The Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license


Title: Justice de femme

Author: Daniel Lesueur

Release Date: March 28, 2016 [EBook #51591]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME ***




Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)






La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur; l’image a été placée dans le domaine public.

Note de transcription:


Justice de Femme


DU MÊME AUTEUR

POÉSIE

Fleurs d'Avril, ouvrage couronné par l'Académie française, 1 vol. 3 »
Sursum Corda , pièce de vers ayant remporté le grand prix de poésie à l'Académie française. 1 vol. » 75
Un mystérieux Amour, 1 vol. 3 50
Rêves et Visions, ouvrage couronné par l'Académie française. 1 vol. 3 »
Pour les Pauvres, 1 vol. in-4o, papier vergé 3 »

ROMAN

Le Mariage de Gabrielle, ouvrage couronné par l'Académie française. 1 vol. 3 50
L'Amant de Geneviève, 1 vol. 3 50
Marcelle. 1 vol. 3 50
Amour d'Aujourd'hui. 1 vol. 3 50
Névrosée. 1 vol. 3 50
Une Vie tragique. 1 vol. 3 50
Passion Slave. 1 vol. 3 50
L'Auberge des Saules, illustré par Jeanne Lemerre et Henri Pille. 1 vol. 9 »

TRADUCTION

Lord Byron, Œuvres complètes. Tome I (Heures d'Oisiveté, Childe Harold) précédé d'un Essai sur Lord Byron. 1 vol. in-12, papier vélin, orné d'un portrait de Lord Byron. 6 »
Tome II (Le Giaour, La Fiancée d'Abydos, Le Corsaire, Lara, etc.) 6 »

SOUS PRESSE

Lord Byron, tome III 1 vol.
Sterne, Voyage sentimental (traduction nouvelle) 1 vol.

EN PRÉPARATION

Haine d'Amour, roman 1 vol.

Tous droits réservés.


DANIEL LESUEUR


Justice de Femme

Logo.

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31
M DCCC XCIII


Decorative Image. [Pg 1]

Justice de Femme


I

Lettre V.

Voici du papier, de l'encre... un porte-plume... Qu'est-ce qu'il vous faudrait bien encore?... Est-ce tout?... Aurez-vous assez chaud ici?... Le valet de chambre veillera au feu. Mais, s'il ne venait pas à temps, sonnez, n'est-ce pas?

Puis, avec un mouvement vers la cheminée, un air de jolie sollicitude pour son hôte, Mme Mervil ajouta:

—Le timbre est ici, à droite. Vous sonnerez deux fois, s'il vous plaît, pour le valet de chambre.

[Pg 2]

Elle s'arrêta, promena tout autour de la pièce le regard de ses yeux jeunes et clairs, puis le ramena, interrogateur, sur Jean d'Espayrac. N'oubliait-elle pas quelque chose?

Il la contemplait silencieusement. Une rougeur très fine courut sur ce délicat visage féminin, d'une telle transparence de peau que la plus fugace vibration nerveuse y projetait un reflet.

—Allons, adieu, reprit-elle, tendant sa main gantée,—car elle était tout habillée pour ses visites de l'après-midi.— Resterez-vous à dîner avec nous? Attendrez-vous au moins Roger?

—Cela dépend, répondit M. d'Espayrac. J'aurais voulu lui montrer tout de suite mes corrections. Mais quand rentrera-t-il? That is the question.

Cette citation par trop usée semblait ici naturelle, sur les lèvres de ce poète mondain, connu pour l'intimité de son commerce intellectuel avec les auteurs d'outre-Manche. Jean d'Espayrac avait mis en vers très français des sentimentalités et des rêveries très anglaises. Il avait fait jouer—avec des demi-succès de politesse et de camaraderie—quelques-unes de ses «adaptations», sur différentes scènes de genre. Mais, depuis quelques semaines, il atteignait à la grande notoriété. Le théâtre des Fantaisies-Lyriques faisait le maximum de recette chaque soir avec son Roman de la Princesse. Il n'était pas le seul auteur de cette jolie opérette. D'abord, et comme pour ses précédentes [Pg 3] œuvres, il avait emprunté l'âme et les ailes de sa pièce au génie anglo-saxon. La Princesse de Tennyson lui avait fourni le sujet, avec les plus charmants détails. En outre, les mélodies du compositeur Roger Mervil faisaient de ce gracieux spectacle un véritable enchantement. Elles étaient, ces mélodies, d'une limpidité, d'une légèreté, d'une tendresse dans leur mélancolie et d'un imprévu dans leur grâce, qui surprirent, saisirent, troublèrent jusqu'en leurs plus inertes fibres les petites âmes rétives des Parisiennes, avant que celles-ci eussent le temps de se demander si c'était là de la musique savante et de la musique de demain. Le «chic» n'eut rien à voir dans le plaisir ni dans l'attendrissement des spectatrices, et elles furent émues sans savoir si leur émotion était à la mode.

Le Roman de la Princesse était le plus vif succès de théâtre de cette fin d'année. A Roger Mervil, déjà presque célèbre, il apportait un triomphe qui promettait de se traduire, cette fois-ci,—la première,—par de très grosses sommes d'argent. A Jean d'Espayrac, déjà riche, il conférait pour de bon le titre de poète. «Enfin,» disait celui-ci avec un soupir de satisfaction comique, «je ne serai plus: ce jeune homme qui conduit si divinement les cotillons et qui fait si bien les vers!...»

M. d'Espayrac avait vingt-six ans. Sa taille d'athlète, sa grosse moustache fauve, la hardiesse grave de ses yeux bleu sombre, la décision de ses [Pg 4] gestes sobres, le faisaient paraître plus proche de la trentaine. Ce n'était pas la délicatesse de son tempérament, ni les nostalgies de sa pensée, qui forçaient sa main, si robuste en dépit de la finesse de race, à tracer sur du papier blanc de petites lignes noires avec une rime au bout. Non, cet heureux homme faisait des vers comme il faisait des armes: pour laisser déborder au dehors le trop abondant flot de vie qui roulait dans ses souples muscles ainsi que dans son tranquille cerveau. Cela lui venait tout seul, voilà pourquoi il écrivait. Cette facilité, jointe à l'exubérance de ce que Montaigne eût appelé «ses esprits animaux», risquait de le porter à choisir, en fait de muse, quelque belle fille bien débraillée, ayant son franc parler gaulois. De fait, si d'Espayrac fût né dans le peuple, cette fin de siècle eût possédé en lui son petit Villon, avec la potence en moins, ou son Scarron grandi, avec les deux jambes en plus. Mais Jean était l'unique héritier d'une famille très authentiquement noble. Son nom sonore était bien à lui; ce n'était pas un pseudonyme à fracas, ainsi que les bons petits confrères voulurent d'abord le croire et le faire croire au lendemain de son succès. Le milieu où il avait été élevé, c'était—dans le faubourg Saint-Germain—un vieil hôtel imposant et maussade, où l'atmosphère du siècle semblait ne pas pénétrer, et où il avait grandi entre une mère pieuse et un précepteur [Pg 5] ecclésiastique. Cet hôtel venait d'être démoli pour le prolongement du boulevard Saint-Germain, et lorsqu'il se représentait maintenant la morne demeure, Jean rendait grâce à la République de l'avoir exproprié. D'autant plus que sa mère, Mme d'Espayrac, étant morte avant la décision du Conseil municipal, n'avait pas eu le cœur secoué par les pénibles soubresauts dont l'eût torturée, même à distance, la pioche des démolisseurs.

Jean d'Espayrac devait donc à sa naissance, à son éducation, à son horreur pour toute vulgarité, de composer des vers élégants et d'une fine sonorité de cristal, au lieu de chansons à boire et de sensuelles ballades. Mais, comme il se fermait ainsi volontairement la chaude source d'inspiration palpitante au fond de lui dans son cœur, dans ses entrailles, et qu'il n'en trouvait pas une autre dans son cerveau peu coutumier d'abstractions, il empruntait au dehors. Il se livrait à des adaptations de poètes anglais; il attendait le soutien de la musique, qui soulevait et portait quelque temps ses frêles rimes. D'ailleurs Jean n'avait pas l'ombre de prétention pour ses œuvres; il ne se croyait pas doué de génie. Cette modestie était peut-être la meilleure de ses qualités littéraires.

Simone Mervil, la jeune femme de son collaborateur,—elle qui commençait à le connaître,—lui dit en souriant:

[Pg 6]

—Ainsi, c'est donc bien vrai? Vous êtes venu pour travailler?

—Mon Dieu, oui, madame... Et je suis bien fâché de ne pas rencontrer Mervil. J'avais des variantes à lui soumettre.

—Des variantes?... Pourquoi?... La pièce marche si bien! On applaudit tout.

—Oui... la musique... dit gracieusement d'Espayrac.

Il expliqua que, dans les airs vifs ou passionnés, l'accord entre la mélodie et les paroles était généralement très juste, très complet, mais que, dans les phrases tendres ou mélancoliques, certaines sécheresses d'expression contrastaient encore avec la douloureuse douceur du chant.

—Je voudrais bien, dit-il, effacer de pareilles taches. Voyez-vous, j'en ai des remords, quand je songe que l'on me fait partager l'énorme succès de Mervil.

Simone fut touchée. Elle était si fière de son mari! D'ailleurs cette générosité de langage était, à ce qu'elle avait cru remarquer, peu fréquente chez les artistes. Leur mépris mutuel s'étale d'une façon qui, malgré l'habitude, lui paraissait toujours choquante. Roger lui-même avait des crises de personnalité féroce, dont l'injustice et la mesquinerie la gênaient.

—Il y a, continuait Jean d'Espayrac, un passage qui me désespère. C'est la célèbre romance: [Pg 7] «Tears, idle tears...» dont votre mari a fait un pur petit chef-d'œuvre musical.

—Mais, dit Simone, vos paroles sont délicieuses.

Et elle se mit à fredonner:

«D'où venez-vous, larmes folles,
Vaines larmes, dans mes yeux?»

—Et la fin, comme c'est joli:

«Nous venons, ô cœur blessé!
Des longs jours de ton passé.»

—Oui... le commencement, la fin... reprit d'Espayrac avec un air piteux. Mais c'est le milieu qui ne va pas. Il y a des mots très mauvais. Ah! cette langue française est détestable pour le chant!

Et, rageur, il récita:

«D'où venez-vous, larmes folles,
Vaines larmes, dans mes yeux?
L'automne, tiède et joyeux,
Luit au fond des calmes cieux,
Sur les grands champs bénévoles.
D'où venez-vous, larmes folles?...
—Nous venons, ô cœur blessé!
Des longs jours de ton passé.»

—... «Les grands champs bénévoles...» Pour: [Pg 8] «The happy autumn-fields». D'abord, c'est idiot. Ensuite l'actrice qui chante ça en gagne une crampe dans la mâchoire.

Simone éclata de rire:

—Pourquoi l'avez-vous mis alors?

Jean répondit avec un désespoir comique:

—Parce que je n'ai pas trouvé autre chose.

—Tenez, dit Simone, rassemblant des feuilles de papier qui jonchaient l'immense bureau de son mari. Et tenez, répéta-t-elle, allant en prendre d'autres sur le piano à queue. Voilà comment fait Roger quand il ne trouve pas tout de suite.

Les pages, rayées par les lignes des portées et constellées d'hiéroglyphes, étaient en outre balafrées de ratures, égratignées de furieux coups de plume, écartelées de grands traits en croix, destructifs. D'Espayrac, en y jetant les yeux, crut voir les prunelles en feu de Mervil flamber dans la pâleur de son visage trop long, trop fin, sous le front déjà dégarni; il vit la haute taille, trop grêle, se voûter un peu; il songea que le musicien avait au moins douze ans de plus que lui-même... Et, relevant son regard sur la jeune femme qui se tenait à son côté:

—Hein? fit-il, avec une gaieté un peu ironique sur sa physionomie de mâle superbe, ça ne doit pas faire un mari commode. S'il vous traite comme ses partitions...

[Pg 9]

—Ah! s'écria Simone avec chaleur, c'est le meilleur des hommes.

—Au fond, tout au fond, n'est-ce pas? Mais à la surface... un peu rugueux, un peu brusque. Et puis...

—Et puis?... répéta-t-elle ouvrant tout grands ses limpides yeux de blonde.

D'Espayrac ricana légèrement, sans répondre.

—Que vous êtes méchant, monsieur d'Espayrac! s'écria Simone avec une jolie intonation de petite fille fâchée. Je vous comprends bien, allez! Vous voulez me faire croire que Roger me préfère la musique.

Cette fois, le jeune homme eut un rire franc, prolongé en une roulade joyeuse.

Ce n'était pas la première fois que Simone entendait ce beau rire clair, ce rire perlé comme un rire de femme, qui éclatait parfois, non sans bizarrerie mais avec un singulier charme, sur ces lèvres moustachues de mousquetaire, entre ces dents étincelantes de bel animal vigoureux et sain, ces fortes dents blanches aiguisées par tous les appétits.

Elle rit elle-même.

—La musique, je n'en suis pas jalouse. J'aime cent fois mieux l'avoir pour rivale que...

—Que... des femmes?

Un petit air belliqueux anima soudain la charmante figure de Simone. Ses sourcils se froncèrent, [Pg 10] son regard pétilla, son petit menton se releva, comme par défi.

—Oh! oh! dit Jean, très amusé, très piqué de curiosité. Ce serait si grave que cela? Et, voyons, qu'est-ce que vous lui feriez, s'il vous trompait?

—Des choses terribles.

—Vous le tueriez?

—Oh! non, je l'aime trop.

—Vous tueriez la femme?

—Pouah! Oh! non. Ça me dégoûterait comme d'écraser un crapaud. Puis ce serait lui faire trop d'honneur, à elle.

—Alors, vous... Vous lui rendriez la pareille?... Vous le tromperiez à votre tour?

—Tout de suite!... Oh! je voudrais qu'il souffrît juste de la façon dont il m'aurait fait souffrir.

—Bravo! dit Jean. Vous êtes dans les bons principes: Trompe-moi, je te trompe. Pas de dénouement sanglant. Et tout le monde y gagne. Je souhaite pour mes contemporains que Mervil vous fasse des traits.

—C'est très laid, ce que vous dites là, monsieur d'Espayrac. Adieu, je me sauve. Roger n'approuverait pas que je cause plus longtemps avec un mauvais sujet comme vous. D'ailleurs, j'ai un tas de visites, je vais être en retard... Oh! vous ne savez pas?...

—Quoi donc?

[Pg 11]

—J'étrenne mon coupé, le coupé que Roger devait me donner dès qu'il aurait une pièce à succès.

—Parbleu, je sais bien, dit Jean. C'est moi qui l'ai commandé. Un coupé bleu, à filets orange, modèle anglais, caisse profonde. Et là dedans, vous avez la glace, la petite pendule... Une autre pendule devant le cocher, sur le siège... Enfin, je crois que rien n'y manque.

—Comment?...

—Mais oui... Est-ce que ce pauvre Mervil s'entend à ces choses-là? Il m'a demandé conseil. Je l'ai conduit chez mon fabricant.

—Ah! dit Simone, dont la joie semblait un peu tombée. Alors, je vous remercie deux fois, car déjà c'était grâce au Roman de la Princesse...

L'animation de la jeune femme s'était subitement éteinte. Elle cherchait ses mots. Un geste de Jean suspendit sa phrase. Lui serrant la main, elle le quitta. Sa disparition eut la promptitude d'une retraite; et, quand la portière fut retombée derrière elle, M. d'Espayrac resta un instant debout, étonné, indécis. Puis, comme il était venu pour proposer à Mervil des corrections, et qu'il voulait les rédiger tandis qu'il croyait les tenir, il s'assit devant la table de travail, dans le grand atelier studieux où le compositeur s'isolait d'habitude, sous les combles de son petit hôtel. Mais Jean ne se mit pas tout de suite à écrire.

[Pg 12]

«Qu'est-ce qui l'a fâchée?» pensa-t-il. «Est-ce que ça la gêne que je lui aie choisi son coupé? Quelle drôle de petite femme! Je voudrais savoir ce qu'il y a au fond de cette petite femme-là.»


[Pg 13]

II

Lettre C.

Comme Simone descendait l'escalier étroit, tapissé de brocatelle et capitonné de moquette, qui réunissait les deux étages de son minuscule hôtel, du bruit la fit s'arrêter, l'oreille tendue, sur le palier du premier.

Une voix hachée de larmes gémissait:

—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins aller demander à maman.

Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait avec autorité:

You shall not go, you naughty child! I know your mamma will not take you.

[Pg 14]

—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria Mme Mervil, la main encore posée sur la rampe de chêne ciré. Est-ce que tu n'es pas sage?

Une porte s'ouvrit comme sous une poussée de courant d'air.

—Oh! petite mère, tu m'avais promis de m'emmener dans ta voiture neuve!

C'était une grande fillette, qui paraissait bien huit ans. A peine eût-on cru qu'elle pouvait être la fille de Simone. D'abord parce que celle-ci ne portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce que cette impétueuse gamine aux longues mèches fauves qui se tordaient en désordre, aux yeux noirs brillants de hardiesse et de volonté, aux joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon, contrastait absolument avec la créature pétrie de finesse et de suavité qui l'avait mise au monde. C'était comme si l'on avait attribué la maternité d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale petite vierge de Memling. Car Simone offrait le type de ces délicieuses créatures féminines—tendres âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent du mystère de leur sourire tous les rêves des Primitifs. Mais elle avait en plus la complication de nature, à la fois si frivole et si profonde, qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de scepticisme et de luxe. C'était une madone de Quentin Metsys, et c'était une Parisienne... Elle aurait eu, pour une chimère de tendresse divine ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des [Pg 15] Sept Douleurs, ou le corps stigmatisé par le martyre; mais aussi elle pouvait passer des nuits de fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir que de réunir ou de voir réunis à la même table, avec ses amies, les hommes qu'elle croyait leurs amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été qu'un long rêve d'amour permis, elle éprouvait, en face de l'amour coupable, une indulgence que la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur cache le plus souvent une complicité. Chez Simone, c'était plutôt une inquiétude curieuse des passions défendues. Et même cette curiosité sans conséquence aurait pu surprendre, chez une femme de vie tellement ouverte et droite, de réputation tellement inattaquable que les bonnes langues mondaines en étaient réduites, pour la critiquer, aux épithètes de «poseuse» et de «petit glaçon.»

«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli coupé neuf, «je ne pourrais pas me conduire comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de tromper Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la trahison est trop horriblement vulgaire dans ses détails...»

Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on se donne, aux dégoûts des mensonges... Et ce qu'elle voyait sans indignation chez les autres lui [Pg 16] semblait, pensant à elle-même, une chose énorme, répugnante, impossible...

Mais pourquoi ses préoccupations du moment se tournaient-elles vers l'adultère?...

Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée par quelque promesse, était retournée vers miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes deux, l'Anglaise et la petite, elles avaient regardé, à travers les étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la salle d'étude, Mme Mervil monter en voiture. Le beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son cocher en livrée mastic, attendait au ras du trottoir. Car le petit hôtel des Mervil—situé dans une large rue neuve, la rue Ampère—ne possédait ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait dû louer dans une grande maison de rapport voisine le local nécessaire pour loger l'équipage qu'il donnait à sa femme.

Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite. Elle avait vingt fois regardé l'heure à la petite pendule incrustée en face d'elle entre les deux glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne le miroir biseauté, fait jouer le ressort de la niche à la poudre de riz et aux épingles, donné dix contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement de parler dans le tube acoustique. Enfin, elle avait regardé au dehors, trouvant que les grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre, prenaient à travers les vitres claires, entre [Pg 17] le cadre de cuir bleu, un aspect tout différent de celui qu'on leur voit par les ternes carreaux éclaboussés d'un fiacre.

Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure le bibelot neuf, cette fierté du luxe accru, semblait à Simone bien moins vive que lorsque, à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son imagination prenait-elle sans cesse les devants? Tout ce qu'elle rêvait de posséder s'usait pour elle avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait la valeur aussi longtemps que le destin lui défendait d'y toucher. Elle devait être si contente, et elle se sentait tout énervée! Aussi, c'était la faute de M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé en se déclarant incapable d'acheter une voiture. Et elle-même, Simone, la voilà transformée en petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon dont la famille roulait carrosse depuis des siècles. L'immense talent de Roger, dont elle était si fière, disparaissait momentanément devant les renseignements de carrossier qui lui manquaient et que Jean d'Espayrac avait dû lui fournir.

Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette futile circonstance que venait le malaise de Simone? Non. Car un autre ami de son mari eût surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé la chose toute simple et n'y eût pas accordé une minute de réflexion. Mais, à l'avenir, la pensée [Pg 18] de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et n'avait-elle pas compté sur ce cadeau de son mari pour s'exalter la bonté de Roger, pour donner un aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait, au fond d'elle-même, devenir languissante, faiblir au niveau d'une monotone habitude? N'avait-elle pas, précisément, espéré que cette distraction éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise, depuis quelque temps déjà, ne laissait pas que d'inquiéter un peu sa conscience d'honnête femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas aussi long. La seule analyse de pareils sentiments lui eût paru dangereuse... presque coupable. Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su peut-être—cette petite créature aux sensations si fines mais purement instinctives—démêler la cause véritable de son imperceptible souffrance.

Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann, près de la rue Taitbout, elle aperçut son mari.

Le compositeur marchait à grands pas, les yeux à terre, l'air absorbé.

«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et comme il a tort de porter des chapeaux hauts de forme à bords plats!»

Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher d'aborder le trottoir.

—Roger!... Psst!... Roger!

[Pg 19]

Elle eut beau appeler très bas, par convenance, deux ou trois messieurs se retournèrent. Mervil fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un passant lui fit remarquer la voiture.

—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé. Mon Dieu, que tu es jolie là dedans!

—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un mot sur l'équipage dont elle avait tant parlé depuis six semaines.—Il doit être encore chez nous. Est-ce que tu ne rentres pas?

—Non... A moins que tu ne me ramènes.

Il ajouta plaisamment:

—Vous ne donneriez pas, madame, à un pauvre musicien, l'hospitalité dans votre belle voiture?

—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites à faire.

—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans s'apercevoir qu'elle le boudait. Alors, adieu, à tout à l'heure. Si Jean est encore là, retiens-le à dîner.

Simone n'était pas plus méchante que toute autre petite créature de vingt-cinq ans, sujette à changer de caprice comme un canari de perchoir. Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait qu'on n'y attachât nulle importance. Elle retint donc son mari pour lui dire:

—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture... Ou c'est le cheval qui n'est pas fait, qui est trop mou... Enfin, ça ne marche pas.

[Pg 20]

—Vraiment?

Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup d'œil sur l'ensemble. Mais le tableau de sobre élégance, la tenue du cocher, celle du cheval, les tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la fine tête si jolie sur le fond bleu sombre, tout cela l'enchanta. Avec une bonne expression joyeuse, il se rapprocha, et, la voix baissée:

—Tu es difficile, tu sais, Simone. C'est ravissant.

—Avec cela que tu t'y connais! lui jeta-t-elle.

Vivement elle releva la glace, donna une adresse au cocher.

Mais elle n'avait pas fait cent mètres que son cœur se serra. Elle eut un remords.

Mon Dieu! qu'avait-elle donc à s'irriter maintenant ainsi contre Roger, pour la moindre chose? Est-ce qu'elle allait ne plus l'aimer?... L'aimer... Elle s'arrêtait sur ce mot. L'aimer... Et le son de ces deux syllabes, mentalement murmurées, évoquait des choses très lointaines, très douces, avec des sentiments très lointains aussi, qui lui semblaient n'avoir plus rien à faire avec elle-même; des sentiments qui la stupéfiaient, tant ils lui paraissaient invraisemblables.

Quel âge avait-elle quand elle commença d'aimer Roger Mervil? Douze ans!... moins peut-être. Dans l'ombre du coupé, un sourire mélancoliquement attendri flotta sur les délicates [Pg 21] lèvres de Simone en songeant à la petite fille qu'elle était alors, et à la passion pleine d'ignorance, d'adoration, de soumission, de pureté, qui gonflait son cœur d'enfant, tandis qu'elle écoutait le jeune compositeur jouer doucement, en chantant d'une voix ardente et basse, sur le piano droit où elle-même, le matin, tapotait ses gammes, dans l'angle du salon sévère de ses parents.

Personne ne pénétra son secret de fillette, et elle fût morte plutôt que de le laisser deviner, surtout à Roger Mervil.

Elle avait treize ans quand il eut son prix de Rome. Le soir où il leur dit adieu, à la veille de partir pour l'Italie, on la trouva étendue raide sur le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie grave. On crut que c'était le seul fait de l'évolution physique. La petite Simone se rétablit d'ailleurs. Mais elle ne vivait que d'une seule pensée. Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna partout, à ses promenades, à ses leçons, à ses premiers bals. C'était un rêve infiniment chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone avait la patience de l'extrême jeunesse: elle savait qu'elle épouserait Roger ou bien qu'elle se laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans la famille de la jeune fille, les questions d'intérêt ne passaient pas pour les plus importantes.

[Pg 22]

Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni complications. Roger Mervil aima celle qui l'aimait, et, bien qu'il eût plus de trente ans et elle moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup de difficultés.

Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans, le ménage Mervil avait pu passer pour un modèle de bonheur et de fidélité réciproque. Roger aimait toujours Simone, et Simone aimait encore Roger. Seulement le musicien de quarante ans, chez qui dominait le fanatisme de son art, et le musicien de trente et un, chez qui, au seuil du mariage, ce même fanatisme avait déjà remplacé toutes les autres illusions de la jeunesse, restaient un seul et même individu, ou du moins deux très identiques personnalités morales. Tandis qu'un abîme s'était creusé entre la jeune fille de dix-sept ans, élevée loin du monde, en un milieu austère, et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout au point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui n'avait pas moins que l'autre la faculté d'aimer; toutefois le mot AMOUR prenait pour elle un autre sens. Elle avait maintenant autre chose à donner que la naïve exaltation d'une pensée chaste; autre chose à demander qu'une affection tranquille, supérieure et bienveillante. Et ce nouvel échange de sentiments ne pouvait se produire entre elle et son mari, parce qu'on ne s'aime pas deux fois de deux façons différentes, [Pg 23] surtout à neuf ans de distance, et surtout quand on est marié. Il y avait tout un côté de la passion qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile jusque-là, lui apparaîtrait comme un renoncement.

Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son cœur—ce qu'elle n'eût pas songé à faire autrefois, ce qu'elle faisait maintenant à propos de tout—elle se répondait encore à elle-même: «J'aime mon mari.» Mais, à l'heure des songeries indistinctes, et quand elle rêvait d'amour, ce n'était plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient spontanément dans le mystère de ses évocations intérieures.


[Pg 24]

III

Lettre C.

Ce même jour, à mesure que l'après-midi s'avançait, Simone découvrait en elle-même des choses attristantes qu'elle n'y avait jamais vues: de pâles perspectives nostalgiques, et des abîmes d'ennui, insondables, enténébrés.

Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout pour être heureuse? N'entendait-elle pas, au cours des visites qu'elle égrenait, vanter sa propre chance, et le talent grandissant de son mari, et le succès mérité de ce délicieux Roman de la Princesse? Ne percevait-elle pas, dans les louanges du monde, l'accent tout nouveau de sincérité qu'imposent le gros succès d'argent et les bousculades des foules devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à [Pg 25] présent, quand on parlait de Mervil dans les salons, chacun se croyait obligé d'expliquer qui il était, de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous savez bien, Roger Mervil, qui a fait de si jolies choses?...» Sans que nul retrouvât le titre d'aucune de ces «jolies choses». Désormais, c'était tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du Roman de la Princesse». Et l'on ajoutait: «Cette pièce qui fait le maximum tous les soirs aux Fantaisies-Lyriques.» Alors tous les visages s'animaient, s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça doit en représenter de l'argent!...» Les journaux, d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom de Mervil par la formule «le compositeur bien connu», appliquée à tous ceux qui ne le sont pas encore. Enfin c'était la renommée, la fortune, tout ce que Simone avait impatiemment attendu pour l'homme au génie duquel elle avait foi.

Et puis après?...

Pour tout le monde il était transfiguré, mais pour elle?... Oh! son talent, elle n'en avait jamais douté. Et son acharné travail, elle en avait été témoin. Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!» pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore seize ans!... Ah! éprouver encore ce que j'ai éprouvé ce jour de juin où maman est entrée dans ma chambre avec une lettre dépliée:—«Une nouvelle, Simone... Roger Mervil revient d'Italie, et revient pour tout de bon.»—Ah! le bonheur [Pg 26] fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers que l'on prend en pitié pour la multitude des êtres qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et le soir où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté tout bas qu'il m'aimait... Cette mélodie passionnée... ce regard... Et l'insomnie bienheureuse ensuite dans mon petit lit de jeune fille, quand, les yeux ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve cet unique instant. Mais comment de pareilles sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger? Était-ce moi?...»

La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement de toutes les choses extérieures, se trouva interrompue par l'arrêt de son coupé. La jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le crépuscule de cinq heures, le crépuscule parisien piqué de becs de gaz, traversé par les reflets clairs des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives silhouettes. Elle se trouvait devant un très bel hôtel du boulevard Haussmann, à peu de distance du carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc donné l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une amie d'enfance, qu'elle tutoyait, dont jamais elle n'avait pu se séparer, et contre laquelle, toutefois, son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un mois que je ne l'ai vue.»

Quand Simone fit cette réflexion, les deux coups de timbre annonçant sa visite avaient déjà [Pg 27] retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute grande la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique lui fit traverser une galerie où des feuillages luisaient sous des rayons électriques, puis le hall et le grand salon, avant de crier son nom devant une portière olive et vieux rose drapée somptueusement.

Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où Gisèle tenait son five o'clock.

Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies s'embrassèrent.

Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune, qui, artificiellement, donnait à sa chevelure des tons de cuivre. Dans une toute petite tête fine de médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres, noyés, des yeux dont le lourd et doux regard se posait comme un contact, des yeux de langueur, des yeux de vertige. Grande, avec un corps très souple, elle paraissait presque trop maigre; pourtant ses mains n'étaient pas sèches; au contraire, des fossettes trouaient leur chair blanche, finement pétrie en un moule très pur. Sous les ongles roses, comme dans la pourpre des lèvres, un sang vigoureux et coloré circulait, que n'eût point trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia. Cette belle créature était vêtue d'un corsage tout en valenciennes sur mousseline de soie couleur paille, et d'une longue jupe en lourd broché noir dont la traîne ondulait derrière elle. [Pg 28] Quand elle se leva pour embrasser Simone, sa taille flexible se cambra sur ses minces hanches avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses chuchota vers sa voisine:

—Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de corset.

Après cette remarque, la dame se leva pour prendre congé. Les deux autres l'imitèrent. Gisèle resta seule avec Simone.

—Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au fond d'une bergère, que la vie est bête, ma pauvre mignonne!

—Quand on la prend comme toi, dit Gisèle avec une voix lente, sans timbre, mais d'une pénétrante douceur et qu'on avait envie d'entendre encore.

Elle s'était approchée de la table à thé; maintenant elle préparait une tasse pour son amie.

—Eh! tu ne prends pas l'existence autrement que moi, dit vivement Simone. Au fond tu es la plus honnête femme du monde, bien que tu t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous tes paradoxes tu risques ta réputation.

—Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de me défendre à tes propres yeux. Je sais trop qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à mort.

—Oh! ma chérie, ne dis pas cela.

[Pg 29]

—Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que ton mari n'aime pas que nous nous voyions trop souvent.

—Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la moindre allusion...

—Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en veux pas, ma petite Simone, ajouta Mme Chambertier, en poussant un pouf à côté de son amie, pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un bras à la taille.—Nous sommes tellement différentes, vois-tu!

—C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On croirait que tu répètes cela pour me faire de la peine.

—Eh bien! je ne le dirai plus, reprit Mme Chambertier en se levant, jusqu'à ce que tu t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta petite Paulette?

—Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un peu enrhumée. Voyons, pourquoi sommes-nous si différentes?...

Gisèle haussa légèrement ses épaules, si fines, si nerveuses, sous la dentelle et la mousseline.

—Ton mari prétendrait que je te donne de mauvais conseils.

—Encore!...

—Eh bien! s'écria Gisèle, en dressant son buste félin. Moi, je cultive mon MOI (pour employer une expression dont les hommes n'auront pas [Pg 30] seuls le privilège). Toi, tu cultives un tas de vieux préjugés; tu cultives des ombres: l'opinion d'autrui, la morale de la portière, le code conjugal tel que ces messieurs l'ont fait à notre usage et à leur plus grand profit. Tu acceptes des devoirs que tu ne discutes même pas. Penser t'effarouche, vivre te fait peur. Tu n'oses t'interroger; tu te défies de ce que ton cœur, de ce que ta raison, de ce que tes sens te répondent. Ton innocente petite personne te fait l'effet d'un monstre qu'il faut sans cesse tenir en bride... Moi, que je sois bonne ou méchante, peu m'importe! Ce qui m'occupe, c'est de satisfaire ma méchanceté ou ma bonté. Je m'étudie pour savoir au juste ce que je veux, et, quand je le sais, je le fais. Qu'est-ce que les autres peuvent m'apprendre là-dessus? Qu'en savent-ils? Cela les touche-t-il? Si je me découvrais un vice, je ne perdrais pas mon temps à savoir d'où il me vient, je m'appliquerais à le satisfaire par tous les moyens possibles.

—Là! dit Simone, te voilà partie... Si je ne te connaissais pas pourtant!... Mais, folle que tu es, puisque tu n'en as pas, des vices!...

—Ils viendront, dit Gisèle en riant. J'approche de la trentaine. On prétend que c'est l'âge où ils poussent.

Sur le seuil, sous les draperies de la portière, la voix du domestique annonça:

—Monsieur d'Espayrac.

[Pg 31]

Et Jean parut,—grand, les épaules larges, la taille svelte dans la redingote irréprochable, la démarche pleine d'aisance,—un type de force, d'élégance et de masculine beauté.

«Ah!» se dit Simone, «il vient donc souvent ici?» Et elle eut au cœur comme une bizarre crispation d'angoisse, irrésistible, inexplicable comme sa nervosité et sa nostalgie des heures précédentes.

Jean fut heureux de trouver les deux jeunes femmes ensemble, et seules. Il le leur dit, avec cette nuance d'ironie subtile dont le Parisien homme du monde voile toujours aussi bien le vide que la sincérité de ses sentiments. Et toutes deux répondirent en riant, avec la demi-incrédulité qui est la contre-partie féminine de cette demi-franchise.

Elles l'intéressaient l'une et l'autre très diversement.

Il pressentait en Simone une sœur d'âme, et il éprouvait pour Gisèle une violente affinité sensuelle. Il jugeait que son collaborateur Mervil avait une chance unique de posséder cette fine blonde créée pour les bonheurs intimes et qu'on sentait incapable d'une trahison; tandis que, plus il observait Gisèle, plus il plaignait M. Chambertier. Toutefois, lorsque, par l'imagination, il se substituait à l'un des deux maris, c'est dans le rôle du dernier qu'il se complaisait à se voir, et [Pg 32] de la façon la plus précise. Près de Gisèle, ses sens lui parlaient un langage clair, qu'il ne voulait pas écouter, mais auquel il ne se trompait pas. Près de Simone, ce qui s'éveillait en lui, c'était la délicieuse et vague chanson de son jeune passé, ses premiers rêves purs, les caresses de sa mère, les sanglots tendres de son adolescence dans le jardin moussu du vieil hôtel d'Espayrac, par les beaux soirs des étés morts. C'étaient aussi des réminiscences plus anciennes; car Simone ressemblait à l'idéal de droiture, de simplicité, de chasteté féminines, qui avait fait battre le cœur de ses aïeux, et, de nouveau, près d'elle, ce cœur-là tressaillait en lui. Dans un vieux château gothique, il y avait des siècles, Jean avait aimé une femme comme elle,—une femme aux longues tresses blondes, aux yeux clairs de source, avec un missel ou une quenouille entre les doigts,—il l'avait aimée lorsque, parcelle de vie inconsciente, existante déjà mais non encore personnifiée, ce qui devait un jour être lui palpitait confusément dans le sein de quelque ancêtre. A peine pourtant se rendait-il compte de cet obscur désir d'âme qui l'entraînait vers Mme Mervil. Au contraire, il s'en voulait de se sentir si brutalement épris de Mme Chambertier.

«Quand on aime une femme du monde comme une fille,» se disait-il, «la seule chose à faire, c'est de la fuir. Car, ou elle mérite mieux, et l'on [Pg 33] n'a pas le droit de lui offrir une passion qui serait une offense; ou c'est le contraire... et alors, que d'embarras pour si peu de chose, et quel écœurement après le caprice!»

«D'ailleurs,» pensait-il encore, «ce serait ridicule et triste de prendre sa femme à un brave homme aussi aveugle, aussi bêtement bon que Chambertier.»

Précisément comme M. d'Espayrac pensait au maître du logis, celui-ci pénétra dans le petit salon par une porte donnant sur une salle de billard.

Édouard Chambertier était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, grand, lourd, gauche et doux, qui bedonnait un peu, et dont la tête, enfoncée dans les épaules, offrait un commencement de calvitie. La franchise et la bonté empreintes sur sa physionomie éveillaient une sympathie immédiate, mais la banalité qu'on y découvrait aussitôt empêchait cette sympathie de s'accentuer en un sentiment plus vif.

D'intelligence nulle, il ne devait sa haute situation comme président du Conseil d'administration dans une grande Compagnie d'assurances qu'à la masse des capitaux dont il avait enrichi l'affaire. C'était un de ces êtres effacés, sans prestige et sans mystère, qui n'ont ni amis ni ennemis, qui n'inquiètent, n'effraient ni n'attachent,—en un mot, qui ne comptent pas. Il ne comptait pas plus, dans son intérieur, pour sa [Pg 34] femme et pour ses domestiques, qu'il ne comptait, dans son Conseil, pour ses co-actionnaires ou ses subordonnés. On le recherchait à cause de sa fortune; et, quoiqu'il fût très liant, on ne se plaisait guère en sa société, parce qu'il ennuyait. Quelques-uns l'avaient cru naïf et pensèrent l'exploiter. Mais une certaine finesse prudente qu'il apportait dans les questions d'argent découragea les tentatives. Il avait épousé Gisèle dans une crise d'amour violent, ne s'était pas ensuite étonné tout d'abord des dédains affichés de cette créature qu'il jugeait supérieure, avait pleinement joui du bonheur d'être son domestique et son banquier. Plus tard, il avait souffert d'une vague souffrance inavouée, qui n'était ni de la révolte, ni de la jalousie: car son indolence de nature excluait des sentiments aussi forts, et ce n'était point un imaginatif, que les soupçons, les pressentiments, les visions du possible pussent aiguillonner et torturer. Il ne s'était jamais dit ce que les familiers de sa maison se murmuraient à l'oreille: qu'un jour ou l'autre sa femme le tromperait, que c'était inévitable. Il ne voyait Gisèle, en effet, que dans les attitudes où il lui plaisait, à elle, de se montrer à lui; de ce que, plusieurs fois, elle avait haussé les épaules en parlant des hommes qui osaient lui faire la cour, M. Chambertier concluait qu'auprès d'elle tous perdraient à jamais leurs peines.

[Pg 35]

Cette notion, désormais implantée dans son cerveau, aurait pu prévaloir en lui contre l'évidence même. C'est ce qu'on appelle une grâce d'état; mais cela provenait tout simplement de la difficulté—plus grande encore chez cet homme que chez un autre—de concevoir un être objectivement, c'est-à-dire en dehors de tout rapport avec soi-même. La subjectivité du point de vue augmente avec le nombre des liens qui enchevêtrent deux personnalités, deux existences. C'est pourquoi il est radicalement impossible à un mari et à une femme de se connaître jamais l'un l'autre.

Lorsque M. Chambertier parut dans le petit salon, d'autres visites venaient d'arriver. Simone se tenait debout, prête à partir. En l'apercevant, elle regretta de n'être pas déjà loin. Ce gros homme si bon la gênait, et, chose singulière, lui faisait presque peur. Mais une peur spéciale. Il l'avait prise pour confidente, elle, l'amie intime de Gisèle, et, depuis quelque temps, la poursuivait partout, afin de se faire persuader par Mme Mervil que sa femme, au fond, l'aimait, en dépit des duretés qu'elle ne lui ménageait pas. Une compassion délicate, un désir de consoler Chambertier, et les illusions que Simone conservait naguère encore sur un tel sujet, la poussaient tout d'abord, d'elle-même, à assumer ce rôle. Sa façon tendrement légère de toucher aux [Pg 36] blessures d'âme avait paru à cet être épais mais sensible quelque chose de nouveau, de suave, de merveilleusement doux. Il avait indiscrètement imposé à Simone la continuation de ce traitement sentimental, et la pauvre jeune femme, incapable d'un procédé cruel, ne savait plus comment se débarrasser de son malade.

Sa position entre les deux époux devenait tous les jours plus fausse. Chambertier la prenait à part, ou venait la voir à l'improviste et en secret, pour l'entretenir de Gisèle, et Gisèle ne lui cachait plus le dédain absolu que lui inspirait Chambertier. Simone, si franche, se trouvait avoir des secrets pour chacun des deux avec l'autre. Sans compter que Chambertier, tout en adorant la femme dont il souffrait, commençait à s'éprendre, inconsciemment peut-être, de sa consolatrice. Tout cela était fait pour inquiéter la scrupuleuse conscience de Mme Mervil, mais aussi pour amuser de charités subtiles, de menus dangers et de vapeurs de passions remuées son cœur qui s'ennuyait.

Aujourd'hui elle fut surtout contrariée de voir le mari de son amie, parce que ses préoccupations personnelles, bien qu'indéfinies, inexprimables, suffisaient à son activité sentimentale. Et aussi parce que, immédiatement, elle songea que ce serait lui, et non pas M. d'Espayrac, qui l'accompagnerait pour quitter le salon. Or, elle voulait [Pg 37] demander à Jean l'explication d'un mot prononcé par lui tout à l'heure. Quand elle s'était levée, il avait fait le même mouvement. Et il attendait qu'elle eût dit adieu pour la suivre. Mais lorsqu'il vit entrer Chambertier, d'Espayrac, peu soucieux de s'attarder avec ce mari agaçant de la femme qu'il désirait, salua brièvement et disparut.

Simone, au contraire, se rassit un instant, ne voulant pas avoir l'air de s'élancer à sa suite. Et, tout en répondant aux banalités d'une conversation sans intérêt, elle songeait maintenant à son mari avec une inquiétude toute nouvelle et subitement éveillée. M. d'Espayrac avait dit quelques minutes auparavant—et c'était cette phrase qu'elle aurait bien voulu lui faire éclaircir: «Je ne suis pas resté chez vous, madame, à attendre Mervil, parce que je me suis tout à coup rappelé qu'il devait assister cette après-midi à une répétition. On a distribué en double tous les rôles du Roman de la Princesse, et il était inquiet pour sa «prima donna», celle qui chante le rôle si difficile d'Ida,—vous savez, cette jeune cantatrice qu'il a presque imposée à notre directeur.»

Mme Mervil ne savait pas. Elle ne fit aucune remarque, ne voulant pas paraître ignorer l'existence de cette jeune cantatrice à laquelle s'intéressait son mari. Mais sa petite tête commençait à travailler.

[Pg 38]

Pourquoi Roger ne lui avait-il point parlé de cette femme? Pourquoi l'imposait-il au directeur, puisqu'il ne comptait pas sur son talent, puisqu'il était inquiet de la façon dont elle doublerait le rôle? Si Mme Mervil avait pu sortir avec Jean d'Espayrac, par une adroite question elle aurait appris quelque chose. Mais cet insigne maladroit de Chambertier avait tout fait manquer en arrivant.

La nervosité dont Simone avait souffert toute la journée s'exaspérait. Malgré la chaleur du salon, ses petits pieds se glaçaient dans ses souliers minces. Une flamme, au contraire, lui montait aux joues; et elle sentait aux yeux des picotements, comme si elle allait pleurer.

—J'ai la migraine, dit-elle.

Des petits cris de pitié s'élevèrent parmi ces dames. Gisèle voulut lui faire prendre un calmant, de l'antipyrine ou une perle d'éther. Mais Simone déclara qu'elle avait hâte de rentrer chez elle. En disant adieu à son amie, elle ne put se tenir, malgré la présence des étrangères, de la serrer en une longue étreinte, de l'embrasser à plusieurs reprises. Un élan de cœur, le regret d'un mouvement de jalousie à l'égard de Gisèle, un besoin de câline sympathie, provoquèrent cette explosion de tendresse.

Comme elle traversait le grand salon, elle aperçut à côté d'elle, inévitablement, le visage [Pg 39] coloré de Chambertier, avec son air de bon chien craintif.

—Permettez que je vous accompagne, disait-il.

Puis, quand ils arrivèrent près de la serre, qu'il fallait traverser pour sortir:

—Ne restez pas si longtemps sans venir voir Gisèle, je vous en prie! fit-il, suppliant. Vous avez sur elle une si bonne influence!...

Il ajouta que cela n'avait pas marché du tout ce mois-ci. Mme Chambertier avait eu des colères, des bouderies, des fantaisies absolument déraisonnables.

—Tout ce que je lui dis l'exaspère... Ce n'est pas sa faute... Je sais bien... Ce sont les nerfs... Et puis, je m'y prends mal sans doute... Au fond, je ne connais pas les femmes, moi. Je ne suis pas un don Juan... Je ne sais pas ce qu'il faut leur dire.

Simone lui pressa la main, n'ayant pas la tête à lui répondre.

Et le gros homme baisa cette main, avec un peu trop de reconnaissance peut-être, murmurant:

—Que vous êtes bonne!... Ah! que la vie est mal faite... Si seulement c'était vous que j'avais rencontrée!...

Simone s'échappa, honteuse de se répéter cette exclamation avec une sorte de plaisir. La nullité [Pg 40] de ce brave homme rendait son hommage banal et fade jusqu'à l'écœurement. Mais il était le mari de Gisèle, une des femmes les plus belles et les plus intelligentes de Paris...

«Eh quoi! je suis donc un monstre?» pensa Mme Mervil.

Pourtant l'humiliante satisfaction qu'elle éprouvait redoubla sur cette réflexion: «Ah! bien, si Jean d'Espayrac fait la cour à Gisèle, il verra que ce n'est pas tout rose. Avec ce caractère qu'elle a, elle lui en donnera de l'agrément!...»

Alors elle tressaillit à la pensée que si Mme Chambertier s'éprenait de M. d'Espayrac, elle irait jusqu'au bout de cet amour, n'ayant pas de scrupule qui pût l'en empêcher. «Ce serait abominable!» se dit Simone.

Elle était de nouveau enfermée dans sa voiture, livrée à la fièvre de ses impressions, et enveloppée par cette autre fièvre intense qui est le mouvement de Paris, dans la nuit éclaboussée de lumières, un soir de décembre, vers six heures. A chaque instant le coupé s'arrêtait, pris dans un encombrement. On entendait les jurons et les rires des cochers, puis on repartait, d'une secousse lente, pour s'arrêter encore, trois pas plus loin. Les ombres noires des passants pressés filaient entre le nez des chevaux et les roues des véhicules. Les paquets de papier pâle—ces étrennes de vingt-neuf sous ou de vingt-neuf louis dont [Pg 41] la plupart avaient les mains encombrées—faisaient des taches claires contre leurs vêtements obscurs. Une charrette à bras, chargée de chevaux mécaniques, en des attitudes cabrées, tous crins au vent, accrocha la voiture de Simone, mais se dégagea tout aussitôt, sans autre accident qu'un léger choc. Et elle regarda ces jouets pimpants, dont les lanternes claires du coupé faisaient briller le bois verni, les roues d'acier, les selles de velours. Elle soupira à la fois de n'avoir pas de fils et de n'être plus elle-même une enfant. Puis elle sourit en songeant à sa petite Paulette, qui, si elle osait, se ferait donner des étrennes de garçon. «Bah! elle aura bientôt un cheval vivant. Roger va lui faire commencer des leçons de manège.»

Roger... Paulette... Toute l'agitation de Simone se fondit en un accès de tendresse éperdue pour ces deux êtres. «Mais oui, je suis heureuse... Je les possède, ils sont à moi... Ils m'aiment... Je les adore!»

Elle siffla dans le tube acoustique et dit à son cocher de la conduire au théâtre des Fantaisies-Lyriques. «Je demanderai au concierge si M. Mervil y est encore et nous reviendrons ensemble. Roger sera content. Je n'ai pas été gentille avec lui tout à l'heure. Et je sais ce que je vais faire... Je l'interrogerai franchement à propos de cette actrice. Il aura oublié de m'en parler... [Pg 42] Elle ne doit pas être bien intéressante... Une doublure!...»

Un bien-être singulier inondait maintenant le cœur de Simone. Elle se voyait revenant à côté de son mari, dans l'intimité de cette voiture close, et lui parlant, l'écoutant avec la confiance profonde, mais un peu craintive, qu'il avait su lui inspirer. Les impressions mauvaises de la journée allaient disparaître. Oh! comme elle avait hâte de le revoir! Comme cette course lui paraissait lente à travers les rues encombrées!

On approchait pourtant. La voiture tourna dans une courte rue élégante, où blanchissaient des lumières électriques, à proximité du boulevard. Mais, avant d'atteindre le théâtre, il fallut subir encore un arrêt. Simone abaissa l'une des glaces, et, dans son impatience, pencha un peu la tête. La sensation d'un froid mortel, qui n'était pas celui du dehors, hérissa, sous la chaleur des fourrures, sa chair délicate. Elle apercevait Roger, qui, précisément, sortait par la porte des artistes, et qui ne sortait pas seul. Une femme, enveloppée d'une magnifique pelisse de loutre, et sur la tête rousse de laquelle tremblait une aigrette scintillante, traversa le trottoir à ses côtés. Tous deux s'approchèrent d'un équipage dont un valet de pied ouvrit la portière. Mais Roger Mervil fit un geste de dénégation et appela un fiacre. La femme dit un mot au domestique. [Pg 43] L'équipage partit à vide, faisant enfin place au coupé de Mme Mervil. Mais, quand ce coupé arriva devant le théâtre, Simone avait eu le temps de voir son mari monter dans le fiacre avec cette étrangère, et s'éloigner dans une autre direction.

Elle était anéantie. La force lui manquait pour faire un mouvement. Elle avait dans la tête une sensation de vide, et dans le cœur une douleur folle, atroce, une douleur à crier. La première idée nette qui lui revint, ce fut celle de son cocher, qui attendait.

«Pourvu qu'il n'ait rien remarqué!» pensa-t-elle.

Et, pour faire semblant de n'avoir elle-même rien vu, elle eut le courage de descendre, bien que toute chancelante sur ses jambes amollies par l'émotion, de franchir le trottoir, d'entrer s'informer chez la concierge.

Quand elle se trouva dans le corridor bien éclairé, quand elle poussa la porte de la loge, où une vieille figure familière l'accueillit d'un salut empressé, elle eut tout à coup le sentiment qu'elle avait rêvé, ou mal observé, ou mal interprété quelque chose de tout naturel.

Elle demanda:

—M. Mervil est-il encore là? avec presque l'espoir qu'on pouvait lui répondre «oui».

