à formuler ses idées d’une façon indiscutable.—Pourquoi notre langage usuel, si commode pour tout autre usage, devient-il obscur et inintelligible quand il est employé dans les contrats et testaments; et que des gens qui s’expriment si clairement quand ils parlent ou qu’ils écrivent, ne trouvent pas, lorsqu’il s’agit d’actes de cette nature, possibilité de dire ce qu’ils veulent, sans prêter au doute et à la contradiction? C’est parce que les princes en cet art se sont tellement appliqués à faire choix de mots qui en imposent, de formules si artistement arrangées, ont tellement pesé chaque syllabe, épluché avec tant de subtilité tous les termes, que l’on s’embarrasse et s’embrouille dans cette infinité de formules et de si menus détails, au point qu’on n’y distingue plus ni règles, ni prescriptions et qu’on n’y comprend absolument rien: «Tout ce qui est divisé au point de n’être que poussière, devient confus (Sénèque).» Qui a vu des enfants essayant de diviser en un nombre de fractions déterminé une certaine quantité de vif argent? plus ils le pressent, le pétrissent 605 et s’ingénient à l’obliger à obéir à leur fantaisie, plus ils irritent la fluidité de ce métal rebelle, qui échappe à leurs efforts et va s’émiettant en globules qui s’éparpillent à l’infini. Il en est ici de même: en multipliant les subtilités, on apprend aux gens à introduire de plus en plus ce qui prête au doute, on nous incite à étendre et diversifier les difficultés, on les augmente et on en met partout. En semant les questions qu’il faudra élucider, en les retaillant pour qu’elles acquièrent plus de netteté, on fait fructifier et foisonner de par le monde l’incertitude et les querelles; telle la terre qu’on rend d’autant plus fertile qu’on l’ameublit davantage et qu’on la remue plus profondément: «C’est la doctrine qui produit les difficultés (Quintilien).» Nous doutions avec Ulpian, nous doutons davantage encore avec Bartholus et Baldus. Il eût fallu effacer les traces de cette innombrable diversité d’opinions et non point s’en parer et en rompre la tête à la postérité. Je ne sais qu’en dire; mais on sent par expérience que tant d’interprétations désagrègent la vérité et la rendent insaisissable. Aristote a écrit pour être compris; s’il ne l’est pas, un autre moins habile que lui, qui cherche à saisir des idées qui ne sont pas les siennes, y réussira encore moins. Nous mettons à nu la matière, nous l’épandons en la délayant; d’un sujet nous en faisons mille et, à force de multiplier et de subdiviser, nous en arrivons à cette infinité d’atomes qu’avait imaginée Épicure.—Jamais deux hommes n’ont jugé une même chose d’une même façon; et il est impossible de trouver deux opinions exactement semblables, non seulement chez plusieurs hommes, mais chez un même homme à des heures différentes. Ordinairement, je trouve à douter de points sur lesquels les commentaires n’ont pas daigné s’exercer; je trébuche aisément là où ne se présente aucune difficulté, comme certains chevaux que je connais, qui bronchent plus souvent dans des chemins sans aspérités.

Qui peut nier que les explications n’augmentent les doutes et l’ignorance, quand on voit qu’il n’y a aucun livre soit humain, soit divin, sur lequel tout le monde ne s’acharne sans que les interprétations mettent fin aux difficultés? Le centième commentateur le laisse à celui qui vient après lui, plus épineux et plus scabreux que ne l’avait trouvé le premier qui a entrepris de l’expliquer. Quand avons-nous jamais dit entre nous d’un livre: «Ce livre a été suffisamment analysé, il n’y a désormais plus rien à en dire»?—Ceci apparaît encore mieux dans la chicane. On donne l’autorité des lois à une infinité de docteurs, à une infinité d’arrêts, et à autant d’interprétations: arrivons-nous cependant à mettre un terme quelconque à ce besoin d’interpréter; constate-t-on quelque progrès et acheminement vers la tranquillité; nous faut-il moins d’avocats et de juges que lorsque cette énorme masse qu’est devenu le droit, en était encore à sa première enfance? Au contraire nous en obscurcissons et ensevelissons la compréhension, que nous ne découvrons plus qu’au travers de quantité de clôtures 607 et de barrières. Les hommes méconnaissent la maladie de leur esprit: il ne fait que fureter et être en quête; il va sans cesse tournoyant, bâtissant, s’empêtrant dans sa besogne, comme nos vers à soie, comme «une souris dans de la poix», et il s’y étouffe. De loin, il pense remarquer je ne sais quelle apparence de clarté et de vérité imaginaires; mais, pendant qu’il y court, tant de difficultés lui barrent la route, soulevant des empêchements, de nouvelles enquêtes à faire, qu’elles l’égarent et l’enivrent; c’est à peu près le cas des chiens d’Ésope qui, croyant apercevoir un corps mort flotter sur la mer et n’en pouvant approcher, entreprirent de boire toute l’eau pour y arriver à sec et en crevèrent. C’est la même idée qu’émettait un certain Cratès, disant des écrits d’Héraclite, «qu’ils avaient besoin d’un lecteur qui fût bon nageur», pour que la profondeur et le poids de sa doctrine ne l’engloutissent et ne le suffoquassent.

Si les interprétations se multiplient à ce point, la cause en est à la faiblesse de notre esprit, qui, en outre, ne sait se fixer; en ces siècles on ne compose plus, on commente.—C’est uniquement la faiblesse de chacun de nous, qui fait que nous nous contentons de ce que d’autres, ou nous-mêmes, avons trouvé dans cette chasse à laquelle nous nous livrons pour arriver à savoir; un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a toujours place pour qui viendra après nous, et même pour nous, en nous y prenant autrement. Nos investigations sont sans fin, nous ne nous arrêterons que dans l’autre monde. C’est signe que notre esprit est à court quand nous nous déclarons satisfaits, ou qu’il est las. Nul esprit généreux ne s’arrête de lui-même: il va toujours de l’avant et plus qu’il n’a de force, il a des élans qui l’emportent au delà de ce qu’il peut; s’il n’avance, s’il ne presse, ne s’accule, ne se heurte, ne tourne sur lui-même, c’est qu’il n’est vif qu’à moitié; ses poursuites sont sans limite et sans forme déterminée; il se nourrit d’admiration, de recherches, d’ambiguïté; ce qu’indiquait assez Apollon, en nous parlant toujours en termes à double sens, obscurs et détournés qui, ne donnant jamais pleine satisfaction, ne faisaient qu’amuser et travailler l’imagination. Nous sommes continuellement agités d’un mouvement qui n’a rien de régulier, qui ne se modèle sur rien et est sans but; nos inventions s’échauffent, se succèdent et apparaissent sans interruption aucune: «Ainsi voit-on dans un ruisseau qui coule, une eau roulant sans cesse après une autre, dans un ordre qui est éternellement le même. L’une suit l’autre, l’autre la fuit; celle-ci toujours pressée par celle-là et la devançant toujours. Toujours l’eau s’écoule dans l’eau; c’est toujours le même ruisseau et toujours une eau nouvelle (la Boétie).»

Interpréter les interprétations donne plus de mal qu’interpréter les choses elles-mêmes, nous faisons plus de livres sur des livres que sur des sujets autres; nous ne savons que nous commenter les uns les autres. Tout fourmille de commentaires, et très rares sont les auteurs proprement dits. La principale science de nos siècles, ce 609 qui nous vaut le plus de réputation, n’est-ce pas de pouvoir comprendre les savants; n’est-ce pas la fin dernière et la plus habituelle de nos études? Nos opinions se entent les unes sur les autres: la première sert de tige à la seconde, la seconde à la troisième, nous montons ainsi l’échelle degré par degré, et il arrive de la sorte que le plus haut monté a souvent plus d’honneur que de mérite, car il ne fait que s’élever d’un rien sur l’épaule de l’avant-dernier.

Combien souvent et peut-être sottement, ai-je fait que mon livre parle de lui-même? C’est sottise, ne serait-ce que pour cette raison que j’eusse dû me souvenir de ce que je dis des autres qui font de même: «Ces œillades si fréquentes, adressées à leur ouvrage, témoignent que leur cœur a pour lui de tendres sentiments; et même lorsqu’ils le rudoient et affectent de le traiter avec dédain, ce ne sont là que mignardises et coquetteries d’affection maternelle»; c’est ce que nous dit Aristote, en ajoutant que l’estime et le mépris vis-à-vis de soi-même se traduisent souvent avec le même air arrogant. J’ai pourtant une excuse: «C’est que, sur ce point, j’ai plus qu’un autre le droit de prendre cette liberté parce que c’est précisément de moi, de mes écrits comme de toutes mes autres actions quelles qu’elles soient, que traite mon livre, et que mon sujet veut que j’y revienne souvent»; mais je ne sais trop si cette raison, tout le monde voudra l’admettre.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que les discussions ne roulent guère que sur des questions de mots; et, si dissemblables que soient les choses, il se trouve toujours quelque point qui fait que chacun les interprète à sa façon.—En Allemagne, les doutes auxquels ont donné lieu les propres idées de Luther ont produit autant et plus de divisions et de discussions, que lui-même n’en a soulevé par ses interprétations des saintes Écritures. Les termes employés sont la cause de tous nos débats; si je demande ce que veulent dire: nature, volupté, cercle, substitution, la question porte sur des mots, on y répond par des mots. «Qu’est-ce qu’une pierre?—C’est un corps.» Que quelqu’un poursuive: «Et un corps, qu’est-ce?—Une substance.—Et qu’est-ce qu’une substance?» et ainsi de suite; qui l’on interroge de la sorte finit par être hors d’état de répondre. C’est un simple échange d’expressions où l’une en remplace une autre, et où souvent la seconde est plus inconnue que la première; je sais mieux ce qu’est un homme, que je ne comprends quand on me dit que c’est un animal, un mortel, un être raisonnable; pour me délivrer d’un doute, on m’en soumet trois; c’est la tête de l’hydre.—Socrate demandait à Memnon ce que c’était que la vertu: «Il y a, lui répondit celui-ci, vertu d’homme, vertu de femme, de magistrat, d’homme privé, d’enfant, de vieillard.—Voilà qui va bien, s’écria Socrate; nous étions en quête d’une vertu, tu nous en apportes un essaim.» Nous posons une question, on nous en donne le contenu d’une ruche.—Si aucun événement, aucune formation extérieure ne ressemblent entièrement 611 à d’autres, la dissemblance, par un ingénieux mélange opéré par la nature, n’est non plus jamais complète. Si nos visages n’étaient pas semblables, l’homme ne pourrait être distingué de la bête; et s’ils se ressemblaient, un homme ne se distinguerait pas d’un autre. Toutes les choses se tiennent par quelque similitude, l’identité avec un exemple donné n’est jamais absolue; par suite, la relation tirée de l’expérience est toujours imparfaite et en défaut. Toutefois les comparaisons se joignent entre elles par quelque bout; c’est ce qui arrive aux lois que, par quelque interprétation détournée, forcée et indirecte, on assortit à chacun des cas qui se présentent.

Imperfection des lois; exemples d’actes d’inhumanité et de forfaits judiciaires auxquels elles conduisent; combien de condamnations plus criminelles que les crimes qui les motivent!—Les lois morales afférentes aux devoirs particuliers de chacun vis-à-vis de soi-même étant, comme nous le voyons, si difficiles à dresser, il n’est pas étonnant que celles qui gouvernent des individus en si grand nombre le soient plus encore. Considérez les formes de la justice qui nous régit: elles constituent un vrai témoignage de l’imbécillité humaine, tant elles présentent de contradictions et d’erreurs! La faveur et la rigueur qu’on y trouve, et il s’en trouve tant que je ne sais si l’impartialité y existe aussi souvent, sont des maladies, des difformités qui font partie intégrante de la justice et sont dans son essence.—Des paysans, au moment même où j’écris, viennent m’avertir en toute hâte qu’ils ont aperçu à l’instant, dans une forêt qui m’appartient, un homme meurtri de cent coups, respirant encore, qui leur a demandé de lui donner par pitié de l’eau et un peu d’aide pour se soulever. Ils n’ont pas osé l’approcher, disent-ils, et se sont enfuis, de peur d’être attrapés par les gens de justice, comme il arrive à ceux rencontrés près d’un homme assassiné, et d’avoir à rendre compte de l’accident, ce qui eût été leur ruine complète, n’ayant ni le moyen ni l’argent nécessaires pour démontrer leur innocence. Que pouvais-je leur dire? il est certain qu’en satisfaisant à ce devoir d’humanité, ils se fussent compromis.

Combien avons-nous découvert d’innocents qui ont été punis sans, veux-je dire, qu’il y ait de la faute des juges; et combien y en a-t-il que nous ne connaissons pas?—Voici un fait arrivé de mon temps: Des gens sont condamnés à mort pour homicide; l’arrêt est sinon prononcé, du moins on est d’accord et ce qu’il doit porter est arrêté. Là-dessus, les juges sont informés par les officiers d’une cour voisine, ressortissant de la leur, que des prisonniers qu’ils détiennent, avouent catégoriquement cet homicide et font sur cette affaire une lumière indubitable. On délibère si, nonobstant, on doit suspendre et différer l’exécution de l’arrêt rendu contre les premiers; on considère la nouveauté du cas, ses conséquences sur les entraves qui en résulteraient pour l’exécution des jugements; on envisage que la condamnation a été juridiquement 613 prononcée, que les juges n’ont aucun reproche à se faire; en somme, ces pauvres diables sont immolés aux formes de la justice.—Philippe de Macédoine, ou quelque autre, pourvut à pareille difficulté de la manière suivante: Il avait, par un jugement en règle, condamné un homme à une grosse amende envers un autre; la vérité ayant été découverte quelque temps après, il se trouva qu’il avait jugé contrairement à l’équité. D’un côté il y avait l’intérêt de la cause qui était juste, de l’autre celui des formes judiciaires qui avaient été bien observées; il satisfit aux deux, en laissant subsister la sentence telle qu’elle était et compensant de ses propres deniers le dommage fait au condamné. Mais là, l’accident était réparable; mes gens, eux, furent irrémédiablement pendus. Combien ai-je vu de condamnations plus criminelles que le crime pour lequel elles avaient été prononcées!

Montaigne partage l’opinion des anciens, qu’il est prudent, qu’on soit accusé à tort ou à raison, de ne pas se mettre entre les mains de la justice. Puisqu’il y a des juges pour punir, il devrait y en avoir pour récompenser.—Tout ceci me fait souvenir de ces principes qui avaient cours jadis: «Celui qui veut le triomphe du droit dans les questions générales, est obligé de le sacrifier dans les questions de détail; l’injustice dans les affaires de peu d’importance, est le seul moyen de faire que les grandes se règlent avec équité.» La justice humaine est comme la médecine pour laquelle toute chose utile est, par cela même, juste et honnête; cela répond à ce qu’admettent les Stoïciens: «que la nature elle-même, dans la plupart de ses œuvres, va à l’encontre de ce qui est juste»; les Cyrénaïques, «que rien n’est juste par soi-même; ce sont les coutumes et les lois qui déterminent ce qui l’est et ce qui ne l’est pas»; les Théodoriens, «que le larcin, le sacrilège, les actes immoraux de toute nature sont justifiés aux yeux du sage, du moment qu’il reconnaît qu’il peut y avoir profit». A cela, pas de remède, et j’en suis arrivé à penser, comme Alcibiade, que je ne me livrerai jamais, si j’en ai la possibilité, à un homme qui a droit de vie et de mort sur moi, devant lequel mon honneur et ma vie dépendent du talent et de l’habileté de mon avocat plus que de mon innocence.—Je ne voudrais me risquer que devant une justice ayant qualité pour connaître de mes bonnes actions comme de mes mauvaises, de laquelle j’aurais autant à espérer qu’à craindre. Une indemnité n’est pas suffisante à l’égard d’un homme qui fait mieux encore que de ne pas commettre de faute. Notre justice ne nous présente que l’une de ses mains, encore est-ce la main gauche; et quiconque, quel qu’il soit, ayant affaire à elle, s’en tire toujours avec perte.

En Chine, les institutions et les arts, qui diffèrent considérablement des nôtres et que nous ne connaissons qu’imparfaitement, l’emportent en plusieurs points, par leur excellence, sur ce qui se passe chez nous. Dans cet empire, où ni les anciens ni nous n’avons pénétré et dont, d’après l’histoire, la population est si considérable 615 et si diverse de la nôtre, des officiers sont envoyés par le prince pour inspecter l’état des provinces; et, de même qu’ils punissent ceux qui commettent des malversations dans leur charge, ces officiers récompensent d’autre part par de réelles libéralités ceux qui se sont distingués dans l’exercice de leurs fonctions et ont fait plus que leur devoir n’exigeait. On se présente à eux, non seulement pour satisfaire à ce qu’on doit, mais pour être rémunéré; non pour être simplement payé de ce qui vous est dû, mais * encore pour recevoir des gratifications.

Il n’a jamais eu de démêlés avec la justice, et il est si épris de liberté, qu’il irait n’importe où s’il sentait la sienne menacée.—Nul juge, Dieu merci, ne m’a encore parlé comme juge, en quelque cause que ce soit, nous concernant moi ou un autre, au criminel comme au civil. Je ne suis jamais entré dans une prison, pas même pour la visiter; mon imagination m’en rend la vue désagréable, même du dehors. Je suis si languissant de liberté, que si l’on me défendait l’accès de quelque coin des Indes, j’en vivrais en quelque sorte plus mal à mon aise; et tant que je trouverai un endroit où la terre et la mer soient libres, je ne séjournerai pas dans un lieu où il faudrait me cacher. Mon Dieu, que je souffrirais donc de la condition où je vois tant de gens, astreints à demeurer en un point déterminé du royaume, auxquels sont interdits l’entrée des grandes villes, des résidences royales, l’usage des chemins publics, parce qu’ils ont transgressé les lois! Si celles sous lesquelles je vis, me menaçaient seulement le bout d’un doigt, je m’en irais immédiatement me ranger sous d’autres, où qu’il me faille aller. Toute ma petite prudence, je l’emploie, durant les guerres civiles qui nous affligent, à ce qu’elles n’entravent pas ma liberté d’aller et de venir.

