Project Gutenberg's Introduction à la vie dévote, by Francis de Sales This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Introduction à la vie dévote Author: Francis de Sales Release Date: November 17, 2016 [EBook #53540] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK INTRODUCTION LA VIE DÉVOTE *** Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) INTRODUCTION A LA VIE DÉVOTE, DE SAINT FRANÇOIS DE SALES, ÉVÊQUE ET PRINCE DE GENÈVE, INSTITUTEUR DE L'ORDRE DE LA VISITATION DE SAINTE MARIE. _Édition corrigée A. M. D. G._ A LYON, CHEZ PERISSE FRÈRES, LIBRAIRES, rue Mercière, nº 33. A PARIS, AU DÉPÔT DE LIBRAIRIE DE PERISSE FRÈRES, place Saint-André-des Arts, nº 11. 1832. SENTIMENT D'ALEXANDRE VII _Sur cet ouvrage, et les autres écrits de saint François de Sales._ Mon cher neveu, c'est avec regret que j'ai souffert votre absence et notre séparation; mais il nous faut rejoindre par le commerce des lettres; et pour le commencer par un sujet digne de vous et de moi, je ne saurois, ce me semble, mieux faire que de vous continuer le discours que je vous faisois sur le point de votre départ. Je vous conjure donc, encore une fois, de faire vos délices et plus chères études des œuvres de M. de Sales, d'être son lecteur assidu, son fils obéissant, et son imitateur fidèle. C'est à sa Philothée, qui est la meilleure guide qu'on puisse prendre pour se conduire dans le chemin de la vertu, que je dois depuis vingt ans, après Dieu, la correction de mes mœurs; et s'il y a quelque chose en moi exempt de vice, je lui en ai obligation. Je l'ai lue une infinité de fois, et je ne saurois me passer de la relire; elle ne perd jamais pour moi la grâce de la nouveauté, et toutes les fois qu'elle repasse sous mes yeux, il me semble qu'elle me dit toujours quelque chose de plus que ce qu'elle m'avoit dit auparavant. Si vous m'en croyez, ce livre sera le miroir de votre vie, et la règle sur quoi vous prendrez la mesure de toutes vos actions, et de toutes vos pensées. Il ne vous oblige pas à l'austérité et à la solitude d'un ermite; il ne vous persuade pas d'entreprendre un genre de vie extraordinaire; son dessein est de vous mener au bout de la perfection chrétienne, et de vous instruire dans la solide piété, par une voie douce et facile, qui s'accommode admirablement à toutes les différentes conditions des hommes, quelque basses ou relevées qu'elles puissent être. Si la vertu, disoit un ancien, pouvoit nous être représentée avec des couleurs assez vives, et des traits dignes de son mérite, elle attireroit tous les mortels à son amour, avec une ardeur et une passion extrêmes. Il me semble, certes, que le grand François de Sales a réussi parfaitement dans ce dessein; en effet, il nous l'a représentée au vif avec tout l'éclat de sa majesté, et tous les attraits de ses beautés et de ses grâces. Mais ce qui est le plus digne de louange, et le plus agréable en cet excellent écrivain, c'est que se proposant Notre-Seigneur pour son modèle, il a commencé à bien faire avant que de bien dire, et que son premier soin a été d'exécuter lui-même ce qu'il devoit enseigner aux autres. De sorte qu'on peut dire avec raison, que ceux qui étudient ses livres, étudient encore sa vie, et que ses préceptes et ses avis sont d'autant plus faciles à pratiquer, qu'ils sont prévenus et autorisés de son exemple. Cet homme, né dans une famille noble et riche, élevé dans la vertu et les belles-lettres, de la manière dont on a accoutumé d'instruire les enfans de bonne maison, a paru dans la cour des rois, et les palais des princes, dans les maisons des particuliers, dans les compagnies de ses amis, dans les affaires du monde, dans les exercices de dévotion: bref, dans tous les emplois de sa charge épiscopale, avec une conduite et une sainteté merveilleuses; tellement que nous avons bien sujet de nous couvrir de rougeur et de honte, et de condamner notre lâcheté, nous, à qui le prétexte, ou de la coutume du monde, ou de l'occupation des grandes affaires, ou de la condition de notre naissance, sert d'excuse ordinaire pour nous dispenser de vivre dans les règles exactes de la piété chrétienne. Or ce que je dis de la Philothée, je le dis encore du Théotime: je veux dire, de ce livre tout d'or de l'amour divin; bref, de tous les autres ouvrages de ce grand homme, je vous avoue que les lisant souvent, et de nuit, je me suis fait comme une idée en moi-même, et un recueil de ses plus beaux sentimens, et des points principaux de sa doctrine, que je rumine puis après à mon loisir, que je goûte et que je fais passer, pour ainsi dire, dans mon estomac, afin de le transformer en mon sang et en ma substance. Voilà mon sentiment touchant ce saint homme, mon cher neveu, dont je vous fais part, vous exhortant de tout mon cœur à le suivre: car en vérité, si vous le prenez pour le censeur et le guide de votre vie, si vous pratiquez en sa personne ce que Sénèque même nous enseigne, qu'il nous faut choisir l'exemple de quelque homme illustre, qui serve de patron à notre conduite, et en présence de qui nous nous imaginions d'être et d'agir en toutes occasions, ni je n'aurai sujet de me repentir du conseil que je vous donne, ni vous de l'avoir mis en exécution. Je finis, mon cher neveu, en vous disant avec Horace: Adieu, vivez content, et si vous savez quelque chose de meilleur que ces avis, je vous prie de m'en faire part en toute sincérité; sinon, servez-vous comme moi de ceux-ci, et faites-en votre profit. ORAISON DÉDICATOIRE. O doux Jésus! mon Seigneur, mon Sauveur et mon Dieu, me voici prosterné devant votre Majesté, vouant et consacrant cet écrit à votre gloire. Animez-en les paroles de votre sainte bénédiction, afin que les ames pour lesquelles je l'ai fait, en puissent recevoir les inspirations que je leur désire, et particulièrement celle d'implorer sur moi votre immense miséricorde, afin qu'en montrant aux autres le chemin de la dévotion en ce monde, je ne sois pas réprouvé et confondu éternellement dans l'autre; mais qu'à jamais je chante avec eux pour cantique de triomphe le mot que de tout mon cœur je prononce maintenant en témoignage de fidélité parmi les hasards de cette vie mortelle: Vive Jésus! vive Jésus! Oui, Seigneur Jésus, vivez et régnez en nos cœurs par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. PRÉFACE. Mon cher lecteur, je vous prie de lire cette Préface pour votre satisfaction et la mienne. La bouquetière Glycera savoit si bien diversifier la disposition et le mélange des fleurs, qu'avec les mêmes fleurs elle faisoit une grande variété de bouquets: de sorte que le peintre Pausias demeura court quand il voulut imiter cette diversité d'ouvrages; car il ne put changer sa peinture en autant de manières que Glycera faisoit ses bouquets. Ainsi le Saint-Esprit dispose et arrange avec tant de variété les enseignemens qu'il nous donne sur la dévotion par la plume et la bouche de ses serviteurs, que la doctrine restant toujours la même, les discours néanmoins qui s'en font sont bien différens, selon les diverses formes qu'ils reçoivent. Je ne puis certes ni ne veux écrire en cette Introduction que ce qui a déjà été dit avant moi sur ce sujet. Ce sont les mêmes fleurs que je présente à mon lecteur, mais le bouquet que j'en ai fait sera différent des autres, à cause de la forme que je lui ai donnée. Ceux qui ont traité de la dévotion ont presque tous regardé l'instruction des personnes retirées du monde: on du moins ils ont enseigné une sorte de dévotion qui conduit à cette entière retraite. Pour moi j'ai l'intention d'instruire ceux qui vivent dans les villes, dans leur ménage, à la cour, et qui par leur condition sont obligés de mener une vie commune quant à l'extérieur, lesquels bien souvent, sous le prétexte d'une prétendue impossibilité, ne veulent pas même penser à l'entreprise de la vie dévote, s'imaginant que, comme aucun animal n'ose goûter de la graine du _Palma Christi_, nul homme aussi ne doit prétendre à la palme de la piété chrétienne, tandis qu'il vit parmi les embarras des affaires temporelles. Or je leur montre ici le contraire; car, de même que les mères-perles vivent au sein de la mer sans prendre une seule goutte d'eau marine; que vers les îles Chélidoines il y a des fontaines d'eau douce au milieu des eaux salées de l'océan, et que les pyraustes volent à travers les flammes sans se brûler les ailes; de même aussi une ame vigoureuse et constante peut vivre dans le monde sans prendre l'humeur mondaine, trouver les sources d'une douce piété parmi les ondes amères du siècle, et voler entre les flammes des convoitises terrestres sans brûler les ailes des saints désirs de la vie dévote. Il est vrai que cela est malaisé; aussi voudrois-je que plusieurs y employassent leur soin avec plus d'ardeur qu'on ne l'a fait jusqu'à présent; et c'est pourquoi, tout foible que je suis, je vais essayer par cet écrit de soutenir les cœurs généreux qui feront cette digne entreprise. Toutefois si cette Introduction voit le jour, ce n'a pas été de mon choix et de mon propre mouvement. Il y a quelque temps qu'une ame vraiment pleine d'honneur et de vertu, se sentant pressée par la grâce de Dieu d'entrer dans la vie dévote, me pria de l'assister en ce bon dessein; et moi qui lui étois fort dévoué par toutes sortes de devoirs, et qui avois depuis long-temps remarqué en elle de grandes dispositions à la piété, je me rendis fort soigneux à la bien instruire; et l'ayant conduite par tous les exercices convenables à ses désirs et à sa condition, je lui en laissai des mémoires par écrit, afin qu'elle pût y recourir en cas de besoin. Depuis elle les communiqua à un docte et dévot religieux, qui, croyant que plusieurs personnes en pourroient profiter, m'exhorta fort à les rendre publics; ce qu'il n'eut pas de peine à me persuader, parce que son amitié avoit beaucoup d'empire sur ma volonté, et son jugement un grand ascendant sur le mien. Or, afin de rendre cet ouvrage plus utile et plus agréable, je l'ai revu, j'y ai mis quelque ordre, et j'y ai ajouté plusieurs instructions qui alloient à mon but: mais tout cela, je l'ai fait presque sans en avoir le loisir. C'est pourquoi l'on ne verra rien ici que de très-imparfait, qu'un amas d'avertissemens que je donne de bonne foi, en tâchant de les expliquer le plus clairement que je puis. Et quant aux ornemens du style, je n'y ai pas seulement voulu penser, comme ayant assez d'autres choses à faire sans cela. J'adresse mes paroles à Philothée, parce que, voulant rapporter à l'utilité commune des ames ce que j'avois d'abord écrit pour une seule, je dois me servir d'un nom commun à tous ceux qui aspirent à la dévotion; et ce nom, c'est Philothée, qui veut dire celui ou celle qui aime Dieu. Considérant donc en tout ceci une ame qui, par le désir de la dévotion, aspire à l'amour de Dieu, j'ai partagé cette Introduction en cinq parties. Dans la première, je tâche, par les considérations et les exercices convenables, de changer le simple désir de Philothée en une résolution formelle d'embrasser la dévotion; ce qu'elle fait, après sa confession générale, par une solide protestation qui est suivie de la très-sainte communion, dans laquelle recevant son Sauveur et se donnant à lui, elle entre heureusement dans son saint amour. Après cela, pour la conduire plus avant, je lui montre deux grands moyens de s'unir de plus en plus à la divine Majesté: savoir, l'usage des sacremens, par lesquels ce bon Dieu vient à nous; et la sainte oraison, par laquelle il nous tire à lui: c'est ce qui compose la seconde partie. Dans la troisième, je montre à Philothée comment elle doit s'exercer en plusieurs vertus très-propres à son avancement; ce que je fais par certains avis particuliers qu'elle auroit peine à trouver ailleurs, ou par elle-même. Dans la quatrième, je lui découvre quelques embûches de ses ennemis, et lui montre comme elle doit s'en démêler et passer outre. Enfin, dans la cinquième partie, je la conduis à l'écart pour se rafraîchir un peu, reprendre haleine et réparer ses forces, de manière à pouvoir ensuite plus heureusement gagner pays, et s'avancer en la vie dévote. Notre siècle est fort bizarre; et je prévois bien que plusieurs diront qu'il n'appartient qu'aux religieux, et aux gens de dévotion, de donner ainsi des règles particulières à la piété; que cela requiert plus de loisir que n'en peut avoir un évêque chargé d'un diocèse aussi pesant que le mien, et que cela détourne trop l'entendement qui doit être occupé de choses importantes. Mais, mon cher lecteur, je répons, avec le grand saint Denis, qu'il appartient principalement aux évêques de perfectionner les ames; parce qu'étant de l'ordre suprême parmi les hommes, comme les séraphins parmi les anges, leur loisir ne peut être mieux employé qu'à cela. Les anciens évêques et les Pères de l'Eglise étoient pour le moins aussi affectionnés à leurs charges que nous; et cependant ils ne laissoient pas de vaquer à la conduite particulière de plusieurs ames qui recouroient à eux, comme on le voit par leurs épîtres; imitant en cela les apôtres, qui, tout occupés qu'ils étoient de la moisson générale de l'univers, recueilloient néanmoins très-soigneusement et avec une affection spéciale certains épis plus remarquables que les autres. Qui ne sait que Timothée, Tite, Philémon, Onésime, sainte Thècle, Appia, étoient les chers enfans du grand saint Paul, comme saint Marc et sainte Pétronille de saint Pierre? Je dis sainte Pétronille, car elle ne fut pas sa fille selon la chair, mais bien selon l'esprit, ainsi que le prouvent très-savamment Baronius et Galonius; et saint Jean n'écrit-il pas une de ses épîtres canoniques à la dévote dame Electa? C'est une peine, je le confesse, de conduire les ames en particulier; mais une peine qui soulage, pareille en ce point à celle des moissonneurs et des vendangeurs, qui ne sont jamais plus contens que lorsqu'ils sont fort occupés et chargés. C'est un travail qui délasse et avise le cœur par la consolation qui en revient à ceux qui l'entreprennent, comme fait le cinamome à ceux qui le portent à travers l'Arabie Heureuse. On dit que lorsque la tigresse retrouve un de ses petits que le chasseur lui laisse exprès sur le chemin pour l'amuser tandis qu'il emporte les autres, elle s'en charge aussitôt, tel gros qu'il soit, et, loin d'en être plus pesante, n'en est au contraire que plus prompte à le sauver dans sa tanière, l'amour naturel l'allégeant par ce fardeau. Or, combien plus volontiers un cœur paternel se chargera-t-il d'une ame qu'il aura trouvée dans un vrai désir de la sainte perfection, la portant en son sein comme une mère porte son petit enfant, sans nullement se ressentir de ce faix bien-aimé! Mais il faut sans doute que ce soit un cœur paternel: et c'est pourquoi les apôtres et les hommes apostoliques appellent leurs disciples non-seulement leurs enfans, mais encore plus tendrement leurs petits enfans. Au demeurant, mon cher lecteur, il est vrai que j'écris de la vie dévote sans être dévot, mais non pas certes sans désir de le devenir. Et c'est encore ce qui me porte avec plus d'affection à vouloir vous en instruire. Car, comme disoit un savant homme, la bonne façon d'apprendre, c'est d'étudier; une meilleure, c'est d'écouter; mais la très-bonne, c'est d'enseigner; et il arrive souvent, dit saint Augustin en écrivant à la pieuse Florentine, que l'office de donner sert de titre pour recevoir, et que la charge d'enseigner sert de fondement pour apprendre. Alexandre fit peindre la belle Compaspé, qui lui étoit si chère, par la main du célèbre Apelles. Apelles, forcé de considérer longuement Compaspé, en imprima l'amour en son cœur à mesure qu'il en exprimoit les traits sur le tableau; si bien qu'Alexandre s'en étant aperçu, en eut pitié, et la lui donna généreusement en mariage, se privant pour l'amour de lui de la plus chère amie qu'il eût au monde. En quoi, dit Pline, il montra sa grandeur d'ame, plus qu'il n'eût fait par le gain d'une bataille. Or il me semble, mon lecteur mon ami, qu'étant évêque, Dieu veut que je peigne sur les cœurs non-seulement les vertus communes, mais encore sa très-chère et bien-aimée dévotion; et moi je l'entreprends volontiers, tant pour obéir et faire mon devoir, que pour l'espérance que j'ai qu'en la gravant dans l'esprit des autres, le mien à l'aventure en deviendra saintement amoureux. Or, si jamais Dieu m'en voit vivement épris, il me la donnera en mariage éternel. La belle et chaste Rebecca, abreuvant les chameaux d'Isaac, fut choisie pour être son épouse, et reçut de sa part des pendans d'oreilles et des bracelets d'or. Ainsi je me promets de l'immense bonté de mon Dieu que, conduisant ses chères brebis aux eaux salutaires de la dévotion, il rendra mon ame son épouse, mettant en mes oreilles les paroles dorées de son saint amour, et en mes bras la force de les bien pratiquer; en quoi consiste essentiellement la vraie dévotion, que je supplie sa divine Majesté de vouloir bien m'accorder, à moi et à tous les enfans de son Eglise, à laquelle je veux à jamais soumettre mes écrits, mes actions, mes paroles, mes volontés et mes pensées. A Annecy, le jour de sainte Magdeleine, 1608. INTRODUCTION A LA VIE DÉVOTE. PREMIÈRE PARTIE. CONTENANT LES AVIS ET LES EXERCICES PROPRES A CONDUIRE L'AME, DEPUIS SON PREMIER DÉSIR DE LA VIE DÉVOTE, JUSQU'A UNE FERME RÉSOLUTION DE L'EMBRASSER. CHAPITRE PREMIER. Description de la vraie dévotion. Vous aspirez à la dévotion, très-chère Philotée, parce qu'étant chrétienne, vous savez que c'est une vertu extrêmement agréable à la divine Majesté. Mais, comme il arrive que les petites fautes que l'on commet au commencement d'une affaire s'agrandissent beaucoup à mesure qu'on avance, et deviennent à la fin presque irréparables, il faut, avant toutes choses, que vous sachiez bien ce que c'est que la vertu de dévotion; car il n'y en a qu'une de vraie, et il y en a beaucoup de fausses et de vaines; en sorte que, sans ce discernement, vous pourriez vous tromper, et perdre le temps à suivre quelque dévotion imprudente et superstitieuse. Le peintre Arélius donnoit à tous ses personnages la figure des personnes qu'il aimoit; et chacun peint la dévotion selon sa passion et son humeur. Celui qui est adonné au jeûne se tiendra pour bien dévot pourvu qu'il jeûne, quoique son cœur soit plein de rancune; et n'osant pas tremper sa langue dans le vin, ni même dans l'eau, par sobriété, il ne se fera pas scrupule de la plonger dans le sang du prochain, par la médisance et la calomnie. Un autre s'estimera dévot parce qu'il dit une grande multitude d'oraisons tous les jours, quoiqu'après cela il se répande en paroles fâcheuses, fières et injurieuses contre ses domestiques et ses voisins. Tel autre tire volontiers l'aumône de sa bourse pour la donner aux pauvres, mais il ne peut tirer la douceur de son cœur pour pardonner à ses ennemis. Celui-ci pardonne aisément, mais de payer ses créanciers, c'est ce qu'il ne fait qu'à vive force de justice. Tous ces gens-là passent pour dévots, et ne le sont en aucune manière. Les officiers de Saül étant allés chez David pour l'arrêter, Michol mit une statue dans son lit, et l'ayant couverte des habits de David, elle leur fit accroire que c'étoit David lui-même qui dormoit malade. Ainsi beaucoup de personnes se couvrent de certaines pratiques extérieures qui appartiennent à la dévotion, et le monde croit que ce sont vraiment des gens dévots et spirituels, et dans le fait ce ne sont que des statues et des fantômes de dévotion. La vraie et solide dévotion, Philothée, présuppose l'amour de Dieu, ou plutôt elle n'est autre chose qu'un vrai amour de Dieu; je dis un vrai amour, et non pas un amour tel quel; car en tant que l'amour divin embellit notre ame, il s'appelle grâce, comme nous rendant agréables aux yeux de Dieu; en tant qu'il nous donne la force de faire le bien, il s'appelle charité; mais quand il en est venu à ce degré de perfection, de nous porter non-seulement à faire le bien, mais encore à le faire soigneusement, fréquemment et promptement, alors il s'appelle dévotion, et j'explique ceci par une comparaison. Les autruches ne volent jamais, bien qu'elles aient des ailes. Les poules volent, mais pesamment, rarement, et fort bas. Au contraire, les aigles, les colombes, les hirondelles ont le vol vif, élevé et presque continuel. Ainsi les pécheurs ne volent pas en Dieu, mais font toutes leurs courses sur la terre et pour la terre: les gens de bien, qui n'ont pas encore atteint la dévotion, volent en Dieu par leurs bonnes actions, mais rarement, lentement et pesamment: et il n'y a que les personnes dévotes qui s'élèvent en Dieu d'un vol prompt, fréquent et élevé. En un mot, la dévotion n'est autre chose qu'une certaine agilité et vivacité spirituelle, par laquelle la charité fait ses œuvres en nous, ou nous par elle, promptement et affectionnément; et comme il appartient à la charité de nous faire pratiquer universellement tous les commandemens de Dieu, il appartient à la dévotion de nous les faire observer avec toute la diligence et toute la ferveur possibles. Ainsi celui qui n'observe pas tous les commandemens de Dieu, n'est ni juste ni dévot: il n'est pas juste, puisqu'il lui manque la charité; il n'est pas dévot, puisque, outre la charité, il lui manque le zèle et la promptitude aux actions charitables, qui est le propre de la dévotion. Et parce que la dévotion consiste dans la perfection de la charité, elle nous rend prompts, actifs et diligens, non-seulement à observer tous les commandemens de Dieu, mais encore à faire le plus de bonnes œuvres que nous pouvons, encore qu'elles ne soient pas de précepte, mais simplement de conseil ou d'inspiration. Un homme qui relève nouvellement de maladie marche autant qu'il lui est nécessaire, mais lentement et pesamment: il en est de même d'un pécheur nouvellement guéri de son iniquité; il marche autant que Dieu le lui commande; mais posément et lentement; et ce n'est que lorsqu'il a atteint la dévotion, que, comme un homme sain et robuste, non-seulement il chemine, mais il court et il saute en la voie des commandemens de Dieu, et de plus, il s'élance dans les sentiers des conseils et des inspirations célestes. Enfin la charité et la dévotion ne sont pas plus différentes l'une de l'autre que la flamme ne l'est du feu; puisque la charité, qui est le feu spirituel de l'ame, s'appelle dévotion quand elle est fort enflammée. En sorte que la dévotion n'ajoute rien au feu de la charité, sinon la flamme qui rend la charité prompte, active et diligente non-seulement dans l'observation des commandemens de Dieu, mais aussi dans la pratique des conseils et des inspirations célestes. CHAPITRE II. Propriétés et excellence de la dévotion. Ceux qui vouloient détourner les Israélites d'entrer en la terre promise leur disoient que c'étoit un pays qui dévoroit ses habitans, c'est-à-dire, que l'air y étoit si mauvais qu'on ne pouvoit y vivre long-temps; et qu'en outre les habitans étoient des gens si prodigieux qu'ils mangeoient les autres hommes comme des sauterelles. C'est ainsi, chère Philothée, que le monde diffame tant qu'il peut la sainte dévotion, peignant les personnes dévotes avec un visage fâcheux, triste et chagrin, publiant partout que la dévotion rend l'humeur mélancolique et le caractère insupportable. Mais, comme Josué et Caleb assuroient que, non-seulement la terre promise étoit bonne et belle, mais encore que la possession en seroit douce et agréable, de même le Saint-Esprit nous enseigne par la bouche de tous les saints, et notre Seigneur lui-même nous assure que la vie dévote est une vie heureuse, aimable et douce. Le monde voit que les dévots jeûnent, prient, souffrent les injures, servent les malades, donnent aux pauvres, veillent, répriment leur colère, font violence à leurs passions, se privent des plaisirs sensuels, et font mille autres choses qui de leur nature sont pénibles et rigoureuses; mais le monde ne voit pas la dévotion intérieure qui rend toutes ces pratiques agréables, douces et faciles. Regardez les abeilles sur le thym: elles y trouvent un suc fort amer; mais en le suçant elles le convertissent en miel: parce que telle est leur propriété. O mondains! il est vrai que les ames dévotes trouvent beaucoup d'amertume dans leurs mortifications; mais en les faisant, elles les convertissent en douceurs et en consolations: les feux, les flammes, les roues, les épées, sembloient des fleurs et des parfums aux Martyrs, parce qu'ils étoient dévots. Que si la dévotion peut donner de la douceur aux plus cruels tourmens, et à la mort même, que ne fera-t-elle pas pour les actions de vertu? le sucre adoucit les fruits qui ne sont pas murs, et corrige dans ceux qui sont murs l'effet souvent nuisible de leur crudité: il en est de même de la dévotion; elle est le vrai sucre spirituel qui fait perdre aux mortifications leur amertume, et aux consolations leur danger: elle ôte le chagrin aux pauvres, et l'empressement aux riches; la désolation à l'oppressé, et l'insolence au favorisé; la tristesse aux solitaires, et la dissolution à l'homme du monde; elle sert de feu en hiver, et de rosée en été; elle rend également utiles l'honneur et le mépris; elle reçoit le plaisir et la peine avec un cœur presque toujours égal, et nous remplit d'une suavité merveilleuse. Contemplez l'échelle de Jacob, car c'est le vrai portrait de la vie dévote. Les deux montans de cette échelle représentent l'oraison qui demande l'amour de Dieu, et l'usage des sacremens qui le donne; les échelons ne sont autre chose que les divers degrés de charité, par lesquels on va de vertu en vertu, en descendant par l'action au secours et support du prochain, ou montant, par la contemplation, jusqu'à l'union amoureuse de Dieu. Or, voyez, je vous prie, quels sont ceux qui sont sur l'échelle; ce sont des hommes qui ont des cœurs angéliques, ou des anges qui ont des corps humains. Ils ne sont pas jeunes, mais ils le paroissent, parce qu'ils sont pleins de vigueur et d'agilité. Ils ont des ailes pour voler et s'élancer en Dieu par la sainte oraison, mais ils ont aussi des pieds pour marcher avec les hommes et s'entretenir avec eux dans un saint et aimable commerce. La beauté et la joie brillent sur leurs visages, pour indiquer qu'ils reçoivent toutes choses avec une douceur et une paix parfaites. Ils ont la tête nue, aussi-bien que les bras et les pieds, parce que leurs pensées, leurs affections et leurs œuvres n'ont d'autre but que de plaire à Dieu. Le reste de leur corps est couvert, mais d'une belle et légère tunique, qui nous montre que, s'ils usent de ce monde et des choses mondaines, c'est en toute pureté et simplicité de cœur, n'en prenant que légèrement et autant seulement que leur condition l'exige. Telles sont les personnes dévotes. Croyez-moi, chère Philothée, la dévotion est la douceur des douceurs, et la reine des vertus; c'est la perfection de la charité. Si la charité est un lait, la dévotion en est la crème; si elle est une plante, la dévotion en est la fleur; si elle est une pierre précieuse, la dévotion en est l'éclat; si elle est un baume, la dévotion en est l'odeur, et l'odeur pleine de suavité qui conforte les hommes et réjouit les anges. CHAPITRE III. Que la dévotion convient à toutes sortes de vocations et de professions. Dieu, en créant le monde, commanda aux plantes de porter leurs fruits, chacune selon son espèce. Ainsi commande-t-il aux chrétiens, qui sont les plantes vivantes de son Église, de produire des fruits de dévotion, chacun selon sa qualité et son état. La dévotion doit être différemment pratiquée par le gentilhomme, par l'artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la femme mariée; et non-seulement cela, mais il faut encore accommoder la pratique de la dévotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier. Je vous le demande, Philothée, seroit-il convenable que l'évêque voulût être solitaire comme les chartreux? et si les gens mariés ne vouloient pas plus amasser que les capucins, et si l'artisan étoit tout le jour à l'église comme le religieux, et le religieux exposé à toutes sortes de rencontres pour le service du prochain, comme l'évêque; cette dévotion ne seroit-elle pas ridicule, déréglée et insupportable? Cette faute cependant arrive très-souvent; et le monde, qui ne distingue pas, ou qui ne veut pas distinguer entre la dévotion et l'indiscrétion de ceux qui se croient dévots, murmure et crie contre la dévotion, qui n'est pour rien dans ces désordres. Non, Philothée, la dévotion ne gâte rien quand elle est vraie, ou plutôt il n'est rien qu'elle ne perfectionne; et si elle nuit à la vocation légitime de quelqu'un, c'est une preuve qu'elle est fausse. L'abeille, dit Aristote, tire son miel des fleurs, sans les endommager aucunement, les laissant fraîches et entières comme elle les a trouvées. Mais la vraie dévotion fait encore mieux, car non-seulement elle ne gâte en rien les vocations et les affaires, où l'on se trouve, mais au contraire elle les orne et les embellit. Toutes sortes de pierreries, étant jetées dans le miel, en deviennent plus éclatantes, chacune selon sa couleur: de même aussi chacun devient plus agréable dans sa vocation, quand il y joint la dévotion: le soin de la famille en est plus paisible, l'amour des époux plus sincère, le service du prince plus fidèle, et toutes sortes d'occupations plus douces et plus aimables. C'est une erreur, et même une hérésie, de vouloir bannir la vie dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour des princes, du ménage des gens mariés. Il est vrai, Philothée, que la dévotion purement contemplative, monastique et religieuse, est impraticable en ces sortes de vacations; mais aussi, outre ces trois dévotions, il y en a plusieurs autres, très-propres à perfectionner ceux qui vivent dans le monde. Abraham, Isaac, Jacob, David, Job, Tobie, Sara, Rébecca et Judith en sont la preuve dans l'Ancien Testament: et quant au Nouveau, saint Joseph, Lydia et saint Crépin furent sûrement très-dévots dans leurs boutiques: sainte Anne, sainte Marthe, sainte Monique, Aquila, Priscille très-dévotes en leur ménage; Cornélius, saint Sébastien, saint Maurice très-dévots parmi les armes; Constantin, Hélène, saint Louis, le bienheureux Amé, saint Edouard très-dévots sur leurs trônes. Il est même arrivé que plusieurs ont perdu la perfection dans la solitude, qui est cependant si favorable à la vie parfaite, et l'ont conservée dans le monde, qui semble y être si contraire. Loth, dit saint Grégoire, qui fut si chaste dans la ville, se souilla dans la solitude. Ainsi, quelque état que nous ayons, nous pouvons et nous devons aspirer à la vie parfaite. CHAPITRE IV. De la nécessité d'un directeur pour entrer et pour avancer dans la dévotion. Le jeune Tobie, se disposant à partir pour Ragez: «Je ne sais nullement le chemin, dit-il à son père. Va donc, répliqua le vieillard, et cherche quelque homme qui te conduise.» Je vous en dis autant, chère Philothée: voulez-vous sincèrement vous acheminer vers la dévotion? cherchez quelque homme de bien qui vous guide et vous conduise. C'est ici l'avertissement des avertissemens: quoi que vous fassiez, dit le dévot Avila, vous ne trouverez jamais si sûrement la volonté de Dieu qu'en prenant le chemin de cette humble obéissance que les saints ont toujours tant recommandée et pratiquée. La bienheureuse Thérèse, voyant que Catherine de Carderec faisoit de grandes austérités, désira d'en faire autant, contre l'avis de son confesseur qui le lui défendoit, et auquel elle fut tentée de désobéir en ce point; mais ayant enfin choisi le parti de l'obéissance, Dieu lui dit: «Ma fille, tu marches par une voie bonne et sûre: tu estimois beaucoup cette pénitence, et moi j'estime davantage ton obéissance.» Depuis lors elle aima tant cette vertu, qu'outre l'obéissance qu'elle devoit à ses supérieurs, elle s'engagea par un vœu particulier à suivre la conduite et les avis de son directeur; ce qui fut pour elle la source de très-grandes consolations, ainsi que l'ont éprouvé plusieurs autres bonnes ames, qui pour mieux s'assujettir à Dieu, ont soumis leur volonté à celle de ses serviteurs. Sainte Catherine de Sienne loue extrêmement cette pratique dans ses dialogues: la dévote princesse sainte Elisabeth se soumit avec une parfaite obéissance à la conduite du savant Conrard: et voici le conseil que le grand saint Louis donna à son fils avant de mourir: «Confessez-vous souvent, et choisissez un confesseur qui ait assez de science et de sagesse pour vous aider de ses lumières dans les choses nécessaires au bien de votre ame.» Un ami fidèle, dit l'Ecriture-Sainte, est une forte protection: celui qui l'a trouvé a trouvé un trésor. Un ami fidèle est un remède qui donne la vie et l'immortalité: ceux qui craignent Dieu le trouvent. Ces divines paroles, comme vous voyez, regardent principalement l'immortalité, pour laquelle il faut avant tout avoir cet ami fidèle, qui guide nos actions par ses avis et ses conseils, et qui nous garantisse des piéges et des tromperies du démon. Un tel ami nous sera comme un trésor de patience dans nos afflictions et dans nos chutes; il nous sera un baume salutaire dans nos tristesses de cœur et autres maladies spirituelles; il nous gardera du mal, et rendra notre bien meilleur; et quand il nous arrivera quelque infirmité, il empêchera qu'elle ne soit mortelle à force de soins et de bons secours. Mais qui trouvera cet ami? le Sage répond: ceux qui craignent Dieu; c'est-à-dire les humbles, qui désirent ardemment leur avancement spirituel. Puisqu'il est donc si important, Philothée, d'entreprendre avec un bon guide ce saint voyage de dévotion, priez Dieu très-instamment qu'il vous en envoie un selon son cœur, et ne doutez pas qu'il ne le fasse; car quand il devroit vous donner un ange du Ciel, comme il fit pour le jeune Tobie, il vous le donneroit plutôt que de vous laisser manquer d'un conducteur fidèle. Or, quand vous l'aurez trouvé, pensez effectivement que c'est un ange pour vous. Ne le considérez pas comme un simple homme, et ne mettez pas votre confiance en lui à cause de son grand savoir, mais bien à cause de Dieu, qui vous secourra et vous parlera par son entremise, mettant dans son cœur et sur ses lèvres tout ce dont vous aurez besoin: en sorte que vous devez l'écouter comme un ange qui descend du Ciel pour vous y mener. Traitez avec lui à cœur ouvert, en toute simplicité, lui manifestant clairement votre bien et votre mal, sans aucune espèce de déguisement ni de détour. Par ce moyen, le bien sera plus sûr, et le mal plus promptement réparé. Votre ame en sera aussi plus forte dans ses peines, et plus modérée dans ses consolations. Ayez en lui une extrême confiance, mêlée d'un saint respect; de telle sorte que le respect ne diminue pas la confiance, et que la confiance n'empêche pas le respect. Confiez-vous en lui avec le respect d'une fille pour son père, et respectez-le avec la confiance d'un fils pour sa mère. En un mot, que cette amitié soit forte et douce, toute sainte, toute sacrée, toute divine, toute spirituelle. Pour cela choisissez-en un entre mille, dit Avila; et moi, je dis entre dix mille; car il s'en trouve moins qu'on ne pense qui soient capables de ce ministère. Il faut qu'un directeur soit plein de charité, de science et de prudence: que si l'une de ces trois qualités lui manque, il y a du danger. Mais, je vous le répète, demandez-le à Dieu, et quand vous l'aurez obtenu, bénissez-en la divine Majesté. Tenez-vous ferme à votre choix, n'en cherchez point d'autres; allez simplement, humblement, et en toute confiance; je réponds que vous ferez un très-heureux voyage. CHAPITRE V. Qu'il faut commencer par purifier l'ame. Les fleurs, dit l'époux sacré, apparoissent en notre terre; le temps d'émonder et de tailler est venu. Quelles sont les fleurs de nos cœurs, ô Philothée! sinon les bons désirs? Or, sitôt qu'ils paroissent, il faut mettre la main à la serpe pour retrancher de notre conscience toutes les œuvres mortes et superflues. Sous la loi de Moïse, une fille étrangère qui vouloit épouser un Israélite, devoit quitter la robe de sa captivité, se couper les ongles et se raser les cheveux: de même l'ame qui aspire à l'honneur d'être l'épouse du Fils de Dieu doit se dépouiller du vieil homme et se revêtir du nouveau, en quittant le péché; puis elle doit retrancher de sa vie toutes les superfluités qui la détournent de l'amour de Dieu: c'est le commencement de la santé de notre ame que d'être délivrée des humeurs du péché. Dans saint Paul, cela se fit en un instant et d'une manière parfaite; de même aussi dans sainte Catherine de Gênes, sainte Magdeleine, sainte Pélagie, et quelques autres; mais cette sorte de guérison est une cure miraculeuse et extraordinaire dans l'ordre de la grâce, comme la résurrection des morts dans l'ordre de la nature, en sorte que nous ne devons pas y prétendre. La guérison ordinaire, soit des corps, soit des esprits, ne se fait que petit à petit, par degrés, avec peine et patience. Les anges ont des ailes sur l'échelle de Jacob, et cependant ils ne volent pas; mais ils montent et descendent avec ordre, d'échelon en échelon. Ainsi va notre ame du péché à la dévotion; elle s'élève peu à peu, semblable à l'aube du jour qui ne chasse pas tout d'un coup les ténèbres, mais lentement et par degrés. Cette marche est au reste la plus sûre, car, comme dit l'aphorisme, la guérison qui se fait doucement est toujours plus certaine. Que s'il est vrai, chère Philothée, que le mal arrive à cheval et en poste, et s'en retourne à pied et au petit pas, il faut donc bien s'armer de force et de patience dans l'entreprise de la vie dévote. Hélas! quelle pitié de voir des ames engagées depuis peu dans la dévotion, s'inquiéter à cause de leurs fautes, se troubler, se décourager, presque jusqu'à vouloir tout quitter et retourner en arrière! Et d'un autre côté, quelle dangereuse tentation pour une ame de se croire guérie de ses moindres imperfections dès le premier jour de sa conversion, se regardant comme parfaite presqu'avant d'être faite, et se mettant à voler sans ailes! O Philothée, que la rechute est à craindre, quand on veut ainsi se tirer trop tôt des mains du médecin! Ne vous levez pas avant la lumière, dit le Prophète; levez-vous après être demeuré assis; et lui-même, pratiquant ce qu'il enseigne, ayant été lavé et purifié de ses fautes, demande de l'être encore davantage. L'exercice qui consiste à purifier notre ame de plus en plus, ne peut et ne doit se terminer qu'avec notre vie; ne nous troublons donc point dans nos imperfections; car notre perfection consiste à les combattre, et nous ne saurions les combattre sans les voir, ni les vaincre sans les rencontrer; et notre victoire ne consiste pas à ne les pas sentir, mais bien à n'y pas consentir. Ce n'est pas y consentir que d'en être incommodé. Il faut bien que, pour l'exercice de notre humilité, nous soyons quelquefois blessés dans ce combat spirituel. Mais nous ne sommes jamais vaincus, que quand nous venons à perdre ou la vie, ou le courage; or, les imperfections et les péchés véniels ne sauroient nous ôter la vie spirituelle, puisqu'elle ne se perd que par le péché mortel; il reste donc seulement qu'elles ne nous fassent point perdre le courage. Délivrez-moi, Seigneur, disoit David, du découragement et de la lâcheté; disons de même, et regardons-nous comme très-heureux dans cette guerre, de n'avoir d'autre condition à remplir pour être toujours vainqueurs, que de vouloir toujours combattre. CHAPITRE VI. Du premier retranchement, qui est celui des péchés mortels. Le premier retranchement à faire est celui du péché. Pour cela, il faut avoir recours au sacrement de pénitence. Cherchez le plus digne confesseur que vous pourrez; ayez un de ces petits livres qui ont été faits pour aider les consciences à se bien confesser, comme Grenade, Bruno, Arias, Auger et autres: lisez-les bien, et remarquez de point en point en quoi vous avez offensé Dieu, depuis que vous avez atteint l'âge de la raison jusqu'à présent; que si vous vous défiez de votre mémoire, mettez par écrit ce que vous aurez remarqué. Ayant ainsi préparé et réuni tout ce qui charge votre conscience, rejetez-le par une contrition aussi vive et aussi parfaite que votre cœur pourra la concevoir, considérant ces quatre choses: que par le péché vous avez perdu la grâce de Dieu, abandonné votre part de paradis, mérité les peines éternelles de l'enfer, et renoncé à l'amour éternel de Dieu. Vous voyez bien, Philothée, que je parle d'une confession générale de toute la vie; une telle confession, je l'avoue, n'est pas toujours absolument nécessaire, mais elle est cependant extrêmement bonne et utile dans ces commencemens; aussi je vous conseille fort d'y recourir. Souvent les confessions ordinaires de ceux qui vivent d'une vie tiède et commune, sont remplies de grands défauts: on ne se prépare point, ou fort peu: on n'a point la contrition requise: on va se confesser avec la volonté tacite de retourner au péché: on ne veut pas éviter les occasions dangereuses, ni prendre les moyens nécessaires pour réformer sa vie; en tous ces cas, la confession générale est indispensable pour assurer le salut. Mais de plus, la confession générale nous appelle à la connoissance de nous-mêmes, nous provoque à une salutaire confusion pour notre vie passée, nous fait admirer la miséricorde de Dieu, qui nous a attendus si patiemment; elle apaise nos cœurs, délasse nos esprits, excite en nous de bonnes résolutions, donne sujet à notre père spirituel de nous dire les choses convenables à notre position, et enfin nous ouvre le cœur pour confesser nos péchés à l'avenir avec plus de confiance et de sincérité. Ainsi, puisqu'il s'agit d'un renouvellement général de notre cœur, et d'une conversion universelle de notre ame à Dieu, c'est avec raison, ce me semble, Philothée, que je vous conseille cette confession générale. CHAPITRE VII. Du second retranchement, qui est celui des affections au péché. Tous les Israélites sortirent de la terre d'Egypte; mais tous n'en sortirent pas de cœur et d'affection. Aussi, quand ils furent dans le désert, plusieurs regrettèrent les ognons et les viandes d'Egypte. Ainsi il y a des pécheurs qui sortent effectivement du péché et qui n'en perdent pas pourtant l'affection. Ils se proposent bien de ne plus pécher, mais c'est avec une certaine répugnance à se priver des plaisirs du péché; leur cœur y renonce et s'en éloigne, mais il ne laisse pas néanmoins de se retourner souvent de ce côté-là, comme la femme de Loth se retournoit vers Sodome. Ils s'abstiennent du péché comme les malades s'abstiennent du melon: ils n'en mangent pas, parce que le médecin les menace de mort s'ils en mangent; mais ils se tourmentent de cette privation: ils en parlent, ils hésitent sur ce qu'il faut faire, ils veulent au moins le sentir, et estiment fort heureux ceux qui peuvent en manger. De même ces foibles et lâches pénitens s'abstiennent pour quelque temps du péché, mais c'est à regret: ils voudroient bien pouvoir pécher sans être damnés, ils parlent du péché avec goût, et estiment heureux ceux qui s'y livrent. Un homme résolu de se venger changera de volonté en se confessant; mais bientôt après, on le trouvera au milieu de ses amis, prenant plaisir à parler de sa querelle, disant que, sans la crainte de Dieu, il eût fait ceci et cela; que la loi divine est bien gênante; que le pardon des injures est bien difficile; que plût à Dieu qu'il fût permis de se venger! Ah! qui ne voit que, bien que ce pauvre homme soit hors du péché, il est néanmoins tout embarrassé de l'affection du péché, et qu'étant hors d'Egypte par l'effet, il y est encore par le désir, ne laissant pas d'aimer toujours et de regretter les ognons qu'il y mangeoit? Comme fait aussi cette femme qui, après avoir détesté son inconduite, se plaît encore néanmoins à être flattée et recherchée. Hélas! que de telles gens sont en danger de se perdre! Philothée, puisque vous voulez entreprendre la vie dévote, il ne faut pas seulement vous contenter de quitter le péché, mais il faut encore délivrer tout-à-fait votre cœur des actions qui dépendent du péché. Car, outre le danger de la rechute, ces misérables affections amolliroient perpétuellement votre esprit, et l'appesantiroient de telle sorte qu'il ne pourroit plus faire de bonnes œuvres avec cette promptitude, cette persévérance et ce zèle, qui sont de l'essence de la vraie dévotion. Les ames qui, après avoir quitté le péché, ont encore ces affections et ces langueurs, ressemblent, à mon avis, aux personnes qui ont les pâles couleurs: elles ne sont pas absolument malades, mais toutes leurs actions sont malades: elles mangent sans goût, dorment sans repos, rient sans joie, et se traînent plutôt qu'elles ne marchent. De même ces ames font le bien avec des lassitudes spirituelles si grandes, que leurs bonnes œuvres, déjà fort petites en nombre et en effet, cessent d'avoir la moindre grâce. CHAPITRE VIII. Du moyen de faire ce second retranchement. Il faut pour cela se former une vive et forte idée de tout le mal que le péché nous apporte, et entrer ainsi dans de profonds sentimens de contrition. Car si la contrition, toute foible qu'elle est, pourvu qu'elle soit vraie, suffit pour nous purifier du péché, surtout quand elle est jointe à la vertu des sacremens: quand elle est grande et véhémente, elle va jusqu'à délivrer le cœur de toutes les affections qui dépendent du péché. Remarquez ceci: une simple antipathie nous donne de l'aversion pour la personne qui nous déplaît, et nous fait fuir sa compagnie; mais si c'est une haine mortelle et violente, non-seulement nous fuyons et détestons celui qui en est l'objet, mais encore nous ne pouvons souffrir ni ses parens ni ses amis, ni la vue de son portrait, ni rien qui lui appartienne. De même quand le pénitent ne hait le péché que d'une contrition foible et légère, quoique véritable, il se résout seulement à ne plus pécher; au lieu que, s'il ressent une contrition forte et profonde, il déteste et le péché, et tout ce qui en dépend, et tout ce qui y conduit. Il faut donc, Philothée, agrandir tant qu'il nous sera possible notre contrition, afin qu'elle s'étende jusqu'aux moindres circonstances du péché. C'est ainsi que Magdeleine convertie perdit tellement le goût de ses péchés, que jamais elle n'y pensa; c'est ainsi que David protestoit, non-seulement qu'il haïssoit le péché, mais encore qu'il haïssoit les voies et les sentiers qui y mènent, et voilà précisément en quoi consiste ce rajeunissement de l'ame, qui est comparé par le même prophète au renouvellement de l'aigle. Or, pour parvenir à cette vive contrition, il faut que vous vous exerciez soigneusement aux méditations suivantes, très-propres à déraciner de votre cœur, moyennant la grâce de Dieu, le péché, et les principales affections du péché; aussi les ai-je composées exprès pour cela; vous les ferez l'une après l'autre, dans l'ordre que j'ai marqué, n'en prenant qu'une pour chaque jour, et vous y employant le matin, autant que possible, parce que c'est le temps le plus favorable aux fonctions de l'esprit. Après cela, vous en repasserez ce que vous pourrez en vous-même dans le courant de la journée; que si votre esprit n'est pas encore fait à la méditation, voyez ce qui est dit à ce sujet dans la seconde partie de cet ouvrage. CHAPITRE IX. Première méditation.--De la création. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous en la présence de Dieu._ _2. Suppliez-le qu'il vous inspire._ CONSIDÉRATIONS. 1. Considérez qu'il n'y a que tant d'années que vous n'étiez pas au monde, et que votre être étoit un vrai rien. Où étions-nous, ô mon ame, en ce temps? Le monde avoit déjà bien duré, et de nous, il n'étoit nulle nouvelle. 2. Dieu vous a tirée de ce rien, pour vous faire ce que vous êtes; et cela, sans qu'il eût besoin de vous, mais par un pur effet de sa bonté. 3. Considérez avec respect l'être que Dieu vous a donné; vous êtes le premier et le plus parfait de tous les êtres de ce monde visible, capable de vivre éternellement, et de vous unir parfaitement à la divine Majesté. _Affections et résolutions._ 1. Humiliez-vous profondément devant Dieu, lui disant de tout votre cœur avec le Psalmiste: O Seigneur, je suis devant vous comme un vrai néant; d'où vient que vous avez pensé à moi pour me créer? Hélas! mon ame, tu étois perdue dans cet ancien abîme, et tu y serois encore si Dieu ne t'en eût tirée; qu'y ferois-tu maintenant sans cette bonté de ton Dieu? 2. Rendez grâces à Dieu. O mon grand et bon Créateur, combien vous suis-je redevable, puisque vous avez été me prendre dans mon néant pour me rendre par votre miséricorde ce que je suis? Que ferois-je jamais pour bénir dignement votre saint nom et remercier votre immense bonté? 3. Confondez-vous. Mais hélas! mon Créateur, au lieu de m'unir à vous par mon amour et par mes services, je me suis rendue rebelle par les déréglemens de mon cœur, je me suis séparée de vous, pour me joindre au péché, je vous ai fui, j'ai méconnu votre bonté, comme si vous n'étiez pas mon Créateur. 4. Abaissez-vous devant Dieu. O mon ame, souviens-toi que le Seigneur est ton Dieu, c'est lui qui t'a faite, et tu ne t'es pas faite toi-même: ô Dieu! je suis l'ouvrage de vos mains. Je ne veux donc plus me complaire en moi-même, puisque de moi-même je ne suis rien. De quoi te glorifies-tu, ô cendre et poussière? pourquoi t'élèves-tu, ô néant? Oui, désormais je veux pour m'humilier faire telle et telle chose, supporter tel et tel mépris: je veux changer de vie, et suivre fidèlement mon créateur: je m'honorerai de la condition de créature, à laquelle il m'a appelée; j'immolerai entièrement toutes mes volontés aux siennes; et pour cela j'aurai recours aux moyens qui me seront indiqués, et dont je me ferai bien instruire par mon père spirituel. CONCLUSION. 1. Remerciez Dieu. O mon ame, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est en toi exalte son saint nom; car sa bonté t'a tirée du néant, et sa miséricorde t'a créée. 2. Offrez. O mon Dieu, je vous offre l'être que vous m'avez donné, avec tout mon cœur. Je vous le consacre entièrement. 3. Priez. O Dieu, fortifiez en moi ces affections et ces résolutions. O sainte Vierge, recommandez-les à la miséricorde de votre Fils, avec toutes les personnes pour qui je dois prier, etc. _Pater noster, Ave, Maria._ Après l'oraison, faites-vous comme un bouquet spirituel des considérations qui vous ont le plus touchée, afin d'en respirer de temps en temps la bonne odeur dans le courant de la journée. CHAPITRE X. Deuxième méditation.--De la fin pour laquelle nous sommes créés. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous devant Dieu._ _2. Priez-le qu'il vous inspire._ CONSIDÉRATIONS. 1. Si Dieu vous a mise dans ce monde, ce n'est pas qu'il eût besoin de vous; car vous lui êtes complètement inutile. Mais il a voulu seulement exercer sur vous sa bonté en vous faisant part de sa grâce et de sa gloire. Pour cela, il vous a donné l'entendement pour le connoître, la mémoire pour vous souvenir de lui, la volonté pour l'aimer, l'imagination pour vous représenter ses bienfaits, les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le louer, et ainsi des autres facultés. 2. Etant créée et mise au monde à cette intention, vous devez éviter et rejeter soigneusement toute action qui y seroit contraire; et pour celles qui ne peuvent pas vous servir, il faut les mépriser comme vaines et superflues. 3. Considérez le malheur du monde, qui ne pense point à cela, et qui vit comme s'il croyoit n'être né que pour bâtir des maisons, planter des arbres, amasser des richesses et s'occuper de frivoles amusemens. _Affections et résolutions._ 1. Confondez-vous, en reprochant à votre ame la misère où elle a vécu jusqu'à présent; misère si grande, qu'elle n'a que peu ou point pensé à tout ceci. Hélas! devez-vous dire, à quoi pensois-je, ô mon Dieu, quand je ne pensois pas à vous? De quoi me ressouvenois-je, lorsque je vous oubliois? qu'aimois-je, lorsque je ne vous aimois pas? Hélas! je devois me nourrir de vérité, et je me remplissois de vanité; je servois le monde, et le monde n'est fait que pour me servir. 2. Détestez la vie passée. Je vous renonce, pensées vaines et inutiles; je vous abjure, souvenirs détestables et frivoles; je vous déteste, amitiés fausses et perfides, services perdus, reconnoissance aveugle, misérables complaisances. 3. Convertissez-vous à Dieu. Et vous, ô mon Dieu, mon Sauveur, vous serez dorénavant le seul objet de mes pensées; non, jamais je n'appliquerai mon esprit à ce qui pourroit vous déplaire. Ma mémoire se remplira tous les jours de l'immense et infinie bonté, que vous avez si complaisamment exercée envers moi. Vous serez les délices de mon cœur, le charme et le bonheur de ma vie. Ah! c'en est fait: tels et tels amusemens auxquels je m'appliquois, tels et tels vains exercices qui occupoient tout mon temps, telles et telles affections qui captivoient mon cœur, tout cela me sera maintenant en horreur; et pour me conserver dans ces dispositions, je ferai usage de tels et tels remèdes. CONCLUSION. 1. Remerciez Dieu, qui vous a créée pour une fin si excellente. Vous m'avez faite, Seigneur, pour vous, afin que je jouisse éternellement de l'immensité de votre gloire: quand sera-ce que j'en serai digne? quand vous bénirai-je comme je le dois? 2. Offrez. Je vous offre, ô mon cher créateur, toutes ces mêmes affections et résolutions que vous m'avez inspirées; je vous offre aussi toute mon ame et tout mon cœur. 3. Priez. Je vous supplie, ô Dieu, d'avoir pour agréables mes vœux et mes souhaits, et de donner votre bénédiction à mon ame, afin qu'elle puisse les accomplir par le mérite du sang que votre Fils a répandu sur la croix, etc. Faites le petit bouquet spirituel. CHAPITRE XI. Troisième méditation.--Des bienfaits de Dieu. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous en la présence de Dieu._ _2. Priez-le qu'il vous inspire._ CONSIDÉRATIONS. 1. Considérez les grâces corporelles que Dieu vous a départies: quel corps il vous a donné, quelle facilité pour l'entretenir, quelle santé, quelles consolations, quels amis, quelle assistance dans vos besoins; et cela, considérez-le en vous comparant à tant d'autres personnes, qui valent mieux que vous, et qui sont néanmoins privées de ces avantages: les unes sont contrefaites, malades, estropiées; les autres abreuvées d'opprobres, de déshonneur et de mépris; d'autres accablées par la pauvreté, tandis que Dieu n'a pas voulu que vous fussiez si misérable. 2. Considérez les dons de l'esprit: combien y a-t-il dans le monde de gens hébétés, furieux, insensés! Et pourquoi n'êtes-vous pas du nombre? n'est-ce pas un effet de la bonté de Dieu? Combien y en a-t-il encore qui ont été grossièrement élevés, et dans une extrême ignorance, tandis que la Providence divine vous a procuré une éducation honorable et soignée! 3. Considérez les grâces spirituelles: ô Philothée, vous êtes enfant de l'Église, Dieu vous a appris à le connoître, dès votre jeunesse. Combien de fois vous a-t-il donné ses sacremens! combien de fois des inspirations, des lumières intérieures, des reproches de conscience pour votre amendement! Combien de fois vous a-t-il pardonné vos fautes! combien de fois vous a-t-il délivrée des occasions de vous perdre, auxquelles vous étiez exposée! et tant d'années que Dieu vous a laissée vivre, n'est-ce pas un moyen que vous avez eu d'avancer le salut de votre ame? Considérez toutes ces grâces en détail, et voyez combien Dieu vous a été bon et secourable. _Affections et résolutions._ 1. Admirez la bonté de Dieu. Oh! que mon Dieu est bon pour moi! oh! qu'il est bon! que votre cœur, Seigneur, est riche en miséricorde, et généreux en bonté! ô mon ame, racontons à jamais combien de grâces il nous a faites! 2. Admirez votre ingratitude. Mais que suis-je, Seigneur, pour que vous ayez pensé à moi? oh! que mon indignité est grande! hélas! j'ai foulé aux pieds vos bienfaits, j'ai déshonoré vos grâces, en les tournant au mépris et à l'abus de votre souveraine bonté; j'ai opposé un abîme d'ingratitude à l'abîme de votre miséricorde et de vos faveurs. 3. Excitez-vous à la reconnoissance. Allons donc, ô mon cœur, ne sois plus infidèle et ingrat envers ce grand bienfaiteur. Et comment mon ame ne seroit-elle pas désormais soumise à Dieu, lui qui a fait tant de grâces et de merveilles en moi et pour moi? 4. Courage donc, Philothée, retirez votre corps de telles et telles sensualités; soumettez-le au service de Dieu, qui a tant fait pour lui; appliquez votre ame à le connoître et à l'aimer de plus en plus, recourant pour cela aux moyens convenables. Employez enfin généreusement tous les secours qui sont dans l'Église, pour vous sauver et pour glorifier Dieu. Oui, je pratiquerai l'oraison, je fréquenterai les sacremens, j'écouterai la sainte parole, je suivrai fidèlement et les inspirations et les conseils. CONCLUSION. 1. Remerciez Dieu de la connoissance qu'il vous a donnée de votre devoir et de ses bienfaits. 2. Offrez-lui votre cœur avec toutes vos résolutions. 3. Priez-le qu'il vous donne la force de les accomplir fidèlement, par le mérite de la mort de son Fils. Implorez l'intercession de la sainte Vierge et des saints. _Pater noster_, etc. Faites le petit bouquet spirituel. CHAPITRE XII. Quatrième méditation.--Des péchés. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous en la présence de Dieu._ _2. Priez-le qu'il vous inspire._ CONSIDÉRATIONS. 1. Pensez combien il y a que vous avez commencé à pécher, et voyez combien depuis lors les péchés se sont multipliés dans votre cœur; comme tous les jours ils se sont élevés davantage contre Dieu, contre le prochain, contre vous-même, par actions, par paroles, par désirs et par pensées. 2. Considérez vos mauvaises inclinations, et comme vous les avez suivies; cela seul suffira pour vous convaincre que vos péchés sont en plus grand nombre que les cheveux de votre tête, ou que les grains de sable de la mer. 3. Considérez en particulier le péché d'ingratitude envers Dieu; péché général qui se répand sur tous les autres, et qui en augmente infiniment l'énormité. Ainsi, comptez tous les bienfaits que Dieu vous a accordés, et que vous avez tournés contre le bienfaiteur lui-même. Que d'inspirations méprisées! que de bons mouvemens rendus inutiles! et plus que tout cela encore, que de sacremens reçus, et reçus peut-être sans préparation! et le fruit, où est-il? Que sont devenus ces précieux joyaux, dont votre cher époux vous avoit ornée? Tout cela a disparu sous vos iniquités, et tandis que Dieu a tant couru après vous pour vous sauver, vous, vous l'avez toujours fui, pour vous perdre: voyez un peu quelle ingratitude! _Affections et résolutions._ 1. Confondez-vous à la vue de votre misère. O mon Dieu! comment osé-je paroître devant vos yeux? Hélas! je le vois bien, je suis le rebut du monde; mon cœur est un abîme d'ingratitude et d'iniquité. Est-il possible que j'aie poussé la malice à ce point, de ne laisser aucun de mes sens, aucune des puissances de mon ame, sans les souiller et les profaner, que pas un des jours de ma vie ne se soit écoulé sans produire quelque mauvais fruit? Est-ce ainsi que je devois payer les bienfaits de mon Créateur et le sang de mon Rédempteur? 2. Demandez pardon et jetez-vous aux pieds du Seigneur, comme un enfant prodigue, comme une Magdeleine, comme une épouse ingrate et perfide: O Seigneur! miséricorde sur cette pécheresse. O cœur de Jésus, source vive de compassion et de douceur! ayez pitié de cette misérable. 3. Proposez-vous de mieux vivre. O Seigneur! non jamais plus, moyennant votre sainte grâce, non jamais plus je ne m'abandonnerai au péché. Hélas! je ne l'ai que trop aimé! mais maintenant je le déteste; et c'est vous, Père de miséricorde, que j'aime et que j'embrasse. Je veux vivre et mourir pour vous. 4. Pour effacer les péchés passés, je m'en accuserai courageusement sans en laisser un seul par devers moi. 5. Je ferai tout ce que je pourrai pour en arracher jusqu'aux dernières racines, particulièrement de tels et tels qui me pèsent davantage. 6. Pour cela, j'embrasserai généreusement tous les moyens qui me seront fournis, et je ne croirai jamais avoir assez fait pour réparer de si grandes fautes. CONCLUSION. 1. Remerciez Dieu qui vous a attendue jusqu'à présent, et qui vous a inspiré ces bonnes dispositions. 2. Faites-lui offrande de votre cœur, pour les mettre à exécution. 3. Priez-le qu'il vous fortifie, etc. CHAPITRE XIII. Cinquième méditation.--De la mort. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous en la présence de Dieu._ _2. Demandez-lui sa grâce._ _3. Supposez-vous dans l'état d'un malade au lit de la mort, sans aucun espoir d'en échapper._ CONSIDÉRATIONS. 1. Considérez l'incertitude du jour de votre mort: O mon ame! vous sortirez un jour de ce corps. Quand sera-ce? Sera-ce en hiver ou en été, à la ville ou à la campagne, le jour ou la nuit? Sera-ce à l'improviste ou y étant préparée? Sera-ce de maladie ou par accident? Aurez-vous le loisir de vous confesser? Serez-vous assistée de votre confesseur? Hélas! de tout cela nous n'en savons absolument rien. Mais une chose est bien sûre, c'est que nous mourrons, et toujours plutôt que nous ne pensons. 2. Considérez qu'alors le monde sera fini en ce qui vous regarde; il n'y en aura plus pour vous: il sera comme renversé sous vos yeux: car alors les plaisirs, les vanités, les joies mondaines, les folles amitiés vous sembleront des fantômes et des nuages. Ah! malheureuse, direz-vous, pour quelles bagatelles et pour quelles chimères ai-je offensé mon Dieu? N'est-ce pas avoir perdu tout pour rien? Au contraire, la dévotion et les bonnes œuvres vous sembleront les choses du monde les plus douces et les plus désirables, et vous direz: Pourquoi donc n'ai-je pas suivi ce beau et gracieux chemin? Alors les péchés qui vous sembloient bien petits, vous paroîtront gros comme des montagnes; et votre dévotion vous semblera presque nulle. 3. Considérez les longs et douloureux adieux que votre ame dira à ce bas monde: elle dira adieu aux richesses, aux vanités, aux plaisirs, aux passe-temps, aux amis et aux voisins, aux parens, aux enfans, au mari, à la femme, en un mot à toute créature; et puis enfin à son corps, qu'elle laissera pâle, défait, décharné, hideux et infect. 4. Considérez l'empressement qu'on aura à enlever ce corps, et à le cacher en terre; et cela fait, le monde ne pensera plus guère à vous, pas plus que vous n'avez pensé aux autres. Dieu lui fasse paix, dira-t-on; et puis c'est tout. O mort! que tu es cruelle! ô mort! que tu es impitoyable! 5. Considérez qu'au sortir du corps l'ame prend à droite ou à gauche. Hélas! où ira la vôtre, quel chemin suivra-t-elle? le même qu'elle aura commencé en ce monde. _Affections et résolutions._ 1. Priez Dieu, et jetez-vous entre ses bras. Ah! Seigneur, recevez-moi sous votre protection pour ce jour effroyable. Rendez-moi cette heure heureuse et favorable, et que plutôt toutes les autres de ma vie me soient tristes et affligeantes. 2. Méprisez le monde. Puisque je ne sais pas l'heure où il faudra te quitter, ô monde! je ne veux pas m'attacher à toi. O mes chers amis! ô mes parens! permettez-moi de ne vous plus aimer que d'une amitié sainte, qui puisse durer éternellement; car pourquoi m'unir à vous par des liens qu'il faudroit ensuite rompre et quitter? Je veux me préparer à cette heure, et prendre toutes les précautions nécessaires pour faire heureusement ce passage. Je veux assurer l'état de ma conscience, et mettre ordre à tel et tel manquement avec tout le zèle dont je suis capable. CONCLUSION. Remerciez Dieu de ces résolutions qu'il vous a inspirées, offrez-les à sa majesté, suppliez-le de nouveau qu'il rende votre mort heureuse par les mérites de la mort de son Fils. Implorez la protection de la sainte Vierge et des saints. _Pater noster_. _Ave, Maria_. Faites un bouquet de myrrhe. CHAPITRE XIV. Sixième méditation.--Du jugement. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous devant Dieu._ _2. Priez-le qu'il vous inspire._ CONSIDÉRATIONS. 1. Enfin, après le temps que Dieu a marqué pour la durée du monde, et après une multitude de signes et de présages horribles qui feront sécher les hommes d'effroi, le feu, venant comme un déluge, brûlera et réduira en cendres toute la surface de la terre, sans que rien de ce que nous voyons soit épargné. 2. Après ce déluge de flammes et de foudres, tous les hommes ressusciteront de la terre (excepté ceux qui sont déjà ressuscités), et à la voix de l'archange, ils comparoîtront en la vallée de Josaphat. Mais hélas! avec quelle différence! car les uns y seront avec un corps glorieux et resplendissant, et les autres avec un corps hideux et horrible. 3. Considérez la majesté avec laquelle le souverain juge comparoîtra, environné de ses anges et de ses saints, ayant devant lui sa croix, plus brillante que le soleil, signe de grâce pour les bons, et de rigueur pour les méchans. 4. Ce souverain juge, par un ordre qui sera de suite exécuté, séparera les bons d'avec les mauvais, mettant les premiers à sa droite et les seconds à sa gauche; séparation éternelle, après laquelle jamais ces deux troupes ne se retrouveront ensemble. 5. La séparation une fois faite, et les livres des consciences étant ouverts, on verra clairement, d'un côté la malice des méchans, et le mépris qu'ils ont fait de Dieu; et de l'autre côté, la pénitence des bons, et les heureux fruits qu'ils ont tirés de la grâce. Alors rien ne sera caché. O Dieu! quelle confusion pour les uns, et quelle consolation pour les autres! 6. Considérez la dernière sentence prononcée sur les méchans: Allez, maudits, au feu éternel, qui a été préparé au diable et à ses compagnons. Pesez cet paroles accablantes. Allez, dit-il; c'est un mot qui marque l'abandonnement perpétuel que Dieu fait de ces malheureux, les bannissant pour jamais de sa face. Il les appelle maudits. O mon ame! quelle malédiction! malédiction générale, qui comprend tous les maux; malédiction irrévocable, qui comprend tous les temps et l'éternité. Il ajoute, au feu éternel. Regarde, ô mon cœur, cette grande éternité! O éternelle éternité des peines, que tu es effroyable! 7. Considérez ensuite la sentence des bons. Venez, dit le juge (ah! c'est la douce parole de salut, par laquelle Dieu nous appelle à lui, et nous reçoit dans le sein de sa bonté), bénis de mon Père (ô chère bénédiction, qui comprend toute bénédiction), possédez le royaume qui vous est préparé dès le commencement du monde. O Dieu! quelle grâce! car ce royaume n'aura jamais de fin. _Affections et résolutions._ 1. Tremble, ô mon ame! à la pensée de ce dernier jour. O Dieu! quelle sûreté pourrai-je y trouver, puisque les colonnes du Ciel y trembleront de frayeur! 2. Détestez vos péchés, qui seuls peuvent vous perdre dans cette journée formidable. Ah! je veux me juger moi-même dès à présent, afin de n'être pas jugée alors. Je veux examiner ma conscience, et me condamner, m'accuser et me corriger, afin que mon juge ne me condamne pas en cette journée terrible. Je me confesserai donc, j'accepterai les avis nécessaires, etc. CONCLUSION. Remerciez Dieu, qui vous a donné les moyens de prendre vos précautions contre ce jour, et le temps de faire pénitence. Offrez-lui votre cœur pour qu'il le dispose à la pénitence. Priez-le qu'il vous fasse la grâce de vous en bien acquitter. _Pater noster_. _Ave, Maria_. Faites un bouquet de dévotion. CHAPITRE XV. Septième méditation.--De l'Enfer. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous en la présence de Dieu._ _2. Humiliez-vous, et demandez-lui son assistance._ _3. Imaginez-vous une ville ténébreuse, toute brûlante de souffre et de bitume, et pleine de citoyens qui ne peuvent en sortir._ CONSIDÉRATIONS. 1. Les damnés sont dans l'abîme infernal comme dans une ville infortunée, où ils souffrent d'inexprimables tourmens et dans tous leurs sens et dans tous leurs membres; car, comme ils ont fait servir tous leurs sens et tous leurs membres au péché, il est juste qu'ils supportent aussi dans tous leurs sens et dans tous leurs membres les peines dues au péché: leurs yeux, pour s'être permis de mauvais regards, souffriront l'horrible vue des démons et de l'enfer; leurs oreilles, pour avoir pris plaisir à de mauvais discours, n'entendront plus jamais que pleurs, lamentations et désespoir, et ainsi du reste. 2. Outre tous ces tourmens, il y en a encore un plus grand, qui est la privation et la perte de la gloire de Dieu, que les damnés ne verront jamais. Certes, si Absalon se trouva plus malheureux de ne pas voir son père David que de toutes les autres peines de son exil, ô Dieu! que sera-ce d'être à jamais privé de voir votre doux et gracieux visage? 3. Considérez surtout l'éternité de ces peines, laquelle seule rend l'enfer insupportable. Hélas! si la piqûre d'un insecte, si la chaleur d'une petite fièvre nous rend une courte nuit si longue et si fatigante, combien sera épouvantable la nuit de l'éternité avec tant de tourmens! de cette éternité naissent le désespoir éternel, le blasphème et la rage sans fin. _Affections et résolutions._ Mettez la frayeur dans votre ame par ces paroles d'Isaïe: O mon ame! pourrois-tu bien vivre éternellement dans ces ardeurs perpétuelles, et habiter au milieu de ce feu dévorant? Veux-tu donc quitter ton Dieu pour jamais? Reconnoissez que vous avez mérité ce châtiment; et combien de fois encore! Désormais donc je veux suivre une voie toute contraire; car pourquoi me précipiter dans cet abîme? Ainsi, je ferai tel et tel effort pour éviter le péché, qui seul peut me donner cette mort éternelle. Remerciez, offrez, priez. CHAPITRE XVI. Huitième méditation.--Du paradis. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous en la présence de Dieu._ _2. Faites l'invocation._ CONSIDÉRATIONS. 1. Considérez une belle nuit bien sereine, et pensez combien il est agréable de voir le ciel avec cette multitude et cette variété d'étoiles. Or, ajoutez maintenant cette beauté à celle d'un beau jour, en sorte que la clarté du soleil n'empêche point la claire vue des étoiles et de la lune; et puis après dites hardiment que toute cette beauté réunie n'est rien auprès des merveilles du paradis. Oh! que ce lieu est donc aimable et désirable! oh! que cette cité est précieuse! 2. Considérez la noblesse, la beauté et la multitude des habitans de cet heureux pays; ces millions de millions d'anges, de chérubins et de séraphins; cette foule d'apôtres, de martyrs, de confesseurs, de vierges, de saintes femmes: leur troupe est innombrable. Oh! que cette compagnie est heureuse! Le moindre de tous est mille fois plus beau que le monde entier: que sera-ce donc de les voir tous? Mais, mon Dieu, qu'ils sont heureux! toujours ils chantent le doux cantique de l'amour éternel: toujours ils jouissent d'une parfaite allégresse: toujours ils se communiquent les uns aux autres d'ineffables contentemens, et vivent sans nuages dans les liens d'une heureuse et indissoluble amitié. 