—M. Mervil quitte le théâtre à l'instant, fut la réplique immédiate.

[Pg 44]

Simone reprit, en tâchant d'arrêter le tremblement de ses lèvres:

—N'est-il pas sorti avec... avec le directeur, M. Fournière?

La concierge, méfiante et subitement sur ses gardes, ne dit pas avec qui M. Mervil était sorti. Mais elle crut pouvoir parler du directeur:

—M. Fournière n'est pas venu au théâtre aujourd'hui, madame.


Un moment après, comme Simone, rentrée chez elle, disait à sa femme de chambre: «Qu'on ne serve pas encore. Dites à la cuisine qu'il faut attendre Monsieur,» on lui apporta un télégramme—un petit bleu—sur lequel elle reconnut l'écriture de son mari.

Elle déchira les bords durcis de gomme, et lut d'emblée toute la phrase:

«Dîne ce soir sans moi, ma chère amie, avec Paulette, qui tiendra gentiment compagnie à sa petite maman. Fournière m'emmène pour toute la soirée, au sortir de la répétition. Excuse-moi, nous avons à causer d'affaires.»

«Ton Roger


[Pg 45]

IV

Lettre M.

Mervil n'avait jamais trompé sa femme. Du moins il ne croyait pas l'avoir trompée lorsque—étant allé faire jouer une de ses opérettes à Madrid—il avait accepté durant trois semaines les faveurs offertes par une dugazon espagnole. Pour se persuader qu'il trompait Simone, Roger Mervil aurait eu besoin de sentir son cœur et sa pensée, comme sa chair, absorbés, possédés, satisfaits par une autre femme; il lui eût fallu concevoir le désir de mettre dans sa vie, pour toujours, à toute heure, une autre compagne que celle qui partageait sa maison, ses affections, ses soucis, ses joies, ses habitudes. Tant qu'il n'imaginait pas une autre femme à la place de la sienne; bien [Pg 46] plus, tant qu'il n'imaginait pas même l'avenir possible autrement que traversé côte à côte avec cette chère créature, comment eût-il cru la trahir? Comment eût-il cru seulement lui faire le moindre tort? Ainsi que la plupart des hommes, il n'attachait aucune importance à la passagère réalisation d'un caprice sensuel. Et si quelqu'un, à ce sujet, eût prononcé devant lui les mots d'adultère et de trahison, il n'aurait pu se retenir de hausser les épaules.

Toutefois il avait souvent—dans sa carrière d'homme de théâtre, où les occasions le cherchaient—résisté à des tentations de ce genre. Simplement par la crainte d'un hasard fâcheux, qui pouvait éveiller chez Simone une jalousie, puérile peut-être, mais à coup sûr cruelle. Et aussi par répugnance du mensonge à prononcer, du prétexte à fabriquer, en face de cette limpidité, de cette confiance, qui rendaient si beau le regard de sa jeune femme.

Aujourd'hui, Mervil, moins jeune et plus enfiévré de travail, était plus que jamais à l'abri des aventures de coulisses. Toutefois, moralement, il s'y sentait plus accessible: car des années de vie parisienne et de sécurité conjugale avaient encore amoindri ses scrupules, émoussé sa délicatesse. Vraiment il n'eût convenu avec personne, et encore moins avec lui-même, qu'une heure passée dans l'alcôve d'une actrice pût peser [Pg 47] dans ses affections et dans sa vie plus que l'action de savourer un bon cigare ou de humer un sherry-cobbler. Désormais, s'il eût songé aux jalousies possibles de Simone, c'eût été avec une nuance d'impatience, tant elles lui eussent paru factices, conventionnelles, disproportionnées à une semblable cause.

Mervil n'avait donc, à ses propres yeux, jamais trompé sa femme. Et, certes, il eût juré qu'il ne la trompait pas ce soir—même lorsqu'il montait en fiacre à côté de cette Netty Davidson, cette jolie juive rousse aux yeux verts, née dans un effrayant bouge de la Cité, à Londres, et qui, maintenant, non contente d'avoir à Paris un hôtel, des chevaux et des diamants, voulait se lancer dans le grand art, et faire entendre son grêle filet de voix sur la scène des Fantaisies-Lyriques.

Ce qu'elle avait essayé de séductions sur Mervil, pour se faire donner au moins la doublure d'un rôle, est inimaginable! Le compositeur ne mettait plus les pieds au théâtre sans y rencontrer Netty. Elle y avait, de temps à autre, chanté quelques répliques, et elle savait y garder ses libres entrées à force de largesses envers le personnel. Roger Mervil, qui ne voyait en elle qu'une cocotte prétentieuse, la prit en grippe, l'écarta, la rudoya presque. Mais, un beau jour, dans un corridor, comme elle le frôlait en minaudant, [Pg 48] se plaignant et le raillant à la fois de cette humeur farouche, l'amollissant d'une prière humble, puis, tout à coup, le cinglant d'une parole moqueuse, il eut la soudaine perception de tout l'attrait sensuel que dégageait cette femme; un furieux désir d'elle s'empara de lui, le bouleversa tout entier, en une seconde, avec tant de brusquerie et de violence qu'il en fut ensuite stupéfait. Il lui saisit les bras, les lui meurtrit, chercha de sa bouche le rire étincelant des lèvres pourprées, des dents blanches...

Et Netty, avec une sourde exclamation de victoire, qui ressemblait à un soupir de passion, l'entraîna dans une loge...


Mervil, très humilié, très vexé de sa défaite, avait dû tourmenter Fournière et d'Espayrac pour qu'on fît étudier en double le rôle d'Ida par Netty Davidson. Il affectait de croire à son talent. Mais, quand il l'entendit chanter, sans nuances, sans âme, presque sans voix, devant les physionomies résignées ou ironiques du directeur et du poète, il se sentit tellement exaspéré contre elle qu'il aurait voulu la battre. Par bonheur, la cantatrice qui tenait effectivement le rôle était d'une si belle santé, d'une si infatigable vaillance, qu'on ne prévoyait pas avoir jamais besoin de la doublure. Puis la beauté de Netty—cette beauté jeune, suggestive, matérielle—la sauverait elle-même [Pg 49] et sauverait la représentation du ridicule, s'il fallait qu'elle parût devant le public.

Le coup de désir que Mervil avait éprouvé pour cette femme ne pouvait tenir contre le supplice qu'elle infligeait à son sentiment d'artiste, à sa vanité de compositeur, à ses oreilles de musicien. Il se montra plus rude encore pour Netty après avoir succombé à la tentation de ses frisons roux, de sa peau lactée, de son rouge rire provocateur, de ses câlines façons de chatte. Les répétitions furent de durs moments pour la pauvre fille. Pourtant cette bizarre ambitieuse tint bon. La considération et la clientèle qu'elle acquit ainsi dans le quart-de-monde où elle évoluait la consolèrent. D'ailleurs Mervil eut encore parfois des défaillances... La dernière fut précisément celle dont sa femme eut l'horrible surprise et la foudroyante vision.

C'était Netty Davidson que Simone, par la portière de son coupé, avait vue sortir du théâtre côte à côte avec son mari. C'était l'équipage de Netty Davidson qui avait arrêté le sien, et dans lequel Roger, sous ses yeux, avait refusé de monter. Mervil, pour rien au monde, ne se fût assis dans cette voiture de cocotte. Mais, quand le fiacre où il était monté avec Netty se mit en marche, peu s'en fallut que Simone n'aperçût le baiser dont aussitôt l'actrice dérida la bouche, maussadement fermée, du compositeur.

[Pg 50]

Et maintenant, il était plus de minuit. Mervil s'était attardé à faire souper Netty, malgré l'irritation et l'ennui mortel qu'il éprouvait près de cette fille, dès après l'extinction de son fugace désir. Il ne voulait pas rentrer chez lui trop tôt. Il préférait trouver Simone endormie.


Simone ne dormait pas. Elle était couchée cependant. Accoudée dans le large lit de milieu de leur jolie chambre, les yeux fixés droit devant elle,—ses yeux d'un bleu-gris si fin et que le demi-jour de la veilleuse faisait paraître noirs,—elle traversait l'heure la plus étrange de sa vie. La plus étrange... mais, à sa grande stupeur, non pas la plus douloureuse. Tout à l'heure, elle avait souffert... oui, atrocement. Oh! ce retour dans la voiture, où elle collait sa bouche contre le satin des accoudoirs, et où elle mordait l'étoffe pour ne pas crier d'angoisse!... Et les lignes de ce télégramme, le mensonge du nom de Fournière, de ce directeur que Roger n'avait pas même rencontré aujourd'hui, qui n'avait pas paru de l'après-midi à son théâtre!... Après avoir lu cela, elle était montée, la tête perdue, droit dans sa chambre. Elle avait remis son chapeau, son manteau... Elle voulait courir, s'en aller... Où?... Qu'importait!... Bien loin, là-bas... quelque part où sa torture prendrait fin... Et, quand il reviendrait, il trouverait la maison vide... Simone [Pg 51] ouvrait la porte... Elle était folle. Elle ne savait plus.

Mais soudain, dans l'escalier, des pas vifs, décidés... une voix joyeuse:

—Mère, mère!... Tu ne viens pas dîner? Il y a des bouchées aux crevettes!... Quelle chance, hein? des bouchées aux crevettes!

Et, comme elle avançait la tête, Simone aperçut Paulette qui, à mi-hauteur de l'étage, son buste gamin renversé sur la rampe, tous ses grands cheveux fauves pendant sur le vide, continuait à l'appeler en faisant de la gymnastique.

—Tiens! dit l'enfant, tu as remis ton chapeau? Tu dînes donc en ville?

En deux bonds, la petite accourut. Sa mère la prit dans ses bras. Mais l'étreinte fut si nerveuse et des larmes si précipitées tombèrent sur le visage de Paulette, que celle-ci, presque effrayée, se débattit.

—Qu'est-ce que tu as, dis, mère? Oh! ne pleure pas comme ça!... Ne pleure pas, je t'en prie!... Dis-moi ce qu'on t'a fait?

—Rien, oh! rien... Je n'ai rien.

—Rien?... Alors essuie ça, et puis ça, dit la petite en la caressant avec son mouchoir. Et puis, faut rire maintenant. Allons, riez, mémé... Riez, ma petite mémé chérie.

Simone souriait. Un tel soulagement lui venait, [Pg 52] une telle détente, dans l'attendrissement des larmes, sous les caresses de sa fille, que c'était presque du bien-être.

Paulette, devant ce sourire, se mit à sauter, à pieds joints.

—Je savais bien que je te consolerais. Ah! on t'avait fait de la peine. Les méchants!... On t'avait fait de la peine... Eh bien, faut t'en ficher!

Et elle ajouta:

—Descends, mère, maintenant, veux-tu? Les bouchées aux crevettes vont être toutes froides.


Trois heures plus tard, Simone souffrait surtout du souvenir de cette souffrance. Elle ne se l'expliquait plus très bien. Elle avait honte de cette angoisse aveugle, stupide, qui l'aurait jetée à la solitude noire des rues désertes, à la fuite ridicule, à quelque coup de tête affolé. Mais elle en voulait atrocement à son mari de lui avoir infligé cette minute de démence, de déchirement, de torture humiliante, abominable. Une rancune grandissait en elle; la colère parfois lui faisait crisper ses petits poings sur la fine toile de ses draps. Son cœur avait crié le premier: il n'avait crié qu'un instant; maintenant il se taisait. C'était le tour de l'orgueil. Des curiosités lui venaient aussi. Des curiosités singulières qui plissaient amèrement ses lèvres pâles en une ombre de sourire. «Voilà donc la vie... Qu'est-ce qu'ils [Pg 53] font ensemble à cette heure?... Et moi, qu'est-ce que je ferai demain?...» Elle se disait aussi: «Mon amour est mort, mort sur le coup.»

Et elle s'étonnait de ne pas sentir plus lourdement le poids de ce cadavre. A force de réfléchir, elle s'avisa que, peut-être, la fin de son amour n'avait pas été si brusque. Ce qu'il en restait au fond d'elle-même, tout à l'heure encore, n'était peut-être qu'un fantôme à peine palpitant, que peu de chose suffisait à faire évanouir, «Peu de chose?...» Alors elle se demanda ce qu'elle aurait éprouvé, dans les mêmes circonstances, quatre ans, six ans plus tôt. Elle comprit qu'elle serait morte ou qu'elle aurait pardonné. Aujourd'hui, elle était sûre qu'elle ne mourrait point... et qu'elle ne pardonnerait point.

Un fiacre roula dans le silence de cette vaste rue Ampère, dépourvue de circulation. Il s'arrêta devant la maison. Simone entendit le bruit à peine perceptible de la porte ouverte et doucement refermée. Puis on monta si légèrement qu'aucun pas ne cria dans l'escalier. Et son cœur eut un grand soubresaut, ses membres tremblèrent, quand Roger souleva la portière et qu'il apparut devant elle.

Entre ses cils presque joints, le sein battant à soulever les draps, Simone regarda son mari.

Il avait sa figure ordinaire.

Ce fut pour elle une surprise. Elle s'attendait [Pg 54] à lui voir sur le visage quelque signe nouveau, ou du moins inaperçu jusqu'alors, quelque nuance de remords ou de triomphe, quelque rayonnement de volupté, quelque reflet de ces caresses savantes de courtisane, qui sont la superstition et l'épouvantement des jeunes épouses. Elle faisait semblant de dormir pour mieux l'observer... Il avait simplement l'air de mauvaise humeur. Après un rapide coup d'œil vers le lit pour s'assurer qu'elle dormait,—coup d'œil dépourvu d'une inquiétude ou d'un attendrissement particuliers,—Roger se déshabillait, avec les mouvements à la fois précipités et las d'un homme qui en a fini avec les corvées du jour et qui est pressé de s'étendre.

Devant cette simplicité des choses, Simone sentit ses grands soulèvements d'âme tomber brusquement, comme des vagues affolées sur lesquelles on jette un peu d'huile. Son désespoir et sa furie d'orgueil s'émiettèrent en tout petits sentiments d'une âcreté corrosive et d'une nauséabonde mesquinerie. Elle eût voulu crier à son mari des railleries et des insultes. En elle-même, elle lui disait, les lèvres closes et sous le suave masque rosé de son sommeil, mais avec des ricanements intérieurs: «Ainsi c'est toi, toi que je vois déshabillé, grotesque, avec ta maigreur et ta tête chauve, l'air déjà vieux, qui t'en vas te faire caresser par des créatures... Mais tu ne t'aperçois [Pg 55] donc pas qu'elles veulent des rôles dans tes pièces et non pas ta personne? Elles te disent peut-être que tu es beau... Et toi, tu le crois!... Imbécile! Moi, au moins, je t'aimais pour ton cœur, pour ton talent... Maintenant je te méprise, oui, je te méprise!... Et je te déteste!...»

Mervil, cependant, jetait ses vêtements au hasard; il lança, comme d'habitude, ses manchettes au fond de la chaise longue. La familiarité de ses gestes, cette absence de toute recherche et de toute réserve où s'abandonne l'homme qui est seul ou qui est marié depuis un certain temps, n'avait jamais comme ce soir exaspéré Simone.

«Auprès de cette fille, tout à l'heure, il faisait des grâces, je parie...»

Elle se le représentait, avec une autre, plus ému, plus attentif, plus dévot qu'il n'avait jamais été avec elle-même. Elle ne l'eût pas imaginé rudoyant Netty Davidson. En son idée, ce que Mervil avait de sec, de cassant dans le caractère, devait disparaître en les transports d'un amour complet, inouï, du moment que cet amour était, non plus la réalité possédée par elle, mais ce qu'il lui volait pour le donner à une autre.

La fièvre amère qui la dévorait lui fit tant de mal qu'elle poussa un soupir.

Roger venait de laisser tomber une bottine.

—Je t'ai réveillée? dit-il.

[Pg 56]

Elle ouvrit lentement ses jolis yeux avec une expression d'étonnement et de douceur.

Son mari se pencha pour l'embrasser. Elle sortait d'elle-même, croyait se contempler d'une distance infinie. Elle se disait: «Il m'embrasse!... lui!... en revenant d'en embrasser une autre...» Et il lui semblait que cela n'était pas vrai, qu'elle lisait un roman ou qu'elle assistait à une scène de théâtre, que l'illusion pénible s'effacerait tout à l'heure, et que tout serait de nouveau comme auparavant.

Par instants, elle avait envie de crier: «Assez!... Assez!...» Car les torturantes choses qui s'agitaient en elle passaient, revenaient, se heurtaient, fuyaient pour revenir encore, avec une trépidation atroce. Peut-être n'avait-elle pas beaucoup de chagrin... Cependant toute l'âme lui faisait mal comme elle n'avait jamais eu mal.

Elle dit à Roger:

—Quelle heure est-il? Tu es resté bien tard avec M. Fournière... Il me semble, du moins.

—Nous avions à causer... Un projet de pièce... Un scénario qu'il a... Je ne sais de qui... J'ai oublié le nom de l'auteur... Il voulait savoir si ça me tenterait d'écrire une partition là-dessus.

—C'est du théâtre que tu m'as envoyé le télégramme?

—Oui... Paulette a été sage?

[Pg 57]

—Oh! je crois bien... Pauvre petite chérie!

—C'est qu'elle ne l'est pas toujours.

—Où t'a-t-il fait dîner, M. Fournière? Chez lui, ou au restaurant?

—Au restaurant.

—Où ça?

—Près du boulevard... Tu ne connais pas... Dormons, veux-tu, mon petit loup?

Mais elle voulait qu'il en dît davantage, qu'il s'enferrât dans son mensonge, qu'il lui donnât l'affreuse certitude de la trahison, cette certitude que jamais on n'accepte complètement, à moins qu'elle ne crève les yeux.

—C'est tout de suite après la répétition qu'il t'a emmené, M. Fournière?

—Mais oui... Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire? Nous avons vu répéter, puis nous sommes sortis ensemble, voilà tout.

Il y eut un moment de silence et Simone dit encore:

—Comment s'appelle-t-elle, cette actrice qui double le rôle?

Mervil eut un petit rire gêné. Les questions l'irritaient; en même temps le souvenir de Netty le crispa.

—Elle ne s'appelle pas... Ça n'existe pas... C'est une dinde assommante que je voudrais au diable! Dormons, veux-tu?... Je suis éreinté ce soir.

[Pg 58]

«Oh! comme il sait mentir!» pensa Simone, «Est-ce la première fois seulement? Non, sans doute. Pauvre sotte que je suis! Moi qui n'ai jamais douté d'une seule de ses paroles...»


[Pg 59]

V

Lettre I.

Il n'y eut pas d'explication entre Simone et Roger. La jeune femme n'avait plus assez d'amour pour ne point écouter son orgueil, qui lui conseillait le silence. Elle ne fit de confidence à personne, pas même à Gisèle. Rien, apparemment, ne fut changé, ni en elle-même, ni dans sa vie. Pourtant il lui semblait qu'elle n'était plus la même créature, qu'un abîme s'était ouvert, qu'une révolution s'était produite, qu'elle était morte puis ressuscitée à une autre existence, ou bien qu'elle ne s'était jamais connue jusqu'à présent. Parfois elle se demandait comment un fait banal, et très personnel en tout cas, un fait qui ne touchait qu'une catégorie spéciale de ses propres sentiments, avait pu transformer [Pg 60] à ses yeux tout l'univers. Elle ne jugeait plus rien, même les très petites choses, sans que ce fait et son influence vinssent modifier le point de vue où, d'instinct naturel, son esprit se fût placé. La faculté de puérile généralisation particulière aux femmes lui faisait maintenant soupçonner dans tous les actes, dans toutes les paroles de son mari quelque principe de trahison, et lui faisait voir dans tous les maris des traîtres de la même espèce. Elle cessa de plaindre M. Chambertier, et elle se mit à jouer la coquette avec cet homme qui ne lui plaisait point, pour pouvoir se dire en elle-même: «Et lui aussi, lui qui a la plus jolie femme que je connaisse, et qui prétend l'aimer à l'adoration, à la souffrance, si je prononçais seulement un mot, il me ferait la plus brûlante déclaration...» Maintenant elle approuvait les excentricités de Gisèle. Quand Mervil lui reprochait de ne plus pouvoir se passer de cette amie un peu compromettante, Simone s'écriait:

—En voilà une qui prend la vie du bon côté, et qui juge les hommes à leur juste valeur! Ah! je voudrais bien avoir aussi peu de préjugés qu'elle!

Paradoxe qui lui attirait une riposte sévère, et parfois brutale, de son mari. Le compositeur n'avait jamais de colères violentes, mais des accès de nervosité froide, qui, dans les querelles de ménage, lui faisaient parfois dépasser la mesure, [Pg 61] sans lui laisser l'excuse de l'emportement. Il prononçait alors de blessantes paroles, que Simone, autrefois, lui pardonnait au premier baiser, mais qui, désormais, portaient toutes, et laissaient de cuisantes cicatrices.

C'est ainsi que la fêlure, fine comme celle dont parle le poète, creusait en ce cœur de femme la «trace invisible et sûre» par où sa tendresse, peu à peu, s'écoulerait jusqu'à la dernière goutte. Simone, malgré ses boutades, malgré son scepticisme tout neuf, souffrait profondément de cette meurtrissure cachée. Roger ne s'apercevait de rien; ou, s'il entrevoyait quelque chose, il accablait soit de sévérité, soit de ridicule, ce qu'il appelait, suivant le degré, du «vague à l'âme», de «l'aigreur» ou des «crises de nerfs». Lui-même, le plus nerveux des hommes, il se plaisait à reprocher aux femmes leurs surexcitations ou leurs défaillances, et s'en prétendait à l'abri parce qu'il manifestait les siennes autrement que par un flot de paroles aiguës ou par des larmes.

Petits travers, petites injustices, que la droiture de son cœur et le prestige de son talent effaçaient jadis aux yeux amoureux de Simone, et qui, maintenant, prenaient, pour cette même Simone, d'insupportables proportions. Et cependant, jamais Roger n'avait autant apprécié la douceur profonde de l'union, de l'intimité, de l'amitié conjugales. Jamais il n'avait autant compris [Pg 62] que toutes ses chances de bonheur tenaient entre les petites mains de cette pure Simone en qui il croyait de toutes les forces de son âme. L'écœurement de sa courte liaison avec Netty Davidson le ramenait à sa femme avec une plus dévote tendresse. Un infini soulagement lui vint bientôt lorsque cette fille, lasse de ses inutiles efforts pour atteindre à la scène, consentit à suivre en Amérique un Péruvien laid comme un chimpanzé, mais d'une richesse invraisemblable.

«A la bonne heure, m'en voilà débarrassé!» s'écria Mervil intérieurement. «Ah! si jamais l'on m'y repince!...»

Tel était le souvenir que Simone imaginait si plein d'ivresse, et dont elle était jalouse, d'une jalousie sourde, qui ne guérissait pas, qui ne s'effaçait pas, et qui, jour à jour, continuait à lui égratigner le cœur, à lui empoisonner la vie.

Si Mervil ne se doutait pas du secret travail qui changeait pour lui le cœur de sa femme, quelqu'un s'en apercevait: c'était Jean d'Espayrac.


Un soir, tous trois causaient dans le fumoir du compositeur. Ils avaient dîné ensemble, dans l'intimité, et la gouvernante anglaise venait d'emmener Paulette.

—Elle devient ravissante, ta fille, tu sais, Mervil, dit Jean—qui se leva pour lancer dans le feu une cigarette inachevée.

[Pg 63]

—Tu trouves? répliqua Roger. Pour moi, c'est un gamin. Je ne fais pas plus attention à sa figure qu'à celle d'un garçon. Oui, c'est vrai, je crois qu'elle ne sera pas mal. Elle a de beaux yeux.

—Oh! les yeux... reprit Jean. Et le reste! Elle aura une grâce, un brio!... On en sera fou, de cette petite-là.

—Bah! dit Simone avec un soupir. Cela ne l'empêchera pas de souffrir comme les autres, pauvre mignonne!

—Souffrir? Et pourquoi? fit Mervil d'un ton de surprise bourrue.

M. d'Espayrac ne s'étonna pas de l'exclamation de Simone. Elle révélait un état d'âme qu'il pressentait trop bien depuis quelque temps. Mais il se donna le plaisir de pousser un peu Mme Mervil, pour s'affirmer à lui-même cet état d'âme, qui l'emplissait de vagues sympathies et de précises espérances. Il prétendit que les hommes souffraient beaucoup plus par les femmes que les femmes par les hommes. Sur ce texte, il fit naître un de ces débats sans conclusion, qui amusent l'esprit en irritant le cœur, et durant lesquels, sous la légèreté des phrases, on sent gronder l'éternel conflit des sexes.

—Comment!... dit Simone. Les hommes se réservent la liberté de nous tromper. Ils vont parfois jusqu'à nous le dire. En tout cas ils ne se [Pg 64] cachent point d'avoir aimé souvent avant de nous épouser. Et vous prétendez que c'est nous qui les faisons souffrir!

Elle ajouta, non sans aigreur:

—Les coquines qu'ils fréquentent, peut-être... Mais ça, c'est bien fait! Ils n'ont que ce qu'ils méritent. Et puis, nous ne parlons pas de ces créatures-là. Ce ne sont pas des femmes.

—Et qu'est-ce que c'est donc? demanda Roger.

Les yeux clairs de Simone le toisèrent sans qu'elle répondît.

—Si ce ne sont pas des femmes, reprit Mervil, pourquoi vous en montrez-vous toutes si férocement jalouses?

—Jalouses! Ah! non, par exemple. Seulement nous méprisons les hommes qui nous quittent, nous, pour aller se faire bafouer par ces espèces-là.

—Oh! oh! ricana Mervil, ça se gâte. Mon pauvre Jean, nous allons en entendre de dures.

—Toi peut-être, dit Jean. Mais moi, je ne rentre pas dans cette catégorie. Je suis de l'avis de Mme Mervil. Je n'apprécie guère ce que mon épicier peut avoir pour la même somme que moi.

—Bravo, monsieur! dit Simone avec un charmant sourire.

—Voyez-vous le malin! s'écria Mervil. Tu es très fort, tu sais.

—Non, ma parole! Je dis ce que je pense.

[Pg 65]

Il se pencha vers le compositeur, prononçant à mi-voix, mais assez haut pour être entendu de Mme Mervil:

—Les promiscuités m'écœurent. Je ne voudrais pour rien au monde, par exemple, me mettre dans une baignoire de ces établissements de bains publics...

Mervil eut un ricanement d'incrédulité.

—Eh bien, et en voyage, comment fais-tu?

—Je trouve partout un seau d'eau, et comme j'emporte une grosse éponge...

—Ah! oui, pour le bain... Mais... le reste?

—Je m'en passe. Mais je voyage si peu, ajouta d'Espayrac. Les lits et les tables de hasard n'ont, je l'avoue, aucun charme pour moi.

Simone comprit fort bien ces phrases rapides, énoncées d'un ton à peine assourdi. Les deux hommes, d'ailleurs, en avaient dit parfois de plus fortes en sa présence, et elle ne s'effarouchait pas d'être traitée un peu en camarade. Seulement, quand un sujet devenait scabreux, elle s'abstenait de mettre son mot. Elle se taisait donc et regardait Jean. Un immense plaisir lui venait de l'entendre exprimer des délicatesses tellement rares chez un garçon de vingt-six ans. Elle ne doutait pas qu'il ne fût sincère. Et il l'était en effet, surtout en ce moment. Car on devient, à certaines heures, le personnage que l'on se croit. Et Jean d'Espayrac n'éprouvait, en présence de Simone, [Pg 66] que les plus raffinés des sentiments dont il était capable.

Mervil, qui, ce soir, n'avait aucune raison de poser, ni devant lui-même, ni devant sa femme ou son ami, conservait le désavantage d'une candeur légèrement cynique, et, en outre, ne résistait pas au désir de taquiner Simone. Depuis quelques jours, il devenait agressif, parce qu'il la sentait sourdement hostile. Il développa donc la théorie qu'il savait la plus exaspérante pour elle.

—Moi, dit-il, j'affirme que la trahison de l'homme n'est pas à comparer à celle de la femme, ni dans le principe, ni dans les résultats. Un mari peut adorer sa femme et s'oublier un soir dans une bonne fortune de rencontre. Une femme, elle, ne se donne que lorsqu'elle aime, ou, tout au moins, se persuade ensuite qu'elle est irrésistiblement éprise. Pour se créer à elle-même une excuse, elle se crée une passion. Et puis... il y a les conséquences.

—Les conséquences! reprit vivement Simone. Oui... l'enfant. Et encore... Ce ne sont pas les enfants qui compliquent beaucoup de nos jours les situations amoureuses. Nous en avons si peu, des enfants! Mais la trahison du mari n'a-t-elle pas de conséquences? Ne peut-elle pas désillusionner la femme, la désespérer, la pousser aux représailles, devenir pour elle un ferment de douleur, de dépravation peut-être?...

[Pg 67]

Mervil eut, de nouveau, son petit ricanement ironique.

—Ma chère, quand la femme se venge en se dépravant, comme tu dis, c'est qu'elle n'a pas eu le temps de commencer la première. Les femmes sont des êtres inférieurs, qui suivent leur instinct sans se laisser influencer par les raisonnements ni par les circonstances. Quand l'instinct est bon, elles nous aiment et se résignent à ce qu'elles ne sauraient empêcher. Quand l'instinct est mauvais, elles nous trompent, et nous tromperaient quand même. J'ajoute que, généralement, en ce cas, elles nous trompent d'autant plus qu'elles sont plus sûres de nous. Nous ne gagnerions rien à leur être fidèles.

—Vous l'entendez, monsieur d'Espayrac? dit Simone.

Le ton de la jeune femme eût fait réfléchir un mari moins confiant ou moins maladroit que Roger Mervil. Mais celui-ci, comme tant d'autres,—comme tous les autres,—superposait à la personnalité de sa compagne une créature de sa fabrication, dont il croyait si bien connaître tous les ressorts qu'il en perdait la faculté d'observer les plus fins changements d'intonation dans cette voix ou de nuance sur cette physionomie. Roger ne vit donc pas que Simone était pâle d'indignation, pâle jusqu'aux lèvres, et il ne perçut [Pg 68] pas que la frivolité railleuse qu'elle venait de mettre dans sa question sonnait faux.

Jean d'Espayrac—qui, pour être clairvoyant, possédait toutes les raisons que le mari n'avait plus—éprouva jusqu'au fond de son être la commotion de l'état nerveux qu'il découvrit chez Simone. La trépidation contenue de colère secouant cette jolie femme qu'il avait crue, jusqu'ici, plutôt inerte, indifférente, produisit, chez lui, une commotion sensuelle, violente et aiguë comme un coup de fouet. Brusquement il passa de la sentimentale attirance au désir passionné. Cette frêle Parisienne blonde, ce «petit glaçon» des bonnes langues mondaines, pouvait donc s'animer, vibrer ainsi? Parut-elle vraiment différente d'elle-même ou ne fut-ce pas plutôt lui qui se découvrit au cœur quelque chose de très inattendu? «Mais j'en suis fou!» pensa-t-il. Et l'aveu, sans doute, passa dans ses yeux fixés sur elle, car Simone, de blanche qu'elle était, devint toute rose, tandis que M. d'Espayrac répondait simplement:

—Ne croyez donc pas votre mari, madame. Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit.

Un moment après, vers dix heures, le domestique apporta, pour M. Mervil, quelques lettres sur un plateau. Roger demanda la permission de les lire, et s'assit à une petite table, sous la lumière d'une lampe minuscule, coiffée de son abat-jour en froufrou.

[Pg 69]

—Faites faire du thé, dit Mme Mervil au domestique. Vous en prendrez, n'est-ce pas, monsieur? ajouta-t-elle avec un regard vers Jean.

—Oh! moi, madame, je n'ai pas d'objection. Mais si vous en faites prendre à Mervil tous les soirs...

—Il n'y a pas de danger! dit Simone. Nous prenons du tilleul, lui et moi.

—Eh bien, madame, je vous en prie, offrez-moi donc aussi du tilleul. Ce ne sera pas la première fois que j'en prendrai. Le tilleul est à la mode.

—Ah! oui, reprit Simone, c'est la boisson qu'on sert à présent dans nos salons de névrosés.

—Moi, dit Mervil qui se levait, j'en bois pour tenir compagnie à cette jeune dame. Je n'en ai pas besoin, mais elle!... Ah! d'Espayrac, heureux garçon, vous n'êtes pas marié, vous ne savez pas ce que c'est que les crises de nerfs.

Il prononça nerffes. Décidément, ce soir, il semblait s'être proposé la gageure de déplaire à Simone aussi parfaitement que possible. Il fut le seul à rire de sa plaisanterie,—une vieille plaisanterie, bien usée, mais qui lui servait toujours, avec quelque demi-douzaine du même calibre, à se figurer, lui, ce rêveur, qu'il avait l'esprit facétieux.

—Vous m'excusez? dit-il en prenant le bouton de la porte. Un mot seulement à répondre tout de suite. Je monte et je redescends.

[Pg 70]

Jean et Simone restèrent seuls. Certes, ce n'était pas la première fois. Pourtant jamais ils n'avaient constaté entre eux cette gêne singulière. Une minute se passa dans un silence de plus en plus difficile à rompre. Et, peu à peu, ce silence prenait une signification tellement nette qu'ils n'eussent plus osé se regarder. A la fin, M. d'Espayrac, sans trop savoir ce qu'il disait, ni quel était l'à-propos de la phrase qu'il allait prononcer, murmura d'une voix caressante:

—Vous avez en moi le plus dévoué, le plus respectueux des amis. Le croyez-vous, madame?

—Oui, je le crois.

Et, tout de suite, sentant la pente, le danger, avec ce besoin qui harcèle toute femme de se justifier à elle-même ses propres sentiments, elle expliqua:

—J'ai tant de confiance en vous! Votre nature est si loyale, si délicate! Ah! vous ne ressemblez pas aux autres hommes.

—Non, c'est vrai, dit Jean, avec la meilleure foi du monde. Mais vous non plus, vous n'êtes pas comme toutes les femmes. Je vous comprends si bien! Je lis en vous, positivement.

—Croyez-vous?... dit-elle avec un léger rire de coquetterie.

—Oui... Tenez,—il baissa encore la voix,—on vous a fait de la peine tout à l'heure.

[Pg 71]

Les fines lèvres de Simone se plissèrent dédaigneusement:

—Ne parlons pas de cela. Non... On ne m'en a pas fait. On ne peut plus m'en faire.

—Cependant, reprit d'Espayrac dans un suprême effort de loyauté défaillante, je crois qu'il ne pense pas ce qu'il dit. Ce sont des paradoxes.

—Des paradoxes qu'il met en pratique, s'écria vivement Simone, avec un scintillement dans ses beaux grands yeux clairs.

D'Espayrac s'en doutait un peu. Il avait l'excuse de croire son ami plus coupable envers Simone que Roger ne l'était en réalité. En tout cas, il ne le défendit point.

Le domestique entra presque aussitôt, pour apporter le plateau chargé des trois tasses et de la petite théière d'argent pleine de tilleul. Il les déposa sur un guéridon japonais, puis il sortit.

Jean s'était levé, durant cette interruption. Il avait fait quelques pas, puis, sentant le regard de Simone qui le suivait, il avait tourné le sien vers elle. Leurs yeux s'étaient longuement rencontrés.

Quand le valet eut quitté la chambre, M. d'Espayrac s'assit sur un pouf bas, beaucoup plus près de Simone qu'il n'était tout à l'heure.

—Alors, dit-il, c'est bien vrai que vous avez confiance en moi?

[Pg 72]

Un de ses genoux toucha le tapis; il allait prendre la main de la jeune femme.

Mais elle le repoussa vivement, et d'un élan souple et prompt fut devant la table à thé.

Le bouton de la porte tournait tout à coup. Roger Mervil rentra dans le petit salon.


[Pg 73]

VI

Lettre M.

Maintenant, chaque jour, à toute heure, Jean d'Espayrac enveloppait Simone Mervil d'une atmosphère de passion. Même lorsqu'il n'était pas là—et c'était rare, tant il trouvait dans sa collaboration avec le musicien de prétextes pour accourir—elle sentait autour de sa personne le magnétisme de ce désir, que nulle déclaration ne précisait encore. Pour elle, tout en trouvant une perverse douceur à se laisser entraîner par le vertige, elle ne pouvait se persuader qu'elle aimait. Le sentiment qui dominait dans son cœur, c'était un regret, très âpre et très vague à la fois. Que regrettait-elle? Peut-être une illusion. Son âme pleurait ce rêve de la vie qu'elle avait conçu à vingt ans: cet unique [Pg 74] amour, toujours aussi doux, toujours aussi fort, dans lequel jamais ne se serait glissé ni trahison ni lassitude. Aimer Roger, n'aimer que lui, l'aimer encore, et surtout se sentir adorée par lui! Quelquefois elle se reprenait à ce bonheur jadis si précieux; elle s'y rattachait désespérément; elle voulait croire qu'il ne tenait qu'à elle de le recommencer. Dans ces instants-là, elle prenait en grippe le beau Jean d'Espayrac; elle se disait en le regardant, en l'écoutant: «Pauvre garçon, tu prétends le remplacer dans mon cœur! Mais tu ne sais donc pas que c'est impossible!... Mais tu ne lui vas pas à la cheville à ce grand artiste. Mais tu ne sais pas que je donnerais cent fois ta vie pour une heure de la sienne!...» Et dans ces instants-là, si Roger avait pris la peine de revenir aux enfantillages des premières tendresses, de griser un peu cette imagination avide d'amoureux aliments, s'il avait paré de quelques coquetteries les monotones intimités conjugales, Simone se fût rattachée éperdument à lui, eût oublié ses jalousies, ses plaies d'orgueil, ses tentations, eût oublié même Netty Davidson.

Mais, précisément, Roger Mervil tournait contre lui-même, sans en avoir conscience, les armes qui lui eussent permis de reconquérir sa femme. Dans les heures où il aurait pu être l'amant, il faisait voir tellement qu'il était le mari—par l'identité de ses gestes, la sécurité de ses [Pg 75] droits, la complète omission de toute câlinerie superflue—que Simone était plus profondément découragée par ses caresses qu'elle ne l'eût été par son indifférence. Et toujours, en elle, revenait la pensée: «Il n'était pas comme ça auprès de l'autre!» avec tout le cortège des irritantes réflexions, des exaspérantes images. Elle finissait par se dire: «Si je le trompais, je me sentirais tellement coupable envers lui, que je perdrais la cuisante impression de ses propres torts. Oui, vraiment, j'aimerais mieux souffrir de ma trahison que de la sienne!»


Au mois de février, les Chambertier donnèrent un bal. Simone dansa le cotillon avec Jean d'Espayrac. Ce cotillon dura près de deux heures. Le conducteur—qui, naturellement, dansait avec Gisèle—multiplia les figures et en produisit d'inédites. Les accessoires, fort nombreux, étaient tous des objets d'un certain prix. On s'amusait fort. Ni la jeunesse, ni la gaieté, ni la beauté ne manquaient. La richesse du cadre, les vastes perspectives des salons et de la serre, la profusion des lumières et des fleurs, flattaient la vanité des trois à quatre cents personnes qui pourraient dire demain: «Nous y étions.» C'était, comme les journaux mondains l'enregistrèrent, «une soirée tout à fait réussie».

Dans la vie de Simone, elle devait marquer, [Pg 76] cette soirée, comme un instant décisif. La jeune femme y goûta l'une de ces rares ivresses durant lesquelles—coupable ou non—l'âme voit resplendir un éclair de bonheur humain. Au milieu de ce bal, dans sa légère et radieuse toilette, où elle se sentait si jolie, assise tout à côté de cet homme frémissant d'amour, qui, de temps à autre, et suivant les caprices des figures, l'étreignait et l'emportait, avec un soupir contenu de passion à bout de force, Mme Mervil subit un entraînement qu'elle n'avait jamais éprouvé, chez elle, seule avec Jean, durant leurs plus intimes, leurs plus dangereuses causeries. Le jeune homme, ici, ne parlait point ou parlait peu. Soucieux de ne pas compromettre sa danseuse, il évitait même de la regarder longtemps de suite, pour rester maître de lui-même et de l'expression de ses yeux. Pourtant jamais sa passion ne fut plus éloquente. Il est vrai qu'elle atteignait son paroxysme à sentir que Simone vibrait jusqu'à défaillir. En ce moment, M. d'Espayrac aimait comme il n'avait pas encore aimé. Nulle hésitation ne faisait plus flotter sa sentimentalité ou son désir de Gisèle à Simone, et de Simone à Gisèle. La grâce énigmatique et voluptueuse de Mme Chambertier ne disait plus rien, même à ses sens. «Celle-là,» pensait-il, «eût été d'une conquête trop facile, et, par cela même, peu souhaitable.» Mais les luttes qu'il avait pressenties [Pg 77] chez Mme Mervil, les scrupules délicats de cette petite âme sans hardiesse, lui prenaient le cœur d'une séduction infiniment douce, d'un attendrissement dont il ne se fût point cru capable, et dont il lui savait gré.

Toutefois le matérialisme de ses vingt-six ans ne lui permettait point un plus long stage dans ces régions de platonique tendresse.

«Si je n'obtiens pas un rendez-vous ce soir,» se disait-il encore, «je perdrai la meilleure occasion que j'aurai peut-être jamais.»

Pourtant, même ce soir, il n'osait rien brusquer. Le respect où le maintenaient les clairs yeux de Simone, même quand ces beaux yeux s'embrumaient de langueur, avait encore pour M. d'Espayrac un charme qu'il ne pouvait rompre.

Un hasard le servit. Roger Mervil avait quitté le bal, où il s'ennuyait, promettant à Simone qu'il reviendrait à trois heures du matin, pour le souper, et qu'il la ramènerait à la maison. «Je vais corriger des épreuves pressées,» lui avait-il dit. «Et, en même temps, je verrai comment va Paulette. Elle s'est couchée, tu sais, avec un peu de fièvre.»

Or, comme le cotillon venait de finir, on vit M. Chambertier traverser les salons avec un air inquiet.

—Je cherche Mme Mervil. Où est donc [Pg 78] Mme Mervil?

Elle était encore au bras de Jean. Tous deux choisissaient leurs places à l'une des petites tables du souper, riant et faisant signe de loin à leurs partenaires.

—Chère madame... D'abord n'ayez pas peur... Il n'y a rien du tout. Mervil vient de me téléphoner. Votre fillette a seulement un peu plus de fièvre, et il a jugé prudent d'appeler le médecin... Il l'attend et ne veut pas quitter... Je viens de lui dire que je vous ramènerai moi-même...

—Ah! mon Dieu! s'écria Simone.

Elle avait quitté le bras de Jean et s'élançait dans la direction du vestiaire.

Les deux hommes la suivirent. Chambertier la rassurait.

—Mervil dit que ce n'est rien, que vous ne partiez même pas avant le souper.

Mais Simone, toute pâle, secouée d'un tremblement, ne l'écoutait seulement pas. Ses mains agitées ne pouvaient nouer les rubans de sa sortie de bal. M. d'Espayrac, très grave, très tendre, l'habillait comme une enfant, la forçait à s'envelopper la tête dans son grand voile d'Alençon.

—Ne vous faites pas tant de mal, murmura-t-il. Nous allons y être tout de suite.

En même temps, il tendait le bras à un valet, qui lui passa sa pelisse.

—Alors, dit Chambertier, c'est vous, monsieur [Pg 79]d'Espayrac, qui reconduisez Mme Mervil?... Moi, je ne peux pas quitter avant le souper... Je suis désolé, chère madame... Ah! quel contretemps! Gisèle va être aux cent coups!...

Déjà Simone courait sur le perron.

—Un fiacre! dit-elle. Ma voiture ne devait venir qu'à quatre heures.

—La mienne est là, fit d'Espayrac. Rue Ampère, dit-il à son cocher. Et vite, n'est-ce pas?

Quand il fut près d'elle, dans le coupé,—tout près d'elle, tout seul avec elle, et pour de si courtes minutes,—il ne put pas se contenir, il la prit tout de suite dans ses bras, mais avec une pitié câline, comme une petite fille affligée.

—Ma chérie!... prononça-t-il tout bas. Ma pauvre chérie, comme elle tremble!...

Simone, sans résister, cacha sa figure contre l'épaule du jeune homme. Un long sanglot l'ébranla tout entière.

—Ah! je suis punie, gémit-elle. Ah! je suis bien punie!...

—Punie?... De quoi punie?... demanda Jean contre la joue de Simone, et si près, que chaque syllabe y posa une imperceptible caresse.

—Vous le savez bien... murmura-t-elle.

Il la serra contre lui, violemment, éperdument, jusqu'à la meurtrir de ses bras forts.

—Ah! Simone, Simone... Vous m'aimez donc?... Vous m'aim...

Il s'arrêta, comme suffoqué par une joie trop [Pg 80] soudaine... Et il la serrait toujours, l'affolant, la brisant, la désarmant par cette étreinte farouche, silencieuse.

Simone, en ses rêves les plus hardis, n'avait point prévu pareille sensation, si tragique et si douce. Était-ce un paroxysme d'angoisse ou un paroxysme de délices? La souffrance l'emportait peut-être, car elle eût voulu gémir et mourir... Et cependant... Comment avait-elle pu douter qu'elle l'adorait, cet homme, dont un seul geste la plongeait en une telle intensité d'extase?

Ses lèvres haletantes, enfouies dans la fourrure de Jean, voulurent chercher un peu d'air. Elle tourna la tête, les yeux clos. Mais quand tout à coup elle sentit sa bouche prise par deux lèvres ardentes, elle eut un cri, une révolte, un recul...

—Oh! non... Oh! Jean... Laissez-moi... Je vous aime... Je suis folle... Ayez pitié de moi!... Et Paulette... Oh! ma pauvre petite Paulette!

Il lui semblait qu'elle allait porter malheur à son enfant. Cette superstition lui rendit de la force. Elle se rejeta dans le coin du coupé. M. d'Espayrac n'insista pas, ne la rassura pas, ne prononça pas un seul mot. Il prit seulement la main de Simone, et posa sur cette main, encore gantée du long gant de bal, un baiser plein de lenteur, un baiser qui disait sa soumission et sa reconnaissance. Puis il garda cette petite main [Pg 81] dans la sienne, jusqu'à ce que la voiture s'arrêtât devant la maison des Mervil.

—Allumez dans le petit salon pour M. d'Espayrac, cria Simone, en s'élançant dans l'escalier vers la chambre de sa fille.

—C'est inutile, dit d'Espayrac au valet de chambre. J'attends seulement des nouvelles, et je repars tout de suite.

Un instant après, Mervil descendait vers son ami.

—Eh bien?... demanda le poète, un peu gêné de sentir combien il aimait toujours cet homme dont il allait prendre la femme.

—Rien, rien du tout, heureusement, dit le compositeur, du moins rien de ce que je craignais.

—Qu'est-ce que tu pensais donc?

—Ah! mon cher, si tu savais! Le croup, rien que cela... J'ai eu une peur! Elle se plaignait d'une gêne dans la gorge...

—Est-ce qu'elle n'a pas passé l'âge du croup? Elle a huit ans, Paulette.

—Il n'y a pas d'âge. On l'attrape toujours. Ah! puis, tu sais, quand on a peur... Mais j'oublie de te remercier... Tu as lâché ton bal pour ramener Simone, tu es accouru tout de suite... C'est gentil comme tout de ta part! Et je suis sûr que tu nous as sacrifié quelque flirtation.

—Mais non, mais non, dit Jean, qui se sentit [Pg 82] rougir. C'était tout naturel. Allons, eh bien, mon vieux, j'espère que ça ira bien. A un de ces jours. Au revoir.


Quand Mervil remonta, il fut surpris de trouver Paulette en larmes, et Simone, qui, debout près du petit lit, toute droite et très pâle, regardait pleurer l'enfant sans essayer de la consoler.

—Mais qu'est-ce qu'elle a? dit-il. Elle va se faire du mal. Qu'est-ce que tu lui as dit?

—Moi?... Rien, fit Simone d'un air sombre. Tu as bien vu tout à l'heure qu'elle a fondu en larmes dès que je suis entrée.

—Comment! elle pleure ainsi depuis ce moment-là? Mais qu'est-ce que cela veut dire? Qu'est-ce que tu as, ma petite Paulette? Voyons, dis-le à ton petit père?...

Mervil se penchait sur le lit, entourait de ses bras le buste de sa fillette, écartait les menottes qui s'obstinaient devant le visage fiévreux, devant les yeux rougis.

—Qu'est-ce que tu as, ma mignonne? Souffres-tu?

—Elle n'a pas voulu me répondre, dit Simone avec des lèvres qui se convulsaient d'effroi et de chagrin.

—Pourquoi, dit le père, n'as-tu pas voulu répondre à ta petite maman?

L'enfant, d'un ton farouche et bas, prononça:

[Pg 83]

—Elle ne m'aime plus. Depuis ce soir, elle ne m'aime plus.

—Oh! Paulette... murmura la mère.

Et, croyant distinguer dans les paroles de sa fille un pressentiment, un avertissement, une leçon, Simone, la chair encore tout affolée des caresses de Jean, le cœur déchiré de tristesse, se mit à genoux près du petit lit de Paulette, et, à son tour, pleura comme elle, à grands sanglots enfantins, avec cette plainte si spontanée des femmes: «Oh! que je voudrais donc mourir!...»

Un instant après, toutes deux, rapprochées par le père, mêlaient leurs baisers et leurs larmes. Et Paulette, murmurant alors son chagrin d'enfant jalouse, trop sensible, disait à l'oreille de Simone:

—Tu n'iras plus danser quand je serai malade? Tu n'aimeras personne, jamais, plus que moi?... Bien vrai, dis, personne?...

—Non, non... balbutiait la mère.

Alors Roger mêlait leurs mains dans les siennes, les embrassait ensemble... Tandis que, dans l'océan de détresse où chavirait et s'enfonçait la frêle petite âme instinctive de Simone, parmi le dégoût d'elle-même, la crainte superstitieuse, le remords, la tendresse vraie pour ces deux êtres,—son mari, sa fille,—surgissait en elle un sentiment qu'elle ne s'avouait pas, mais qui cependant dominait tous les autres: la joie d'avoir été tenue dans les bras de Jean d'Espayrac, de l'avoir entendu [Pg 84] gémir d'amour, d'avoir senti contre sa bouche cette bouche qui était celle de Jean, d'avoir meurtri son cœur sur ce cœur d'homme. Et la pensée qu'elle avait commis une effrayante chose lui faisait paraître son péché plus délicieux encore.

«Mais,» se disait-elle, «pour moins que cela je mépriserais une autre femme, je verrais en elle un monstre... Est-ce moi? Est-ce moi?... Est-ce possible?»

Elle ne se reconnaissait pas.


[Pg 85]

VII

Lettre L.

La sensation véritablement inouïe qui avait failli faire évanouir Simone sur la poitrine de Jean la première fois qu'il l'avait prise dans ses bras et qu'il lui avait baisé les lèvres, ne devait jamais plus soulever l'âme de la jeune femme à de pareilles hauteurs d'extase. Elle ne devait plus connaître, du moins à un tel paroxysme d'intensité, cette angoissante joie. Plus tard, toutes les fois qu'ils s'étreignirent, la mémoire dut jouer son rôle, et Simone, pour se griser tout à fait, eut besoin de faire surgir dans sa chair et dans son cœur la réminiscence de cette unique minute. Les femmes chez qui l'imagination est plus puissante que les sens et plus active que la tendresse ont de ces déboires en amour. Elles [Pg 86] se donnent dans un moment d'incomparable exaltation, et toutes les réalités ensuite leur semblent pâles auprès de cette heure d'éblouissement qui ne peut pas se prolonger, et qui ne saurait revenir.