Les lois n’ont autorité que parce qu’elles sont lois, et non parce qu’elles sont justes. Quant à lui, il a renoncé à leur étude, c’est lui seul qu’il étudie; pour le reste, il s’en remet simplement à la nature.—Les lois ont de l’autorité, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois; c’est la base mystérieuse de leur pouvoir; elles n’en ont pas d’autres, celle-ci leur suffit. Elles sont souvent faites par des sots; plus souvent par des gens qui, en haine de l’égalité, manquent d’équité; mais toujours par des hommes, qui transportent dans leur œuvre leur frivolité et leur irrésolution. Il n’est rien comme les lois pour commettre aussi largement et aussi couramment de si lourdes fautes; quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes, n’est pas dans le vrai, c’est même la seule raison qui ne puisse être invoquée. Les lois françaises prêtent quelque peu la main, par leur déréglement et leur laideur, au désordre et à la corruption qui se manifestent dans leur application et exécution; leur teneur en est si peu claire et repose sur des principes si variables, que ceux qui leur désobéissent, qui les interprètent, les appliquent et les observent mal, sont excusables. Quelle que soit l’expérience que nous ayons, celle qui 617 nous vient de ce que nous voyons à l’étranger, ne servira guère à nos institutions, tant que nous tirerons si peu de profit de celles que nous nous sommes données à nous-mêmes, avec lesquelles nous sommes plus familiarisés et qui, certes, suffisent bien à nous instruire de ce qu’il nous faut.—Je m’étudie moi-même plus que tout autre sujet; cette étude constitue toute ma physique et ma métaphysique: «Par quel art Dieu gouverne le monde? par quelle route s’élève et se retire la lune? comment, réunissant son double croissant, se retrouve-t-elle chaque mois dans son plein? d’où viennent les vents qui commandent à la mer et quelle est l’influence de celui du midi? quelles eaux forment continuellement les nuages? un jour viendra-t-il qui détruira le monde (Properce)?—Cherchez, vous que tourmente le besoin d’approfondir les mystères de la nature (Lucain)». Dans ce grand tout, je m’abandonne, ignorant et insouciant, à la loi générale qui régit le monde; je la connaîtrai assez, quand j’en sentirai les effets. Ma science ne peut la détourner de sa route; elle ne se modifiera pas pour moi, ce serait folie de l’espérer; folie plus grande encore de m’en tourmenter, puisque nécessairement elle est la même pour tous, s’exerce au grand jour et s’applique à tous. La bonté, la puissance de Celui qui le dirige, nous déchargent de toute ingérence dans ce gouvernement. Les recherches, les contemplations des philosophes ne servent d’aliment qu’à notre curiosité. Ils ont grandement raison de nous renvoyer aux règles de la nature. Mais à quoi sert une si sublime connaissance? ils falsifient ses règles et nous la présentent elle-même avec un visage maquillé, si haut en couleurs et tellement sophistiqué, qu’il en résulte tous ces portraits si différents d’un sujet si constamment le même.—La nature nous a pourvus de pieds pour marcher; nous lui devons aussi la prudence, pour nous guider dans la vie. Cette prudence n’est pas, comme on l’a imaginé, un composé de finesse, de force et d’ostentation; comme la nature elle-même, elle est facile, tranquille, salutaire et de la plus grande efficacité, comme a dit quelqu’un, chez celui qui a le bonheur de savoir l’employer naïvement et à propos, c’est-à-dire naturellement. S’abandonner tout simplement à la nature, est la manière la plus sage de se confier à elle. Oh! que l’ignorance et l’absence de curiosité constituent un doux, un moelleux et sain oreiller pour y reposer une tête bien pondérée.

Que ne prêtons-nous plus d’attention à cette voix intérieure qui est en nous et suffit pour nous guider? Quand nous constatons que nous nous sommes trompés en une circonstance, ne devrions-nous pas être en défiance à tout jamais dans les circonstances analogues?—J’aimerais mieux bien saisir ce qui se passe en moi, que de bien comprendre Cicéron. Par l’expérience que j’ai de moi, j’ai assez de quoi devenir sage, si j’étais bon écolier. Qui se remémore les accès de colère qu’il a eus et jusqu’où cette fièvre l’a emporté, voit combien cette passion est laide, plus que ne le fait apercevoir Aristote, et il en 619 conçoit contre elle une haine mieux justifiée. Qui se souvient des maux qu’il a soufferts, de ceux dont il a été menacé, des circonstances sans gravité qui ont pu le troubler, se prépare par là aux agitations futures et à bien juger son état. La vie de César ne nous est pas d’un exemple plus efficace que la nôtre; que ce soit celle d’un empereur ou celle d’un homme du peuple, c’est toujours une vie en butte à tous les accidents humains. Prêtons l’oreille à cette voix intérieure, elle nous dira tout ce qu’il nous importe particulièrement de connaître.—Celui qui se souvient de s’être si grandement et si souvent trompé en s’en rapportant à son propre jugement, n’est-il pas un sot de n’en pas être à tout jamais en défiance? Quand j’arrive à être convaincu, par les raisons qu’on m’oppose, que mon opinion est erronée, ce n’est pas tant ce qui vient de m’être dit et mon ignorance dans ce cas particulier que je retiens, ce serait de peu de profit; c’est d’une façon plus générale ma débilité, la trahison de mon entendement que je constate, et j’en conclus que tout l’ensemble est à réformer. Dans toutes mes erreurs je fais de même et je sens que cette règle m’est de grande utilité dans la vie; je ne regarde pas, en l’espèce, le fait comme une pierre qui accidentellement me fait broncher; il me révèle qu’il est à craindre que mon allure ne soit, en tout, autre qu’il ne faut, et me dispose à la régler. Savoir qu’on a dit ou fait une sottise, n’est rien; ce qu’il faut apprendre c’est qu’on n’est qu’un sot, chose de bien autre conséquence et bien autrement importante à connaître. Les faux pas que ma mémoire me fait si souvent commettre, lors même qu’elle est le plus sûre d’elle-même, ne sont pas inutiles. Maintenant, elle a beau me jurer qu’elle est certaine d’elle-même, je n’y crois plus; la première objection qu’on fait à son témoignage me met sur mes gardes, et je n’oserais me fier à elle pour quelque chose de sérieux, ni m’en porter garant quand il s’agit de choses accomplies pour autrui; au point que si ce que je fais faute de mémoire, d’autres ne le faisaient plus souvent encore par mauvaise foi, je croirais toujours sur un fait ce qu’un autre en dit, plutôt que ce que j’en dis moi-même.—Si chacun épiait de près les effets et les circonstances des passions qui le dominent, comme je l’ai fait moi-même pour celles dont je suis atteint, il les verrait venir et ralentirait un peu leur violence et leur course. Elles ne nous sautent pas toujours à la gorge du premier coup; elles commencent par nous menacer, puis nous envahissent par degré: «Ainsi l’on voit, au premier souffle des vents, la mer blanchir, s’enfler peu à peu, soulever ses ondes et bientôt, du fond des abîmes, porter ses vagues jusqu’aux nues (Virgile).» Le jugement tient chez moi la première place, du moins s’y applique-t-il avec soin. Il laisse mes appétits aller leur train; ni la haine, ni l’amitié, ni même l’affection que je me porte à moi-même ne l’altèrent et ne le corrompent; et, s’il ne peut modifier les autres éléments de moi-même comme il le conçoit, toujours est-il qu’il ne se laisse pas pervertir par eux: il fait jeu à part.

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Se connaître soi-même est la science capitale; celui qui sait, hésite et est modeste; l’ignorant est affirmatif, querelleur et opiniâtre.—Cet avertissement «de se connaître soi-même» doit être pour chacun d’une importance capitale, puisque le dieu de science et de lumière la fit inscrire au fronton de son temple, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller; Platon dit que la prudence n’est autre que la mise en application de cette maxime et Socrate, dans Xénophon, la développe avec grands détails. En toute science, ceux-là seuls qui s’en occupent en aperçoivent les difficultés et les obscurités, car il faut encore certaine connaissance pour remarquer qu’on ignore; c’est en poussant une porte, qu’on sait si elle nous est fermée. C’est ce qui a donné naissance à cet aphorisme de l’école de Platon qui semble n’être qu’un simple trait d’esprit: «Ceux qui savent n’ont pas à s’enquérir, puisqu’ils savent; ceux qui ne savent pas, n’ont pas davantage à le faire, puisque pour s’enquérir il faut savoir ce dont on s’enquiert.» Ici «se connaître soi-même» signifie que, bien que chacun se montre très affirmatif, satisfait de lui-même et se croit suffisamment entendu, de fait il ne sait rien, comme le démontre Socrate à Euthydème. Moi, qui ne pense pas autrement, je trouve que ces paroles ont une profondeur et sont d’une variété d’application si infinie, que ce que j’apprends n’a d’autre résultat que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. A ma faiblesse si souvent constatée, je dois ma disposition d’esprit à la modestie, à obéir aux croyances qui me sont d’obligation, à apporter un calme constant et de la modération dans mes opinions, et la haine que j’éprouve pour cette arrogance importune et querelleuse, ennemie capitale de toute discipline et de toute vérité, de ceux qui ne croient et ne se fient qu’à eux-mêmes. Écoutez-les professer; les premières sottises qu’ils mettent en avant, ils les formulent dans un langage de prophète et de législateur: «Rien n’est plus honteux que d’affirmer et de décider, avant d’avoir compris et de savoir (Cicéron).»—Aristarque disait qu’on avait à peine trouvé anciennement sept sages dans le monde entier et que, de son temps, on aurait peine à trouver sept ignorants; n’aurions-nous pas plus de raison que lui, de le dire de notre époque? L’affirmation et l’opiniâtreté sont des signes indéniables de la bêtise: tel convaincu d’ignorance cent fois par jour, se pavane nonobstant aussi affirmatif, aussi entier dans ses dires après qu’avant; vous diriez que depuis sa dernière avanie, on lui a infusé quelque âme nouvelle et retrempé l’entendement, ainsi qu’il arrivait à cet ancien fils de la Terre qui reprenait une ardeur et une force nouvelles dans chacune de ses chutes: «qui, lorsqu’il avait touché sa mère, sentait une nouvelle vigueur renaître dans ses membres épuisés (Lucain)»; cet entêté imbécile pense peut-être reprendre un nouvel esprit pour recommencer une nouvelle lutte. C’est par expérience que j’accuse l’ignorance humaine d’être, d’après moi, ce que produit de plus certain l’école du monde. Ceux qui ne veulent 623 pas reconnaître qu’il en est ainsi, soit par mon propre exemple, à la vérité sans conséquence, soit par le leur, qu’ils le reconnaissent par ce qu’en pensait Socrate, le maître des maîtres, dont Antisthène disait à ses disciples: «Allons, vous et moi, écouter Socrate; là, je serai disciple au même degré que vous.» Ce même philosophe, dissertant sur ce dogme de la secte des Stoïciens à laquelle il appartenait, «que la vertu suffit à assurer le bonheur de la vie et que l’on n’avait besoin de rien autre», ajoutait: «sinon de la force d’âme de Socrate».

Étudiant sans cesse les autres pour se mieux connaître, Montaigne en était arrivé à les juger avec assez de discernement. Quel service on rend à qui sait l’entendre, de lui dire avec franchise ce qu’on pense de lui!—L’attention que, depuis si longtemps, j’apporte à me considérer, me dispose à juger aussi des autres avec assez de discernement, et il est peu de choses dont je parle avec plus de compétence et de réussite. Il m’est arrivé souvent de voir et de distinguer plus exactement qu’ils ne s’en rendaient compte eux-mêmes, les bonnes et mauvaises dispositions en lesquelles se trouvaient mes amis; il en est que j’ai étonnés par l’exactitude de mes indications et que j’ai mis en garde contre eux-mêmes. Habitué depuis l’enfance à étudier ma vie en me mirant dans celle des autres, j’ai acquis, sous ce rapport, une réelle aptitude à les scruter; et, pour peu que j’y pense, je ne laisse guère échapper rien de ce qui se produit autour de moi pouvant y aider: contenances, humeurs, raisonnements. J’étudie tout, ce qu’il me faut éviter comme ce qu’il me faut imiter. Aussi, chez mes amis, je reconnais, par ce qu’ils font, l’état d’âme dans lequel ils se trouvent; non cependant pour classer en genres et en chapitres cette infinie variété d’actions si diverses par leur nature et leur forme, et rattacher ensuite ces premiers groupes à des classes et ordres déjà déterminés, «car on ne saurait dire tous les noms, ni distinguer toutes les espèces, tant le nombre en est grand (Virgile)». Aux savants de parler et émettre ce qui leur vient à l’idée en bien précisant et entrant dans le détail; chez moi qui ne vois que ce que l’usage m’apprend sans qu’aucune règle me guide, les appréciations ne prennent corps qu’à la longue, comme * chose qui ne peut se dire tout d’une fois et en bloc, tout n’étant pas à l’unisson et parfaitement réglé dans les âmes communes et d’ordre inférieur comme sont les nôtres. La sagesse est un bâtiment solide et qui constitue un tout; chaque pièce y a sa place et porte sa marque: «Il n’y a que la sagesse qui soit tout entière renfermée en elle-même (Cicéron).» Je laisse aux artistes, et ne sais s’ils en viennent à bout quand il s’agit de choses si confuses, si ténues, où le hasard a tant de part, de ranger par catégories ces variétés infinies de physionomies, de fixer nos indécisions et d’y introduire de l’ordre. Non seulement je trouve difficile de rattacher nos actions les unes aux autres, mais, même pour chacune, de lui trouver une qualité essentielle qui permette de la désigner d’une 625 manière qui lui soit propre, tant elles apparaissent multiples et sous des aspects divers, suivant le point de vue où l’on se place.—On estime que les natures comme celle de Persée, roi de Macédoine, sont rares: «Son esprit ne se préoccupait d’aucune façon d’être, il menait indifféremment tous les genres de vie, et avait des habitudes si libres en leur essor et si changeantes que ni lui-même, ni les autres ne pouvaient déterminer ce qu’il était.» Cette peinture me paraît pouvoir s’appliquer à peu près à tout le monde, et, par-dessus tout, à quelqu’un que j’ai vu taillé sur le même modèle et duquel on pourrait, je crois, dire avec plus d’exactitude encore qu’«il est mal équilibré, allant toujours sans motif plausible d’un extrême à l’autre; sa vie, qui se passe sans éclat, ne présente ni revers, ni contrariétés sérieuses; il n’a aucune faculté nettement caractérisée; il est vraisemblable que ce qu’on pourra en supposer un jour, c’est qu’il affecte et s’étudie à passer pour un être qu’on ne peut pénétrer».—Il faut des oreilles bien résistantes pour s’entendre juger franchement; et, comme il est peu de monde qui puisse le souffrir sans mordre, ceux qui se hasardent à nous rendre ce service, nous donnent un témoignage d’amitié qui n’est pas ordinaire; car c’est aimer sincèrement que de risquer de nous blesser et de nous offenser pour notre bien. Je trouve rude de juger quelqu’un dont les mauvaises qualités l’emportent sur les bonnes; chez celui qui veut juger l’âme d’autrui, Platon exige trois qualités: capacité, bienveillance et hardiesse.

Montaigne estime qu’il n’eût été bon à rien, sauf à parler librement à un maître auquel il eût été attaché, à lui dire ses vérités et faire qu’il se connût lui-même; pareil censeur bénévole et discret serait chose précieuse pour les rois, auxquels la gent maudite des flatteurs est si pernicieuse.—On me demandait une fois à quoi je pensais que j’eusse été bon, si on se fût avisé de m’employer quand j’étais en âge de servir: «alors qu’un sang plus vif courait dans mes veines et que la vieillesse jalouse n’avait pas encore blanchi mes tempes (Virgile)». A rien, répondis-je; et je me pardonne volontiers de ne savoir faire quoi que ce soit qui m’eût fait l’esclave de quelqu’un. Mais j’eusse été capable de dire ses vérités à mon maître et de contrôler ses mœurs, s’il l’eût voulu. Je ne l’aurais pas fait en gros, en mettant en œuvre les procédés des écoles de philosophie, procédés dont je ne sais pas user et que je ne vois pas avoir produit de réels changements chez ceux qui les connaissent; mais en l’observant pas à pas, aux moments opportuns, jugeant par moi-même ses faits et gestes, un à un, simplement, naturellement, lui faisant voir ce que communément on pensait de lui à l’encontre de ce qu’auraient pu lui dire ses flatteurs. Il n’est pas un de nous qui ne vaudrait moins que les rois, s’il était continuellement corrompu, comme ils le sont, par cette engeance maudite. Comment ne le seraient-ils pas, alors qu’Alexandre, grand roi en même temps que grand philosophe, ne put s’en défendre? J’aurais eu assez de fidélité, de jugement et de 627 liberté pour cela.—Une semblable charge ne serait pas attitrée, sans quoi elle perdrait son efficacité et son mérite; c’est un rôle qui ne saurait être dévolu indifféremment à tout le monde, car la vérité elle-même n’a pas le privilège de pouvoir être dite à toute heure et sur toutes choses; son usage, si noble qu’il soit, est circonscrit et a ses limites. Il arrive souvent, étant donné le monde tel qu’il est, que la rapporter à l’oreille du prince, non seulement ne sert de rien, mais peut être nuisible, et même constituer une injustice à son égard; car on ne me fera pas croire qu’une remontrance, même dictée par un sentiment pieux, ne puisse être une faute et que l’intérêt de la chose qui la motive ne doive souvent céder à celui qu’il y a à respecter les convenances. Je voudrais, pour un tel métier, un homme satisfait de son sort, «qui voulût être ce qu’il est, et rien de plus (Martial)», et qui soit né dans une situation sociale moyenne, parce que d’une part, ne redoutant pas de faire tort par là à son avancement, il n’aurait pas crainte de toucher vivement et profondément le cœur du maître, et que, de l’autre, étant de condition moyenne, il lui serait plus facile d’être en communication avec toutes sortes de gens. Ce soin ne devrait incomber qu’à un seul; attribuer le privilège d’une telle liberté et familiarité à plusieurs, entraînerait des atteintes au respect qui auraient leurs inconvénients; surtout, et pour cette même raison, je requerrais de lui le silence le plus absolu.

Un roi n’est pas à croire quand, pour se faire gloire, il se vante de supporter avec constance les attaques de ses ennemis, tandis que, pour son profit et se corriger, il ne peut souffrir la liberté de langage d’un ami qui n’a d’autre but que d’éveiller son attention, le reste dépendant de lui. Or, il n’est pas de catégorie d’hommes qui, plus qu’eux, ait besoin de sincères avertissements émis en toute liberté. Leur vie se passe en public; ils ont à se concilier l’opinion de tant de gens témoins de leurs actes, que, la coutume étant de leur taire tout ce qui pourrait leur faire modifier leur manière d’être, ils se trouvent, sans s’en apercevoir, encourir la haine et la malédiction de leurs peuples par des circonstances qu’il leur eût été souvent possible d’éviter, sans même que ce fût au détriment de leurs plaisirs, s’ils avaient été avertis et redressés à temps. D’ordinaire leurs favoris regardent à leurs propres intérêts plus qu’à celui de leur maître; et cela leur réussit, car il n’est que trop vrai que la plupart des services qu’une véritable amitié peut rendre à un souverain, sont rudes et périlleux à entreprendre; aussi demandent-ils non seulement beaucoup d’affection et de franchise, mais encore du courage.

Ses Essais sont, à son avis, un cours expérimental, fait sur lui-même, d’idées afférentes à la santé de l’âme et à celle du corps; il va donner ci-après un aperçu du régime qu’il a observé toute sa vie durant.—En somme, toutes ces boutades que j’entasse ici pêle-mêle, constituent une sorte de recueil des essais auxquels je me suis livré dans le cours de ma vie; 629 ce qui s’y trouve, afférent à la santé de l’âme, fournit, sur bien des points, nombre d’exemples qui peuvent instruire, pourvu qu’on prenne le contre-pied de ce que j’ai dit ou fait moi-même. Quant à ce qui est de la santé du corps, personne n’est à même d’en parler avec plus d’expérience que moi, car sur ce point l’expérience est chez moi dans toute sa pureté, elle n’y a été ni corrompue ni altérée par les pratiques de l’art, ou par des idées préconçues; et quand il est question de médecine, elle est là dans son domaine, la raison lui cède complètement la place. Tibère disait que quiconque avait vécu vingt ans, devait être en état de savoir ce qui lui était nuisible ou salutaire, et à même de se passer de médecin. C’est une manière de voir qu’il pouvait tenir de Socrate, lequel recommandait très fort à ses disciples, comme une étude de première importance, celle de leur santé; ajoutant qu’il était difficile qu’un homme de jugement s’observant dans ses exercices, son boire et son manger, ne discernât pas mieux que tout médecin ce qui lui était bon ou mauvais.—La médecine faisant profession d’avoir toujours l’expérience pour pierre de touche dans ses opérations, Platon dit avec raison que pour être de vrais médecins, il faudrait que ceux qui entreprennent d’exercer cet art, aient passé par toutes les maladies qu’ils veulent guérir, par tous les accidents et circonstances sur lesquels ils ont à prononcer. Il serait donc rationnel qu’ils aient eu les maladies syphilitiques pour savoir les traiter; et, en vérité, je m’en fierais davantage à qui ce serait le cas, parce que les autres nous guident comme celui qui peint la mer, les écueils et les ports, assis devant sa table, sur laquelle il fait en toute sécurité évoluer l’image d’un navire; mettez-le en présence de la réalité, il ne sait comment s’y prendre. Ils décrivent nos maux à la manière d’un tambour de ville qui publie un cheval ou un chien perdu: il est, dit-il, de telle couleur, de telle taille, a les oreilles de telle façon; mais présentez-le lui, il ne le reconnaîtra seulement pas. Pour Dieu! que la médecine me soit un jour d’un secours efficace et indiscutable, comme je crierais de bonne foi: «Enfin, je reconnais une science dont je vois les effets (Horace)!» Les arts qui promettent de nous tenir le corps et l’âme en santé, nous promettent beaucoup, mais aussi il n’y en a pas qui tiennent moins ce qu’ils promettent. De notre temps ceux qui exercent ces professions sont, de nous tous, ceux chez lesquels on en constate le moins les effets; tout ce qu’on peut dire d’eux, c’est qu’ils vendent des drogues médicinales; mais qu’ils soient médecins, on ne peut en convenir.—J’ai assez vécu pour constater quelles pratiques m’ont conduit aussi loin; pour qui voudrait en goûter, comme j’en ai fait l’essai, il peut me tenir pour à même de le renseigner. En voici quelques-unes que je relate telles que le souvenir m’en vient; bien que je n’aie pas de façon de faire qui n’ait varié suivant les accidents qui me sont survenus, il est cependant certaines de ces pratiques que j’ai suivies plus que d’autres; j’enregistre ici celles dont j’ai usé le plus souvent jusqu’à cette heure.

