The Project Gutenberg EBook of Le meurtre d'une âme, by Daniel Lesueur This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Le meurtre d'une âme Author: Daniel Lesueur Release Date: January 30, 2016 [EBook #51083] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEURTRE D'UNE ÂME *** Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐ │ Note de transcription: │ │ │ │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été │ │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été │ │ conservées et n'ont pas été harmonisées. │ │ │ │ Les mots en italiques sont _soulignés_. │ └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘ MORTEL SECRET Le Meurtre d'une Ame ŒUVRES DE DANIEL LESUEUR ÉDITION ELZÉVIRIENNE POÉSIES.—_Visions divines._—_Les Vrais Dieux._—_Visions antiques._—_Sonnets philosophiques._—_Sursum Corda!_— _Souvenirs._—_Paroles d'Amour._ 1 vol. avec portrait. 6 » LORD BYRON. (Traduction). Tome Ier: _Heures d'Oisiveté._—_Childe Harold._ 1 vol. avec portrait. 6 » Tome II: _Le Giaour_.—_La Fiancée d'Abydos._—_Le Corsaire._— _Lara_, etc. 1 vol. 6 » ÉDITION IN-18 JÉSUS ROMANS MARCELLE. 1 vol. 3 50 AMOUR D'AUJOURD'HUI. 1 vol. 3 50 NÉVROSÉE. 1 vol. 3 50 UNE VIE TRAGIQUE. 1 vol. 3 50 PASSION SLAVE. 1 vol. 3 50 JUSTICE DE FEMME. 1 vol. 3 50 HAINE D'AMOUR. 1 vol. 3 50 A FORCE D'AIMER. 1 vol. 3 50 INVINCIBLE CHARME. 1 vol. 3 50 LÈVRES CLOSES. 1 vol. 3 50 COMÉDIENNE. 1 vol. 3 50 AU DELA DE L'AMOUR. 1 vol. 3 50 _Lointaine Revanche._—L'OR SANGLANT. 1 vol. 3 50 — — LA FLEUR DE JOIE. 1 vol. 3 50 L'HONNEUR D'UNE FEMME. 1 vol. 3 50 FIANCÉE D'OUTRE-MER. 1 vol. 3 50 _Mortel secret._—LYS ROYAL. 1 vol. 3 50 — — LE MEURTRE D'UNE AME. 1 vol. 3 50 ÉDITIONS DIVERSES UN MYSTÉRIEUX AMOUR. 1 vol. 3 50 L'AUBERGE DES SAULES. 1 vol. in-8ᵒ, illustré. 9 » _Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège._ _DANIEL LESUEUR_ MORTEL SECRET Le Meurtre d'une Ame [Illustration] _PARIS_ ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31 M DCCCCII [Illustration] Le Meurtre d'une Ame I _EN L'ANNÉE TERRIBLE_ Ce fut un soir d'hiver et d'invasion, un des derniers soirs de janvier mil huit cent soixante et onze. Le magnifique château de Solgrès, près d'Étréchy, dressait hors de la neige ses corps de bâtiment aux lignes nobles, aux amples façades, flanqués d'une tour plus ancienne. Les fenêtres en étaient partout obscures et muettes, sauf à l'un des angles du rez-de-chaussée. Là, des clartés brillaient aux vitres, sur lesquelles on n'avait même pas rabattu les volets, comme si la chaleur et la joie de l'intérieur eussent défié la rigueur de la température. L'immense parc dormait sous un linceul blanc. Dans un ciel de sombre cristal, les étoiles scintillaient avec cette splendeur glacée qu'elles ont durant les nuits d'hiver, quand toute vapeur gèle au sein d'une atmosphère implacable. Cependant, par une longue avenue, d'un pas qu'étouffait la neige, une femme se hâtait vers l'habitation. Sa souple et rapide démarche annonçait la jeunesse. Quand elle passa devant les croisées lumineuses donnant sur le perron, son brun et agréable visage de paysanne apparut, tout animé de froid sous sa fanchon de laine. Elle ne paraissait guère plus de vingt ans. C'était Louise Bellard, une fille du bourg d'Étréchy, mariée quinze jours avant la déclaration de guerre à l'un des gardes de Solgrès. Son mari, rappelé sous les drapeaux en septembre, était peut-être mort à cette heure. Elle n'en avait aucune nouvelle. Depuis peu, elle possédait la certitude qu'il l'avait laissée enceinte. Mais rien encore, dans sa svelte apparence, ne révélait extérieurement son état. Louise Bellard,—la Louison, comme on l'appelait à Étréchy,—s'approcha, non sans précaution, d'une des croisées lumineuses, et regarda par l'entre-bâillement d'un rideau. —«Canailles!... Gredins!...» mâchonna-t-elle. Dans la grande salle à manger de ses maîtres, des soldats allemands soupaient. Les bouteilles de la cave se dressaient en nombre sur la table, la plupart déjà vides. La fumée des pipes embrumait les tapisseries précieuses des murailles, malgré l'éclat du lustre et des appliques, dont toutes les bougies étaient allumées. Le débraillé, le sans-gêne et la lourde gaieté de ces hommes, suffoquaient la servante respectueuse de la famille de Solgrès. Dans chaque geste brutal, sur chaque face rougie de bien-être, elle croyait voir l'outrage intentionnel à la noble maison et à son pays vaincu. Quelle philosophie surhumaine ne lui aurait-il pas fallu pour faire la part de la détente inévitable des instincts chez des êtres rudes qui avaient risqué leur vie la veille et se sentaient prêts à la risquer le lendemain!... Malheur aux conducteurs de peuples qui déchaînent ainsi la brute chez des milliers d'hommes sans malveillance et sans haine, et les font se ruer au crime sous prétexte de gloire!... Mais miséricorde aux irresponsables!... L'héroïsme des champs de bataille est doublé par la sauvagerie des lendemains de victoire. Le soldat n'est plus qu'un élément inconscient dans ces forces lâchées comme la tempête. Les nations se détestent ou fraternisent au gré de la politique. Il n'y a pas d'irréconciliable antagonisme de races. Voilà pourquoi le rôle des chefs d'État est si redoutable, et la guerre si rarement légitime. La Louison ne se disait pas ces choses. Elle injuriait tout bas ces quelques hommes, qu'elle considérait comme les voleurs des biens de ses maîtres et les assassins de son mari. Tout en les maudissant, elle s'assurait qu'ils étaient bien absorbés par la digestion, la pipe, les cartes ou le sommeil, et qu'elle ne risquait pas d'attirer leur attention. Elle tourna autour du château et y pénétra par une porte de service. De ce côté, tout était silencieux et noir. Louise Bellard s'orienta, en tâtonnant, par les corridors et les escaliers. Elle parvint jusqu'au second étage. Là, sur un palier, une faible clarté filtrait sous une porte. La femme du garde frappa un léger coup. —«C'est moi, la Louison...» chuchota-t-elle, comme on ne lui ouvrait pas tout de suite. Une petite servante vint entre-bâiller la porte. C'était la fille d'un jardinier, qui, depuis l'occupation prussienne, formait toute la domesticité de ces dames. —«Mademoiselle Armande?... Il me faut absolument lui parler.» Une haute silhouette de femme glissa sous une portière, apparut dans la pénombre. —«Chut!... Pas de bruit... Ma mère repose.» —«Venez, mademoiselle... Écoutez-moi. Si vous saviez!...» insista Louise avec agitation. —«Veille sur madame la comtesse, Francine,» dit Mlle de Solgrès en s'adressant à la fillette. Refermant la porte avec précaution, elle fit un pas sur le palier: —«Qu'est-ce qu'il y a, Louison?... Des nouvelles de mon père, de mon frère?...» Sa voix trembla. Le vicomte Louis de Solgrès, officier de zouaves, était parti d'Oran pour l'Alsace dès le début de la guerre. Son régiment avait donné à Wœrth. On avait des raisons de le croire prisonnier. Quant au comte, s'étant rendu à Paris dès les prévisions d'un siège, pour régler certaines affaires, mettre en sûreté des valeurs et des papiers de famille enfermés dans l'hôtel de la rue de Verneuil, il s'était trouvé, volontairement ou par imprudence, bloqué dans la capitale. Depuis lors, la comtesse de Solgrès et sa fille Armande n'avaient reçu aucun message ni de l'un ni de l'autre. La douleur et l'inquiétude brisaient la première. Elle se laissait abattre, ne quittant plus son lit, refusant presque toute nourriture depuis que les vainqueurs occupaient le château. Armande, au contraire, s'exaltait, brûlait de rancune et de fièvre. Elle rêvait de se déguiser en homme, de partir, de faire le coup de fusil. Sans sa mère, couchée là, effondrée de désespoir, presque mourante, cette fille étrange eût accompli quelque folle action. C'était une grande créature sans grâce, presque masculine de façons et d'aspect, qu'on avait laissée croître en sauvageonne, un peu par indifférence, beaucoup par difficulté de la dompter. Toute la sollicitude des parents s'était concentrée sur leur fils, le vicomte Louis, aussi souple et brillant de nature que sa sœur était terne et peu maniable. Comme celle-ci avait horreur de la ville, des réceptions et des études, plus d'une fois, durant son adolescence, on l'avait laissée l'hiver entier à Solgrès, seule avec une gouvernante qu'elle n'écoutait guère, tandis que la famille s'installait à Paris pour la saison mondaine et l'instruction de Louis au lycée. Pendant ce temps, Armande courait en sabots dans la neige, chassait au lapin dans le parc, allait manger des choux au lard chez les paysans, empruntait des poulains de ferme pour d'invraisemblables chevauchées à califourchon. Peu facile à marier malgré le beau nom et la fortune considérable des Solgrès, elle entrait maintenant dans sa vingt-quatrième année. Si les Prussiens qui faisaient bombance sous son toit avaient connu cette fille bizarre, entrevue à peine, ils n'eussent pas vidé la cave aussi gaiement. Leur nombre, leurs casques, leurs bottes, leurs fusils, n'eussent pas suffi à les rassurer, s'ils avaient pu lire dans ce cerveau bouillant de fureur et ruminant des projets insensés. La présence de sa mère empêchait seule Armande de mettre le feu au château ou d'abattre quelques officiers ennemis à coups de carabine, comme autrefois les lapins du parc. En ce moment, dans l'ombre, elle avait saisi le bras de Louise: —«Parle donc!... Qu'y a-t-il de nouveau?...» L'autre répondit à voix basse: —«Un homme, mademoiselle... Un blessé qui s'est traîné jusque chez nous... —Français?... —Non, mais c'est tout comme... Un Italien de Garibaldi... Il porte au Gouvernement la nouvelle d'une grande victoire... —Comment?... D'où vient-il?... —De Dijon. —Pour aller à Tours?... Ce n'est guère le chemin. —Il a descendu la Seine en bateau avec des chalandiers... Les Prussiens l'ont arrêté... Il s'est sauvé... Mais il a reçu un coup de feu... Il allait crever sur la route, le pauvre diable, quand je l'ai ramassé. —Où est-il? —Chez moi, pardienne. Mais notre maison de garde, c'est une lanterne. Je suis venue vous demander où nous pourrions le cacher, en attendant qu'il soit en état de repartir. —Mène-moi auprès de lui. —Venez, mademoiselle. Faisons doucement. Quoiqu'ils soient à moitié ivres, les saligauds, ils pourraient nous entendre. Mais vous n'allez pas sortir comme ça!...» Louise venait de s'apercevoir qu'Armande n'avait même pas jeté un châle sur ses épaules. —«Pourquoi ne pas sortir comme ça?» demanda celle-ci. —«Il gèle à pierre fendre. —Eh! que veux-tu que ça me fasse?...» Dehors, en effet, dans la claire nuit glacée, Mlle de Solgrès ne frissonna même pas. Ses hautes épaules musclées semblèrent ignorer le froid sous la chemisette de flanelle écossaise qu'un ceinturon de cuir serrait sur les hanches, autour d'une taille modelée comme à coups de serpe. Quant à sa tête, une épaisse chevelure rousse, tordue sans coquetterie, la couvrait suffisamment. —«Viens ici,» dit-elle à Louise, en quittant l'allée pour couper à travers un taillis. —«Pourquoi, mademoiselle? Les racines et les broussailles nous empêcheront d'avancer. —Notre piste sera moins facile à suivre dans la neige. Qui sait s'ils ne s'aviseraient pas de quelque chose, ces sales Pruscos, en remarquant nos pas ensemble dans la direction de chez toi?» Tout au fond du parc, la petite maison de garde, gentille comme une chaumière d'opéra comique, se dressait à côté d'une grille d'entrée. Les deux femmes y pénétrèrent. Dans la chambre à coucher, sur le lit, un homme gisait, terrassé de fatigue, engourdi dans un sommeil de plomb. D'abord Armande le distingua mal. Une petite lampe à réflecteur, tournée vers lui du côté obscur, le laissait dans l'ombre. Louise releva la mèche, dirigea la lumière vers le visage du dormeur. Armande de Solgrès le contempla, dans un saisissement. C'était un garçon de vingt-cinq ans environ, du plus beau type méridional. Sa tête fine et brune, au teint mat, s'abandonnait sur l'oreiller, que recouvrait encore la courte-pointe rouge, car l'Italien s'était jeté hâtivement sur le lit. Le corps souple avait une pose gracieuse d'enfant lassé. Une des mains, ramenée au-dessus de la tête, se repliait à demi, montrant des doigts effilés et une paume délicate. Mais le visage surtout apparaissait d'une adorable pureté de lignes, avec la douceur sombre des cheveux bouclés et de la barbe mousseuse, avec la frange touffue des cils soulignant les longues paupières. L'homme était vêtu d'un costume foncé en mauvais état, le pantalon retenu dans des bottes basses. Une de ces bottes, fendue à la tige, laissait voir un linge taché de sang. A peine Armande avait-elle eu le temps de remarquer ces détails, que l'étranger, inquiété par l'éclat de la lampe, s'éveilla. Ses yeux de velours phosphorescent illuminèrent sa physionomie. La jeune châtelaine, peu timide cependant, restait déconcertée devant cette révélation d'une beauté masculine si différente de tout ce que sa sauvage adolescence lui avait fait connaître. —«Fusillez-moi donc, et que ça finisse, lâche vermine!...» murmura l'inconnu d'une voix appesantie de rêve. —«Non... non... nous sommes des amies,» balbutia précipitamment la fille du comte. Il se souleva sur son séant, secoua ses boucles noires, et sourit en reconnaissant Louise. —«C'est vrai?... Je suis donc en sécurité ici?...» demanda-t-il. —«Je m'appelle Armande de Solgrès,» dit la rude fille avec une hauteur impressionnante. «Mon frère est officier de zouaves. Êtes-vous réellement un soldat de Garibaldi? —Connaissez-vous l'écriture de notre Giuseppe?» interrogea l'Italien. Il parlait avec un accent prononcé, dont le chantonnement n'était pas sans charme. Sa voix, sur le nom vénéré, eut une inflexion adoratrice. Armande secoua la tête. —«Vous faut-il des preuves?» prononça l'Italien avec une ardeur captivante. «Nous les avons battus, les Allemands... Vous entendez... Nous les avons battus!... Nous avons sauvé Dijon après une lutte de trois jours. Riccioti Garibaldi,—le fils de Giuseppe, vous savez?...—a pris un drapeau allemand, celui du 8ᵉ poméranien. Oui... un drapeau... Le premier de cette guerre...[1] Est-ce que vous me croyez, madame?...» [1] Ce fut le seul. Il ne douta pas qu'elle ne le crût. Le visage ingrat d'Armande resplendit d'émotion et d'enthousiasme jusqu'à en être transfiguré. Peu éloquente, elle ne trouvait pas de paroles. Elle dit seulement, d'une intonation profonde: —«C'est bien... C'est bien!...» Puis elle ajouta vivement: «N'y avait-il que des Italiens?... —Nous étions très peu des nôtres, madame... Mais les Français avaient nos chefs,» fit le volontaire avec orgueil. Elle s'assombrit, puis demanda: —«Et maintenant... vous essayez de gagner Tours, paraît-il?... —J'ai une mission pour monsieur Gambetta. —Il faut que vous arriviez,» dit-elle. —«Après ce que j'ai passé, madame, j'arriverai, j'en suis certain,» affirma l'Italien avec un crâne sourire. Armande regarda la botte fendue, les linges ensanglantés de sa jambe. —«Vous êtes blessé? —Bah! ce n'est rien. Avec un jour de repos ici, puisque vous le permettez, et un bon pansement, je pourrai continuer ma route. —Mais qu'avez-vous?» s'inquiéta la jeune fille, avec un mouvement comme pour examiner le membre blessé. —«Oh! madame... Je ne permettrai pas...» Il voulut alors sauter du lit. Mais en posant le pied à terre, il ne put retenir une exclamation de douleur. —«Je sais panser les plaies. Vous allez me montrer la vôtre,» déclara énergiquement Mlle de Solgrès. Louise Bellard intervint alors: —«Est-ce bien prudent de rester ici, mademoiselle?...» A ce mot de «mademoiselle», le volontaire de Garibaldi jeta un regard étonné sur la personne qu'à sa décision, son énergie, son visage accentué, il avait prise pour une femme. —«N'êtes-vous pas la maîtresse de ce domaine? —Presque. Je suis la fille des maîtres. En ce moment j'ai toute autorité ici.» Mais aussitôt, comme surprise elle-même de sa docilité à satisfaire la curiosité de ce garçon, elle interrogea d'un ton brusque: «Votre nom?... Vous ne me l'avez pas dit. —Michel Occana,» répondit l'Italien. Ses lèvres se refermèrent, d'un pli résolu, comme dans la volonté bien arrêtée de n'en pas dire davantage. Pourtant ce n'était pas l'heure ni le lieu des questions approfondies, et Mlle de Solgrès ne songeait guère à en poser. Se doutait-elle que, de cette poignée d'hommes amenés par Garibaldi sous le drapeau de la France, il n'en était guère d'entraînés par le seul enthousiasme chevaleresque. Le goût des combats et de l'aventure, l'ambition, le regret de quelque amour ou l'embarras de quelque sottise, avaient plus ou moins déterminé ces jeunes gens. Qui sait si celui-ci n'espérait pas, par l'éclat du présent, effacer quelque faute du passé? Si Armande eut confusément une idée de ce genre, ce lui fut une raison pour suspendre plutôt que pour pousser l'interrogatoire. La délicatesse cachée sous ses âpres manières respectait le secret de son hôte. D'autant que cet hôte était un brave et risquait sa vie pour la France. Elle regarda soucieusement Louise, et lui dit: —«Si nous le cachions dans le souterrain?... —Les Prussiens sont donc tout près d'ici?» demanda Michel. —«Ils sont chez nous, dans le château.» L'Italien pâlit. Mais on put voir que ce n'était pas de crainte pour lui-même. Il eut une crispation convulsive de la main contre sa poitrine, comme pour protéger un objet caché, et il murmura: —«Diavolo! On la pincerait plus facilement aujourd'hui que la dernière fois. —Ah!...» chuchota Armande, «la lettre de Garibaldi?... » Le volontaire inclina la tête. —«Ne venez-vous pas d'échapper aux Prussiens? —Oui. —Comment ne vous l'ont-ils pas prise? —Elle était collée dans ma botte, sous un double cuir de la tige. Ils n'ont pas pensé à chercher là. Mais quand j'ai fui, une sentinelle a tiré sur moi. La satanée balle est entrée dans le mollet, juste à la bonne place. Quelle déveine, hein!... Il a fallu couper le cuir, sortir le papier pour qu'il ne fût pas abîmé par le sang. Rasé dans un fossé, j'y suis parvenu. Mais maintenant le message est dans ma poche, à la portée du premier qui me fouillera. —Important... ce papier?... —Tout un plan de campagne... Et quel plan!... Paris délivré... Aussi sûr que cette lampe brille, mademoiselle.» Armande frémissait, les mains jointes, les yeux agrandis et fulgurants. —«Je vous cacherai... Je vous guérirai... Il faut... il faut que vous rejoigniez Gambetta.» L'Italien glissa la main dans son veston, hésita, regarda du côté de Louise, l'air sombre. —«Cette femme n'a pas d'amoureux, pas de mari à qui bavarder?...» Un sanglot, un cri lui répondirent: —«Mon mari est soldat. Il fait son devoir, s'il vit encore.» Alors Michel Occana sortit le pli, le montra aux deux femmes. Et ces trois êtres, si différents de destinée comme d'origine, leurs fronts tout proches, penchés sur la chose sacrée, dans le cercle pâle de la petite lampe, formaient un tableau étrange. La chambre à coucher de cette maison de garde, avec ses humbles élégances, faisait un décor ingénu et paisible à leur colloque tragique. Au dehors s'étendait l'infini silence de la neige. Le soldat déguisé de Garibaldi tendait une enveloppe qu'entamait un petit cercle à l'un des angles et que souillaient des taches rougeâtres. Sur l'une des faces une main héroïque avait écrit: «_A Monsieur Léon Gambetta, ministre de la guerre_.» —«Comment arriverez-vous à Tours,» demanda Mlle de Solgrès avec désespoir, «si vous avez une balle dans la jambe?» Le bel Italien éclata de rire: —«Elle n'y est plus. —Elle n'a donc fait que traverser les chairs?... —Oh! elle y était restée... mais pas loin sous la peau, car le cuir de la botte et ce papier l'avaient amortis. Alors, je l'ai extraite. —Vous-même?... Avec quoi? —Mon couteau de poche. —Grand Dieu!» s'exclama Armande. Malgré son sang-froid, l'intrépide fille sentait une sueur se glacer sous ses cheveux. «Vous êtes un héros!» déclara-t-elle avec admiration. Maintenant, sans plus songer au voisinage redoutable ni même à la précieuse lettre, un sentiment nouveau de pitié émue, d'attendrissement irrésistible, la courbait à genoux, près du blessé. De ses mains patriciennes, elle enlevait la botte boueuse de cet homme, qu'une heure auparavant elle n'avait jamais vu. Elle détacha le mouchoir ensanglanté. —«Louise... Vite... donne-moi le liniment que je t'ai ordonné d'avoir toujours sous la main... De la charpie, des bandes de toile... Déchire tes draps, ton linge, si tu n'en as pas.» La blessure de Michel Occana était assez profonde. Malgré l'incroyable endurance du jeune homme, il ne pouvait songer à repartir avant quelques jours. —«Ce château a des issues secrètes,» lui expliquait Armande. «De ce côté-ci, justement, le parc se termine sur une colline de grès, toute creusée à l'intérieur par d'anciennes carrières, ou plutôt, d'après la légende, par des souterrains percés en prévision d'un siège, à l'époque féodale. Une porte de fer y conduit, dissimulée dans des broussailles. Les Prussiens ne l'ont pas remarquée. —Mais, mademoiselle,» fit observer Louise, «avec cette neige malencontreuse où tous nos pas marqueront, la cachette sera découverte bien vite.» Mlle de Solgrès réfléchit. Ses yeux, petits et roux comme ses cheveux, mais en ce moment d'une profondeur noire, étoilée de clartés nouvelles, se fixaient pensivement sur la femme du garde. Une complicité sublime unissait l'héritière noble et la paysanne. En cette dernière, un dévouement naissait qui devait plus tard faire ses preuves. Armande prononça en hésitant: —«La porte de fer du souterrain est au fond d'un ravin assez abrupt. Peut-être la neige n'a-t-elle pas tenu sur la pente. —Elle serait d'autant plus épaisse au fond. Et d'ailleurs, croyez-vous que les gredins ne descendraient pas dans le fossé, s'ils relevaient une piste jusqu'au bord. —Les galeries souterraines, dont vous parlez, n'ont-elles d'issue que dans votre parc?» demanda Michel Occana. —«Elles en ont au moins deux autres dans un bois, à l'extérieur,» répondit Armande. —«Ne pourrais-je m'y réfugier par là?...» C'était une idée. Mais quelle complication de faire ce grand circuit pour transporter dans le souterrain les objets indispensables au blessé et sa nourriture journalière! —«Une couverture me suffira,» dit l'Italien, «Avec une gourde de cognac pour laver ma plaie et me soutenir... Puis une miche de pain de temps à autre, j'aurai tout ce qu'il me faut. Je repartirai dans trois jours. —Votre blessure ne sera pas cicatrisée si tôt. —Bah! j'en ai vu d'autres. Vous ne savez pas comme je me raccommode vite. J'ai un sang de tous les diables. Je crois que si on me coupait une jambe, elle repousserait.» Le jeune homme riait, montrant de fines dents blanches, qui étincelaient sous sa moustache noire. Et la chaude animation de son teint, la vigueur nerveuse de sa physionomie, l'éclat de sa martiale jeunesse, proclamaient cette force vitale dont il se vantait gaiement. Alors, pendant cette lugubre soirée d'hiver, il y eut, dans l'horreur obscure, par les taillis brumeux, sur la terre glissante, le long de sentiers incertains, des allées et venues, des pas, des souffles d'effroi. Armande et Louise, soutenant le blessé, qui ne pouvait appuyer le pied sur le sol, parvinrent à l'emmener hors du parc sans donner l'éveil aux Prussiens. Comme plusieurs de leurs officiers et toute une petite garnison occupaient le château, des sentinelles gardaient les grilles. Cependant, la vaste circonvallation des murs était percée de quelques portes dont les vainqueurs ignoraient l'existence. Par l'une d'elles, donnant sur la forêt, le trio sortit. Quelles précautions! quelles craintes! quels efforts! La neige alourdissait la marche, déjà si pénible, puis fondait à l'ourlet des jupes, glaçant jusqu'aux os les deux femmes. Un silence effarant planait sous les branches, dans l'atmosphère d'encre. Le moindre craquement y surprenait, sinistre, faisant sauter le cœur. Un moment on désespéra de trouver l'ouverture de la caverne. Et la recherche était lente, avec ce blessé, que cependant, grâce aux ténèbres, ses compagnes ne voyaient pas blêmir de souffrance, et qui avançait vaillamment. —«Appuyez-vous contre cet arbre, monsieur,» dit la Louison. «Et que Mademoiselle se repose un instant. Je vais tourner cette butte. La grotte doit s'ouvrir de l'autre côté. —Si nous nous séparons, nous ne nous retrouverons plus,» observa Armande, qu'une angoisse étreignait, malgré sa bravoure. —«Mais si. Voilà la moitié de mes allumettes et l'un de mes rats-de-cave. Mais ne faites pas de lumière sans raison urgente. Et ne bougez pas.» Elle s'éloigna, vite effacée dans le noir. Michel et Armande restèrent seuls, immobiles, muets, dans les ténèbres. Le jeune homme n'avait pas dégagé son bras de celui de la jeune fille, mais il n'y prenait plus qu'un faible point d'appui, laissant peser tout son poids sur la main que soutenait l'arbre. Étrange situation pour cette fille de haute naissance, de jeunesse farouchement chaste!... Se trouver là, dans la nuit, presque enlacée à cet inconnu, et toute palpitante de la même périlleuse aventure! Était-ce la beauté de Michel Occana ou son dévouement à la France qui se peignait le plus vivement dans l'imagination enfiévrée d'Armande? Jamais elle ne s'était sentie vivre d'une vie grisante et exaltée comme à cette minute. Ce n'était pas le froid qui faisait courir dans ses veines des ondes frissonnantes. L'ombre profonde, en voilant son regard, lui permettait de contempler le volontaire garibaldien. Ce qu'elle voyait de lui n'était, malgré l'étroite proximité, qu'une silhouette indistincte. Une pâleur attirante indiquait le visage. Mais voilà que, dans cette pâleur, une flamme soudain surgit. L'accoutumance aux ténèbres aiguisait les prunelles d'Armande. Elle apercevait maintenant les yeux magnifiques et doux de l'Italien. Ces yeux la pénétraient d'une ardeur trouble, inconnue. Ce qui en émanait, brûlure suave, n'avait jamais encore effleuré l'âme de cette vierge sauvage et sans beauté. Pour qu'elle inspirât la passion, celle que n'osaient courtiser les paysans, et qu'ignoraient ou dédaignaient les hommes de son monde, il fallait les hasards de cette nuit tragique, le désir brusquement allumé par ses allures de guerrière dans le cœur d'un aventurier de vingt-cinq ans, privé longtemps d'amour et que la mort guettait. Tous deux, de leurs yeux qui se distinguaient à peine, de leurs yeux de mystère, d'amour et d'ombre, dans la nuit, échangèrent quelque chose de plus inoubliable qu'un aveu et de plus aigu qu'un baiser. Cependant ils n'avaient pas dit un mot ni fait un mouvement lorsque la Louison revint. —«J'ai trouvé!...» chuchota-t-elle, haletante. «Venez avec moi.» Bientôt, ils s'enfoncèrent dans un dédale de galeries, creusées à travers l'épaisse couche de grès qui forme le sous-sol de ce pays et donna le nom au domaine. Ce nom de Solgrès, par son ancienneté, montre qu'une telle richesse géologique était connue et sans doute exploitée dans un temps fort lointain. Des carrières de Solgrès sont sans doute sortis ces blocs qui, avant le macadam, formaient les longues routes cahotantes dénommées «pavés du roi». La nature, l'industrie et peut-être aussi les nécessités des guerres civiles, ont percé ou étendu les couloirs souterrains qui se relient au parc de Solgrès par une issue soigneusement masquée. C'est là que venaient d'entrer l'émissaire de Garibaldi et ses deux compagnes. Tout de suite ils ressentirent le bien-être relatif de cet endroit sec et abrité, à la température douce de cave. A mesure qu'ils y avançaient, la tiédeur ambiante augmentait. Maintenant ils osaient faire de la lumière. Les petits cristaux du grès scintillaient sur la blancheur des murailles. Le sable fin formé par cette pierre pulvérisée était souple et chaud comme du velours pour leurs pieds transis et meurtris. Les jeunes femmes conduisirent Michel jusqu'à la porte de fer qui donnait accès dans le parc. Louise, comme femme du garde, en avait une clef. Elle l'introduisit dans la serrure et fit jouer le lourd battant. —«Si la neige fond, je viendrai vous voir par ici,» dit-elle. —«Donne cette clef à Monsieur,» ordonna sa maîtresse. Louise hésita, étonnée. —«Si un danger le menace du dehors, il pourra se réfugier chez nous.» Malgré sa confiance et sa pitié, la Louison trouvait grave l'abandon de cette clef à un inconnu. Cependant elle ne put qu'obéir. —«Nous allons,» dit Armande à Michel, «vous laisser des allumettes, des rats-de-cave, la gourde d'eau-de-vie, et ce châle que j'ai emprunté à Louison.» En parlant, elle l'ôtait de ses épaules. —«Je ne veux pas,» dit l'Italien. —«Et moi, je le veux,» insista Mlle de Solgrès, avec un sourire qui para son visage d'une grâce inattendue. Déjà, elle portait ce rayon ineffable qui se pose avec l'amour sur le front des femmes, divinisant les plus belles et donnant du charme aux moins favorisées. On installa l'Italien dans une cavité, retirée comme une alcôve. Puis, malgré ses protestations, Armande et Louise promirent de faire immédiatement un autre voyage pour lui apporter quelques objets de première nécessité. Les vaillantes créatures le firent comme elles l'avaient dit. Bravant une seconde fois presque les mêmes fatigues et le froid encore accru, elles revinrent une heure plus tard, avec une couverture, un panier de provisions, un réchaud à alcool, une cruche d'eau et un peu de linge. Avant de se retirer pour la nuit, Armande voulut encore une fois panser la blessure de Michel. Et, sans doute, il y eut à ses doigts légers quelque influence miraculeuse, car, lorsqu'elle fut partie, le volontaire garibaldien ne sentit plus la cuisson et le battement douloureux de sa blessure. Une autre fièvre éloigna de ses yeux le sommeil. Cependant, c'était un lit presque confortable que le sien, creusé dans le sable moelleux, sous la bonne épaisseur de la couverture et du châle, que le jeune homme ramenait autour de ses membres. Vraiment la couche était presque voluptueuse pour un soldat qui, depuis plusieurs jours, dormait à la belle étoile, et, la veille, sur une planche, dans un poste ennemi. Pourtant Michel Occana restait les yeux ouverts parmi ces ténèbres et ce silence, absolus comme au fond d'une tombe. Et il se disait: «Elle viendra tôt, demain, la noble fille. Quel caractère tout de même, chez une femme! Si Dieu le veut, je la ferai connaître à Garibaldi. Il verra en elle une sœur d'âme de son intrépide Anita.» II _LES BAISERS TRAGIQUES_ Des jours émouvants commencèrent pour Armande de Solgrès. La neige couvrait toujours le sol. Dans les salles d'apparat du château, de grands feux flambaient sans cesse, alimentés par les squelettes dépecés des plus beaux arbres du parc. Parmi la clarté dansante, de rudes silhouettes allaient et venaient, casquées et bottées, avec un laisser-aller plein d'arrogance. On entendait dans les escaliers des cliquetis de sabres et d'éperons. Le soir, il y avait des chants, des rires, des bruits de bombance, tout l'étalage d'une insultante sécurité. En haut, dans la très simple chambre où les châtelaines, la mère et la fille, s'étaient réfugiées, des échos montaient qui les faisaient à tout instant tressaillir et se regarder avec douleur. Mᵐᵉ de Solgrès, malade et s'enfonçant avec une âpre satisfaction dans une langueur qu'elle espérait mortelle, ne quittait pas son lit. Elle ne parlait pas, ne s'informait pas, ne demandait aucune nouvelle. Seuls ses yeux s'entretenaient parfois brièvement et lugubrement avec ceux de sa fille. Mais une