La seconde fois que Simone Mervil revit M. d'Espayrac en tête-à-tête, ce fut encore presque involontairement. Elle se refusait toujours à un rendez-vous précis, que, cependant, la fièvre de son souvenir lui faisait ardemment désirer. Mais elle ne put s'empêcher de lui donner à entendre qu'elle allait souvent seule à Bellevue, visiter un asile de petits enfants—ce qu'elle appelait une pouponnière—œuvre de charité dont elle était sous-directrice. «Je prends le train de Ceinture, tout près de chez moi, à Courcelles, et je change à la station d'Ouest-Ceinture.»

—Quand irez-vous? dit-il tout bas, avec une intonation suppliante.

—Jeudi, par le train qui part de la gare Montparnasse à trois heures.

Jean ne dit rien, mais il prit ce train, à la gare Montparnasse. Et, à la correspondance de la Ceinture, il vit sur le quai Mme Mervil, qui cherchait des yeux la place qu'elle choisirait dans un compartiment.

Il était seul dans le sien. Il ouvrit la portière. Elle y monta tout de suite.

Lui, resta un instant la tête penchée au dehors [Pg 87] pour empêcher l'intrusion d'autres personnes. Puis, quand le train s'ébranla, il se tourna et la vit, blottie à l'angle opposé, plus jolie, d'une joliesse plus fine que jamais dans sa toilette simple, avec sa jaquette d'astrakan et son tour de cou formé d'une soyeuse dépouille de zibeline, dont la tête aiguë et les minces pattes pendaient sous le frais menton, si délicatement dessiné, de la jeune femme.

Et Simone avait dans les yeux cette gaieté, cette griserie, ce charmant émoi de l'escapade, qui, pour beaucoup de Parisiennes, est le principal attrait de l'adultère. Se réveiller le matin avec l'amusante perspective du rendez-vous, qui rompt l'ennui des occupations habituelles et le cours des fastidieuses visites; guetter l'heure, choisir la toilette que l'on va mettre, en combiner perversement les plus intimes détails; puis exécuter de savantes manœuvres, éloigner sa voiture, monter en fiacre; avoir ensuite le plaisir de trembler un peu, et aussi celui de mentir à la perfection,—n'y a-t-il pas à toutes ces choses, pour une puérile petite créature qui, naguère encore, volait des fruits verts dans le verger de son couvent, une saveur d'espièglerie qui tente la plus vertueuse?

Ce n'étaient pas des remords qu'en ce moment éprouvait Simone. C'était une curiosité un peu anxieuse mais douce étrangement,—la curiosité de ce que cet homme allait lui dire. Puis, au fond [Pg 88] de tout cela, c'était l'intime stupeur de trouver sa conscience muette. Nulle sensation torturante d'indigne culpabilité. Comment cela était-il possible?... Devait-elle donc se croire un monstre, une femme bien pire que les autres?

Le train maintenant filait entre les jardins des fleuristes, les champs de roses que l'on cultive autour de Clamart, et que l'hiver faisait nus sous le poudroiement grisâtre d'une impalpable brume. Les petits carreaux des nombreux châssis, les rangs pressés des cloches en verre, alternaient avec le sol brun, à l'intérieur des enclos dépouillés. Les routes blanches tournaient, désertes. Les maisonnettes closes semblaient abriter des sommeils sans rêves. Un ciel immobile et gris se suspendait au-dessus de l'immobile paysage.

M. d'Espayrac s'était agenouillé devant Simone; de ses deux bras passés autour de la souple taille, il inclinait vers lui la jeune femme, et il murmurait des paroles passionnées:

—Vous m'aimez un peu?... demanda-t-il après les litanies de sa propre adoration.

Devant l'imperceptible mouvement négatif de la blonde tête, il ajouta, suppliant:

—Ah! répétez-le donc... Car vous me l'avez dit... Oui, vous me l'avez dit, l'autre soir, en voiture. Ne vous le rappelez-vous pas?

—O mon ami! dit Simone en un dernier effort de résistance, puisque vous le savez, ne [Pg 89] me demandez pas de vous le dire. J'ai tellement confiance en vous, Jean! Vous serez fort pour nous deux, n'est-ce pas?

—Non, murmura-t-il en laissant tomber sa tête sur les genoux de la jeune femme, je ne veux pas être fort... Je ne peux plus l'être... Je...

Un coup de sifflet du train, les freins qui se serrent, les roues qui crient... Et Jean et Simone se retrouvèrent assis l'un à côté de l'autre, corrects en apparence, mais tremblants à entendre les battements de leur cœur, et se meurtrissant encore les doigts d'une étreinte violente et vivement dénouée.

Un vieux monsieur et une vieille dame montèrent. Le vieux monsieur déploya son journal; mais la vieille dame dévisagea obstinément et avec une rogue expression de blâme ce beau couple jeune,—trop jeune et trop beau pour ne pas être évidemment bien coupable aux yeux d'une si vieille dame.

Simone se sentait rougir. Elle dit à Jean, tout bas:

—Si quelqu'un de notre connaissance était monté, qu'aurions-nous dit?

—Bah! fit d'Espayrac. Nous nous sommes rencontrés, voilà tout. Vous allez à votre pouponnière. Moi je vais à Meudon voir le notaire d'un de mes amis, à propos d'une maison de campagne [Pg 90] qu'il a là-bas, et qu'il veut faire vendre. Cet ami est au Tonkin.

—Mais... la maison existe?... demanda naïvement Simone.

—Comment, certes, elle existe! Et l'ami et le notaire, et même le Tonkin, fit d'Espayrac avec son joyeux sourire. Vous la verrez, la maison, si vous voulez. Nous la visiterons ensemble. Peut-être qu'elle vous tentera. Je cherche un acquéreur.

Simone rougit plus fort.

—Oh! pas aujourd'hui, je n'aurai pas le temps. Ma visite sera longue... Vous savez, c'est moi qui fais tout à cette pouponnière. La directrice de l'œuvre n'est là que pour son nom. Quant aux dames patronnesses, chacune y va peut-être une fois par an...

Jean souriait de nouveau, à voir le petit air grave, entendu, de cette frimousse blonde.

—Comme je vous aime, oh! comme je vous aime!... prononça-t-il si bas que Simone distingua le mouvement des mots sur ses lèvres plutôt qu'elle n'en entendit le son.

Voyant, que, pour aujourd'hui, l'histoire de la maison ne prendrait pas, bien qu'il eût réellement dans sa poche les clefs d'une villa inoccupée, M. d'Espayrac proposa à Simone de le rejoindre au rond-point de l'avenue Mélanie, en sortant de la pouponnière. Ils feraient un tour dans les bois.

[Pg 91]

—C'est si joli, si mélancolique, les bois en hiver, assura-t-il.

—Soit, dit Simone, qui ajouta—toujours par sa tendance féminine à tout expliquer en dehors de la raison sincère:—Cela changera l'air que je pourrai rapporter à la maison. J'ai toujours peur pour Paulette de quelque contagion, quand je reviens de voir tous ces petits.

Une heure et demie plus tard, Jean et Simone marchaient lentement, serrés l'un contre l'autre, et troublés jusqu'au fond de l'être, dans la solitude infinie des bois, du crépuscule et de l'hiver. Un air vif rosait leur visage, avivait la brûlure de leur sang. La tristesse des taillis, les crêpes violets qui flottaient vers les profonds lointains, les âpres senteurs des feuilles achevant de mourir par milliers dans l'humidité du sol, prêtaient à la démence de leurs cœurs une atmosphère de solennité qui les charmait. Derrière le lacis noir des branches, un rouge soleil se couchait en des flaques et des éclaboussures de sang. Le long des étroits sentiers, nul bruit ne se faisait entendre, hors parfois le cri d'une corneille ou la fuite lourde d'un crapaud parmi les ramilles desséchées des bruyères.

Jean et Simone avançaient à petits pas, ne trouvant que peu de chose à se dire. Pour la première fois, Mme Mervil pressentait que non seulement la chute était inévitable, mais que cette [Pg 92] chute était le nœud suprême de son fragile roman, et qu'au delà il n'y aurait rien. Seule avec cet homme qu'un instant elle avait cru aimer, elle s'apercevait, non sans un secret malaise, que rien de son âme n'irait spontanément à lui, et que rien de la sienne, à lui, ne viendrait spontanément à elle, par ces mille phrases si faciles à ceux qui pensent en commun. Tous deux ne prononçaient que des banalités semblables à celles qu'ils échangeaient en leurs visites chez des tiers. Même ils se sentaient moins familiers ensemble que lorsque, à table avec Roger, tous trois causaient d'art ou ébauchaient des projets de pièces. Car, en effet, cette demi-intimité de tous les jours n'ayant sa raison d'être que dans les travaux et la personnalité du mari, devenait une gêne plutôt qu'un lien dans leur tête-à-tête amoureux. Leur délicatesse, à l'un et à l'autre, les retenait d'aborder les sujets qui eussent évoqué trop distinctement l'image de l'époux et de l'ami trompé. Or tous ceux par lesquels, jusqu'ici, leurs esprits s'étaient rencontrés, ne leur venaient que par Mervil. En dehors de lui, ils ne se connaissaient plus. Avec étonnement ils se constataient étrangers l'un pour l'autre. Simone seule en conçut une impression de souffrance, un effroi devant l'inconnu de cette âme d'homme, qui, peut-être, aurait désormais le pouvoir de la rendre affreusement malheureuse.

«Il est bien jeune!» songeait-elle. «A-t-il eu [Pg 93] déjà beaucoup de maîtresses?... Que pense-t-il de moi? Ah! si je n'allais être pour lui qu'un caprice!...»

Cette femme qui, tout à l'heure, se suggérait en vain des remords, commençait à se sentir le cœur piqué par la pointe du premier regret.

Mais Jean la serrait à présent plus étroitement contre lui. Puis, tout à coup, il l'entraîna dans la direction de Meudon, marchant si vite que Simone dut demander grâce.

—Où allez-vous donc? dit-elle. Craignez-vous que nous manquions le train?

Alors il la supplia de venir voir cette maison dont il lui avait parlé. C'était une villa tout à fait à l'écart. Il en avait toutes les clefs; il la ferait entrer par la petite porte du jardin; le concierge ne la verrait pas.

Simone se révolta, elle dit non pour aujourd'hui, non pour toujours. Oh! jamais... Puis, devant le désespoir de Jean, elle finit par le supplier d'être raisonnable, de considérer combien il était tard... Près de six heures! Il faisait tout à fait noir maintenant. Même en se dépêchant, elle ne serait pas de retour avant sept heures et demie.

—Eh bien, alors, la prochaine fois?... dit-il. Promettez-moi! Si vous saviez comme je serai sage! Nous causerons, comme ici... Seulement vous ne serez pas exposée à l'humidité de ces bois, au hasard d'une rencontre.

[Pg 94]

—Mais, dit Simone, cette maison n'est pas à vous.

—Oh! c'est tout comme, s'écria d'Espayrac. Et il y a une petite pièce gentille, que je ferai arranger exprès pour nous. Il y aura des fleurs, et un grand feu. Ce sera plus gai qu'ici, voyez-vous, ajouta-t-il en jetant un coup d'œil en arrière vers la nuit lugubre de la forêt.—Et il y aura les bonbons que vous aimez... Ce sera si gentil! nous ferons la dînette.

Il riait, en la câlinant, de ce beau rire sensuel et doux, qui mettait tant de séduction sur sa bouche et dans ses yeux, et qui, lorsqu'il éclatait en fanfares de gaieté, sonnait si contagieux et si clair. «Si les oiseaux riaient,» disait quelquefois Mervil, «ils riraient comme d'Espayrac.» Le musicien s'était même amusé à noter, dans un ton mineur, la mélodie de ce rire, pour en faire un leit-motiv à la scène de la récréation, dans le collège de jeunes filles emprunté à Tennyson par le Roman de la Princesse.

Depuis, quand d'Espayrac riait, les trilles des compagnes d'Ida chantaient dans la mémoire de Simone, et elle fredonnait l'air à l'unisson. Elle ne put s'empêcher de le faire encore ce soir, captivée de nouveau par ce côté d'insouciance et d'espièglerie dans la faute, qui semblait mettre en liberté sa jeunesse, et qui donnait, à cette correcte mondaine mariée à un homme grave, des envies de [Pg 95] bondir, de sauter, de jouer à courir et de faire des niches. Déjà, elle ne refusait plus que pour la forme et par un suprême instinct de pudeur le rendez-vous que lui proposait Jean. Eût-elle été moins entraînée vers la personne de M. d'Espayrac, que l'effrayante et délicieuse séduction de cette chose—le premier rendez-vous pour une femme honnête—eût irrésistiblement tenté sa curiosité de fille d'Ève. Se dire plus tard, au théâtre, devant les scènes scabreuses, ou bien au passage le plus passionné d'un roman: «Moi aussi, j'ai eu un rendez-vous,» et dissimuler sous l'éventail ou le mouchoir un énigmatique sourire; mettre dans sa vie un troublant souvenir, qui suffirait—croyait-elle—à satisfaire ce chatouillant besoin de romanesque dont la littérature, à Paris plus que partout ailleurs, irrite le cœur des femmes,—voilà les inconscients ressorts qui, parmi les mille contingences d'une irréparable démarche, n'étaient pas les moins actifs ni les moins déterminants.

«Après tout,» pensait Simone, «peut-être parle-t-il avec sincérité quand il me promet une soumission absolue. Peut-être, en le raisonnant, lui ferai-je admettre la supériorité d'un amour qui ne dépasserait pas les baisers sur les lèvres. Non, certes, ce n'est point pour me donner à lui que j'irai le voir dans cette chambre, où ce sera si amusant de bavarder au coin du feu, et de le [Pg 96] gronder très fort s'il devient entreprenant. Puisque je n'ai pas l'intention de mal faire, pourquoi n'irais-je pas? D'ailleurs que penserait-il de moi si je lui cédais si vite? Je suis bien sûre que cette considération me rendra féroce, m'empêchera de m'attendrir. Je ne sais pas si je lui appartiendrai jamais complètement. J'en doute fort. Mais ce dont je suis tout à fait sûre, par exemple, c'est que je le ferai languir longtemps.»

—Alors vous viendrez, Simone? Vous me le jurez, répétait Jean d'une voix tremblante. Oh! je ne sais pas ce que je ferais si vous me donniez un tel espoir pour ne pas le réaliser! Et... dites?... ce jour-là, vous n'irez pas à votre pouponnière?... Vous m'accorderez toute votre après-midi?


La semaine suivante, un soir, vers six heures, Simone Mervil reprenait le train pour Paris à la station de Meudon. Elle rentrait. Quand elle monta dans le compartiment, la chaleur des bouillottes et la clarté du gaz contrastèrent avec la froide campagne noire où des flocons de neige voltigeaient. Elle se pelotonna dans un coin, toute frissonnante, la voilette baissée, les mains blotties dans le manchon. Il y avait deux autres voyageuses. Elle ne les regarda point. Elle détourna les yeux de la lumière et les fixa sur la vitre à [Pg 97] côté d'elle. La nuit extérieure faisait de cette vitre un vague miroir. Elle y revit, plus terne, le banal décor des coussins gris, avec leurs capitons réguliers et leurs accoudoirs de cuir. Elle s'y aperçut elle-même, en profil de corps très net, avec un obscur visage où elle ne distinguait que les yeux. Et elle s'acharnait à regarder ces yeux pâles, deux étranges taches de lueur vivante, dans ce fantôme assis à côté d'elle et qui était le reflet de sa personne. A la fin, de s'obstiner ainsi ses prunelles se lassèrent; un picotement lui fit battre les cils; et elle s'étonna lorsque ses paupières, en s'abaissant, chassèrent sur ses joues deux larmes froides. Un long frisson douloureux la traversa, hérissant les frisures légères de sa nuque.

«Mais qu'est-ce que j'éprouve donc au juste?» se dit-elle.

Car, à l'instant même, en considérant son âme triste dans le spectre de son regard, elle ne s'était pas aperçue qu'elle pleurait.

Depuis deux heures elle était la maîtresse de M. d'Espayrac.


[Pg 98]

VIII

Lettre U.

Un soir, Simone venait d'embrasser dans son lit la petite Paulette. Elle était montée un peu tard, et l'enfant, par extraordinaire, s'était endormie sans attendre la maternelle caresse. La porte était ouverte sur la chambre de miss Mary, et l'Anglaise elle-même avait déjà éteint sa lumière. Simone, à la clarté de la veilleuse, regarda sa fille. «Comme elle est jolie!» pensa-t-elle, «Comme elle sera aimée!»

Puis, avec ce retour étonné sur elle-même qu'elle faisait de plus en plus fréquemment depuis quelques semaines, elle chercha dans son propre cœur les sentiments singuliers que doit éprouver devant le sommeil pur de sa fille une mère qui a un amant. Elle ne les y trouva pas; et, dans la [Pg 99] surprise de se découvrir si peu différente de son ancien elle-même, Simone se condamnait au plus dur effort d'imagination pour se persuader qu'elle avait vraiment accompli la chose irréparable. Ce qu'elle rencontrait en elle ne ressemblait en rien aux catégories de pensées que lui suggérait autrefois, objectivement, et par rapport à d'autres femmes, l'idée de l'adultère. Elle s'était représenté des joies délirantes suivies d'affreux remords. Elle n'avait pas goûté les joies et elle n'éprouvait pas les remords. Des journées d'excitation, des heures de désappointement et des minutes de dégoût: voilà ce qu'elle avait recueilli. Mais tout cela restait confus, enchevêtré, dans un domaine obscur de sa personne morale, où elle ne voyait plus qu'une sorte de brouillard quand elle essayait d'y pénétrer. Une seule chose se détachait très nette: l'impossibilité de réaliser l'idée de sa faute et de se condamner comme elle se fût condamnée auparavant si elle avait lu sa propre histoire dans un livre. Et, entre autres étonnements, celui qui n'était pas le moindre venait de ce que sa trahison—à la gravité de laquelle pourtant elle ne pouvait croire—ne diminuait point à ses yeux celle de Roger. La guérison ne lui était pas venue par la vengeance. La plaie de jalousie restait toujours ouverte.

Quand elle quitta la chambre de sa fille, Simone, sur le palier de l'escalier, s'arrêta, l'oreille [Pg 100] tendue. De l'étage supérieur s'échappait une musique très suave dont la mélancolie lui prit le cœur. «C'est joli,» pensa-t-elle, «ce qu'il joue là, Roger. Ce n'est pas de lui pourtant. Qu'est-ce que c'est donc?»

Elle écouta encore un instant, puis, au lieu de redescendre dans son petit salon, elle monta vers le cabinet de travail. Son pas léger ne s'entendit point sur le tapis. Très doucement elle ouvrit, entra, et, derrière elle, referma la porte. Mervil leva ses larges yeux vifs, tout flambants d'inspiration dans sa maigre figure, et, d'un signe des paupières, interdit à Simone de l'interrompre. La jeune femme s'étendit sur un divan, appuya son menton sur la paume d'une de ses mains, et regarda son mari.

Roger semblait se bercer au chant qui montait sous ses doigts. Assis devant l'énorme piano à queue, il se balançait suivant le rythme; ses prunelles s'alanguissaient dans une extase; sa bouche avait des sourires et ses épaules des frissons. Il jouait, non pas seulement avec ses mains, mais avec son être tout entier. Simone pouvait, dans ce corps mince, tordu par le souffle de la mélodie, deviner la vibration des fibres comme elle entendait celle des cordes sous les marteaux dans la caisse de l'instrument. Il y avait longtemps qu'elle n'avait vu Roger ainsi possédé par la folie de son art. D'ailleurs elle le regardait ce soir avec [Pg 101] des yeux nouveaux, ou plutôt renouvelés. Elle comprit comment elle avait pu le trouver si beau quand elle était jeune fille et qu'il jouait sur le petit piano droit dans le salon de ses parents. A un moment où le chant prenait une douceur plus poignante, il la chercha des yeux et il lui envoya une de ces longues et tendres caresses d'âme avec lesquelles, autrefois, il lui avait fait croire à cette chose impossible: l'infini dans l'amour humain.

Simone, accoudée le visage vers lui, détourna la tête, et mit son front dans son bras replié.

Un moment après, il cessait de jouer et venait à elle. Sa surprise fut extrême de constater qu'elle pleurait.

—Ma Simone! dit-il,—et sa voix n'avait pas la sécheresse coutumière.—Eh bien, voilà qui me touche beaucoup! Tu n'es donc pas tout à fait blasée sur les divagations de ton musicien de mari?

—C'était de toi? s'écria-t-elle avec un sursaut.

—Tout simplement.

—Mais je ne connaissais pas cela. Quand donc l'as-tu composé?

—Ce n'est pas composé. J'improvisais.

—Ça, une improvisation?... Mais c'est admirable! Tu n'as jamais rien fait de mieux. Et ce n'est pas écrit? Et tu ne pourras pas l'écrire? Ah! quel dommage!

—Mais si, mais si... Ça me trottait dans la [Pg 102] tête depuis longtemps, sous cette forme ou à peu près. Puis, tu sais si j'ai bonne mémoire!...

Elle s'était redressée, un genou pris entre ses mains croisées, toute pâle, et fixant sur Mervil ses yeux mouillés de larmes. Elle avait une expression si étrange que son mari, d'abord flatté par son émotion, s'en inquiéta. Il s'assit à côté d'elle sur le divan, l'attira contre lui, et lui dit avec une sollicitude dont il l'avait récemment un peu déshabituée:

—Qu'y a-t-il donc, ma petite Simone? Est-ce que ma petite femme aurait du chagrin?

Elle fit un faible mouvement pour s'écarter de lui, cacha de nouveau son visage et éclata en sanglots violents.

—Oh! s'écria-t-elle, pourquoi donc ne m'as-tu pas toujours parlé comme ça? Pourquoi donc as-tu cessé de m'aimer?

Il se leva, nerveux, dissimulant, comme toujours, son irritation sous un calme de glace.

—Ah! dit-il, si c'est une scène...

A son tour elle se mit debout, passa résolument son mouchoir sur son visage, vint à Roger, et, lui faisant face, posa ses deux mains sur les épaules de son mari.

—Non, Roger, dit-elle en dominant le tremblement de sa voix. Non, Roger, ce n'est pas une scène. Veux-tu m'écouter? Veux-tu qu'une fois pour toutes nous nous entendions, mon ami?

[Pg 103]

—Mais, ma chérie, avec toi, c'est bien difficile depuis quelque temps. Tu prends ombrage au moindre mot. Je ne sais plus ce qu'il faut te dire. Tu me paralyses, je t'assure.

Les bonnes dispositions de Simone s'évanouirent dans une flambée de colère.

—Ah! s'écria-t-elle, c'est comme cela que tu me parles, toi qui as eu les premiers torts! Eh bien, soit! Il paraît que c'est cela le mariage. Faisons comme les autres. Monsieur ira souper avec des actrices, et Madame prendra un amant. Je ne vois pas pourquoi je m'en tourmenterais, puisque c'est l'ordre des choses.

Mervil eut un cri, comme dans le brusque déchirement d'une blessure.

—Simone!... Oh! pas toi, Simone! Pas toi!... Ne prononce pas des choses pareilles!

Son accent produisit sur sa jeune femme un effet extraordinaire. Soudainement, ce remords qu'elle appelait en vain depuis sa chute récente, lui transperça le cœur comme une flèche. Durant quelques secondes elle eut le sentiment d'une déchéance horrible, des images physiques de sa faute s'évoquèrent en elle et lui soulevèrent l'âme d'une intolérable nausée. A cet instant, la trahison de son mari et la sienne s'intervertirent dans sa pensée. Pour la première fois, elle pressentit qu'elle pourrait lui pardonner, à lui, tandis qu'à elle-même, elle ne se pardonnerait jamais.

[Pg 104]

Toutefois une affreuse tentation lui vint de le braver, d'énoncer devant lui la chose inavouable.

—Ah! dit-elle froidement—avec une sorte de plaisir bizarre, mêlé de désespoir et de frayeur,—cela te ferait donc beaucoup de chagrin si tu savais que j'ai un amant?

Roger devint tout pâle, rien que de lui entendre articuler ces trois mots. Mais il dit avec calme:

—Prends garde, Simone. Tu as, depuis quelque temps, des façons de parler bien singulières! Il y a des suppositions qu'une honnête femme ne doit pas faire, ne doit pas suggérer à son mari...

Il s'arrêta, vint à elle, et, durant un instant, la considéra d'un regard qui s'adoucissait.

—Pourquoi veux-tu, reprit-il, me faire imaginer des choses que mon esprit se refuse à concevoir? Toi, Simone... Toi, un amant? Vois-tu, je ne pourrais pas plus le croire de toi que je ne le crois de notre fille, de notre innocente petite Paulette.

Il s'approcha davantage, s'inclina vers elle, la regarda très tendrement au fond des yeux. Maintenant il commençait à comprendre que les pleurs et la colère de Simone marquaient autre chose qu'un accès de querelleuse humeur. Il entrevoyait un malaise d'âme, devant lequel sa propre nervosité s'atténuait, disparaissait, pour faire place à une sollicitude mêlée d'une certaine anxiété. Le [Pg 105] sentiment lui vint que, lui aussi, il avait eu des torts.—Oh! pas le tort de son infidélité, car Simone avait si bien gardé tout son cœur qu'il n'avait pas conscience de lui en avoir soustrait une parcelle,—mais les rudesses de sa nature un peu âpre, agressive, ironique, ses crises noires d'artiste en mal de produire, ses maussaderies d'homme de travail que replie sur lui-même la tyrannie de la pensée à l'heure même où sa jeune femme amoureuse attend la part qui lui revient de câlines paroles, d'attentions, de gâteries, de caresses. En un éclair, la conscience de tout ceci lui traversa le cœur. Il posa la main sur les doux cheveux pâles de Simone, et lui dit, avec une voix changée, où l'intention de plaisanterie soulignait l'émotion qu'elle prétendait exclure:

—Mauvaise petite femme, qui ne sait pas avoir de tolérance avec son ourson de mari, et qui menace de le tromper parce qu'il ne sait qu'aligner des doubles-croches et qu'il est maladroit à lui montrer combien il l'aime!

—Toi, m'aimer?... dit Simone. Oh! voyons!...

—En peux-tu douter?... reprit-il, très grave.

Ces paroles étaient bien simples, et tout à fait dépourvues de la rhétorique amoureuse avec laquelle jonglait si facilement d'Espayrac. Pourquoi donc Simone, en les écoutant ce soir, y crut-elle plus qu'elle ne croyait hier aux phrases passionnées de son amant? «En ai-je bien pu [Pg 106] douter?» se répéta-t-elle. Mais, soudain, la vision de Roger sortant du théâtre côte à côte avec cette actrice rousse, avec Netty Davidson (car elle savait son nom, Jean le lui avait dit), réveilla tous ses soupçons, toutes ses jalousies, toutes ses colères.

—Non, s'écria-t-elle, non, je ne te crois plus. Notre bonheur est brisé, notre amour est mort. Et c'est toi qui as tué tout cela. Tu m'as trompée, et je le sais.

—Moi, je t'ai trompée! s'écria Roger. Mais tu es folle! Où donc? Quand cela? Et avec qui?

Entre ce mari et cette femme, quelque chose de bizarre, mais de bien profondément humain, se passait. Ils occupaient et remplissaient d'une si complète façon le cœur l'un de l'autre; leurs neuf années de tendresse les avaient enchaînés de si multiples, si subtils, si indissolubles liens; si peu importantes étaient pour chacun les circonstances extérieures à leurs deux personnes, qu'ils étaient de la meilleure foi du monde en abolissant de leur mémoire, chacun pour son propre compte, leurs respectives trahisons. Roger Mervil, étant homme, gardait cependant plus vive la réminiscence matérielle du fait. Quand sa femme lui dit avec certitude: «Tu m'as trompée, et je le sais,» il eut cette exclamation mentale: «C'est Netty! Ah! la satanée cabotine!... que le diable l'emporte!...» Mais Simone accusait son mari avec [Pg 107] autant de passion jalouse et—mieux encore—autant de sincérité dans la souffrance qu'elle en eût exprimé, il y avait six semaines, avant ses vaines représailles.

—Dis-moi donc avec qui je t'ai trompée, et comment tu en es sûre, reprenait Mervil. Je serais curieux de savoir ce que ton imagination...

—Ce n'est pas mon imagination. Je... t'ai... vu...

—Mais quand?... Mais où?...

Et il affecta un ton plaisant, il essaya de ridiculiser la jalousie de Simone, pour la piquer, pour la faire parler.

—Toi, d'abord, il suffit que tu me voies dire quatre mots à une femme...

Puis il effleura la vérité pour y insinuer une signification d'innocence.

—Après ça, tu m'as peut-être aperçu sortant du théâtre avec une actrice... Oui... la reconduisant un bout de chemin... Cela m'arrive quelquefois... Si tu appelles cela une preuve?...

Simone secouait la tête, haussait légèrement les épaules, et continuait de poser sur son mari le reproche de son regard, mais elle n'ouvrait plus la bouche. Quelque chose scellait dans son cœur l'accusation précise, et le nom de la femme, et la date, et la formule de mensonge télégraphiée par son mari, l'histoire du dîner avec son directeur qu'il n'avait pas vu de la journée. Ce [Pg 108] quelque chose qui fermait les lèvres de Simone, c'était la crainte inconsciente de placer entre elle et son mari—que, malgré tout, elle n'avait pas cessé d'aimer—la barrière qu'on ne peut plus franchir, la parole qui ne s'efface pas, le souvenir qui ne s'oublie jamais. Comment répondrait-il si elle prononçait le nom de Netty Davidson? Par la colère peut-être, et ce serait terrible, car alors elle-même se révolterait; par le mensonge encore, et ce serait bien pire; ou bien par l'aveu,—oh! l'aveu... Entendre Roger lui dire cela... quel supplice!

Simone se taisait donc, avec cette merveilleuse finesse de la femme dont la tendresse ne veut pas mourir. Mervil en conclut qu'elle avait été assez loin sur la piste de son aventure, mais qu'elle ne savait rien d'exact et que tout pouvait encore être sauvé. Il conçut aussitôt un soulagement qui lui détendit l'âme. Car il venait d'être en proie à la pire inquiétude. Affliger Simone, perdre la confiance de cette si chère compagne, s'aliéner ce cœur qu'il occupait absolument depuis tant d'années... Et cela pour qui? pour quoi?... Pour quelques heures d'une Netty Davidson!... Cette pensée lui avait causé l'exaspération d'un homme qui, par insouciance, ayant brûlé son billet de loterie, apprend ensuite qu'il avait le numéro gagnant et qu'il perd une fortune.

—Ah! Simone, lui disait-il un moment après, [Pg 109] avec la plus indiscutable sincérité, sache-le bien, sois-en certaine, malgré les apparences,—oui, je dirai plus,—malgré les égarements mêmes, on ne trompe pas une femme comme toi. Vois-tu, donner à une autre ce qui t'appartient dans mon cœur, ce serait impossible, parce que c'est toi qui l'y crées. La tendresse, la confiance, la fidélité, l'intimité, la possibilité du bonheur, toutes ces choses-là, ce ne sont pas des mots ou des idées qui aient une existence indépendante, à mes yeux, en dehors de toi, et que je puisse chercher auprès d'une autre. Non, c'est toi-même. Je ne les ai pas connues avant toi; je ne les imagine pas sans toi. Quand on me dit: «Un tel est heureux», c'est une formule vide, qui ne précise rien pour mon imagination. Quand je me dis: «Je suis heureux», quelque chose, tout au fond de moi, murmure: «Simone», et tout de suite, devant mes yeux, surgit ta chère image. Sois-en sûre, mon amour, quand une femme est cela pour un homme, quoi qu'elle puisse craindre, quoi qu'elle puisse imaginer, quoi qu'elle puisse même surprendre, elle ne doit pas être jalouse de lui. Eh! oui, je sais bien, nous sommes des hommes; nous avons des moments de folie dont nous rougissons nous-mêmes... Ah! je t'assure, nous n'en sommes pas fiers... Mais, Simone, quand nous jurons bien, va, qu'on ne nous y reprendra plus, quand nous vous demandons notre [Pg 110] grâce, d'où dépend notre seule chance de bonheur en ce monde... Alors, vous, les adorées, vous, les meilleures que nous, il faut...—penche ta petite oreille pour que je te le dise tout bas,—eh bien... il faut nous pardonner.

Mervil, en achevant, s'était glissé aux genoux de sa femme, du divan sur lequel tous deux se trouvaient assis. La profondeur, la vivacité de son attendrissement, donnaient à sa voix, à son geste, une éloquence de passion d'autant plus entraînante qu'elle était plus rare chez cet homme d'extérieur froid, de caractère concentré. Simone ne se rappelait point avoir vu, même aux premiers jours de leur mariage, la hauteur et la sécheresse plutôt naturelles à Roger se fondre en une telle ardeur de tendresse, en une telle grâce d'humilité. Que devint-elle quand, relevant vers elle le visage de son mari, par un geste de curiosité grave, intense, elle distingua deux traces humides sous les longues paupières, bistrées de laborieuses veilles, et qui battirent en une honte furtive, pour effacer ce qui ressemblait tant à deux larmes!

Elle put dire seulement:

—Ah! Roger...

Dans l'atroce regret qui lui torturait l'âme, elle n'avait même plus de sanglots. C'était donc contre cet homme-là, c'était contre lui qu'elle s'était irritée jusqu'au mépris, jusqu'à la haine, [Pg 111] jusqu'à l'ineffaçable injure de la trahison!... C'était à lui qu'elle avait menti hier, qu'elle mentait ce soir, et qu'elle allait être forcée de mentir désormais jusqu'au bout, jusqu'au dernier baiser d'adieu au bord du tombeau! Et c'était elle, Simone, sa Simone, qui avait fait cela!

—Ah! Roger... murmura-t-elle à plusieurs reprises, avec une intonation si déchirante, que lui, la croyant subjuguée seulement par le triomphe douloureux d'une divine indulgence, disait:

—Ma Simone, comment peut-on faire du chagrin à une bonne petite âme comme toi? Ah! je ne suis qu'un brutal, un mauvais mari. C'est vrai, tu es si fine, si sensible!... Une petite femme comme toi, c'est trop délicat à manier... Moi, je ne suis qu'un maladroit, un bourru. Je te traite en vieux camarade, que je taquine... je m'oublie, je dépasse la mesure. Je devrais toujours être en adoration devant ma jolie madone, et je me conduis comme un païen.

Elle le fit taire, avec douceur.

—Ne causons plus, dit-elle, je suis brisée. Veux-tu être tout à fait bon?—Et elle touchait avec un geste timide et tendre le front du musicien toujours à demi prosterné sur le tapis à côté d'elle.—Va te remettre un instant au piano, et joue-moi encore quelque chose.

[Pg 112]

—Mais, mignonne, il est bien tard... J'ai peur de réveiller Paulette, et miss Mary, et tout notre monde.

—Oh! tu joueras très, très doucement. C'est si joli quand tu fais chanter le piano tout bas!

Il lui obéit. Il reprit en sourdine une des phrases et quelques-unes des variations qui l'avaient le plus charmée tout à l'heure.

En l'écoutant, ivre de tristesse et d'appréhension, Simone se disait:

«Rompre... Oui, je veux rompre... Mais comment?... L'autre est tellement attaché à notre vie! Près de lui, je suis perdue. Il m'a prise, il me reprendra. Et ses baisers sont si doux!... Ah! mon Dieu, est-ce que déjà je ne pourrais plus m'en passer?...»

Mervil continuait à effleurer lentement les touches, éveillant une mélodie de songe. Par instants il levait les yeux pour envoyer le sourire de ses prunelles au visage tout pâle de Simone.


[Pg 113]

IX

Lettre M.

Madame Mervil n'avait pas été plus de quatre fois à Meudon.

En quittant la gare, elle montait vers la forêt. Par quelques détours, elle dépistait les rares voyageurs qui, descendus en même temps qu'elle, pouvaient observer où elle allait; puis, quand les chemins avaient repris leur solitude d'hiver, entre les murs des jardins flétris, silencieux, elle hâtait le pas. De loin, parmi les hachures des branches noires, elle apercevait un toit d'ardoises à longue pente, deux hautes cheminées de briques roses, une girouette et le cône aigu d'un grand sapin,—détails qu'elle ne devait plus oublier. Elle distinguait aussi deux dragons japonais, en faïence bleue, qui grimaçaient en [Pg 114] haut des pilastres, de part et d'autre de la grille. Mais elle n'allait pas jusque-là. Un sentier, se détachant de la route, contournait la propriété. Elle s'y engageait, et son cœur battait plus vite à l'aspect d'une petite porte verte, derrière laquelle sa pensée voyait Jean d'Espayrac, qui l'attendait en arpentant pas à pas les étroites allées du potager. Elle frappait imperceptiblement; mais, si faible que fût le bruit, la clef aussitôt criait dans la serrure; le beau visage du jeune homme apparaissait, avec tant de joie dans les yeux, tant de baisers sur les lèvres, que Simone sentait monter à sa tête les premières vapeurs de cette ivresse que son cœur déçu s'obstinait à prendre pour de l'amour.

Tous deux couraient vite s'enfermer dans la maison, s'isoler de tout dans une étroite pièce du rez-de-chaussée, dont les rideaux, malgré les journées grandissantes du commencement de mars, étaient clos déjà, les bougies allumées,—le joli décor voluptueux, parfumé, fleuri, empruntant un charme d'intimité, de mystère, à cette nuit artificielle. L'imagination de Simone s'excitait aux suggestives incitations de ce lieu inconnu, où elle ne pénétrait que pour aimer, dont elle ignorait toute autre destination, n'en ayant point même exploré les alentours. De toute la maison, elle ne connaissait que cette chambre.

[Pg 115]

Ah! elle devait bien se l'avouer,—même lorsqu'elle se jurait de n'y jamais revenir,—elle y avait goûté la joie, si excessive pour toute créature humaine, de tromper l'inassouvi qui veille dans le secret de l'être, par la saveur inattendue d'un fruit nouveau cueilli sur l'arbre des éternelles tentations. Elle y avait vibré de sensations non éprouvées encore. Pour la première fois de sa vie, en l'étonnement de ces extases du corps, qui laissaient ensuite son âme si vide et si triste, elle avait discerné la différence—que bien des femmes, et les meilleures sans doute, ne discerneront jamais—entre l'amour des sens et l'amour du cœur, entre le plaisir et la tendresse.

Ces découvertes qu'elle faisait en elle-même, ce réveil de la passion dans sa chair longtemps apaisée, cette intensité de sentiments nouveaux, et même cette habileté de mensonge qu'elle ne se connaissait pas, lui inspiraient tantôt une honte affreuse, tantôt un bizarre orgueil. Lorsqu'elle quittait Jean, toute enfiévrée par les caresses, toute grisée par les plus ingénieuses paroles d'adoration, elle emportait autour d'elle une atmosphère d'exaltation qui lui ôtait jusqu'au sens de sa faute. A ces moments-là, elle ne regrettait rien, elle ne redoutait rien; une fièvre d'audace la soulevait, et le moindre des hasards lui eût fait commettre la pire imprudence. Rien ne lui importait plus que le rêve à peine fini qu'elle revivait par le [Pg 116] souvenir. Elle accomplissait le voyage de Meudon à la rue Ampère sans presque s'en apercevoir, marchant, parlant comme une somnambule, avec des yeux languissants et fixes qui ne voyaient pas les choses extérieures.

Au seuil de sa maison, une secousse la réveillait. Le songe de paradis se déformait en une vision trouble, obsédante. Quelque chose d'affreusement pénible suspendait les battements de son cœur.

Puis, peu à peu, entre son mari et sa fille, une phase nouvelle se produisait. La Simone perverse de Meudon s'endormait, disparaissait, reculait à l'infini par une sorte de dédoublement. Et la Simone paisible et honnête se retrouvait elle-même, se reprenait si fortement qu'elle en arrivait à douter de l'existence de l'autre. C'est alors qu'elle se jurait de ne plus retourner à Meudon; elle ne pouvait concevoir même qu'il lui en revînt jamais le désir. La griserie du rendez-vous était dissipée, et, à sa suite, naissaient des humiliations, des dégoûts, que Simone empêchait de devenir des remords seulement en s'affirmant son droit à la vengeance.

Mais, parfois, au moment même où elle en arrivait à se demander si elle aimait encore, si elle avait aimé Jean d'Espayrac, le poète paraissait... Oh! cette présence d'un être dont chaque parole, chaque geste, ébranle une fibre au fond [Pg 117] de nous-mêmes! Cette présence qui, sous des yeux étrangers, devient une si douloureuse joie!... Mme Mervil en éprouvait le trouble et le charme, et cet aigu besoin de tête-à-tête qui saisit quand on a dû jouer devant des tiers la comédie de l'indifférence. Alors Jean lui jetait à l'oreille, dans un coin de salon, près de la portière de sa voiture, une heure, une date prochaine... Et Simone se trouvait sans force pour dire non.

La seule chance qui restait à la pauvre femme de se reprendre était qu'une séparation de quelque durée éloignât M. d'Espayrac.


Or il y avait plusieurs jours qu'elle n'avait vu son amant, lorsque Mme Mervil, éclairée tout à coup par la vision de loyauté, de dignité, de tendresse, qu'évoquèrent à ses yeux les paroles de son mari, eut la notion réelle de sa propre démence, de l'abîme où elle s'enfonçait, de l'irrémissible souillure dont elle avait flétri sa vie. Elle se trouvait donc dans une période de force relative, et elle sentait que, si elle ne tranchait pas à l'instant même, si elle ne profitait pas de cette exceptionnelle minute où la figure de son Roger resplendissait presque sublime, si elle attendait que les trivialités journalières eussent émoussé son enthousiasme, surtout si elle revoyait Jean, s'il la tenait sous le charme avec la voix, avec les yeux, avec les lèvres... Ah! son [Pg 118] raisonnement s'arrêtait à de si brûlantes images. Elle n'osait même pas y songer.

Mais que faire?... Quel prétexte invoquer pour éloigner M. d'Espayrac, ou pour fuir elle-même?... Quel subterfuge assez violent ou assez fin découragerait pour toujours cet homme très véritablement épris?... A quelle extrémité de dépit ou de douleur ne se jetterait-il pas?... Comment la jugerait-il?... N'allait-il pas la mépriser?... N'allait-il pas la haïr?...

En se posant ces questions insolubles et terrifiantes, Simone se tordait d'angoisse, la nuit, dans le grand lit conjugal; et, pour ne pas éveiller Mervil, elle plongeait sa bouche sanglotante et convulsive dans l'épaisseur des oreillers. Ah! les lentes heures de ces nuits de détresse, ne commençaient-elles pas à payer déjà les courtes heures des nuits artificielles que marquait naguère une petite pendule de voyage apportée par Jean d'Espayrac dans la villa de Meudon? Oui, bien courtes elles avaient été, celles-ci. En les additionnant, à peine en pourrait-on faire un jour. Finies?... Déjà?... Pour jamais?... Il le fallait bien. Ah! le malheureux Jean! Elle le voyait, allant et venant derrière la petite porte verte, ou bien assis dans le réduit d'amour, le front dans ses mains, dévoré par le tourment des vaines attentes. Mais quoi! n'allait-elle pas pleurer sur son amant après avoir pleuré sur son mari?... [Pg 119] Étonnantes complications du cœur humain! Mystérieuses fatalités de l'existence humaine!

Pendant plusieurs jours, Simone se dit malade, et, par instants, eut l'espoir de l'être en réalité. Roger, très inquiet de constater l'extrême abattement de sa femme, très attendri encore par leur explication récente, par la frayeur dont l'avaient secoué les allusions à Netty Davidson, par le renouveau de passion que ses regrets avivaient dans son cœur, entoura cette blanche créature souffrante de soins ingénieux et charmants, qui semblaient, à chaque fois,—chose étrange,—la rendre un peu plus pâle, plus douloureusement rêveuse, en même temps que plus humblement reconnaissante.

M. d'Espayrac venait tous les jours prendre des nouvelles. Parfois il déjeunait ou dînait avec Mervil et Paulette. Il osa demander à voir la malade, car il apprit qu'elle n'était pas couchée, mais étendue sur sa chaise longue. On envoya la femme de chambre demander à Madame si elle pouvait le recevoir. Simone fit dire qu'elle souffrait trop de la tête, qu'elle regrettait beaucoup, que c'était impossible.

Un vague malaise commençait à troubler Jean. Sa maîtresse ne lui avait point écrit, ne lui avait rien fait dire. Il se consolait en songeant que Mme Mervil—au contraire de la plupart des femmes—n'abusait pas de la plume et du papier, [Pg 120] répugnait plutôt à sentir des morceaux de son cœur traîner sous les doigts des employés de la poste et dans les loges des portiers. Malgré cela, maintenant, d'Espayrac ne rentrait plus dans son joli hôtel gothique de la rue de la Faisanderie, sans se sentir traversé par un éclair d'espoir anxieux.

—Pas de lettres pour moi, Paul? disait-il à son valet de chambre.

—Pardon, monsieur, répondait l'homme, en tendant le petit plateau d'argent.

Ou bien il ajoutait:

—Je les ai montées... Monsieur les trouvera sur son bureau.

Mais, parmi les enveloppes hâtivement déchirées, il n'y avait rien de Simone.

D'Espayrac soupçonnait quelque chose de la vérité. Il avait une trop haute opinion de Mervil, et il devinait trop la nature de Simone, pour croire que ce mari serait jamais définitivement remplacé dans le cœur de cette femme. D'ailleurs, quelque très vive passion qu'il éprouvât pour Mme Mervil, les notions d'absolu et d'éternité ne se mêlaient pas aux songeries amoureuses dans son cœur de Parisien. Mais il croyait pouvoir offrir à cette fine mondaine, en qui s'éveillaient les curiosités et les désirs de la seconde jeunesse, tout ce qu'un intellectuel comme Mervil, oublieux et dédaigneux des sens, était [Pg 121] incapable de lui donner. A voir les étonnements extasiés de Simone, à sentir la puissance des liens dont il l'enlaçait, Jean s'était persuadé que l'ivresse était complète, les remords vaincus, et que, de longtemps, la folie de lui-même habiterait le cœur de sa maîtresse. Il n'était pas sans chagrin que ce fût précisément la femme de son cher Mervil. Mais quoi! d'un haussement attristé des épaules il accompagnait cette réflexion mentale: «C'est la faute de la vie... non la mienne.»

Quelles ne furent pas sa surprise, son appréhension, sa rage de souffrance, quand il apprit que, brusquement, Mme Mervil s'était éloignée de Paris!

—Comment! disait-il à Roger,—ne pouvant qu'à peine dissimuler son mécontentement d'homme qui sent la valeur de ses droits.—Comment! sans emmener Paulette! sans attendre que tu puisses l'accompagner!...

—Oh! l'accompagner... Il eût été trop tard. C'est dans le Midi qu'elle va... Et nous voici au milieu de mars. La saison est presque finie. Quant à Paulette, elle a sa gouvernante anglaise, et peut se sacrifier deux ou trois semaines à la santé de sa maman.

—Ce voyage était donc nécessaire? J'y voyais seulement, je l'avoue, le plaisir que doit éprouver ta femme à rejoindre là-bas sa Gisèle [Pg 122] Chambertier. Une société que tu tolères beaucoup trop, permets-moi de te le dire.

—Bah! dit Mervil, elle a songé à Gisèle, c'est vrai, et aux invitations réitérées de son amie, mais seulement lorsque le médecin, effrayé de son degré d'anémie, a conseillé le changement d'air.

—Alors, s'écria Jean—tout blanc de fureur concentrée,—c'est chez Mme Chambertier qu'elle demeure là-bas?... dans leur château de Saint-Raphaël?... de Cannes? je ne sais plus.

—C'est-à-dire que c'est chez Mme Chambertier, la mère. Le père Chambertier avait acheté à Hyères, peu avant sa mort, une habitation—très pittoresque, paraît-il,—toute une pointe de rocher, avec des ruines... Ça se vendait pour rien, relativement. Il en a tiré bon parti. On dit que c'est très beau. La vieille maman habite là-bas pendant une grande partie de l'année.

—Mais Gisèle y est en ce moment, avec son mari. Je le sais parbleu bien... Ils sont partis tout de suite après leur bal.

—Non, ils étaient partis pour Nice, pour le carnaval de Nice. Mais, en revenant, ils se sont arrêtés à Hyères. Simone les y retrouvera et fera le voyage de retour avec eux.

—Et vraiment, tu approuves beaucoup cette intimité? Ça m'étonne.

—Je n'approuve ni ne désapprouve. Il fallait [Pg 123] de la distraction à Simone, un changement total d'existence durant quelques jours. Ce n'est pas très gai, tu sais, la vie qu'elle mène avec moi, qui suis constamment enfermé, absorbé. Elle a bien sa fille, mais Paulette n'est pas toujours commode. Les Chambertier insistaient pour nous avoir tous... Moi, je ne pouvais pas... Enfin, ça s'est trouvé comme ça. Et puis, on ne dit rien sur Gisèle... Elle n'a contre elle encore que des excentricités de toilette et de paroles. Enfin Simone est une de ces femmes qui peuvent aller partout sans danger. On ne lui tournera pas facilement la tête.

Ce mot extraordinaire, adressé par Mervil à d'Espayrac, ne donna même pas à l'amant la tentation de sourire du mari. Le ridicule n'est sensible que dans les situations où l'on n'est en rien mêlé. Même chez l'homme qu'on trompe, on ne le découvre point, car on a toujours quelque raison de prendre cet homme au sérieux. La dernière phrase de Roger ne souleva chez son ami qu'une sorte de gêne, et la crainte qu'en effet Simone pût encore, si elle y était résolue, se rendre d'une heure à l'autre absolument inaccessible.


[Pg 124]

X

Lettre L.

La propriété de Mme veuve Chambertier, à Hyères, est un domaine tel que l'imagination des romanciers parfois en rêve, mais tel qu'on n'en rencontre guère dans la réalité, même sur cette «côte d'azur» féconde en miracles pour les yeux.

La vieille ville,—l'ancien nid de guerre, d'où les Romains surveillaient cette partie de la Province, d'où les Sarrasins s'élançaient comme des vautours en quête de pâture, d'où, plus tard, les seigneurs vassaux des ducs d'Anjou épiaient au loin sur la mer les fines voiles sournoises des pirates algériens,—la vieille ville d'Hyères fait grimper ses ruelles d'ombre, empile ses masures trapues, sa Commanderie, son église Saint-Paul [Pg 125] au clocher carré, aux rudes contre-forts, sur le flanc d'une colline rocheuse, encore crénelée au sommet par les remparts, les bastions et les tours de son antique forteresse. Sur le bleu vif et profond du ciel, ces témoins des luttes éteintes hérissent de noirs profils aigus, des pans de murailles grisâtres, des contours busqués de mâchicoulis ou d'échauguettes, et, parfois, des écroulements de pierrailles d'où jaillit la hampe d'un agave. A l'âpreté de leurs lignes, la nature ajoute sa fantaisie tragique; le roc schisteux surgit en avant-corps déchiquetés autour de ces fortifications humaines; il les rehausse ou les redouble, et, par endroits, se confond avec elles. D'en bas, l'œil ne distingue pas toujours ce qui est le bloc éruptif ou la muraille tassée par les siècles; sur l'une comme sur l'autre, les lichens ont mis des rouilles dorées, qui étincellent de loin sous l'embrasement du soleil; dans leurs crevasses, on voit également les reflets d'argent des absinthes, et les fines fourrures, vertes et veloutées, des nigelles, que les anciens appelaient «cheveux de Vénus», tant leurs touffes offrent de douceur au regard et au toucher.