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Montaigne conservait le même genre de vie qu’il fût malade ou bien portant; il fuyait la chaleur émanant directement du foyer.—Mon genre de vie est le même que je sois malade ou bien portant; je fais toujours usage du même lit, mes heures ne varient pas, je mange et bois les mêmes choses; je n’ajoute rien, seulement je me modère plus ou moins, suivant ma force ou mon appétit. Ma santé, c’est le maintien sans complication de mon état habituel. La maladie amène, il est vrai, une rupture d’équilibre dans un sens, mais si j’en croyais les médecins, ils le détermineraient dans l’autre, et, grâce à ma mauvaise fortune et à leur art, je serais alors complètement jeté hors de ma route.—Je ne crois à rien plus fermement qu’à ceci: Que je ne saurais être incommodé par les choses auxquelles je suis depuis si longtemps accoutumé; c’est à nos habitudes à arranger notre vie comme cela leur plaît: elles sont toutes-puissantes à cet égard, elles sont le breuvage de Circé qui transforme nos natures comme bon lui semble. Combien de nations, à trois pas de nous, estiment ridicule notre crainte du serein, qui nous paraît à nous avoir une action si nuisible; et combien s’en moquent nos bateliers et nos paysans! Vous rendez un Allemand malade en le faisant coucher sur un matelas, comme un Italien sur la plume, et un Français sans rideau et sans feu. L’estomac d’un Espagnol ne résiste pas à la manière dont nous mangeons; ni le nôtre à boire comme les Suisses.—A Augsbourg, un Allemand m’a amusé en s’élevant contre l’incommodité de nos foyers, auxquels il faisait le même reproche que celui dont nous usons pour condamner leurs poêles; et, en vérité, cette chaleur lourde, l’odeur qui, lorsqu’ils sont échauffés, se dégage des matériaux dont ils sont construits, portent à la tête chez la plupart de ceux qui n’y sont pas habitués; c’est là un effet auquel j’échappe. Mais, en somme, la chaleur qu’ils donnent est égale, constante, pénètre partout; ils ne produisent ni flamme, ni fumée; on ne reçoit pas, comme chez nous, le vent qui s’introduit par le conduit de nos cheminées; tout cela fait que ce mode de chauffage supporte bien la comparaison avec le nôtre. Que n’imitons-nous l’architecture romaine? On dit qu’anciennement à Rome le feu se faisait en dehors et en contre-bas des maisons, d’où la chaleur se communiquait dans toute l’habitation par des tuyaux qui, logés dans l’épaisseur des murs, embrassaient tout le pourtour des locaux qu’ils devaient échauffer, ce que j’ai vu clairement décrit dans je ne sais quel passage de Sénèque. Mon Allemand m’entendant louer les commodités et les beautés de sa ville qui, certes, le mérite, se mit à me plaindre de ce que je devais la quitter, et, parmi les inconvénients que je devais rencontrer ailleurs, plaça en première ligne les maux de tête que les cheminées m’y occasionneraient. Il avait entendu quelqu’un s’en plaindre et s’imaginait que cela nous était particulier, ne s’apercevant pas par habitude qu’il en était de même chez lui.—Toute chaleur produite par le feu m’affaiblit et m’alourdit; Evenus disait que le feu est le meilleur condiment de 633 l’existence, j’use de préférence de tout autre moyen pour échapper au froid.

Les coutumes d’un pays sont parfois le contraire de celles de quelque autre nation. Tendance que nous avons à aller chercher ailleurs, dans l’antiquité notamment, des arguments que notre époque nous fournirait amplement.—Nous n’estimons pas les vins provenant du tonneau quand déjà il est bas; en Portugal, le fumet en est très prisé et ces vins sont servis sur la table des princes. De fait, chaque nation a des coutumes et des usages qui non seulement sont inconnus à d’autres nations, mais qui y paraissent sauvages et étonnants. Quelle appréciation porter sur ce peuple, qui ne tient compte que des témoignages imprimés, qui ne croit les hommes que dans leurs livres, et la vérité que si elle est d’un âge respectable? Nos sottises, d’après lui, acquièrent de la dignité quand nous les avons mises sous presse; et dire: «je l’ai lu», au lieu de: «je l’ai entendu dire», a pour lui une valeur bien autrement grande. Moi, qui ai même foi dans ce qui sort de la bouche des hommes qu’en ce qui vient de leur main, qui sais qu’on écrit aussi indiscrètement que l’on parle, et qui estime mon siècle autant qu’un autre des temps passés, je crois aussi volontiers un ami qu’Aulu-Gelle et Macrobe, ce que j’ai vu que ce qu’ils ont écrit; et, de même qu’on ne tient pas la vertu pour plus grande parce qu’elle date depuis plus longtemps, je pense que la vérité n’est pas plus sage de ce qu’elle est plus vieille. Je dis souvent que c’est pure sottise de recourir aux exemples que nous trouvons à l’étranger et que l’on prône tant dans les écoles; les temps actuels nous en fournissent aussi abondamment qu’aux époques d’Homère et de Platon. L’idée contraire ne proviendrait-elle pas de ce que nous nous attachons plus à l’honneur de reproduire une citation qu’à la vérité de ce que nous exposons, comme si, en empruntant ses arguments à la boutique de Vascosan ou à celle de Plantin, on prouvait davantage qu’en s’appuyant sur ce qui se voit dans son village? ou bien encore de ce que nous n’avons pas assez d’esprit pour analyser et faire ressortir la valeur de ce qui se passe sous nos yeux et l’apprécier assez finement pour en tirer des conclusions? Car dire que l’autorité nous manque pour faire qu’on ajoute foi à notre témoignage, ne se peut admettre; d’autant que, à mon avis, les choses les plus ordinaires, les plus communes, les plus connues pourraient, si nous savions trouver la meilleure manière de nous y prendre, nous mettre en présence des plus grands miracles de la nature, et nous fournir les plus merveilleux exemples, surtout quand nos observations portent sur les actions humaines.

Exemples de quelques singularités résultant de l’habitude.—Laissant donc, sur ce sujet, les exemples que je connais par les livres, tels que celui que cite Aristote, d’Andron l’Argien qui traversait sans boire les sables arides de la Libye, j’ai ouï dire, devant moi, à un gentilhomme qui a rempli honorablement plusieurs 635 charges, qu’il était également allé sans boire, de Madrid à Lisbonne, en plein été. C’est un homme très vigoureux pour son âge et qui n’a rien d’extraordinaire dans les habitudes courantes de la vie, si ce n’est de demeurer, m’a-t-il dit, deux ou trois mois, voire même une année, sans boire. Il sent de l’altération, mais il la laisse passer, et dit que c’est un appétit qui se dissipe aisément de soi-même, et que, lorsqu’il boit, c’est plus par caprice que par besoin ou plaisir.

Autres exemples d’autre sorte. Il n’y a pas longtemps, je rencontrai l’un des hommes les plus savants de France, d’entre ceux possédant une grande fortune. Il travaillait dans un des coins d’une salle qu’on lui avait garnie de tapisseries, et, autour de lui, ses valets, sans se gêner, faisaient un grand vacarme. Il me dit, et Sénèque en rapporte autant de lui-même, que ce tintamarre lui allait fort, ce tapage ramenant en quelque sorte sa pensée en lui, comme si, pour échapper au bruit, il était obligé de se replier sur lui-même, de se concentrer, pour pouvoir méditer. En étudiant à Padoue, il avait si longtemps travaillé dans un local où s’entendaient continuellement le roulement des voitures et le tumulte de la place, qu’il s’était habitué non seulement à n’en être pas incommodé, mais à ne pouvoir même s’en passer pour bien travailler.—Socrate répondait à Alcibiade qui s’étonnait de ce qu’il pouvait supporter les criailleries continuelles de sa femme: «Cela me fait comme, à ceux qui y sont habitués, le bruit continu des norias qui servent à puiser l’eau.»—Je suis tout le contraire, j’ai l’esprit impressionnable et facile à distraire; aussi quand je suis mal disposé, le moindre bourdonnement de mouche m’est insupportable.

Sénèque, dans sa jeunesse, s’était fortement appliqué, à l’exemple de Sextius, à ne rien manger qui eût eu vie; cela dura un an et il s’en trouvait bien, nous dit-il. Il y renonça uniquement pour qu’on ne le soupçonnât pas d’être favorable à certaines religions nouvelles, en suivant cette règle qu’elles prônaient. Il s’était également mis, vers le même temps, comme le recommande Attale, à ne plus coucher sur des matelas cédant sous le poids du corps et, jusqu’à la fin de ses jours, il n’en employa que de résistants; ce que l’usage faisait considérer à son époque comme acte d’austérité de sa part, nous le tenons aujourd’hui pour du raffinement.

Nos goûts sont susceptibles de se modifier quand nous nous y appliquons; il faut faire en sorte, surtout quand on est jeune, de n’en avoir aucun dont nous soyons les esclaves.—Regardez combien est différente ma manière de vivre de celle de mes valets de ferme; combien les Scythes et les Indiens diffèrent de moi comme force et comme tournure.—J’ai retiré de la mendicité, pour les prendre à mon service, des enfants qui, bientôt après, m’ont quitté, abandonnant ma cuisine et ma livrée, pour revenir à leur existence première; depuis, j’en ai rencontré un qui, pour son dîner, ramassait des moules dans la rue et que ni mes prières, ni mes menaces n’ont pu détourner 637 de la saveur et de la douceur qu’il trouvait à vivre ainsi dans l’indigence. Les gueux ont leurs magnificences et leurs voluptés, tout comme les riches; on dit même qu’ils ont une hiérarchie et des dignitaires tout comme dans l’ordre social.—Ce sont là des effets de l’entraînement, qui peut non seulement nous amener à tel genre de vie qu’il lui plaît (et, disent les sages, il est bon de s’arrêter au meilleur qui, de ce fait, se trouvera facilité), mais aussi nous préparer aux changements et aux variations qui peuvent survenir; et c’est le plus noble et le plus utile des apprentissages que nous puissions faire. Les meilleures des qualités physiques qui me sont propres, c’est de me prêter à tout et que rien ne me soit indispensable; j’ai des penchants qui me sont plus personnels, auxquels je reviens plus fréquemment et qui me sont plus agréables que d’autres, mais avec bien peu d’efforts je m’en détourne, et très aisément j’en adopte qui sont tout le contraire. Un jeune homme doit introduire du trouble dans ce qu’il s’est imposé comme règle, afin que sa vigueur soit toujours en éveil, ne s’altère pas et n’arrive à l’énervement; il n’y a pas de train de vie si sot et si débile, que celui de qui est astreint à une discipline et un règlement constants: «Veut-il se faire porter jusqu’à la première borne milliaire, l’heure est prise dans son traité d’astrologie; s’est-il frotté le coin de l’œil et lui en cuit-il, le collyre devra être composé d’après son horoscope (Juvénal)». S’il m’en croit, il ira jusqu’à commettre des excès, autrement la moindre débauche l’abat, et il devient gênant et désagréable en société. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour un homme du monde, c’est d’être d’une délicatesse l’obligeant à un mode d’existence particulier, et c’est le cas s’il ne peut se plier et s’assujettir à toutes les exigences. Il y a de la honte à ne pas faire par impuissance, ou à ne pas oser ce qu’on voit faire à ses compagnons; les gens de ce tempérament n’ont qu’à rester chez eux et observer leur régime. Nulle part une semblable attitude ne convient; mais, dans la profession des armes, c’est un vice capital qui ne peut s’admettre, parce que l’homme de guerre, ainsi que le disait Philopœmen, doit être accoutumé à toutes les variations et irrégularités de la vie.

Habitudes qu’avait contractées Montaigne dans sa vieillesse; passer la nuit au grand air l’incommodait, soin qu’il mettait à se tenir le ventre libre.—Quoique j’aie été dressé, autant qu’on l’a pu, à la liberté et à l’indifférence, je ne m’en suis pas moins, en vieillissant, arrêté davantage par nonchalance à certaines manières de faire (mon âge ne me permet plus de me corriger, je ne peux désormais que chercher à me maintenir dans mon état actuel), et l’habitude a déjà, sans que j’y pense, si bien imprimé en moi son caractère à l’égard de certaines choses, que c’est pour moi faire des excès, que de m’en départir.—Je ne puis sans m’y entraîner: dormir à la belle étoile; manger entre mes repas; me coucher après déjeuner ou souper, sans mettre un assez grand intervalle, comme qui dirait trois * longues heures; m’unir à la femme, si ce n’est avant de m’endormir; entrer en sa 639 possession, en restant debout; demeurer en sueur; boire de l’eau ou du vin purs; rester longtemps la tête découverte; me faire couper les cheveux après dîner; je ne me passerais pas de gants plus malaisément que de chemise; c’est un besoin pour moi de me laver chaque fois au sortir de table et lorsque je me lève; avoir un ciel de lit et des rideaux me semble de première nécessité.—Je dînerais sans nappe, mais il ne me siérait pas de me passer de serviette blanche à chaque repas, comme cela se fait chez les Allemands; je les salis plus qu’ils ne le font, eux et les Italiens, parce que j’ai peu recours aux cuillères et aux fourchettes. Je regrette que l’usage n’ait pas pris de faire comme j’ai vu commencer chez les rois, de changer de serviette, comme d’assiette, à tous les services.—Nous savons que Marius, ce soldat qui a tant peiné, devint, dans sa vieillesse, fort délicat sur la boisson et qu’il ne buvait que dans une coupe affectée à son usage personnel; moi, je préfère également certaine forme de verre, ne bois pas volontiers dans un verre ordinaire, et n’aime pas à être servi par le premier venu; tout verre en métal me déplaît auprès de ceux faits d’une matière claire et transparente: il est besoin que mes yeux, dans la mesure où ils le peuvent, participent à la jouissance qu’éprouve mon palais.—C’est ainsi que je dois à l’usage certaines habitudes efféminées. De son côté, la nature m’a aussi apporté les siennes, telles que de ne pouvoir faire plus de deux repas complets en un jour, sans surcharger mon estomac; non plus que de me passer complètement de l’un d’eux, sans avoir des vents, la bouche desséchée et mon appétit qui proteste.—Je suis incommodé si je demeure longtemps exposé au serein; depuis quelques années lorsque, dans des circonstances de guerre, j’y reste toute la nuit, ce qui est courant, au bout de cinq ou six heures mon estomac commence à s’en trouver mal, j’éprouve de violentes douleurs de tête, n’atteins pas le jour sans vomir, et, quand les autres vont déjeuner, moi je vais dormir et suis ensuite aussi dispos qu’avant. J’avais toujours entendu dire que le serein ne tombe que lorsque vient la nuit; mais un seigneur que je fréquentais assez longuement et intimement en ces dernières années, convaincu que le serein est plus âpre et plus dangereux quand le soleil décline, une heure ou deux avant son coucher, ce qui fait qu’il l’évite à ce moment et ne s’inquiète pas de celui de la nuit, a failli me faire partager non tant son raisonnement que ses sensations. Ainsi le doute même et les recherches auxquelles nous nous livrons pour nous enquérir de ce qui est vrai ou de ce qui ne l’est pas, agissent sur notre imagination et nous changent!—Ceux qui cèdent brusquement à ces opinions diverses, marchent à leur ruine complète; aussi combien je plains quelques gentilshommes qui, par la sottise de leurs médecins, se sont, dans toute la force de leur jeunesse, séquestrés de leur propre mouvement; mieux vaut encore contracter un rhume, que de ne pouvoir plus jamais, parce qu’on en a perdu l’habitude, vivre de la vie commune, dont nous avons à faire si grand usage. Fâcheuse science vraiment que celle qui nous 641 gâte les heures les plus douces de l’existence! Attachons-nous par tous les moyens à ce que nous possédons; le plus souvent on s’affermit dans la possession, en s’y opiniâtrant, et on corrige son tempérament, comme fit César, qui triompha du haut mal à force de le mépriser et de lui résister. On doit adopter les règles qui sont les meilleures mais non s’y assujettir, sauf à celles, s’il en existe, dont l’observation est obligatoire et utile.

Les rois et les philosophes ont journellement à vider leurs intestins; il en est de même des plus grandes dames. Ceux dont la vie se passe en public, se doivent de garder un certain décorum; la mienne est obscure, ne relève que de moi et bénéficie par suite de toutes les libertés qui sont dans la nature; en outre, je suis soldat et gascon, un peu sujets l’un et l’autre à l’indiscrétion; je puis donc dire de cet acte ce que j’en pense. Il faut s’y livrer la nuit, à des heures déterminées; on y arrive par l’habitude en s’y astreignant ainsi que j’y suis parvenu. Mais il ne faut pas s’asservir, comme je l’ai fait en vieillissant, à avoir besoin de local et de siège spécialement aménagés pour cet usage, ni s’en trouver empêché parce que, par paresse, on aura trop différé; toutefois, on est bien un peu excusable de rechercher du soin et de la propreté là comme ailleurs, même quand il s’agit des choses les plus malpropres: «l’homme est de sa nature un animal propre et délicat (Sénèque)». De toutes les fonctions naturelles, c’est celle dans laquelle il m’est le plus pénible d’être interrompu. J’ai vu beaucoup de gens de guerre incommodés par le déréglement de leur ventre; le mien et moi n’avons jamais failli au moment précis, qui est au saut du lit, sauf quand une pressante occupation ou une maladie nous dérangent.

Ce que les malades ont de mieux à faire, c’est de ne rien changer à leur mode de vie habituel; lui-même ne s’est jamais abstenu de ce qui lui faisait envie; il en a été ainsi des plaisirs de l’amour, qu’il a commencé si jeune à connaître que ses souvenirs ne remontent pas jusque-là.—Je ne juge donc pas, comme je l’ai dit, que les malades puissent mieux assurer leur rétablissement autrement qu’en s’en tenant au genre de vie dans lequel ils ont été nourris et élevés; tout changement, quel qu’il soit, nous étonne et nous blesse. Pouvez-vous croire que les châtaignes puissent faire mal à un Périgourdin ou à un Lucquois, le lait et le fromage aux gens de la montagne? En les leur interdisant, non seulement vous changez leur mode d’existence, mais vous leur en imposez un contraire au leur; c’est une modification à laquelle même un homme bien portant ne saurait résister. Ordonnez à un Breton qui a soixante-dix ans, de ne boire que de l’eau; enfermez un homme de mer dans une étuve; défendez la promenade à un domestique basque, c’est les priver de mouvement et finalement d’air et de lumière: «La vie est-elle d’un si grand prix, qu’on nous force à renoncer à cesser de vivre pour prolonger notre existence? car je ne pense pas qu’il faille mettre au nombre des vivants, ceux auxquels on rend incommode l’air qu’ils 643 respirent et la lumière qui les éclaire (Pseudo-Gallus).» Si les médecins ne font pas d’autre bien, ils font du moins qu’ils préparent de bonne heure les patients à la mort, en sapant peu à peu et réduisant en eux l’usage de ce que nous offre la vie.