3. Considérez enfin quel bien ils ont tous de jouir de Dieu, qui les honore incessamment de son regard, et répand ainsi dans leurs cœurs des torrens de délices. Quel bien d'être à jamais uni à son principe! C'est là qu'environnés et pénétrés de Dieu, comme les oiseaux le sont de l'air, ils sont inondés de toutes parts de consolations incroyables; là, chacun à qui mieux mieux chante les louanges du Créateur: soyez à jamais béni, s'écrient-ils, ô vous qui êtes notre Créateur et notre Sauveur, vous qui nous êtes si bon, et qui nous communiquez si libéralement votre gloire. Et pareillement Dieu bénit tous ses saints d'une bénédiction perpétuelle: soyez à jamais bénies, dit-il, mes chères créatures, vous qui m'avez si bien servi, et qui me louerez éternellement avec un si grand zèle et un amour si parfait. _Affections et résolutions._ 1. Admirez et louez cette patrie céleste. Oh! que vous êtes belle, ma chère Jérusalem, et que bienheureux sont vos habitans! 2. Reprochez à votre cœur la lâcheté qui l'a jusqu'à présent détourné du chemin de cette glorieuse demeure. Pourquoi me suis-je tant éloigné de mon souverain bien? Ah! misérable que je suis! pour quelques méchans plaisirs d'un instant, j'ai mille et mille fois quitté ces éternelles et infinies délices! où donc avois-je l'esprit de mépriser des biens si désirables, et de désirer des choses si méprisables? 3. Aspirez maintenant avec ardeur après ce séjour si délicieux. Oh! puisqu'il vous a plu, mon bon et souverain Seigneur, de me faire entrer dans vos voies, non, jamais plus je ne retournerai en arrière. Allons, ma chère ame, allons en ce repos infini: cheminons vers cette terre bénie qui nous est promise: que faisons-nous dans cette Egypte? Je me priverai donc de telles et telles choses qui me détournent ou me retardent en chemin. Je ferai donc telles et telles choses qui peuvent me conduire à mon but. Remerciez, offrez, priez. CHAPITRE XVII. Neuvième méditation.--Sur le choix du paradis. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous en la présence de Dieu._ _2. Humiliez-vous devant lui, en le priant qu'il vous inspire._ CONSIDÉRATIONS. 1. Imaginez-vous que vous êtes en rase campagne, toute seule avec votre bon ange, comme étoit le jeune Tobie en allant à Ragès. Là, votre conducteur vous fait voir en haut le paradis ouvert, avec toutes les joies et toutes les délices qui ont fait le sujet de votre méditation précédente. Puis il vous montre à vos pieds l'enfer ouvert avec tous les tourmens sur lesquels vous avez médité. Vous pénétrant bien l'esprit de cette imagination, et vous mettant à genoux par la pensée devant votre bon ange. 1. Considérez qu'il est très-vrai que vous êtes placée entre le paradis et l'enfer, et que l'un et l'autre sont ouverts pour vous recevoir, selon le choix que vous en ferez. 2. Considérez que le choix que l'on fait de l'un ou de l'autre dans ce monde durera éternellement dans l'autre. 3. Considérez que, bien que l'un et l'autre vous soit ouvert selon que vous le choisirez, Dieu, qui est prêt à vous donner, ou l'un, par sa justice, ou l'autre, par sa miséricorde, désire cependant d'un désir sans égal que vous donniez la préférence au paradis; et votre bon ange est là qui vous en presse de tout son pouvoir, vous offrant de la part de Dieu mille grâces et mille secours pour vous aider à la montée. 4. Considérez aussi Jésus-Christ au haut du Ciel, vous regardant avec bonté, et vous invitant par ces douces paroles: Viens, ô ma chère ame! viens au repos éternel: viens entre les bras de ton père qui t'a préparé d'immortelles délices dans l'abondance de son amour. Voyez de vos yeux intérieur la sainte Vierge qui vous convie tout maternellement: Courage! vous dit-elle; garde-toi, ô ma fille! de mépriser les désirs de mon Fils, non plus que les soupirs de sa Mère, qui respire avec lui ton salut éternel. Voyez les saints qui vous appellent, et un million de saintes ames qui vous conjurent de venir les rejoindre, afin de n'avoir avec elles qu'une seule voix pour louer Dieu et qu'un seul cœur pour l'aimer à jamais: Venez, vous disent-elles, ô notre sœur et notre amie! prenez courage: le chemin du Ciel n'est pas si difficile que le monde le fait. Entrez-y seulement, et vous verrez que la dévotion qui nous a menées aux délices éternelles, a elle-même des délices incomparablement plus grande que toutes les joies du monde. ÉLECTION. 1. O enfer! je te déteste maintenant et à toujours. Je déteste tes tourmens et tes peines: je déteste ta malheureuse éternité, et surtout ces éternels blasphèmes et ces malédictions sans fin que tu vomis perpétuellement contre mon Dieu. Mais, au contraire, gloire et félicité éternelle à toi, beau paradis, vers lequel s'élancent mon cœur et mon ame! oui, je choisis à jamais mon séjour dans tes sacrés palais, et dans tes aimables tabernacles. Je bénis, ô mon Dieu! votre miséricorde, j'accepte l'offre qu'il vous plaît de m'en faire. O Jésus! mon Sauveur, j'accepte votre amour éternel. Je reconnois et je confirme l'acquisition que vous avez faite pour moi d'une place et d'une retraite dans cette bienheureuse Jérusalem, où je ne veux faire autre chose que vous aimer et vous bénir à jamais. 2. Acceptez les faveurs que la sainte Vierge et les saints vous présentent; promettez-leur que vous en profiterez pour aller les rejoindre; tendez la main à votre bon ange, afin qu'il vous conduise, et encouragez votre ame à bien persévérer dans ce choix. CHAPITRE XVIII. Dixième méditation.--Sur le choix de la vie dévote. PRÉPARATION. _1. Mettez-vous en la présence de Dieu._ _2. Abaissez-vous devant sa face, et implorez son secours._ CONSIDÉRATIONS. 1. Imaginez-vous encore une fois que vous êtes avec votre bon ange au milieu d'une vaste campagne. A votre gauche, vous voyez le démon assis sur un trône élevé, ayant à ses côtés plusieurs esprits infernaux, et tout autour de lui une grande troupe de mondains, qui tous, la tête nue, le saluent et lui font hommage, les uns par un péché, les autres par un autre. Voyez la contenance de tous les infortunés courtisans de ce misérable: voyez les uns furieux de haine, d'envie et de colère; les autres qui s'entretuent; les autres hâves, pensifs et empressés à amasser des richesses; les autres livrés à la vanité et ne recherchant que des plaisirs frivoles; les autres perdus et abrutis par leurs indignes passions. Voyez comme ils sont tous sans repos et sans ordre, voyez comme ils se méprisent les uns les autres, et comme ils se haïssent, en faisant semblant de s'aimer. Voilà donc cette malheureuse république du monde, telle qu'elle est tyrannisée par son roi maudit. Oh! qu'elle vous fera compassion. 2. Voyez maintenant à votre droite Jésus-Christ crucifié, qui avec un amour sans égal, prie pour ces pauvres esclaves, afin qu'ils brisent leurs chaînes, et qui les conjure de venir à lui. Voyez une multitude de dévots qui l'environnent de tous côtés, chacun avec son ange. Contemplez la beauté de ce royaume de dévotion. Qu'il fait beau voir cette troupe de vierges, toutes plus blanches que le lis! cette assemblée de veuves pleines de mortifications et d'humilité: ces époux et ces épouses, vivant doucement ensemble avec un grand respect et une mutuelle charité. Voyez comme ces dévotes ames accordent bien ensemble le soin de la maison extérieure avec le soin de l'intérieure, l'amour du mari avec l'amour de l'époux céleste. Regardez partout où vous voudrez, vous les verrez tous dans une contenance sainte, douce, aimable, écoutant Notre-Seigneur, et aspirant à le planter dans leur cœur. Ils se réjouissent, mais d'une joie gracieuse, charitable et bien réglée: ils s'entr'aiment, mais d'un amour pur et saint. Ceux mêmes qui sont affligés parmi eux ne se tourmentent pas beaucoup, et ne perdent rien de la paix intérieure. En un mot, voyez les yeux du Sauveur porter dans leur ame d'ineffables consolations, et les remplir du désir de le posséder. 3. Vous avez déjà quitté Satan avec sa triste et malheureuse troupe, par les bonnes résolutions que vous avez prises; mais vous n'êtes pas encore arrivée au roi Jésus, ni réunie à cette heureuse et sainte compagnie qui l'environne: vous avez été toujours entre l'un et l'autre. 4. Ah! c'est maintenant qu'il faut se décider! la sainte Vierge et saint Joseph, saint Louis, sainte Monique, et cent mille autres qui ont vécu dans le monde, vous pressent et vous invitent. 5. Le roi crucifié vous appelle par votre nom: Venez, ô ma bien-aimée! venez, Philothée, afin que je vous couronne! ÉLECTION. 1. O monde! ô troupe abominable! non jamais vous ne me verrez sous vos drapeaux. J'ai quitté pour toujours vos vanités et vos folies. O roi d'orgueil! ô roi de malheur! esprit infernal, je te renonce avec toutes tes pompes, je te déteste avec toutes tes œuvres. 2. Et vous, mon doux Jésus, roi de bonheur et de gloire éternelle, c'est vers vous que je me tourne. Je vous embrasse de toutes les forces de mon ame, je vous adore de tout mon cœur, je vous choisis maintenant et à toujours pour mon roi et pour mon unique prince; je vous offre mon inviolable fidélité, je vous fais un hommage irrévocable; enfin je me soumets éternellement à l'obéissance de vos saintes lois et de vos divins préceptes. 3. O vierge sainte! ma bonne mère, je vous choisis pour mon guide, je me range sous votre bannière, je vous offre un respect et un amour tout spécial. O mon saint ange! présentez-moi à cette bénie assemblée, ne m'abandonnez pas jusqu'à ce que j'arrive à cette heureuse compagnie, avec laquelle je dis et dirai toujours en témoignage de mon choix: Vive Jésus! vive Jésus! CHAPITRE XIX. Comment il faut faire la confession générale. Voilà donc, chère Philothée, les méditations nécessaires à la fin que nous nous proposons. Quand vous les aurez faites, allez avec courage et humilité faire votre confession générale; mais, je vous en prie, ne vous laissez troubler par aucune vaine frayeur. Le scorpion n'est dangereux que lorsqu'il nous pique: mais étant réduit en huile, il devient un grand remède contre sa propre piqûre: de même le péché n'est honteux que quand nous le faisons; mais étant converti en confession et en pénitence, il est honorable et salutaire. La contrition et la confession sont comme des fleurs belles et suaves, qui effacent la laideur du péché et en dissipent la mauvaise odeur. Simon le Lépreux disoit que Magdeleine étoit une pécheresse; mais Notre-Seigneur disoit que non, et ne parloit plus que des parfums qu'elle avoit répandus, et de la grandeur de sa charité. Si nous sommes bien humbles, Philothée, notre péché nous déplaira infiniment, parce que Dieu en est offensé; mais l'accusation de notre péché nous sera douce et agréable, parce que Dieu en est honoré; c'est au reste pour nous une sorte d'allégement de bien dire au médecin le mal qui nous tourmente. Quand vous serez arrivée devant votre père spirituel, imaginez-vous être à la montagne du Calvaire, sous les pieds de Jésus-Christ crucifié, dont le précieux sang coule de toutes parts pour vous laver de vos iniquités; car, bien que ce ne soit pas le propre sang du Sauveur, c'est néanmoins le mérite de son sang répandu qui arrose abondamment les pénitens dans le confessionnal. Ouvrez donc bien votre cœur pour en faire sortir les péchés par la confession; car à mesure qu'ils en sortiront, le précieux mérite de la passion divine y entrera pour le remplir de bénédictions. Je vous recommande surtout de bien dire toutes vos fautes, simplement et naïvement. Contentez bien en cela votre conscience une bonne fois dans votre vie. Cela fait, écoutez les avis et la pénitence que vous donnera le serviteur de Dieu, et dites en votre cœur: Parlez, Seigneur, car votre servante écoute. Oui, c'est Dieu, Philothée, que vous écoutez, puisqu'il a dit à ses ministres: Celui qui vous écoute, m'écoute. Prenez ensuite en main la protestation suivante, que vous devez auparavant avoir lue et méditée, et qui terminera tout ce qui regarde la pénitence. Lisez-la attentivement, et en tâchant d'exciter dans votre ame le plus de componction qu'il vous sera possible. CHAPITRE XX. Protestation authentique, pour graver dans l'ame la résolution de servir Dieu, et pour conclure les actes de pénitence. Je soussignée, très-indigne et chétive créature, fais la protestation suivante, en la présence du Dieu éternel et de toute la cour céleste. Considérant l'immense miséricorde de mon Dieu, d'avoir bien voulu me créer de rien, me conserver, me soutenir, me délivrer de tant de périls, et me combler de tant de bienfaits; considérant surtout cette incompréhensible douceur et clémence avec laquelle ce très-bon Père m'a si long-temps supportée au milieu de mes crimes, si souvent inspirée de revenir à lui, et si patiemment attendue jusqu'à cette N. année de ma vie, sans se laisser rebuter, ni de mes ingratitudes et de mes infidélités sans nombre, ni de mes délais sans fin, ni de l'abus de ses grâces, ni de toutes mes autres offenses; Considérant encore qu'au jour de mon sacré baptême, je fus si heureusement et si saintement dédiée à Dieu, pour être sa fille, et que, malgré cette consécration qui fut alors faite en mon nom, j'ai mille et mille fois indignement profané mon esprit, en l'employant contre la divine Majesté; Maintenant revenue à moi-même, et prosternée de cœur et d'esprit devant le trône de la justice divine, je me reconnois et me tiens pour légitimement atteinte et convaincue du crime de lèse-majesté divine, et véritablement coupable de la mort et passion de Jésus-Christ, à raison des péchés que j'ai commis, pour lesquels il est mort et a souffert le supplice de la croix. Ainsi je suis digne d'être à jamais perdue et damnée. Toutefois, me tournant vers le trône de l'infinie miséricorde de ce même Dieu vivant et éternel, et détestant de tout mon cœur et de toutes mes forces les iniquités de ma vie passée, je demande très-humblement pardon, grâce et merci avec entière absolution de mon crime; j'offre à cet effet la mort et passion de ce même Seigneur et Rédempteur de mon ame, et y jetant l'unique fondement de mon espérance, je renouvelle et ratifie la sainte profession de fidélité qu'on a faite pour moi à Dieu le jour de mon baptême: je renonce au démon, au monde et à la chair; je déteste leurs malheureuses suggestions, leurs pompes et leurs œuvres, pour tout le temps de ma vie présente, et pour toute l'éternité. Je me tourne en même temps vers mon Dieu si bon et si clément, et je m'engage envers lui par une résolution irrévocable à le servir et à l'aimer, maintenant et toujours. A ces fins je lui donne et lui consacre mon esprit, avec toutes ses facultés; mon ame, avec toutes ses puissances; mon cœur, avec toutes ses affections; mon corps, avec tous ses sens; je proteste que je ne veux plus jamais abuser de quoi que ce soit qui m'appartienne contre sa divine volonté et sa souveraine majesté, et je lui fais dès ce moment de tout moi-même un plein et entier sacrifice, pour être à jamais sa très-loyale, très-obéissante et très-fidèle créature, sans que je veuille jamais m'en dédire ni repentir. Que si par la malice de mon ennemi, ou par suite de l'infirmité humaine, il m'arrivoit de contrevenir en quelque chose à ces bonnes résolutions, je proteste dès maintenant, et me propose moyennant la grâce du Saint-Esprit, de m'en relever sitôt que je m'en apercevrai, et de m'abandonner tout de nouveau entre les mains de la divine miséricorde, sans la moindre hésitation et le moindre retard. Ceci est mon intention, ma volonté et ma résolution ferme et irrévocable, que je reconnois et confirme sans nulle réserve ni exception, en la présence de Dieu, à la vue de l'Église triomphante, et à la face de l'Église militante ma mère, qui entend et reçoit la présente déclaration, en la personne de son ministre, député par elle à cet effet. Daignez, ô Dieu éternel, tout-puissant et tout bon, Père, Fils et Saint-Esprit, confirmer en moi cette salutaire résolution; daignez accepter en odeur de suavité ce sacrifice que mon cœur vous offre; et comme il vous a plu m'inspirer la volonté de le faire, donnez-moi aussi la force et la grâce nécessaire pour l'achever et le consommer parfaitement. O mon Dieu! vous êtes le Dieu de mon cœur, le Dieu de mon ame, le Dieu de mon esprit; ainsi je vous reconnois et vous adore maintenant et pour l'éternité. Vive Jésus! CHAPITRE XXI. Conclusion de ce qui a été dit du premier degré de pureté de l'ame. Cette protestation faite, soyez attentive, ouvrez les oreilles de votre cœur pour entendre la sentence d'absolution, que Jésus-Christ votre aimable Sauveur prononcera sur vous dans le Ciel, en présence des anges et des saints, dans le même temps que le prêtre vous absoudra ici-bas sur la terre, en son nom. C'est alors que toute la troupe des bienheureux se réjouira de votre bonheur: c'est alors qu'au milieu des saints cantiques d'une allégresse sans égale, tous donneront à votre cœur guéri et réconcilié le doux baiser de l'amitié et de la paix. O Dieu! Philothée, qu'il est admirable ce contrat par lequel vous donnant à la divine Majesté, elle se donne à vous et vous rend la vie éternelle! Il ne reste plus maintenant qu'à prendre la plume en main, et à signer de bon cœur l'acte de votre protestation: après quoi allez à l'autel, où Dieu à son tour signera et scellera votre grâce, et la promesse qu'il vous a faite de son paradis, en se mettant lui-même sur votre cœur par la communion, comme un cachet et sceau divin. C'est ainsi, ce me semble, Philothée, que votre ame sera délivrée du péché, et de toutes les affections du péché. Mais comme ces affections renaissent aisément dans l'ame, à cause de notre infirmité naturelle et de nos passions, qui peuvent bien être enchaînées ici-bas, mais qui ne sont jamais entièrement détruites, je vous donnerai quelques avis, avec lesquels vous vous préserverez désormais du péché mortel et de toutes affections à ce péché, de manière à ce qu'il ne puisse jamais entrer en votre cœur. Or, ces mêmes avis vous serviront encore à une purification plus parfaite; c'est pourquoi, avant de vous les donner, je veux vous dire quelque chose de cette plus absolue pureté, à laquelle je désire vous conduire. CHAPITRE XXII. Qu'il faut se délivrer de toute affection aux péchés véniels. A mesure que le jour croît, nous voyons plus clairement dans le miroir les taches et les souillures de notre visage: de même, à mesure que la lumière intérieure du Saint-Esprit éclaire nos consciences, nous voyons plus distinctement les péchés, les inclinations et les imperfections qui peuvent nous empêcher d'atteindre à la vraie dévotion; et cette même lumière, en nous faisant voir nos défauts, nous anime du saint désir de nous en corriger. Vous découvrirez donc, ma chère Philothée, qu'outre les péchés mortels et l'affection aux péchés mortels, dont vous avez été délivrée par les pratiques ci-dessus indiquées, vous avez encore dans votre ame beaucoup d'inclination et d'affection aux péchés véniels: je ne dis pas que vous découvrirez des péchés véniels, mais je dis que vous découvrirez de l'inclination et de l'affection à ces sortes de péchés. Or, l'un est bien différent de l'autre: car nous ne pouvons jamais être entièrement purs de péchés véniels, ou du moins nous ne pouvons pas persévérer long-temps dans cet état; au lieu que nous pouvons bien n'avoir aucune affection aux péchés véniels. Ainsi autre chose est de mentir une fois ou deux de gaîté de cœur en matière peu importante, autre chose de se plaire à mentir, et d'être affectionné à cette sorte de péché. Et je dis maintenant qu'il faut nettoyer son ame de toutes les affections qu'elle peut avoir au péché véniel; c'est-à-dire qu'il ne faut point nourrir volontairement le dessein de persévérer dans tel ou tel péché véniel, car aussi ce seroit une trop grande lâcheté que de garder sciemment dans sa conscience une chose aussi capable de déplaire à Dieu que la volonté de lui déplaire. Le péché véniel, quelque petit qu'il soit, déplaît à Dieu, bien qu'il ne lui déplaise pas jusqu'à nous attirer sa malédiction éternelle. Mais si le péché véniel lui déplaît, il en résulte que l'affection du péché véniel est une résolution de vouloir toujours lui déplaire: et seroit-il possible qu'une ame bien née, non-seulement déplût à son Dieu, mais encore mît son plaisir à lui déplaire toujours? De telles affections, Philothée, sont directement opposées à la dévotion, comme les affections au péché mortel le sont à la charité. Elles énervent les forces de l'esprit, empêchent les consolations divines, et ouvrent la porte aux tentations; et bien qu'elles ne tuent pas l'ame, elles la rendent extrêmement malade. Les mouches mourantes, dit le Sage, font perdre au baume son odeur et sa vertu. Il veut dire que si les mouches s'arrêtent peu sur le baume, et y goûtent seulement en passant, elles ne gâtent que ce qu'elles prennent, et le reste demeure intègre: au lieu que si elles meurent au beau milieu du baume, elles le gâtent beaucoup et lui ôtent de son prix. De même les péchés véniels arrivant en une ame dévote et ne s'y arrêtant pas long-temps, ne l'endommagent qu'assez peu; mais si ces mêmes péchés demeurent dans l'ame par l'affection qu'elle y met, ils lui feront perdre comme au baume sa suavité, c'est-à-dire la sainte dévotion. Les araignées ne tuent pas les abeilles; mais elles gâtent et corrompent leur miel, et quand elles s'attachent à la ruche, elles en embarrassent si fort les rayons avec leurs toiles que les abeilles ne peuvent plus y faire leur ménage. Ainsi le péché véniel ne tue pas notre ame, mais il gâte la dévotion; et quand il s'y attache par l'habitude et par l'affection que nous y mettons, il embarrasse tellement les puissances de l'ame, qu'elle ne peut plus agir avec cette ferveur et cette promptitude de charité, qui est le propre de la vraie dévotion. Ce n'est rien, Philothée, de dire un petit mensonge, de se dissiper légèrement en paroles ou en actions, d'avoir un peu de curiosité dans les regards, un peu de vanité dans les habits; de se plaire à tel jeu, à telle frivolité, à telle danse, pourvu que, dès que les araignées spirituelles seront entrées dans notre ame, nous les en chassions aussitôt, comme les abeilles s'efforcent de chasser les araignées corporelles; mais si nous les laissons s'arrêter dans notre cœur, et non-seulement cela, si nous nous plaisons à les y retenir et à les y multiplier, bientôt nous verrons notre miel perdu, et la ruche de notre conscience empestée et détruite. Or, je le dis encore une fois, ce ne sera jamais une ame généreuse qui se plaira ainsi à déplaire à son Dieu, et qui mettra son affection à ce qu'elle sait lui être désagréable. CHAPITRE XXIII. Qu'il se faut défaire de l'affection aux choses inutiles et dangereuses. Les jeux, les bals, les festins, les parures, les comédies, en soi ne sont pas de mauvaises choses, mais bien des choses indifférentes, dont on peut faire un bon ou un mauvais usage. Toutefois il s'y trouve toujours plus ou moins de danger, et le danger devient encore bien plus grand, lorsqu'on s'y affectionne. Ainsi, Philothée, encore qu'il soit permis de jouer, de danser, de se parer, d'entendre d'honnêtes comédies, d'assister à un festin, je dis que de mettre à cela son affection, c'est faire une chose contraire à la dévotion, une chose très-nuisible et périlleuse. Ce n'est pas mal de le faire, mais c'est mal de s'y affectionner. Et vraiment c'est grand dommage de semer en la terre de notre cœur des affections si frivoles: car elles prennent la place du bon grain, et empêchent que notre ame ne porte de bonnes inclinations. Ainsi les anciens Nazaréens s'abstenoient, non-seulement de tout ce qui peut enivrer, mais encore de raisin et même de verjus. Non pas que le raisin et le verjus enivrent; mais ils craignoient que le verjus ne leur donnât le goût du raisin, et le raisin le goût du vin. Or, je ne dis pas que nous ne puissions jamais user des choses dangereuses, mais je dis que nous ne pouvons jamais y mettre notre affection sans compromettre la dévotion. Les cerfs qui sont trop en venaison se retirent et se cachent dans leurs buissons, sentant bien que leur graisse les charge, et qu'ainsi ils ne pourroient courir, s'ils venoient à être attaqués; de même le cœur de l'homme, chargé d'affections inutiles et dangereuses, ne peut courir après son Dieu avec cette promptitude, cette aisance et cette ardeur qui sont le vrai point de la solide dévotion. Que de petits enfans s'attachent et s'échauffent à la poursuite des papillons, personne ne le trouvera mauvais, parce que ce sont des enfans; mais, n'est-ce pas une chose ridicule, ou plutôt lamentable, de voir des hommes faits se préoccuper et se passionner pour des bagatelles aussi petites que celles que j'ai nommées, lesquelles, outre leur inutilité, ont encore le danger de dérégler et de perdre ceux qui les poursuivent? J'ai donc raison de dire, ma chère Philothée, qu'il se faut défaire de telles affections; car bien que les actes n'en soient pas toujours contraires à la dévotion, néanmoins l'affection qu'on y met lui cause toujours un grand préjudice. CHAPITRE XXIV. Qu'il se faut défaire des mauvaises inclinations. Nous avons encore, Philothée, certaines inclinations naturelles qui, n'ayant point leur source dans nos péchés particuliers, ne sont pas proprement péchés, ni mortels, ni véniels, mais s'appellent seulement imperfections; et leurs actes, défauts ou manquemens. Par exemple, sainte Paule, comme le rapporte saint Jérôme, avoit une grande inclination à la tristesse et aux larmes, à ce point, qu'à la mort de son mari et de ses enfans, elle faillit mourir de chagrin. Cela étoit une imperfection, et non un péché, puisque c'étoit contre son gré et sa volonté. Il y a des caractères qui sont naturellement légers, d'autres qui sont rébarbatifs, d'autres qui ne peuvent se plier à l'opinion d'autrui; ceux-ci sont enclins à la colère, ceux-là à l'amour des créatures; bref, il n'est guère de personnes en qui l'on ne puisse remarquer quelque sorte d'imperfection; or, quoique ces imperfections soient comme propres et naturelles à chacun de nous, il n'est pas cependant impossible, avec du soin et de l'attention, de les affoiblir et de les corriger, et même de s'en délivrer entièrement; et je vous dis, Philothée, que c'est là ce qu'il faut faire. On a bien trouvé le moyen de changer les amandiers amers en amandiers doux, en les perçant simplement au pied, pour en faire sortir le suc; pourquoi donc ne pourrions-nous pas aussi faire sortir nos mauvaises inclinations, pour devenir meilleurs? Il n'y a point de si bon naturel qui ne puisse devenir mauvais par les habitudes vicieuses: et de même aussi il n'y en a point de si méchant qui, premièrement par la grâce de Dieu, secondement par le zèle et l'application, ne puisse être dompté et surmonté. Je m'en vais donc maintenant vous donner les avis, et vous proposer les remèdes au moyen desquels vous purgerez votre ame de l'attache au péché véniel, des affections dangereuses et des imperfections, et par là vous assurerez d'autant plus votre conscience contre tout péché mortel. Dieu vous fasse la grâce de les bien pratiquer! SECONDE PARTIE CONTENANT DIVERS AVIS POUR L'ÉLÉVATION DE L'AME A DIEU PAR L'ORAISON ET LES SACREMENS. CHAPITRE PREMIER. De la nécessité de l'Oraison. 1. L'oraison mettant notre esprit en face de la lumière divine, et exposant notre volonté à la chaleur de l'amour céleste, il n'y a rien d'aussi propre à purger notre entendement de ses ignorances, et notre volonté de ses affections mauvaises. C'est l'eau de bénédiction, qui, par sa douce fraîcheur, fait reverdir et fleurir les plantes de nos bons désirs, lave nos ames de leurs imperfections, et désaltère nos cœurs brûlés par les passions. 2. Mais surtout je vous conseille l'oraison mentale et d'affection, particulièrement celle qui a pour objet la vie et la passion de Notre-Seigneur. En le regardant souvent par la méditation, toute votre ame se remplira de lui, vous apprendrez à le connoître, et vos actions se formeront sur le modèle des siennes. Il est la lumière du monde: c'est donc en lui, par lui, et pour lui que nous devons être éclairés. Il est l'arbre du désir; c'est donc à son ombre que nous devons nous rafraîchir; il est la vraie fontaine de Jacob, c'est donc dans ses eaux que nous devons nous laver de toutes nos souillures; enfin, les enfans, à force d'entendre leurs mères, et de bégayer avec elles, apprennent à parler leur langage; et nous aussi, demeurant auprès du Sauveur par la méditation, et observant avec soin ses paroles, ses actions et ses sentimens, nous apprendrons, moyennant sa sainte grâce, à parler, à agir et à vouloir comme lui. Il faut s'arrêter là, Philothée; et, croyez-moi, nous ne saurions aller à Dieu le Père que par cette porte; car, de même que la glace d'un miroir ne sauroit arrêter notre vue, si elle n'étoit enduite par derrière de plomb ou d'étain; de même la Divinité n'auroit pu jamais être bien contemplée par nous en ce bas monde, si elle ne se fût jointe à l'humanité sacrée du Sauveur; or, puisqu'il en est ainsi, il est visible que la vie et la mort de Jésus sont l'objet le plus proportionné à notre foiblesse, le plus doux, le plus délicieux, le plus profitable que nous puissions choisir pour nos méditations ordinaires. Ce n'est pas pour rien que le Sauveur s'appelle le pain descendu du Ciel; car, comme le pain doit être mangé avec toutes sortes de viandes, de même aussi le Sauveur doit être médité, considéré et recherché dans toutes nos prières et dans toutes nos actions. Quelques auteurs, pour rendre cet exercice plus facile, ont imaginé de distribuer sa vie et sa mort en divers points de méditations. Ceux que je vous conseille le plus, sont saint Bonaventure, Bellintami, Bruno, Capilia, Grenade et Dupont. 3. Employez-y chaque jour une heure avant le dîner, et, s'il se peut, dès le matin, parce que vous aurez l'esprit moins embarrassé et plus frais après le repos de la nuit. N'y mettez pas aussi plus d'une heure, à moins que votre père spirituel ne vous l'ait dit expressément. 4. Si vous pouvez faire cet exercice tranquillement dans une église, je crois que ce sera le meilleur; parce que ni père, ni mère, ni femme, ni mari, ni personne autre ne pourra raisonnablement vous troubler durant cette heure de dévotion: au lieu que dans votre maison, vous ne pourrez peut-être pas vous la promettre tout entière, ni si libre, à cause de la sujétion où vous êtes. 5. Commencez toujours vos oraisons, soit mentales, soit vocales, par vous mettre en la présence de Dieu; ne vous relâchez jamais de cette règle, et vous verrez en peu de temps combien elle vous sera profitable. 6. Si vous m'en croyez, vous direz le _Pater_, l'_Ave_ et le _Credo_ en latin; mais vous apprendrez aussi à en bien entendre les paroles dans votre langue, afin qu'en les récitant dans le langage usité par l'Église, vous puissiez néanmoins savourer le sens délicieux et admirable de ces saintes prières. Il les faut dire avec une profonde attention de votre esprit, en excitant votre cœur aux sentimens qu'elles expriment, ne vous hâtant nullement pour en dire beaucoup, mais vous étudiant plutôt à dire de grand cœur ce que vous dites; car un seul _Pater_ dit avec sentiment, vaut mieux que plusieurs récités en courant. 7. Le chapelet est une très-bonne manière de prier, pourvu que vous sachiez le dire comme il faut. Et pour cela, ayez quelqu'un des petits livres qui enseignent la façon de le réciter. Il est bon aussi de dire les litanies de Notre-Seigneur, de Notre-Dame, et des saints, et toutes les autres prières vocales qui sont dans les Manuels et Heures approuvées, sous la condition néanmoins que, si vous avez le don de l'oraison mentale, vous lui gardiez toujours la principale place. Si donc après l'avoir faite, la multitude des occupations, ou quelque autre raison vous empêche de faire votre prière vocale, ne vous en troublez pas, mais dites simplement, avant ou après la méditation, l'Oraison dominicale, la Salutation angélique et le Symbole des apôtres. 8. Si pendant l'oraison vocale vous sentez votre cœur attiré vers l'oraison intérieure et mentale, ne résistez pas à cet attrait, mais laissez tout doucement couler votre esprit de ce côté-là, et ne vous chagrinez point de n'avoir pas achevé les prières vocales que vous vous étiez proposées; car la mentale que vous aurez faite en leur place est plus agréable à Dieu, et plus utile à votre ame. J'excepte l'office ecclésiastique, si vous êtes obligée de le dire; car dans ce cas, le devoir passe avant tout. 9. S'il arrivoit que toute votre matinée se passât sans ce saint exercice de l'oraison mentale, soit à cause du grand nombre d'affaires, soit pour autre chose, ce qu'il faut éviter autant que possible, tâchez de réparer cette perte dans l'après-dînée, à l'heure la plus éloignée du repas que vous pourrez, parce que, si la digestion n'étoit pas encore faite, vous pourriez tomber dans l'assoupissement et nuire à votre santé. Que si enfin vous ne pouvez la faire de toute la journée, il faut y suppléer par beaucoup d'oraisons jaculatoires, et par la lecture de quelque livre de dévotion, avec une pénitence qui empêche les suites de cette perte; et en outre, prenez une forte résolution de vous remettre en train le jour suivant. CHAPITRE II. Courte méthode pour bien méditer. Et d'abord de la présence de Dieu; premier point de la préparation. Mais vous ne savez peut-être pas, Philothée, comment il faut faire l'oraison mentale: car c'est là malheureusement une chose bien peu connue des gens de notre siècle. Voici donc une simple et courte méthode que je vous présente pour cela, en attendant que par la lecture de plusieurs excellens livres qui ont été composés sur ce sujet, et surtout par votre propre expérience, vous puissiez en être plus amplement instruite. Je vous parle premièrement de la préparation, qui consiste en deux points, savoir: se mettre en la présence de Dieu, et ensuite invoquer son secours. Or, pour vous mettre en la présence de Dieu, je vous propose quatre moyens principaux, dont vous pourrez utilement vous servir dans les commencemens. Le premier consiste à se bien pénétrer de l'immensité de Dieu, c'est-à-dire à se bien remplir de cette pensée, que Dieu est en tout et partout, et qu'il n'y a lieu ni chose au monde où il ne soit d'une très-véritable présence; en sorte que, comme les oiseaux trouvent partout l'air de quelque côté qu'ils se tournent, de même nous trouvons partout Dieu, en quelque lieu que nous allions ou que nous soyons. C'est là une vérité que tout le monde sait, mais à laquelle on ne fait pas assez d'attention. Les aveugles ne voyant pas un prince qui leur est présent, ne laissent pas de se tenir dans le respect, s'ils sont avertis de sa présence; mais la vérité est que parce qu'ils ne le voient pas, ils oublient aisément qu'il est présent, et l'ayant oublié, ils perdent plus aisément encore le respect qui lui est dû. Hélas! Philothée, nous ne voyons pas Dieu qui est présent, et bien que la foi nous avertisse de sa présence, comme nos yeux ne le voient pas, nous nous en oublions bien souvent, et nous nous comportons comme s'il étoit bien loin de nous. Car, encore que nous sachions qu'il est présent partout, si de fait nous n'y pensons pas, c'est comme si nous ne le savions pas. C'est pourquoi, toujours avant l'oraison, il faut exciter notre ame à la pensée forte et attentive de cette présence de Dieu. C'étoit bien là ce qui occupoit David, lorsqu'il s'écrioit: _Si je monte au Ciel, ô mon Dieu, vous y êtes; si je descends aux enfers, vous y êtes encore._ Nous pouvons aussi faire usage des paroles de Jacob, qui, après avoir vu l'échelle sacrée: _Que ce lieu est terrible! disoit-il; vraiment Dieu est ici, et je n'en savois rien._ Il veut dire qu'il n'y pensoit pas: car il ne pouvoit ignorer que Dieu fût en tout et partout. Venant donc à faire oraison, il vous faut dire de tout votre cœur et à votre cœur: O mon cœur! mon cœur! Dieu est vraiment ici. Le second moyen de se mettre en cette sainte présence, c'est de penser que non-seulement Dieu est dans le lieu où vous êtes, mais qu'il est encore très-particulièrement dans votre cœur, et au fond de votre esprit, qu'il anime et vivifie de sa divine présence, étant là comme le cœur de votre cœur, et l'esprit de votre esprit. Car comme l'ame étant répandue par tout le corps, se trouve présente sur tous les points, et réside cependant dans le cœur d'une manière spéciale; de même, Dieu étant très-présent à toutes choses, remplit néanmoins notre esprit d'une présence plus parfaite. C'est pour cela que David appeloit Dieu, _le Dieu de son cœur_, et que saint Paul, en parlant aussi de Dieu, disoit, _qu'en lui nous avons la vie, le mouvement et l'être_. Ayant donc bien en vue cette vérité, vous exciterez dans votre cœur un grand respect pour Dieu, qui lui est si intimement présent. Le troisième moyen, c'est de considérer notre Sauveur en son humanité sainte, regardant du haut du Ciel toutes les personnes du monde; mais plus particulièrement les chrétiens, qui sont ses enfans, et plus particulièrement encore ceux qui sont en prière et dont il observe toutes les actions et tous les manquemens. Or, ceci n'est pas une simple imagination de ma part, mais une vérité positive; car bien que nous ne le voyions pas comme saint Étienne au temps de son martyre, il n'en est pas moins certain que du haut de sa gloire il a constamment les yeux fixés sur nous. Nous pouvons donc dire avec l'épouse du Cantique: _C'est lui-même qui est derrière notre muraille, regardant par la fenêtre et à travers le treillis._ La quatrième manière consiste simplement à s'imaginer que le Sauveur est présent à côté de nous dans son humanité sainte, comme nous avons coutume de nous représenter nos amis, et de dire: Je m'imagine voir un tel faire ceci et cela, il me semble que je le vois, ou autre chose semblable. Mais si le très-saint Sacrement de l'autel étoit présent, alors cette présence seroit réelle et non purement imaginaire: car les espèces et apparences du pain sont comme une tapisserie derrière laquelle notre Seigneur se cache, et d'où il nous voit et nous considère très-bien, quoique nous ne le voyions pas en sa propre forme. Vous userez donc de l'un de ces quatre moyens, pour mettre votre ame en la présence de Dieu avant l'oraison; et ne songez pas à les vouloir employer tous ensemble, mais un seulement à la fois, et cela encore brièvement et simplement. CHAPITRE III. De l'invocation; second point de la préparation. L'invocation se fait en cette manière: votre ame se sentant en la présence de Dieu, se pénètre d'un grand respect à la vue d'une si souveraine Majesté, et se reconnoît très-indigne de demeurer devant elle. Puis faisant réflexion que la divine bonté le permet ainsi, elle lui demande la grâce de la bien servir et adorer dans cette méditation. Que si vous le voulez, vous pourrez user de quelques paroles courtes et enflammées, comme sont celles-ci de David: _Ne me rejetez pas, ô mon Dieu! de devant votre face, et ne m'ôtez pas votre Saint-Esprit: faites briller votre face sur votre servante, et je considérerai vos merveilles. Donnez-moi l'intelligence, et je scruterai votre loi, et je la garderai de tout mon cœur. Je suis votre servante, répandez sur moi votre esprit._ Il vous sera bon aussi d'invoquer votre ange gardien, et les saintes personnes qui auront eu quelque part au mystère que vous méditez. Si, par exemple, vous faites votre oraison sur la mort de Notre-Seigneur, vous pourrez invoquer la sainte Vierge, saint Jean, sainte Magdeleine, le bon larron, afin que les sentimens et les mouvemens intérieurs qu'ils reçurent alors vous soient communiqués: si c'est sur votre mort que vous méditez, vous pourrez invoquer votre bon ange qui y sera présent, afin qu'il vous inspire les résolutions convenables, et de même pour les autres sujets de méditation. CHAPITRE IV. De la proposition du mystère; troisième point de la préparation. Après ces deux points ordinaires de la préparation, il en est un troisième, qui n'est pas commun à toutes sortes de méditations, et qu'on appelle soit composition du lieu, soit représentation intérieure. Ce n'est pas autre chose qu'un certain exercice de l'imagination, par lequel on se fait un tableau du mystère ou du fait que l'on médite, comme s'il se passoit réellement sous nos yeux. Par exemple, si vous voulez méditer sur Notre-Seigneur en croix, vous vous imaginerez que vous êtes au mont Calvaire, et que vous assistez à tout ce qui fut dit et fait le jour de la passion; ou bien encore, ce qui est tout un, vous vous imaginerez qu'au lieu même où vous êtes, se fait le crucifiement de Notre-Seigneur, avec toutes les circonstances décrites par les évangélistes. J'en dis autant, quand vous méditerez sur la mort, ainsi que je l'ai indiqué dans la méditation qui y a trait, comme aussi quand vous méditerez sur l'enfer, ou sur tout autre semblable sujet où il s'agira de choses visibles et sensibles: car pour les autres qui traitent de choses invisibles, comme sont ceux de la grandeur de Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin de notre création, il n'est pas question de vouloir employer cette méthode. Il est vrai qu'on peut encore se servir de quelques comparaisons pour rendre les considérations plus faciles, mais cela même a ses difficultés, et je ne veux traiter avec vous que fort simplement, et en sorte que votre esprit ne se fatigue pas trop en inventions. Or, par le moyen de l'imagination, nous enfermons notre esprit dans le mystère que nous voulons méditer, et nous l'empêchons ainsi de courir çà et là, à peu près comme on fait pour un oiseau que l'on enferme dans une cage, ou pour un épervier que l'on attache à ses longes, afin qu'il demeure sur le poing. Quelques-uns vous diront néanmoins qu'il vaut mieux dans la représentation des mystères user de la simple pensée de la foi, et de la simple vue de l'esprit, ou bien encore considérer que les choses se passent dans votre esprit. Mais cela est trop subtil pour le commencement, et jusqu'à ce que Dieu vous élève plus haut, je vous conseille, Philothée, de vous tenir bonnement dans la basse vallée que je vous indique. CHAPITRE V. Des considérations; seconde partie de la méditation. Après l'action de l'imagination, vient l'action de l'entendement, que nous appelons méditation, et qui consiste à faire une ou plusieurs considérations capables d'élever notre cœur en Dieu, et de nous faire prendre goût aux choses saintes et divines. Or, c'est en cela que la méditation est fort différente de l'étude, car la fin de l'étude est de devenir savant, habile à écrire ou à disputer; au lieu que la fin de la méditation est d'acquérir la vertu et le saint amour de Dieu. Après donc que vous aurez renfermé votre esprit dans le sujet de méditation, soit par l'imagination, si le sujet est sensible, soit par la simple proposition, s'il ne l'est pas, ainsi que je l'ai dit plus haut, vous commencerez à faire sur ce sujet quelques considérations, comme vous en trouvez des exemples dans les méditations que je vous ai données. Que si votre esprit trouve assez de goût, de lumière et de fruit dans l'une de ces considérations, il faut vous y arrêter, sans passer outre, faisant en cela comme les abeilles, qui ne quittent point une fleur, tant qu'elles y trouvent du miel à cueillir. Mais si vous ne trouvez pas votre nourriture en l'une de ces considérations, après en avoir quelque temps essayé, vous passerez à une autre; et cela simplement, sans empressement et sans trouble. CHAPITRE VI. Des affections et des résolutions; troisième partie de la méditation. La méditation excite de bons mouvemens dans la volonté ou partie affective de notre ame, comme font l'amour de Dieu et du prochain, le désir du Paradis et de la gloire, le zèle du salut des ames, l'imitation de la vie de Notre-Seigneur, la compassion, l'admiration, la joie, la crainte de la disgrâce de Dieu, du jugement et de l'enfer, la haine du péché, la confiance en la bonté et la miséricorde divine, la confusion et le regret de notre mauvaise vie passée. C'est dans ces affections ou autres semblables que votre esprit doit s'épancher et s'étendre le plus qu'il lui sera possible. Que si vous voulez être aidée pour cela, prenez le premier tome des Méditations de dom André Lapilia, et voyez sa préface; car il y donne la manière de bien dilater les affections. Vous trouverez cela encore, et plus amplement, dans la seconde partie du Traité de l'oraison par le Père Arias. Il ne faut pas cependant, Philothée, vous tant arrêter à ces affections générales, que vous ne les convertissiez en résolutions particulières et spéciales pour l'amendement de votre vie. Par exemple, la première parole que Notre-Seigneur dit sur la croix, répandra, je suppose, dans votre ame le désir de l'imiter en ce qui concerne le pardon des injures et l'amour des ennemis. Or, je dis que cela est peu de chose, si vous n'y ajoutez encore une résolution particulière, à peu près de cette manière: Eh bien donc! je ne me piquerai plus de telles paroles fâcheuses qu'un tel ou une telle, mon voisin ou ma voisine, mon domestique ou ma servante, disent de moi; ni de tel et tel mépris que je reçois de celui-ci ou de celui-là: au contraire, je dirai et ferai telle ou telle chose, pour adoucir l'esprit de l'un, ou pour gagner le cœur de l'autre. C'est ainsi, Philothée, que vous vous corrigerez de vos fautes en peu de temps; au lieu que par des affections générales, vous ne le feriez que lentement et difficilement. CHAPITRE VII. De la conclusion et du bouquet spirituel. Enfin, il faut terminer la méditation par trois actes, qu'il faut faire avec le plus d'humilité possible. Le premier de ces actes est un acte de remercîment, par lequel nous rendons grâces à Dieu des affections et des résolutions qu'il nous a inspirées, et de la grande miséricorde qu'il a déployée dans le mystère qui a fait le sujet de notre méditation. Le second acte est un acte d'offrande, par lequel nous offrons à Dieu sa bonté même et sa miséricorde, les mérites de la mort et du sang de Jésus-Christ et aussi nos affections et nos résolutions en union des vertus de son divin Fils. Le troisième acte est un acte de supplication, par lequel nous demandons à Dieu, et nous le conjurons de nous communiquer les grâces et les vertus de son Fils, et de bénir nos affections et nos résolutions, en sorte que nous puissions les exécuter fidèlement: ensuite nous prions pour l'Eglise, pour nos pasteurs, nos parens, nos amis et autres personnes, employant pour cela l'intercession de la sainte Vierge, des anges et des saints. Enfin, j'ai marqué qu'il falloit dire le _Pater noster_ et l'_Ave, Maria_, qui sont les prières communes et nécessaires à tous les fidèles. A tout cela, j'ai ajouté qu'il falloit cueillir un petit bouquet de dévotion. Ceux qui se sont promenés dans un beau jardin n'en sortent pas volontiers sans prendre quatre ou cinq fleurs, pour les garder et les sentir le long de la journée; de même, notre esprit ayant parcouru quelque mystère par la méditation, nous devons choisir une, deux ou trois pensées, que nous aurons trouvées le plus à notre goût et les plus utiles à notre avancement, pour nous en ressouvenir le reste du jour et jouir spirituellement de leur bonne odeur. Or, cela se fait sur le lieu même de la méditation, en s'y promenant ou en l'y entretenant quelque temps après, dans le silence et dans le recueillement. CHAPITRE VIII. Quelques avis très-utiles, au sujet de la méditation. Il faut surtout, Philothée, qu'au sortir de votre oraison, vous reteniez les résolutions que vous avez prises, afin de les pratiquer soigneusement à l'occasion dans le cours de la journée. Rappelez-vous que le grand fruit de la méditation, est de nous faire produire des actes de vertus; sans cela cet exercice devient inutile et souvent même dangereux. La considération spéculative des vertus, séparée de la pratique, peut nous enfler l'esprit et le cœur au point de nous faire croire que nous sommes tels que nous avons résolu d'être, mais nous ne sommes tels en effet que lorsque nos résolutions sont fortes et efficaces. Toutes les fois qu'elles sont foibles, elles sont vaines, et parce qu'elles sont sans effet, elles sont dangereuses. Il faut donc par tous les moyens possibles s'efforcer de les pratiquer, et à en rechercher les occasions, grandes ou petites. Par exemple, si j'ai résolu de gagner par douceur l'esprit de ceux qui m'offensent, je chercherai ce jour-là à les rencontrer, afin de pouvoir les saluer gracieusement; que si je ne puis les rencontrer, je tâcherai au moins d'en dire tout le bien possible, et je prierai Dieu en leur faveur. Au sortir de l'oraison, il faut prendre garde de ne point donner de secousse à votre cœur, car vous épancheriez le baume que vous avez reçu dans l'oraison; je veux dire qu'il faut garder, s'il est possible, encore un peu de silence, et remuer tout doucement votre cœur, pour le faire passer de l'oraison aux affaires, conservant, tant que vous pourrez, les sentimens et les affections que vous avez conçus. Un homme qui auroit reçu dans un beau vase de porcelaine quelque liqueur de grand prix pour l'apporter dans sa maison, marcheroit tout doucement, ne regardant ni à droite, ni à gauche, mais tantôt devant soi, de peur de heurter à quelque pierre et de faire un faux pas, tantôt à son vase, pour voir s'il ne penche pas trop; vous devez en faire de même au sortir de la méditation: ne pas vous distraire tout-à-coup, mais regarder simplement devant vous. Que si vous rencontrez quelqu'un que vous soyez obligée d'entretenir ou d'entendre, il n'y a remède, il faut bien en passer par là; mais alors faites-le de telle sorte, que vous regardiez aussi à votre cœur, afin que la liqueur de la sainte oraison ne s'épanche que le moins possible. Il faut même que vous vous accoutumiez à passer de l'oraison à tous les devoirs que votre vocation et votre état exigent de vous, quoiqu'ils paroissent fort éloignés des affections que vous aurez reçues dans l'oraison. Ainsi, un avocat doit savoir passer de l'oraison à la plaidoirie, un marchand à son commerce, une femme mariée au devoir de son mariage et au tracas de la maison; et tout cela avec tant de douceur et de tranquillité, que l'esprit n'en soit aucunement troublé; car, puisque l'un et l'autre sont également de la volonté de Dieu, il faut passer de l'un à l'autre avec un grand esprit d'humilité et de dévotion. Sachez encore qu'il vous arrivera quelquefois, qu'aussitôt après la préparation, votre affection se trouvera tout émue en Dieu: alors, Philothée, il lui faut lâcher la bride, sans vouloir suivre la méthode que je vous ai donnée; car, bien que pour l'ordinaire la considération doive précéder les affections et les résolutions, s'il arrive cependant que le Saint-Esprit vous donne les affections avant les considérations, vous ne devez pas rechercher les considérations, puisque celles-ci ne sont faites que pour émouvoir les affections. Ainsi, toujours quand les affections se présenteront à vous, il faut les recevoir, et leur faire place, soit qu'elles précèdent, soit qu'elles suivent les considérations; et quoique j'aie mis les affections après toutes les considérations, je ne l'ai fait que pour mieux distinguer les parties de l'oraison; car du reste, c'est une règle générale qu'il ne faut jamais retenir les affections, mais leur donner un libre cours sitôt qu'elles se présentent. Ce que je dis là pour les affections, je le dis aussi pour l'action de grâces, l'offrande et la prière, qui peuvent se faire parmi les considérations, lorsqu'on s'y sent porté; car il ne faut pas plus les retenir que les autres affections, sauf après à les reprendre et à les répéter pour terminer la méditation. Quant aux résolutions, c'est après les affections qu'il les faut faire et avant la conclusion. Car, ayant besoin pour cela de nous représenter des objets particuliers et familiers, ce seroit ouvrir la voie aux distractions, que de prendre des résolutions dans le temps consacré aux affections. Pour les affections et les résolutions dont je viens de parler, il est bon de les faire en forme de colloque, adressant la parole tantôt à Notre-Seigneur, tantôt aux anges, ou aux personnes qui ont eu part au mystère médité, aux saints, à soi-même, à son propre cœur, aux pécheurs, et même aux créatures insensibles, comme l'on voit que David fait dans ses psaumes, et d'autres saints dans leurs méditations et leurs prières. CHAPITRE IX. Des sécheresses d'esprit qui arrivent dans la méditation. S'il vous arrive, Philothée, de n'avoir point de goût ni de consolation en méditant, je vous conjure de ne pas vous en troubler, mais de recourir simplement aux remèdes que je vais vous indiquer. Quelquefois ouvrez la porte aux paroles vocales, plaignez-vous amoureusement à Notre-Seigneur, confessez-lui votre indignité, priez-le qu'il vous aide, baisez son image, si vous l'avez; dites-lui ces paroles de Jacob: _Je ne vous quitterai jamais, Seigneur, que vous ne m'ayez donné votre bénédiction_; ou bien celles-ci de la Cananéenne: _Oui, Seigneur, je suis une chienne; mais les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres._ Une autre fois, prenez un livre, et lisez-le avec attention, jusqu'à ce que votre esprit soit réveillé et dispos; ou bien excitez votre cœur par quelque acte de dévotion extérieure, vous prosternant en terre, croisant les mains sur la poitrine, embrassant un crucifix: tout cela s'entend, si vous êtes seule et hors de tout regard. Que si après cela vous n'êtes pas consolée, quelque grande que soit votre sécheresse, ne vous troublez pas, mais continuez à vous tenir en une contenance dévote devant Dieu. Combien y a-t-il de courtisans qui vont cent fois l'année au lever du prince, sans espérance de lui parler, mais seulement pour être vus de lui, et pour lui rendre leurs devoirs! Ainsi devons-nous venir, Philothée, à la sainte oraison, purement et simplement pour rendre notre devoir et témoigner notre fidélité. Que s'il plaît à la divine Majesté de s'approcher de nous, et de nous entretenir par ses saintes inspirations et ses consolations intérieures, ce nous sera sans doute un grand honneur et un plaisir très-délicieux; mais s'il ne lui plaît pas de nous faire cette grâce, nous laissant là sans nous parler, comme si elle ne nous voyoit pas, et que nous ne fussions pas en sa présence, nous ne devons pas pour cela en sortir; mais au contraire, il nous faut demeurer là devant cette souveraine bonté, dans un maintien respectueux et paisible, qui lui fera au moins agréer notre patience, et qui nous donnera le mérite de l'assiduité et de la persévérance. Par là nous pouvons espérer qu'une autre fois quand nous reviendrons devant Dieu, il voudra bien nous favoriser de ses divins entretiens, et nous faire goûter les douceurs de la sainte oraison. Que si au reste il ne le faisoit pas, nous devrions encore nous estimer trop honorés et trop heureux d'être auprès de lui, et en sa présence. CHAPITRE X. De quelques autres exercices, et premièrement de l'exercice du matin. Outre cette oraison mentale, et les prières vocales que vous devez faire une fois le jour, il y a cinq autres sortes d'oraison plus courtes, qui sont comme les accessoires et les rejetons de l'autre grande oraison. De ce nombre se trouve d'abord la prière du matin, qui sert de préparation générale à toutes les œuvres de la journée. Or, voici comme vous la ferez. 1. Remerciez Dieu et adorez-le profondément pour la grâce qu'il vous a faite de vous avoir conservée durant la nuit; et si vous avez quelque chose à vous reprocher depuis votre examen du soir, demandez-lui-en pardon. 2. Considérez que le jour présent vous est donné pour vous faire gagner le jour à venir de l'éternité, et ainsi prenez la ferme résolution de bien employer la journée à cette intention. 3. Prévoyez quelles affaires vous aurez à traiter ce jour-là, quelles occasions vous pourrez avoir de servir Dieu, quelles tentations vous pourront survenir de l'offenser, soit par colère, soit par vanité, soit de quelque autre manière, et par une sainte résolution préparez-vous à bien employer tous les moyens que Dieu vous donnera de le servir et d'avancer votre perfection. Comme aussi disposez-vous à éviter soigneusement, ou bien à combattre et à vaincre tout ce qui pourrait s'opposer à votre salut et à la gloire de Dieu. Or, ce n'est pas encore tout que d'avoir pris cette résolution, il faut de plus aviser aux moyens de la bien exécuter. Par exemple, si je prévois que j'aurai à traiter de quelque affaire avec une personne passionnée et prompte à la colère, non-seulement je prendrai la résolution de ne point la fâcher, mais encore je préparerai d'avance des paroles de douceur qui puissent la prévenir et la gagner, ou bien je ferai choix de quelque personne grave dont la présence puisse la contenir. Si je prévois que j'aurai à visiter un malade, je songerai à l'heure qu'il faudra prendre pour cela, aux secours et aux consolations que je devrai lui donner, et ainsi du reste. 4. Cela fait, humiliez-vous devant Dieu, reconnoissant que de vous-même vous ne sauriez rien faire de ce que vous avez résolu, soit pour fuir le mal, soit pour exécuter le bien. Et comme si vous teniez votre cœur entre vos mains, offrez-le avec tous vos bons desseins à la divine Majesté, la suppliant de le prendre sous sa protection, et de le fortifier à son service. Vous pouvez user pour cela de telles ou semblables paroles intérieures: O Seigneur! voilà ce pauvre et misérable cœur, qui, par votre bonté, a conçu plusieurs bonnes affections; mais hélas! il est trop foible et trop chétif pour effectuer le bien qu'il désire, si vous ne lui donnez votre céleste bénédiction. Je vous la demande donc, ô Père des miséricordes! par les mérites de la passion de votre Fils, à la gloire duquel je consacre cette journée et le reste de ma vie. Invoquez ensuite la sainte Vierge, votre bon ange et les saints, afin qu'ils appuient votre demande. Mais souvenez-vous, Philothée, que tout ceci doit se faire brièvement et vivement, et, s'il se peut, avant qu'on sorte de la chambre, afin que cet exercice influe sur le reste de la journée, et y attire les bénédictions de Dieu. Or, je vous prie de ne jamais y manquer. CHAPITRE XI. De l'exercice du soir et de l'examen de conscience: second exercice. Comme avant votre dîner vous aurez nourri votre ame du pain céleste de la méditation, de même aussi avant votre souper, il vous faudra faire un petit souper ou collation spirituelle de recueillement et de prière. Prenez donc quelques instans un peu avant l'heure du souper, et, prosternée devant Dieu, réunissant toutes vos puissances auprès de Jésus crucifié, que vous vous représenterez par une simple vue intérieure, efforcez-vous de rallumer en votre cœur le feu de la méditation du matin. Pour cela il vous faut une douzaine de vives aspirations et d'élancemens de votre ame que vous adresserez à ce divin Sauveur, soit en repassant les choses que vous avez le plus savourées le matin, soit en vous occupant de quelqu'autre sujet de méditation, selon que vous l'aimerez mieux. Quant à l'examen de conscience que l'on doit toujours faire avant d'aller se coucher, chacun sait comment il faut s'y prendre. 1. On remercie Dieu de la protection qu'il nous a accordée durant toute la journée. 2. On examine comment on s'est comporté à toutes les heures du jour; et pour faire cela plus aisément, on se rappelle où, avec qui, et dans quelles circonstances on s'est trouvé. 3. Si l'on trouve qu'on a fait quelque bien, on en rend grâces à Dieu: si au contraire on a fait quelque mal en pensées, en paroles ou en œuvres, on en demande pardon à sa divine Majesté, avec résolution de s'en confesser à la première occasion et de s'en corriger au plus tôt. 4. Après cela, on recommande à la divine providence son corps, son ame, ses amis, ses parens et toute l'Eglise: on prie la sainte Vierge, le bon ange et les saints de veiller sur nous et pour nous; et avec la bénédiction de Dieu, on va prendre le repos qu'il a voulu nous rendre nécessaire. Cet exercice ne doit pas plus être omis que l'exercice du matin; car, si par l'exercice du matin vous ouvrez votre ame au soleil de justice, par celui du soir vous la fermez aux ténèbres de l'enfer. CHAPITRE XII. De la retraite spirituelle: troisième exercice. C'est ici, chère Philothée, que je vous désire une grande ardeur à suivre mon conseil; car il s'agit de l'un des plus grands moyens qui existent pour s'avancer dans la vie spirituelle. Ce moyen consiste à se remettre le plus souvent possible en la sainte présence de Dieu, par l'une des quatre méthodes que je vous ai indiquées. Regardez ce que Dieu fait, et ce que vous faites, vous verrez ses yeux tournés de votre côté, et perpétuellement fixés sur vous par un amour incomparable: O Dieu! direz-vous alors, pourquoi ne vous regardé-je pas toujours, comme toujours vous me regardez? Pourquoi pensez-vous tant à moi, mon Seigneur! et pourquoi pense-je si peu à vous? O mon ame! où sommes-nous? Notre vraie place est en Dieu, et où nous trouvons-nous? Comme les oiseaux ont des nids sur les arbres pour s'y retirer quand ils en ont besoin; et comme les cerfs ont leurs buissons et leurs forts pour s'y mettre à l'abri des ardeurs de l'été; de même, Philothée, nos cœurs doivent choisir chaque jour quelque place, soit sur le mont Calvaire, soit dans les plaies de Notre-Seigneur, soit dans quelqu'autre lieu près de lui, pour s'y retirer en toute rencontre et s'y faire comme un fort et un buisson où ils puissent se reposer des affaires extérieures, et se mettre à l'abri des tentations. Bienheureuse sera l'ame qui pourra dire ainsi en vérité à Notre-Seigneur: Vous êtes ma maison de refuge, mon rempart contre mes ennemis, mon toit contre la pluie et mon ombre contre la chaleur. Souvenez-vous donc, Philotée, de faire tous les jours quelques petites retraites dans la solitude de votre cœur, pendant que vous êtes extérieurement au milieu des conversations et des affaires. Cette solitude mentale ne peut nullement être empêchée par ceux qui vous environnent: car ils ne sont pas autour de votre cœur, mais bien autour de votre corps; et ainsi, quel que soit leur nombre, votre cœur n'en est pas moins seul en présence de Dieu seul. C'est à cela que s'exerçoit le roi David parmi toutes ses occupations, et nous en voyons mille traits dans ses psaumes; comme quand il dit: _O Seigneur! je suis toujours avec vous: je vous vois toujours devant moi. J'ai levé les yeux vers vous, ô mon Dieu! qui habitez le Ciel. Mes yeux sont toujours tournés vers Dieu._ Et en effet les conversations ne sont pas ordinairement si sérieuses, qu'on ne puisse de temps en temps en retirer son cœur, pour le remettre en cette divine solitude. Les père et mère de sainte Catherine de Sienne lui ayant ôté toute facilité de prier et de méditer, soit pour le temps, soit pour le lieu, Notre-Seigneur lui inspira de se faire intérieurement un petit oratoire spirituel, où, se retirant à loisir, elle pût vaquer à la sainte solitude du cœur, même au milieu des affaires sans nombre qui l'occupoient à l'extérieur; et depuis, quand le monde l'attaquoit, elle n'en recevoit aucun trouble, parce que, disoit-elle, elle s'enfermoit dans son cabinet intérieur, et s'y consoloit en la compagnie de son divin Maître. Aussi dès lors elle ne conseilloit rien tant à ses compagnes que de se faire ainsi une petite cellule dans le cœur, et de s'y enfermer avec Jésus. Retirez-vous donc quelquefois en vous-même, Philothée; et là, séparée du monde, traitez cœur à cœur avec Dieu des intérêts de votre ame, disant comme David: _J'ai veillé, et j'ai été semblable au pélican du désert. J'ai été comme le hibou dans les masures, et comme le passereau solitaire sur le toit des maisons._ Ces paroles, dans leur sens littéral, nous montrent que ce grand roi prenoit tous les jours quelques heures pour méditer en silence les choses spirituelles. Mais dans leur sens mystique ces mêmes paroles nous découvrent trois excellentes retraites, et comme trois ermitages, où nous pouvons imiter et suivre Notre-Seigneur dans ses différentes solitudes. Sur le mont Calvaire, il fut comme le pélican du désert, qui de son propre sang ravive ses petits poussins; dans l'étable de Bethléem, où il prit naissance, il fut comme le hibou dans une masure pleurant et gémissant sur nos péchés; enfin, au jour de son ascension, il fut comme le passereau solitaire, se retirant et s'envolant au Ciel, qui est comme le toit du monde. Ces trois lieux peuvent très-bien nous servir de retraite, quel que soit d'ailleurs le tracas des affaires. Le bienheureux Elzéar, comte d'Arian en Provence, étant depuis long-temps absent, son épouse, la pieuse et chaste Delphine, lui envoya un courrier exprès pour avoir des nouvelles de sa santé: Je me porte bien, lui répondit ce saint homme; et si vous voulez me voir, cherchez-moi dans la plaie du côté de notre doux Jésus: car c'est là que j'habite et que vous me trouverez: partout ailleurs vous me chercheriez en vain. C'étoit un chevalier chrétien, celui-là! CHAPITRE XIII. Des aspirations ou oraisons jaculatoires, et des bonnes pensées; quatrième exercice. On se retire en Dieu, parce qu'on aspire à lui, et on y aspire pour s'y retirer; ainsi la retraite intérieure et l'aspiration en Dieu s'attirent et s'entretiennent l'une l'autre, et toutes deux proviennent des bonnes pensées. Aspirez donc bien souvent à Dieu, Philothée, par de courts, mais vifs élancemens de votre cœur: admirez sa beauté; invoquez son secours; jetez-vous en esprit aux pieds de la croix; adorez sa miséricorde; interrogez-le souvent au sujet de votre salut; donnez-lui mille fois le jour votre ame; fixez sur lui vos yeux pour vous pénétrer de sa douceur; tendez-lui la main, comme un petit enfant à son père, afin qu'il vous conduise; mettez-le sur votre poitrine comme un bouquet délicieux; plantez-le dans votre ame comme un étendard sacré; enfin, donnez mille mouvemens à votre cœur, pour l'exciter à l'amour de Dieu et aux doux entretiens de ce céleste époux. C'est ainsi que se font ces oraisons jaculatoires, que saint Augustin conseilloit si soigneusement à la dévote dame Proba. Soyez sûre, Philothée, que si notre esprit s'accoutume à entrer de la sorte en de familières communications avec son Dieu, il se trouvera bientôt comme tout parfumé de ses perfections; et ce n'est pas là une chose fort difficile: car on peut très-bien entremêler cet exercice aux affaires et aux occupations du siècle, sans que celles-ci en souffrent aucunement. Il ne faut, en effet, soit dans la retraite spirituelle, soit dans les oraisons jaculatoires, que quelques petits et cours élancemens du cœur; et certes, loin qu'un tel exercice entrave et gêne notre action, il n'est propre au contraire qu'à l'avancer et à l'aider beaucoup. Le pélerin qui prend un peu de vin pour se réjouir le cœur et se rafraîchir la bouche, s'arrête, il est vrai, quelque peu, mais il ne perd pas pour cela son temps; car il prend des forces pour continuer sa route, et ne s'arrête que pour mieux aller. Il existe plusieurs recueils d'aspirations vocales, qui vraiment sont fort utiles; mais, si vous m'en croyez: vous ne vous astreindrez pas à ces sortes de paroles, et vous prononcerez simplement de cœur ou de bouche celles que l'amour divin vous suggérera sur-le-champ, car il vous en fournira tant que vous voudrez. Je reconnois toutefois qu'il y a certains mots qui ont une force toute particulière pour toucher le cœur, et ainsi vous ferez très-bien de vous en servir: tels sont les élancemens sacrés dont les psaumes sont remplis, les diverses invocations du saint nom de Jésus, ou bien les paroles enflammées du Cantique des cantiques. On peut aussi se servir utilement de quelques cantiques spirituels, mais il faut pour cela qu'ils soient chantés avec attention. Lorsqu'un homme est épris d'un amour humain et naturel, il a presque toujours ses pensées occupées de la personne qu'il aime, son cœur n'a d'affection que pour elle, sa bouche en fait continuellement l'éloge; s'il en est séparé, il ne manque pas de lui écrire les choses les plus tendres; et il ne rencontre pas un arbre sur l'écorce duquel il ne grave son nom. De même aussi, ceux qui aiment Dieu ne peuvent cesser de penser à lui, de respirer pour lui, d'aspirer à lui, de parler de lui, et voudroient, s'il étoit possible, graver sur la poitrine de tous les hommes le saint et sacré nom de Jésus. Il semble même que toutes les créatures les y invitent, et qu'il n'y en ait aucune qui ne leur annonce la louange de leur bien-aimé. Oui, dit saint Augustin après saint Antoine, tout ce qui est au monde leur en parle: le langage de la nature à la vérité est un langage, mais il ne laisse pas d'être très-intelligible pour leur amour; tout les provoque à de bonnes pensées, et ces pensées, à leur tour, leur fournissent mille bons mouvemens et saintes aspirations qui les élèvent à Dieu. En voici quelques exemples. Saint Grégoire, évêque de Nazianze, se promenant un jour au bord de la mer, ainsi qu'il le raconta lui-même à son peuple, remarqua que les flots, en s'avançant sur la grève, laissoient des coquilles et de petits cornets, des tiges d'herbes, de petites huîtres et autres semblables broutilles, que la mer rejetoit de son sein, et que d'autres vagues venoient ensuite reprendre et abîmer dans les eaux, tandis que les rochers des environs demeuroient fermes et immobiles, quoique les flots vinssent rudement fondre sur eux. Là-dessus il fit cette belle réflexion: que les ames foibles, semblables aux coquilles et aux tiges d'herbes, se laissent emporter, tantôt à l'affliction, tantôt à la consolation par le flux et le reflux de la fortune; mais que les grands courages demeurent fermes et inébranlables par tous les temps et contre tous les orages, et de cette pensée il prit occasion de s'écrier avec David: _O Seigneur! sauvez-moi, car les eaux ont pénétré jusqu'à mon ame. O Seigneur! délivrez-moi de cet abîme: je suis emporté au fond des mers, et la tempête m'a submergé._ Effectivement alors il étoit affligé par la malheureuse usurpation que Maxime vouloit faire de son siége. Saint Fulgence, évêque de Ruspa, se trouvant à une assemblée générale de la noblesse romaine, présidée par Théodoric, roi des Goths, et voyant la splendeur de tant d'illustres seigneurs rangés chacun selon sa dignité: O Dieu, dit-il, combien doit être belle la Jérusalem céleste, puisqu'ici-bas Rome la terrestre est déjà si pompeuse! et si en ce monde on accorde tant d'honneurs aux amis de la vanité, quelle gloire ne sera-ce pas dans l'autre pour les amis de la vérité! On dit que saint Anselme, archevêque de Cantorbéri, et que nos montagnes s'honorent d'avoir vu naître, étoit admirable pour cette pratique des bonnes pensées. Un jour qu'il étoit en voyage, un levreau pressé par des chiens courut se mettre sous son cheval, pour y trouver refuge contre la mort qui le menaçoit; ce que voyant les chiens, ils clabaudoient tout autour, sans toutefois oser approcher, comme s'ils eussent craint de violer l'asile auquel leur proie avoit eu recours. Un spectacle si singulier fit rire beaucoup toute la troupe des chasseurs, mais pour saint Anselme, pleurant au contraire et gémissant: Vous riez, s'écria-t-il, mais le pauvre animal ne rit pas. Eh! n'est-ce pas ainsi que, lorsqu'une ame a été poursuivie et menée par mille détours à toutes sortes de péchés, ses ennemis l'attendent au passage de la mort pour s'en saisir et la dévorer? que si alors cette pauvre ame tout éperdue, cherche quelque part un refuge, et n'en trouve pas, ses ennemis lui insultent et s'en rient, et elle devient leur proie éternelle. Ce qu'ayant dit, il s'éloigna en soupirant. Constantin-le-Grand ayant écrit une lettre fort honorable à saint Antoine, les religieux qui se trouvoient autour du saint en parurent tout surpris. Sur quoi il leur dit ces paroles: «Comment admirez-vous qu'un roi écrive à un homme? Admirez plutôt que Dieu ait écrit sa loi aux hommes, et qu'il leur ait même parlé par la bouche de son propre Fils.» Saint François voyant un jour une brebis seule au milieu d'un troupeau de bêtes à cornes: Voyez, dit-il à son compagnon, comme cette pauvre petite brebis est douce parmi ces boucs. C'est ainsi que Notre-Seigneur étoit doux et humble parmi les Pharisiens. Et une autre fois voyant un petit agneau mangé par un pourceau: Eh! petit agneau, dit-il tout en pleurant, que tu représentes bien la mort de mon Sauveur! François de Borgia, ce grand et saint personnage de notre siècle, étant encore duc de Gandie, ne pouvoit aller à la chasse, sans y faire mille pieuses réflexions. J'admirois, disoit-il lui-même dans la suite, de quelle manière les faucons reviennent sur le poing, se laissent couvrir les yeux, et attacher à la perche, tandis que les hommes se montrent si sourds et si indociles à la voix de Dieu. Le grand saint Basile dit que la rose entourée de ses épines fait cette belle instruction aux hommes: ce qu'il y a de plus agréable dans ce monde, ô mortels! est mêlé d'amertume et de tristesse; rien n'y est pur: le regret est accolé à la joie, le veuvage au mariage, le travail et la peine au bonheur d'être mère, l'ignominie à la gloire, la dépense aux honneurs, le dégoût aux délices, et la maladie à la santé. «C'est une belle fleur que la rose, dit encore ce saint personnage, mais elle me donne une grande tristesse, en m'avertissant du péché, pour lequel la terre a été condamnée à porter des ronces et des épines.» Une ame dévote, regardant une fois un beau ruisseau où le ciel avec ses étoiles se peignoit comme dans un miroir: Mon Dieu! dit-elle, ces mêmes étoiles seront pourtant un jour sous mes pieds, quand vous m'aurez reçue dans vos saints tabernacles; et comme les étoiles du ciel sont représentées sur la terre, de même les hommes de la terre sont représentés au ciel en la belle et claire fontaine de la charité divine. Une autre disoit en considérant le cours d'un fleuve: Mon ame n'aura jamais de repos, jusqu'à ce qu'elle soit abîmée en Dieu, son principe et sa fin, comme ce fleuve va s'abîmer dans l'océan. Sainte Françoise, regardant un agréable ruisseau au bord duquel elle s'étoit agenouillée pour prier, fut ravie en extase, et répéta plusieurs fois ces paroles: Voilà l'image de la grâce de Dieu: c'est ainsi qu'elle coule tout doucement dans les cœurs. Une autre disoit en voyant des arbres en fleurs: Hélas! faut-il que je sois la seule qui ne porte pas de fleurs dans le jardin de l'Eglise? Une autre, voyant de petits poussins ramassés sous leur mère, se mit à dire: O Seigneur! conservez-nous ainsi sous l'ombre de vos ailes; et une autre, en voyant le tournesol, fit cette réflexion: Quand sera-ce, ô mon Dieu! que mon ame suivra ainsi les attraits de votre grâce? Puis apercevant ces petites fleurs qu'on appelle pensées, assez belles à voir, mais sans odeur: Eh! que voilà bien mes pensées! se dit-elle; belles à dire, et bonnes à rien. C'est ainsi, Philothée, que l'on tire de bonnes pensées et de saintes aspirations de ce qui se présente à nous dans l'usage commun de cette vie mortelle. Malheureux sont ceux qui détournent les créatures du Créateur, pour les faire servir au péché; mais bienheureux sont ceux qui rapportent les créatures à la gloire du Créateur, et qui emploient leur vanité à l'honneur de la vérité. Certes, dit saint Grégoire de Nazianze, je regarde comme une bonne habitude de rapporter toutes choses au profit de son ame. Vous pouvez lire à ce propos l'épitaphe que saint Jérôme composa pour sainte Paule, et vous y verrez avec plaisir de combien d'aspirations et de saintes affections cette belle ame faisoit usage en toutes sortes de rencontres. C'est en cet exercice de la retraite spirituelle et des oraisons jaculatoires, que consiste la grande œuvre de la dévotion. Il est si utile qu'il peut à la rigueur remplacer les autres espèces d'oraisons, tandis que si on le néglige, il n'y a presque pas moyen d'y suppléer. Sans lui, l'on n'entend rien à la vie contemplative, et l'on ne s'acquitte que fort mal des devoirs de la vie active: car alors le repos n'est qu'oisiveté, et le travail qu'empressement. C'est pourquoi je vous conjure de l'embrasser de tout votre cœur, et de ne jamais l'abandonner. CHAPITRE XIV. De la très-sainte Messe, et de la manière de l'entendre; cinquième exercice. 