Toute cette crête de colline, avec son couronnement héroïque de tours déchirées, constitue à présent une propriété particulière. On y laisse assez complaisamment pénétrer les visiteurs,—ce [Pg 126] que ne faisait pas Mme veuve Chambertier lorsqu'elle en était la maîtresse. Sur un large terre-plein ménagé à la partie la plus basse de ce domaine,—c'est-à-dire à mi-hauteur de la colline, et juste au-dessus des dernières terrasses de la vieille ville,—se trouve la maison d'habitation, que feu Chambertier le père avait eu le goût de faire construire dans le style des ruines, en petites pierres grises, avec les étroites ouvertures légèrement cintrées d'une demeure gothique, des créneaux au faîte, et, du haut en bas des murailles, l'échevèlement des verdures. Quand, de la place Massillon, où se tient le marché, on a grimpé les rudes pentes qui contournent l'église Saint-Paul, au bout d'une abrupte rue, on aperçoit un porche envahi de lierre et de jasmin, que surmonte une statuette de sainte en une niche grillée. Une concierge, dont la logette extérieure prend des airs moyen-âge, ouvre la porte garnie d'antiques ferrures; puis, par une allée de mimosas, on arrive tout de suite à l'habitation, devant laquelle on s'arrête involontairement, surpris par la vue merveilleuse qu'offre, de cette hauteur, l'éclatante Méditerranée, bleuissant autour des îles d'Hyères et de la presqu'île de Giens.


Telle était l'incomparable retraite où Simone Mervil était venue chercher un peu d'apaisement pour son cœur, de l'énergie pour sa volonté.

[Pg 127]

Tout de suite, elle en éprouva quelque bien-être. La transformation radicale du cadre extérieur, cet air léger, suave, caressant, du printemps méridional, ou bien ces âpres souffles de mistral qui lui brutalisaient la chair,—toute cette transplantation hors du morbide milieu où elle avait contracté sa cruelle maladie d'âme,—furent pour Simone l'immédiate occasion d'un soulagement délicieux. Elle respira, elle sourit; l'oubli vint, presque l'espoir. Sa faute, si récente pourtant, subit un recul jusqu'en des lointains où les contours s'effaçaient, et où s'effaçaient aussi la souffrance et le désir. Elle écrivait journellement à Roger de douces lettres mélancoliques, empreintes d'une mûre tendresse, un peu désabusée d'elle-même peut-être, plus nuancée d'indulgence et de résignation que d'enthousiasme, mais tendresse désormais impérissable et pétrie en la substance même de ce douloureux cœur de femme. Son mari lui répondait en courtes phrases, où elle eût souhaité sentir un peu de ce feu si nécessaire pour soutenir l'effort de sa propre imagination. Elle y reconnaissait trop ce sentiment robuste mais paisible que Mervil avait souvent nommé «l'amitié conjugale», et qu'elle ne pourrait plus jamais confondre avec l'amour. Mais, convalescente de sa crise passionnelle, Simone acceptait sans amertume ce régime sentimental, comme les convalescents [Pg 128] des crises physiques acceptent les viandes blanches et les aliments légers, que requiert l'affaiblissement de leurs organes.

Mme Mervil trouvait d'ailleurs dans le séjour de ce qu'on appelait «le château d'Hyères» une joie presque inattendue, la joie d'une sympathie plus vive que jamais entre elle-même et Gisèle. Leur intimité les ravissait. Entre les deux jeunes femmes, c'étaient des causeries qui se prolongeaient des heures entières, et dont il fallait les arracher pour une excursion ou pour un repas. La compréhension de toutes les fatalités de l'amour, que Simone venait d'acquérir à ses dépens, lui ouvrait le cœur plus largement qu'autrefois pour cette Gisèle charmante et folle, dévorée de rêves, assoiffée de sensations extraordinaires, et, malgré tout, restée, sous ses excentriques dehors, plus pure qu'elle-même—elle-même, la correcte et inattaquée Simone Mervil! Car Mme Chambertier n'avait pas d'amant. Elle l'eût dit à Simone. Ne lui avouait-elle pas qu'elle attendait d'aimer pour se donner tout entière, sans le moindre remords, sans la moindre considération envers cette institution du mariage qu'elle déclarait ignoble et d'une monstrueuse hypocrisie?

—Vois-tu, vertueuse petite Simone, disait-elle avec une taquinerie gentille, tu me demanderas pourquoi j'ai consenti à épouser Édouard [Pg 129] Chambertier. Tu me diras qu'il était plus riche, beaucoup plus riche que moi, que j'aurais dû ne pas accepter les privilèges du mariage du moment que je n'en acceptais pas les inconvénients. Et tu raisonnerais de travers, madame la Sagesse. Car, lorsque mes parents m'ont dit: «Tu l'épouseras», je ne savais pas plus ce que j'allais faire ou ce que j'allais éprouver que si l'on m'avait dit: «Tu vas être changée en autruche». Sais-tu quels seraient tes peines et tes plaisirs si, à un certain âge, les nécessités sociales te changeaient en autruche? Non, n'est-ce pas? On t'assurerait que là seulement sont le bonheur et la vertu pour une femme... Alors tu te dirais: «Soyons autruche». Et ensuite?... Oui, ensuite, il serait trop tard.

—Mais, répliquait Simone en rougissant, sais-tu de façon plus certaine ce que c'est qu'aimer en dehors du mariage? C'est encore l'inconnu, cela, un inconnu plus hasardeux peut-être...

Gisèle se mettait à rire.

—Que veux-tu? Lorsque, avant d'épouser Édouard, je demandais à ma mère, ou même à mes jeunes amies mariées, ce que c'était que le mariage, elles me répondaient par des banalités vagues, ou des blagues énormes. Maintenant je puis encore moins consulter sur l'adultère les femmes qui ont des amants, et j'imagine qu'elles [Pg 130] seraient encore moins expansives. Ah! il y a bien toi, Simonette; toi, tu me dirais la vérité. Mais, voilà, tu ne veux pas prendre un amant pour rendre service à ta vieille amie. C'est très mal, tu sais, d'être égoïste comme ça.

—Ah! disait Simone avec un frisson, je me figure que ce doit être humiliant, abominable, ce partage, ces mensonges...

—Qu'en sais-tu, innocente? D'abord, toi, tu adores ton mari. Et je comprends ça, tu sais. Il est très chic, ton Roger. C'est un fameux artiste. Ça vous empoigne, son Roman de la Princesse. On est fière d'aimer un homme comme lui. Mais ce pauvre Chambertier! Voyons... Toi, la vertu même, je te défierais d'être fidèle à Chambertier.

Gisèle se taisait une minute, avec, aux lèvres, un sourire terrible de dédain. Puis, secouant la tête et d'une voix lente:

—Avoir l'existence... toute une existence... Être assez belle pour être aimée... Sentir du rêve plein son cœur et tous les bouillonnements de la vie dans ses veines... Puis devenir vieille, et se dire au moment de la mort: «Qu'ai-je fait de tout cela?» Réponse: «J'ai mis des toilettes neuves toutes les saisons, j'ai donné de jolis bals, et j'ai prodigué des joies honnêtes à un Édouard Chambertier.» Ah!...

Gisèle dressait son corps de fine panthère, pâlissait, frappait du pied:

[Pg 131]

—Ah! non, vois-tu... Si je n'avais pas d'autre espoir, j'aimerais mieux mourir tout de suite.


Un matin, après déjeuner, Chambertier ouvrait le Petit Var, pour chercher des noms de connaissance sur les listes d'étrangers que font insérer les hôtels.

—Il y a plus de départs que d'arrivées, remarqua-t-il. On voit bien que la saison va finir.

Mais il eut une exclamation.

—Ah! mesdames, une bonne surprise!...

Et il leur lut bien vite que M. d'Espayrac était descendu la veille à l'hôtel des Iles d'Or.

—M. d'Espayrac! En voilà une chance! cria Gisèle.

Dans sa joie, elle battit des mains, comme une petite fille. Mme Chambertier, la mère, eut le vague sourire de la vieillesse indifférente. Quant à Simone, elle éprouva cette sensation de chute dans le vide qui, parfois, en plein repos, secoue brutalement un dormeur, et le réveille, le cœur convulsé, les tempes mouillées d'une froide sueur. La pâleur qui décolora ses joues lui devint brusquement sensible, comme un souffle glacé qui aurait couru sur son visage. Toutefois, elle eut la force de prononcer quelques mots avec un accent naturel, et l'altération de ses traits ne fut point observée.

—Il viendra peut-être nous voir cette après-midi, [Pg 132] fit Gisèle. J'ai envie de décommander la voiture et de rester à la maison.

—Ça serait un peu fort! dit Chambertier. Mais qu'est-ce que c'est que ce caprice? Depuis quand te plaît-il à ce point, ce monsieur d'Espayrac?

—Depuis cinq minutes. Je m'ennuyais... Il survient. C'est assez pour que je le trouve charmant.

—Tu t'ennuyais!... Voilà qui est poli pour nous... Qu'est-ce que vous en dites, madame Mervil?

Personne ne répondit à Chambertier. Mais sa mère intervint:

—Mes enfants, si vous ne profitez pas de la voiture, trouvez bon que je m'en serve. Ne décommandez rien. Édouard, d'ailleurs, m'accompagnera sans doute.

—Oh! Gisèle, je t'en prie! s'écria Simone, faisons cette promenade à la presqu'île de Giens!... Je m'en réjouissais vraiment... Si tu savais comme je serais désappointée!...

Gisèle se mit à rire devant l'ardeur de cette supplication. Si fine qu'elle fût, elle ne pouvait soupçonner quel désir affolant de fuite mettait une prière anxieuse dans les yeux et sur les lèvres de son amie. Elle crut à l'enfantin plaisir espéré de cette excursion.

—Mon Dieu, dit-elle, ne me regarde pas comme si tout ton bonheur futur dépendait de [Pg 133] cette promenade. Puisque vous le voulez tous, partons. Au fond, cela m'est égal.


Tant qu'on ne fut pas en voiture, Simone demeura suffoquée d'appréhension; à certains bruits, elle se sentit près de s'évanouir. Jean pouvait paraître d'un instant à l'autre... Le revoir!... grands dieux! Et le revoir ainsi, tout à coup, devant ces étrangers! La dernière fois, c'était à Meudon... Sur le seuil de la petite porte verte, elle lui avait dit adieu... Un adieu de passion haletante et sanglotante, en un baiser qui n'en finissait point. Depuis, elle ne lui avait pas envoyé un seul mot, pas une explication, pas un souvenir. Était-ce donc là rentrer dans le devoir, reprendre le droit chemin, redevenir une honnête femme? Ah! elle ne savait plus! De le sentir si près, de comprendre qu'il accourait pour la braver ou pour la ressaisir; de découvrir, aux défaillances de son cœur, tout ce qu'il possédait encore de sa personne, tout ce qu'il en posséderait peut-être éternellement, jetait Simone dans un trouble tel que, durant un instant, la pensée du suicide lui apparut comme une délivrance.

«Dans cette presqu'île de Giens, où nous allons,» se dit-elle, «il y a des rochers qui surplombent la mer. Je ferai un faux pas, je me laisserai glisser...»

Quand elle sentit éclore en elle-même cette [Pg 134] affreuse résolution, le landau suivait l'étroite chaussée carrossable, entre les marais salants et la calme étendue de vastes lagunes hérissées d'une forêt d'herbes rigides et pâles.

C'était tout un paysage d'eau tranquille, que barrait au fond la longue silhouette dentelée de la presqu'île, assombrie par ses antiques pinèdes. A droite, les mulons de sel étincelaient au bord de la route et le long des chaussées rectangulaires qui séparent les bassins. On eût dit de gros tas de neige infusible, défiant le soleil de Provence. Ce soleil, brûlant déjà dans cette après-midi de mars, allumait sur la plane surface des marais salants une réverbération dont les trois dames se préservaient à grand'peine en abaissant leurs ombrelles. Simone, assise au fond du landau, à côté de la vieille Mme Chambertier, avait devant elle le mari de son amie, tandis que Gisèle faisait face à sa belle-mère. On ne parlait point. Les sonnailles des chevaux tintaient en un bruit berceur et monotone, que coupait de temps à autre la criaillerie perçante d'un vol de mouettes.

A un moment donné, comme la voiture tournait, Simone, en se penchant, put distinguer en arrière, à gauche et au-dessus de la ville qu'elle venait de quitter, une lourde bâtisse flanquée d'une grosse tourelle du plus mauvais goût: c'était l'hôtel des Iles d'Or. Elle tressaillit et se recula, comme si Jean avait pu l'apercevoir.

[Pg 135]

Mais, au bout d'une heure, le landau quitta la chaussée pour pénétrer dans la presqu'île. La route s'élevait entre des vignes, sur le sol grisâtre desquelles on voyait se tordre des souches énormes; la pente devint assez abrupte; les chevaux se mirent au pas.

Et bientôt, suivant les détours du chemin, on aperçut, entre des escarpements de verdure sombre, des petites baies aux contours aigus, dans lesquelles une eau d'un bleu pur, intense, refluait avec douceur, puis blanchissait tout à coup et bouillonnait en écume neigeuse au contact des rochers noirs. Quelquefois un batelet de pêcheur se balançait au fond de ces baies; d'autres étaient désertes comme les rivages d'un monde inexploré. A mesure que l'on montait, elles paraissaient plus profondes, et la mer y prenait des tons plus nets et plus foncés de saphir. Puis la route obliquait un peu; quelque haie de rosiers en fleur cachait l'abîme; et, relevant les yeux, on ne voyait au delà, sous la pluie éblouissante de lumière, que le miroitement du large, les millions de vagues dansant sous le soleil, dansant dans la liberté de l'étendue, jusqu'à la lointaine Afrique.

Gisèle admirait. «C'est vraiment très beau,» fit-elle. «Pourquoi ne dis-tu rien, Simone?»

Simone tourna vers elle ses yeux clairs, où passa tout l'effarement de son âme. Elle avait [Pg 136] peur de son idée de mourir, maintenant que son regard plongeait dans les fissures de ces âpres roches. Se briser sur toutes ces pointes cruelles... Oh! jamais elle n'en aurait le courage. Mais que faire? Que devenir? Son amie remarqua sa tristesse, et ne s'en étonna point: être triste sans cause, être joyeuse sans plus de raison, semblait tout à fait simple à cette fantasque Gisèle, dont la nervosité passait des plus folles fièvres aux plus accablantes nostalgies. Mais, pour le moment, lasse de l'humeur contemplative, elle se tourna vers son mari:

—Tiens! vous voilà réveillé, Édouard? Est-ce que vous avez bien dormi?

—Je n'ai pas dormi, protesta-t-il.

—Alors que faisiez-vous? Vous n'avez pas ouvert la bouche.

—C'est que je réfléchissais.

Elle éclata de rire, assez méchamment.

—Oh! qu'est-ce que vous réfléchissiez? L'azur du ciel?

Chambertier ne dit rien; mais, presque aussitôt, Simone crut sentir qu'il approchait une jambe de la sienne et que la bottine de cet homme cherchait à effleurer son pied. N'était-ce qu'un cahot de la voiture? Voulait-il ainsi la prendre à témoin des dédains que Gisèle lui infligeait à tout propos? Ou bien risquait-il une marque d'intelligence plus tendre, que rien n'autorisait? [Pg 137] Elle se recula, et n'eut pas à subir une seconde tentative—si toutefois c'en était une,—car on descendit de voiture sur la petite place du village de Giens, entre l'église et l'unique auberge. Mais, dans la disposition d'esprit où se trouvait Mme Mervil, ce fait accrut l'amertume de sa rêverie. Elle pensa: «Comme c'est écœurant, l'existence! Que de vilaines complications dans un milieu pourtant restreint! Ces gens ne se doutent guère que mon amant vient me poursuivre jusque chez eux. Mon mari m'a trompée; j'ai trompé mon mari; Gisèle trompera le sien; et le sien, tout à l'heure, dans cette voiture, osait... quel dégoût! Et pourtant, nous passons pour honnêtes; nous le sommes peut-être... Car je suis la plus coupable d'eux tous, et je me sens si peu faite pour le vice!... Est-ce donc une fatalité?»

Sur le seuil de l'auberge, un pêcheur déposait, avec le geste las mais content d'un homme qui vient de finir sa tâche, un grand panier rempli d'oursins. Une odeur saline, âpre et fraîche, montait de ces coques noires et hérissées, encore toutes luisantes d'eau de mer, et dont quelques-unes gardaient entre leurs piquants un enchevêtrement de fines algues et de mousses marines.

—Tiens! dit Gisèle, nous allons en manger pour notre goûter.

Elle se fit ouvrir plusieurs coquilles, et elle restait [Pg 138] debout, rieuse, d'une si fine élégance dans ce décor de vie pauvre et de sauvage nature, humant la pulpe rouge de ces bêtes qui ont un goût de fleur et de marée. Simone, malgré sa propre détresse d'âme, subit le charme de cette femme et de ce lieu. Plus tard—plus tard!...—en pensant à Gisèle, c'est ainsi que souvent elle devait la revoir: mangeant des oursins dans le pan d'ombre d'une maison simple, aux lignes sèches découpées sur le bleu violent d'un ciel méridional, avec un arôme de mer dans l'air tranquille, et, tout autour, une sensation de chaleur et d'espace.

—Tu n'en veux pas?

—Merci, je les déteste.

—Vous avez bien raison, madame Mervil, c'est comme moi, dit Chambertier, qui tirait du coffre de la voiture des gâteaux, des fruits confits, des oranges et du vin de Brégançon.

Mais Simone ne toucha pas plus à ces provisions qu'aux oursins. Elle s'écarta de ses amis, les devança sur les ruines de l'ancien fort, d'où la vue est si merveilleusement belle. Toutefois, à cette heure, le soleil dévorait tout; un poudroiement de lumière embrumait d'or toute la côte, depuis le cap Sicié jusqu'aux plus lointaines montagnes des Maures; tout près seulement, le dessin des îles d'Hyères apparaissait, net et sombre; et il y avait une couleur, une seule, que [Pg 139] toute cette clarté n'absorbait pas: c'était le bleu de la Méditerranée, ce bleu profond et pur, qui, loin de s'atténuer et de pâlir, s'avivait sous les rayons.

Tout à coup, Simone, en se retournant, vit Gisèle à son côté.

Mme Chambertier ne regardait pas vers la terre. Ses yeux—ses beaux yeux de langueur et de caresse—se perdaient dans le mystère du large. Ses narines de faunesse eurent un battement de sensualité.

—Oh! dis, murmura-t-elle, comme ce serait bon de s'en aller tout là-bas, au hasard, dans l'inconnu, avec quelqu'un que l'on aimerait follement!

—Bah! répliqua Simone, tout n'est beau que de loin... l'amour comme le reste. Cela ne vaut pas le voyage.

—Toi, reprit Gisèle, si tu n'étais pas mariée, tu finirais dans un couvent.

—Ah! s'écria Mme Mervil avec un accent de telle tristesse que son amie en fut troublée, ce n'est pas d'amour et de départ que cette mer me donne envie.

—De quoi donc?

—De repos... Je voudrais avoir le courage de m'enfoncer sous ces vagues bleues, de m'y étendre et d'y dormir... toujours.

—Ça te passera, dit Gisèle. J'ai éprouvé cette [Pg 140] maladie-là, mais je suis bien résolue à en guérir, par exemple!

—Tu y connais un remède?

—Je crois sincèrement qu'il n'y en a qu'un.

—Et lequel?

—Un bel et bon amour, dans lequel on se lance à plein cœur. Quelque folle toquade qui vous fasse marcher sans les voir sur toutes les conventions, les ennuis et les hontes de cette bête d'existence. Un être qui vous ensorcelle, qui vous tourmente et qui vous intéresse... Un flirt, comme disent nos hypocrites amies de là-bas... Dieu! que je trouve ce mot lâche et laid! Pourquoi ne pas dire: un amant?

Simone n'essaya point de répondre. Un doute lui venait. Ce bonheur que vantait Gisèle, ce bonheur coupable et caché, avait peut-être, en effet, un prix incomparable. N'y avait-elle pas trouvé des joies, des émotions, que la vie ne lui offrirait plus? N'était-ce pas seulement un absurde scrupule qui le lui avait empoisonné? Elle était près d'envier l'audace et la passion de son amie. Ne regretterait-elle jamais ce qu'elle allait perdre? Elle pouvait encore étendre la main et ressaisir ce rêve de félicité,—ce rêve qui, près de s'évanouir, prenait une singulière puissance de charme et de séduction... L'image de Jean passa devant ses yeux... Une intolérable convulsion d'angoisse lui fit défaillir le cœur.

[Pg 141]

—Qu'as-tu? dit Gisèle en lui mettant un bras autour de la taille. Tu es toute pâle... Mais tu as les larmes aux yeux, petite Simone! Oh! ce n'est pas bien d'avoir un chagrin et de ne pas me le dire.

—Non, ce n'est rien, répondit Mme Mervil. Je t'assure que je n'ai rien... C'est trop bête!

Les deux jeunes femmes s'étaient éloignées du village, et venaient de s'engager dans un petit sentier surplombant la mer.

—Ta belle-mère et ton mari doivent nous attendre. Viens, retournons, reprit Simone.

Car elle avait peur—dans son trouble—de se laisser amollir par cette amicale tendresse, par cette complicité câline de femme qui pressent et absout l'amour; elle avait peur de trahir, par une parole ou par un sanglot, son torturant secret. Et, d'autre part, ce secret, une invincible pudeur d'âme le scellait au bord de ses lèvres; elle sentait que les plus fines nuances de ses sentiments resteraient inexprimées, insaisissables; elle savait que les subtilités de sa conscience, ses doutes, les bizarres dédoublements de sa sensibilité, ne seraient pas compris... Donc elle se raidissait contre l'instinctif besoin de faire toucher les plaies de son cœur à une main légère, caressante...

Gisèle maintenant l'embrassait, l'attirait contre elle, tout impressionnée par ce silence au fond duquel tremblait une douleur.

[Pg 142]

—Alors, tu ne veux rien me dire? Tu n'as donc pas confiance en moi? Tu ne m'aimes donc pas?

—Ah! si, mignonne, je t'aime bien, toi, va! murmura Simone, en appuyant sa tête sur l'épaule de son amie.

—Mon Dieu! que tu es jolie! s'écria Gisèle, qui l'écarta pour tâcher de lire dans les yeux clairs aux cils mouillés. Peut-on avoir des idées noires quand on est jolie comme ça? Dis donc... ajouta-t-elle tout bas avec un clignement de paupières, il n'est pas à plaindre, celui pour qui tu pleures.

—Je ne pleure pour personne.

—Allons donc! Est-ce qu'à notre âge il y a d'autres peines que les peines de cœur? Ah! si j'étais un homme, je saurais comment m'y prendre pour sécher ces beaux yeux-là.

Leur pensée ne dépassa point le badinage de cette câlinerie. Mais, inconsciemment, l'amour dont elles avaient parlé, dont elles frissonnaient sourdement, dont elles étaient pétries, mettait une suavité sur leurs lèvres, une trouble douceur au fond de leurs yeux. Et la secrète alliance contre l'homme—contre l'homme dont elles avaient souffert, dont elles souffriraient encore puisqu'elles aimeraient—les faisait se serrer plus étroitement l'une contre l'autre.

—Enfin, vous voilà! dit la voix de Chambertier. Et vous êtes là, installées, à vous faire des [Pg 143] confidences!... Les femmes sont extraordinaires, ma parole! Dans la voiture, vous n'aviez pas un mot à dire; et maintenant, quand nous vous attendons... Mais c'est tout à l'heure qu'il fallait vous dire tout cela: ça nous aurait amusés en route.

—Ah! oui, je ne dis pas. Ç'aurait pu vous amuser, dit tranquillement Gisèle avec une froideur d'ironie qui fit un peu de mal à Simone.

—Dépêchons-nous, reprit Chambertier. Nous passerons à la Tour-Fondue. Il faut absolument montrer cela à Mme Mervil.

On remonta dans la voiture; les chevaux, qui somnolaient, secouèrent leurs sonnailles; le cocher fit claquer son fouet, et l'on redescendit au grand trot la route gravie au pas il y avait une heure. Mais bientôt on prit un chemin de traverse qui pénétrait sous un bois de pins-parasols; la mer disparut, les yeux se reposèrent en des profondeurs d'un vert obscur; une fraîcheur descendit des dômes opaques et arrondis que ces arbres étalent avec une régularité de monstrueux champignons aux pieds élancés et très minces; des parfums de romarin et de lavande se dégageaient du fouillis des plantes où s'enfonçaient leurs troncs.

Un tournant de la route fit découvrir un cavalier qui suivait en avant la même direction, et qui s'en allait au petit galop. Il disparut derrière les [Pg 144] arbres. Un peu plus loin, on le revit; il avait mis sa bête au pas.

Simone, qui avait changé de place avec Gisèle pour ne plus se trouver en face de Chambertier, tournait maintenant le dos aux chevaux. Elle n'aperçut donc pas le promeneur. Aussi reçut-elle un choc à la faire presque s'évanouir, lorsque son amie s'écria:

—Par exemple, voilà qui est trop fort! Mais c'est M. d'Espayrac!

On se trouvait maintenant si près, que Jean put entendre l'exclamation. Il s'arrêtait, saluait. La voiture lancée le dépassa; mais, sur un ordre de M. Chambertier, le cocher retint son attelage. D'Espayrac s'approcha de la portière.

Il montait un cheval de louage qui faisait mal valoir ses grâces de cavalier parfait. C'était, paraissait-il, sa plus vive préoccupation de beau sportsman vaniteux, car il commença par dire du mal de sa monture, et par jurer que, sans un vif désir de rattraper ces dames, il n'eût pas consenti à se montrer sur un carcan pareil.

—Laissez donc, dit Gisèle. Nous vous avons vu gagner des flots de rubans au Concours hippique, sur votre Saturne. Votre amour-propre est sauf. N'injuriez plus cette pauvre bête.

—On vous a donc dit, prononça Chambertier, que nous étions partis pour la presqu'île de Giens?

[Pg 145]

—Mais non, il l'a deviné, dit Gisèle avec le haussement d'épaules dont elle accueillait généralement les remarques de son mari.

Jean expliqua qu'il était arrivé pour leur rendre visite juste au moment où ils venaient de partir. Le temps de prendre cette rosse chez un loueur et il les avait suivis.

—Mais pourquoi ne pas aller d'abord au village de Giens?

C'est qu'il connaissait l'itinéraire suivi de temps immémorial par les cochers du pays: le village, puis la Tour-Fondue. Comme ses amis avaient de l'avance, le plus sûr était de les attendre à la seconde étape.

—Eh bien, marchons, reprit Gisèle. Et ne vous faites pas emballer, noble poète. Votre Pégase m'a l'air bien fougueux.

D'Espayrac, piqué, serra les jambes, toucha de l'éperon et rapprocha les doigts, si bien que le cheval tomba en main et mâcha son mors, chose oubliée depuis longtemps sans doute par ce quadrupède suranné.

On repartit. Les yeux de Simone et de Jean ne s'étaient pas une seule fois rencontrés. Le jeune homme, tout en parlant de «ces dames», n'avait adressé qu'à Gisèle toutes ses coquettes politesses. Maintenant il trottait près de la voiture, et, de temps à autre, il ripostait gaiement à quelque [Pg 146]malice lancée par Mme Chambertier. Simone était d'autant plus mal à l'aise que, pour ne pas exciter les soupçons par une inexplicable bouderie, elle devait s'efforcer de rire, prendre sa part de la joie qu'éveillait brusquement la présence de cet homme,—de cet homme qui l'avait possédée, et qui, partout, maintenant, traînerait un lambeau saignant de sa vie.

«Comme il rit de bon cœur!» pensait-elle. «Ah! il n'a donc pas souffert! Il n'éprouve rien du trouble qui m'écrase. Il ne m'a même pas aimée, ce n'était qu'un caprice. Et je me suis donnée à lui!...»

Elle n'imaginait pas qu'il pût dissimuler, grâce à cette verve apparente, une émotion qui, en réalité, crispait ce cœur masculin, sous le veston de voyage, en dépit du rire qu'affectaient la bouche et les yeux. Encore moins eût-elle soupçonné un plan arrêté d'avance, une tactique, cependant tout indiquée soit par la rancune d'un orgueil blessé au vif, soit par la stratégie amoureuse d'un cœur qui, pour en reprendre un autre, joue la comédie de l'indifférence ou de la guérison. Ce sont pourtant là des stratagèmes plus familiers à son sexe qu'à celui de M. d'Espayrac. Mais, à ce moment, Simone était moins femme que Jean, parce qu'elle se trouvait aux prises avec des sentiments plus violents et plus sincères que ceux dont il était capable.

Si M. d'Espayrac, après l'avoir ainsi déroutée [Pg 147] pas son insouciance, lui eût, à l'improviste, adressé quelque regard de souffrance et de passion, les yeux de Mme Mervil eussent probablement répondu pour la perte matérielle et morale de cette malheureuse jeune femme. Elle eût trahi son propre cœur, et livré son secret à ses amis. A tout risque eût-elle voulu s'assurer qu'il avait pris au sérieux sa tendresse, et qu'il prenait au sérieux son abandon; que le drame de sa propre existence n'était pas un simple vaudeville dans la pensée de son amant. Elle ne considérait même plus que la présence de M. d'Espayrac à Hyères montrait assez que le souci de sa personne obsédait et entraînait le poète. Avec la simplicité de son âme dépourvue de rouerie, elle se laissait prendre au piège que Jean—bien plus maître de soi, bien plus félin qu'elle-même—était venu lui tendre.

L'impression fut la même durant tout le reste de la promenade. Car M. d'Espayrac, tout en témoignant à Simone les égards pleins de banalité qu'il ne pouvait omettre sans affectation, s'occupa de Gisèle avec la séduisante galanterie dont il savait envelopper les femmes auxquelles il voulait plaire. Or, il tombait au moment le plus favorable pour ne perdre aucun de ses effets sur l'imagination de Mme Chambertier. Les nostalgiques et confus désirs qui la hantaient de plus en plus, l'impatience de vivre la vie de passion qui d'avance [Pg 148] consumait sa sensuelle beauté, l'ennui des derniers jours dans une retraite pleine de mélancolie, joints à la langueur de cet air trop doux, de cette mer trop molle, préparaient Gisèle à devenir la proie de quelque foudroyante ivresse. Déjà, la présence, l'entrain de M. d'Espayrac, le mouvement autour d'elle de cette mâle jeunesse, excitaient ses nerfs, secouaient sa nonchalance, éclairaient d'étincelles fugaces ses yeux de velours et d'ombre. Quelque chose de troublant émanait d'elle. Simone, qui fut sensible à cette transformation, se sentit tout à coup le cœur labouré de jalousie.

On arrivait à la Tour-Fondue. Ils quittèrent la voiture; M. d'Espayrac descendit de cheval. Et tous se dirigèrent vers le petit fortin qui remplace aujourd'hui l'ancienne tour féodale, disparue jusqu'au dernier vestige. Ce petit poste stratégique, diminutif minuscule des forts du Coudon et du Faron,—les formidables gardiens de la côte, qu'on aperçoit de là, bien haut dans le ciel bleu de Provence, attentifs et silencieux,—est bâti sur un îlot qu'une sorte de passerelle relie à la presqu'île. Un sous-officier, détaché de la garnison de Toulon, garde ces quelques pieds carrés de fortifications, dans lesquelles on ne laisse même pas, en ce temps de paix, les pièces d'artillerie nécessaires pour garnir cinq ou six meurtrières qui s'ouvrent dans la muraille trapue.

[Pg 149]

—Comment! s'écria Chambertier. Il n'y a que cela à voir ici! Mais où donc est la tour?

—Elle est fondue, dit gravement d'Espayrac.

Gisèle, curieuse, courait sur la passerelle, pour grimper dans le petit fort, dont elle voyait la porte ouverte. Les mots: Défense absolue d'entrer, l'arrêtèrent un instant. Puis, n'apercevant personne, elle se hasarda sur la pointe des pieds. Rien ne bougea dans cette bizarre petite place de guerre; le gardien était absent. Alors elle se mit à considérer l'île de Porquerolles, à travers une des meurtrières, dont le cadre de pierre donnait, trouvait-elle, du recul au paysage.

Une voix intentionnellement grossie la fit tressaillir.

—Vous voulez donc être arrêtée comme espionne et passée par les armes?

—Ah! Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle à Jean dans un éclat de rire.

Simone Mervil s'était arrêtée sur le léger pont de bois. Elle regardait. Le décor extérieur lui entrait dans les yeux comme l'image précise de sa souffrance. Il y avait, dans la couleur de l'eau, dans le dessin des îles, dans l'adoucissement de la lumière, toutes les nuances de sa détresse; et, vers le large, l'étendue sans fin de la mer lui peignait bien l'immensité de son incertitude. [Pg 150] Au-dessous d'elle, des petites vagues sautillantes couvraient et découvraient sans cesse l'isthme rocheux que les cinquante centimètres de marée haute propres à la Méditerranée suffisent à transformer en détroit. Simone tâchait d'engourdir sa pensée à suivre ce ruissellement sur les pierres noires. Puis, levant les yeux, elle remarquait autour de l'îlot une saillie circulaire à peine assez large pour y poser le pied; alors elle se demandait si elle aurait le courage d'y marcher; elle la suivait en imagination, jusqu'à ce qu'une tentation violente lui vînt de s'y aventurer. Mais cette distraction machinale n'atténuait pas la sensation d'endolorissement qui lui meurtrissait toute l'âme.

Au retour, Jean d'Espayrac ne se tint pas auprès de la voiture. Son cheval ne pouvait suivre, sans «traquenarder» horriblement, l'allure de l'attelage. Le jeune homme allait donc au pas ou au petit trot, rattrapant de temps à autre ses amis par un temps de galop. Se doutait-il du désordre affreux dans lequel se débattait Simone? Et que parfois elle souhaitait qu'il fût mort, et que parfois elle fondait de tendresse et du désir de son étreinte?

«Ah!» se disait-elle, «c'est ainsi que j'ai cru guérir de la trahison de Roger! Comme il me mépriserait s'il sondait mon humiliation! Non, la partie n'est pas égale: pour les hommes, l'amour [Pg 151] est un plaisir sans conséquence, un sentier fleuri que l'on parcourt tout en pensant à autre chose; mais, pour nous, c'est un chemin d'épines où nous nous déchirons le cœur.»


[Pg 152]

XI

Lettre D.

Deux ou trois jours se passèrent. Des parties furent organisées. On alla manger de la bouillabaisse à Carqueiranne, sous une tonnelle, en face de la mer. On se rendit au village des Bormettes, où se trouve une mine d'étain, d'antimoine et d'argent, récemment découverte, en exploitation depuis fort peu de temps. Gisèle se fit montrer les bennes à l'ouverture des puits, et elle voulait absolument y descendre. Ensuite elle oublia cette fantaisie pour jeter des pièces d'argent et de cuivre aux trieuses du minerai. Du haut de la galerie, elle lançait la monnaie parmi les pierres vomies avec un tapage sinistre par la mâchoire en acier du «broyeur», et qu'emportait ensuite lentement une étroite [Pg 153] voie mouvante entre deux rangs de travailleuses. Les femmes ne devaient rien laisser échapper qui méritât d'être recueilli; leurs yeux, attentifs à l'éclat du minerai, découvraient aussitôt le métal monnayé, que leurs doigts saisissaient d'un même geste prompt, avec, parfois, un mouvement de tête et un sourire de remerciement aux belles dames de là-haut. Simone, pendant un instant, s'arrêta pour regarder, sur de vastes meules tournantes en caoutchouc durci, des filets d'eau laver puis entraîner le métal, transformé en une précieuse poussière impalpable. Mais Chambertier n'eut qu'un étonnement respectueux: ce fut devant de gros tas de boue, destinés jadis à être jetés dans la mer, et dont un ingénieur, par des procédés nouveaux, s'engageait à extraire encore pour soixante mille francs de métal.

M. d'Espayrac ne manquait pas de prendre part à ces excursions. Il dînait ensuite au château. Le café était servi sur la terrasse, au-dessus de la vieille ville qui s'endormait dans l'ombre. Les heures tintant au clocher de Saint-Paul vibraient dans l'espace avec un son grêle et fêlé qui tremblait longtemps avant de mourir. Au loin, la mer pâlissait sous un ciel criblé d'étoiles. Et, dans ce décor, les racontars parisiens, qui semblaient drôles à table, perdaient le pétillement dont ils avaient moussé sous la lampe et les bougies. La conversation languissait. Ces messieurs fumaient [Pg 154] lentement; à chaque bouffée, on voyait braisiller l'étincelle de leurs cigares sur le fond noir des buissons de troënes et de camélias. A la fin, Jean se levait, et M. Chambertier renouvelait le reproche qu'il lui adressait quotidiennement de ne pas accepter dans cette maison une hospitalité complète.

—Au moins, lui dit-il un soir, venez demain de bonne heure. Quand je pense que vous n'êtes pas encore monté jusqu'en haut de la propriété!

—C'est la faute du mistral. Vous m'avez dit que c'est à ne pas tenir, quand il souffle, au sommet de votre rocher.

—Oui, mais il ne souffle plus depuis hier. Et le soleil est pire encore si vous attendez seulement dix heures. Venez très tôt. Ces dames vous serviront de guides. Moi je suis forcé de me rendre à Toulon pour une affaire.


Le matin suivant, lorsque Jean d'Espayrac, remontant l'allée de mimosas, parvint devant l'habitation, il vit Simone qui, assise devant une table rustique, écrivait sa correspondance.

—Bonjour, madame, dit-il gravement. Si cette lettre est pour Mervil, veuillez lui faire mes amitiés.

La jeune femme leva sur lui un regard droit et ferme. C'était la première fois, depuis l'arrivée [Pg 155] du poète à Hyères, qu'ils se trouvaient ainsi, seuls, en face l'un de l'autre.

—Merci, dit-elle. En effet, j'écris à Roger. Je vais lui faire votre commission.

Elle baissa de nouveau la tête. Les frisures de ses cheveux blonds brillaient doucement dans l'ombre tiède. Mais une rougeur intense envahit son cou, qui s'allongeait en s'inclinant, et que dégageait un grand collet de vieille dentelle tombant tout autour sur sa robe claire.

Jean posa les deux mains sur le bord de la table, et il avança le buste vers elle. Ses regards pesaient sur cette tête blonde qu'il voulait contraindre à se relever. Mme Mervil les sentit peut-être; en tout cas, elle dut voir son geste. Pourtant elle continua d'écrire. Alors Jean rapprocha encore son visage, et il murmura très bas:

—Simone!

Elle eut un sursaut d'inquiétude, un coup d'œil vers la maison:

—Ah! prenez garde!

Car les portes béantes laissaient voir l'intérieur, tandis qu'au-dessus d'elle les fenêtres pouvaient s'ouvrir, quelqu'un pouvait les écouter.

Une femme de chambre, d'ailleurs, parut presque aussitôt: «Madame est un peu souffrante,» venait-elle dire. «Elle est encore au lit. Elle prie Mme Mervil d'accompagner seule M. d'Espayrac jusqu'en haut du rocher.»

[Pg 156]

Simone, que cette proposition troublait, dit machinalement:

—Mais qu'a-t-elle? Ce n'est rien, j'espère? Je vais aller la voir.

En même temps elle se levait.

—Oh! non, dit la femme de chambre avec un sourire. Madame était seulement fatiguée; elle avait encore sommeil; elle doit s'être rendormie.

—Mais vous connaissez le chemin? demanda d'Espayrac à Mme Mervil.

—Oh! parfaitement, dit-elle, secouée d'un tel battement de cœur qu'elle en crut les chocs perceptibles aux oreilles de la servante et qu'elle se hâta de la congédier.

Mais celle-ci revint sur ses pas.

—Madame prie Mme Mervil de ne pas oublier le point de vue d'où l'on aperçoit les Alpes, au pied des vieilles tours, à droite... de faire remarquer à Monsieur qu'on distingue les Alpes.

—Descendez-moi mon chapeau et mon ombrelle, commanda Simone.

Ils partirent. Simone marchait en avant, car, tout de suite derrière la maison, commençaient d'étroits sentiers en lacet, coupés de temps à autre par des marches de pierre. C'était encore le jardin cultivé; des buissons de roses bordaient le petit chemin, et, sur les terre-pleins, des jardiniers retournaient le sol afin d'y planter de la vigne. [Pg 157] Bientôt le sentier devint plus abrupt; les escaliers n'étaient plus que des saillies de roc dont les schistes formaient des degrés naturels; des arbousiers, des houx, des yeuses, remplacèrent les myrtes, les troënes, les mimosas; l'air devint plus léger; l'horizon s'agrandit. En se tournant vers la mer, ils virent que les îles ne bornaient plus la vue; au delà de Giens, de Porquerolles, une mince bande scintillante se dessinait à présent; c'était le large, l'infini, la libre Méditerranée. Au-dessous d'eux, des rochers qu'ils avaient contournés se hérissaient, cachant la maison, effaçant toute présence humaine, donnant une impression de nature sauvage et de profonde solitude. Puis, tout autour, tout là-haut, à d'incroyables distances, dans l'absolue pureté du ciel, s'étendaient le silence et l'espace.

Simone respira longuement, avec un frémissement de tout son être; ses narines, si délicates, eurent un imperceptible gonflement de fierté; elle venait de se sentir soudain pleine de courage et de calme. Ses yeux, éclairés de franchise, cherchèrent bravement ceux de Jean. Le jeune homme la regardait, sans mot dire, avec tout ce qu'il pouvait mettre de reproche triste dans l'outremer de ses larges prunelles.

—Eh bien! vous êtes contente, lui dit-il enfin, de m'avoir fait tant de mal?

Voilà, malheureusement pour lui, ce qu'elle ne [Pg 158] pouvait pas croire. Depuis trois ou quatre jours qu'il flirtait avec Gisèle, s'il n'avait joué que le rôle d'un homme véritablement blessé, trop fier pour laisser voir sa blessure, il aurait eu quelque défaillance dans son jeu, quelque silence ou quelque regard, quelque ironie même, qui eût fait tressaillir Simone comme un éclair de sincérité. Mais il s'était montré si pareil à lui-même; il avait si bien été ce que toujours elle avait pu le voir: le beau séducteur charmeur et charmé, l'homme qui se sent irrésistible, le poète qui dans un type de femme nouveau n'entrevoit qu'une rime nouvelle, le gentilhomme à qui toute jolie petite bourgeoise appartient par droit du seigneur, et—il lui fallait bien se le dire—le mâle aussi, le mâle jeune et fort à qui toute caresse qui s'offre fait oublier bien vite la caresse qui se refuse; il avait trop été le Jean qui l'avait conquise pour être maintenant le Jean que sa fuite eût meurtri, qui l'eût pleurée, regrettée, poursuivie et rappelée éperdument.

—Oh! dit-elle avec une amertume qu'elle ne sut pas dissimuler, dispensez-moi de vous plaindre. Personne ne vous prendrait pour un homme malheureux.

—Simone, dit-il en s'animant, je n'aurais jamais cru que vous fussiez une coquette.

Elle protesta. C'était bien là sa crainte, de passer—aux yeux de cet être placé désormais [Pg 159] à part dans l'univers—pour une femme qui se donne et se reprend facilement, par amusement ou curiosité, elle qui payait si cher la plus furtive sensation. Mais Jean, maintenant, l'accusait presque avec violence. Dans son tête-à-tête avec elle, il éprouvait le réveil de son amour-propre froissé, de son désir déçu, de son réel désappointement, qui, pendant quelques semaines, avait donné un goût si amer à sa vie.

Ce désappointement, qui l'avait amené dans le Midi, à la poursuite de Simone, s'était atténué depuis, il est vrai, entre l'abattement de sa maîtresse et la contagieuse surexcitation de Mme Chambertier. Déchiffrer l'énigme d'un cœur qu'on venait de lui fermer paraissait à d'Espayrac une besogne plus aride que partager la folie d'un corps qui semblait s'offrir. Devant les provocations évidentes de Gisèle, il s'était rappelé avec quelle ardeur irritante il avait désiré cette femme bien avant de se griser avec la fraîche beauté blonde de Simone. S'il eût gardé l'amour de celle-ci, peut-être l'orgueil de posséder une mondaine si peu accessible aux entreprises, d'une réputation si fièrement établie, l'aurait-il haussé jusqu'au dédain d'une tentation qui sollicitait exclusivement son sang et ses nerfs. Mais le dépit l'avait poussé tout droit vers le piège. Bien qu'il n'y fût point tombé encore, les pas accomplis de ce côté lui inspiraient un regret sourd, une honte vague, et il s'en prenait [Pg 160] à Simone, comme, d'ailleurs, il en avait un peu le droit.

—Quel respect, lui dit-il, pouvons-nous conserver envers les femmes, quand celles que nous élevions le plus haut se conduisent de la sorte? Ah! Simone, votre amour faisait de moi un autre homme. Pour la première fois je mêlais de l'adoration, de l'émotion, de la tendresse, aux joies des sens... Je croyais en vous, j'étais reconnaissant du sacrifice que vous me faisiez, sacrifice de vos délicatesses, de votre ombrageuse vertu, de vos scrupules, de vos pudeurs... Un sacrifice!... Allons donc! Quand on a vraiment d'un tel prix acheté quelque chose, on y tient, à cette chose, on ne la rejette pas au bout de quinze jours!

—Alors, dit Simone toute pâle, vous croyez?...

—Je crois, reprit Jean, qu'une honnête femme doit être honnête envers son amant, quand elle en prend un, et que la vertu ne peut pas servir à faire autant de mal qu'en ferait la plus perverse coquetterie.

—Mon Dieu! s'écria Simone, c'est épouvantable. Je m'étais déjà dit ces choses-là.

D'Espayrac fut déconcerté, car il s'attendait à une crise d'indignation qui lui eût permis d'être plus dur encore. Sa colère, à lui, allait en augmentant, parce que Simone ne s'excusait pas, ne donnait aucune explication, ne se révoltait pas quand il parlait de leur amour comme d'une chose [Pg 161] finie. Il avait envie de lui crier des brutalités, de lui dire—sans le croire—qu'il la soupçonnait de l'avoir quitté pour un autre amant; qu'une aussi courte liaison, jamais il n'en avait eu même avec des filles, car toutes s'étaient séparées de lui convenablement. Il s'affolait de fureur à la pensée que c'était bien vrai, que cette Simone—la seule de ses maîtresses qui lui eût inspiré de l'estime—lui infligeait réellement le plus brutal des lâchages.

Mais, pour échapper à cette scène si différente des plaintes passionnées et des supplications dont à l'avance elle avait eu peur, Simone s'était remise en marche. Elle s'avançait au milieu d'un plateau couvert d'une herbe drue et fine, sous le feuillage gris de jeunes oliviers. Du bout de son ombrelle fermée, elle touchait le sol de temps à autre; sa robe de batiste à fond ivoire, dont le bord traînait, courbait les plantes par derrière, et, quand elle avait passé, une foule de petites pointes vertes se redressaient avec des frissons de choses vivantes; l'ombre grêle des rameaux faisait des taches mouvantes sur sa taille et sur ses hanches, dont le balancement avait comme une langueur découragée; au-dessus de son collet de dentelle sa nuque blonde s'érigeait avec la soie des cheveux, plus pâles près de la peau. Jean se souvint des petits rires d'extase qu'elle avait roucoulés un jour qu'il la mordillait à cette place... A ce [Pg 162] moment, le pied de Simone tourna sur une pierre; il accourut pour la soutenir, la saisit dans ses bras, et, avant qu'elle pût s'en défendre, il la baisait éperdument.

—Méchante! murmurait-il, méchante!... Pourquoi m'as-tu boudé! Pourquoi m'as-tu fait penser de vilaines choses?... Pourquoi m'en as-tu fait dire?... Pardonne-moi... J'étais fou! Mais dis-moi donc que tu m'aimes!...

Simone n'essaya pas plus de se soustraire à ses baisers que, tout à l'heure, à ses reproches. Elle les accueillit avec des lèvres tristes et passionnées. Même elle l'étreignit un instant avec l'énergie dont on retient quelque chose de précieux qui vous échappe. L'état violent et désespéré de son âme prêtait à son frêle corps, plutôt indifférent et paisible, une ardeur qui, tout à coup, lui rendait ses résolutions presque impossibles à accomplir.

—Ah! soupira-t-elle, tandis que d'irrésistibles larmes noyaient la douceur de ses yeux, la vie est une chose affreuse, mon ami... Une chose cruelle et affreuse!

—Parce que tu ne sais pas la prendre, petite folle chérie. Elle est si simple! Bien moins compliquée que tu ne te la fabriques.

Au ton de badinage et de câlinerie qu'il mit à cette réponse, Simone sut combien la pensée de cet homme était loin de sa propre pensée. S'il [Pg 163] pouvait lire en elle-même, il sourirait probablement avec une pitié mêlée de scepticisme. La substance solide et matérielle de son cœur, à lui, n'offrait pas de prises aux fines pointes aiguës dont elle sentait le sien tout criblé. Quelle nature heureuse il avait, lui qui pouvait, sans souffrir, tromper un ami, et, probablement, trahir une maîtresse; lui qui pouvait aimer sans que son amour lui fît mal! C'était là, sans doute, la supériorité masculine, et elle, Simone, n'était qu'une femme nerveuse, incapable de sérénité soit dans la vertu, soit dans le plaisir. Elle envia cette belle sensualité tranquille, avec laquelle il lui baisait la bouche sans vouloir connaître ce qui lui gonflait si douloureusement la poitrine et les paupières.

—Oui, dit-elle avec une pauvre ironie, c'est vous qui avez raison. J'ai le caractère mal fait. Quand on n'a pas plus de bravoure dans la faute, on ne devrait pas la commettre.

—La faute? répéta Jean. Ah! voilà les grands mots... Tu n'es pas raisonnable.

—Je le sais bien.

—Mais puisque c'est fait, petite bête! Est-ce qu'on doit se tourmenter pour ce qui est accompli, irrévocable? Le mieux est d'en profiter. C'est l'existence, cela, Simone. Tu n'as rien commis de pire que tant d'autres.

—Jean, dit-elle, je vous en supplie, ne me tutoyez pas!...