Que je fusse bien portant ou malade, je me suis d’ordinaire laissé aller à satisfaire mes appétits; je donne une grande autorité à mes désirs et à mes penchants; je n’aime pas à guérir le mal par le mal, et je hais les remèdes qui m’importunent plus que la maladie. Être sujet à la colique et obligé de m’abstenir du plaisir de manger des huîtres, sont deux maux au lieu d’un; le mal nous tiraille d’un côté, le régime de l’autre. Puisqu’on est exposé à des mécomptes, courons plutôt la chance que ce soit après avoir donné satisfaction à ce qui nous cause du plaisir. Le monde fait les choses au rebours: il s’imagine que rien ne peut être utile, s’il n’est en même temps pénible; ce qui est facile, lui est suspect. Mon appétit, en plusieurs choses, s’est de lui-même assez heureusement accommodé de ce qui convient à la santé de mon estomac; quand j’étais jeune, les sauces piquantes et relevées m’étaient agréables; depuis, mon estomac s’en est fatigué et mon goût a aussitôt fait de même. Le vin nuit aux malades, c’est la première chose dont je me dégoûte et la répugnance que j’en éprouve est insurmontable. Tout ce que je prends de désagréable m’est nuisible; et rien ne me nuit, quand j’en ai envie et que cela me sourit.—Aucun acte qui m’était tout à fait agréable ne m’a causé de dommage; aussi m’est-il arrivé de faire céder à mon plaisir, dans une large mesure, n’importe quelle ordonnance médicale; et, tout jeune, «alors que couvert d’une robe éclatante, l’Amour voltigeait sans cesse autour de moi (Catulle)», je me suis prêté aussi licencieusement et inconsidérément qu’un autre aux désirs qui m’étreignaient, «et ai acquis quelque gloire dans ce genre de combat (Horace)» plus, toutefois, par la persistance et la durée de mon attachement que par ma vigueur: «A peine si je me souviens d’y avoir triomphé jusqu’à six fois consécutives (Ovide).» Il y a certes du malheur et du miracle à confesser combien j’étais jeune quand, pour la première fois, je me rencontrai asservi à ses lois; ce fut bien un effet du hasard, car c’était longtemps avant d’être en âge de pouvoir distinguer et choisir; mes souvenirs sur ce qui me touche ne remontent pas si loin, et mon cas peut marcher de pair avec celui de Quartilla, qui ne se souvenait pas de sa virginité: «Aussi ai-je eu de bonne heure du poil sous l’aisselle, et ma barbe précoce étonna ma mère (Martial).»—Les médecins font ployer, le plus souvent avec utilité, leurs prescriptions devant la violence des envies excessives qui se produisent chez leurs malades; nul désir intense ne peut être imaginé si étrange et si pernicieux, que la nature ne le fasse tourner à notre avantage. Et puis, que de contentement dans la satisfaction d’une fantaisie! cela, suivant moi, importe par-dessus tout, ou au moins plus que toute autre considération. Les maux les plus graves et les plus ordinaires sont ceux qui proviennent du fait de notre imagination; et ce dicton 645 espagnol: «Que Dieu me défende contre moi-même!» me plaît à divers titres. Je regrette quand je suis malade de ne pas avoir quelque désir que j’aurais plaisir à assouvir, la médecine aurait bien de la peine à m’en détourner; du reste j’en suis maintenant là que, même quand je suis bien portant, je ne fais plus guère que vouloir et espérer; c’est pitié d’être arrivé à cet état de langueur et d’affaiblissement, que l’on ne puisse faire que souhaiter.

L’incertitude de la médecine autorise toutes nos envies.—L’art de la médecine n’est pas tellement bien fixé, que nous ne soyons fondés à faire ce qui nous convient; il change suivant les climats et les phases de la lune, selon Fernel et selon l’Escale. Si votre médecin trouve mauvais que vous dormiez, que vous fassiez usage de vin, ou de telle viande, ne vous désolez pas; je vous en trouverai un autre qui ne sera pas de son avis; la variété des arguments et des opinions en matière de médecine, embrasse toutes sortes de formes. J’ai vu un malheureux qui, pour guérir, se laissait torturer par la soif, au point de tomber en pâmoison, et dont se moquait plus tard un autre médecin qui condamnait ce régime, comme nuisible; vraiment c’était avoir bien employé sa peine! Tout récemment, est mort de la pierre un homme de cette profession: pour combattre son mal, il avait recours à une abstinence complète; ses confrères disent que ce jeûne lui était absolument contraire, qu’il l’avait asséché et lui avait cuit le sable dans les rognons.

Montaigne avait un timbre de voix élevé; dans la vie courante, l’intonation de notre voix est à régler suivant l’idée qu’on veut rendre.—J’ai constaté que lorsque je suis blessé ou malade, causer m’agite et me nuit autant que tout ce que je puis faire de désordonné; j’ai peine à parler et cela me fatigue, parce que mon timbre de voix est élevé et demande un effort, si bien que, souvent, lorsqu’il m’est arrivé de parler à l’oreille de hauts personnages, les entretenant d’affaires importantes, je les ai mis dans la nécessité de me demander de baisser la voix.

Voici une anecdote plaisante: Quelqu’un, dans une école grecque, parlait sur un ton élevé comme je fais moi-même; le maître de cérémonies lui manda de parler moins haut: «Qu’il m’envoie, répondit-il, le ton sur lequel il veut que je parle.» A quoi, l’autre lui répliqua qu’il prît le ton des oreilles de celui auquel il s’adressait. C’était bien dit, sous condition que cela signifiât: «Parlez suivant ce que vous avez à traiter avec votre auditeur»; si au contraire il avait voulu dire: «Il suffit qu’il vous entende, réglez votre son de voix en conséquence», je ne trouve pas qu’il eût été dans le vrai.—Le ton et le mouvement de la voix concourent en effet à l’expression et à la signification de ce qui se dit; c’est à celui qui parle à la conduire pour lui faire exprimer ce qu’il veut. Il y a un ton de voix pour instruire, un autre pour flatter, un autre pour tancer; non seulement il faut que la voix parvienne à qui l’on s’adresse, mais il faut parfois qu’elle le frappe, le transperce. 647 Quand je réprimande mon domestique avec une dureté de ton marquant mon mécontentement, il ferait bon qu’il vînt me dire: «Mon maître, je vous entends parfaitement, parlez plus doucement.» «Il y a une sorte de voix faite pour l’oreille, non tant par son étendue que par sa propriété (Quintilien).» La parole appartient moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute; celui-ci doit se disposer à la recevoir d’après le sens qu’elle exprime, comme au jeu de paume où le joueur qui reçoit la balle, s’apprête et se meut dans un sens ou dans un autre, selon qu’il voit le geste de celui qui l’envoie et suivant la forme du coup.

Les maladies, comme tout ce qui a vie, ont leurs évolutions dont il faut attendre patiemment la fin; laissons faire la nature, nous luttons en vain; dès notre naissance, nous sommes voués à la souffrance et, arrivés à la vieillesse, l’effondrement est forcé.—L’expérience m’a encore appris que nous nous perdons par notre peu de patience. Les maux ont leur vie, des limites déterminées, leurs maladies et leur état de santé. La constitution des maladies est formée sur le même modèle que celle des animaux: elles ont leur évolution, leur durée fixées dès leur origine; qui essaie de les abréger en tentant de leur imposer de force sa volonté quand elles nous tiennent, les allonge et les multiplie, les excite au lieu de les apaiser. Je suis de l’avis de Crantor: «Qu’il ne faut pas contrecarrer les maux avec obstination et étourdiment, ni leur laisser prendre le dessus par manque d’énergie; mais qu’il faut leur céder naturellement, suivant l’état qu’ils présentent et celui dans lequel nous sommes.» On doit livrer passage aux maladies, et je trouve qu’elles s’arrêtent moins chez moi, parce que je les laisse faire; j’ai été débarrassé de certaines qui passaient pour opiniâtres et tenaces, elles se sont usées d’elles-mêmes sans que j’y aide, sans que l’art intervienne et même contre ses règles. Laissons un peu faire la nature, elle entend mieux ses affaires que nous. «Mais un tel en est mort!» vous dit-on. C’est vrai et vous ferez de même; si ce n’est de ce mal, ce sera d’un autre. Combien n’y ont pas échappé qui avaient trois médecins à leurs trousses! L’exemple est un miroir où tout se reflète vaguement et sous tous les aspects. Si la médecine qui vous est offerte est agréable, acceptez-la, c’est toujours autant de bien acquis pour le moment présent; je ne m’arrêterai ni au nom ni à la couleur si elle est délicieuse et appétissante, le plaisir est une des principales formes sous lesquelles se manifeste le profit.—J’ai laissé vieillir et mourir en moi, de mort naturelle, des rhumes, des attaques de goutte, des relâchements d’entrailles, des battements de cœur, des migraines et autres accidents qui m’ont abandonné quand j’étais déjà à moitié résigné à leur compagnie; on s’en débarrasse plus en usant de courtoisie, qu’en les bravant. Il faut supporter avec résignation les lois inhérentes à notre condition; nous sommes faits pour vieillir, nous affaiblir, être malades en dépit de toute médecine. C’est la première leçon que les Mexicains font à leurs enfants quand, au 649 sortir du ventre de leur mère, ils les accueillent en disant: «Enfant, tu es venu au monde pour endurer; endure, souffre et tais-toi.» Il n’est pas juste de se plaindre de ce qu’il arrive à quelqu’un, ce qui peut arriver à chacun: «Plains-toi, mais seulement si l’on applique à toi seul une loi qui soit injuste (Sénèque).»

Voyez un vieillard qui demande à Dieu de lui maintenir sa santé entière et vigoureuse, autrement dit de lui rendre sa jeunesse; n’est-ce pas folie? son état ne le comporte pas: «Insensé, pourquoi, dans tes vœux puérils, demander des choses irréalisables (Ovide)?» La goutte, la gravelle, les indigestions, sont l’apanage d’un âge avancé, comme la chaleur, les pluies, les vents, celui des longs voyages. Platon ne croit pas qu’Esculape se soit mis en peine de chercher, par les régimes qu’il prescrivait, à faire durer la vie dans un corps gâté et affaibli, inutile à son pays, hors d’état de remplir ses fonctions et de produire des enfants sains et robustes; et il ne trouve pas qu’un pareil rôle puisse convenir à la justice et à la prudence divines, qui doivent tout conduire en vue d’un but utile. Mon bonhomme, c’en est fait; on ne saurait vous redresser; pour le reste, on vous replâtrera, on vous étançonnera un peu, on prolongera même vos misères de quelques heures, «comme fait celui qui, pour soutenir un bâtiment, l’étaie dans les endroits où il menace ruine; mais un jour vient où tout l’assemblage venant à se rompre, les étais s’écroulent sous l’édifice (Pseudo-Gallus)». Il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter. Notre vie est composée, comme l’harmonie des mondes, d’éléments contraires et de tons variés: doux et stridents, aigus et sans sonorité, grêles et graves; le musicien qui aimerait les uns et délaisserait les autres, quel parti pourrait-il en tirer? Il faut qu’il sache user de tous simultanément et les mêler. Nous devons faire de même des biens et des maux, car ils sont parties intégrantes de notre vie; notre être n’est possible qu’avec ce mélange, les uns ne sont pas moins nécessaires que les autres. Essayer de réagir contre cette nécessité, c’est renouveler l’acte de folie de Ctésiphon qui entreprenait de lutter à coups de pied avec sa mule.

Je consulte peu quand je sens que ma santé s’altère, parce que les médecins abusent trop, quand ils nous tiennent à leur merci; ils nous rebattent les oreilles de leurs pronostics. Il m’est arrivé autrefois d’avoir été surpris par eux aux prises avec le mal; ils m’ont outrageusement accablé de leur science et de leurs airs d’importance, me menaçant tantôt de violentes douleurs, tantôt de mort prochaine. Je n’en étais ni abattu, ni décontenancé, mais froissé et excité; et si mon jugement même ne s’en trouvait ni modifié, ni troublé, j’en étais cependant quelque peu gêné; puis, il faut entrer en lutte avec eux, et il en résulte toujours de l’agitation.

Dans ses maux, Montaigne aimait à flatter son imagination: atteint de gravelle, il s’applaudit que ce soit sous cette forme qu’il ait à payer son tribut inévitable à l’âge; 651 c’est une maladie bien portée, qui ne le prive pas de tenir sa place dans la société et le prépare insensiblement à la mort.—Je suis aux petits soins avec mon imagination; si je le pouvais, je la déchargerais de toute peine et de toute contestation; il faut la secourir et la flatter, la tromper même, si on le peut. C’est une tâche à laquelle mon esprit s’entend, il n’est pas en peine de trouver de bonnes raisons pour toutes choses, et s’il persuadait comme il prêche, il me serait d’un très heureux secours. En désirez-vous un exemple? voici le langage qu’il tient: «C’est pour mon plus grand bien que j’ai la gravelle. Des crevasses se produisent naturellement dans les édifices qui ont mon âge; à ce moment, ils sont arrivés au point où ils se disjoignent et perdent leur aplomb; c’est une loi commune, et il n’a pas été fait un nouveau miracle en ma faveur. C’est là une redevance que je paie à la vieillesse et je ne saurais m’en tirer à meilleur compte. L’accident qui m’arrive est celui auquel sont le plus sujets les hommes de mon temps, et cela doit me consoler d’être en compagnie; partout se voient des gens affligés de ce mal, et leur société m’en est d’autant plus honorable qu’il s’attaque plus volontiers aux grands; par essence, il a de la noblesse et de la dignité. Parmi les hommes qui en sont frappés, il en est peu qui s’en tirent à meilleur marché que moi, car il leur en coûte la peine de suivre un régime désagréable et l’ennui de drogues à prendre chaque jour, tandis que je dois à ma bonne fortune, grâce à des dames qui, plus gracieusement que mon mal n’est douloureux, m’avaient offert la moitié de celui dont elles étaient atteintes elles-mêmes, de n’avoir jamais avalé qu’à deux ou trois reprises différentes, quelques-unes de ces infusions de panicaut et de turquette dont l’usage est courant, qui m’ont paru faciles à prendre et ont été du reste sans effet. Mes compagnons de misère ont à acquitter mille vœux qu’ils ont faits à Esculape et à payer autant d’écus à leur médecin, pour obtenir cet écoulement aisé et abondant de sables, dont je suis souvent redevable à la nature. La décence de ma tenue, quand je suis en société, ne s’en ressent même pas; je puis demeurer dix heures sans uriner, aussi longtemps que quelqu’un bien portant.—La crainte de ce mal, ajoute mon esprit, t’effrayait autrefois quand il t’était inconnu; les cris et le désespoir de ceux qui l’exagèrent par leur manque de résignation te le faisaient prendre en horreur. C’est un mal qui frappe les membres par lesquels tu as le plus péché, tu es un homme de conscience: «Le mal qu’on n’a pas mérité, est le seul dont on ait droit de se plaindre (Ovide).» Regarde celui-ci comme un châtiment; il est si doux auprès de tant d’autres qui pouvaient t’atteindre, qu’il témoigne d’une faveur toute paternelle; considère combien il est tardif; il n’incommode et n’occupe que l’époque de ta vie qui, d’une manière ou d’une autre, est désormais perdue et stérile; elle remplace, comme si c’était une chose convenue à l’avance, la licence et les plaisirs de la jeunesse. La crainte, 653 la pitié que ce mal inspire communément est pour toi un motif de gloire, faiblesse dont tes amis retrouvent encore quelques traces en toi, bien que ton jugement en fasse fi et que ta raison en soit guérie. Il y a du plaisir à entendre dire de soi: Quelle énergie! Quelle patience! On te voit épuisé de souffrance, pâlir, rougir, trembler, vomir jusqu’au sang, souffrir de contractions et de convulsions étranges, de grosses larmes tomber parfois de tes yeux, rendre des urines épaisses, noires, effrayantes, ou les avoir arrêtées par quelque pierre aux arêtes aiguës qui labourent et écorchent cruellement le canal de l’urètre; et nonobstant, tu t’entretiens avec les assistants, conservant ta contenance d’habitude, plaisantant par moments avec ceux qui t’entourent, tenant ta place dans une conversation sérieuse, démentant tes douleurs par ta parole et triomphant de tes souffrances! Te souvient-il de ces gens des temps passés, qui recherchaient les maux avec tant d’avidité, afin de tenir leur vertu en haleine et lui donner sujet de s’exercer? Suppose que ce soit pour te faire prendre place dans les rangs glorieux de cette école, dans laquelle tu ne serais jamais entré de ton plein gré, que la nature t’a mis en cet état.—Si tu me dis que c’est un mal dangereux et mortel, tous autres ne sont-ils pas dans le même cas? car c’est une tromperie de la médecine que d’en excepter qui, d’après elle, ne mènent pas directement à la mort; qu’importe qu’ils y conduisent accidentellement et si, glissant et biaisant, ils gagnent insensiblement mais sûrement la voie qui y mène! Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant; la mort n’a pas besoin de l’intervention de la maladie pour te tuer. Chez certains, les maladies ont éloigné la mort; ils ont vécu plus longtemps, parce qu’il leur semblait sans cesse être mourants; d’autant qu’il en est des maladies comme des plaies, il y en a qui sont des remèdes et sont salutaires. La colique est fréquemment aussi vivace que nous; on voit des hommes chez lesquels elle a persisté depuis leur enfance jusqu’à leur plus extrême vieillesse; et s’ils ne lui eussent faussé compagnie, elle les eût accompagnés plus loin encore; vous la tuez plus souvent qu’elle ne vous tue. Et lors même qu’elle te serait un indice de mort prochaine, ne rendrait-elle pas service à un homme de ton âge, en lui donnant à réfléchir sur sa fin dernière?—Enfin, et c’est ce qu’il y a de pire, rien ne peut plus te guérir. Arrange-toi donc comme tu voudras; au premier jour, la loi commune te réclamera. Considère avec quel art et combien doucement ta maladie te dégoûte de la vie et te détache du monde, non avec violence et tyrannie, ainsi qu’il arrive de tant d’autres maux que tu vois aux vieillards qu’ils tiennent continuellement entravés par leur faiblesse et leurs douleurs sans leur laisser aucun répit, mais par des avertissements et des enseignements répétés à intervalles entremêlés de longs moments de repos, comme pour te donner le moyen de méditer et de repasser sa 655 leçon à ton aise. Pour te permettre de bien juger et de prendre ton parti en homme de cœur, elle t’expose l’état complet de la situation, en bien comme en mal, et dans un même jour te fait une vie tantôt allègre, tantôt insupportable. Si tu n’étreins pas la mort, du moins tu mets ta main dans la sienne une fois chaque mois, ce qui te donne l’espérance qu’un jour elle t’attrapera sans menace préalable. Tu auras été si souvent conduit jusqu’au port que, confiant qu’il en sera toujours ainsi, vous vous trouverez, toi et ta confiance, avoir passé l’eau sans vous en apercevoir. On n’est pas fondé à se plaindre des maladies qui partagent loyalement le temps avec la santé.»