telle détresse même n'unissait pas ces deux femmes. La mère, éprise de son rang, naguère uniquement occupée de son rôle mondain, ignorait tout de l'enfant rustique, rebelle aux grâces des salons. Elle l'avait toujours jugée laide, inéducable, et ne lui accordait qu'une affection distante, dédaigneuse. Si elle avait pu discerner quelque chose en cette nature si éloignée de la sienne, peut-être se fût-elle inquiétée du rêve qui dorait et embellissait les yeux de la jeune fille. Une exaltation dévorante faisait vivre mille fois à Armande chacune des heures immobiles. Tandis qu'elle semblait si calme à ce morne chevet, ou bien assise à sa broderie près du jour froid de la fenêtre, elle ne songeait qu'à son secret brûlant. Ce souterrain, là-bas, où elle cachait un homme... un héros!... Elle y était allée ce matin, avant que le jour se levât. Elle y retournerait tout à l'heure, quand descendrait la tristesse du soir. Mais les crépuscules, pour elle, n'avaient ni livides pâleurs, ni brumes glaciales. Elle ne sentait pas le froid, elle oubliait la pesanteur de tout l'attirail dont elle se chargeait à chaque voyage pour apporter quelque bien-être dans la réclusion de son hôte. Le volontaire garibaldien n'avait pu repartir si tôt qu'il l'espérait. Sa blessure mettait du temps à se cicatriser. Puis, sa hâte maintenant n'était pas si grande. Quel homme de son âge, arrêté malgré lui par une si singulière aventure, n'en eût goûté la saveur romanesque, fût resté insensible à la sollicitude passionnée d'une fille héroïque et naïve. Lui, il ne la trouvait pas laide. D'ailleurs, elle ne l'était pas, quand elle accourait dans sa solitude, d'un pas élastique et hardi, et qu'il la voyait surgir dans son cercle étroit de lumière, toute rosée de froid, avec du givre sur la lourde auréole des cheveux fauves, les prunelles brillant d'enthousiasme et d'amour. Oh! comme le cœur de Michel battait, quand, après l'interminable attente, il croyait saisir un bruit furtif, la poussière craquante du grès criant sous une approche hâtive. Leur angoisse à tous deux aiguisait la joie de la rencontre. Armande avait toujours peur de ne pas le retrouver là. Michel se demandait si quelque accident, quelque surprise, ne le priverait pas brusquement de ces visites, dont chacune lui laissait un plus pénétrant souvenir. Un jour, la jeune fille arriva plus tard que de coutume et toute bouleversée d'émotion. Dans le bois, non loin de la caverne, elle avait rencontré deux soldats prussiens qui battaient les taillis et semblaient examiner les moindres fissures du sol. Elle avait dû faire un grand détour pour ne pas éveiller leur attention. —«Ils avaient un chien avec eux et l'excitaient à chercher,» dit-elle. —«Bah!» s'écria Michel avec une feinte insouciance, «ils s'amusaient à débusquer des blaireaux ou des hérissons... —S'ils découvraient ainsi l'ouverture du souterrain?...» Le jeune homme eut un sourire et un geste vague. —«Le colonel qui loge ici n'oserait pourtant pas vous faire tuer, vous, un soldat?..» murmura-t-elle comme effrayée des mots qu'elle prononçait. —«Comment donc!» gouailla l'italien, «Vous croyez qu'il se gênerait? Je ne suis pas un belligérant. Où sont mes armes, mon uniforme?... Les Prussiens me condamneraient comme espion... J'ajoute qu'ils seraient dans leur droit. —Mon Dieu!...» gémit Armande. —«Le plus grand malheur,» dit Michel, «serait que la lettre de Garibaldi à Gambetta leur tombât entre les mains. —Voulez-vous me la confier?... Au moins jusqu'à ce que vous soyez en état de partir. Je connais, dans les caves du château, une cachette sûre. —Non, mademoiselle, même pour vous le remettre, je ne me séparerai pas de ce papier. D'ailleurs je vais pouvoir reprendre ma route. Je suis sûr que demain... —Demain!...» répéta la voix défaillante d'Armande. Il y eut un silence. Tous deux se regardaient à la clarté d'une petite lampe suspendue à la paroi. Et que de choses ils se dirent dans ce regard! —«Songez quel devoir glorieux et urgent me réclame,» reprit Michel. Et il poursuivit plus bas: «Mais... si vous le permettez, mademoiselle Armande... après la guerre, je reviendrai. —Oui,» dit-elle. Elle s'engageait toute par cette syllabe, car elle devinait ce qu'il avait voulu dire. Lui-même ne s'y trompa pas. —«Vous m'aimez donc?» demanda-t-il, haletant. Elle inclina la tête, craignant que, malgré la demi-obscurité, il ne vît un flot de sang rougir son visage jusque sous les racines des cheveux. Ignorante de toute coquetterie et même de toute grâce adroite, n'ayant jamais été courtisée avant de sentir éperdument la domination de l'amour, Armande restait interdite, aussi incapable de dissimuler ses sentiments que de les laisser entendre par des paroles. Mais jamais aveu passionné ne fut plus exaltant pour un homme que la soudaine confusion de cette vaillante. La créature de sang-froid, de tranquille bravoure, presque pas assez femme dans la résolution hardie de ses paroles et de ses actes, demeurait devant lui toute tremblante et désarmée de tendresse, toute palpitante de pudeur. Il l'entoura de ses bras, d'abord avec une timidité caressante, puis avec une fièvre bien vite accrue, quand il sentit contre sa poitrine ce corps de jeune guerrière, qu'une existence active et simple, en pleine nature, avait modelé en vigueur comme le marbre d'une Diane antique. —«Armande,» lui chuchotait-il près de l'oreille, «ne craignez pas de m'aimer. Vous verrez que votre noblesse ne dérogera pas en épousant l'homme que je suis. Je vous dirai mes origines... Je vous raconterai ma vie. Elle est courte, mais vous ne la jugerez pas indigne de vous... —J'en connais assez,» dit-elle, relevant un visage radieux. «Accomplissez votre mission... Le service que vous aurez rendu à la France fera que même un comte de Solgrès sera fier de vous donner sa fille. —Ah! si vous saviez,» soupira Michel, «comme je vous vois cependant élevée au-dessus de moi!... Non pas tant par le rang, mais par l'âme... Vous êtes admirable sans le savoir... Jamais je n'ai vu faire le bien et braver le danger avec un plus parfait oubli de soi. Vous n'avez pas l'air de vous douter que vous êtes extraordinaire... —Mais,» dit Armande sincèrement, «c'est à cause de la guerre que vous me voyez ainsi. Vous serez peut-être désappointé plus tard, car je ne suis guère brillante comme jeune fille du monde. Depuis mon enfance, j'ai toujours reçu plus de remontrances que de compliments. —Peut-être personne ne vous a-t-il comprise,» prononça Michel. Quelle douceur d'accent il mit dans ces mots! De quel profond regard il les accompagna!... Et tout à coup, voici que des perspectives imprévues s'éclairèrent dans l'âme d'Armande. La mélancolie de sa jeunesse, son isolement de cœur, qui la rendaient indomptée et sauvage, la ressaisirent avec un sens plus clair, et la noyèrent d'attendrissement. Mais aussi, quelque chose de triomphant et de suave émanait de l'heure présente, comme une aube de merveilleux avenir. C'est vrai que nul ne s'était incliné tendrement vers le secret de son âme. Comprise... Elle serait enfin comprise. Et déjà elle était aimée!... Dans l'élan de tout son être—ivresse d'âme plus encore que de sens—vers celui qui lui parlait le divin langage, Armande resserra involontairement l'étreinte par un mouvement d'inconscient abandon... A ce moment, un bruit vague parvint jusqu'à cette retraite de silence. Les deux jeunes gens tressaillirent. Serrés l'un contre l'autre, ils écoutaient... Le sang battait violemment dans leurs artères, plutôt d'exaltation que de crainte, car ils se sentaient prêts à tout braver, et presque avides de quelque péril qui les eût réunis plus étroitement, fût-ce dans la mort. Une seconde fois, plus distinct encore, le son leur parvint. C'était un aboiement, auquel succéda un appel de voix humaine. —«Le chien!...» murmura la jeune fille. «C'est le chien... Ce sont eux!» Elle n'avait pas besoin de désigner plus nettement les soldats ennemis qu'elle avait rencontrés. —«Ce maudit animal a peut-être flairé votre piste,» dit l'Italien d'une voix étouffée. —«Alors nous sommes perdus. Éteignez... Éteignez la lumière!...» Michel obéit. La nuit se fit, la nuit opaque et sans reflet des cryptes éternellement ténébreuses. Bientôt un silence non moins profond s'y ajouta. Les aboiements lointains s'étaient tus. On ne sait quel écho de la colline les avait fait paraître beaucoup plus proches qu'ils n'étaient en réalité. Peut-être une fissure du sol avait-elle causé cette illusion d'acoustique. Aucun danger immédiat ne menaçait Michel et Armande. Leur solitude était absolue, si loin de toute pensée qui pût s'inquiéter d'eux dans ce lieu étrange. Mais trop d'émotions surhumaines, tragiques et douces, affolaient ces deux jeunes êtres. Un vertige emporta leurs cœurs. Leurs lèvres se joignirent. Michel ne ralluma pas la lampe. * * * * * Vers la même heure, Louise Bellard, assise dans la salle à manger de sa maison de garde, cousait une chemise de layette. C'était la première taille, si petite, semblable à une brassière de poupée, avec l'ouverture dans le dos. La Louison étalait sur son genou ce chiffon, plus merveilleux pour elle qu'un pourpoint de roi. Elle avait un sourire sur les lèvres et des larmes dans les yeux. «Ah! si seulement je pouvais lui faire savoir que nous aurons un enfant!» soupira-t-elle, pensant à son mari, son Lucien, qu'une telle espérance eût réjoui là-bas parmi les fatigues, le froid, les privations, le danger. «Le verra-t-il jamais?...» Un sanglot la secoua. Mais elle se domina vite, essuya brusquement ses yeux et reprit son travail. «Si mademoiselle Armande me voyait, elle me trouverait lâche, pour sûr... Elle est si courageuse, mademoiselle Armande... En voilà une qui n'use pas ses yeux à pleurer. «A quoi ça sert-il?» qu'elle me fait, avec sa drôle de manière de vous bousculer quand, au fond, elle vous plaint. Elle a pourtant son père et son frère exposés, elle aussi. Quand je pense qu'elle n'a jamais voulu que j'aille à sa place porter les provisions à ce brave cœur d'Italien! «Y a du danger, c'est pas ton affaire, dans ta position,» qu'elle me dit. «Tu dois songer à ton enfant». Et c'est qu'il n'y a pas à lui désobéir...» Comme la Louison monologuait de la sorte, elle eut un sursaut. Quelque chose de noir venait de glisser sur le blanc de la neige au dehors. Elle leva les yeux, guetta un instant, et presque aussitôt aperçut un homme qui arpentait en flânant l'espace découvert devant sa maison. «Le colonel prussien!...» s'exclama-t-elle intérieurement. «Qu'est-ce qu'il vient faire dans le fond du parc, ce sale oiseau-là? Il fume son cigare, Dieu me pardonne! Tu ne pourrais pas aller empester et cracher ailleurs, espèce de gros goret?...» Cette représentation ne fut, d'ailleurs, pas émise à voix haute. Mais, à travers les carreaux, la Louison lança au chef ennemi un regard de haine plus expressif que sa naïve injure. Il ne manqua pas de s'en apercevoir. N'était-il pas venu rôder dans ce coin du parc exprès pour guetter la gentille paysanne? Il observait donc la maison rustique et reçut en plein l'éclair agressif de deux yeux noirs. Cette vivacité d'expression embellissait d'ailleurs le visage aux traits réguliers, mais un peu terne, de la jeune femme. Avec ses sombres cheveux plantés bas et ses lèvres d'une pourpre saine, où sinuait la répulsion, elle semblait une figure symbolique. C'était le type de la Française du peuple, c'est-à-dire la meilleure image de la Patrie, dans son désespoir et sa révolte en face de l'invasion victorieuse. L'officier prussien sentit plus âprement la brûlure de convoitise qui lui enfiévrait le sang depuis quelques jours. C'était un colosse brandebourgeois, aux cheveux et à la moustache couleur de paille. Ses muscles, empâtés de bière allemande, faisaient craquer le drap de son uniforme, tandis que, sous son casque à pointe, son visage flambait d'une couperose, allumée par les vins français. Il envoya à Louise Bellard une œillade et un sourire. Elle se détourna, tandis qu'un tremblement l'agitait à l'idée du souterrain tout proche. «Heureusement,» se dit-elle, «aucune trace n'y peut conduire. Que nous avons bien fait de ne point passer par là!... Mais si l'Italien, qui a la clef, avait l'imprudence d'entr'ouvrir seulement la porte, il pourrait être aperçu par ce sac de choucroute.» Cette idée cassait les membres de la Louison. Une faiblesse la rabattit sur sa chaise. Aussi faillit-elle s'évanouir d'émoi quand soudain un coup discret fut frappé à sa porte. Quelque chose d'insinuant et de suppliant dans cet appel lui fit imaginer que le soldat de Garibaldi, assez fou pour être sorti de son refuge, lui demandait asile. Elle retrouva la force de s'élancer. Elle ouvrit... Le colonel prussien pénétra sans façon dans la chambre. —«_Fulez-fus_ donner moi une allumette? Mon cigare il s'est _édeint_,» dit-il. —«Il y en a là, sur le poêle... Prenez-en vous-même, puisque tout vous appartient ici,» répliqua-t-elle, farouche. Elle avait fait trois pas en arrière et se tenait toute droite, blanche comme la petite chemise de la layette, qu'elle gardait entre les doigts. —«_Tute_ m'appartient?...» reprit l'Allemand. «Ah! je le _futrais_»!... Il s'avança, les mains agitées, les yeux luisants. «Je _futrais_ que le plus cholie chose ici m'appartiendrait...» Impossible de se tromper sur le sens de ses paroles et la violence de son désir. —«Si c'est de moi que vous parlez, vous ne m'aurez pas!...» cria Louise éperdue, cherchant autour d'elle une issue ou une arme. Mais elle se reprit et d'une voix plaintive: «Vous ne ferez pas cela!... Vous ne serez pas lâche avec une femme, vous, un militaire!...» supplia-t-elle. «Vous êtes un officier, vous ne vous conduirez pas comme une bête fauve!...» Le visage enflammé du Prussien pâlit un peu. Il hésita, puis il partit d'un gros rire. —«Mais non... mais non... pas une bête fauve. Un homme amoureux... voilà tout. _Fus_ êtes charmante quand _fus_ êtes encolérée ainsi. _Fus_ êtes plus _cholie_, _safez-fus_, que la demoiselle du château.» Il pensait la flatter, elle, une inférieure, par cette comparaison. Mais elle s'indigna d'entendre toucher à Armande. —«La demoiselle du château!... Il n'y a pas une femme dans toute l'Allemagne qui vaille seulement son petit doigt.» La gaieté du colonel brandebourgeois s'épanouit. —«_Gut!... Gut!_...» répétait-il en s'esclaffant. «Ces Françaises, elles ont de l'esprit! Des vrais petits diables!... Savez-vous une chose, mademoiselle?... —Appelez-moi «madame». Je suis mariée. —Ah!» fit l'Allemand soudain refroidi, avec un regard involontaire vers une porte du fond. —«Oh! n'ayez pas peur, mon mari n'est pas là... Il est allé se battre contre vous autres,» reprit la femme du garde avec une véritable dignité. —«Ça, c'est la guerre,» dit l'officier, en haussant les épaules. «Et alors, cette _betite_, elle aime son mari?...» ajouta-t-il en voulant lui prendre le menton. Elle eut un haut-le-corps en arrière. —«Oui, je l'aime, mon mari,» déclara-t-elle avec force. —«Bah!... il s'amuse avec les filles des villages où il passe. —Tant mieux!» s'écria-t-elle dans une espèce de rire sanglotant, «car ça prouverait qu'il n'est pas mort.» L'officier allemand la considéra d'un air moins brutal. Soit qu'en lui un peu de pitié se fût émue, soit que l'attitude de cette femme, sa défensive résolue, sa tristesse, eussent tempéré momentanément l'effervescence passionnée qui l'avait amené là. —«Allons,» fit-il d'un ton bon enfant, «si vous êtes _chentille_, on s'en occupera, de votre mari. On pourrait peut-être vous en faire avoir des nouvelles.» Louise joignit les mains. —«Oh! monsieur l'officier... Vous voudriez bien?» demanda-t-elle. —«_Barpleu!_...» Elle eut la candeur de croire que l'existence de ce mari, révélée au colonel prussien, détournerait à jamais celui-ci de son entreprise galante. Et la candeur non moins grande de penser qu'il pouvait découvrir le sort d'un pauvre pioupiou français dans cette mêlée formidable de deux peuples. —«Je vais vous écrire son nom... son régiment, monsieur l'officier... le temps de trouver du papier, une plume...» Elle devenait empressée, presque souriante, les yeux adoucis. La tentation, chez l'homme, se réveilla plus aiguë. Seulement il doutait de réussir par la force. Il eut recours à l'astuce. —«Vous m'apporterez les renseignements ce soir, au château,» dit-il. «Je ne puis pas attendre.» Louise se retourna, les bras tombés. —«Mais oui,» reprit-il, en fixant sur elle un regard plus explicite sans doute qu'il ne voulait. «Venez au château vers neuf heures, après dîner... Je vous promets de m'occuper de votre mari. S'il se trouve en Allemagne, je veillerai à ce qu'il soit bien traité et mis en liberté le plus tôt possible.» Elle demeurait figée. —«Vous entendez, la _cholie prunette_? —Oui, monsieur l'officier. —Et vous viendrez?» Elle fit un effort: —«Oui... monsieur l'officier.» Quand il fut parti, non sans lui avoir envoyé un baiser du pas de la porte, avec sa lourde galanterie germanique, Louise resta douloureusement pensive. «Si c'était vrai... S'il me donnait des nouvelles de mon Lucien. S'il empêchait qu'on le maltraite, là-bas, dans les forteresses de son maudit pays...» Un frisson la parcourut toute. «Oh! ce serait payer la chose trop cher! quelle abomination!» Elle se remit au travail de sa layette. Mais son aiguille, maintenant, courait moins vite. La joie mélancolique qui, tout à l'heure, lui mettait un sourire aux lèvres en même temps que des larmes aux yeux, avait disparu. Ses paupières étaient sèches, sa bouche se crispait avec amertume. Un horrible débat se livrait en elle. Le soir, vers neuf heures, la Louison sortit. Dehors, un souffle moite l'enveloppa. Le vent soufflait du sud. La neige commençait à fondre. C'était le dégel. La femme du garde rentra, pour glisser ses pieds chaussés de feutre dans des socques de bois. Puis elle se dirigea vers le château. Le long des allées, une obscurité d'encre traînait sous le ciel bas. Le sol spongieux s'écrasait sous ses semelles. Les arbres en s'égouttant laissaient parfois tomber comme une larme sur son visage. Elle arriva devant la terrasse et vit les croisées du rez-de-chaussée lumineuses, comme le soir où elle venait chercher Mlle Armande pour la conduire auprès de l'Italien. Louise gravit les marches du perron. Mais le bruit de ses socques sur la pierre l'interloqua. En deux coups de pied, elle s'en débarrassa et traversa la terrasse, ne sentant pas que ses chaussons se trempaient sur les dalles ruisselantes. S'arrêtant devant une fenêtre, elle regarda dans l'intérieur. C'était l'un des salons, qui servait de salle à manger au colonel. Celui-ci était encore à table, avec deux officiers subalternes. Tous trois fumaient, buvaient des liqueurs, devisaient avec une gaieté épaisse, dans le débraillement de leurs uniformes, car la digestion les échauffait, et la cheminée, bourrée de bois, flambait comme si la température ne se fût pas attiédie. Les ceinturons glissaient des tailles massives. Les faces rougeoyaient. Les bottes crottées se posaient sur les soies anciennes des petites chaises délicieuses. On voyait les éperons crever le tendre tissu. Ces hommes-là, bientôt, sans doute, rentrés chez eux, se sangleraient et se redresseraient pour des dîners de gala. Ils diraient des fadeurs aux dames, s'extasieraient devant des mobiliers de style, et sembleraient tirer leur plus grand plaisir des raffinements de l'élégance mondaine, de la discrétion des causeries, de l'arrangement artistique du cadre. Ici, le fond de nature éclatait dans la joie des contraintes abolies, de la civilisation bafouée, de l'art livré à l'ordure. Ces gens du monde—car c'en étaient—ne goûtaient, dans leur victoire, que l'ignoble délice de s'affranchir des lois du monde, de donner cours à la bestialité tenue en laisse depuis leur naissance. Le goût instinctif de destruction, inné chez tout être humain, en se satisfaisant, libérait en eux la sauvagerie primitive. Ils souillaient ou brisaient des meubles qu'ils eussent admirés dans un musée, fendaient des tableaux dont ils auraient vanté la poésie dans une exposition, se vautraient sur des étoffes dont la délicatesse les eût fait s'extasier devant un connaisseur. Tant il est vrai que presque tout est convention dans la politesse sociale, et comédie dans la subtilité des sensations dont se targuent les foules cultivées. Mais bénis soient les artistes, qui jettent cette parure somptueuse sur les laideurs de la grossièreté humaine! Et louées à jamais soient la vanité et la mode, qui contraignent les plus réfractaires à s'en parer! Louise ne réfléchissait pas si loin. Elle frémissait de dégoût et de haine devant cet étalage de brutalité soldatesque. Surtout elle s'hypnotisait d'aversion devant le colonel. Elle regardait sa face empourprée, sous les cheveux pâles, ses prunelles vacillantes entre les paupières alourdies, sa bouche odieuse bavant dans un rire le jus d'un cigare, ses mains énormes, la saillie débridée de son ventre sous l'uniforme entr'ouvert. Elle était venue jusqu'ici à l'appel de cet homme-là! Était-ce possible?... Pour son mari!... Mais son mari, son Lucien, préférerait cent fois la mort. Elle avait eu l'idée de cette soumission monstrueuse, elle, la Louison, qui portait aux profondeurs de son être l'enfant de son amour, le fils de l'absent, de celui qui, peut-être, mourait à cette heure par le fait même d'hommes tels que celui-ci, vêtus de cet uniforme, coiffés de ce casque, dont elle voyait luire la forme agressive et abhorrée!... Elle eut un cri étouffé, s'ébroua toute, comme pour secouer une effroyable souillure, et se détournant, courut, glissa ses pieds trempés dans ses sabots, puis s'enfuit dans la nuit, parmi la neige, en déroute, sous les pleurs des arbres, vers la petite maison où palpitaient, chauds encore, les baisers de son Lucien. A ce moment, le colonel brandebourgeois disait à ses subalternes, dans le plus pur allemand: —«Et maintenant, les enfants, vous allez me ficher la paix. J'attends la visite de la petite jardinière aux cheveux noirs. Une Française pure race, celle-là. Ça frétille et ça riposte, et ça a le diable sous la peau... C'est souple et vif comme une anguille... Depuis que je l'ai approchée cet après-midi, j'en ai du salpêtre dans les veines. Allez vous promener où vous voudrez. Mais si vous la rencontrez, pas de blague, hein?... Elle est à moi... La part du chef... Et si elle crie un peu, tâchez de ne pas entendre.» III _L'ARRÊT DU DESTIN_ La blessure de Michel était suffisamment cicatrisée pour qu'il se remît en route. Et même ce garçon énergique n'eût pas attendu que la guérison fût aussi complète s'il n'avait eu la plus irrésistible des raisons pour reculer son départ. Maintenant que la neige avait fondu, ne risquant pas de déceler les traces compromettantes, la communication devenait plus facile entre le souterrain et le château. Mlle de Solgrès n'avait plus à faire le grand détour extérieur par le bois. En un instant, elle traversait le parc, s'enfonçait dans le ravin broussailleux, découvrait parmi les ronces la porte de fer, si bien dissimulée sous une couche de terre et de plantes grimpantes... Elle mettait la clef dans la serrure... Jamais elle n'avait besoin de tourner le pène. Le battant s'écartait comme de lui-même. Quelqu'un était là, toujours, à toute minute... A peine s'était-elle glissée dans l'ouverture, que deux bras aimants se refermaient autour d'elle... Et tout aussitôt le premier baiser dissipait miraculeusement les craintes, les hésitations, l'angoisse confuse, dont elle frissonnait tout à l'heure le long du chemin. D'ailleurs, ce n'était pas du remords qu'éprouvait Armande. Son esprit simple, sa nature inculte et droite, tenus à l'écart des subtilités sociales, ne pouvait concevoir qu'il y eût du mal à suivre jusqu'au bout un sentiment aussi absolu que celui qui l'entraînait vers Michel. «Puisque je suis certaine d'être née pour l'aimer et lui donner le bonheur, puisque je n'ai plus désormais que ce but dans ma vie, l'hypocrisie, le mensonge, la faute, consisteraient à me refuser à lui. Dussé-je subir plus tard la honte et les pires souffrances, je resterai fière d'avoir été choisie par la destinée pour être la récompense de son héroïsme, de son dévouement à la France.» Voilà comment raisonnait la jeune fille. L'enthousiasme et l'amour gonflaient son cœur ardent. Et comment n'aurait-elle pas adoré l'être charmant, beau et aventureux, qui tremblait d'une émotion si tendre quand il la tenait contre son cœur, et qui, depuis la première rencontre de leurs lèvres, avait su la rassurer en lui dévoilant une âme éclatante de loyauté et si délicieusement pénétrée de reconnaissance!... Le matin du jour où l'Italien devait partir, Mlle de Solgrès, en sortant du souterrain, vint trouver Louise Bellard. —«Écoute...» lui dit-elle. «C'est aujourd'hui qu'il nous quitte.» Elle n'avait pas besoin de le nommer. Depuis presque une quinzaine que le volontaire garibaldien était leur hôte secret, les deux femmes n'avaient eu l'imagination occupée que de lui. Et la Louison n'était pas sans avoir pénétré les sentiments de sa jeune maîtresse. —«Oui,» reprit Mlle de Solgrès. «J'ai bien peur qu'à sa première marche forcée, la blessure ne se rouvre. Mais il ne pense qu'à son devoir. Et ce n'est pas à moi de lui dire qu'il a tort. —Dieu vous bénira tous les deux, mademoiselle. —Puisse-t-il nous réunir bientôt!» murmura l'amoureuse. C'était une confidence. Louise en profita pour s'écrier: —«Ah! mademoiselle, vous êtes faits l'un pour l'autre. —Ma bonne Louison, tu vas me rendre un service. Cet après-midi, avant son départ, monsieur Michel viendra ici, chez toi. Moi, je l'y rejoindrai. Tu nous laisseras seuls... Pense donc que nous ne nous sommes pas vus à la lumière du jour depuis que nous nous sommes liés du plus éternel des liens. Oui, maintenant, tu peux être certaine de ce que tu avais sans doute deviné. Nous sommes des fiancés, Louise...» Armande rougit et ajouta plus bas: «Des époux.» —Mademoiselle,» dit Louise, «ma maison est la vôtre, comme tout ce qui m'appartient, et comme ma vie elle-même, s'il vous la faut. Mais n'est-ce pas bien imprudent de vous rencontrer ici?... —Cinq minutes seulement, Louise!... Pas plus. Le temps de voir ses chers yeux à la face du ciel, d'y lire mon bonheur et ses serments. —Mademoiselle, ne vous ai-je pas dit que le chef prussien était venu rôder par ici? —Une seule fois, n'est-ce pas? Avant-hier?... —Oui. —Il n'a pas reparu? —Non. —Eh bien! il n'y a guère de chance pour qu'il dirige encore sa promenade de ce côté,» fit Mlle de Solgrès. «Le dégel a tellement détrempé ces allées éloignées du parc!...» Une invincible réserve empêcha Louise d'en expliquer davantage à la jeune châtelaine. Après tout, c'est vrai, le colonel allemand paraissait oublier son caprice. Et ce caprice révoltait trop l'honnête paysanne pour qu'il ne lui répugnât pas d'en parler. —«De toutes façons,» reprit-elle, «je ferai le guet, et monsieur Michel disparaîtrait à la moindre alerte. Il se cacherait dans ma chambre du fond. Ces chacals n'ont pas fouillé ma pauvre petite bicoque. Ils ne s'en aviseront pas aujourd'hui. —Voilà ce que tu feras, Louise. A trois heures, tu t'avanceras jusqu'à la crête du ravin. Monsieur Michel entr'ouvrira la porte de fer. Si tu te mets à chanter, il rentrera immédiatement et ne bougera plus. Si tu lui fais signe qu'il peut venir, il te suivra chez toi. Je m'y trouverai ou j'arriverai aussitôt. Une demi-heure plus tard, nous nous serons dit adieu, et il sera loin. Est-ce entendu? —Comptez sur moi, mademoiselle. —D'ailleurs,» ajouta encore Armande, «le seul danger serait que les Prussiens le surprissent quand il sortira du souterrain. Dans le parc ou chez toi, s'ils l'aperçoivent un instant, cela ne peut pas leur porter ombrage. Il marche comme tout le monde, à présent, sa blessure n'éveillera donc pas les soupçons. Il n'a pas d'arme sur lui... Lors de sa récente arrestation, on lui a pris son revolver. Quant à la lettre, elle est fixée dans la tige de son autre botte, et parfaitement dissimulée sous ce morceau de cuir que tu nous as procuré toi-même...» Louise hocha la tête. —«On le trouverait bien jeune pour ne pas être au régiment... —Il est étranger. —Un trop beau monsieur pour les vêtements qu'il porte... Les Prussiens ne le prendraient pas pour un gars du pays. —Tu m'épouvantes!... Mais c'est qu'il en rencontrera, des Prussiens, par les routes. —Vous savez bien, mademoiselle, qu'il marchera surtout la nuit. Ayez bon espoir. Tours n'est pas si loin. Pourvu seulement qu'avec tant de retard, sa mission ne soit pas devenue inutile!» Inutile ou non, Michel Occana était bien résolu à l'accomplir. Il s'agissait de la France, deux fois aimée désormais, puisque c'était la patrie d'Armande. Et il s'agissait d'un ordre donné par Garibaldi, son chef adoré, son dieu. Aussi quand le jeune homme sortit du souterrain, quand il aperçut la silhouette attentive de la Louison, et reconnut le signal rassurant, ce fut dans un élan de joie héroïque qu'il bondit sur la pente du ravin, en atteignit le bord et salua le soleil,—un frileux soleil d'hiver,—qui lui sembla radieux comme la liberté, la gloire et l'amour, pour lesquels battait son cœur. —«Prenez garde, monsieur,» observa Louise, «votre jambe n'est peut-être pas bien solide.» Il sourit. Et devant le charme de ce sourire, prise un peu, elle aussi, à cette grâce virile du bel Italien, la paysanne comprit le doux égarement de sa jeune maîtresse. —«Monsieur,» dit-elle timidement, «mademoiselle de Solgrès est la meilleure des créatures du bon Dieu. —Elle en sera la plus heureuse, s'il ne tient qu'à moi,» s'écria Michel avec une sincérité d'accent qui lui valut immédiatement la confiance de Louison. —«N'est-elle pas encore là?» dit-il avec un vif regard dès qu'on eut atteint le seuil de la maison du garde. —«Oh! soyez tranquille, elle ne tardera pas,» répliqua la rustique confidente, non sans une intention de finesse. Comme son hôte allait et venait dans la chambre d'un pas impatient, elle lui dit: —«Asseyez-vous dans ce coin sombre. Mieux vaut ne pas attirer l'attention, si quelque indiscret venait à passer.» Puis, pour lui faire perdre la notion des minutes, elle étala devant lui le contenu d'un bissac préparé à son intention, lui montrant qu'elles avaient pensé à tout, avec Mademoiselle, et qu'il y avait du vieux cognac dans la gourde, du jambon exquis entre les tranches de pain, et des tablettes au sublimé pour fabriquer instantanément une solution antiseptique. —«Comment se fait-il qu'Armande ne vienne pas?» murmura le jeune homme, qu'un brusque pressentiment venait d'étreindre. La Louison s'approcha de la fenêtre... Mais aussitôt, d'un mouvement effaré, elle se rejeta en arrière. —«Cachez-vous!... Mon Dieu!... Cachez-vous!... Les voilà!...» souffla-t-elle. En même temps, preste et résolue, elle ouvrait une porte, poussait Michel vers l'intérieur. —«Là... derrière les rideaux du lit... Ne remuez pas... N'avancez pas... La porte est vitrée... Soyez tranquille... Je les éloignerai... Ils ne viennent pas pour vous.» Après un premier instant d'effroi, Louise, en effet, qui avait reconnu le colonel faisait cette réflexion: «Cet enragé-là n'a que sa marotte en tête. Il va me conter son boniment... Je lui promettrai tout ce qu'il voudra pour le faire partir. Nous verrons bien ensuite.» Elle ne se trompait pas. Bien qu'elle eût aperçu—ou cru apercevoir, dans son