[Pg 164]

Les yeux du jeune homme se durcirent. Il comprit que, malgré l'attendrissement de tout à l'heure, où, pendant une minute, il l'avait sentie se fondre dans ses bras, elle n'était plus à lui; il devina, sous cette douleur, l'obstination d'une volonté d'autant plus difficile à vaincre qu'elle ne se raisonnait pas et qu'elle ne discuterait pas. Cette femme s'était donnée; cette femme se reprenait. Savait-elle au juste pourquoi? Non, certes. Elle considérait sans doute la première action comme une faute, la seconde comme une expiation. Qu'importaient les étiquettes ainsi distribuées par sa petite cervelle? Le fait est qu'un jour elle l'avait préféré à tout, et qu'aujourd'hui elle lui préférait autre chose: son mari, ou le bon Dieu, ou un autre amant... Pouvait-on savoir? Et cela presque d'une heure à l'autre!... Elle était femme, voilà tout. D'Espayrac se retint pour ne pas hausser les épaules. Lui qui, très sérieusement, gardait à Simone de l'estime lorsque, à Meudon, elle se donnait à lui, commençait de la mépriser maintenant qu'elle voulait reconquérir son honnêteté perdue. Et là, dans ce champ pâle d'oliviers, durant cet inoubliable matin, Simone le vit passer, le mépris qu'elle craignait plus que la mort, dans ces prunelles d'homme,—dans ces prunelles au fond desquelles tous ses efforts n'effaceraient pas la vision de sa chair, les images de sa possession.

[Pg 165]

Elle frissonna.

Un souffle froid glissa entre leurs deux âmes, entre leurs deux corps, tout émus pourtant par un seul baiser il y avait à peine quelques secondes. En cet instant ils ne s'aimaient plus, ils ne se désiraient plus. Quant à se comprendre, ils ne le cherchaient même pas. Chacun se sentait tyrannisé par la violence d'une égoïste douleur; et le seul soulagement qu'ils eussent pu ressentir fût venu à chacun de la certitude que l'autre souffrait autant que lui.

Ils poursuivirent leur ascension. Ils parlèrent de l'ancienne forteresse, dans l'enceinte ruinée de laquelle ils pénétraient maintenant. Ils se firent mutuellement remarquer des détails du paysage. Quand ils parvinrent au pied des vieilles tours, d'où l'on découvre une vue toute différente, M. d'Espayrac fut étonné d'apercevoir, en perdant la perspective de la mer, un paysage de montagnes. De toutes parts des collines s'étageaient, et la violente lumière, en accentuant leurs ombres, leur prêtait un relief saisissant. Entre elles, une vallée s'élargissait, où l'on voyait courir, avec une blancheur de satin parmi la verdure des vignes, la route de Toulon. Un sinueux cours d'eau faisait, par places, des taches d'un bleu si vif qu'il en était invraisemblable; et des bastides aux toits de tuiles rouges s'éparpillaient, abritées pour la plupart contre le mistral par une [Pg 166] muraille de hauts ifs pointus, qui s'alignaient au bord des jardins pleins de roses, avec une rigidité funéraire.

—Maintenant, regardez les Alpes, dit Mme Mervil.

—Où donc? demanda Jean.

Il fallait une certaine application pour distinguer leurs vagues cimes, d'un dessin si vaporeux, à peine plus pâle que le bord argenté du ciel, entre les déchiquetures noires des montagnes des Maures. Mais, quand on avait nettement aperçu l'un des glaciers, on en découvrait un autre, puis un autre encore; toute la chaîne, là-bas, déroulait dans l'azur l'éternité de ses neiges... Et ces blancs sommets entrevus s'emparaient de l'imagination, qu'ils remplissaient tout entière de leur lointaine majesté.

—A présent, dit Simone, il nous faut revenir un peu sur nos pas si nous voulons explorer les ruines.

Elle ramena M. d'Espayrac devant l'entrée de la forteresse. Ils s'arrêtèrent pour examiner dans la pierre les rainures où, des siècles auparavant, glissait quelque porte massive, que l'on hissait avec des chaînes, et ils reconnurent les mortaises où s'enfonçaient les barres de fer dont on la fortifiait à l'intérieur. Des escaliers s'offraient dans l'épaisseur même des murailles; ils y montèrent pour jeter un regard par les jours étroits d'où les [Pg 167] assiégés surveillaient l'ennemi. Ils se penchèrent sur les mâchicoulis par où ruisselaient autrefois l'huile et la poix bouillantes. Ils voulurent explorer une salle de garde voûtée, suspendue à l'angle d'une tour, et par les étroites ouvertures de laquelle on découvrait tout le pays. Pour y parvenir, il n'y avait plus d'autre chemin que la crête d'un mur élevé, sur laquelle on ne pouvait marcher sans imprudence, surtout à cause de l'effritement des pierres. Simone s'y risqua par bravade; Jean la suivit; et le sentiment de ce réel danger rouvrit la source de leurs émotions plus tendres. Dans ce repaire de soldats, où c'est à peine si l'on pouvait tenir debout sans se courber, et où régnait depuis mille ans peut-être la même demi-obscurité lugubre, Jean reprit la main de Simone et lui demanda si elle ne l'avait pas aimé.

—Ne parlez plus de cela, dit-elle. J'étais folle... j'étais coupable...

—M'aimiez-vous?

—Soyez généreux. Ne me demandez rien...

—Et vous, soyez franche! Parbleu! je ne vous reprendrai pas de force... Et nous n'avons rien à nous cacher. M'avez-vous aimé, Simone?

—Vous le savez bien.

—Alors vous m'aimerez encore. Et vous vous repentirez de ce que vous faites aujourd'hui, quel qu'en soit le motif.

—Le motif!... Ah! Jean, si vous saviez comme [Pg 168] je voudrais être comprise par vous! Est-ce possible que vous ne puissiez être que mon amant ou mon ennemi?

—Oui, dit-il d'une voix dure, vous êtes comme toutes les femmes: vous voudriez reprendre votre personne et garder mon amour. Si, au lieu d'indignation, je vous montrais de la souffrance, votre nouvelle vertu ne vous coûterait guère.

—Mon Dieu!... gémit-elle.

Et, sur un geste qu'il fit, comme pour la saisir, elle ajouta:

—Sortons, nous n'avons plus rien à nous dire.

Un éclair de folie traversa le cerveau de Jean.

—Si! murmura-t-il, si, j'ai quelque chose à te dire... Simone... Ah! Simone...

Déjà il l'étreignait, emporté de colère et de désir, dominé lui-même par sa résolution farouche. Il parut à Simone adorable et effrayant. Pourtant elle eut la suprême force de lui résister; elle se tordit sur son bras, détournant la bouche de ces lèvres dont elle redoutait tant la douceur. Alors il ne se posséda plus... Ses mains devinrent brutales... Mais elle, qui luttait silencieusement, les dents serrées, les nerfs roidis, tout à coup eut une inspiration; elle jeta un cri:

—Ah!... vous me faites mal!...

Ce fut si sincère et si déchirant qu'il eut peur: car il n'avait pas mesuré sa violence, et il crut lui avoir tordu cruellement le poignet. Dans sa surprise, [Pg 169] il la lâcha presque... Elle fit un effort, se dégagea, bondit hors de l'ouverture, et... se mit à courir sur l'étroite crête de la muraille.

Le cœur de Jean cessa de battre; ce garçon robuste sentit ses bras s'amollir, ses jambes se briser... Cela dura quelques secondes, puis il vit Simone atteindre saine et sauve l'extrémité du périlleux chemin; mais elle avait chancelé vers la fin de la course; une pierre, détachée sous ses pas, tomba dans le vide et rebondit sur le rocher avec un bruit sourd, à une vingtaine de mètres au-dessous.

M. d'Espayrac ne recouvra pas tout de suite assez de sang-froid pour la suivre; un tel trouble le secouait encore qu'il ne se croyait pas le pied suffisamment sûr. A la fin, il se hasarda, non sans une appréhension plus grande que lorsqu'il avait passé la première fois. Quand il fut de l'autre côté, il ne trouva plus Mme Mervil; mais, s'étant engagé dans l'escalier qui subsiste à cet endroit au flanc de la ruine, il aperçut de nouveau la jeune femme; elle descendait les lacets de la colline, précipitamment, comme pour le fuir.

A cette vue, tout s'effaça dans l'esprit de Jean, excepté son ressentiment furieux. Ah! elle avait couru un danger mortel plutôt que de lui appartenir une fois de plus! Ah! elle l'avait repoussé, presque frappé, comme un manant trop audacieux, elle qui naguère s'abandonnait entre ses [Pg 170] bras! Eh bien, il ne songerait pas à elle une heure de plus. Elle ne compterait pas dans sa vie plus que ces créatures de hasard dont on s'amuse et qu'on oublie. Elle valait moins que ces créatures, d'ailleurs; celles-là sont forcées par le besoin de remplir leur triste métier. Tandis que Simone Mervil!... Les syllabes de ce nom, mentalement prononcées, causaient encore à d'Espayrac une secousse d'émotion et de regret; puis la colère le soulevait de nouveau quand s'éveillait le souvenir des humiliations subies. «Ah!» pensait-il, «comme elle eût été punie, si, après la façon dont elle s'est débarrassée de moi par sa feinte maladie et par son voyage, elle ne m'avait pas vu la poursuivre jusqu'à Hyères! Ou, du moins, si ce matin je n'avais pas eu la bêtise de lui rappeler le passé, de la supplier, et même... Sacrebleu, que j'ai été idiot! J'aurais dû savoir que rien au monde ne vaut pour les femmes le plaisir d'affoler jusqu'à la violence le désir d'un homme, puis de le planter là pour se draper dans leur vertu. C'est le bonheur complet pour elles, et tout y trouve son compte: leur vanité, leur embryon de conscience morale, leur cruauté naturelle, et même leurs sens paresseux, que cette excitation émoustille et satisfait. Je commence à croire, parole d'honneur, que la vertu de ces pécores-là est plus vicieuse que leurs vices!»

Cette conclusion amenait M. d'Espayrac dans [Pg 171] le champ d'oliviers, où, tout à l'heure, il avait embrassé Simone sans qu'elle se défendît. «J'aurais dû la jeter sur cette herbe-là,» se dit-il. «Elle voulait bien alors. J'ai parlementé, c'est ce qui m'a perdu.»

Il l'aperçut, appuyée contre un arbre, son fin visage tout pâle, et qui regardait la mer. Il ralentit le pas, pour lui donner le temps de se remettre en marche. Mais elle se détourna, le vit, et ne bougea pas.

—Vous m'attendez, madame? lui demanda-t-il quand il fut tout près.

—Oui, monsieur, il faut bien que nous rentrions ensemble.

Elle repartit en avant. Et tous deux, sans ajouter une parole, descendirent les degrés de schiste, le sentier bordé de roses, et enfin les marches de pierre qui les amenèrent devant la maison.

Gisèle, se penchant hors d'une fenêtre, cria:

—Eh bien, était-ce beau? Vous restez déjeuner avec nous, monsieur d'Espayrac?

—Certainement, madame, avec le plus grand plaisir, dit-il d'un air plein d'entrain.

Il se jeta dans un fauteuil d'osier, à l'ombre d'un groupe de poivriers aux fines chevelures, tandis que Mme Mervil ouvrait des lettres, apportées en son absence, et qu'un domestique venait de lui remettre.

[Pg 172]

Un instant après, Mme Chambertier parut dans l'embrasure du porche, entre l'encadrement du lierre. Elle portait une robe d'une nuance fausse et charmante, avec une petite veste en point de Venise appliquée sur le corsage; ses longs yeux avaient une douceur plus alanguie encore que de coutume; entre ses lèvres si rouges, retroussées d'un peu d'ironie, brillaient ses dents humides, et ses cheveux noirs, aux artificiels reflets de cuivre, ajoutaient à sa physionomie quelque chose de voluptueux et de barbare.

Simone, qui releva les yeux, fut frappée de sa beauté.

—Tu as de mauvaises nouvelles? Qu'est-ce qui arrive? Tu es blanche comme un linge!... s'écria Mme Chambertier.

La pâleur de sa triste promenade transformait d'une effrayante façon le visage de Simone. On eût dit que tout son sang avait coulé par une invisible blessure. Pourtant l'exclamation alarmée de son amie fit courir sur ses joues une ombre rose, qui s'évanouit aussitôt.

—Ta petite Paulette n'est pas malade, j'espère?

Il en coûtait à Simone de mentir lorsqu'il s'agissait de la santé de sa fille; elle se figurait lui porter malheur. Pourtant il ne lui vint pas d'autre excuse. D'ailleurs elle était résolue à partir le jour même, et ne pouvait alléguer de meilleur prétexte qu'une maladie de l'un des siens.

[Pg 173]

—Ah! dit-elle, justement... Figure-toi, ma chérie, que Paulette est malade. Mon mari me rappelle. Je mourrais d'inquiétude si je ne partais pas tout de suite. Je vais prendre le train de trois heures. C'est celui, n'est-ce pas? qui doit correspondre avec le rapide, à Toulon.


[Pg 174]

XII

Lettre Q.

Quand Simone Mervil se trouva de retour à Paris, un découragement très profond s'empara d'elle. Il lui sembla que l'horizon de son existence, illimité jusque-là, se fermait. Cette vague attente du bonheur de demain plus complet que celui d'aujourd'hui, dont l'illusoire enchantement précipite les pas des hommes, semblait, dans son cœur, s'être brusquement éteinte. Elle n'avait plus de raison pour marcher vers l'avenir. D'elle-même et volontairement elle avait muré l'inconnu. A vingt-sept ans, sa vie devenait une impasse, dont elle aurait sans cesse devant les yeux le but morne et sans au-delà. Elle toucha le fond de cette pire [Pg 175] des humaines misères: l'indicible ennui des êtres et des choses.

Certes elle aimait son mari et sa fille; pourtant, si elle avait pu mourir, comme elle le souhaitait parfois, elle leur eût dit un adieu très attendri mais sans déchirement. Elle les considérait avec un aiguillon tout nouveau de curiosité dans son affection, et elle s'étonnait de l'énergie qu'ils mettaient à vivre. Car le musicien travaillait sans cesse, à travers les alternatives d'enthousiasme et de désespoir qui soulèvent et brisent les vrais artistes; et quant à Paulette, ses journées étaient une succession de joies violentes et de chagrins non moins violents, à propos des minuscules événements dont est tissue l'enfance. Cette fillette apprenait tout, sans aucune peine, excepté le self-control que sa gouvernante anglaise cherchait vainement à lui inculquer; elle apportait à ses jeux comme à ses études une passion extraordinaire. Simone qui, jadis, la reprenait pour son impétuosité de poulain sauvage, pour sa garçonnière brusquerie, pour l'ardeur de ses caprices, maintenant la laissait faire, lui jetait la bride sur le cou, pour le plaisir de voir s'agiter autour d'elle cette exubérance qui secouait, trompait, entraînait sa propre mortelle lassitude. Quand elle entendait le rire de Paulette—ce rire d'allégresse absolue,—quand elle voyait les yeux de l'enfant s'éclairer d'un bonheur merveilleux à la promesse [Pg 176] d'une bagatelle, la jeune mère éprouvait une émotion confuse qui lui faisait du bien. Cette fraîcheur d'âme, cette puissance d'espoir, cette plénitude de sensation, lui semblaient une chose admirable et touchante. Elle l'avait possédée, cette chose, et elle l'avait perdue. Sa Paulette aussi perdrait tout cela un jour... Hélas! quel piège que la vie!


—Roger, dit un jour Mme Mervil à son mari, si tu voulais, nous irions à la campagne de très bonne heure cette année.

Le musicien fut enchanté de cette proposition. Rien ne les retenait à Paris, si ce n'est la saison mondaine, prolongée à présent jusqu'au milieu de l'été, et qui, d'ordinaire, captivait Simone, comme toutes les femmes élégantes et jolies, par l'amusante excitation des succès personnels.

—Comment! dit-il avec une surprise très joyeuse, tu renoncerais à la soirée théâtrale de l'Union Artistique, à ta vente de charité, au vernissage, au garden-party de l'Ambassade anglaise, au Grand-Prix?

Certainement qu'elle y renonçait. N'était-ce pas toujours la même chose?

—Ah! mon ami, reprit-elle avec un accent plein de lassitude, si tu savais combien j'en ai assez!

Elle ne mentait pas, bien que son but fût de quitter Paris avant le retour de M. d'Espayrac. [Pg 177] Mais il y avait aussi de la sincérité dans son désintéressement des plaisirs à la mode. Elle ne trouvait plus de saveur à rien. Sur sa lèvre s'étaient évaporés l'âme et le sel des choses. Et c'est seulement parce qu'elle était très bonne que sa mélancolie se changeait en douceur résignée au lieu de produire des fruits d'irritation et d'amertume.

En effet, Simone ne s'en prenait point aux autres; elle n'accusait même pas la destinée; elle n'en voulait qu'à elle-même. De là l'éclosion dans son cœur d'une indulgence infinie. Elle ne voyait plus les défauts de son mari d'un œil minutieux et sévère; et, bien qu'elle ne pût encore penser sans un tressaillement d'angoisse à cette actrice qu'il avait eue pour maîtresse, pourtant elle n'avait plus, à l'égard de Roger, les allusions acerbes, les paroles mordantes ni les airs de reine offensée, qui, durant un certain temps, rendirent leur intérieur insupportable. Quand il se montrait d'humeur agressive, elle songeait aux tourments de la composition musicale, et elle répliquait par une phrase enjouée ou même par une caresse. Ensuite elle s'étonnait du peu d'efforts que cela lui avait coûté. Et la chaleur de son ancien amour lui gonflait parfois délicieusement le cœur lorsqu'elle voyait la physionomie du musicien se détendre et lorsque cette voix un peu cassante s'adoucissait pour lui dire:

[Pg 178]

—Tu es meilleure que moi, petite Simone. Tu es une adorable petite femme... Sais-tu que tu deviens trop gentille et que tu m'ôtes la distraction de te taquiner un peu?

Une fois il ajouta par plaisanterie.

—Ça m'inquiète de te voir ainsi rentrer tes petites griffes, Simonette. Je commence à craindre que tu ne sois malade... A moins que tu médites de tromper ton pauvre Roger.

Il prit, en prononçant les derniers mots, un air piteux très comique. Simone se mit à rire. Et, malgré la sensation pénible d'avoir trahi cette absolue confiance, elle éprouva comme un bizarre plaisir, un plaisir qu'elle ne s'expliquait pas.

Ce qui la confondait, c'était de regarder en elle-même et d'y voir fonctionner une foule de ressorts très déliés dont elle n'était pas la maîtresse et qui lui semblaient agir tout autrement qu'elle ne s'y fût jamais attendue. Bien plus, ces ressorts s'agitaient contrairement les uns aux autres, donnant à croire que la machine morale se détraquait à chaque instant. Pourtant une ligne de conduite assez droite résultait finalement de ce chaos intérieur. Ainsi l'idée qu'elle avait trompé son mari la remplissait parfois d'une satisfaction mauvaise et même d'un véritable orgueil. Cependant elle s'en désolait, et la honte des démarches furtives, des mensonges articulés, de l'hypocrisie dont elle se couvrirait jusqu'à la [Pg 179] tombe, comme d'une livrée, devenait à d'autres moments tout à fait intolérable; à ces heures-là, un seul mot de Roger lui eût fait avouer tout; mais ce mot, heureusement, il ne le prononçait pas.

D'ailleurs ces deux êtres qui s'étaient aimés, qui s'étaient menti, et qui s'aimaient de nouveau—peut-être plus que jamais,—semblaient, aux yeux du monde, posséder et partager tout ce que la vie humaine contient de bonheur.

Ils avaient loué, pour cet été-là, une maison charmante avec un parc très grand, dans un pays de collines et d'eau, à Conflans-Sainte-Honorine, près du confluent de la Seine et de l'Oise. C'était un coin tout à fait pittoresque. Or l'un et l'autre aimaient la campagne, pour elle-même, en dehors de toute convention de la mode ou de la littérature. Et Simone, qui redoutait en ce moment tout contact avec la société élégante, où triomphait Jean d'Espayrac, sut persuader à Mervil qu'il l'avait en outre convertie à son goût pour la solitude.

—Mon Dieu! que je suis heureux ici, mignonne, disait souvent le musicien. Que je te suis reconnaissant d'avoir bien voulu t'y enfermer avec moi! Tiens, c'était mon rêve, depuis notre mariage, un peu de bonne vie intime et de travail tranquille. Mais je ne voulais pas être égoïste; tu aimais tant ton Paris, tes toilettes et [Pg 180] tes potins! Et vous êtes, madame, une si ravissante petite mondaine! Puis, il y avait toutes les exigences du métier... le nom à faire... Il me fallait rester sur la brèche. Mais maintenant...

—Maintenant, reprenait Simone, tu es célèbre, nous sommes riches.

—Presque... Et tu profites de tout cela—qui tournerait la tête à une autre—pour réaliser mon désir de vagabondage dans les bois, de flânerie à deux et de solitude. Et tu prétends que tu ne t'ennuies pas ici! Et tu acceptes cette existence-là pour six mois!... Vois-tu, je me demande si tu ne me caches pas quelque regret, si tu ne me fais pas un gros sacrifice.

Bien vite Simone affirmait le contraire. Alors son mari l'embrassait.

—Si tu as voulu te faire aimer plus encore, ajoutait-il, tu y as réussi. Et pourtant je croyais que ce n'était pas possible.


Pour se promener avec sa fille, Simone eut une petite charrette anglaise, attelée d'un poney des Shetland qu'elle conduisait elle-même. Mais un jour que ce poney broutait sur une pelouse écartée, au bout d'une longue corde fixée à un piquet, la gouvernante anglaise, cherchant partout Paulette, aperçut la petite fille à califourchon sur le dos de l'animal. Le poney, tout d'abord, n'avait pas manqué de la jeter par terre. [Pg 181] Paulette, après avoir roulé dans l'herbe sans se faire de mal, était regrimpée sur sa monture; et maintenant elle chevauchait, cramponnée à l'épaisse crinière du petit shetlandais, qui, ayant reçu d'elle bien souvent des morceaux de sucre et des caresses, y mettait de la complaisance.

La gouvernante poussa les hauts cris, et voulut se saisir de la coupable. Paulette piqua des deux avec des éclats de rire; et l'Anglaise, qui, au fond, avait peur du poney, y eût perdu ses peines, si une culbute inévitable ne lui eût livré l'écuyère un peu endolorie cette fois, et sa petite main hâlée toute saignante par l'écorchure d'un caillou.

Come directly to your father! s'écria Miss, furieuse d'avoir été bravée. Et elle traîna Paulette jusque dans le cabinet de travail où Mervil était à l'œuvre. Sanctuaire interdit, à la porte duquel il fallait, pour qu'on osât frapper, toute la gravité d'une pareille circonstance.

Mervil décréta que sa petite fille serait mise au lit sur-le-champ. Elle venait à peine d'en sortir, car il était neuf heures du matin. Et le temps était si joyeusement beau!

—Vous fermerez les persiennes, miss, ajouta le père avec un sérieux de juge. Et personne ne lui parlera. Elle est blessée; il lui faut le plus grand calme, de peur que la fièvre ne se déclare.

—Mais, papa, je n'ai rien! criait la petite.

[Pg 182]

Elle suçait vite un peu de sang et de terre sur sa menotte égratignée.

On la coucha malgré ses protestations et ses pleurs.

—Où est maman! Je veux voir maman. Qu'on le dise à maman!

Avec la finesse des enfants, Paulette s'était assurée que, depuis quelque temps, sa mère avait perdu la force de la punir.

—Votre mère ne viendra pas, dit la gouvernante. Et on ne la dérangera pas maintenant. Elle dort encore.

—Oh! ce n'est pas vrai, s'écria Paulette. Maman ne se lève jamais si tard.

—C'est qu'elle attend le médecin, qui doit venir ce matin de Paris.

—Le médecin! Elle est donc malade?

La petite voix insolente de Paulette changeait subitement d'intonation, s'adoucissait, puis se brisait d'un sanglot d'anxiété. Son visage d'enfant pâlit. Mais l'Anglaise, touchée de cette sensibilité qu'elle savait vibrante à l'excès, la rassura tout de suite:

—Non, non, pas malade... fatiguée seulement. Vous savez bien comme elle se plaignait, tous ces temps-ci, de lassitude.

—Vous me jurez qu'elle n'est pas malade?

Et Paulette ouvrait plus grands ses yeux immenses pour qu'on n'osât pas la tromper.

[Pg 183]

—Elle n'est pas malade, mais elle le deviendra si vous êtes méchante, si vous faites encore des folies comme ce matin.

La petite fille s'appuya contre ses oreillers, croisa ses mains, toutes brunes et menues sur la blancheur du drap, et ne dit plus mot. Elle demeura silencieuse et immobile ainsi durant un très long moment, jusqu'à ce qu'elle entendît rouler une voiture, sur le gravier de l'allée, devant la maison. Alors elle se mit à pleurer, mais sans bruit, si bien que l'Anglaise, dans la pièce à côté, ne l'entendit même pas. C'est que Paulette évoquait la blonde figure mince de sa mère, avec les yeux gris si doux, dans lesquels dernièrement elle avait surpris des larmes; avec la bouche fine qui, depuis peu, fléchissait aux coins en un pli de tristesse; et l'enfant songeait que cette figure, si jolie, n'avait plus du tout de couleurs. «Maman est très malade, bien sûr, et on ne me l'a pas dit. Et hier encore je lui ai fait une scène parce qu'elle voulait raccourcir mes cheveux. Oh! et c'est la voiture qui est allée chercher le médecin à la gare... Mon Dieu, faites que maman ne meure pas, et jamais, jamais, je ne me mettrai plus en rage!»


La conférence dura longtemps entre le docteur et Mme Mervil. Roger n'y fut pas admis. D'ailleurs la santé de sa femme ne lui paraissait [Pg 184] point assez troublée pour en concevoir de l'inquiétude. L'anémie de Simone, causée probablement par un peu de surmenage mondain durant le dernier hiver, commençait à céder dans la pure atmosphère de la campagne. L'appétit revenait; le sommeil aussi. La surexcitation du système nerveux s'atténuait, comme on pouvait le constater par la détente du caractère. Toutefois Simone avait insisté pour que son médecin l'examinât. Maintenant la visite s'achevait, le praticien rejoignit Mervil, qui l'attendait sous la vérandah, fumant une cigarette, dans un va-et-vient dépourvu d'impatience et d'anxiété.

—Et bien, docteur... C'était l'imagination, n'est-ce pas? Vous lui avez remonté le moral?

—Oh! ce n'est pas grave, certainement, répliqua le médecin—et il souriait.—Mais on a bien fait de m'appeler. Il faut un régime.

—Des fortifiants, sans doute. Figurez-vous... elle ne peut pas supporter la viande saignante.

—J'ai dit à Mme Mervil tout ce qu'il faut qu'elle fasse. Et elle m'obéira, soyez-en sûr.

—Mais enfin, vous n'avez rien remarqué?

—Mme Mervil vous donnera mon diagnostic. Il faut que je me sauve.

—Comment! docteur, vous ne déjeunez pas avec nous?

—Impossible, tout à fait impossible! Je regrette...

[Pg 185]

Le médecin montait dans la voiture.

—Vous avez le temps, dit Roger, pour le train de onze heures.

Une poignée de mains. La voiture partit. Puis le médecin, se retournant, cria encore:

—Et la musique, cher maëstro? Nous préparez-vous encore des chefs-d'œuvre?


Un peu préoccupé par le laconisme du docteur et par un certain air drôle qu'il lui avait trouvé, Mervil, en quatre enjambées, escalada l'étage. Il ouvrit la porte de leur chambre. Dans le grand lit de milieu, Simone demeurait étendue. Les trois fenêtres, en face d'elle, laissaient entrer, par leurs transparentes guipures, des couleurs, des rayons, toute la joie de l'été. Celle du milieu restait même à demi ouverte, et, par cette ouverture, les regards de Simone s'en allaient au loin, vers un coin de l'espace où la vallée de la Seine creusait un vide bleuâtre... Peut-être croyaient-ils se perdre, ces regards de songe, parmi les longs horizons vibrants de lumière de la Méditerranée... Il y avait de la tristesse et du souvenir dans leurs prunelles.

Roger s'assit à côté d'elle, froissant la toile et la soie dans l'abandon de tout son grand corps.

—Eh bien, voyons?...

Comme elle ne parlait pas tout de suite, il glissa un bras autour des fines épaules, qu'il sentit [Pg 186] fermes et fraîches sous le linon de la chemise. Et, les pressant d'une caresse, il dit, suivant sa façon taquine de s'exprimer avec sa femme:

—Est-ce bien grave?... Serai-je bientôt veuf?

Elle attacha sur lui des yeux profonds.

—Non, mais tu seras bientôt père une seconde fois.

Il eut un sursaut. L'étonnement paralysait en lui toute autre sensation.

Simone ajouta:

—Nous aurons un bébé... oui... dans cinq mois.

Quel moment pour une femme que la minute où, cet aveu sur les lèvres, elle regarde le visage de son mari ou de son amant!... Celle-ci ne put point douter du bonheur qu'elle causait. Nulle ombre, même passagère, ne glissa sur les traits ou sur le cœur de Roger. Une seconde, l'émotion le suffoqua; mais cette émotion, visiblement, était d'intense joie. Puis il respira très fort, avec un court tremblement de tout son être, saisit les deux mains de Simone, y colla ses lèvres, murmura:

—Je suis heureux!... Je suis heureux!... Je suis heureux!...

—Mon ami! dit-elle seulement—mais avec une expression de tendresse extraordinaire,—mon ami!...

Comme il inclinait la tête en lui baisant encore les mains, elle prit cette tête, elle l'appuya [Pg 187] contre la douceur de sa gorge, sur les dentelles de sa chemise, et, la touchant de son front, elle y laissa tomber deux larmes, les deux plus atroces larmes de regret, de honte et de doute, qui jamais aient mouillé des yeux d'épouse.

—Oh! pourquoi pleures-tu? demanda Roger.

—C'est parce que tu es si bon, et parce que je t'aime tant! dit-elle.

—Mais, reprit-il, tu es contente? Dis, ma chérie, tu n'as pas peur?

—Peur?...

Elle se mit à rire, avec un rire voulu, en secouant la tête, comme pour écarter quelque arrière-pensée qui l'obsédait.

—Rappelle-toi, reprit-elle, comme tout s'est bien passé pour Paulette.

—Paulette!... Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, je l'oubliais! Pauvre petit loup, elle est en pénitence. Oui... tu ne sais pas... la gamine! elle était montée sur le poney.

Et Mervil courut hors de la chambre, sautant presque, avec une vivacité d'écolier. Deux minutes après, il rapportait sa fille, dont la longue chemise de nuit pendait entre les bras du père, et qui riait maintenant, les yeux mal séchés, sa petite poitrine encore secouée par son récent désespoir.

—Alors, dis, petite mère, c'est bien vrai que tu n'es pas malade, que tu ne vas pas mourir?

[Pg 188]

Tous les trois s'embrassaient, roulés et enlacés sur le grand lit; le père et la mère se faisant, par-dessus la tête de l'enfant, des signes d'intelligence.

—Papa, je te promets de ne plus monter sur le poney.

—Si... tu y monteras, mais avec moi... Et je te commanderai une petite selle.

—Oh! papa!... Oh! papa!...

Elle battait des mains, gambadait sur le lit, toute mince et comique dans la blancheur de sa longue chemise, avec l'envolement autour d'elle de ses grands cheveux de soie brune.

—Prends garde, tu vas faire mal à maman.

—Dis-moi, Lélette, interrogea Simone, serais-tu contente si le bon Dieu t'envoyait un petit frère... ou bien une petite sœur?

Paulette s'arrêta, un peu interloquée par la question. Elle n'avait pas songé à cela, jamais. L'idée ne parut pas lui sourire.

—Bah! dit-elle avec négligence, j'aime mieux mon poney.

Et elle se remit à gambader.


[Pg 189]

XIII

Lettre L.

Le petit Hugues Mervil vint au monde un jour de novembre—un jour calme et grisâtre—dans l'hôtel de la rue Ampère.

Ce fut une joie sans pareille, même pour Simone, après l'apaisement des tortures physiques. Un fils, ils avaient donc un fils! Leur ardent désir de ces derniers mois se réalisait. C'était à un garçon qu'ils avaient songé dans tous leurs projets d'avenir; on parlait de lui comme d'un être existant déjà, mais éloigné par hasard. «Quand Hugues sera là...—J'ai oublié cet objet dans la chambre de Hugues.»

Mervil, agité, nerveux dans le bonheur comme dans la peine, courait du haut en bas de la maison, [Pg 190] s'affairait, déraisonnait. Un de ses premiers mots fut celui-ci:

—Je vais envoyer un télégramme à d'Espayrac. Mon vieux Jean! Il nous aime tant! Il sera si heureux!

—Tu ne sais même pas, dit sa femme, dans quelle ville d'Italie il se trouve en ce moment.

—On fera suivre.

—Eh! laisse donc, reprit-elle avec impatience. Est-ce qu'un jeune homme comme lui s'intéresse à un nouveau-né?

Elle fut irritée qu'il lui rappelât ce nom. Car, après d'infinis calculs, des réflexions pleines d'angoisse, elle avait décidé en elle-même que Hugues ne pouvait être le fils de Jean. A ce torturant travail, recommencé toujours, elle avait passé la plupart des heures, étendue sur le long fauteuil d'osier, dehors, à l'ombre, dans le lourd enchantement, la tiédeur et le silence des après-midi d'été. Paulette, alors, se promenait, avec sa gouvernante, à travers le parc ou la proche campagne, dans la petite voiture, dont les secousses désormais étaient interdites à Simone. Par une fenêtre ouverte de la maison, des mélodies sans cesse reprises, travaillées, changées, ou bien, au contraire, triomphalement envolées d'un seul essor, s'échappaient de la solitude studieuse où s'enfermait le musicien. La pensée de la jeune femme parfois s'engourdissait à les entendre, [Pg 191] ces mélodies que l'espace affaiblissait, dispersait comme des lambeaux de songe, épandait comme une vapeur d'harmonie sur l'immobilité des verdures profondes. Une douceur l'enveloppait, lui caressait l'âme, douceur venue du calme et de la beauté des choses, et venue aussi, à travers l'inconsciente mémoire, de quelque insondable existence passée. Mais une secousse la rappelait à elle-même; son cœur se crispait sous une étreinte; et de nouveau la question surgissait: «L'enfant que je porte... de qui est-il?» Alors une brume de tristesse et de honte voilait la campagne ensoleillée; tout oscillait et chavirait dans une ombre soudaine; et ce piano... ce piano qui chantait infatigablement sous les doigts de Roger, prenait une telle voix d'ironie et de reproche, que parfois Simone, dans un énervement affolé, collait, en serrant les dents, les paumes de ses mains sur ses oreilles.

Mettre au monde un enfant sans savoir au juste quel est son père, représentait aux yeux de Mme Mervil un tel excès de dégradation qu'elle n'en imaginait point de pire pour une femme. Et elle en était là!... De son fragile roman, dissipé comme un rêve, cette réalité abominable lui restait! Comment ne l'avait-elle pas prévue?... C'est que, sa fille ayant huit ans déjà sans qu'un second espoir de maternité se fût offert à Simone, la jeune femme avait perdu l'habitude de songer, [Pg 192] pour elle-même, aux conséquences naturelles de l'amour. Si sa liaison avec Jean avait duré, peut-être une triste et suprême prudence fût-elle intervenue pour lui épargner au moins cette infamie d'offrir à la tendresse de Mervil un enfant qui ne fût pas le sien. Mais tout cela avait été si plein d'étonnement, si troublé, si court, d'une rapidité de vertige!... Même quand une clairvoyance, par hasard, avait ouvert les yeux de Simone, vite et volontairement elle avait refermé les paupières, en se disant: «Voyons... ce serait une fatalité trop extraordinaire... C'est impossible!» Et, pour mieux nier à elle-même cette possibilité, qui, si incertaine pourtant, la gênait, la maîtresse de M. d'Espayrac avait comme à plaisir brouillé dans sa mémoire les dates de leurs si rares baisers.


Ces dates, elle les rechercha plus tard avec acharnement, durant les heures paresseuses de sa grossesse. Tandis que son corps alourdi simulait le plus insouciant repos, son esprit s'énervait à poursuivre, sans la trouver, la solution du problème. Puis, un beau jour, elle eut contre elle-même une révolte. N'était-elle pas folle de s'infliger des tortures pareilles? Allait-elle se punir toute sa vie pour une faute de quelques jours? Après tout, Roger l'avait trompée le premier. C'était lui qui l'avait poussée dans les bras de [Pg 193] Jean. Toutes les femmes auraient fait comme elle; et toutes n'auraient pas eu l'énergie de rompre ensuite, l'affreuse énergie qui l'avait soutenue durant la visite aux ruines du château d'Hyères, parmi des scènes dont l'évocation, surgie brusquement, la bouleversait.

Alors Simone admit comme définitive cette conclusion, dont la formule, aux premiers jours déjà, lui était apparue: «Ce serait une fatalité trop extraordinaire... C'est impossible!»

Quand elle vit son fils entre les bras de Roger, tout sentiment d'inquiétude s'envola. Devant cette image matérielle, Simone ne douta plus que ce cher petit Hugues n'appartînt à son mari. «Mon instinct de mère ne me tromperait pas,» pensa-t-elle. Car elle prit pour une irrécusable intuition l'intensité de son désir.

Ce fut le moment que choisit Mervil pour rappeler à sa femme le nom de Jean d'Espayrac. Lorsqu'elle l'eut détourné d'envoyer à leur ami un faire-part télégraphique de la naissance qui les rendait si heureux, Roger se hâta de répondre avec une indulgente gaieté:

—Tu as raison. Ce gaillard-là ne le mérite pas. Voilà six mois qu'on ne l'a vu. Il nous donne à peine signe de vie. Je parie qu'il ne fait plus de vers, qu'il ne travaille même plus. Et sais-tu à qui la faute?

—Non, dit Simone toute pâlissante, car elle [Pg 194] se demandait soudain si leur rupture n'avait pas à ce point attristé, démoralisé le poète.

—A ton amie Gisèle, parbleu! Je soupçonne qu'il en est amoureux, et pour de bon, cette fois, lui, le volage. Notre papillon s'est brûlé les ailes à cette flamme. Je crains qu'il ne s'envole plus de longtemps.

—Qu'est-ce qui te fait penser cela? demanda Simone.

—Mais, voyons, tu sais bien qu'il suit maintenant les Chambertier partout. D'abord il les a rejoints à Hyères; puis ç'a été Saint-Moritz; ensuite Trouville; maintenant c'est l'Italie. Et, sois-en sûre, nous ne le reverrons pas à Paris avant qu'eux-mêmes soient de retour boulevard Haussmann.

—Ah! s'écria Simone avec vivacité, je ne comprends pas, Roger, que tu portes ainsi des jugements en l'air, des jugements aussi graves. Tu n'es pourtant pas mauvaise langue. Laisse donc ces cancans-là aux femmes.

Son mari, craignant qu'elle ne s'agitât, voulut tourner la chose en plaisanterie. Mais elle y revint deux fois dans la journée, s'inquiétant s'il avait des soupçons sérieux, s'il avait entendu dire quelque chose, et répétant avec irritation:

—Oh! de la part de M. d'Espayrac, ce serait indigne!... Compromettre ma meilleure amie!... Sachant comme nous sommes liées... Tu ne [Pg 195] trouves pas?... Écoute, s'il a fait une chose pareille, j'espère bien que tu lui fermeras notre porte... que nous ne le reverrons jamais!

—Eh! dit Roger, ne prends donc pas ceci au tragique. C'est une flirtation, et voilà tout. Ta Gisèle est trop fine mouche pour s'afficher et chercher le scandale.

Mais le musicien eut beau faire, il ne put atténuer l'effet de ses paroles imprudentes. Vers le soir, la fièvre saisit violemment Simone. Pendant deux jours elle fut très malade, et, vu son état, presque en danger. «On dirait,» pensa Mervil, qui s'accusait amèrement, «on dirait qu'elle a trop pris à cœur cette bêtise à propos de Jean et de Mme Chambertier. Elle ne peut souffrir le moindre soupçon sur sa Gisèle. Puis, elle est si pure, ma chère petite Simone, qu'à ses yeux ce serait une turpitude abominable... Allons, je ne lui en dirai plus rien.»

Toutefois la conviction de Mervil était faite. Certains propos mondains lui étaient parvenus qui, dans la réclusion récente de Simone, n'avaient pas pénétré jusqu'à elle, et qu'il s'était gardé de lui répéter. Puis il connaissait trop son d'Espayrac pour le croire capable de prolonger auprès d'une femme une assiduité gratuite et sans espoir. Même il se sentait fort ennuyé de cette aventure, non pas à cause de son ami, mais en raison de l'intimité des deux jeunes femmes,—cette intimité [Pg 196] qu'il n'avait pas su rompre à temps, malgré certaines méfiances, et qui finirait, craignait-il, par porter tort à Simone.

Cependant la convalescence de Mme Mervil s'opéra très rapidement, car, sous son apparence de blonde frêle, elle avait un sang vigoureux et des organes souples et forts. Elle se trouva tout à fait remise en décembre, au commencement de la saison mondaine.

—Quel bonheur! disait-elle à son mari. J'assisterai donc à ta «première».

Mervil, cette fin d'année, donnait, en effet, une nouvelle œuvre, et, cette fois, à l'Opéra-Comique. Événement considérable dans la carrière du compositeur. Tant qu'il avait travaillé à sa partition, ce but encore incertain d'être joué sur la seconde scène lyrique de France leur apparaissait—à lui comme à Simone—dans un tel éloignement, que l'un et l'autre s'en désintéressaient un peu, en parlaient rarement, ainsi que d'une chose irréalisable. Mais, depuis que le directeur comptait tout haut sur cette pièce comme sur le morceau de résistance de la saison, depuis que les répétitions étaient commencées, que les journaux prédisaient le succès, se risquaient à des indiscrétions, depuis que les interviews se succédaient dans le petit hôtel de la rue Ampère, une fièvre d'émotion et d'espoir soulevait le jeune ménage. Simone elle-même vibrait des folles espérances et [Pg 197] des non moins folles anxiétés qui détraquent les pauvres cœurs en proie à l'hypertrophie artistique. Jamais elle n'avait tant déliré ni tremblé pour une œuvre de son mari. Quel étonnement pour elle qu'un tel réveil de sensations dans son être engourdi durant des mois par le découragement de vivre! Sa maternité nouvelle et son ambition d'épouse lui rendaient ce qu'elle croyait à tout jamais perdu: le pouvoir d'aimer, de désirer, de regarder vers l'avenir, et les grands tressaillements de joie qui secouent la chair avec l'âme, et le goût du lendemain,—ce goût qui ne s'éteint jamais, bien qu'il paraisse quelquefois si complètement mourir.

C'est surtout près du berceau de son fils que Simone eut le sentiment de cette résurrection. Quand elle regardait le bébé dormir, avec ce menu visage, comique d'imperfection, mais tellement touchant de fragilité, d'inconscience, qu'ont les petits des hommes, et que les mères trouvent si beau; quand, sous l'imperceptible menotte, aux petits doigts gras et pointus,—la chose jolie de la toute première enfance,—elle glissait l'un de ses doigts, à elle, et qu'elle le prêtait à l'étreinte où cette infinie faiblesse met une si curieuse force, comme pour un instinctif appel; alors Simone sentait ses yeux se mouiller, sa poitrine se gonfler, toute sa substance douloureuse et nerveuse se fondre en un apaisement délicieux.

[Pg 198]

Même, en ce renouveau sentimental, la crise de jalousie dont la secousse avait tant ébranlé la jeune mère au dangereux moment qui suivit la naissance de son fils; cette jalousie à peine explicable, et pourtant si cruelle, envers un amant congédié, s'atténua jusqu'à une douceur qui ressemblait à de la compassion pour Gisèle, et, pour Jean d'Espayrac, presque à de l'indifférence.

«Pauvre Gisèle!» songeait Simone en baisant son petit Hugues, «elle est moins heureuse que moi.»

Elle avait alors, autour de ce petit paquet d'humanité fragile et de précieuses dentelles, des gestes d'une passionnée tendresse, tels que sa fille Paulette en restait interdite, la bouche colère, avec une ombre plus noire dans ses yeux déjà si tragiquement obscurs.

—Oh! maman, tu aimes Bébé mieux que moi!

Simone protestait. Mais inutilement. Car la fillette possédait l'aiguë intuition qu'ont les natures trop vives et trop douloureusement tendres; avec cela un esprit de révolte et de fierté.

—J'étais là avant lui, disait-elle à sa mère. Moi, je t'ai brodé tout un sachet pour ta fête. Même je voulais t'apprendre pour tes étrennes le Meunier Sans-Souci. Et qu'est-ce qu'il a fait pour toi, Bébé, je te le demande?

Ce qu'il avait fait, Paulette ne le devinerait pas, même plus tard, même en passant à son tour [Pg 199] par des transes pareilles d'amour coupable, de remords, puis de violente tendresse et de triomphante espérance. Car on imagine toujours sa mère comme participant un peu à quelque surhumaine sérénité dont les tentations n'approchent point.

Le fait est que Simone, déjà, préférait son petit Hugues, d'un sentiment de maternité plus profonde, parce qu'elle avait eu Paulette au milieu d'une foule d'autres joies, à dix-huit ans, alors que l'on gâche du bonheur; tandis que ce fils, aujourd'hui, c'était pour elle tout et mieux que tout: puisqu'il était la chose qu'on se met à chérir autant que la vie à l'heure où l'on croyait que plus rien ne vaut la peine de vivre.


Cependant Mervil, voyant approcher sa première représentation, s'étonnait de ne pas apprendre le retour de Jean d'Espayrac.

—Il n'est pas mon collaborateur cette fois, disait-il; mais c'est égal, si je ne peux l'embrasser ce jour-là, j'aurai un vrai chagrin, et je trouverai qu'il n'agit pas en bon camarade.

Les auteurs du scénario sur lequel avait travaillé le compositeur s'appelaient Molière, Corneille et Quinault. Car, sous ce titre: La Douleur d'Éros, c'était la Psyché qu'il avait choisie pour y broder sa partition,—la seule pièce, comme on sait, que Molière n'ait pas signée seul.

[Pg 200]

Une après-midi qu'il était à la répétition,—la dernière avant la répétition générale,—Simone, tout à fait remise, mais un peu lasse, et réservant ses forces pour le grand jour, brodait un petit tablier destiné à Hugues, allongée sur une chaise longue dans son cabinet de toilette. Elle se trouvait seule, car ses enfants étaient dehors avec la nourrice et la gouvernante; et, comme elle n'avait pas repris «son jour», elle n'attendait aucune visite.

Elle entendit le timbre de la porte extérieure; puis, bientôt, l'on frappa chez elle. Le domestique parut, portant une carte sur un plateau. Comme elle chuchotait: «Je n'y suis pas... pour personne!» l'homme insista.

—«Cette dame veut absolument...» Et Simone, prenant la carte, vit sauter sous ses yeux comme un éclair, en une ligne de fine anglaise sur l'ivoire du bristol:

Madame Édouard Chambertier.

—Ah! dit-elle, c'est différent. J'y vais.

Elle n'avait pas vu Gisèle depuis huit mois,—depuis ce quai de gare, dans la petite ville du Midi, qui, brusquement, s'évoqua dans sa pensée, avec le tas des malles au bord de la barrière, l'ombre dure des eucalyptus, les rosiers grêles de [Pg 201] la haie, et la silhouette de Jean, le geste un peu rageur dont il lançait au loin sa cigarette au moment de lui dire adieu.

Elle descendit l'escalier, sans savoir ce qu'elle éprouvait pour son amie, ni ce qu'elle allait lui dire, mais avec la seule vision de cette gare devant les yeux, et la vague déchirure au cœur d'une blessure à demi guérie que l'on toucherait d'un doigt brutal.

«Mignonne!... Ma chérie!... Ma petite Simone!... Gisèle!...»

Ce fut une telle effusion de câlineries, de baisers, d'épithètes mignardes, que chacune des jeunes femmes, dans la griserie et l'entraînement de cette minute, ne distingua pas si elle cédait à sa propre tendresse ou à la contagieuse tendresse de l'autre.

L'entrée du domestique les sépara. Il venait mettre une allumette au feu du petit salon, car la chaleur du calorifère ne suffisait pas à rendre hospitaliers des appartements tout assombris par la tristesse de décembre. Tandis qu'il remuait le petit bois, donnait de l'air aux bûches et relevait la plaque de la cheminée, les reproches aimables commencèrent:

—Pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus souvent, méchante?

—Comment?... Tu as laissé deux lettres de suite sans réponse.

[Pg 202]

—Oui, c'est que tu m'envoyais quatre lignes quand je t'expédiais huit pages.

—En voyage, on ne peut pas... Nous ne restions pas en place. Tandis que toi, sans rien à faire, à la campagne...

—Sans rien à faire? dit Simone en riant. Tu appelles cela rien à faire, un bébé à mettre en état de paraître dans le monde!

—C'est vrai... Et moi qui ne te félicite pas!... Mais je lui ai envoyé mes souhaits de bienvenue. Comment va-t-il, ce petit bonhomme?

Là-dessus, Gisèle embrassait de nouveau son amie, car, à pas discrets, le domestique avait quitté la chambre.

—Tu sais, dit Mme Chambertier, c'est à cause de La Douleur d'Éros, de ton mari, que nous revenons avant Noël, sans cela nous serions restés en Sicile jusqu'au milieu de janvier.

Elle commença le récit de ses pérégrinations à travers les villes d'eau, les plages, les palais italiens, les ruines à la mode. Ensuite elle questionna Simone sur la façon dont elle avait passé l'été, sur la naissance du petit Hugues et sur les travaux de Roger.

—Ça va être un succès fou, sa Douleur d'Éros, assura-t-elle. J'en ai entendu parler partout. On attend cela comme une révélation.

Simone, tout en lui répondant, sentait croître en elle-même le désir aigu, maladif, d'entendre [Pg 203] son amie l'entretenir enfin de M. d'Espayrac. Mais pour rien au monde elle n'eût, la première, prononcé ce nom. Pourquoi Gisèle ne lui parlait-elle pas de cet ami commun, qui, ouvertement, avait accompagné de ville en ville, et non pas sans que l'on en causât, M. et Mme Chambertier? Simone devait-elle attribuer cette réserve à une insurmontable gêne, et reconnaître dans cette gêne la preuve d'une liaison entre Gisèle et Jean? Cette chose qu'elle ne voulait pas voir, qu'elle ne voulait pas savoir, son amie allait-elle lui en crever les yeux à force de maladresse? Ce n'était pourtant pas la finesse ni la souplesse morales qui manquaient à cette belle créature féline, à cette femme d'un charme si grand que Simone, malgré ses soupçons, se sentait fondre pour elle d'une tendresse dissolvante et douce. «Pauvre Gisèle! Après tout, elle ne sait pas que d'Espayrac a été mon amant, l'amant de sa meilleure amie. Eh bien! Qu'elle le prenne!... Qu'elle le garde!» songeait Simone. «Moi, j'ai mon fils.»

Pour le moment, l'orgueil de cette pensée suffisait à la soutenir. Elle parvenait même à considérer sans un mouvement d'envie la toilette savante et la beauté de Gisèle, dont l'harmonie formait un ensemble d'irrésistible séduction. Évidemment, durant les derniers mois, Mme Chambertier avait embelli encore, avait acquis une [Pg 204] grâce nouvelle, indéfinissable. Simone le constatait, sans découvrir si ce rayonnement venait de l'expression adoucie des yeux, ou de la fierté du front, que les cheveux plus relevés dégageaient davantage, ou de l'animation du teint, ou peut-être d'on ne sait quel rayonnement de joie et de volupté répandu sur toute sa personne.