Passant habituellement par les mêmes phases, on sait au moins avec elle à quoi s’en tenir; et, si les crises sont particulièrement pénibles, quelle ineffable sensation quand d’un instant à l’autre le bien-être succède à la douleur!—Je suis reconnaissant à la fortune de ce qu’elle me livre si souvent assaut avec les mêmes armes: elle m’y façonne, m’y dresse par l’usage, m’y endurcit et m’y habitue; je sais à peu près maintenant à quelles conditions j’en suis quitte. Faute de mémoire naturelle, je m’en crée sur le papier; dès qu’il survient dans mon mal quelque symptôme nouveau, je le mets par écrit, de telle sorte qu’à cette heure, étant passé par à peu près tous les cas qui peuvent se produire, si j’ai quelque doute sur ce qui me menace, je consulte, comme des livres sibyllins, ces notes décousues, où je ne manque jamais de trouver dans mon expérience du passé, quelque pronostic favorable qui me console. L’habitude me permet aussi d’espérer mieux pour l’avenir, car ces évacuations se produisent depuis si longtemps déjà, qu’il est à croire que la nature ne modifiera pas la façon dont elles s’opèrent et qu’il ne m’adviendra rien de pire que ce que je ressens. En outre, les effets de cette maladie s’accordent assez avec mon tempérament vif et aimant à en venir promptement au fait. Quand ses attaques sont peu intenses, elle me fait peur, parce qu’alors elles se prolongent; si au contraire, sans que je les aie provoqués, ses accès sont violents et bien francs, elle me secoue de fond en comble, mais ce n’est l’affaire que d’un jour ou deux.—Mes reins sont demeurés quarante ans sans que j’en souffre; depuis tantôt quatorze ans cela a changé. Nous avons nos périodes de maladie, comme il y a des périodes de santé, et peut-être cet accident touche-t-il à sa fin. L’âge a affaibli la chaleur de mon estomac; la digestion s’en trouvant moins bien faite, les matières arrivent aux reins moins bien travaillées; pourquoi ne pourrait-il pas arriver qu’un phénomène venant à affaiblir la chaleur des reins au point qu’ils ne puissent plus produire ces concrétions pierreuses, la nature doive pourvoir à cette purgation par une autre voie? Les ans ont incontestablement tari en moi bien des rhumes; pourquoi ne tariraient-ils pas aussi ces résidus dont se forme le gravier?—Autre considération: Est-il rien de si doux que cette soudaine transformation, quand d’une douleur excessive j’en arrive, après l’évacuation 657 de ces calculs, à recouvrer, avec la soudaineté de l’éclair, cette belle lumière qu’est la santé, si nette, si complète, ainsi que cela advient à la suite de mes plus soudaines et douloureuses coliques! Y a-t-il rien dans la douleur dont je souffrais, qui puisse contrebalancer le plaisir que j’éprouve d’un revirement aussi rapide? Combien la santé me semble plus belle après la maladie dont elle est si voisine, si contiguë, qu’il me semble les voir en présence l’une de l’autre, toutes deux au plus fort de leur intensité, s’efforçant à qui mieux mieux de se tenir tête et de se contrecarrer! De même que les Stoïciens disent que les vices ont leur utilité et ont été introduits pour donner du prix à la vertu et la mettre en relief, avec moins de hardiesse et plus de raison nous pouvons dire que la nature nous prête la douleur pour faire honneur à la volupté et à la tranquillité, et nous les faire mieux apprécier. Quand Socrate eut été débarrassé de ses fers, et qu’il éprouva cette sensation agréable d’être délivré de l’engourdissement que leur poids lui causait dans les jambes, il se plut à constater l’étroite alliance de la douleur avec la volupté, si intimement associées l’une à l’autre que tour à tour elles se succèdent et s’engendrent réciproquement, ajoutant que, pour ce bon Ésope, il y aurait eu là matière à une belle fable.

La gravelle a encore l’avantage sur d’autres maladies de ne pas entraîner d’autres maux à sa suite, de laisser au patient l’usage de ses facultés, la possibilité de vaquer à ses occupations, même à ses plaisirs, et de ne pas altérer sa tranquillité d’esprit, s’il ne prête pas l’oreille à ce que peuvent lui représenter les médecins.—Ce que je vois de pire dans les autres maladies, c’est qu’elles ne sont pas aussi graves dans leurs effets que dans leur issue; on est un an à se refaire, sans cesser d’être en proie à la faiblesse et à la crainte. Il y a tant de hasard, tant de degrés à franchir pour se tirer complètement d’affaire, qu’on n’y arrive pas; avant qu’on vous ait enlevé les bandages dont vous étiez affublé, qu’on vous ait débarrassé de votre bonnet, qu’on vous ait rendu l’usage de l’air, du vin, de votre femme, des melons, c’est grand miracle si vous n’êtes pas retombé en quelque autre misère. Mon mal a cet avantage qu’il disparaît du coup, alors que les autres laissent toujours quelque impression et altération qui rendent le corps susceptible de contracter une autre maladie, toutes se prêtant la main les unes aux autres.—Parmi nos maux, ceux qui se contentent de prendre pied chez nous sans chercher à s’étendre et à y introduire toute leur séquelle, sont excusables; mais ceux-ci sont courtois et gracieux, dont le passage nous est de quelque utile conséquence. Depuis que j’ai ma colique, je suis, ce me semble, plus que par le passé, exempt d’autres accidents; c’est ainsi que depuis je n’ai plus de fièvre, je me figure que les vomissements excessifs et fréquents que j’ai, me purgent; d’autre part, les dégoûts que j’éprouve, les jeûnes extraordinaires par lesquels je passe, font que mes humeurs malignes se résolvent, 659 et que la nature vide dans ces pierres ce qu’elle a de superflu et de nuisible. Qu’on ne vienne pas me dire que c’est une médecine qui m’est vendue trop cher; qu’est-ce auprès de ces breuvages sentant si mauvais, des cautères, des incisions, des suées, des sétons, des diètes et de tant d’autres modes de traitement qui, au lieu de nous guérir, nous apportent souvent la mort, parce que nous ne pouvons résister à leur violence et à leur importunité? De la sorte, dans mes crises, je me dis que c’est une médecine qui opère; en dehors d’elles, je me considère comme complètement et à tout jamais délivré.

Voici encore un des avantages particuliers de mon mal: c’est qu’à peu de chose près, il fait son jeu à part et me laisse faire le mien, dans lequel il n’entre que si le courage vient à me manquer; alors que j’en souffrais le plus, je suis resté dix heures à cheval. Avec lui, il suffit de souffrir; pour le reste: jouez, soupez, faites ceci et encore cela si vous le pouvez, vos débauches vous seront plus utiles que nuisibles, dites donc à quelqu’un atteint de la vérole, de la goutte ou qui a une hernie, de faire de même! Les autres maladies nous imposent des obligations de toutes natures, entravent bien autrement nos occupations, troublent tout notre organisme et il nous faut en tenir compte dans tous les actes de la vie; celle-ci ne fait que nous pincer la peau, elle laisse à notre disposition notre entendement et notre volonté, et aussi la langue, les pieds, les mains; elle vous éveille plus qu’elle ne vous assoupit. L’âme est atteinte quand nous avons la fièvre; l’épilepsie la terrasse; une violente migraine la réduit à l’impuissance; en un mot elle est influencée par toute maladie qui a action sur notre être tout entier et sur ses parties les plus nobles. Dans mon cas, elle n’est pas inquiétée ou, si elle vient à l’être, c’est de sa faute, c’est qu’elle se trahit elle-même, qu’elle s’abandonne et se démonte. Il n’y a que les fous pour se laisser persuader que ces corps durs et pleins, qui se forment dans les rognons, peuvent se dissoudre par des breuvages; quand ils viennent à se mettre en mouvement, il n’y a rien autre à faire qu’à leur livrer passage, d’autant qu’ils se l’ouvriraient bien eux-mêmes.

Je constate encore dans mon mal cette supériorité, c’est qu’il nous laisse peu à deviner; avec lui, nous sommes exempts du trouble dans lequel les autres maux nous jettent par l’incertitude que nous avons sur leurs causes, leurs effets et leurs progrès, trouble qui est infiniment pénible. Ici, nous n’avons que faire des consultations des docteurs; ce que nous en ressentons nous montre en quoi le mal consiste et où il gît.

Par ces arguments, les uns forts, les autres faibles, et agissant comme fit Cicéron à propos de sa vieillesse, cette autre maladie, je tâche d’endormir et d’amuser mon imagination, j’essaie de graisser mes plaies. Si demain elles s’aggravent, demain j’y pourvoirai par d’autres échappatoires.—Ce qu’il y a de vrai, c’est que depuis peu de temps, les plus légers mouvements font que je rends par les 661 reins du sang tout pur; pour quelle raison? Cela ne m’empêche pourtant pas de me mouvoir comme auparavant et de suivre mes chiens à la chasse avec une ardeur toute juvénile et que rien n’arrête; c’est avoir bien facilement raison d’un aussi grave accident, qui ne me cause qu’une lourdeur un peu plus prononcée et de l’irritation dans la partie du corps qui en est le siège. Cette recrudescence du mal doit provenir de quelque grosse pierre qui comprime mes rognons et se forme à leurs dépens; cet organe, et avec lui ma vie, se vide ainsi peu à peu, non sans que j’en éprouve un soulagement naturel, comme de l’expulsion de matières qui me sont désormais une gêne et une superfluité. Lorsque je sens quelque chose qui s’écroule en moi, ne vous attendez pas à ce que j’aille m’amuser à me tâter le pouls ou analyser mes urines, pour y chercher quelle précaution ennuyeuse je pourrais prendre; ce sera assez temps quand le mal se fera sentir sans que, par peur, j’en allonge la durée. Qui craint de souffrir, souffre au delà de ce qu’il craint. Ajoutons que le doute et l’ignorance de ceux qui se mêlent d’expliquer les ressorts de la nature et ses progrès en nous, et émettent de par leur art des pronostics si fréquemment entachés d’erreur, doivent nous convaincre que ses ressources infinies nous sont totalement inconnues; la plus grande incertitude, la plus grande diversité, la plus grande obscurité règnent dans ce que nous pouvons espérer ou redouter d’elle. Sauf la vieillesse qui est un signe indubitable de l’approche de la mort, je ne vois dans tous les autres accidents que peu d’indications sur lesquelles nous puissions nous baser pour deviner l’avenir. Je ne me juge que par ce que je ressens réellement, et non en en raisonnant; à quoi cela me servirait-il de faire autrement, puisque je ne veux opposer au mal que l’attente et la patience?—Voulez-vous savoir ce que je gagne à suivre cette ligne de conduite? voyez chez ceux qui font le contraire, qui recherchent tant d’avis et de conseils divers, combien souvent leur imagination s’en trouve mal sans que leurs appréhensions soient justifiées. J’ai maintes fois pris plaisir, dans des moments d’accalmie, alors que tout danger était passé, à parler de ces accidents aux médecins, comme si je les sentais venir; j’étais ainsi bien à l’aise pour écouter les horribles conclusions dont ils me menaçaient; j’en devenais encore plus reconnaissant à Dieu de ses grâces et plus convaincu de la vanité de leur art.

Montaigne était grand dormeur, cependant il savait s’accommoder aux circonstances. Sa petite taille lui faisait préférer aller à cheval qu’à pied dans les rues et quand il y avait de la boue.—Il n’est rien qu’on doive plus recommander à la jeunesse que l’activité et la vigilance; notre vie n’est que mouvement. Je m’ébranle difficilement et suis lent en toutes choses: à me lever, à me coucher, à prendre mes repas; pour moi, sept heures c’est matinal; et, là où je suis mon maître, je ne dîne pas avant onze heures et ne soupe qu’après six.—J’ai autrefois attribué à la lourdeur et à l’assoupissement que me causait 663 un sommeil trop prolongé, des fièvres et des maladies que j’ai eues, et j’ai toujours regretté de me rendormir le matin. Platon est d’avis que l’excès de sommeil est plus mauvais que les excès de boisson. J’aime à avoir un lit qui soit dur, à coucher seul, sans femme, comme font les rois, et à être assez couvert. On ne me bassine jamais mon lit; mais depuis que la vieillesse me gagne, on me donne, quand besoin en est, des draps chauds pour m’envelopper les pieds et me mettre sur l’estomac. On trouvait à redire à ce que le grand Scipion fût dormeur; à mon avis, on ne lui faisait ce reproche que parce qu’on n’en avait pas d’autre à lui adresser. Si je suis quelque peu délicat dans mes habitudes, c’est plutôt dans mon coucher que dans toute autre chose; mais tout comme un autre, je me fais à la nécessité et m’en accommode. Dormir a été et n’a cessé d’être la plus grande occupation de ma vie; à l’âge où je suis arrivé, je dors encore fort bien huit ou neuf heures tout d’un trait. Quand il y a utilité, je me dégage de cette propension à la paresse et j’en éprouve un mieux évident; le changement m’est un peu pénible, mais c’est l’affaire de trois jours.—Je ne vois guère de gens qui aient moins de besoins que moi quand les circonstances l’exigent, qui s’entraînent avec plus de continuité et auxquels les corvées pèsent moins. Mon corps est capable de supporter une vie agitée qui se prolonge, mais il ne s’accommode pas d’une agitation véhémente et soudaine. Maintenant, cependant, j’évite les exercices violents qui peuvent me mettre en sueur: mes membres se fatiguent avant qu’ils ne se soient échauffés. Je reste facilement debout toute une journée et me promener n’est jamais un ennui pour moi; mais je n’aime pas à aller par les villes autrement qu’à cheval, et cela, depuis ma première enfance; parce que lorsque je vais à pied, je me crotte jusqu’à l’échine, et que les gens qui, comme moi, sont de petite taille, n’en imposant pas, courent risque, dans les rues, d’être coudoyés et bousculés. J’aimais aussi, quand je me reposais, soit assis, soit couché, à avoir les jambes à hauteur de mon siège, ou plus haut.

Le métier des armes est, de toutes les occupations, la plus noble et la plus agréable.—Il n’est pas d’occupation plus agréable que le métier des armes; noble dans son exécution (car la plus forte, la plus généreuse, la plus belle de toutes les vertus, c’est la vaillance), cette occupation est également noble par ce qui en est le mobile, rien n’étant en effet plus utile, plus juste, s’étendant davantage à tout, que la protection du repos et de la grandeur de son pays. On se complaît dans la compagnie de tant de gens nobles, jeunes, actifs, dans ces spectacles répétés de tant de situations tragiques, cette liberté de rapports dépouillés d’artifice, ce genre de vie mâle et sans cérémonie; dans cette variété de mille actions diverses, ces accents généreux de musique guerrière qui vous soutiennent, vous échauffent les oreilles et surexcitent l’âme; dans l’honneur que cela vous procure, et jusque dans les difficultés et les moments pénibles qui s’y rencontrent et dont Platon 665 tient si peu de compte que, dans sa République, il y fait participer les femmes et les enfants. Ce métier, volontairement embrassé, vous met à même de remplir des tâches et de courir tels risques que vous le jugez bon, suivant leur importance et l’éclat qui doit vous en revenir; et si même vous venez à succomber pour la cause à laquelle vous vous êtes consacré, voyez combien «il est beau de mourir les armes à la main (Virgile)». Craindre les périls communs auxquels tant de gens sont exposés, ne pas oser ce que tant d’âmes de toutes natures et le peuple entier osent, c’est le propre d’un cœur lâche et bas au delà de toute mesure; se trouver en compagnie rassure même les enfants. D’autres peuvent vous surpasser en science, en grâce, en force, en fortune, cela tient à des causes étrangères auxquelles vous pouvez vous en prendre; mais vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous, si vous vous montrez d’une fermeté d’âme inférieure à la leur. La mort est plus abjecte, plus languissante, plus pénible dans un lit que dans un combat; la fièvre et les catarrhes sont aussi douloureux et mortels qu’un coup de feu. Celui qui est fait à supporter vaillamment les accidents de la vie ordinaire, n’a point à grandir son courage pour se faire soldat: «Vivre, mon cher Lucilius, c’est combattre (Sénèque).»

Montaigne était d’excellente constitution; chez lui les maux du corps n’avaient que peu de prise sur l’âme.—Je ne me souviens pas d’avoir jamais eu la gale. Se gratter est une des satisfactions les plus douces que l’on puisse éprouver et qui est toujours à votre portée, mais ce qui s’ensuit est par trop importun; c’est surtout à mes oreilles que je m’en prends, les ayant sujettes par moment à des démangeaisons.

Je suis né avec tous mes sens bien entiers, atteignant presque à la perfection. Mon estomac est facile et bon, ma tête solide et, le plus souvent, l’un et l’autre demeurent tels quand j’ai la fièvre; j’ai de même l’haleine bonne. J’ai dépassé l’âge auquel chez certains peuples, et non sans quelque raison, il était tellement admis que la vie devait prendre fin après une durée déterminée, qu’ils n’admettaient pas que ce terme fût dépassé; même maintenant, j’ai encore des moments, bien que courts et irréguliers, où je suis tellement en pleine possession de moi-même, que c’est presque la santé et le bien-être de ma jeunesse. Il n’est question ici, bien entendu, ni de vigueur, ni de jouissances intimes; il n’y a pas de raison pour qu’elles se soient maintenues chez moi au delà des limites qui leur sont propres, et «mes forces ne me permettent plus de braver les intempéries du ciel à la porte d’une maîtresse (Horace)».—Mon visage et mes yeux décèlent immédiatement ce qui se passe en moi, c’est par là que commencent tous les changements que j’éprouve; ils s’y manifestent même plus violents qu’ils ne sont, et souvent je fais pitié à mes amis avant d’en ressentir la cause. Mon miroir ne me surprend pas quand il me met à même de constater de semblables transformations; car, même dans ma jeunesse, il m’est 667 arrivé plus d’une fois d’avoir un teint, une mine défaite de mauvais augure, sans que rien d’extraordinaire me fût survenu, si bien que les médecins ne trouvant quoi que ce soit qui justifiât cette altération de ma figure, l’attribuaient à l’état de mon esprit en butte à quelque passion qui me rongeait intérieurement; ce en quoi ils se trompaient. Si mon corps se comportait aussi à mon gré que mon âme, nous marcherions un peu plus à notre aise; j’avais alors celle-ci, non seulement exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction et en fête, ce qui est mon cas le plus ordinaire tant par nature que de parti pris. «Jamais les troubles de mon âme n’ont influé sur mon corps (Ovide)»; je tiens, au contraire, que maintes fois, par son influence salutaire, elle l’a relevé de ses chutes; lui, est souvent abattu, au lieu qu’elle, lorsqu’elle n’est pas enjouée, est du moins tranquille et reposée. J’ai eu la fièvre intermittente pendant quatre ou cinq mois; elle m’avait complètement altéré la physionomie; aussi longtemps qu’elle a duré, mon esprit a conservé non seulement tout son calme, mais même toute sa gaîté. Quand je n’éprouve pas de douleurs, l’affaiblissement et la langueur que je ressens, ne m’attristent guère. Que de défaillances physiques je connais, dont le nom seul me fait horreur et que je redouterais moins que les mille passions qui agitent l’esprit et auxquelles je vois des gens être en proie! J’ai pris le parti de ne plus courir, j’ai déjà assez de me traîner, mais je ne me plains pas de ma décadence qui est dans l’ordre naturel des choses: «Qui s’étonne de trouver des goîtres dans les Alpes (Juvénal)?» Je ne regrette pas davantage de ne pas devoir durer autant et sans plus de décrépitude qu’un chêne.