1. Je ne vous ai point encore parlé du soleil des exercices spirituels, qui est le très-saint, très-sacré, et très-adorable sacrifice et sacrement de l'autel, centre de la religion chrétienne, cœur de la dévotion, ame de la piété, mystère ineffable, et profond abîme de la charité divine par lequel Dieu, en se donnant réellement à nous, nous communique magnifiquement ses grâces et ses faveurs. 2. La prière faite en union de ce divin sacrifice a une force merveilleuse; car l'ame se trouvant alors comme appuyée sur son bien-aimé, abonde en faveurs célestes, et reçoit tant de consolations et de suavités spirituelles, qu'elle ressemble, pour me servir de l'expression du Cantique, à ces colonnes de fumée qui s'échappent de la myrrhe et de l'encens et des bois aromatiques les plus exquis. 3. Faites donc tous vos efforts pour assister tous les jours à la sainte messe, afin d'offrir avec le prêtre le sacrifice que votre Sauveur offre continuellement à Dieu son Père pour vous et pour toute l'Eglise. Toujours les anges s'y trouvent en grand nombre, dit saint Jean Chrysostôme, pour honorer par leur présence ce saint et redoutable mystère; et nous y trouvant avec eux, nous ne pouvons que recevoir une très-heureuse influence d'une telle société. Les chœurs de l'Eglise triomphante et ceux de l'Eglise militante se tiennent unis à Notre-Seigneur pendant cette divine action, pour nous gagner par lui, avec lui, et en lui, le cœur de Dieu son Père, et attirer sur nous toute sa miséricorde. Quel bonheur donc pour une ame dévote de contribuer par ses propres affections à un bien si précieux et si désirable! 4. Si par quelque force majeure vous ne pouvez assister d'une présence réelle à ce souverain sacrifice, au moins faut-il que vous y portiez votre cœur pour y assister spirituellement. Prenez donc un moment le matin pour aller en esprit à l'église, si vous ne pouvez y aller autrement; unissez votre intention à celle de tous les chrétiens, et faites au lieu où vous êtes les mêmes actes intérieurs que vous feriez si vous étiez réellement présente à la sainte messe dans quelque église. 5. Or, pour bien entendre la sainte messe, soit réellement, soit mentalement, voici une méthode que je vous propose: 1.º Depuis le commencement jusqu'à ce que le prêtre soit monté à l'autel, faites avec lui la préparation, qui consiste à vous mettre en la présence de Dieu, à reconnoître votre indignité et à demander pardon de vos fautes. 2.º Depuis que le prêtre est monté à l'autel, jusqu'à l'Evangile, considérez la venue et la vie de Notre-Seigneur en ce monde par une considération simple et générale. 3.º Depuis l'Evangile jusqu'au _Credo_, considérez la prédication de Notre-Seigneur; protestez-lui que vous voulez vivre et mourir dans la foi et l'obéissance de sa sainte parole, et dans l'union de la sainte Eglise catholique. 4.º Depuis le _Credo_ jusqu'au _Pater_, appliquez votre cœur aux mystères de la passion et de la mort de notre Rédempteur, qui vous sera alors réellement et essentiellement représentée; et vous unissant d'intention au prêtre et au reste du peuple, offrez le saint sacrifice à Dieu le Père pour son honneur et pour votre salut. 5.º Depuis le _Pater_ jusqu'à la communion, efforcez-vous de faire naître en votre cœur mille ardens désirs d'être à jamais unie à notre Sauveur par les liens d'un amour éternel. 6.º Depuis la communion jusqu'à la fin, remerciez la divine Majesté de son incarnation, de sa vie, de sa passion, de sa mort, et de l'amour immense qu'il nous témoigne dans le saint sacrifice, le conjurant par tous ses mérites de vous être à jamais propice, à vos parens, à vos amis et à toute l'Eglise. Puis, vous humiliant de tout votre cœur, recevez dévotement la bénédiction divine que Notre-Seigneur vous donne par la main de son ministre. Que si, pendant la messe, vous voulez faire votre méditation sur les mystères que vous prenez pour chaque jour, il ne sera pas besoin d'en venir à ces actes particuliers, mais il suffira d'avoir, en commençant, l'intention d'adorer et d'offrir le saint sacrifice par l'exercice de votre méditation; puisque dans toute méditation ces actes se trouvent compris soit expressément, soit tacitement et virtuellement. CHAPITRE XV. Des autres exercices de dévotion publics et communs. Outre ce que nous venons de dire, Philothée, il faut encore, les dimanches et les fêtes, assister à l'office des heures et des vêpres, tant que votre commodité vous le permettra: car ces jours-là sont dédiés à Dieu, et il faut bien y faire plus d'actions en son honneur et gloire, qu'on n'en fait les autres jours. Par là vous sentirez mille douceurs de dévotion, comme l'éprouvoit saint Augustin, qui nous assure dans ses Confessions, que lorsqu'il entendoit le divin office au commencement de sa conversion, son cœur se fondoit en suavité, et ses yeux en larmes de piété. De plus, rappelez-vous une fois pour toutes, qu'il y a toujours plus d'avantage et de consolation aux offices publics de l'Eglise, qu'aux pratiques particulières; Dieu ayant voulu, pour ce qui concerne son culte, que la communion des fidèles fût préférée à toute sorte de particularités. Entrez volontiers dans les confréries du lieu où vous êtes, surtout dans celle où vous pourrez trouver le plus d'édification. Vous ferez en cela une chose fort agréable à Dieu; car, bien que l'Eglise ne commande pas les confréries, elle les recommande néanmoins, et, pour témoigner quel désir elle a qu'on s'y enrôle, elle accorde des indulgences et autres priviléges aux confrères. D'ailleurs, c'est une pratique très-favorable à la charité chrétienne de s'associer ainsi à plusieurs personnes, pour contribuer à leurs bons desseins: et quoiqu'il puisse arriver qu'on fasse d'aussi bonnes œuvres à part soi, qu'on en fait en commun dans les confréries, et peut-être même avec plus de goût, toujours est-il que Dieu est plus glorifié par ces sortes de réunions, où les mérites de chacun se trouvent liés et unis à ceux de ses frères. J'en dis autant de toutes les prières et dévotions publiques, auxquelles, tant que nous le pouvons, nous devons contribuer par notre bon exemple, pour la gloire de Dieu, pour l'édification du prochain, et pour la fin commune qu'on s'y propose. CHAPITRE XVI. Qu'il faut honorer et invoquer les saints. Puisque c'est par le ministère des anges que nous recevons souvent les bonnes inspirations de Dieu, c'est aussi par eux que nous devons lui adresser nos aspirations, aussi-bien que par les saints et les saintes qui, étant présentement semblables aux anges, dans la gloire de Dieu, comme le dit Notre-Seigneur, lui présentent constamment leurs désirs et leurs prières en notre faveur. Joignons-nous donc, ô Philothée, à ces esprits célestes, et à ces ames bienheureuses; faisons comme les petits rossignols, qui apprennent à chanter avec les grands: entretenons un pieux commerce avec les saints, et nous saurons bien mieux prier et chanter les louanges divines. _A la vue des anges_, disoit David, _j'entonnerai les louanges de Dieu._ Honorez, révérez et respectez d'un amour spécial la sainte et glorieuse Vierge Marie; elle est mère de notre souverain Père, et par conséquent notre grand'mère. Recourons donc à elle, et, comme ses petits enfans, jetons-nous dans son giron avec une confiance parfaite, à tous momens et en toutes rencontres. Appelons à nous cette douce mère, invoquons son amour maternel, et tâchant d'imiter ses vertus, ayons pour elle un cœur vraiment filial. Rendez-vous fort familière avec les anges: regardez-les comme réellement présens à toutes vos actions, quoique d'une manière invisible. Aimez surtout et respectez l'ange du diocèse où vous êtes, les anges des personnes avec lesquelles vous vivez, et spécialement le vôtre: priez-les souvent, offrez-leur de fréquentes louanges, et employez leur bon secours dans toutes vos affaires, soit spirituelles, soit temporelles, afin qu'ils coopèrent à vos intentions. Le célèbre Pierre Lefèvre, premier prêtre, premier prédicateur, premier professeur de théologie de la sainte compagnie de Jésus, et premier compagnon du bienheureux Ignace, qui fut le fondateur de cette société, revenant un jour d'Allemagne, où il avoit beaucoup travaillé pour la gloire de Dieu, et passant par ce diocèse, où il étoit né, racontoit qu'ayant traversé plusieurs pays hérétiques, il s'étoit toujours très-bien trouvé de saluer en arrivant dans une paroisse les anges qui la protégeoient, et qu'il devoit visiblement à cette pratique d'avoir échappé aux embûches des hérétiques, et d'avoir trouvé les ames si douces et si dociles à recevoir la doctrine du salut: ce qu'il disoit d'un air si pénétré, qu'une demoiselle alors fort jeune, l'ayant entendu lui-même raconter ce fait, le répétoit il n'y a que quatre ans, c'est-à-dire plus de soixante ans après, avec un extrême sentiment de piété. Pour moi, je fus bien consolé l'année passée, de consacrer un autel au lieu même où Dieu fit naître ce saint homme, dans le petit village de Villaret, au milieu de nos montagnes les plus inaccessibles. Choisissez quelques saints dont la vie vous plaise davantage à méditer et à imiter, et en qui vous placiez plus particulièrement votre confiance. Celui dont vous portez le nom vous est déjà tout assigné par votre baptême. CHAPITRE XVII. Comment il faut entendre et lire la parole de Dieu. Aimez à entendre la parole de Dieu, soit que vous l'écoutiez dans les conversations familières de vos amis spirituels, soit que vous l'écoutiez au sermon: recevez-la toujours avec attention et respect: faites-en bien votre profit, et ne permettez pas qu'elle tombe à terre; mais conservez-la dans votre cœur, comme un baume précieux, à l'imitation de la très-sainte Vierge, qui gardoit soigneusement dans le sien toutes les paroles que l'on disoit à la louange de son fils. Souvenez-vous que Notre-Seigneur ne recueille les paroles que nous lui disons dans nos prières, qu'autant que nous recueillons celles qu'il nous dit par la prédication. Ayez toujours auprès de vous quelque bon livre de piété, comme sont ceux de saint Bonaventure, de Gerson, de Denis le Chartreux, de Louis Blosius, de Grenade, de Stella, d'Arias, de Pinelli, de Dupont, d'Avila, le Combat spirituel, les Confessions de saint Augustin, les Epîtres de saint Jérôme, et autres semblables; lisez-en tous les jours un peu avec une grande dévotion, comme si ces saints auteurs vous les eussent envoyés du Ciel pour vous en montrer le chemin, et vous donner le courage d'y aller. Lisez aussi les histoires et vies des saints, où vous verrez, comme dans un miroir, le portrait de la vie chrétienne. Accommodez leurs actions au profit de votre ame, en ayant égard aux devoirs de votre vocation; car, bien que beaucoup d'actions des saints ne soient pas imitables pour ceux qui vivent dans le monde, toujours est-il qu'elles peuvent toutes être suivies ou de près ou de loin. Ainsi vous pouvez imiter la solitude de saint Paul, premier ermite, dans les retraites spirituelles et réelles dont je vous ai parlé, et auxquelles je reviendrai plus tard. Vous pouvez imiter la pauvreté de saint François, par les pratiques de pauvreté dont je compte vous entretenir, et ainsi des autres. Mais je conviens qu'il y a certaines histoires qui donnent encore plus de lumières pour la conduite de la vie: comme sont, la Vie de la bienheureuse mère Thérèse, vraiment admirable pour cela; les Vies des premiers jésuites; celles de saint Charles Borromée, archevêque de Milan, de saint Louis, de saint Bernard; les Chroniques de saint François, et autres pareilles. D'autres présentent plus de sujets d'admiration que d'imitation, comme sont celles de sainte Marie Égyptienne, de saint Siméon Stylite, de sainte Catherine de Sienne, de sainte Catherine de Gênes, de sainte Angèle, et plusieurs autres, qui ne laissent pas néanmoins de donner un goût général du saint amour de Dieu. CHAPITRE XVIII. Comment il faut recevoir les inspirations. Nous appelons inspirations tous les attraits de la grâce, les bons mouvemens, les reproches et remords de conscience, les lumières intérieures, et généralement toutes les bénédictions dont Dieu prévient notre cœur par un pur effet de sa bonté paternelle, soit afin de nous réveiller de notre assoupissement, soit pour nous engager à la pratique des vertus, exciter en nous son saint amour, et en un mot nous faire rechercher tout ce qui peut nous conduire aux biens éternels. C'est ce que l'époux des Cantiques appelle frapper à la porte de son épouse, lui parler au cœur, la réveiller quand elle dort, l'appeler quand elle est absente, l'inviter à goûter de son miel, à cueillir des fruits et des fleurs en son jardin, à chanter et à faire raisonner sa douce voix à ses oreilles. J'ai besoin d'une comparaison pour me bien faire comprendre. Pour l'entière conclusion d'un mariage, trois choses doivent intervenir quant à la personne que l'on veut marier: premièrement, on lui propose le parti; secondement, elle agrée la proposition; troisièmement, elle consent. Ainsi, lorsque Dieu veut faire en nous, par nous et pour nous quelques actions de grand prix, premièrement, il nous la propose par son inspiration; secondement, cette proposition nous agrée; troisièmement, nous y consentons. Car, comme pour descendre au péché il y a trois degrés: la tentation, la délectation et le consentement; de même aussi il y en a trois pour monter à la vertu: l'inspiration, qui correspond à la tentation; la complaisance en l'inspiration, qui correspond à la délectation en la tentation; et le consentement à l'inspiration, qui correspond au consentement que l'on donne à la tentation. Quand l'inspiration dureroit tout le temps de notre vie, nous ne serions pourtant nullement agréables à Dieu, si nous n'y prenions plaisir; et au contraire, Dieu en seroit offensé, comme il le fut par la conduite des Israélites, auprès desquels il fut pendant quarante ans, ainsi qu'il le dit, les pressant de se convertir, sans que jamais ils y voulussent entendre; ce qui lui fit jurer contre eux avec serment que jamais ils n'entreroient dans son repos. Le plaisir qu'on prend aux inspirations est un grand acheminement à la gloire de Dieu, et c'est déjà commencer à plaire à sa divine Majesté; car, si ce plaisir n'est pas encore un parfait consentement, c'est du moins une certaine disposition à consentir; et, comme c'est un très-bon signe, et une chose fort utile de se plaire à entendre la parole de Dieu, qui est comme une inspiration extérieure, c'est aussi une chose très-bonne et très-agréable à Dieu, de se plaire aux inspirations intérieures. C'est de ce plaisir que parle l'épouse sacrée, quand elle dit: _Mon ame s'est fondue de joie, quand mon bien-aimé m'a parlé._ Enfin, pour que l'acte soit parfait, il faut le consentement; car, si ayant reçu l'inspiration, et l'ayant même agréée, nous refusons néanmoins d'y consentir, il est clair que nous méconnoissons étrangement Dieu, et que nous offensons beaucoup sa divine Majesté; car il semble bien qu'il y a plus de mépris à agir de la sorte, que si nous avions tout de suite rejeté ses inspirations. C'est ce qui arriva à l'épouse des Cantiques; la voix de son bien-aimé avoit touché son cœur d'une sainte joie; elle ne voulut pas néanmoins lui ouvrir la porte, et s'en excusa sous de frivoles prétextes; ce que voyant l'époux avec une juste indignation, il passa outre et la quitta. Soyez donc résolue, Philothée, à accepter de bon cœur toutes les inspirations qu'il plaira à Dieu de vous envoyer; et quand elles arriveront, recevez-les comme les ambassadeurs du roi céleste, qui désire contracter alliance avec vous. Ecoutez paisiblement leurs propositions, considérez l'amour de celui qui vous les envoie, accueillez-les affectueusement. Après quoi, consentez, mais d'un consentement plein, empressé et constant; de cette sorte, Dieu, qui ne peut vous avoir aucune obligation, ne laissera pas néanmoins d'agréer votre correspondance à son amour. Mais si l'inspiration porte sur quelque chose d'important ou d'extraordinaire, suspendez votre consentement jusqu'à ce que vous ayez consulté votre directeur, et qu'il ait examiné si elle est vraie ou fausse. Car souvent il arrive que l'ennemi, voyant une ame prompte à consentir aux inspirations, lui en propose de fausses pour la tromper: ce qu'il ne peut jamais faire, tant que cette ame obéit à son directeur avec humilité. Le consentement une fois donné, il faut mettre tout son soin à en procurer les effets, et réduire l'inspiration en acte, ce qui est la perfection de la vraie vertu. Car d'avoir le consentement dans le cœur, sans jamais en venir à l'effet, ce seroit comme de planter une vigne, sans vouloir qu'elle fructifiât. Or, pour-tout ceci, il est très-avantageux de pratiquer l'exercice du matin, ainsi que les retraites spirituelles dont j'ai parlé plus haut; car par ce moyen nous nous préparons à faire le bien par une préparation non-seulement générale, mais encore particulière. CHAPITRE XIX. De la sainte confession. Notre Sauveur a laissé à son Eglise le sacrement de pénitence ou de confession, pour nous laver de toutes nos souillures, autant de fois que nous en aurions contracté. Ne permettez donc jamais, Philothée, que votre cœur demeure long-temps infecté du péché, puisque vous avez un remède si sûr et si facile. Une ame qui a consenti au péché doit avoir horreur d'elle-même, et se purifier au plus tôt, par respect pour la divine Majesté, qui la regarde. Hélas! ne seroit-ce pas le comble de la folie de nous laisser mourir de la mort spirituelle tandis que nous avons entre les mains un remède si souverain pour nous guérir? Confessez-vous humblement et dévotement tous les huit jours, et toujours, s'il se peut, quand vous communierez, encore que vous n'ayez sur la conscience aucun péché mortel, car par la confession vous ne recevrez pas seulement l'absolution des péchés véniels que vous confesserez, mais vous recevrez encore une grande force pour les éviter à l'avenir, une grande lumière pour les bien discerner, et une grâce abondante pour réparer tout le dommage qu'ils vous ont causé. Vous pratiquerez en outre la vertu d'humilité, d'obéissance, de simplicité et de charité, en sorte que par cette seule action vous pratiquerez plus de vertus que par aucune autre. Ayez toujours une vraie douleur des péchés que vous confesserez, quelque petits qu'ils soient, et soyez bien résolue de vous en corriger à l'avenir. Plusieurs se confessant par coutume des péchés véniels, et en faisant comme l'assaisonnement obligé de toutes leurs confessions, sans penser nullement à s'en corriger, en demeurent chargés toute leur vie, et perdent par ce moyen beaucoup de biens et de profits spirituels. Si donc vous vous confessez d'avoir menti, même sans préjudice pour le prochain, ou bien d'avoir dit quelque parole légère, ou d'avoir trop joué, repentez-vous-en, et faites le ferme propos de vous en amender. Car c'est un abus de se confesser de quelque sorte de péché, soit mortel, soit véniel, sans vouloir s'en délivrer, puisque la confession n'est instituée que pour cela. Retranchez de votre confession ces accusations superflues que plusieurs font par routine: Je n'ai pas aimé Dieu comme je le devois; je n'ai pas prié avec autant de dévotion que je le devois; je n'ai pas aimé le prochain comme je le devois; je n'ai pas reçu les sacremens avec le respect que je devois, et autres semblables. La raison est, qu'en disant cela, vous ne dites rien de particulier, qui puisse faire connoître au confesseur l'état de votre conscience; d'autant que tous les saints du Paradis, et tous les hommes de la terre pourroient dire les mêmes choses, s'ils se confessoient. Examinez donc quel motif particulier vous avez pour faire ces sortes d'accusations; et lorsque vous l'aurez découvert, accusez-vous de votre faute tout simplement et naïvement. Par exemple, vous vous accusez de n'avoir pas aimé le prochain, comme vous le deviez; c'est peut-être parce qu'ayant vu quelque pauvre fort nécessiteux que vous pouviez facilement secourir et soulager, vous n'en avez eu nul soin. Eh bien, accusez-vous de cette particularité, et dites: ayant vu un pauvre nécessiteux, je ne l'ai pas secouru comme je pouvois, par négligence, ou par dureté de cœur, ou par mépris, selon que vous connoîtrez quel motif a donné lieu à votre faute. De même, ne vous accusez pas de n'avoir pas prié Dieu avec toute la dévotion que vous deviez; mais si vous avez eu des distractions volontaires, ou que vous ayez négligé de prendre le lieu, le temps, et la posture convenables pour faire votre prière avec attention, accusez-vous-en tout simplement, selon que vous trouverez y avoir manqué, sans parler de ces choses générales qui ne font ni froid ni chaud dans la confession. Ne vous contentez pas de dire vos péchés véniels quant au fait, mais accusez-vous encore du motif qui vous a induite à les commettre. Par exemple, ne vous contentez pas de dire que vous avez menti sans nuire à personne; mais dites si ç'a été ou par vaine gloire, afin de vous louer ou de vous excuser, ou par vaine joie, ou par opiniâtreté: si vous avez péché à l'occasion du jeu, dites si ç'a été par le désir du gain, ou par le plaisir de la conversation, et ainsi des autres. Dites en outre si vous vous êtes long-temps arrêtée dans votre péché; car la longueur du temps accroît pour l'ordinaire beaucoup la faute, y ayant bien de la différence entre une vanité passagère, qui aura traversé notre esprit pendant un quart d'heure, et celle où notre cœur se sera délecté un jour, deux jours, trois jours. Il faut donc dire le fait, le motif et la durée de nos péchés. Ce n'est pas que toujours on soit obligé d'être si exact dans la déclaration des péchés véniels; on n'est pas même tenu absolument de les confesser; mais ceux qui veulent bien purifier leur ame pour mieux atteindre à la sainte dévotion, doivent être très-soigneux à faire connoître exactement au médecin spirituel toutes leurs plaies, jusqu'aux plus petites, afin d'être guéris de toutes. Ne manquez point de dire ce qui est nécessaire pour bien faire comprendre la qualité de votre offense, comme le sujet que vous avez eu de vous mettre en colère, ou de vous montrer indulgente pour tel vice. Par exemple, un homme qui me déplaît, me dira quelque légère parole pour rire; je la prendrai en mauvaise part, et me mettrai en colère. Que si un autre qui m'eût été agréable en eût dit autant et même davantage, je l'eusse pris en bonne part, et ne me serois aucunement fâché. Je dirai donc en m'accusant, que je me suis échappé en des paroles d'aigreur, ayant pris en mauvaise part quelque chose que l'on me disoit, non point à cause des paroles en elles-mêmes, mais à cause de celui qui me les disoit, et qui m'étoit désagréable; et s'il est encore besoin de particulariser les paroles pour vous bien faire connoître, je pense qu'il faudroit les dire. Car en s'accusant ainsi naïvement, on ne découvre pas seulement les péchés que l'on a faits, mais encore les mauvaises inclinations, les coutumes, les occasions et autres racines du péché; au moyen de quoi le père spirituel juge mieux de l'état du cœur qu'il traite, et des remèdes à y appliquer. Il faut cependant mettre toujours à couvert les personnes qui auraient pris part à votre péché, autant du moins qu'il vous sera possible. Prenez garde à une quantité de péchés qui vivent et règnent souvent dans la conscience, sans qu'on s'en aperçoive. Ils sont matière de confession, et il faut avoir soin de s'en débarrasser. Pour cela, lisez attentivement les chapitres VI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXXV et XXXVI de la troisième partie, et le chapitre VIII de la quatrième. Ne changez pas aisément de confesseur; mais, après en avoir choisi un, continuez à lui rendre compte de votre conscience aux jours fixés pour cela, lui disant naïvement et franchement les péchés que vous avez commis; et de temps en temps, comme seroit de mois en mois, ou de deux mois en deux mois, faites-lui connoître l'état de vos inclinations, lors même qu'il n'y aurait aucun péché de votre part, comme si vous étiez tourmentée de tristesse ou de chagrin, ou que vous fussiez portée à la joie ou aux désirs d'amasser du bien, et ainsi du reste. CHAPITRE XX. De la fréquente communion. On dit de Mithridate, roi de Pont, qu'ayant inventé un certain breuvage appelé de son nom Mithridate, il devint si fort par l'usage qu'il en fit, que voulant ensuite s'empoisonner pour éviter la servitude des Romains, il ne put jamais y réussir. Le Sauveur a institué de même le très-auguste sacrement de l'Eucharistie, qui contient réellement sa chair et son sang, afin que qui le mange vive éternellement. C'est pourquoi quiconque en use souvent avec dévotion affermit tellement la santé et la vie de son ame, qu'il est presque impossible qu'il soit empoisonné d'aucune sorte de mauvaise affection. On ne peut être nourri de cette chair divine et vivre dans des affections mortelles; en sorte que, comme les hommes dans le Paradis terrestre pouvoient se préserver de la mort corporelle, en mangeant du fruit de l'arbre de vie que Dieu y avoit planté, ainsi peuvent-ils le préserver de la mort spirituelle en faisant usage de ce sacrement de vie. Que si les fruits les plus tendres et les plus sujets à la corruption, comme sont les cerises, les abricots et les fraises, se conservent aisément toute l'année, étant confits au sucre ou au miel; quelle merveille y a-t-il que nos cœurs, tout foibles et tout chétifs qu'ils sont, échappent à la corruption du péché, lorsqu'ils sont pénétrés de la vertu et de l'incorruptibilité de la chair et du sang du Fils de Dieu? O Philothée! les chrétiens qui seront damnés n'auront rien à répondre, lorsque le juste Juge leur fera voir le tort qu'ils ont eu de se laisser mourir spirituellement, puisqu'il leur étoit si facile d'entretenir leur santé et leur vie, en se nourrissant de son corps qu'il leur a laissé pour cela. Misérables! leur dira-t-il, pourquoi êtes-vous morts, vous qui aviez à votre disposition le fruit et le principe de la vie? Recevoir la communion tous les jours, c'est ce que je ne veux ni louer ni blâmer. Mais communier tous les dimanches, c'est ce que j'approuve, et ce que je conseille à chacun, pourvu que l'esprit soit sans aucune affection de pécher. Telles sont les propres paroles de saint Augustin, et avec lui je ne blâme ni n'approuve absolument que l'on communie tous les jours: mais sur ce point je renvoie chaque fidèle à un directeur: car les dispositions requises pour une communion si fréquente doivent être si parfaites qu'il n'est pas bon d'en donner le conseil d'une manière générale; et parce que ces dispositions-là, quoique exquises, peuvent se trouver en plusieurs bonnes ames, il n'est pas bon non plus d'en détourner généralement tout le monde. C'est là une affaire qui doit se traiter d'après l'état intérieur de chacun en particulier. Ce seroit imprudence de conseiller indistinctement à tous un usage aussi fréquent de l'Eucharistie; mais ce seroit aussi imprudence de le blâmer dans ceux qui le pratiquent, surtout s'ils suivent en cela l'avis de quelque digne directeur. Sainte Catherine de Sienne fit à ce sujet une réponse très-convenable: comme on lui opposoit, pour la détourner de ces fréquentes communions, que saint Augustin ne blâmoit ni ne louoit l'usage de communier tous les jours: Eh! dit-elle, puisque saint Augustin ne le blâme pas, je vous prie de ne pas le blâmer non plus, et avec cela je serai contente. Mais, Philothée, vous voyez que saint Augustin exhorte et conseille bien fort que l'on communie tous les dimanches; faites-le donc tant qu'il vous sera possible. Si, comme je le suppose, vous n'avez aucune sorte d'affection au péché mortel, ni aucune affection au péché véniel, vous êtes dans la vraie disposition que saint Augustin demande, et même dans une disposition encore plus excellente, puisque non-seulement vous n'avez pas la volonté de pécher, mais que vous n'avez pas même l'affection du péché; en sorte que, si votre père spirituel le trouvoit bon, vous pourriez utilement communier plus souvent encore que tous les dimanches. Il pourroit néanmoins y avoir plusieurs empêchemens légitimes, sinon de votre côté, du moins de la part des personnes avec lesquelles vous vivez, qui donneroient occasion à votre directeur de diminuer le nombre de vos communions. Par exemple, si vous êtes dans la dépendance d'autrui, et que ceux à qui vous devez l'obéissance ou le respect soient si mal instruits de leur religion, ou d'une humeur si bizarre, qu'ils s'inquiètent et se troublent de vous voir communier si souvent, alors, toute choses bien considérées, il sera peut-être bon de condescendre en quelque chose à leur infirmité, et de ne communier que de quinze en quinze jours; mais cela s'entend en cas qu'on ne puisse absolument vaincre leur résistance. Du reste, il seroit difficile d'arrêter ceci d'une manière générale. Il faut faire ce que le père spirituel dira, bien que je puisse assurer que la plus grande distance entre les communion est celle de mois en mois pour ceux qui veulent servir Dieu dévotement. Si vous êtes bien prudente, il n'y aura ni père, ni mère, ni mari, ni femme qui vous empêche de communier souvent. Car, puisque le jour de votre communion vous ne laisserez pas d'avoir le soin qui est convenable à votre condition; que vous en serez plus douce et plus gracieuse envers ceux qui vous approchent; que vous ne leur refuserez aucune espèce de devoirs; il n'y a pas d'apparence qu'ils veuillent vous détourner d'une pratique qui ne leur cause aucun préjudice, à moins qu'ils ne soient d'un esprit tout-à-fait fâcheux et déraisonnable; auquel cas, comme je l'ai dit, votre directeur voudra bien que vous usiez de condescendance. A l'égard des gens mariés, il suffit de leur dire que sous l'ancienne loi c'étoit une chose désagréable à Dieu que les créanciers exigeassent, pendant les jours de fêtes, le paiement de ce qu'on leur devoit, mais ce n'étoit point une chose mauvaise pour le débiteur de payer des dettes ces jours-là si on l'exigeoit; de même dans l'état du mariage exiger le devoir nuptial le jour de la communion, c'est manquer à une sainte bienséance, quoique ce ne soit pas un péché grave; mais s'acquitter ces jours-là de ce devoir si on l'exige, c'est se conformer à la religion. Il est donc vrai que cette sujétion du mariage ne doit priver de la communion aucun de ceux qui sont animés du désir d'y participer. Certes, dans la primitive Eglise, les chrétiens ne laissoient pas de communier tous les jours, quoiqu'ils fussent mariés et qu'ils eussent un grand nombre d'enfans. C'est pourquoi j'ai dit que la fréquente communion ne donnoit aucune sorte d'incommodité ni au pères, ni aux femmes, ni aux maris, pourvu que l'ame qui communie soit prudente et discrète. Quant aux maladies corporelles, il n'y en a point qui soit un empêchement légitime à cette sainte participation, si ce n'est celle qui provoqueroit fréquemment au vomissement. Ainsi, pour communier tous les huit jours, il est nécessaire de n'avoir ni péché mortel, ni aucune affection au péché véniel, et de plus il faut avoir un grand désir de la communion. Mais pour communier tous les jours, il faut en outre avoir surmonté la plupart des mauvaise inclinations, et que ce soit avec l'avis du père spirituel. CHAPITRE XXI. Comment il faut communier. Commencez le soir précédent à vous préparer à la sainte communion par plusieurs aspirations et élancemens de cœur, vous retirant un peu de meilleure heure, afin de pouvoir aussi vous lever plus matin: si la nuit vous vous réveillez, sanctifiez ces momens-là par quelques dévotes paroles ou par quelque doux sentiment, de manière que votre ame en soit comme parfumée pour recevoir l'époux, qui veillant pendant que vous dormez, se prépare à vous apporter mille grâces et mille faveurs, si de votre côté vous êtes prête à les recevoir. Le matin levez-vous avec grande joie pour le bonheur auquel vous aspirez; et vous étant bien confessée, allez avec grande confiance, mais aussi avec grande humilité, prendre cette viande céleste qui vous nourrit pour l'immortalité. Dès que vous aurez dit les paroles sacrées: _Seigneur, je ne suis pas digne_, etc., ne remuez plus votre tête ni vos lèvres, soit pour prier, soit pour soupirer; mais ouvrant doucement et médiocrement la bouche, et levant la tête autant qu'il le faut pour que le prêtre puisse voir ce qu'il fait, recevez, pleine de foi, d'espérance et de charité, celui qui est le principe, l'objet, le motif et la fin de toute chose. O Philothée! imaginez-vous alors que, comme l'abeille, après avoir recueilli sur les fleur la rosée du ciel et le suc le plus exquis de la terre, le réduit en miel, et le porte dans sa ruche; de même le prêtre, après avoir pris sur l'autel le Sauveur du monde, vrai fils de Dieu, descendu du Ciel comme une rosée, et vrai Fils de la Vierge, sorti de la terre comme une fleur, il le met dans votre bouche et dans votre poitrine, pour vous être une douce nourriture. L'ayant reçu, excitez votre cœur à venir faire hommage à ce roi de salut; traitez avec lui de vos affaires intérieures; contemplez-le au dedans de vous-même, où il s'est mis pour votre bonheur; enfin, faites-lui tout l'accueil qu'il vous sera possible, et comportez-vous de cette sorte que l'on reconnoisse par toutes vos actions que Dieu est avec vous. Mais quand vous ne pourrez pas avoir cette consolation de communier réellement à la sainte messe, communiez au moins de cœur et d'esprit, vous unissant par un ardent désir à cette chair vivifiante du Sauveur. Votre grande intention en communiant, doit être de vous avancer, de vous fortifier et de vous consoler en l'amour de Dieu; car c'est pour l'amour que vous devez recevoir ce que l'amour daigne vous donner. Non, le Sauveur ne donne nulle part une plus grande preuve de sa bonté et de sa tendresse que dans ce sacrement, où il s'anéantit, pour ainsi dire, et se réduit en nourriture, afin de pénétrer nos ames, et de s'unir intimement au cœur et au corps de ses fidèles. Si les mondains vous demandent pourquoi vous communiez si souvent, dites-leur que c'est pour apprendre à aimer Dieu, pour vous purifier de vos imperfections, pour vous délivrer de vos misères, pour vous consoler en vos afflictions, pour vous soutenir en vos faiblesses. Dites-leur que deux sortes de gens doivent souvent communier: les parfaits, parce qu'étant bien disposés, ils auroient grand tort de ne point s'approcher de la source de la perfection; et les imparfaits, afin de pouvoir justement prétendre à la perfection; les forts, de peur de s'affoiblir; et les foibles, afin de se fortifier; les malades, afin de guérir; les sains, afin de ne pas tomber en maladie; et que quant à vous, étant imparfaite, foible et malade, vous avez besoin de souvent communiquer avec la perfection, la force et le médecin. Dites-leur que ceux qui n'ont pas beaucoup d'affaires doivent souvent communier, parce qu'ils en ont le loisir; et que ceux qui sont très-occupés doivent aussi communier souvent, parce qu'ils en ont particulièrement besoin. C'est en effet aux gens qui travaillent beaucoup, et qui sont chargés de peine, qu'il convient de prendre une nourriture forte et abondante. Dites-leur que vous recevez le saint Sacrement pour apprendre à le bien recevoir, parce qu'on ne fait guère bien une action à laquelle on ne s'exerce pas souvent. Communiez donc souvent, Philothée, et le plus souvent que vous pourrez, avec l'avis de votre père spirituel; car, s'il est vrai que les lièvres de nos montagnes deviennent blancs en hiver, parce qu'ils ne voient et ne mangent que de la neige, croyez aussi qu'à force de contempler et de manger la beauté, la bonté et la pureté même en ce divin sacrement, vous deviendrez toute belle, toute bonne et toute pure. TROISIÈME PARTIE CONTENANT PLUSIEURS AVIS TOUCHANT À L'EXERCICE DES VERTUS. CHAPITRE PREMIER. Du choix que l'on doit faire quant à l'exercice des vertus. Le roi des abeilles ne se met point aux champs qu'il ne soit environné de tout son petit peuple, et la charité n'entre jamais dans un cœur qu'elle n'y loge avec soi tout le cortége des autres vertus, les exerçant et les réglant comme un capitaine fait ses soldats; mais elle ne les met pas tout de suite à l'ouvrage, ni toujours également, ni en tout temps, ni en tout lieu. Le juste est comme l'arbre qui est planté au bord des eaux, et qui porte son fruit en son temps: la charité arrosant son ame, y produit des œuvres vertueuses, chacune en sa saison. _La musique, qui est si douce par elle-même, est importune dans un deuil_, dit le Proverbe. Aussi est-ce un grand défaut dans ceux qui entreprennent l'exercice de quelque vertu particulière, de vouloir en produire les actes en toutes sortes de rencontres; semblables en cela à ces anciens philosophes, dont l'un vouloit toujours rire, et l'autre toujours pleurer, et plus déraisonnables encore, en ce qu'ils blâment et censurent ceux qui comme eux n'exercent pas toujours les mêmes vertus. _Il faut se réjouir avec la joyeux_, dit l'Apôtre, _et pleurer avec ceux qui pleurent_; et il ajoute: _la charité est patiente, bénigne, libérale, prudente et condescendante_. Il y a néanmoins des vertus qui sont d'un usage presque universel, et qui ne doivent pas se borner à leur action propre, mais encore répandre leur esprit sur les actes de toutes les autres vertus. Il ne se présente pas souvent des occasions de pratiquer la force, la magnanimité, la magnificence; mais la douceur, la tempérance, l'honnêteté et l'humilité sont des vertus dont toutes les actions de notre vie doivent porter l'empreinte. S'il y a des vertus plus excellentes qu'elles, il n'y en a pas dont l'usage soit plus nécessaire. Le sucre est meilleur que le sel; mais le sel est d'un usage plus fréquent et plus indispensable. C'est pourquoi il faut toujours avoir bonne et ample provision de ces vertus générales, afin de pouvoir s'en servir presque continuellement. Dans la pratique des vertus, nous devons préférer celles qui sont plus conformes à notre devoir, et non celles qui sont plus conformes à notre goût. C'étoit le goût de sainte Paule d'exercer sur elle-même de rudes mortifications corporelles, afin de jouir plus aisément des douceurs spirituelles; mais il étoit plus de son devoir de pratiquer l'obéissance envers ses supérieurs: c'est pourquoi saint Jérôme avoue qu'elle étoit répréhensible, en ce que, contre l'avis de son évêque, elle faisoit des abstinences immodérées. Les apôtres, au contraire, chargés de prêcher l'Evangile, et de distribuer le pain céleste aux ames, jugèrent avec beaucoup de sagesse qu'ils ne devoient pas négliger ce saint exercice, pour pratiquer la vertu du soin des pauvres, quelque excellente qu'elle soit. Chaque état a besoin de pratiquer quelque vertu particulière: autres sont les vertus d'un prélat, autres celles d'un prince, autres celles d'un militaire, autres celles d'une femme mariée, autres celles d'une veuve; et bien que tous doivent avoir toutes les vertus, tous néanmoins ne les doivent pas pratiquer également, chacun doit particulièrement s'adonner à celles qui sont propres au genre de vie auquel il est appelé. Entre les vertus qui ne regardent pas notre devoir particulier, il faut préférer les plus excellentes, et non pas les plus apparentes. Les comètes paroissent ordinairement plus grandes que les étoiles, et tiennent beaucoup plus de place à nos yeux: toutefois elles ne sont comparables ni en grandeur ni en beauté aux étoiles, et ne paraissent plus grandes que parce qu'elles sont plus près de nous, et d'une substance plus grossière. Il y a de même certaines vertus qui, parce qu'elles sont près de nous, sensibles, et pour ainsi dire matérielles, sont grandement estimées du vulgaire, et préférés à toutes les autres. Ainsi préfère-t-on communément l'aumône temporelle à la spirituelle; la haire, le jeûne, la discipline et les mortifications du corps, à la douceur, à la bonté, à la modestie, et aux autres mortifications du cœur, qui néanmoins sont bien plus excellentes. Choisissez donc, Philothée, les meilleures vertus, et non les plus estimées; les plus excellentes et non les plus apparentes; les plus réelles, et non les plus belles. Il est utile que chacun s'attache particulièrement à la pratique de quelque vertu, non point pour abandonner les autres, mais pour occuper son esprit d'une manière plus réglée. Une jeune fille plus brillante que le soleil, ornée et parée comme une reine, et couronnée d'une couronne d'olives, apparut un jour à saint Jean évêque d'Alexandrie, et lui dit: Je suis la fille aînée du roi; si tu peux gagner mon amitié, je te conduirai devant sa face. Le saint comprit par cette vision que c'étoit la miséricorde envers les pauvres que Dieu lui commandoit; et depuis lors il s'adonna tellement à l'exercice de cette vertu, qu'il mérita d'être partout appelé saint Jean l'aumônier. Euloge d'Alexandrie, désirant faire quelque chose de particulier pour le service de Dieu, et n'ayant pas assez de force, soit pour embrasser la vie solitaire, soit pour se ranger sous l'obéissance d'un autre, imagina de retirer dans sa maison un malheureux tout rongé et perdu de lèpres, afin d'exercer auprès de lui la charité et la mortification; et voulant rendre la chose encore plus méritoire, il fit vœu d'honorer son malade, de le traiter et de le servir, comme un valet sert son maître et son seigneur. Or, la tentation de se quitter étant survenue au lépreux et à Euloge, ils s'adressèrent au grand saint Antoine, qui leur fit cette réponse: Gardez-vous bien, mes enfans, de vouloir vous séparer; car étant tout les deux proches de votre fin, si l'ange ne vous trouve pas ensemble, vous courez grand péril de perdre vos couronnes. Le roi saint Louis se faisoit comme un devoir de visiter les hôpitaux, et de servir les malades de ses propres mains. Saint François aimoit par-dessus tout la pauvreté, qu'il appeloit sa dame; et saint Dominique, la prédication, d'où est venu à son ordre le nom qu'il porte. Saint Grégoire-le-Grand se plaisoit à recevoir les pèlerins, à l'exemple du grand Abraham, et comme lui, il reçut le Roi de gloire sous la forme d'un voyageur. Tobie exerçoit sa charité à ensevelir les morts. Sainte Elizabeth, toute grande princesse qu'elle étoit, aimoit surtout l'abjection de soi-même. Sainte Catherine de Gênes, étant devenue veuve, se consacra au service d'un hôpital; et Cassien rapporte qu'une pieuse dame, voulant s'exercer à la vertu de patience, eut recours à saint Athanase, qui, pour répondre à son désir, mit auprès d'elle une pauvre veuve, chagrine, colère, fâcheuse, et vraiment insupportable, laquelle, gourmandant sans cesse cette dévote fille, lui donna bon sujet de pratiquer amplement la douceur et la condescendance. C'est ainsi qu'entre les serviteurs de Dieu, les uns se consacrent à servir les malades, les autres à secourir les pauvres, les autres à enseigner la doctrine chrétienne aux petits enfans, les autres à recueillir les ames perdues et égarées, les autres à parer les églises et à orner les autels, les autres enfin à rétablir la paix et l'union parmi les hommes. En quoi ils imitent les brodeurs, qui, sur un certain fond, couchent une grande variété de soie, d'or et d'argent, de manière à former toutes sortes de fleurs. Car ainsi ces ames pieuses, entreprenant l'exercice de quelque vertu particulière, s'en servent comme d'un fond pour leur broderie spirituelle, et elles appliquent sur ce fond la variété de toutes les autres vertus; en sorte que leurs actions et leurs affections se rapportant toutes à la même fin, s'en trouvent mieux unies, mieux arrangées, et font ainsi paroître la dévotion, En son beau vêtement, d'un tissu d'or formé Et d'ouvrages divers à l'aiguille semé. Quand nous sommes combattus de quelque vice, il faut, tant qu'il nous est possible, embrasser la vertu contraire, et y rapporter la pratique des autres; car par ce moyen nous vaincrons notre ennemi, et ne laisserons pas de nous avancer dans toutes les vertus. Si je suis combattu par l'orgueil ou par la colère, il faut qu'en toutes choses je me penche et me plie du côté de l'humilité et de la douceur, et qu'à cela je fasse servir les autres exercices de l'oraison, des sacremens, de la prudence, de la constance, de la sobriété; car, comme les sangliers, pour aiguiser leurs défenses, les frottent et les usent contre leurs autres dents, lesquelles réciproquement en deviennent fort affilées et tranchantes, ainsi l'homme vertueux, ayant entrepris de se perfectionner dans la vertu dont il sent avoir le plus de besoin pour son salut, doit la limer et l'affiler par l'exercice des autres vertus qui, en perfectionnant celle-là, n'en deviennent, à leur tour, que plus excellentes et mieux polies. C'est ce qui arriva à Job, lorsque, s'exerçant particulièrement à la patience contre tant de tentations qui l'agitoient, il devint parfaitement saint et vertueux dans toutes sortes de vertus. Et même il est arrivé, dit saint Grégoire de Nazianze, que pour un seul acte de vertu, pratiqué avec une grande perfection, une personne a de suite atteint le comble des vertus; ce qu'il prouve par l'exemple de Rahab, qui, ayant excellemment pratiqué les devoirs de l'hospitalité, parvint à une gloire immense: mais pour cela il faut que l'action soit faite avec une extrême ferveur et une très grande charité. CHAPITRE II. Suite du même sujet. Saint Augustin dit excellemment que ceux qui commencent en la dévotion commettent certaines fautes, qui sont blâmables selon toute la rigueur des lois de la perfection, mais qui sont louables par le bon présage qu'elles donnent de la piété à venir, à laquelle même elles servent de dispositions. Cette crainte basse et grossière, qui engendre des scrupules excessifs dans ceux qui sortent nouvellement des voies du péché, est une vertu recommandable dans ce commencement, et un présage certain d'une grande pureté de conscience; mais cette même crainte seroit blâmable en ceux qui sont fort avancés, l'amour divin devant petit à petit chasser cette crainte servile, et régner souverainement dans leur cœur. Saint Bernard au commencement de son ministère étoit plein de rigueur et d'âpreté envers ceux qui se rangeoient sous sa conduite. Il leur annonçoit tout d'abord qu'il falloit quitter le corps, et venir à lui avec le seul esprit; en recevant leurs confessions, il montroit une sévérité extraordinaire pour toutes sortes de fautes, quelque petites qu'elles fussent, et il troubloit tellement ces pauvres novices dans la perfection qu'à force de les y pousser il les en éloignoit, leur faisant perdre cœur et haleine en les pressant trop vivement dans cette montée si roide et si escarpée. Vous voyez, Philothée, c'étoit le zèle ardent d'une parfaite pureté qui engageoit ce grand saint à une telle méthode; et ce zèle étoit une grande vertu, mais vertu néanmoins qui ne laissoit pas d'être répréhensible. Aussi Dieu l'en corrigea lui-même par une sainte apparition qui laissa dans son ame un esprit doux, suave, aimable et tendre, au moyen duquel s'étant rendu tout autre, il s'accusa grandement d'avoir été si rude, et devint si gracieux et indulgent pour chacun, qu'il se fit vraiment tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ. Saint Jérôme raconte que sainte Paule, sa chère fille, étoit non-seulement excessive, mais encore opiniâtre dans l'exercice des mortifications corporelles, jusqu'à ne pas vouloir céder à l'avis contraire, que saint Epiphane, son évêque, lui avoit donné à ce sujet; puis, ajoutant qu'elle se laissoit tellement emporter au regret de la mort des siens, que toujours elle étoit en danger de mourir, il termine de cette manière: On dira qu'au lieu de faire l'éloge de cette sainte, j'en fais la censure et la critique; mais j'atteste Jésus qu'elle a servi et que je désire servir, que je ne m'éloigne de la vérité ni d'un côté ni de l'autre, et que je rapporte tout simplement l'histoire de sa vie, comme un chrétien doit le faire en parlant d'une chrétienne, pouvant dire du reste, en toute vérité, que ses vices auroient été des vertus chez beaucoup d'autres. Or vous entendez fort bien, Philothée, qu'il veut dire par là que ce qui étoit regardé comme des défauts en sainte Paule auroit passé pour des vertus en des ames moins parfaites, car il y a telles actions qui sont regardées comme des imperfections dans ceux qui sont parfaits, et qui passeroient pour de grandes perfections dans ceux qui sont imparfaits. C'est bon signe en un malade, quand, au sortir de sa maladie, les jambes lui enflent; car cela dénote que la nature, déjà fortifiée, rejette les humeurs superflues; mais ce même signe seroit mauvais en celui qui ne seroit pas malade; car cela prouveroit que la nature n'est pas assez forte pour dissiper et résoudre les humeurs. Ayons bonne opinion, ô Philothée, de ceux en qui nous voyons la pratique des vertus, quoiqu'il s'y joigne quelques imperfections; car les saints eux-mêmes ont souvent pratiqué la vertu de cette sorte. Mais quant à nous, il faut avoir soin de nous y exercer, non-seulement fidèlement, mais prudemment, et pour cela, observer étroitement l'avis du Sage, qui est de ne point nous appuyer sur notre propre prudence, mais sur ceux que Dieu nous a donnés pour être nos conducteurs. Il y a certaines choses que plusieurs estiment vertus, et qui ne le sont aucunement: il faut que je vous en dise un mot. Ce sont les extases ou ravissemens, les insensibilités, impassibilités, unions déifiques, élévations, transformations, et autres semblables perfections dont traitent quelques livres, en promettant d'élever l'ame jusqu'à la contemplation purement intellectuelle, à l'application essentielle de l'esprit, et à la vie suréminente. Prenez-y garde, Philothée, ces perfections ne sont pas des vertus, mais plutôt des récompenses que Dieu donne à la vertu, ou bien encore des communications anticipées de la félicité éternelle dont Dieu donne quelquefois à l'homme un avant-goût afin de lui en faire désirer la pleine et entière jouissance. Il ne faut nullement prétendre à de pareilles grâces, puisqu'elles ne sont pas nécessaires pour bien servir et aimer Dieu, qui doit être notre unique prétention. Aussi, bien souvent ne sont-ce pas des grâces qui puissent être acquises par le travail et l'application, mais bien des états purement passifs, où nous n'avons qu'à recevoir, sans pouvoir rien faire par nous-mêmes. J'ajoute que n'ayant ici point d'autre intention que de devenir des gens de bien, des hommes pieux, des femmes pieuses; c'est à cela seul qu'il faut nous attacher. Que s'il plaît ensuite à Dieu de nous élever jusqu'à ces perfections angéliques, nous serons alors de bons anges; mais en attendant, exerçons-nous simplement, humblement et dévotement aux petites vertus que Notre-Seigneur propose à notre soin et à notre travail, comme sont la patience, la débonnaireté, la mortification du cœur, l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, la modestie, la condescendance pour le prochain, le support de ses imperfections, la diligence et la sainte ferveur. Laissons volontiers les suréminences aux ames surélevées; nous ne méritons pas un rang si haut au service de Dieu: trop heureux serons-nous de le servir dans les postes les plus bas, et d'être comptés au nombre de ses plus humbles serviteurs; quant aux places d'honneur et à l'intimité de son conseil, c'est à lui de nous y appeler, si bon lui semble. Rappelons-nous, Philothée, que ce roi de gloire ne récompense pas ses serviteurs selon la dignité des offices qu'ils exercent, mais selon l'amour et l'humilité avec lesquels ils les exercent. Saül, cherchant les ânes de son père, trouva le royaume d'Israël; Rebecca, abreuvant les chameaux d'Abraham, devint l'épouse de son fils; Ruth, glanant après les moissonneurs de Booz, et se mettant à ses pieds, fut choisie pour être son épouse. Certes, les prétentions aux choses extraordinaires sont grandement sujettes aux illusions et aux tromperies; et quelquefois il arrive que ceux qui pensent être des anges ne sont pas même des hommes bons, et que réellement il y a plus de grandeur dans leurs paroles que dans leurs sentimens et dans leurs œuvres. Il ne faut cependant rien mépriser ni censurer témérairement; mais, en bénissant Dieu de l'élévation des autres, restons humblement dans notre condition moins élevée, mais plus sûre, moins brillante, mais plus proportionnée à notre foiblesse, et soyons convaincus que si nous y persévérons avec fidélité, Dieu nous élèvera à des grandeurs qui surpasseront de beaucoup toutes nos espérances. CHAPITRE III. De la patience. _La patience_, dit l'Apôtre, _vous est nécessaire, afin qu'accomplissant la volonté de Dieu, vous en obteniez la récompense qu'il nous a promise._ _Oui_, nous a dit Jésus-Christ, _vous posséderez vos ames par la patience._ C'est le grand bonheur de l'homme, Philothée, que de posséder son ame; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos ames. Rappelez-vous souvent que Notre-Seigneur nous ayant sauvés par la souffrance et la patience, nous devons aussi faire notre salut par les souffrances et les afflictions, endurant les injures, les contradictions et les peines avec le plus de douceur qu'il nous est possible. Ne bornez pas votre patience à telle et telle sorte d'injures et d'afflictions, mais étendez-la universellement à tout ce que Dieu vous enverra ou permettra qu'il vous arrive. Il y en a qui ne veulent souffrir que les tribulations honorables, comme, par exemple, d'être blessé à la guerre, d'être prisonnier de guerre, d'être maltraité pour la religion, d'être ruiné par quelque procès où ils sont demeurés maîtres; ceux-là n'aiment pas la tribulation, mais l'honneur qu'elle rapporte. Le vrai patient et bon serviteur de Dieu supporte également les tribulations jointes à l'ignominie, et celles qui sont honorables. D'être méprisé, repris et accusé par les méchans, ce n'est que douceur à un homme de courage; mais d'être repris, accusé et maltraité par les gens de bien, par les amis, par les parens, c'est là le fait d'une patience héroïque. J'estime plus la douceur avec laquelle le grand saint Charles Borromée souffrit long-temps les censures publiques qu'un grand prédicateur, d'un ordre extrêmement réformé, faisoit de lui en chaire, que toutes les attaques qu'il reçut des autres; car, comme les piqûres des abeilles sont plus cuisantes que celles des autres mouches, de même le mal qu'on reçoit des gens de bien et les contradictions qu'ils nous suscitent, sont bien plus insupportables que les autres. Et cela cependant arrive fort souvent, que deux hommes de bien ayant tous deux de bonnes intentions, chacun dans son opinion, se font de grandes peines l'un à l'autre. Soyez patiente, non-seulement pour le mal même que vous souffrez, mais encore pour toutes ses circonstances et ses suites. Plusieurs voudroient bien avoir du mal, pourvu qu'ils n'en fussent pas incommodés. Je ne me fâcherois point, dira l'un, d'être pauvre, si ce n'étoit que cela m'empêchera de servir mes amis, d'élever mes enfans, et de vivre honorablement comme je désirerois; et l'autre dira: Je ne m'en soucierois pas, si ce n'est que le monde pensera que cela m'est arrivé par ma faute. Un autre seroit bien aise que l'on médît de lui, et le souffriroit fort patiemment, pourvu que personne ne crût le médisant. Il y en a d'autres qui veulent bien avoir quelque incommodité du mal, à ce qui leur semble, mais non l'avoir toute; ils ne s'impatientent pas, disent-ils, d'être malades, mais de ce qu'ils n'ont pas d'argent pour se faire panser, ou bien de ce que ceux qui sont autour d'eux en sont importunés. Or je dis, Philothée, qu'il faut avoir patience, non-seulement d'être malade, mais encore de l'être de la maladie que Dieu veut, au lieu où il veut, et parmi les personnes qu'il veut, et avec les incommodités qu'il veut; et ainsi des autres tribulations. Quand il vous arrivera du mal, apportez-y les remèdes qui vous seront possibles, et selon Dieu; car de faire autrement, ce seroit tenter la divine Providence; mais aussi cela étant fait, attendez avec une entière résignation l'effet de la volonté de Dieu, et si les remèdes chassent le mal, remerciez-le avec humilité; si le mal est plus fort que la remèdes, bénissez-le avec patience. Je suis de l'avis de saint Grégoire: quand vous serez accusée justement pour quelque faute que vous aurez commise; humiliez-vous bien fort, et confessez que vous méritez quelque chose de plus que cette confusion. Que si l'accusation est fausse, excusez-vous doucement, niant d'être coupable; car vous devez cela à la vérité et à l'édification du prochain. Mais aussi si après votre sincère et légitime excuse on continue de vous accuser, ne vous troublez nullement, et ne tâchez point de faire recevoir votre excuse; car après avoir rendu votre devoir à la vérité, vous devez le rendre aussi à l'humilité. Et de cette manière vous ne manquerez ni au soin que vous devez prendre de votre renommée, ni à l'affection que vous devez avoir pour la paix, la douceur de cœur et l'humilité. Plaignez-vous le moins que vous pourrez des torts qui vous seront faits; car c'est une chose certaine, que, pour l'ordinaire, qui se plaint pèche, l'amour-propre nous faisant toujours trouver les injures plus grandes qu'elles ne sont. Mais surtout ne faites pas vos plaintes à des personnes faciles à s'indigner et à mal penser. Que s'il est nécessaire de vous plaindre à quelqu'un pour remédier à l'offense, ou pour calmer votre esprit, il faut que ce soit à des ames tranquilles et qui aiment bien Dieu; car autrement, au lieu d'alléger votre cœur, elles le provoqueroient à de plus grandes inquiétudes, et au lieu d'ôter l'épine qui vous pique, elles l'enfonceroient plus avant. Il y a bien des gens qui étant malades ou affligés de quelque manière que ce soit, se gardent bien de se plaindre et de faire les délicats, parce qu'ils pensent avec raison que cela seroit une foiblesse et une lâcheté, mais en même temps ils désirent très-vivement, et font en sorte que chacun les plaigne, qu'on ait grande compassion de leur sort, et qu'on les regarde, non-seulement comme affligés, mais encore comme patiens et courageux. Or, je l'avoue, c'est là une patience, mais une patience fausse, qui en effet n'est autre chose qu'une très-fine et très-délicate ambition et une vanité très-subtile: _Ils ont de la gloire_ dit l'Apôtre, _mais non pas aux yeux de Dieu_. Le vrai patient ne se plaint point de son mal, et ne désire pas non plus qu'on le plaigne: il en parle naïvement, véritablement et simplement, sans se lamenter, sans s'irriter, sans se faire plus malade qu'il ne l'est. Que si on le plaint, il souffre patiemment qu'on le plaigne, à moins qu'on ne le plaigne de quelque mal qu'il n'a pas; car alors il déclare modestement qu'il n'a pas ce mal-là, et demeure ainsi paisible entre la vérité et la patience, disant son mal et ne s'en plaignant point. Parmi les contradictions qui vous arriveront dans l'exercice de la dévotion (car cela ne manquera pas), souvenez-vous de cette parole de Notre-Seigneur: _Lorsqu'une femme enfante, elle est dans les angoisses; mais après que son enfant est né, elle ne se rappelle plus ses douleurs, tant elle a de joie d'avoir mis un homme au monde._ Vous avez conçu dans votre ame le plus digne enfant du monde, qui est Jésus-Christ: avant qu'il soit tout-à-fait produit et enfanté, il est impossible que vous ne vous ressentiez pas du travail; mais ayez bon courage: ces douleurs passeront et il vous restera la joie éternelle d'avoir enfanté un tel homme au monde. Or, il sera entièrement enfanté pour vous, lorsque vous l'aurez entièrement formé dans votre cœur et dans vos œuvres par l'imitation de sa vie. Quand vous serez malade, offrez toutes vos douleurs, vos langueurs et vos peines au Seigneur, et suppliez-le de les joindre aux tourmens qu'il a endurés pour vous. Obéissez au médecin; prenez les médecines, les alimens et autres remèdes pour l'amour de Dieu, vous ressouvenant du fiel qu'il a pris pour l'amour de nous: désirez de guérir pour le servir: ne refusez pas de languir pour lui obéir, et disposez-vous à mourir, s'il le veut ainsi, pour le louer et jouir de lui. Souvenez-vous que les abeilles, dans le temps où elles font le miel, vivent et mangent d'une nourriture fort amère, et qu'ainsi nous ne pouvons jamais faire de plus grands actes de douceur et de patience, ni mieux composer le miel des excellentes vertus, que lorsque nous mangeons le pain amer des tribulations, et vivons parmi les angoisses. Et comme le miel qui est fait des fleurs du thym, herbe petite et amère, est le meilleur de tous; ainsi la vertu qui se forme dans l'amertume des humiliations et des peines, est la plus excellente de toutes. Regardez souvent des yeux intérieurs de votre ame Jésus-Christ crucifié, nu, blasphémé, calomnié, abandonné, accablé enfin de toutes sortes d'ennuis, de tristesse et de travaux; et considérez que toutes vos souffrances ne sont aucunement comparables aux siennes, ni en qualités ni en quantité, et que jamais vous ne souffrirez rien pour lui auprès de ce qu'il a souffert pour vous. Considérez les peines que les martyrs souffrirent autrefois, et celles que tant de personnes endurent encore aujourd'hui, plus grandes sans aucune proportion que celles qui vous affligent, et dites: Hélas! mes travaux sont des consolations, et mes peines des roses, si je me compare à ceux qui, sans secours, sans assistance, sans allégement quelconque, vivent en une mort continuelle, accablés d'afflictions mille fois plus grandes que les miennes. CHAPITRE IV. De l'humilité pour l'extérieur. L'écriture sainte rapporte qu'une pauvre veuve ayant fait connoître sa misère au prophète Élisée, cet homme de Dieu lui ordonna d'emprunter autant de vases vides qu'elle pourrait, d'y verser le peu d'huile qui lui restoit, l'assurant que l'huile ne cesserait de couler que lorsque tous les vases seroient pleins. Apprenons de là que Dieu demande des cœurs bien vides pour y faire couler sa grâce, et songeons à vider les nôtres de tout sentiment de notre propre gloire, si nous voulons qu'ils soient remplis de la divine onction. On dit que la cresserelle, en criant et en regardant les oiseaux de proie, a la vertu secrète de les épouvanter et de les faire fuir. C'est pourquoi les colombes l'aiment plus que tous les autres oiseaux, et vivent en assurance auprès d'elle: ainsi l'humilité repousse Satan, et conserve en nous les grâces et les dons du Saint-Esprit, et pour cela tous les saints, mais particulièrement le Roi des saints et sa mère, ont toujours honoré et chéri cette digne vertu plus qu'aucune autre. Nous appelons vaine la gloire qu'on se donne, soit pour les choses qui ne sont pas en nous, soit pour celles qui sont en nous, mais non pas à nous; soit pour celles qui sont en nous et à nous, mais qui ne méritent pas qu'on s'en glorifie. La noblesse de la naissance, l'amitié des grands, la faveur populaire, sont des choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos prédécesseurs, ou en l'estime d'autrui. Il y en a qui sont tout fiers et tout glorieux parce qu'ils ont un beau cheval, parce qu'ils ont un panache à leur chapeau, ou quelque riche vêtement: mais qui n'aperçoit leur folie? s'il y a de la gloire en cela, n'appartient-elle pas plutôt au cheval qu'on admire, à l'oiseau qui a fourni les plumes, au tailleur qui a fait l'habit? Et quelle lâcheté n'est-ce pas d'emprunter ainsi son mérite d'un animal, ou d'un vain ajustement. D'autres se regardent et s'admirent pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crêpés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter; mais encore quelle petitesse d'esprit de vouloir enchérir de valeur, et croître en réputation par des choses si frivoles! D'autres pour un peu de science, veulent être honorés et respectés dans le monde, comme si chacun devoit aller à l'école chez eux, et les regarder comme des docteurs: mais qu'arrive-t-il; on leur donne le titre de pédans, et l'on a raison. D'autres se pavanent à cause de leur beauté, et croient que tout le monde les courtise. Tout cela est extrêmement vain, sot et impertinent; et la gloire qu'on retire de si foibles sujets s'appelle vaine, sotte, et frivole. On connoît le vrai bien comme le vrai baume; on éprouve le baume en le distillant dans l'eau: s'il va au fond, l'on juge qu'il est fin et précieux; mais s'il surnage, l'on juge qu'il ne vaut rien. De même pour connoître si un homme est vraiment sage, savant, généreux, noble, il faut voir si ses bonnes qualités tendent à l'humilité, à la modestie et à la soumission: car alors ce sont de vraies bonnes qualités; mais si au contraire elles surnagent et veulent paroître, ce sont des biens d'autant moins véritables qu'ils sont plus apparens. Les perles qui ont été formées dans un temps de vent et de tonnerres n'ont que l'écorce de perles, et sont vides de substances; ainsi les vertus et les belles qualités des hommes, qui sont reçues et nourries dans l'orgueil, la jactance et la vanité, n'ont que la simple apparence du bien, sans sucre, sans moelle et sans solidité. La honneurs, les rangs, les dignités sont comme le safran, qui se porte mieux et vient plus abondamment quand il est foulé aux pieds. Ce n'est plus un honneur d'être beau, quand on en tire vanité. La beauté, pour avoir bonne grâce, doit être négligée; et la science nous déshonore, quand elle nous enfle de pédanterie. Si nous sommes pointilleux pour les rangs, les préséances et les titres, outre que nous exposons nos qualités à l'examen et à la contradiction, nous les rendons viles et abjectes; car l'honneur qui est si beau lorsqu'il est reçu en présent, devient méprisable lorsqu'il est exigé, recherché et demandé. Quand le paon fait sa roue pour se voir en levant ses belles plumes, il se hérisse tout le corps, en sorte qu'il montre ce qu'il a de plus laid. Quand une fleur est cueillie et maniée, elle perd bien vite tout son éclat; et comme ceux qui sentent la mandragore de loin, et en passant en reçoivent une odeur très-suave, tandis que ceux qui la sentent de près et long-temps tombent dans l'assoupissement et le malaise, de même les honneurs consolent agréablement ceux qui les reçoivent comme ils se présentent, sans s'y attacher trop fortement, mais ils sont très-funestes à ceux qui les recherchent avec empressement. L'amour et la recherche de la vertu commencent à nous rendre vertueux; mais l'amour et la recherche des honneurs commencent à nous rendre vils et blâmables. Les grandes ames ne s'amusent pas à tout ce fatras de rang, d'honneur, de salutations; elles ont d'autres occupations, et cela ne convient qu'aux esprits fainéans. Qui peut avoir des perles, ne se charge pas de coquilles, et ceux qui aspirent à la vertu recherchent peu les honneurs. Il faut convenir cependant que chacun peut se placer à son rang et s'y tenir, sans violer l'humilité, pourvu que cela se fasse négligemment et sans prétention; car comme ceux qui viennent du Pérou, outre l'or et l'argent qu'ils rapportent, prennent aussi avec eux des singes et des perroquets, parce que cela ne leur coûte guère, et que le navire n'en est pas beaucoup plus chargé; de même ceux qui aspirent à la vertu ne laissent pas de prendre le rang et les honneurs qui leur sont dus, pourvu que cela ne leur coûte pas beaucoup de soin et d'attention, et que ce soit sans être chargé de trouble, d'inquiétude, de disputes et de contentions. Je ne parle pas ici de ceux dont la dignité regarde le public, ni de certaines occasions particulières qui tirent fort à conséquence; car alors il faut que chacun conserve soigneusement ce qui lui appartient, avec une prudence et une discrétion qui soit accompagnée de beaucoup de courtoisie et de charité. CHAPITRE V. De l'humilité plus intérieure. Mais vous désirez, Philothée, que je vous conduise plus avant dans l'humilité; car à faire comme j'ai dit, il y a presque plus de sagesse que d'humilité. Je vais donc vous satisfaire. Plusieurs n'osent point penser aux grâces particulières que Dieu leur a faites, de peur d'en prendre de la vaine gloire; en quoi certes ils se trompent grandement; car puisque, comme l'enseigne le Docteur angélique, le vrai moyen d'atteindre à l'amour de Dieu, c'est de considérer les bienfaits qu'on en a reçus, plus nous connoîtrons ces bienfaits, et plus nous aimerons celui de qui nous les tenons; et comme les grâces particulières touchent plus puissamment que les grâces communes, aussi doivent-elles être considérées plus attentivement. Certes, rien ne peut tant nous humilier devant la miséricorde de Dieu, que la multitude de ses bienfaits, et rien ne peut tant nous humilier devant sa justice, que la multitude de nos péchés. Considérons ce qu'il a fait pour nous, et ce que nous avons fait contre lui; et comme nous considérons nos péchés en détail, considérons aussi en détail ses grâces. Il ne faut pas craindre que la connoissance de ce qu'il a mis en nous nous enfle, pourvu que nous soyons attentifs à cette vérité, que ce qu'il y a de bon en nous, n'est pas de nous. Hélas! les mulets ne sont-ils pas toujours des bêtes lourdes et infectes, quoiqu'ils soient chargés des meubles précieux et parfumés du prince? _Qu'avons-nous de bon que nous n'ayons reçu?