—Ces voyages t'ont fait du bien, remarqua Simone, comme la conversation commençait à languir. Tu t'es amusée. Cela se voit. Jamais tu n'as eu meilleure mine, jamais tu n'as été si ravissante.

—Amusée?... Gisèle attrapa ce mot au vol, le répéta par deux fois avec une intonation singulière. Puis elle regarda son amie et se tut.

Sous ce regard, Simone eut tout à coup une sensation horrible. Elle pressentit que Gisèle allait lui faire une confidence, et, cette confidence... elle la vit prendre forme,—une forme distincte et abominable,—elle crut apercevoir Gisèle entre les bras de Jean. Malgré ce qu'elle avait prévu, presque accepté, cela lui fit tant de mal, qu'elle se recula et pâlit.

—Amusée?... répétait encore Gisèle. Ce n'est pas le mot, va. Ah! ma chérie, si tu savais!...

—Non, non... murmura instinctivement Simone, avec la main étendue, comme un enfant qui veut se préserver d'un coup.

—Si tu savais! continua Gisèle, sans prendre [Pg 205] garde ou sans attacher de sens au geste de son amie.—Ah! je suis si heureuse, si profondément, si complètement heureuse! Je ne puis m'empêcher de te le dire, à toi. Je me suis réjouie de te le dire. Tu es la seule créature au monde en qui j'aie assez de confiance pour lui parler de cela. Et, vois-tu, il faut que je t'en parle... Mon cœur déborde... Je n'imaginais rien de pareil. Tu me blâmeras, toi, Simone. Mais moi, je n'ai pas ce que tu as. Je n'ai pas un mari comme le tien; je n'ai pas tes enfants... Puis... tiens! je l'avoue... ni mari, ni enfants, rien ne m'arrêterait... C'est un amour plus fort que tout, meilleur que tout... Quand on me tuerait, je n'y renoncerais pas... La tête sur le billot, je ne m'en repentirais pas!...

—Tu aimes donc?... Ah! dis-moi tout!... chuchota Simone, qu'une affreuse curiosité soulevait brusquement de sa défaillance, et emportait à présent au-dessus de toute autre sensation.

Alors Gisèle, blottie contre son épaule, les bras à sa taille, avec ces mots d'ingénieuse pudeur dont les femmes savent user pour dire clairement ce qui, dans la bouche d'un homme, deviendrait tout de suite du plus cynique matérialisme, Gisèle lui raconta comment, depuis le printemps dernier, elle était la maîtresse du beau Jean d'Espayrac.

—Car il est beau, dit-elle. Non, mais as-tu bien remarqué comme il est beau? Je crois que, [Pg 206] depuis qu'il m'aime, il est devenu plus beau encore. Si tu l'avais vu le mois dernier, à Naples, dans un bal costumé, en brigand calabrais!... Quand il passait le long des groupes, c'était un murmure d'admiration, comme pour une femme. Mais je vais te montrer... Il a fait faire son portrait pour moi, dans ce costume.

Et, d'un petit porte-cartes caché dans une poche intérieure de sa pelisse, Mme Chambertier voulut tirer une photographie.

—Non, non! cria Simone. Oh! pour l'amour de Dieu, non!

—Pourquoi? demanda Gisèle, étonnée de l'extraordinaire terreur qui dilatait les yeux de son amie.

—On pourrait entrer, balbutia Mme Mervil—dont la seule crainte était d'éclater en larmes si elle regardait le visage de Jean.—Mais que tu es imprudente!... Porter cette photographie sur toi!...

—Elle ne me quitte pas, déclara Gisèle. Quand je retire mon manteau, je la mets dans mon corsage, et quand je retire mon corsage, je la mets sous mon oreiller.

—Sous ton oreiller!... Tu interdis donc à ton mari la porte de ta chambre?

—Comme c'est facile! s'écria Gisèle en éclatant de rire. Cela ne se fait que dans les romans. Non, non... Édouard vient quelquefois... le moins [Pg 207] possible. Mais Jean reste sous l'oreiller... Et cela me donne du courage.

Peut-être fut-ce un effet de ce que les moralistes appellent la perversité foncière de la femme,—perversité qui s'éveille, chez la meilleure, même parmi les résolutions vertueuses ou les plus tragiques sentiments,—mais Simone ne put s'empêcher de sourire, tout en murmurant un «Oh!...» d'indignation.

—Ah! pardonne-moi de te dire des bêtises, ma petite Simone. Vois-tu, je me moque tant de tout ce qui n'est pas lui! Et nous nous aimons si follement!

—Depuis le printemps?... reprit Simone que, tout à l'heure, cette date avait frappée.

—Oui... depuis notre séjour à Hyères. Tu te rappelles?... Tu nous as quittés. Ah! je n'aurais jamais cru céder si vite... Mais un jour... Tu ne t'imagines pas... C'est si romanesque!... Nous avons été surpris par un orage dans les ruines du vieux château...

Ce fut au-dessus des forces de Simone. Un vertige de fureur la prit. Elle, si douce, elle se sentit le cœur submergé d'un flot de haine. Son cerveau s'affola d'une image de meurtre. Elle courait parmi ces ruines trop bien connues, elle les surprenait, et elle frappait Jean. Oui, durant une seconde, elle aurait voulu tuer Jean!

Puis le sentiment de son injustice l'anéantit. [Pg 208] N'était-ce pas elle qui avait rejeté, refusé l'amour de cet homme? Qu'est-ce qui la soulevait ainsi? Peut-être seulement une vanité monstrueuse. Mais n'avait-elle pas, la première, exaspéré par la pire blessure la vanité de M. d'Espayrac? Après tout, l'immédiate vengeance de son amant témoignait d'un violent dépit, et le dépit, c'est encore un hommage... Hélas!... Gisèle Chambertier était trop souverainement belle pour que le dépit troublât le bonheur de celui qui la possédait. Et Jean possédait Gisèle. Cette conviction qui surgissait par-dessus tout, qui s'affirmait par des visions rapides et folles, livrait maintenant Simone aux plus atroces inspirations de la jalousie. Elle avait beau se défendre, l'obscure impulsion montait en elle. Et, ce qui était pire, c'est qu'elle s'en voulait jusqu'au mépris d'elle-même. Quoi donc! Elle était restée jalouse du mari qu'elle trompait! Maintenant, elle devenait jalouse de l'amant dont elle ne voulait plus!... Mais c'était insensé! Quelles sont donc les abominables sources d'où jaillissent de tels sentiments, sur lesquels la raison n'a pas de prise?...

—Qu'as-tu donc? demanda Gisèle,—car son amie ne lui répondait plus.—Tu es toute pâle.

Et Simone, cédant à l'irrésistible poussée aveugle, allait peut-être lui crier quelque parole d'aigreur et d'insulte, allait peut-être se trahir elle-même pour mieux l'outrager, lorsque le [Pg 209] timbre de la porte extérieure jeta sa vibration claire. Et, tout de suite, des pas et des rires emplirent le corridor.

—Mes enfants!... exclama Simone en un cri de délivrance. Mes enfants!...

D'un élan presque fou, elle se leva, elle se précipita vers eux. Et, à leur vue, soudainement, la crise affreuse qui lui convulsait le cœur s'apaisa.

—Viens, Paulette, appela-t-elle, viens dire bonjour à Mme Chambertier. Nounou, donnez-moi mon fils.

Pour rentrer dans le petit salon, elle prit entre ses bras le bébé, tout rose de l'air vif à travers son grand voile blanc. Et ce fut avec une involontaire dignité, avec une fierté bienfaisante comme une revanche, qu'elle le tendit vers son amie, vers cette amante qui n'était pas mère, et qu'elle lui dit:

—Voilà mon fils!


[Pg 210]

XIV

Lettre C.

Ce fut seulement à la première représentation de La Douleur d'Éros que Simone Mervil revit M. d'Espayrac.

Jean était rentré à Paris la veille au soir, suivant de très près les Chambertier, sans oser toutefois effectuer son retour par le même train. Vers le milieu de l'après-midi, il était venu chercher Mervil dans les coulisses de l'Opéra-Comique. Les deux amis s'étaient embrassés, avec moins d'ébullition que Simone et Gisèle, mais avec plus de mâle plaisir et de sincérité. Tout de suite Roger avait dit au poète:

—Tu passeras la soirée dans notre baignoire, n'est-ce pas? Moi, je n'y resterai guère, tu comprends. Et, comme cela, Simone aura quelqu'un [Pg 211] pour la remonter, si tout ne va pas sur des roulettes.

—Mais, objecta Jean, ta femme ne sera pas toute seule. Elle aura des parents, des amis... les Chambertier peut-être?

—Pas du tout. Des parents, nous n'en avons plus de très proches. Quant aux Chambertier, voyons... Imagines-tu que la belle Gisèle consentirait à s'enfouir dans l'obscurité d'une baignoire, un soir de première! Et d'une première «chic»? Et après huit mois d'absence?... Non, non, elle va reparaître au firmament de Paris dans une loge de face. Et ce ne sont pas les lorgnettes de l'orchestre qui s'en plaindront. Ah! pour jolie, elle est jolie. Et tu es ce que l'on convient d'appeler «un heureux coquin».

—Mon cher ami, sache une fois pour toutes que je n'accepterai de personne, pas même de toi, des allusions de ce genre.

Ceci fut dit nettement, avec un certain air de tête et un certain regard qui trahissaient chez M. d'Espayrac l'humeur volontaire et la fierté de race, mais dont il se gardait avec ses amis, et surtout avec Mervil. Celui-ci eut aussitôt le geste vague d'un homme qui, par inadvertance, a marché sur l'orteil d'un autre,—un «pardon!» plutôt mimé que prononcé, avec un demi-sourire signifiant: «Après tout, c'est votre faute, vous n'aviez qu'à ne pas mettre votre pied là.»

[Pg 212]

D'ailleurs, entre les deux amis, ce fut moins que l'ombre d'un nuage, et Jean sembla ravi d'accepter pour le soir une place dans la baignoire des Mervil.

—Fais mieux encore, dit le compositeur. Viens dîner avec nous. Simone ne t'a pas vu depuis si longtemps!... Elle ne voudra jamais s'enfermer dans une loge avec toi sans avoir refait connaissance.

M. d'Espayrac trouva aussitôt, pour refuser, les meilleurs prétextes du monde.

—Allons, bonne chance! dit-il, en quittant son ami. Je vais être aussi nerveux pour ton propre compte que si j'avais fait le scénario.

Lorsque Simone apprit qu'elle passerait la soirée presque en tête-à-tête avec Jean d'Espayrac, elle imagina d'emmener sa fille au théâtre. Après la diversion nécessaire pour que Roger n'établît aucun rapprochement entre les deux idées, elle avança la proposition que Paulette était assez grande pour voir une «première» de son papa.

—A quoi penses-tu? dit le musicien. Une petite fille qu'on met au lit à huit heures!

—Lélette va avoir neuf ans, dit la mère. Elle peut encore entendre ce qu'elle ne devra plus entendre à seize ans.

—Oh! ce n'est pas que la pièce soit inconvenante... Mais elle dormira debout.

—Elle? dormir!... tu verras un peu si elle [Pg 213] dort! Certainement je ne suis pas d'avis de la conduire au théâtre... Mais à une «première» de toi!

Quand on mit à Paulette sa robe en surah crème, avec la réserve qu'elle saurait seulement où on la conduisait lorsqu'elle aurait mangé de la soupe et une tranche de viande, la petite fille eut un tremblement de joie, et devina tout de suite qu'elle allait à l'Opéra-Comique. On ne put pas la faire dîner. Dans la voiture, elle ne tenait pas en place, et trépignait sur la jupe en velours noir de sa mère. Simone et Roger, suffoqués d'émotion anxieuse à l'idée de cette salle comble et de ce rideau qui allait se lever, ne disaient rien, et restaient, une main dans l'autre, au fond du coupé sombre.

—Dis, maman, s'écria tout à coup Paulette, c'est ça qui serait chic si ça était un four!

Le mot fit tressaillir les parents: «Un four!» Comment la petite connaissait-elle seulement cette expression d'argot théâtral?

—Oui, continuait l'enfant, parce qu'on boirait du champagne. Tu ne te rappelles pas, petite mère? Un soir tu étais triste, et papa a dit: «Eh bien, ce n'est qu'un four. Nous n'allons pas pleurer pour ça. Buvons du champagne!» Et il en a fait monter.

—C'est vrai, fit Roger en riant. C'était le lendemain de cette malheureuse première... cette [Pg 214] absurde pantomime dont on m'avait commandé la musique.

Cependant ils arrivaient devant le théâtre. Les trois mots: LA DOULEUR D'ÉROS, en énormes lettres noires, éclataient sur les affiches vertes, dans le rayonnement du gaz. Et ces mots leur semblèrent une partie vivante et frissonnante d'eux-mêmes étalée sous les yeux de la foule. Ces mots étaient de la souffrance et de la joie, de l'anxiété, de l'espoir. Ils se distendaient démesurément, ils effaçaient le temps et l'espace, ils réduisaient l'univers à une quantité négligeable. Jamais Simone et Roger n'eussent osé convenir du peu de chose qu'étaient pour eux, au prix de ces trois mots, les plaintes et les prières formulées ailleurs, à cette même minute, dans toutes les langues humaines.

Ils passèrent vivement par l'entrée réservée aux artistes, traversèrent un corridor, se réfugièrent dans leur baignoire. Là, Mervil embrassa sa femme et sa fille comme à la veille d'une bataille. Puis il les quitta. Mais, presque aussitôt, la porte fut poussée, l'ouvreuse livra passage à M. d'Espayrac.

Il parut... Si charmant toujours avec sa haute taille robuste et fine, et sa belle tête mâle où s'accentuaient la douceur des yeux, la fierté de la bouche. Tout de suite, Simone eut un grand coup au cœur, suivi d'un attendrissement, d'une crise de molle tendresse où se dissolvait sa volonté. [Pg 215] Puis une tristesse immense lui vint de penser qu'elle l'avait perdu. Et la terreur de l'avoir aimé plus qu'elle n'avait cru, de l'aimer peut-être encore, la bouleversait de remords, d'angoisse et de regret.

L'attitude de M. d'Espayrac la rassurait d'ailleurs, tout en la touchant profondément. Il avait dans la voix, dans les gestes, dans le regard, quelque chose de gravement ému témoignant qu'il se rappelait toujours, et, en même temps, la plus grande simplicité, un naturel qui devait mettre Simone à l'aise, et une docilité de physionomie qui disait à la jeune femme: «Votre volonté sera la mienne; je suis prêt à vous suivre sur le terrain où il vous plaira de me conduire.»

Il fallait toute la liberté de cœur et d'esprit d'un homme que la passion ne subjuguait pas—ne subjuguerait sans doute jamais—pour garder une si juste mesure d'élégance, de respect et d'amoureuse mélancolie. La faible Simone était loin d'une pareille maîtrise de soi, et plus loin encore de pressentir ce qui se passait dans cet être placé si près d'elle que le velours de sa robe frôlait le drap de l'habit, et pourtant situé à de telles distances morales que l'illusion de l'amour même n'avait pu les rapprocher. «Il m'aime encore,» pensait-elle. «Gisèle est bien jolie, mais elle n'a pas de cœur. Elle n'a pas su le rendre heureux.» Car elle se figurait Jean dévoré [Pg 216] du même besoin de tendresse qu'elle-même, ne se doutant pas que cette sentimentalité follement sensible et exclusive confinait à une maladie des nerfs et de l'imagination dont cette vigoureuse nature masculine ne serait jamais atteinte.

A un moment, elle eut pourtant l'intuition de cet équilibre entre la tête, le cœur et les sens, qui mettait Jean si bien à l'abri de ses propres tourments, à elle. Le jeune homme se mit à rire presque haut, d'une drôlerie de Paulette; et Simone reconnut le beau rire clair, le rire perlé comme celui d'une femme, dont Mervil avait noté la mélodie pour en faire un leit-motiv de gaieté dans une de ses pièces. Comme il sonnait joyeusement, ce rire, en fanfare de jeunesse et d'insouciance! Elle en eut le cœur tout serré.

Ainsi, au début de cette soirée, Simone connut de nouveau les amertumes et les tentations dont elle s'était crue délivrée à jamais. Peut-être même n'avait-elle point encore soutenu de lutte si âpre; peut-être ne fut-elle jamais si près d'une irrémédiable défaite. Ce qui la préserva, ce ne fut pas la présence de sa fille: car Paulette, accoudée au bord de la loge, et tout hypnotisée par la musique et les bravos, n'était pas un témoin gênant pour les deux êtres qui, derrière elle, s'immobilisaient maintenant en un trouble silence. Et, non plus, ce ne fut pas une persistance [Pg 217] de discrétion et de respect dans les façons de Jean: car le jeune homme, repris par le charme de cette blonde, si fine en sa robe de velours noir, et peut-être lui-même perversement surexcité par la présence, là-haut, de son autre maîtresse—dont il devinait la place, dès le premier entr'acte, à la direction des lorgnettes,—eut, peu à peu, pour Simone, de ces regards et de ces effleurements muets qui brisent la volonté d'une femme. Non: ce qui sauva Simone, ce fut le génie de Roger, ce fut la puissance de sa musique et l'orgueil de son succès. La personnalité de son mari, en remplissant une salle entière, la domina elle-même, la disputa aux tentations de sensualité, de jalousie et de mensonge, la raidit en une indomptable fierté... Toutefois, au moment précis où, parmi les applaudissements des spectateurs, elle sentit son âme se réfugier vers le glorieux artiste, Simone comprit en un éclair, avec une secousse de tristesse, qu'elle ne pouvait plus revenir à lui de tout son être, et que nul devoir, nul affectueux élan, nulle admiration ne rallume cette misérable étincelle d'amour—feu follet d'erreur et de hasard, éternel égarement, éternel enchantement du cœur.

Dès la fin du second acte, le triomphe de Mervil paraissait assuré. L'enthousiasme du public fit relever le rideau trois fois pour acclamer les interprètes, et surtout les deux rivales, Vénus [Pg 218] et Psyché, la déesse et la mortelle, l'une si emportée de passion, l'autre si touchante d'innocence, et toutes deux, dans leur incarnation de théâtre, douées, par bonheur, d'autant de talent que de beauté. Comme les fauteuils d'orchestre se vidaient, et qu'un remous d'habits noirs se pressait tout contre la loge de Simone, elle put entendre des exclamations admiratives, et même cette phrase prononcée très haut par un influent critique:

—Cristi! mais c'est de la grande musique!... Une œuvre de maître! Qui est-ce qui se doutait, excepté moi, que ce gaillard-là avait ça dans le ventre?

—C'est vrai, murmura d'Espayrac à Simone. Les autres voulaient toujours l'enfermer dans l'opérette. Eh bien, chère madame, j'espère que nous sommes contente?

Mais, à ce moment, la baignoire s'emplit de toute la lumière du corridor. Mervil faisait ouvrir la porte.

—Hein? Qu'est-ce que vous pensez? On dirait que ça marche.

—Si ça marche! s'écria Jean. Les critiques prononcent le mot de «grande musique». Désormais il te faudra de la «grande poésie», et ce rimailleur de d'Espayrac ne sera plus ton homme.

—C'est stupide ce que tu dis là, mon vieux.

—Dame! tu as Molière... Mais qui est-ce qui [Pg 219] t'a réduit la pièce à un scénario? Car tu n'as pas tout pris. Et c'est très habilement fait.

—C'est moi-même.

—Bah?...

—Oh! ce n'était pas difficile. Tout le travail consistait en coupures.

—Ferme donc la porte, dit Simone à Roger. Voilà des journalistes. Nous allons être envahis.

—C'est que les Chambertier vont venir.

—Tiens! s'écria Jean. J'allais vous proposer de monter les voir dans leur loge.

—Oh! ce soir, nous ne voulons pas nous montrer.

A ce moment, Paulette cria très haut, d'un ton si drôle que plusieurs messieurs, debout à l'orchestre, se retournèrent en riant:

—Alors, papa, ça n'est pas un four?

—Chut! dit Mervil, veux-tu te taire? Non... Mais tu auras du champagne tout de même.

—Bon, fit d'Espayrac, moi qui oubliais des bonbons pour Paulette! Je vais aller lui chercher des fruits glacés.

Il prit son pardessus et sortit.

Cependant Gisèle arrivait, au bras de son mari, produisant, dans les couloirs, un mouvement de foule, qui se refermait derrière sa longue traîne. Sa robe se décolletait à peine, comme il seyait à son buste mince et long, d'une souplesse de couleuvre; mais ses bras, nus jusqu'à l'épaule, [Pg 220] surprenaient par leur dessin ferme et pur, et l'on devinait la solide finesse des hanches, sous la ceinture placée très bas,—une ceinture d'or, d'émail et de pierreries, à la façon barbare qu'elle aimait. A côté de cette reine de légendes antiques, Chambertier étalait le ventre satisfait, l'habit noir et le gilet à cœur d'un bourgeois du dix-neuvième siècle.

—A-t-il assez la tête d'un Georges Dandin? dit à un ami un jeune homme qui venait de lui serrer la main.

—Ne t'y fie pas, répliqua l'autre. Ces gros bonshommes pacifiques restent longtemps sans rien voir, puis, un beau jour, ils ouvrent les yeux, et tuent l'amant à coups de revolver dans la ruelle de leur femme.

Maintenant, au fond de l'étroite baignoire, Gisèle embrassait Simone, et, pour mieux féliciter Mervil, elle voulut l'embrasser aussi. Chambertier, renonçant à introduire son gros corps, allongeait seulement d'énergiques poignées de main. Et, tout autour, dans le couloir, des gens s'entassaient, les yeux vers cette loge sombre, avec une effronterie de curiosité tranquille, les uns pour apercevoir «la belle Mme Chambertier», les autres parce qu'ils avaient entendu dire que l'auteur se trouvait là. D'Espayrac, qui revenait avec les fruits glacés, ne put se frayer un passage.

[Pg 221]

Toutefois la sonnerie électrique dispersa le groupe. L'orchestre se remplit avec un bourdonnement. Des violons, qu'on accordait, grincèrent. Les Chambertier remontèrent dans leur loge. Et Mervil, cette fois, resta dans la baignoire, avec sa femme et son ami.

Jean et Simone éprouvèrent un désappointement de sa présence, un regret de la tentatrice solitude. Cependant ils n'avaient rien à se dire. Pour des raisons diverses, l'un et l'autre avaient résolu de ne pas renouer, de ne pas faire surgir sous la précision des mots ce passé qui veillait, silencieusement et passionnément, dans le secret de leurs deux cœurs. Et toutefois, même pour ne pas se parler de ce qui les occupait tant, leur tête-à-tête, en l'obscurité de cette loge, avec cette foule vibrante alentour, avec ces souffles d'harmonie et de volupté venus de la scène et qui les enveloppaient ensemble, avait un charme presque pénible mais d'une intensité singulière. Dans un pareil affinement de sensation, les plus imperceptibles réflexes nerveux les ébranlaient comme des chocs, et, tout à l'heure, la main de Jean s'étant posée sur la sienne, Simone avait défailli, s'était crue près de s'évanouir.

Le seul aspect du visage de Mervil, tendu vers la scène, un peu pâle, avec la fulgurance de ses grands yeux de braise, suffisait à dissiper ce galvanisme amoureux. Dès lors, Simone et Jean purent [Pg 222] se parler d'une façon naturelle; et ils sentirent, aux premiers mots d'indifférence, comme un abîme qui s'élargissait entre eux. La vie parisienne les reprit, la vie masquée, où tant d'élégance et de politesse couvre les visages, que les cœurs faibles et impersonnels en arrivent à ne plus reconnaître leur propre identité. L'artificiel se substitue si bien à la nature, que celle-ci cesse de s'apercevoir elle-même, et, dans un miroir, ne se reconnaîtrait plus. Simone et Jean, avec leur habitude parfaite du monde, furent si bien, extérieurement, l'un pour l'autre, même en tête-à-tête, ce qu'ils voulaient être intérieurement, que, plus tard, il leur arriva de s'y tromper. Mais, pour inconscient qu'il fût, le lien ne devait pas se briser de sitôt entre ces deux êtres dont le préjugé, l'orgueil ou la raison avait dénoué les bras sans que leur désir fût assouvi.

Cependant, sur le dossier du fauteuil où s'appuyait sa femme, Roger, d'un doigt fébrile, suivait la mesure que battait le chef d'orchestre. Ce troisième acte de sa Douleur d'Éros déroulait des beautés musicales de premier ordre, que le public écoutait dans une extase muette, sans un mouvement, sans un bravo, presque sans un souffle. La claque ayant voulu souligner la phrase de puissante harmonie par laquelle l'orchestre appuie le serment de l'Amour jurant de se faire connaître à Psyché, des «chuts» furieux éclatèrent.

[Pg 223]

—Comment?... murmura Simone, qui se sentit pâlir. Ah bien, s'ils n'applaudissent pas ça!...

Son mari, haletant, la fit taire. Mais d'Espayrac dit vivement à voix basse:

—Craignez rien... Ils sont empoignés, voilà tout.

Et, en effet, lorsque, après les nouvelles instances de Psyché, le ténor qui jouait Éros reprit d'une voix saisissante de tristesse:

«Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître...»

un tel frémissement parcourut la salle, que, cette fois, l'émotion, l'admiration, durent se manifester. Des mains battirent, des voix hautes prononcèrent: «Ah! bravo!... bravo!...» Le chanteur s'interrompit. Alors le tonnerre des applaudissements roula longuement, puis s'éteignit, puis reprit avec tant de force, que Simone, secouée de larmes heureuses, se retourna, et, dans l'ombre, saisit à deux bras le cou de son mari, et lui baisa le front follement.

Cependant le chanteur, impassible, attendait pour continuer. D'un battement de paupières, il fit signe au chef d'orchestre. Et l'on aurait cru que de plusieurs minutes il ne pourrait se faire entendre, car le public, une fois soulevé, ne se calmait plus. On remuait encore, on échangeait des remarques, et les impressions longtemps contenues [Pg 224] s'échappaient en exclamations bruyantes. Mais le ténor ouvrit la bouche; ce fut comme un enchantement. Le silence d'extase aussitôt se rétablit. Et la douleur divine d'Éros s'exhala vers Psyché, dans un récitatif d'une simplicité très noble, malgré son infinie tristesse:

«Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître;
Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.
Laissez-moi mon secret. Si je me fais connaître,
Je vous perds, et vous me perdez!»

La pièce, d'ailleurs, s'achevait dans le sentiment d'éternelle mélancolie qui donne un sens philosophique si profond à cette fable antique. Mervil n'avait pas adopté le dénouement de Molière, qui désarme la colère de Vénus, fait intervenir Jupiter, et rend à Psyché son amant, en l'élevant elle-même au rang des divinités. Son œuvre finissait lorsque Psyché, ayant satisfait sa curiosité fatale, voit disparaître pour toujours celui qu'elle aime, tandis qu'autour d'elle s'évanouissent les merveilles des jardins célestes, et qu'elle demeure seule au milieu d'un désert plein de ronces, de cendres et de pierres.

—Voyez-vous, madame, dit d'Espayrac à Simone lorsque la toile tomba, c'est une dissertation morale qu'il a mise là en musique, votre grand homme de mari. Cela veut dire qu'il ne faut jamais regarder de trop près son bonheur. [Pg 225] Sans cela on le perd. Il ne faut pas trop en analyser l'essence, mais le prendre comme il vient. Autrement, voilà ce qu'il en reste: des mauvaises herbes, de la poussière et des rochers.

Mme Mervil comprit fort bien ce qu'il voulait dire. Cette voix qui, sous le ton voulu de la plaisanterie, sonnait un peu âpre, lui fit passer dans le cœur le frisson glacé d'un regret. Mais elle se raidit, se tourna vers la scène, et la joie de ce qui suivit noya, emporta son chagrin.

On avait rappelé les acteurs; on les avait même rappelés plusieurs fois. Maintenant le rideau semblait retombé pour de bon. Mais le public restait encore, demandait le nom de l'auteur. Et enfin le régisseur parut, qui le dit, ce nom. Alors ce fut pour Mervil, et tout autant pour Simone, et même un peu pour la petite Paulette, la minute d'ivresse où les oreilles, la chair et l'âme boivent la clameur du succès. Tous les trois enlacés écoutaient au fond de la petite loge sombre. Et c'était un bonheur inouï, comme la vie n'en réserve qu'à de bien rares élus, cette exaltation de la personnalité, ce retentissement de son être dans des centaines d'autres êtres, cette prise de possession des cœurs par l'étreinte de sa pensée, de son œuvre, de son laborieux rêve d'artiste, tout cela traduit par un bruit de foule, par des battements de mains, par des bravos envolés, par tout un grisant et délicieux tapage.

[Pg 226]

—Eh bien, mon vieux, dit Jean avec de sincères larmes de joie sous les paupières, tous mes compliments, tu sais! Il n'est pas volé, ce succès-là.

Les deux hommes se serrèrent la main. Et alors Simone, d'un geste fier et brusque, tendit la sienne à M. d'Espayrac. Elle la lui avait déjà donnée, au commencement de la soirée, lorsqu'ils s'étaient revus, mais d'un mouvement obligatoire et banal, dépourvu de signification. Maintenant il comprit que cette poignée de main voulait dire quelque chose, et il ne sut pas au juste quoi. Mais il y sentit une allégresse honnête, comme une force retrouvée, comme une alliance de loyauté pour anéantir jusqu'au souvenir honteux de la trahison devant ce noble artiste, et comme une réconciliation d'amitié par-dessus le gouffre trouble de l'amour. C'était un inconscient appel à ce qu'il avait de meilleur en lui. Il en fut surpris et remué, sans bien se rendre compte. Et, tout en serrant la petite main de Simone, une chose profonde et obscure qu'il tenait de sa race, une délicatesse d'honneur, une crânerie de droiture, une chaleur de générosité, s'éveilla sous sa légèreté, sous sa sensualité, sous son cynisme de Parisien.

«Drôle de petite femme,» se disait-il dans son cab, tandis qu'il retournait rue de la Faisanderie, au trot allongé de son grand stepper irlandais. «Drôle de petite femme... Moi qui croyais que je la reprendrais quand je voudrais, pour [Pg 227] avoir le plaisir de la lâcher ensuite à mon tour. Eh bien, non... D'abord elle vaut mieux que ça. C'est étonnant, mais je crois, parole d'honneur, qu'elle vaut mieux que ça... Elle est bien la seule, par exemple, de qui j'en dirais autant...»

Ce fut à peu près l'unique réflexion que le beau Jean d'Espayrac formula nettement dans son cab. Mais, arrivé rue de la Faisanderie, dans son petit hôtel gothique, il envoya coucher son valet de chambre, qui dormait debout, et resta longtemps vêtu de son habit de soirée, à rêver au coin de son feu. Même il alluma une cigarette, et, plus tard, lorsqu'il la jeta dans les cendres, on l'eût entendu qui murmurait:

—Ah! petite Simone... petite Simone... C'est dommage! Car je vous aurais vraiment aimée.


[Pg 228]

XV

Lettre D.

Des mois s'écoulèrent,—mois heureux pour Simone, mois remplis d'une douceur profonde, telle que jamais elle n'en avait connu. Certes, les premiers temps de son mariage n'évoquaient en elle que des souvenirs de félicité. Mais alors, n'ayant pas souffert, ne connaissant pas les pièges abominables où nous prend et nous meurtrit la vie, elle avait au cœur une espérance illimitée qui dépassait et diminuait les réalités les meilleures. Maintenant, au contraire, le sentiment de son imprudence et de sa faute, la conscience d'un amoindrissement d'elle-même et celle des risques courus, puis, parfois, les tressaillements encore douloureux de ses récentes blessures, accroissaient infiniment le prix de ses joies.

[Pg 229]

D'ailleurs l'attrait de l'avenir, dont s'était aveuglée sa jeunesse, perdait pour elle de cette intensité qui rend trop longs les meilleurs et les plus rapides de nos jours. Simone avait trente ans. Elle atteignait cette période de la vie où la femme commence à mieux savourer les heures, et où déjà l'inquiétude la prend à les sentir couler si vite. Elle ne voulait plus se laisser souffrir d'aucune chimère. Elle s'installait à présent dans son bonheur avec une tranquillité résolue. Et ce bonheur était tel qu'il pouvait défier même les pièges de sa fine imagination.

La célébrité, la fortune, prêtaient au petit hôtel de la rue Ampère un peu du prestige qu'ont les royales demeures; les passants le considéraient et retournaient la tête pour voir encore les étroites fenêtres à vitraux; beaucoup de visiteurs sentaient leur cœur battre en touchant la sonnette, inquiets de savoir s'ils seraient reçus par «le maître». Dans l'atmosphère nouvelle de son très grand succès, Mervil sentait un peu se calmer sa défiance de lui-même,—cette vipère que certains artistes portent en eux, sifflante et glacée, jusqu'à la tombe, au milieu même de leur gloire. Aussi la nervosité de son caractère se détendait; l'ironie lui montait moins souvent aux lèvres; il accueillait plus franchement les privilèges de sa destinée, et tout son entourage s'épanouissait à présent dans la chaleur de sa bonté naturelle. [Pg 230] Mais personne autant que Simone ne s'émerveillait, ne s'attendrissait de cette bonté.

Cependant le petit Hugues sortait de la vie végétative propre à la toute première enfance. Il devenait le petit animal humain, gazouilleur et joli, que l'on commence à mettre en robes courtes, et dont les pieds remuants se chaussent de minuscules souliers vernis, encore inutiles d'ailleurs. Ses traits s'affirmaient, se dégageaient de l'ébauche indécise, promettaient de la finesse et de la régularité. Sur son crâne rose, une impalpable soie blonde, presque blanche, s'arrondissait en bouclettes, et derrière l'ourlet délicat de ses lèvres, des dents menues pointaient en gouttes laiteuses. Mais, pour l'adoration de ses parents, ses yeux surpassaient toutes les autres merveilles. Ils paraissaient immenses dans ce visage de poupée, et leur perpétuelle admiration ravie éclairait la maison d'une lueur d'astres.

—Je t'assure qu'ils seront bleus, disait chaque jour Mervil à Simone.

—Quelle idée! s'écriait-elle. Personne dans la famille ne les a de cette couleur. Moi je suis seule à les avoir clairs, et encore les miens sont gris. Mais tous les petits enfants ont d'abord les yeux de ce bleu incertain. Ça change vers huit ou dix mois. Hugues a tes yeux, c'est frappant. Tu verras qu'ils deviendront très noirs.

Un matin, comme Roger faisait sauter son fils [Pg 231] sur ses bras, il s'arrêta tout à coup, et, portant le bébé dans le plein jour de la fenêtre, il s'écria:

—Oh! c'est un peu fort!

Puis s'adressant à la nourrice:

—Nounou, venez voir ici. Peut-on soutenir que cet enfant n'a pas les yeux bleus?

La brave femme convint que c'était difficile. A ce moment Simone entrait dans la chambre.

—Ils sont bleus, répétait Mervil. D'un bleu très pur, mais très foncé. Tiens, veux-tu que je te dise, Simone: je ne connais qu'une seule personne qui ait des yeux de cette nuance-là. C'est Jean d'Espayrac. Non, mais c'est drôle, tu sais... Bébé a tout à fait les yeux de Jean.

Au milieu de sa paix reconquise et de son bonheur, cette parole frappa Mme Mervil comme le coup imprévu d'une arme effroyablement pénétrante et cruelle. D'un geste involontaire, elle porta la main à son cœur, comme si le coup l'eût déchirée là. Et elle ne trouvait pas un mot à dire, abasourdie, terrifiée.

Pourtant Roger, ne remarquant rien, très à l'aise, plaisantait.

—Il n'a pas mal choisi, le petit bonhomme. Les yeux de Jean sont les plus beaux que je connaisse. Ma foi, je trouverais ça très bien qu'il eût des yeux comme Jean.

Il posa son fils entre les bras de la nourrice, et, venant tirer gentiment l'oreille de sa femme:

[Pg 232]

—Ah! madame, je vous y prends. Vous aurez trop regardé les prunelles saphir du beau d'Espayrac. Je lui conterai ça à notre ami Jean.

—Oh! je t'en supplie!... s'écria-t-elle.

Et ce fut un tel cri d'angoisse, qu'effrayée par l'altération de sa propre voix, Simone reprit en essayant de sourire:

—Entre nous, c'est très bien, mais avec ce jeune homme, des plaisanteries pareilles...

—Petite prude! dit son mari. Enfin, c'est bon. Si vous promettez de ne plus recommencer, on n'en parlera pas.

Et il l'embrassa,—tellement tourné ce matin-là à la drôlerie et à la joie qu'il ne sentit pas, sous sa lèvre, la joue de Simone froide et rigide comme de la glace.

Pendant les jours qui suivirent, lorsque Mme Mervil se trouvait seule près de son fils, elle épiait les yeux de l'enfant, avec une attention anxieuse, obstinée, sans pouvoir penser à autre chose qu'à ces prunelles, d'une transparence de pierre précieuse, dont le bleu semblait devenir d'heure en heure plus profond. Parfois, comme prise de l'espoir qu'elles eussent changé de nuance sous les paupières closes par le sommeil, la jeune mère éveillait le bébé dans son berceau et guettait, haletante, le soulèvement des longs cils foncés. Mais, devant son mari, Simone évitait de contempler Hugues; puis, si elle voyait Mervil [Pg 233] poser sur lui un regard prolongé, elle s'emparait du petit garçon, l'excitait, le faisait jouer, ou l'emportait auprès de sa nourrice.

Toutefois d'autres semaines, puis d'autres mois passèrent, et, à la longue, cette crise atroce de doute et de crainte s'apaisa pour Simone, comme s'étaient apaisés son coupable amour et ses remords. L'habitude vint à tous de voir les yeux bleus de Hugues. Nul ne les remarqua plus. Aucune comparaison nouvelle ne fut établie entre ces yeux d'enfant et ceux de M. d'Espayrac. Et, une fois de plus, l'accoutumance et l'illusion—ces baumes éternels du cœur—engourdirent, puis dissipèrent chez Simone le poison des cuisantes pensées.

Comme elle n'alla pas beaucoup dans le monde, cet hiver, et qu'elle ne reçut point, elle ne rencontra que rarement Gisèle et M. d'Espayrac. Déjà, du reste, elle pouvait les apercevoir, l'un ou l'autre, même à l'improviste, sans cet élancement de douleur qui naguère, à leur premier aspect, lui cassait les jambes et lui pâlissait le visage. Le poète écrivait un libretto pour Mervil. Mais ce travail avançait avec lenteur, et M. d'Espayrac—volontairement sans doute—oubliait de plus en plus le chemin de la rue Ampère. Quant à Mme Chambertier, plus lancée que jamais, perdue dans un tourbillon d'occupations folles, comment eût-elle trouvé le temps de venir [Pg 234] voir son amie? Tous les matins elle conduisait au Bois; même elle se remettait à l'équitation, annonçant le projet de se montrer prochainement dans l'allée des Poteaux, seule et suivie d'un groom, ce que se permettent à peine quelques très grandes dames, en dehors des écuyères et des cocottes: c'était d'un «chic» hardi et exceptionnel qui la tentait. L'après-midi elle avait, avec les couturiers en vogue, des conférences d'où sortaient des chefs-d'œuvre de toilette, reproduits par les journaux d'illustration artistique et mondaine. Puis, à cinq heures, il lui fallait être de retour dans son immense hôtel du boulevard Haussmann, pour présider son five o'clock. Et, le soir, c'étaient les dîners, les premières représentations, les bals. Si bien qu'avec les heures réservées à ses rendez-vous d'amour, c'est à peine si elle pouvait suffire aux visites officielles, indispensables. Une furie de mouvement, d'éclat, de vie à outrance, l'avait prise depuis que la langueur inquiète de ses sens et de son esprit se trouvait secouée, dissipée par les réalités de la passion. D'ailleurs elle s'affichait. Sa liaison avec M. d'Espayrac n'était plus guère inconnue que de l'aveugle Chambertier. Même, comme la chronique scandaleuse avait épuisé ce thème, on lui prêtait d'autres amants.

Jean, qui, fort ombrageux au sujet de ses maîtresses, prenait grand souci de leur réputation, [Pg 235] avait d'abord entouré celle-ci d'égards et de mystère. Quand il s'aperçut des inconséquences qu'elle commettait, sa délicatesse en fut froissée. Il lui en fit des reproches, et même lui montra un certain mépris, lui parla durement. Elle s'emporta, lui répondit par des bravades. Mais elle avait des colères si pleines de séduction, avec l'ombre noyée de ses longs yeux, le dédain de sa bouche, les ondulations de couleuvre tordant et redressant son buste souple, que d'Espayrac, aussitôt, perdait le fil de son discours. Alors Gisèle triomphait, le croyait vaincu. Il n'était qu'enivré. Aux heures de réflexion froide, un fugace dégoût lui montait aux lèvres. Peu à peu, il en vint à la considérer, à la traiter même comme une courtisane. Dans son inexpérience, Gisèle en fut ravie; elle crut, parce qu'il la respectait moins, qu'il l'aimait davantage. Mais M. d'Espayrac avait trop d'élégance dans l'âme pour goûter des sentiments et des façons de fille chez une femme du monde, une femme dont il voulait se croire le premier, le seul amant. Elle le heurta, l'énerva par ses manques de tact, de mesure, de pudeur. Devant lui, comme jadis devant Simone, elle parlait de ses droits à l'adultère, se moquait du mariage, ridiculisait Chambertier. D'Espayrac trouva cela d'un ton détestable. Un tel défaut de tenue morale lui répugnait comme des défauts de tenue physique: il se sentait aussi choqué que si sa maîtresse [Pg 236] se fût montrée à lui les mains mal soignées, ou vêtue, sous la merveille de ses toilettes, d'une lingerie grossière. D'ailleurs, la satiété accomplissait chez lui cette œuvre d'enlisement où, peu à peu, les plus vifs désirs humains s'anéantissent, disparaissent. Si bien que, malgré la beauté de cette créature de passion, moins d'un an après sa conquête il commençait à se détacher d'elle.


Un matin, comme Simone était à sa toilette, sa femme de chambre vint lui dire qu'une dame demandait instamment à lui parler. Quelle dame? La domestique, nouvelle dans la maison, ne la connaissait pas. C'était quelque solliciteuse, et Mme Mervil, obligée de se défendre sans cesse contre les importunités de ces sortes de personnes, allait la faire congédier, lorsque la femme de chambre expliqua qu'elle était fort bien mise et qu'elle avait l'air bien comme il faut; que, d'ailleurs, elle avait une voiture à la porte.

—Alors, dit Simone intriguée, donnez-moi ma robe de chambre.

En bas, dans le petit salon, elle poussa un cri de surprise en reconnaissant Mme Chambertier, la mère, la vieille dame qu'on ne voyait guère à Paris, car elle passait l'hiver dans son château de Provence et l'été en Suisse.

—Vous, chère madame!... Je vous croyais [Pg 237] encore à Hyères. Et pourquoi ne pas dire votre nom? J'ai failli ne pas vous recevoir.

—Je l'aurais dit au dernier moment, s'il avait fallu, répondit Mme Chambertier. J'aime mieux qu'on ne sache pas que je suis venue ici, le matin, pour vous parler de choses graves.

—Des choses graves!...

Une appréhension serra la gorge de Simone. En même temps elle vit sur le visage de la vieille dame un air de tristesse et de rigidité qu'elle n'avait pas remarqué tout d'abord.

—Ma chère petite, commença Mme Chambertier, je viens au nom de l'amitié qui vous lie à ma belle-fille... Je viens faire appel à votre loyauté, à votre bon cœur...

Tout en parlant, elle sortait un petit portefeuille, l'ouvrait, en tirait un papier plié, qu'elle tendit à Mme Mervil.

—Connaissez-vous cette écriture?

La stupeur élargit les yeux de Simone. Dès le premier coup d'œil, elle distingua l'écriture de Jean. Et toutes ses idées se confondirent, toute sa raison chavira dans la folle peur qui la saisit. Rien de logique ne lui vint à la tête. Évidemment Mme Chambertier lui rapportait un des billets d'amour de M. d'Espayrac, écrit à elle, Simone, et retrouvé Dieu savait où. Elle ne réfléchit pas qu'elle les avait détruits tous, elle ne pensa pas à Gisèle... Elle n'eut dans le cœur et dans l'esprit [Pg 238] que la convulsion de son épouvante... l'épouvante atroce du criminel qui sent la main du gendarme s'abattre sur son épaule. Oh! les fruits d'angoisse et de honte qu'engendrait sa misérable faute!... Cependant, comme Mme Chambertier répétait sa question d'une voix sévère, Simone, malgré la rougeur violente dont elle sentait le feu sur son visage, tâcha de feindre l'étonnement, voulut nier:

—Cette écriture?... Non... Non, je ne connais pas.

—Pourtant, dit la vieille dame avec un sourire d'incrédulité, vous avez dû la voir bien souvent.

Cette ironie acheva d'écraser la malheureuse Mme Mervil. Aussi fut-elle un moment à se remettre, ne saisissant pas tout de suite d'où lui venait la délivrance, lorsque Mme Chambertier ajouta:

—Oui, vous avez dû la voir souvent, dans les mains de votre mari, puisque M. d'Espayrac a été son collaborateur, et que c'est l'écriture de M. d'Espayrac.

Simone se taisait, incapable de trouver une pensée, de formuler un mot.

—Ma chère enfant, reprit la vieille dame en posant une main sur la sienne, votre rougeur me montre que vous êtes au courant de tout...

[Pg 239]

Ici Mme Chambertier hésita, baissa la voix:

—Vous devez savoir que Gisèle est la maîtresse de ce jeune homme.

Alors ce fut un coup de lumière. «Mais, mon Dieu!» pensa Simone, «ma lâche frayeur pour moi-même m'a fait trahir ma pauvre amie. C'est à ses dépens que mon embarras s'explique. Oh! comme je m'en veux! Comme je m'en veux!»

Elle essaya de défendre Gisèle. «Savoir une chose pareille! Non, elle ne le savait pas, car cela n'existait pas, elle ne le croirait jamais!» Et Simone mentit avec abondance, avec éloquence, et—à mesure qu'elle parlait—presque avec sincérité.

—Nous perdons notre temps, dit avec douceur la vieille Mme Chambertier. Si vous ne le saviez pas, je vais vous l'apprendre. Lisez cette lettre.

—Je ne veux pas lire... Je ne veux pas savoir.

—C'est dans l'intérêt de Gisèle. Je suis venue à vous, ma chère Simone, comme à sa meilleure—je veux dire, à sa seule—amie (car je n'appelle pas «ses amies» les envieuses poupées qu'elle fréquente). Vous avez de l'influence sur elle. Et vous possédez tant de sagesse, tant de raison! Je n'avertirai pas mon fils... Mais il faut qu'à nous deux nous fassions cesser ce scandale, nous empêchions un malheur. Ce n'est pas moi, vous le comprenez bien, qui puis parler de cela avec ma belle-fille.

[Pg 240]

Simone donc prit la lettre, la lut. Et elle y reconnut les expressions de Jean, les phrases amoureuses de Jean, ses mots câlins comme des caresses, avec quelque chose de plus ardemment sensuel qui lui fit mal. Il fallait donc que le destin lui mît ceci sous les yeux! Quand aurait-elle fini de monter son calvaire?—Hélas! elle n'était pas au bout.—Ce fut avec un gémissement de douleur qu'elle rendit la lettre à Mme Chambertier.

—N'est-ce pas que c'est ignoble... monstrueux? dit la vieille dame. Elle a de la chance, la misérable, que cette lettre soit tombée dans mes mains et non dans celles de son mari! Mon fils aurait tout massacré.

Cette transformation du bon Chambertier en un justicier sanglant parut tellement inadmissible à Simone qu'elle eut un geste de surprise et de protestation.

—Je vous dis que mon fils les tuerait, reprit la vieille dame. Et voulez-vous savoir pourquoi? Ce ne serait pas par férocité, ni pour faire le héros de roman, ni peut-être par jalousie seule—bien qu'il soit très épris et très jaloux de son monstre de femme.—Non, ce serait, dans le coup foudroyant de la surprise, quelque chose—comment vous dirai-je?—quelque chose en lui qui le pousserait à tuer, parce que c'est comme ça, dans l'air, dans le sang, parce qu'on [Pg 241] doit tuer la femme qui vous trompe, ou son amant, ou les deux; qu'on l'a fait autour de nous, dans notre pays, dans notre milieu. Et justement, comme Édouard est doux, un peu routinier, n'est-ce pas? sans idées très personnelles, il suivrait, au premier moment, les notions qu'il a en lui, toutes formées, faute d'initiative pour leur substituer autre chose.

—Mon Dieu!... dit Simone impressionnée. Mais que pensez-vous donc que je puisse faire, madame?

La vieille Mme Chambertier supposait qu'elle pourrait avertir, effrayer Gisèle, et aussi lui faire de la morale, la rappeler au sentiment de ses devoirs.—«J'essaierai,» murmura Simone, que remuaient ce chagrin maternel si sincère et les révoltes, l'indignation de cette antique honnêteté. Au fond, sachant bien qu'on ne détourne pas avec des paroles le cours d'une passion chez une femme comme son amie, elle se promettait de lui conseiller surtout la plus extrême prudence.

Gisèle, qu'elle vit le jour même, prit fort légèrement l'anecdote, et plus légèrement encore les avis que Simone crut devoir y ajouter. Elle se moqua de sa belle-mère, puis fut prise d'un accès de fou rire à l'idée de Chambertier surgissant le revolver à la main pour la mettre à mort ainsi que son amant.

—Pauvre Édouard!... Lui, me tuer! Mais je [Pg 242] lui dirais que je ne donne des rendez-vous à Jean que pour l'aider à trouver ses rimes... Il serait trop content de me croire. Il m'aime comme un imbécile. C'est ce qui est exaspérant.

—Oh! dit Simone, je ne peux pas t'entendre parler comme cela de ce pauvre homme. Tu le trompes... N'est-ce pas assez?

—C'est qu'il me gêne avec son aveuglement. Ah! elle est loin de compte, ma charmante belle-mère, si elle croit que je me cache de lui. Mais je laisse traîner mes lettres exprès!... C'est stupéfiant qu'il ne s'aperçoive de rien!

—Comment? fit Simone. Tu veux que ton mari sache!... Pourquoi?... Je ne te comprends pas.

Gisèle haussa les épaules, comme dédaignant de s'expliquer. Puis, tout à coup, elle éclata. Certainement, elle voulait que Chambertier vît clair; et, s'il n'ouvrait pas les yeux, elle finirait par tout lui dire. Elle en avait assez de remorquer ce gros homme ridicule. Et maintenant surtout que la belle-mère se mêlait de faire de la morale. Ah! mon Dieu, quelle existence!

—Qu'est-ce que tu espères donc? demanda son amie. Le divorce?

—Tout juste. Jean est libre.

Simone eut une exclamation troublée:

—Tu crois qu'il t'épouserait?

—Lui? Mais il se traînerait à genoux pour me le demander.

[Pg 243]

—En es-tu sûre? M. d'Espayrac, avec ses traditions de race, épouser une femme divorcée!...