Ses préoccupations n’ont pas souvent troublé son sommeil et ses songes étaient rarement tristes.—Je n’ai pas à me plaindre de mon imagination; j’ai eu dans ma vie peu de préoccupations qui aient seulement interrompu mon sommeil, et, sauf quand cela répondait à mon désir, j’étais toujours contrarié lorsqu’elles m’éveillaient.—J’ai rarement des songes; quand j’en ai, je rêve de choses fantastiques et chimériques, produites d’ordinaire par des pensées plaisantes, plutôt ridicules que tristes. Je tiens pour vrai que nos songes sont les loyaux interprètes des dispositions dans lesquelles nous sommes; mais il faut un certain art pour en saisir la relation et les comprendre: «Il n’est pas surprenant en effet que les hommes retrouvent en songe les choses qui les occupent dans la vie, qu’ils méditent, qu’ils voient, qu’ils font lorsqu’ils sont éveillés (Attius).» Platon va plus loin et dit qu’il rentre dans les services que la prudence doit nous rendre, de tirer des songes des indications qui nous révèlent l’avenir; je ne vois rien à l’appui de cette thèse, si ce n’est les merveilleux exemples que nous en citent Socrate, Xénophon, Aristote, tous personnages dont l’autorité est irréprochable. Les historiens disent que les Atlantes n’ont jamais de songes et aussi qu’ils ne mangent rien qui ait eu vie; j’associe ces deux choses, parce que la seconde donne peut-être 669 la cause de la première; Pythagore ne recommande-t-il pas de se nourrir d’une façon particulière, quand on veut avoir des songes conformes à ce que l’on souhaite? Ceux que j’ai sont bénins, ils ne m’agitent pas et, sous leur action, aucune parole ne m’échappe. J’ai vu, de mon temps, certaines personnes en être extraordinairement agitées; Théon le philosophe rêvait en se promenant tout endormi, et le valet de Périclès en faisait autant sur les toits et le faîte même de sa maison.

Il était peu délicat sous le rapport de la nourriture; la délicatesse est du reste le fait de quiconque affecte une préférence trop marquée pour quoi que ce soit.—A table, je n’ai guère de préférence; je prends le premier mets venu, celui qui est le plus à ma portée, et n’aime pas à passer d’un goût à un autre. La multiplicité des plats et des services me déplaît autant que tout autre excès en n’importe quoi. Je me contente facilement d’un petit nombre de mets, et ne partage pas l’opinion de Favorinus qui veut que, dans un festin, on vous retire un plat avant que vous n’en ayez pleinement satisfait votre estomac pour vous en substituer toujours un nouveau, tient pour misérable un souper où on n’a pas servi à satiété aux convives des croupions d’oiseaux d’espèces diverses, et estime que seul le becfigue vaut d’être mangé tout entier.—Quand je suis en famille, je mange beaucoup de viandes salées; par contre, je préfère le pain qui n’a pas de sel et, chez moi, mon boulanger n’en fournit pas d’autre pour ma table, bien que ce ne soit pas l’usage du pays.—Dans mon enfance, on a eu surtout à me corriger du refus que je faisais de choses que généralement on aime beaucoup à cet âge: les sucreries, les confitures, les pâtisseries cuites au four. Mon gouverneur combattit en moi cette répulsion pour ces mets délicats, comme une sorte de délicatesse outrée; et, de fait, elle ne témoigne autre chose qu’un goût difficile, quel que soit ce à quoi cela s’applique. Qui fait passer à un enfant d’aimer d’une façon trop particulière et exclusive le pain bis, le lard ou l’ail, combat également chez lui un penchant à la friandise. Il est des gens qui, lorsqu’on leur sert des perdrix, semblent prendre beaucoup sur eux et faire acte de résignation, regrettant le bœuf et le jambon; ils l’ont belle, c’est de la délicatesse au premier chef, c’est un goût qui marque, chez un favorisé de la fortune, une lassitude qui fait que les choses ordinaires et habituelles ont seules du piquant: «C’est le luxe qui voudrait échapper à l’ennui des richesses (Sénèque).» Renoncer à faire bonne chère avec ce qu’un autre considère comme tel, apporter une attention particulière à sa table, «ne pas savoir te contenter d’un plat de légumes pour ton dîner (Horace)», est le caractère essentiel de ce vice. Il y a bien là, à la vérité, une différence avec le cas que je cite; si on a des besoins impérieux, il vaut évidemment mieux que ce soit pour des choses faciles à se procurer, mais c’est toujours un défaut que d’avoir des manies quelles qu’elles soient. Jadis, je considérais comme fort délicat un de mes parents 671 qui, par suite d’un long temps passé à naviguer, avait désappris à se servir de lit et à se déshabiller pour se coucher.

Dès le berceau, il a été habitué à vivre comme les gens de la plus basse classe et à se mêler à eux; cette fréquentation l’a rendu sympathique au sort des malheureux.—Si j’avais des enfants mâles, je leur aurais volontiers désiré la bonne fortune que j’ai eue. L’excellent père que Dieu m’a donné, pour lequel je n’ai rien pu faire que de lui vouer une reconnaissance, bien vive il est vrai, pour sa bonté à mon égard, me fit élever, dès le berceau, dans un pauvre village qui lui appartenait et où il me laissa tant que je fus en nourrice et encore au delà, me dressant à vivre dans les conditions de la plus basse classe: «C’est un grand pas fait vers la liberté, que de savoir régler son estomac (Sénèque).» Ne vous chargez jamais, et chargez encore moins vos femmes, de l’élevage de vos enfants; laissez à la fortune le soin de les former comme s’élèvent les enfants du peuple, en n’écoutant que les lois de la nature; laissez-les, en suivant les usages, s’habituer ainsi à la frugalité et à l’austérité; qu’ils soient dans l’avenir plutôt dans le cas de voir leurs privations s’adoucir, que s’aggraver. L’idée de mon père tendait à autre chose encore, c’était à m’unir au peuple, à ces hommes qui ont besoin de notre aide; il voulait que je fusse porté à regarder plutôt du côté de ceux qui me tendent les bras, que de ceux qui me tournent le dos; ce fut pour cette même raison qu’il me fit tenir sur les fonts baptismaux par des personnes de condition très inférieure, pour me créer ainsi des obligations vis-à-vis d’elles et faire que je m’y attache.

Son dessein n’a pas mal réussi; je m’occupe volontiers des petits, soit parce qu’il y a à cela plus de gloire, soit par un sentiment naturel de compassion, vertu qui a une grande action sur moi. Le parti que dans nos guerres civiles je reprouve, je le condamnerais bien plus sévèrement s’il était florissant et prospère; tandis qu’au contraire, je me montrerais mieux disposé pour lui, si je le voyais malheureux et écrasé.—Combien j’ai de considération pour le beau caractère de Chélonis, cette fille et femme des rois de Sparte! Quand, dans les désordres de la ville, Cléombrote son mari se trouva l’emporter sur Léonidas son père, en excellente fille elle accompagna celui-ci en exil, embrassant contre le vainqueur la cause de celui tombé dans le malheur. Lorsque la chance vint à tourner, elle changea de parti comme avait fait la fortune et prit courageusement celui de son mari qu’elle suivit partout où son infortune lui fit porter ses pas, n’ayant, ce semble, d’autre préférence que de se ranger du côté où elle faisait le plus besoin et où sa pitié trouvait le plus à s’exercer.—Je serais davantage porté à imiter l’exemple de Flaminius qui s’employait beaucoup plus pour ceux qui avaient besoin de lui que pour ceux en situation de lui venir en aide, qu’à faire comme Pyrrhus qui s’humiliait devant les grands et se montrait orgueilleux vis-à-vis des petits.

673

Il n’aimait pas à rester longtemps à table; les anciens Grecs et Romains entendaient beaucoup mieux que nous cette jouissance.—Demeurer longtemps à table m’ennuie et m’est mauvais parce que, je mange tant que j’y suis, probablement par habitude, ce moyen étant le seul qui, lorsque j’étais enfant, me permettait d’y faire bonne contenance. C’est pourquoi, chez moi, bien qu’on s’y attarde peu, j’y prends place d’ordinaire un peu après les autres, comme faisait Auguste; mais je cesse de faire comme lui, en ce que souvent aussi il en quittait avant eux, tandis qu’après j’aime, au contraire, à me livrer assez longuement au repos et à entendre causer, pourvu que je n’y prenne pas part: parler l’estomac plein me fatiguant et me faisant mal, autant que crier et discuter avant le repas m’est un exercice salutaire et agréable.

Les Grecs et les Romains des temps anciens agissaient plus raisonnablement que nous, en consacrant, quand aucune autre occupation extraordinaire ne les en empêchait, plusieurs heures et la majeure partie de la nuit aux repas, qui sont du nombre des principaux actes de la vie, mangeant et buvant avec moins de hâte que nous dont toutes les actions sont accomplies précipitamment; ils se livraient à ce plaisir naturel tout à loisir et l’utilisaient mieux que nous, l’entremêlant d’intermèdes de divers genres utiles et agréables.

Indifférent à ce qu’on lui servait, il se laissait aller à manger de tout ce qui paraissait sur la table.—Ceux qui, à table, ont à prendre soin de moi, peuvent aisément m’empêcher de manger ce qu’ils estiment m’être nuisible; car, en fait de mets, je ne désire jamais ce que je ne vois pas et ne trouve jamais à y redire. Par contre, ils perdent leur temps à me prêcher de m’abstenir de ceux qui sont servis; c’est au point que lorsque je veux jeûner, il faut que je mange à part de ceux qui soupent et qu’on ne me présente que ce que comporte bien exactement une collation en règle, parce que si je me mets à table, j’oublie ma résolution. Quand je demande qu’on change la manière dont certaines viandes sont apprêtées, mes gens savent que c’est signe que je n’ai pas grand appétit et que je n’y toucherai pas.—Toutes celles qui peuvent être mangées telles, je les aime peu cuites et avancées, au point même, pour certaines, que leur odeur s’en trouve altérée. Je ne suis contrarié que lorsqu’elles sont dures; pour le reste, elles peuvent être n’importe comment, ce m’est aussi indifférent et me touche aussi peu que possible; si bien, qu’à l’inverse de ce qu’on éprouve généralement, il m’arrive de trouver même le poisson trop frais et trop ferme. Ce n’est pas parce que j’ai de mauvaises dents, je les ai toujours eues aussi bonnes qu’il se peut, et ce n’est que maintenant que l’âge commence à les menacer; dès l’enfance, j’ai pris l’habitude de me les frotter avec une serviette le matin et au commencement et à la fin de chaque repas.

C’est une grâce que Dieu nous fait quand la mort nous gagne peu à peu, ce qui est l’effet de la vieillesse; du reste, 675 indissolublement liée à la vie, on en constate en nous la présence et les progrès durant tout le cours de notre existence.—A ceux que Dieu soustrait à la vie par parcelle, c’est une grâce qu’il leur fait, c’est le seul avantage de la vieillesse; notre dernière mort en sera d’autant moins étendue et nuisible, ne tuant plus en nous que la moitié ou le quart d’un homme. Voilà une de mes dents qui vient de tomber sans douleur, sans effort, elle était arrivée au terme de sa durée; cette partie de mon être et plusieurs autres sont déjà mortes; d’autres, d’entre les plus actives et qui tenaient le premier rang quand j’étais dans la force de l’âge, le sont à moitié. C’est ainsi que je fonds et échappe à moi-même. Quelle bêtise ce serait de la part de mon entendement, de s’affecter, au même degré, du saut final de cette chute déjà si prononcée, que si je m’effondrais tout d’une pièce; j’espère qu’il ne la commettra pas.—A la vérité, j’éprouve une grande consolation, quand je pense à ma mort, de m’imaginer qu’elle sera de celles qui s’accomplissent dans des conditions justes et naturelles, et que ce que désormais je puis demander à cet égard à la destinée, ne peut plus être qu’une faveur que je ne saurais revendiquer comme un droit. Les hommes sont portés à croire qu’autrefois, comme leur taille, la durée de leur existence était plus grande; ils se trompent, car Solon, qui vivait en ces temps reculés, indique soixante-dix ans comme en étant la limite extrême. Moi, qui ai tant adoré, et en toutes choses, cette «excellente médiocrité» des temps passés, et qui ai tant considéré une juste moyenne comme la perfection, puis-je prétendre à une vieillesse démesurée et extraordinaire? Tout ce qui nous arrive contre l’ordre habituel de la nature peut être fâcheux, mais nous devons toujours faire bon accueil à ce qui est conforme à ses lois: «Tout ce qui se fait naturellement, doit être tenu pour bon (Cicéron).» C’est ainsi, dit Platon, que la mort due à des plaies ou à des maladies, est mort violente; tandis que celle qui nous surprend, occasionnée par la vieillesse, est de toutes la plus légère et empreinte même de douceur: «Les jeunes gens meurent de mort violente, les vieillards de maturité (Cicéron).»—Partout et en tout, la mort se mêle et se confond avec la vie; le déclin de celle-ci fait songer à l’heure où viendra celle-là, son action s’accentue à mesure que nous approchons du terme fatal. J’ai des portraits qui me représentent à l’âge de vingt-cinq ans et de trente-cinq; il m’arrive de les comparer à celui d’aujourd’hui; combien il s’en faut que ce soit encore moi! ma physionomie actuelle diffère bien plus des précédentes, que de celle que j’aurai quand je viendrai à trépasser.—C’est par trop abuser de la nature, que de la tracasser si longtemps à l’avance par des soins qui l’obligent à nous quitter; elle finit par se lasser de nous suivre, en nous voyant abandonner la direction de nous-mêmes, nos yeux, nos dents, nos jambes et tout le reste à la merci de soins étrangers que nous mendions, et nous en remettre entièrement aux mains de l’art.

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Montaigne n’a jamais acquis la certitude que certains mets lui fussent nuisibles, mais ses goûts ont subi des changements et des revirements.—Je ne suis très amateur ni de salades, ni de fruits, sauf de melons. Mon père n’aimait aucune sauce, je les aime toutes. Trop manger me gêne; mais je ne suis pas encore certain qu’il y ait des viandes qui, par leur nature même, me soient nuisibles, pas plus que je ne constate que la lune, quand elle est pleine ou nouvelle, le printemps ou l’automne aient action sur moi. Il se produit en nous des effets qui ont lieu à des moments indéterminés et dont nous ne nous rendons pas compte; ainsi les raiforts par exemple: longtemps je n’en ai pas été incommodé, puis je m’en suis mal trouvé; à présent, je m’en accommode à nouveau très bien. Pour plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi se modifiant; du vin blanc je suis passé au vin clairet, et du vin clairet me voici revenu au vin blanc.

Je suis friand de poisson, et les jours maigres sont pour moi des jours où je me régale, comme me sont fêtes aussi les jours de jeûne; je crois (il en est qui le disent) qu’il est de plus facile digestion que la viande. Je me fais conscience de manger de celle-ci, les jours où le poisson est d’obligation; mon goût est de même et se fait scrupule de mêler l’un à l’autre, il y a entre eux, ce me semble, une trop grande différence.

Circonstances dans lesquelles il lui est arrivé parfois de ne pas prendre de repas; tout régime trop longtemps suivi cesse d’être efficace.—Dans ma jeunesse, il m’est arrivé de me passer parfois de quelque repas pour avoir meilleur appétit le lendemain et, de la sorte, accroître mon plaisir en me disposant à mieux profiter et à jouir plus vivement de l’abondance que je prévoyais, agissant en cela au rebours d’Épicure qui jeûnait et faisait maigre pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance; ou bien je jeûnais pour me conserver dispos en vue d’un travail quelconque de corps ou d’esprit, l’un comme l’autre devenant honteusement paresseux chez moi quand je suis surchargé d’aliments; d’autant que je déteste ce fonctionnement simultané si peu raisonnable de l’imagination, cette déesse si saine et si alerte, et de l’estomac, ce petit dieu alourdi et bruyant quand il est gonflé des émanations des sucs qu’il procrée. Je m’en abstenais encore, quand j’avais cet organe fatigué, ou enfin lorsque je n’avais pour me tenir compagnie personne qui me convint, car je dis avec ce même Épicure, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange, qu’avec qui on mange; et je loue Chilon de n’avoir pas voulu s’engager à se trouver à un festin auquel le conviait Périandre, avant de connaître quels étaient les autres convives; il ne saurait en effet y avoir pour moi de plus grand attrait, de sauce si appétissante, qui vaillent ceux résultant de la société avec laquelle on s’y rencontre.—Je crois qu’il est plus sain de manger doucement, moins à la fois et plus souvent; mais je tiens à satisfaire pleinement mon appétit et ma faim, et ne prendrais pas goût à me condamner 679 à faire par jour, comme on l’ordonne aux malades, trois ou quatre chétifs repas où je serais rationné; et puis, qui peut me donner l’assurance que les bonnes dispositions dans lesquelles je suis ce matin, je les retrouverai encore à souper? Profitons, nous surtout qui sommes vieux, du premier moment favorable qui vient; laissons aux faiseurs d’almanachs les espérances et les pronostics. Le fruit essentiel que je retire de la santé, ce sont les jouissances qu’elle nous permet; tenons-nous-en à la première qui se présente, que nous avons sous la main et que nous connaissons. J’évite de m’astreindre trop longtemps à un même régime; celui qui en suit un et veut qu’il lui profite, ne doit pas le prolonger indéfiniment; sans cela, nous nous y endurcissons, notre organisme y perd de son activité; six mois après, l’estomac y est si bien acoquiné que tout l’avantage que vous en retirez est d’avoir perdu la liberté de faire autrement sans en éprouver d’inconvénients.

Il ne sert de rien non plus de se trop couvrir; on s’y habitue et cela n’a plus d’effet.—Je porte de simples bas de soie, et pas plus en hiver qu’en été je n’ai les jambes et les cuisses autrement couvertes. En raison de mes rhumes, je me suis laissé aller à me tenir la tête plus chaude, ainsi que le ventre à cause de mes coliques; en peu de jours, ces deux maux s’y sont habitués et ont dédaigné mes précautions ordinaires; une simple coiffe avait fait place à un capuchon; un bonnet, à un chapeau doublé; aujourd’hui, les fourrures de mon pourpoint ne me servent plus que d’enjolivement; et tout cela ne me fait plus aucun effet, si je n’y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, et sur ma tête une calotte. Suivez une semblable gradation, cela vous mènera loin; aussi n’en ferai-je rien, et volontiers, si j’osais, je reviendrais sur ce que j’ai déjà commencé. Avec cette mode, vous survient-il quelque nouvel inconvénient, les réformes que vous avez déjà introduites ne vous sont plus d’aucune utilité: vous vous y êtes habitué, il vous faut en chercher d’autres. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer dans des régimes particuliers, auxquels ils s’astreignent superstitieusement; ce qu’on fait ne suffit pas, il faut plus encore; et après, encore davantage; on n’en a jamais fini.

Nos occupations et nos plaisirs nous portent à donner plus d’importance au souper qu’au dîner; l’estomac, d’après Montaigne, s’accommode mieux du contraire.—Pour mes occupations et notre plaisir, il est beaucoup plus commode de supprimer le dîner, comme faisaient les anciens, et de remettre à faire un repas copieux à l’heure où on se retire chez soi pour y prendre du repos, et ainsi ne pas interrompre la journée; c’est ce que je faisais autrefois. Au point de vue de la santé, l’expérience m’a depuis enseigné qu’au contraire il vaut mieux maintenir le dîner, la digestion se faisant mieux quand on est éveillé.—Je ne suis guère sujet à être altéré, pas plus quand je me porte bien que lorsque je suis malade; dans ce dernier cas, j’ai assez fréquemment la bouche sèche, mais ce n’est pas de la soif, et d’ordinaire je ne 681 bois que lorsque, en mangeant, l’envie m’en vient, généralement quand déjà le repas est bien avancé. Je bois assez copieusement pour un homme qui ne présente rien de particulier; en été, dans un repas auquel j’assiste avec appétit, non seulement j’outrepasse les limites dans lesquelles se tenait Auguste qui ne buvait jamais que trois fois, mais pour ne pas aller à l’encontre de la règle posée par Démocrite qui défendait de s’arrêter à quatre, comme nombre portant malchance, je me laisse aller jusqu’à cinq si besoin est, ce qui fait environ trois demi-setiers, car je me plais à faire usage de verres de petite capacité et les vide chaque fois, ce que d’autres se gardent de faire comme contraire aux convenances. Je trempe mon vin, le plus souvent avec moitié, parfois avec un tiers d’eau; et quand je suis chez moi, par suite d’une ancienne habitude prise sur le conseil donné à mon père par son médecin, qui lui aussi agissait de même, le mélange s’opère à l’office, deux ou trois heures avant qu’on le serve. On dit que cet usage de tremper le vin avec de l’eau, remonte à Cranaüs, roi d’Athènes; pour ce qui est de son utilité, je l’ai entendu discuter. J’estime plus convenable et meilleur pour la santé, de n’en user pour les enfants qu’après seize ou dix-huit ans et, jusque-là, de ne leur faire boire que de l’eau. La manière de vivre la plus usitée et communément suivie, est celle qui est préférable; toute singularité me semble à éviter, et j’aime aussi peu voir un Allemand mettre de l’eau dans son vin, qu’un Français qui le boirait pur; l’usage, auquel tout le monde se conforme, fait loi dans les choses de cette espèce.