_ dit l'Apôtre; _et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en glorifier, comme si nous ne l'avions pas reçu?_ Au contraire, la vive considération des grâces reçues doit nous servir à devenir humbles; car la connoissance produit la reconnoissance. Mais si, voyant les grâces que Dieu nous a faites, quelque sotte vanité venoit nous chatouiller le cœur, le remède infaillible seroit de recourir à la considération de nos ingratitudes, de nos imperfections et de nos misères: en considérant ce que nous avons fait quand Dieu n'a pas été avec nous, nous connoîtrons que ce que nous faisons quand il est avec nous n'est pas de notre façon ni de notre cru. Nous en jouirons néanmoins, et nous nous en réjouirons, mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu'il en est l'auteur. Ainsi la sainte Vierge confesse que Dieu a fait en elle de grandes choses; mais ce n'est que pour s'en humilier et glorifier Dieu: Mon ame, dit-elle, _glorifie le Seigneur, parce qu'il a fait en moi de grandes choses_. Nous disons souvent que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même et la rebut du monde; mais nous serions bien fâchés qu'on nous prît au mot, et que l'on parlât ainsi de nous. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, afin que l'on coure après nous et qu'on nous cherche: nous affectons de prendre la dernière place pour arriver avec plus d'honneur à la première. La vraie humilité ne fait pas semblant de l'être, et ne dit guère de paroles d'humilité; car elle ne désire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore et principalement elle souhaite de se cacher elle-même; et s'il lui étoit possible de mentir, de feindre ou de scandaliser le prochain, elle feroit des actes d'arrogance et de fierté, afin de s'y cacher et d'y vivre entièrement inconnue et secrète. Voici donc mon avis, Philothée: ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons-les avec un vrai sentiment intérieur, conforme à ce que nous prononçons extérieurement; ne baissons jamais les yeux qu'en humiliant aussi nos cœurs; ne faisons pas semblant de vouloir être les derniers, à moins que de bon cœur nous ne voulions l'être. Et je tiens cette règle pour si générale, que je n'y apporte aucune exception; seulement j'ajoute que l'honnêteté demande quelquefois que nous présentions l'avantage à ceux qui manifestement ne le prendront pas; ce qui n'est ni duplicité ni fausse humilité; car alors la seule offre de l'avantage est un commencement d'honneur; et puisqu'on ne peut le leur donner tout entier, on ne fait pas mal de leur en donner le commencement. J'en dis autant de quelques expressions d'honneur ou de respect, qui, à la rigueur, ne semblent pas véritables, et qui le sont néanmoins assez, pourvu que le cœur de celui qui les prononce ait vraiment l'intention d'honorer, et de respecter celui à qui il les dit; car bien que les mots exagèrent un peu les pensées, nous ne faisons pas mal de les employer quand l'usage commun le demande; et encore voudrois-je que les paroles fussent ajustées à nos sentimens du plus près qu'il nous seroit possible, afin de suivre en tout et partout la simplicité et la candeur. L'homme vraiment humble aimeroit mieux qu'un autre dît de lui qu'il est misérable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que de le dire lui-même: ou du moins, s'il sait qu'on le dit, il ne contredit pas, mais acquiesce de bon cœur, au sentiment des autres; car croyant fermement que cela est vrai, il est bien aise qu'on suive son opinion. Plusieurs disent qu'ils laissent l'oraison mentale pour les parfaits, et que pour eux ils ne sont pas dignes de la faire; d'autres protestent qu'il n'osent pas communier souvent, parce qu'ils ne se sentent pas assez purs; ceux-ci prétendent qu'ils craignent de faire honte à la dévotion, en s'en mêlant, à cause de leur grande misère et fragilité; ceux-là refusent d'employer leur talent au service de Dieu et du prochain, parce que, disent-ils, connoissant bien leur misère, ils ont peur de s'enorgueillir s'ils sont l'instrument de quelque bien, et redoutent de se consumer en voulant éclairer les autres. Tout cela n'est qu'un artifice et une sorte d'humilité non-seulement fausse, mais maligne, par laquelle on veut tacitement et subtilement blâmer les choses de Dieu, ou du moins couvrir du manteau de l'humilité l'amour de sa propre opinion, de son humeur et de sa paresse. _Demandez à Dieu un miracle, soit en haut dans le Ciel, soit en bas au profond de l'abîme_, dit le prophète au malheureux Achab: et celui-ci répond: _Non, je ne le demanderai point, et je ne tenterai point le Seigneur._ O le méchant! il fait semblant de porter un grand respect à Dieu, et sous prétexte d'humilité s'excuse d'aspirer à une grâce que la divine bonté lui offre. Mais ne voit-il pas que quand Dieu nous veut favoriser, c'est orgueil que de refuser; que la nature des dons de Dieu nous oblige de les recevoir, et qu'il est de l'humilité d'obéir et de suivre ses désirs du plus près que nous pouvons? Or, le désir de Dieu est que nous soyons parfaits, nous unissant à lui, et l'imitant de notre mieux. Le superbe qui se fie en lui-même a bien raison de n'oser rien entreprendre; mais l'humble est d'autant plus courageux qu'il se connoît plus foible; et à mesure qu'il découvre davantage son néant, il devient plus hardi, parce qu'il met toute sa confiance en Dieu, qui se plaît à faire éclater sa puissance dans notre foiblesse, et à élever les œuvres de sa miséricorde sur le fondement de notre misère. Il faut donc entreprendre humblement et saintement tout ce que les directeurs de nos ames jugent convenable à notre avancement spirituel. Penser savoir ce qu'on ne sait pas, c'est une sottise extrême; vouloir faire le savant sur ce qu'on ignore, c'est une vanité insupportable: pour moi, je ne voudrois pas même faire le savant de ce que je saurois, comme aussi je n'en voudrois pas faire l'ignorant. Quand la charité le demande, il faut communiquer franchement et bonnement au prochain, non-seulement ce qui lui est nécessaire pour son instruction, mais encore ce qui lui est utile pour sa consolation; car l'humilité qui cache et couvre les vertus pour les conserver, les fait néanmoins paroître, lorsque la charité le commande, pour les accroître, les embellir et les perfectionner. En quoi l'humilité ressemble à cet arbre des îles de Tylos, qui la nuit resserre et tient closes ses belles fleurs incarnates, et ne les ouvre que le matin au soleil levant, en sorte que les habitans du pays disent que ces fleurs dorment la nuit. De même l'humilité couvre et cache tout ce qui est vertu et perfection humaine; et ne les fait jamais paroître que pour la charité, qui, n'étant pas une vertu humaine, mais céleste, non pas morale, mais divine, est véritablement le soleil des vertus, sur lesquelles elle doit toujours dominer: et s'il arrive que l'humilité préjudicie à la charité, c'est une preuve indubitable que cette humilité est fausse et mauvaise. Je ne voudrois non plus ni faire le fou ni faire le sage; car si l'humilité m'empêche de faire le sage, la simplicité et la franchise m'empêcheront aussi de faire le fou; et si la vanité est contraire à l'humilité, l'artifice, l'afféterie et la ruse sont contraires à la franchise et à la simplicité. Que si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d'être fous, il les faut admirer, mais non pas imiter; car ils ont eu pour cela des motifs si particuliers et si extraordinaires, que personne n'en doit tirer aucune conséquence pour soi: et quant à David qui dansa et sauta devant l'arche un peu plus que l'usage et la bienséance ne demandoient, ce n'étoit pas qu'il voulût faire le fou; mais c'étoit tout simplement pour satisfaire par ces mouvemens extérieurs à l'extrême et inconcevable allégresse qu'il ressentoit dans son cœur. Il est vrai que quand Michol sa femme lui en fit reproche comme d'une folie, il ne fut pas chagrin de se voir avili, mais, continuant au contraire les naïves démonstrations de sa joie, il témoigna être bien aise de recevoir un peu de confusion pour son Dieu. Sur quoi je vous dirai que, si pour les actes d'une vraie et sincère dévotion, on vous accuse de bassesse, de sottise ou de folie, l'humilité devra vous faire trouver douce cette bienheureuse humiliation dont la cause ne sera pas en vous, mais en ceux qui vous la donneront. CHAPITRE VI. Que l'humilité nous fait aimer notre propre abjection. Je passe plus avant, Philothée, et je dis qu'en tout et partout vous devez aimer votre propre abjection. Mais que veut dire cela, me demandez-vous: aimer sa propre abjection? En latin abjection veut dire humilité, et humilité veut dire abjection; en sorte que quand la sainte Vierge nous dit en son divin cantique _que, parce que le Seigneur a vu l'humilité de sa servante, toutes les générations la diront bienheureuse_, elle veut dire que le Seigneur a daigné regarder favorablement son abjection, son néant, sa bassesse, pour la combler de grâces et de faveurs. Il y a néanmoins de la différence entre la vertu d'humilité et l'abjection. Car l'abjection, c'est la petitesse, la bassesse et la foiblesse qui est en nous, sans que nous y pensions: mais la vertu d'humilité, c'est la connoissance véritable et volontaire de notre abjection. Or, le haut point de cette humilité consiste, non-seulement à vouloir bien reconnoître qu'on est abject, mais encore à aimer cette abjection et à s'y complaire, non point par défaut de courage et de générosité, mais en vue d'exalter davantage la divine Majesté, et d'estimer beaucoup plus le prochain que nous-mêmes. Et c'est à cela que je vous exhorte, Philothée; et pour mieux l'entendre, sachez que parmi les maux que nous souffrons, les uns sont abjects et les autres honorables: plusieurs personnes s'accommodent assez des honorables, mais presque nul ne veut s'accommoder des abjects. Voyez ce bon ermite tout déchiré et transi de froid; chacun honore son habit usé, et porte compassion à sa souffrance; mais qu'un pauvre artisan, un pauvre gentilhomme, une pauvre demoiselle soit dans le même état, on s'en moque et on s'en rit; voilà comme la pauvreté est abjecte. Une religieuse reçoit dévotement une âpre réprimande de son supérieur, et un enfant de son père: chacun appellera cela mortification, obéissance, sagesse; mais un cavalier ou une dame en souffrira autant de quelqu'un, et quoique ce soit pour l'amour de Dieu, on dira que c'est de la bassesse et de la lâcheté; voilà donc encore un autre mal abject. Une personne a un ulcère au bras, et une autre en a un au visage, celle-là n'a que le mal; mais celle-ci, avec le mal, a le mépris, l'abjection et le dédain. Or, je dis maintenant qu'il ne faut pas seulement aimer le mal, ce qui se fait par la vertu de patience, mais qu'il faut encore chérir l'abjection, ce qui se fait par la vertu d'humilité. De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honorables. La patience, la douceur, la simplicité et l'humilité même, sont des vertus que les mondains tiennent pour viles et abjectes. Au contraire, ils estiment beaucoup la prudence, la vaillance et la générosité. Il y a encore des actions d'une même vertu, dont les unes sont méprisées, et les autres honorées; donner l'aumône et pardonner une offense, sont deux actions de charité: la première est honorée de tout le monde, et l'autre au contraire est regardée avec mépris. Un jeune gentilhomme, ou une jeune dame, qui fuira la société de ces personnes frivoles qui ne savent que parler, jouer, danser, boire et se parer, sera l'objet du sarcasme et de la raillerie, et sa retenue passera pour affectation et bigoterie: aimer cela, c'est aimer son abjection. En voici d'une autre sorte: nous allons visiter les malades; si on m'envoie au plus pauvre, ce me sera une abjection selon le monde; c'est pourquoi je l'aimerai. Si on m'envoie au plus qualifié, ce me sera une abjection selon l'esprit; car il n'y a pas tant de vertu et de mérite, j'aimerai encore cette abjection. Je tombe dans la rue, et, outre le mal que je me fais, j'en ai encore de la confusion: il faut aimer cette abjection. Il y a même des fautes où il n'y a aucun mal, si ce n'est l'abjection qui en résulte, et l'humilité n'exige pas qu'on les fasse expressément, mais bien qu'on ne s'en trouble point quand on les a commises. Telles sont certaines sottises, incivilités ou maladresses qu'il faut éviter soigneusement pour obéir à la civilité et à la prudence; mais aussi, quand elles sont faites, il faut acquiescer à l'abjection qui nous en revient, et l'accepter de bon cœur pour suivre la sainte humilité. Bien plus, si je me suis laissé aller par colère ou autrement à dire de mauvaises paroles, dont Dieu et le prochain ont été offensés, je me repentirai vivement de cette offense, et je tâcherai de la réparer le mieux qu'il me sera possible; mais je ne laisserai pas d'agréer l'abjection qui m'en arrive; et si l'un pouvoit se séparer de l'autre, je rejeterois ardemment le péché, et je garderois humblement l'abjection qui l'accompagne. Mais quoique nous aimions l'abjection qui provient du mal, encore ne faut-il pas laisser de remédier au mal qui l'a causée, par des moyens convenables et légitimes, surtout si le mal est de conséquence. Si j'ai un mal abject au visage, j'en chercherai la guérison, mais sans renoncer à l'abjection que j'en ai reçue. Si j'ai fait une faute qui n'offense personne, je ne m'en excuserai pas, parce qu'encore que ce soit une faute, comme elle n'a d'autre suite que la honte qui y est attachée, je ne pourrois m'en excuser que pour fuir l'abjection qu'elle m'apporte; et c'est ce que l'humilité ne permet pas. Mais si par mégarde ou par sottise j'ai offensé ou scandalisé quelqu'un, je réparerai ma faute par quelque sincère excuse, d'autant que le mal est toujours subsistant, et que la charité m'oblige de l'effacer. Enfin, il arrive quelquefois que la charité demande que nous remédiions à l'abjection, dans l'intérêt du prochain auquel notre réputation est nécessaire; mais, dans ce cas-là, tout en ôtant notre abjection de devant les yeux du prochain pour empêcher qu'il ne s'en scandalise, il faut la serrer et la cacher dans notre cœur, afin qu'il s'en édifie. Si après cela vous voulez savoir, Philothée, quelles sont les meilleures abjections, je vous dirai tout clairement que les plus profitables à l'ame et les plus agréables à Dieu, sont celles que nous avons par accident, ou qui sont attachées à notre état, parce que nous ne les tenons pas de nous-mêmes, mais de la main de Dieu, dont le choix est toujours meilleur que le nôtre. Que s'il en falloit choisir, les plus grandes sont les meilleures; et celles-là sont estimées les plus grandes, qui sont plus contraires à nos inclinations, pourvu qu'elles soient conformes à notre vocation; car, pour le dire une fois pour toutes, notre choix et notre volonté propre gâtent et diminuent presque toutes nos vertus. Ah! qui nous fera la grâce de pouvoir dire avec le roi Prophète: _J'ai choisi d'être abject en la maison de mon Dieu, plutôt que d'habiter sous les tentes des pécheurs!_ Nul ne le peut, chère Philothée, si ce n'est celui qui, pour relever notre nature, a été en sa vie et en sa mort l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple. En tout ceci je vous ai dit beaucoup de choses qui vous sembleront dures au premier aperçu; mais, croyez-moi, elle seront plus douces que le sucre et le miel quand vous les pratiquerez. CHAPITRE VII. Comment il faut conserver la bonne renommée en pratiquant l'humilité. La louange, l'honneur et la gloire ne se donnent pas aux hommes pour une vertu commune, mais pour une vertu rare et excellente. Car par la louange, nous voulons persuader aux autres d'estimer l'excellence de quelqu'un; par l'honneur, nous protestons que nous l'estimons nous-mêmes; et la gloire n'est autre chose, à mon avis, qu'un éclat de réputation, qui se compose de la réunion de beaucoup de louanges et d'honneurs; en sorte que si la gloire est une couronne, les honneurs et les louanges en sont les pierres précieuses et les perles. Or, l'humilité ne pouvant souffrir que nous ayons aucune bonne opinion de nous-mêmes, ni aucune prétention d'être préférés aux autres, elle ne peut permettre aussi que nous recherchions la louange, l'honneur ou la gloire, qui ne sont dus qu'à la seule excellence. Toutefois elle consent que, selon l'avertissement du Sage, nous prenions soin de notre réputation, parce que la bonne renommée n'est pas une estime qui repose sur aucune excellence, mais bien sur cette simple honnêteté et cette intégrité de vie que l'humilité ne nous empêche pas de reconnoître en nous-mêmes, et dont elle nous permet par conséquent de désirer la réputation. Il est vrai que l'humilité mépriseroit la renommée, si la charité n'en avoit besoin; mais parce qu'elle est un des fondemens de la société humaine, et que sans elle nous sommes non-seulement inutiles, mais nuisibles au public, à cause du scandale qu'il en reçoit, la charité demande, et l'humilité permet que nous la désirions et que nous la conservions précieusement. Outre cela, comme les feuilles des arbres, qui d'elles-mêmes ne sont pas très-précieuses, servent néanmoins beaucoup, soit pour les embellir, soit pour conserver les fruits tant qu'ils sont encore tendres; de même, la bonne renommée, qui d'elle-même n'est pas une chose fort désirable, ne laisse pas d'être très-utile, non-seulement pour l'ornement de notre vie, mais encore pour la conservation de nos vertus, et principalement des vertus encore tendres et foibles. L'obligation de maintenir notre réputation et d'être tels qu'on nous estime, fait à notre lâcheté naturelle une puissante et douce violence. Conservons nos vertus, Philothée, parce qu'elles sont agréables à Dieu, grand et souverain objet de toutes nos actions. Mais comme ceux qui veulent garder des fruits ne se contentent pas de les confire, mais les mettent encore dans des vases propres à les conserver; de même, bien que l'amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, toujours est-il que nous pouvons encore employer la bonne renommée, comme très-propre et utile à cela. Il ne faut pas pourtant que nous soyons trop ardens et trop susceptibles sur le point d'honneur, car ceux qui sont si délicats et si sensibles pour leur réputation, ressemblent à ceux qui, pour toutes sortes de petites incommodités, prennent des médecines: ceux-ci, pensant conserver leur santé, la gâtent tout-à-fait; et ceux-là, voulant maintenir si délicatement leur réputation, la perdent entièrement. Car par cette susceptibilité si grande, ils se rendent bizarres, ombrageux et insupportables, et provoquent la malice des médisans. La dissimulation, le mépris des injures et des calomnies, est pour l'ordinaire un remède beaucoup plus salutaire que le ressentiment, la dispute et la vengeance. Le mépris les fait évanouir; au lieu que, si l'on s'en fâche, il semble qu'on les avoue. Le crocodile ne fait mal, dit-on, qu'à ceux qui le craignent; et moi je dis que la médisance ne fait tort qu'à ceux qui s'en mettent en peine. La crainte excessive de perdre sa réputation annonce qu'on ne la croit pas trop bien fondée sur la réalité d'une bonne vie. Les villes qui ont des ponts de bois sur de grands fleuves, craignent qu'ils ne soient emportés par les moindres crues d'eau; mais celles qui ont des ponts de pierre, n'en sont en peine que dans les grandes inondations. Ainsi ceux qui ont une ame solidement chrétienne méprisent ordinairement le débordement des mauvaises langues; mais ceux qui se sentent foibles s'inquiètent à tout propos. Oui, Philothée, celui qui veut être en réputation auprès de tous, se discrédite souvent auprès de tous; et l'on mérite de perdre l'honneur, quand on le demande à ceux mêmes que leurs vices rendent vraiment méprisables et infâmes. La réputation n'est que comme une enseigne qui fait connoître où la vertu loge: la vertu doit donc être préférée en tout et partout. C'est pourquoi, si l'on vous dit que vous êtes un hypocrite, parce que vous vivez dévotement; ou que vous êtes un lâche, parce que vous avez pardonné une injure, moquez-vous de tout cela; car outre que de tels jugemens ne peuvent guère venir que de gens sots et méprisables, il est certain que quand votre réputation y seroit attachée, vous ne devriez pas, pour vous les rendre favorables, abandonner la vertu ni quitter le droit chemin: préférons toujours le fruit aux feuilles, c'est-à-dire les biens intérieurs et spirituels à tous les biens extérieurs et sensibles. Il faut être jaloux, mais non pas idolâtre de notre renommée; et comme il ne faut pas offenser l'œil des bons, aussi ne faut-il pas chercher à plaire aux méchans. La barbe contribue à l'ornement de l'homme, et les cheveux à l'ornement de la femme; si on arrache le poil du menton et les cheveux de la tête, difficilement ils reviendront; mais si on ne fait que les couper ou que les raser, ils repousseront bientôt après, et n'en seront que plus forts et plus touffus; de même, encore que la réputation soit coupée, ou même tout-à-fait rasée par la langue des médisans, _qui_, selon David, _est comme un rasoir affilé_, il ne faut pas s'en inquiéter; car bientôt elle renaîtra, non-seulement aussi belle qu'elle étoit, mais encore plus solide. Mais si ce sont nos vices, nos lâchetés, notre mauvaise vie qui nous ôtent la réputation, il sera bien difficile que jamais elle revienne, parce que la racine même en est arrachée. Or, la racine de la renommée, c'est la bonté et la probité, qui, tant qu'elles sont en nous, peuvent toujours nous rendre l'honneur que la médisance nous auroit ravi. Il faut quitter cette vaine conversation, cette société inutile, cette amitié frivole, ce folâtre amusement, si la réputation en souffre. Car la réputation vaut mieux que toutes sortes de vaines satisfactions. Mais si, à cause de nos exercices de piété, de notre avancement dans la vertu, et de notre acheminement vers les biens éternels, on murmure, on gronde, on calomnie, laissons, comme l'on dit, aboyer les mâtins contre la lune; car s'ils parviennent à donner mauvaise opinion de nous, et à couper pour ainsi dire les cheveux et la barbe de notre renommée, bientôt il en repoussera d'autres, et le rasoir de la médisance servira à notre honneur, comme la serpe à la vigne, qu'elle fait croître et abonder en fruits. Ayons toujours les yeux sur Jésus-Christ crucifié: marchons dans son service avec confiance et simplicité, mais sagement et discrètement: il sera le protecteur de notre renommée; et s'il permet qu'elle nous soit ôtée, ce sera pour nous en rendre une meilleure, ou pour nous faire profiter en la sainte humilité, dont une seule once vaut mieux que mille livres d'honneurs. Si on nous blâme injustement, opposons paisiblement la vérité à la calomnie. Si elle persévère, persévérons à nous humilier; remettant ainsi notre réputation avec notre ame entre les mains de Dieu, nous ne saurions la mieux assurer. Servons Dieu dans la bonne et dans la mauvaise renommée, à l'exemple de saint Paul, afin que nous puissions dire avec David: _O mon Dieu! c'est pour vous que j'ai supporté cet opprobre, et que la confusion a couvert mon visage._ J'excepte néanmoins certains crimes si atroces et si infâmes, que nul n'en doit souffrir la calomnie, quand il s'en peut justement décharger. J'excepte aussi certaines personnes de la réputation desquelles dépend l'édification de plusieurs; car en ce cas, il faut tranquillement poursuivre la réparation du tort reçu, suivant l'avis des théologiens. CHAPITRE VIII. De la douceur envers le prochain, et du remède contre la colère. Le saint chrême, dont, suivant la tradition des apôtres, on se sert dans l'Église de Dieu pour les confirmations et bénédictions, est un composé d'huile d'olive et de baume, qui représente entre autres choses, les deux chères et bien-aimées vertus qui reluisoient en la sacrée personne de Notre-Seigneur, et qu'il nous a recommandées d'une manière toute spéciale, lorsqu'il nous a dit: _Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur_, nous indiquant que c'est là le plus sûr moyen de l'imiter et de lui consacrer notre cœur. L'humilité perfectionne l'homme dans ses devoirs envers Dieu, et la douceur le perfectionne dans les devoirs envers le prochain. La baume, qui, comme je l'ai déjà dit, prend toujours le dessous parmi les autres liqueurs, représente l'humilité; et l'huile d'olive qui prend toujours le dessus, représente la douceur et la bonté, qui surmonte toutes choses, et excelle entre toutes les vertus, étant véritablement la fleur de la charité, laquelle, dit saint Bernard, est arrivée à sa perfection, quand non-seulement elle est patiente, mais qu'en outre elle est douce et débonnaire; mais prenez garde, Philothée, que ce chrême mystique, composé de douceur et d'humilité, soit bien dans votre cœur; car c'est là un des grands artifices de l'ennemi, de faire que plusieurs s'amusent aux paroles et aux manières extérieures de ces deux vertus, en sorte que, n'examinant pas bien leurs affections intérieures, ils pensent être doux et humbles, et ne le sont néanmoins nullement en effet. Or, ceci se connoît, parce que nonobstant leur douceur cérémonieuse et leur humilité affectée, on les voit s'élever avec une chaleur et un orgueil incroyables dès qu'on leur fait la plus petite injure ou qu'on leur dit la moindre parole de travers. On dit que ceux qui sont piqués ou mordus par des vipères, n'enflent jamais lorsqu'ils ont pris le remède qu'on appelle communément Grâce-de-St-Paul, pourvu toutefois que ce remède soit de bonne qualité: de même, quand l'humilité et la douceur sont bonnes et vraies, elles nous garantissent de l'enflure et de l'ardeur que les injures ont coutume d'occasioner dans notre cœur. Si, étant piqués et mordus par les médisans, nous devenons fiers, enflés et irrités, n'en doutons pas, c'est un signe que notre humilité et notre douceur ne sont pas véritables et franches, mais fausses et apparentes. Le saint et illustre patriarche Joseph, renvoyant ses frères d'Egypte en la maison de son père, ne leur donna que ce seul avis: _Ne vous fâchez pas en chemin._ Je vous le dis aussi, Philothée, cette misérable vie n'est qu'un voyage que nous avons à faire pour aller au Ciel; ne nous fâchons donc point en chemin les uns contre les autres; marchons avec la troupe de nos frères et de nos compagnons, doucement, paisiblement, en bons amis. Je le dis nettement et sans exception quelconque: ne vous fâchez point du tout, s'il est possible, et, sous quelque prétexte que ce soit, n'ouvrez point la porte de votre cœur à la colère; car saint Jacques dit que _la colère de l'homme n'opère point la justice de Dieu_. Il est vrai qu'il faut résister au mal, et réprimer les vices de ceux dont nous sommes chargés, avec constance et avec force, mais aussi avec douceur et avec calme. Rien n'apaise tant l'éléphant irrité que la vue d'un petit agneau; et rien n'amortit mieux les coups de canon que la laine. La correction que fait la raison toute seule est toujours mieux reçue que celle où la passion entre avec la raison, parce que l'homme se laisse aisément conduire par la raison à laquelle il est naturellement assujetti, au lieu qu'il ne peut souffrir qu'on le domine par passion: or, c'est de là que quand la raison veut se fortifier par la passion, elle se rend odieuse et elle perd, ou du moins elle affoiblit sa propre autorité, en appelant à son secours la tyrannie de la passion. Lorsque les princes visitent leurs états en temps de paix avec leur maison, les peuples en sont honorés et consolés; mais quand ils sont à la tête de leurs armées, quoique ce soit pour le bien public, leur passage est toujours fâcheux et dommageable, parce que, bien qu'ils fassent exactement observer la discipline militaire à leurs soldats, il est impossible qu'il n'arrive pas quelque désordre, dont le bon habitant est la victime. Ainsi, tant que la raison règne et distribue paisiblement le châtiment et le blâme, quoique ce soit rigoureusement et exactement, chacun l'aime et l'approuve. Mais quand elle conduit avec soi la colère, l'emportement et la violence, qui sont, dit saint Augustin, ses soldats, elle se fait plus craindre qu'aimer, et son propre cœur en demeure tout foulé et maltraité. Il vaut mieux, dit le même saint Augustin écrivant à Profuturus, refuser l'entrée à la colère, même juste et équitable, que de la recevoir, quelque petite qu'elle soit; parce qu'étant reçue, il est malaisé de la faire sortir, et qu'après s'être insinuée comme un petit rejeton, elle grossit en moins de rien et devient comme un grand arbre. Que si une fois elle peut gagner la nuit, et que le soleil se couche sur notre colère, ce que l'Apôtre défend, elle se convertit en haine, et il n'y a presque plus moyen de s'en défaire, parce qu'elle se nourrit de mille fausses préventions, dont il est bien rare que l'homme courroucé reconnoisse l'injustice. Il vaut donc mieux apprendre à vivre sans colère que de chercher à en user modérément et sagement; et quand, par imperfection et foiblesse, nous nous trouvons surpris par elle, il vaut mieux la repousser promptement, que de vouloir marchander avec elle; car, pour peu qu'on lui donne de loisir, elle se rend maîtresse de la place, et fait comme le serpent qui tire aisément tout son corps où il a pu passer sa tête. Mais comment la repousserai-je? me direz-vous. Il faut, ma Philothée, qu'à la première atteinte que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces, non brusquement ni impétueusement, mais doucement et gravement; car, comme on voit souvent dans les audiences des parlemens et des sénats, que les huissiers en criant, Paix là! font plus de bruit que ceux qu'ils veulent faire taire; ainsi arrive-t-il maintes fois qu'en voulant brusquement réprimer notre colère, nous excitons plus de trouble dans notre cœur qu'elle n'en avoit fait; et le cœur étant ainsi troublé, ne peut plus être maître de lui-même. Après ce doux effort, pratiquez le conseil que saint Augustin, déjà vieux, donnoit au jeune évêque Auxilius: _Faites_, dit-il, _ce qu'un homme doit faire_; et si dans quelque occasion vous avez sujet de dire comme David: _Mon œil est troublé d'une grande colère_, recourez aussitôt à Dieu, en criant: _Seigneur, ayez pitié de moi_, afin qu'il étende sur vous sa droite, et qu'il réprime votre courroux. Je veux dire qu'il faut invoquer le secours de Dieu, quand nous nous voyons agités par la colère, à l'exemple des apôtres battus du vent et de l'orage au milieu des eaux; car il commandera à nos passions de s'arrêter, et à l'instant il se fera un grand calme. Mais toujours je vous dis que la prière qu'on oppose à la colère présente et pressante doit se faire doucement, tranquillement, et non point violemment: ce qu'il faut observer dans tous les remèdes que l'on applique à ce mal. Avec cela, sitôt que vous vous apercevrez avoir fait quelque acte de colère, réparez promptement cette faute par un acte de douceur envers la personne contre laquelle vous vous serez irritée; car comme c'est un excellent remède contre le mensonge que de s'en dédire sur-le-champ, aussitôt qu'on s'en aperçoit, aussi est-ce un bon remède contre la colère de la réparer tout de suite par un acte contraire de douceur; les plaies fraîches sont toujours les plus faciles à guérir. Au surplus, lorsque vous êtes tranquille et sans aucun sujet de colère, faites grande provision de douceur et de débonnaireté: disant toutes vos paroles, faisant toutes vos actions de la plus douce manière qu'il vous sera possible; vous ressouvenant que l'épouse du Cantique n'a pas seulement le miel sur les lèvres et au bout de la langue, mais encore sous la langue, c'est-à-dire, dans la poitrine; et non-seulement du miel, mais encore du lait; car aussi ne faut-il pas seulement avoir la parole douce à l'égard du prochain, mais encore toute la poitrine, c'est-à-dire, tout l'intérieur de notre ame; et non-seulement il faut avoir la douceur du miel, qui est aromatique et parfumé, c'est-à-dire, une conversation douce et aimable avec les étrangers, mais encore il faut avoir la douceur du lait avec la famille et les voisins, en quoi manquent grandement ceux qui dans la rue semblent des anges, et à la maison sont des diables. CHAPITRE IX. De la douceur envers nous-mêmes. L'un des meilleurs usages que nous puissions faire de la douceur, c'est de nous l'appliquer à nous-mêmes. Ne nous dépitons jamais contre nous-mêmes ni contre nos imperfections; car bien que la raison demande que, quand nous faisons des fautes, nous en soyons contrits et fâchés, encore faut-il que nous évitions d'en avoir une douleur aigre et chagrine, dépiteuse et violente. En quoi pèchent beaucoup de gens qui, s'étant mis en colère, se courroucent de s'être courroucés, se chagrinent de s'être chagrinés, et se dépitent de s'être dépités. D'où il arrive qu'ils tiennent leur cœur toujours enflé et détrempé de colère, et que la seconde colère, en paroissant ruiner la première, sert néanmoins d'ouverture et de passage à toutes celles qui se présenteront. Ajoutez à cela que ces colères et ces aigreurs que l'on a contre soi-même tendent à l'orgueil, et n'ont d'autre origine que l'amour-propre, par lequel on se trouble et on s'inquiète de se voir imparfait. Il faut donc avoir un déplaisir de nos fautes; mais un déplaisir calme, paisible et ferme: car, de même qu'un juge, en rendant ses sentences, par raison et de sang-froid, châtie bien mieux les méchans que s'il agissoit par emportement et par passion, puisqu'en jugeant avec passion, il ne châtie pas les fautes selon ce qu'elles sont, mais selon ce qu'il est lui-même; de même nous nous châtions bien mieux nous-mêmes par un repentir calme et constant, que par des reproches pleins d'aigreur et de colère, puisque ces reproches si violens ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos propres inclinations. Par exemple, celui qui affectionne la chasteté, se dépitera avec une amertume non pareille de la moindre faute qu'il commettra contre cette vertu, tandis qu'il ne fera que rire d'une grosse médisance qu'il aura commise; au contraire, celui qui hait la médisance se tourmentera d'une légère parole qui lui sera échappée, et ne tiendra nul compte d'une grosse faute commise contre la chasteté; et ainsi des autres. Or, d'où vient-cela? de ce qu'on ne forme pas le jugement de sa conscience par raison, mais par passion. Croyez-moi, Philothée, comme les remontrances d'un père, faites doucement et cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger, que les colères et les courroux, ainsi quand notre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec des remontrances douces et tranquilles, ayant plus de compassion de lui que de passion contre lui et l'encourageant à mieux faire à l'avenir, le regret qu'il en concevra entrera bien plus avant et le pénétrera bien mieux que ne feroit une correction aigre, injurieuse et emportée. Pour moi, si j'avois, par exemple, résolu de ne point tomber dans la vanité, et que j'y fusse néanmoins tombé d'une grande chute, je ne voudrois pas reprendre mon cœur de cette sorte: N'es-tu pas bien misérable et abominable, après tant de résolutions, de t'être laissé emporter à la vanité? Meurs de honte, ne lève plus les yeux au ciel, aveugle que tu es, impudent, traître, déloyal à ton Dieu! et autres choses semblables. Mais je voudrois le corriger raisonnablement et par manière de compassion: Eh bien! mon pauvre cœur, nous voilà donc tombés dans la fosse que nous avions tant résolu d'éviter! Ah! relevons-nous, et sortons-en pour jamais; réclamons la miséricorde de Dieu, et espérons qu'elle nous assistera, pour désormais être plus fermes. Remettons-nous dans le chemin de l'humilité. Courage! soyons maintenant sur nos gardes: Dieu nous aidera, nous ferons quelque chose de bon. Sur quoi je voudrois bâtir une bonne et ferme résolution de ne plus retomber dans ma faute, prenant pour cela les moyens convenables, et surtout l'avis de mon directeur. Que si néanmoins quelqu'un ne trouve pas que son cœur puisse être assez ému par cette douce correction, il pourra employer le reproche, et une réprimande dure et forte pour l'exciter à une profonde confusion, pourvu qu'après avoir rudement gourmandé et corrigé son cœur, il le soulage un peu en terminant tous ses regrets par une douce et sainte confiance en Dieu, à l'imitation de ce grand pénitent qui, voyant son ame affligée, la relevoit de cette sorte: _Pourquoi es-tu triste, ô mon ame! et pourquoi me troubles-tu? Espère en Dieu, car je le bénirai encore comme le salut et la lumière de mon visage et mon vrai Dieu._ Relevez donc votre cœur quand il tombera, tout doucement, vous humiliant beaucoup devant Dieu par l'expérience de votre misère, sans nullement vous étonner de votre chute, puisque ce n'est pas chose surprenante que l'infirmité soit infirme, que la foiblesse soit foible, et que la misère soit chétive. Détestez néanmoins de toutes vos forces l'offense que Dieu a reçue de vous, et avec un grand courage et une ferme confiance en sa miséricorde, remettez-vous au train de la vertu que vous avez abandonnée. CHAPITRE X. Qu'il faut s'appliquer aux affaires avec soin, sans empressement ni trouble. Le soin et la diligence que nous devons mettre en nos affaires sont des choses bien différentes de l'inquiétude, du trouble et de l'empressement. Les anges prennent soin de notre salut, et s'y appliquent avec diligence, mais ils n'en ont pour cela ni inquiétude, ni trouble, ni empressement; car le soin et la diligence appartiennent à leur charité; mais l'inquiétude, le trouble et l'empressement seroient totalement contraires à leur félicité, puisque le soin et la diligence peuvent être accompagnés de la tranquillité et de la paix de l'ame, mais non pas l'inquiétude, le souci, et encore moins l'empressement. Soyez donc soigneuse et diligente en toutes les affaires dont vous serez chargée, ma Philotée; car Dieu vous les ayant confiées, veut que vous en ayez un grand soin; mais, s'il est possible, n'en prenez ni inquiétude, ni souci, c'est-à-dire ne les entreprenez pas avec trouble, anxiété et ardeur, ne vous empressez pas à la besogne, car toute sorte d'empressement trouble la raison et le jugement, et nous empêche même de bien faire la chose à laquelle nous nous empressons. Quand Notre-Seigneur reprend sainte Marthe, il lui dit: _Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous vous troublez pour beaucoup de choses._ Si elle eût été simplement soigneuse, elle ne se fût pas troublée; mais parce qu'elle avoit de l'inquiétude et du souci, elle s'empresse et se trouble; et c'est de quoi Notre-Seigneur la reprend. Les fleuves qui vont doucement coulant dans la plaine, portent les grands bateaux et les riches marchandises, et les pluies qui tombent doucement dans la campagne y font croître les herbes et les fruits. Mais les torrens et les rivières, qui à grands flots courent sur la terre, minent tout sur leur passage, et sont inutiles au commerce, comme les pluies violentes et orageuses ravagent les champs et les prairies. Jamais besogne faite avec impétuosité et empressement ne fut bien faite. Il faut se hâter lentement, comme dit l'ancien proverbe. Qui va avec précipitation, dit Salomon, court risque de tomber à chaque pas. Nous faisons toujours assez tôt, quand nous faisons bien; les bourdons font bien plus de bruit et sont bien plus empressés que les abeilles; mais ils ne font que la cire, et non point le miel; de même ceux qui s'empressent d'une manière si bruyante et si affairée, ne font jamais ni beaucoup ni bien. Les mouches ne nous inquiètent pas par leur force, mais par leur multitude. Ainsi les grandes affaires ne nous troublent pas tant par leur importance que les petites par leur nombre. Recevez donc les affaires qui vous arriveront, en paix, et tachez de les faire par ordre, l'une après l'autre; car si vous les voulez faire tout d'un coup, ou en désordre, vous ferez des efforts qui vous consumeront l'esprit, et pour l'ordinaire vous demeurerez accablée sous le poids et sans effet. En toutes vos affaires appuyez-vous totalement sur la providence de Dieu, par laquelle seule vos desseins doivent réussir: travaillez néanmoins de votre côté tout doucement pour coopérer à ses œuvres; et puis croyez que si vous vous êtes bien confiée en Dieu, le résultat que vous obtiendrez sera toujours le plus profitable pour vous, soit qu'il paroisse bon, soit qu'il paroisse mauvais à votre jugement particulier. Dans le maniement et l'acquisition des biens temporels, faites comme un petit enfant, qui d'une main tenant son père, cueille de l'autre les fraises et les mûres le long des haies; servez-vous aussi d'une de vos mains pour amasser les biens de la terre; mais tenez toujours de l'autre la main de votre Père céleste, vous retournant de temps en temps vers lui, pour voir s'il a pour agréable votre travail et vos occupations, et prenez garde surtout de ne point quitter sa main et sa conduite, dans l'idée d'amasser et de recueillir davantage; car s'il vous abandonne, vous ne ferez point de pas sans donner du nez en terre. Je veux dire, ma Philothée, que, quand vous serez parmi des affaires et des occupations communes, qui ne requièrent pas une attention si forte et si soutenue, vous regardiez plus Dieu que les affaires; et quand les affaires sont de si grande importance, qu'elles demandent toute votre attention pour être bien faites, de temps en temps regardez à Dieu, comme font ceux qui sont sur mer, lesquels, pour arriver à la terre qu'ils désirent, regardent plus le ciel que la mer. Ainsi Dieu travaillera avec vous, en vous et pour vous, et votre travail sera béni de mille consolations. CHAPITRE XI. De l'obéissance. La seule charité constitue la perfection, mais l'obéissance, la chasteté et la pauvreté sont les trois grands moyens que nous avons pour l'acquérir: l'obéissance consacre notre cœur, la chasteté notre corps, et la pauvreté nos biens à l'amour et au service de Dieu. Ce sont les trois branches de la croix spirituelle, toutes trois néanmoins fondées sur la quatrième qui est l'humilité. Je ne prétends pas vous parler de ces trois vertus par rapport aux vœux solennels qu'en font les personnes qui entrent en religion, ni par rapport aux vœux simples qu'on en peut faire dans le monde, je les considérerai seulement en elles-mêmes, attendu que quoique le vœu y attache un surcroît de grâce et de mérite, elles suffisent néanmoins sans le vœu pour conduire à la perfection, pourvu qu'elles soient bien pratiquées. Il est vrai que les vœux qu'on en fait établissent une personne dans l'état de perfection, mais il y a une grande différence entre l'état de perfection et la perfection, puisque tous les évêques et les religieux sont dans l'état de perfection, et que tous néanmoins ne sont pas dans la perfection, ainsi qu'il ne se voit que trop. Tâchons donc, Philothée, de bien pratiquer ces trois vertus, chacun selon notre vocation; car, encore qu'elles ne nous mettent pas dans l'état de perfection, elles nous donneront néanmoins la perfection même; et c'est pourquoi nous sommes tous obligés à la pratique de ces trois vertus, quoique nous ne soyons pas tous obligés de les pratiquer de la même manière. Il y a deux sortes d'obéissance: l'une nécessaire, et l'autre volontaire. Par la nécessaire, vous devez humblement obéir à vos supérieurs ecclésiastiques, comme au pape et à l'évêque, au curé et à ceux qui les représentent. Vous devez obéir à vos supérieurs politiques, c'est-à-dire à votre prince et aux magistrats qu'il a établis sur votre pays; vous devez enfin obéir à vos supérieurs domestiques, c'est-à-dire à votre père, à votre mère, à votre mari, à votre maître et à votre maîtresse. Or, cette obéissance s'appelle nécessaire, parce que nul ne peut s'exempter d'obéir à ces supérieurs-là, Dieu les ayant chargés de nous commander et de nous gouverner, chacun selon l'autorité qu'il a sur nous. Obéissez donc à leurs commandemens, cela est de nécessité; mais de plus, si vous voulez être parfaite, suivez encore leurs conseils, et même leurs désirs et leurs inclinations, en tant que la charité et la prudence vous le permettront: obéissez quand ils vous ordonneront une chose agréable, comme de manger ou de prendre la récréation; car, encore qu'il paroisse qu'il n'y a pas grand mérite à obéir en ce cas, ce seroit néanmoins un grand vice que de désobéir. Obéissez dans les choses indifférentes, comme de porter tel ou tel habit, d'aller par un chemin ou par un autre, de chanter ou de se taire, et ce sera déjà une obéissance fort recommandable. Obéissez dans les choses difficiles, âpres et dures, et ce sera une obéissance parfaite. Obéissez enfin doucement sans réplique, promptement, sans retard, gaîment, sans chagrin, et surtout obéissez amoureusement pour l'amour de celui qui pour l'amour de nous s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix; et qui, comme dit saint Bernard, aima mieux perdre la vie que l'obéissance. Pour apprendre à obéir aisément à vos supérieurs, condescendez aisément à la volonté de vos égaux, cédant à leurs opinions en ce qui n'est pas mauvais, sans être contentieuse, ni revêche: accommodez-vous volontiers aux désirs de vos inférieurs, autant que la raison le permettra, sans exercer sur eux aucune autorité impérieuse tant qu'ils se tiendront dans leur devoir. C'est un abus de croire que si l'on étoit religieux ou religieuse on obéirait aisément, si l'on sent de la difficulté et de la répugnance à obéir aux personnes que Dieu a mises au-dessus de nous. Nous appelons obéissance volontaire celle à laquelle nous nous obligeons par notre propre choix et qui ne nous est imposée par personne. On ne choisit pas pour l'ordinaire son prince ou son évêque, son père et sa mère, ni même souvent son mari, mais l'on choisit bien son confesseur, son directeur. Or, soit qu'en le choisissant on fasse vœu de lui obéir, comme fit la mère Thérèse, qui, outre l'obéissance vouée solennellement au supérieur de son ordre, s'obligea encore par un vœu simple à obéir au père Gratian; soit que, sans vœu, l'on se soumette à l'obéissance de quelqu'un, toujours cette obéissance s'appelle volontaire, à raison de son fondement qui dépend de notre volonté et de notre choix. Il faut obéir à tous les supérieurs, et à chacun en particulier, selon l'espèce d'autorité qu'il a sur nous: aux princes, en ce qui regarde la police et les choses publiques; aux prélats, en ce qui regarde la discipline ecclésiastique; dans les choses domestiques, au père, au maître, au mari; et quant à la conduite particulière de l'ame, au confesseur et au directeur particulier. Faites-vous ordonner par votre père spirituel les pratiques de piété que vous devez observer, parce qu'elles en seront meilleures et auront double grâce et bonté; l'une tirée d'elles-mêmes, puisqu'elles sont pieuses, et l'autre tirée de l'obéissance en vertu de laquelle elles auront été prescrites et accomplies. Bienheureux sont les obéissans, car Dieu ne permettra jamais qu'ils s'égarent. CHAPITRE XII. De la nécessité de la chasteté. La chasteté est le lis des vertus, et dès cette vie elle nous rend presque semblables aux anges. Partout rien n'est beau que par la pureté, et la pureté des hommes est la chasteté. On appelle cette vertu honnêteté, et sa pratique honneur; on la nomme encore intégrité, et le vice qui lui est contraire, corruption. En un mot, elle a cette gloire, entre toutes les vertus, qu'elle est tout ensemble la vertu de l'ame et du corps. Il n'est jamais permis de faire servir ses sens à un plaisir voluptueux, en quelque manière que ce soit, hors d'un légitime mariage, dont la sainteté puisse par une juste compensation réparer la perte que l'ame y peut souffrir de ce commerce sensuel; encore faut-il y donner tant d'honnêteté à l'intention, que la volonté n'en puisse recevoir aucune tache. Le cœur chaste est semblable à la mère perle, laquelle ne reçoit aucune goutte d'eau qui ne vienne du ciel; car il ne souffre aucun plaisir, que celui du mariage établi par le Ciel: hors de là, la seule pensée même ne lui est pas permise; j'entends une pensée à laquelle la volupté porte et attache l'esprit volontairement. Pour le premier degré de cette vertu, jamais, Philothée, ne souffrez volontairement rien de tout ce qui est défendu dans toute l'étendue de la volupté, comme universellement parlant, tout ce que l'on en cherche hors de l'état du mariage, ou même ce qui est contraire aux règles de cet état. Pour le second degré, retranchez, autant que vous pourrez, toutes les délectations des sens superflues et inutiles, quoiqu'elles soient honnêtes et permises. Pour le troisième degré, n'attachez point votre affection à celles qui sont nécessaires et ordonnées; car bien qu'il faille s'assujettir à celles qui sont de l'institution et la fin du saint mariage, il ne faut jamais y attacher l'esprit et le cœur. Au reste, cette vertu est incroyablement nécessaire à tous les états. Dans celui de la viduité, la chasteté doit être extrêmement généreuse pour le défendre du plaisir, non-seulement à l'égard du présent et de l'avenir, mais encore à l'égard du passé, dont les idées, toujours dangereuses, rendent l'imagination plus susceptible de mauvaises impressions. C'est pourquoi saint Augustin admirait en son cher Alypius cette admirable pureté d'ame qui l'avoit entièrement affranchi des sentimens, et même des souvenirs de tous ses déréglemens passés. En effet, chacun sait bien qu'il est facile de conserver long-temps les fruits qui sont encore en leur entier; mais pour peu qu'ils aient été flétris ou entamés, l'unique moyen de les bien garder, c'est de les confire au sucre ou au miel. Je dis aussi que l'on a plusieurs moyens de conserver avec sûreté la chasteté, tandis qu'elle a toute son intégrité: mais quand elle l'a une fois perdue, rien ne peut plus la conserver qu'une solide dévotion, dont j'ai souvent comparé la douceur avec celle du miel. Dans l'état de la virginité, la chasteté demande une grande simplicité d'ame, et une grande délicatesse de conscience pour éloigner toutes sortes de pensées curieuses, et pour s'élever au-dessus de tous les plaisirs sensuels, par un mépris absolu et entier de tout ce que l'homme a de commun avec les bêtes, et qu'elles ont même plus que lui. Que jamais donc ces ames pures ne doutent en aucune manière que la chasteté ne leur soit incomparablement meilleure que tout ce qui est incompatible avec sa perfection: car, comme dit saint Jérôme, le démon ne pouvant souffrir cette salutaire ignorance du plaisir, tâche du moins d'en exciter le désir dans ces ames, et leur en donne pour cela des idées si attirantes, quoique très-fausses, qu'elles en demeurent fort troublées, parce qu'elles se laissent imprudemment aller, ajoute ce saint Père, à estimer ce qu'elles ignorent. C'est ainsi que tant de jeunes gens, surpris par une fausse et folle estime des plaisirs voluptueux, et par une curiosité sensuelle et inquiète, s'y livrent avec la perte entière de leurs intérêts temporels et éternels; semblables à des papillons qui s'imaginant que la flamme est aussi douce qu'elle leur paroît belle, vont étourdiment s'y brûler. A l'égard de l'état du mariage, c'est une erreur vulgaire et très-grande, de penser que la chasteté n'y soit pas nécessaire; car elle l'est absolument et même beaucoup, non pas pour s'y priver des droits de la foi conjugale, mais pour se contenir dans les bornes. Or, comme l'observation de ce commandement: _Fâchez-vous, et ne péchez point_, porte plus de difficulté que la pratique de celui-ci, _ne vous fâchez point_, par la raison qu'il est plus aisé d'éviter la colère que de la régler; de même il est plus facile de se priver de tous les plaisirs de la chair, que de les modérer. Il est vrai que la licence du mariage, sanctifié par la grâce de Jésus-Christ, peut beaucoup servir à éteindre la passion naturelle; mais l'infirmité de plusieurs personnes qui s'en servent, les font passer aisément de la permission à l'usurpation, et de l'usage à l'abus. Et comme l'on voit beaucoup de riches s'accommoder injustement du bien de leur prochain, non pas par indigence, mais par avarice; l'on voit aussi beaucoup de personnes mariées, qui pouvant et devant fixer leur cœur à un objet légitime, s'emportent encore à des plaisirs étrangers, par une incontinence effrénée. Il est toujours dangereux de prendre des médicamens violens, parce que si l'on en prend plus qu'il ne faut, ou qu'ils ne soient pas bien préparés, la santé en souffre beaucoup. Le mariage a été institué et sanctifié en partie pour servir de remède à la cupidité naturelle, et si on doit dire que ce remède est salutaire, on peut dire qu'il est violent et par conséquent dangereux, si l'on s'en sert sans modération et sans les précautions nécessaires de la piété chrétienne. J'ajoute que la variété des affaires de la vie, et les longues maladies séparent souvent deux personnes que l'amour conjugal a unies; c'est pourquoi cet état a besoin d'une double chasteté: de l'une pour s'abstenir de tout plaisir dans les temps d'absence; et de l'autre, pour se modérer dans les temps de présence. Sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs ames excessivement tourmentées pour avoir profané la sainteté du mariage; non pas précisément par la raison de l'énormité de leurs péchés, puisque les meurtres et les blasphèmes sont plus énormes; mais par cette raison, que ceux qui les commettent ne s'en font aucun scrupule, et que par conséquent ils y persévèrent durant toute leur vie. Vous voyez donc combien la chasteté est nécessaire à tous les états. _Cherchez la paix avec tous_, dit l'Apôtre, _et la sainteté, sans laquelle personne ne verra Dieu._ Or, remarquez que par la sainteté, il entend la chasteté, selon l'observation de saint Jérôme et de saint Chrysostôme. Non, Philothée, personne ne verra Dieu sans la chasteté; personne n'habitera en ces saints tabernacles qu'il n'ait le cœur pur; et comme dit le Sauveur même, les chiens et les impudiques en seront bannis. _Aussi, bienheureux sont_, nous a-t-il dit, _ceux qui auront le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu!_ CHAPITRE XIII. Avis pour conserver la chasteté. Ayez toujours une grande attention sur vous, pour éloigner promptement tout ce qui peut porter quelque attrait à la volupté, car c'est un mal qui se prend insensiblement, et qui par de petits commencemens, fait de grands progrès. En un mot, il est plus aisé de le fuir, que de le guérir. La chasteté est ce trésor que saint Paul dit que nous possédons dans des vases bien fragiles; et véritablement elle tient beaucoup de la fragilité de ces vases qui, pour peu qu'ils se heurtent les uns contre les autres, courent risque de se casser. L'eau la plus fraîche que l'on veut conserver dans un vase, y perd bientôt la fraîcheur, si quelque animal y a tant soit peu touché. Ne permettez donc jamais, Philothée, et défendez-vous à vous-même tous ces badinages extérieurs des mains, également contraires à la modestie chrétienne, et au respect que l'on doit à la qualité ou à la vertu d'une personne: car bien que peut-être on puisse absolument conserver un cœur chaste parmi ces actions qui viennent plutôt de légèreté que de malice, et qui ne sont pas ordinaires, cependant la chasteté en reçoit toujours quelque mauvaise atteinte. Au reste, vous jugez assez que je ne parle pas de ces attouchemens malhonnêtes qui ruinent entièrement la chasteté. La chasteté dépend du cœur comme de son origine, et sa pratique extérieure consiste à régler et à purifier les sens; c'est pourquoi elle se perd par tous les sens extérieurs, comme par les pensées de l'esprit et par les désirs du cœur. Ainsi toute sensation que l'on se permet sur un objet déshonnête et avec esprit de déshonnêteté, est véritablement une impudicité; jusque là que l'Apôtre disoit aux premiers chrétiens: _mes frères, que la fornication ne se nomme pas même entre vous_. Les abeilles, non-seulement ne touchent pas à un cadavre pourri, mais fuient encore la mauvaise vapeur qui en exhale. Observez, je vous prie, ce que la Sainte-Ecriture nous dit de l'Epouse des Cantiques; tout y est mystérieux: La myrrhe distille de ses mains, et vous savez que cette liqueur préserve de la corruption; ses lèvres sont bandées d'un ruban vermeil, et cela nous apprend que la pudeur rougit des paroles tant soit peu malhonnêtes; ses yeux sont comparés aux yeux de la colombe, à cause de leur netteté; elle a des pendans d'oreilles qui sont d'or, et ce précieux métal nous marque la pureté; son nez est comparé à un cèdre du Liban, dont l'odeur est exquise et le bois incorruptible. Que veut dire tout cela? telle doit être l'ame dévote, chaste, nette, pure et honnête en tous ses sens extérieurs. A ce propos, je veux vous apprendre un mot bien remarquable, que Jean Cassien, un ancien Père, assure être sorti de la bouche de saint Basile, qui parlant de soi-même, dit un jour avec beaucoup d'humilité: _je ne sais ce que sont les femmes, cependant je ne suis pas vierge_. Certes la chasteté se peut perdre en autant de manières qu'il y a de sortes d'impudicités, lesquelles, à proportion qu'elles sont grandes ou petites, l'affoiblissent ou la blessent dangereusement, ou la font entièrement périr. Il y a de certaines libertés indiscrètes, badines et sensuelles, qui, à proprement parler, ne violent pas la chasteté, mais qui l'affoiblissent, qui l'amollissent et qui en ternissent l'éclat. Il y a d'autres libertés non-seulement indiscrètes, mais vicieuses; non-seulement badines, mais déshonnêtes; non-seulement sensuelles, mais charnelles, qui du moins blessent mortellement la chasteté: je dis du moins, parce qu'elle périt entièrement, si cela va jusqu'au dernier effet du plaisir voluptueux. Alors la chasteté périt d'une manière plus indigne que méchante, et plus malheureuse que quand elle se perd par la fornication, même par l'adultère et par l'inceste; car, quoique ces dernières espèces de la brutale volupté soient de grands péchés, les autres, comme dit Tertullien dans son livre de la pudicité, sont des monstres d'iniquité et de péché. Or Cassien ne croit pas, ni moi non plus, que saint Basile ait voulu s'accuser d'un dérèglement pareil, quand il dit qu'il n'étoit pas vierge; et je crois avec raison qu'il n'entendoit parler que des seules pensées voluptueuses qui ne font que salir l'imagination, l'esprit et le cœur: donc la chasteté a toujours été si chère aux ames généreuses, qu'elles en ont été extrêmement jalouses. N'ayez jamais de commerce avec des personnes dont vous connoîtrez que les mœurs soient gâtées par la volupté, surtout quand l'impudence est jointe à l'impureté, ce qui arrive presque toujours. L'on prétend que les boucs touchant seulement de la langue les amandiers, qui sont doux de leur espèce, en rendent le fruit amer; et ces ames brutales et infectes ne parlent guère à personne, ni de même sexe, ni de sexe différent, qu'elles ne fassent un grand tort à la pudeur: semblables aux basilics qui portent leur venin dans leurs yeux et dans leur haleine. Au contraire, faites une bonne liaison avec les personnes chastes et vertueuses; occupez-vous souvent de la lecture des Livres sacrés, car la parole de Dieu est chaste, et rend chastes ceux qui l'aiment. C'est pourquoi David la compare à cette pierre précieuse qu'on appelle topaze, et dont la propriété spéciale est d'amortir le cœur de la concupiscence. Tenez-vous toujours auprès de Jésus-Christ crucifié, soit spirituellement par la méditation, soit réellement et corporellement par la sainte communion. Vous savez que ceux qui couchent sur l'herbe nommée _Agnus-castus_, prennent insensiblement des dispositions favorables à la chasteté; pensez donc que, reposant votre cœur sur Notre-Seigneur, qui est véritablement l'agneau immaculé, vous trouverez bientôt votre ame, votre cœur et vos sens entièrement purifiés de tous les plaisirs sensuels. CHAPITRE XIV. De la pauvreté d'esprit au milieu des richesses. _Bienheureux sont les pauvres d'esprit! car le royaume des cieux est à eux._ Malheureux donc sont les riches d'esprit, car la misère de l'enfer est à eux. Celui-là est riche d'esprit, qui a les richesses dans son esprit, ou son esprit dans les richesses. Celui-là au contraire est pauvre d'esprit, qui n'a ni les richesses dans son esprit, ni son esprit dans les richesses. Les alcions font leurs nids comme une pomme, et n'y laissent qu'une très-petite ouverture par en haut: ils les placent sur le bord de la mer, et les font si fermes et si impénétrables, que l'eau, venant les surprendre, ne peut y entrer; mais tenant toujours le dessus, ils demeurent au milieu de la mer, sur la mer, et maîtres de la mer. Votre cœur, chère Philothée, doit être comme cela, ouvert seulement au Ciel, et impénétrable aux richesses et aux biens périssables de ce monde. Si vous en avez, gardez-vous d'y attacher votre cœur: qu'il tienne toujours le dessus, et que parmi les richesses il soit sans richesses et maître des richesses. Non, ne mettez pas cet esprit céleste dans les biens terrestres; faites qu'il les domine toujours, qu'il soit sur eux et non pas dans eux. Il y a bien de la différence entre avoir du poison et être empoisonné. Les apothicaires ont presque tous des poisons pour s'en servir en diverses occurrences; mais ils ne sont pas pour cela empoisonnés, parce qu'ils n'ont pas ces poisons dans leur corps, mais dans leur boutique. Ainsi pouvez-vous avoir des richesses sans être empoisonnée par elles: ce sera si vous les avez dans votre maison ou dans votre bourse, et non dans votre cœur. Etre riche en effet et pauvre en affection, c'est le grand bonheur du chrétien; car par ce moyen il a les avantages de la richesse pour ce monde, et le mérite de la pauvreté pour l'autre. Hélas! Philotée, jamais personne ne confessera qu'il soit avare; chacun désavoue cette bassesse d'ame: on s'excuse sur le nombre des enfans, sur la prudence qui exige qu'on prenne les moyens de s'établir: jamais on n'en a trop. Il se trouve toujours quelque bon motif d'en avoir davantage; et même les plus avares, non-seulement n'avouent pas qu'ils le soient, mais encore en conscience ils ne pensent pas l'être: non, ils n'y songent pas; car l'avarice est une fièvre qui tient du prodige; on la sent d'autant moins qu'elle est plus violente et plus ardente. Moïse vit le feu sacré brûler un buisson sans le consumer; mais, au contraire, le feu profane de l'avarice consume et dévore l'avare, sans le brûler aucunement. Au moins il se vante, parmi les plus grandes ardeurs, qu'il respire la plus douce fraîcheur du monde, et tient que son altération insatiable est une soif toute naturelle et toute bonne. Si vous désirez continuellement, fortement et d'une manière inquiète les biens que vous n'avez pas, vous avez beau dire que vous ne voulez pas les avoir injustement, vous ne laisserez pas pour cela d'être vraiment avare. Celui qui désire continuellement, avidement et avec inquiétude de boire, encore qu'il ne veuille boire que de l'eau, témoigne suffisamment qu'il a la fièvre. O Philotée! je ne sais si c'est un désir juste de désirer avoir justement ce qu'un autre possède justement; car il semble que par ce désir nous voulons nous accommoder en incommodant les autres. Celui qui possède un bien justement n'a-t-il pas plus de raison de le garder justement que nous de l'avoir justement? Et pourquoi donc étendons-nous notre désir sur son bien pour l'en priver? Assurément, quand ce désir seroit juste, il ne seroit pas charitable; car nous ne voudrions pas que quelqu'un désirât, même justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fut le péché d'Achab, qui voulut avoir justement la vigne de Naboth, que celui-ci voulut encore plus justement garder; il la désira ardemment, long-temps, avec inquiétude; et partant il offensa Dieu. Attendez, chère Philotée, pour désirer le bien du prochain, qu'il commence à désirer de s'en défaire; car alors son désir rendra le vôtre non-seulement juste, mais charitable: oui, car je veux bien que vous ayez soin d'accroître vos moyens et vos facultés, pourvu que ce soit, non-seulement justement, mais encore doucement et charitablement. Si vous affectionnez beaucoup les biens que vous avez, si vous en êtes fort préoccupée, y attachant votre cœur et vos pensées, et craignant d'une crainte vive et inquiète de les perdre, croyez-moi, vous avez encore quelque sorte de fièvre; car les fiévreux boivent l'eau qu'on leur donne avec un certain empressement et une sorte d'attention et de joie que ceux qui sont sains n'ont pas accoutumé d'avoir. Il n'est pas possible de se plaire beaucoup à une chose, et de ne pas y mettre beaucoup d'affection. S'il vous arrive de perdre des biens, et que vous sentiez que votre cœur s'en désole beaucoup, croyez, Philotée, que vous y avez beaucoup d'affection; car rien ne témoigne tant l'affection que l'on a pour la chose perdue, que l'affliction que cause la perte. Ne désirez donc pas d'un désir déterminé le bien que vous n'avez pas; ne mettez pas fort avant votre cœur dans celui que vous avez; ne vous désolez pas des pertes qui vous arriveront, et alors vous aurez quelque sujet de croire qu'étant riche en effet, vous ne l'êtes pas d'affection; mais que vous êtes pauvre d'esprit, et par conséquent bienheureuse, puisque le royaume des Cieux vous appartient. CHAPITRE XV. Comment il faut pratiquer la pauvreté réelle au milieu des richesses. Le peintre Parrhasius peignit le peuple athénien d'une manière fort ingénieuse, le représentant avec son caractère changeant, frivole, colère, injuste, inconstant, courtois, clément, généreux, hautain, fier et humble, brave et timide, tout cela ensemble. Pour moi, chère Philotée, je voudrois aussi faire entrer dans votre cœur la richesse et la pauvreté tout ensemble, un grand soin et un grand mépris des choses temporelles. Ayez beaucoup plus de soin de rendre vos biens utiles et fructueux que n'en ont même les mondains. Dites-moi, les jardiniers des grands princes ne sont-ils pas plus appliqués et plus diligens à cultiver et à embellir les jardins dont ils sont chargés, que s'ils en avoient la propriété? Pourquoi cela? parce que sans doute, ils considèrent ces jardins-là comme les jardins des princes et des rois, auxquels ils veulent plaire