—Oui, si cette femme c'est moi, certifia Gisèle avec la plus insolente assurance.

—Alors, raison de plus pour cacher ta liaison. La loi ne te permettrait pas d'épouser ton complice.

—Bah! Chambertier est si bonasse! Je lui persuaderai que c'est chevaleresque et distingué de faire prononcer le divorce contre lui.

Simone regarda son amie, cherchant sur ce visage—aux yeux et aux lèvres de mystère, tels que les yeux et les lèvres des sphinx—une rougeur, une trace d'embarras, après un pareil aveu. Elle n'y vit qu'un sourire de malice amusée, la confiance de Gisèle en sa beauté de magicienne, et, pour le reste, la plus parfaite inconscience. «Est-ce donc vrai,» pensa Mme Mervil, «ce que j'ai entendu dire je ne sais où, que les femmes sont absolument dépourvues de tout sens moral? Mais moi cependant qui ai voulu faire mon devoir?... Hélas! j'ai peut-être suivi tout bonnement quelque instinct secret, une répugnance de ma nature pour la trahison et le mensonge. Au nom de quel principe absolu me trouverais-je meilleure que Gisèle?»

Ainsi, malgré l'écœurement dont la soulevaient les intrigues de son amie, malgré l'irritation que lui causait la seule idée de voir Gisèle devenir [Pg 244] Mme d'Espayrac, Simone continuait à subir vers la personne et vers les amours de cette femme une sorte d'attirance perverse. Curiosité?... Involontaire préoccupation de Jean? Peut-être espérance inavouée de voir une autre trouver à son tour dans la faute les fruits d'amertume qu'elle-même y avait recueillis. Par moments même, il lui semblait que les âpres sentiments avec lesquels, depuis quelques mois, elle songeait à Gisèle, augmentaient sa tendresse pour cette créature de charme et de folie. Parfois, tout à coup, elle était prise du désir de la voir, et elle sautait en voiture, elle pressait son cocher, pour embrasser Gisèle deux minutes plus tôt, pour l'entendre lui chuchoter près de l'oreille quelque extravagante confidence. Et ensuite, elle se sentait troublée d'un vague remords, se demandant si, près de son amie, elle ne venait pas alimenter un reste d'amour pour M. d'Espayrac, ou du moins nourrir l'anxieux intérêt que lui inspiraient encore les sentiments et les actions de cet homme.


[Pg 245]

XVI

Lettre C.

Cependant, quoique le mois de juin commençât dans une splendeur ininterrompue de jours ensoleillés, et malgré la haine pour Paris que professait la belle-mère de Gisèle, cette vieille dame ne se décidait pas à partir pour la Suisse. Elle restait dans l'hôtel du boulevard Haussmann, croyant sauvegarder par sa présence l'honneur et peut-être la vie de son fils; car maintenant, ce qu'elle redoutait parfois, c'était le suicide de son cher Édouard. Cette digne personne vivait dans des transes accrues par l'âge et par l'ignorance ou l'oubli des passions. C'était merveille que son affolement ne lui fît pas commettre de trop insignes maladresses, lui permît de rester courtoise avec la [Pg 246] violente Gisèle. Celle-ci n'attendait qu'un mot pour la braver en face.

Enfin il arriva que la pauvre mère crut imminente la catastrophe qu'elle redoutait. Ce jour-là, tout éperdue, elle accourut de nouveau chez Mme Mervil. Il était deux heures. Le musicien venait de sortir. Simone s'apprêtait à conduire au Bois ses enfants, leur nourrice et leur gouvernante. La pâleur et l'émotion de Mme Chambertier l'épouvantèrent.

La vieille dame ne put parler distinctement tout de suite. Elle prononçait des phrases incohérentes, dans lesquelles revenaient les mots: «Lettre anonyme... rendez-vous... y courir tout de suite... un affreux malheur!...» Mais un nom frappa Simone; Mme Chambertier avait dit: «Meudon.»

—C'est à Meudon qu'ils ont un rendez-vous? demanda Mme Mervil.

—Oui, à Meudon, ma pauvre enfant!... Mais c'est tout ce que je sais. Comment les trouver?... Comment les avertir?... Meudon... c'est grand.

Simone se taisait, toute blanche. Elle n'aurait pas cru cela de Jean, qu'il conduirait Gisèle dans cette même maison... dans cette même chambre, sans doute!... Eh bien, que le mari les y trouve!... Ils n'auraient que ce qu'ils méritaient.

Mais comme, devant son silence, Mme Chambertier se désespérait, sanglotant, lui serrant les [Pg 247] mains d'une étreinte de noyé qui se cramponne, la jeune femme se sentit le cœur envahi d'une grande miséricorde et d'une grande pitié.

—Je crois, murmura-t-elle, que je connais l'endroit.

—Vous le connaissez!... Ah! mais vous êtes un ange... Dites-le-moi, que j'y coure... Car c'est aujourd'hui... tout à l'heure... Il n'y a pas une minute à perdre!...

—Oh! s'écria Simone, vous ne ferez pas cela!... Vous ne pouvez pas y aller... Vous!... Et dans l'état où vous êtes...

—Si, si!... répétait la vieille dame. Il le faut. Je vous dis qu'il va se passer quelque chose d'effrayant!...

Sans rien ajouter tout de suite, Simone alla vers la porte qui donnait sur le vestibule, l'ouvrit:

—Miss! appela-t-elle, Nounou!

Des voix, des pas, répondirent aussitôt. Paulette cria:

—Petite mère, est-ce qu'on ne va pas partir pour la promenade?

—Oui, allez, dit Mme Mervil. Allez sans moi. Mais prenez un fiacre jusqu'au Pré-Catelan. J'ai besoin de la voiture.

Puis, revenant vers Mme Chambertier, la porte close de nouveau.

—Voyons, chère madame, courage! Dites-moi [Pg 248] vite les renseignements que vous avez. Puis, s'il faut aller à Meudon... eh bien... j'irai. Vous, c'est impossible! D'ailleurs, je ne connais la maison que de vue... Je ne saurais pas vous indiquer l'adresse... Troublée comme vous êtes, vous ne trouveriez jamais.

Dans sa folie de terreur et de reconnaissance, Mme Chambertier voulait se mettre à genoux devant elle. Mais comme, aussitôt, le sang-froid de Simone la calma, la ramena aux nécessités de la situation, elle put dire assez nettement:

—Depuis quelque temps, j'en suis sûre, Édouard avait des doutes... Il recevait des lettres anonymes... Il était triste... Mais il ne voulait pas voir clair. Tout à l'heure, après le déjeuner, comme j'avais remarqué qu'il ne mangeait pas, qu'il quittait la table avant la fin, je suis entrée dans son cabinet. Il ne m'a pas vue tout de suite... Il avait la tête dans ses mains, comme un homme accablé. Une lettre était ouverte devant lui... une lettre sans signature... écrite très gros... que j'ai parcourue d'un seul coup d'œil, avant qu'il eût relevé le front... J'ai vu leurs deux noms, à EUX!... puis le mot «Meudon», suivi d'explications que je n'ai pas eu le temps de saisir; puis les deux mots: «aujourd'hui même», soulignés d'un trait de plume. A ce moment, Édouard a levé la tête... Oh! quelle figure! Un cadavre... Mon malheureux enfant!...

[Pg 249]

—Mais, madame, fit Simone, il ne vous a rien dit?

—Il ne m'aurait rien dit, si je n'avais pas parlé moi-même. Mais je n'ai pas pu y tenir. J'ai voulu le consoler... J'ai pleuré... J'ai imploré sa générosité. Alors il m'a regardée d'un air terrible et il a dit: «Ah! vous, ma mère, vous le saviez donc aussi?» Puis il m'a repoussée, et il est rentré dans sa chambre en ajoutant: «Cette fois la mesure est comble, et, dès ce soir, vous saurez comment un Chambertier peut venger son honneur.»

—Et Gisèle? demanda encore Simone, vous ne l'avez pas avertie?

—Gisèle?... la malheureuse!... Elle avait déjà quitté la maison.

—Eh bien, madame, rentrez boulevard Haussmann. Je ne puis pas vous ôter votre affreuse inquiétude. Mais je vous jure une chose. C'est que je vais faire tout ce qu'il est possible pour empêcher un malheur. Je cours à Meudon; j'ai un bon cheval, et, comme je connais bien l'endroit, j'ai des chances pour arriver avant M. Chambertier, malgré l'avance qu'il a sur moi.

—Oh! dit la vieille dame, il n'avait pas fait atteler quand je suis partie. Le rendez-vous n'est sans doute que pour la fin de l'après-midi, puisque, à cette saison, Gisèle n'a plus son five o'clock. Maintenant, Édouard n'aura peut-être pas voulu se servir de sa propre voiture. D'un autre côté, s'il prend le train ou un fiacre...

[Pg 250]

L'abondance des explications revenait, chez l'excellente personne, avec le premier sentiment de sécurité relative. Mais Simone ne l'écoutait plus. Elle sautait déjà dans sa victoria, disant à son cocher:

—A Meudon... Très vite. Filez par le plus court jusqu'à la gare, et là, je vous indiquerai.

Chemin faisant, elle reconnut avec une sorte de honte que ce qui dominait en elle, c'était une excitation presque amusée, le plaisir mêlé d'angoisse—mais un plaisir tout de même—de s'activer en plein drame, d'apparaître comme le salut à ces gens condamnés à mort. La conscience de sa grandeur d'âme à jouer ce rôle près de sa rivale et de son ancien amant l'exaltait plus agréablement encore. Maintenant, elle souhaitait que Chambertier eût les plus meurtrières intentions, pourvu toutefois qu'elle arrivât la première. Elle aurait ainsi cette rare satisfaction d'avoir sauvé deux existences. Quelques aiguillons de jalousie qui la piquaient encore lui donnaient l'orgueil d'un peu de lutte intérieure et d'une victoire disputée. Trop faibles désormais pour lui causer beaucoup de mal, ils avaient juste l'acuité nécessaire pour lui faire savourer plus complètement la beauté de ses propres sentiments.


Lorsque Simone arriva près de la gare de Meudon, elle fit remonter son cocher vers le bois, [Pg 251] jusqu'à ce qu'elle aperçût les dragons japonais, en faïence bleue, surmontant les pilastres de la maison bien connue. Alors elle arrêta la voiture pour continuer à pied. Mais quand elle sentit le sol sous ses petits souliers en cuir de Russie, des doutes, des défaillances, des souvenirs aussi, l'assaillirent. Elle trouvait la chose plus difficile qu'elle n'aurait cru. Une envie de retourner, de se sauver, la fit hésiter une seconde. Et les promeneurs, assez nombreux dans la coquetterie de cette campagne, dans toute cette verdure et tout ce soleil, qui la voyaient passer—d'une si délicate fraîcheur blonde sous la soie pâle de son ombrelle, avec tant de candide bonté dans ses yeux clairs—ne se doutaient guère de l'émotion qui secouait la fragilité nerveuse de cette jolie femme, que l'on prenait pour une jeune fille.

Machinalement, Simone tourna dans le sentier qui conduisait à la petite porte où Jean l'attendait autrefois. Qu'espérait-elle? Cette porte devait être fermée avec soin. Mais elle comptait vaguement sur quelque hasard qui lui permettrait d'éviter les deux concierges de la grille, un homme et une femme qu'elle n'avait jamais vus, mais qu'elle connaissait comme des gardiens rébarbatifs, avec lesquels il serait difficile de parlementer.

La voilà cette petite porte... O Dieu! comme elle la reconnaissait bien! Elle souleva le loquet, s'attendant à rencontrer la résistance de la serrure. [Pg 252] A sa stupéfaction, le battant de bois s'écarta tout de suite. «Ils n'y sont pas encore,» pensa-t-elle. Mais une autre idée la glaça. «Ce n'est pas dans cette maison!... C'était impossible aussi. Ah! folle que j'étais...»

Elle entra cependant, traversa le potager, hésita en se trouvant sous une charmille. Les choses du dedans lui semblaient moins familières que celles du dehors. Peut-être était-ce la verdure de l'été sur ces branches qu'elle avait connues dans la nudité de l'hiver. Peut-être aussi parce qu'autrefois, le seuil franchi, elle ne voyait plus rien que Jean.

Une porte de vestibule ayant cédé aussi facilement que celle du sentier, Simone pénétra dans l'intérieur. «Si la maison est habitée,» pensait-elle, «je trouverai bien un prétexte; je dirai que je me suis trompée.» Puis, saisie par le silence, elle eut un accès de terreur folle. Sans doute, le mari était venu déjà, et deux cadavres gisaient derrière ces cloisons!... Elle chancela, s'appuya contre un mur. Mais, de l'autre côté de ce mur, un éclat de rire, une roulade de chanson, partirent. Et elle reconnut la voix de son amie.

Alors elle frappa, elle appela d'un accent d'angoisse:

—Gisèle!... Gisèle!... C'est moi... Ouvre... Viens! Au nom du ciel, viens vite!...

La même voix rieuse dit à quelqu'un—à Jean [Pg 253] sans doute:—«J'y vais... laisse... Je te défends d'y aller... Je sais ce que c'est.»

Gisèle parut; et, quand elle vit Simone, un fou rire la secoua convulsivement, la rabattit, fléchissante, contre le chambranle de la porte. «Toi ici!... O ma pauvre petite!... Est-ce que tu viens pour me protéger? Ça serait le comble!...»

—Ne ris pas! dit Simone haletante. Ton mari accourt... Il a juré de te tuer.

—Ça m'étonne, répondit Gisèle, qui s'égayait de plus en plus à chaque mot. Tu auras mal compris.

—Tu es donc folle!... s'écria Simone. Sauve-toi!... Fais sauver M. d'Espayrac!... Je te dis qu'il veut vous tuer tous les deux. Laisse-moi t'emmener, j'ai ma voiture à deux pas d'ici. Mais rhabille-toi; tu ne peux pas t'en aller comme ça.

Gisèle, en effet, se trouvait à demi vêtue par un peignoir oriental en gaze et en soie brochée, d'une somptuosité étrange, qui rehaussait sa beauté barbare, et sur lequel coulaient, débordées, les ondes de ses grands cheveux noirs, aux artificiels reflets de cuivre.

—Viens, répondit Gisèle en éloignant Simone de la porte—qu'elle avait, dès le premier instant, refermée derrière elle.—Viens... Tu n'es qu'une petite bête, et tu ne comprends rien de rien.

Elle fit entrer son amie dans une pièce de devant,—une [Pg 254] pièce où Mme Mervil n'avait jamais pénétré. C'était un salon, aux meubles couverts de housses, dépourvu de bibelots, l'air à l'abandon des chambres que l'on n'habite pas. Les volets d'une seule croisée étaient ouverts; et, par cette croisée qui descendait jusqu'au sol, les yeux inquiets de Simone aperçurent un balcon de vérandah garni de vases poussiéreux, puis, au delà, un jardin mal tenu, dont la grande pelouse découverte qui en occupait le milieu permettait de voir sans obstacle jusqu'à la grille d'entrée.

—M. d'Espayrac est sûr de ses concierges, n'est-ce pas? demanda Simone. Et, Dieu merci, j'ai pu refermer à clef la petite porte du potager. Quelle imprudence d'avoir laissé cette porte ouverte!

—Tu as refermé la petite porte du potager! s'écria Gisèle d'un ton brusque. De quoi te mêles-tu?... Quel ennui! Et je ne puis pas aller la rouvrir maintenant!... Jean me verrait... C'est du côté de la chambre. Il ne faut pas qu'il sache...

—Mais?... fit Simone, abasourdie, gagnée par la gêne horrible de se trouver là, maintenant que l'insouciance de Gisèle lui ôtait presque la certitude du danger.

—Ma pauvre mignonne, tu es gentille comme tout, interrompit son amie en l'embrassant, mais tu n'as donc pas compris, quand Chambertier est allé te montrer ses lettres anonymes?...

[Pg 255]

—Ce n'est pas lui, c'est ta belle-mère... Elle ne m'a pas montré de lettres, mais elle en avait vu dans les mains de Chambertier... Il était hors de lui, criant qu'il serait vengé avant ce soir... Et elle est accourue chez moi folle de peur.

—Encore elle!... En voilà une qui m'aura fait haïr son fils... Tandis que, sans elle, je le mépriserais seulement, dit Gisèle avec une soudaine lividité de fureur sur son mince visage aux yeux longs.

—Tais-toi!... reprit Simone. Pars, et fais partir M. d'Espayrac... Comment ne vois-tu pas qu'il arrivera quelque chose de terrible, si ton mari et lui se trouvent face à face?

—Eh! dit Gisèle, il arrivera ce que je veux qu'il arrive.

—Comment?

—Est-ce que je ne connais pas mon Chambertier! Il ne tuera rien du tout... Il tempêtera, menacera, jurera... Puis, devant le dédain de Jean et le mien, la sueur lui viendra aux tempes et les larmes aux yeux; il ne songera plus qu'à s'éponger. Ce sera tout. Ensuite, je le forcerai à plaider en divorce, pour cause d'INCOMPATIBILITÉ D'HUMEUR!... Et comme Jean m'aura fait perdre un nom et une fortune, et qu'il est galant homme... Conclus... Rester Mme Chambertier quand on peut devenir Mme d'Espayrac... Ce ne serait pas la peine d'être «une sirène» et «une beauté fatale», [Pg 256] comme mes nigauds d'adorateurs ont l'habitude de m'appeler.

—Mais, dit encore Simone—dont un écœurant soupçon pâlissait la lèvre,—alors, tout à l'heure, quand tu as dit à M. d'Espayrac: «Je sais ce que c'est?...»

Les épaules de Gisèle se soulevèrent, et elle recommença de rire.

—... Et cette porte laissée ouverte exprès?...

Encore le rire... un rire, cette fois, immobile et muet, tendant les lèvres rouges sur les dents aiguës, avec, véritablement, quelque chose du mystère et de la cruauté des sphinx.

Simone, trop sûre maintenant d'avoir compris, murmura:

—... Et ces lettres anonymes?...

—Ah! enfin, nous y sommes!... Ça ne te crevait donc pas les yeux?... Certainement, c'est moi qui les ai fabriquées. Et, bonté divine!... il en a fallu des points sur les i pour qu'il se décide!... Alors, bien vrai, tu crois qu'aujourd'hui ça mord? Tu es sûre qu'il viendra?

—Gisèle, dit Simone, c'est épouvantable ce que tu as fait. Laisse-moi m'en aller. Je ne peux pas me voir ici... C'est trop horrible!... Laisse-moi m'en aller!...

Mme Chambertier s'égayait de nouveau très franchement, comme d'une indignation qui ne pouvait être sérieuse. Et elle retenait les mains de [Pg 257] son amie. Simone se dégagea, courut vers la porte. Mais, tout à coup, elle revint.

—Ah! Gisèle, tiens, j'ai pitié de toi!... Je te dis, je te dis, malheureuse, que ton mari vient pour vous tuer tous les deux!... Sauve-toi!... Sauve M. d'Espayrac!

Ceci fut dit d'un tel accent, que le rire se brisa puis s'éteignit sur les lèvres de sphinx. Au même instant, un violent coup de sonnette à la grille jeta les deux jeunes femmes aux bras l'une de l'autre, dans une étreinte de saisissement et d'effroi.

Gisèle se remit d'ailleurs aussitôt, et courut à la fenêtre, dont les rideaux de mousseline, transparents de l'intérieur, la cachaient aux regards du dehors. Ce qu'elle vit dut lui causer une exaspération bien extraordinaire, car elle frappa du pied, et Simone eut la stupéfaction de l'entendre jurer comme un homme.

—Oh! dit Mme Mervil, c'est lui, n'est-ce pas? Mais enfin, il ne va pas entrer tout de suite... Les concierges vont lui dire que c'est une maison inhabitée, que le propriétaire est en voyage.

Dans son trouble, Simone trahissait sa connaissance de la consigne—qui devait être restée la même. Gisèle, emportée par une fureur inouïe, ne remarqua pas ce détail.

—Ah! le lâche!... le lâche!... criait-elle, en serrant les poings, en grinçant des dents... Non, je ne l'aurais jamais cru!... Le lâche!...

[Pg 258]

Ce ne fut pas la seule injure qui monta aux lèvres de sphinx: elles en prononcèrent d'autres, et des plus basses, que cette jolie Parisienne, à visage de princesse barbare, hurlait dans un incroyable débordement de rage, de haine et d'insulte.

—Mon Dieu! qu'y a-t-il? Laisse-moi voir, dit Simone terrifiée.

Car Gisèle, se rabattant vers le milieu de la pièce, l'entraînait sans lui avoir donné le temps de s'approcher de la fenêtre.

—Non, non!... Viens!... Sauve-moi!... Oh! sauve-moi, Simone!...—Et la voix cassée de fureur devenait sanglotante et plaintive.—Je suis perdue!... Perdue!... Ma chérie... Invente quelque chose!... Ah! sauve-moi!...

Il était bien tard à présent... Car un rapide coup d'œil de Mme Mervil vers la fenêtre lui permit d'entrevoir le concierge ouvrant toute grande la grille, derrière laquelle elle distingua la stature corpulente et le visage de Chambertier. Alors elle crut deviner d'où venait l'indignation folle de Gisèle: sans doute le mari avait payé ou menacé ce portier de façon telle que le misérable homme consentait à l'introduire. Et quelque menaçante évidence avait dû montrer à la femme coupable que c'était bien son châtiment qui, maintenant, entrait par cette grille.

—Je te dis que je suis perdue!... Sauve-moi!...

[Pg 259]

Toutes deux se trouvaient maintenant dans le corridor. Et là, comme un éclair, la même pensée les frappa. Simone pouvait se substituer à Gisèle!...

Mme Chambertier, d'un geste à la fois de violence et de supplication, poussa son amie vers la chambre où se trouvait Jean. Déjà même, elle lui enlevait son chapeau, elle cherchait à lui dénouer les cheveux. Simone eut une révolte. «Oh!...» Elle donnerait bien sa vie, si l'on voulait. Son honneur, non!... Oh! pas cela, pas cette honte!

Mais on entendit des pas d'homme sur les dalles de la vérandah, puis le bruit des clefs que le concierge essayait dans la porte extérieure, tâtonnant, voulant gagner du temps. Et une si mortelle frayeur se peignit dans les yeux de Gisèle, que Simone, songeant à la scène sanglante, jeta son amie vers l'escalier, et se précipita elle-même dans la chambre, où, jadis, elle s'était donnée à Jean.

Elle n'eut pas même à en ouvrir la porte. M. d'Espayrac, averti par la femme du concierge,—qui avait tourné la maison,—s'élançait dans le corridor, éperdu d'inquiétude pour Gisèle. Il reçut Simone presque dans ses bras, et, comme elle le repoussait dans la chambre, il la lâcha, puis recula, stupéfait.

Tout à l'heure, il n'avait pas reconnu, dans les [Pg 260] chuchotements, la voix de Mme Mervil, et, ne s'étonnant plus des idées baroques de Gisèle, il s'était mis à lire sans impatience, croyant qu'elle s'était fait apporter, qu'elle essayait peut-être, un déshabillé nouveau, et qu'elle se réservait de lui en donner la surprise.

Maintenant il regardait Simone arracher ses gants, défaire ses cheveux, dont la fine soie blonde glissa et moussa jusqu'à la taille. En même temps elle murmurait, sans le regarder, le visage brûlé d'une rougeur: «C'est moi... n'est-ce pas?... Voilà son mari... Donc c'est moi...»

Les pas maintenant retentissaient dans le corridor vide. Et le concierge, toujours les égarant,—car il espérait que les amants se sauveraient par la petite porte,—les conduisit pendant un instant de chambre en chambre.

Et M. d'Espayrac était tellement bouleversé d'admiration, de respect troublé, tellement honteux que Simone retrouvât leur petit sanctuaire avec les mêmes meubles, les mêmes bibelots, et—elle l'aurait pu croire—les mêmes fleurs disposées partout dans les mêmes vases, qu'il ne pouvait que la regarder avec des yeux de repentir et de confusion, sans songer à faire un mouvement.

—Ah! dit-elle, ouvrez-lui donc... puisqu'il faut qu'il entre. Il serait capable de monter... Et Gisèle est en haut.

[Pg 261]

D'Espayrac sortit dans le corridor. Mais, tout de suite, elle entendit éclater sa voix en paroles d'une violence qui la surprirent. C'était la même insultante indignation de Gisèle tout à l'heure. Et Simone commença de trouver excessif ce mépris qu'on croyait devoir ajouter aux outrages secrets et aux mensonges dont on bernait ce malheureux mari. Cela l'étonnait de d'Espayrac. Mais un mot allait lui faire tout comprendre,—un mot qui lui ternirait son dévouement, qui lui en ôterait la nécessité tragique, n'y laissant que la grotesque trivialité d'une scène de vaudeville, et lui donnant à savourer sans compensation toute l'amertume et tout le dégoût de l'ignoble aventure.

—Un goujat!... Oui, monsieur, un pur et simple goujat, disait d'Espayrac. Et vous allez être forcé d'en convenir vous-même devant M. le commissaire de police, en lui affirmant, comme vous devrez le faire, que ce n'est pas votre femme qui se trouve ici avec moi.

«Le commissaire de police!...» pensa Simone, «Il est venu avec le commissaire de police! Voilà donc comment se venge un Chambertier!...»

Alors, elle comprit la rage et l'effroi de Gisèle. Ce commissaire de police, que celle-ci avait vu, sans doute, montrant le bout de son écharpe au concierge, avec le: «Au nom de la loi» qui avait fait ouvrir la grille, c'était la constatation [Pg 262] de son adultère, le ridicule et la honte, le divorce prononcé contre elle, l'impossibilité légale d'épouser son complice, sa déchéance comme mondaine, et, pour l'avenir, la pauvreté avec l'oubli, ou le luxe avec le scandale. C'était, pour la fière Gisèle, le vrai châtiment,—Chambertier s'en doutait peut-être,—le châtiment pire que la mort, et qui l'avait affolée bien plus que si elle avait vu son mari pénétrer de force dans la maison, la furie du meurtre aux yeux et le revolver au poing.

Quand Simone entendit rouvrir la porte de la chambre, elle se cacha le visage dans ses mains, pensant que ses cheveux et sa taille suffiraient à justifier Gisèle sans qu'elle eût besoin de se laisser reconnaître. Et, de fait, le commissaire de police de Meudon resta parfaitement ignorant de ses traits. Mais, à l'exclamation de Chambertier, elle ne put garder l'illusion que celui-ci eût hésité seulement sur sa personnalité. D'ailleurs, le gros homme ne la regarda pas deux fois et s'enfuit au plus vite. Il était plus convaincu de l'innocence de sa femme, ayant trouvé là Mme Mervil, que s'il avait tenu Gisèle sous clef dans leur chambre nuptiale depuis le jour de leur mariage. Une liaison entre Simone et M. d'Espayrac, le collaborateur de Mervil, voilà qui était vraisemblable, naturel, il pouvait même dire fatal! Comment n'avait-il pas deviné cela plus tôt! Ah! c'est que [Pg 263] cette délicieuse petite Mme Mervil, avec son visage de suave et immatérielle madone échappée aux pinceaux des Primitifs, trompait divinement bien son monde. Désormais, Chambertier ferait attention que sa chère Gisèle la fréquentât de moins en moins.

—Monsieur, criait d'Espayrac dans le corridor, si vous croyez que vous aurez pu venir surprendre une femme chez moi et que vous ne m'en rendrez pas raison, vous vous trompez. Je vous y forcerai parbleu bien! Un monsieur si respectueux de la loi ne doit pas se permettre un duel pour peu de chose, mais prenez seulement la peine de m'indiquer le nombre de coups de pied au derrière qu'il faudra que je vous applique pour vous y décider.

—Monsieur, disait le commissaire, tout en filant, les épaules arrondies, excusez... Je regrette... C'est un malentendu.

D'Espayrac les laissa, rentra comme on se sauve; il avait trop peur de lui-même, tant il se sentait emporté par l'envie d'assommer Chambertier. Ah! ce n'était pas pour Gisèle qu'il tremblait ainsi de souffrance et de colère! Il n'y pensait plus, à Gisèle! Il avait oublié qu'elle existait là-haut, blottie dans quelque armoire. Mais une telle humiliation pour Simone!... Quand il l'avait vue, là, tout à l'heure, dans cette chambre où il l'avait tant aimée, dans cette chambre où il [Pg 264] l'avait trahie, prendre sur elle, si simplement, la honte de l'autre, et défaire ses cheveux blonds pour mieux avoir l'air de la pécheresse,—elle!... elle, la petite sainte, la petite âme à peine vêtue de chair des vieux maîtres flamands, et, mieux encore, la Parisienne affinée, aux fiertés si délicates,—ah! il avait compris tout ce que, dans son cœur à lui, elle avait laissé de passion nostalgique et d'inexprimés regrets.

Il vint la retrouver, ne sachant toutefois que lui dire.

Simone avait de nouveau tordu sur sa nuque l'écheveau de soie pâle de ses cheveux; elle avait piqué par-dessus sa mignonne capote; elle mettait ses gants.

Jean tomba à genoux devant elle, prit le bas de sa robe, en baisa le bord.

Elle retira l'étoffe avec irritation, et fit un mouvement pour sortir. Il voulut l'en empêcher, il balbutia quelque chose.

—Et l'autre, là-haut?... dit-elle, avec un petit coup de tête d'un indicible mépris. Vous l'oubliez?... Voyons, monsieur, laissez-moi partir... La comédie est finie, je pense; vous n'avez pas d'autre rôle à m'y donner.

Le cinglement des mots et de la voix fut tel que les yeux de Jean battirent et se mouillèrent. Il sentit cette femme outrée, écœurée, au delà de tout apaisement, de toute guérison, de tout pardon. [Pg 265] Il s'écarta, s'inclina d'un geste d'infini respect.

Simone passa devant lui comme devant une chose inerte, les prunelles mortes, sans un salut.

Puis elle sortit de la maison, traversa le potager, franchit la porte... la petite porte verte qu'elle connaissait si bien.


[Pg 266]

XVII

Lettre P.

Paris s'amusa fort, quelques jours plus tard, du duel d'Espayrac-Chambertier, surtout à cause des puériles et invraisemblables prétextes qui furent mis en avant, alors que Gisèle affichait presque sa liaison. Vraiment le mari jouait trop bien son rôle en feignant d'ignorer qu'il se battait pour sa femme. On trouva qu'il dépassait même les limites du ridicule permis à l'époux trompé, lorsqu'il voulut donner à entendre, d'un air fin, «qu'il y avait une femme là-dessous», une femme que M. d'Espayrac et lui étaient trop bons gentilshommes pour compromettre en avouant la vraie cause du duel.

[Pg 267]

Du reste, les discours à double entente du brave Chambertier ne se produisirent que lorsque, rassuré sur sa propre existence après l'échange de deux balles sans résultat, il s'avisa de vouloir savourer toute la gloire d'un combat singulier avec un adversaire tel que d'Espayrac,—un gaillard cité parmi les jeunes gens les plus élégants et les meilleurs tireurs de Paris; dont les ancêtres figuraient dans l'histoire et dont les cartons étaient exposés chez Gastinne-Renette! Chambertier ne pouvait plus parler que de cela. Au cercle, dans les salons, au théâtre, partout, il trouvait moyen de ramener la conversation là-dessus, de raconter qu'au commandement des témoins, il n'avait rien éprouvé, «rien, mon cher, qu'un petit picotement sous les cheveux, vers le haut du front»; et qu'ensuite M. d'Espayrac et lui s'étaient donné la main sur le terrain,—ce qu'il trouvait tout à fait Pré-aux-Clercs, mousquetaire et raffiné.

Jean d'Espayrac s'était, après coup, senti fort ridicule d'avoir provoqué le mari de Gisèle, qu'il ne pouvait tuer sans assumer un assez vilain rôle. Il avait donc eu soin de tirer trop haut, pour l'épargner. Son exaspération fut extrême de voir que, malgré l'inoffensif résultat, cette sotte affaire ne serait pas étouffée, mais donnerait longtemps encore à rire à la galerie. Parfaitement résolu désormais [Pg 268] à rompre avec Mme Chambertier, il quitta Paris, s'en alla au Havre, étala un goût nouveau pour le yachting, se fit construire un bateau, s'occupa d'une façon très active de l'armement de ce petit vapeur.

Mais il avait compté sans la passion de sa maîtresse,—passion très réelle, que sa retraite surexcita. Gisèle n'était pas de ces femmes qui se laissent quitter sans lutte, et qui se contentent de pleurer dans la solitude. Elle, qui ne s'inquiétait guère de l'opinion, la brava tout à fait quand elle se vit menacée de perdre son amant. Elle suivit M. d'Espayrac. S'étant fait donner par son médecin une ordonnance qui prescrivait l'air de la mer, elle vint s'établir à Frascati, après avoir interdit à son mari de la suivre, sous prétexte que l'énervement qu'il lui causait par sa présence contrarierait l'effet de la cure.

Chambertier, qui, tout en croyant à l'innocence de Gisèle, ne pouvait plus croire à sa tendresse, ne s'affligea pas outre mesure de cette nouvelle rigueur. Une idée triomphante lui était venue: celle de faire la cour à Mme Mervil. Puisque cette petite femme était facile,—car, pour un homme, est facile toute femme qui se donne à un autre que lui,—pourquoi n'essaierait-il pas sa chance et ne réussirait-il pas aussi bien que d'Espayrac? Elle l'avait toujours tenté, cette blonde aux lèvres et au cœur si doux, aux pudeurs si fines. Et maintenant que, sous cette [Pg 269] suavité d'apparence, il la supposait perverse, elle le tentait davantage.

Simone, qui, depuis la scène de Meudon, ne pensait plus à Gisèle que comme à une amie du passé, morte à jamais dans son cœur, et qu'elle voulait oublier pour ne pas en arriver envers elle à la répugnance et au mépris, s'était refusée à la voir quand elle était venue, le lendemain, rue Ampère. Alors Mme Chambertier lui avait écrit, pour l'assurer—mais avec des termes prudemment ambigus, pouvant aussi bien faire croire qu'elle remerciait Mme Mervil pour un patron de corsage ou une adresse de manicure—de son éternelle reconnaissance. Simone n'en voulait pas, de sa reconnaissance. Et maintenant c'était le mari qui venait; deux fois éconduit, il revenait encore!... Que voulait-il?

Elle pensa le faire recevoir par Mervil, quoique ce fût elle seule que Chambertier demandât. Mais non... Impossible!... Oh! son Roger, son cher, son cher grand artiste, dont maintenant cet imbécile pouvait sourire! C'était cela qui restait si cuisant au cœur de Simone, plus que sa propre humiliation à elle-même. Penser que ce noble créateur, ce pensif et harmonieux génie, pouvait être pris en ironique pitié par ce bourgeois épais, par ce remueur de gros sous!

Oh! comme Simone l'aimait à présent, son Roger! Plus encore que jadis, dans le rêve et l'enthousiasme [Pg 270] de ses seize ans. Non, ce n'était peut-être pas cet amour qu'elle avait regretté dans sa loge, à l'Opéra-Comique, le soir de La Douleur d'Éros: la misérable et fragile étincelle, éternel enchantement, éternel égarement du cœur. Mais c'était un sentiment plus élevé, plus vrai, plus fort. Car c'était un sentiment auquel toutes les expériences, toutes les tristesses, toutes les fautes, toutes les secrètes hontes même, avaient apporté chacune leur grain de sable pour en faire un bloc de marbre. La Vie, qui, de ses dures mains, détruit, brise et souille tant de choses, en édifie et en cimente quelques-unes; et celles-ci, justement parce que ses mains sont dures, n'en sont que mieux pétries et plus solides. L'affection de Simone pour Roger était devenue une de ces choses travaillées de cet âpre et profond travail, qui donne la résistance, la valeur et la durée. Oh! comme elle se réfugiait, comme elle se purifiait, comme elle se consolait et se relevait dans cet amour! Elle n'en voulait plus à Roger lorsqu'il parlait «d'amitié conjugale». Elle comprenait ce qu'il voulait dire. Lui l'aimait ainsi depuis bien des années. Mais voilà, il était homme; il avait subi la vie bien avant elle. Aurait-il dépendu de Simone d'arriver à cet unisson sans avoir traversé de son côté ses coupables épreuves? Certaines âmes n'acquièrent-elles toute leur valeur qu'après avoir failli?... Quelqu'un, dans l'univers, pourrait-il [Pg 271] répondre? Est-il quelque part un être qui connaisse l'homme?—cet être qui s'en va dans l'infini en ne se connaissant pas.


Édouard Chambertier, qui ne s'interrogeait pas beaucoup, lui, sur ce qu'il éprouvait, suivait sans l'analyser le désir qui le ramenait rue Ampère. Il s'y présenta si obstinément que Simone, pour ne pas éveiller l'étonnement de son mari et des domestiques, finit par le recevoir. Il ne crut pas devoir amener sa déclaration par de longs préambules.

—Vous savez bien, dit-il à Mme Mervil, que je vous ai toujours aimée. Je vous disais: «Ah! si nous nous étions rencontrés plus tôt!...» Et là-bas, dans le Midi... Vous rappelez-vous cette promenade à la presqu'île de Giens? Dieu! que vous étiez jolie ce jour-là! Je touchais votre petit pied dans la voiture...

Simone le laissait aller,—pour voir,—prise de la curiosité mêlée de dégoût avec laquelle on épie, à distance, les mouvements de quelque animal répulsif.

—Ah! continua-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur de me choisir, vous auriez eu en moi un ami discret et sûr; plus discret, plus sûr que ces jeunes gens...

—Mais, monsieur Chambertier, interrompit Simone—et ses yeux clairs de blonde avaient [Pg 272] leur limpidité la plus froide,—Gisèle?... Je croyais que vous aimiez Gisèle?...

—Si je l'aime? s'écria le gros homme. Mais voyons... Allons donc! ma petite Simone...

Elle eut un tel soubresaut qu'il se reprit:

—Pardon... je voulais dire: chère madame... Si je l'aime?... Entre nous, voyons, nous n'en sommes plus à nous faire des questions de cette naïveté, à mêler des choses si différentes.

—Enfin, l'aimez-vous?

—Vous le savez bien. Je l'adore. Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce que vous dites que vous m'aimez.

—Cela n'a pas de rapport... Ne faites donc pas l'enfant.

«Grands dieux!» pensa Simone, «voilà donc jusqu'où peut aller la grossièreté de ce qu'on appelle un bourgeois comme il faut! Voilà ce que je suis réduite à entendre! Et, pour sauver sa femme, je me suis ôté le droit de lui dire combien je le méprise!»

Elle reprit tout haut, en se levant:

—Monsieur Chambertier, c'est assez, n'est-ce pas? Faites-moi le plaisir de sortir. Et ne vous dérangez plus pour venir nous voir. Nous partons cette semaine pour la campagne, où nous resterons six mois, comme l'année dernière.

Le gros homme devint blême.

—Mon Dieu! dit-il, madame!...

[Pg 273]

Il allait peut-être proférer une lâcheté, comme: «Vous ne montrez pas toujours autant de dignité.»

Mais elle vit trembler sa lèvre. Elle sonna. Un domestique parut.

—La voiture est-elle là? demanda-t-elle; et elle ajouta pour garder entre eux le valet:—Attendez, relevez ce store... On ne voit pas clair ici.

Puis, se dirigeant elle-même vers la porte, si bien que Chambertier dut la suivre:

—Ainsi donc, cher monsieur, au revoir, à l'hiver prochain. Mes amitiés à Gisèle quand vous lui écrirez, n'est-ce pas?


Dans la maison de campagne de Conflans-Sainte-Honorine, l'été de songeuse paresse, d'intimité attendrie, de calme vie profonde, recommença pour Simone Mervil. Sa fille Paulette, moins gamine qu'autrefois, ne montait plus à cru sur le poney, mais, au contraire, prenait les langueurs, les rêveries, les airs de gravité des précoces fillettes de dix ans. Elle en devenait plus inquiétante, en même temps que plus charmante, cette petite, par le mystère de ses beaux yeux, déjà presque féminins, et par les poses fléchies de son corps si fin, trop vite allongé, aux formes graciles et indécises. Le petit Hugues, lui, déjà se traînait à quatre pattes sur un tapis dont on couvrait [Pg 274] l'herbe trop fraîche d'un coin de pelouse, et d'où il s'évadait constamment pour cueillir des pâquerettes. Et, presque toujours, par quelque fenêtre ouverte, les mélodies de Mervil s'échappaient, s'envolaient avec une douceur lointaine, puis s'effaçaient dans l'espace, au-dessus des parterres ensoleillés, au-dessus des marronniers lourds, dans le bleu délicat du ciel.

Un jour, vers la fin du mois d'août, le compositeur reçut un télégramme qui lui causa une surprise et une émotion violentes. Quand il le lut, sa femme n'était pas auprès de lui, de sorte qu'elle ne le vit point sursauter et pâlir. Il dut craindre qu'elle ne pût connaître le contenu exact de cette dépêche, car il brûla le petit papier bleu avant de descendre en parler à Simone. La jeune femme se tenait dans le parc, avec les enfants. Roger l'emmena à quelque distance, loin de l'oreille curieuse, aiguisée, de Paulette, puis il lui dit:

—D'Espayrac m'appelle au Havre. Il est arrivé un accident à Mme Chambertier.

—A Gisèle!... Un accident?...

—Oui, assez grave.

—Mais quoi donc?

—La dépêche ne dit pas au juste. C'était en mer.

—Mais qu'y peux-tu? Pourquoi d'Espayrac t'appelle-t-il?

[Pg 275]

—Je n'en sais rien. Je suppose que le pauvre garçon doit être dans une situation très ennuyeuse. L'accident est peut-être arrivé avec son yacht, et le mari n'y étant pas...

—Qu'y peux-tu? répéta Simone—irritée de voir qu'elle n'en finirait pas avec cette triste histoire, et qu'après elle c'était Roger qu'on y mêlait.

—Dame, tu sais, Jean n'a pas d'ami plus sûr ni plus intime que moi. J'ignore en quoi je pourrai lui être utile. Mais il me demande au plus tôt. Cela suffit, j'irai. Fais préparer ma valise, ma petite Simone. Je vais consulter l'indicateur, voir à quelle heure je dois être à Paris pour prendre l'express de ce soir.

Mervil resta absent deux jours, pendant lesquels il ne fit parvenir à sa femme que des télégrammes et des lettres vagues, d'où celle-ci conclut cependant que la vie de Gisèle devait être sérieusement en danger. Le compositeur employait les plus fortes recommandations pour empêcher Simone de venir au Havre: car, ne se doutant point du refroidissement qu'avait subi cette amitié féminine, il craignait que l'inquiétude n'amenât tout à coup sa femme au beau milieu de circonstances où il ne lui convenait point qu'elle se trouvât. Il la croyait même encore tellement aveugle et folle de tendresse pour sa Gisèle, qu'il n'osait lui écrire la vérité. Cette vérité, [Pg 276] il ne la lui apprit qu'à son retour, et encore avec les plus grandes précautions. Toutefois, quelques circonlocutions qu'il mît en usage, il fallut bien en arriver à la phrase catégorique, à la brutalité du fait,—de ce fait qu'il avait appris tout de suite par le télégramme de Jean d'Espayrac. Il fallut bien, à un moment donné, dire à Simone:

—Gisèle est morte.

Morte!... Comment cela se pouvait-il? Cette créature si jeune, si ardemment vivante, si belle!... Morte!... Jamais Simone n'aurait pu croire qu'elle en éprouverait un tel choc de douleur. Morte, sa Gisèle! Ah! maintenant elle lui pardonnait tout... Et sa propre humiliation, à elle-même, et les vilaines intrigues.—Mon Dieu! ses folies avaient bien leur excuse: son mari, ce pauvre Chambertier, était d'une si navrante bêtise, d'une si exaspérante platitude!—Morte!... Simone la revoyait comme la dernière, la toute dernière fois, dans le corridor de cette maison de Meudon, affolée, échevelée, lui criant: «Sauve-moi!...» avec les longues mèches de ses cheveux superbes s'accrochant aux broderies métalliques et à la ceinture pailletée de son peignoir oriental. Puis, le souvenir bondissant par-dessus les jours, elle la revoyait encore sur la petite place du village de Giens, choisissant des oursins dans le panier du pêcheur, et les mangeant ensuite, rieuse et debout dans le pan d'ombre de la petite maison [Pg 277] aux lignes sèches, découpées sur le bleu violent du ciel, avec un arôme de mer dans l'air tranquille, et, tout autour, une sensation de chaleur et d'espace.

Simone pleurait. Mais, tandis qu'elle croyait pleurer seulement sur Gisèle, quelque chose en elle, au plus profond de son être, pleurait sur elle-même—et elle ne s'en doutait pas.

Enfin, elle dit à Roger:

—Oh! que je sache comment elle est morte. Dis-moi tout... tout... Je serai très calme, j'aurai de la force.

—Tu veux tout savoir?

—Oui, tout.

—C'est bien triste, ma Simone. Tu regretteras peut-être d'avoir exigé cela. Je serai obligé de te dire sur ton amie des choses que tu aimerais mieux ne pas connaître...—Il baissa la voix.—... Des choses que tu aimerais mieux ne pas m'entendre te dire.

Simone fit un geste d'insistance pour qu'il parlât. Mervil reprit, se défendant encore:

—Tu sais bien que tu t'es fâchée contre moi, le jour de la naissance de Hugues, parce que je disais que Gisèle... Enfin tu ne voulais pas croire...

—Oh! s'écria Simone, tu l'accusais avec tant de légèreté, d'ironie! Mais va, maintenant... Je sais que tu n'ajouteras pas de commentaires [Pg 278] cruels. Quoi qu'on dise des morts, on ne peut le dire qu'avec respect.

Alors Mervil raconta tout—tout ce que Jean d'Espayrac, dans la tristesse et presque dans le remords de cette fin subite, lui avait révélé. D'abord, il avouait à son ami, le pauvre Jean, qu'il avait aimé Gisèle, mais que, depuis quelque temps, non seulement il ne l'aimait plus, mais encore il l'avait presque prise en grippe, et que cette liaison lui était devenue intolérable.

—Prise en grippe?... répéta Simone avec surprise.

—Oui. Elle lui avait causé des ennuis sans nombre... Ce duel ridicule avec le mari... Et pire que cela: j'ai cru comprendre qu'elle avait attiré quelque chagrin, quelque grosse humiliation à une personne que Jean respecte, adore... d'une adoration peut-être sans espoir.

—M. d'Espayrac t'a dit cela?

—A peu près. Tu comprends que je n'ai pas insisté.

—Continue... dit Simone après un court silence.

Et Mervil continua. Jean allait au Havre pour se séparer de Gisèle. Elle l'y suivait. Il faisait construire un yacht pour visiter cet hiver les côtes de la Méditerranée. Elle prétendait s'embarquer avec lui. Quand il lui représentait le scandale, elle déclarait s'en moquer. Elle ne pouvait plus vivre [Pg 279] avec son mari; elle interdisait à Chambertier de la rejoindre au Havre; jamais elle ne reprendrait l'existence commune: plutôt mourir. Elle avait, paraît-il, fait tout au monde pour convaincre cet aveugle mari de son malheur conjugal; il n'y voulait pas croire. Puisqu'elle ne pourrait obtenir un divorce convenable qui lui permît d'épouser Jean, eh bien, elle vivrait avec lui sans l'épouser, voilà tout.

—L'épouser?... interrompit Simone. Est-ce que, vraiment, M. d'Espayrac l'aurait épousée, si elle se fût rendue libre?

Roger Mervil hocha la tête et leva les yeux au ciel avec une expression de physionomie qui peignait le comble de la misère terrestre,—d'où Simone conclut que tel était le jour peu favorable sous lequel d'Espayrac envisageait la perspective d'un mariage avec Gisèle.

—Oh! Roger, dit-elle, comment peux-tu faire des grimaces en parlant de ma pauvre amie!...

Mervil qui, au fond, n'avait jamais eu pour Gisèle qu'une antipathie profonde, rappela aussitôt sur son maigre et expressif visage un air de circonstance, et continua son récit.

—Entre d'Espayrac et Mme Chambertier, reprit-il, les rapports étaient devenus fort peu tendres. Elle l'excédait; et comme, en dépit des politesses de Jean, elle commençait à s'en apercevoir, elle s'en prenait à lui. Elle lui faisait des [Pg 280] scènes violentes. D'ailleurs, c'est dans l'ordre des choses. Un bandit de grand chemin a plus de chances d'être bien traité par une femme qu'un amant qui fait mine de se refroidir.

—Roger, pas de réflexions sceptiques, je t'en prie.

—Le bateau de Jean était construit, fini, depuis quelque temps. Il voulait le mettre à l'essai par un petit voyage en Angleterre et en Écosse. Mais pas moyen de partir. Emmener Gisèle,—il ne le voulait à aucun prix. Laisser Gisèle,—il ne s'y déciderait pas sans tâcher de la décider elle-même à rester. Or la pauvre femme le menaçait de toutes les violences. Jean n'avait pas peur qu'elle les exécutât, mais il est bon. Il ne saurait mal agir avec une femme, surtout une femme dont le plus grand tort est de l'aimer. Il devenait donc une façon d'Adolphe, tout aussi malheureux et tout aussi embarrassé que l'autre. Mais un beau soir, après une discussion plus décisive et plus pénible que toutes les autres, voilà Gisèle qui se soumet. Puisqu'il veut qu'elle le quitte, elle le quittera. Ne voit-elle pas que tout est fini? Jean proteste que non, qu'il l'aime toujours, d'autant plus sincèrement qu'il la voyait s'assouplir avec une grâce très soudaine et très touchante. Elle secouait la tête: «Non, non... J'ai lutté tant que j'ai pu... Mais c'est fini... Tout est fini.» D'Espayrac pensa que c'était peut-être une feinte ou [Pg 281] une boutade... Mais pas du tout. Le lendemain, le surlendemain, ce fut la même chose. Elle ne montrait plus que de la résignation, un peu de tristesse et beaucoup de fierté. Jamais il ne l'avait vue plus femme, plus séduisante, plus mélancoliquement jolie. Mais comme il ne voulait pas se laisser reconquérir par tout cela, il profitait de sa liberté recouvrée; il hâtait ses préparatifs de départ. Le jour vint où il fallut se dire adieu; ils dînèrent ensemble, à bord du yacht. C'était une dernière fantaisie de Gisèle, si doucement demandée que Jean n'avait pas eu la force de dire non. «Comme cela,» répétait-elle en regardant vers le large, «je me figure que nous sommes partis ensemble, que nous sommes loin de la terre, loin du monde, tous deux seuls, pour toujours...» D'Espayrac avait le cœur un peu serré. Il la ramena chez elle, à Frascati, dans l'appartement qu'elle y avait.—«Vous allez coucher à bord?» demanda-t-elle. Il lui répondit que non, qu'il rentrait chez lui, dans la ville, mais qu'il embarquait le lendemain à la première heure. Elle lui dit adieu avec beaucoup de calme. «Plus de calme,» m'a dit Jean, «que je n'en avais moi-même.» Le lendemain matin, d'Espayrac arrive à son bateau en même temps que son capitaine, qui, également, avait dormi à terre. Ils trouvèrent le maître d'équipage fort embarrassé. L'homme avait quelque chose à dire, et ne pouvait s'y décider. Enfin il [Pg 282] avoua que la jeune dame qui avait dîné hier lui avait offert, pour lui et ses matelots, une très forte somme s'il la laissait seulement passer la nuit à bord. Elle reviendrait vers onze heures du soir, et jurait d'être repartie le matin avant que ces messieurs arrivassent. Dame! on le payait si bien, et pour si peu de chose... Il n'avait pas su dire non. On avait fait le lit de la dame dans la cabine d'honneur... Mais voilà... Elle n'était pas partie comme elle l'avait si formellement promis. Et, sans doute, elle dormait encore, car, tout à l'heure, on avait frappé à plusieurs reprises, et elle n'avait pas répondu. «Allons,» pensa Jean, «l'obstination des femmes est véritablement invincible. Il va falloir que je l'emmène.»—«Elle a sans doute fait apporter des bagages?» demanda-t-il au marin.—«Non, monsieur, rien qu'une très légère valise, contenant sans doute ses effets de nuit.» D'Espayrac alla frapper à son tour à la porte de la cabine. Pas de réponse. Il essaya d'ouvrir. Elle était fermée à clef. Une telle inquiétude le prit alors qu'il fit forcer la serrure. Il entra... Et que vit-il dans la jolie cabine si pimpante avec ses vernis miroitants, ses tentures fraîches?... Gisèle étendue tout habillée sur le lit, morte, asphyxiée par le parfum d'une profusion de grands lis blancs, dont elle avait jonché l'étroite pièce, dont elle s'était presque recouverte elle-même. Voilà ce que renfermait cette valise dont [Pg 283] la légèreté avait surpris le maître d'équipage... Une cargaison de fleurs. Et ces fleurs, dans le tout petit réduit de la cabine, si soigneusement calfeutré, fermé, n'avaient que trop bien accompli leur meurtrière mission: elles avaient endormi la pauvre femme... Elles l'avaient endormie pour toujours.