Il n’aimait pas l’air confiné; était plus sensible au chaud qu’au froid; avait bonne vue, mais elle se fatiguait aisément; il était d’allure vive; à table, il mangeait avec trop d’avidité.—Je crains un air lourd à respirer et ne puis supporter la fumée; la première réparation que je me hâtai de faire exécuter chez moi, fut celle des cheminées et des cabinets d’aisance qui, chose insupportable, laissent communément à désirer dans les bâtiments d’ancienne construction; et au rang des incommodités que l’on rencontre à la guerre, je place ces épais nuages de poussière dans lesquels, pendant la chaleur, il faut demeurer des journées entières. J’ai la respiration libre et facile; le plus souvent, quand j’ai des refroidissements, mes poumons demeurent indemnes et je n’ai pas de toux.

Un été pénible m’est plus contraire que l’hiver, parce qu’outre l’incommodité de la chaleur dont on peut moins se défendre que du froid, et en dehors de l’action des rayons de soleil sur la tête, mes yeux supportent mal leur éclat éblouissant; actuellement, je ne pourrais même pas dîner, assis devant un feu ardent dont je recevrais la réverbération.

Quand je lisais plus que je ne le fais maintenant, pour amortir la blancheur du papier, je couvrais mon livre d’une feuille de verre et ma vue s’en trouvait fort soulagée. Jusqu’à présent, je n’emploie pas de lunettes et j’y vois aussi loin que jamais et que n’importe 683 qui; il est vrai que lorsque le jour tombe, je commence, quand je lis, à éprouver du trouble et de la faiblesse; mais tout travail, particulièrement la nuit, m’a toujours fatigué les yeux. C’est là un pas en arrière à peine sensible, auquel viendra s’en ajouter un second, à celui-ci un troisième, puis à ce dernier un quatrième; reculant ainsi de plus en plus chaque fois, je finirai par insensiblement être devenu complètement aveugle, avant que je ne m’aperçoive de la décadence et de la vieillesse de ma vue, tant les Parques apportent d’artifice à détordre l’écheveau de notre vie. De même, je ne suis pas bien certain que mon ouïe n’ait pas tendance à devenir dure; et vous verrez que je l’aurai à moitié perdue, que je m’en prendrai encore à la voix de ceux qui me parlent. Il faut exercer une action bien forte et bien continue sur l’âme, pour l’amener à sentir comme elle s’en va peu à peu.

Ma marche est vive et assurée, et je ne sais lequel des deux, de mon esprit ou de mon corps, je puis le plus difficilement arrêter en un point donné. Il faut qu’un prédicateur soit bien de mes amis, pour captiver mon attention pendant toute la durée d’un sermon. Dans les cérémonies, où chacun est si guindé dans son attitude, où j’ai vu des dames ne laissant même pas errer leurs regards, je ne suis jamais venu à bout de faire que quelque chose en moi ne battît la campagne; j’ai beau être assis, je n’en demeure pas plus calme. La servante de Chrysippe le philosophe disait de son maître, quand il buvait en compagnie de gens sur lesquels le vin agissait, et que seul il n’en ressentait aucun effet, qu’il n’était ivre que des jambes que, par habitude, il remuait sans cesse en quelque position qu’il fût. On a pu dire de même de moi dès mon enfance, que j’avais du vif-argent dans les pieds ou qu’ils étaient atteints de folie, tant je suis porté naturellement à me remuer et à me déplacer n’importe où je me trouve.

Je mange avec voracité, ce qui est indécent et de plus nuisible à la santé, voire même au plaisir que l’on éprouve en mangeant; dans ma hâte, je me mords souvent la langue et parfois les doigts. Diogène, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, donna un soufflet à son précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignaient à mâcher comme on vous apprend à marcher, avec grâce. Je ne prends pas le temps de causer, ce qui est un si doux assaisonnement des repas, quand les propos qui s’y tiennent sont à l’avenant, agréables et ne se prolongeant pas.

Conditions pour un bon repas; il est des gens qui dédaignent ce genre de plaisir, ce dédain est le fait d’un esprit maladif et chagrin.—Nos plaisirs se jalousent et s’envient les uns les autres; ils se heurtent et se contrarient réciproquement. Alcibiade, qui s’entendait fort à faire bonne chère, allait jusqu’à bannir la musique des repas, afin qu’elle ne troublât pas la douceur des conversations, ajoutant, d’après ce que Platon nous rapporte, qu’«appeler des musiciens et des chanteurs dans les festins, est un usage de gens communs qui sont hors d’état de 685 causer et de s’entretenir entre eux d’une façon utile et agréable, alors que les gens intelligents savent si agréablement le faire». Varron veut pour un bon repas «des convives de mine avenante, de conversation agréable, qui ne soient ni muets, ni bavards; des mets délicats et proprement servis, un local approprié et aussi un beau temps». C’est une fête qui ne demande pas peu d’apprêts et qui ne cause pas un médiocre plaisir qu’une bonne table bien préparée; ni les grands chefs militaires, ni les philosophes les plus renommés n’en ont dédaigné ni l’usage ni la science. Ma mémoire garde le souvenir de trois repas de ce genre, qui me furent souverainement agréables, dont la fortune m’a gratifié à diverses époques de ma vie, alors qu’elle était dans tout son épanouissement; désormais, ces fêtes me sont interdites par mon état de santé, car chacun en est pour soi-même le principal charme et en goûte les attraits suivant les bonnes dispositions de corps et d’esprit dans lesquelles il se trouve.—Moi, qui ne vais toujours que terre à terre, je n’aime pas cette sagesse, contraire à la nature de l’homme, qui voudrait nous rendre dédaigneux et ennemis des attentions que nous pouvons avoir pour le corps; j’estime qu’il est aussi injuste de repousser les plaisirs que nous offre la nature, que de s’y trop attacher. Xerxès, pouvant se donner toutes les voluptés humaines, était un sot de proposer un prix à qui lui en trouverait d’autres; mais celui-là ne l’est guère moins qui se prive de celles que la nature nous procure. Il ne faut ni les poursuivre, ni les fuir; il faut les accepter. Je les prise un peu plus, et leur fais un plus gracieux accueil que par le passé, m’abandonnant plus volontiers maintenant à ce penchant naturel. Il ne nous sert de rien d’exagérer leur inanité, elle apparaît et se fait assez sentir d’elle-même. Grand merci à notre esprit maladif et chagrin de nous dégoûter d’elles, comme il l’est de lui-même; il se comporte et traite tout ce qu’il reçoit, tantôt d’une façon, tantôt d’une façon contraire, selon son tempérament insatiable, vagabond et versatile: «Dans un vase impur, tout ce que vous y versez, se corrompt (Horace).» Appliqué à scruter attentivement et à un point de vue tout particulier les avantages que nous offre la vie, quand j’y regarde d’un peu près, je n’y trouve guère que du vent. Quoi d’étonnant? tout en nous est-il autre chose que du vent? et encore, plus sagement que nous, le vent se plaît à bruire, à s’agiter, à se contenter de ce qui lui est propre, sans désirer la stabilité, la solidité qui ne sont pas du nombre des propriétés qu’il possède.

Les plaisirs de l’âme sont peut-être supérieurs à ceux du corps; les plus appréciables sont ceux auxquels l’une et l’autre participent simultanément.—Les plaisirs qui sont le fait exclusif de notre imagination, comme du reste les déplaisirs qui ont même origine, l’emportent sur les autres, au dire de certains et comme le marquait la balance de Critolaüs. Ce n’est pas extraordinaire: notre esprit les forge à sa fantaisie et sans que rien l’entrave; j’en vois tous les jours des exemples remarquables et probablement fort désirables. Mais, porté pour ceux qui participent 687 de notre imagination et de la réalité, et étant de goût peu raffiné, je ne puis mordre si pleinement à ces seules conceptions imaginaires et me laisse tout lourdement aller aux plaisirs qui sont dans la loi générale qui régit l’humanité et que notre corps et notre esprit ressentent à la fois.—Les philosophes de l’école cyrénaïque veulent qu’à l’instar de ce qui se produit pour la douleur, les plaisirs qui intéressent le corps aient sur nous plus d’action, parce que l’âme n’y demeure pas étrangère: c’est justice. Il est des gens, dit Aristote, d’une stupidité farouche, qui en sont dégoûtés; j’en connais d’autres qui, par ambition, font comme s’ils l’étaient. Que ne renoncent-ils aussi à respirer? que ne vivent-ils d’eux-mêmes et ne refusent-ils la lumière, parce qu’elle leur est donnée gratuitement et ne leur coûte ni peine, ni frais d’invention? Je voudrais voir Mars, Pallas ou Mercure pourvoir à leur existence, au lieu que ce soit Vénus, Cérès et Bacchus. Chercheront-ils la quadrature du cercle, tout en étant juchés sur leurs femmes? Je n’aime pas qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit dans les nuages, quand nous avons le corps à table; je ne veux pas que l’esprit s’y cloue et s’y vautre, je veux qu’il y participe, qu’il s’y asseie et non qu’il s’y couche. Aristippe soutenait les droits du corps, comme si nous n’avions pas d’âme; Zénon ne considérait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps: tous deux étaient dans l’erreur. La philosophie de Pythagore était, dit-on, toute contemplative; celle de Socrate a uniquement pour objet les mœurs et les actes, et Platon tient le milieu entre les deux; ceux qui parlent ainsi, nous en content. La mesure exacte nous a été donnée par Socrate; Platon penche * bien plus de son côté que de celui de Pythagore et cela lui convient bien mieux. Quand je danse, je suis tout à la danse; quand je dors, tout au sommeil; et même, quand je me promène solitairement dans un beau verger, si mes pensées se sont un moment portées sur des choses étrangères qui viennent à se présenter à moi, je les ramène l’instant d’après à la promenade, au verger, à la douceur de la solitude et à moi-même.

Tout ce qui est de nécessité, la nature, en bonne mère, l’a rendu agréable, et le sage use des voluptés comme de toutes autres choses.—La nature, en bonne mère, a fait que les actions auxquelles elle nous incite pour nos besoins, nous avons également plaisir à les accomplir; elle nous y convie non seulement par la raison, mais encore par le désir qu’elle nous en suggère, et c’est un tort que d’aller à rencontre de ses règles. Quand je vois César, et aussi Alexandre, aux moments les plus ardus de leurs grands travaux, jouir si pleinement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit là amollir l’âme; je dis que c’est la fortifier que de subordonner, grâce à la vigueur de leur courage, aux pratiques de la vie ordinaire leurs violentes occupations et leurs laborieuses pensées; et sages ils eussent été, s’ils avaient cru que celles-là constituaient la * partie normale de leur existence, tandis que celles-ci en étaient la phase extraordinaire!—Nous 689 sommes de grands fous. Nous disons: «Il a passé sa vie dans l’oisiveté;—Je n’ai rien fait aujourd’hui.» Eh quoi! n’avez-vous pas vécu? C’est là non seulement votre occupation essentielle, mais celle qui fait de vous quelqu’un. «Si on m’eût mis à même, dites-vous encore, de conduire de grandes affaires, j’aurais montré ce dont j’étais capable.» Avez-vous su méditer et diriger votre vie? Vous avez, dans ce cas, accompli la plus grande des besognes qui nous incombent. Pour se manifester et fructifier, la nature n’a que faire de la fortune; son action s’exerce à tous les degrés sociaux sans se révéler, comme aussi à découvert. Si vous avez su régler vos mœurs, vous avez fait bien plus que celui qui a composé des livres; en sachant prendre du repos, vous avez plus fait que celui qui a conquis des villes et des empires.

Le plus grand, le plus glorieux chef-d’œuvre de l’homme, c’est de vivre à propos, autrement dit de faire chaque chose en son temps; tout le reste: régner, thésauriser, bâtir, ne sont au plus qu’accessoires et menus détails. Je prends plaisir à voir un général d’armée, au pied d’une brèche à laquelle il va donner l’assaut, se dégager complètement de ses préoccupations et recouvrer sa liberté au dîner, pour deviser avec ses amis; à voir Brutus, ayant le ciel et la terre qui conspirent contre lui et la liberté romaine, dérober à la surveillance continue qu’il exerce sur ses troupes quelques heures de nuit pour, en toute tranquillité d’esprit, lire Polybe et y prendre des notes. C’est le fait des âmes sans envergure, écrasées par le poids des affaires, de ne pouvoir s’en affranchir et ne savoir ni les laisser ni les reprendre: «Braves compagnons qui avez souvent partagé avec moi les plus rudes épreuves, noyons aujourd’hui nos soucis dans le vin; demain, nous nous remettrons à parcourir les vastes mers (Horace).»

Que ce soit par plaisanterie, ou autrement, que l’on parle du vin théologal et scolastique passé en proverbe, et des agapes des adeptes de la Sorbonne, je trouve qu’ils ont bien raison de dîner d’autant plus confortablement et agréablement, qu’ils ont employé utilement et sérieusement la matinée aux exercices de leur école; la conscience d’avoir bien dépensé le reste de leur temps est un juste et savoureux condiment de celui qu’ils passent à table. C’est ainsi que vivaient les sages; et cette inimitable et continue propension à la vertu qui nous frappe d’étonnement chez les deux Caton, cette humeur sévère jusqu’à être importune, se sont sans difficulté soumises aux lois qui régissent la nature humaine, à celles de Vénus et de Bacchus comme aux autres, et ils se sont complu à les observer, obéissant en cela aux préceptes de la secte à laquelle ils appartenaient, qui voulaient que pour être parfait le sage soit expert et entendu dans l’usage des voluptés qui sont dans l’ordre naturel des choses, * comme en tout autre devoir de la vie: «Qu’il ait le palais délicat autant que le jugement (Cicéron).»

Les délassements siéent aux âmes fortes comme aux autres, ainsi que le montre l’exemple d’Épaminondas, de Scipion 691 et de Socrate.—Se détendre et se prêter aisément à la vie commune honore considérablement, ce me semble, une âme forte et généreuse et lui sied on ne peut mieux. Épaminondas se mêlant aux danses des jeunes gens de sa ville, chantant, faisant de la musique, y apportant toute son attention, n’estimait pas que ce fût déroger à l’honneur qu’il s’était acquis par ses glorieuses victoires et à l’extrême rectitude de mœurs qui était en lui.—Parmi tant de traits admirables de la vie du premier Scipion, si recommandable qu’on le jugeait digne de descendre des dieux, il n’en est aucun qui ajoute davantage à son charme que de se le représenter flânant sur le bord de la mer et y jouant comme un enfant, en compagnie de Lælius, à ramasser et collectionner des coquilles, ou courir l’un après l’autre à qui mieux mieux; et, lorsqu’il faisait mauvais temps, s’amusant et s’évertuant à écrire des comédies, où il retraçait les faits et gestes les plus ordinaires des basses classes; ou à se le figurer en Sicile, occupé qu’il était de ces merveilleuses opérations qu’il allait entreprendre en Afrique contre Annibal, visitant quand même les écoles et assistant aux leçons des philosophes, au point de fournir en cela des armes contre lui aux ennemis qu’il avait à Rome et qu’aveuglait l’envie qu’ils lui portaient. Y a-t-il quelque chose de plus remarquable chez Socrate que, vieux comme il l’était, il se soit mis à apprendre à danser, se soit fait enseigner la musique, et qu’il considérât comme bien employé le temps qu’il y passait? Nous le voyons à la fois demeurer en extase, debout, durant une journée entière et la nuit qui suivit, en présence de toute l’armée grecque, absorbé et ravi par quelque profonde pensée, et être le premier, parmi tant de vaillants que comprenait cette armée, à voler au secours d’Alcibiade que les ennemis accablaient, à le couvrir de son corps et, par la force des armes, le dégager de la foule; à la bataille de Délium, relever et sauver Xénophon renversé de cheval; être encore le premier de tout Athènes, indignée comme lui d’un spectacle si odieux, à s’interposer pour arracher Théramène aux satellites des trente tyrans qui le conduisent à la mort, et, bien que suivi uniquement de deux autres citoyens qu’a entraînés son exemple, n’y renoncer que sur les instances de Théramène lui-même. Recherché par une beauté dont lui aussi est épris, il ne se départ pas de la plus sévère abstinence. Continuellement à la guerre il va nu-pieds même sur la glace, porte le même vêtement hiver comme été, surpasse tous ses compagnons par sa patience à supporter les fatigues; lorsqu’il assiste à un festin, il ne mange pas autrement qu’à son ordinaire. Pendant vingt-sept ans, sans que jamais son visage accuse la moindre émotion, il endure la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfants, les violences de sa femme, et finalement la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le poison. Et cependant, si ce même homme, pour satisfaire à un devoir de politesse, avait à tenir tête à quelqu’un le verre en main, il était, de toute l’armée, celui qui s’en tirait le mieux; il ne refusait pas aux enfants de jouer aux noisettes, ni de courir avec eux sur un 693 cheval de bois, et cela il le faisait de bonne grâce, car, dit la philosophie, tout sied également bien au sage, et l’honore. De tels faits abondent dans la vie de Socrate; et qu’on considère sa doctrine ou ses actes, on ne saurait jamais s’empêcher de le reconnaître comme un modèle de perfection en tous genres. Il est peu d’exemples d’existence aussi remplie et aussi pure, et on fait tort à notre instruction en nous en proposant d’autres, comme cela arrive journellement, qui, faibles et défectueuses, sont à peine bonnes à envisager à un point de vue unique, et nous reportent quasiment en arrière, plus propres à corrompre qu’à corriger. Les bonnes gens du commun s’y trompent; il est bien plus facile, pour gagner un objectif à atteindre et ne point s’égarer, de prendre des biais habilement ménagés que de s’y porter naturellement, à découvert, par la grande voie y conduisant directement; mais aussi, c’est bien moins honorable et on n’y gagne pas en recommandation.

L’âme ne doit pas fuir les plaisirs que lui offre la nature, mais elle doit les goûter avec modération et montrer une égale fermeté dans la volupté comme dans la douleur.—La grandeur d’âme ne consiste pas tant à s’élever et aller de l’avant, qu’à savoir régler sa conduite et la circonscrire dans de justes limites; elle tient comme étant grand tout ce qui est suffisant, et témoigne de son élévation en préférant les choses moyennes à celles qui sont éminentes. Il n’est rien de si beau et de si légitime que de bien remplir son rôle d’homme dans toutes ses parties. Il n’est pas de science si ardue que de bien savoir vivre * naturellement cette vie; et de nos maladies la plus sauvage, c’est de mépriser l’existence.

Qui veut isoler son âme, le fasse hardiment s’il le peut, lorsque le corps se portera mal, afin de lui éviter la contagion. En dehors de cela, au contraire, que toujours elle l’assiste et le favorise, qu’elle ne lui refuse pas de participer à ses plaisirs naturels et de s’y complaire comme dans un bon ménage, y apportant, si elle est plus sage que lui, de la modération, de peur que l’abus ne fasse que le déplaisir s’y mêle. L’intempérance est la peste de la volupté; la tempérance n’en est pas le fléau, elle en est l’assaisonnement. Eudoxe, qui faisait de la volupté le souverain bien, et ses compagnons qui, avec lui, y attachaient un si haut prix, la savourèrent dans tout ce qu’elle a de plus doux, grâce à la tempérance qui chez eux fut tout particulièrement exemplaire.