par leurs bons services. Philothée, les biens que nous avons ne sont pas à nous; Dieu nous les a donnés à cultiver; il veut que nous les fassions valoir; et partant, c'est lui rendre notre service agréable que d'en avoir toujours bien soin. Mais il faut que ce soit un soin plus grand et plus solide que celui que les mondains ont de leur fortune; car ils ne travaillent que pour l'amour d'eux-mêmes, et nous, nous devons travailler pour l'amour de Dieu. Or, comme l'amour de soi-même est un amour violent, soucieux, empressé, le soin qui en résulte est aussi un soin plein de trouble, d'inquiétude et de peine; et comme l'amour de Dieu est doux, paisible et tranquille, le soin qu'il donne, même quand il s'applique aux biens du monde, est un soin aimable, doux et gracieux. Ayons donc ce soin gracieux de la conservation, et je dirai aussi de l'accroissement de nos biens temporels, lorsque quelque juste occasion s'en présentera, et que notre condition le demandera; car Dieu veut que nous en usions ainsi pour son amour. Mais prenez garde que l'amour-propre ne vous abuse; car quelquefois il contrefait si bien l'amour de Dieu, qu'on diroit que c'est lui. Or, pour empêcher qu'il ne vous trompe, et que ce soin des biens temporels ne se convertisse en avarice, outre ce que j'ai dit au chapitre précédent, il est nécessaire de pratiquer très-souvent la pauvreté réelle et effective au milieu de tous les biens et de toutes les richesses que Dieu nous a donnés. Renoncez donc toujours à quelque partie de vos biens, en les donnant de bon cœur aux pauvres; car donner ce qu'on a, c'est s'appauvrir d'autant, et plus vous donnerez, plus vous vous appauvrirez. Il est vrai que Dieu vous le rendra, non-seulement en l'autre monde, mais encore en celui-ci, puisqu'il n'y a rien qui fasse tant prospérer temporellement que l'aumône; mais en attendant que Dieu vous le rende, vous serez toujours appauvrie de cela. O le saint et riche appauvrissement que celui qui se fait par l'aumône! Aimez les pauvres et la pauvreté; et par cet amour vous deviendrez vraiment pauvre, car il est dit dans l'Ecriture que _nous devenons semblables aux choses que nous aimons_. L'amitié rend tout égal entre les amis. _Qui est infirme_, disoit saint Paul, _avec qui je ne sois infirme_? Il pouvoit dire aussi, qui est pauvre, avec qui je ne sois pauvre? parce que l'affection qu'il portoit au prochain le faisoit tel que ceux qu'il aimoit. Si donc vous aimez les pauvres, vous participerez vraiment à leur pauvreté, et serez pauvre comme eux. Or, si vous aimez les pauvres, mettez-vous souvent parmi eux, prenez plaisir à les voir chez vous et à les visiter chez eux. Conversez volontiers avec eux, soyez bien aise qu'ils vous approchent dans les églises, dans les rues et ailleurs. Soyez pauvre de la langue avec eux, leur parlant comme leur égale. Mais soyez riche des mains, leur donnant de votre fortune, comme plus abondante que la leur. Voulez-vous faire encore davantage, chère Philothée? ne vous contentez pas d'être pauvre comme les pauvres, mais soyez plus pauvre que les pauvres. Et comment cela? Le serviteur est moindre que son maître; rendez-vous donc servante des pauvres, allez les servir dans leurs lits quand ils sont malades, je dis de vos propres mains; soyez leur cuisinière, et à vos propres dépens; soyez leur lingère et leur blanchisseuse O Philothée! ce service vaut mieux qu'une couronne. Je ne puis assez admirer l'ardeur avec laquelle ce conseil fut pratiqué par saint Louis, l'un des plus grands rois que le soleil ait vus; mais je dis grand roi en toute sorte de grandeur: il avoit une table où des pauvres étoient nourris et servis de sa main; il en faisoit venir presque tous les jours trois à la sienne, et souvent il mangeoit leurs restes avec un plaisir extrême, par affection pour eux. Quand il visitoit les hôpitaux des malades (ce qu'il faisoit très-souvent), il se mettait ordinairement à servir ceux qui avoient les maux les plus horribles, les lépreux, les hommes rongés d'ulcères et autres semblables, et il leur rendait tous ces services nu-tête et genoux en terre, respectant en leur personne le Sauveur du monde, et les chérissant d'un amour aussi tendre qu'auroit fait une douce mère envers son enfant. Sainte Elisabeth, fille du roi de Hongrie se mêloit ordinairement avec les pauvres, et pour se récréer s'habilloit quelquefois en pauvre femme parmi ses dames, leur disant: Si j'étois pauvre, je m'habillerois ainsi. O mon Dieu! Philothée, que ce prince et cette princesse étoient pauvres en leurs richesses, et qu'ils étoient riches en leur pauvreté! Bienheureux sont ceux qui sont ainsi pauvres, car le royaume du Ciel leur appartient. _J'ai eu faim, et vous m'avez nourri; j'ai eu froid, et vous m'avez vêtu: possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde_: tel sera le langage que leur tiendra le roi des pauvres et des rois au jour de son grand jugement. Il n'est personne qui n'éprouve de temps en temps quelque privation et quelque désagrément. C'est un hôte qui arrivera et qu'on voudroit bien traiter, et il n'y aura pas moyen pour l'heure. Ce sont de beaux habits qu'on voudra avoir dans un lieu pour y paroître convenablement, et ils se trouveront dans un autre. Ou bien il arrive que tous les vins de la cave tournent et se gâtent, et qu'il n'en reste plus que de mauvais et de verts. On se trouve aux champs dans une bicoque, où tout manque; on n'a ni lit, ni chambre, ni table, ni service. Enfin, tout riche qu'on soit, il est facile d'avoir souvent besoin de quelque chose. Or, c'est là véritablement être pauvre de ce qui nous manque. Philothée, soyez bien aise de ces rencontres, acceptez-les de bon cœur, souffrez-les gaîment. Quand il arrivera quelque accident qui vous appauvrira, soit de beaucoup, soit de peu, comme font les tempêtes, les incendies, les inondations, les sécheresses, les vols, les procès; oh! ce sera alors le véritable temps de pratiquer la pauvreté, recevant avec douceur ces diminutions de revenus, et vous accommodant avec patience et courage à cet appauvrissement. Esaü se présenta à son père avec ses mains couvertes de poil, et Jacob en fit autant: mais parce que le poil qui couvroit les mains de Jacob ne tenoit pas à sa peau, mais à ses gants, on pouvoit le lui ôter, sans aucunement l'écorcher, ni le faire souffrir; au contraire, parce que le poil des mains d'Esaü tenoit à sa peau, naturellement toute velue, quiconque eût voulu l'en dépouiller, lui eût causé beaucoup de douleur, et eût éprouvé de sa part une vive résistance. Quand notre fortune nous tient au cœur, si la tempête, si les larrons, si les chicaneurs nous en arrachent une partie, quel trouble, quelle impatience n'en avons-nous pas! Mais quand nos biens ne tiennent qu'aux soins que Dieu veut que nous en ayons, et non à notre cœur, alors si on nous les arrache, nous n'en perdons pas pour cela le calme et la raison. C'est la même différence qu'entre les bêtes et les hommes par rapport à leurs robes; car les robes des animaux tiennent à leur chair, mais celles des hommes y sont seulement appliquées, en sorte qu'ils peuvent les mettre et les ôter quand il leur plaît. CHAPITRE XVI. Comment il faut pratiquer la richesse d'esprit au milieu de la pauvreté réelle. Mais si vous êtes vraiment pauvre, très-chère Philothée, ô Dieu! tâchez de l'être encore d'esprit: faites de nécessité vertu, et employez cette pierre précieuse de la pauvreté pour ce qu'elle vaut. Elle paroît obscure aux yeux du monde, et il n'en sait pas la valeur; cependant l'éclat en est admirable, et elle est d'un grand prix. Ayez courage, vous êtes en bonne compagnie: Notre-Seigneur, la sainte Vierge, les apôtres, tant de saints et de saintes ont été pauvres; et pouvant être riches, ils ont dédaigné de l'être. Combien y a-t-il de grands du monde, qui, à travers mille difficultés, sont allés chercher avec empressement la sainte pauvreté dans les cloîtres et les hôpitaux! Ils ont pris beaucoup de peine pour la trouver; témoins saint Alexis, sainte Paule, saint Paulin, sainte Angèle, et tant d'autres. Et voilà, Philothée, que plus gracieuse et plus prévenante, elle vient d'elle-même se présenter chez vous; vous la rencontrez sans la chercher, vous l'obtenez sans aucune peine; oh! embrassez-la donc comme la chère amie de Jésus-Christ, qui naquit, vécut et mourut avec la pauvreté qui fut sa nourrice toute sa vie. Votre pauvreté, Philothée, a deux grands avantages, par le moyen desquels elle peut vous faire beaucoup mériter. Le premier est qu'elle ne vous est point arrivée par votre choix, mais par la seule volonté de Dieu, qui vous a faite pauvre, sans que votre volonté propre y ait aucunement contribué. Or, ce que nous recevons purement de la volonté de Dieu lui est toujours très-agréable, pourvu que nous le recevions de bon cœur, et pour l'amour de sa sainte volonté; où il y a moins du nôtre, il y a plus de Dieu. La simple et pure acceptation de la volonté de Dieu rend un état très-méritoire. Le second avantage de cette pauvreté, c'est qu'elle est une pauvreté vraiment pauvre. Une pauvreté louée, caressée, estimée, secourue et assistée tient de la richesse, ou du moins cesse d'être pauvre; mais une pauvreté méprisée, rejetée, reprochée et délaissée est vraiment une pauvreté pauvre. Or, telle est pour l'ordinaire la pauvreté des séculiers; car, parce qu'ils ne sont pas pauvres par choix, mais par nécessité, on n'en tient pas grand compte. Et par cela même qu'on n'en tient pas grand compte, leur pauvreté est plus pauvre que celle des religieux, bien que celle-ci ait une grande excellence et se rende très-recommandable à cause du vœu et de l'intention qui l'a fait choisir. Ne vous plaignez donc pas, ma chère Philothée, de votre pauvreté; car on ne se plaint que de ce qui déplaît, et si la pauvreté vous déplaît, vous n'êtes plus pauvre d'esprit, mais riche d'affection. Ne vous désolez pas de n'être pas si bien secourue qu'il seroit nécessaire; car en cela consiste l'excellence de la pauvreté. Vouloir être pauvre, et ne pas vouloir en recevoir d'incommodité, c'est une trop grande ambition, car c'est vouloir l'honneur de la pauvreté et la commodité des richesses. N'ayez point de honte d'être pauvre, ni de demander l'aumône à titre de charité. Recevez avec humilité ce qu'on vous donnera; supportez le refus avec douceur. Rappelez-vous souvent le voyage que la sainte Vierge fit en Egypte pour y porter son cher enfant, et combien de mépris, de fatigues et de misère il lui fallut endurer. Si vous vivez comme cela, vous serez très-riche dans votre pauvreté. CHAPITRE XVII. De l'amitié, et premièrement de la mauvaise. Entre toutes les passions de l'ame, l'amour tient le premier rang; c'est le roi de tous les mouvemens du cœur: il attire tout le reste à soi, et nous rend tels que ce qu'il aime. Prenez donc bien garde, Philothée, de n'en point avoir de mauvais; car tout aussitôt vous seriez toute mauvaise. Or, l'amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent subsister sans qu'il y ait communication des cœurs; au lieu que l'amitié étant totalement fondée sur cette communication, il est presque impossible d'être l'ami d'une personne, sans participer à ses qualités. Tout amour n'est pas amitié; car on peut aimer quelqu'un sans en être aimé, et pour lors il y a de l'amour, mais non de l'amitié; puisque l'amitié est un amour mutuel, et que, s'il n'est pas mutuel, ce n'est pas de l'amitié. Et il ne suffit pas encore qu'il soit mutuel, mais il faut de plus que ceux qui s'aiment connoissent leur mutuelle affection; autrement ils auroient de l'amour, mais non de l'amitié. Il faut enfin qu'il y ait entre eux quelque sorte de communication qui soit le fondement de l'amitié. Selon la diversité des communications, l'amitié est aussi diverse; et les communications sont différentes, selon la différence des biens qu'on se communique. Si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fausse et vaine; si ce sont de vrais biens, l'amitié est vraie; et plus les biens sont excellens, plus aussi l'amitié est excellente. Car, comme le meilleur miel est celui qui est cueilli sur les fleurs les plus exquises, de même aussi la meilleure amitié est celle qui résulte des communications les plus parfaites. Et comme il y a une sorte de miel à Héraclée de Pont, qui est un poison véritable, et qui fait devenir insensés ceux qui en mangent, parce qu'il est recueilli sur l'aconit, plante vénéneuse très-abondante en ces régions, ainsi l'amitié fondée sur la communication des biens faux et vicieux est toute fausse et mauvaise. L'amitié qui est fondée sur la communication des biens extérieurs et sensibles est toute grossière et indigne du nom d'amitié; comme aussi celle qui est fondée sur certaines vertus vaines et frivoles qui n'ont également pour but que la satisfaction des sens. J'appelle biens extérieurs et sensibles, ceux qui s'attachent immédiatement et principalement aux sens extérieurs, comme le plaisir de voir la beauté, d'entendre une douce voix, d'entretenir une agréable conversation. J'appelle vertus frivoles, certaines habiletés et qualités vaines, que les esprits foibles appellent vertus et perfections. Entendez parler la plupart des filles, des femmes et des jeunes gens; ils ne se gêneront pas pour vous dire: Monsieur un tel a beaucoup de mérite, c'est un homme parfait, car il danse à ravir, il possède à merveille toutes sortes de jeux, il est toujours habillé dans le meilleur goût, il chante admirablement bien, il a le plus excellent ton, les manières les plus agréables. Ah! Philothée, quel jugement! n'est-ce pas ainsi que les charlatans se jugent entre eux, estimant pour plus parfait celui qui excelle en boufonneries. Or, comme tout cela regarde les sens, les amitiés qui en proviennent s'appellent sensuelles, vaines et frivoles, et méritent plutôt le nom de folâtrerie que d'amitié. Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens qui se laissent enchanter par des moustaches, des cheveux, un regard, un habit, une tournure et du babil. Amitiés dignes de l'âge où il n'y a encore de vertu qu'en herbe et de jugement qu'en bouton; aussi de telles amitiés ne sont que passagères, et fondent comme la neige au soleil. CHAPITRE XVIII. Des amitiés sensuelles. Quand ces amitiés vaines et badines se rencontrent entre des personnes de différent sexe, sans aucune vue de mariage, elles ne méritent pas le nom ni d'amitié ni d'amour, à cause de leur incroyable vanité et de leurs grandes imperfections; et l'on ne peut les nommer autrement que sensuelles, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre précédent: cependant les cœurs de ces personnes s'y trouvent pris, engagés et comme enchaînés par de vaines et folles affections, qui ne sont fondées que sur ces frivoles communications et misérables agrémens dont j'ai parlé: et bien que ces sortes d'amours dégénèrent ordinairement en voluptés les plus grossières, ce n'est pas néanmoins la première vue que l'on ait eue; autrement tout ce que je viens de dire seroit une impureté déclarée et fort criminelle. Il se passera même quelquefois plusieurs années, sans que les personnes qui sont frappées de cette folie, fassent rien qui soit formellement et directement contraire à la chasteté, ne se repaissant l'esprit et le cœur que de souhaits, de soupirs, d'assiduités, d'enjouemens, et d'autres semblables vanités et badineries, pour parvenir aux fins que chacun s'y propose. Les uns n'ont point d'autre dessein que de satisfaire une certaine inclination naturelle qu'ils ont à donner de l'amour et à en recevoir, et ceux-là ne font aucun choix et n'ont aucun discernement, mais suivent seulement leur goût et leur instinct: de sorte qu'à la première occasion imprévue ils se laissent prendre à un objet qui leur paroît agréable, sans en examiner le mérite; et c'est toujours un piége pour eux, dans lequel ayant donné à l'aveugle, ils s'embarrassent si fort, qu'ils ne peuvent plus en sortir. Les autres se laissent aller à cela par vanité, persuadés qu'ils veulent être, qu'il y a de la gloire à s'assujettir un cœur; et ceux-ci font un grand discernement des personnes, voulant entreprendre celles dont l'attachement leur peut faire plus d'honneur. Dans plusieurs, l'inclination naturelle et la vanité conspirent également à cette folle conduite; car bien qu'ils aient du penchant à aimer et à vouloir être aimés, ils prétendent cependant l'accorder avec le désir de cette vaine gloire. Ces amitiés, Philothée, sont toutes mauvaises, folles et vaines; elles sont mauvaises, parce qu'elles se terminent ordinairement par les plus grands péchés de la chair, et qu'elles dérobent et à Dieu et à une femme, ou bien à un mari, un cœur et un amour qui leur appartiennent: elles sont folles, parce qu'elles n'ont ni fondement ni raison: elles sont vaines, parce qu'il n'en revient ni utilité, ni honneur, ni joie; au contraire on y perd le temps, on y expose beaucoup son honneur, puisque la réputation en souffre; et l'on n'en reçoit point d'autre plaisir que celui d'un empressement de prétendre et d'espérer, sans savoir ce que l'on prétend ni ce qu'on espère. Ces foibles esprits s'entêtent toujours de la créance qu'il y a je ne sais quoi à désirer en ce témoignage qu'on se donne, d'un amour réciproque, et ils ne peuvent dire ce que c'est. Malheureux qu'ils sont encore en ce point-là, que ce désir bien loin de s'éteindre, agite leur cœur par de perpétuelles défiances, jalousies et inquiétudes! Saint Grégoire de Nazianze, écrivant sur cela contre ces femmes si vaines, en parle excellement bien, et voici un petit fragment de son discours, lequel peut être également utile aux deux sexes. «C'est assez, dit-il à une femme, que votre beauté vous rende agréable aux yeux de votre mari: si pour vous attirer une estime étrangère, vous en exposez les attraits à d'autres yeux, comme l'on tend des filets à des oiseaux qui s'y laissent prendre, que croyez-vous qu'il en doive arriver? indubitablement celui à qui votre beauté plaira, vous plaira lui-même: vous rendrez regard pour regard, œillade pour œillade; les doux souris suivront les regards, et ils seront eux-mêmes suivis de ces demi-mots qu'une passion naissante arrache à la pudeur. Après cela on se verra bientôt librement; la liberté tournera en une mauvaise familiarité d'enjouemens indiscrets, et puis... Mais taisez-vous ici, ma langue, qui en voulez trop dire, et ne parlez pas de la suite. Cependant je dirai encore une vérité générale: jamais rien de toutes ces folles complaisances entre les jeunes gens et les femmes, soit pour les actions, soit pour les paroles, n'est exempt de plusieurs atteintes que les sens et le cœur souffrent; parce que tout ce qui fait le commerce des amitiés sensuelles se tient l'un à l'autre, et s'entre-suit par une manière d'enchaînement, comme un anneau de fer attiré par l'aimant en attire plusieurs autres.» O que ce grand évêque en parle bien! car enfin, que pensez-vous faire? donner de l'amour seulement; vous vous trompez: jamais personne n'en donne volontairement sans en prendre nécessairement; à ce mauvais jeu, qui prend est toujours pris. Le cœur n'est que trop semblable à l'herbe nommée aproxis, laquelle de loin prend feu aussitôt qu'on le lui présente. Mais, dira quelqu'un, j'en veux bien prendre, pourvu que ce ne soit pas beaucoup. Hélas, que vous vous abusez! ce feu d'amour est plus actif et plus pénétrant que vous ne pensez. Si vous croyez n'en recevoir qu'une étincelle, vous vous étonnerez d'en avoir tout d'un coup votre cœur embrasé. Le Sage s'écrie: _qui aura compassion de l'enchanteur, qui s'est laissé piquer par un serpent?_ Et je m'écrie après lui: ô aveugles et insensés, pensez-vous donc enchanter l'amour, pour en disposer à votre gré? Vous voulez vous divertir avec lui, comme avec un serpent; il fera couler tout son poison en votre cœur, par les atteintes les plus piquantes qu'il lui donnera; alors chacun vous blâmera de ce que par une téméraire confiance vous aurez voulu recevoir et nourrir en votre cœur cette méchante passion qui vous aura fait perdre vos biens, votre honneur et votre ame. O Dieu! quel aveuglement que de risquer comme au jeu, sur des gages si frivoles, ce que notre ame a de plus cher! oui, Philothée, car Dieu ne veut l'homme que pour son ame, et il ne veut l'ame que pour son amour. Hélas! nous sommes bien éloignés d'avoir autant d'amour que nous en avons besoin: je veux dire qu'il s'en faut infiniment que nous en ayons assez pour aimer Dieu. Et cependant, misérables que nous sommes, nous le prodiguons avec un épanchement entier de notre cœur sur mille choses sottes, vaines et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah! ce grand Dieu qui s'étoit réservé le seul amour de nos ames, en reconnoissance de leur création, de leur conservation, de leur rédemption, exigera un compte bien rigoureux de l'usage et de l'emploi que nous en aurons fait. Que s'il doit faire une recherche si exacte des paroles oiseuses, que sera-ce des amitiés oiseuses, imprudentes, folles et pernicieuses? Le noyer nuit beaucoup aux champs et aux vignes, parce qu'étant fort gros et fort grand, il tire tout le suc de la terre; qu'il lui fait perdre l'air et la chaleur du soleil, par son feuillage extrêmement étendu et touffu, et qu'il attire encore les passans, qui pour avoir de son fruit, y font un grand dégât. C'est le symbole des amitiés sensuelles: elles occupent si fort une ame, et épuisent tellement ses forces, qu'il ne lui en reste plus pour la pratique de la religion; elles offusquent entièrement la raison par tant de réflexions, d'imaginations, d'entretiens et d'amusemens, qu'elle n'a presque plus d'attention, ni à ses propres lumières ni à celles du Ciel; elles attirent tant de tentations, d'inquiétudes, de soupçons et de sentimens contraires à son vrai bien, que le cœur en souffre un dommage incroyable. En un mot, elles bannissent non-seulement l'amour céleste, mais encore la crainte de Dieu; elles énervent l'esprit, elles flétrissent la réputation; elles font les divertissemens des cours, mais elles sont la peste des cœurs. CHAPITRE XIX. Des vraies amitiés. O Philothée! aimez tout le monde d'un grand amour de charité; mais n'ayez d'amitié particulière qu'avec ceux qui pourront s'associer à vous pour des choses vertueuses; et plus les vertus que vous mettrez en commun seront exquises, plus votre amitié sera parfaite. Que s'il s'agit de sciences, assurément votre amitié sera fort louable; mais elle le sera bien davantage encore s'il s'agit de vertus, comme de prudence, de discrétion, de force ou de justice: et si c'est la charité, la dévotion, le désir de la perfection chrétienne qui font la base de toutes vos communications, ô Dieu! qu'alors votre amitié sera précieuse! qu'elle sera excellente! excellente, parce qu'elle viendra de Dieu; excellente, parce qu'elle se rapportera à Dieu; excellente, parce que son lien sera Dieu; excellente, parce qu'elle durera éternellement en Dieu. Oh! qu'il fait bon aimer sur la terre comme l'on aime dans le Ciel, et apprendre à s'entre-chérir dans ce monde, comme nous le ferons éternellement en l'autre! Je ne parle pas ici du simple amour de charité qui doit s'étendre à tous les hommes; mais je parle de l'amitié spirituelle par laquelle deux ou trois ames ou un plus grand nombre se communiquent leur dévotion, leurs affections spirituelles, et ne font à elles toutes qu'un seul et même esprit. Qu'à bon droit elles peuvent chanter, ces bénites ames: _Oh! qu'il est doux et agréable pour des frères de vivre et d'habiter ensemble!_ Oui, car le baume délicieux de la dévotion s'épanche continuellement du cœur des uns dans le cœur des autres, en sorte que l'on peut dire que Dieu a répandu sa bénédiction sur cette amitié, et que la vie lui est assurée jusqu'à la fin des siècles. Toutes les autres amitiés ne sont que des ombres auprès de celle-ci, et leurs liens ne sont que des chaînes de verre ou de jais en comparaison de ce grand lien de la sainte dévotion qui est tout d'or. Ne faites jamais d'amitié que de cette espèce; je veux dire d'amitié que vous soyez dans le cas de faire; car il ne faut ni quitter ni mépriser pour cela les amitiés que la nature et le devoir vous obligent de cultiver; comme sont les amitiés des parens, des alliés, des bienfaiteurs, des voisins et autres. Je ne parle ici que de celles que vous choisissez vous-même. Plusieurs vous diront peut-être qu'il ne faut pas avoir d'amitié particulière, parce que cela occupe le cœur, distrait l'esprit, et engendre de jalousies; mais ils se trompent en leurs conseils: ils ont vu dans les écrits de plusieurs saints auteurs que les amitiés particulières nuisoient extrêmement aux religieux, et ils ont cru qu'il en étoit de même pour le reste du monde; mais il y a bien à dire à cela; car, comme dans un monastère bien réglé tous conspirent au même but; qui est la vraie dévotion, il n'est pas besoin d'y faire d'amitié particulière, et au contraire il seroit à craindre qu'en cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passât des particularités aux partialités; mais pour ceux qui vivent parmi les mondains, et qui veulent néanmoins embrasser la vraie et solide vertu, il leur est nécessaire de s'unir les uns aux autres par une sainte et sacrée amitié, afin que par elle ils puissent s'animer, s'aimer, s'entre-porter au bien. Et comme ceux qui cheminent dans la plaine n'ont que faire de se prêter la main, tandis que ceux qui vont par des sentiers scabreux et glissans doivent se soutenir les uns les autres pour marcher en assurance; de même, ceux qui vivent en religion n'ont pas besoin d'amitiés particulières, mais ceux qui vivent dans le monde en ont besoin pour s'encourager et se secourir les uns les autres parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Dans le monde, tous ne conspirent pas à la même fin, tous n'ont pas le même esprit: il faut donc nécessairement se retirer à part, et faire des amitiés qui rentrent dans nos goûts; et il est vrai que cette particularité fera une partialité, mais ce sera une partialité sainte, une partialité qui ne causera aucune division, si ce n'est la division du bien et du mal, des brebis et des chèvres, des abeilles et des frelons; séparation absolument nécessaire. Certes, on ne sauroit nier que Notre-Seigneur n'ait aimé d'une tendre et spéciale amitié saint Jean, le Lazare, Marthe et Magdeleine, puisque l'Ecriture en fait foi. On sait que saint Pierre chérissoit tendrement saint Marc et sainte Pétronille, comme saint Paul son Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire de Nazianze se vante en mille occasions de l'amitié sans égale qui l'unissoit au grand saint Basile, et il la décrit à peu près en ces termes: «Il sembloit qu'il n'y eût en nous qu'une seule ame pour animer deux corps. Il ne faut donc pas croire ceux qui disent que chaque chose est en elle-même tout ce qu'elle est et non pas dans une autre; car nous étions tous deux en l'un de nous et l'un étoit en l'autre. Nous avions tous deux une seule et même prétention, qui étoit de cultiver la vertu, et de régler notre vie conformément aux espérances futures, en sorte que nous étions hors de cette terre mortelle avant que d'y mourir.» Nous voyons aussi par le témoignage de saint Augustin, que saint Ambroise aimoit particulièrement sainte Monique, à cause des rares vertus qu'il voyoit en elle, et qu'elle réciproquement le chérissoit comme un ange de Dieu. Mais j'ai tort de m'arrêter à des choses si claires. Saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard, et tous les plus grands serviteurs de Dieu, ont eu de très-particulières amitiés, sans que leur perfection en ait aucunement souffert. Saint Paul reprochant aux gentils leurs défauts, les accuse d'avoir été des gens sans affection, c'est-à-dire qui n'avoient aucune amitié; et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, reconnoît que l'amitié est une vertu. Or, il parle de l'amitié particulière, puisqu'il dit que l'amitié ne peut s'étendre à beaucoup de personnes. La perfection ne consiste donc pas à n'avoir pas d'amitié, mais à n'en avoir que de bonnes, de saintes et de sacrées. CHAPITRE XX. De la différence qu'il y a entre les vraies et les vaines amitiés. C'est ici, Philothée, le grand avertissement: le miel d'Héraclée, qui est si vénéneux, ressemble à l'autre qui est si salutaire: il y a grand danger de prendre l'un pour l'autre, ou de les prendre mêlés ensemble; car la bonté de l'un ne corrigeroit pas la malignité de l'autre. Il faut donc être sur ses gardes pour n'être point trompé en amitié, car bien souvent Satan donne le change. On commence par l'amitié vertueuse; mais bientôt, si on n'est prudent, l'amitié frivole s'y mêle, puis l'amitié fausse, puis l'amitié coupable. Oui, même dans l'amitié spirituelle, il y a du danger, si on n'est fort sur ses gardes, bien qu'il soit plus difficile d'y prendre le change, à cause de sa pureté et de sa blancheur, qui rendent plus reconnoissables les souillures que Satan veut y mêler. C'est pourquoi quand le démon veut en venir là, il s'y prend plus finement, et tâche de glisser le poison presque sans qu'on s'en aperçoive. Vous distinguerez l'amitié mondaine de la sainte et vertueuse, comme l'on distingue le miel d'Héraclée d'avec l'autre: le miel d'Héraclée est plus doux à la langue que le miel ordinaire, à raison de l'aconit qui lui donne ce surcroît de douceur. De même l'amitié mondaine produit ordinairement une multitude de paroles doucereuses, de flatteries, de petits mots d'admiration sur la beauté, la bonne grâce et les autres avantages extérieurs; au lieu que l'amitié sainte a un langage simple et franc, et ne peut louer que la vertu et la grâce de Dieu, unique fondement sur lequel elle repose. Le miel d'Héraclée excite dans ceux qui en mangent de grands tournoiemens de tête; et la fausse amitié provoque aussi des espèces de vertiges, qui font chanceler la personne qui en est atteinte dans la voie de la vertu et de la dévotion, la portant à des manières affectées, à de folles démonstrations, à de petites plaintes, à de petits soupçons, à des empressemens outrés, à des prétentions ridicules, et à mille autres choses qui présagent certainement la ruine prochaine de la vertu. L'amitié sainte agit bien différemment: elle n'a que des regards simples et modestes, que des démonstrations pures et franches; toute son ambition est pour le Ciel, tous ses regrets, tout son chagrin est que Dieu ne soit pas assez aimé: marques infaillibles d'une honnêteté parfaite. Le miel d'Héraclée trouble la vue, et l'amitié mondaine trouble si fort le jugement que l'on ne distingue plus le bien et le mal, et que l'on prend pour de vraies raisons les prétextes les plus mal fondés, que l'on craint la lumière et qu'on aime les ténèbres. L'amitié sainte, au contraire a les yeux clairvoyans, et loin de se cacher, elle se plaît à paroître devant les gens de bien. Enfin le miel d'Héraclée laisse dans la bouche une grande amertume: ainsi les fausses amitiés se terminent ordinairement par des brouilleries, des injures, des impostures, des tristesses, des confusions et des jalousies qui vont souvent jusqu'à l'emportement et le désespoir. Mais la bonne amitié est toujours également douce, polie et aimable; elle ne connoît pas le changement, si ce n'est pour devenir une plus pure et plus parfaite union des esprits et des cœurs; image vive de l'amitié bienheureuse que l'on goûte au Ciel. CHAPITRE XXI. Avis et remèdes contre les mauvaises amitiés. Mais quel remède à toute cette engeance de folles et mauvaises amitiés? Sitôt que vous en ressentirez les premières atteintes, tournez vite votre cœur de l'autre côté, et avec une détestation absolue de cette vanité, courez à la croix du Sauveur, et prenez sa couronne d'épines pour en environner votre cœur, afin que ces petits renardeaux n'en approchent pas. Gardez-vous bien d'en venir à aucune composition avec cet ennemi; ne dites pas: Je l'écouterai, mais je ne ferai rien de ce qu'il me dira; je lui prêterai l'oreille, mais je lui refuserai le cœur. O ma Philothée! au nom de Dieu, soyez inflexible en de telles occasions: le cœur et l'oreille tiennent l'un à l'autre; et comme il est impossible d'arrêter un torrent qui a pris sa descente par le penchant d'une montagne, aussi est-il bien difficile d'empêcher que le poison qui est tombé dans l'oreille ne fasse aussitôt sa chute jusqu'au fond du cœur. Les chèvres, selon Alcméon, respirent par les oreilles, et non par les naseaux; il est vrai qu'Aristote le nie; mais, quoi qu'il en soit, je sais bien que notre cœur a cette propriété, et que, comme il aspire et exhale ses pensées par la langue, il respire par l'oreille, par laquelle il reçoit les pensées des autres. Gardons donc soigneusement nos oreilles de l'air des folles paroles; car autrement notre cœur en seroit de suite infecté. Que si l'on prend plaisir à les écouter et à s'y entretenir, ô Dieu! Philothée, combien ne doit-on pas craindre la perte prochaine du cœur! Marie à la vue de l'ange qui vient la saluer, se trouble, parce qu'elle est seule et qu'elle entend ses louanges dans la bouche du messager céleste. O Sauveur du monde! la pureté craint un ange sous la forme humaine, et nous, la fragilité même, nous ne serions pas effrayés à la voix d'un homme, encore qu'il eût la forme d'un ange, quand il nous donne des louanges excessives et grossières! N'hésitez pas, Philothée, repoussez promptement toutes ces sortes de discours. En pareil cas il ne faut pas craindre de paroître incivile et revêche. Souvenez-vous que vous avez donné votre cœur à Dieu, et que votre amour lui étant consacré, ce seroit un sacrilége de lui en ravir la moindre part. Sacrifiez-le-lui plutôt de nouveau par mille résolutions et protestations, et vous tenant là comme un cerf dans son fort, réclamez l'assistance de Dieu; il vous secourra, et son amour prenant le vôtre sous sa protection, le fera vivre uniquement pour lui. Que si vous êtes déjà dans les liens de ces folles amitiés, hélas! Philothée j'avoue que la difficulté est grande. Toutefois prenez courage. Prosternez-vous devant la divine Majesté: reconnoissez en sa présence l'excès de votre misère, de votre foiblesse et de votre vanité: puis, avec le plus grand effort de cœur qu'il vous sera possible, détestez ces amitiés commencées, abjurez toutes les marques que vous en avez données, renoncez à toutes les promesses que vous pourriez avoir acceptées, et d'une volonté forte et courageuse, arrêtez dans votre cœur que jamais plus vous ne rentrerez en de tels engagemens. Si vous pouviez vous éloigner, je l'approuverois fort; car le changement de lieu sert beaucoup pour apaiser ces sortes d'inquiétudes, comme il sert à calmer la douleur. Ce fut par ce motif que saint Augustin quitta Tagaste, où étoit mort son ami, et s'en alla à Carthage, dans l'espérance que l'éloignement allégeroit un peu sa peine. Mais qui ne peut s'éloigner, que doit-il faire? Il doit absolument retrancher toute conversation particulière, toute assiduité, toute vaine démonstration, et généralement tout ce qui pourroit entretenir cette mauvaise amitié. Je crie tout haut à quiconque est tombé dans ce piége: Taillez, tranchez, rompez: il ne faut pas s'amuser à découdre ces folles amitiés, il les faut déchirer; il n'en faut pas dénouer les liaisons, il les faut rompre ou couper; car aussi bien les cordons et les liens n'en valent rien. Il ne faut point ménager un amour qui est si contraire à l'amour de Dieu. Mais, direz-vous, après que j'aurai ainsi secoué le joug de cette amitié, ne m'en restera-t-il pas encore quelque ressentiment, et la marque de mes fers ne demeurera-t-elle pas toujours imprimée sur mes pieds, c'est-à-dire en mes affections? Non, Philothée, si vous avez conçu de votre faute tout le regret qu'elle mérite. Car si cela est, vous n'aurez plus que de l'horreur pour de tels attachemens, et vous serez libre de toute affection, hormis celle d'une très-pure charité pour Dieu. Mais si, par l'imperfection de votre repentir, il vous reste encore quelque mauvaise inclination, prenez les moyens suivans: procurez à votre ame une solitude mentale, conformément à ce que je vous ai enseigné à ce sujet; retirez-vous-y le plus qu'il vous sera possible; et par mille élancemens de votre cœur, renoncez à toutes vos inclinations, et reniez-les de toutes vos forces; lisez plus qu'à l'ordinaire de bons livres; confessez-vous plus souvent que de coutume, et faites aussi de plus fréquentes communions. Enfin, découvrez humblement et naïvement toutes vos tentations à votre directeur, si vous le pouvez, ou au moins à quelque personne prudente et discrète; et ne doutez pas qu'en persévérant fidèlement en ces exercices, Dieu ne vous affranchisse de toutes vos misères. Mais, me direz-vous encore, ne sera-ce point une ingratitude de rompre si brusquement une amitié? Oh! que bienheureuse est l'ingratitude qui nous rend agréables à Dieu! Non, je vous en réponds, Philothée, ce ne sera pas une ingratitude, mais un grand service que vous rendrez à votre ami. Car, en rompant vos liens, vous romprez les siens, puisqu'ils vous étoient communs; et bien que pour le moment il ne sente pas son bonheur, il le reconnoîtra bientôt après, et chantera comme vous ce beau cantique d'action de grâce: _O Seigneur! vous avez rompu mes liens, je vous offrirai un sacrifice de louange, et j'invoquerai votre saint nom._ CHAPITRE XXII. Quelques autres avis sur les amitiés. J'ai encore un avis important à vous donner sur ce sujet. L'amitié demande une grande communication entre les ames; autrement elle ne pourroit ni naître, ni subsister. C'est pourquoi il arrive souvent qu'avec ces communications de l'amitié, plusieurs autres se glissent insensiblement, et font passer dans le cœur des amis les mêmes affections, les mêmes inclinations et les mêmes goûts. Mais surtout cela arrive quand nous estimons beaucoup celui que nous aimons; car alors nous ouvrons tellement notre cœur à son amitié, qu'avec elle ses inclinations et ses qualités y entrent aisément tout entières, soit qu'elles soient bonnes, ou qu'elles soient mauvaises. Certes, les abeilles qui font le miel d'Héraclée ne cherchent que le miel; cependant avec le miel elles sucent insensiblement les qualités vénéneuses de l'aconit, sur lequel elles font leur cueillette. O Dieu! Philothée, c'est ici qu'il faut bien pratiquer la parole que le Sauveur de nos ames avoit coutume de dire, ainsi que nous l'ont appris les anciens: _Soyez de bons changeurs et de bons monnoyeurs;_ c'est-à-dire, ne recevez pas la fausse monnoie avec la bonne, ni le bas or avec l'or fin; séparez ce qu'il y a de précieux d'avec ce qu'il y a de vil. Oui, car il n'y a presque personne qui n'ait quelque imperfection; et quelle raison y a-t-il de recevoir les défauts et les imperfections d'un ami avec son amitié? Il le faut certes aimer, nonobstant son imperfection, mais il ne faut ni aimer ni recevoir son imperfection; car l'amitié demande la communication du bien, et non pas du mal. Comme donc ceux qui tirent le gravier du Tage en séparent l'or qu'ils y trouvent pour l'emporter, et laissent le sable sur le rivage; de même ceux qui jouissent des communications d'une bonne et sainte amitié doivent en séparer le sable des imperfections, et ne point le laisser entrer dans leur ame. Saint Grégoire de Nazianze assure que plusieurs des amis et des admirateurs de saint Bazile s'étoient laissé porter à l'imiter jusque dans ses imperfections extérieures, son parler lent, son air abstrait et pensif, et même en la forme de sa barbe et en sa démarche; et nous voyons des maris, des femmes, des enfans, des amis, qui ayant en grande estime leurs amis, leurs pères, leurs maris et leurs femmes, contractent par condescendance ou par imitation mille mauvaises petites habitudes dans le commerce d'amitié qu'ils ont ensemble. Or, cela ne doit aucunement se faire; chacun a bien assez de ses mauvaises inclinations, sans se surcharger encore de celles des autres; et non-seulement l'amitié ne demande point cela, mais, au contraire, elle nous oblige à nous entr'aider pour nous affranchir réciproquement de toutes sortes d'imperfections. Il faut bien supporter doucement l'ami en ses imperfections, mais il ne faut pas l'y entretenir, et encore moins les transporter en nous. Je ne parle ici que des imperfections; car, quant aux péchés, il ne faut pas même les supporter dans un ami. C'est une amitié foible ou méchante de voir périr un ami, et de ne point le secourir; de le voir mourir d'une apostème, sans oser lui donner le coup de lancette qui pourroit le sauver. La vraie et vivante amitié ne peut exister parmi les péchés. On dit que la salamandre éteint le feu dans lequel elle se couche: Eh bien! de même, le péché ruine l'amitié en laquelle il se loge. Que si c'est un péché passager, l'amitié le met soudain en fuite par une sage correction; mais si c'est un péché qui séjourne et demeure, tout aussitôt l'amitié périt; car elle ne peut subsister que par la vertu. Combien à plus forte raison doit-on craindre de pécher par amitié? Un ami devient notre ennemi quand il veut nous conduire au péché, et il mérite de perdre notre amitié, dès-lors qu'il veut nous perdre et nous damner; or l'attachement à une personne vicieuse est la marque la plus certaine d'une fausse amitié. Si celui que nous aimons est vicieux, assurément notre amitié est vicieuse; car puisqu'elle ne peut s'appuyer sur la vraie vertu, il faut bien qu'elle s'appuie sur quelque vertu folâtre, ou quelque qualité sensuelle. Quant aux sociétés de marchands pour intérêt de commerce, elles ne sont que l'image de la véritable amitié, car elles se font, non pour l'amour des personnes, mais pour l'amour du gain. Enfin rappelez-vous ces deux divines paroles, qui sont comme les deux grandes colonnes de la vie chrétienne; l'une est du Sage: _Qui a la crainte de Dieu, aura aussi une bonne amitié_; l'autre est de saint Jacques: _L'amitié de ce monde est ennemie de Dieu._ CHAPITRE XXIII. Des exercices de mortification extérieure. Les naturalistes nous assurent que si on écrit quelque mot sur une amande bien entière, et qu'on la remette dans son noyau, le pliant et serrant bien proprement et le plantant ainsi, tout le fruit de l'arbre qui en viendra se trouvera écrit et gravé du même mot. Pour moi, Philothée, je n'ai jamais pu approuver la méthode de ceux qui, pour réformer l'homme, commencent par l'extérieur, par les contenances, par les habits, par les cheveux. Il me semble au contraire qu'il faut commencer par l'intérieur: _Convertissez-vous à moi_, dit Dieu, _de tout votre cœur. Mon fils, donnez-moi votre cœur._ Car en effet, le cœur étant la source des actions, elles sont telles qu'il est lui-même. Le divin époux invitant l'ame, lui adresse ces paroles: _Mettez-moi comme un cachet sur votre cœur, comme un cachet sur votre bras._ Oui vraiment; car quiconque a Jésus-Christ dans son cœur, l'a bientôt après dans toutes ses actions extérieures. C'est pourquoi, chère Philothée, j'ai voulu avant toutes choses graver sur votre cœur ce mot saint et sacré: vive Jésus! assuré que je suis, qu'après cela votre vie, qui vient du cœur comme l'amandier vient de son noyau, produira tous ses fruits, c'est-à-dire toutes ses actions empreintes et gravées du même mot de salut; et que, comme ce doux Jésus vivra dans votre cœur, il vivra aussi dans toute votre conduite, et paroîtra en vos yeux, en votre bouche, en vos mains, voire même en vos cheveux, en sorte que vous pourrez dire, à l'exemple de saint Paul: _Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi._ Bref, qui a gagné le cœur de l'homme a gagné tout l'homme. Mais ce cœur même, par lequel nous voulons commencer, a besoin qu'on lui apprenne à régler tout l'extérieur, afin que non-seulement on y voie la sainte dévotion, mais encore une grande discrétion et sagesse. Pour cela, je vais vous donner en peu de mots plusieurs avis. Si vous pouvez supporter le jeûne, vous ferez bien de jeûner quelques jours, outre les jeûnes que l'Église commande; car, outre l'effet ordinaire du jeûne, qui est d'élever l'esprit, de réprimer la chair, de faciliter la vertu, et d'acquérir une plus grande récompense dans le Ciel, c'est encore un très-grand bien que de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise même, et de tenir le corps et les sens soumis à la loi de l'esprit: et bien qu'on ne jeûne pas beaucoup, l'ennemi néanmoins nous craint davantage quand il voit que nous savons jeûner. Les mercredi, vendredi et samedi, sont les jours auxquels les anciens chrétiens s'exerçoient le plus à l'abstinence. Prenez-en donc de ceux-là pour jeûner, selon votre dévotion et les sages avis de votre directeur. Je dirois volontiers comme saint Jérôme à la bonne dame Léta: _Les jeûnes longs et immodérés me déplaisent fort, surtout dans ceux qui sont encore d'un âge tendre._ J'ai appris par expérience que les petits ânons étant las en chemin, cherchent à s'en écarter, c'est-à-dire que les jeunes gens devenus infirmes par l'excès du jeûne, en viennent aisément aux délicatesses. Les cerfs courent mal en deux temps: quand ils sont trop chargés de venaison, et quand ils sont trop maigres. De même nous sommes grandement exposés aux tentations quand notre corps est trop nourri, et quand il est trop abattu; car dans le premier état il devient insolent et rebelle, et dans le second il devient lâche et désespéré; et comme nous ne pouvons le porter quand il est trop gras, aussi ne peut-il nous porter quand il est trop maigre. Ce défaut de modération dans le jeûne, la discipline et les autres exercices de pénitence, rend inutiles aux œuvres de la charité les meilleures années de plusieurs; comme il arriva même à saint Bernard, qui se repentit d'avoir usé de trop d'austérité. En sorte qu'après avoir maltraité leur chair au commencement, ils sont contraints de la flatter à la fin. N'eussent-ils pas beaucoup mieux fait de s'imposer dès le principe des mortifications modérées, égales et proportionnées aux travaux et aux devoirs que leurs conditions leur imposoient? Le jeûne et le travail matent et abattent la chair. Si le travail que vous faites vous est nécessaire, ou est fort utile à la gloire de Dieu, j'aime mieux que vous souffriez la peine du travail que celle du jeûne. C'est le sentiment de l'Église, qui, pour les travaux utiles au service de Dieu et du prochain, décharge ceux qui les font du jeûne même commandé. L'un a de la peine à jeûner, l'autre en a à servir les malades, à visiter les prisonniers, à confesser, à prêcher, à soulager les pauvres, à prier et autres choses semblables; cette peine vaut mieux que l'autre; car, outre qu'elle mate également la chair, elle a des fruits beaucoup plus désirables; et ainsi il vaut mieux, généralement parlant, garder plus de forces corporelles qu'il n'en faut, que de les trop diminuer; car on peut toujours les abattre si on le veut, mais on ne peut pas toujours les réparer quand on en a besoin. Il me semble que nous devons avoir en grande considération la parole que notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ a dit à ses disciples: _Mangez ce que l'on vous servira._ C'est, je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on vous présente, soit que vous l'aimiez, soit que vous ne l'aimiez pas, que de choisir toujours le pire; car encore que cette dernière façon de vivre semble plus austère, l'autre néanmoins a plus de résignation; car, par elle on ne renonce pas seulement à son goût, mais encore à son choix; et assurément ce n'est pas une petite austérité de tourner son goût à toute main, et de le plier en toutes rencontres. Ajoutez que cette sorte de mortification ne paroît point, n'incommode personne, et convient tout-à-fait aux usages de la vie civile. Repousser un plat pour en prendre un autre, regarder de près et tâter toutes les viandes, ne trouver jamais rien de bien apprêté ni d'assez propre, faire des mystères a chaque morceau, tout cela ressent un cœur mou et esclave de sa bouche. J'estime plus saint Bernard d'avoir bu de l'huile pour de l'eau et du vin, que s'il eût bu de l'eau d'absinthe avec intention; car c'étoit signe qu'il ne pensoit pas à ce qu'il buvoit. Et en cette indifférence du boire et du manger consiste véritablement la perfection de cette parole: _Mangez ce que l'on vous servira._ J'excepte néanmoins les viandes qui nuisent à la santé, ou même aux fonctions de l'esprit, comme sont, à l'égard de plusieurs personnes, les viandes chaudes et épicées; et je n'entends pas non plus parler de certaines occasions où la nature a besoin d'être aidée et remontée pour pouvoir soutenir quelque travail à la gloire de Dieu. En un mot, une sobriété modérée et continuelle vaut mieux que des abstinences violentes faites à diverses reprises, et entremêlées de grands relâchemens. La discipline prise modérément est merveilleuse pour ranimer la dévotion. La haire mate puissamment le corps; mais l'usage en est ordinairement peu propre aux gens mariés, aux complexions délicates, et à ceux qui ont à supporter d'autres grandes peines. On peut cependant s'en servir, avec l'aide d'un sage confesseur, les jours qui sont plus spécialement consacrés à la pénitence. Il faut prendre la nuit autant de sommeil qu'il en faut, chacun selon sa complexion, pour pouvoir bien et utilement veiller le jour; et puisque l'Ecriture Sainte en cent façons, l'exemple des saints, la raison et l'expérience nous recommandent grandement les matinées comme le temps le plus précieux et le plus fructueux de nos jours; puisque Notre-Seigneur même est appelé soleil levant, et sa sainte Mère aube du jour, je pense que c'est une habitude louable de prendre son sommeil le soir de bonne heure, pour pouvoir ensuite se réveiller et se lever de bon matin. Assurément c'est bien là le temps le plus agréable, le plus doux, et où il y a le moins d'embarras; les oiseaux eux-mêmes semblent nous y inviter à bénir et à louer Dieu. Le lever matin est donc tout-à-fait favorable et à la santé et à la sainteté. Balaam, monté sur son ânesse, alloit trouver Balac; mais, parce que son intention n'étoit pas droite, un ange l'attendit sur le chemin avec une épée en main pour le tuer. L'ânesse, qui voyoit l'ange, s'arrêta par trois fois et fit la rétive; et chaque fois Balaam la frappa cruellement de son bâton pour la faire avancer, jusqu'à ce qu'enfin, s'étant couchée tout-à-fait sous le prophète, elle lui dit, par un grand miracle: _Que t'ai-je fait? Pourquoi m'as tu déjà frappée trois fois?_ Et aussitôt les yeux de Balaam s'étant ouverts, il vit l'ange qui lui dit: _Pourquoi as-tu battu ton ânesse? Si elle ne se fût détournée de devant moi, je t'eusse tué, et je l'eusse épargnée._ Alors Balaam dit à l'ange: _Seigneur, j'ai péché; je ne savois pas que vous vous opposassiez à mon voyage._ Voyez-vous Philothée, Balaam est la cause du mal; et il frappe néanmoins la pauvre ânesse qui n'y a nulle part. C'est ce qui arrive bien souvent en nos affaires: cette femme voit son mari ou son enfant malade, et aussitôt elle court au jeûne, à la haire, à la discipline, comme fit David en pareille occasion. Hélas! chère amie, vous battez le pauvre âne, vous affligez votre corps, et cependant il n'est pas cause de votre mal, et de ce que Dieu a tiré son épée contre vous. Corrigez votre cœur qui est idolâtre de ce mari, qui passe tout à cet enfant, et qui le destine à mille projets d'orgueil et d'ambition: c'est là la vraie source du mal. Cet homme voit que souvent il retombe lourdement dans le péché: aussitôt sa conscience vient lui percer le cœur par des reproches intérieurs qu'il redoute, alors revenant à lui: Ah! maudite chair, s'écrie-t-il, ah! corps déloyal, tu m'as trahi! Et le voilà aussitôt à grands coups sur cette chair, à des jeûnes immodérés, à des disciplines sans fin, à des haires insupportables. O pauvre ame! si ta chair pouvoit parler comme l'ânesse de Balaam, elle te diroit: Pourquoi me frappes-tu, misérable? C'est contre toi, ô mon ame! que Dieu arme sa vengeance; c'est toi qui es la criminelle. Pourquoi me conduis-tu en de mauvaises réunions? Pourquoi m'exposes-tu à de rudes tentations? Sois sobre en tes pensées, et je serai sobre dans mes sens. Ne vois que des gens honnêtes, et j'ignorerai de tels excès. Hélas! c'est toi qui me jettes dans le feu, et tu ne veux pas que je brûle! Tu me remplis les yeux de fumée, et tu ne veux pas qu'ils s'enflamment! Et Dieu sans doute vous dit alors: Battez, rompez, fendez, brisez vos cœurs principalement; car c'est contre eux que ma colère est allumée. Certes, pour guérir la démangeaison, il ne faut pas tant se baigner et le laver, que se purifier le sang et se rafraîchir la bile; ainsi, pour nous guérir de nos vices, s'il est bon de mortifier notre chair, il est surtout bon de bien purifier nos affections et de rafraîchir nos cœurs. Souvenez-vous, au reste, qu'en tout et partout il ne faut entreprendre d'austérité corporelle qu'avec l'avis de votre directeur. CHAPITRE XXIV. Des compagnies et de la solitude. Rechercher les compagnies, et les fuir, ce sont deux excès blâmables dans la dévotion des gens du monde, qui est celle dont je parle ici. Car fuir les compagnies, c'est marquer du dédain et du mépris pour le prochain; et les rechercher, c'est donner dans l'inutilité et l'oisiveté. Il faut aimer le prochain comme soi-même; pour montrer qu'on l'aime, il ne faut pas éviter d'être avec lui; et pour témoigner qu'on s'aime soi-même, il faut se plaire avec soi-même: Or on y est quand on est seul: _Pense à toi_, dit saint Bernard, _et puis aux autres_. Si donc rien ne vous presse de faire des visites, ou d'en recevoir chez vous, demeurez en vous-même, et entretenez-vous avec votre cœur. Mais si quelque visite vous arrive, ou que vous ayez de bons motifs pour en faire, allez au nom de Dieu, Philothée, et voyez votre prochain de bon cœur et de bon œil. On appelle mauvaises compagnies celles qui sont animées de quelque mauvaise intention, ou bien quand ceux qui s'y trouvent sont vicieux, libres et dissolus. Pour celles-là, il faut s'en détourner tout-à-fait, comme les abeilles se détournent d'un amas de frelons et de taons. Car, comme ceux qui ont été mordus par des chiens enragés ont la sueur, l'haleine et la salive dangereuses, principalement pour les enfans et les personnes délicates; de même le commerce des gens vicieux et libres en paroles ne peut avoir que de grands dangers, surtout pour ceux dont la dévotion est encore tendre et délicate. Il y a des compagnies qui ne sont aucunement utiles, si ce n'est pour se récréer et se reposer un peu des occupations sérieuses. Quant à celles-là, comme il ne faut pas y donner trop de temps, aussi peut-on y consacrer le loisir destiné à la récréation. Il en est d'autres qui ne sont que d'honnêteté, comme sont les visites mutuelles; et certaines assemblées qui se font pour honorer le prochain; et quant à celles-là, s'il ne faut pas y mettre trop d'importance, aussi ne faut-il pas les mépriser d'une manière incivile; mais y satisfaire avec modestie et prudence, afin d'éviter également l'impolitesse et la légèreté. Restent les compagnies utiles, comme sont celles des personnes vertueuses et dévotes. O Philothée! ce vous sera toujours un grand bien d'en rencontrer souvent de pareilles. La vigne plantée parmi les oliviers porte des raisins onctueux, et qui ont le goût de l'olive; de même, une ame qui se trouve souvent parmi des gens de bien ne peut faire autrement que de participer à leurs vertus. Les bourdons seuls ne peuvent point faire de miel, mais avec les abeilles ils aident à le faire: c'est donc un grand moyen de nous bien exercer à la dévotion que de converser souvent avec les ames dévotes. En toute compagnie et conversation, la naïveté, la simplicité, la douceur, la retenue, sont ce qu'il y a de préférable. Il est des gens qui mettent tant d'artifice à la moindre parole et au moindre mouvement, que chacun en est ennuyé; et comme celui qui ne voudroit jamais se promener qu'en comptant ses pas, ni parler qu'en chantant, seroit insupportable à tout le monde; de même ceux qui prennent une contenance affectée, et qui ne font rien qu'en cadence, sont extrêmement fâcheux dans le monde; et l'on peut assurer qu'il y a toujours en eux plus ou moins de présomption. Il faut pour l'ordinaire qu'une douce joie domine dans nos rapports avec le prochain. Aussi louoit-on beaucoup saint Romuald et saint Antoine de ce que, nonobstant toutes leurs austérités, ils avoient toujours sur la physionomie et dans leurs discours l'expression de la joie, de la gaîté et de la politesse. _Riez avec ceux qui rient, réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent_; je vous le dis encore une fois avec l'Apôtre: _Réjouissez-vous toujours, mais en Notre-Seigneur, et que votre modestie paroisse aux yeux de tous._ Pour vous réjouir en Notre-Seigneur, il faut que le sujet soit non-seulement licite, mais convenable; ce que je dis, parce qu'il y a des choses licites qui pourtant ne conviennent pas; et afin que votre modestie paroisse, gardez-vous des méchancetés, qui bien certainement sont toujours répréhensibles. Faire tomber l'un, noircir l'autre, piquer celui-ci, faire du mal à un fou, ce sont des risées et des joies sottes et méchantes. Mais toujours, outre la solitude intérieure en laquelle vous pouvez vous retirer au milieu même des plus grandes conversations, ainsi que je l'ai dit au chapitre douze de la seconde partie, vous devez beaucoup aimer la solitude extérieure et réelle; non pas pour aller dans les déserts comme sainte Marie égyptienne, saint Paul, saint Antoine, saint Arsène et tant d'autres solitaires; mais pour demeurer un peu dans votre chambre, dans votre jardin, ou ailleurs, et pouvoir plus librement recueillir votre esprit en vous-même, et récréer votre ame par de bonnes méditations et de saintes pensées, ou bien par un peu de bonne lecture; c'est ce que faisoit le grand saint Grégoire, évêque de Nazianze, ainsi que nous le voyons par ses écrits: «Je me promenois, dit-il, seul avec moi-même vers l'heure où le soleil se couche, et je passois doucement le temps sur les rivages de la mer; car j'ai coutume de prendre cette petite récréation pour me reposer et me distraire des ennuis ordinaires de la vie.» Et là-dessus il rapporte la bonne pensée qu'il eut, et que je vous ai citée ailleurs. C'étoit aussi la pratique de saint Ambroise: «Souvent, dit saint Augustin, étant entré dans sa chambre, dont on ne refusoit l'entrée à personne, je me plaisois à le regarder lire; et après avoir attendu quelque temps, je m'en retournois sans mot dire, pour ne pas le déranger, pensant que le peu de temps qui restoit à ce grand pasteur pour délasser et récréer son esprit ne devoit pas lui être ôté.» Aussi, après que les apôtres eurent un jour raconté à Notre-Seigneur les succès qu'ils avoient eus dans une mission: _Venez_, leur dit le Sauveur, _retirons-nous dans la solitude, et prenez-y un peu de repos._ CHAPITRE XXV. De la bienséance des habits. Saint Paul veut que les femmes chrétiennes (il en faut dire autant des hommes) soient revêtues d'habits convenables, se parant avec modestie et retenue. Or, la bienséance des habits et des autres ornemens dépend de la matière, de la forme et de la propreté. Quant à la propreté, elle doit presque toujours être la même dans nos habits, sur lesquels, autant qu'il est possible, il ne faut laisser aucune sorte de souillure et de tache. La propreté extérieure représente en quelque façon la pureté intérieure, c'est pour cela que Dieu exige une grande pureté corporelle en ceux qui approchent de ses autels, et dans ceux qui sont plus particulièrement consacrés à son service. Quant à la matière et à la forme des habits, la bienséance résulte de plusieurs circonstances: du temps, de l'âge, des qualités, des compagnies et des occasions. On se pare ordinairement mieux les jours de fête, selon la grandeur du jour qu'on célèbre; dans les temps consacrés à la pénitence, comme le carême, l'on se néglige beaucoup; dans les noces, on porte des robes nuptiales; dans les assemblées funèbres, des robes de deuil; auprès des princes on rehausse son état; dans l'intérieur de la famille on doit l'oublier; la femme mariée peut et doit se parer, quand elle est avec son mari et qu'elle sait qu'il le désire; mais si elle fait de même pendant son absence, on lui demandera à quoi bon tant de soin et de recherche. On permet plus d'ajustement aux filles, parce qu'il leur est permis de vouloir plaire à plusieurs, quoique ce ne soit qu'afin d'en gagner un par un saint mariage. On ne trouve pas non plus mauvais que les veuves à marier se parent un peu, pourvu qu'elles ne se donnent point les airs de la première jeunesse: d'autant qu'ayant déjà passé par l'état du mariage, et les regrets du veuvage, on s'attend à les trouver d'un esprit mûr et rassis. Mais quant aux vraies veuves, c'est-à-dire celles qui le sont vraiment de cœur, nul ornement ne leur est convenable, sinon l'humilité, la modestie et la dévotion. Car si elles veulent être recherchées, elles ne sont pas de vraies veuves; et si elles ne le veulent pas, pourquoi tant de prétentions? Qui ne veut point recevoir d'hôtes, n'a qu'à ôter l'enseigne de son logis. On se moque toujours des vieilles gens qui veulent faire les jolis; c'est une folie qui n'est supportable tout au plus que dans la jeunesse. Soyez propre, Philothée, qu'il n'y ait rien sur vous de traînant et de mal rangé. C'est mépriser ceux avec qui l'on est que de les aller voir en habit désagréable; mais gardez-vous surtout des afféteries, vanités, curiosités et sottes recherches; tenez-vous toujours, tant qu'il vous sera possible, du côté de la simplicité et de la modestie: c'est le plus grand ornement de la beauté, et la meilleure excuse de la laideur. Saint Pierre avertit principalement les jeunes femmes de ne point porter leurs cheveux si crêpés, frisés, bouclés et apprêtés. Les hommes qui sont assez lâches pour s'amuser à de telles sottises, sont partout décriés comme étant moins hommes que femmes; et les femmes elles-mêmes que la vanité entête, sont tenues pour foibles en vertu; du moins, si elles en ont, il n'y paroît guère parmi tant de fatras et de bagatelles. On dit qu'on n'y pense pas mal; mais je réplique, comme je l'ai fait ailleurs, que le diable y en pense toujours. Pour moi, je voudrais qu'un dévot et une dévote fussent toujours les mieux habillés de la compagnie, mais les moins pompeux et affectés; et qu'ils fussent, comme il est dit dans le Proverbe, parés de grâces, de bienséance et de dignité. Saint Louis dit d'un seul mot, qu'on doit se vêtir selon son état, en sorte que les sages et les prudens ne puissent pas dire, vous en faites trop, et les jeunes gens, vous en faites trop peu. Que si les jeunes ne veulent point se contenter de la bienséance, alors il faut s'en tenir à l'avis des sages. CHAPITRE XXVI. De parler, et premièrement comment il faut parler de Dieu. Les médecins prennent une grande connoissance de la santé ou de la maladie d'une personne par l'inspection de sa langue; et nos paroles sont aussi de vrais indices des qualités de notre ame. _Par tes paroles_, dit le Sauveur, _tu seras justifié, et par tes paroles tu seras condamné._ Nous portons soudain la main sur la douleur que nous sentons, et la langue sur l'amour que nous avons. Si donc, Philothée, vous avez bien l'amour de Dieu, vous parlerez souvent de Dieu dans les conversations particulières que vous aurez avec vos parens, vos amis et vos voisins. Oui, _car la bouche du juste méditera la sagesse, et sa langue parlera de justice._ Et comme les abeilles ont toujours dans leur petite trompe quelque peu du miel qu'elles distillent, de même aussi votre bouche conservera le goût des bonnes pensées qu'elle aura exprimées; votre plus douce jouissance sera de faire couler sur vos lèvres les louanges de Dieu, et vous éprouverez quelque chose de cette douceur délicieuse que saint François avoit, dit-on, à la bouche toutes les fois qu'il prononçoit le nom du Seigneur. Mais parlez toujours de Dieu comme de Dieu, c'est-à-dire avec respect et dévotion; non point en faisant la suffisante et la prêcheuse, mais avec un grand esprit de douceur, de charité et d'humilité; distillant, comme l'épouse des Cantiques, le miel délicieux de la dévotion, et le versant goutte à goutte, tantôt dans l'oreille de l'un, tantôt dans l'oreille de l'autre, priant Dieu au fond de votre ame qu'il lui plaise de faire passer cette sainte rosée jusque dans le cœur de ceux qui vous écoutent. Surtout il faut faire cet office angélique doucement et agréablement, non par manière de correction, mais par manière d'inspiration; car c'est merveille, comme la douceur est une bonne manière de proposer les choses et une puissante amorce pour attirer les cœurs. Ne parlez donc jamais de Dieu, ni de la dévotion, par manière d'acquit et d'entretien, mais toujours avec attention et dévotion. Ce que je dis pour vous garantir d'une dangereuse vanité qui se trouve en plusieurs personnes faisant profession de piété, lesquelles disent à tout propos des paroles saintes et ferventes par forme de discours, et sans y penser nullement; et qui, après les avoir dites, se croient telles que leurs paroles semblent l'indiquer, ce qui malheureusement n'est pas. CHAPITRE XXVII. De l'honnêteté des paroles, et du respect que l'on doit aux personnes. _Si quelqu'un ne pèche point en paroles_, dit l'apôtre saint Jacques, _il est un homme parfait._ Gardez-vous soigneusement de toute parole déshonnête; car encore que vous ne les disiez pas avec mauvaise intention, toujours est-il que ceux qui les entendent peuvent les prendre d'une autre manière. La parole déshonnête tombant dans un cœur foible, s'étend et se dilate comme une goutte d'huile sur du drap; et quelquefois elle saisit tellement le cœur, qu'elle le remplit de mille pensées et tentations coupables. Car si le poison du corps entre par la bouche, le poison du cœur entre par l'oreille; et la langue qui le produit est vraiment meurtrière, puisque bien qu'à l'aventure le venin qu'elle a jeté n'ait pas produit son effet, à cause du contre-poison qui se sera trouvé dans les cœurs, toujours est-il qu'il n'a pas tenu à sa malice qu'elle ne les ait fait mourir. Et qu'on ne dise pas qu'on n'y a pas pensé; car Notre-Seigneur, qui connoît les pensées, a dit, _que la bouche parle de l'abondance du cœur_. Et si nous n'y pensons pas mal, le démon néanmoins y en pense beaucoup, et se sert toujours secrètement de ces mauvais mots pour en transpercer le cœur de quelqu'un. On dit que ceux qui ont mangé de l'herbe qu'on nomme _angélique_ ont toujours l'haleine douce et agréable; et ceux qui ont bien dans le cœur l'honnêteté et la chasteté, qui est par excellence la vertu angélique, ont toujours à la bouche des paroles pures, chastes et honnêtes. Quant aux choses grossières et folles, l'Apôtre ne veut pas seulement qu'on les nomme, nous assurant que _rien ne corrompt tant les bonnes mœurs que les mauvais discours_. Que si ces paroles déshonnêtes sont dites à couvert, avec finesse et subtilité, elles sont encore infiniment plus dangereuses; car, comme plus un dard est pointu, plus il entre aisément dans nos corps, de même plus un mauvais mot est aigu, plus il pénètre dans nos cœurs; et ceux qui pensent être fort aimables en disant de telles paroles en compagnie, ne savent pas pourquoi les compagnies sont faites; car elles doivent être comme des essaims d'abeilles réunies pour faire le miel de quelque doux et vertueux entretien, et non comme un tas de guêpes attachées à quelque pourriture. Si donc quelque fat vient vous dire des paroles messéantes, témoignez que vos oreilles en sont offensées, soit en vous détournant, soit en usant de quelqu'autre moyen, selon que la prudence vous le suggérera. C'est une des plus mauvaises qualités qu'un esprit puisse avoir que d'être moqueur. Dieu hait extrêmement ce vice et en a fait autrefois des châtimens exemplaires. Rien n'est si contraire à la charité, et encore plus à la dévotion, que le mépris du prochain; or, la dérision et la moquerie n'ont jamais lieu sans ce mépris. Aussi est-ce un fort grand péché; et les docteurs ont raison de dire que la moquerie est la plus grande offense que l'on puisse faire au prochain en paroles, parce que les autres offenses n'empêchent pas toujours d'estimer celui qui est offensé, tandis que celle-ci est toujours accompagnée de dédain et de mépris. Quant aux jeux de paroles qui se font entre honnêtes gens avec une gaîté douce et modeste, ils appartiennent à la vertu que les Grecs appellent _eutrapélie_, et que nous pouvons nommer bonne conversation: c'est une manière aimable de se récréer à l'occasion des travers et des petites imperfections humaines dont personne n'est exempt. Il se faut garder seulement de passer de la plaisanterie à la moquerie; car la moquerie provoque à rire par mépris du prochain, au lieu que la plaisanterie provoque à rire par la liberté, l'enjoûment et la franchise de cœur, joints à la gentillesse de quelques mots. Il est rapporté de saint Louis, que, quand les religieux qu'il avoit à sa cour vouloient parler de choses sérieuses après dîner, _Ce n'est pas le moment_, leur disoit-il, _de raisonner de la sorte, mais bien de se récréer de quelques bons mots: que chacun dise donc librement et honnêtement ce qu'il voudra._ Et en cela il vouloit donner occasion à la noblesse qui étoit autour de lui de recevoir quelque marque de sa bonté. Du reste, Philothée, passons tellement le temps par récréation, que nous nous assurions toujours la sainte éternité par dévotion. CHAPITRE XXVIII. Des jugemens téméraires. _Ne jugez point, et vous ne serez point jugés_, dit le Sauveur de nos ames; _ne condamnez point, et vous ne serez point condamnés._ _Non_, dit le saint apôtre, _ne jugez point avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne révéler le secret des ténèbres, et manifester les conseils des cœurs._ Oh! que les jugemens téméraires sont désagréables à Dieu! Les jugemens des enfans des hommes sont téméraires, parce qu'ils ne sont pas juges les uns des autres, et qu'en jugeant ils usurpent l'office de Notre-Seigneur. Ils sont téméraires, parce que la principale malice du péché vient de l'intention et de la disposition du cœur, qui est pour nous le secret des ténèbres. Ils sont téméraires, parce que chacun a bien assez à faire de se juger soi-même, sans entreprendre encore de juger son prochain. C'est une chose également nécessaire pour n'être point jugé, de ne point juger les autres et de se juger soi-même; car, comme Notre-Seigneur nous défend l'un, l'Apôtre nous ordonne l'autre, en disant: _Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés._ Mais, ô Dieu! nous faisons tout le