Plusieurs fois, pendant ce long récit, les questions ou les exclamations de Simone avaient interrompu Mervil. Maintenant, elle ne disait plus rien; elle pleurait de nouveau, amèrement, abondamment. Elle pleurait sur son amie—et, dans le secret de son être, il y avait aussi des larmes inconscientes qui coulaient sur elle-même. Car tel est le fond le plus amer de tous les deuils humains: c'est ce qui est vulnérable et mortel en nous qui se trouble des blessures et de la mort des autres.

Pour le moment, Simone n'en voulut pas savoir davantage. Plus tard elle apprit comment d'Espayrac, éperdu, avait télégraphié à Mervil: «Elle est morte chez moi, pour moi. Accours, au nom du ciel.» Lorsque Roger était arrivé au Havre, Mme Chambertier, par les soins de Jean, avait été déjà transportée dans sa chambre, à Frascati; et là, dans cet appartement d'hôtel, on avait—pour ne pas dire au mari toute la vérité—simulé le drame de sa fin volontaire, le meurtre silencieux des fleurs. Pour Chambertier, appelé aussi [Pg 284] par télégramme, c'était dans cette pièce banale et sur ce lit indifférent qu'elle avait dormi son mortel sommeil embaumé. Le pauvre homme, tout à fait abasourdi et inconsolable, traversait en ce moment toute la France, pour porter le corps de sa femme dans leur propriété d'Hyères: car, au sommet du sauvage rocher, quelques tombes se dressent. Et là, bien haut sous l'éternel ciel bleu, dans l'incessant murmure des mers, parmi le frisson des plantes aériennes, devait reposer pour jamais cette Gisèle aux yeux et aux lèvres de sphinx, aux yeux et aux lèvres de mystère et de volupté.


[Pg 285]

XVIII

Lettre D.

Des mois, des saisons, des années, passèrent, de ces années, d'abord si lentes et si pleines, puis dont le cours se rétrécit et se précipite à mesure que l'on avance dans la vie. Simone Mervil constatait avec étonnement et mélancolie combien—la trentaine passée—s'accélère la fuite de ce mince filet de jours. En voyant si vite grandir sa fille, et en se rappelant quelles proportions illimitées l'avenir prend à cet âge, elle n'en revenait pas! N'était-ce pas hier qu'elle avait, elle aussi, quinze ans? Et déjà elle ne pouvait plus regarder en avant, comme autrefois: car, en avant, c'était l'âge mûr, puis la vieillesse... c'est-à-dire à peine encore la vie,—la période de graduel effacement où la [Pg 286] jolie Simone Mervil ne se retrouverait plus elle-même que dans son seul souvenir.

Ces réflexions qui commençaient à l'effleurer—mais avec une douceur à peine triste, comme la première brise où l'on sent un air d'automne—lui rendaient plus profondément, plus âprement délicieuses les jouissances de son présent. Le nom de Mervil avait grandi encore; une large fortune leur était venue. Le petit hôtel de la rue Ampère ne représentait plus qu'une aile infime dans la vaste maison de style Renaissance qu'ils avaient fait construire. Leurs deux enfants animaient cette demeure d'un mouvement perpétuel de jeunesse, de tendresse, de grâce intellectuelle et physique: car c'étaient des natures très diverses, mais très charmantes et merveilleusement douées, celles de Paulette et de Hugues.

Eux-mêmes, Simone et Roger, plus enfoncés chaque jour dans une intimité pleine de confiance et d'adoration, goûtaient ce bonheur si rare du dédoublement de l'être dans un autre être dont on se sent parfaitement compris et parfaitement aimé. Elle s'enivrait plus que lui de ses triomphes d'artiste; et lui se grisait plus qu'elle-même de ses succès de femme. Car Simone, malgré ses trente-cinq ans, gardait sa fraîcheur blonde d'extrême jeunesse, son charme de madone du moyen âge, frivolement vêtue en Parisienne; et elle promenait dans le monde, autour de son joli front [Pg 287] pur, l'auréole d'une réputation tout à part, d'un universel respect, que rien, dans ce Paris pourtant si sceptique, n'avait un seul instant ternie.

Puis, pour rendre plus douce encore la fête de son cœur, et plus triomphante sa victoire définitive sur elle-même et sur la vie, il y avait au loin—oh! très loin, comme un parfum vague et rarement respiré—le sentiment bizarre et profond que lui avait gardé M. d'Espayrac, l'espèce de culte qu'à distance, respectueusement et dévotement, il élevait vers elle, et qui semblait avoir imprégné cette insouciante nature masculine d'une ferveur singulière. Simone le voyait aussi peu que possible, malgré les rapports de travail et d'amitié qui subsistaient toujours entre Mervil et Jean. Mais quand elle n'avait pu faire autrement que de se trouver en face de lui, il fallait bien qu'elle remarquât la soumission attendrie de ces yeux d'homme, de ces yeux jadis tout étincelants d'amoureuse arrogance. C'était un si discret hommage, qu'elle y recueillait sans remords une satisfaction d'orgueil. Et il y avait eu d'ailleurs, depuis quelques années, dans l'existence de M. d'Espayrac, des changements dont elle se sentait bien un peu la cause. Elle n'eût pas été femme si elle n'y avait pas reconnu le désir de se réhabiliter, pour ainsi dire, auprès d'elle. Sans doute, ce qui avait mis une ombre grave sur le front de ce joyeux viveur, c'était la mort de Gisèle. [Pg 288] Pourtant on ne transforme pas ses goûts, ses façons de penser, ses habitudes, parce qu'une femme est morte d'amour, quand soi-même on ne l'aimait plus. Simone savait bien que si M. d'Espayrac avait un moment délaissé le libretto d'opérette pour publier un volume de vers pleins de regrets imprécis et délicats, ce n'était pas qu'il se repentît d'avoir désespéré la maîtresse qui n'était plus, mais c'était qu'il ne pouvait se pardonner d'avoir méconnu, offensé l'autre, et de n'avoir pas su retenir le seul amour auquel jamais il eût attaché quelque prix. Elle savait encore qu'il travaillait beaucoup, qu'il était devenu ambitieux, et qu'on ne lui connaissait aucune liaison féminine sérieuse.

Et ces circonstances, qui ne pouvaient plus toucher le cœur si bien guéri de Simone, ne déplaisaient point à sa fierté. Toutefois, ce dont elle gardait le plus de gré peut-être à M. d'Espayrac, c'était que jamais il ne lui imposait sa présence, quand il n'y était point absolument forcé par ses relations avec Mervil. C'est ainsi qu'en été, elle ne le voyait guère, car il suffisait que la famille du compositeur allât en Suisse pour que Jean restât dans les environs de Paris; ou, si ses amis s'établissaient sur quelque plage, lui-même partait immédiatement pour les montagnes.

Simone eut donc lieu d'être étonnée lorsqu'une après-midi, en rentrant chez elle, dans une villa [Pg 289] louée pour la saison près de Cabourg, elle entendit dans le jardin monter le rire musical de Jean. Avant de pousser la grille de bois qui, du côté de la mer, fermait leur petit domaine, elle s'arrêta pour écouter. Et elle entendit, sans distinguer les paroles, la voix qu'elle connaissait si bien. «C'est la première fois qu'il arrive ainsi à l'improviste,» pensa-t-elle, contrariée. «Et justement Roger ne revient de Paris que demain.»

Elle ouvrit vivement la grille; la sonnette retentit, et, à ce tintement, ses deux enfants accoururent au-devant d'elle.

Paulette était devenue une admirable jeune fille, plus grande que sa mère, avec une taille fine et des épaules larges, la poitrine haute et les hanches gracieuses, le corps souple et robuste d'une nymphe chasseresse, surmontée d'une tête encore très enfantine, aux traits un peu trop accusés peut-être, mais aux yeux splendides,—des yeux noirs, fondus et veloutés entre de longs cils d'ombre, des yeux où la hardiesse et la volonté se noyaient par instants en une timidité presque farouche.

Quant à Hugues, c'était un beau petit garçon de huit ans, dont les franches prunelles bleu foncé contrastaient avec celles de sa sœur. Il bondissait maintenant, pour embrasser sa mère le premier. Le jeu avait rendu son charmant visage tout rouge, malgré la légèreté de son costume de flanelle [Pg 290] blanche; et il gardait encore à la main une raquette de tennis.

—Bonjour, mes chéris. Où est M. d'Espayrac?

Ils eurent un même geste d'étonnement.

—M. d'Espayrac? Mais il n'est pas ici.

—Allons donc! fit Simone en riant. Vous voulez me faire une farce, à vous trois. C'est trop tard. Je l'ai entendu avant d'ouvrir la porte.

—Maman, dit Paulette, à quoi penses-tu? Je t'assure que nous n'avons pas vu M. d'Espayrac.

Et Hugues répétait:

—Nous ne l'avons pas vu.

—Oh! les entêtés! dit Simone. Attendez un peu... Où se cache-t-il?

Elle se mit à parcourir le jardin, un rectangle dénudé, à peine verdoyant, tout desséché par le vent de mer, et où les cachettes étaient rares entre les grêles tamaris. Au milieu, sur la pelouse, était tendu le grand filet blanc, par-dessus lequel les enfants, déjà, recommençaient à se renvoyer les balles.

—Cherche, tu ne trouveras personne, cria Paulette. Quelle drôle d'idée t'est venue là, maman!

—Tiens... le voilà, M. d'Espayrac, dit le petit Hugues.

Et, par espièglerie, il lança de toute sa force une des balles du tennis contre l'ombrelle ouverte de sa mère. En même temps, il éclatait de rire.

[Pg 291]

Simone se retourna vivement; le gamin, fort amusé, se jeta sur l'herbe, se roula de joie. Paulette elle-même, assez grave d'habitude, souriait, trouvait cela drôle.

Cependant leur mère demeurait debout dans l'allée, pétrifiée, d'une pâleur soudaine, et les yeux fixés sur son fils avec une sorte d'effroi. Si bien que le petit, remarquant aussitôt qu'elle ne s'égayait pas avec eux, vint lui demander pardon, croyant lui avoir causé une frayeur par le choc brusque sur l'ombrelle.

Elle l'écarta, rentra. Puis, une fois dans sa chambre, elle vint se mettre à la fenêtre. Et elle suivait leur jeu, mais d'un air d'épouvante. Ses yeux se fermaient, ses mains se crispaient d'angoisse chaque fois que, jusqu'à elle, montait le rire de son fils.

Ainsi donc, elle n'avait jamais remarqué cela? Non, jamais cette similitude de timbre ne l'avait frappée. Peut-être la petite voix grêle de l'enfant était-elle encore jusque-là trop différente des graves accents de l'homme fait? Peut-être les yeux avaient prolongé l'erreur de l'oreille: car, lorsqu'elle regardait Hugues, jamais elle ne pensait à l'autre. Il avait fallu qu'elle l'entendît de loin sans le voir pour découvrir que son fils avait le rire de Jean d'Espayrac!... Et maintenant, plus elle écoutait, moins elle en pouvait douter: c'étaient bien, en une clef plus aiguë, les quelques notes [Pg 292] trop familières, la modulation caractéristique que Mervil avait choisie comme un leit-motiv de gaieté dans une de ses œuvres. Hugues avait le rire de Jean! Il avait la nuance de ses yeux!...

Les yeux bleus de Hugues!... Oh! Simone se rappelait maintenant avec quelle angoisse elle les épiait jadis, une angoisse telle que la jeune mère allait réveiller, pour les examiner encore, son petit enfant dans son berceau. Puis elle s'y était accoutumée. Elle n'avait plus vu là qu'une simple coïncidence. Mais le rire, maintenant... le rire!... «Oh! le voilà, le voilà encore! Il rit, cet enfant! Mon Dieu! pourquoi rit-il comme cela toujours? On doit l'entendre jusque sur la plage!»

Simone se pencha sur l'appui de la fenêtre.

—Qu'est-ce que c'est donc, mon mignon? Comme tu es bruyant aujourd'hui! Il faut te tenir tranquille maintenant. Prends un livre.

—Oh! petite mère...

—Tu ris trop haut. Tu me fais mal à la tête.

—Je ne rirai plus.

—Non, je te le défends. Si je t'entends encore, je te forcerai à prendre un livre.

Ah! combien de fois, à partir de ce jour, il devait, le petit Hugues, entendre ces mots: «Ne ris pas!» Tantôt sa maman avait mal à la tête, tantôt elle lui représentait combien était vulgaire cette gaieté si tapageuse, tantôt son père travaillait et il pourrait le déranger. Et toujours, dès que [Pg 293] ses lèvres joyeuses s'ouvraient, la même défense revenait bien vite.


Non, ne ris pas, petit Hugues. Car ce que ta mère a entendu dans ton rire, ce qu'elle y a découvert, d'autres pourraient l'entendre et le découvrir aussi. L'homme dont tu portes le nom célèbre est là, tout près, dans son cabinet de travail; et son génie de musicien, qui a fait de l'autre rire un leit-motiv de gaieté, ne s'y tromperait pas toujours, et peut-être ferait-il du tien un leit-motiv de doute, d'épouvante et de désespoir. Ne ris pas, petit Hugues, ne ris pas!...


Depuis cette après-midi dans la villa de Cabourg, tout le bonheur de Simone Mervil ne fut plus qu'une parure extérieure, qu'elle continua de porter pour tromper son mari, ses enfants, le monde. La pauvre femme n'eut plus un instant de repos. Elle ne pouvait plus voir son mari regarder son fils sans s'imaginer que, dans les yeux du musicien, tout à coup allait passer quelque effrayante lueur. Elle ne pouvait plus les voir jouer ensemble et se lutiner avec des éclats de rire, sans trembler que Roger ne tressaillît et ne s'arrêtât tout pâle, comme elle avait tressailli, comme elle s'était arrêtée, si pâle elle-même, dans l'allée du jardin, au bord de la mer.

Et le supplice devint tel, la terreur, en elle, prit [Pg 294] une si insupportable intensité, que Simone en arriva à cette chose inouïe pour elle et pour Mervil, d'obtenir qu'on éloignât l'enfant de la maison, qu'on le mît interne dans un lycée, et dans un lycée de province, afin qu'il sortît le plus rarement possible. Comment elle y décida son mari, ce fut par cette ténacité féminine, qui, après avoir insinué le germe d'une pensée, ne le laisse pas mourir, mais l'entretient, le développe par la répétition, y ramène toujours des sujets les plus éloignés, fait que tout devient exemple, raison, précédent, pour l'action en vue; si bien que l'action, ensuite, se fait fatalement, comme d'elle-même et par la force des circonstances. Le grand prétexte, en cette occasion, ce fut la santé de Hugues,—santé morale et physique. Rien ne trempait mieux les garçons que la vie de collège, non pas dans les internats renfermés et malsains de Paris, mais dans un pays de bon air.

Ce fut ainsi qu'à neuf ans, cet enfant qui n'avait jamais quitté sa mère, et que sa mère adorait, fut conduit comme pensionnaire au lycée de Chartres. Ah! dans le train, tandis que la malheureuse, le cœur brisé, s'étouffait pour ne pas faiblir et fondre en larmes devant son fils, elle n'avait plus besoin de lui dire: «Ne ris pas.» Il ne riait plus, le petit Hugues. Il pleurait tellement que ses beaux yeux bleus eux-mêmes, gonflés et comme déteints, n'auraient pu compromettre sa mère, [Pg 295] et ne ressemblaient plus du tout aux prunelles saphir de M. d'Espayrac.

Quand elle revint de ce triste voyage, Simone fut tellement malade qu'elle espéra mourir. Elle, si heureuse encore quelques mois auparavant, si bien guérie de ses chagrins et de ses fautes, si fière de la confiance de son mari, de l'estime du monde et du dévouement délicat de M. d'Espayrac, elle retombait au fond d'un abîme pire que tout ce qu'elle avait entrevu lorsqu'elle avait glissé vers la chute. Elle en venait à penser avec obstination aux grands lis blancs de Gisèle. Pourquoi, elle aussi, ne s'endormirait-elle pas au milieu des fleurs? Ce souvenir et ce désir la hantaient. Que pouvait-elle espérer de l'avenir? Hugues ne grandirait, elle en était sûre à présent, que pour devenir le vivant portrait de Jean d'Espayrac. C'était miracle que personne encore n'eût été frappé par cette ressemblance. Mais, qui sait? D'autres qu'elle l'avaient remarquée sans doute, et en souriaient déjà? Grands dieux! quelle serait sa position plus tard, entre son mari et son ancien amant, quand tous deux auraient enfin ouvert les yeux à l'évidence?...

Cependant Mervil, qui s'affligeait de l'espèce de langueur dans laquelle tombait sa femme, voulut distraire Simone, la força de sortir beaucoup, sous prétexte qu'il fallait maintenant mener Paulette dans le monde. Un soir de première [Pg 296] représentation au Cirque Moderne, ils se trouvaient tous les trois dans une loge, lorsqu'ils aperçurent M. d'Espayrac qui, d'un fauteuil, les saluait de la main. Roger fit signe à son ami de les rejoindre.

Jean, lorsqu'il entra dans la loge, fut frappé de l'air maladif et douloureux qui transformait le visage de Simone. Il ne l'avait pas rencontrée depuis longtemps, et le désastre de cette physionomie, qu'il avait vue la même durant plus de dix années, lui serra le cœur. Les joues se creusaient maintenant au lieu de dessiner leur fin ovale; le nez aminci paraissait modelé dans de la cire; la bouche gardait, vers les coins abaissés, comme un tremblement de larmes, et, dans la tristesse des yeux, il y avait un peu d'effarement.

A côté de sa mère, Paulette rayonnait, d'une splendeur de santé, de vivante jeunesse, de grâce épanouie, qui fut un autre étonnement pour le poète, habitué à la voir près de sa gouvernante, dans sa petite robe d'écolière.

Et Simone, qui surprit le regard de Jean ramené d'elle-même à sa fille, eut une sensation vague et pénible, qu'elle ne s'expliqua pas tout de suite.

M. d'Espayrac s'informa de sa santé. Mme Mervil déclara qu'elle souffrait seulement d'un peu d'anémie; mais, derrière elle, Roger secouait la tête. Quelque chose de lourd et d'obscur semblait s'être abattu sur eux.

[Pg 297]

Pour faire diversion, M. d'Espayrac se mit à taquiner Paulette.

—Vous savez, lui dit-il, que le directeur va réclamer à votre père des dommages-intérêts. Toute la représentation est manquée; le public ne regarde que vous, et quant aux acteurs, ils en perdent la tête. Il n'est pas permis d'être jolie comme cela. On parle d'un clown qui s'est déjà retiré dans les écuries pour se faire sauter la cervelle.

—Eh bien, et vous, monsieur? dit tranquillement Paulette en levant ses grands yeux sur lui.

—Moi? fit Jean interloqué.

—Bravo! dit Mervil en riant. Voilà ce que j'appelle mettre un homme au pied du mur. Puisque tout le monde est amoureux d'elle, parbleu, avoue que tu l'es aussi.

—Jamais de la vie! s'écria plaisamment d'Espayrac. Elle m'a fait trop de niches quand elle était petite. D'ailleurs, c'est passé, pour moi, l'âge de faire la cour aux jeunes filles.

Paulette le regarda et sourit d'un sourire de coquetterie et de malice, instinctivement femme déjà, avec le plissement un peu moqueur des paupières sur ses yeux noirs si beaux.

Alors Simone comprit ce qui, tout à l'heure, lui avait fait mal quand elle avait vu Jean s'approcher de sa fille, quand elle avait constaté dans l'admiration involontaire de ce regard [Pg 298] d'homme, mieux que dans la réalité, la transformation de cette enfant en une rayonnante créature faite pour inspirer l'amour et pour le ressentir. Si Paulette allait s'éprendre de M. d'Espayrac! Si cette pauvre petite, avec les illusions enchantées de son âge, allait s'égarer dans ce rêve impossible! Si elle allait éprouver pour cet homme, resté si séduisant et si jeune, ce qu'elle, Simone, éprouvait à seize ans pour Roger,—Roger, lui aussi, de beaucoup plus âgé qu'elle-même. Si elle allait l'aimer, l'aimer jusqu'à en souffrir, l'aimer jusqu'à en mourir, cette innocente, qui jamais ne connaîtrait l'obstacle abominable... Ah! faudrait-il que Simone eût commis ce crime-là aussi de faire le malheur de sa fille!

Dans l'état d'ébranlement moral où, depuis quelques mois, se trouvait Mme Mervil, cette nouvelle crainte devait prendre sur-le-champ des proportions démesurées. A peine, en effet, cette idée se fut-elle formulée dans son esprit, que Simone eût voulu saisir Paulette par la main, se lever et s'enfuir. Elle restait l'oreille tendue avec angoisse aux badinages de la jeune fille, qui, évidemment, flirtait avec le beau d'Espayrac. Tous deux, à présent, discutaient les mérites et les défauts d'un travail de haute école, qu'on exécutait sous leurs yeux.

—Moi, disait Paulette, j'adore tant les chevaux [Pg 299] que, si j'avais dû gagner ma vie, je me serais faite écuyère. Est-ce vexant de ne pas pouvoir sortir du manège parce que papa ne monte pas, et ne peut pas m'accompagner!

—Attendez que vous soyez mariée, répondait Jean. Vous trouverez bientôt quelque malheureux à réduire en esclavage. Alors vous irez au Bois avec lui.

—Ah! reprit-elle, je n'épouserai certainement pas un homme qui n'aurait pas la passion des chevaux et qui ne serait pas excellent écuyer.

Cette déclaration étourdie vint ajouter au trouble de la pauvre mère, car M. d'Espayrac était connu comme l'un des plus élégants cavaliers civils de l'avenue des Poteaux.

Cependant la représentation continuait. Après le travail en haute école, on disposa sur la piste une table longue, portant des petites barres fixes, des petites échelles, des petites balançoires. Et une personne qui, malgré le maquillage, ne paraissait plus de la première jeunesse, mais dont les formes un peu lourdes se dessinaient sous un maillot mauve à rubans maïs, vint exhiber des rats blancs qu'elle avait dressés.

Cette vue n'offrant rien de bien attrayant, on s'était mis à bavarder dans la loge des Mervil. Le public, d'ailleurs, restait froid. Et les rats se balançaient, se suspendaient aux barres fixes, [Pg 300] montaient aux échelles, sans exciter beaucoup d'enthousiasme. Mais Jean qui, par hasard, regarda du côté de la femme au maillot mauve, eut une exclamation:

—Tiens! c'est trop fort!

—Quoi donc? demanda Paulette.

Comme ce qui provoquait l'étonnement de M. d'Espayrac ne pouvait être dit à la jeune fille, ce fut vers Mervil que le poète se tourna. Il lui chuchota quelques mots à l'oreille. Le compositeur, à son tour, regarda la montreuse de rats. Il l'examina un instant, puis il dit:

—Mais non, tu dois te tromper.

—Ah! je suis bien sûr que si, par exemple, se récria d'Espayrac.

Mervil regarda encore, et secoua la tête.

—Sont-ils malhonnêtes, maman, de se parler comme ça tout bas! s'écria Paulette exaspérée de curiosité.

—Qu'est-ce donc? demanda nonchalamment Simone. Est-ce que, moi non plus, je ne dois pas savoir?...

—Oh! mon Dieu si, madame, dit d'Espayrac.

Mais il eut un mouvement d'hésitation, et se tourna vers son ami:

—N'est-ce pas, Roger?... Je peux dire à ta femme?...

—Ah! grands dieux, oui! Quelle importance est-ce que cela peut avoir?

[Pg 301]

Alors d'Espayrac, se penchant vers Simone, murmura:

—Cette femme, avec ses rats... Eh bien, vous ne savez pas ce que c'est?... C'est Netty Davidson, un ancien flirt à notre ami Roger.

Netty Davidson!... A dix ans de distance, ce nom produisit encore chez Simone une secousse douloureuse. Cette femme, cette grosse femme si vulgaire, quoi! elle avait eu l'humiliation d'en être jalouse! C'était cette créature qui avait eu le pouvoir de troubler toute sa vie, à elle, la belle et respectée Mme Mervil, car c'était à cause de cette créature qu'elle avait accepté l'idée de la trahison par désir de vengeance.

Simone regarda son mari. Qu'éprouvait-il en retrouvant cette femme, pour laquelle il avait si maladroitement risqué la paix de son ménage, et leur bonheur, leur honneur à tous deux? Cette femme qui avait été sienne, et que, peut-être, il avait aimée?...

Roger, visiblement, n'éprouvait rien du tout. Le nom de Netty Davidson, pas plus que l'aspect de la dame au maillot mauve, n'avait rien fait vibrer sous son plastron blanc. Ce lointain souvenir, à peine distinct, ne pouvait plus reprendre corps, malgré les détails que Jean lui chuchotait de nouveau pour lui rafraîchir la mémoire. Non, vraiment, il ne se rappelait plus. Son œil restait vague, ses épaules se haussaient [Pg 302] d'un geste de doute... Après tout, c'était possible. Et puis, quoi? Ce maillot mauve ne valait pas la peine qu'on établît son identité.

Ainsi voilà donc tout ce qui restait dans la vie de Roger de sa faute, à lui? Rien, pas une trace, pas une ombre, pas un tressaillement! Et de la sienne, à elle, Simone? O Dieu! de la sienne, elle traînait, elle traînerait jusqu'au bout le douloureux fardeau. Elle en avait souffert, pleuré, saigné, il y avait dix ans; elle en souffrirait, elle en pleurerait, elle en saignerait sans doute encore dans dix ans à venir! Qu'avait-elle fait de plus que Roger pourtant? Il avait eu une maîtresse pendant quelques semaines; et elle, Simone, elle avait eu un amant pendant quelques jours. C'était tout. Encore son mari avait-il commencé; elle, du moins, elle avait l'excuse de la blessure reçue et de la jalousie. Cependant, comme elle expiait!... Et lui? Lui, il soulevait les épaules et ne savait même plus ce que l'on voulait dire.

Alors Simone vit, ce soir-là,—ce soir de cirque, tandis que la monotone musique et le monotone spectacle tournoyaient dans sa tête,—ce que jamais encore elle n'avait vu, depuis cet autre soir, si lointain déjà, où, par la vitre de son coupé neuf, elle avait aperçu son mari qui montait en voiture avec une autre femme. Elle vit que parfois la vengeance est moins équitable [Pg 303] que le pardon. Et elle vit aussi que, d'un sexe à l'autre, en matière d'amour, il n'y a pas de justice possible. La nature et la société ont créé trop d'abîmes entre l'homme et la femme; trop divers sont leurs droits, leurs devoirs, leurs responsabilités, pour que leurs actes puissent être pesés à la même balance. Égales dans la douleur qu'elles infligent, leurs infidélités sont radicalement inégales au point de vue des conséquences. Or la douleur s'efface, mais les conséquences demeurent.

Voilà ce qu'elle comprit, Simone, tandis que les cuivres éclataient et bruissaient, que les chevaux tournaient, et que papillotait un envolement de jupes roses dans des ronds de papier crevés. Elle avait guéri, dès longtemps, de la trahison de Roger, mais guérirait-elle jamais de la justice qu'elle s'était faite?


[Pg 304]

XIX

Lettre C.

C'est étonnant, disait Mervil d'un air soucieux,—un jour que, sa femme étant trop souffrante, il avait reconduit Hugues au lycée de Chartres,—c'est étonnant que cet enfant ne s'habitue pas à la vie de collège! Ne crois-tu pas, ma chère amie, qu'il faudra nous décider à le retirer... à essayer d'autre chose... L'externat à Paris, par exemple, avec un précepteur à la maison?

—Il s'habituera, dit Simone, je t'assure qu'il s'habituera.

—Ah! reprit Mervil, pour moi, c'est bien la dernière fois que je l'y ramène. Je ne comprends pas comment tu en as le courage.

[Pg 305]

—Il a encore pleuré? demanda la mère d'une voix tremblante.

—Mais oui, bien sûr, il a pleuré. Il m'a tellement supplié de ne pas le laisser là-bas, que, si je n'avais pas eu quelque scrupule à agir sans toi, sans nous être entendus, ma foi! je le faisais remonter dans le train.

—Ce ne serait pas raisonnable, dit Simone.

—Sans doute. Enfin... Puisque c'est pour son bien.

Il y eut un silence. Puis le père reprit:

—Si ce n'était que le jour de la rentrée! Mais il m'inquiète, ce petiot. Je trouve qu'il change.

—Mon Dieu! Comment cela?

—Oui, tu n'es pas de mon avis, qu'il a mauvaise mine? Puis il perd son entrain, sa gaieté. Même les jours de vacance, à la maison, il pense tellement au retour en classe, qu'il en est tout triste... Il ne rit plus.

Il ne rit plus!!!... La mère eut un grand tressaillement de remords. Il ne riait plus, son enfant, son cher petit Hugues. Et c'était à cause d'elle! C'est elle qui l'avait voulu ainsi!

Quand le père eut quitté la chambre, elle pleura, elle pleura longtemps. Puis elle eut une révolte contre cette barbarie à laquelle elle se forçait. Non, ce n'était plus possible! Puisque l'enfant ne s'habituait pas, elle ne le laisserait [Pg 306] pas dépérir ainsi loin d'elle. On allait le faire revenir, voilà tout. On n'attendrait même pas la fin du semestre. Quant à ce qui arriverait dans la suite?... Eh bien, à la grâce du ciel! Qu'elle souffre encore davantage, s'il le fallait... Mais que le petit soit heureux!

Aussitôt qu'elle parla de reprendre Hugues, Mervil fut tout content. Mais, comme il se méfiait de sa faiblesse et se reprochait d'aller peut-être—tant il avait été influencé dans l'autre sens—contre le véritable intérêt de son fils, ce fut lui qui, le plus chaudement, conseilla d'attendre jusqu'à la fin du semestre. Il s'en fallait seulement d'une dizaine de semaines.


—Maman, dit le petit Hugues,—un jour d'adieux trempés de larmes dans le parloir du lycée,—ne me laisse pas, vois-tu... Il y a encore deux mois! Je n'irai jamais jusqu'au bout. Deux mois, c'est trop long pour un petit garçon comme moi.

Elle se moqua de lui, tendrement. Mais elle fut secouée d'une terreur presque superstitieuse lorsque, deux jours après, elle reçut une lettre du proviseur lui annonçant que son fils était malade. Puis elle se remit un peu, sur une seconde lecture, quand elle s'assura que c'était seulement une légère attaque de rougeole. Et tout de suite, avec une valise, elle se mit en route pour Chartres. [Pg 307] «Je descendrai à l'hôtel,» dit-elle à Mervil, «mais j'espère bien cependant qu'on me laissera le soigner jour et nuit.»

—Non, non, disait le musicien, ne te fatigue pas. Ne t'inquiète pas, surtout... Une petite rougeole d'enfant, ce n'est rien. Et télégraphie-moi plusieurs fois par jour. Au premier signe de toi, je te rejoins.

Quand il vit sa mère, Hugues pensa qu'elle allait le ramener à la maison. Mais on lui expliqua que, dans sa maladie, la seule chose à craindre, c'était un refroidissement. On ne pouvait donc pas le transporter en chemin de fer. Dès qu'il irait mieux, il partirait.

—Et, tu sais, lui disait Simone à l'oreille, cette fois-ci, ce sera pour de bon, nous n'attendrons pas les vacances de Pâques.

Il eut un sourire joyeux. Mais, le soir, quand on vint expliquer à Mme Mervil que le règlement interdisait qu'elle passât la nuit, que vraiment d'ailleurs la maladie était trop légère pour autoriser une exception, que le proviseur la suppliait d'aller prendre elle-même du repos, l'enfant eut une crise de larmes.

—Oh! dit-il, je suis sûr que tu pars pour tout à fait, que tu ne reviendras pas!

Sa mère eut de la peine à le rassurer. Mais le petit malade s'excitait, devenait nerveux:

—J'ai peur ici, dans cette infirmerie! criait-il. [Pg 308] Elle est affreuse, cette infirmerie! Je veux être malade chez nous, dans ma jolie chambre.

—Tu y seras bientôt, mon amour.

—Mais, reprit le petit—saisi d'une de ces idées baroques comme il en passe dans la tête des enfants,—si je prenais froid, tu as dit, mère?... je serais très malade?

—Oh! très malade, mon pauvre chéri!

—Et alors, si j'étais très, très malade, tu me ramènerais chez nous?...

—Ne parle pas comme cela, mon fils adoré. Maman aurait trop de chagrin si son petit garçon devenait très malade.

Cependant Hugues paraissait calmé, alourdi même, prêt à dormir. Et sa mère, enfin, se retira sur la pointe des pieds, avec l'assurance que l'infirmière veillerait, ne s'absenterait pas une seule minute.

La nuit fut très bonne. Hugues sommeilla presque tout le temps, d'une respiration égale, son joli visage déjà moins empourpré, son front moins brûlant sous les boucles de ses cheveux tout humides de sueur. L'infirmière le couvrit beaucoup, parce que cette transpiration devait être salutaire, et, le voyant si tranquille, vers cinq heures du matin, elle s'étendit sur la couchette voisine, se laissa gagner par le sommeil.

Elle ne reposait pas depuis une demi-heure [Pg 309] lorsqu'un bruit la réveilla. Vivement dressée sur son séant, elle ne vit plus le petit Mervil. Le lit de l'enfant était découvert et vide. En même temps, elle sentit une fraîcheur; et, dans sa surprise et son émotion, elle ne prit pas tout de suite conscience de ce qui se passait. Mais quelques secondes plus tard, elle distinguait une croisée ouverte, puis, dans l'embrasure où pâlissait l'aube, une grêle forme blanche...


Quelques heures plus tard, lorsque Simone, d'un pas vif, entra dans l'infirmerie et courut au lit de son fils, elle fut arrêtée, à mi-chemin, par un spectacle qui lui glaça le cœur. L'enfant, dressé à demi, malgré les efforts de l'infirmière et du médecin, s'agitait, délirait, les joues en flamme, ses beaux yeux grands ouverts et fous.

—Oh! mère, mère, te voilà!... Nous allons partir... Vite, qu'on m'habille!... Nous allons à Paris. Nous allons voir papa et Paulette... ma Lélette qui jouera au tennis avec moi. Et tu sais... on m'avait dit des blagues... Un refroidissement, ça ne rend pas plus malade... Ça guérit. Je me suis refroidi... j'ai ouvert la fenêtre... pour que je sois très mal et qu'on m'emporte chez nous. Et voilà, au contraire, je suis guéri... je suis guéri...

Il répétait, d'un air joyeux et malin:

—J'ai ouvert la fenêtre!... j'ai ouvert la fenêtre!...

[Pg 310]

—Comment, la fenêtre?... demanda Simone, dont les jambes tremblaient.

—Taisez-vous, monsieur Mervil... murmurait l'infirmière.

—Oui, reprenait Hugues, la fenêtre... Et il faisait frais... C'était bon! Et maintenant, je suis guéri, je suis guéri!...

Il éclata de rire, ce beau rire dont la mélodie prenait l'âme, comme un leit-motiv d'éternelle gaieté. La fièvre en faisait tinter les notes avec plus de sérénité, de plénitude. Oh! comme c'était bien le rire de Jean!... Même en la torture de son inquiétude, la mère en eut l'impression, le frisson. Cependant elle ne songeait plus à lui imposer silence.

Une longue journée d'angoisse commença. Après la fièvre qui, toute la matinée, secoua, tordit, consuma ce pauvre petit corps, une prostration survint, qui le laissa tout anéanti, sans couleur, sans souffle, ainsi qu'une frêle chose brisée, contre l'oreiller blanc. Et, vers le soir, il avait tellement l'aspect d'un petit être à l'agonie, avec le geste incessant de ses menottes pour remonter le drap, que Simone, folle d'épouvante, expédia vers son mari un télégramme désespéré.

Quand Mervil arriva, un peu avant minuit, c'était la fin. Hugues semblait ne plus voir, ne plus entendre. Mais, toujours, le va-et-vient très lent, très affaibli, de ses menottes sur le drap, [Pg 311] montrait qu'il vivait encore. Roger se pencha sur lui, la gorge tellement crispée de douleur qu'il ne pouvait d'abord parler. Enfin, il l'appela:

—Hugues, mon petit Hugues! C'est moi, tu ne me vois pas?

L'enfant essaya de soulever ses paupières; mais il sembla n'en avoir plus la force. Pourtant il avait reconnu qui lui parlait, car ses lèvres s'entr'ouvrirent, et on l'entendit murmurer:

—Papa!...

Ce fut tout. La tête s'affaissa de côté; les menottes cessèrent de se traîner si doucement sur le drap. Mervil étreignit la main de Simone, et la mère, qui comprit cette étreinte, se jeta sur la couchette avec un cri affreux.

Il ne rirait plus, son petit Hugues... il ne rirait plus, jamais!


Deux jours plus tard, dans la rue Ampère, un cortège, un long cortège de deuil se formait devant la maison du compositeur Roger Mervil. Sur le trottoir opposé, une foule stationnait, pour tâcher de reconnaître les visages célèbres. Et les yeux des mères se mouillaient de larmes en voyant ce cercueil si étroit, si léger, que l'on portait dans le grand char aux chevaux blancs, et sur lequel, ensuite, on amoncelait des fleurs.

Quand le corbillard se mit en marche, tous les regards, voilés de pitié, cherchèrent le père, au [Pg 312] premier rang de cette troupe silencieuse de messieurs en noir. Mais il y eut une hésitation. Car deux hommes conduisaient le deuil. Mervil, en effet, n'ayant pas de proche parent, avait accepté que Jean d'Espayrac, son fidèle collaborateur et ami, parcourût à ses côtés, pas à pas, le chemin d'abominable douleur. Et maintenant la sympathie attristée de la foule hésitait entre eux: l'un déjà presque vieux, les cheveux rares et grisonnants, le visage maigre, les yeux enflammés et fixes, toute la volonté raidie contre quelque surprise terrassante de son chagrin; l'autre, jeune et très touchant dans la gravité navrée de son attitude, dans la poésie que l'élégance de sa personne et la beauté de son visage prêtaient à son affliction.

Et derrière un rideau soulevé de ce superbe hôtel Renaissance d'où s'éloignait le cortège, il y avait une mère aussi, une mère déchirée de remords et de souffrance, dont les regards, également, derrière ce corbillard, apercevaient ces deux hommes. Malgré les efforts de sa fille, qui voulait l'écarter de cette fenêtre, lui épargner le spectacle atroce de ce départ, Simone s'obstinait, chassant d'un geste brusque et répété les pleurs dont ses yeux s'aveuglaient. Elle voulait voir, elle voulait voir... Oh! ce char tout blanc, ce long drap blanc, toutes ces fleurs!... Il était là-dessous, son petit Hugues!... Et derrière lui, Dieu du [Pg 313] ciel!... voici Roger et voici Jean!... Simone se disait: «Les voici... tous deux, tous deux!...» Sa pensée ne prenait pas d'autre forme. Toutefois une horreur l'envahissait... une surhumaine angoisse.

Lorsque le corbillard tourna l'angle d'une avenue lointaine, elle jeta un cri de douleur physique, comme si c'était son cœur de chair et de sang qu'on lui arrachait de la poitrine; elle tournoya sur elle-même ainsi qu'une bête blessée qui va mourir.

—Maman!... ma pauvre maman!... cria Paulette.

Et elle la pressait entre ses bras, de toute sa tendresse, de toute sa force.

Alors des mots échappèrent à Simone, des mots terribles, qu'heureusement sa fille ne comprit pas:

—Ah!... murmura-t-elle, le crime de sa naissance... et aussi le crime de sa mort!...

Mais vraiment c'était trop souffrir! La nature céda, chercha son refuge suprême dans l'inconscience, dans l'anéantissement... Les yeux de Simone se fermèrent, ses traits se détendirent... Elle avait perdu connaissance.


[Pg 314]

XX

Lettre S.

Simone Mervil survécut à peine deux ans à son petit Hugues. Une maladie de langueur, peu à peu, usa les forces de son corps fragile. Puis une affection de poitrine survint, dont les ravages, dans cet organisme sans résistance, s'accomplirent avec une foudroyante rapidité.

Pourtant cette femme si jeune encore ne s'abandonna pas sans lutte au mal qui l'emportait vers la tombe. N'espérant ni se pardonner à elle-même ni jamais se consoler, elle gardait, malgré tout, la volonté de vivre. Elle ne voulait pas que ses fautes, après avoir mis dans l'existence de Roger cet affreux chagrin de la mort d'un fils, le privassent maintenant d'elle-même. Puis il y avait [Pg 315] Paulette, Paulette dont elle devait garder le cœur afin que les hasards de la destinée n'y fissent pas germer cet impossible amour, dont la seule idée révoltait, épouvantait sa conscience de mère coupable.

Ce châtiment-là, du moins, lui fut épargné, à elle dont la courte faiblesse portait tant de cruels, d'impérissables fruits. Paulette, peut-être, sans la vigilance de sa mère, eût laissé grandir certain sentiment tendre pour ce beau Jean d'Espayrac auquel ressemblaient jadis tous les héros de ses rêves de fillette. Mais, soigneusement éloignée de lui depuis le soir du cirque, et détachée par mille petites remarques de Simone,—ces petites remarques innocemment perfides, et ici d'une si nécessaire prudence, dont les femmes ont le secret,—elle laissa périr en elle-même cette première fleur de passion avant même d'en avoir pressenti l'épanouissement.

Toutefois, la certitude que sa fille n'aimait pas M. d'Espayrac ne suffisait pas à Simone. Elle voulait voir Paulette mariée avant qu'elle-même quittât ce monde; car elle sentait bien la mort venir, et elle avait peur de ce qui surviendrait quand elle n'y serait plus. Paulette se maria donc, sans un entraînement bien vif, mais avec plaisir, parce qu'elle trouvait le mariage une chose très amusante. Elle épousa un officier, dont la fortune ne pouvait se comparer à la sienne, mais presque [Pg 316] aussi joli garçon que M. d'Espayrac et portant un nom tout aussi sonore et tout aussi ancien. Le jour du mariage, Simone sentit un poids bien lourd qui se dissipait, qui déchargeait enfin son cœur; mais elle éprouva en même temps une grande mélancolie à voir sa chère fille, sa belle Paulette, sous le voile blanc des épousées; parce qu'elle songea combien sont grands les devoirs des femmes et combien fragile est leur bonheur.

Lorsque Paulette eut quitté la maison au bras de son mari, Simone essaya de vivre encore pour Roger. Mais, déjà, la pente vers la mort lui devenait rapide et douce; son existence passée reculait, s'embrumait en une perspective très lointaine; le monde lui semblait un pays qu'elle avait depuis longtemps et pour jamais quitté. Rien ne l'intéressait plus. Ses yeux, ses jolis yeux de lumière et de bonté, avaient l'air maintenant, lorsqu'ils se posaient sur les choses, de n'en pas refléter les couleurs ni les contours; ils s'emplissaient de vague et de mystère, comme par la contemplation de quelque insondable abîme vers lequel ils se seraient tournés.

Mervil, sans croire encore à l'imminence d'un danger, s'inquiétait de l'affaiblissement progressif et de ce détachement de tout qu'il constatait chez Simone. Il consulta des docteurs illustres. Il fit voyager sa femme. L'hiver, il la conduisit dans le midi. Parmi toutes les stations de la Méditerranée, [Pg 317] elle choisit Hyères, et elle se tint à ce choix avec obstination. Roger s'y opposait, craignant que le souvenir de Gisèle, la vue de la colline qui portait sa tombe, n'exerçât dans l'esprit de Simone une suggestion de tristesse. Finalement il fallut céder à ce caprice de malade. Et, tout d'abord, ce séjour parut réussir à Mme Mervil. Elle qui, depuis bien des semaines, ne considérait plus rien avec intérêt et attention, elle voulut revoir tout le pays, refaire toutes les excursions, toutes les promenades. Chaque jour, elle montait en voiture; elle s'en allait à Carqueiranne, aux Bormettes, sur les bords du Gapeau. Mais surtout la presqu'île de Giens l'attirait. Elle voulut y retourner plusieurs fois; et elle restait une grande heure assise, sans une parole, dans ce petit sentier surplombant la mer, où, tant d'années auparavant, elle était venue avec Gisèle. Comme son pauvre cœur se tourmentait alors! Comme elle était jeune, mon Dieu! Quelles émotions à défaillir pour des choses qui ne la touchaient plus, dont elle ne pouvait plus même se représenter l'importance! Oh! quel choc dans sa poitrine, quand, sur le chemin de la Tour-Fondue, on avait rencontré Jean d'Espayrac! Que tout cela était loin! Que tout cela lui semblait invraisemblable, étrange!... Et pourtant, c'était de cela qu'elle mourait!...

Gisèle aussi en était morte. Pauvre Gisèle, si séduisante et si folle! Simone la voyait toujours [Pg 318] au moment où elle mangeait les oursins, si rieuse, debout près de l'auberge du village; et elle se représentait aussi le beau visage de passion avec lequel son amie lui avait dit en lui montrant la mer: «Oh! s'en aller là-bas, au hasard, dans l'inconnu, avec quelqu'un que l'on aimerait follement!...»

Mervil, qui ne quittait plus sa femme, se réjouissait du plaisir apparent qu'elle prenait à ces excursions, et de l'animation que le grand air lui mettait sur le visage. L'espoir de la guérison complète lui vint. Mais cela ne dura pas. Brusquement les forces factices de Simone tombèrent. Et maintenant, elle demeurait étendue sur sa chaise longue, dans la villa qu'ils avaient louée, n'ayant plus pour distraction que de voir, entre les palmiers du jardin, là-bas, des voiles blanches passer sur le bleu immuable de la mer.

Un jour elle pria son mari de faire venir Paulette au plus vite. Il s'effrayait.

—Tu ne te sens pas plus mal?

—Non, oh! non, mais j'ai quelque chose de très important à lui dire.

Mervil courut lui-même au télégraphe. Lorsqu'il revint, il fut frappé de l'altération extraordinaire des traits de sa femme. Elle le regarda d'un infini regard... Alors il comprit qu'elle se sentait mourir.

Il s'approcha d'elle, se mit à genoux près de [Pg 319] la chaise longue, l'entoura d'une de ces étreintes pleines d'une angoisse abominable dont on entoure les êtres qu'on aime, et qui s'en vont sans que rien au monde puisse les retenir.

Simone appuya le front sur son épaule. Et quel ne fut pas l'étonnement de Roger lorsqu'il sentit sur son cou la chaleur d'une larme, tandis que sa femme lui murmurait à l'oreille ce mot inattendu: «Pardon!»

Il lui releva la tête:

—Te pardonner, à toi, ma Simone, qui as été la joie de ma vie! Te pardonner! Quoi donc, grands dieux? A toi, la plus pure, la meilleure!...

Elle le regarda, du même infini regard, à travers le ruissellement de ses larmes, et elle répéta encore:

—Pardon!

—Mais de quoi donc, ma femme chérie? insista-t-il.

Elle se tut quelques secondes, puis prononça simplement, mais avec un air étrange:

—De te quitter.

Alors il essaya de rire, il l'embrassa, il l'assura, le cœur broyé, qu'ils avaient encore devant eux de longs jours de bonheur...


Lorsque Paulette arriva le lendemain, Simone était faible à ce point qu'elle pouvait à peine parler. Cependant la présence de sa fille la fit se [Pg 320] soulever d'un grand effort. Elle avait quelque chose à lui dire. On crut comprendre qu'elle voulait être seule avec Paulette, et Roger lui-même sortit de la chambre.

—Oh! maman, s'écria la jeune femme, c'est une crise qui va passer. Tu iras mieux. Si tu savais... tu n'as pas l'air malade en ce moment.

C'était vrai. Simone venait de rassembler toutes ses forces. Sur son visage ranimé, un reflet rose, un rayon de beauté se posait. Ses cheveux, toujours de leur blond si fin, se dénouaient, roulaient avec une grâce de jeunesse; et ses beaux yeux de douceur s'illuminaient comme lorsqu'ils s'étaient ouverts au songe riant de la vie.

—Ma chérie, oh! ma chérie, murmura-t-elle près du visage incliné de sa fille, écoute ce que j'ai voulu te dire. Essaie de te le rappeler quand tu auras du chagrin. Si jamais on te blesse le cœur,—si jamais ton mari te fait de la peine, même s'il va jusqu'à l'infidélité,—ne te venge pas... O Paulette! ne le trompe jamais! Vois-tu, nous autres femmes, nous n'avons pas le droit de mal faire... Notre vertu et notre honneur sont la vertu et l'honneur de la famille, la vertu et l'honneur de la patrie... Quand nous tombons, tout tombe avec nous... Pour nous, il n'y a pas de faute légère... Nous devons rester tout en haut, ou bien nous roulons tout en bas... Et, dans notre chute, nous entraînons tout. Sache-le, ma [Pg 321] fille, sache-le bien, et crois-en ta mère qui va mourir.

Ce furent à peu près les dernières paroles que Simone prononça.

Elle mourut vers le soir. Elle mourut comme si elle s'endormait, la main dans la main de Roger, emportant à jamais, sous ses paupières closes, le secret de sa faute et la mélancolie de son repentir.

Decorative image.

Achevé d'imprimer

le trente mars mil huit cent quatre-vingt-treize

PAR


ALPHONSE LEMERRE

25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25

A PARIS

1. — 1907.






End of the Project Gutenberg EBook of Justice de femme, by Daniel Lesueur

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JUSTICE DE FEMME ***

***** This file should be named 51591-h.htm or 51591-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/5/1/5/9/51591/

Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.