Je commande à mon âme de considérer de même œil la douleur et la volupté: «La dilatation de l’âme dans la joie n’est pas moins anormale que sa contraction dans la douleur (Cicéron)», de les envisager avec la même fermeté: l’une gaiement, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle peut, d’être aussi soigneuse de calmer l’une, que de ne point s’absorber dans l’autre. Apprécier sainement les biens qui nous échoient, a pour conséquence naturelle de juger sainement nos maux: la douleur, tout à ses débuts, a quelque chose qui ne se 695 peut éviter; la volupté, poussée à l’excès, quelque chose dont il faut se garder. Platon les met sur le même rang et veut que ce soit la tâche de la force d’âme de combattre les étreintes de la douleur, comme les attraits excessifs et enchanteurs de la volupté. Ce sont deux sources: bien heureux qui y puise où il convient, au moment opportun et dans la mesure du nécessaire, qu’il soit cité, homme ou bête. La première est à prendre comme une médecine, quand il y a nécessité et le moins possible; l’autre, quand on a soif, mais sans aller jusqu’à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premières choses que ressent un enfant; que, lorsque la raison lui vient, elles se subordonnent à elle, c’est là ce qui constitue la vertu.

Pour lui, Montaigne, il n’a point hâte de voir passer le temps, et, quand il ne souffre pas, il le savoure, jouissant du calme qui s’est fait en lui, sans préoccupation de l’avenir, ce poison de l’existence humaine.—J’ai un vocabulaire à moi: je dis que je passe le temps, quand il m’est mauvais et incommode; lorsqu’il m’est bon, je ne veux pas le passer, je le savoure, je m’y arrête. Il est à franchir au plus vite, quand il nous est mauvais; à faire durer le plus qu’on peut, lorsqu’il nous est bon. Ces expressions banales: «passe-temps» et «passer le temps», peignent bien la manière d’en user de ces gens prudents qui ne pensent pas avoir meilleur emploi de la vie, que de la voir couler, s’échapper; de la passer en biaisant autant qu’il est en eux; de l’ignorer et la fuir comme une chose ennuyeuse et à dédaigner. Elle me fait un effet tout autre; je trouve qu’elle est commode et qu’elle a du prix, même quand elle est comme chez moi en sa décadence finale. La nature nous l’a mise en main, entourée de telles conditions favorables, que nous n’avons à nous en prendre qu’à nous si elle nous est à charge ou nous échappe sans avoir été employée utilement: «La vie de l’insensé est désagréable, inquiète; sans cesse elle n’a que l’avenir en vue (Sénèque).» Je me prépare pourtant à la perdre sans regret, mais parce que c’est dans l’ordre des choses, et non parce qu’elle est pénible et importune; du reste, il ne convient bien qu’à ceux-là seuls qui se plaisent dans la vie, de ne pas éprouver de déplaisir à la quitter. Il y a bénéfice à en jouir et j’en jouis deux fois autant que les autres, parce que la jouissance s’en mesure au plus ou moins d’application que nous y apportons. Surtout à cette heure, où je m’aperçois que la mienne touche de si près à sa fin, je veux en accentuer le cas que j’en fais, arrêter la promptitude de sa fuite par ma promptitude à la ressaisir, et compenser la rapidité avec laquelle elle s’écoule par l’intensité dont j’en use; à mesure que diminue le temps durant lequel je dois encore en avoir possession, je m’applique davantage à rendre cette possession plus profonde et plus complète.

Les autres ressentent la douceur que produisent en nous la satisfaction et la prospérité; je la ressens comme eux, mais ce n’est pas seulement en passant et sans m’y attacher. Il faut l’étudier, la 697 savourer, la ruminer, pour bien rendre à celui qui nous l’octroie, toute la grâce que nous lui en devons. On jouit de tous les plaisirs comme on fait du sommeil, sans s’en rendre compte. Pour que même le bien-être que j’éprouvais à dormir ne m’échappât pas ainsi stupidement, je m’avisai jadis qu’on me troublât pendant que je reposais, afin de n’en pas être inconscient.—J’analyse mes jouissances; je ne m’en tiens pas à la surface, j’approfondis et oblige ma raison, devenue chagrine et dégoûtée, à y prêter attention. Suis-je dans un moment de calme? y a-t-il quelque plaisir qui me produise une sensation agréable? je ne le laisse pas gaspiller par les sens, j’y associe mon âme, non pour s’y engager, mais pour qu’elle en éprouve de l’agrément; non pour qu’elle y demeure indifférente, mais pour qu’elle en soit consciente; je l’emploie, pour sa part, à se complaire dans cet état satisfaisant, à peser et estimer le bonheur qu’il me cause et par là à l’augmenter. Elle mesure ainsi combien elle est redevable à Dieu du repos de sa conscience et de celui que lui laissent les autres passions auxquelles elle est sujette, et de ce que le corps est dans son état naturel, jouissant sagement et en connaissance de cause des fonctions douces et agréables que, dans sa bonté, il a plu au Tout-Puissant de nous attribuer pour compenser les douleurs qu’à son tour sa justice nous inflige. Elle apprécie de la sorte de quel prix est pour elle d’être en telle situation que, partout où elle porte la vue, le ciel est calme autour d’elle; nul désir, nulle crainte, nul doute ne troublent son atmosphère; son imagination peut, sans en souffrir, se représenter toute difficulté passée, présente ou future. Cet état acquiert toute sa valeur, quand on le compare à ceux qui sont autres; quand, les envisageant sous les mille formes sous lesquelles ils se présentent, je songe aux gens que le sort ou leur propre erreur entraîne et expose aux fureurs de la tempête, et aussi à ceux qui, plus près de moi, accueillent si mollement et avec tant d’insouciance leur bonne fortune. En voilà qui véritablement passent le temps: ils ne voient qu’au delà du moment présent et de ce qu’ils possèdent, ne vivent que d’espérances, d’ombres et de vaines images que leur imagination place devant leurs yeux: «tels ces fantômes qu’on voit, dit-on, voltiger après la mort autour des tombeaux, ou ces songes qui trompent nos sens endormis (Virgile)», et qui, en toute hâte, prennent la fuite devant qui les suit. Le but et le résultat de cette poursuite c’est de toujours poursuivre, de même qu’Alexandre n’avait, disait-il, d’autre but en travaillant que de travailler, «estimant n’avoir rien fait, tant qu’il lui restait quelque chose à faire (Lucain)».

La vie est à accepter telle que Dieu nous l’a faite; c’est se montrer ingrat à son égard, que de repousser les satisfactions dont il l’a dotée.—Donc, quant à moi, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu de me l’octroyer. Je ne souhaiterais pas qu’il y manquât la nécessité où nous sommes de boire et de manger, et me reprocherais tout autant de désirer que ce 699 besoin soit, en nous, double de ce qu’il est: «Le sage recherche avec avidité les richesses naturelles (Sénèque).» Je ne regrette pas davantage que nous ne nous sustentions pas uniquement en nous mettant dans la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épiménide se privait d’appétit et qui suffisait à le faire vivre; que stupidement les enfants venant au monde ne nous sortent des doigts ou des talons, en admettant même, pour ne pas sembler marquer du dédain pour cet acte, que ce mode de génération par les doigts et les talons ne le cédât point à l’autre sous le rapport de la volupté; ni que notre corps ne soit pas sans désir et insensible aux caresses; s’en plaindre, c’est être ingrat et injuste. J’accepte de bon cœur et avec reconnaissance ce que la nature a fait pour moi; je m’en déclare satisfait et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donateur quand on refuse ses dons, qu’on les annule ou qu’on les défigure; de sa part tout est bon, tout ce qu’il a fait est bien fait: «Tout ce qui est selon la nature, est digne d’estime (Cicéron).»

Des opinions émises par la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui reposent sur les bases les plus solides, c’est-à-dire qui sont plus humaines, plus nôtres. Raisonnant comme je vis, en toute humilité, sans élévation dans les idées, je trouve bien enfantin de sa part qu’elle se dresse sur ses ergots pour nous prêcher que marier le divin au terrestre, ce qui est raisonnable à ce qui ne l’est pas, la sévérité à l’indulgence, ce qui est honnête à ce qui est déshonnête, constituent autant de monstruosités; que la volupté est une chose brutale, indigne que le sage y goûte; que le seul plaisir à tirer de la jouissance d’une jeune et belle épouse, c’est la satisfaction qu’éprouve notre conscience à accomplir un acte qui est dans l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une course à cheval qu’il nous faut entreprendre. Si seulement chez les adeptes d’une telle philosophie, leur droit à dépuceler leurs femmes, la vigueur et la sève qu’ils y dépensent, étaient réduits dans la mesure que prône son enseignement, peut-être abandonneraient-ils ces idées!

Vivons suivant la nature, ce guide si doux autant que prudent et judicieux; chez la plupart des gens dont les idées vont s’élevant au-dessus du ciel, les mœurs sont plus bas que terre.—Ce n’est pas ce que dit Socrate, son maître et le nôtre; il fait de la volupté corporelle le cas qui convient, mais lui préfère celle de l’esprit comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Cette dernière, selon lui, ne va pas seule, il n’est pas rêveur à ce point, elle a seulement le pas sur l’autre; pour lui, la tempérance est la modératrice et non l’adversaire des plaisirs. La nature est un guide doux, mais chez lequel la douceur ne prime ni la prudence, ni la justice: «Il faut pénétrer la nature des choses et voir exactement ce qu’elle commande (Cicéron).» Je suis toujours en quête de sa piste, mais continuellement de fausses traces que l’art a semées sous nos pas, nous la font perdre; c’est pourquoi cette maxime souverainement bonne, émise par les académiciens et les péripatéticiens: «Vivre selon la nature», 701 devient si difficile à délimiter et à expliquer; et il en est de même de celle-ci: «Consentir à ce qu’elle demande», proche voisine de la précédente et qui appartient aux stoïciens. N’est-ce pas une erreur de tenir certaines actions comme inconvenantes, par cela seul qu’elles sont nécessaires? Aussi, ne m’ôtera-t-on pas de la tête que l’alliance du plaisir avec la nécessité, que les dieux, dit un ancien, cherchent toujours à associer, ne soit un mariage très convenable. Dans quel but disjoindre d’une façon absolue ces éléments d’un tout faisant si bien corps et dont l’agencement parfait justifie leur commune origine? resserrons au contraire le lien qui les unit en faisant qu’ils se rendent mutuellement service; que l’esprit éveille et vivifie le corps si lourd par lui-même, et que le corps modère la légèreté de l’esprit et fasse qu’il se fixe: «Quiconque exalte l’âme comme le souverain bien et condamne la chair comme chose mauvaise, embrasse et chérit l’âme avec ses sens; c’est à ses sens aussi qu’il doit ce sentiment qui lui fait fuir la chair, et qui naît de ce nous raisonnons sous l’empire de la vanité humaine et non d’après la vérité divine (S. Augustin).» Rien de ce dont Dieu nous a fait présent, n’est indigne de nos soins; nous en devons compte jusqu’au moindre détail. L’homme n’a pas reçu, par manière d’acquit, mission de se diriger lui-même; cette mission lui a été donnée expressément, nettement, comme sa fonction capitale; le Créateur la lui a imposée de la façon la plus sérieuse et la plus sévère. C’est seulement en ordonnant, qu’on a action sur les esprits vulgaires; et, comme un langage étranger donne plus de poids à ce que nous disons, nous insisterons sur ce point par cette citation latine: «N’est-ce pas sottise de faire avec mollesse et en maugréant ce qu’on est obligé de faire; de pousser le corps d’un côté, l’âme de l’autre, et de se partager entre les mouvements les plus contraires (Sénèque)?»

Bien plus, faites-vous indiquer, un jour, par curiosité, les idées et les agréments que conçoit dans son imagination celui qui repousse la pensée d’un bon repas et se reproche le temps qu’il emploie à se nourrir, et vous verrez que parmi tous les mets de votre table il n’y en a pas d’aussi insipide que ce bel état dans lequel il entretient son âme (le plus souvent, mieux vaudrait que nous dormions complètement, que de demeurer éveillés, étant donnée la cause qui nous fait veiller), et vous trouverez que ses raisons et ce qu’il se propose d’obtenir, ne valent pas votre ragoût. Cet état serait-il même amené par les ravissements en lesquels tombait Archimède, qu’ils ne l’excuseraient pas.—Je ne vise pas ici (ne les confondant pas avec ce tas de marmots que sont les hommes comme nous, pas plus que je ne leur attribue les désirs et les pensées en lesquels notre vanité se complaît) ces âmes vénérables que l’ardeur religieuse et la dévotion portent à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, qui, tout aux efforts que leur inspire l’espérance vive et profonde d’arriver à gagner cette félicité éternelle, but final et dernière étape auxquels tendent 703 les aspirations de tous les chrétiens, seul plaisir continu et incorruptible, dédaignent de prêter attention à ces nécessités qui nous sont aussi des satisfactions, mais passagères et ambiguës, et renoncent si facilement à s’occuper de leur corps, lui refusant l’usage de ce qui, dans cette vie, est l’apanage des sens; c’est là une poursuite de l’idéal qui constitue un cas tout à fait privilégié.—Entre nous, ce sont choses que j’ai toujours vues en singulier accord, que des idées visant à s’élever au-dessus du ciel et des mœurs avilissant plus bas que terre.

En somme, dans tous les états de la vie, il faut jouir loyalement de ce que l’on est, et c’est folie de vouloir s’élever au-dessus de soi-même.—Ce grand homme qu’était Ésope, voyant son maître uriner en se promenant, s’écriait: «Hé quoi! nous faudra-t-il donc soulager de même notre ventre en courant?» Ménageons le temps, quoiqu’il nous en reste beaucoup que nous passons dans l’oisiveté, ou employons mal; notre âme, pour la tâche qui lui incombe, ne dispose pas d’assez d’heures autres que celles qui font besoin au corps, pour se séparer de lui durant le peu de temps qui lui est de toute nécessité. Les gens que hante cette idée de sacrifier le corps à l’âme, de devenir autres qu’ils ne sont et cesser de n’être que des hommes, sont fous; ce n’est pas en anges qu’ils se transforment, c’est en bêtes; au lieu de s’élever, ils se rabaissent.—Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme font les sites élevés et inaccessibles, et je ne regrette rien tant dans la vie de Socrate que ses extases et ce génie familier auquel il attribuait ses inspirations. Rien, chez Platon, ne tient tant à l’humanité que ce qui passe pour lui avoir valu l’appellation de divin; et, parmi nos sciences, celles qui traitent des questions supérieures sont celles qui me semblent toucher le plus à la terre et être de moindre importance.—Je ne trouve non plus rien, dans la vie d’Alexandre, de si humble et qui témoigne davantage qu’il est du nombre des mortels, que ses prétentions chimériques à l’immortalité, qui lui valurent cette spirituelle raillerie de Philotas. Il lui avait fait part, dans une lettre, en le conviant à s’en réjouir avec lui, de l’oracle de Jupiter Ammon qui l’avait mis au rang des dieux: «J’en suis bien aise, lui répondit Philotas, en raison de la considération qui t’en revient; mais combien sont à plaindre les hommes appelés à vivre avec un homme qui dépasse à tel point et que ne contente pas la mesure de l’homme, et qui ont à lui obéir!»—«C’est parce que tu te soumets aux dieux, que tu commandes aux hommes (Horace).»—La gracieuse inscription dont les Athéniens avaient décoré leur ville, en l’honneur de la venue de Pompée, rentre dans ma façon de penser: «Tu es d’autant plus dieu, que tu te reconnais n’être qu’un homme (Plutarque).»

«Savoir loyalement jouir de ce que l’on est», est la perfection absolue et pour ainsi dire divine. Nous ne recherchons d’autres conditions que les nôtres, que parce que nous ne savons pas faire usage de celles en lesquelles nous nous trouvons; nous ne 705 sortons de nous-mêmes, que faute de savoir tirer parti de ce qui est en nous. Mais nous avons beau monter sur des échasses, sur ces échasses il nous faut quand même marcher avec nos jambes, et sur le trône le plus élevé du monde nous ne sommes assis que sur notre derrière. Les plus belles existences sont, à mon sens, celles qui rentrent dans le modèle général de la vie humaine, qui sont bien ordonnées, et d’où surtout sont exclus le miracle et l’extravagance.—Quant à la vieillesse, elle a un peu besoin d’être traitée avec quelque tendresse; c’est pourquoi je termine en recommandant la mienne à ce dieu protecteur de la santé et de la sagesse, de la sagesse gaie et sociable: «O fils de Latone! accorde-moi de jouir en paix du fruit de mes labeurs; donne-moi une âme saine dans un corps sain; et, je t’en prie, préserve-moi d’une vieillesse languissante, fermée au commerce des Muses (Horace).»

FIN DES ESSAIS. (TRADUCTION)



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE TROISIÈME VOLUME.

LIVRE SECOND.
(Suite.)
    Pages.
Chapitre XXXVI. Des plus excellens hommes.—A quels hommes, entre tous, donner la prééminence. 10
Chapitre XXXVII. De la ressemblance des enfans aux pères. 22
LIVRE TROISIÈME.
Chapitre I. De l’vtile et de l’honneste. 78
Chapitre II. Du repentir. 106
Chapitre III. De trois commerces.—De la société des hommes, des femmes et de celle des livres. 136
Chapitre IV. De la diuersion. 158
Chapitre V. Sur des Vers de Virgile. 178
Chapitre VI. Des coches. 286
Chapitre VII. De l’incommodité de la grandeur.—Des inconvénients des grandeurs. 320
Chapitre VIII. Sur l’art de conferer.—De la conversation. 330
Chapitre IX. De la vanité. 376
Chapitre X. De mesnager sa volonté.—En toutes choses, il faut se modérer et savoir contenir sa volonté. 484
Chapitre XI. Des boyteux. 526
Chapitre XII. De la physionomie. 546
Chapitre XIII. De l’expérience. 598

ERRATA DU TROISIÈME VOLUME.

Page 85, lig. 37.—Au lieu de: «veut», lire: «voudrait ne».

Page 114, lig. 16.—Au lieu de: «scache», lire: «sçache».

Page 118, lig. 32.—Au lieu de: «Il semble», lire: «Il nous semble».

Page 168, lig. 25.—Au lieu de: «conforce» lire: «consorce».

Page 178, lig. 10.—Au lieu de: «mourir: Vn frère... fié, Aristodemus», lire: mourir, vn frère... fié. Aristodemus».

Page 205, lig. 5.—Au lieu de: «elle», lire: «elles».

Page 279, lig. 6.—Après: «vouloir», ajouter: «que»;—après: «borner», supprimer: «que».

Page 342, lig. 5.—Au lieu de: «differendum», lire: «disserendum».

Page 344, lig. 6.—Au lieu de: «Euthydomus», lire: «Euthydemus».

Page 364, lig. 37.—Au lieu de: «opinon», lire: «opinion».

Page 416, lig. 13.—Au lieu de: «suis», lire: «fuis».

Pour ce qui est des astérisques (*) insérés dans la traduction, se reporter au Nota de la page 15 du premier volume.


ADDITION AUX ERRATA DU SECOND VOLUME.

Page 46, lig. 29.—Au lieu de: «sort», lire: «fort».

Page 174, lig. 12.—Au lieu de: «combieu», lire: «combien».

Page 197, lig. 17.—Au lieu de: «raison», lire: «raisons».

Page 280, lig. 26.—Au lieu de: «homme», lire: «hommes».

Pour ce qui est des astérisques (*) insérés dans la traduction, se reporter au Nota de la page 15 du premier volume.


ADDITION AUX ERRATA DU PREMIER VOLUME.

Page 218, lig. 21.—Au lieu de: «foy», lire: «soy».


Au lecteur

Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale. La partie écrite en «vieux français» est suivie par la «traduction» en français moderne.

L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. Ils sont soulignés par des tirets. Passer la souris sur le mot pour voir le texte original.

Les corrections indiquées par les ERRATA ont été prises en compte.

La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.

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     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
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     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

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     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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