contraire; car, ce qui nous est défendu, nous ne cessons de le faire, jugeant à tout propos le prochain; et ce qui nous est commandé, qui est de nous juger nous-mêmes, nous ne le faisons jamais. Selon les diverses causes des jugemens téméraires, il y faut apporter divers remèdes. Il y a des cœurs aigres, amers et âpres de leur nature qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu'ils reçoivent, et qui, selon l'expérience du Prophète, _convertissent le jugement en absynthe_, ne jugeant jamais du prochain qu'en toute rigueur et âpreté. Ceux-ci ont grandement besoin de tomber entre les mains d'un bon médecin spirituel; car cette amertume de cœur leur étant naturelle, elle est difficile à vaincre; et bien qu'en soi elle ne soit pas péché, mais seulement une imperfection, elle est néanmoins dangereuse, parce qu'elle introduit et fait régner dans l'ame le jugement téméraire et la médisance. Quelques-uns jugent témérairement, non par aigreur, mais par orgueil, s'imaginant que plus ils rabaissent l'honneur d'autrui, plus ils relèvent le leur; esprits arrogans ou présomptueux, qui s'admirent eux-mêmes, et se placent si haut dans leur propre estime, qu'ils voient tout le reste comme chose petite et basse. _Je ne suis pas comme le reste des hommes_, disoit le sot pharisien. D'autres n'ont pas cet orgueil manifeste, mais seulement une certaine petite complaisance à considérer le mal d'autrui, pour savourer et faire savourer plus doucement le bien contraire dont ils se croient doués; et cette complaisance est si secrète et imperceptible, que, si on n'a bonne vue, on ne peut la discerner, et ceux mêmes qui en sont atteints ne la connoissent pas, à moins qu'on ne la leur montre. D'autres, pour se flatter et s'excuser eux-mêmes, et pour adoucir les remords de leur conscience, jugent fort volontiers que les autres sont vicieux du vice qu'ils ont contracté, ou de quelque autre aussi grand, se persuadant que la multitude des criminels rend leur péché moins blâmable. Plusieurs s'adonnent au jugement téméraire pour le seul plaisir de philosopher et de gloser sans fin sur l'humeur, la conduite et les mœurs des personnes, se faisant de cela comme un exercice et un jeu d'esprit. Que si par malheur ils rencontrent quelquefois juste en leurs conjectures, alors l'audace et la manie de juger s'accroît tellement en eux, que l'on a bien de la peine à les retenir. Beaucoup jugent par passion, pensant toujours bien de ce qu'ils aiment, et toujours mal de ce qu'ils haïssent, sinon en un cas tout-à-fait étonnant, et néanmoins véritable, où l'excès de l'amour porte à mal juger de ce qu'on aime: effet monstrueux d'un amour grossier, imparfait, troublé et malade; maudite jalousie, qui, comme chacun sait, sur un simple regard, sur le moindre geste, condamne les personnes de trahison et de parjure. Enfin, la crainte, l'ambition et mille autres foiblesses d'esprit, contribuent souvent à ces vains soupçons et à ces jugemens téméraires. Mais quels remèdes à tant de maux? On dit que ceux qui ont bu du suc d'une herbe d'Ethiopie, appelée _ophiusa_, croient voir partout des serpens et autres choses effroyables, et que pour les guérir il faut leur faire prendre du vin de palmier; de même ceux qui ont avalé l'orgueil, l'envie, l'ambition, la haine, ne voient rien qu'ils ne trouvent mauvais et blâmable; et pour les guérir je leur dis: Buvez le plus que vous pourrez du vin sacré de la charité; elle vous délivrera de ces mauvaises humeurs qui vous font faire tant de jugemens bizarres. La charité craint de rencontrer le mal; tant s'en faut-il qu'elle l'aille chercher. Et quand elle le rencontre, elle s'en détourne et le dissimule: ainsi, au premier bruit qui lui en vient, elle ferme les yeux pour ne pas le voir; et puis elle croit par une sainte simplicité que ce n'étoit pas le mal, mais seulement l'ombre et comme le fantôme du mal. Que si néanmoins elle est forcée de reconnoître que c'est lui-même, elle s'en distrait aussitôt, et tâche d'en oublier la figure. La charité est le grand remède à tous les maux, mais spécialement à celui-ci. Toutes choses paroissent jaunes à ceux qui ont la jaunisse, et l'on dit que pour les guérir de ce mal, il leur faut faire porter de la feuille de pavot sous la plante des pieds. Certes, ce péché de jugement téméraire est une jaunisse spirituelle, qui fait paroître toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sont atteints; mais qui en veut guérir, doit appliquer le remède non aux yeux, mais aux pieds de l'ame, c'est-à-dire non à l'entendement, mais aux affections. Si donc vous avez de la douceur et de la charité dans le cœur, tous vos jugemens seront doux et charitables; et en voici trois exemples admirables que je vous présente. Isaac avoit dit que Rebecca étoit sa sœur, et Abimélech qui s'aperçut de quelques démonstrations d'amitié entre eux, fort tendres et très-familières, jugea que c'étoit sa femme: un œil malin eût jugé que c'étoit sa maîtresse, ou que si elle étoit sa sœur, il étoit lui-même un incestueux; mais Abimélech prit le parti charitable qu'il pouvoit prendre sur un tel fait. Voilà comme l'on doit juger favorablement du prochain autant que l'on peut; et si une action avoit cent aspects différens, il faudroit la regarder uniquement par le plus bel endroit. Saint Joseph ne pouvoit douter que la sainte Vierge ne fût enceinte; mais parce qu'il connoissoit son éminente sainteté, et sa vie toute pure, toute angélique, il ne se permit pas le plus léger soupçon contre elle, quelque violens que fussent ses préjugés: ainsi il prit la résolution, en la quittant, d'en laisser tout le jugement à Dieu. L'Esprit divin nous fait remarquer dans l'Evangile, qu'il en usa de la sorte parce qu'il étoit un homme juste. Or l'homme juste, qui ne peut absolument excuser ni le fait, ni l'intention d'une personne dont il connoît la probité, n'en veut pas juger et tâche même d'ôter cela de son esprit, et en laisse le jugement à Dieu. Le Sauveur crucifié, ne pouvant excuser entièrement le péché de ceux qui l'avoient attaché à la croix, voulut au moins en diminuer la malice par la raison de leur ignorance: de même quand nous ne pouvons excuser le péché, rendons-le au moins digne de compassion, en l'attribuant à la cause la plus supportable qu'il puisse avoir, comme à l'ignorance ou à la foiblesse. Mais ne peut-on donc jamais juger le prochain? Non certes, jamais: c'est Dieu, Philothée, qui juge les criminels, dans les jugemens de la justice humaine. Toutefois il se sert de la voix des magistrats pour se rendre intelligible à nos oreilles; ils sont comme ses interprètes et ses oracles, et ne doivent rien prononcer que ce qu'ils ont appris de lui. Que s'ils font autrement, et suivent leurs propres passions, alors c'est vraiment eux qui jugent, et qui par conséquent seront jugés; car il est défendu aux hommes, en tant qu'hommes, de juger les autres. Voir ou connoître une chose, ce n'est pas en juger; car tout jugement, au moins selon la phrase de l'Ecriture, présuppose quelque difficulté, grande ou petite, vraie ou apparente, qu'il faut décider. C'est pourquoi elle dit que ceux qui n'ont pas la foi sont déjà jugés, parce qu'il n'y a point de doute sur leur condamnation. Ce n'est donc pas mal fait de douter du prochain? Non, car il n'est pas défendu de douter, mais de juger. Toutefois, il n'est permis ni de douter ni de soupçonner, qu'autant que de bonnes raisons nous y contraignent; autrement les doutes et les soupçons sont téméraires. Si quelque œil méchant eût vu Jacob, quand il embrassa Rachel auprès du puits, ou qu'il eût vu Rebecca recevoir des bracelets et des pendans d'oreilles d'Eliézer, homme inconnu dans ce pays-là, il eût sans doute mal pensé de ces deux modèles de vertu, mais c'eût été bien à tort; car quand une action est de soi-même indifférente, c'est faire un soupçon téméraire que d'en tirer une mauvaise conséquence, à moins que plusieurs circonstances ne donnent crédit à ce soupçon. C'est aussi un jugement téméraire que de prendre occasion d'un acte pour blâmer la personne qui en est l'auteur; mais ceci, je le dirai bientôt plus clairement. Enfin, ceux qui ont bien soin de leur conscience ne sont guère sujets aux jugemens téméraires; car, comme les abeilles, en voyant les brouillards et les temps nébuleux, se retirent dans leurs ruches et y préparent leur miel, de même les bonnes ames ne laissent pas courir leurs pensées sur les sujets embrouillés et parmi les actions équivoques du prochain; mais pour ne pas les rencontrer, elles se renferment au dedans d'elles-mêmes, et prennent au fond de leur cœur de bonnes résolutions pour leur propre amendement. C'est le fait d'une ame inutile de s'amuser à examiner la vie d'autrui: j'excepte ceux qui sont chargés de la conduite des autres, soit dans la famille, soit dans l'état; car une bonne partie de leur conscience consiste à surveiller celle d'autrui. Qu'ils fassent donc leur devoir avec amour: passé cela, qu'ils se tiennent en repos et ne s'occupent que d'eux-mêmes. CHAPITRE XXIX. De la médisance. Le jugement téméraire produit l'inquiétude, le mépris du prochain, l'orgueil et la complaisance en soi-même, et cent autres effets très-pernicieux, parmi lesquels la médisance est au premier rang, comme la vraie peste des conversations. Oh! que n'ai-je un des charbons du saint autel pour toucher les lèvres des hommes et les purifier de leurs péchés, comme un séraphin purifia jadis les lèvres du prophète Isaïe! Qui ôteroit la médisance du monde, en ôteroit une des plus grandes causes de péchés qui existent. Si quelqu'un enlève injustement au prochain sa bonne réputation, outre le péché qu'il commet, il est obligé d'en faire réparation, selon la nature de la médisance; car nul ne peut entrer au Ciel avec le bien d'autrui; et de tous les biens extérieurs la renommée est le plus précieux. La médisance est une espèce de meurtre; car nous avons trois vies: la spirituelle, qui se trouve en la grâce de Dieu; la corporelle, dont l'ame est le principe; et la civile, qui consiste en la renommée. Le péché nous ôte la première, la mort nous ôte la seconde, et la médisance nous ôte la troisième. Mais le médisant a cela de particulier, que par un seul coup de langue il fait ordinairement trois meurtres: il tue son ame et l'ame de celui qui l'écoute, par un homicide spirituel, et il ôté la vie civile à celui dont il médit; car, comme disoit saint Bernard, et celui qui médit, et celui qui écoute le médisant, ont tous deux le diable sur eux; mais l'un l'a sur la langue, et l'autre en son oreille. David dit en parlant des médisans, qu'_ils ont aiguisé leur langue comme la langue d'un serpent_. Or, le serpent a la langue fourchue et à deux pointes, selon la remarque d'Aristote; et telle est en effet la langue du médisant, qui d'un seul coup pique et empoisonne l'oreille de celui qui écoute, et la réputation de celui dont il parle. Je vous conjure donc, chère Philothée, de ne jamais médire de personne, ni directement, ni indirectement: gardez-vous d'attribuer de faux crimes au prochain, ou de découvrir ceux qui sont secrets, ou d'augmenter ceux qui sont connus, ou de mal interpréter ses bonnes œuvres, ou de nier le bien que vous savez être en quelqu'un, ou de le cacher malignement, ou de le diminuer par vos paroles; car en tout cela vous offenseriez grandement Dieu, surtout si c'étoit en accusant faussement le prochain, ou en niant la vérité à son préjudice; car alors il y auroit le double péché de mentir et de nuire au prochain. Ceux qui préparent la médisance par des préliminaires honorables, ou qui entremêlent leurs médisances de petites gentillesses et de bons mots, sont les plus fins et les plus dangereux médisans de tous. Je proteste, disent-ils, que je l'aime, et qu'au reste c'est un galant homme; mais cependant il faut dire la vérité: il eut tort de faire cette perfidie. C'est une fort vertueuse fille, mais elle fut surprise; et autres semblables tournures. Ne voyez-vous pas l'artifice? Celui qui veut tirer de l'arc, tire tant qu'il peut la flèche à soi; mais ce n'est que pour la lancer plus fortement; il semble aussi que ceux-ci retirent leur médisance à eux, mais ce n'est que pour la décocher plus roide, afin qu'elle pénètre plus avant dans le cœur des assistans. La médisance dite en forme de plaisanterie est plus cruelle encore que toutes les autres. Car, comme la ciguë n'est pas en soi un poison très-violent, mais au contraire assez lent en ses effets, et facile à calmer, tandis qu'étant prise avec du vin, elle est irrémédiable; de même, la médisance, qui par elle-même passeroit légèrement par une oreille et sortiroit par l'autre, s'arrête fermement en l'esprit des auditeurs, quand elle est accompagnée de quelque mot subtil et joyeux. A ceux qui médisent de la sorte, on peut appliquer ces paroles de David: _Ils ont sous leurs lèvres le venin de l'aspic._ En effet, l'aspic fait sa piqûre presque imperceptible, et son venin excite d'abord une démangeaison agréable, au moyen de laquelle le cœur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poison, en sorte qu'on ne peut plus ensuite y porter remède. Ne dites pas, un tel est un ivrogne, parce que vous l'avez vu ivre, ni un tel est un voleur, parce que vous l'avez surpris une fois à voler; car un seul acte ne constitue pas une habitude. Le soleil s'arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et s'obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur: nul ne dira pourtant qu'il soit immobile ou obscur. Noé s'enivra une fois, et Loth une autre fois; ils ne furent pourtant ivrognes ni l'un ni l'autre, non plus que saint Pierre ne fut sanguinaire, pour avoir une fois répandu du sang, ni un blasphémateur, pour avoir une fois blasphémé. Le nom de vicieux ou de vertueux suppose l'habitude du vice, ou de la vertu: c'est donc une imposture de dire qu'un homme est colère ou fripon, pour l'avoir vu une fois s'emporter ou dérober. Et lors même qu'un homme eût été long-temps vicieux, on s'exposeroit encore à mentir en le nommant ainsi. Simon le Lépreux appeloit Magdeleine une pécheresse, parce qu'elle l'avoit été autrefois: il mentoit néanmoins; car elle ne l'étoit plus, mais une très-sainte pénitente: aussi Notre-Seigneur la prit-il sous sa protection. Le pharisien regardoit le publicain comme un grand pécheur, souillé peut-être d'injustice, d'adultère et de vol; mais il se trompoit grandement; car à l'instant même il venoit d'être justifié. Hélas! puisque la bonté de Dieu est si grande, qu'un seul moment suffit pour obtenir et recevoir sa grâce, quelle assurance pouvons-nous avoir qu'un homme qui étoit hier pécheur le soit encore aujourd'hui? Le jour précédent ne doit point juger le jour présent, ni le jour présent juger le jour précédent: il n'y a que le dernier jour qui doive juger tous les autres. Nous ne pouvons donc jamais dire qu'un homme soit méchant, sans danger de mentir. Ce que nous pouvons dire, en cas qu'il en faille parler, c'est qu'il fit telle action mauvaise: qu'il a mal vécu en tel temps, que maintenant il fait mal. Mais on ne peut tirer aucune conséquence d'hier à aujourd'hui, ni d'aujourd'hui à hier, et moins encore d'aujourd'hui à demain. Bien qu'on doive être extrêmement délicat pour ne point médire du prochain, encore faut-il se garder d'un autre excès où plusieurs se laissent aller, qui est, pour éviter la médisance, de donner des louanges au vice. S'il se trouve une personne vraiment médisante, ne dites pas pour l'excuser qu'elle est libre et franche; s'il s'en trouve une manifestement vaine, ne dites pas qu'elle est noble et généreuse; les familiarités dangereuses, ne les appelez pas simplicités ou naïvetés; ne fardez pas la désobéissance du nom de zèle, ni l'arrogance du nom de franchise, ni l'impureté du nom d'amitié. Non, chère Philothée, il ne faut pas, pour fuir le vice de médisance, favoriser, flatter, ou nourrir les autres vices, mais il faut dire rondement et franchement mal du mal, et blâmer les choses blâmables; ce qui ne tournera qu'à la gloire de Dieu, moyennant les conditions suivantes: Premièrement, pour pouvoir blâmer les vices d'autrui, il faut que l'utilité, ou de celui dont on parle, on de celui à qui l'on parle, le requière. Par exemple, on raconte devant de jeunes personnes les inconséquences de tels et de telles, qui sont manifestement périlleuses; le déréglement d'un tel ou d'une telle, en paroles ou en actions manifestement mauvaises; si je ne blâme pas ouvertement ce mal, et que je veuille l'excuser, ces tendres ames, qui écoutent, en prendront occasion de se porter à quelque chose de semblable; leur utilité demande donc que tout franchement et sans retard je blâme ces choses-là, à moins que je ne puisse le faire en un temps plus opportun, et où la réputation de ceux dont on parle aura moins à souffrir. En second lieu, que j'aie quelque obligation de parler sur ce sujet; comme si je suis des premiers de la compagnie, que mon silence dût passer pour une approbation: que si je suis des moindres, je ne dois point entreprendre de rien censurer, mais je dois être parfaitement mesuré dans mes expressions, pour ne pas dire un seul mot de trop. Si, par exemple, je blâme les familiarités de ce jeune homme et de cette jeune fille, ô Dieu! Philothée, il faut que je tienne la balance bien juste pour ne pas augmenter la chose, pas même d'un seul brin: s'il n'y a qu'une foible apparence, je ne dirai que cela; s'il n'y a qu'une simple imprudence, je n'en dirai pas davantage; s'il n'y a ni imprudence, ni vraie apparence du mal, mais seulement de quoi donner à un esprit malin occasion de médire, ou je n'en dirai rien du tout, ou je dirai cela même. Ma langue, tandis que je parle du prochain, est dans ma bouche comme un rasoir dans la main du chirurgien qui veut trancher entre les nerfs et les tendons. Il faut que le coup que je porterai soit si juste, que je ne dise ni plus ni moins que ce qui est. Enfin, il faut observer, en blâmant le vice, d'épargner le plus que l'on peut la personne en qui il se trouve. On peut néanmoins parler librement des pécheurs infâmes, publics et notoires, pourvu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non avec arrogance et présomption, et en prenant plaisir au mal d'autrui; car, pour ce dernier, c'est le fait d'un cœur vil et abject. J'excepte de cette règle les ennemis déclarés de Dieu et de son Eglise; car, pour ceux-là, ils les faut décrier tant qu'on peut, comme sont les chefs d'hérésies et de schismes; c'est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, quelque part qu'il soit. Chacun se permet de juger et de censurer les princes, et de médire de nations entières, selon les divers sentimens dont on est affecté à leur égard. Philothée, ne faites pas cette faute; car, outre l'offense de Dieu, vous pourriez vous attirer mille désagrémens. Quand vous entendez mal parler du prochain, rendez l'accusation douteuse, si vous le pouvez justement; si vous ne le pouvez pas, excusez l'intention de l'accusé; que si cela ne se peut, témoignez de la compassion de son état; détournez le trait, en vous souvenant et faisant souvenir la compagnie que ceux qui ne tombent pas en faute le doivent uniquement à la grâce de Dieu; rappelez le médisant à lui-même par quelques douces manières, et dites de la personne offensée tout le bien que vous en savez. CHAPITRE XXX. Quelques autres avis touchant le parler. Que votre langage soit doux, franc, sincère, rond, naïf et fidèle. Gardez-vous des duplicités et des ruses; car, bien qu'il ne soit pas bon de dire toujours toutes espèces de vérités, encore ne faut-il jamais parler contre la vérité: accoutumez-vous à ne jamais mentir sciemment, soit pour vous excuser, soit autrement, vous ressouvenant que Dieu est le Dieu de vérité. Que si vous mentez par mégarde, et que vous puissiez de suite réparer votre faute par quelque explication, n'y manquez pas; une excuse véritable a bien plus de grâce et de force pour excuser, qu'un mensonge. Bien que l'on puisse quelquefois avec prudence et discrétion déguiser et couvrir la vérité par quelque artifice de paroles, encore ne faut-il pratiquer cela que dans les choses importantes, et quand la gloire et le service de Dieu le requièrent évidemment; hors de là les artifices sont dangereux: car, comme dit l'Ecriture-Sainte, _le Saint-Esprit n'habite pas dans un cœur dissimulé et double_. Il n'y a point de meilleure et de plus désirable finesse que la simplicité. La prudence mondaine et les artifices de la chair appartiennent aux enfans du siècle; mais les enfans de Dieu cheminent sans détour, et ont le cœur sans replis: _Qui marche simplement_, dit le Sage, _marche sûrement_; le mensonge, la duplicité et la feinte annoncent toujours un esprit foible et vil. Saint Augustin avoit dit, au quatrième livre de ses Confessions, que son ame et celle de son ami n'étoient qu'une seule ame, et que la vie lui étoit en horreur depuis la mort de son ami, parce qu'il ne vouloit pas vivre à moitié, et que cependant pour cela même il craignoit de mourir, de peur que son ami ne mourût tout entier. Ces paroles lui semblèrent dans la suite trop recherchées et affectées, si bien qu'il les révoqua au livre de ses Rétractations, et les appela une ineptie. Voyez-vous, Philothée, combien cette sainte et belle ame est sensible à l'afféterie des paroles! Certes, c'est un grand ornement de la vie chrétienne, que la fidélité, la rondeur et la sincérité du langage: _Je l'ai résolu_, disoit David, _je prendrai garde à mes voies, pour ne point pêcher par ma langue. Eh! Seigneur, mettez une garde à ma bouche, et une porte de circonspection à mes lèvres._ C'est un principe du roi saint Louis, qu'il ne faut jamais contredire personne, à moins qu'il n'y ait péché ou quelque grand dommage à être du même avis. C'est le moyen d'éviter une foule de contestations et de disputes. Or, quand il importe de contredire les autres et d'opposer son opinion à la leur, il faut user d'une grande douceur et précaution, sans vouloir aucunement violenter leur esprit; car aussi-bien ne gagne-t-on rien à prendre les choses âprement. La règle de parler peu, si recommandée par les anciens sages, ne se prend pas en ce sens qu'il faille dire peu de paroles, mais qu'il n'en faut pas dire beaucoup d'inutiles; car, pour ce qui est des paroles, on ne regarde pas à la quantité, mais à la qualité; et il me semble qu'il faut ici éviter deux excès: le premier est de faire trop l'entendu et le sévère, refusant de contribuer aux propos familiers qui se tiennent en la conversation, parce qu'il semble alors qu'il y ait manque de confiance, ou quelque sorte de mépris; le second est de plaisanter et de babiller toujours, sans laisser aux autres ni le temps ni le moyen de dire ce qu'ils veulent, parce que cela sent un esprit éventé et léger. Saint Louis n'aimoit pas qu'étant en compagnie on parlât en secret et en conseil, surtout à table, parce que cela faisoit supposer qu'on parloit mal des autres: _Celui_, disoit-il, _qui est à table en bonne compagnie, et qui a quelque plaisanterie à dire, la doit dire pour tout le monde; que si c'est une chose peu importante, il la doit taire, et n'en parler à personne._ CHAPITRE XXXI. Des passe-temps et des jeux; et premièrement de ceux qui sont permis et louables. Il est nécessaire de donner quelquefois à notre esprit et même à notre corps quelque sorte de récréation. Cassien rapporte qu'un chasseur trouva un jour saint Jean l'Evangéliste tenant une perdrix sur son poing, et s'amusant à la caresser. Le chasseur lui demanda pourquoi un homme de son caractère passoit le temps à une chose si vile et si basse; et saint Jean lui dit: Pourquoi ne portez-vous pas votre arc toujours tendu? De peur, répondit le chasseur, que, demeurant toujours courbé, il n'ait plus la force de s'étendre quand il en sera besoin. Ne vous étonnez donc pas, répliqua l'apôtre, si je donne quelque relâche à mon esprit, et prends un peu de récréation; car c'est le moyen de pouvoir ensuite m'appliquer plus vivement à la contemplation. Assurément c'est un travers que d'être si rigoureux et si sauvage, qu'on ne veuille prendre pour soi et ne permettre aux autres aucune espèce de récréation. Prendre l'air, se promener, s'entretenir de choses gaies et aimables, jouer du luth, ou de quelque autre instrument, chanter en musique, aller à la chasse, ce sont des récréations si honnêtes, que, pour en bien user, il ne faut que cette prudence commune qui donne à toutes choses le rang, le temps, le lieu et la mesure convenables. Les jeux où le gain sert de prix et de récompense à l'habileté du corps ou de l'esprit, comme les jeux de paume, de ballon, de mail, les courses de bague, les échecs et les dames, sont des récréations par elles-mêmes bonnes et permises. Seulement il faut se garder de l'excès, soit quant au temps qu'on y emploie, soit quant au prix qu'on y met. Car si l'on y emploie trop de temps, ce n'est plus une récréation, mais une occupation; on ne délasse ni l'esprit ni le corps, et au contraire on étourdit et on accable l'un et l'autre; comme il arrive à ceux qui, ayant joué cinq ou six heures aux échecs, en sortent la tête brisée, ou qui, après avoir long-temps joué à la paume, en sont accablés de fatigue. Que si le prix, c'est-à-dire, ce qu'on joue, est trop considérable, les affections des joueurs se dérèglent; de plus, il y a une sorte d'injustice à mettre de grands prix à des choses aussi peu importantes et aussi inutiles que sont les adresses et les habiletés du jeu. Mais surtout prenez garde, Philothée, à ne point vous passionner pour tout cela; car, quelque honnête que soit une récréation, c'est un vice d'y attacher son cœur et son affection. Je ne dis pas qu'il ne faille pas prendre plaisir au jeu pendant qu'on joue: car autrement on ne se récréeroit pas; mais je dis qu'il ne faut pas y mettre trop de désir, d'empressement et de feu. CHAPITRE XXXII. Des jeux défendus. Les jeux de dés, de cartes et autres semblables, où le gain dépend principalement du hasard, ne sont pas seulement des récréations dangereuses, comme sont les danses, mais ce sont encore des jeux absolument mauvais et blâmables de leur nature. C'est pourquoi ils sont défendus par les lois, tant civiles qu'ecclésiastiques. Mais quel grand mal y a-t-il? me direz-vous. Je vous réponds que le gain ne se fait pas en ces jeux selon la raison, mais selon le sort, qui favorise bien souvent celui dont l'adresse et l'habileté ne méritoient rien. La raison est donc offensée en cela. Mais nous sommes ainsi convenus, me direz-vous? cela est bon pour montrer que celui qui gagne ne fait pas tort aux autres; mais cela n'empêche pas que la convention ne soit déraisonnable, et le jeu aussi; car le gain, qui doit être le prix de l'industrie, devient le prix du sort, qui ne mérite aucun prix, puisqu'il ne dépend nullement de nous. Outre cela, ces jeux portent le nom de récréation, et sont faits pour cela; et néanmoins ils ne le sont nullement, mais de violentes occupations; car n'est-ce pas une occupation que d'avoir l'esprit tendu par une application continuelle, et perpétuellement agité d'inquiétude, de crainte et d'empressement? Y a-t-il attention au monde plus triste, plus sombre et plus mélancolique que celle des joueurs? il ne faut ni parler sur le jeu, ni rire, ni tousser, autrement les voilà hors d'eux-mêmes. Enfin, il n'y a de joie à ces jeux qu'en gagnant; et cette joie n'est-elle pas coupable, puisqu'elle suppose la perte et le déplaisir d'autrui? Un tel plaisir est assurément indigne. Voilà les trois raisons pour lesquelles les mauvais jeux sont défendus. Le grand roi saint Louis, sachant que le comte d'Anjou son frère, et messire Gautier de Nemours, jouoient ensemble, se leva, quoique malade, et alla tout chancelant en leur chambre, et là prit les tables, les dés et une partie de l'argent, et jeta tout dans la mer, en s'indignant beaucoup contre eux. La vertueuse et chaste Sara, parlant à Dieu de son innocence: Vous le savez, dit-elle, ô Seigneur! jamais je ne me suis trouvée dans la société des joueurs. CHAPITRE XXXIII. Des bals et autres passe-temps permis, mais dangereux. Les danses et les bals sont choses indifférentes de leur nature; mais les circonstances qui accompagnent ordinairement cet exercice l'inclinent beaucoup du côté du mal, et le rendent par conséquent très-nuisible et très-dangereux. D'abord c'est la nuit que l'on prend pour cela; et parmi les ténèbres et l'obscurité, il est difficile qu'il ne se glisse beaucoup de choses mauvaises dans un divertissement qui est déjà par lui-même très-susceptible de mal: ensuite on y fait de longues veilles, qui font perdre la matinée du jour suivant, et par cela même le moyen d'y servir Dieu. Or, n'est-ce pas une grande folie de changer ainsi le jour en la nuit, la lumière en ténèbres, et les bonnes œuvres en folâtres plaisirs? De plus, chacun porte au bal de la vanité à qui mieux mieux, et la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections et aux amitiés dangereuses, que tout cela est la suite presque nécessaire de ces sortes de réunions. Je dis de la danse et des bals, Philothée, ce que les médecins disent des champignons: les meilleurs n'en valent rien, disent-ils; et je vous dis aussi que les meilleurs bals ne sont guère bons. Si cependant il vous faut manger des champignons, ayez soin qu'ils soient bien apprêtés; et si, par quelque occasion dont vous ne puissiez absolument vous dégager, il vous faut aller au bal, prenez garde que votre danse soit bien apprêtée. Or, comment le sera-t-elle? par la modestie, la gravité et la bonne intention. Mangez-en peu et rarement, disent les médecins en parlant des champignons; car, quelque bien apprêtés qu'ils soient, la grande quantité les rend mortels: de même, je vous le dis, Philothée, dansez peu et rarement; car, autrement, vous seriez en danger de vous y affectionner. Les champignons, selon Pline, étant spongieux et poreux, attirent aisément toute l'infection qui est autour d'eux, en sorte que s'ils sont près des serpens, ils en reçoivent le venin. Les bals, les danses, et autres assemblées de ce genre, attirent aussi les vices et les péchés qui sont en un lieu: les querelles, les jalousies, les moqueries, les folles amours. Et comme ces exercices ouvrent les pores du corps de ceux qui s'y livrent, aussi ouvrent-ils les pores de leur cœur. Au moyen de quoi, si quelque serpent vient souffler à l'oreille une parole de flatterie ou de galanterie, si l'on est surpris du regard séducteur de quelque basilic, les cœurs sont très-faciles à se laisser prendre et empoisonner. O Philothée! que ces récréations sont ordinairement dangereuses! Elles dissipent l'esprit de dévotion, elles énervent l'ame, elles refroidissent la charité, elles éveillent dans le cœur mille sortes de mauvaises affections. Il faut donc en user avec une extrême prudence. On dit que c'est surtout après avoir mangé des champignons qu'il est prudent de boire du bon vin. De même je dis qu'après les danses, il faut user de quelques saintes et bonnes considérations, qui empêchent les dangereuses impressions que ce vain plaisir pourrait faire en nos esprits. Mais quelles sont ces considérations? voici celles que je vous conseille. 1. Pendant que vous étiez au bal, plusieurs ames brûloient en enfer pour les péchés commis à la danse, ou à cause de la danse. 2. Plusieurs religieux et autres personnes pieuses étoient à la même heure devant Dieu, chantant ses louanges, et contemplant sa beauté. Oh! que leur temps a été bien plus heureusement employé que le vôtre! 3. Tandis que vous avez dansé, plusieurs personnes sont mortes en des angoisses cruelles; mille milliers d'hommes et de femmes en proie à des maladies violentes, ont souffert des douleurs affreuses dans leurs lits, dans les hôpitaux et dans les rues. Hélas! ils n'ont pas eu le moindre repos: n'aurez-vous pas compassion d'eux? et ne pensez-vous pas qu'un jour vous gémirez comme eux, tandis que d'autres danseront comme vous avez fait? 4. Notre-Seigneur, la sainte Vierge, les anges et les saints vous ont vue au bal. Ah! que vous leur avez fait pitié, avec votre cœur amusé de pareilles niaiseries et occupé de telles fadaises! 5. Hélas! tandis que vous étiez là, le temps s'est passé, la mort s'est approchée; déjà elle vous appelle, bientôt l'éternité va commencer pour vous: sera-ce l'éternité des biens, sera-ce l'éternité des peines? votre vie, bonne ou mauvaise, en aura décidé pour toujours. Telles sont les considérations que vous pouvez faire; mais Dieu vous en suggérera bien d'autres sur le même sujet, si vous avez sa crainte. CHAPITRE XXXIV. Quand on peut jouer ou danser. Pour jouer et danser licitement, il faut que ce soit par récréation, et non par passion; pour peu de temps, et non jusqu'à en être étourdi et fatigué; et que ce soit rarement; car qui s'en fait une habitude, changera bientôt la récréation en occupation. Mais en quelles occasions peut-on jouer et danser? Les justes occasions de la danse et d'un jeu indifférent sont plus fréquentes; celles des jeux défendus sont plus rares, comme aussi tels jeux sont plus blâmables et plus dangereux que tels autres. Mais, pour le dire en un mot, dansez et jouez sous les conditions que je vous ai marquées, lorsque la prudence et la discrétion vous conseilleront cette honnête condescendance pour les personnes avec lesquelles vous vous trouvez en compagnie; car la condescendance, qui est fille de la charité, rend les choses indifférentes bonnes, et les dangereuses permises. Elle ôte même la malice à celles qui jusqu'à un certain point sont mauvaises: ainsi les jeux de hasard, qui autrement seroient blâmables, ne le sont pas, quand une juste condescendance nous y porte. J'ai lu avec bien de la consolation dans la vie de saint Charles Borromée, qu'il usoit de cette condescendance avec les Suisses en de certaines choses, pour lesquelles il étoit d'ailleurs très-sévère; et que le bienheureux Ignace de Loyola, étant un jour invité à jouer, accepta bonnement la partie. Quant à sainte Elisabeth de Hongrie, elle jouoit et dansoit quelquefois lorsqu'elle se trouvoit dans les assemblées où l'on prenoit ce plaisir; ce qui ne nuisoit aucunement à sa dévotion; car elle l'avoit si fort enracinée dans son ame, que, comme les rochers du lac de Riette croissent parmi les flots et les vagues, de même aussi sa dévotion croissoit parmi les pompes et les vanités auxquelles sa condition l'exposoit. Ce sont les grands feux qui s'enflamment au vent, mais les petits s'éteignent si on ne les porte à couvert. CHAPITRE XXXV. Qu'il faut être fidèle dans les petites choses aussi bien que dans les grandes. L'époux sacré des Cantiques dit que son épouse lui a ravi le cœur par un de ses yeux et par un de ses cheveux. Or, de toutes les parties extérieures du corps humain, il n'en est point de plus admirable que l'œil, soit pour la conformation, soit pour l'activité, ni de plus vile que le cheveu. C'est pourquoi le divin époux veut faire entendre qu'il n'a pas seulement pour agréables les grandes œuvres des personnes dévotes, mais encore les moindres et les plus basses; et que, pour le servir à son goût, il faut avoir soin de le bien servir, et dans les choses importantes et relevées, et dans les choses petites et abjectes, puisque nous pouvons également par les unes et par les autres ravir son cœur d'amour. Préparez-vous donc, Philothée, à souffrir beaucoup de grandes afflictions pour Notre-Seigneur, et même le martyre; soyez bien résolue à lui donner tout ce que vous avez de plus précieux, s'il lui plaisoit de le prendre: père, mère, frère, mari, femme, enfans, vos yeux mêmes, et votre vie; car votre cœur doit être prêt à tous ces sacrifices; mais tandis que la divine Providence ne vous envoie pas des afflictions si grandes et si sensibles, et qu'elle ne vous demande pas vos yeux, donnez-lui pour le moins vos cheveux. Je veux dire, supportez tout doucement ces injures, ces petites contrariétés, ces pertes de peu d'importance qui vous sont journalières: car en usant de ces petites occasions avec beaucoup d'amour et de charité, vous gagnerez entièrement son cœur, et le rendrez tout vôtre. Ces petits devoirs de tous les jours, ce mal de tête, ce mal de dents, cette fluxion, cette bizarrerie du mari ou de la femme, ce verre brisé, ce mépris ou cette moue, cette perte de gants, d'une bague, d'un mouchoir, cette petite incommodité d'aller se coucher de bonne heure, et de se lever matin pour prier, pour communier, cette petite honte que l'on a de faire publiquement certaines pratiques de dévotion; bref, toutes ces petites misères étant prises et embrassées avec amour, seront très-agréables à la bonté divine, qui, pour un seul verre d'eau donné en son nom, a promis à ses fidèles des torrens de félicité; et comme ces occasions se présentent à tout moment, voyez quels fonds de richesses spirituelles nous pouvons amasser en sachant bien en profiter. Quand j'ai vu dans la vie de sainte Catherine de Sienne tant de ravissement et d'extases, tant de paroles d'une sublime sagesse, et même des prédications faites par elle, je n'ai point douté qu'avec cet œil de contemplation elle n'eût ravi le cœur de son céleste époux; mais j'ai eu aussi bien de la consolation quand je l'ai vue en la cuisine de son père, tourner humblement la broche, attiser le feu, apprêter la viande, pétrir le pain, et faire tous les plus bas offices de la maison avec un courage plein d'amour pour son Dieu; et je n'estime pas moins les petites et simples méditations qu'elle faisoit parmi des occupations si basses, que les extases et les ravissemens qu'elle eut si souvent, et qui ne furent peut-être que la récompense de son humilité et de son abjection. Or, voici comme elle méditoit: Elle s'imaginoit qu'en apprêtant le dîner pour son père, elle l'apprêtoit pour Notre-Seigneur comme une autre sainte Marthe; que sa mère tenoit la place de la sainte Vierge, et ses frères, la place des apôtres; par là elle s'excitoit à servir en esprit toute la cour céleste, et s'employoit à ces humbles fonctions avec une grande consolation, parce qu'elle savoit que telle étoit la volonté de Dieu. J'ai cité cet exemple, Philothée, afin que vous sachiez comment il est important de faire toutes nos actions, quelque petites et basses qu'elles soient, en vue de servir et d'honorer la divine Majesté. Pour cela je vous conseille autant que je le puis, d'imiter cette femme forte, que Salomon a tant louée, laquelle, en s'occupant de choses grandes, fortes et généreuses, ne laissoit pas néanmoins de filer et de tourner le fuseau: _Elle a mis la main à des choses fortes, et ses doigts ont pris le fuseau._ Mettez aussi la main à des choses fortes, en vous exerçant à la prière et à la méditation, à l'usage des sacremens, à inspirer l'amour de Dieu au prochain, à répandre dans les cœurs de bonnes inspirations, et enfin à faire des œuvres grandes et importantes, selon votre vocation. Mais en même temps n'oubliez pas votre fuseau et votre quenouille, c'est-à-dire pratiquez les petites et humbles vertus, qui, comme de simples fleurs, croissent au pied de la croix: le service des pauvres, la visite des malades, le soin de la famille avec les œuvres qui en dépendent, et cette activité précieuse qui ne vous laissera pas un seul instant oisive; et au milieu de tout cela, occupez-vous de temps en temps de considérations semblables à celles de sainte Catherine de Sienne, dont je viens de vous parler. Les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement; mais les petites sont très-communes. Or, _qui sera fidèle dans les petites choses_, dit le Sauveur lui-même, _on l'établira sur de grandes_. Faites donc toutes choses au nom de Dieu, et toutes choses seront bien faites, soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous dormiez, soit que vous jouiez, soit que vous tourniez la broche: pourvu que vous sachiez bien ménager vos affaires, vous profiterez beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses parce que Dieu veut que vous les fassiez. CHAPITRE XXXVI. Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable. Nous ne sommes hommes que par la raison, et c'est pourtant une chose rare de trouver des hommes vraiment raisonnables, l'amour-propre nous troublant presque toujours l'esprit, et nous conduisant à mille sortes de petites mais très-dangereuses injustices, qui ressemblent beaucoup à ces petits renardeaux dont il est parlé dans le Cantique: car, parce qu'ils sont petits, on n'y prend pas garde; mais parce qu'ils sont en quantité, ils ne laissent pas de nuire beaucoup, et de faire un grand dégât dans les vignes. Vous allez juger, Philothée, si les traits que je vais vous citer ne sont pas autant d'injustices et de déraisons? Nous accusons le prochain pour de petites choses, et nous nous excusons nos fautes les plus grossières; nous voulons vendre fort cher, et acheter bon marché; nous voulons qu'on fasse justice des autres, et que pour nous l'on use de miséricorde et de clémence; nous voulons que l'on prenne nos paroles en bonne part, et nous sommes chatouilleux à l'excès pour celles des autres; nous voudrions que notre voisin nous cédât son bien en le payant, et n'est-il pas plus juste qu'il le garde, si bon lui semble, en nous laissant notre argent? nous lui savons mauvais gré de ce qu'il ne veut pas nous accommoder, et n'a-t-il pas bien plus raison de se plaindre que nous le voulons incommoder? Si nous affectionnons un exercice, nous méprisons tout le reste, et contrôlons tout ce qui ne vient pas à notre goût. S'il y a quelqu'un de nos inférieurs qui n'ait pas bonne grâce, ou que nous ayons pris une fois en aversion, quoi qu'il fasse, nous le trouvons mauvais; nous ne cessons de le contrister, et sommes toujours à le quereller. Au contraire, si quelqu'un nous plaît par ses manières extérieures, il ne fait rien que nous n'excusions. Il y a des enfans vertueux que leurs pères et mères ne peuvent presque pas voir, à cause de quelque imperfection corporelle; et il y en a de vicieux qui sont les favoris à cause qu'ils ont bonne mine. En tout nous préférons les riches aux pauvres, quoiqu'ils ne soient ni de meilleure condition, ni si vertueux: nous préférons même les mieux vêtus. Nous exigeons nos droits en toute rigueur, et nous voulons que les autres soient désintéressés quand il s'agit des leurs; nous sommes pointilleux à garder notre rang, et nous voulons que les autres soient humbles et condescendans; nous nous plaignons volontiers du prochain, et nous ne voulons pas que personne se plaigne de nous; nous estimons beaucoup ce que nous faisons pour autrui, et nous comptons pour rien tout ce qu'on fait pour nous. Bref, nous sommes comme les perdrix de Paphlagonie, qui ont deux cœurs; car nous en avons un doux, gracieux et indulgent pour nous-mêmes; et un autre dur, sévère et rigoureux pour le prochain. Nous avons deux poids: l'un pour peser nos intérêts avec le plus d'avantage que nous pouvons, et l'autre pour peser les intérêts d'autrui avec le plus de désavantage possible. Or, _parler ainsi avec un cœur et un cœur_, comme dit l'Ecriture, c'est-à-dire avoir deux cœurs, et avoir deux poids, l'un fort pour recevoir, et l'autre foible pour délivrer, c'est une chose abominable devant Dieu. En toutes vos actions, Philothée, soyez égale et juste. Mettez-vous toujours en la place du prochain, et mettez-le en la vôtre, et comme cela vous jugerez bien. Supposez-vous vendeuse quand vous achetez, et acheteuse quand vous vendez, et vous vendrez et achèterez justement. Toutes ces injustices sont petites et n'obligent pas à restitution, parce que je suppose que nous demeurons seulement dans les termes de la rigueur en ce qui nous est favorable; mais elles nous obligent au moins à nous amender, parce que ce sont de grands défauts de raison et de charité, et qu'au bout de cela se trouvent presque toujours de vraies tricheries. D'ailleurs on ne perd jamais rien à vivre généreusement, noblement, courtoisement, et avec un cœur loyal, juste et raisonnable. Souvenez-vous donc, Philothée, d'examiner souvent votre cœur, pour voir s'il est pour le prochain ce que vous voudriez que le sien fût pour vous, en supposant que vous fussiez en sa place; car voilà le point de la vraie et droite raison. Trajan étant repris par ses confidens de ce qu'il rendoit, à leur avis, la majesté impériale trop accessible: Quoi donc, leur dit-il, ne dois-je pas être empereur pour mes sujets, comme je voudrois que fût l'empereur si j'étois sujet moi-même? CHAPITRE XXXVII. Des désirs. Chacun sait qu'il faut se garder du désir des choses vicieuses; car le désir du mal rend mauvais. Mais je vous dis de plus, Philothée, ne désirez point les choses qui sont dangereuses pour votre ame, comme les bals, les jeux et autres divertissemens, les honneurs et les charges, les visions et les extases; car il y a dans tout cela beaucoup de péril, de vanité et de tromperie. Ne désirez pas non plus les choses fort éloignées, c'est-à-dire qui ne peuvent arriver de long-temps, comme font plusieurs, qui, par ce moyen, lassent et dissipent leur cœur inutilement, et s'exposent à de grandes inquiétudes. Si un jeune homme désire fort d'être pourvu d'une charge avant que le temps en soit venu, à quoi, je vous prie, lui sert ce désir? Si une femme mariée désire être religieuse, à quel propos? Si je désire acheter le bien de mon voisin avant qu'il soit prêt à le vendre, mon temps ne se trouve-t-il pas perdu en ce désir? Si, étant malade, je désire prêcher, dire la sainte messe, visiter les autres malades, faire enfin ce que font les gens qui se portent bien, ces désirs ne sont-ils pas vains, puisqu'il n'est pas en mon pouvoir de les effectuer? Et cependant ces désirs inutiles occupent la place des autres que je devrais avoir, comme sont les désirs d'être bien patient, bien résigné, bien mortifié, bien obéissant, bien doux en mes souffrances: toutes choses que Dieu me demande en l'état où je suis; souvent nos désirs ressemblent à ceux des femmes grosses, qui veulent des cerises fraîches en automne, et des raisins frais au printemps. Je n'approuve nullement qu'une personne attachée à une vocation quelconque s'amuse à désirer une autre sorte de vie que celle qui lui appartient, et des exercices incompatibles avec sa condition présente; car cela dissipe le cœur, et le refroidit pour les choses nécessaires. Si je désire la solitude des Chartreux, je perds mon temps, et ce désir tient la place de celui que je dois avoir de me bien acquitter de mon emploi. Non, je ne voudrois pas même qu'on désirât d'avoir meilleur esprit ni meilleur jugement; car ces désirs sont frivoles, et tiennent la place de celui que chacun doit avoir de cultiver son esprit tel qu'il est; ni enfin que l'on désirât les moyens de servir Dieu que l'on n'a pas, au lieu d'employer fidèlement ceux que l'on a entre les mains. Or, tout cela s'entend des désirs qui amusent le cœur; car, quant aux simples souhaits, ils ne causent aucun dommage, pourvu qu'ils ne soient pas fréquens. Ne désirez pas les croix, sinon à mesure que vous aurez bien supporté celles qui se seront présentées; car c'est un abus de désirer le martyre et de n'avoir pas la force de supporter une injure. L'ennemi nous donne souvent de grands désirs pour des objets absens, et qui ne se présenteront jamais, afin de détourner notre esprit des objets présens, et qui, tout petits qu'ils sont, nous pourroient être d'un grand profit. Nous combattons les monstres d'Afrique en imagination, et nous nous faisons tuer en effet par les petits serpens qui sont en notre chemin; cela faute d'attention. Ne désirez point les tentations, car ce seroit témérité: mais exercez votre cœur à les attendre courageusement, et à vous en défendre quand elles arriveront. La variété des viandes, surtout si la quantité y est jointe, charge toujours l'estomac, et s'il est foible, elle le ruine. Ne remplissez pas votre ame de beaucoup de désirs, les désirs mondains vous gâteroient entièrement, et la multitude de désirs spirituels vous embarrasseroit. Quand notre ame est purgée, se sentant déchargée des mauvaises humeurs, elle a un grand appétit des choses spirituelles; elle en est comme affamée, elle se met à désirer mille sortes d'exercices de piété, de mortification, de pénitence, d'humilité, de charité et d'oraison. C'est bon signe, Philothée, d'avoir ainsi appétit; mais regardez si vous pourrez bien digérer tout ce que vous voulez manger. Choisissez donc, selon l'avis de votre père spirituel, entre tant de désirs, ceux qui peuvent être pratiqués et exécutés de suite, arrêtez-vous à ceux-là: quand vous les aurez réalisés, Dieu vous en enverra d'autres, que vous pratiquerez aussi en leur saison: et ainsi vous ne perdrez pas le temps en désirs inutiles. Je ne dis pas qu'il faille étouffer et perdre aucune sorte de bons désirs; mais je dis qu'il les faut produire avec ordre: ceux qui ne peuvent être effectués présentement, il les faut serrer en quelque coin du cœur, jusqu'à ce que leur temps soit venu, et en attendant il faut donner suite à ceux qui sont mûrs et de saison; ce que je ne dis pas seulement pour les désirs spirituels, mais encore pour les mondains. Autrement nous ne saurions vivre qu'avec trouble, inquiétude et empressement. CHAPITRE XXXVIII. Avis pour les gens mariés. Le mariage est un grand sacrement, je dis en Jésus-Christ et en son Eglise. Il est honorable pour tous, en tous, et en tout, c'est-à-dire en toutes ses parties. Pour tous; car les vierges mêmes le doivent honorer avec humilité. En tous; car il est également saint et entre les pauvres et entre les riches. En tout; car son origine, sa fin, son utilité, sa matière et sa forme sont saintes. C'est la pépinière du christianisme, qui remplit la terre de fidèles, pour accomplir dans le Ciel le nombre des élus; en sorte que la conservation de l'honnêteté et de la sainteté du mariage est extrêmement importante au bien de la société, dont elle est en quelque sorte la racine et la source. Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces, comme il le fut à celles de Cana! le vin des consolations et des bénédictions n'y manqueroit jamais. Car ce qui fait qu'il y en a si peu ordinairement, c'est qu'en place de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, on n'y invite que la licence et le scandale. Qui veut être heureux dans le mariage doit en commençant se bien pénétrer de la sainteté et de la dignité de ce sacrement; mais au lieu de cela, c'est alors qu'on se livre à mille excès en jeux, en festins et en paroles. Ce n'est donc pas merveille, si les suites en sont si funestes. J'exhorte surtout les personnes mariées à l'amour mutuel que le Saint-Esprit leur recommande tant dans l'Ecriture. Ce n'est rien de leur dire: aimez-vous d'un amour naturel, car c'est ainsi que s'aiment les animaux; ce n'est rien non plus de leur dire: aimez-vous d'un amour humain, car les païens ont pratiqué cet amour-là; mais je vous dis après le grand Apôtre: _Maris, aimez vos femmes comme Jésus-Christ aime son Eglise. Femmes, aimez vos maris comme l'Eglise aime son Sauveur._ Ce fut Dieu qui amena Eve à notre premier père Adam, et qui la lui donna pour femme. C'est Dieu aussi, mes amis, qui de sa main invisible a formé les nœuds sacrés de votre mariage, et qui vous a donnés les uns aux autres. Pourquoi donc ne vous aimeriez-vous pas d'un amour tout saint, tout sacré, tout divin? Le premier effet de cet amour, c'est l'union indissoluble des époux, laquelle est rendue si forte par l'application des mérites du sang de Jésus-Christ, que leur ame doit se séparer de leur corps plutôt que le mari de sa femme. Or cette union est moins celle des corps que celle des cœurs et des affections. Le second effet de cet amour doit être la fidélité inviolable des époux. Anciennement les cachets étoient gravés sur des anneaux que l'on portoit au doigt, ainsi que le témoigne la Sainte-Ecriture elle-même. Voici donc le secret de la cérémonie qui se fait au mariage: l'Eglise, par la main du prêtre, bénit un anneau, et le donne premièrement à l'homme comme le sceau du sacrement qui ferme son cœur à tout autre amour qu'à celui de l'épouse qui lui a été donnée, au moins, tant qu'elle vivra. Après cela l'époux remet l'anneau en la main de son épouse, afin que réciproquement elle sache que, tant qu'il vivra sur la terre, elle ne doit recevoir aucune autre affection en son cœur que celle que Notre-Seigneur vient de bénir. Le troisième fruit du mariage, c'est la naissance et la bonne éducation des enfans; ô époux! combien est grand l'honneur que Dieu vous fait, lorsque voulant multiplier les hommes qui puissent le louer et le bénir éternellement, il se sert de vous pour un si grand dessein; unissant aux êtres que vous formez les ames qu'il leur destine, et qu'il répand en eux comme des gouttes célestes, au même instant où il les crée! Conservez donc, ô maris! un tendre, constant et cordial attachement pour vos femmes. Car si la première de toutes fut tirée du côté d'Adam le plus proche du cœur, ce fut pour être aimée de lui cordialement et tendrement. Bien loin donc que les foiblesses et les infirmités, soit du corps, soit de l'esprit, vous doivent inspirer pour vos femmes aucune sorte de mépris, vous devez au contraire n'en avoir pour elles qu'une plus douce et plus amoureuse compassion, puisque Dieu les a créées telles, afin que, dépendant de vous, vous en reçussiez plus d'honneur et de respect, et que vous en fussiez les supérieurs et les chefs, en même temps que vous les avez pour compagnes. Et vous, ô femmes! aimez tendrement et cordialement, mais en même temps d'un amour très-respectueux, les maris que Dieu vous a choisis. Car vraiment Dieu a donné à l'homme plus de force et de courage, afin que la femme lui fût soumise comme l'os de ses os, et la chair de sa chair; et la première de votre sexe fut formée d'une côte d'Adam, et tirée de dessous son bras, afin que toutes apprissent à se tenir sous la main et sous la conduite de leurs maris. Que si l'Ecriture vous recommande étroitement cette sujétion, elle ne laisse pas néanmoins de vous la rendre douce; car non-seulement elle veut que vous vous y accommodiez avec amour, mais encore elle ordonne à vos maris de l'exercer avec une grande tendresse, douceur et suavité: _Maris_, dit saint Pierre, _comportez-vous envers vos femmes avec respect et discrétion, les considérant comme des vases fragiles, qui doivent partager avec vous l'héritage de la grâce et de la vie._ Mais tandis que je vous exhorte à faire croître de plus en plus cette affection mutuelle que vous vous devez, prenez garde qu'elle ne se convertisse en jalousie; car il arrive souvent que comme le ver s'engendre de la pomme la plus délicate et la plus mûre, la jalousie aussi se forme de l'affection la plus vive entre les époux; ce qui en gâte et en corrompt tellement la nature, que bientôt il n'y a plus dans le ménage que querelles, dissensions et divorces. Certes la jalousie n'arrive jamais quand l'amitié est fondée de part et d'autre sur la vraie vertu: c'est pourquoi elle est une marque indubitable d'un amour imparfait, grossier et sensuel, qui s'est adressé à une vertu foible, inconstante et suspecte. C'est donc une sotte prétention que de vouloir exalter l'amitié par la jalousie; car si la jalousie prouve la grandeur et la véhémence de l'amitié, elle n'en prouve ni la pureté, ni la perfection; puisque la perfection de l'amitié présuppose l'assurance de la vertu de la personne aimée, et que la jalousie en présuppose l'incertitude. Hommes, si vous attendez de vos femmes grande fidélité, donnez-leur-en vous-mêmes un grand exemple. «Avec quel front, dit saint Grégoire de Nazianze, voulez-vous que vos femmes soient sujettes aux lois de la pudicité, si vous vous laissez aller à la licence de la volupté? Pourquoi leur demandez-vous ce qu'elles ne trouvent pas en vous? Voulez-vous qu'elles soient chastes? commencez par rendre bien pure la société que vous avez contractée avec elles; et, comme dit saint Paul, que chacun sache posséder son vase en esprit de sanctification: si au contraire vos mauvaises manières corrompent en elles l'honnêteté des mœurs, ne vous étonnez pas qu'après cela votre honneur souffre de leur infidélité: mais vous, femmes, en qui l'honneur est inséparable de la pudeur, soyez extrêmement jalouses de votre gloire, et ne permettez jamais qu'aucune liberté mal réglée en ternisse l'éclat.» Craignez toutes choses autour de tous, pour petites qu'elles soient; ne souffrez jamais aucune cajolerie ni sotte flatterie: quiconque veut louer les avantages naturels que le Ciel vous a donnés, vous doit être suspect; car l'on dit communément, que celui qui loue avec chaleur une marchandise qu'il ne peut pas acheter, est ordinairement fort tenté de la dérober. Mais si l'on veut joindre à vos louanges le mépris de votre mari, l'on vous offense infiniment, parce qu'il est évident que non-seulement l'on veut vous perdre, mais que l'on vous tient déjà pour demi-perdue; et véritablement le marché est à demi-fait avec le second marchand, quand on est dégoûté du premier. Lorsque j'ai fait réflexion qu'on donna à la chaste Rebecca de riches pendans d'oreilles de la part d'Isaac, son époux, comme les premiers gages de son amour, j'ai pensé que cet ornement, dont l'usage est de tout temps établi parmi les femmes, étoit plus mystérieux qu'on ne croit, et que n'a cru Pline, qui n'en marque pas d'autre raison, que le plaisir d'un certain bruit qui se fait à leurs oreilles, et qui flatte agréablement leur vanité. Pour moi je crois, selon cette observation de l'Ecriture, que c'est pour marquer le premier droit de l'époux sur le cœur de son épouse, qui doit fermer l'oreille à tout autre voix qu'à la sienne; car enfin, il faut toujours se souvenir que c'est par l'oreille qu'on empoisonne le cœur. L'amour et la fidélité produisent ensemble une douce et familière confiance, qui se manifeste par des démonstrations tendres et amoureuses, mais chastes et sincères: c'est ainsi que les saints et les saintes en ont usé dans leurs mariages. C'est ce que l'Ecriture a remarqué dans la conduite d'Isaac et de Rebecca, et par où Abimelech reconnut ce qu'ils étoient l'un à l'autre: c'est ce qui fit presque blâmer le grand saint Louis, qui tout dur qu'il étoit à sa propre chair, avoit une tendre amitié pour la reine son épouse, à qui il en donnoit souvent des marques extrêmement démonstratives: mais on auroit dû plutôt le louer de ce qu'il savoit si bien, quand il vouloit, se défaire de son esprit guerrier, pour s'accommoder à ces menus devoirs si nécessaires à la conservation de l'amour conjugal; car bien que ces petites démonstrations d'amitié ne lient pas les cœurs, elles les approchent, et servent à faire l'agrément d'une douce société. Sainte Monique étant grosse de saint Augustin, le consacra plusieurs fois à la religion chrétienne et au service de la gloire de Dieu, ainsi qu'il le témoigne lui-même, disant _que, déjà dès le sein de sa mère, il avoit goûté le sel de Dieu_. C'est là une grande instruction pour les femmes chrétiennes d'offrir à la divine Majesté le fruit de leurs entrailles, même avant qu'il soit né. Car Dieu, qui accepte les oblations d'un cœur humble et généreux, bénit ordinairement les bonnes dispositions d'une mère en ce temps-là, témoin Samuël, saint Thomas d'Aquin, saint André de Fiésole, et plusieurs autres. La mère de saint Bernard, digne mère d'un tel fils, prenoit ses enfans dans ses bras aussitôt qu'ils étoient nés, et les offroit à Jésus-Christ, après quoi elle les aimoit avec respect comme un dépôt sacré que Dieu lui avoit confié; ce qui lui réussit si heureusement, qu'enfin ils furent tous sept très-saints. Les enfans étant venus au monde, et commençant à faire usage de la raison, les pères et mères doivent avoir grand soin d'imprimer la crainte de Dieu en leur cœur. C'est ce que fit excellemment la bonne reine Blanche à l'égard du roi saint Louis son fils; car souvent elle lui disoit: _Mon cher enfant, j'aimerois bien mieux vous voir mourir sous mes yeux, que de vous voir commettre un seul péché mortel._ Ce qui demeura tellement gravé dans l'ame de ce saint fils, que jamais depuis lors, ainsi qu'il l'a raconté lui-même, il n'y eut jour de sa vie où cette parole ne lui revînt; s'efforçant, tant qu'il lui étoit possible, d'en bien observer la divine instruction. On appelle dans notre langue les races et les générations, _des maisons_; et les Hébreux eux-mêmes, pour signifier l'accroissement d'une famille et la bonne éducation des enfans, se servoient de cette expression: _construire une maison, faire une maison_. C'est en ce sens qu'il est dit que Dieu édifia des maisons aux sages femmes d'Egypte. Or, ceci nous montre que ce n'est pas faire une bonne maison que d'y entasser beaucoup de biens et de richesses; mais qu'il faut par-dessus tout bien élever les enfans dans la vertu et la crainte de Dieu. En quoi on ne doit épargner ni peine ni travail, puisque les enfans sont la couronne du père et de la mère. Aussi voyons-nous que sainte Monique combattit sans relâche les mauvaises inclinations de son fils, jusque là que, l'ayant suivi par terre et par mer, elle le rendit enfin plus heureusement enfant de ses larmes par la conversion de son ame, qu'il n'avoit été enfant de son sang par la formation de son corps. Saint Paul laisse en partage aux femmes le soin de la maison; c'est pourquoi plusieurs pensent, et à juste titre, que leur dévotion est plus utile à la famille que celle des maris; parce que ceux-ci étant presque toujours occupés dehors, ne peuvent pas aussi aisément enseigner la vertu. C'est pour cela que Salomon en ses Proverbes fait dépendre le bonheur de toute la maison du soin et de l'autorité de cette femme forte dont il trace si bien le caractère. Il est dit en la Genèse, qu'Isaac, voyant sa femme Rebecca stérile, pria le Seigneur pour elle; ou, comme il est dit dans le texte hébreu, pria le Seigneur vis-à-vis d'elle, parce que l'un prioit d'un côté de l'oratoire, et l'autre de l'autre; aussi leur prière fut-elle exaucée. Voilà justement la plus excellente et la plus utile union qui puisse exister entre un mari et une femme; c'est celle de la dévotion à laquelle les époux doivent se porter l'un et l'autre avec une sainte émulation. Il y a des fruits comme le coing, qui, à cause de l'âpreté de leur suc, ne sont guère agréables qu'en confitures; et il y en a d'autres aussi, qui, à cause de leur grande délicatesse, ne peuvent se conserver s'ils ne sont confits, comme sont les abricots et les cerises. De même les femmes doivent désirer que leurs maris soient confits au sucre de la dévotion; car, sans la dévotion, l'homme est naturellement fâcheux, violent et emporté; et les maris doivent désirer que leurs femmes soient dévotes; car, sans la dévotion, la femme est extrêmement fragile, et sa vertu très en danger de se perdre. Saint Paul a dit, _que l'homme infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle par l'homme fidèle_; parce qu'en cette étroite alliance du mariage l'un peut aisément attirer l'autre à la vertu; mais quelle bénédiction n'est-ce pas, lorsque l'homme et la femme, tous deux fidèles, se sanctifient l'un l'autre par une véritable crainte du Seigneur! Au demeurant, le support mutuel doit être tel entre les époux, qu'ils ne soient jamais fâchés tous deux à la fois, c'est le moyen qu'il n'y ait entre eux ni division, ni dispute. Les mouches à miel ne peuvent s'arrêter dans les lieux où l'écho double l'effet des sons et fait retentir la voix, de même aussi le Saint-Esprit ne peut habiter dans une maison où il y a du trouble, du tumulte des altercations et des cris. Saint Grégoire de Nazianze rapporte que de son temps les chrétiens faisoient une fête du jour anniversaire de leur mariage. Assurément j'approuverois fort que cette coutume s'introduisit parmi nous, pourvu que ce ne fût pas avec l'appareil des joies mondaines et frivoles, mais que les époux, bien confessés et communiés ce jour-là, recommandassent à Dieu leur mariage plus instamment encore qu'à l'ordinaire, renouvelant le bon propos de le sanctifier de plus en plus par une amitié et une fidélité réciproques; par là, ils reprendroient haleine en Notre-Seigneur, et seroient plus à même de supporter les peines et les charges inévitables de leur vocation. CHAPITRE XXXIX. De l'honnêteté du lit nuptial. L'apôtre appelle le lit nuptial, immaculé, c'est-à-dire, exempt de toute sorte d'impureté; et c'est peut-être pour cette raison que Dieu voulut instituer le premier mariage dans le paradis terrestre, où il n'y avoit encore eu aucun dérèglement de la cupidité. Or pour vous expliquer la perfection que l'Apôtre exige des personnes mariées sur cet article, je me sers d'une comparaison assez naturelle; c'est celle de la nourriture et de la tempérance. 1. La nourriture est nécessaire à la conservation de la vie; et pour cela l'usage en est bon, sain et commandé. 2. Cependant, manger non pas précisément pour cette fin, mais pour s'acquitter des devoirs auxquels la société humaine nous oblige les uns envers les autres, c'est une chose juste et honnête. 3. Si l'on mange par la raison de ses devoirs, il faut que ce soit avec une douce liberté, et en marquant qu'on y prend plaisir. 4. Manger simplement pour contenter son appétit, c'est une chose supportable, mais nullement louable; car le simple plaisir de l'appétit sensuel ne peut rendre une action honnête; et c'est bien assez si elle est supportable. 5. Manger au delà de son appétit et par excès, cela est plus ou moins blâmable à proportion de l'excès; et cet excès ne consiste pas seulement en la qualité, mais aussi en la manière. 6. C'est une marque d'une ame basse, grossière et tout animale, de faire tant de réflexions et de s'épancher en paroles sur les viandes avant le repas, et encore plus après, comme plusieurs sortes de gens qui ont toujours l'esprit dans les plats, qui préviennent sans cesse ou rappellent le plaisir de la bonne chère, et qui, en un mot, font comme dit saint Paul, un dieu de leur ventre; au lieu que les honnêtes gens ne pensent à la table qu'en s'y mettant, et se lavent les mains et la bouche après le repas, pour n'avoir plus ni le goût, ni l'odeur des viandes. Voilà les règles qui sont communes à la tempérance et à l'honnêteté du lit conjugal. 1. L'usage des droits du sacrement étant nécessaire à la propagation de la société humaine, il est indubitablement honnête et louable, et spécialement saint dans le christianisme. 2. Cet usage est appelé par l'Apôtre un devoir réciproque, un devoir si grand, que bien qu'on puisse ne pas l'exiger, l'on est indispensablement obligé de le rendre; de manière que l'un n'y puisse manquer sans le libre consentement de l'autre: non pas même pour les exercices de la dévotion, beaucoup moins pour des prétentions capricieuses de vertu, pour des aigreurs et pour des mépris. 3. L'on doit considérer que ce n'est pas assez de s'acquitter de ce devoir d'une manière chagrine, et avec une patience indifférente: ce doit être avec toute la fidélité et la correspondance entière que demande cet amour, comme s'il étoit accompagné de l'espérance d'avoir des enfans, encore que pour la raison de quelque conjoncture on ne l'eût pas. 4. Ici, comme partout ailleurs, le simple contentement de l'appétit sensuel ne peut rendre une chose honnête et louable par lui-même; c'est beaucoup si l'on dit qu'elle soit tolérable. 5. Tout juste que soit l'usage des droits du mariage, tout nécessaire qu'on le sache dans la société humaine, tout saint qu'on le croie dans le christianisme, il porte des dangers de salut que l'on doit y éviter très-soigneusement, pour ne se rendre coupable ni d'aucun péché véniel, comme il arrive dans les simples excès de cet état, ni d'aucun péché mortel, comme il arrive quand l'ordre naturel et nécessaire pour la procréation des enfans est interverti. Or dans cette supposition, selon que l'on s'écarte plus on moins de cet ordre, les péchés sont plus on moins exécrables, mais toujours mortels: car la propagation de la société humaine étant la première et la principale fin du mariage, jamais on ne peut licitement se départir de l'ordre qu'elle vous demande. Cependant quoique cette fin ne puisse pas avoir son effet par la raison de quelque empêchement, comme la stérilité ou la grossesse, le commerce de l'amour conjugal ne laisse pas de pouvoir être juste et saint, si l'on suit les règles que demande la procréation des enfans: aucun accident ne pouvant jamais préjudicier à la loi que la fin principale du mariage a imposée. Certes, l'infâme et exécrable action d'Onan contre les lois du mariage, étoit détestable devant Dieu, ainsi que l'Ecriture-Sainte nous l'apprend. Et bien que quelques hérétiques de notre temps, cent fois plus blâmables que les cyniques dont parle saint Jérôme, sur l'Epître aux Ephésiens, aient voulu dire que c'étoit l'intention perverse de ce méchant homme qui déplaisoit à Dieu; l'Ecriture en parle autrement et assure en particulier que son action même étoit détestable et abominable devant Dieu. 6. L'honnêteté naturelle et chrétienne demande qu'on ne laisse pas engager son esprit dans tout ce commerce sensuel, et qu'on tache même de l'en purifier promptement, pour qu'il conserve toute la liberté nécessaire aux obligations plus honnêtes et plus nobles de cette vocation. En vérité, l'on seroit surpris des exemples de l'honnêteté naturelle que le Seigneur a donnés aux hommes, en de certains animaux qui serviront un jour à confondre la brutale grossièreté de plusieurs personnes. Cet avis comprend la parfaite pratique de l'excellence de la doctrine que saint Paul enseigne aux Corinthiens en ces termes: _le temps est court: que ceux donc qui ont des femmes, vivent comme s'ils n'en avoient pas._ Car selon la pensée de saint Grégoire, vivre dans le mariage, comme si l'on n'y étoit pas, c'est accorder tout ce que cet état a de naturel avec tout le spirituel du christianisme. _Que ceux qui se servent du monde_, ajoute saint Paul, _s'en servent comme s'ils ne s'en servoient pas._ C'est dire à tous de se servir du monde, chacun selon sa vocation; mais avec un si grand détachement du monde, que l'on puisse conserver pour le service de Dieu autant de liberté et de ferveur que si l'on ne se servoit pas du monde. En effet, c'est le grand mal de l'homme, dit saint Augustin, que de vouloir jouir des choses dont il doit seulement se servir, et de vouloir seulement se servir de celles dont il doit jouir avec plaisir: cela s'entend de tout ce qui a rapport aux sens et à l'esprit. Ainsi quand on pervertit cet ordre, et que l'on change l'usage en jouissance, l'ame, toute spirituelle qu'elle est, devient toute animale. Je crois avoir dit tout ce que je voulois dire, et avoir fait entendre sans le dire, ce que je ne voulois pas dire. CHAPITRE XL. Avis pour les veuves. Saint Paul instruit tous les prélats en la personne de son cher Timothée, lorsqu'il lui dit: _Honorez les veuves qui sont vraiment veuves._ Or, pour être vraiment veuve, plusieurs choses sont requises. 