saisissement—plusieurs casques à pointe, l'officier supérieur prussien apparut seul,—d'ailleurs, sans avoir pris la peine de frapper. «Voilà donc,» pensait Louise, «pourquoi Mademoiselle ne se montrait pas. Elle aura vu ce coco-là sortir du château et s'enfoncer dans le parc... Elle n'aura pas voulu lui donner l'éveil. Mais quel sang elle doit se faire si elle s'est aperçue qu'il venait ici!...» La paysanne se préoccupait des autres plus que d'elle-même. Trop femme d'ailleurs, malgré sa rusticité, pour ne pas supposer qu'elle allait faire tout ce qu'elle voudrait d'un homme aveuglé par le désir. Pourtant, aux premiers mots de l'Allemand, elle se sentit panteler de terreur. —«Eh _pien, la pelle_,» jargonna-t-il, «on s'est donc moqué de moi l'autre jour?... On a donc cru qu'un colonel de l'armée royale de Prusse, ça se traitait comme un rustre, un laboureur de France?... Vous faites erreur, ma petite. Pour qui vous prenez-vous?... De plus grandes dames que vous n'ont pas fait tant de façons depuis que je me promène dans votre beau pays. —Ça n'est pas vrai!» Le démenti jaillit des lèvres frémissantes de Louise, sans qu'elle en eût mesuré l'imprudence. La phrase abominable de l'Allemand l'avait cinglée toute, dans sa solidarité de femme française, et plus loin encore, plus avant dans sa douleur, par le rictus dont il soulignait l'allusion à cette «promenade» dans le «beau pays»... Maintenant, elle se taisait, droite, blême, la haine et le désespoir dans les yeux. Le Prussien, sans se fâcher, la regarda. Et l'ignominie de ce regard était insoutenable, car il contenait tout ce que la convoitise de l'homme, la morgue du maître, l'ironie du vainqueur, peuvent avoir d'outrageant pour la pudeur d'une femme et pour la plus élémentaire dignité d'une créature humaine. —«Va, va... Injurie-moi,» fit le soudard. «Tu me plais comme ça... Tu as plus de chic,» ajouta-t-il, exprimant, par ce mot, qu'il était fier d'employer, l'espèce de beauté plus haute dont l'indignation revêtait l'humble femme. D'un geste tranquille, comme pour s'installer dans le logis, il déboucla son ceinturon, et se débarrassa de son sabre, qu'il posa en travers de la table. Il ôta également son casque. —«Tu t'es promise... Tu ne te refuseras pas. Tu es à moi,» prononça-t-il en s'avançant vers Louise. Elle recula, les yeux élargis, folle d'angoisse. Que faire?... Allait-elle devenir la proie de cette brute, sans un cri, sans une révolte, sans une tentative de fuite, parce que tout, sauf sa soumission, risquait de livrer celui qui s'abritait sous son toit?... Dans sa retraite éperdue, elle songeait encore à le sauvegarder. Car, au lieu de se réfugier dans sa chambre et de s'y barricader, comme elle aurait essayé de le faire sans cette tragique présence, elle se retirait dans l'angle opposé, où bientôt elle rencontrait le mur. Là, elle s'aplatit, comme pour s'incruster dans la pierre, les doigts, les ongles collés à la paroi, en une attitude de crucifiée. Et il semblait que la surface lisse lui donnât prise, tant elle s'y cramponnait désespérément. Le Prussien la suivit, balbutiant maintenant en sa langue des paroles de sensualité brutale. La malheureuse vit contre son visage cette face où s'accentuaient, dans une ivresse écœurante, les traits de la race détestée. Elle faillit hurler de dégoût... Mais un coup d'œil vers la porte de sa chambre lui rendit la force de rester muette. Cette porte était vitrée d'un grand carreau clair, que voilait un rideau de guipure commune. Une silhouette serait visible au travers. Le moindre appel, en attirant là l'Italien, perdrait celui-ci. Elle se contint, gardant encore on ne sait quel espoir d'apitoyer son bourreau. —«Laissez-moi,» gémit-elle tout bas... «Et je vous jure, monsieur l'officier... je vous jure... J'irai, ce soir, au château... Là, vous ferez ce que vous voudrez... Mais pas ici... Pas chez nous... Pas chez mon mari...» Un ricanement abominable accueillit ces supplications. Louise n'entendit pas le vil commentaire qui accompagna ce rire. L'émotion la suffoquait... Elle sentit sur elle les mains du soldat. Un vertige la prit. Le sol oscilla, le mur contre lequel se crispaient ses mains devint fluide... Ce fut une telle sensation d'horreur que, malgré elle, un cri lui déchira la gorge... Et alors, elle perdit connaissance. L'officier allemand n'eut pas le temps de se rendre compte que le corps dont s'emparaient ses bras avides ne s'y abandonnait que dans l'inertie d'une défaillance. Il poussait une exclamation de triomphe, au moment où, derrière lui, une porte brusquement ouverte livrait passage à un homme dont les yeux étincelants eussent paralysé son ardeur s'il eût pu les voir. Michel Occana, déjà inquiet pour son hôtesse, venait de tressaillir affreusement dans sa cachette au cri, lugubre comme un râle, qu'elle avait exhalé inconsciemment. D'un bond, il fut à la porte vitrée. Il vit la scène odieuse... la sauvage agression du colosse en uniforme prussien contre cette martyre à face agonisante. Il s'élança... D'un coup de poing formidable, il fit lâcher prise à l'officier. Telle fut la soudaineté et la violence de l'attaque, que le gros homme tourna sur lui-même, chancela et s'abattit, tandis que Michel soutenait la Louison et la posait doucement sur un siège. Une clameur furieuse accompagna la chute de l'Allemand. Dans son gosier de stentor un son incohérent éclata. Michel crut à une imprécation en entendant les syllabes gutturales: —«_Zur Hülfe!_...» Il allait bientôt voir que c'était un appel à l'aide. Cependant un silence suivit. Car le colonel brandebourgeois, ayant donné du front contre le bout du fourreau de son sabre, déposé par lui sur la table, se fendit le sourcil et demeura par terre dans une sorte d'étourdissement. Il n'avait pas eu le temps de se relever que la porte extérieure s'ouvrit et que deux soldats parurent. Quand ils virent leur chef gisant avec le front ensanglanté, ils se précipitèrent sur Michel Occana, la crosse haute. Un seul des coups qu'ils lui destinaient aurait suffi à l'assommer. Mais l'étroitesse du lieu et la simultanéité de leur mouvement fit que ces hommes entrechoquèrent leurs armes. Et ils n'avaient pas eu le temps de reprendre position, quand le colonel, se redressant, les arrêta d'un ordre bref. Michel, qui déjà se croyait mort, et qui pensa n'en valoir guère mieux, se félicita de cet instant de répit, car il eut la satisfaction de dire à l'officier allemand, d'un ton vibrant d'ironique dédain: —«Bravo!... vous êtes un homme de précaution. Vous postez vos soldats à la porte quand vous voulez faire violence à une femme. C'est pour vous une belle prouesse et pour eux un joli métier, colonel.» Son air de persiflage hautain, son aisance, son admirable visage, indiquaient trop qu'il n'était pas l'hôte habituel de cette maison de garde. Le chef prussien, qui, en se relevant, croyait d'abord se trouver en face d'un mari exaspéré, ne prit pas longtemps le change. Tout en essuyant avec son mouchoir le sang de son éraflure, il observait l'inconnu d'un œil attentif et soupçonneux. Le sarcasme insultant de l'Italien fit courir une pâleur sur sa face congestionnée, qui n'en devint ensuite que plus rouge. —«Et vous,» dit-il, «vous vous servez de l'attrait d'une femme pour tendre des guet-apens, et vous attaquez les gens par derrière. C'est digne d'un Français et d'un espion,» ajouta-t-il, montrant ainsi que son oreille étrangère n'avait pas reconnu l'accent italien dans une langue qu'il estropiait lui-même. Il s'adressa ensuite en allemand à ses hommes. Et ceux-ci, qui, déjà, maintenaient Michel par les bras, se mirent en devoir de le fouiller. Ce fut à ce moment que Louise revint à elle, et aussi qu'une sixième personne compléta par sa présence la signification poignante d'une telle scène. Armande de Solgrès entra. Depuis une demi-heure, elle passait par toutes les transes. Ayant vu l'officier allemand sortir du château, suivi de ses deux hommes, à la minute où elle-même partait pour rejoindre Michel, la jeune fille s'était bien gardée de se rendre directement à la maison de garde. Mais, par un détour, elle avait pu gagner, sans être observée, une éminence qui dominait cette maison. Elle avait donc vu le colonel y entrer, laissant les deux factionnaires à la porte. «Michel y est-il déjà?... Est-ce lui qu'on vient prendre?» se demanda-t-elle, torturée par la plus atroce inquiétude. Ce n'était point par lâcheté, mais par prudence pour lui, que la vaillante fille ne volait pas auprès de celui qu'elle aimait. Ne serait-ce pas l'accuser que de manifester leur entente? Ne risquait-elle pas de compromettre un système de défense inventé sous le coup de la surprise par l'ingénieux Italien ou par Louise, cette dévouée? Cependant, les minutes s'écoulaient sans que le colonel ressortît, et sans que les deux factionnaires bougeassent plus que des statues. Qu'est-ce que cela pouvait signifier? Le logis était-il vide?... La Louison n'avait-elle pas eu le temps d'y ramener le réfugié? Et maintenant tous deux se tenaient-ils à l'abri, ou viendraient-ils se faire prendre comme dans une souricière? Tout à coup, les deux soldats, dans une alerte dont le saisissement fut visible, sautèrent, se bousculèrent, s'engouffrèrent dans la maisonnette. Puis ce fut tout autour le désert et un silence d'énigme. Armande n'y tint plus. Elle s'élança, dévala parmi les arbres, sans souci des sentiers, et ce fut seulement à l'approche du but qu'elle songea à se composer un maintien, à prendre un air indifférent. Quel coup lorsqu'elle entra!... Ce qu'elle n'avait pas osé prévoir, pour se persuader qu'une telle catastrophe n'appartenait pas au domaine du possible, devenait une réalité. Michel,—son Michel!...—était aux mains des soldats prussiens, qui, brutalement, exploraient ses effets, retournant les poches et palpant les doublures. —«Qu'est-ce que cet homme a fait, monsieur le colonel?...» demanda Mlle de Solgrès, d'une voix comme affaiblie, lointaine, qui l'interloqua elle-même. Le chef brandebourgeois se retourna, et tout le sang d'Armande se glaça dans ses veines quand elle vit le sillon rouge balafrer la redoutable figure. Lui, apercevant la jeune châtelaine, portait maussadement deux doigts à hauteur de visière. —«Cet homme est quelque espion, mademoiselle,» répliqua-t-il, sans remarquer le mouvement fier qui, chez son prisonnier, protestait contre un tel mot. «Et, en outre, il a tenté de m'assassiner.» C'était net. Aucune fable n'effacerait ce fait d'une agression, trop évidente par la blessure du chef allemand, et dont Armande ne pouvait imaginer les circonstances. Elle eut vers Occana un coup d'œil de désespoir, mais en même temps d'approbation, comme pour lui dire: «Tu exposais plus que ta vie...—ta mission sacrée! Donc, tu n'as pu agir que pour un motif supérieur.» Mais quelle surprise pour trois des acteurs de de cette scène,—car les soldats, ne comprenant que les ordres jetés par leur colonel dans leur langue, étaient revenus à leur immobilité d'automates,—lorsque Louise Bellard se leva, chancelante, et vint se jeter aux pieds de sa jeune maîtresse. Armande l'avait vue à demi pâmée,—par l'effroi, supposait-elle,—et ne lui attribuait aucun rôle direct dans ce qui se passait. Mais, dès que la paysanne ouvrit la bouche, elle comprit. L'éclair de la vérité lui jaillit aux yeux, tandis que lui apparaissait l'admirable ruse de cette simple femme. —«Oh! mademoiselle,» gémissait la Louison, «qu'allez-vous penser de moi?... Mais il faut bien tout vous dire... C'est mon bon ami, mademoiselle... Il me fréquentait depuis quelque temps... Il était dans ma chambre... Et comme il a cru voir par le carreau de la porte que monsieur l'officier me tarabustait un peu,—histoire de rire...—alors il a perdu la tête... Ah! mon Dieu!... Qu'est-ce qu'on va lui faire?» Si l'histoire était vraisemblable, l'accent, l'expression l'étaient encore davantage. Comédie sublime, qui suggestionna si fortement Mlle de Solgrès que celle-ci, sans hésiter, y prit son rôle par cette réponse: —«Toi, Louison!... Un galant!... Et pendant que ton mari se fait tuer peut-être! Ah! malheureuse!...» Louise, prosternée, sanglotait, le visage dans ses mains. Puis, tout à coup elle se releva, se tourna vers l'Italien, et l'apostrophant: —«C'est ta faute aussi, grand bêta!... Grand jaloux! Tu avais bien besoin d'arriver là comme un brutal!... Monsieur l'officier n'est pas capable de forcer une femme qui ne veut pas... Et si je voulais, c'était mon affaire.» Aucune psychologie n'atteindra en profondeur la finesse féminine. Cette paysanne trouvait ce qu'il fallait dire pour atténuer le dépit furieux du colonel et la confusion qu'il commençait d'éprouver devant Mlle de Solgrès. Tel fut le soulagement du Prussien et sa hâte de terminer la ridicule aventure, qu'il fut à deux doigts de laisser immédiatement aller son captif. Il ricanait sans déplaisir, retroussait sa moustache, et se tournant vers la jeune châtelaine, il se disposait à lui présenter quelque excuse galamment cavalière pour tant de bruit à propos de rien, lorsque, dans son mouvement, il rencontra les yeux de l'étranger. Le visage pâle et impassible de Michel, son regard fulgurant, marquaient une hauteur peu d'accord avec la vulgaire intrigue dont on le donnait pour héros. Son silence acquiesçait, mais c'était tout. Il n'offrait rien de l'embarras d'un rustre qu'un téméraire accès de vivacité aurait emporté dans un mauvais pas. —«Comment vous appelez-vous, mon gaillard?» demanda rudement l'officier. La Louison s'écria impétueusement: —«Mais c'est monsieur Michel. Il demeure à la ville et vient me voir en cachette. —Taisez-vous!...» tonna le Prussien. «Et vous, répondez!» ordonna-t-il à cet amoureux si étrangement muet. —«Mon nom est Michel... André Michel,» fit l'Italien. —«Où demeurez-vous? —Ordinairement à Paris. Mais j'en suis sorti avant le blocus. Ces derniers temps j'étais à Étampes. —Où cela? —A l'hôtel des Trois-Rois,» répliqua vivement Occana, qui, par bonheur, connaissait le nom de cet hôtel. Il ne douta pas que Mlle de Solgrès ne trouvât rapidement moyen d'aviser le patron, un bon patriote, qu'il eût à mystifier le chef allemand. —«Pourquoi ne servez-vous pas à l'armée?» interrogea encore celui-ci. —«Je ne suis pas citoyen français. Mes parents étaient Italiens,» déclara Michel avec toute l'assurance de la vérité. —«C'est bien. On contrôlera vos dires. Et gare à vous si vous avez menti!» conclut l'autre d'un air menaçant. Puis, s'adressant à ses hommes, il leur donna un ordre dans leur langue. Aussitôt ceux-ci prirent chacun un bras de Michel, et, marquant le pas comme à la parade, leurs bottes martelant le sol en mesure, ils l'emmenèrent hors de la maison. —«Ne soyez pas trop sévère pour cet écervelé, monsieur le colonel,» intervint Armande, qui parvint presque à poser sa voix et à prendre une attitude détachée. «L'ambassadeur italien est un ami de ma famille. Je serais désolée que quelque complication survînt avec ses nationaux par la faute d'une de mes servantes. —Je n'oublie pas les égards qu'on doit aux neutres, quand ils restent neutres,» dit l'officier prussien en appuyant sur les derniers mots. «J'ai l'honneur de vous saluer, mademoiselle.» Lorsqu'il fut sorti, avec sa raideur allemande, Louise dévoila son visage, obstinément enfoui depuis un moment dans son tablier. Elle vit disparaître la lourde silhouette, et sa rage de femme outragée, son désespoir de la catastrophe possible, s'exhalèrent en invectives: —«Ah! le cochon!... le cochon!...» répétait-elle à dix reprises, dans une frénésie écumante, tendant son poing fermé dans la direction de la porte. —«Tais-toi, Louise... Regarde-moi,» dit Armande avec autorité. La paysanne obéit. —«Si Michel sort du château sain et sauf, il le devra à ta présence d'esprit. Tu as été admirable, Louise... Laisse-moi t'embrasser. —Ah! mademoiselle,» s'écria l'humble femme en sanglotant... «Je lui devais bien ça... C'est en voulant me défendre qu'il... —Assez... Je sais... Je devine... Maintenant, il s'agit d'achever ton œuvre. Tu vas partir pour Étampes et faire la leçon à l'hôtelier des Trois-Rois. Moi, je ne puis m'y rendre. On remarquerait mon absence... Je m'en rapporte à ton tact. Tu ne diras que ce qu'il faudra dire... —Soyez tranquille, mademoiselle. Mais comment aller là-bas assez vite?...» Rapidement, elles réfléchirent. Les chevaux des écuries avaient été réquisitionnés. Il restait bien la vieille jument, une bête encore vaillante. Mais faire atteler, c'était imprudent. Louise proposa de s'adresser à un fermier de Solgrès, à qui on laissait sa carriole avec un bon cheval, car il approvisionnait les vainqueurs, chaque matin, au château. On lui demanderait le secret. L'homme était sûr. Armande approuva, et les deux jeunes femmes se séparèrent. La nuit suivante fut, pour Mlle de Solgrès, une longue veille occupée par l'inquiétude la plus aiguë. Où était-il, dans ce grand château qui serait un jour l'asile somptueux de leur tendresse et qu'il habiterait en maître, celui qu'elle aimait? Dans quel réduit de service, dans quel caveau peut-être, subissait-il l'affront de sa captivité sous la garde des soldats ennemis?... Il était là, sous le toit de ses ancêtres, à elle, l'homme à qui elle s'était donnée, à qui elle appartenait pour toujours... Et elle ne pouvait pas même lui porter un mot de consolation, d'espoir. Une effroyable tyrannie les séparait. La force des armes, qui broyait la Patrie, opprimait leurs deux cœurs... De quel poids la malheureuse et altière fille sentait tomber sur eux le joug détestable, tandis que, dans la soirée sans fin, très tard elle entendait encore sonner par les échos de l'immense demeure des bruits traînants d'éperons et de sabres, des voix rudes, des portes refermées avec fracas. Ses pressentiments furent horribles... Moins horribles cependant que la réalité toute proche. Pauvres yeux d'amante, élargis de fièvre et d'angoisse dans les ténèbres, les heures passaient sur eux comme sur tant de prunelles closes de sommeil, et rien ne les empêcherait de voir se lever le jour abominable!... Voici la scène qui se déroulait au rez-de-chaussée du château. Tandis que le colonel prussien soupait avec ses deux subordonnés, il leur raconta,—à sa manière,—son aventure de l'après-midi. Il ne se vanta pas d'avoir placé deux factionnaires devant la maison d'une femme qu'il croyait seule, afin d'assouvir en toute sécurité sa fantaisie sauvage de vainqueur. Il leur peignit avec fatuité une bonne fortune où la seule persuasion fût venue de ses avantages personnels. La piquante paysanne sur laquelle il avait jeté son dévolu roucoulait déjà comme une tourterelle en avril, quand l'irruption d'un intrus avait tout gâté. —«La brute a osé porter la main sur moi. Je ne sais à quoi il a tenu que je ne lui aie passé mon sabre au travers du corps? —N'était-ce pas un guet-apens, _herr colonel_?» Le chef hocha la tête. —«Et vous avez fait grâce à pareille canaille? —Le dernier mot n'est pas dit. Je vérifierai demain les prétentions de cet individu. S'il est ce qu'il affirme... —Et quoi donc? —Un Italien. Si c'est exact, je ne créerai pas d'incident. Dans le cas contraire... —Monsieur le colonel,» dit le lieutenant, «je me mets à votre disposition pour l'enquête. Je parle l'italien comme l'allemand... —Parfait. Nous l'interrogerons après souper. Êtes-vous capable de juger à l'accent si l'italien est sa langue maternelle?... —J'en réponds, mon colonel.» Fixés sur ce point, les trois officiers parlèrent d'autre chose. Ils se lamentèrent sur leur inaction. Quel ennui de surveiller une province où rien ne bougeait, alors que les camarades se couvraient de gloire ailleurs! —«Patience, messieurs. J'ai une communication du général. Ça chauffera par ici bientôt, paraît-il. Nous serions sur la ligne de jonction de Garibaldi avec l'armée de la Loire, si le plan qu'on prête à l'Italien doit se réaliser. —L'Italien!...» répéta le capitaine avec un sursaut. Il regarda son chef, puis son inférieur. La même pensée surgit dans le cerveau des trois officiers. Une gravité soudaine marqua d'une expression identique leurs trois physionomies. Le colonel se leva. —«Messieurs, allons examiner le prisonnier.» Il les conduisit à la salle de billard, s'assit le dos au tapis vert, sur lequel roulaient les billes d'une partie récente, et donna l'ordre qu'on amenât le nommé André Michel. —«Ça n'est pas un nom italien,» observa le lieutenant. —«Il le prononce peut-être à la française,» riposta le capitaine à voix basse. Presque aussitôt le volontaire garibaldien parut entre ses deux gardes. Le colonel le fit placer face à lui, debout, en pleine lumière. Occana venait de faire un effort surhumain pour ne pas boiter en marchant. Tout à l'heure, un des soldats l'ayant bousculé, lui avait, volontairement ou non, heurté la jambe du fourreau de son sabre. La blessure avait dû se rouvrir. Du moins elle se révélait en ce moment fort douloureuse. Pour rien au monde, il ne voulait la laisser voir. On eût découvert sans doute les traces d'une balle et reconnu en lui un belligérant. —«Parlez italien à cet homme,» dit le colonel au lieutenant. Celui-ci posa plusieurs questions, auxquelles l'interpellé répondit de bonne grâce. Résolu à dominer son orgueil, Michel se pénétrait maintenant de son rôle. Ne devait-il pas se résoudre à tout, même au mensonge et à la lâcheté, pourvu qu'il sauvât son message, pourvu qu'il le portât où il fallait. —«Eh bien?... Est-il vraiment Italien?» demanda le chef. —«J'en ai la certitude, monsieur le colonel. —Soit.» Il se tut, fronça les sourcils, puis, regardant Michel avec ses gros yeux sans pénétration, mais qu'il croyait acérés comme des baïonnettes. —«Allons?... Dis-nous un peu comment tu as laissé Garibaldi, mon gaillard.» Pas un frisson ne passa sur la belle figure pâle. —«Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je n'ai jamais vu Garibaldi. —Tu ne l'as jamais vu?... Mais tu le verrais, si je te laissais partir vivant, pour lui indiquer par lequel de nos points faibles il pourrait donner la main à l'armée de la Loire. —Vous tenez donc à ce que je sois un espion,» fit Occana, qui sourit d'un air tranquille. «Je serais un singulier espion, qui chercherait ses renseignements en surveillant la vertu des paysannes. Mais enfin, je ne me défends pas. Prouvez ce que vous dites. Je suis sujet italien. Vous ne pouvez me condamner sans preuves.» Il y eut un silence. Le colonel continuait à regarder son prisonnier avec une fixité qu'il supposait foudroyante. Mais au fond, il se sentait plein d'embarras. C'était sans doute un chef capable de bien se conduire sur un champ de bataille. Ailleurs, il laissait paraître une étonnante médiocrité. Surtout, il n'avait aucune idée de la façon dont on préside un tribunal et dont on dirige une enquête. En désespoir de cause, il allait ordonner qu'on fouillât de nouveau l'Italien plus minutieusement que la première fois et qu'on décousît ses vêtements, lorsque le capitaine, autrement observateur, lui glissa dans l'oreille: —«Demandez-lui donc, _herr colonel_, ce qu'il a bien pu insérer dans sa botte droite par cette fente de la tige, si bizarrement recousue. —Qu'on lui ôte sa botte droite!» cria le colonel. Ce commandement, que rien ne préparait, puisque le capitaine avait parlé tout bas, éclata si terriblement pour Michel qu'il ne contint pas tout à fait un geste de trouble. Il se ressaisit toutefois jusqu'à rester ferme, sans un battement de cils, quand un soldat, en lui arrachant sa botte, malmena sa plaie au point qu'il crut sentir un peu de sa chair et de ses os suivre la lourde chaussure. Il eut seulement un coup d'œil pour voir si quelque effusion de sang ne trahissait pas l'état de sa jambe. Mais rien n'apparut sur la chaussette, qui recouvrait un bandage étroitement serré. Déjà il respirait, revenant un peu de sa crainte et de sa vive souffrance physique, lorsqu'il s'aperçut, avec une consternation indicible, que le danger n'était pas moindre, bien au contraire. Le capitaine perspicace, qui avait si judicieusement remarqué la réparation singulière de la botte, tenait entre ses mains cette pièce de conviction. Sa figure s'éclairait d'une satisfaction à la fois cruelle et triomphante, tandis qu'il en examinait la tige sous une des lampes suspendues au-dessus du billard. Il dit tout haut en allemand—et Michel en comprit assez pour prévoir combien son sort s'aggravait: —«Ah! ah!... Veuillez voir ici, mon colonel. Il y a eu une pièce intérieure cousue dans la tige de cette botte. On distingue tous les points...» Son chef s'approcha, essayant de s'intéresser à cette découverte dont il ne saisissait pas du tout la portée. Déjà, le lieutenant, d'esprit plus ouvert, commençait à déduire une conséquence de ce petit fait, quand son capitaine lui fit un signe. Il importait à la hiérarchie que leur supérieur eût plus d'intelligence qu'eux. Donc, on l'amènerait à trouver ce que lui seul avait le droit de mettre en lumière. —«D'habitude, _herr colonel_, c'est dans leurs vêtements que les émissaires secrets cousent leurs messages entre deux épaisseurs d'étoffe... —Attendez, messieurs,» interrompit le colonel, soudain illuminé. «Ne poursuivez pas, capitaine. Il me vient une idée... Ne serait-ce pas une boîte aux lettres que ce gredin aurait installée dans sa botte? —Admirable, mon colonel! Mais... il aura dû y renoncer, au moins pour cette botte droite, car elle a eu un accident... Voyez-vous, une déchirure extérieure... qu'on a recousue à la diable. —Alors?... —Alors, si réellement un papier s'est trouvé caché là, puis déplacé, il faudrait peut-être voir s'il n'est pas dissimulé ailleurs... —Qu'on déshabille cet homme!» cria le colonel. —«Oh!» insinua le capitaine, «si l'on procédait comme nous avons commencé, par les pieds?... —Otez-lui son autre botte!» ordonna le chef, tandis que, derrière son dos, ses deux subordonnés, par leur mimique moqueuse, échangeaient leur pensée: «Ah! c'était dur... Mais enfin, nous y sommes!» Un soldat leva brutalement la jambe gauche de Michel Occana et lui tira sa botte. Le volontaire de Garibaldi croisa les bras et pencha légèrement la tête. Non pas qu'il s'inclinât devant de tels hommes, ses ennemis, les ennemis de tout ce qu'il aimait, mais parce que, la partie étant perdue, il se croyait le droit de s'appartenir, de descendre en lui-même, de passer les heures suprêmes avec ses souvenirs et sa pensée. A partir de cet instant, ceux qui étaient les maîtres de sa vie ne tireraient plus de lui une parole. La suite eut la rapidité et la simplicité des choses tragiques. Les trois officiers prussiens penchaient leurs têtes vers cet objet si peu fait en apparence pour exciter tant d'intérêt. Malgré l'adresse du travail, il ne fut pas difficile à un observateur attentif et prévenu, comme le capitaine, de découvrir l'apposition d'une bande de cuir intérieure qui n'était pas l'ouvrage du cordonnier. Avec son canif, il fendit une couture. La blancheur d'un papier apparut. Le colonel s'empara de la lettre, en lut la suscription, la tourna et la retourna. Enfin il l'ouvrit. —«Capitaine,» dit-il, «veuillez faire monter à cheval un sous-officier avec quatre hommes d'escorte, pour porter immédiatement cette lettre au quartier-général de notre corps d'armée. On la fera parvenir de là au généralissime ou à S. M. le Roi. Je vais la placer sous enveloppe scellée et vous la remettre. Puis vous reviendrez tout de suite ici pour le jugement de cet homme.» Elle ne fut pas longue, la cérémonie du jugement. Les trois officiers s'assirent, comme à un tribunal, derrière le billard, ayant en face d'eux l'émissaire secret de Garibaldi, celui qu'ils appelaient l'espion. Un sergent remplit le rôle de greffier. Quatre hommes de troupe, au lieu de deux, entouraient maintenant l'accusé, à qui l'on avait attaché les mains. Car ces soldats, qui allaient juger un soldat, et qui ne pouvaient plus douter de sa résolution et de sa bravoure, n'étaient pas assez généreux pour lui laisser une chance de s'ôter la vie lui-même. Ils tenaient à leur vengeance complète et à la triste gloire de leur inflexibilité. Le colonel, soufflé par le capitaine, plus apte à diriger les débats d'un conseil de guerre, commença l'interrogatoire en son mauvais français. Il essaya de tirer quelques renseignements de Michel, et lui fit même entrevoir que, s'il consentait à des révélations, il pourrait être envoyé au quartier-général du corps d'armée,—peut-être même jusqu'à Versailles,—au lieu de subir immédiatement une sentence qui ne faisait pas de doute. Un regard méprisant fut tout ce qu'il obtint. —«Vous ne voulez pas parler?...» conclut-il, en voyant qu'il ne vaincrait pas cet obstiné silence. «Vous savez pourtant que vous encourez doublement la peine capitale, selon les lois de la guerre, comme espion et comme étranger aux nations belligérantes... sans compter votre agression contre moi-même.» Cette fois, l'Italien ouvrit la bouche. —«Et vous, vous savez bien que je ne suis pas un espion, bien que mes actes, en jurisprudence militaire, ne soient pas moins graves. Je suis un soldat, je n'ai laissé le champ de bataille, où j'avais aidé à vous vaincre, à vous enlever un drapeau, que pour une mission plus dangereuse... —Tout soldat qui quitte son uniforme en temps de guerre, et qui dépose ses armes, ne peut être qu'un déserteur ou un espion!...» cria violemment le colonel, dont la face était devenue écarlate au mot de drapeau enlevé. Le capitaine essaya discrètement de le ramener à la sérénité de sa magistrature. L'autre continuait à grommeler des jurons entre ses dents. Il éclata encore une fois: —«Pourquoi, diable, vous qui êtes Italien, avez-vous éprouvé le besoin de tirer la France d'affaire?... Ce n'est pas votre Garibaldi avec sa poignée d'hommes qui la rendrait invincible pour nous, je suppose. Quelle outrecuidance!... —Quand on se bat pour la France, c'est pour soi-même qu'on se bat,» prononça Michel. «C'est pour la lumière et la liberté du monde. La France est comme ces êtres tourmentés d'idéal, dont les qualités profitent aux autres, tandis que leurs défauts ne nuisent qu'à eux-mêmes. Son rêve devient vite le rêve universel, et, si elle se trompe, elle en est seule crucifiée, car seule elle va jusqu'au bout de sa généreuse folie. La France est la joie et le sel de la terre. Si vous la mutilez, le sang de l'Europe coulera longtemps en secret, sous l'éclat des armures. Vous aurez mis un pli d'amertume au sourire de l'Humanité.» Dans la salle de billard, sous les suspensions claires, qui faisaient briller l'ivoire puéril tout prêt à rouler pour le choc des carambolages, sur ces hommes en attirail martial, qui allaient, par le jeu de lois indiscutées et sombres, disposer de la vie d'un autre, un silence profond descendit. Ce qui flotta, indistinct, formidable, ce fut l'âme adverse des races. Elles s'étonnèrent de leur lutte... Mais tout de suite, la haine aveugle les souleva. Un peu d'infini avait passé, reliant aux grandes causes obscures cet infime épisode de guerre. Et tout continua suivant l'ordre. Le colonel eut à voix basse une courte délibération avec ses deux assesseurs. Il prit le procès-verbal de la séance des mains du sergent, le fit signer au capitaine, puis au lieutenant, après l'avoir signé lui-même. Alors il se leva et dit: —«La sentence du conseil est: la mort.» Peu habitué à la solennité de ses fonctions, ce lourd officier brandebourgeois éprouva d'ailleurs un instant de trouble. Son visage pâlit. Il jeta