1. Il faut que la veuve soit veuve de cœur, c'est-à-dire qu'elle soit résolue d'une résolution inviolable de se conserver en l'état d'une chaste et perpétuelle viduité; car les veuves qui ne le sont qu'en attendant l'occasion de se remarier, ont déjà le cœur tout entier dans le mariage. Que si la vraie veuve, pour se confirmer en l'état de viduité, veut se consacrer à Dieu par un vœu de chasteté, elle ajoutera un grand ornement à sa viduité, et mettra en grande assurance sa sainte résolution; car voyant que par son vœu il n'est plus en son pouvoir de quitter l'état de veuve sans quitter le paradis, elle sera si jalouse de son dessein, qu'elle ne permettra pas seulement aux plus simples pensées de mariage de s'arrêter un instant dans son esprit; d'où il arrivera que ce vœu mettra comme une barrière insurmontable entre son ame et toutes sortes de projets contraires à sa résolution. Saint Augustin conseille extrêmement ce vœu à la veuve chrétienne; et l'ancien et savant Origène va bien plus loin: car il le conseille même aux femmes mariées pour le cas où elles deviendroient veuves; afin, dit-il, qu'au milieu des obligations du mariage, elles puissent avoir, comme par anticipation, tout le mérite d'une sainte viduité. Il est certain que le vœu procure de grands avantages: il rend les œuvres qui en sont la suite bien plus agréables à Dieu; il fortifie le courage pour les faire, et non-seulement il donne à Dieu les œuvres qui sont comme les fruits de notre volonté, mais il lui donne encore la volonté elle-même, qui est comme l'arbre et la tige de nos actions. Par la simple chasteté nous soumettons nos corps à l'esprit de Dieu, sans nous ôter la liberté d'en disposer pour les engagemens du mariage; mais par le vœu de chasteté, nous nous donnons à lui d'une manière absolue et irrévocable, sans nous réserver aucun pouvoir de nous en jamais dédire, nous rendant ainsi heureusement esclaves de celui dont le service vaut mieux que toute royauté. Or, comme j'approuve infiniment la pensée de ces deux grands personnages dont j'ai parlé plus haut, je souhaiterois aussi que les ames qui seront si heureuses que de vouloir suivre leur conseil, le fissent prudemment, saintement et sûrement, après avoir bien consulté leur courage, invoqué l'inspiration céleste, et pris conseil de quelque sage et pieux directeur; car de cette manière tout se fera avec plus de fruit. 2. De plus, il faut que ce renoncement à de secondes noces se fasse purement et simplement, dans l'intention de concentrer toutes ses affections en Dieu, et de s'unir à lui plus parfaitement; car si le désir de laisser plus de fortune à ses enfans, ou quelqu'autre vue mondaine, détermine la veuve à rester veuve, elle en aura peut-être de la louange; mais non pas certes devant Dieu, puisque devant Dieu rien n'est véritablement digne de louange que ce qui est fait pour lui. 3. Il faut encore que la veuve, pour être vraiment veuve, se sépare et se prive volontairement des amusemens profanes. _La veuve qui vit dans les délices_, dit saint Paul, _est morte en paroissant vivante._ Vouloir être veuve, et se plaire néanmoins à être courtisée, flattée, recherchée; vouloir se trouver aux bals, aux danses et aux festins; vouloir être parée, parfumée et coiffée avec prétention, c'est être une veuve vivante quant au corps, mais morte quant à l'ame. Qu'importe, je vous prie, que l'enseigne du logis de l'amour profane soit faite d'aigrettes blanches relevées en forme de panache, ou bien de crêpe noir étendu comme un réseau tout autour du visage? Ne sait-on pas même que le noir n'est souvent qu'un nouvel artifice et un nouveau calcul de la vanité, pour rehausser la blancheur naturelle et la beauté du teint? artifice d'autant plus dangereux, que la veuve a l'expérience de tous les moyens que les femmes ont de plaire aux hommes, et de les séduire en charmant leurs yeux. Celle donc qui vit en ces folles délices, n'est pas vivante; elle est morte, et ce n'est à proprement parler qu'une idole de viduité. _Le temps est venu d'émonder les arbres_, dit le Cantique, _la voix de la tourterelle s'est fait entendre en notre terre._ Ces paroles nous indiquent que si le retranchement des superfluités mondaines est nécessaire à quiconque veut vivre pieusement, il l'est surtout à la vraie veuve, qui, comme une chaste tourterelle, pleure et gémit sur la perte de son époux. Quand Noëmi revint de Moab à Bethléem, les femmes de la ville qui l'avoient connue au commencement de son mariage se disoient les unes aux autres: _N'est-ce point là Noëmi?_ Mais elle répondit: _Ne m'appelez pas, je vous prie, Noëmi; car Noëmi veut dire gracieuse et belle: mais appelez-moi Mara, car le Seigneur a rempli mon ame d'amertume._ Ce qu'elle disoit parce qu'elle avoit perdu son mari. Ainsi la veuve chrétienne ne veut jamais qu'on l'appelle ni belle, ni gracieuse; mais elle se contente d'être ce que Dieu veut qu'elle soit, c'est-à-dire, humble et abjecte à ses yeux. Les lampes dont l'huile est aromatique jettent une plus douce odeur quand on éteint leurs flammes; ainsi les veuves dont le cœur a été pur durant le mariage, répandent un plus grand parfum de vertu et de chasteté, quand leur lumière, c'est-à-dire leur mari, vient à s'éteindre par la mort. Aimer un mari tandis qu'il est en vie, c'est chose assez commune parmi les femmes; mais l'aimer à ce point qu'après sa mort on n'en veuille point d'autre, c'est un degré de fidélité qui n'appartient qu'aux vraies veuves. Espérer en Dieu tandis que le mari sert de soutien, ce n'est pas chose si rare; mais espérer en Dieu quand on est privé de cet appui, c'est un acte vraiment digne de grande louange. C'est pourquoi l'on reconnoît plus aisément dans la viduité la perfection des vertus que l'on a eues durant le mariage. La veuve qui est nécessaire à ses enfans, principalement en ce qui regarde leur ame et leur bonne éducation, ne doit en aucune façon les abandonner; car l'apôtre saint Paul dit clairement qu'elles sont tenues à ce soin-là en acquit des soins qu'elles ont reçus de leurs pères et mères; d'autant que si quelqu'un n'a pas soin des siens, et principalement de ceux de sa famille, il est pire qu'un infidèle. Mais si les enfans sont en état de se conduire par eux-mêmes, la veuve alors doit ramasser toutes ses affections et toutes ses pensées, pour les appliquer plus parfaitement à son avancement en l'amour de Dieu. A moins donc que quelque force majeure n'oblige en conscience la vraie veuve à se jeter dans les embarras extérieurs, tels que sont les procès, je lui conseille de s'en abstenir entièrement, et de préférer toujours dans la conduite de ses affaires la voie la plus paisible et la plus tranquille, encore qu'elle ne paroisse pas la plus avantageuse; car il faut que les fruits de ces soins fatigans soient bien grands pour être comparables au bien d'une sainte tranquillité. Joignez à cela que les procès et autres semblables brouilleries dissipent le cœur et ouvrent souvent la porte aux ennemis du salut, tandis que pour plaire à ceux dont on croit avoir besoin, on se porte à mille manières inconvenantes et fort désagréables à Dieu. L'oraison doit être le continuel exercice de la veuve; or ne devant plus avoir d'amour que pour Dieu, elle ne doit presque plus aussi avoir de paroles que pour Dieu; et comme le fer qu'un diamant empêche de s'attacher à l'aimant, s'élance vers cet aimant aussitôt que le diamant est éloigné, de même le cœur de la veuve, qui ne pouvoit s'élancer vers Dieu, ni suivre les attraits du divin amour pendant la vie de son mari, doit, soudain après sa mort, courir ardemment à l'odeur des parfums célestes, et dire comme l'épouse sacrée: O Seigneur! maintenant que je suis toute à moi, recevez-moi pour être toute à vous, attirez-moi après vous, et je courrai à l'odeur de vos parfums. Les vertus propres à la veuve chrétienne sont la parfaite modestie, le renoncement aux honneurs, aux rangs, aux assemblées, aux titres et aux autres vanités de cette espèce, le service des pauvres et des malades, la consolation des affligés, le zèle à instruire les filles en la dévotion, et à se rendre auprès des jeunes femmes un parfait modèle de toutes les vertus; la nécessité et la simplicité doivent être les deux ornemens de leurs habits; l'humilité et la charité les deux ornemens de leurs actions; l'honnêteté et la bonté les deux ornemens de leurs paroles; la modestie et la réserve les deux ornemens de leurs yeux; et Jésus-Christ crucifié l'unique amour de leur cœur. Bref, la vraie veuve est dans l'Eglise une petite violette de mars, qui parfume l'air d'une odeur délicieuse par le charme de sa dévotion, et qui se tient presque toujours cachée sous les larges feuilles de son abjection. Sa couleur peu éclatante est le symbole de la mortification; elle vient dans les lieux frais et solitaires, c'est-à-dire qu'elle évite la compagnie des mondains, pour mieux conserver la fraîcheur de son cœur contre toutes les ardeurs que le désir des biens, des honneurs et des plaisirs pourroit lui apporter. _Elle sera bienheureuse_, dit le saint Apôtre, _si elle persévère en cet état._ J'aurois encore beaucoup d'autres choses à dire sur ce sujet; mais j'aurai tout dit quand j'aurai dit à la veuve chrétienne vraiment jalouse de sa perfection, qu'elle lise attentivement les belles épîtres de saint Jérôme à Furia et à Salvia, et à toutes les autres dames, qui furent assez heureuses pour être les filles spirituelles d'un si bon père; car il ne se peut rien ajouter à ce qu'il leur dit, sinon cet avertissement, que la vraie veuve ne doit jamais ni blâmer, ni mépriser celles qui passent à de secondes, ou même à de troisièmes et à de quatrièmes noces; car en certains cas Dieu en dispose ainsi pour sa plus grande gloire; et il faut toujours avoir devant les yeux cette doctrine des anciens, que ni la viduité ni la virginité n'ont de rang au Ciel, si ce n'est celui qui leur est assigné par l'humilité. CHAPITRE XLI. Deux mots aux vierges. O vierges! je ne veux vous dire que ces deux mots, car pour le reste vous le trouverez ailleurs; si vous prétendez au mariage temporel, gardez soigneusement votre premier amour pour votre premier mari. Je pense que c'est une grande tromperie de présenter, au lieu d'un cœur pur et intègre, un cœur tout usé, frelaté et gâté. Mais si votre bonheur vous appelle aux chastes et virginales noces de l'Agneau, et qu'à jamais vous vouliez demeurer vierges, ô Dieu! conservez votre cœur le plus délicatement que vous pourrez pour cet époux divin, qui, étant la pureté même, n'aime rien tant que la pureté, et à qui les prémices de toutes choses sont dues, mais surtout les prémices du cœur. Les épîtres de saint Jérôme vous fourniront tous les avis qui vous sont nécessaires; et puisque votre condition vous oblige à l'obéissance, choisissez un guide sous la conduite duquel vous puissiez plus saintement conserver votre cœur et votre corps à la divine Majesté. QUATRIÈME PARTIE CONTENANT LES AVIS NÉCESSAIRES CONTRE LES TENTATIONS LES PLUS ORDINAIRES. CHAPITRE PREMIER. Qu'il ne faut point s'amuser aux paroles des enfans du siècle. Sitôt que les mondains s'apercevront que vous voulez suivre la vie dévote, ils décocheront contre vous mille traits de satire et de médisance. Les plus malins traiteront votre changement d'hypocrisie, de bigoterie et d'artifice: ils diront que le monde vous a fait mauvais visage, et qu'à son refus vous recourez à Dieu; vos amis s'empresseront de vous faire mille remontrances, à leur avis, très-prudentes et charitables. En prenant cette voie, vous diront-ils, vous tomberez en quelque humeur mélancolique, vous perdrez tout crédit dans le monde, vous deviendrez insupportable, vous vieillirez avant le temps, vos affaires domestiques en souffriront; il faut vivre dans le monde comme dans le monde; on peut bien faire son salut sans tant de mystères, et mille autres bagatelles. Tout cela, Philothée, n'est qu'un vain et sot babil; au fond, ces gens-là ne sont nullement occupés ni de votre santé ni de vos affaires: _Si vous étiez du monde_, dit le Sauveur, _le monde vous aimeroit comme étant à lui; mais parce que vous n'êtes pas du monde, à cause de cela il vous hait._ Nous avons vu des gentilshommes et des dames passer la nuit entière, et même plusieurs nuits de suite, à jouer aux échecs et aux cartes: y a-t-il une attention plus fatigante, plus mélancolique et plus sombre que celle-là? Cependant les mondains ne disoient mot, les amis ne se mettoient pas en peine; et pour la méditation d'une heure, ou pour nous voir lever un peu plus matin qu'à l'ordinaire, afin de nous préparer à la communion, chacun court au médecin pour nous faire guérir de l'humeur hypocondriaque et de la jaunisse. On passera trente nuits à danser, sans que nul s'en plaigne; et pour la seule nuit de Noël, chacun tousse et crie la tête le jour suivant. Qui ne voit que le monde est un juge inique: indulgent et favorable pour ses enfans, mais dur et sévère pour les enfans de Dieu? Pour être bien avec le monde, il faudroit se perdre avec lui. Il n'est pas possible de le contenter, tant il est bizarre; _Jean est venu, dit le Sauveur, ne mangeant ni ne buvant, et vous dites qu'il est possédé; le Fils de l'homme est venu mangeant et buvant, et vous dites qu'il est samaritain._ C'est la vérité, Philothée: si par condescendance nous nous relâchons à rire, à jouer, à danser avec le monde, il s'en scandalisera; si nous ne le faisons pas, il nous accusera d'hypocrisie ou d'humeur sombre; si nous nous parons, il l'interprétera à mal; si nous nous négligeons, ce sera selon lui bassesse d'ame; nos gaîtés seront appelées dissolutions, et nos mortifications tristesses; et comme il nous regarde toujours de mauvais œil, jamais nous ne pourrons lui plaire. Il agrandit nos imperfections, et publie que ce sont des péchés; de nos péchés véniels il en fait des mortels; de nos péchés de fragilité, il en fait des péchés de malice; taudis que, comme dit saint Paul, la charité est bénigne, le monde au contraire est malin; tandis que la charité ne pense pas de mal, le monde au contraire en pense toujours; et quand il ne peut accuser nos actions, il accuse nos intentions. Enfin, soit que les moutons aient des cornes, ou qu'ils n'en aient point, qu'ils soient blancs ou qu'ils soient noirs, le loup ne laissera pas de les manger, s'il peut; ainsi, quoi que nous fassions, le monde nous fera toujours la guerre: si nous sommes long-temps à nous confesser, il demandera ce que nous pouvons tant avoir à dire; si nous y sommes peu de temps, il dira que nous ne disons pas tout; il épiera tous nos mouvemens: pour une seule petite parole d'aigreur, il protestera que nous sommes insupportables; le soin de nos affaires lui semblera avarice, et notre douceur il l'appellera niaiserie; au lieu que pour les enfans du siècle, leurs colères seront générosités; leur avarice, économie; leur licence, noble liberté; il n'est rien de tel que les araignées pour gâter l'ouvrage des abeilles. Laissons là ce monde aveugle, Philothée; qu'il crie tant qu'il voudra comme un chat-huant pour inquiéter les oiseaux du jour: soyons fermes en nos desseins, invariables en nos résolutions; la persévérance fera bien voir si c'est vraiment tout de bon que nous sommes dévoués à Dieu, et engagés dans la vie dévote. Les comètes et les planètes sont presque également lumineuses en apparence; mais les comètes disparoissent en peu de temps, n'étant que de certains feux passagers; au lieu que les planètes ont une clarté perpétuelle. Ainsi l'hypocrisie et la vraie vertu ont beaucoup de ressemblance à l'extérieur; mais on les distingue facilement l'une de l'autre, en ce que l'hypocrisie n'a point de durée, et se dissipe comme la fumée, tandis que la vraie vertu est toujours ferme et constante. Ce ne nous est pas un petit avantage pour bien assurer le commencement de notre dévotion, que d'en recevoir de l'opprobre et de la calomnie; car nous évitons par ce moyen le péril de la vanité et de l'orgueil, qui sont comme les sages-femmes d'Egypte, auxquelles le Pharaon infernal a ordonné de tuer les enfans mâles d'Israël le jour même de leur naissance. Nous sommes crucifiés au monde, le monde nous doit être crucifié: il nous tient pour fous, tenons-le pour insensé. CHAPITRE II. Qu'il faut avoir bon courage. La lumière, quoique belle et désirable à nos yeux, les éblouit néanmoins après qu'ils ont été en de longues ténèbres; et avant que l'on soit accoutumé aux habitans d'un pays, quelque courtois et gracieux qu'ils soient d'ailleurs, on s'y trouve un peu embarrassé. Il se pourra donc faire, ma chère Philothée, qu'à ce changement de vie plusieurs soulèvemens se fassent en votre intérieur, et que ce grand et général adieu que vous avez dit aux folies et aux niaiseries du monde, vous donne quelque ressentiment de tristesse et de découragement. Si cela vous arrive, ayez un peu de patience, je vous prie, car ce ne sera rien; ce n'est qu'un peu d'étonnement que la nouveauté vous apporte: attendez, les consolations arriveront bientôt, vous regretterez peut-être d'abord de quitter la gloire que les fous et les moqueurs vous donnoient en vos vanités; mais, ô Dieu! voudriez-vous perdre la gloire éternelle que Dieu vous donnera en vérité? Les vains amusemens et les passe-temps dans lesquels vous avez employé les années passées, se représenteront à votre cœur pour l'amorcer, et le faire retourner de leur côté; mais auriez-vous bien le courage de renoncer aux délices du Ciel pour de si trompeuses légèretés? Croyez-moi, si vous persévérez, vous ne tarderez pas à recevoir tant et de si douces consolations, que vous reconnoîtrez que le monde n'a que du fiel en comparaison de ce miel, et qu'un seul jour de dévotion vaut mieux que mille années de la vie mondaine. Mais vous voyez que la montagne de la perfection chrétienne est extrêmement haute, et vous dites: Hélas! mon Dieu, comment ferai-je pour y monter? Courage Philothée: quand les petits moucherons des abeilles commencent à se former, on les appelle nymphes, et alors ils ne sauroient encore voler sur les fleurs, ni sur les monts, ni sur les collines voisines pour amasser le miel; mais petit à petit, se nourrissant du miel que leurs mères ont préparé, ces petites nymphes prennent des ailes et se fortifient; si bien qu'enfin elles prennent leur essor et volent jusqu'aux lieux les plus élevés. Il est vrai, nous sommes encore de petits moucherons en la dévotion; nous ne saurions monter selon notre dessein, qui n'est rien moindre que d'atteindre à la cime de la perfection chrétienne; mais si nous commençons à nous former par nos désirs et nos résolutions, bientôt les ailes commenceront à nous venir, en sorte qu'un jour nous serons abeilles spirituelles, et volerons tout à notre aise. En attendant, vivons du miel de tant d'enseignemens que les saints nous ont laissés, et prions Dieu de nous donner des ailes comme à la colombe, afin que non-seulement nous puissions voler au temps de la vie présente, mais encore nous reposer en l'éternité de la vie future. CHAPITRE III. De la nature des tentations, et de la différence qu'il y a entre sentir la tentation et y consentir. Imaginez-vous, Philothée, une jeune princesse extrêmement aimée de son époux, et dont quelque libertin prétend corrompre la fidélité par un infâme confident qu'il lui envoie pour traiter avec elle d'un si détestable dessein. Premièrement, ce messager fait part à la princesse des intentions de son maître; secondement, la princesse se plaît ou se déplaît en la proposition; en troisième lieu, ou elle consent, ou elle refuse. Ainsi, Satan, le monde et la chair voyant une ame unie au Fils de Dieu, lui envoient des tentations et des suggestions, par lesquelles, 1.º le péché lui est proposé; 2.º l'ame se plaît ou se déplaît en la proposition; 3.º enfin, elle consent ou elle refuse; ce qui fait en somme trois degrés pour descendre à l'iniquité, la tentation, la délectation et le consentement; et bien que ces trois degrés ne se montrent pas aussi clairement en toutes sortes de fautes, toujours est-il qu'on les voit très-distinctement dans les grands et énormes péchés. Quand la tentation de quelque péché que ce soit dureroit toute notre vie, elle ne sauroit nous rendre désagréables à la divine Majesté, pourvu qu'elle ne nous plaise pas, et que nous n'y consentions pas. La raison est, que dans la tentation nous ne sommes pas actifs, mais passifs; et puisque nous n'y prenons pas de plaisir, nous ne pouvons aussi en avoir de faute. Saint Paul souffrit long-temps de violentes tentations, et tant s'en faut que pour cela il fût désagréable à Dieu, qu'au contraire Dieu en étoit glorifié. La bienheureuse Angèle de Foligny sentoit des tentations si cruelles, qu'elle fait pitié quand elle les raconte: grandes furent aussi les tentations de saint François et de saint Benoît, lorsque l'un se jeta dans les épines, et l'autre dans la neige pour les apaiser; et néanmoins ils ne perdirent rien de la grâce de Dieu pour cela, mais l'augmentèrent de beaucoup. Il faut donc être courageuse, chère Philothée, dans les tentations, et ne vous tenir jamais pour vaincue tant qu'elles vous déplaisent; car observez bien cette différence qu'il y a entre sentir et consentir, qui est qu'on peut les sentir encore qu'elles nous déplaisent; mais qu'on ne peut y consentir sans qu'elles nous plaisent, puisque le plaisir pour l'ordinaire sert de degré pour venir au consentement. Que les ennemis de notre salut nous présentent donc tant qu'ils voudront des amorces et des piéges, qu'ils demeurent toujours à la porte de notre cœur pour y entrer, qu'ils nous fassent toutes les propositions imaginables; tant que nous serons résolus à ne point nous plaire en tout cela, il sera bien impossible que Dieu en soit offensé, non plus que le prince dont j'ai parlé plus haut ne peut savoir mauvais gré à la princesse du message qui lui est envoyé, si elle n'y a pris aucune sorte de plaisir. Il y a néanmoins cette différence entre l'ame et la princesse, que la princesse, après avoir entendu la proposition, peut, si bon lui semble, chasser le messager, et ne le plus entendre; au lieu qu'il n'est pas toujours au pouvoir de l'ame de ne point sentir la tentation, bien qu'il soit toujours en son pouvoir de n'y point consentir: c'est pourquoi, encore que la tentation dure long-temps, elle ne peut nous nuire, tant qu'elle nous est désagréable. Mais, quant à la délectation qui peut suivre la tentation, il est à remarquer que nous avons deux parties en notre ame, l'une inférieure et l'autre supérieure, et que l'inférieure ne suit pas toujours la supérieure, mais fait des opérations à part: d'où il arrive maintes fois que la partie inférieure se plaît à la tentation; sans le consentement, et même contre le gré de la supérieure: c'est la dispute et la guerre que l'apôtre saint Paul décrit, quand il dit que sa chair convoite contre son esprit, qu'il y a une loi des membres et une loi de l'esprit, et autres choses semblables. Avez-vous jamais vu, Philothée, un grand brasier de feu couvert de cendres? Quand on vient dix ou douze heures après pour y chercher du feu, on n'en trouve qu'un peu au milieu du foyer, et encore on a peine à le trouver. Il y étoit néanmoins puisqu'on l'y trouve, et l'on peut s'en servir à rallumer les autres charbons déjà éteints. Il en est de même de la charité, qui est notre vie spirituelle, parmi les grandes et violentes tentations; car la tentation jetant sa délectation dans la partie inférieure, couvre, ce semble, toute l'ame de cendre, et réduit l'amour de Dieu à presque rien; car il ne paroît plus nulle part, sinon au milieu du cœur, et au fin fond de l'esprit; encore semble-t-il qu'il n'y soit pas, tant on a de peine à le trouver. Il y est néanmoins en vérité, puisque, quoique tout soit en trouble en notre ame et en notre corps, nous avons la résolution de ne point consentir au péché ni à la tentation, et que la délectation qui plaît à notre homme extérieur déplaît à notre homme intérieur; en sorte qu'étant autour de notre volonté, elle n'est cependant pas dans notre volonté; en quoi l'on voit qu'une telle délectation est involontaire, et partant ne peut être péché. CHAPITRE IV. Deux exemples remarquables sur ce sujet. Il vous importe si fort, Philothée, de bien entendre ceci, que je ne ferai nulle difficulté de m'y étendre davantage. Le jeune homme dont parle saint Jérôme, qui, couché et attaché avec des écharpes de soie, sur un lit mollet, étoit provoqué par tout ce que l'on peut penser de l'impudence d'une femme, dont on se servoit pour ébranler sa constance, dut sans doute être tenté d'une manière bien violente; et qu'est-ce que ses sens et son imagination n'éprouvèrent pas alors? Cependant au milieu d'un si terrible orage de tentations sensuelles, il témoigne que son cœur n'est point vaincu, et que sa volonté n'y consent en aucune manière: car son ame voyant tout révolté contre elle, et n'ayant rien à son commandement, de tout son corps, si ce n'est la langue, il se la coupe avec les dents, et la crache au visage de cette vilaine, qui lui étoit plus cruelle que les bourreaux les plus furieux. De sorte que le tyran qui avoit désespéré de vaincre cette belle ame par les douleurs, essaya vainement de la vaincre par les plaisirs. L'histoire du combat de sainte Catherine de Sienne n'est pas moins admirable, la voici en abrégé. Le malin esprit obtint un jour de Dieu la permission d'éprouver la vertu de cette sainte vierge, et d'user à cet effet de la plus grande rage qu'il pourroit, pourvu toutefois qu'il épargnât sa personne. En conséquence il vint lui suggérer toutes sortes de mauvaises pensées, et pour l'émouvoir encore davantage, prenant avec lui plusieurs de ses compagnons auxquels il avoit donné diverses formes; il fit avec eux mille et mille représentations déshonnêtes, qu'il accompagna encore de paroles et d'invitations les plus grossières; or, bien que toutes ces choses fussent extérieures, elles ne laissoient pas toutefois, par le moyen des sens, de pénétrer bien avant dans le cœur de la vierge, lequel, comme elle l'avouait elle-même, en étoit tout plein, ne lui restant plus que la fine pure volonté supérieure qui ne fût pas agitée par cette tempête et ce débordement de vilenies. Tout cela dura fort long-temps, jusqu'à ce qu'un jour, Notre-Seigneur lui ayant apparu: Où étiez-vous, dit-elle, ô mon doux Seigneur! pendant que mon cœur étoit plein de tant de ténèbres et d'ordures? A quoi il répondit: Ma fille, j'étois au dedans de votre cœur. Et comment, répliqua-t-elle, pouviez-vous habiter mon cœur, tandis qu'il y avoit tant de vilenies? habitez-vous donc en des lieux si déshonnêtes? Et Notre-Seigneur lui dit: Dites-moi, ma chère fille, toutes ces sales pensées qui étoient en votre cœur, vous donnoient-elles du plaisir ou de la tristesse, de l'amertume ou de la joie? Et elle répondit: Une extrême amertume et tristesse. Et qui donc, reprit le Sauveur, mettoit cette grande amertume et tristesse au dedans de votre cœur, sinon moi qui demeurois caché au milieu de votre ame? Soyez sûre, ma fille, que si je n'eusse pas été présent, ces pensées qui étoient autour de votre volonté, sans pouvoir s'en saisir, l'eussent bien vite surmontée, et seroient entrées dedans, et eussent été bien reçues par votre libre arbitre, et ainsi eussent donné la mort à votre ame. Mais parce que j'étois au milieu de vous, j'ai mis en votre cœur une tristesse et une résistance par laquelle vous avez rejeté la tentation autant que vous avez pu; et comme vous ne l'avez pu faire autant que vous l'auriez voulu, vous en avez ressenti un grand déplaisir et une grande haine et contre la tentation et contre vous-même. Ainsi ces peines ont été pour vous un grand mérite et un grand gain, et votre vertu n'en a pris que plus de force et d'accroissement. Voyez-vous, Philothée, comme ce feu étoit couvert de cendres? et comme la tentation et la délectation même, étant entrées dans le cœur, en avoient environné la volonté, laquelle néanmoins, uniquement assistée de son Sauveur, résistoit par des amertumes, des déplaisirs et des détestations du mal qui lui étoit suggéré, refusant perpétuellement son consentement au péché qui l'environnoit de toutes parts? O Dieu! quelle détresse pour une ame qui aime Dieu, de ne savoir seulement pas s'il est en elle ou non, et si l'amour divin, pour lequel elle combat, est entièrement éteint en elle ou non! Mais c'est la fine fleur de la perfection de l'amour céleste, que de faire souffrir et combattre l'amant pour l'amour, sans même qu'il sache s'il a l'amour pour lequel et par lequel il combat. CHAPITRE V. Encouragement à l'ame qui est dans la tentation. Ces grands assauts et ces tentations si puissantes, Philothée, ne sont jamais permises de Dieu que contre les ames qu'il veut élever à son pur et excellent amour; mais il ne s'ensuit pas pourtant qu'après cela elles soient assurées d'y parvenir; car il est arrivé maintes fois que ceux qui avoient été constans en de si violentes attaques ne correspondant pas après fidèlement à la faveur divine, se sont trouvés vaincus en de bien petites tentations. Ce que je dis, afin que s'il vous arrive jamais d'être affligée de si grandes tentations, vous sachiez que Dieu vous accorde une faveur extraordinaire, par laquelle il déclare qu'il veut vous agrandir à ses yeux, et que néanmoins vous soyez toujours humble et craintive, ne vous promettant de pouvoir vaincre les menues tentations, après avoir surmonté les grandes, que par une fidélité continuelle aux mouvemens de la grâce. Cela posé, quelques tentations qui vous arrivent, et quelque délectation qui s'ensuive, tant que votre volonté refusera son consentement, non-seulement à la tentation, mais encore à la délectation, ne vous troublez aucunement; car Dieu n'en est point offensé. Quand un homme est pâmé, et qu'il ne donne plus aucun signe de vie, on lui met la main sur la cœur; et pour peu qu'on y sente de mouvement, on juge qu'il est en vie, et qu'au moyen de quelque liqueur forte et subtile on peut lui faire retrouver le sentiment. Ainsi arrive-t-il quelquefois que par la violence des tentations il semble que notre ame est tombée en une défaillance totale de ses forces, et que, comme pâmée, elle n'a plus ni mouvement, ni vie spirituelle; mais si nous voulons connoître ce qui en est, mettons la main sur le cœur. Considérons si le cœur et la volonté ont encore leur mouvement spirituel, c'est-à-dire s'ils font bien leur devoir en refusant de consentir à la tentation et à la délectation; car tant que le mouvement du refus est dans notre cœur, nous sommes assurés que la charité, vraie vie de notre ame, est en nous, et que Jésus-Christ, notre Sauveur, se trouve en notre cœur, bien qu'il y soit couvert et caché; de sorte que par l'usage continuel de l'oraison, des sacremens, et de la confiance en Dieu, les forces nous reviendront, et nous vivrons d'une vie très-douce et très-parfaite. CHAPITRE VI. Comment la tentation et la délectation peuvent être péchés. La princesse dont nous avons parlé, ne peut être blâmée de la proposition qui lui est faite, puisque, comme nous l'avons supposé, elle lui arrive contre son gré. Mais si au contraire elle se l'étoit attirée par quelques manières qui eussent pu en faire naître la pensée, ayant voulu, par exemple, plaire à celui qui la recherche, indubitablement elle seroit coupable de la recherche elle-même; et encore qu'elle en fît la délicate, elle ne laisseroit pas d'en mériter le blâme et la peine. Ainsi arrive-t-il quelquefois que la seule tentation nous met en péché, parce que nous sommes cause qu'elle nous arrive. Par exemple, je sais qu'en jouant je suis exposé à la colère et au blasphème, et que le jeu me sert de tentation à cela; dès lors je pèche toutes les fois que je joue, et je suis coupable de toutes les tentations qui m'arrivent au jeu. De même je sais qu'une certaine compagnie est pour moi une occasion de tentation et de chute, et néanmoins j'y vais volontairement; il est indubitable que je suis coupable de toutes les tentations que j'y aurai. Quand la délectation qui arrive de la tentation peut être évitée, c'est toujours un péché de la recevoir; et le péché est plus ou moins grand, selon que le plaisir qu'on y prend, et le consentement qu'on y donne, est grand ou petit, de longue ou de courte durée. Si cette princesse dont nous avons parlé, écoute non-seulement la proposition déshonnête qui lui est faite, mais y prend plaisir et en occupe son cœur avec joie, elle est fort blâmable; car bien qu'elle ne veuille pas l'exécution de ce qu'on lui demande, elle consent néanmoins à y appliquer son cœur par le plaisir qu'elle y prend: or appliquer volontairement son cœur à une chose déshonnête est toujours une chose blâmable; et c'est tellement dans l'application du cœur que consiste la faute, que, sans elle, l'application des sens ne peut être un péché. Quand donc vous serez tentée de quelque péché, considérez si vous avez donné volontairement sujet d'être tentée; car pour lors la tentation même vous met en état de péché, à cause du danger dans lequel vous vous êtes jetée; et cela s'entend si vous avez pu éviter commodément l'occasion, et que vous avez prévu ou dû prévoir l'arrivée de la tentation. Mais si vous n'avez donné nul sujet à la tentation, elle ne peut aucunement vous être imputée à péché. Quand la délectation qui suit la tentation a pu être évitée, et que néanmoins on ne l'a point évitée, il y a toujours quelque sorte de péché, selon que l'on s'y est plus on moins arrêté, et selon la cause du plaisir qu'en y a pris. Une femme qui n'ayant donné aucun sujet à la cajolerie, y prend pourtant plaisir, ne laisse pas d'être blâmable, si le plaisir qu'elle y prend n'a point d'autre cause que la cajolerie même mais si celui qui veut lui inspirer de l'amour jouoit en perfection du luth, et qu'elle prît plaisir, non pas à sa mauvaise recherche, mais à l'harmonie et à la douceur du luth, il n'y aurait point de péché pour elle; néanmoins elle ne devrait pas prendre long-temps ce plaisir, de peur de passer à celui d'être recherchée. De même encore, si quelqu'un me propose un stratagème plein d'invention et d'artifice pour me venger de mon ennemi, et que je ne prenne aucun plaisir ni ne donne aucun consentement à la vengeance qui m'est proposée, mais seulement à la subtilité de l'artifice, il est certain que je ne pèche point; toutefois il n'est pas expédient que je m'amuse beaucoup à ce plaisir, de peur que petit à petit il ne me porte à la délectation de la vengeance elle-même. On se surprend quelquefois prenant plaisir à la tentation, et cela ne peut être tout au plus qu'un bien léger péché véniel, lequel devient plus grand, si, après que l'on s'est aperçu du mal où l'on est, on demeure quelque temps, par négligence, à marchander avec la délectation, ne sachant si on doit l'accepter ou la refuser; et le péché est encore plus grand, si, en s'en apercevant, on y demeure quelque temps par vraie négligence, et sans nul propos de la rejeter; mais lorsque volontairement et de propos délibéré nous sommes résolus de nous plaire en de telles délectations, ce propos délibéré est par lui-même un grand péché, si l'objet auquel nous nous plaisons est notablement mauvais. C'est un grand vice à une femme, de vouloir entretenir de mauvaises amours, quoiqu'elle ne veuille jamais s'y abandonner. CHAPITRE VII. Remède aux grandes tentations. Sitôt que vous sentez en vous quelque tentation, faites comme les petits enfans quand ils voient le loup ou l'ours dans la campagne: tout aussitôt ils courent entre les bras de leur père et de leur mère, ou du moins ils les appellent à leur secours. Recourez de même à Dieu, invoquant sa miséricorde et son secours: c'est le remède que Notre-Seigneur enseigne: _Priez_, nous dit-il, _afin que vous n'entriez pas en tentation._ Si vous voyez néanmoins que la tentation continue ou augmente, courez en esprit embrasser la sainte croix, comme si vous aviez devant vous Jésus-Christ crucifié. Protestez-lui que vous ne consentirez point à la tentation, et demandez-lui sa sainte protection; et persévérez ainsi à désavouer ce qui se passe en vous, tout le temps que durera la tentation. Mais en faisant ces protestations et ces refus de consentement, ne regardez pas la tentation en face, mais regardez seulement Notre-Seigneur; car si vous regardez la tentation, surtout quand elle est forte, elle pourra ébranler votre courage. Vous ferez bien aussi de distraire votre esprit par quelque occupation bonne et louable; car cette occupation entrant dans votre cœur, y prendra place et éteindra le sentiment de la tentation. Mais le grand remède contre toutes tentations, grandes ou petites, c'est d'ouvrir son cœur à son directeur, en lui faisant connaître les suggestions de l'ennemi et les impressions qu'elles font. Car, observez que le silence est toujours la première condition que le démon impose à celui qu'il veut séduire; semblable en cela à un libertin qui voulant débaucher une femme, commence par lui recommander le secret sur tous ses rapports avec elle: conduite assurément bien opposée à celle de Dieu, puisque Dieu, en ses inspirations, demande par-dessus tout que nous les fassions connoître à nos supérieurs et à nos guides. Que si, après tout cela, la tentation s'opiniâtre à nous travailler et à nous tourmenter, nous n'avons rien à faire, sinon de nous opiniâtrer à notre tour en la protestation de ne vouloir pas y consentir; car, comme les filles ne peuvent être mariées pendant qu'elles disent non, de même, l'ame, quoique troublée, ne peut jamais être offensée pendant qu'elle dit non. Ne disputez point avec votre ennemi, et ne lui répondez jamais une seule parole, sinon celle que Notre-Seigneur lui répondit, et avec laquelle il le confondit: _Retire-toi, Satan! il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul._ Une chaste épouse ne répond pas un mot, et n'accorde pas même un regard à celui qui veut la séduire; mais, le quittant tout court, elle tourne aussitôt son cœur du côté de son époux, et renouvelle intérieurement la foi qu'elle lui a promise; ainsi l'ame dévote, se voyant assaillie de quelque tentation, ne doit nullement s'amuser à disputer ni à répondre; mais tout simplement se tourner du côté de Jésus-Christ son époux, et lui protester de rechef qu'elle veut lui être fidèle, et n'appartenir uniquement qu'à lui. CHAPITRE VIII. Qu'il faut résister aux petites tentations. Quoiqu'il faille combattre les grandes tentations avec un courage invincible, et que la victoire que nous en remportons nous soit extrêmement utile, il y a peut-être plus d'avantage encore à bien combattre les petites; car si les grandes l'emportent en qualité, les petites l'emportent si démesurément en nombre, que la victoire en peut être comparable à celles des plus grandes. Les loups et les ours sont sans doute plus dangereux que les mouches; mais ils ne nous causent pas autant d'importunité et d'ennui, et n'exercent pas non plus autant notre patience. C'est chose bien aisée que de s'abstenir du meurtre; mais c'est chose difficile d'éviter les menues colères, dont les occasions se présentent à tout moment C'est chose bien aisée de n'être pas adultère; mais ce n'est pas chose si facile de conserver la pureté des yeux, de ne rien dire ou de ne rien entendre avec plaisir de tout ce qu'on appelle cajolerie, de ne pas donner, ou de ne pas recevoir de l'amour, ni de menues faveurs d'amitié. Ce n'est pas une chose difficile de ne point donner visiblement et extérieurement un rival à un mari ou une rivale à une épouse; mais il est assez difficile de ne lui en point donner au fond du cœur. Il est bien aisé de ne point dérober le bien d'autrui, mais malaisé de ne point le convoiter; bien aisé de ne point dire de faux témoignages en justice, mais malaisé de ne point mentir en conversation; bien aisé de ne point s'enivrer, mais malaisé d'être toujours sobre; bien aisé de ne point désirer la mort du prochain, mais malaisé de ne point désirer son incommodité; bien aisé de ne le point diffamer, mais malaisé de ne le point mépriser. Bref, ces menues tentations de colère, de soupçons, de jalousie, d'envie, de folâtreries, de vanité, de duplicité, d'afféterie, d'artifice, de pensées déshonnêtes, sont l'exercice continuel de ceux mêmes qui sont les plus dévots et les plus déterminés à bien vivre; c'est pourquoi, ma chère Philothée, il faut avec grand soin nous préparer à ce combat; et soyez sûre qu'autant de victoires nous remporterons sur ces petits ennemis, autant de pierres précieuses nous ajouterons à la couronne de gloire que Dieu nous prépare en son paradis. C'est pourquoi je dis qu'en nous disposant à bien et vaillamment combattre les grandes tentations, si elles nous viennent, il faut nous bien et diligemment défendre des menues et foibles attaques des petites. CHAPITRE IX. Comment il faut remédier aux petites tentations. Or donc, quant à ces petites tentations de vanité, de soupçons, de chagrin, de jalousie, d'envie, de folâtrerie, et autres semblables, qui, comme de petites mouches, viennent passer devant nos yeux, et nous piquer tantôt sur la joue, et tantôt sur le nez, comme il est impossible d'en être tout-à-fait exempt, le meilleur parti à prendre est de ne s'en pas tourmenter; car tout cela ne peut nuire, quelqu'ennui que cela cause, pourvu que l'on soit bien résolu de toujours servir Dieu. Méprisez donc ces foibles attaques, et ne daignez pas même penser à ce qu'elles veulent dire; laissez-les bourdonner à vos oreilles tant qu'elles voudront, et courir çà et là autour de vous comme font les mouches; et quand elles viendront pour vous piquer, et que vous les verrez tant soit peu s'arrêter en votre cœur, ne faites autre chose sinon simplement de les ôter; ne combattez pas contre elles, et ne leur répondez pas, mais occupez votre cœur de quelque chose de bon, et spécialement de l'amour de Dieu; car, si vous m'en croyez, vous ne vous obstinerez pas à opposer à la tentation la vertu qui lui est contraire, parce que ce seroit presque vouloir disputer avec elle; mais après avoir fait un acte de la vertu qui lui est directement contraire, en supposant que vous ayez pu reconnoître la nature de la tentation, faites un simple retour de votre cœur vers Jésus-Christ crucifié, et, vous tenant en esprit à ses pieds, baisez-les avec le plus d'amour qu'il vous sera possible. C'est le meilleur moyen de vaincre l'ennemi, tant dans les petites que dans les grandes tentations; car l'amour de Dieu contenant en soi toutes les perfections de toutes les vertus, et plus excellemment que les vertus mêmes, il est aussi un plus souverain remède à tous les vices; et votre esprit, s'accoutumant dans toutes les tentations à recourir à ce rendez-vous général, ne sera point obligé de regarder et d'examiner quelles tentations il a; mais simplement, se sentant troublé, il ira chercher la paix dans ce grand remède, dont le démon a une telle peur, que, quand il voit que ses tentations nous provoquent à ce divin amour, il cesse de nous en faire. Voilà donc ce qui concerne les menues tentations, avec lesquelles, si l'on vouloit les prendre en détail, on se morfondroit et on ne feroit rien. CHAPITRE X. Comment il faut fortifier son cœur contre les tentations. Considérez de temps en temps quelles passions dominent le plus en votre ame, et, les ayant découvertes, prenez une façon de vie qui leur soit toute contraire, en pensées, en paroles et en œuvres. Par exemple, si vous vous sentez portée à la passion de la vanité, considérez de temps en temps les misères de la vie humaine, combien ces vanités seront fâcheuses à la conscience au jour de la mort, combien elles sont indignes d'un cœur généreux, que ce ne sont que badineries, amusemens d'enfans, et choses semblables. Parlez souvent contre la vanité, et encore qu'il vous semble que ce soit à contre-cœur, ne laissez pas de la bien mépriser; car par ce moyen vous vous engagerez, même de réputation, dans le parti contraire; et à force de dire du mal de quelque chose, nous nous excitons à la haïr, bien que d'abord nous y fussions attachés. Faites des œuvres d'abjection et d'humilité le plus que vous pourrez, encore qu'il vous semble que ce soit à regret; car par ce moyen vous vous habituez à l'humilité, et vous affoiblissez la vanité, en sorte que quand la tentation viendra, votre inclination ne pourra plus la favoriser autant, et vous aurez plus de force pour la combattre. Si vous êtes portée à l'avarice, pensez souvent à la folie de ce péché, qui nous rend esclaves de ce qui n'est créé que pour nous servir; songez qu'aussi-bien il faudra tout quitter à la mort, et que nos biens passeront alors entre les mains de tel qui les dissipera, ou auquel ils serviront de ruine et de damnation, et autres semblables pensées. Parlez fort contre l'avarice, louez fort le mépris du monde, efforcez-vous de faire souvent l'aumône et de négliger quelques occasions d'amasser du bien. Si vous avez du penchant à inspirer ou à recevoir de l'amour, pensez souvent combien cet amusement est dangereux, tant pour vous que pour les autres: combien c'est une chose malheureuse de dissiper ainsi la plus noble partie de notre ame: combien cela expose à la réputation d'esprit vain et léger. Parlez souvent en faveur de la simplicité et de la pureté du cœur, et faites aussi le plus qu'il vous sera possible des actes de ces vertus, évitant toute espèce d'afféteries de recherches. En somme, en temps de paix, c'est-à-dire lorsque les tentations du péché auquel vous êtes sujette ne vous presseront pas, faites force actions de la vertu contraire; et si les occasions ne viennent pas à vous, allez au-devant d'elles pour les rencontrer; car par ce moyen vous fortifierez votre cœur contre les tentations futures. CHAPITRE XI. De l'inquiétude. L'inquiétude n'est pas une simple tentation, mais une source d'où proviennent plusieurs tentations. J'en dirai donc quelque chose. La tristesse n'est autre chose qu'une douleur d'esprit que nous ressentons du mal qui est en nous malgré nous, soit que le mal soit extérieur, comme la pauvreté, la maladie, le mépris; soit qu'il soit intérieur, comme l'ignorance, la sécheresse de cœur, la répugnance au bien, et les tentations. Lors donc que l'ame sent qu'elle a quelque mal, elle a du déplaisir de l'avoir, et voilà la tristesse; le désir d'être affranchi du mal, et d'avoir les moyens de s'en délivrer, suit immédiatement la tristesse, et jusque là nous avons raison; car naturellement chacun désire le bien, et fuit ce qu'il pense être mal. Si l'ame cherche les moyens d'être délivrée de son mal pour l'amour de Dieu, elle les cherchera avec patience, douceur, humilité et calme, attendant sa délivrance plus de la bonté et de la providence de Dieu, que de sa peine, de son industrie et de ses soins. Si elle cherche sa délivrance pour l'amour d'elle-même, elle s'empresse et s'échauffe à la recherche des moyens, comme si ce bien dépendoit plus d'elle que de Dieu. Je ne dis pas qu'elle pense cela, mais je dis qu'elle s'empresse comme si elle le pensoit. Que si elle ne rencontre pas de suite ce qu'elle désire, elle entre en de grandes inquiétudes et impatiences, qui, loin d'ôter le mal, ne font au contraire que l'empirer; et l'ame, entrant alors en des angoisses et des tristesses démesurées, éprouve une telle défaillance de force et de courage, qu'il lui semble que son mal n'a plus de remède. Vous voyez donc que la tristesse, qui au commencement est juste, engendre l'inquiétude; et l'inquiétude engendre ensuite un surcroît de tristesse qui est extrêmement dangereux. L'inquiétude est le plus grand mal qui puisse, arriver à l'ame, après le péché; car, comme, les séditions et les troubles intérieurs ruinent entièrement un état, et l'empêchent de pouvoir résister à ses ennemis, de même notre cœur étant troublé et inquiété au dedans, n'a plus la force, ni de conserver les vertus qu'il avoit acquises, ni même de résister aux tentations de l'ennemi, qui alors fait tous ses efforts pour pêcher, comme l'on dit, en eau trouble. L'inquiétude provient d'un désir déréglé d'être délivré du mal que l'on sent, ou d'acquérir le bien que l'on espère; et néanmoins il n'y a rien qui empire plus le mal, et qui éloigne plus le bien, que l'inquiétude et l'empressement. Les oiseaux demeurent pris dans les filets et les lacs, parce que, s'y trouvant engagés, ils se débattent et se remuent beaucoup pour en sortir, en quoi ils ne font que s'y envelopper de plus en plus. Quand donc vous serez pressée du désir d'être délivrée de quelque mal, ou de parvenir à quelque bien, avant toutes choses mettez votre esprit en repos, faites rasseoir votre jugement et votre volonté; et puis, tout bellement et doucement, suivez le mouvement de votre désir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables; et quand je dis tout bellement, je ne veux pas dire négligemment, mais sans empressement, sans trouble ni inquiétude: autrement, au lieu d'obtenir tout l'effet de votre désir, vous gâterez tout, et ne ferez que vous embarrasser davantage. _O Seigneur!_ disoit David, _mon ame est toujours entre mes mains, et je n'ai point oublié votre loi._ Examinez plus d'une fois le jour, Philothée, mais au moins le matin et le soir, si vous avez votre ame entre vos mains, ou si quelque passion ou quelque inquiétude ne vous l'a pas ravie. Considérez si vous avez votre cœur à votre commandement, ou bien s'il ne s'est point échappé de vos mains pour s'engager en quelque affection déréglée d'amour, de haine, d'envie, de convoitise, de crainte, de tristesse ou de joie. Que s'il s'est égaré, avant toutes choses cherchez-le, et le ramenez tout doucement en la présence de Dieu, remettant vos affections et vos désirs sous l'obéissance et conduite de sa divine volonté; car, comme ceux qui craignent de perdre une chose précieuse la tiennent bien serrée dans leur main, ainsi et à l'exemple de David, nous devons toujours dire: _O mon Dieu! mon ame est en danger de se perdre; c'est pourquoi je la porte toujours entre mes mains, et c'est ce qui fait que je n'ai pas oublié votre loi._ Ne permettez jamais à vos désirs de vous inquiéter, quelque petits ou quelque peu importans qu'ils soient; car, après les petits, les grands et les plus importans trouveroient votre cœur plus disposé au trouble et au déréglement. Quand vous sentirez arriver l'inquiétude, recommandez-vous à Dieu, et résolvez-vous de ne rien faire du tout de ce que votre désir vous demande, jusqu'à ce que l'inquiétude soit totalement passée, à moins que la chose ne puisse se différer; et alors il faut, avec un doux et tranquille effort, retenir l'impétuosité de votre désir, le modérant et le calmant le mieux qu'il vous sera possible; et sur cela faire la chose, non selon votre désir, mais selon la raison. Si vous pouvez découvrir votre inquiétude à celui qui conduit votre ame, ou au moins à quelque prudent et sage ami, ne doutez point que tout aussitôt vous serez soulagée; car la communication des douleurs du cœur fait le même effet sur l'ame que la saignée fait sur le corps de celui qui a la fièvre continue; c'est le remède des remèdes. Aussi le roi saint Louis donna-t-il cet avis à son fils: Lorsque vous aurez quelque chose sur le cœur, dites-le aussitôt à votre confesseur, ou à quelque personne de confiance, et la consolation que vous en recevrez vous aidera à porter légèrement votre peine. CHAPITRE XII. De la tristesse. _La tristesse qui est selon Dieu_, dit saint Paul, _opère la pénitence pour le salut; et la tristesse du monde opère la mort._ La tristesse peut donc être bonne et mauvaise, selon les divers effets qu'elle produit en nous. Il est vrai qu'elle en a plus de mauvais que de bons; car elle n'en a que deux bons, savoir, la miséricorde et la pénitence; au lieu qu'il y en a six mauvais, savoir, l'angoisse, la paresse, l'indignation, la jalousie, l'envie et l'impatience: ce qui fait dire au Sage, que _la tristesse tue beaucoup de gens, et qu'il n'y a rien à gagner avec elle_; parce que pour deux bons ruisseaux qui proviennent de la source de la tristesse, il y en a six qui sont très-mauvais. L'ennemi se sert de la tristesse pour exercer la persévérance des bons; car, comme il tâche de réjouir les méchans en leur péché, aussi tâche-t-il d'attrister les bons en leurs bonnes œuvres; et comme il ne peut attirer au mal qu'en le faisant trouver agréable, aussi ne peut-il détourner du bien qu'en le faisant trouver ennuyeux. Le démon ne demande que tristesse et que mélancolie, et comme il est lui-même triste et mélancolique, et qu'il le sera éternellement, il voudroit que chacun fût comme lui. La mauvaise tristesse trouble l'ame, la met en inquiétude, lui donne des craintes déréglées, la dégoûte de l'oraison; elle assoupit et accable le cerveau; elle prive l'ame de conseil, de résolution, de jugement et de courage, et abat entièrement les forces. Bref, elle est comme un dur hiver qui efface toute la beauté de la terre, et engourdit tous les animaux; car elle prive l'ame de toute consolation, et la frappe d'impuissance en toutes ses facultés. Si jamais il vous arrivoit, Philothée, d'être atteinte de cette mauvaise tristesse, pratiquez les remèdes suivans. _Quelqu'un est-il triste?_ dit saint Jacques, _qu'il prie._ La prière est un remède souverain, car elle élève l'esprit à Dieu, qui est notre unique joie et seule consolation; mais en priant, usez d'affections et de paroles, soit intérieures, soit extérieures, qui tendent à la confiance et à l'amour de Dieu, comme: ô Dieu de miséricorde! ô mon très-bon maître! mon doux Sauveur, ma vie, ma joie, mon espérance; ô le cher époux et le bien-aimé de mon ame! et autres semblables. Combattez vivement les inclinations de la tristesse, et bien qu'il vous semble que tout ce que vous ferez en ce temps-là se fasse froidement, tristement et lâchement, ne laissez pourtant pas de le faire; car l'ennemi qui prétend nous dégoûter des bonnes œuvres par la tristesse, voyant que nous ne laissons pas de les faire, et qu'étant faites avec répugnance elles n'en valent que mieux, cessera de nous affliger. Chantez des cantiques spirituels; car le démon a souvent cessé ses opérations par ce moyen: témoin le malin esprit qui tourmentoit Saül, et dont la violence fut réprimée par les doux accords de la harpe de David. Il est bon de s'employer aux œuvres extérieures, et de les varier le plus que l'on peut, pour distraire l'ame du sujet qui l'attriste, et pour purifier et échauffer les esprits; car la tristesse est une passion de la complexion froide et sèche. Faites des actions extérieures de ferveur, encore que vous les fassiez sans goût, embrassant l'image du crucifix, la serrant sur votre poitrine, lui baisant les pieds et les mains, levant vos mains et vos yeux au ciel, élançant votre voix vers Dieu par des paroles d'amour et de confiance, comme sont celles-ci: _Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui; mon bien-aimé est comme un bouquet de myrrhe sur mon cœur; mes yeux s'épuisent à vous regarder, ô mon Dieu! je ne cesse de dire: Quand me consolerez-vous?_ O Jésus! soyez-moi Jésus, vive Jésus! et mon ame vivra. _Qui me séparera de l'amour de mon Dieu?_ et autres choses semblables. L'usage modéré de la discipline est un bon remède contre la tristesse, parce que cette peine extérieure, prise volontairement, obtient la consolation intérieure, et l'ame, sentant les douleurs du dehors, ne pense plus à celles qui sont au dedans. La fréquente communion est aussi un moyen excellent; car ce pain céleste affermit le cœur et réjouit l'esprit. Découvrez humblement et fidèlement à votre directeur tous les ressentimens et toutes les suggestions qui vous viennent de la tristesse; recherchez la société des personnes gaies et spirituelles, et fréquentez-les le plus que vous pourrez pendant ce temps-là. Enfin remettez-vous entre les mains de Dieu, vous préparant à souffrir patiemment cette ennuyeuse tristesse comme une juste punition de vos vaines joies, et ne doutez nullement que Dieu, après vous avoir éprouvée, ne vous délivre de votre mal. CHAPITRE XIII. Des consolations spirituelles et sensibles, et comment il faut s'en servir. Dieu fait passer ce grand monde par une suite de vicissitudes perpétuelles, et l'on voit tour-à-tour le jour se changer en nuit, le printemps en été, l'été en automne, l'automne en hiver, et l'hiver en printemps; un jour ne ressemble jamais parfaitement à l'autre: il y en a de nébuleux, de pluvieux, de secs et d'orageux, variété qui donne une grande beauté à cet univers. Il en est de même de l'homme, qui est, selon la parole des anciens, un abrégé du monde; car jamais il n'est dans le même état, et sa vie s'écoule sur cette terre comme les eaux d'un fleuve, entraîné sans cesse à une foule de mouvemens divers, qui tantôt l'élèvent par l'espérance, tantôt l'abaissent par la crainte, tantôt le plient à droite par la consolation, tantôt à gauche par l'affliction; et jamais une seule de ses journées, ni même une seule de ses heures, n'est entièrement pareille à l'autre. Or, au milieu d'une si grande inégalité d'événemens et d'accidens, il est extrêmement important pour nous de conserver une inaltérable égalité de cœur; et quoique toutes choses tournent et se combinent diversement autour de nous, il faut que nous ayons toujours nos regards dirigés vers le Ciel, et que nous soyons invariables dans notre résolution de tendre sans cesse à Dieu pour arriver à lui. Que le navire prenne telle route qu'on voudra, qu'il cingle au levant ou au couchant, au nord ou au sud, quel que soit le vent qui le porte, jamais son aiguille marine ne regardera autre chose que la belle étoile du pôle. De même, que tout se renverse sens dessus dessous, je ne dis pas seulement autour de nous, mais en nous; c'est-à-dire que notre ame soit triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût, en sécheresse, ou en suavité: que le soleil la brûle, ou que la rosée la rafraîchisse, ah! toujours faut-il que la pointe de notre cœur, de notre esprit, de notre volonté supérieure qui est notre boussole, regarde invariablement, et tende perpétuellement à l'amour de Dieu son créateur, son sauveur, son unique et souverain bien. _Soit que nous vivions, soit que nous mourions_, dit l'Apôtre, _nous sommes à Dieu; et qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ?_ Non, jamais rien ne nous séparera de cet amour, ni la tribulation, ni l'angoisse, ni la mort, ni la vie, ni le mal présent, ni la crainte des maux à venir, ni les artifices des malins esprits, ni la hauteur des consolations, ni la profondeur des afflictions, ni la douceur, ni la sécheresse, ni aucune créature au monde ne nous doit jamais séparer de cette sainte charité qui est fondée en Jésus-Christ. Cette résolution si absolue, de ne jamais abandonner Dieu ni son doux amour, sert de contre-poids à nos ames pour les tenir en une sainte et parfaite égalité parmi toutes les inégalités et tous les mouvemens que la condition de cette vie lui procure. Car, comme les abeilles surprises par le vent en pleine campagne, prennent de petites pierres pour se pouvoir balancer en l'air, et n'être pas si aisément agitées par l'orage; de même notre ame, ayant vivement embrassé la résolution de toujours aimer son Dieu, demeure constante parmi l'inconstance et la variété des consolations et des afflictions, soit spirituelles, soit temporelles, soit extérieures, soit intérieures. Mais outre ces règles générales, nous avons besoin de quelques documens particuliers. 1. Je dis donc que la dévotion ne consiste pas en toutes ces douceurs, suavités et consolations sensibles, qui nous provoquant aux larmes et aux soupirs, et qui nous donnent une certaine satisfaction agréable en quelques exercices de piété. Non, Philothée, la dévotion et cela ne sont pas une même chose; car il y a beaucoup d'ames qui ont ces consolations, et qui néanmoins sont vicieuses, d'où il suit qu'elles n'ont aucun vrai amour de Dieu, et encore moins aucune vraie dévotion. Saül, poursuivant à mort le pauvre David dans le désert d'Engaddi, entra tout seul en une caverne où David se trouvoit caché avec ses gens. David, qui en cette occasion auroit pu mille fois le tuer, lui donna la vie, et ne voulut pas même lui faire peur; mais l'ayant laissé sortir à son aise, il l'appela pour lui remontrer son innocence, et lui faire connoître qu'il l'avoit eu en son pouvoir. Que ne fit point alors Saül pour témoigner à David que son cœur étoit attendri? il le nomma son enfant, il se mit à pleurer tout haut, à le louer, à bénir sa générosité, à prier Dieu pour lui, à présager sa future grandeur, et à lui recommander le soin de sa propre famille. Quelle plus grande douceur et sensibilité pouvoit-il faire paroître? néanmoins, au milieu de tout cela, son cœur n'étoit point changé, et il continua de persécuter David aussi cruellement qu'auparavant. Ainsi se trouve-t-il des personnes qui, à la vue des bontés de Dieu et de la passion du Sauveur, sentent de grands attendrissemens de cœur qui leur font jeter des soupirs, verser des larmes, accompagnées de prières et d'actions de grâces si sensibles, qu'on les croiroit saisies d'une très-grande dévotion; mais quand on en vient à l'épreuve, on trouve que, comme les pluies passagères d'un été bien chaud, tombent à grosses gouttes sur la terre sans la pénétrer, et ne servent qu'à la production des champignons; de même ces larmes de tendresse, tombant sur un cœur vicieux, ne le pénètrent point, et lui sont tout-à-fait inutiles; car avec tout cela ces pauvres gens ne voudroient pas lâcher un seul liard du bien mal acquis qu'ils possèdent, ils ne renonceroient pas à une seule de leurs mauvaises inclinations, et ne voudroient pas se donner la plus petite peine du monde pour le service de ce Sauveur qu'ils ont tant pleuré; en sorte que les bons mouvemens qu'ils ont eus ne sont que des champignons spirituels, qui non-seulement ne sont pas la vraie dévotion, mais bien souvent même sont de grandes ruses de l'ennemi par lesquelles, amusant les ames à ces petites consolations, il les rend contentes et satisfaites d'elles-mêmes, et leur fait par là négliger la vraie et solide dévotion, qui consiste en une volonté constante, résolue, prompte et active d'exécuter ce que l'on sait être agréable à Dieu. Un enfant pleurera tendrement s'il voit le médecin donner un coup de lancette à sa mère; mais si en même temps sa mère, pour laquelle il pleuroit, lui demande une pomme ou un cornet de dragées qu'il tient en sa main, il ne voudra nullement lâcher prise. Telles sont la plupart de nos tendres dévotions: voyant donner à Jésus-Christ crucifié un coup de lance qui lui perce le cœur, nous pleurons tendrement. Hélas! Philothée, c'est bien fait de pleurer sur la mort et sur la passion douloureuse de notre père et de notre Rédempteur; mais pourquoi donc ne lui donnons-nous pas avec empressement la pomme que nous avons en nos mains, et qu'il nous demande si instamment? savoir, notre cœur, unique pomme d'amour que ce cher Sauveur requiert de nous. Que ne lui sacrifions-nous tant de petites affections, de satisfactions, de complaisances qu'il veut arracher de notre cœur, sans pouvoir jamais en venir à bout, parce que c'est notre dragée favorite, dont nous sommes plus friands que des biens de sa divine grâce? ah! ce sont des amitiés de petits enfans que tout cela; tendres, mais foibles, mais fantasques, mais sans effet. La dévotion ne consiste donc pas en ces sortes d'affections sensibles, qui quelquefois proviennent d'une nature molle et facile à recevoir les impressions qu'on lui veut donner, et quelquefois aussi sont une manœuvre de l'ennemi, par laquelle, pour nous mieux donner le change, il monte ainsi notre imagination. 2. Ces douceurs tendres et affectueuses sont cependant quelquefois très-utiles; car elles excitent l'appétit de l'ame, elles fortifient l'esprit, et ajoutent à la promptitude de la dévotion une sainte et vive allégresse qui rend nos actions très-belles et très-agréables, même à l'extérieur. C'est de là que vient ce goût pour les choses divines, qui faisoit dire à David: _O Seigneur! que vos paroles sont douces à mon palais! elles sont plus douces à mon cœur que le miel à ma bouche._ Et certes il est bien vrai que la moindre petite consolation que nous donne la dévotion vaut mieux de toute manière que les plus excellentes récréations du monde. C'est le lait dont nous parle l'Ecriture, lequel est préférable au vin le plus exquis; celui qui en a goûté, regarde toutes les autres consolations humaines comme du fiel et de l'absynthe; et comme ceux qui ont de l'herbe scitique en la bouche en reçoivent une si grande douceur qu'ils ne sentent plus ni la faim ni la soif, de même ceux à qui Dieu a donné la manne céleste des consolations intérieures ne peuvent plus désirer ni recevoir les consolations du monde, du moins pour y prendre goût et en occuper leur cœur. Ce sont de petits avant-goûts des suavités immortelles que Dieu donne aux ames qui le cherchent; ce sont des grains sucrés qu'il donne à ses petits enfans pour les amorcer; ce sont des eaux cordiales qu'il leur présente pour les conforter; ce sont aussi quelquefois des arrhes de la récompense éternelle qui les attend. On dit qu'Alexandre-le-Grand, étant sur mer, jugea qu'il n'étoit pas éloigné de l'Arabie heureuse par la douce odeur dont l'air étoit pénétré; ce qui lui servit beaucoup à encourager sa flotte: et voilà comme les suavités de la grâce, parmi les orages de cette vie mortelle, nous font pressentir les délices ineffables de la céleste patrie à laquelle nous aspirons. 3. Mais, me direz-vous, puisqu'il y a des consolations sensibles qui sont bonnes et qui viennent de Dieu, et que néanmoins il y en a d'inutiles, de dangereuses, et même de pernicieuses, qui viennent ou de la nature, ou du démon, comment pourrai-je les reconnoître, et discerner les mauvaises ou inutiles d'avec les bonnes? C'est une règle générale, Philothée, pour les affections et les passions de notre ame, que nous devons les connoître par leurs fruits: nos cœurs sont les arbres, nos affections et nos passions en sont les branches, et nos œuvres les fruits. Le cœur est bon, s'il a de bonnes affections, et les affections sont bonnes, si elles produisent en nous de bons effets et de saintes actions. Si donc les douceurs et les consolations nous rendent plus humbles, plus patiens, plus traitables, plus charitables et plus indulgens pour le prochain, plus fervens à mortifier nos passions, plus appliqués à nos devoirs, plus soumis et plus souples à l'égard de nos supérieurs, plus simples en notre vie, sans doute, Philothée, qu'elles sont de Dieu; mais si ces douceurs ne sont douces que pour nous, qu'elles nous rendent curieux, aigres, pointilleux, impatiens, opiniâtres, fiers, présomptueux, durs envers le prochain, et que, pensant déjà être de petits saints, nous ne voulions plus souffrir ni correction, ni conseil; indubitablement ce sont des consolations fausses et pernicieuses. Un bon arbre ne produit que de bons fruits. 4. Quand nous aurons des douceurs et des consolations, 1.º humilions-nous beaucoup devant Dieu; gardons-nous bien de dire pour ces douceurs: oh! que je suis bon! non, Philothée, ce sont des biens qui ne nous rendent pas meilleurs; car, comme j'ai dit, la dévotion ne consiste pas en cela; mais disons: oh! que Dieu est bon à ceux qui espèrent en lui, et à l'ame qui le recherche! Qui a du sucre dans la bouche ne peut pas dire que sa bouche soit douce, mais bien que le sucre est doux; ainsi, encore que cette douceur spirituelle soit fort bonne, et que Dieu qui la donne soit très-bon, il ne s'ensuit pas que celui qui la reçoit soit bon. 2.º Reconnoissons que nous sommes encore de petits enfans qui avons besoin de lait, et que ces friandises ne nous sont données, que parce que nous avons encore l'esprit tendre et délicat, et qu'il nous faut de telles amorces pour nous attirer à l'amour de Dieu. 3.º Mais après cela, parlant en général, recevons très-humblement ces grâces et ces faveurs, et regardons-les comme très-précieuses, non pas tant parce qu'elles le sont en elles-mêmes, que parce que c'est la main de Dieu qui les opère dans notre cœur, comme feroit une mère, qui, pour faire plaisir à son petit enfant, lui mettroit de petites dragées dans la bouche, les unes après les autres; car si l'enfant avoit du discernement, il priseroit bien plus la douceur des caresses que sa mère lui fait, que la douceur de la dragée elle-même; et ainsi, c'est beaucoup, Philothée, d'avoir les douceurs; mais c'est la douceur des douceurs de considérer que c'est Dieu qui de sa main amoureuse et maternelle les met dans notre cœur, dans notre esprit et dans notre ame. 4.º Les ayant reçues ainsi humblement, employons-les soigneusement selon l'intention de celui qui nous les donne. Pourquoi Dieu nous donne-t-il ces douceurs? n'est-ce pas pour exciter notre amour envers lui et nous rendre plus doux envers le prochain? La mère donne des dragées à son enfant afin d'obtenir de lui quelques caresses; de même Dieu, en retour de ses consolations, attend de nous des témoignages d'affection et de reconnoissance. Or, nous n'avons pas de plus sûr moyen de lui prouver l'une et l'autre, que de nous humilier devant lui, de garder ses commandemens et de suivre ses désirs. 5.º Il faut, outre cela, renoncer de temps en temps à ces sortes de consolations et de douceurs, en en détachant notre cœur et en protestant qu'encore que nous les acceptions humblement, et que nous les aimions comme choses venant de Dieu et qui nous portent à l'aimer, ce ne sont néanmoins pas elles que nous cherchons, mais Dieu et son saint amour; non la consolation, mais le consolateur; non la douceur, mais le doux Sauveur; non le goût sensible, mais celui qui est la suavité du Ciel et de la terre. Cette disposition doit être telle que nous soyons bien résolus à demeurer fermes dans le saint amour de Dieu, lors même que de notre vie nous ne devrions avoir aucune sorte de consolation, nous tenant également prêts à dire sur le Calvaire et sur le Thabor: O Seigneur, il m'est bon d'être avec vous, soit que vous soyez en croix, soit que vous soyez en gloire. 6.