un regard perplexe alentour, puis il ôta son casque, et s'adressant au condamné avec une certaine déférence: —«Monsieur, vous serez fusillé au point du jour. Avez-vous quelque révélation à faire ou quelque désir à exprimer? —Je voudrais,» dit Michel, «être exécuté devant le perron nord du château, du côté du parc, la figure tournée vers la façade, et qu'on ne me bandât pas les yeux.» Le colonel consulta d'un signe ses subordonnés et répondit: —«Le conseil vous l'accorde.» Et il donna quelques ordres en allemand, après lesquels le condamné fut emmené hors de la salle. Le volontaire garibaldien, devant la courtoisie tardive de son juge, avait eu, comme un éclair, la pensée de demander qu'on lui permît d'échanger quelques mots avec Mlle de Solgrès. Deux raisons avaient arrêté sur ses lèvres cette prière: l'improbabilité qu'on l'exauçât, car l'ennemi pouvait redouter la communication d'un secret important à cette jeune fille, dont le patriotisme et l'énergie sauraient en faire usage. Et aussi la crainte de compromettre celle qu'il aimait, soit dans son honneur de femme, soit dans sa sécurité et celle de sa famille. Amour ou complicité politique, tout lien soupçonné entre eux exposait Armande. Mais comment imaginer un tel lien s'il ne craignait pas de lui offrir le spectacle de son supplice? Lui seul la savait d'âme assez fortement trempée pour préférer cette vision atroce à la privation d'un suprême revoir. Voilà pourquoi il avait choisi la place de son exécution en face des fenêtres dont elle-même lui avait décrit plusieurs fois la disposition et la perspective. L'aube d'hiver se débrouillait à peine des molles buées du dégel, ce n'était encore qu'une pâleur plutôt qu'une clarté, quand Mlle de Solgrès crut entendre un sourd roulement de tambour. Elle se dressa sur son séant, n'ayant même pas à s'éveiller, car elle n'avait pas dormi. «Quoi!» pensa-t-elle, «est-ce que les Prussiens se mettent en marche?... Quittent-ils le château? Oh! mais alors... Peut-être qu'ils emmènent Michel. Où vont-ils le conduire, mon Dieu? Si ce n'était que pour une confrontation dans le pays, on ne partirait pas si matin, ni surtout tambour en tête.» Tandis qu'elle envisageait ces suppositions, Mlle de Solgrès s'était levée et revêtue d'un peignoir. Le roulement de tambour reprit, bref et lugubre... Elle frissonna, et resta debout, l'oreille tendue. Qu'est-ce que cela voulait dire?... Une minute... Peut-être deux... Puis ce fut le même son d'horreur, un son qui ne trompe pas, qui roule et qui s'étouffe aussitôt, comme une répercussion de sépulcre. Mais cette fois, ce glas des tambours s'élevait juste sous ses fenêtres. Armande s'y précipita. Elle ouvrit une croisée. Toute la scène lui apparut. Ce fut d'abord comme une hallucination, une pantomime de fantômes, dans le matin livide... Mais bientôt tout se précisa. En même temps que la signification terrible frappait l'esprit d'Armande, le jour grandissant dévoilait les détails à ses regards. En face d'elle, sur la pelouse, se tenait debout, les mains liées derrière le dos, celui qui allait mourir. Un souffle dissipa la brume. Soudain il fit clair. Alors, elle vit les yeux de son amant... Ils s'attachaient à elle, souriants, fiers, brûlants d'amour. Une telle fascination sortait d'eux, une volonté si impérieuse et si tendre, que dès lors et jusqu'à la consommation du drame, elle fut leur chose, agonisante et pantelante, mais extasiée et soumise. D'abord elle avait tendu les bras, sa bouche s'était ouverte pour une clameur de désespoir et de démence... Mais les yeux, les chers yeux souverains lui avaient dit: non! Un battement de paupières, un signe imperceptible de la tête, une supplication surhumaine des prunelles... La malheureuse amante avait compris... Pourquoi la révolte insensée et inutile, quand elle pouvait donner à celui qui allait mourir l'enchantement d'une sublime communion d'âmes? Rien n'eût sauvé le condamné devant lequel s'armaient les fusils du peloton d'exécution. Mais quelque chose pouvait lui cacher l'atrocité de cette fin soudaine, en pleine jeunesse, et c'était l'exaltation passionnée que lui verseraient les regards d'une femme. Elle lui jeta donc, de toutes ses forces éperdues, ce philtre d'enivrement, d'enthousiasme. Il devint radieux comme le martyr qui voit le ciel ouvert et livre aux bourreaux une chair désormais insensible. D'un geste, il écarta le mouchoir par lequel on voulut encore lui épargner la vue de l'appareil meurtrier. A quoi bon? Il ne voyait pas les fusils braqués, l'officier prêt à donner l'ordre... Il ne voyait que ce blanc visage de femme, ces yeux enflammés d'une tendresse héroïque, ces lèvres gonflées d'un immortel baiser, ces mains crispées et jointes... Créature d'amour et de douleur, qui représentait à la fois l'épouse élue et la patrie d'adoption, celle pour laquelle il aurait voulu vivre, mais aussi celle pour laquelle il était fier de mourir. Un éclair multiple jaillit. Un faisceau de détonations vibra dans l'air humide et sonore. Armande de Solgrès, cramponnée à l'appui de la fenêtre, spectatrice plus foudroyée mille fois que le cadavre abattu sur l'herbe, ne bougea pas, ne trembla pas, ne cria pas. Elle attendit encore que la fumée de la poudre se fût effacée, brume dans la brume, parmi l'atmosphère bleuâtre... Alors elle vit le corps étendu sur la face. Un sous-officier s'avançait, qui se pencha, dirigeant vers l'oreille le canon d'un revolver, pour donner le coup de grâce. Elle ne perçut pas la suite... Le surhumain courage avait suffi à la surhumaine épreuve, mais ne dura pas au delà. Mlle de Solgrès perdit connaissance. Elle glissa, tomba, et resta étendue sur le tapis de sa chambre, tandis qu'au dehors un pâle soleil de février commençait à dorer les arbres du parc. IV _L'HÉRITAGE D'UN HÉROS_ Trois mois s'écoulèrent. Le printemps vêtait somptueusement les avenues magnifiques de Solgrès. Le vert éclatant et soyeux des feuillages nouveaux ondulait et frissonnait sur les ramures séculaires comme sur la vive armée des jeunes taillis. Les lilas se fanaient dans les massifs. Nulle main ne faisait la moisson des grappes odorantes et pourprées. Personne ne songeait à fleurir les mornes appartements, où tout gardait encore la trace d'un rude passage. Un deuil multiple pesait sur cette maison. C'était d'abord le veuvage tragique de celle qui s'appelait toujours Mlle Armande, et qui ne pouvait pleurer qu'en secret. C'était un autre veuvage, celui de la pauvre Louison, dont le mari était porté comme disparu. Jamais plus elle ne devait avoir de ses nouvelles. C'était la perte du fils de la famille, l'unique héritier du nom, le lieutenant Louis de Solgrès, mort au champ d'honneur, à Gravelotte. Quant au père, le comte de Solgrès, il n'avait pas quitté Paris après la capitulation. Tant que le département de Seine-et-Oise serait occupé par les Prussiens, il ne voulait pas rentrer dans son château. La garnison étrangère laissée dans cette belle demeure était d'ailleurs bien réduite. Peu après l'exécution de Michel Occana, le colonel qui l'avait ordonnée avait dû se remettre en campagne. Ce fut une délivrance pour la Louison, auprès de laquelle, cependant, il n'avait pas renouvelé ses tentatives amoureuses. Maintenant, depuis la signature de la paix, six soldats seulement restaient au château, sous les ordres d'un sous-officier. Relégués dans les communs, ils ne se montraient qu'avec une discrétion relative. Toutefois, dans cet après-midi de mai, d'une telle splendeur de lumière, de couleurs et de parfums, et d'une si mortelle tristesse pour tant de cœurs déchirés, Armande, se rendant à la maisonnette de Louise, rencontra l'un de ces hommes, qui, un brin d'aubépine aux dents et sifflotant un air inconnu, ne toucha pas même sa casquette plate en la dévisageant au passage. Elle s'arrêta et dut s'appuyer contre un arbre. Ce soldat, cette brute à la face injurieuse, c'était peut-être un de ceux... Elle haleta. L'image terrible surgissait. Il fallait attendre, les dents serrées, les yeux clos, que l'affreuse contraction du cœur cessât d'arrêter le sang dans ses artères. Cette pauvre femme, si bouleversée, si pâle, qui se retenait pour ne pas tomber, ce n'était plus la robuste fille aux allures de châtelaine héroïque, la «damoiselle» féodale, élevée parmi ses paysans et hardie aux rudes chevauchées. Une faiblesse morale et physique lui restait de l'effroyable épreuve. Quand on l'avait relevée sur le tapis de sa chambre, après qu'elle fut demeurée de longues heures sans secours, dans une prostration cataleptique, sous la brume pernicieuse entrant à pleine croisée ouverte, Armande avait failli mourir. Elle devint la proie d'une de ces maladies compliquées, dont les symptômes apparents ne révèlent jamais tout à fait la nature, parce que leurs pires ravages s'exercent dans des domaines qui échappent à la science, les domaines mystérieux où l'âme tient à la chair, où la substance vivante devient de la pensée, du souvenir, du désespoir. Le dévouement de Louise la sauva. Mais celle qui se releva du lit de douleur n'était pas celle qu'on y avait couchée. A la voir s'appuyer là, contre cet arbre, les lèvres tremblantes, son opulente chevelure fauve coupée en mèches inégales et jaunâtres, on eût vainement cherché cette vigueur, cette ardeur à vivre, qui prêtait jadis à Mlle de Solgrès une espèce d'âpre beauté. Elle fit un effort et continua son chemin. Lorsqu'elle atteignit la maison de garde, elle apparut si défaite, que la Louison, habituée pourtant au nouvel aspect de sa jeune maîtresse, en fut saisie. —«Qu'avez-vous, mademoiselle Armande? Vous n'allez pas retomber malade, j'espère?... —Tu devrais me le souhaiter pourtant, et de ne pas me rétablir, si tu m'aimes, ma pauvre Louison!... —Si je vous aime!...» fit la paysanne, dont le regard en dit plus long que la vivacité même de ce cri. «Vous voulez mourir, mademoiselle?... Vous trouvez donc que la mort n'a pas assez fait son œuvre parmi nous?... Songez-vous à vos malheureux parents?... —C'est en songeant à eux que je souhaite de disparaître,» répliqua Armande d'un air sombre. Louise joignit les mains et la regarda. L'explication ne venant pas, l'humble femme prononça doucement, à voix basse: —«Puisqu'ils ne savent pas... qu'ils ne sauront jamais... —Ils sauront, Louise,» dit Armande, qui plongea dans les yeux fidèles la détresse de ses propres yeux. —«Comment?... —Ils sauront parce que je ne pourrai bientôt plus le leur cacher. Mon amour n'est pas descendu tout entier dans la tombe avec Michel... Il vit en moi... Comprends-tu?... Devines-tu l'horreur de ce que je te dis là?... Toi qui es près d'être mère, qui auras un enfant pour ta consolation... Devines-tu que j'en aurai un pour ma malédiction et mon opprobre?...» Elle tordait ses doigts amincis, dont les os craquèrent. Louise Bellard oublia toute distance sociale et qui elle était, simple veuve d'un garde-chasse, auprès de cette noble héritière d'un nom superbe, d'une fortune et d'un domaine princiers. Elle ne vit devant elle qu'une femme anéantie d'épouvante et de douleur, une victime des maternités tragiques, portant dans sa chair le châtiment de l'amour, qu'expie éternellement un seul sexe. Elle lui prit les mains comme à une amie de son village, elle dénoua les doigts crispés, elle eut des larmes et des mots tendres. Et elle fit bien. Armande de Solgrès posa la tête sur son épaule et pleura éperdument. C'était le seul refuge où elle pouvait laisser éclater son cœur, cette honnête poitrine, si chaude de sympathie et de dévouement. —«Ne vous désolez pas ainsi, mademoiselle Armande. Nous trouverons un moyen de tout arranger. Vous partirez en voyage... Je vous suivrai, je vous soignerai... Personne que moi n'approchera de vous. Comment découvrirait-on la vérité? Qui pense à autre chose qu'à soi, dans ce temps de malheur?... Paris est à feu et à sang... Nous ne vaudrons peut-être pas mieux bientôt... Est-ce qu'on s'occupera d'un enfant qui vient au monde alors que chacun se voit sur le point de partir pour l'autre?... —Mon père et ma mère me maudiront. Ils ne m'ont jamais aimée. Ils me traitaient de fille inconséquente, écervelée, indomptable... Ils prétendront que leurs prévisions se réalisent... —Ne leur avouez pas. On leur donnera le change à eux-mêmes. —C'est impossible. Comment quitter ma mère sans un prétexte, dans l'état de santé où elle est?... Pour aller où?... —Une maman pardonne. —Pas celle-là. —Votre père ne reviendra pas à Solgrès de si tôt. —Il nous rappellera à Paris dès que cette affreuse guerre civile aura pris fin. —Enfin,» dit Louise, «vos parents n'ont plus que vous, mademoiselle Armande. Ils ne seront pas impitoyables pour le seul enfant qui leur reste, et quand ils pleurent encore l'autre.» Mlle de Solgrès se tut. Car elle se demandait si, au contraire, la perte du fils préféré, de ce vicomte de Solgrès qui eût continué brillamment la race, ne rendrait pas ses parents plus amers pour la fille si différente, et maintenant coupable, perdue. —«Ah! mademoiselle,» s'écria Louise, «quel dommage que j'aie trois grands mois d'avance sur vous! J'aurais déclaré des jumeaux et nourri votre cher petit avec le mien. —Cela ne t'empêchera pas de le nourrir,» observa Armande. Un faible sourire lui vint aux lèvres. L'idée lui paraissait touchante. Puis l'évocation de la petite vie future, l'image du nourrisson dans des bras berceurs, faisait tressaillir en elle l'instinct tout-puissant. Mère... Il y a deux façons de l'être socialement. Mais il n'y en a qu'une, souveraine et sacrée, par les entrailles et par le cœur. La Louison, tout illuminée par l'attente divine, trouvait des paroles bienfaisantes, d'un tact délicat. —«Pensez donc, mademoiselle!... Ce sera un ange de courage et de bonté, cet enfant, avec un père si brave et une mère si généreuse. Vous vous féliciterez un jour de l'avoir mis au monde. —Dieu le veuille!...» soupira la triste Armande. Et, regardant autour d'elle, dans cette chambre proprette, mais si médiocre, elle ajouta: —«Ah! que tu es heureuse!... Tu peux pleurer ouvertement l'homme que tu aimas, et te réjouir du fils qu'il t'a laissé. Le château de Solgrès envie la loge de garde à la grille de son parc... Oui, Louison, je t'envie... Et toi, tu ne souhaiterais pas de changer avec moi.» Les appréhensions de Mlle de Solgrès ne furent pas plus sombres que la réalité. Malgré les conseils de Louise, malgré l'ingéniosité de cette confidente prête à tous les subterfuges, Armande se résolut à révéler son état à sa mère. Peut-être cet aveu lui semblait-il inévitable. Peut-être le poids de la dissimulation était-il plus lourd que toutes les angoisses à cette créature de franchise violente, que le mensonge paralysait et suffoquait. Puis, à un moment donné, elle se sentit trop seule, quand la bonne Louison, ayant laborieusement donné le jour à un beau petit gars, se trouva aux prises avec la souffrance physique et la vigilance des commères. Pendant quelque temps, elles ne purent s'entretenir ensemble. Armande s'effara. La malheureuse n'osait plus se regarder dans les glaces. D'ailleurs le mois de juin s'achevait. La Commune, écrasée par l'armée de Versailles, expirait à Paris dans d'infernales convulsions, parmi les massacres et l'incendie. La comtesse de Solgrès, redevenue plus forte, parlait de partir avec sa fille pour aller rejoindre son mari. Maintenant, elle descendait dans le parc. Elle y faisait des promenades quotidiennes et toujours plus longues, afin de se préparer au voyage. Pour marcher, elle s'appuyait au bras d'Armande. Et c'était un si triste couple, ces deux femmes en deuil, l'une coquette, malgré son crêpe et ses cheveux gris, l'autre d'une morne indifférence où s'éteignait tout pétillement de jeunesse, que les soldats prussiens, flânant et fumant leur pipe dans le parc, se détournaient pour ne pas les rencontrer. En voyant l'uniforme abhorré qui s'effaçait au loin entre les arbres, Mᵐᵉ de Solgrès poussait un soupir: —«Les robes noires des femmes de France les intimident, ces bandits,» murmurait-elle. Parfois elle s'emportait. —«Ils font bien de se tenir à distance. Je leur cracherais au visage. —Oh! ma mère... Ce ne serait pas digne de vous.» La comtesse fit aigrement: —«Toi, on dirait que tu ne sens rien.» Et comme Armande pâlissait sans répondre. —«C'est vrai!... Je ne sais si c'est la maladie que tu as eue... Tu es d'une apathie!... La vue de ces gens-là ne te fait donc pas bouillir?... —Asseyons-nous, maman,» dit la jeune fille, qui défaillait. Toutes deux gagnèrent un bosquet dans lequel se trouvait un banc. Mais le silence accablé de la malheureuse exaspéra sa mère, étrangère à toute discipline nerveuse, et incapable de se contenir. —«D'ailleurs, tu ne peux pas comprendre ce que j'éprouve. Ils m'ont pris un fils adoré. Toi, ils ne t'ont pris qu'un frère... et que tu n'aimais pas.» L'injustice de ce mot fit jaillir le secret d'Armande. —«Ils m'ont pris bien davantage,» dit-elle, sans répondre à l'aigre allusion, qui ne pouvait être sincère. —«Que veux-tu dire?... —Ils m'ont pris l'être qui était ma vie elle-même, l'honneur et le bonheur de ma vie. Ils l'ont tué sous mes yeux... Oh! maman, que vous me pardonniez ou non, je souffre tant que rien ne peut ajouter à ma peine... Mais faut-il que je vous en cause une si cruelle!...» Elle ne s'agenouillait pas et ne joignait pas les mains. Elle se renversait en arrière contre la charmille, les bras abandonnés, comme prête à mourir. —«Deviens-tu folle?... De quoi parles-tu?» s'écria la comtesse. —«Maman, si vous avez pitié de moi et de mon père, il pourrait encore ne rien savoir. Nous n'irions pas le rejoindre. Voilà... Il faut que je disparaisse... J'ai aimé, maman, j'ai aimé...» Elle essaya d'en dire plus. Ses lèvres blanches tremblèrent et se turent. Et elle fixa sur le visage de sa mère ses yeux jadis d'une si ardente flamme rousse, maintenant ternes et semblables à deux globes pétrifiés, depuis qu'ils avaient vu!... —«Tu as aimé?...» répéta la mère, se refusant à comprendre. «Qui as-tu aimé?... —Qu'importe!... Il est mort. —Malheureuse!... Tu ne veux pas dire?... —Si, maman, je veux dire cette chose épouvantable... Cette chose que je n'ose exprimer... que vous n'osez croire... Je suis cette malheureuse!... Si celui qui fut mon mari devant Dieu vivait, tout serait déjà réparé... Mais, je vous le répète, il est mort. Ainsi, je vous en conjure, aidez-moi.» Dans le ton de ces terribles phrases, il n'y avait aucune bravade, pas même de la hauteur ou de l'énergie. Encore moins de la supplication ou de l'humilité. En faisant cet aveu à sa mère, Armande éprouvait moins d'émotion que naguère en s'ouvrant à Louise. Elle ne sentait pas ici la pitié compréhensive de là-bas. De la grande dame ou de la servante, la plus maternelle n'était pas la première. Or la tendresse seule pouvait plier la nature rétive d'Armande. Son indépendance était brisée, mais non pas sa réserve farouche. Dépouillée d'orgueil, elle se réfugiait dans l'inertie. Une lassitude muette, nulle explication, nulle invocation de légitimes excuses, voilà ce qu'elle opposerait au blâme hostile, réservant ses larmes pour la solitude, ou pour l'humble affection, anxieuse et divinatrice, de Louise, seule créature au monde avec qui elle pût parler de _lui_. Mᵐᵉ de Solgrès tourna vers sa fille un visage de rigidité et de froide fureur. —«Tu as fait cela!... Tu t'es conduite en créature perdue!... Tu as déshonoré notre nom!... —A quoi bon m'injurier, ma mère? Vous ne pouvez pas savoir... —Je ne VEUX pas savoir!...» cria la comtesse. —«Vous ne le pourriez pas. Les circonstances ne vous apprendraient rien. C'est dans les cœurs qu'il faudrait lire... —Dans le tien peut-être?... J'y verrais de jolies choses!...» Armande se tut. —«J'ai bien compris?» demanda sa mère, comme avec un dernier espoir d'écarter l'abominable calice, de n'y pas découvrir la suprême amertume. (Elle baissa la voix.) «Tu apporteras un bâtard dans notre famille?... —Un bâtard, soit! mais du sang d'un héros,» dit Armande, dont la triste pâleur s'illumina d'un des rayons disparus, éclair d'amour et d'orgueil. Cette révolte pour l'amant-martyr et pour l'enfant-victime parut à la comtesse une intolérable audace. Elle la châtia d'un mot affreux: —«Serait-ce à un Prussien que tu t'es abandonnée?...» L'amante du volontaire fusillé se leva. Sans une parole elle se mit à marcher en ligne droite, d'un pas rapide, comme vers un but précis. Une inquiétante exaltation brillait dans ses yeux fixes. Elle suivit toute l'allée d'un pas de somnambule. Mᵐᵉ de Solgrès marmotta: «Comédienne!...» Mais elle suivit sa fille, d'une allure qui pouvait surprendre chez une femme soi-disant minée par des mois de langueur et si minutieuse à mesurer sa promenade quotidienne. Comme elles arrivaient au bord de l'immense pelouse étendue derrière le château, un son de voix gutturales leur parvint. Deux soldats allemands, vautrés à l'ombre, fumaient et causaient. Armande, qui s'avançait droit sur eux, fit un bond de côté, comme à la vue de reptiles. Mais sa mère lui saisit le poignet et l'entraîna dans leur direction, tandis qu'elle lui chuchotait férocement: —«Je puis passer à côté d'eux désormais. Ce ne sont plus mes pires ennemis. Ma propre fille m'a fait plus de mal... Et cependant je supporte sa présence.» Avec une force nerveuse qu'elle n'avait pas employée à réagir contre ses maux réels et imaginaires, Mᵐᵉ de Solgrès continua de serrer le bras d'Armande et de la tirer, si bien que celle-ci n'aurait pu lui résister sans violence. Toutes deux s'approchèrent des hommes couchés, si bien qu'elles les frôlèrent de leurs jupes. Ils ne se levèrent pas et ricanèrent. Cette insulte cherchée cingla les cœurs sanglants des malheureuses, exaltant la furie de l'une et la douleur de l'autre. Quand la plus âgée eut enfin relâché son étreinte, la plus jeune s'élança. Elle se mit à courir sur le gazon, vers la façade du château où s'ouvraient les fenêtres de sa chambre. Quand elle fut à cinquante mètres environ des murailles, elle s'arrêta et sembla explorer le sol. La soyeuse verdure s'étendait sous ses pieds comme un tapis, brodé çà et là de pâquerettes. A quoi eût-elle reconnu la place où était tombé celui qu'elle aimait, où son sang avait coulé?... L'herbe était flétrie alors... Quelle touffe avait bu la rosée de pourpre et gardait un peu de cette vie si chère dans ses racines?... Une divination peut-être en avertit Armande. Elle s'agenouilla, se prosterna complètement, et baisa les brins verdoyants, dont la fraîcheur lui caressa les lèvres. Puis elle resta là, dans cette attitude, comme en délire ou en extase. Un accent cruel la fit tressaillir: —«Lève-toi... Si tu es folle, on t'enfermera. Mais ne te donne pas en spectacle à des soldats étrangers et à des domestiques.» La nécessité de garder secret le drame qui se déroulait chez elle empêcha seule la comtesse de rien changer extérieurement à sa façon d'être avec sa fille. Volontiers, elle l'eût éloignée de ses yeux, reléguée dans sa chambre. Plus volontiers encore, elle l'eût accablée de dédain, déchirée d'ironie, cinglée de mots amers. Elle se contint pour n'éveiller aucun soupçon dans cet intérieur familial et provincial, où les corridors avaient des échos et les murs des oreilles. Quand la pauvre fille s'informa de la ligne de conduite qui serait suivie à l'égard du comte: —«Ton père?...» répondit Mᵐᵉ de Solgrès, «Il saura tout. Je vais l'appeler ici d'urgence... Sa répulsion pour les Prussiens cédera comme la mienne. Pouvons-nous songer à l'honneur de la France quand le déshonneur est dans notre maison?... —Pourtant, ma mère, si nous essayions de lui épargner cette douleur?... —Et à toi sa colère indignée, n'est-ce pas?... Il continuerait à me dire sans doute que je te juge trop sévèrement, que je ne vois pas clair dans ta nature... Exquise nature, en vérité!... —Voulez-vous que je parte, ma mère, que je disparaisse?... Vous n'entendrez plus parler de moi... —Jusqu'au jour où tu traînerais notre nom dans quelque aventure plus scandaleuse encore?... —Oh!... —Et que dirait-on de cet escamotage? Une fille de ton rang ne s'éclipse pas comme une muscade. Tu resteras, et tu répareras comme nous te l'ordonnerons. —Je ne puis réparer qu'en me dévouant à mon enfant.» Cette conception de son devoir et de la vie, exprimée à plusieurs reprises par Armande comme toute naturelle, jeta sa mère dans un état d'exaspération inouïe. —«Ton enfant!...»—s'exclamait-elle, de cette voix sifflante et basse qu'elle prenait pour parler du redoutable secret, et seulement loin de toute oreille humaine, dans les profondeurs du parc.—«Ton enfant!... Tu oses parler de tes devoirs envers lui, quand tu as manqué au premier de tous, qui était de lui donner une naissance honnête et un nom légitime!... Et tu ne songes pas un instant à tes devoirs envers nous, tes parents, envers la dignité de nos cheveux blancs et la bonne renommée de notre famille. Sache que ton enfant passe après ta race, dont il n'est pas, dont il ne peut être... —Cependant, je le reconnaîtrai...» Mᵐᵉ de Solgrès contempla sa fille avec stupeur. —«Ah!...» dit-elle sans lui répondre... «Et tu voulais que je ne prévinsse pas ton père!... J'aurais lutté seule contre l'insanité de ton esprit et la bassesse de ton âme. Voilà ce qu'une Solgrès propose!... Donner son nom à un bâtard!... Souffleter de boue tout le passé d'une maison pleine d'honneur!...» Ce fut une autre explosion, suivie de commentaires non moins acerbes quand la comtesse apprit que Louise Bellard savait tout. —«Il ne manquait que cela!... Tu devais, naturellement, prendre pour confidente une femme de service... Toi qui, dès ton enfance, te plaisais mieux avec les paysans qu'avec les gens de notre monde... Mais je la chasserai, cette misérable, qui t'a servi de complice, quand elle aurait dû me prévenir!» Armande, plus murée que jamais dans une insensibilité apparente, répondit de sa voix sans accent: —«Pardon, ma mère... Vous ne la chasserez pas. —Tu as le front de plaider pour elle? —Je n'ai point à plaider. Si vous étiez accessible aux arguments de justice et de compassion, je vous dirais que son dévouement fut incomparable, que rien ne le lassera et qu'il m'empêchera sans doute de mourir de désespoir. Mais, vous parlant le langage de votre intérêt personnel, je vous ferai simplement observer qu'on ne maltraite pas quelqu'un qui détient un secret pareil... qu'on ne chasse pas la seule femme, mère justement elle-même, capable de nourrir dans une discrétion absolue le malheureux petit être, que vous ne me commanderez pas d'étrangler, je suppose. —C'est admirable!... Mademoiselle prend maintenant avec moi un ton supérieur et sardonique,» fit la comtesse, frappée par la justesse du raisonnement et d'autant plus irritée de la façon dont il lui était offert. A partir de ce moment jusqu'à l'arrivée de son mari, elle évita toute discussion avec sa fille, ne lui parlant que devant leurs gens, et s'enfermant, lorsqu'elles étaient seules, dans un mutisme hargneux. Aussitôt les communications rétablies avec la capitale, M. de Solgrès fut informé qu'une circonstance des plus graves,—«plus grave,» écrivait sa femme, «que toutes les épreuves de cette année de désastres», réclamait sa présence immédiate au château. Il accourut. Le comte approchait de la vieillesse. Les fatigues du siège,—dont il n'avait éludé aucune, prenant le fusil et montant la garde par les nuits glaciales, comme un jeune homme,—venaient d'effacer les dernières traces de sa virile verdeur. Sa haute taille se voûtait. Ses joues s'étaient creusées sous la barbe devenue toute blanche. Son front, autour duquel s'élargissait la calvitie, prenait des tons cireux. Dans ses yeux, aux regards émoussés, se lisait la secrète anxiété du déclin. Ce gentilhomme n'était pas, comme sa femme, perpétuellement secoué d'une trépidation nerveuse. Il contrastait avec elle par son calme—contraste accentué par une réaction inconsciente des caractères l'un contre l'autre, dans ce ménage pourtant uni. Elle le dominait, sans que lui, ni elle-même peut-être, s'en doutât. Non pas qu'elle lui fût supérieure. Mais, à défaut de volonté, elle avait au moins de l'entêtement et des caprices, et ce rudiment de personnalité, si mince fût-il, manquait au comte de Solgrès. Il était l'homme de toutes les conventions et de toutes les traditions, sans aucun jugement individuel. Capable d'accomplir avec énergie ce qu'il croyait bien, mais d'une timidité extraordinaire devant une décision que ne lui dictait pas l'usage. Il avait une réputation d'intransigeance dans son loyalisme légitimiste, de belle tenue dans la vie, de droiture, de délicatesse, qui n'était point surfaite. On le tenait pour un parfait galant homme, et l'on avait raison. Il vivait suivant certains principes qu'il n'avait jamais discutés, et qui réalisent un type social très décoratif, sinon très utile dans notre société actuelle. Le comte de Solgrès n'avait pas choisi son chemin. Mais la route était sans ornières et il y marchait droit. Ses qualités, précisément parce qu'elles ne se subordonnaient pas à des sentiments influençables, mais par leur inflexibilité de forces héréditaires, allaient se dresser terriblement en lui contre l'infortunée Armande. Le cœur du père eût incliné vers l'indulgence et la tendresse, si ce cœur avait pu parler. Mais M. de Solgrès se serait effaré de l'entendre. Il écoutait des voix plus despotiques, délivré ainsi de tout débat de conscience. Puis, à la moindre hésitation, il s'inspirait d'une volonté plus forte: c'était celle de sa femme. Le jour de son arrivée à Solgrès, Armande, plus morte que vive, s'était réfugiée chez Louise Bellard. La comtesse l'y fit chercher dès que le coupé du voyageur entra dans la grande avenue, après avoir franchi le pont qui traverse la Juine, devant la propriété. Il ne fallait pas que rien dans la première entrevue éveillât les soupçons des domestiques, sortis respectueusement au-devant de leur maître. Nul ne s'étonna de la crise de sanglots convulsifs qui bouleversa Mademoiselle lorsqu'elle se fut jetée dans les bras de son père. De si cruels événements s'étaient produits depuis leur dernière séparation! Les vêtements noirs des parents et de l'enfant, le haut crêpe au chapeau du comte, attestaient leur deuil, l'irréparable perte du fils, du frère, orgueil et espoir de cette famille. Et les uniformes étrangers, apparus au détour d'un massif, dans une curiosité qui ne se gênait pas, témoignaient d'un malheur plus immense... C'était toute l'humiliation et toute la désolation d'un peuple qui s'engouffrait dans chaque âme française, comme une rafale de douleur, à la moindre brisure d'émoi. Personne, parmi les assistants, ne se doutait qu'il pouvait y avoir de plus horribles sources, une amertume plus abominable et plus corrosive, à ces larmes d'une fille de vingt ans. Armande ne pouvait se détacher de son père, sachant qu'elle ne l'embrasserait plus ainsi de longtemps,—peut-être jamais. Dès le lendemain, en effet, quand il eut passé toute la nuit en conférence avec sa mère, sans qu'elle-même, seule dans sa chambre de jeune fille, eût un instant fermé l'œil, elle le vit tel que son appréhension la plus angoissée n'avait pu le lui peindre. Le comte de Solgrès fit comparaître sa fille en présence de la comtesse. Dans un petit salon retiré, toutes portes closes, et les précautions prises pour que rien ne perçât de la navrante conférence, il commença ainsi: —«Mademoiselle de Solgrès, avez-vous, dans votre inqualifiable égarement, conservé un vestige du sentiment de l'honneur et une trace du devoir filial?... —Mon père...» Le vieux gentilhomme l'arrêta violemment: —«Je vous défends, entendez-vous?... Je vous défends de m'appeler votre père. Tout lien est rompu entre nous... Et vous n'avez chance d'en renouer une faible part que si vous montrez la plus entière obéissance.» Armande resta muette. Qu'allait-on exiger d'elle? Défaillante, elle tendit la main vers un siège. —«Restez debout!» ordonna le comte, qui lui-même se tenait droit, les bras croisés, devant une cheminée contre laquelle il ne s'adossait pas. Quant à Mᵐᵉ de Solgrès, effondrée dans une bergère, le coude au bras capitonné, elle appuyait obstinément un mouchoir contre son visage. Armande mit seulement deux doigts au dossier d'une chaise, car sans cet appui elle se fût trouvée mal. On ne le lui interdit pas. —«Répondez aux questions que je vous ai posées, mademoiselle. —J'y répondrai, monsieur,» dit-elle d'une voix oppressée. «Mais, j'en ai peur, vous ne croirez pas à mes réponses. Mes sentiments filiaux sont aussi fervents que jamais, et j'ai gardé le souci de l'honneur. —Nous ne le comprenons sans doute pas de la même façon, d'après ce que m'a expliqué votre mère. Écoutez-moi bien... Il ne s'agit pas de vos interprétations plus ou moins romanesques, mais de l'honneur tel qu'on l'a toujours placé si haut dans notre famille, et tel que tous les gens de cœur le conçoivent. —L'honneur ne consiste-t-il pas à dire la vérité et à remplir son devoir?... —Quelle vérité?» s'écria le comte. «Que vous êtes une fille coupable, indigne de votre nom?... Et quel devoir?... Celui d'une maternité honteuse?... Si c'est cela que vous proclamez et publiez, je vous avertis que la proclamation et la publication seront complètes. Vous quitterez cette maison à l'instant. Je vous chasserai ouvertement, comme vous l'avez mérité. Si l'on doit savoir, on saura. Mais on apprendra en même temps comment un Solgrès élague les branches pourries, quand il s'en trouve une, par extraordinaire, sur son arbre généalogique.» C'était bien toute la rigueur ancestrale qui sonnait, implacable, dans la bouche de cet homme. Rien n'ébranlait en lui la religion sociale de sa race. Il apparaissait terrible, parce qu'il était impersonnel. Ce qu'il ne voulait pas qu'on discutât, lui-même ne l'avait pas discuté dans le secret de sa conscience. Voilà pourquoi, sans être un caractère fort, il devenait une force dans ce moment critique. Armande en eut l'intuition. Et, domptée elle-même par la maladie, l'incertitude et le chagrin, elle trembla. —«Qu'exigez-vous de moi, monsieur? Dites-le sans me consulter. Si je le puis, je vous obéirai. —Voici. Sous prétexte d'un voyage de santé, nécessaire surtout à votre mère, vous partirez toutes deux. C'est le départ seulement que vous accomplirez ensemble. Madame de Solgrès, par un détour, viendra me rejoindre dans une résidence qui ne sera pas la vôtre. Vous, vous continuerez avec Louise Bellard, qui vous accompagnera officiellement d'ailleurs. Puisque cette femme sait tout, et qu'elle est sûre, nous nous servirons de son dévouement. On le reconnaîtra comme il convient. Il ne peut paraître bizarre à personne que Madame de Solgrès et sa fille, en plein mois de juillet, partent en Suisse, par exemple, pour se remettre moralement et physiquement de secousses pénibles, ni qu'elles emmènent une brave servante et son petit enfant, que la guerre n'a pas moins éprouvés. —«Ma mère ne restera pas avec moi?...» balbutia Armande, qui, malgré les duretés de la comtesse, eût souhaité le contact maternel durant des heures qu'elle prévoyait si sombres. —«Madame de Solgrès me sera plus nécessaire qu'à vous,» répliqua le comte, «et nous aurons à nous consoler mutuellement pendant une période où notre fille n'existera pas pour nous. Il dépendra de vous que cette fille nous revienne. —Comment cela, mon pè...?» La pauvre Armande rougit et s'arrêta, sans terminer ce mot de «père». —«Bien entendu, pour le monde, nous serons ensemble,» continua le vieillard, «Je prendrai toutes mes mesures à cet effet. L'endroit où vous séjournerez avec Louise Bellard sera soigneusement choisi... Quelque village écarté, où vous passerez pour deux sœurs.» (Il eut un âpre sourire.) «Cela ne contrariera ni votre manière d'être ni vos goûts... —Non, certes!» déclara vivement Mlle de Solgrès. Un regard la foudroya pour cette riposte, qui semblait une bravade, et qui pourtant était le cri involontaire de cette désespérée, trop heureuse de se vêtir en paysanne pour mieux se rapprocher d'un cœur aimant et mieux s'enfoncer dans l'obscurité apaisante. —«Après... l'événement,» poursuivit son père, «Louise Bellard restera à l'étranger, où elle nourrira et élèvera deux enfants, le sien, et... l'autre. Ils auront même éducation modeste, et, plus tard, même condition. Vous, mademoiselle, vous reviendrez avec nous. Mais nous réservons notre pardon, si vous vous en montrez digne, pour le jour de votre mariage. —Mon mariage! Mais, ma mère... Je veux dire... madame de Solgrès... ne vous a-t-elle pas dit?... —Quoi donc?...» demanda le vieux gentilhomme en écrasant sa fille du regard. —«...qu'il est mort.» Tout le visage d'Armande se contracta et trembla. —«Qui est mort?» questionna le père avec un accent indescriptible. —«Le seul homme que je puisse épouser. —Le seul homme que vous pourrez épouser sera celui qui consentira à vous prendre, et dont le nom s'alliera dignement avec le nôtre. La maison de Solgrès est assez bonne, et vous serez assez riche, pour que, malgré votre déchéance, nous espérions encore vous marier de façon honorable. —Mais pourquoi me marier?... Oh! je vous en prie, pourquoi?...» fit Armande, qui joignit les mains. —«Parce que telle est notre volonté, la seule condition suivant laquelle nous vous considérerons encore comme notre fille.» La scène, qui jusque-là se déroulait dans une solennité glaciale, devint alors humaine et déchirante. Armande se jeta aux genoux de ses parents, les supplia de ne pas la mettre à ce point en désaccord avec son cœur et sa conscience. Tout ce qu'elle leur demandait, c'était de la laisser vivre au loin avec son enfant... Elle ne consentirait pas à se séparer de lui. Elle voulait l'élever. Surtout elle ne pouvait concevoir la possibilité d'appartenir à un homme qui lui faisait horreur, quel qu'il fût... Jamais elle ne trahirait le souvenir... Jamais elle n'accepterait un nom qu'elle devrait au mensonge du silence, ou bien à un odieux marché!... Dans les protestations, dans les prières de cette infortunée, vibrait l'éloquence de la douleur et de la tendresse. Sa résistance était brisée. Toutes les barrières d'orgueil croulaient. Son âme crevait en un flot de supplications et de larmes. L'intuition de la maternité mettait à ses lèvres, sur sa physionomie, dans ses gestes, une chaleur émouvante. Le comte de Solgrès en éprouva d'abord de la surprise, puis du trouble. Peut-être fût-il arrivé jusqu'à l'attendrissement. Car, s'il avait le jugement étroit, il était d'une trempe fine. Tout accent de sincérité généreuse éveillait en lui une résonance. Et sa nature, au fond, ne se déterminait pas en sécheresse. Mais Mᵐᵉ de Solgrès intervint. Otant son mouchoir de devant ses yeux, elle éleva une voix acide. —«Mon cher ami,» dit-elle, «je m'étonne que vous prolongiez ces débats qui me tuent. Il était convenu que vous signifieriez à cette malheureuse enfant nos décisions et qu'elle y répondrait pour les accepter, ou que tout serait fini entre elle et nous. Vous n'admettiez pas qu'elle pût les discuter. Si vous aviez entendu les insanités qu'elle me débitait avant votre retour, vous comprendriez mieux à quoi vous exposez le nom de Solgrès si vous la laissez promener par le monde une maternité scandaleuse. Le moins qu'elle fera sera d'afficher la monstruosité de sa situation. Mais sa conduite passée nous éclaire sur l'avenir. Qui a bu boira. Si vous ne mariez pas Armande, cette fille-là deviendra la honte de nos vieux jours. Quant à son enfant, ce sera affaire au mari qu'elle épousera. Qu'il l'adopte, si bon lui semble. Mais je ne vois pas bien mademoiselle de Solgrès nous imposant comme petit-fils un bâtard, lui donnant notre nom, et édifiant le monde par ses vertus maternelles. Qu'une femme soit assez folle, assez éhontée pour cela, passe encore. Mais vous, comte de Solgrès, quel serait votre rôle? Quelle retraite serait assez profonde pour vous épargner les atteintes du mépris et de la risée publics?» Sous la douche de ces phrases cinglantes, le père et la fille se taisaient. Armande s'était redressée. De nouveau se fixait autour d'elle l'invisible armure, le hérissement hostile et muet. Le comte baissait les yeux comme pour ne pas voir. Mᵐᵉ de Solgrès, s'adressant à lui, dit encore: —«D'ailleurs, c'est bien simple. Choisissez entre la fille que voilà et l'épouse que je suis. Laissez-la me piétiner, me meurtrir par d'offensantes comédies comme celle que vous écoutiez tout à l'heure complaisamment... Et ce ne sera pas long. Encore une scène comme celle-ci, et je ne demanderai plus que la tombe!» Ayant tout dit, avec une nervosité agressive qui n'annonçait en rien son dernier soupir, la comtesse parut l'exhaler cependant. Il souleva sa poitrine et vint s'étouffer dans son mouchoir, tandis qu'elle retombait sur sa bergère. Et, se cachant de nouveau le visage, elle reprit son attitude d'auparavant. —«Retirez-vous dans votre chambre,» dit M. de Solgrès à sa fille. «Vous avez entendu votre mère. Ou vous accepterez les conditions que je vous ai exposées, ou tout sera fini entre vous et nous. Vous qui parlez si haut de votre devoir, tâchez de discerner où il est. Voyez si vous devez nous rendre le désespoir et l'opprobre en retour d'un passé d'honneur et du nom sans tache que nous vous avions donné.» Quelques jours après ce colloque, où trois âmes se trouvèrent si douloureusement aux prises, les maîtres de Solgrès avaient quitté leur château, emmenant avec eux la veuve de leur garde et son enfant nouveau-né. Dans le pays, on raconta qu'ils voyageaient à l'étranger, pour moins sentir le poids de leur deuil. On les estima de ne pouvoir supporter la vue des soldats ennemis à leur foyer. Les concierges de leur hôtel, au faubourg Saint-Germain, répondaient dans ce sens aux rares visiteurs qui s'informaient d'eux. Leur absence, bien qu'elle se prolongeât jusque assez avant dans l'hiver, ne provoqua pas d'interprétation malveillante. L'époque était favorable pour se laisser momentanément oublier. Sous le coup du désastre national, chaque existence avait assez à faire de se reconstituer, sans pénétrer celle d'autrui. La vie mondaine suspendue n'imposait aucune obligation de paraître. Jamais il ne fut moins difficile d'ensevelir un mystère. Et cependant quelque chose de ce mystère flotta vaguement autour de l'héritière de Solgrès, lorsqu'on fut plus tard à même de constater le changement de physionomie et la sauvagerie accrue de cette fille bizarre. Une nature moins spontanée se fût mieux prêtée à la légende. Mais celle-ci ne savait guère dissimuler. Et d'ailleurs, à quoi bon? Armande n'éprouvait nul désir de refaire sa vie en effaçant la tragique idylle, car, justement, toute sa vie, tout ce qu'elle pouvait vivre de douleur et de joie, de rêve et d'amour, y était contenu. Passive désormais, elle obéissait à ses parents, parce qu'elle s'inclinait devant la logique âpre, mais hautaine, de son père, et qu'elle eût considéré comme sacrilège de martyriser en lui des sentiments invincibles, qui ne manquaient pas de grandeur. N'était-il pas, en effet, le dépositaire d'un patrimoine d'honneur, le représentant de la race et le chef de la maison? Si toute sa personnalité d'homme se concentrait dans cet idéal, le crime serait d'autant plus abominable de porter la ruine dans ce domaine sacré. Mlle de Solgrès jouait donc, mais sans conviction, son rôle de riche et noble héritière, un des plus beaux partis de France. Et ce n'était pas faute de bonne volonté si son visage peu attrayant, où toute flamme de jeunesse était morte, s'imprégnait d'une indifférence et d'une mélancolie capables de décourager les plus déterminés épouseurs. Ses parents renonçaient à la persécuter sous ce rapport. Il fallait, pensaient-ils, laisser faire le temps. Et d'ailleurs, avec la fortune et le nom de leur fille, on parviendrait toujours à l'établir. Satisfaits d'avoir sauvé les apparences, ils se prêtaient à une détente. Car, avec le caractère si peu maniable d'Armande, ils avaient craint de ne pas remporter même ce relatif avantage. Des mois passèrent, qui, bien vite, se changèrent en années. Les châtelains de Solgrès vieillissaient. Leur fille commençait à espérer qu'elle était libre pour toujours. Chaque été, la famille allait en Suisse, et, pendant quelques jours, Mademoiselle, accompagnée seulement d'une femme de chambre, faisait une cure de lait dans un village de la montagne. Au retour d'un de ces voyages, le comte fit remettre en état la maisonnette de garde jadis habitée par le ménage Bellard. Depuis la guerre, cette maisonnette restait inhabitée. Les autres gardes suffisaient à la surveillance et à la sécurité du domaine. On n'avait pas remplacé le brave serviteur mort sur le champ de bataille. La curiosité des domestiques et des paysans s'émut lorsque des ouvriers furent requis pour débarrasser en partie la maison rustique des lierres, de la vigne vierge et des clématites, et pour la rendre de nouveau habitable. Qui donc allait-on y installer? Le comte n'avait engagé aucun garde dans le pays. Et cependant il ne manquait pas de braves gens qu'une telle situation eût rendus contents et fiers. Mais les plus envieux ne trouvèrent rien à dire quand ils surent à qui étaient destinées la maisonnette et la place. La Louison, remariée en Suisse, où l'amour sans doute l'avait retenue depuis qu'elle y accompagna ses maîtres, revenait au gîte. On lui rendait son nid. Et comme son second mari était un montagnard probe, actif et courageux, il remplacerait le premier dans toutes ses fonctions, et serait, comme lui, garde-chasse. Quand le couple arriva, on lui fit bon accueil. La Louison était aimée dans le village qui l'avait vue grandir. Elle reparaissait au bras d'un Suisse. Mais les Suisses sont de braves gens, qui s'étaient montrés bons voisins pendant nos malheurs. Celui-là, qui s'appelait Mathieu Nobert, bénéficia tout de suite auprès des campagnards français de leur sympathie pour ses compatriotes et de leur amitié pour sa femme. D'ailleurs, ils amenaient avec eux un vivant passe-partout, bien fait pour dilater les cœurs et épanouir les visages, un délicieux garçonnet de trois ou quatre ans, farouche comme un petit faon de montagne, mais d'une beauté émouvante. La première fois qu'ils traversèrent ensemble les rues d'Étréchy, toutes les commères accoururent sur leurs portes: —«Eh bien, Louison, vous voilà de retour? C'est gentil de rester fidèle au pays. Et ce chérubin-là? Le gars à ce pauvre Bellard... Dire que nous l'avons reçu dans ce monde! Mais, sainte Vierge! qu'il est devenu mignon!...» On le regardait mieux, et les cris d'admiration partaient: —«Quel amour, avec ses boucles noires! —Mais où a-t-il pris ces grands yeux-là?... —C'est vrai que Bellard était très brun. Et vous aussi, Louison, vous êtes brune. Mais ce bijou-là s'est taillé ses prunelles dans du jais. —Y a pas à dire, ma fille, il est plus beau que père et mère. —Tant mieux!» disait Louise en souriant avec fierté. Et Mathieu Nobert ajoutait avec bonhomie: —«Attendez seulement qu'il ait des petits frères, que je lui achèterai, moi. Ils seront encore plus beaux.» Un éclat de rire saluait cette fanfaronnade. —«Ah! ah! le jaloux. Eh ben, vous savez, faudra y mettre le prix pour en avoir de c't acabit-là. Faut croire que ce pauvre Bellard avait la main heureuse.» Tout en le bourrant de bonbons, l'épicière de la Grand'Rue demandait: —«Comment t'appelles-tu, mon ange? Pierrot?... Jeannot?... Jacquot?... —Mais non,» intervenait Louise. «Vous savez bien que mademoiselle de Solgrès a eu la bonté d'être sa marraine. Son nom est Armand. —Oh! un nom de grand seigneur. Il le portera bien. Et il n'en a pas d'autre? —Si... Michel... Armand-Michel Bellard. —Pourquoi Michel? —C'était un nom que Bellard avait choisi. Alors vous comprenez... en souvenir de son père...» Le soir même du jour où le ménage Nobert, avec l'enfant du premier mari, se fut installé dans la maison de garde, au fond du parc, non loin du souterrain, le comte et la comtesse de Solgrès dirent à leur fille, qui leur souhaitait le bonsoir: —«Nous avons à te parler.» Elle les suivit dans le petit salon si retiré, si sourd, où jadis ils avaient fixé une ligne de conduite dont ils ne s'étaient pas départis. Armande fut certaine que ses parents allaient aborder le sujet dont on ne s'entretenait jamais, lorsque son père, sans donner l'ordre aux domestiques d'éclairer la pièce si bien close, y transporta lui-même une lampe, en priant ces dames de le suivre. Quand tous trois s'y trouvèrent, et la porte soigneusement fermée, M. de Solgrès dit à Armande: —«Ma fille, tu nous rendras ce témoignage, à ta mère et à moi, qu'il n'était pas possible à des gens de notre sorte, ayant notre caractère et nos opinions, de pousser plus loin que nous ne l'avons fait le pardon du passé et le respect des sentiments naturels.» Mlle de Solgrès inclina la tête. —«Les circonstances nous ont aidés,» reprit le vieux gentilhomme, «Ce fut une fatalité bien extraordinaire,—et que j'appellerais providentielle, s'il n'était sacrilège d'imaginer la Providence frappant un innocent au profit d'un bâtard,—celle qui fit mourir l'enfant de Louise pendant le voyage qui suivit la naissance de... l'autre. Rendue ingénieuse par un dévouement que j'honore, cette excellente créature eut aussitôt l'idée d'une substitution qui consolait un peu son chagrin maternel en assurant à jamais ton honneur et notre repos. Arrivée au chalet que nous lui avions acheté dans la montagne, elle tenait dans les bras un petit être qu'elle nourrissait comme son fils, et qui passa pour tel. Rien depuis n'a jamais fait soupçonner à personne qu'il en soit autrement. Nous pourrions nous y tromper nous-mêmes, si tu n'avais assisté à cette courte et foudroyante maladie du petit Bellard, qui vous arrêta dans une auberge perdue. Car, après des années, une mère elle-même reconnaîtrait-elle un enfant quitté à trois semaines d'un autre quitté à trois mois?... —Je ne m'y tromperais pas,» dit Armande. «Il ressemble trop... —Tais-toi, imprudente!...» s'écria le père, d'une voix terrible, quoique étouffée, «Veux-tu me faire repentir d'un excès de faiblesse?... Veux-tu que je renvoie ces gens à leurs montagnes?... —Oh!...» gémit Armande. —«Tais-toi donc, alors!... Ne laisse jamais des réflexions pareilles te venir aux lèvres, ni même à la pensée. Cette ressemblance, Dieu merci, n'est pas la tienne. Nul ne discernerait le type des Solgrès dans cet enfant. Peu importe qu'il soit le portrait d'un homme que nul n'a vu dans ce château. Car...—et c'est une des affirmations que je veux obtenir encore de toi, solennellement, ce soir...—tu me jures que personne de nos gens, hors Louise, personne du pays, n'a eu connaissance du séjour ici de Michel Occana, que personne n'a vu ses traits?... —Personne de nos compatriotes,» répondit Mlle de Solgrès d'une voix qui ne tremblait pas, bien que toute couleur eût quitté son visage. «Il fut enseveli dans la forêt par ses bourreaux eux-mêmes, sans que j'aie découvert l'endroit, malgré mes recherches, après ma maladie.» Le comte reprit avec une certaine douceur: —«Ainsi, la chose est irrévocable. Le sort en est jeté. L'enfant que Louise Bellard élève est le sien, même légalement, puisqu'il remplace celui qui fut inscrit sur les registres civils d'Étréchy sous le nom d'Armand Bellard, ainsi qu'à l'église, où il a été baptisé comme ton filleul. Sur ton désir, elle l'appelle Michel, expliquant cela par un caprice de son mari mort. Soit. J'aime autant que ce nom d'Armand ne résonne pas trop souvent, n'éveille pas des analogies. Le véritable Armand Bellard repose dans un petit cimetière de Suisse, sous une pierre anonyme. Et le beau-père même du vivant ne doute pas que l'enfant qu'il caresse ne soit celui de sa femme, celui qui naquit ici, dans la maison où il demeure. Tout est donc bien. Et maintenant, Armande, écoute ce que je vais te dire. Cette vérité légale, cette vérité apparente, cette vérité nécessaire, elle est désormais pour nous la vérité absolue. Si l'enfant peut vivre et grandir sur ce domaine, c'est parce qu'il est Armand Bellard. Tu m'entends bien?... A partir de ce jour, il n'y aura plus, pour ta mère et pour moi, pour Louise,—dont nous sommes sûrs,—aucune autre réalité... Pas même dans nos pensées les plus secrètes. Il faut que, pour toi, il en soit de même. Tu as le droit de t'intéresser à cet enfant, de t'en occuper, dans la mesure où tu le ferais pour un filleul,—pas autrement. C'est beaucoup, étant donnée la situation. Sois-nous donc reconnaissante de t'en avoir accordé le privilège, et ne nous en fais pas repentir par la moindre inconséquence.» Il regarda sa fille, qui demeurait silencieuse. —«Jure-moi,» reprit-il, «qu'à aucun moment, rien dans tes actes, dans tes paroles, dans ta façon d'être, ne fera entendre ni à cet enfant, ni à personne au monde, que tu sois pour lui autre chose qu'une protectrice bienveillante, une châtelaine sans morgue, qui, par bonté pour ses parents, daigna le tenir sur les fonts baptismaux.» Armande se taisait toujours. —«Allons... Réponds-moi. Si tu n'acquiesces pas à ce que je te demande, j'exigerais que l'enfant soit élevé au loin.» Mlle de Solgrès fit un effort: —«Vous n'exceptez personne de ce serment? —Et qui veux-tu donc que j'excepte? —L'homme dont vous me forceriez d'accepter le nom. Mais en ce cas, mon père, vous me relevez de ma promesse de prendre un mari de votre main?... Si je ne puis tout lui dire, je ne l'épouserai pas.» A ce moment, la comtesse de Solgrès releva la tête. —«Cette fille est absolument folle,» dit-elle à son mari. Celui-ci éclata, de cette colère sourde et basse qu'imposait le mystère de leur entretien. —«Mais alors tout ce que nous avons fait pour toi, malheureuse, n'est qu'une duperie!... Mon but est de te voir mariée avant ma mort. C'est mon seul moyen d'assurer le succès de tant d'efforts, et de t'empêcher de galvauder notre nom... Car je lis dans ton âme inflexible, Armande... Tu le donnerais tôt ou tard à cet enfant de malheur, à ce fils d'aventurier... —De héros, mon père!...» s'écria-t-elle, tandis que son terne visage tout à coup resplendissait. —«Oui... Soit!... Il fut brave... Mais nous avons pris nos informations en secret. C'était un fils de famille dévoyé... Et de quelle famille!... Joueurs, duellistes et casse-cou, ce que deviennent dans notre civilisation, où ils n'ont plus de place, les condottieri...» Armande voulut interrompre. Un geste violent de son père l'arrêta. —«Assez!... Vas-tu peut-être te targuer de ta faute?... Sans mon énergie, tu en viendrais là, ma parole!... —Son ingratitude est inconcevable,» murmura la comtesse. M. de Solgrès reprit: —«Oui ou non, Armande veux-tu prêter le serment que j'exige de toi?... Tu es libre de t'y refuser. Mais sache-le... Dans ce cas, j'éloigne à jamais l'enfant. Et si sa mère,»—il appuya sur le mot en regardant au fond des yeux sa fille, qui frémit visiblement,—«si sa mère, Louise Bellard, a l'imprudence de te soutenir et de me résister, je chasse les parents...» Une voix aigre intervint. —«Nous tenons Louise. Elle n'oserait pas maintenant dire à son mari qu'elle s'est moquée de lui à ce point.» Armande ne tourna pas la tête, mais ses lèvres tremblèrent. —«Oh!» dit le comte, «ne soyons pas injustes. La discrétion de cette femme est insoupçonnable. Nous n'avons pas besoin de «la tenir» pour qu'elle garde son rôle jusqu'au bout.» Il ajouta: «Je voudrais être aussi sûr d'Armande. —Mais moi, vous «me tenez», mon père,» dit la révoltée, répétant avec une amertume insondable la dure parole. «Vous savez que je ne laisserai repartir ni l'enfant, ni... ses parents, tant que j'aurai un moyen, fût-il criminel, de l'empêcher. Donc je vous fais le serment tel que vous l'avez formulé tout à l'heure. —Tu jures?... —Je jure. —Sur quoi?... —Sur le cœur, percé de balles prussiennes, qui ne cessa de m'aimer qu'en cessant de battre, et sur l'enfant qu'il me laissa,» dit Armande. Elle resta une seconde immobile, la tête haute, comme grandie et soulevée par son tragique enthousiasme. Puis elle se détourna et sortit brusquement. Car des sanglots impétueux grondaient en elle en fracas d'orage. A peine eut-elle le temps de gagner sa chambre. Le verrou poussé, elle se jeta sur son lit et s'abîma en pleurs convulsifs. V _LE MARTYRE D'UNE MÈRE_ En 1876, le monde légitimiste s'émut d'un mariage autour duquel devaient forcément s'éveiller les commentaires. Le comte Pascal de Malboise épousait Mlle Armande de Solgrès. Ce comte de Malboise, qui, presque aussitôt après, allait hériter du titre de marquis, était le représentant d'une très ancienne et très noble famille. Il la représentait d'ailleurs assez mal, n'ayant perpétué jusqu'ici la notoriété d'un beau nom que par des frasques de viveur et des exploits sportifs. En approchant de la trentaine, complètement décavé,—car il n'avait pas eu de peine à dissiper un patrimoine singulièrement réduit par la Révolution,—il avait résolu de faire un riche mariage et de se lancer dans la politique. L'urne électorale lui avait été moins rétive que le cœur des héritières, car il fut député avant d'avoir rencontré une dot équivalente à ses appétits. Dès son apparition à la Chambre, il acquit vite une sorte de popularité, et même bientôt d'autorité, dans son parti. Ce n'est pas qu'il fût d'une intelligence supérieure. Mais point n'est besoin d'être intelligent pour faire de la politique d'opposition. Maintenir son propre pouvoir demande quelque habileté. Démolir le pouvoir des autres n'exige que de la violence. Or, la violence, l'audace, une verve fanfaronne, des mots à l'emporte-pièce, une promptitude extrême à descendre sur le terrain, pour y faire preuve d'une virtuosité redoutable à l'épée comme au pistolet, telles étaient les qualités spéciales qui donnèrent bien vite à Pascal de Malboise une tournure de champion tout à fait d'accord avec les idées «vieille France», et le loyalisme chevaleresque qu'il se piquait de représenter. Admirablement doué d'ailleurs, au physique, pour ce rôle, avec sa stature herculéenne, ses façons à la fois hautaines et familières, sa voix tonitruante, sa grosse moustache roulée cavalièrement, son air à la fois rieur et agressif. Sa physionomie fut rapidement légendaire. Et sa bonne fortune voulut qu'il ne déplût pas aux foules, malgré l'aristocratie de son milieu et de ses opinions. Sa nature batailleuse et joviale était de celles pour qui notre race française a toutes les indulgences. Le fond d'égoïsme, de brutalité, d'ambition, disparaissait sous le brio extérieur. Puis sa taille de cuirassier géant, le faisant reconnaître dans toutes les réunions et tous les défilés parlementaires, séduisait le grêle gamin de Paris, qui, pour cela seul, l'acclamait. On l'eût bientôt surnommé l'Alcide légitimiste. Le comte de Solgrès, dès qu'il eut connaissance des projets de Pascal de Malboise sur sa fille, l'accueillit comme le gendre idéal. Il avait le don qui primait tous les autres en l'occurrence: un nom de la plus pure et de la plus ancienne noblesse. Voilà bien ce qui pouvait délivrer à jamais le vieux gentilhomme de ses angoisses quant à l'honneur familial. Après avoir épousé un Malboise, une Solgrès ne pouvait plus déchoir, par n'importe quelle révélation ou quelle aventure. D'autre part, le marché gardait tout ce qui restait de loyauté possible en pareil cas. L'immense fortune qui serait un jour celle d'Armande représentait bien, et sans illusion permise, ce que le jeune homme recherchait dans cette alliance. On ne le trompait donc pas. Nul dans son entourage,—et la pauvre Armande moins que tout autre,—ne pouvait se figurer que l'ex-viveur, jadis connu pour ses aventures galantes, et toujours friand de beauté féminine, épousait par amour une personne dépourvue de tout éclat, taxée de maussaderie, parce que le monde n'admet pas la mélancolie qui l'exclut d'une vie profonde, d'ailleurs à peine plus jeune que lui, et qui ne le paraissait guère. L'obligation morale, contractée envers ses parents, la joie incroyable qu'ils montraient de cette union, étaient des raisons suffisantes pour décider la créature brisée à s'y soumettre. Elle en voyait une autre. Peut-être Pascal de Malboise, cet homme d'argent et de plaisir, à qui certainement elle serait indifférente, consentirait-il, dans l'intérêt de sa propre liberté, à lui laisser ce qu'il considérerait comme une distraction et un joujou: la joie d'élever son petit Michel. Tandis qu'il mènerait à Paris sa vie d'homme de tribune, d'homme de salon, et aussi d'homme de boudoir, qu'est-ce que cela pourrait bien lui faire que sa femme, si peu décorative, restât dans leur château, et s'amusât, comme d'une poupée, avec un enfant de ses domestiques? Certes, elle oserait alors ce que ses parents lui interdisaient si rigoureusement aujourd'hui. Eux-mêmes, à leur fille mariée, n'auraient plus de représentations à faire. Ainsi se conclut le mariage. Certes, les causes qui le déterminèrent ne manquaient pas d'étrangeté. Malgré l'acuité de l'observation mondaine et la malveillance des jugements qu'elle prodigua, l'élégante assistance de cette messe nuptiale eût montré des pâleurs de saisissement et des reculs d'effroi, si tout à coup fussent devenues apparentes les pensées des héros de la fête, si l'on avait pu les lire, à travers ce voile virginal, sous la chevelure lustrée de l'époux et les mèches blanches des parents. Quoi qu'il en fût, le couple échangea les serments d'amour et de fidélité éternels, après que le prêtre eut énuméré toutes les raisons divines et humaines qu'ils avaient de former un ménage heureux et uni. Quelques semaines plus tard, par un délicieux après-midi de printemps, créé, semblait-il, pour l'enchantement de deux jeunes mariés, si l'on eût cherché dans quel coin de paradis ceux-ci cachaient leur ivresse, voici ce qu'un être agile et invisible aurait pu voir à la même heure: Dans un petit hôtel de la rue Lord-Byron, Pascal de Malboise remettait un trousseau de clefs à une toute jeune actrice, qui, n'étant pas encore habituée à de pareilles installations, sautait de joie comme une gamine. —«Écoute, mon gros Pascal,» disait cette jeune personne exubérante, si, avec cela, tu me fais entrer à la Comédie-Française, toutes mes amies en crèveront de dépit. —Tu auras la joie de les enterrer,» répliquait-il. «Je n'ai promis l'appoint de mon groupe au Ministère qu'à cette condition. Le président du conseil lui-même doit obtenir ça du ministre des beaux-arts. —Alors tu mérites un bécot,» faisait la petite comédienne, en tendant sa frimousse gentille. —«Je mérite même mieux. —Fi, le gourmand!... —Gourmand!... Appelle-moi meurt-de-faim! Si tu crois que c'est facile de sortir du jeûne quand on n'a que des os sur son assiette?» La cabotine s'esclaffait. —«Vraiment?... Si maigre que ça, ta légitime?...» A trente kilomètres de là, dans un parc aux futaies admirables, une femme du peuple, la femme d'un garde, se dirigeait vers