º Enfin, je vous avertis que si vous receviez avec quelque abondance ces sortes de consolations sensibles, ou bien si vous éprouviez en cela quelque chose d'extraordinaire, il faudroit en conférer sincèrement avec votre directeur, afin d'apprendre avec quelle modération et quelle prudence il faut en faire usage; car il est écrit: _Avez-vous trouvé du miel? mangez-en ce qui suffit._ CHAPITRE XIV. Des sécheresses et des stérilités spirituelles. Quand vous aurez des consolations, ma chère Philothée, conduisez-vous comme je viens de vous dire. Mais ce beau temps si agréable ne durera pas toujours. Quelquefois vous serez tellement privée de tout sentiment de dévotion, qu'il vous paroîtra que votre ame est comme une terre déserte, infructueuse, stérile, où il n'y a ni sentier, ni chemin pour aller à Dieu, ni aucune eau de la grâce qui la puisse arroser parmi les sécheresses qui la consument, et qui, ce semble, la réduisent totalement en friche. Hélas! que l'ame qui est en cet état est digne de compassion, surtout quand ce mal est violent! car alors, à l'exemple de David, elle se nourrit de larmes et le jour et la nuit, tandis que par mille suggestions, l'ennemi, pour la désespérer, se moque d'elle, et lui dit: Ah! pauvrette, où est ton Dieu? par quel chemin le pourras-tu trouver? qui te pourra jamais rendre la joie de sa sainte grâce? Que ferez-vous donc en ce temps-là, Philothée? Examinez d'où vient le mal: nous sommes souvent nous-mêmes la cause de nos stérilités et de nos sécheresses. 1. Comme une mère refuse le sucre à son enfant qui est sujet aux vers, de même Dieu nous ôte ses consolations quand nous y prenons quelque vaine complaisance, et que nous sommes sujets au ver de la présomption. _Il m'est bon, ô mon Dieu! que vous m'ayez humilié_, disoit David; _car avant que je fusse humilié, je vous avois offensé._ 2. Quand nous négligeons de recueillir les suavités et les délices de l'amour de Dieu, dans le temps par lui marqué, il nous les retire en punition de notre paresse. L'Israélite qui ne ramassoit point la manne de bon matin, ne le pouvoit plus faire après le soleil levé, car elle se trouvoit toute fondue. 3. Nous reposons quelquefois mollement parmi les contentemens sensuels et les consolations périssables de ce monde, comme faisoit l'épouse des Cantiques. L'époux de nos ames vient heurter à la porte de notre cœur; il nous inspire de nous remettre à nos exercices spirituels; mais nous marchandons avec lui, parce qu'il nous fâche de quitter ces vains amusemens, et de renoncer à ces faux biens; c'est pourquoi il passe outre, et nous laisse croupir; puis, quand nous voulons le chercher, nous avons beaucoup de peine à le trouver: ce qui est une punition bien juste, puisque nous avons été si rebelles à son amour que d'en rejeter l'attrait pour suivre celui des choses du monde. Ah! pauvre ame, vous avez fait provision de farine d'Egypte, vous n'aurez pas la manne du Ciel. Les abeilles haïssent toutes les odeurs artificielles; et les suavités du Saint-Esprit sont incompatibles avec les délices artificieuses du monde. 4. La duplicité et la finesse d'esprit que l'on apporte dans les confessions et autres communications spirituelles que l'on a avec son directeur, attirent les sécheresses et les stérilités; car, puisque vous mentez au Saint-Esprit, ce n'est pas merveille s'il vous refuse ses consolations; vous ne voulez pas être simple et naïve comme un petit enfant, vous n'aurez donc pas la dragée des petits enfans. 5. Notre cœur s'est rassasié des plaisirs du monde; faut-il s'étonner, après cela, si vous avez du dégoût pour les délices spirituelles? Les colombes bien rassasiées, dit l'ancien proverbe, trouvent les cerises amères. _Dieu a comblé de biens ceux qui étoient affamés_, dit la sainte Vierge, _et il a renvoyé dénués de tout ceux qui étoient riches._ Ceux donc qui sont riches des plaisirs du monde, ne sont pas capables des joies du Saint-Esprit. 6. Avez-vous bien conservé le fruit des consolations reçues? vous en aurez de nouvelles; car à qui a, on donnera davantage; mais à celui qui n'a pas ce qu'on lui a donné, et qui l'a perdu par sa faute, on lui ôtera même ce qu'il n'a pas, c'est-à-dire qu'on le privera des grâces qui lui étoient préparées. La pluie vivifie les plantes qui ont de la verdeur; mais à celles qui n'en ont pas, elle ôte encore le peu de vie qu'elles semblent avoir, et les détruit tout-à-fait. C'est pour ces raisons et autres semblables que nous perdons les consolations de Dieu, et que nous tombons en mille sécheresses et stérilités d'esprit. Examinons donc notre conscience, pour voir s'il n'y a pas en nous quelques-uns de ces défauts. Mais souvenons-nous, Philothée, de faire cet examen sans inquiétude, ni curiosité. Que si après avoir fidèlement considéré nos dispositions, nous trouvons en nous-mêmes la cause du mal, il en faut remercier Dieu; car le mal est à moitié guéri quand on en a découvert la cause. Si au contraire vous ne voyez rien en particulier qui vous semble avoir causé cette sécheresse, ne vous amusez point à une plus curieuse recherche; mais avec toute simplicité, faites ce que je vais vous dire. 1. Humiliez-vous grandement devant Dieu en la connoissance de votre néant et de votre misère. Dites du fond du cœur: hélas! que suis-je, quand je suis abandonnée à moi-même? rien, Seigneur, qu'une terre desséchée et ouverte de toute part, qui a un extrême besoin de pluie, et que le vent réduit en poussière. 2. Invoquez Dieu, et demandez-lui la suavité de sa grâce: _Rendez-moi, ô Seigneur! la joie salutaire de votre esprit. Mon Père, s'il est possible, éloignez de moi ce calice._ O Sauveur Jésus! arrêtez ce vent brûlant qui dessèche mon cœur; et vous, ô précieux vent des consolations, venez, soufflez sur moi, et les plantes de mon jardin répandront une odeur douce et agréable. 3. Allez à votre confesseur, ouvrez-lui votre cœur, faites-lui bien voir tous les replis de votre ame, prenez tous les avis qu'il vous donnera, avec grande simplicité et humilité; car Dieu, qui aime infiniment l'obéissance, rend souvent utiles les conseils que l'on reçoit d'autrui et surtout de ceux qu'il a établis pour conduire les ames, lors même qu'il y a peu apparence d'un heureux succès; c'est ainsi qu'il rendit profitables à Naaman les eaux du Jourdain, dont Elizée, sans aucune apparence de raison humaine, lui avoit ordonné l'usage. 4. Mais après tout cela, rien n'est si utile en de telles sécheresses et stérilités, que de ne pas désirer avec trop d'empressement d'en être délivré. Je ne dis pas qu'on ne doive faire de simples souhaits de délivrance, mais je dis qu'on ne doit pas trop s'y attacher et qu'il faut s'abandonner à la Providence pour qu'elle mette à notre peine le terme qui lui plaira. Disons donc à Dieu en ce temps-là: disons donc avec ces désirs que nous pouvons nous permettre et au milieu de ces épines que nous devons supporter: _ô mon Père! s'il est possible, éloignez de moi ce calice_; mais ajoutons aussi de grand courage: _Toutefois que votre volonté soit faite, et non la mienne_; et arrêtons-nous à cela avec le plus de tranquillité que nous pourrons; car Dieu, nous voyant en cette sainte indifférence, nous favorisera de plusieurs grâces et consolations: comme quand il vit Abraham déterminé à lui sacrifier son fils, il se contenta de cet acte de résignation et le récompensa par une vision très-agréable et par la bénédiction qu'il lui donna ainsi qu'à sa postérité. Nous devons donc, en toutes sortes d'afflictions, tant corporelles que spirituelles, et parmi les distractions ou les privations de la dévotion sensible qui nous arrivent, dire de tout notre cœur et avec une profonde soumission: _le Seigneur m'a donné les consolations; le Seigneur me les a ôtées; que ton saint nom soit béni_; car, persévérant en cette pratique d'humilité, il nous rendra ses délicieuses faveurs, comme il fit à Job, qui usa constamment de ces mêmes paroles en toutes ses désolations. 5. Enfin, Philothée, parmi toutes nos sécheresses et nos stérilités ne perdons point courage. Mais, attendant avec patience le retour des consolations, allons toujours notre train. Ne négligeons pour cela aucun exercice de piété; au contraire, multiplions, s'il est possible, nos bonnes œuvres; et ne pouvant rien présenter de mieux à notre époux, offrons-lui notre cœur tout sec qu'il est; cet hommage ne lui sera pas moins agréable, pourvu que nous soyons bien déterminés à l'aimer toujours. Quand le printemps est beau, les abeilles font plus de miel et moins de moucherons; parce qu'à la faveur du beau temps elles s'amusent tant à faire leur cueillette sur les fleurs, qu'elles en oublient la production de leurs nymphes; mais quand le printemps est âpre et nébuleux, elles font plus de nymphes et moins de miel; car ne pouvant pas sortir pour faire la cueillette du miel, elles s'occupent davantage à multiplier leur race. Il arrive aussi maintes fois, Philothée, que l'ame, se voyant au beau printemps des consolations spirituelles, s'amuse tant à les amasser et à les sucer, que par l'abondance de ces douces délices elle fait beaucoup moins de bonnes œuvres, tandis que parmi les âpretés et stérilités spirituelles, à mesure qu'elle se voit privée des sentimens agréables de la dévotion, elle en multiplie d'autant plus les œuvres solides, et abonde en la génération intérieure des vraies vertus de patience, d'humilité, de mépris de soi-même, de résignation et de détachement. C'est donc un grand abus en plusieurs personnes, et notamment parmi les femmes, de croire que le service de Dieu, sans goût, sans douceur, sans attrait sensible, en soit pour cela moins agréable à sa divine majesté; puisqu'au contraire nos actions sont comme les roses, qui étant fraîches ont plus de grâce, mais étant sèches ont plus de force et d'odeur: car, bien que nos œuvres faites avec goût nous soient plus agréables, à nous qui ne regardons que notre propre consolation, toujours est-il qu'étant faites avec sécheresse et dégoût, elles ont plus d'odeur et de valeur devant Dieu. Oui, chère Philothée, en temps de sécheresse, notre volonté nous porte au service de Dieu comme de vive force; et par conséquent il faut qu'elle soit plus vigoureuse et plus constante qu'au temps des consolations; ce n'est pas grand'chose de servir un prince parmi les douceurs de la paix, et les délices de la cour; mais de le servir au milieu des fatigues de la guerre, parmi les troubles et les persécutions, c'est une vraie marque de fidélité et de constance. La bienheureuse Angèle de Foligny dit que l'oraison la plus agréable à Dieu est celle qui se fait par force et contrainte, c'est-à-dire celle que nous faisons, non par goût et par inclination, mais purement pour plaire à Dieu, notre volonté ne s'y portant que comme à contre-cœur, et devant toujours forcer et violenter les répugnances et les ennuis qu'elle y rencontre. J'en dis de même de toutes sortes de bonnes œuvres; car plus nous y trouvons de contradictions, soit extérieures, soit intérieures, plus elles sont estimées et prisées de Dieu. Moins il y a de notre intérêt particulier en la poursuite des vertus, plus la pureté de l'amour divin y reluit; l'enfant baise aisément sa mère quand elle lui donne du sucre; mais c'est signe qu'il l'aime beaucoup, s'il la baise après qu'elle lui aura donné de l'absynthe ou du chicotin. CHAPITRE XV. Confirmation et éclaircissement de ce qui a été dit, par un exemple remarquable. Mais pour rendre toute cette instruction plus évidente, je veux rapporter ici un fort bel endroit de la vie de saint Bernard, tel que je l'ai trouvé en un docte et judicieux écrivain. Il dit donc, que c'est une chose ordinaire parmi ceux qui commencent à servir Dieu, et qui n'ont pas encore l'expérience des soustractions de la grâce et des vicissitudes spirituelles, que lorsqu'ils viennent à manquer du goût de la dévotion sensible, et de cette aimable lumière qui les invitait à courir dans les voies de Dieu, aussitôt ils perdent haleine, et tombent dans une grande tristesse et pusillanimité de cœur. Les gens bien entendus en donnent cette raison, que la nature raisonnable ne peut long-temps demeurer affamée, et sans aucune délectation, soit céleste, soit terrestre: or, comme les ames élevées au-dessus d'elles-mêmes par l'essai des plaisirs supérieurs, renoncent facilement aux objets visibles; aussi, quand par une disposition divine, cette joie spirituelle leur est ôtée, se trouvant d'ailleurs privées des consolations corporelles, et n'étant point encore accoutumées à attendre patiemment le retour du vrai soleil, il leur semble qu'elles ne sont ni au Ciel ni sur la terre, et qu'elles vont demeurer ensevelies en une nuit perpétuelle; en sorte que, devenues semblables à de petits enfans qu'on sèvre et qui cherchent le sein de leur nourrice, elles ne savent que languir et que gémir, et que se rendre importunes à tout le monde, et principalement à elles-mêmes. C'est justement ce qui arriva dans un voyage de saint Bernard à un de ses religieux nommé Geoffroi de Péronne, nouvellement consacré au service de Dieu. Ce bon frère s'étant trouvé soudainement aride, privé de toutes consolations, et rempli de ténèbres intérieures, commença à se rappeler ses amis du monde, ses parens, sa fortune qu'il venoit de laisser, et ce souvenir lui procura une si violente tentation qu'un des religieux de la maison s'en aperçut à son extérieur, et ne put s'empêcher de lui dire: «Qu'est-ce donc que cela, Geoffroi? d'où vient que contre l'ordinaire vous avez un air si sombre et si affligé? Ah! mon frère, répondit Geoffroi, c'en est fait, jamais de ma vie je ne serai joyeux. Emu de compassion a ces paroles, le bon religieux s'empressa de les rapporter à saint Bernard, qui voyant le danger, se rendit aussitôt à l'église, et pendant que Geoffroi accablé de tristesse, s'étoit endormi sur une pierre, il se mit à prier pour lui. Bientôt la prière du saint fut exaucée, et Geoffroi se réveilla avec un visage si riant et si serein, que son ami ne pouvant concevoir un changement si grand et si prompt, lui adressa quelques reproches sur la réponse qu'il lui avoit faite un peu auparavant. Alors Geoffroi lui répliqua: Si tout-à-l'heure je vous ai dit que jamais de ma vie je ne serois gai, maintenant je vous assure que jamais je ne serai triste. Ainsi se termina la tentation de ce dévot personnage. Mais remarquez en ce récit, Philothée, 1. Que Dieu donne ordinairement quelque avant-goût des délices célestes à ceux qui entrent à son service, afin de les retirer des plaisirs du monde, et de les encourager à la poursuite du divin amour, comme une mère, qui, pour accoutumer son petit enfant à la mamelle, y met d'abord un peu de miel. 2. Que c'est néanmoins ce bon Dieu, qui quelquefois par une disposition de sa sagesse, nous ôte le lait et le miel des consolations, afin qu'ainsi sevrés, nous apprenions à manger le pain sec et substantiel d'une dévotion vigoureuse, exercée par l'épreuve des tentations et des dégoûts. 3. Que quelquefois de bien grandes tentations s'élèvent parmi les sécheresses et les aridités, et alors il faut constamment combattre les tentations; car elles ne sont pas de Dieu; mais il faut souffrir patiemment les sécheresses, puisque Dieu les a ordonnées pour notre exercice. 4. Que nous ne devons jamais perdre courage au milieu de nos peines intérieures, ni dire comme le bon Geoffroi, jamais je ne serai joyeux: car durant la nuit nous devons attendre la lumière; et réciproquement au plus beau temps spirituel que nous puissions avoir, il ne faut pas dire, jamais je ne serai triste: non, car, comme dit le Sage, dans les jours heureux il faut se souvenir du malheur; il faut espérer parmi les peines, et craindre parmi les prospérités; et soit dans l'un, soit dans l'autre état, il faut toujours s'humilier. 5. Que c'est un souverain remède de découvrir son mal à quelque sage ami qui nous puisse soulager. Enfin, pour conclure un avertissement qui est si nécessaire, je remarquerai qu'en fait de peines intérieures, comme en toutes autres choses, notre bon Dieu et notre ennemi ont des prétentions bien contraires; car Dieu se sert de ces épreuves pour nous conduire à une grande pureté de cœur, à un entier renoncement de notre propre intérêt dans ce qui est de son service, et à un parfait dépouillement de nous-mêmes. Au lieu que le démon tâche par toutes ces peines de nous faire perdre courage, de nous faire retourner du côté des plaisirs sensuels, et enfin de nous rendre ennuyeux à nous-mêmes et aux autres, afin que l'on décrie et que l'on diffame la sainte dévotion. Mais si vous observez les enseignemens que je vous ai donnés, vous croîtrez beaucoup en perfection par l'exercice des afflictions intérieures, dont, avant de terminer, il faut encore que je vous dise un petit mot. Quelquefois les dégoûts, les stérilités et les sécheresses viennent de la mauvaise disposition du corps, comme quand, par l'excès des veilles, des travaux et des jeûnes, on se trouve accablé de fatigue, d'assoupissement, de pesanteurs de tête et autres semblables infirmités, qui, bien qu'elles dépendent du corps, ne laissent pas d'incommoder l'esprit, à cause de l'étroite liaison qu'il y a entre eux. Or, en cet état, il faut toujours avoir soin de faire plusieurs actes de vertu avec la pointe de notre esprit et notre volonté supérieure. Car, encore que notre ame semble endormie et tout accablée d'assoupissement et de fatigue, cela n'empêche pas que les opérations de notre esprit ne soient très-agréables à Dieu, et que nous ne puissions dire alors avec l'épouse sacrée: _Je dors, mais mon cœur veille._ Enfin, comme je l'ai déjà dit, s'il y a moins de goût à travailler de la sorte, il y a aussi plus de mérite et de vertu. Quant au remède à employer, c'est de fortifier le corps, en lui accordant quelque allégement, et quelque honnête récréation. Ainsi saint François ordonnoit à ses religieux de modérer si bien leurs travaux, que la ferveur de l'esprit n'en fût pas accablée. Et à propos de ce glorieux Père, il fut une fois attaqué et agité d'une si profonde mélancolie, qu'il ne pouvoit s'empêcher de le faire paroître au dehors; car, s'il vouloit converser avec ses religieux, il ne pouvoit, s'il s'en séparoit, c'étoit encore pis; l'abstinence et les macérations l'accabloient, et l'oraison ne le soulageoit nullement. Il fut deux ans en cet état, tellement qu'il sembloit être tout-à-fait abandonné de Dieu. Mais enfin, après qu'il eut humblement souffert cette rude tempête, le Sauveur lui rendit en un moment une pleine et heureuse tranquillité. C'est pour dire que les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces secousses, et que les autres ne doivent point s'étonner s'il leur en arrive quelques-unes. CINQUIÈME PARTIE CONTENANT DES EXERCICES ET DES AVIS PROPRES A RENOUVELER L'AME, ET A LA CONFIRMER DANS LA DÉVOTION. CHAPITRE PREMIER. Qu'il faut chaque année renouveler ses bons propos par les exercices suivans. Le premier point de ces exercices consiste à bien reconnoître leur importance. Notre nature humaine déchoit aisément de ses bonnes dispositions, à cause de la fragilité et du mauvais penchant de notre chair, qui appesantit l'ame, et l'entraîne toujours vers les choses terrestres, à moins que, par de continuels efforts, elle ne tende et ne s'élève aux choses d'en haut; comme on voit les oiseaux retomber de suite à terre, dès qu'ils cessent de s'élancer et de battre des ailes pour soutenir leur vol. C'est pour cela, chère Philothée, que vous avez besoin de renouveler souvent les bonnes résolutions que vous avez prises de servir Dieu, de peur qu'en ne le faisant pas, vous ne retombiez dans votre premier état, ou plutôt dans un état plus fâcheux; car les chutes spirituelles ont cela de particulier, qu'elles nous précipitent toujours plus bas que nous n'étions avant d'aspirer à la dévotion. Il n'y a point d'horloge, toute bonne qu'elle soit, qu'il ne faille remonter et régler deux fois le jour, matin et soir; et de plus, il faut qu'au moins une fois l'année on en démonte toutes les pièces, pour ôter la rouille qui s'y est mise, pour redresser les pièces forcées, et remplacer celles qui sont usées. Ainsi, celui qui a un vrai soin de son cœur, doit le remonter en Dieu soir et matin par les exercices marqués ci-dessus; et, outre cela, il doit fréquemment observer son état, le redresser et le réparer; et enfin, au moins une fois l'année, il doit le démonter et en examiner séparément chaque pièce, c'est-à-dire, toutes les passions, toutes les affections, afin de remédier aux défauts qui s'y trouvent; et comme l'horloger met une huile fine aux roues, aux ressorts et à tous les mouvemens de son horloge, afin que le jeu s'en fasse plus doucement, et que la rouille n'y vienne pas; ainsi la personne dévote, après avoir démonté son cœur pour le bien renouveler, le doit munir des sacremens de pénitence et d'eucharistie. Cet exercice, Philothée, réparera vos forces abattues par le temps, échauffera votre cœur, fera revivre vos bons propos, et refleurir les vertus en votre ame. Les anciens chrétiens le pratiquoient fidèlement au jour anniversaire du baptême de Notre-Seigneur; alors, dit saint Grégoire de Nazianze, ils renouveloient solennellement la profession de foi et les promesses qui se font en ce sacrement. Faisons-en de même, Philothée, mais que ce soit de grand cœur, et en y mettant toute notre application. Ayant donc choisi le temps convenable, d'après l'avis de votre père spirituel, et vous étant retirée un peu plus qu'à l'ordinaire en la solitude spirituelle et réelle, vous ferez une ou deux, ou trois méditations sur les points suivans, selon la méthode que je vous ai donnée en la seconde partie. CHAPITRE II. Considération sur la grâce que Dieu nous a faite en nous appelant à son service, conformément à la protestation indiquée en première partie. 1. Considérez les points de votre protestation. Le premier est d'avoir quitté, rejeté, détesté et renoncé pour jamais tout péché mortel. Le second est d'avoir dédié et consacré votre ame, votre cœur, votre corps avec tout ce qui en dépend à l'amour et au service de Dieu. Le troisième est que s'il vous arrivoit de faire quelque chute, vous vous en releviez aussitôt moyennant la grâce de Dieu; mais ne sont-ce pas là, je vous le demande, de belles, justes, dignes et généreuses résolutions? Pensez bien en votre ame combien cette protestation est raisonnable, sainte et aimable! 2. Considérez à qui vous avez fait cette protestation; c'est à Dieu: or si les paroles raisonnables données aux hommes nous obligent si étroitement, combien plus celles que nous avons données à Dieu! _Ah! Seigneur_, disoit David, _c'est à vous que mon cœur l'a dit: mon cœur a formé cette bonne résolution, jamais je ne l'oublierai._ 3. Considérez en présence de qui vous vous êtes engagée, car c'est à la vue de toute la cour céleste. Hélas! la sainte Vierge, saint Joseph, votre bon ange, saint Louis, toute cette troupe bénie de saints et de saintes, attentive à vos paroles, vous voyoit avec une joie indicible prosternée aux pieds du Sauveur lui à qui vous consacriez votre cœur. On fit alors pour vous une fête d'allégresse en la Jérusalem céleste, et maintenant on en fera la mémoire, si de bon cœur vous renouvelez vos résolutions. 4. Considérez par quels moyens vous fîtes votre protestation: hélas! combien la conduite de Dieu sur vous fut alors douce et miséricordieuse! dites-le sincèrement, le Saint-Esprit ne fit-il pas sentir tous ses attraits à votre cœur? Dieu ne vous attira-t-il pas à lui avec les liens de son amour, pour vous conduire parmi les orages du siècle à ce port salutaire? O combien vous faisoit-il goûter de délicieuses douceurs de sa grâce, dans les sacremens, dans l'oraison, dans la lecture! Hélas! chère Philothée, vous dormiez, et Dieu veilloit sur vous, et il pensoit sur votre cœur des pensées de paix, et il méditoit pour vous des méditations d'amour. 5. Considérez en quel temps Dieu vous inspira ces grandes résolutions; car ce fut à la fleur de votre âge. Ah! quel bonheur d'apprendre tôt ce qu'on ne peut savoir que trop tard. Saint Augustin, tiré de ses ténèbres à l'âge de trente ans, s'écrioit: _O beauté ancienne! comment vous ai-je connue si tard? Hélas! vous étiez présente à mes yeux, et je ne vous regardois pas._ Et vous pourrez dire aussi: O douceur ancienne! pourquoi ne vous ai-je pas goûtée plus tôt? Hélas! Philothée, c'est que vous ne le méritiez pas encore. Reconnoissant donc quelle grâce Dieu vous a faite de vous appeler à lui en votre jeunesse, dites avec David: _Mon Dieu! vous m'avez éclairée et touchée dès ma jeunesse: aussi ne cesserai-je jamais d'en bénir votre miséricorde._ Que si ce n'a été qu'en votre vieillesse, ah! quelle grâce, Philothée, qu'après tant d'années mal employées, Dieu vous ait appelée avant la mort, et qu'il ait arrêté le cours de votre misère dans le temps où, si elle eût continué, vous fussiez demeurée éternellement misérable! 6. Considérez les effets de cette vocation: vous trouverez, je pense, en vous d'heureux changemens, en comparant ce que vous êtes avec ce que vous étiez. Ne regardez-vous pas comme un grand bonheur de savoir parler à Dieu par l'oraison, de le vouloir sincèrement aimer, d'avoir calmé et pacifié beaucoup de passions qui vous inquiétoient, d'avoir évité plusieurs péchés et embarras de conscience, et enfin d'avoir si souvent communié plus que vous ne l'auriez fait, unissant ainsi votre cœur à cette souveraine source des grâces éternelles. Ah! que ces grâces sont grandes! Il faut, chère Philothée, les peser au poids du sanctuaire; c'est la droite de Dieu qui a fait tout cela. _La main du Seigneur_, dit David, _a opéré ce prodige, sa droite m'a relevé. Ah! je ne mourrai pas, mais je vivrai, et je raconterai de cœur, de bouche et d'œuvres, les merveilles de sa bonté._ Après toutes ces considérations, qui, comme vous voyez, fournissent beaucoup de bonnes affections, terminez simplement en remerciant Dieu des grâces que vous en avez reçues, et en le priant de vous en faire bien profiter. Ensuite retirez-vous avec humilité et grande confiance, remettant à prendre de fortes résolutions après le second point de cet exercice. CHAPITRE III. De l'examen de notre ame sur son avancement dans la vie dévote. Ce second point de l'exercice est un peu long, et pour le pratiquer, je vous dirai qu'il n'est pas nécessaire que vous le fassiez tout d'une traite, mais que vous pouvez le prendre par parties: examinant d'abord, je suppose, votre conduite envers Dieu; ensuite votre conduite envers le prochain; une autre fois votre conduite envers vous-même; et enfin vos passions et vos inclinations. Il n'est pas non plus nécessaire, pour vous présenter à Dieu, que vous soyez à genoux, si ce n'est au commencement, et à la fin, qui comprend les affections. Quant aux autres points de l'examen, vous pouvez les faire utilement, soit en vous promenant, soit encore mieux étant au lit, si toutefois vous y pouvez être quelque temps sans assoupissement, et bien éveillée; mais pour cela, il faut les avoir bien lus auparavant. Il est néanmoins requis de faire tout ce second point en trois jours et deux nuits au plus, prenant chaque jour et chaque nuit quelque heure, je veux dire quelque temps pour y vaquer selon votre pouvoir; car si cet exercice ne se faisoit qu'à de grands intervalles, il perdroit sa force, et ne feroit qu'une légère impression. Après chaque point de l'examen, vous remarquerez en quoi vous avez manqué, et ce qui a été la cause de tous vos détraquemens, afin de vous en confesser, de prendre conseil et de retremper votre esprit dans de bonnes résolutions. Bien que durant les jours consacrés à cet exercice et aux autres, il ne soit nécessaire de vous retirer entièrement du monde, encore faut-il vous en priver un peu, surtout vers le soir, afin que vous puissiez gagner le lit de meilleure heure, et prendre le repos de corps et d'esprit nécessaire à la méditation du lendemain. Le jour, il faut faire de fréquentes aspirations à Dieu, à la sainte Vierge, aux anges et à toute la cour céleste; mais il faut que tout cela se fasse d'un cœur rempli de Dieu, et du désir de la perfection. Pour donc bien commencer cet examen, 1.º mettez-vous en la présence de Dieu; 2.º invoquez le Saint-Esprit, lui demandant ses lumières, afin que vous puissiez vous bien connoître; disant avec saint Augustin, en grand esprit d'humilité: _O Seigneur! faites que je vous connoisse, et que je me connoisse_, et avec saint François: _Qui êtes-vous, ô mon Dieu! et qui suis-je?_ Protestez que vous ne voulez point remarquer votre avancement dans la vertu pour vous en réjouir en vous-même, mais pour vous en réjouir en Dieu; ni pour vous en glorifier, mais pour en glorifier Dieu et l'en remercier. Protestez encore, que si, comme il est probable, vous découvrez avoir peu profité, ou même avoir reculé, vous ne voulez nullement pour cela ni vous abattre, ni vous refroidir par aucune sorte de découragement et de dégoût; mais qu'au contraire vous voulez en prendre plus de courage et d'ardeur, vous humilier plus que jamais, et porter remède au mal moyennant la grâce de Dieu. Cela fait, considérez doucement et tranquillement comment jusqu'à l'heure présente vous vous êtes comportée envers Dieu, envers le prochain, et envers vous-même. CHAPITRE IV. Examen de l'état de notre ame envers Dieu. 1. Où en est votre cœur touchant le péché mortel? Etes-vous dans la résolution forte de ne le jamais commettre pour quelque chose qui puisse arriver? et cette résolution a-t-elle persévéré, depuis votre protestation jusqu'à présent? En cette résolution consiste tout le fondement de la vie spirituelle. 2. Où en est votre cœur touchant les commandemens de Dieu? Les trouvez-vous bons, doux et agréables? Ah! ma fille, quiconque a le goût en bon état et l'estomac sain, aime les bonnes viandes, et rejette les mauvaises. 3. Où en est votre cœur touchant les péchés véniels? On ne sauroit éviter d'en faire quelqu'un par-ci, par-là; mais n'y en a-t-il point qui soit en vous un péché d'habitude? Et, ce qui seroit le pis, n'y en a-t-il point pour lequel vous ayez de l'attachement et du goût? 4. Où en est votre cœur touchant les exercices spirituels? Les aimez-vous, les estimez-vous, ne vous fâchent-ils pas, n'en êtes-vous pas ennuyée? Auquel vous sentez-vous plus ou moins inclinée? Entendre la parole de Dieu, la lire, en parler, méditer, faire des aspirations, se confesser, consulter son directeur, s'apprêter à la communion, communier, restreindre ses affections: qu'y a-t-il en tout cela qui répugne à votre cœur? Et si vous trouvez quelque chose à quoi ce cœur soit moins porté, examinez d'où vient ce dégoût, quelle peut en être la cause. 5. Où en est votre cœur relativement à Dieu même? se plaît-il au souvenir de Dieu? Ne lui en reste-t-il pas une douceur agréable? _Ah!_ dit David, _je me suis ressouvenu de Dieu, et je m'en suis délecté._ Sentez-vous en votre cœur une certaine facilité à l'aimer, et un goût particulier à savourer cet amour? Votre cœur n'est-il pas consolé de penser à l'immensité de Dieu, à sa bonté, à sa tendresse? Si le souvenir de Dieu vous arrive parmi les occupations du monde et les frivolités, ne se fait-il pas faire place, ne saisit-il pas votre cœur? ne vous semble-t-il pas que votre cœur se tourne de son côté, et en quelque façon va au-devant de lui? Il y a certes des ames comme cela. Lorsqu'une femme apprend que son mari, après une longue absence, est enfin de retour, lorsque déjà elle entend sa voix, ne s'empresse-t-elle pas de tout quitter pour courir se jeter dans ses bras? il en est de même des ames qui aiment bien Dieu: quelque occupées qu'elles soient, si le souvenir de Dieu se présente à elles, elles perdent presque mémoire de tout le reste, par la joie qu'elles éprouvent de voir ce cher souvenir revenu; et c'est un très-bon signe. 6. Où en est votre cœur touchant Jésus-Christ, Dieu et homme? Vous plaisez-vous autour de lui? Les mouches à miel se plaisent autour de leur miel, et les guêpes autour de la fange; ainsi les bonnes ames prennent leur plaisir autour de Jésus-Christ, et ont pour lui une extrême tendresse d'amour; mais les mauvaises se plaisent autour des vanités. 7. Où en est votre cœur touchant la sainte Vierge, les saints et votre bon ange? Les aimez-vous fort? Avez-vous une confiance particulière en leur protection? Leurs images, leurs vies, leurs louanges vous plaisent-elles? 8. Quant à votre langue, comment parlez-vous de Dieu? Vous plaisez-vous à en dire du bien selon votre condition et votre portée? Aimez-vous à chanter ses cantiques? 9. Quant aux œuvres, pensez-vous avoir à cœur la gloire de Dieu? et désirez-vous faire quelque chose en son honneur? car ceux qui aiment Dieu, aiment avec Dieu l'ornement de sa maison. 10. Enfin remarquez-vous que vous ayez retranché quelque affection, ou renoncé à quelque chose pour Dieu? car c'est un bon signe d'amour, que de se priver de quelque chose en faveur de celui qu'on aime. Qu'avez-vous donc quitté jusqu'à présent pour l'amour de Dieu? CHAPITRE V. Examen de l'état de notre ame envers nous-mêmes. 1. Comment vous aimez-vous vous-même? Ne vous aimez-vous point trop pour ce monde? Si cela est, vous désirerez de toujours demeurer ici, et vous aurez un extrême soin de vous bien établir en cette terre; mais si vous vous aimez pour le Ciel, vous désirerez, ou du moins vous consentirez, volontiers à sortir d'ici-bas à l'heure qu'il plaira à Notre-Seigneur. 2. Réglerez-vous bien l'amour que vous avez pour vous-même? car il n'y a que l'amour désordonné de nous-mêmes qui nous ruine. Or, l'amour bien ordonné veut que nous aimions plus l'ame que le corps, que nous ayons plus de soin d'acquérir les vertus que tout autre chose; que nous fassions plus de cas de l'honneur céleste que de l'honneur terrestre. Le cœur bien ordonné dit plus souvent en lui-même: que diront les anges, si je pense à telle chose? que non pas: que diront les hommes? 3. Quel amour avez-vous pour votre propre cœur? ne vous fâchez-vous pas de le servir en ses maladies? Hélas! vous lui devez ce soin de le secourir, ou faire secourir quand ses passions le tourmentent, et de laisser toutes choses pour cela. 4. Que vous estimez-vous devant Dieu? rien sans doute: or, il n'y a pas grande humilité à une mouche de ne s'estimer rien au prix d'une montagne, ni à une goutte d'eau de se tenir pour rien en comparaison de la mer, ni à une étincelle de se tenir pour rien en présence du soleil; mais l'humilité consiste et à ne point nous préférer aux autres, et à ne vouloir pas être préféré par eux. A quoi en êtes-vous sur cet article? 5. Quant à la langue, ne vous vantez-vous point d'une manière ou d'une autre? ne vous flattez-vous pas en parlant de vous? 6. Quant aux œuvres, ne prenez-vous point de plaisir contraire à votre santé, je veux dire de plaisir vain, inutile, trop de veille sans sujet, et autres semblables? CHAPITRE VI. Examen de l'état de notre ame envers le prochain. Il faut bien aimer un mari, une femme d'un amour doux et tranquille, ferme et continuel, et qui passe avant tout autre, car Dieu l'ordonne ainsi: il faut avoir également un grand amour pour les enfans et pour les proches, et encore pour les amis, chacun selon son rang. Mais pour parler en général, où en est votre cœur à l'égard du prochain? L'aimez-vous bien cordialement et pour l'amour de Dieu? Pour bien discerner cela, il faut vous représenter certaines gens maussades et ennuyeux; car c'est là surtout que l'on peut exercer l'amour de Dieu envers le prochain, et particulièrement envers ceux qui nous font du mal ou par paroles ou par actions. Examinez bien si votre cœur n'a rien contre eux, et si vous avez grande peine à les aimer. N'êtes-vous point facile à parler du prochain en mauvaise part, surtout de ceux qui ne vous aiment pas? Ne faites-vous de mal à personne, soit directement, soit indirectement? Pour peu que vous soyez raisonnable, vous vous en apercevrez aisément. CHAPITRE VII. Examen sur les affections de notre ame. J'ai cru devoir m'étendre un peu sur les points de l'examen qui a pour but de faire connoître les progrès que l'on a faits dans la vie spirituelle; car quant à l'examen des péchés, cela est pour la confession de ceux qui ne cherchent pas à avancer. Néanmoins, il est bon de ne pas trop se travailler sur chacun de ces articles, mais d'y aller tout doucement, considérant quel usage notre cœur a fait de ses affections depuis les résolutions que nous avions prises, et dans quelles fautes notables nous sommes tombés. Pour abréger cette besogne, il faut réduire l'examen à la recherche de nos passions; et s'il nous fâche d'entrer si fort dans le détail, considérons simplement ce que nous avons été, et comment nous nous sommes comportés: En notre amour pour Dieu, pour le prochain, pour nous-mêmes; En notre haine pour le péché qui se trouve en nous, et aussi pour le péché qui se trouve chez autrui; car nous devons désirer l'extermination de l'un et de l'autre; En nos désirs touchant les richesses, touchant les plaisirs, touchant les honneurs; En la crainte des occasions de pécher, et des pertes des biens de ce monde; on craint trop l'un, et trop peu l'autre; En notre espérance, trop occupée peut-être du monde et des créatures, et pas assez de Dieu et des choses éternelles; En la tristesse; si elle n'est pas excessive, et pour des choses vaines; En la joie; si elle n'est pas immodérée, et pour des choses indignes. Quelles affections enfin embarrassent notre cœur, quelles passions le possèdent, et en quoi principalement il s'est détraqué. C'est ainsi que par les passions de l'ame on reconnoît son véritable état; mais il faut pour cela les tâter l'une après l'autre; car, comme un joueur de luth pince toutes les cordes, et celles qu'il trouve dissonantes, il les accorde, soit en les tirant, soit en les lâchant; de même, après avoir tâté l'amour, la haine, le désir, la crainte, l'espérance, la tristesse et la joie de notre ame, si nous ne les trouvons pas avec l'intention où nous devons être de rendre gloire à Dieu, nous pourrons les accorder moyennant sa sainte grâce et l'avis de notre père spirituel. CHAPITRE VIII. Affections qui doivent suivre l'examen. Après avoir doucement considéré chaque point de l'examen, et avoir vu à quoi vous en êtes, vous viendrez aux affections ainsi qu'il suit: Remerciez Dieu de ce peu d'amendement que vous aurez trouvé en votre vie depuis votre résolution, et reconnoissez que c'est sa seule miséricorde qui l'a fait en vous et pour vous. Humiliez-vous bien fort devant Dieu, reconnoissant que si vous n'avez pas beaucoup avancé, c'est de votre faute; parce que vous n'avez pas fidèlement, courageusement et constamment correspondu aux inspirations, aux mouvemens et aux lumières dont il vous a favorisée en l'oraison et ailleurs. Promettez-lui de le louer à jamais pour les grâces qu'il vous a faites, et qui ont opéré en vous ce petit amendement. Demandez-lui pardon de l'infidélité et de la déloyauté avec lesquelles vous avez correspondu à ses bontés. Offrez-lui votre cœur, afin qu'il s'en rende tout-à-fait le maître. Suppliez-le qu'il vous rende parfaitement fidèle. Invoquez les saints, la sainte Vierge, votre ange, votre patron, saint Joseph, et ainsi des autres. CHAPITRE IX. Des considérations propres à renouveler nos bons propos. Après avoir fait l'examen, et avoir bien conféré avec un sage directeur sur vos défauts et les remèdes à y appliquer, vous prendrez chaque jour une des considérations suivantes, pour vous en faire un sujet de méditation, y employant le temps de votre oraison, et cela toujours selon la même méthode de préparations et d'affections que je vous ai donnée dans la première partie; vous mettant, avant toutes choses, en la présence de Dieu, et implorant sa grâce pour vous bien établir dans son amour et son saint service. CHAPITRE X. Première considération. Sur l'excellence de nos ames. Considérez la noblesse et l'excellence de votre ame, qui a un entendement avec lequel non-seulement elle connoît tout le monde visible, mais encore elle connoît qu'il y a des anges et un paradis, qu'il y a un Dieu très-souverain, très-bon et ineffable; elle connoît qu'il y a une éternité; et de plus, elle connoît ce qui est nécessaire pour bien vivre en ce monde visible, pour s'associer aux anges dans le paradis, et pour jouir éternellement de Dieu. Votre ame a en outre une volonté toute noble, qui peut aimer Dieu, et ne peut le haïr en lui-même. Voyez votre cœur comme il est généreux: semblable aux abeilles que rien de ce qui est corrompu ne peut satisfaire, mais qui ne s'arrêtent que sur les fleurs; ainsi ce cœur ne peut être en repos qu'en Dieu seul, et nulle créature ne le peut assouvir. Rappelez hardiment à votre souvenir les plus chers et les plus vifs amusemens qui ont autrefois occupé votre cœur, et jugez s'ils n'étoient pas pleins d'inquiétudes fatigantes, de pensées cuisantes, de soucis importuns, parmi lesquels vous étiez véritablement au supplice. Hélas! quand notre cœur va courant après les créatures, il s'y porte avec un empressement extrême, pensant y pouvoir apaiser ses désirs; mais sitôt qu'il les a rencontrées, il voit que c'est à refaire, et que rien ne peut le contenter; Dieu ne voulant pas qu'il trouve nulle part où se reposer, afin que, semblable à la colombe sortie de l'arche, il retourne à son premier gîte, c'est-à-dire à son Dieu, dont il étoit sorti. Ah! de quelle excellence n'est donc pas notre cœur! et pourquoi le retiendrions-nous contre son gré au service des créatures? O mon ame! devez-vous dire, vous pouvez connoître et aimer Dieu; pourquoi donc vous amuser à ce qui est infiniment au-dessous? Vous pouvez prétendre à l'éternité, pourquoi donc vous amuser à des momens si courts? Ce fut un des regrets de l'enfant prodigue, qu'ayant pu vivre délicieusement à la table de son père, il étoit réduit à partager la nourriture des bêtes. O ame! tu es capable de Dieu: malheur à toi, si tu te contentes de moins que de Dieu! Elevez fort votre ame par cette considération; remontrez-lui qu'elle est éternelle et digne de l'éternité; cela lui enflera le courage. CHAPITRE XI. Seconde considération. Sur l'excellence des vertus. Considérez que les vertus et la dévotion peuvent seules rendre notre ame heureuse en ce monde. Voyez combien elles sont belles; comparez ensemble les vertus et les vices qui leur sont contraires; quelle différence de la patience à la vengeance, de la douceur à la colère, de l'humilité à l'arrogance, de la générosité à l'avarice, de la charité à l'envie, de la sobriété à la débauche? N'est-ce pas une chose admirable comme les vertus remplissent l'ame de délices et de suavités non pareilles, après qu'on les a pratiquées, tandis que les vices ne laissent après eux qu'amertume et que dégoût! Or donc, pourquoi n'entreprendrions-nous pas d'acquérir ces douceurs? Des vices, qui n'en a qu'un peu n'est pas content, et qui en a beaucoup est mécontent: mais des vertus, qui n'en a qu'un peu est déjà satisfait, et ensuite plus il en a, plus son bonheur augmente. O vie dévote! que vous êtes belle, douce, agréable et heureuse! vous adoucissez les tribulations, et donnez de la suavité aux consolations: sans vous le bien est mal, le plaisir est amer, le repos est inquiet: ah! qui vous connoîtroit pourroit bien dire avec la Samaritaine: _Domine, da mihi hanc aquam_, Seigneur, donnez-moi cette eau. Aspiration fort ordinaire à la mère Thérèse, et à sainte Catherine de Gênes, quoique pour différens sujets. CHAPITRE XII. Troisième considération. Sur l'exemple des saints. Considérez l'exemple des saints de toutes le conditions: qu'est-ce qu'ils n'ont pas fait pour aimer Dieu, et lui demeurer fidèles? Voyez ces martyrs invincibles en leurs résolutions: quels tourmens n'ont-ils pas soufferts pour s'y maintenir? Voyez ces personnes si belles, si florissantes, l'ornement de leur sexe, plus blanches que le lis en pureté, plus vermeilles que la rose en charité, les unes à douze, les autres à treize, quinze, vingt et vingt-cinq ans, souffrant mille sortes de martyres plutôt que de renoncer à leurs résolutions, non-seulement en ce qui étoit de la foi, mais encore en ce qui étoit de la dévotion; les unes mourant plutôt que de quitter la virginité, les autres plutôt que de cesser de servir les pauvres, de consoler les affligés, d'ensevelir les morts. O Dieu! quelle constance a montrée ce sexe fragile en de telles occasions! Regardez tant de saints confesseurs: avec quelle force ils ont méprisé le monde! comme ils ont tenu ferme à leurs résolutions! Rien n'a pu les ébranler; ils les ont embrassés sans réserve, et les ont maintenues sans exception. Mon Dieu! que ne dit pas saint Augustin de sa sainte mère? Avec quelle persévérance n'a-t-elle pas poursuivi son dessein de servir Dieu durant le mariage, et durant le veuvage? Et saint Jérôme, comment parle-t-il de sa chère fille Paule, parmi tant de traverses et tant de divers accidens qu'elle eut à soutenir? Mais que ne ferons-nous pas nous-mêmes sur de si excellens modèles? Ils étoient ce que nous sommes; ils travailloient pour le même Dieu, pour les mêmes vertus: pourquoi n'en ferions-nous pas autant en notre condition et selon notre vocation, pour soutenir victorieusement la sainte protestation que nous avons faite d'être à Dieu? CHAPITRE XIII. Quatrième considération. Sur l'amour que Jésus-Christ nous porte. Considérez l'amour avec lequel Jésus-Christ notre Seigneur a tant souffert en ce monde, et particulièrement au jardin des Olives et sur le mont Calvaire. Cet amour vous regardoit, et par toutes ces peines et ces fatigues il obtenoit de Dieu le Père de bonnes résolutions et de saintes protestations pour votre cœur, et il obtenoit aussi tout ce qui vous est nécessaire pour maintenir, nourrir, fortifier et consommer ces résolutions. O résolutions! que vous êtes précieuses, puisque vous êtes le fruit de la passion de mon Sauveur! Oh! combien mon ame doit vous chérir, puisque vous êtes si chères à mon Jésus! Hélas! ô Sauveur de mon ame! vous mourûtes pour m'acquérir mes résolutions: faites-moi donc la grâce que je meure plutôt que de les perdre. Pensez-y-bien, ma Philothée: il est certain que de l'arbre de la croix, le cœur de notre Seigneur Jésus voyoit le vôtre, et qu'il l'aimoit; et que par cet amour il lui obtenoit tous les biens que vous avez eus, et que vous aurez jamais, entre autres vos résolutions. Oui, chère Philothée, nous pouvons tous dire comme Jérémie: _O Seigneur, avant que je fusse vous me regardiez, et vous m'appeliez par mon nom;_ ainsi c'est donc bien lui qui dans son amour et sa miséricorde nous a préparé tous les moyens généraux et particuliers que nous avons de nous sauver, et par conséquent nos chères résolutions. Oui, comme une femme enceinte prépare le berceau, les langes et bandelettes, et même une nourrice pour l'enfant qu'elle espère avoir, encore qu'il ne soit pas au monde; ainsi Notre-Seigneur, vous ayant conçue en sa bonté, et prétendant vous enfanter au salut et vous rendre sa fille, prépara sur l'arbre de la croix tout ce qu'il vous falloit: votre berceau spirituel, vos langes et bandelettes, votre nourrice, et tout ce qui convenoit pour votre bonheur. Ce sont tous les moyens, tous les attraits, toutes les grâces, avec lesquels il conduit votre ame, et l'attire à la perfection. Ah! mon Dieu, que nous devrions profondément graver ceci en notre mémoire: Est-il possible que j'aie été aimé, et si tendrement aimé de mon Sauveur, qu'il ait bien voulu penser à moi en particulier, et dans toutes ces petites circonstances, par lesquelles il m'a attiré à lui? Combien donc ne devons-nous pas aimer, chérir et employer tout cela à notre profit? Quoi de plus doux que cette pensée: le cœur aimable de mon Dieu pensoit à Philothée, l'aimoit et lui procuroit mille moyens de salut, comme s'il n'eut pas eu d'autre ame à penser dans le monde: ainsi que le soleil éclairant un endroit de la terre, ne l'éclaire pas moins que s'il n'éclairoit que celui-là; de même Notre-Seigneur pensoit et travailloit pour tous ses chers enfans, en sorte qu'il pensoit à chacun d'eux, comme s'il n'eût point pensé aux autres. _Il m'a aimé_, dit saint Paul, _et s'est donné pour moi_, comme s'il disoit, pour moi seul, et tout autant que s'il n'eût rien fait pour le reste des hommes. Ceci, Philothée, doit être gravé dans votre ame, pour bien chérir et nourrir votre résolution, qui a été si précieuse au cœur du Sauveur. CHAPITRE XIV. Cinquième considération. Sur l'amour éternel de Dieu pour nous. Considérez l'amour éternel que Dieu vous a porté; car déjà bien avant que Jésus-Christ souffrît pour vous sur la croix en tant qu'homme, sa divine Majesté vous destinoit la vie, et vous aimoit extrêmement. Mais quand commença-t-il à vous aimer? Quand il commença à être Dieu; et quand commença-t-il à être Dieu? Jamais: il l'a toujours été sans commencement et sans fin; et ainsi il vous a toujours aimée; et ainsi c'est de toute éternité que son amour vous a préparé les grâces et les faveurs qu'il vous a faites. Il dit par le Prophète: _Je t'ai aimé_ (il parle à vous comme à tout autre) _d'une charité perpétuelle, et je t'ai miséricordieusement attiré à moi._ Il a donc pensé, entre autres choses, à vous faire prendre les bonnes résolutions de l'aimer et de le servir. O Dieu! quelles résolutions que celles que Dieu a pensées, méditées, projetées de toute éternité! Combien ne doivent-elles pas nous être chères et précieuses? que ne faudroit-il pas souffrir plutôt que d'en rien perdre? Non, certes, il n'en faudroit rien perdre, quand le monde entier devrait périr; car tout le monde ensemble ne vaut pas une ame, et une ame ne vaut rien sans nos résolutions. CHAPITRE XV. Affections générales sur les considérations précédentes, et conclusion de l'exercice. O chères résolutions! vous êtes le bel arbre de vie que Dieu a planté de sa main au milieu de mon cœur, et que mon Sauveur veut arroser de son sang pour le faire fructifier: plutôt mille morts que de permettre qu'aucun vent ne le déracine. Non, ni la vanité, ni les délices, ni les richesses, ni les tribulations ne me feront jamais changer de dessein. Hélas! Seigneur, c'est vous qui l'avez planté ce bel arbre, et qui l'avez éternellement gardé en votre sein paternel pour ensuite le mettre en mon jardin: ah! combien y a-t-il d'ames qui n'ont pas été favorisées de la sorte; et comment donc pourrois-je jamais assez m'humilier sous votre miséricorde? O belles et saintes résolutions! si je vous conserve, vous me conserverez: si vous vivez en mon ame, mon ame vivra en vous. Vivez donc à jamais, ô résolutions qui êtes éternelles en la miséricorde de Dieu! soyez et vivez éternellement en moi, et que toujours je vous sois fidèle. Après ces affections, il faut que vous particularisiez les moyens propres à vous maintenir en vos chères résolutions, et que vous protestiez vouloir vous en servir constamment. Ces moyens sont l'habitude de l'oraison, le fréquent usage des sacremens, les bonnes œuvres, l'amendement de vos fautes telles que vous les avez reconnues au second point, la fuite des mauvaises occasions, et la fidélité à suivre les avis que l'on vous donnera. Cela fait, reprenant encore haleine et ranimant vos forces, protestez mille fois que vous persévérerez en vos résolutions; puis, comme si vous teniez votre cœur, votre ame, et votre volonté dans vos mains, dédiez-les, consacrez-les, sacrifiez-les, et les immolez généreusement à Dieu, protestant que vous ne les reprendrez plus, mais les laisserez en la main de sa divine Majesté, pour suivre en tout et partout ses saintes ordonnances. Priez Dieu qu'il vous renouvelle entièrement, qu'il bénisse et qu'il soutienne par la force de son esprit cette rénovation. Invoquez la sainte Vierge, votre ange, saint Louis et autres saints. Dans cette disposition d'un cœur ému par la grâce, allez ensuite aux pieds de votre père spirituel; accusez-vous des fautes principales que vous aurez remarqué avoir commises depuis votre confession générale, et recevez l'absolution comme vous fîtes la première fois. Après quoi, prononcez devant lui votre protestation, et signez-la; et enfin allez unir votre cœur ainsi renouvelé à son principe et à son Sauveur, en recevant le très-saint sacrement de l'eucharistie. CHAPITRE XVI. Des sentimens qu'il faut conserver après cet exercice. Le jour où vous aurez fait ce renouvellement, et les jours suivans, vous devez fort souvent redire de cœur et de bouche ces ardentes paroles de saint Paul, de saint Augustin, de sainte Catherine de Gênes et autres: Non, je ne suis plus à moi; soit que je vive, soit que je meure, je suis à mon Sauveur. Je n'ai plus de moi ni de mien: mon moi c'est Jésus, mon mien c'est d'être sienne. O monde! vous êtes toujours vous-même, et moi j'ai toujours été moi-même; mais dorénavant je ne serai plus moi-même. Non, nous ne serons plus nous-mêmes, car nous aurons le cœur changé; et le monde, qui nous a tant trompés, sera trompé en nous; car ne s'apercevant de notre changement que petit à petit, il nous croira toujours des Esaü, et nous nous trouverons être des Jacob. Il faut que tous ces exercices demeurent bien en notre cœur, et que, laissant nos considérations et nos oraisons, nous passions tout doucement à nos affaires, de peur que la liqueur de nos résolutions ne s'épanche et ne se perde; car il faut qu'elle détrempe et pénètre toutes les parties de notre ame: le tout néanmoins sans effort ni d'esprit ni de corps. CHAPITRE XVII. Réponses à deux objections qui peuvent être faites sur cette Introduction. Le monde vous dira, ma Philothée, que ces exercices et ces avis sont en si grand nombre, que qui voudra les observer, il ne faudra pas qu'il pense à autre chose. Hélas! chère Philothée, quand nous ne ferions autre chose, nous ferions bien assez, puisque nous ferions ce que nous devrions faire en ce monde; mais ne voyez-vous pas la ruse? S'il falloit faire tous ces exercices tous les jours, il est vrai qu'ils nous occuperoient totalement; mais ils ne faut les faire qu'en temps et lieu, et chacun selon l'occurrence. Combien y a-t-il de lois civiles au digeste et au code lesquelles doivent être fidèlement observées! mais cela s'entend selon les occurrences, et non dans le sens qu'il les faut toutes pratiquer tous les jours. Au demeurant, David, tout roi qu'il étoit, et malgré toutes ses affaires, pratiquoit bien plus d'exercices que je ne vous en ai marqué. Saint Louis, roi si admirable et dans la paix et dans la guerre, prince si appliqué et à rendre la justice, et à gouverner son royaume, saint Louis entendoit tout les jours deux messes, disoit vêpres et complies avec son chapelain, faisoit sa méditation, visitoit les hôpitaux tous les vendredis, se confessoit, prenoit la discipline, assistoit très-souvent au sermon, faisoit fort souvent des conférences spirituelles, et avec tout cela, dès qu'une occasion se présentoit de pourvoir au bien de l'Etat, il s'en saisissoit aussitôt, et en tiroit bon parti; et sa cour étoit plus belle et plus florissante qu'on ne l'a voit jamais vue sous ses prédécesseurs. Faites donc hardiment ces exercices, Philothée, ainsi que je vous les ai marqués, et Dieu vous donnera encore et assez de temps et assez de force pour faire tout le reste de vos affaires: oui, quand même il devroit pour cela arrêter le soleil, comme il fit au temps de Josué. Nous faisons toujours assez quand Dieu travaille avec nous. Le monde dira encore que je suppose presque partout que ma Philothée a le don de l'oraison mentale, et que néanmoins chacun ne l'a pas; en sorte que cette Introduction ne pourra pas servir à tous. Il est vrai, sans doute, j'ai supposé cela; et il est vrai encore que chacun n'a pas le don de l'oraison mentale; mais il est vrai aussi que presque chacun le peut avoir, même les plus grossiers, pourvu qu'ils aient de bons conducteurs, et qu'ils veuillent travailler pour cela autant que la chose le mérite. Et s'il s'en trouve qui n'aient ce don en aucune sorte de degré, ce que je ne pense pas pouvoir arriver que fort rarement, leur directeur suppléera facilement à ce défaut, en leur prescrivant de lire ou d'entendre lire avec une grande attention les mêmes considérations qui sont dans les méditations. CHAPITRE XVIII. Trois derniers et principaux avis pour cette Introduction. Refaites tous les premiers jours du mois, après votre méditation, la protestation qui se trouve en la première partie, et durant ce jour renouvelez-la souvent, disant avec David: _Non, jamais je n'oublierai votre loi, ô mon Dieu; car c'est par elle que vous m'avez rendu la vie._ Et quand vous sentirez quelque détraquement en votre ame, prenez votre protestation en main, et prosternée en esprit d'humilité, prononcez-la de tout votre cœur: vous y trouverez un grand soulagement. Faites ouvertement profession de vouloir être dévote; je ne dis pas d'être dévote, mais de le vouloir être; et n'ayez pas honte de faire les actions simples et communes qui doivent vous conduire à l'amour de Dieu: avouez hardiment que vous vous essayez à méditer, que vous aimeriez mieux mourir que de pécher mortellement, que vous voulez fréquenter les sacremens, et suivre les conseils de votre directeur (bien que souvent il ne soit point nécessaire de le nommer pour plusieurs raisons). Cette franchise à confesser qu'on veut servir Dieu, et qu'on s'est consacré à son amour d'une manière particulière, est fort agréable à sa divine Majesté, qui ne veut point qu'on ait honte de lui ni de sa croix; c'est de plus un moyen de couper court à beaucoup de propos du monde, et de nous lier de réputation à la poursuite de notre entreprise. Les philosophes se publioient hautement philosophes, afin qu'on les laissât vivre philosophiquement; et nous, montrons-nous franchement désireux de la dévotion, afin qu'on nous laisse vivre dévotement. Que si quelqu'un vous dit qu'on peut vivre dévotement sans la pratique de ces avis et de ces exercices, ne le niez pas; mais répondez bonnement que votre foiblesse est si grande qu'elle a besoin de plus d'aide et de secours qu'il n'en faut aux autres. Enfin, très-chère Philothée, je vous conjure par tout ce qu'il y a de sacré au ciel et en la terre, par le baptême que vous avez reçu, par les mamelles qui ont nourri Jésus-Christ, par le cœur charitable dont il vous aima, et par les entrailles de la miséricorde en laquelle vous espérez, continuez et persévérez en cette bienheureuse entreprise de la vie dévote: nos jours s'écoulent, la mort est à la porte; _La trompette_, dit saint Grégoire de Nazianze, _sonne la retraite: que chacun se prépare; car le jugement approche._ La mère de saint Symphorien, voyant qu'on le conduisoit au martyre, crioit en le suivant: «Mon fils, mon fils, souviens-toi de la vie éternelle, regarde le Ciel, et contemple celui qui y règne: la mort terminera bientôt les courts momens de cette vie.» Ma Philothée, vous le dirai-je aussi: regardez le Ciel, et ne le quittez pas pour la terre; regardez l'enfer, et ne vous y jetez pas pour des plaisirs d'un instant; regardez Jésus-Christ, et ne le reniez pas pour le monde: et quand la pratique de la vie dévote vous semblera pénible, chantez avec saint François: A cause des biens que j'attends, Les travaux me sont passe-temps. Vive Jésus! auquel, avec le Père et le Saint-Esprit, soit honneur et gloire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. _Manière de réciter devotement le chapelet, et de bien servir la Vierge Marie._ Vous prendrez votre chapelet par la croix, que vous baiserez après vous en être servie pour faire sur vous le signe du chrétien, et vous mettant en la présence de Dieu, vous réciterez le _Credo_ tout entier. Sur le premier grain, vous invoquerez Dieu, lui demandant d'agréer votre prière, et de vous aider de sa grâce pour la bien dire. Sur les trois premiers petits grains, vous réclamerez l'intercession de la très-sainte Vierge, la saluant, au premier grain, comme la plus chère fille de Dieu le Père; au second, comme la mère de Dieu le Fils, et au troisième, comme l'épouse bien-aimée de Dieu le Saint-Esprit. Sur chaque dizaine, vous penserez à un des mystères du rosaire, selon le loisir que vous en aurez, vous rappelant le mystère proposé, surtout lorsque vous prononcerez les très-saints noms de Jésus et de Marie, ayant soin de ne proférer ces noms sacrés qu'avec un grand respect intérieur et extérieur. Que s'il vous vient quelque autre sentiment, comme seroit la douleur de vos péchés, ou le désir de vous amender, vous pouvez vous entretenir dans ce sentiment tout le long du chapelet, et principalement lorsque vous prononcerez les deux très-saints noms de Jésus et de Marie. Au gros grain, qui est au bout de la dernière dizaine, vous remercierez Dieu de la grâce qu'il vous a faite en la récitation du chapelet; et, passant aux trois petits grains qui suivent, vous saluerez la sacrée Vierge Marie, la suppliant, au premier, d'offrir votre entendement au Père éternel, afin que vous puissiez à jamais considérer ses miséricordes; au second, vous la supplierez d'offrir votre mémoire au Fils, afin d'avoir continuellement à la pensée sa passion et sa mort; au troisième, vous la supplierez d'offrir votre volonté au Saint-Esprit, afin que vous puissiez être à jamais enflammée de son saint amour. Au gros grain qui termine, vous supplierez la divine Majesté d'agréer tout cela pour sa gloire, et pour le bien de son Eglise, dans le sein de laquelle vous lui demanderez de vouloir bien vous garder, et de ramener tous ceux qui s'en sont éloignés. Vous prierez ensuite pour tous vos amis, et vous finirez comme vous avez commencé, par la profession de foi, disant le _Credo_, et faisant le signe de la croix. Vous porterez le chapelet à votre ceinture, ou en quelqu'autre endroit apparent, comme une sainte marque par laquelle vous protestez que vous désirez être serviteur de Dieu notre Sauveur, et de sa très-sainte épouse, vierge et mère, et que vous voulez vivre en vrai enfant de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine. Amen. _Oraison de l'Eglise pour le jour de la fête de saint François de Sales, composée par le pape Alexandre VII._ O Dieu! qui avez voulu que, pour le salut des ames, saint François, votre confesseur et pontife, se soit fait tout à tous, faites-nous la grâce qu'étant pénétrés de la douceur de votre divine charité, nous puissions, sous la direction de ses avis, et par les suffrages de ses mérites, arriver à la jouissance éternelle de votre gloire. Nous vous en supplions par notre Seigneur Jésus-Christ Ainsi soit-il. FIN. TABLE DES CHAPITRES. Sentiment d'Alexandre VII sur cet ouvrage. _pag._ Oraison dédicatoire. v Préface. vij PREMIÈRE PARTIE, _Contenant les avis et les exercices propres à conduire l'ame, depuis son premier désir de la vie dévote, jusqu'à une ferme résolution de l'embrasser._ Chap. I. Description de la vraie dévotion. 1 II. Propriétés et excellence de la dévotion. 6 III. Que la dévotion convient à toutes sortes de vocations et de professions. 9 IV. De la nécessité d'un directeur pour entrer et pour avancer dans la dévotion. 11 V. Qu'il faut commencer par purifier l'ame. 16 VI. Du premier retranchement, qui est celui des péchés mortels. 20 VII. Du second retranchement, qui est celui des affections au péché. 22 VIII. Du moyen de faire ce second retranchement. 24 IX. Première méditation.--De la création. 26 X. Deuxième méditation.--De la fin pour laquelle nous sommes créés. 29 XI. Troisième méditation.--Des bienfaits de Dieu. 32 XII. Quatrième méditation.--Des péchés. 36 Chap. XIII. Cinquième méditation.--De la mort. _p._ 39 XIV. Sixième méditation.--Du jugement. 42 XV. Septième méditation.--De l'enfer. 45 XVI. Huitième méditation.--Du paradis. 47 XVII. Neuvième méditation.--Sur le choix du paradis. 50 XVIII. Dixième méditation.--Sur le choix de la vie dévote. 54 XIX. Comment il faut faire la confession générale. 57 XX. Protestation authentique pour graver dans l'ame la résolution de servir Dieu, et pour conclure les actes de pénitence. 60 XXI. Conclusion de ce qui a été dit du premier degré de pureté de l'ame. 63 XXII. Qu'il faut se délivrer de toute affection aux péchés véniels. 65 XXIII. Qu'il se faut défaire de l'affection aux choses inutiles et dangereuses. 69 XXIV. Qu'il se faut défaire des mauvaises inclinations. 71 SECONDE PARTIE, _Contenant divers avis pour l'élévation de l'ame à Dieu par l'oraison et les sacremens._ Chap. I. De la nécessité de l'oraison. 73 II. Courte méthode pour bien méditer; et d'abord de la présence de Dieu; premier point de la préparation. 78 III. De l'invocation; second point de la préparation. 82 IV. De la proposition du mystère; troisième point de la préparation. 84 V. Des considérations; seconde partie de la méditation. 86 VI. Des affections et des résolutions; troisième partie de la méditation. 87 Chap. VII. De la conclusion et du bouquet spirituel. _p._ 89 VIII. Quelques avis très-utiles au sujet de la méditation. 90 IX. Des sécheresses d'esprit qui arrivent dans la méditation. 94 X. De quelques autres exercices, et premièrement de l'exercice du matin. 97 XI. De l'exercice du soir et de l'examen de conscience; second exercice. 99 XII. De la retraite spirituelle, troisième exercice. 101 XIII. Des aspirations ou oraisons jaculatoires, et des bonnes pensées; quatrième exercice. 105 XIV. De la très-sainte messe, et de la manière de l'entendre; cinquième exercice. 114 XV. Des autres exercices de dévotion publics et communs. 118 XVI. Qu'il faut honorer et invoquer les saints. 120 XVII. Comment il faut entendre et lire la parole de Dieu. 122 XVIII. Comment il faut recevoir les inspirations. 125 XIX. De la sainte confession. 129 XX. De la fréquente communion. 135 XXI. Comment il faut communier. 141 TROISIÈME PARTIE, _Contenant plusieurs avis touchant l'exercice des vertus._ Chap. I. Du choix que l'on doit faire quant à l'exercice des vertus. 145 II. Suite du même sujet. 153 III. De la patience. 158 IV. De l'humilité pour l'extérieur. 166 V. De l'humilité plus intérieure. 171 VI. Que l'humilité nous fait aimer notre propre abjection. 179 VII. Comment il faut conserver la bonne renommée en pratiquant l'humilité. 184 Chap. VIII. De la douceur envers le prochain, et du remède contre la colère. _pag._ 191 IX. De la douceur envers nous-mêmes. 198 X. Qu'il faut s'appliquer aux affaires avec soin, sans empressement ni trouble. 202 XI. De l'obéissance. 206 XII. De la chasteté. 210 XIII. Avis pour conserver la chasteté. 216 XIV. De la pauvreté d'esprit au milieu des richesses. 221 XV. Comment il faut pratiquer la pauvreté réelle au milieu des richesses. 225 XVI. Comment il faut pratiquer la richesse d'esprit au milieu de la pauvreté réelle. 232 XVII. De l'amitié, et premièrement de la mauvaise. 235 XVIII. Des amitiés sensuelles. 238 XIX. Des vraies amitiés. 244 XX. De la différence qu'il y a entre les vraies et les vaines amitiés. 249 XXI. Avis et remèdes contre les mauvaises amitiés. 252 XXII. Quelques autres avis sur les amitiés. 257 XXIII. Des exercices de la mortification extérieure. 260 XXIV. Des compagnies et de la solitude. 269 XXV. De la bienséance des habits. 274 XXVI. Du parler, et premièrement comment il faut parler de Dieu. 278 XXVII. De l'honnêteté des paroles, et du respect que l'on doit aux personnes. 280 XXVIII. Des jugemens téméraires. 283 XXIX. De la médisance. 292 XXX. Quelques autres avis touchant le parler. 300 XXXI. Des passe-temps et des jeux; et premièrement de ceux qui sont permis et louables. 303 XXXII. Des jeux défendus. 306 Chap. XXXIII. Des bals et autres passe-temps permis, mais dangereux. _Pag._ 308 XXXIV. Quand on peut jouer ou danser. 312 XXXV. Qu'il faut être fidèle dans les petites choses aussi-bien que dans les grandes. 313 XXXVI. Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable. 318 XXXVII. Des désirs. 321 XXXVIII. Avis pour les gens mariés. 325 XXXIX. De l'honnêteté du lit nuptial. 337 XL. Avis pour les veuves. 343 XLI. Deux mots aux vierges. 351 QUATRIÈME PARTIE, _Contenant les avis nécessaires contre les tentations les plus ordinaires._ Chap. I. Qu'il ne faut point s'amuser aux paroles des enfans du siècle. 353 II. Qu'il faut avoir bon courage. 357 III. De la nature des tentations, et de la différence qu'il y a entre sentir la tentation et y consentir. 360 IV. Deux exemples remarquables sur ce sujet. 364 V. Encouragement à l'ame qui est dans le feu des tentations. 367 VI. Comment la tentation et la délectation peuvent être péchés. 369 VII. Remède aux grandes tentations. 373 VIII. Qu'il faut résister aux petites tentations. 376 IX. Comment il faut remédier aux petites tentations. 378 X. Comment il faut fortifier son cœur contre les tentations. 380 XI. De l'inquiétude. 382 XII. De la tristesse. 387 XIII. Des consolations spirituelles et sensibles, et comment il faut s'en servir. 391 Chap. XIV. Des sécheresses et des stérilités spirituelles. _Pag._ 402 XV. Confirmation et éclaircissement de ce qui a été dit par un exemple remarquable. 411 CINQUIÈME PARTIE, _Contenant des exercices et des avis propres à renouveler l'ame, et à la confirmer dans la dévotion._ Chap. I. Qu'il faut chaque année renouveler ses bons propos par les exercices suivans. 418 II. Considération sur la grâce que Dieu nous a faite en nous appelant à son service, conformément à la protestation indiquée en la première partie. 420 III. De l'examen de notre ame sur son avancement en la vie dévote. 424 IV. Examen de l'état de notre ame envers Dieu. 427 V. Examen de l'état de notre ame envers nous-mêmes. 430 VI. Examen de l'état de notre ame envers le prochain. 432 VII. Examen sur les affections de notre ame. 433 VIII. Affections qui doivent suivre l'examen. 435 IX. Des considérations propres à renouveler nos bons propos. 436 X. Première considération sur l'excellence de nos ames. 437 XI. Seconde considération sur l'excellence des vertus. 439 XII. Troisième considération sur l'exemple des saints. 440 XIII. Quatrième considération sur l'amour que Jésus-Christ nous porte. 442 XIV. Cinquième considération sur l'amour éternel de Dieu pour nous. 444 Chap. XV. Affections générales sur les considérations précédentes, et conclusion de l'exercice. _P._ 446 XVI. Des sentiments qu'il faut conserver après cet exercice. 448 XVII. Réponses à deux objections qui peuvent être faites sur cette Introduction. 449 XVIII. Trois derniers et principaux avis pour cette Introduction. 449 Manière de réciter dévotement le chapelet, et de bien servir la Vierge Marie. 455 Oraison de l'église pour le jour de la fête de saint François de Sales, composée par le pape Alexandre VII. 457 FIN DE LA TABLE. End of Project Gutenberg's Introduction à la vie dévote, by Francis de Sales *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK INTRODUCTION LA VIE DÉVOTE *** ***** This file should be named 53540-0.txt or 53540-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/3/5/4/53540/ Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. 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