la demeure des maîtres. Un petit garçon d'une beauté singulière, avec ses traits fins, son teint mat sous la soie des boucles sombres et la splendeur de ses grands yeux noirs, gambadait autour d'elle. Il chantonnait du ton le plus joyeux: —«Nous allons voir marraine... Nous allons voir marraine...» Et tout à coup, prenant un air important: «C'est vrai, dis, maman, qu'elle est maintenant une marquise, ma marraine? —Oui, c'est madame la marquise de Malboise. —Oh! la voilà...» cria-t-il en s'élançant hors de l'allée. Entre les arbres, il avait aperçu Armande, qui descendait le perron, et il courut au-devant d'elle. La Louison le suivit. Coupant au plus court, il bondissait maintenant à travers l'immense pelouse qui monte en un tapis rectangulaire derrière le château. Malgré sa vivacité, ses petites jambes de cinq ans n'allaient pas bien vite. Aussi les deux femmes se trouvaient toutes proches, lorsque, entre elles, soudain, l'enfant s'arrêta: —«Oh! la belle fleur!... Il faut que je la cueille.» C'était au milieu du gazon, à peu de distance de la façade, sous les fenêtres de la chambre qui fut celle d'Armande, jeune fille. Depuis le matin où, sur l'herbe décolorée et glaciale, la brève tragédie avait eu lieu, jamais celle qui en fut la spectatrice épouvantée n'avait posé les yeux à cette place sans un frisson d'horreur. Elle contempla l'enfant qui, insoucieusement, ramassait des fleurs là où avait coulé le sang de son père. Pétrifiée, elle leva vers Louise un visage blanc jusqu'aux lèvres. La femme du garde avait pâli elle-même. —«Michel,» cria celle-ci aussitôt, «mon petit Mimi, laisse les fleurs... Comment!... Tu n'as pas dit bonjour à ta marraine!... —Oh!» dit Armande, «ne l'empêchez pas.» Elle s'avança un peu et s'agenouilla près du petit garçon. —«Veux-tu me donner tes fleurs?» lui demanda-t-elle. —«Les voilà... Oh! vous pleurez?...» dit le petit, que stupéfiait la vue de deux larmes dans les yeux si tendres pour lui. —Mon amour... Mon cher amour!...» balbutia la pauvre femme, en serrant éperdument le souple petit corps contre sa poitrine. Heureusement, du château, nuls yeux réprobateurs ne surprirent cette effusion affolée. M. et Mᵐᵉ de Solgrès, relevés de leur surveillance ombrageuse depuis le mariage de leur fille, ne recherchaient plus avec elle une vie commune où trop de gêne subsistait. En ce moment, ils étaient à Paris, occupés à déménager leur hôtel de la rue Saint-Dominique, condamné par le percement du boulevard Saint-Germain. Le vieux couple se contenterait maintenant d'un appartement en ville, tandis que les jeunes mariés se feraient construire une demeure plus moderne dans les quartiers neufs. Déjà le marquis de Malboise avait jeté son dévolu sur un terrain, rue d'Offémont. Et il était en pourparlers avec l'architecte,—le même qui avait négocié l'achat et présidé aux travaux du petit hôtel offert à la jeune comédienne. Bagatelle, d'ailleurs, que ce cadeau à une maîtresse. Pour la demeure conjugale, l'artiste avait le champ libre. Car ce serait l'hôtel de Malboise. Il le fallait de caractère historique en rapport avec ce nom célèbre dans les fastes de la noblesse française, en rapport aussi avec la grande fortune qui en relevait le prestige. Aussi, le marquis fouillant dans ses archives de famille, retrouvait de vieux plans et de vieilles gravures, grâce auxquels l'architecte pourrait reconstituer une des maisons de ses ancêtres au temps de la Renaissance. Et de là surgit cet hôtel de la rue d'Offémont, dont tout Paris admire encore le style François Ier, si élégant et si pur. Lorsque cette exquise résidence fut achevée, M. de Malboise entendit que sa femme y menât un train digne de leur situation et nécessaire à son influence politique. Il se buta à une résistance inattendue. Jusqu'à présent, l'inclination d'Armande pour la vie campagnarde de Solgrès n'avait pas même été remarquée par son mari. C'était, croyait-il, le fait des circonstances, puisque le ménage n'avait à Paris qu'un pied-à-terre provisoire. Aujourd'hui seulement la lutte allait commencer. Elle se fit tout de suite d'autant plus âpre qu'elle s'alimentait d'un sujet permanent de rancune, dont le caractère apparut à la longue définitif. Le marquis de Malboise se prit à désespérer d'avoir des enfants, et il en éprouva le plus amer déboire. Lui aussi possédait à un vif degré l'orgueil du nom. Il rêvait de transmettre ce nom à un fils, avec tous les avantages de sa situation et de sa fortune. Quand il dut renoncer à cet espoir, le changement qui se produisit en lui fut terrible. En Pascal de Malboise dormait un fonds de violence et de brutalité que, jusqu'à présent, ses succès de toutes sortes lui avaient permis d'ignorer lui-même. Le fleuve le plus impétueux ne bouillonne que contre un obstacle. L'obstacle, pour cet homme de vie triomphante et brillante, serait désormais la femme antipathique, obstinée, muette, qui, après avoir désappointé son plus cher espoir, oserait maintenant opposer une incompréhensible volonté à la sienne. Bientôt, c'est ailleurs qu'il devait l'apercevoir, l'obstacle. Et sa force devait s'y ruer, accablante. Mais d'abord, il ne vit dans les goûts de retraite d'Armande que la bizarrerie d'une créature mal équilibrée, à demi stupide. C'est ainsi qu'il jugeait sa femme, et c'est dans ces termes qu'il l'apostrophait, durant leurs rares instants d'intimité,—c'est-à-dire d'enfer intérieur. Elle lui opposait une inertie, dont l'effet, presque physique, était d'exciter la fureur chez ce sanguin, tout en dehors, qui ne pouvait imaginer un sentiment dépourvu d'expression. La croyant insensible, il ne se gênait pas. Et ce fut ainsi que, par ses procédés blessants, il accumula dans ce cœur fermé,—où l'orgueil ancien n'était pas mort,—une haine irrévocable et froide. Lui-même ne tarda pas à détester Armande. M. et Mᵐᵉ de Solgrès achevèrent leur vie sans trop soupçonner ce couronnement sinistre de leur œuvre. Le ménage de Malboise gardait une correction extérieure, due à l'éducation traditionnelle, qui sauvegardait la façade, et pouvait donner le change même à des parents. Cependant ils en apprécièrent la désunion par ce fait que les deux époux vivaient presque constamment séparés,—Armande résidant la plupart du temps à Solgrès, Pascal n'y passant qu'une semaine ou deux, au moment de la chasse, et encore avec une bande d'amis qu'il prenait soin d'y amener. Les deux vieillards se suivirent de près dans la tombe. Leur disparition, par les biens considérables qu'ils laissaient, aggrava de questions d'argent l'hostilité entre leur gendre et sa femme. Le marquis et la marquise de Malboise, mariés sous le régime de la communauté, héritaient ensemble. Sauf pour l'admirable domaine de Solgrès, que le comte, par orgueil familial ou tardive impulsion de tendresse, léguait en propre à sa fille. Une palpitation de joie inaccoutumée jusqu'à en être pénible, agita le cœur d'Armande quand elle entendit cette clause du testament paternel. Solgrès lui appartenait!... Le souterrain qui creusait sa colline, et où elle avait rêvé dans les ténèbres un éblouissant rêve d'amour, ne serait pas profané, comblé ou vendu, car elle en restait seule maîtresse. L'extrémité du parc contenait en sous-sol la retraite sacrée... Et ce qui encore était à elle, bien à elle, rien qu'à elle, c'était la terre où le martyr adoré tomba dans l'horrible matin, l'herbe dans laquelle se crispèrent ses mains raidies, le sol qui but son sang, les arbres dont les branches convulsées tressaillirent dans le sursaut de la décharge, et qui, pour elle, avaient des faces de témoins. La marquise de Malboise était encore dans l'émotion de son double deuil lorsque son mari, retourné au champ clos parlementaire, lui annonça de Paris qu'il viendrait lui demander un moment d'entretien. Le lendemain il arrivait au château. Le couple, de plus en plus désuni, se trouvait face à face. Morne entrevue. Le premier regard assura les époux du peu d'agrément qu'ils éprouvaient à se voir, et du peu de peine qu'ils prenaient pour se moins déplaire réciproquement. Pascal épaississait, portait les années moins allègrement, bien qu'éloigné encore de la quarantaine. Sa figure lourde, aux yeux ronds, aux mâchoires proéminentes sous une grosse moustache rude, prenait,—surtout à cette minute de résolution mauvaise,—quelque ressemblance avec un bouledogue. Armande, blême et fanée, dans les durs reflets du crêpe, n'atténuait, ni par l'ombre d'un sourire, ni par une disposition seyante de sa massive chevelure,—beauté que sa maladresse transformait en laideur,—l'ingrat aspect de sa physionomie. —«Je suis venu vous annoncer,» prononça nettement le marquis, «la visite de notre notaire. —Notre notaire?...» répéta sa femme, étonnée. —«Oui. —Quel notaire? —Duquel voulez-vous que je parle, sinon de maître Bruloir, chargé de tout ce qui concerne notre communauté de biens. —Notre communauté, soit. Mais sur ce terrain, mon consentement vous est acquis pour toute chose. Qu'ai-je besoin de parler à monsieur Bruloir? Quant à mes propres, vous savez que cela regarde monsieur Jacquet, notaire de mes parents, et qui désormais sera le mien. —C'est que je ne veux pas,» dit brutalement Pascal. «Quel besoin avez-vous de compliquer la situation avec un notaire personnel?... Nous sommes bien assez divisés moralement. Si nous avons deux notaires, dont chacun fera du zèle en essayant de rouler l'autre dans l'intérêt de son client, nous arriverons à la guerre. Est-ce cela que vous désirez?» Armande ne répondit pas. Un peu déconcerté par son silence, Pascal reprit d'un ton moins acerbe: —«Si je vous demande de vous entretenir avec maître Bruloir, c'est parce que je trouve plus convenable de traiter certaines questions par son intermédiaire plutôt que de les discuter ouvertement avec vous. —Quelles questions?» demanda la marquise. Ce fut au tour de son mari de garder le silence,—un silence d'évidente gêne. A la fin, il dit: —«Ne devinez-vous pas? —Du tout.» Une expression de vague ironie eût démenti cette réponse pour un observateur même peu sagace. —«Mon Dieu, Armande, le sujet ne laisse point d'être délicat. Toutefois nous ne sommes pas des enfants... Encore moins des amoureux. Nous savons parfaitement l'un et l'autre que l'inclination romanesque ne fut pour rien dans notre mariage. Nous nous sommes fait mutuellement l'apport, moi, de mon nom et de mon titre, vous, de votre fortune. Si je meurs le premier, vous resterez marquise de Malboise. Mais si c'est le contraire, trouvez bon que, pas plus que vous, je n'aie fait un marché de dupe.» La grossière netteté de cette dernière phrase fit monter aux joues pâles d'Armande un flot de rouge, qui se fixa aux pommettes en deux taches, de feu. Pascal de Malboise ne se doutait guère de quel abîme de secrète honte jaillissait le brûlant afflux. —«Vous avez raison, monsieur,» dit sa femme. «Je vous dois mon argent. Vous l'aurez jusqu'au dernier sou.» La promptitude et la fierté de cette réponse humilièrent un peu le député. Il expliqua: —«Vous comprenez... Si nous avions eu des enfants, comme je le désirais avec tant d'ardeur, la nécessité d'un testament de votre part ne s'imposerait pas. Mais, voyez qu'un malheur arrive, et que je sois contraint à partager avec des collatéraux dont vous ne vous souciez pas plus que moi. Vous avouerez... —J'avoue, monsieur, que c'était une des conditions, au moins tacites, de notre _marché_...» (elle appuya sur le mot) «que je vous donnerais des enfants... De ce chef encore, je suis tenue à payer un dédit. —Oh! ma chère... —Je vais donc appeler au plus tôt monsieur Jacquet... —Mais, encore un coup, pourquoi maître Jacquet et non pas maître Bruloir?» Armande regarda son mari bien en face. Elle était toujours, malgré l'oppression de tant de contraintes et de douleurs, un être de droiture, d'intrépidité. —«Parce que,» déclara-t-elle, «je veux faire mon testament en toute liberté, en toute sécurité, sans divulgation ni commentaires possibles.» Un changement soudain abolit tout embarras sur la physionomie de Pascal. Il prit son air de lutteur qui va foncer en avant. —«Vous moquez-vous de moi?» demanda-t-il. —«C'est bien loin de ma pensée. —Alors, que signifie cette incohérence?... Ou, comme vous venez de vous y engager, vous testez en ma faveur... En ce cas, mon notaire et moi pouvons être admis sans inconvénient dans le secret de vos volontés... Ou bien vous me tendez je ne sais quel piège, avec votre astuce féminine... pour le plaisir de me jouer, parce que vous m'avez en haine!...» Le ton s'éleva sur les derniers mots... La fureur grondait devant le calme d'Armande, et dans la crainte d'une immense déception. —«Vous aurez la complaisance de me croire sur parole,» dit-elle. —«De croire quoi?... Vous me faites légataire de tous vos biens, avez-vous dit? —Je n'ai pas dit: «de tous mes biens...» mais «de tout mon argent». Des dents plus longues que les vôtres se contenteraient d'un pareil morceau. Songez à toutes les valeurs mobilières que cette expression représente. —Mobilières?...» répéta-t-il. Et il devint pâle. Le mari et la femme échangèrent deux regards aigus comme des pointes d'acier. Elle aussi, elle venait de pâlir. Quelle imprudence de se faire si bien comprendre! L'emportement de sa franchise la conduisait sans doute plus loin qu'elle ne voulait aller. Le marquis ne dit que ce mot: —«Et Solgrès?...» Armande essaya d'opposer à l'attaque ce silence d'inertie, devenu son refuge. Mais nulle barrière de volonté ne suffirait dans la crise actuelle. Un trop féroce intérêt entrait en jeu. Solgrès, ce domaine admirable, si riche en bois, en chasses, en prairies, qu'il suffisait à son propre entretien et donnait encore des revenus. Ce château, l'un des plus beaux de France, avec sa tour féodale, rattachée par une combinaison si heureuse au corps de logis du temps de Louis XIII. Ce Solgrès, si glorieux à posséder, que Pascal souffrait, en y entrant, de se dire: «Je suis chez ma femme», et qu'il ne s'était consolé du testament de son beau-père que par l'espoir assuré d'une donation, ou tout au moins d'un legs consenti par Armande. Il marcha vers elle, la face terreuse et gonflée de menace. —«Que prétendez-vous faire de Solgrès?» demanda-t-il. —«Le laisser à qui bon me semble.» Audacieuse réponse. Il y fallait tout le courage naturel de cette femme, et cette ardeur jalouse de lionne prête à mourir là où coula le sang du mâle sous les balles des chasseurs, oui, prête à mourir de douleur furieuse et pour leur barrer la voie vers son lionceau et vers son repaire. Solgrès à Pascal de Malboise!... Solgrès et son nid d'amour!... Solgrès et la pelouse du supplice!... Solgrès où vivait son enfant!... Jamais!... Jamais!... Jamais!... Ces deux syllabes, elle se les répétait follement. Et c'était leur fulgurance qui éclatait dans ses yeux, leur irréductible décision qui faisait palpiter ses narines, trembler ses lèvres, tandis qu'elle bravait la colère de Pascal. Un éclair de violence redoutable avait passé sur les traits du marquis. Mais il se contint, et ce fut d'une voix presque mesurée qu'il dit encore: —«Réfléchissez à la gravité de ce que vous m'apprenez, marquise de Malboise. Vous entendez que Solgrès passe après votre mort entre les mains d'un héritier que j'ignorerai jusque-là?...» Surprise par la forme de sa question et par les déductions qui apparurent immédiates, Armande inclina faiblement la tête. —«Solgrès est un patrimoine presque illustre, une demeure historique,» poursuivit-il. «Son transfert fera quelque bruit et attirera l'attention sur l'heureux légataire. Pouvez-vous me répondre...—Vous voyez, j'ai confiance en votre parole... D'ailleurs, vous savez mal mentir.—Pouvez-vous me répondre que moi, votre mari, je ne me trouverai pas, par ce fait, aux prises avec l'équivoque... peut-être avec le ridicule?...» L'exaltation intérieure d'Armande cessa de la soutenir. Un filet de glace coula dans ses veines. Quoi!... Pouvait-on faire tant de chemin en quelques phrases?... Où en était-elle?... A quoi maintenant tenait son secret?... Une seconde d'effarement... C'était trop. Le mari se jetait contre elle, et lui saisissait, lui meurtrissait les poignets. —«Malheureuse!... Que me cachez-vous? Qu'y a-t-il dans votre existence ou dans celle de votre famille?... Ce domaine, qui porte le nom de vos ancêtres, à qui pensez-vous le transmettre?...» Elle sentit en cet homme une telle frénésie, qu'elle crût sa dernière heure arrivée. La vérité ou le silence l'exposaient également. Et elle n'avait pas la ressource du mensonge. Quelle fable inventer?... Puis, comme il disait lui-même, elle ne saurait pas. Une ivresse d'indignation la souleva. —«Laissez-moi!...» gémit-elle en se tordant sous la cruelle étreinte. «Quelle honte!... Vous, un gentilhomme!... Battre une femme pour la dépouiller!...» Il la lâcha. —«C'est faux!» protesta-t-il. «La valeur de Solgrès n'est pas en cause. Mais il y a là-dessous quelque ignoble mystère que j'ai le droit de savoir... et que je vous arracherai!...» Les syllabes grincèrent comme des scies et des tenailles de torture. Et ce fut bien une torture, pire que tout ce qu'elle avait subi auparavant, qui commença pour Armande. Moralement, et parfois physiquement, elle endura ces persécutions multiples que peut seul exercer un mari, à qui toute une vie de femme est livrée, sans aucun asile d'âme ou de corps, quand ce mari n'a ni respect, ni scrupule, ni pitié. Maintenant, il ne la quittait plus comme autrefois. Il restait auprès d'elle ou la contraignait à le suivre, résolu à ne la laisser tranquille que lorsqu'il aurait percé le mystère que, malgré tout, elle parvenait à lui dérober. Elle résistait. L'inertie, l'obstination, le dédain, la ruse même,—car elle eut à la fin, traquée comme elle était, des subtilités astucieuses de femme, elle si peu fille d'Ève,—tout lui servit pour ne pas révéler cette détermination incroyable, qu'elle donnerait par testament le merveilleux, l'historique Solgrès, au fils d'un de ses gardes-chasse. Même, pendant longtemps, elle eut le courage de ne pas s'occuper du petit Michel, de rester éloignée de lui, afin de ne pas mettre sur la dangereuse piste une inquisition désormais en éveil. Pour obtenir une paix relative, pour ne pas pousser à bout une exaspération qu'elle jugeait sans frein, Armande parut renoncer à faire un testament. Elle ne convoqua pas son notaire. —«Vous pouvez,» dit-elle à son mari, «me donner au moins quelque répit pour réfléchir. Je ne suis pas, que je sache, en danger de mort.» Le fait est que cette mesure de prudence lui apparaissait à deux fins. En danger de mort?... Elle se sentait d'autant plus sûre de ne pas l'être qu'elle se hâtait moins d'instituer M. de Malboise son légataire universel et son principal héritier. Le brillant lutteur parlementaire lui était apparu sous de singuliers aspects,—avec le masque de bouledogue si férocement crispé, avec de sanglants feux follets au fond des yeux et la bave des paroles odieuses au bord des lèvres,—qu'elle ne le croyait pas incapable d'aider les hasards meurtriers. Mieux valait l'horreur de la perpétuelle bataille intestine que l'apaisement durant lequel cet homme souhaiterait sans cesse et tout bas qu'elle disparût. Mais un jour,—le jour où se préparait à la Chambre une chute de Ministère et où nul intérêt médiocre n'aurait arraché de son banc le meneur de l'opposition,—une scène étrange eut lieu à Solgrès. La marquise de Malboise et Louise Nobert, prenant les plus grandes précautions pour ne pas être observées, descendirent dans le ravin, au fond du parc, ouvrirent la porte de fer cachée parmi les broussailles, et s'enfoncèrent dans le souterrain. Elles emportaient des bougies, une pioche, un petit coffret d'acier. Quand elles parvinrent devant une anfractuosité formant comme une cellule, les deux femmes restèrent un instant recueillies—l'une suffoquée de souvenirs, l'autre, la bouche close par un respectueux attendrissement. —«Allons,» dit Armande, «ce n'est pas l'heure de rêver. Travaillons pour son fils.» Elle ajouta:—«Nous en avons pour un moment. Dieu veuille que nous ne soyons par surprises!» Elles explorèrent le sol et choisirent minutieusement une place sous un morceau de roc surplombant. —«Cette pierre en saillie, avec sa forme en tête de bélier, nous servira parfaitement de point de repère,» fit observer la marquise de Malboise. «A l'œuvre, Louise! Creuse là-dessous un trou aussi profond que le permettront tes forces. Je te relayerai, d'ailleurs. Tu sais que je ne crains pas la besogne manuelle.» Pendant que la femme du garde creusait la terre, Armande, s'agenouillant non loin d'elle, plaça son coffret sous la lumière d'une bougie. Tirant une petite clef de sa poche, elle la fit jouer dans la serrure avec un nombre de saccades qui correspondait à un chiffre. —«Tu as bien mis de côté la seconde clef de cette boîte, Louise, et tu te rappelles le secret?... —Oui, madame la marquise. —C'est comme la clef du souterrain, que je te laisse parce que tu ne quittes jamais Solgrès et que tu pourrais en avoir besoin, tu continues à la cacher soigneusement. Personne ne sait que tu l'as? —Personne, madame la marquise. —Bien. Tu comprends, nous ne savons pas ce qui peut arriver dans l'avenir. Je suis maîtresse de ce domaine. J'ai le droit de me réserver cette issue et d'en sauvegarder autant que possible le mystère. Cependant je n'ai pu en refuser une clef au marquis de Malboise. Il croit posséder la seule qui existe. Laissons-le donc supposer que je ne me soucie pas d'entrer ici. Ses soupçons pourraient s'éveiller sur l'intérêt qui m'y attire. —Vous pensez bien, madame la marquise, que ce ne sera pas moi qui lui apprendrai... —Oh! Louison, quelle phrase inutile!... Elle pourrait m'offenser même. Mon cœur est-il capable de méconnaître un instant le tien?...» Elles se turent. Pendant un instant, on n'entendit plus que les coups sourds de la pioche et des tintements de métal sous les doigts d'Armande, qui rangeait des objets dans le petit coffre. Celle-ci reprit la parole. —«Les parois d'acier sont à l'épreuve de l'humidité, des chocs, du feu. Regarde leur épaisseur. On me les a garanties. Cette boîte resterait vingt ans au fond de la mer, ou vingt heures dans une fournaise, sans que son contenu en souffrît.» Tandis qu'elle disposait ce contenu, elle en fit tout haut une espèce d'inventaire. —«Voici, au fond, l'acte testamentaire, entièrement écrit de ma main, signé, daté, par lequel je lègue le domaine de Solgrès, château, parc, chasses et fermes, à mon filleul Armand-Michel Bellard. Et, pour qu'il n'y ait jamais contestation de personne, je spécifie qu'il s'agit bien de l'enfant élevé chez moi par mon garde-chasse Mathieu Nobert et par sa femme Louise, à l'exclusion de tout autre. Puis, voilà des bijoux de famille. Tout ce que je possède en communauté avec monsieur de Malboise restera au marquis. Mais ce qui m'appartient personnellement constituera la fortune de Michel. Solgrès et ses revenus forment un beau patrimoine. J'y joins ces souvenirs de famille, dont quelques-uns ont une valeur matérielle très grande. Elle n'exagérait pas, si l'on en jugeait au scintillement des pierreries et à l'admirable travail de certaines parures anciennes. Le feu des brillants semblait éclairer le souterrain. Une énorme émeraude, simplement sertie dans des griffes d'or, était un joyau de musée. —«Ah!» dit enfin Armande, dont la voix s'altéra, «pourvu que ce portrait lui apparaisse comme le plus précieux de ce petit trésor!... Un jour il saura la vérité. Si je ne suis plus là, tu m'as juré de la lui faire connaître... —Je le jure encore!» s'écria Louise, qui suspendit un instant son travail. —«Alors il saura qui fut pour lui cette pauvre femme...» murmura la marquise de Malboise. Dans le creux de sa main, elle tenait un médaillon où se trouvait une miniature d'elle-même. Quand elle eut contemplé un instant cette image, sur laquelle s'ouvrait un couvercle d'or, elle la souleva. Entre la lame d'ivoire qui portait la peinture et le fond du médaillon, se trouvait une bouclette de cheveux noirs. —«Les cheveux de son père...» dit Armande. Elle referma d'un léger claquement la charnière minuscule. —«Tu lui diras,» ajouta-t-elle, «que cette chaîne coulée dans l'anneau du médaillon fut mon premier bijou. Elle n'a pas quitté mon cou pendant plusieurs années de mon enfance. Tu le lui diras, n'est-ce pas, ma Louison?... —Eh! vous le lui direz vous-même, quand le moment sera venu,» bougonna gentiment la paysanne, qui n'admettait pas cette idée qu'elle pût survivre à sa maîtresse. —«Je suis plus vieille que toi, Louise. —De deux ans... La belle affaire!... Laissez donc, madame la marquise, vous vivrez assez longtemps pour que tout s'arrange et pour qu'un jour peut-être vous puissiez adopter Michel. —Hélas!... comment l'espérer tant que mon mari vivra? —Il lui arrivera bien quelque chose de fâcheux, avec sa politique et ses duels. —Tais-toi!...» Elles achevèrent leur tâche en silence. Un trou profond fut creusé, le coffret enfoui, la terre tassée par-dessus. Pour effacer toutes traces de leur travail, les deux femmes eurent soin de ramener en abondance la poussière blanchâtre de grès qui recouvrait aux alentours le sol du souterrain. Quand ce fut terminé, elles-mêmes n'eussent pas été capables de reconnaître l'endroit de la cachette, si ce n'est par la saillie de pierre en forme de tête de bélier qui le surplombait. Pour ne pas confondre plus tard cette pierre avec d'autres, elles pratiquèrent encore certains repérages. D'ailleurs elles se promirent de se rendre ici de temps à autre, exprès pour assurer leur mémoire, et pour ne pas laisser le temps y établir la moindre confusion. VI _LE LOUP ET L'AGNEAU_ Un jour, comme le marquis de Malboise faisait un tour de parc avec sa femme,—promenade rare, et qui prenait par extraordinaire un certain caractère de réconciliation, d'apaisement,—ils aperçurent de loin, au bord d'une allée, une espèce de grosse borne sombre, dont ils ne s'expliquèrent pas bien la nature. —«On dirait un amas de terre et de branchages,» dit Pascal en avançant, «Est-ce que vos jardiniers sont fous d'accumuler des détritus dans la plus jolie avenue, et si près du château?» Il ajouta bientôt: «Quelque chose remue vers le sommet. Est-ce un animal?... Non, c'est une tête... une casquette... Il y a un homme ou un enfant caché là. —Un enfant!...» La marquise avait tressailli. Elle s'expliquait. Ce devait être quelque jeu du petit Michel. Le garçonnet, très gâté, changeait, devenait turbulent et audacieux, lui donnait la perpétuelle inquiétude d'un conflit avec le maître. Serait-ce maintenant que l'aventure se produirait?... Elle prit un air dégagé. —«Ce doit être le fils des Nobert... Mon espiègle filleul.» —Quel filleul?» dit le marquis, se tournant vers elle, étonné. Il savait... On avait dû lui dire... Un caprice bienveillant de grande dame... Tenir l'humble bébé sur les fonts baptismaux. Mais ça ne comportait ensuite qu'une sollicitude très distante, très lointaine... D'ailleurs, séjournant si peu à Solgrès, il avait peut-être oublié jusqu'à l'existence du protégé de sa femme. Il la vit se troubler imperceptiblement, et répéta, les sourcils froncés: —«Quel filleul? —Mais vous vous rappelez?... L'enfant de notre brave Louise et de son premier mari, le pauvre Bellard, mort à la guerre.» Maintenant, elle distinguait très bien, au-dessus du singulier retranchement, les boucles sombres, la tête mutine de Michel. —«Comment,» s'écria le marquis, «c'est ce gamin qui se permet!...» Le gamin se permit bien autre chose, car, surgissant tout à coup de son espèce de taupinière, il s'écria d'une grêle voix vibrante: —«Qui vive?... Halte-là!... On n'approche pas du fort!» Armande essaya de rire, tandis que son cœur tremblait dans sa poitrine. Mais le marquis lui-même ne pouvait guère se fâcher. L'enfant était si beau, il avait une allure si crâne, son délicieux visage s'efforçait si comiquement d'apparaître redoutable! Aussi, ce fut avec une sévérité peu convaincue que M. de Malboise, en s'approchant, lui dit: —«Tu vas me faire le plaisir de démolir ton fort tout de suite, galopin! Qui est-ce qui m'a fichu un polisson pareil, pour oser défoncer les allées?... Si tu recommences, je te ferai donner les étrivières par le piqueur, devant tous les gens de l'office.» Avec l'instinct des moutards, qui ne se trompent pas sur la gravité d'une gronderie, le coupable ne se laissa point trop effrayer parla grosse voix et la grosse moustache. Puis la présence de sa marraine l'enhardissait, l'excitait. Son naïf orgueil saigna. Les étrivières!... Campé sur son rempart, il épaula son petit fusil. Avec cet air à la fois gauche et agressif des enfants qui ne sont guère sûrs de ne pas pousser la plaisanterie trop loin, il cria: —«En joue!... Feu!...» A ce moment, la marquise de Malboise sembla défaillir. Son cri étouffé, son geste instinctif pour chercher un appui, prévinrent Pascal, qui la soutint. Elle serait tombée sans cela. Tout de suite elle se reprit, trouva la force de se redresser, de s'écarter de celui qui l'aidait avec stupeur. Qu'allait-il penser? Se serait-elle jamais crue si faible? Mais comment prévoir, comment dominer la terrassante émotion qui l'accabla, lorsque l'inconscient petit être prit l'attitude des bourreaux de son père, imita le commandement meurtrier, ressuscita la scène de l'exécution. —«Vous vous trouviez mal, ma chère?» dit le marquis, l'observant avec une perspicacité narquoise. Il ne lui en fallait pas tant pour éveiller ses soupçons. Allait-il enfin découvrir une piste vers le mystère de ce cœur si bien scellé?... Mais quelle piste?... A propos de quoi cette défaillance?... Quel rapport y avait-il entre le secret d'Armande et un jeu d'enfant? L'enfant!... Il le regarda... se sentit plus frappé encore par sa beauté, par la finesse de son type. Ce fut une impression fugitive... La vérité était si loin de lui! Et cependant... Ce que son raisonnement ne discernait point s'enregistra dans les profondeurs obscures de son cerveau. Mais l'énervement de cette insaisissable lueur l'irrita, fit éclater sa colère. Il ordonna durement au petit Michel de retourner chez ses parents et de ne plus se montrer dans les parties cultivées du parc. —«Si je te retrouve près du château, tu auras affaire à moi!...» dit-il en levant sa canne de façon significative. Le mioche, avant de décamper, coula un regard sournois vers sa marraine. Mais il la vit si pâle, si oppressée, les yeux à terre, que, sans demander son reste, il partit au galop. L'incident n'eut pas de suite immédiate. Toutefois, sans qu'il en fût autrement question, la défiance, l'hostilité s'accentuèrent entre les deux époux. L'attention soupçonneuse du marquis se tournait maintenant vers cet enfant de gardes qui prenait, dans la propriété, des airs de fils de la maison. Il observa. De vagues indices se rassemblèrent. L'idée qu'il ne formulait pas encore fit dans son cerveau un singulier chemin. Au retour de sa prochaine absence, comme le phaéton qui l'avait cherché à la gare franchissait le pont de la Juine avant d'atteindre la grille de Solgrès, il aperçut, à l'endroit où la rivière bordait le parc, un garçonnet tout seul dans un bateau amarré à la rive. Le marquis se retourna vers son domestique. —«Qu'est-ce que ce gosse-là?... C'est bien le petit Bellard? —Oui, monsieur le marquis. —Ses parents sont donc fous de laisser un marmot de six ans barboter sur la rivière?» Du coin de l'œil, Pascal de Malboise crut surprendre l'ombre d'un sourire sur le visage du valet. Une colère monta en lui. —«Sacré moucheron!» cria-t-il en jetant les rênes. «Je ferai coffrer ça! Je ne veux plus le voir ici!» Il ajouta: «Rentrez la voiture.» Trois enjambées et il atteignit la barque. —«Sors de là et remonte sur le bord,» commanda-t-il en adoucissant sa voix. Et lorsque l'enfant l'eut rejoint:—«Tu ne vas donc pas à l'école? —Pas encore,» fit Michel sans paraître intimidé. C'était un petit gaillard plein de hardiesse. Dans ses veines coulait un sang doublement énergique et audacieux. Mais la souplesse italienne, l'âme trouble des anciens condottieri, se glissait dans le net alliage de l'hérédité immédiate. D'ailleurs, les influences bizarres qui dirigeaient son éducation, des gâteries extrêmes, et le quelque chose d'équivoque flottant autour de lui, commençaient à fausser ce caractère d'enfant. —«Tu pourrais répondre: «Pas encore, monsieur le marquis,» observa Malboise. —«Pourquoi que je vous dirais «monsieur le marquis», puisque la marquise est ma marraine?» répliqua le petit avec une malice effrontée. —«Mais j'espère que tu l'appelles «madame la marquise?» fit le maître. —«Non!» Et Michel secoua sa tête bouclée dans une protestation vigoureuse. «C'est ma marraine, à moi. Je l'appelle «marraine». Et elle m'appelle «son petit Michel... son enfant chéri!...» Il y a des mots qui, par leur simple son, semblent condenser des idées éparses et leur font prendre corps d'une façon soudaine et formidable. Après ce mot «son enfant chéri», l'innocent ne s'était pas arrêté. Il continuait d'énumérer fièrement les appellations de tendresse. Il répétait le «mon amour, mon cher amour», avec lequel Armande le pressa sur son cœur quand il cueillit les fleurs tragiques, sur la pelouse. Mais, plus significatives encore, ces syllabes ne pouvaient ajouter à l'effet des précédentes. «Son enfant chéri!...» Pascal de Malboise avait reculé d'un pas. Il restait là, comme sous le choc d'un coup de massue, assommé, hérissé, hagard... Et il regardait cet enfant. A la fin, une exclamation sourde et terrible lui échappa. Il tourna sur ses talons et se dirigea vers le château. Quand il se trouva en présence d'Armande, l'altération visible de ses traits lui servit. Son plan était fait. Il saurait la vérité. —«Ma chère amie,» lui dit-il, haletant, «vous allez avoir de la peine. Ce pauvre petit auquel vous vous intéressez... votre filleul, je crois... —Achevez!...» dit-elle en sursautant, et devenue blanche comme un linge. —«Il est tombé dans la Juine... On l'avait laissé seul... C'est moi qui, en passant le pont, ai vu son cadavre... —Son... Ah!... Mon fils!...» Un cri surhumain... Puis elle s'enfuit d'un élan si sauvage qu'il n'eut pas le temps de la retenir, de lui expliquer le piège, de la confondre. Il l'attendit, les dents serrées, les ongles meurtrissant les paumes. Une férocité implacable envahissait, comme une onde froide, l'âme de cet homme, empêchait toute effervescence de fureur. Peu d'instants après, Mᵐᵉ de Malboise reparut, marchant comme une condamnée vers l'échafaud, raidie, fixe, ivre de dédain et de désespoir devant la perfidie de sa destinée. —«Vous ne vous êtes pas donnée en spectacle, au moins?... Vous n'avez pas livré cette honte aux risées de la valetaille?...» lui dit seulement Pascal. Elle fut plus épouvantée de son calme qu'elle ne l'eût été de sa frénésie. Elle commençait à le connaître. Avec un geste de dénégation, elle murmura: —«Je l'ai aperçu tout de suite.» Il y eut un silence, un échange de regards. Les paroles sont sans expression pour ces vibrations forcenées de l'âme. A la fin, Pascal prononça—et de quel accent! —«Ainsi c'est à ce bâtard que vous légueriez Solgrès?...» Il n'alla pas jusqu'au bout de son idée. Sans doute, ce n'était pas seulement l'incomparable domaine qu'Armande laisserait à cet odieux enfant. Toutes les parties de leur fortune dont elle pouvait légalement disposer, seraient enlevées à lui, marquis de Malboise, pour enrichir cet être, pour glorifier ce déshonneur vivant!... Ah! tout s'éclairait à cette heure. Comme elle l'aimait, ce fils de l'amour, ce fruit de quelque faute abominable, dont il ne saurait jamais le secret! Un à un, dans sa chair à lui, au passage des réflexions tumultueuses, s'enfonçaient les aiguillons divers jaillis de sa découverte exaspérante. L'expression de sa face devint terrible. —«On m'a joué!» dit-il. «Un comte de Solgrès a machiné cette ignoble duperie!» Armande ne nia pas que ses parents n'eussent connu le triste mystère. Elle ne les défendit pas plus qu'elle-même. Peu lui importait, à cet instant, leur mémoire, ou sa propre fierté! Elle ne songeait qu'à Michel. Qu'est-ce que la haine d'un tel homme pourrait inventer contre cet enfant?... Sans un mot, sans un geste, sans une larme, elle entendit les plus sanglantes injures. Elle, l'orgueilleuse, l'indomptée, enfin elle se fit humble. Quand il eut dit tout ce que la violence humaine peut mettre d'intraduisible dans une bouche même aristocratique, lorsque l'être est déchaîné et que les portes sont closes, elle s'agenouilla devant lui: —«Faites de moi ce que vous voudrez... Chassez-moi... Mais, je vous en supplie, ne rendez pas responsable ce pauvre innocent!... —Que je vous chasse!...» dit Pascal. Et il ricana. «C'est tout ce que vous trouvez, vous! Que je me fasse bafouer publiquement, que je rende ma situation politique impossible... Vous chasser!... Mais d'où?... Solgrès vous appartient. C'est donc moi qui m'en irais, vous laissant étaler le scandale ici, avec votre bâtard!... Jamais, vous entendez bien, jamais!...» Il arpentait la chambre. Son pas lourd écrasait le tapis, toute sa colossale stature frémissait comme un arbre secoué par l'orage. De nouveau il se planta devant elle. —«Je défendrai l'honneur de mon nom comme votre père a défendu l'honneur du sien. Il m'apprend à n'avoir pas de scrupules. Vous pouvez compter que je n'en aurai pas.» Armande n'eut même pas un rictus d'ironie. Elle s'était relevée. Elle dit: —«Que voulez-vous de moi?» Sans lui répondre, il s'écria: —«Mais ce misérable couple... ces Nobert!... Ils sont au courant de tout?... —La femme seulement. —En voilà», s'exclama Pascal, qui ne vont pas s'engraisser davantage avec leur complicité de valets!... Demain, je leur enlève l'enfant, et je les flanque dehors. —Vous ne pouvez pas leur enlever l'enfant. Louise est légalement sa mère.» Le marquis resta béant. Quand il comprit, ce fut une accalmie dans la tempête. L'inattendu de cette déclaration le rendait perplexe. Était-ce une aggravation ou un allègement à cette situation déplorable? Rageusement, mais avec quelque chose de détendu, il grommela: —«Substitution d'enfant... La Cour d'assises... Vous allez bien dans votre famille!...» Puis, son cynisme avoua la cause d'une satisfaction mauvaise qui le soulageait: «Mais je vous tiens tous. Qu'elle bronche, seulement, cette Louison... Il y a d'abord son mari, qui la ferait danser... Et pour tous les deux, il y a... les gendarmes.» Le marquis de Malboise voyait juste. Il restait le maître absolu des circonstances. Sa femme... il la tenait par l'enfant, et la mère légale de l'enfant, il la tenait par la peur de son mari et la peur de la justice. Une seule chose ne dépendait pas de sa volonté, restait à jamais incertaine: la façon dont Armande disposerait de ses biens. Sur ce point, nul acte, nul serment ne pouvait le rassurer. Car il y avait toujours la menace du testament olographe, écrit postérieurement à tous actes notariés et déposé dans quelque cachette sûre. D'ailleurs, en dépit de ses inquiétudes pour Michel, Armande ne put s'engager, comme on l'exigeait d'elle, à promettre Solgrès à son mari. Même en paroles, la malheureuse héroïne de l'idylle tragique n'admettait pas que l'époux haï pût s'arroger le moindre droit sur cette terre qui avait bu le sang de l'amant-martyr et dont les retraites avaient caché l'extase de leurs baisers. Elle ne mentit pas ou mentit mal. Elle n'osa jurer sur la petite tête chérie—ce qui eût rassuré l'avidité du marquis de Malboise. Il demeura donc en face de cette perspective qui affolait son orgueil autant que ses âpres convoitises: le domaine de Solgrès passerait un jour à un jeune rustre, et lui-même, dépouillé de ce patrimoine splendide, se trouverait en même temps couvert de ridicule. La préoccupation de conjurer cette catastrophe s'installa en lui avec l'intensité croissante de l'idée fixe. Son besoin de vengeance, sa double haine, trouvèrent leur compte aux mesures qu'il imagina. Il essaya de mater l'obstination d'Armande en éloignant d'elle son enfant. Peut-être ainsi, du moins, se détacherait-elle de lui. Pour comprendre l'effrayante animosité qui faisait de Pascal un loup pour ce chétif agneau, il faut se rappeler avec quelle ardeur lui-même avait souhaité un fils. Plus que jamais il eût voulu en posséder un. Cette folie maternelle d'Armande se serait, sinon détournée entièrement, au moins partagée. Avec un enfant légitime, un Malboise, il fût devenu impossible, même à cette exaltée, de léguer à un autre le domaine familial. Un Malboise!... Il n'y en aurait plus. Cette femme, qui avait, dans on ne sait quelle aventure, donné le jour à un bâtard,—dont la beauté exaspérait Pascal,—laisserait s'éteindre la flamme de sa race, à lui, et se tarir le sang dont il sentait le flot pourtant impétueux dans ses artères! Une nature, même moins violemment et brutalement personnelle, moins despotique, moins brûlée de matérielles ambitions, d'âcre vanité, eût connu le poison des féroces rancunes. Chez Pascal, ce poison envahit tout. Chaque battement du pouls en remuait le fiel. Sans cesse il en eut à la bouche l'amertume atroce et dans le cerveau la cuisson de fièvre. Il fit placer Michel dans un pensionnat éloigné, qu'il choisit aussi dépourvu d'attraits, de confortable, de douceur familiale, de salubrité même, qu'il est possible pour un établissement de ce genre, en climat rude et en contrée pauvre. Louise obéit par peur. Son mari par intérêt. Pour Armande, que pouvait-elle dire? —«Les parents de cet enfant sont libres de l'élever ainsi que bon leur semble, ma chère,» lui dit M. de Malboise avec un raffinement cruel d'ironie. En secret, Louison, ravagée de larmes, se jetait à ses pieds. —«Vous savez si je l'aime, notre chérubin, madame la marquise? Je braverais même la révélation à mon mari, si je pensais que Nobert consentît à s'établir près du château et à garder Michel. Mais vous ne connaissez pas Nobert. C'est un brave homme, un peu borné, qui conçoit le devoir dans un seul sens, et qui ne transige pas, dur à lui-même et aux autres, malgré sa bonté. Un montagnard suisse, rigide comme les glaciers de son pays. S'il apprenait que je l'ai trompé, que l'enfant qu'il élève n'est pas le mien, ni celui de Bellard, je ne réponds pas de ce qu'il ferait,—mais sûr, ça serait plutôt dans le sens de monsieur le marquis... Les hommes, ça ne raisonne pas comme nous. Et puis, il y a sa place... Il est garde-chasse, c'est son profit et sa fierté... Il ne se laissera pas mettre à la porte comme un galvaudeux quand il a toujours agi en fidèle serviteur.» Comment vaincre de telles raisons? Mais la dévouée créature en insinua une autre,—inexprimable celle-là,—qu'elle n'osait formuler, qu'il fallait cependant faire entendre à la résistance désespérée d'Armande. —«Voyez-vous, madame la marquise, dans un sens, il vaut peut-être mieux pour le cher petit amour qu'il ne reste pas à Solgrès. Le séjour, à mon idée, risquerait de lui devenir malsain. —Qu'est-ce que tu veux dire, Louison? —Eh! oui... mon Dieu...» balbutia la paysanne avec un évident embarras. «C'est si grand, si accidenté... On ne peut pas le tenir, le diable mignon... Il y a cette Juine, cette coquine de rivière... —Oh! pour cela, Louise, il suffirait d'un peu de surveillance. Mais il est adroit et hardi. J'aime à le voir aventureux. C'est bien le fils d'un héros. Moi-même, à son âge, tu te le rappelles, j'effarais Solgrès d'équipées plus dangereuses que les siennes. —Il y avait moins d'embûches pour vous dans les bois et au bord de l'eau.» L'étrange intonation de ces mots saisit Armande. —«Tu ne supposes pas qu'il se trouverait quelqu'un d'assez lâche?... —Nous sommes nombreux, les serviteurs du château. Nous connaissez-vous bien tous, madame la marquise? —Voyons!... —Trop de gens commencent à comprendre qu'une dureté envers cet enfant n'est pas pour déplaire au maître. —Oh! c'est abominable!... Je ne pourrai jamais croire... —Madame la marquise, vous n'avez pas vu la bosse que Michel avait au front l'autre jour. Je me suis arrangée pour que vous n'en ayez connaissance que plus tard. Mais c'était un coup vilain à regarder, je vous assure. —Il s'était cogné dans une course étourdie. —Non... J'aurais dû vous avouer qu'il avait grimpé sur un arbre, pour cueillir des fruits mal mûrs. —Eh bien, je ne suis pas trop fâchée de la leçon. Il la méritait. —Il aurait pu se tuer, madame la marquise.» Armande pâlit. —«Il avait grimpé haut? —Très haut. —Et il est tombé?... L'as-tu raisonné, au moins?... Lui as-tu dit que le bon Dieu l'a puni?... —Il sait bien que ce n'est pas le bon Dieu, madame la marquise. —Comment?... —Quelqu'un s'en est chargé, qui l'a terrifié et l'a fait descendre trop vite. —Et qui donc?...» haleta la mère. Louise Nobert se tut, la regarda au fond des yeux. —«Lui?...» demanda Armande dans un souffle. La paysanne, sans détourner son regard, inclina la tête. —«Le misérable!...» Dans les yeux fixes de Louise, qui semblaient en dire plus que ses paroles, Armande lut un clair avertissement. Elle devina que sa confidente n'osait tout lui dire, ou n'osait peut-être tout croire. Une question de plus, et elle eût connu le récit de l'enfant: M. de Malboise avait secoué l'arbre, tandis que le petit, rudement apostrophé, dégringolait sans précaution, en toute hâte. Et la chute s'était produite. Louise avait imposé le silence au garçonnet, que, d'ailleurs, une fièvre de courbature et d'épouvante fit délirer cette nuit-là. Elle voulut se taire elle-même. Son torturant soupçon venait de lui échapper. Mais elle sut gré à sa maîtresse de ne point le lui faire préciser davantage. Comment émettre une pareille abomination? Comment y ajouter foi sans douter de son propre jugement, sans rougir d'envisager une conception si scélérate? Les deux femmes eurent peur de donner corps à leur pensée. Mais elles comprirent, dès le lendemain, que cette pensée dominait horriblement en elles et ne les quitterait plus, lorsque Armande, ayant fait venir Louise, lui dit seulement: —«Tu as raison. Il faut nous résigner à envoyer Michel dans un pensionnat.» Et lorsque la femme du garde, avec simplicité, répondit: «Je savais que vous vous rangeriez à mon avis. Car j'aime l'enfant autant que vous l'aimez, madame la marquise.» Qui donc, dans la société mondaine ou politique d'alors, se fût douté qu'une pareille tragédie se jouait, dont ce seigneurial domaine était le théâtre, tandis qu'un des hommes les plus en vue de France en était le sinistre héros? Mais qui donc se doute des dessous de la vie, de cette vie multiple et compliquée, dont les plus effroyables drames se passent dans le secret des cœurs? A parcourir les faits divers des journaux, d'une monotonie tellement prévue qu'on croit tous les jours lire le même suicide, les mêmes accidents de rue, le même assassinat et le même sauvetage, et que tout cela semble toujours avoir lieu en marge de l'existence quotidienne, dans des régions bizarres où nous ne pénétrons jamais, qui pourrait imaginer la tragique variété de l'angoisse humaine, l'infinie multitude des façons de souffrir et de faire souffrir, d'être héroïque ou criminel, admirable ou monstrueux?... Qui donc se représente le frisson dont se glacerait sa chair, la pitié dont ruisselleraient ses yeux, les cauchemars qui hanteraient ses nuits, si, dans une seule promenade, chaque homme, chaque femme qu'il croise, lui murmurait en passant son secret? Certes, il y a une vingtaine d'années, ceux qui rencontraient dans des cérémonies officielles, dans les réceptions obligatoires, ou simplement dans les rapports de voisinage et de villégiature, la marquise de Malboise, la jugeaient bien la personne la moins capable d'éveiller des idées romanesques. On la trouvait laide, revêche, et parfaitement insignifiante. C'était sa situation qu'on fréquentait plutôt qu'elle-même. Nul ne souhaitait faire tomber la barrière d'indifférence qu'elle élevait contre tous et toutes sous sa politesse glacée. Pas même mystérieuse, cette grande femme brusque, sèche et fanée, s'habillant mal et tenant les gens à distance. Non, pas même mystérieuse, car le mystère, pour la foule, ne va pas sans quelque attrait poétique ou sombre. Et elle n'en avait d'aucune sorte. Son mari paraissait d'ailleurs encore moins mystérieux qu'elle-même. Un personnage qui n'offrait rien d'indéchiffrable, ce Pascal de Malboise qui, sans influence réelle au Parlement, sans idées, sans valeur politique, était en passe de devenir chef de groupe, simplement par son obstination dans une attitude invariable, par sa fougue extérieure, ses interruptions à fracas, son nom, sa fortune, par tout l'en-dehors enfin qui faisait de lui une espèce de personnalité symbolique, bien représentative du principe d'autorité dont il était le champion. D'ailleurs, n'avait-il pas la vertu essentielle? Il durait. A chaque session parlementaire, il gagnait plus de chances d'être réélu pour la suivante. Il devenait le candidat de tout repos, qu'on nommait sans discussion de conscience, dans un arrondissement de majorité conservatrice, où son nom valait une profession de foi. Les autres, en luttant pour leurs opinions, risquaient de commettre des fautes, de recevoir de mauvais coups, et cessaient de plaire ou restaient sur le carreau. Lui, toujours sur la brèche, ne s'exposait en réalité jamais. Car, sans se compromettre sur aucune question particulière, il se contentait d'agiter en toute circonstance le drapeau de la monarchie. Son mandat participait un peu du droit divin, finissait par se confondre avec la cause sainte. Voter contre le marquis de Malboise, c'était renier l'Ancien Régime. Rien ne paraissait donc plus calme, plus transparent que la destinée de ce couple—destinée qui serpentait dans les ténèbres, les soupçons, la haine, l'angoisse. Le petit Michel grandissait pour ajouter à ces éléments d'horreur les complications de sa propre misère et de ses révoltes. Tantôt grisé de tendresse, d'exaltation, d'espérances singulières, dans ses entrevues avec celles qu'il continuait d'appeler sa mère et sa marraine, non sans l'intuition d'autres liens. Tantôt traité avec la dernière rudesse par le fait du marquis de Malboise et des trop dociles observateurs de cruelles consignes, le jeune garçon développait à faux son caractère. Les souffrances de sa sensibilité sans cesse meurtrie le rendaient hargneux et sournois. Sa hardiesse naturelle l'entraînait à des actes d'insurrection, de violence. En même temps, son imagination, surexcitée par tout ce qu'il devinait d'anormal dans son sort, s'acharnait à en découvrir le secret, et le détournait du travail par les plus chimériques rêveries. Sans cesse accusé d'insubordination et de paresse, il subissait des aggravations de châtiments, dont le seul résultat était de l'endurcir. Mais ce qui lui devint plus néfaste encore, ce fut sa vanité bavarde de joli enfant, issu d'une race fine, avec ce léger sang italien dans les veines, pétillant en mousse fanfaronne, et le sentiment d'être, parmi de vulgaires camarades, un petit personnage d'exception. Il avait saisi, aux lèvres de la pauvre Louise, d'imprudentes paroles. —«Prends patience, mon mignon,» lui disait-elle. «On ne te traitera pas toujours comme un pauvre petit chien galeux, qu'on enferme à l'écart. Un jour viendra où tu parleras en maître à ton tour là où tu n'es qu'un domestique... Crois-moi, tu seras riche et heureux. Ne te fais donc pas de bile. Et surtout sois sage, pour ne pas causer de malheur à ceux qui t'aiment. —Qui cela?... Toi et papa Nobert? —Oui. Et surtout ta marraine, madame la marquise. Tu dois l'aimer, celle-là, mieux que nous. —Pourquoi laisse-t-elle son mari être méchant pour moi?... —Elle ne peut pas faire autrement. Tu sauras plus tard tout ce que tu lui dois. —Mais toi, petite mère, tu peux bien dire à monsieur le marquis que tu ne veux pas me laisser dans cette vilaine pension... Oh! je t'en supplie, emmène-moi!... —Je ne peux pas,» disait Louise en pleurant. —«Tu n'es donc pas ma mère, puisque tu n'as pas le droit de prendre ton petit garçon?» Elle lui imposa silence, lui défendant de jamais répéter une chose pareille, mais si bouleversée qu'elle ne le dissuadait même pas. Depuis lors, avec la ruse des enfants et leur observation aiguë, il parvint plusieurs fois à la déconcerter par la même supposition, amenée incidemment, mais émise sous une forme affirmative et sûre. Et ceci eut une conséquence irréparable. Car il arriva, durant un des rares séjours de Michel à Solgrès, comme le petit garçon atteignait sa treizième année, qu'une altercation survint entre lui et le valet de chambre du marquis, un nommé Poinclou. Cet homme, ayant trouvé l'enfant dans une galerie, occupé à décrocher une arbalète d'un râtelier d'armes anciennes pour en faire jouer le ressort, s'emporta contre lui. —«Ce polisson-là!...» cria-t-il. «On n'a pas idée de son toupet!... Ma parole! il se croit le fils de la maison! —Je me crois ce que je suis!» riposta Michel, qui toisa le valet avec une hauteur puérile. Mais, malgré sa colère d'être réprimandé par un domestique, et sa bouffée de forfanterie, le jeune garçon demeura pétrifié d'effroi, quand il aperçut la haute silhouette du marquis, se dressant dans le cadre d'une portière soulevée. M. de Malboise l'avait entendu. Certes, Michel, dans sa hasardeuse réplique, n'avait mis qu'une crânerie de mots. A peine un éclat de cet orgueil secret tiré d'indices trop vagues sur son origine. Mais, pour les oreilles qui la recueillirent,—aussi bien celles du maître, qui savait, que celles du serviteur, promptes aux interprétations scabreuses,—la portée en éclata, redoutable. Ce fut d'autant plus significatif que, dans leur saisissement, les deux hommes trahirent, par le silence et les regards, l'un sa stupeur furieuse, l'autre, sa gêne d'inférieur, brusquement initié à un secret dont bien des apparences l'empêchaient de douter. La minute fut oppressante. A la fin, M. de Malboise s'avança, saisit Michel par le bras si rudement que l'enfant ne put retenir un cri, tandis que le marquis lui disait, modérant toutefois sa frénésie à cause du valet de chambre: —«Je te le ferai voir, ce que tu es, vaurien! Retourne chez tes parents! chez mon brave garde-chasse Nobert, chez cette bonne Louise, qui sont vraiment malheureux d'avoir pour fils un garnement de ton espèce. Et dis à ta mère de faire ton paquet. Demain je pars en voyage. C'est moi qui te reconduirai en pension.» Michel n'osa pas répliquer. Cependant il n'était plus le bambin qui s'était sauvé de sa forteresse dans la peur d'une correction. Grand pour son âge, l'air de quinze ans plutôt que de treize, beau comme son père, le volontaire italien, avec le même ovale de visage aux lignes pures et au teint mat, les mêmes boucles noires flottant au-dessus des yeux d'ombre veloutée, il se redressa, croisa les bras, quand le marquis l'eut lâché, et lui lança un regard où il y avait, sinon du défi, du moins quelque chose qui y ressemblait par l'âpreté hautaine, farouche. Puis il se tourna et quitta la galerie. Seul avec son valet de chambre, M. de Malboise dit négligemment à cet homme: —«Inutile, n'est-ce pas? Poinclou, de colporter les réflexions de ce moutard. Pour qui ne connaîtrait pas sa présomption ridicule et la trop grande bienveillance de la marquise, on pourrait y trouver prétexte à commérage. —Monsieur le marquis peut compter sur ma discrétion,» fit le domestique. —«A propos,» dit le maître, n'ayant pas l'air d'attacher une autre importance à sa précédente remarque, «vous êtes marié, n'est-ce pas? —Oui, monsieur le marquis. —Ne souhaitiez-vous pas que votre femme fût prise en service chez nous? —Si c'était un effet de votre bonté, monsieur le marquis, cela nous rendrait bien heureux. —Eh bien, Poinclou, voici à quoi je pensais,» reprit M. de Malboise, comme si cette idée ne lui venait pas à l'instant même. «Vous n'êtes plus bien jeune pour rester valet de chambre. J'ai envie de vous donner un poste de confiance, à vous et à votre femme, dans mon hôtel de la rue d'Offémont, à Paris. Vous y serez, non pas mes concierges, il n'y a pas de loge, mais mes intendants. Vous, Poinclou, vous vous occuperez plus spécialement de l'embauchage et de la direction des domestiques. Votre femme sera préposée à la lingerie. Et vous garderez la maison pendant nos séjours à Solgrès. Inutile de vous dire que vous toucherez des appointements correspondant à votre élévation en grade. Cela vous va-t-il? —Si cela me va, monsieur le marquis!» s'écria Poinclou rayonnant. «Je n'aurai qu'un regret, c'est d'abandonner le service intime de monsieur le marquis. —D'ici votre départ, vous formerez Ernest, mon second valet de chambre, qui vous remplacera auprès de moi.» Cette affaire liquidée avec un serviteur désormais sûr, M. de Malboise se rendit auprès de sa femme. Avec aussi peu de ménagements qu'elle pouvait en attendre de lui, il lui apprit la nouvelle incartade de Michel. Ce qu'il y ajouta d'exagération et de commentaires bouleversa la malheureuse. Suivant Pascal, le jeune garçon aurait déclaré tout haut devant les domestiques qu'il se croyait le fils de la marquise. Et Armande frémit d'une crainte mêlée d'une étrange douceur. Ainsi son enfant devinait... Il y avait donc une voix secrète dans le sang qui battait au cœur filial?... quelque chose dans les caresses maternelles à quoi il ne pouvait pas se méprendre?... Oh! de quelle étreinte elle l'envelopperait tout à l'heure!... Mais une nouvelle épée la transperça aussitôt, cette mère de toutes les douleurs. Son mari lui apprenait que, pour couper court au scandale, il emmènerait l'enfant dès le lendemain. Non pas pour le reconduire à son pensionnat, trop proche encore, mais pour le dépayser complètement. —«Je vais l'interner à l'étranger,» déclara-t-il. «Une langue vivante lui sera utile. La discipline sait se combiner avec la liberté partout ailleurs mieux qu'en France. Pour ce caractère indomptable, une éducation plus élastique donnera de meilleurs fruits. Il ne sera plus en contact fréquent avec la sentimentalité, les cachotteries, les indiscrétions, tout ce qui l'éclaire et l'exalte. Nous-mêmes serons enfin à l'abri de ses frasques. —Et... où comptez-vous le faire élever désormais?...» demanda la marquise, palpitante. —«En Allemagne. —En Allemagne!!...» L'écho fut déchirant. M. de Malboise écrasa sa femme d'un regard. —«Sans doute. Quel inconvénient voyez-vous à cela?» Elle ne répondit point. Cet homme, qui allait conduire l'enfant aux bourreaux de son père, ne savait pas à quel point lui-même agissait en bourreau. Il continuait à ignorer le drame, dont le dénouement avait ensanglanté la pelouse qu'il pouvait apercevoir là, sous les fenêtres. Ah! elle ne le lui révélerait pas. Qui sait à quelle insulte elle exposerait, en parlant, une mémoire sacrée, et la place tragique où, furtivement, elle s'agenouillait chaque jour? Elle ne rompit donc le silence que pour émettre des objections insignifiantes, sans portée, qui ne pouvaient en rien modifier une volonté de fer. Une fois de plus elle se meurtrit en vain contre la résolution implacable. Il fut décidé que, le lendemain, M. de Malboise partirait avec Michel, pour chercher en Allemagne un établissement d'éducation répondant à ses vues. —«Je ne me presserai pas,» dit-il. «L'occasion me servira pour visiter certaines régions qui m'intéressent. Le gamin n'est pas à plaindre, car ce voyage lui fera de belles vacances. D'ici la rentrée d'octobre, j'aurai trouvé ce qu'il nous faut, par des amis que j'ai là-bas, et je le laisserai entre bonnes mains.» VII _LE GOUFFRE_ Par un matin du commencement d'octobre, deux promeneurs traversaient la place du Vieux-Marché, à Dresde. Leur pas de flânerie les eût distingués de la foule active courant à ses affaires, si leur aspect ne les eût déjà signalés pour des étrangers. C'était un homme, dont la robuste prestance ne laissait pas d'offrir de la distinction, et un jeune garçon d'une intéressante beauté. Les passants les regardaient un peu. Et cependant l'homme devait être soucieux de ne point se faire remarquer, car, son petit compagnon ayant prononcé quelques mots, il lui dit sévèrement et à voix basse: —«Tais-toi, Michel. On ne doit pas parler français sur cette place.» L'enfant leva des yeux étonnés, mais ne dit plus rien. Un instant plus tard, il comprenait. Celui près de qui, docilement, il marchait, s'avança jusqu'au milieu du vaste quadrilatère, et Michel se trouva au pied d'un monument qu'il n'avait pas remarqué d'abord. C'était, sur un fût de colonne tronquée, une femme debout, tenant et dressant un drapeau dans un geste d'immense orgueil. Un piédestal cubique supportait le tout, ayant à ses quatre angles des figures de villes domptées. Sur la colonne, Michel lut cette date: 1870 Et sur la face antérieure du piédestal, ce nom: PARIS M. de Malboise, sans une parole, lui mit la main à l'épaule, le dirigea vers l'un des côtés. Sur la deuxième face, Michel lut: METZ Son guide le fit tourner encore. Il lut: SEDAN Puis il parvint devant la quatrième face du piédestal, et il lut: BEAUMONT L'enfant qui regardait cela portait dans ses veines le sang d'un soldat que les Allemands avaient fusillé. Il l'ignorait. Pourtant des larmes jaillirent de ses yeux. M. de Malboise se hâta de l'emmener. —«N'es-tu pas un homme?» lui dit-il au premier tournant de la rue. «Un Français doit-il venir là pour pleurer? J'ai voulu voir... mais plutôt crever que de leur laisser surprendre une émotion sur ma figure!» Dans le ton de la réprimande, il y avait tant de rage douloureuse que Michel en éprouva comme une espèce de rapprochement vers ce maître si mystérieux et si dur qui, depuis une quinzaine de jours, l'entraînait au hasard des routes et des villes vers une destinée inconnue. De son côté, M. de Malboise sentit, devant ces larmes arrachées à l'enfant néfaste par leur commun malheur de vaincus, un attendrissement vague. Dans cet étrange voyage, où ils allaient tous deux, taciturnes, avec des pensées qui empêchaient leurs yeux de se rencontrer jamais, ce fut la seule minute où quelque chose comme une sympathie détendit leurs cœurs. L'impression fut brève. Aussi bien, tous deux approchaient du but, de ce but inexpliqué que, diversement, ils pressentaient. M. de Malboise ne semblait pas se souvenir qu'il était parti pour chercher un pensionnat où placer Michel. On n'en avait visité aucun. Même on ne séjournait guère dans les villes. La nature, et surtout les sites les plus sauvages, semblaient attirer M. de Malboise. Dans les profondeurs accidentées de la Forêt-Noire, le long de fleuves solitaires, on avait fait d'interminables promenades. Un silence accablant pesait sur le rêve obscur de cet homme et le cœur inquiet de cet enfant. Parfois, au bord d'une eau rapide, à la crête d'un précipice, on s'était arrêté. Une sourde angoisse précipitait la respiration de Michel. Puis, brusquement, sans rien dire, M. de Malboise lui saisissait le bras, l'entraînait avec force. Et, pendant un moment, c'était une espèce de fuite, comme si, en arrière, on laissait quelque chose de redoutable. Depuis la veille seulement, ils étaient à Dresde. Et, sans doute, n'allaient-ils pas rester, car M. de Malboise, en quittant l'hôtel tout à l'heure, avait soldé la note et fait porter leur léger bagage à la gare, en consigne. Ils marchèrent à travers des rues et parvinrent sur une place à la noble disposition, bordée de trois côtés par des portiques et des palais. Le quatrième laissait voir un large fleuve, la chaussée d'un pont s'en allant vers l'autre rive, et, plus loin, des degrés montant à une terrasse monumentale. Une brume bleuâtre enveloppait ces choses, au début d'un jour d'automne qu'un soleil encore voilé éclairerait tout à l'heure. —«Comment s'appelle cette rivière?» demanda timidement Michel. —«L'Elbe,» dit brièvement le marquis. On descendit sur le quai. Un bateau était en partance, un grand bateau dont brillaient les parois vernies et les cuivres bien astiqués. Par les petites vitres ouvertes, on apercevait la nappe blanche ornée de fleurs et les couverts mis sur une longue table dans la salle à manger. Michel éprouva une joie quand M. de Malboise prit deux billets de premières et se dirigea vers la passerelle pour embarquer. Ce serait amusant de s'en aller sur ce bateau magnifique, au long de ce fleuve d'un gris si doux dans la lumière à peine rose. —«Tu n'auras pas froid sur le pont?» questionna M. de Malboise avec une sollicitude inaccoutumée. —«Oh! non, monsieur le marquis. —Qu'est-ce que je t'ai défendu?» s'écria la voix du maître, de nouveau hostile et rude. —«Oh! c'est vrai... Pardon, monsieur,» rectifia vivement le petit, que le plaisir avait excité jusqu'à l'étourderie d'énoncer le titre, interdit au cours de ce voyage. —«Eh bien, tu vas rester là. Tiens, prends ce pliant. Ne bouge pas, pour que je te retrouve si j'ai à te parler. Moi, je me tiendrai au fumoir. J'ai à écrire. Et je ne déjeunerai pas. Mais ta place est retenue à table. Voilà le numéro. A midi, tu descendras. —Comment saurai-je l'heure? Vous m'avez défendu d'emporter la montre que ma marraine m'a donnée... et d'ailleurs aussi mon portefeuille. —Bien entendu. Les enfants ne doivent rien avoir de précieux sur eux en voyage. Tu iras de temps à autre jusqu'à cette porte. Il y a une horloge en face, dans la rotonde vitrée.» Il fit un pas et revint. —«Ah! voilà aussi ton billet, pour le contrôle. Si on te parle, dis que tu es seul, que tu vas à Wehlen, chez un hôtelier français, ton parent. Mais réponds le moins possible.» Cette consigne ne troubla pas Michel. Bien au contraire. Jouir librement de sa promenade sans la présence pesante qui refoulait en lui toute impression agréable, qui comprimait toute dilatation de son être, lui sembla une trêve délicieuse. Le bateau filait maintenant à toute vapeur sur le beau fleuve. La brume se déchiquetait, criblée d'un soleil pâle, et laissait voir des collines aux lignes charmantes, sur lesquelles des villas claires se suspendaient entre les masses chaudement nuancées des feuillages d'automne. Des traînées d'azur moiraient l'eau grisâtre, et Michel s'amusait beaucoup à voir les barques des riverains bondir brusquement quand les atteignait le remous du bateau. Le temps ne lui dura guère. Il croyait être parti à peine quand, déjà bien loin en amont de Dresde, il eut la vision d'un palais baignant dans le fleuve ses degrés de marbre, tandis que des sentinelles montaient la garde sur ses terrasses, et que des esquifs dorés, aux armes royales, se balançaient contre sa berge. C'était Pillnitz. Plus loin, la rive commença de prendre un caractère plus abrupt. Des falaises apparurent, brunes, avec de grandes plaies blanches à leurs flancs, qui étaient des carrières de pierres. Et l'intérêt du paysage absorbait si bien Michel qu'il en oubliait l'heure du déjeuner. Une cloche sonna. Le jeune garçon se leva précipitamment. Dans sa hâte pour ne pas être en retard, il se trompa d'escalier, descendit un étage de trop. La porte qu'il prit pour celle de la salle à manger donnait sur le fumoir. Et alors il eut une vision qui le frappa, le pénétra d'un malaise. M. de Malboise était seul, dans la lumière étouffée et singulière de cette pièce, qu'éclairaient des hublots aux vitres de couleur. Il n'écrivait pas, comme il l'avait dit. Assis sur un divan, il accoudait à une table son bras droit, et, le menton sur sa paume, il regardait fixement devant lui. L'expression de ses yeux, sa pâleur, son immobilité, glacèrent Michel. Les rayons jaunes et verdâtres des vitraux aggravaient la lividité de cette face, empreinte d'une pensée effarante. Devant lui cependant, l'un des hublots restait ouvert. Et, presque au ras de cette ouverture, on voyait glisser l'eau blême. Cette eau... c'était le fleuve qui, de là-haut se déroulait, pittoresque et joyeux sous la pourpre tendre du soleil. Ici, elle parut sinistre au jeune garçon—sinistre comme l'âme de cet homme, qui méditait si terriblement dans la solitude. Michel se détourna, le cœur battant, et, craignant d'être vu, s'enfuit sur la pointe des pieds. Une heure plus tard, le bateau stoppait au ponton de Wehlen. M. de Malboise descendit le premier, enjoignant par un signe à Michel de le suivre à distance. Tous deux se mirent en marche, ainsi, séparés par une trentaine de pas. Peu de voyageurs avaient quitté le bateau en même temps qu'eux. Aucun ne s'engagea dans le chemin où s'enfonçait M. de Malboise, et à l'entrée duquel un écriteau portait cette indication, «_Nach der Basteï_» (vers la Basteï). La saison était trop avancée, les jours devenaient trop brumeux et trop courts pour que les visiteurs ne se fissent pas rares dans cette région célèbre de la Suisse saxonne. Le nom de Basteï, qui signifie «le Bastion», désigne un des sites les plus curieux de l'Europe. C'est le point culminant d'un chaos de roches déchiquetées, hérissées, gigantesques. Il se trouve à trois cents mètres à pic au-dessus de l'Elbe, et son couronnement arrondi, qui surplombe légèrement la vertigineuse muraille, ressemble, en effet, à un ouvrage avancé de fortification. Le sauvage amas de roches que domine la Basteï forme un ensemble si peu accessible, au bord du fleuve, entre les petits ports de Wehlen et de Rathen, qu'il faut cinq à six heures pour aller en voiture de l'un à l'autre de ces villages, par la route carrossable tournant le massif, tandis qu'il ne faut guère qu'une heure, à pied, par les sentiers, dont quelques-uns sont de vrais escaliers taillés dans le roc. C'était le plus direct de ces sentiers que commençait de gravir M. de Malboise. De Wehlen à la Basteï, la pente est plus longue et plus douce que du côté de Rathen. Le marquis allait d'un pas assez rapide, entre une rude et sombre muraille de pierre et un torrent, au bord duquel, parmi les rochers, croissaient quelques sapins. La verdure de ces arbres, noircie encore par l'automne, ne faisait qu'ajouter à l'horreur de ce triste paysage. Michel éprouvait moins cette lugubre influence que l'étonnement et la curiosité d'un spectacle si nouveau. A un moment, comme la solitude apparaissait profonde, le marquis s'arrêta et l'attendit. Mais il l'attendit sans bonne grâce, le dos tourné vers lui, ne l'encourageant pas d'un coup d'œil ou d'une parole. Il s'immobilisa simplement, puis quand il entendit le petit pas se rapprocher, il poursuivit sa course. Le sentier monta plus âprement, se resserra jusqu'à n'être plus qu'un couloir entre des blocs sourcilleux, où ruisselait l'humidité sous le feutre des lichens. Dans une fissure, à droite, du côté de l'Elbe, une sorte d'échelle posée à plat sur la pente du roc apparut. Un poteau indicateur désignait un point de vue curieux. M. de Malboise lut l'écriteau, regarda l'échelle, et d'une voix trouble dit: —«Montons là.» Ils y montèrent. Cette fois, l'homme avait laissé place à l'enfant, qui le précédait. Ils émergèrent sur une étroite plate-forme, à peine protégée par un primitif garde-fou composé de mauvais bâtons réunis à la diable. Le paysage se découvrit, toujours voilé, malgré le soleil, d'une fine gaze bleuâtre, qui noyait les lointains et estompait les plans rapprochés. Le fleuve, au-dessous, miroitait à deux cents pieds de profondeur. Telle était l'abrupte déclivité de l'escarpement qu'il fallait se pencher pour apercevoir la rive droite. En face, au delà des collines bordant l'Elbe à gauche, une plaine s'étendait, hérissée de hauteurs brusques et circonscrites, qui semblaient de monstrueux châteaux-forts, et qui étaient des îlots de roc, couronnés, en effet, presque tous, par les ruines d'anciens donjons ou par des ouvrages de défense modernes. La disposition étrange de ces masses éruptives isolées, se dressant çà et là dans l'immense perspective plate, donnait à ce pays saxon un aspect capable d'impressionner même l'ignorance de l'écolier qui le contemplait. —«Oh!... C'est beau!...» murmura le jeune garçon. Son admiration devint-elle contagieuse au point d'entraîner un mouvement involontaire et irréfléchi de son compagnon?... Le fait est que Michel subit tout à coup une poussée qui le projeta contre le garde-fou. La frêle barrière plia. L'enfant eut un cri: —«Maman!...» Et, dans sa frayeur, il se cramponna instinctivement au seul appui tout proche, c'est-à-dire aux vêtements de M. de Malboise. Puis, son équilibre reconquis, aussitôt il lâcha, interdit d'avoir osé. —«Plus de peur que de mal,» observa seulement le marquis avec une gaieté rauque. Il n'exprima aucun regret pour son étrange maladresse. Cependant Michel crut qu'il en restait violemment ému, à le voir tout drôle, les mains agitées comme s'il tremblait. Allons, il n'était pas si méchant qu'il voulait en avoir l'air. Le petit, soudain rasséréné, bondit au bas de l'échelle. Alors la marche silencieuse recommença, dans le sentier de sauvage solitude, entre les roches tragiques. On s'élevait encore. Mais, dans l'encaissement des mornes barrières arrêtant la vue, on ne pouvait pressentir le recul de l'horizon. Brusquement, le défilé aboutit à une sorte de plateau découvert. Une route plus riante s'ouvrait au delà, parmi les bois, tandis que, sur la gauche, se creusait un cirque gigantesque, plein d'une désolation pétrifiée. On eût dit d'une mer dont les eaux se seraient taries, laissant à nu la foule déchiquetée de ses écueils. M. de Malboise traversa le plateau, prit le chemin sous bois. Là, enfin, on rencontra des êtres humains. Deux Anglais descendaient vers Wehlen. Une femme passa chargée d'un fardeau de brindilles. Puis un enfant conduisant des chèvres. Mais déjà le jour d'automne se faisait plus sombre. Par les échappées, entre les roches, on n'apercevait au loin que des lignes indécises fondues dans les houles de brumes. Une vapeur froide montait du fleuve. Et maintenant le marquis hâtait le pas pour dépasser une maison, qui, dressée un peu plus haut encore, vers la droite, paraissait d'ailleurs muette et fermée. C'était l'auberge de la Basteï, toujours animée par la visite des excursionnistes durant les jours chauds et brillants de la belle saison, et qui, déjà, par ce mélancolique après-midi d'octobre, se résignait à l'abandon, à l'hivernage. Il aurait fallu grimper le sentier qui la contourne pour arriver au «Bastion» proprement dit, à cette espèce de plate-forme naturelle, avancée en balcon au sommet d'un roc de trois cents mètres, dressé à pic au-dessus de l'Elbe. Là, on recueille l'impression la plus grandiose de cette extraordinaire région. Mais sans doute M. de Malboise n'était pas venu chercher ici des impressions de ce genre, car, sans achever l'ascension de la Basteï, il se mit en devoir de descendre l'escalier taillé dans le roc sur l'autre pente, qui s'abaisse vers Rathen. Il est vrai que, de ce côté, il atteignait bientôt un site non moins prodigieux et certainement plus farouche. Tandis que la Basteï domine au delà de l'Elbe un vaste et rayonnant paysage, sa face opposée regarde, vers l'intérieur des terres, le plus âpre tableau de nature qu'il soit possible d'imaginer. Là encore, les rocs de deux à trois cents mètres surgissent, perpendiculaires et vertigineux, comme les tours d'une cité colossale. Un pont fait de main d'homme, reliant quelques-uns de leurs effroyables contre-forts, jette son ruban de pierre par-dessus les abîmes. De ce pont, ce que l'on contemple ressemble à un cercle de l'Enfer, évoqué par une vision du Dante. Les fantastiques architectures des rochers escaladent le ciel, enfermant comme en un puits sans issue et presque sans lumière, une vallée d'une tristesse sans nom. Quand on se penche par-dessus le parapet et qu'on explore du regard la profondeur lointaine, on peut croire que jamais le pas d'une créature vivante n'a foulé cette herbe incolore, n'a erré sous ces sapins ténébreux. Pourtant, parfois, un tintement grêle de clochette monte dans ce silence, qu'on croirait inviolé, éternel. Ce sont quelques chèvres, amenées jusque-là par un petit pâtre, au long d'invraisemblables sentiers. Car cette herbe, si maigre qu'elle soit, représente un peu de nourriture, et partout où la terre offre sa substance, il se trouve toujours plus de bouches qu'elle n'en peut assouvir. Le marquis de Malboise s'avança dans un des encorbellements construits en ouvrages avancés, au long de ce pont, sur des cimes de rocs, et d'où les voyageurs gagnent un frisson plus émouvant. Michel suivit, content de cet exemple qui l'autorisait. La hardiesse naturelle à son jeune esprit se délectait à l'exaltant spectacle. Même, ayant un effort à faire pour contenir son enthousiasme, tout près de déborder en extravagance de gestes et d'exclamations, il ne prit pas garde au trouble qui bouleversait M. de Malboise, ni à ces mots qui sifflèrent entre les lèvres convulsives de l'homme: —«Ah! c'est atroce... Je ne peux pas!...» Toutefois, à partir de cette minute, les façons du marquis devinrent si bizarres que l'enfant s'en étonna. M. de Malboise descendit, puis remonta, puis redescendit encore, dans ce sentier de Rathen, qui n'est, presque tout le temps, qu'un couloir dans les roches, et où il est impossible de s'égarer. De distance en distance, des points de vue sont ménagés sur quelque saillie avançant au-dessus de l'Elbe. Et nulle précaution contre les chutes. On ne peut enclore de barrières tous les accidents de la falaise. Le marquis s'y aventurait avec Michel. Puis, comme ne découvrant pas ce qu'il cherchait, brusquement il l'entraînait ailleurs. A la fin il le ramena sur le pont. Si c'était la fascination de la solitude qui retenait ainsi le marquis de Malboise, ce point devait le séduire en effet. Du côté de l'Elbe, on avait chance d'apercevoir des bateaux, allant vers Dresde ou remontant. Au-dessous de soi, l'on distinguait ou l'on devinait des habitations. Sur la rive opposée couraient des trains, au long d'une étroite voie, entre la colline et le fleuve. Mais ici!... C'était un désert clos, barré de roches effroyables, une vallée inaccessible, une solitude figée de froid et de mort, l'horreur immuable d'une fin de monde. De nouveau, M. de Malboise vint s'accouder au parapet. De nouveau, Michel, près de lui, en fit autant. L'écolier, dans sa lassitude croissante de l'interminable promenade, y gagnait au moins de goûter encore le terrifiant plaisir, trop brièvement éprouvé tout à l'heure, en face de ce chaos. Dans son romantisme enfantin, il cherchait à en exagérer le poignant vertige. Les mains à ses tempes, comme des œillères, pour ne rien voir que le vide, il avançait imprudemment le buste, sondait le gouffre, imaginait l'épouvante de la chute. Et tout à coup...—mais sut-il si le rêve affreux faisait tourbillonner son cerveau ou si la réalité s'y substituait infernalement?... Ce fut si prompt!... L'abîme, en un tel éclair, engloutit la proie chétive!... Le crime fut si simplement tragique, dans cette sauvage solitude, parmi ce crépuscule des rochers, précédant le crépuscule du jour!... Qu'était-ce pour cet homme de force herculéenne... Soulever à la ceinture un enfant trop penché, qu'aussitôt sa tête, ses épaules emportèrent?... La pensée, cette fois, n'eut pas le temps d'intervenir en une révolte éperdue, d'arrêter la main, comme une heure auparavant, lorsque ce garde-fou avait fléchi, comme à plusieurs reprises ensuite, sur les corniches tentatrices, dans la promenade abominable. L'acte fut si aisé qu'il en résulta pour celui qui venait de l'accomplir une stupeur inouïe. C'était donc fait!... Le meurtrier regardait le parapet vide. C'était donc fait!... Aucune trace ne restait sur la marge de pierre de l'enfantine petite vie qui, deux secondes avant, y mettait la tiédeur de son innocent contact. Aucun appel ne montait de l'abîme. Pas une clameur. Pas un gémissement. Et c'était fait!... Pascal de Malboise était seul. Il ne se pencha pas à son tour, il ne regarda pas. Qu'eût-il vu d'ailleurs? Les grandes ombres des rochers emplissaient le gouffre... Un corps d'enfant... Cela ne devait pas être discernable, de cette hauteur, dans cet entassement de chaos. Le meurtrier tourna sur ses talons, s'élança d'un élan de folie, fuyant le lieu sinistre, l'enceinte formidable et dévastée, l'horrible silence... Ce fut en courant qu'il dévala par le sentier de Rathen, malgré la perfide déclivité des dalles glissantes, sous l'obscurité qui s'épaississait dans ce couloir de pierre. Un peu avant le village, au lieu de continuer à descendre vers le ponton d'embarquement, soit pour prendre le bateau de Dresde, soit pour traverser en bac et gagner la gare du chemin de fer, il prit à gauche, s'enfonça dans le désert rocheux, parmi les broussailles et les sapins. De ce côté, il en avait pour deux heures de marche hasardeuse avant de tomber sur une route lointaine. Mais il était sûr de ne rencontrer personne qui l'eût remarqué avec Michel dans le trajet du matin. * * * * * Quelques jours plus tard, le député Pascal de Malboise se trouvait assis devant son pupitre, au Palais-Bourbon, quand s'ouvrit la session parlementaire. Les bras croisés sur son buste solide, la tête haute avec cet air de rondeur et d'arrogance qui intimidait sans déplaire, il offrait sa physionomie habituelle, et conquit bien vite à nouveau les applaudissements rieurs par la verve de ses interruptions. Là-bas, à Solgrès, il y avait une femme affolée de soupçons et de désespoir, mais qui, dans la pire exaltation de sa douleur, n'avait osé formuler une accusation nette, et certainement ne l'oserait jamais. Que servirait à la malheureuse Armande de saisir la justice, de faire ouvrir une scandaleuse enquête? L'enfant était mort dans une chute terrible, provoquée, assurait M. de Malboise, par une imprudence du jeune téméraire. Quand elle demanda que son mari la conduisît devant la tombe, la mît en présence des témoins, il lui dit froidement: —«Je le ferai pour ses parents, s'ils l'exigent. Mais non pour vous. Que vous était celui qui s'appelait Michel Bellard? Proclamerez-vous, par des démonstrations publiques de deuil, avec notre double honte, votre fraude à l'état civil, le crime de substitution, dont vous auriez aussitôt à répondre?...» Il faisait entendre ainsi qu'elle avait les mains liées contre lui-même. Elle les avait liées, en effet, et par un sentiment qui n'était pas un souci d'honneur personnel. Qu'importaient les conventions sociales à cette martyre dont le cœur mourait en elle-même, broyé par leur étau? Volontiers elle les eût bravées en une révolte suprême, se sentant près de quitter ce monde, et tentée de le bafouer, de le maudire en face, avant de se réfugier éperdument dans l'asile d'éternel pardon où toute mère est sainte. Mais un aveu, même tacite, de sa part, serait une délation pour Louise. La femme du garde tomberait dans les mains de la justice, elle aurait à expier son dévouement, elle verrait son ménage brisé, toutes ses humbles chances de repos et de bonheur détruites. Le rigide Nobert la quitterait, divorcerait sans doute. Ne pleurait-elle pas assez, la pauvre Louise, aussi déchirée par la mort de Michel que si l'enfant eût été véritablement le sien?... Fallait-il donc lui infliger un pire supplice, payer par une torture sans fin sa sublime complicité, la tendresse abondante dont elle avait secrètement enveloppé cette mère et son fils, rejetés hors du du domaine des tendresses légitimes? Et pourquoi?... Puisque rien ne rappellerait plus à la vie le petit être infortuné. Pour la vengeance?... Vengeance d'un crime si férocement lâche qu'Armande n'y pouvait croire, malgré sa répulsion pour le criminel probable, malgré les voix de suggestion lugubre qui lui chuchotaient au fond de l'âme: «Il l'a tué... Il l'a tué...» Et les preuves?... Où les prendrait-elle?... Elle n'avait, pour les aller découvrir, que les indications de son mari. S'il était coupable, il ne pouvait lui avoir ouvert qu'une fausse voie. La situation paralysait Armande. Mais ce qui la paralysait davantage, c'était le détraquement, l'effondrement final de toutes ses énergies, tendues de façon si atroce et depuis trop d'années. C'en était fait de ce caractère jadis résistant comme l'acier, de cette nature réputée indomptable, parce qu'elle ne cédait qu'à l'affection, et que toute affection la perça de glaives ou la déchira d'épines. Après la disparition de Michel, Armande ne fut plus elle-même. Son être brisé sembla tout à coup incapable de vibrer, même de douleur. Une morne indifférence engourdit ce cerveau, devenu débile. Ce n'était ni la folie, ni l'idiotisme, mais un état voisin. La châtelaine de Solgrès se promenait dans son parc, spectre mélancolique enfermé dans un mutisme presque complet, évitant toute rencontre, même celle de Louise, avec laquelle maintenant elle cessa de parler du passé. Elle arriva à un degré tel d'anéantissement sentimental, qu'elle ne manifestait même plus d'animosité contre son mari. M. de Malboise, d'ailleurs, changeait de manières à son égard, se montrant d'autant plus courtois et attentif qu'elle glissait davantage à l'enténèbrement intellectuel et à l'épuisement physique. Un jour, la jugeant au degré voulu de cet étrange désintéressement de tout, il fit venir son notaire. Un testament de deux lignes fut rédigé, par lequel la marquise de Malboise instituait son mari son légataire universel. Elle ne s'étonna pas, ne protesta pas, et signa l'écrit sans plus de réflexion que si c'eût été le bail d'un de ses fermiers. Peu après, ses facultés s'affaiblirent encore. Elle donna un signe caractéristique de démence, car, fréquemment, elle allait se poster sur un point particulier de la pelouse, en arrière du château. Là, pendant un instant, elle se tenait immobile, les bras croisés. Puis elle criait: «En joue!... Feu!...» Et se laissait tomber sur l'herbe, comme blessée à mort. Pendant de longues minutes, elle restait là, gisante. D'abord, on la croyait évanouie. On voulait la relever. Mais elle protestait par gestes, sans desserrer les lèvres, les yeux hallucinés, la face couverte de larmes silencieuses. On prit l'habitude de ne plus la contrarier en ce triste jeu de folle, inoffensif aux autres comme à elle-même. Pourtant, un matin d'hiver, comme elle demeurait longtemps étendue sur l'herbe glacée, quelqu'un s'inquiéta. Une femme de chambre descendit, s'approcha, essaya de la soulever, et jeta un grand cri... La marquise de Malboise était morte. VIII _UNE AME SANS FREIN_ Une douzaine d'années plus tard, en plein mois d'août, au moment des vacances parlementaires, et durant une période où le marquis député Pascal de Malboise était notoirement absent de Paris, le coup de timbre d'une visite vibra dans le silence assoupi de son hôtel Renaissance, rue d'Offémont. Les domestiques étaient au loin, comme le maître—les uns à son château de Solgrès, les autres en vacances dans leurs pays respectifs. Seul le couple immuable des Poinclou, qui jamais ne bougeait de cette demeure depuis que M. de Malboise en avait confié la garde à l'ancien valet de chambre et à sa femme, coulait des jours paisibles dans un doux _far niente_. Ces deux bonnes gens, vieillis d'ailleurs, habitués à régir la valetaille et à se faire servir plutôt qu'à servir, ne se pressèrent pas de répondre à la sonnerie électrique. Chacun regarda l'autre par-dessus son éventail de cartes,—car ils étaient en train de faire un bézigue dans l'office, la pièce la plus fraîche de l'hôtel, où les volets clos maintenaient une température délicieuse. Enfin le mari, avec ses airs galants d'ancien valet de chambre avantageux, se leva, disant à sa femme: —«J'y vais, madame Poinclou. Ne te dérange pas.» Il fut un moment avant de revenir. Puis Mᵐᵉ Poinclou entendit deux voix et vit reparaître son mari accompagnant quelqu'un. —«Tiens, ma bonne, voici un monsieur que tu renseigneras mieux que moi.» Elle se sentit tout de suite bien disposée pour le beau garçon qui entrait. C'était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, svelte dans un complet gris clair, et dont le visage fin, au teint mat, offrait une jeunesse charmante sous le canotier de paille, qu'il retira aussitôt. Une courte et épaisse toison noire, du même brillant soyeux que la moustache, couronnait un front bien modelé, sous lequel s'ouvraient largement deux yeux sombres et magnifiques. On eût difficilement deviné le rang social et la nationalité de ce séduisant personnage. Il avait le type italien, et parlait le français comme un natif des bords de la Seine. Sa demi-élégance montrait des traces de mauvais goût exotique: une cravate de couleur criarde, le feu trouble de diamants évidemment faux aux boutons de ses manchettes. Cependant la grâce aisée de ses façons, la simplicité de ses gestes n'avaient rien de l'emphase rastaquouère, mais éveillaient plutôt cette indescriptible saveur d'aristocratie qui fait dire d'un homme: «Il a de la race.» —«Figure-toi,» dit Poinclou à sa femme, «que Monsieur voudrait savoir ce qu'est devenue la Louison.» Derrière le dos de l'étranger, les yeux finauds du vieillard clignaient comiquement. Sans doute, cette mimique évoquait toutes les hypothèses romanesques, mille fois ressassées dans leurs bavardages conjugaux, mais soigneusement gardées entre eux comme la source mystérieuse de leur existence douillette. Le masque ratatiné de la vieille devint sévère. Il ne s'agissait pas de manquer à la plus étroite circonspection. Qui sait s'ils n'y risqueraient pas leur place? —«La Louison?» fit Mᵐᵉ Poinclou, comme si sa mémoire ne la servait que bien vaguement. «La Louison?...» répéta-t-elle, en jetant à son mari un regard qui signifiait: «N'as-tu pas déjà trop parlé?...»—«Mais quelle Louison? Nous en connaissons tant!... —Je parle,» expliqua le jeune homme, «de madame Nobert, la femme d'un garde au château de Solgrès... Vous savez bien? —Ah! la veuve à Bellard, qui avait épousé Nobert en secondes noces? —Oui, c'est cela,» dit l'étranger, dont le visage, à ce nom de Bellard, avait légèrement tressailli. «Votre mari croit que vous savez son adresse, car il vient de m'apprendre qu'elle est devenue veuve pour la seconde fois et qu'elle a quitté Solgrès. —Puisque Poinclou est si bien informé, ce n'était pas la peine qu'il vous amène ici,» fit aigrement la vieille. «Je n'en sais pas aussi long que lui, pour sûr. —Oh! l'adresse seulement,» murmura Poinclou d'une voix faible. «C'est à cause d'un héritage.» Il était devenu écarlate, ce qui faisait ressortir la blancheur neigeuse de ses cheveux encore abondants. Ce mot d'héritage détendit un peu son acariâtre épouse. D'ailleurs, le bel étranger prenait doucement la parole. Et ce qui restait de féminin sous les rides et l'enveloppe parcheminée de la vieille ne résista pas au charme de cette virile jeunesse, de cette voix musicale et d'une politesse tout à fait flatteuse. —«Vous êtes trop bonne, j'en suis certain, madame, pour ne pas m'aider à accomplir une mission sacrée,» disait l'inconnu, «Mon oncle, monsieur Pillod, un grand industriel suisse, vient de mourir en me nommant pour son exécuteur testamentaire. Il laisse une somme importante à chacun des ouvriers qui ont travaillé au moins dix ans dans sa fabrique, même à ceux qui l'ont quittée par la suite. Nobert était dans ce cas. Il a été fort longtemps employé dans les ateliers de mon oncle, avant de se rendre en France, la patrie de sa femme. Il a donc droit... —Mais, Nobert est mort,» interrompit Mᵐᵉ Poinclou. —«Votre mari me l'a dit. Savez-vous si sa femme est son héritière? —Ah!... ça... par exemple!... As-tu une idée là-dessus, vieux poulet?» demanda-t-elle à son époux, qu'elle amnistiait par ce terme tendre. Mais le vieux poulet n'osait plus souffler mot. Il hocha simplement la tête. —«Le plus simple,» reprit le neveu de M. Pillod, «serait de m'indiquer l'endroit où s'est retirée madame Nobert. N'est-elle pas restée dans le pays?... A Étréchy?... ou à Étampes? —Non,» dit Mᵐᵉ Poinclou. —«Ah!» Il y eut un silence, qui sembla gêner la bonne femme, car elle reprit en bredouillant: —«Non, vous concevez... monsieur le marquis se remariera sans doute. Alors... garder comme ça autour de Solgrès des gens qui ne jurent que par sa première femme, ça ne serait pas agréable pour la seconde. Alors... il fait une rente à la Louison pour qu'elle vive ailleurs. Oh! une belle rente... Elle n'est pas dans le besoin. —Elle vit avec son fils, sans doute?» questionna l'étranger, tandis que la flamme veloutée de ses yeux devenait plus pénétrante. —«Son fils!...» exclamèrent en même temps les deux Poinclou. —«N'avait-elle pas un enfant de son premier mariage? —Comment le savez-vous? —Les ouvriers de l'usine le disaient, en jabotant sur la promise de leur camarade Nobert. —Oui... Eh bien, cet enfant-là, il est mort. —Aussi?... Pauvre femme, elle n'a pas eu de chance.» Cette remarque ne fut pas relevée. —«Elle l'a perdu tout jeune?» insista le questionneur. —«Vers les treize ans. —Naturellement il est mort à Solgrès?» Les vieux époux échangèrent un regard. —«Nous ne savons pas. Nous n'y étions plus. —A treize ans...» répéta l'autre, comme si l'âge seulement l'intéressait. «De quoi peut-on mourir à treize ans?... Méningite?... Fièvre typhoïde?... Accident?... —Nous ne savons pas.» Le neveu de M. Pillod vit qu'il n'obtiendrait aucun autre éclaircissement. Il prit donc le parti de déclarer que cette histoire ne le touchait en rien, mais qu'il avait un devoir à remplir comme exécuteur testamentaire, et que, si ses interlocuteurs ne pouvaient le renseigner, il s'adresserait directement au marquis de Malboise. —«Puisqu'il fait servir une rente à cette dame Nobert, il n'ignore pas où elle se trouve. —Ah!» dit la mère Poinclou, lançant de nouveau un coup d'œil à son mari, «je suppose que monsieur de Malboise nous saurait gré de lui éviter un dérangement à propos d'anciennes affaires dont il n'aime guère qu'on lui parle. Après tout, ça n'est pas un secret, l'adresse de la Louison. Elle s'est retirée ici, à Paris, quelque part sur la butte Montmartre. —C'est vague, ça, la butte Montmartre. —Attendez. Je vais vous dire. En montant la rue Lepic, n'est-ce pas? sur la droite, vous verrez une boutique d'herboriste qui s'appelle: _Aux mille fleurs_. C'est tenu par une belle-sœur de la Louison. La veuve à Nobert y est descendue après son malheur. Je ne crois pas qu'elle y demeure encore, rapport à ses nièces,—des petites pécores qui la grugeaient et l'insultaient. Parce que, voyez-vous, monsieur, tout ce qu'elle possède, la Louison, c'est du viager, bien entendu.» Cette explication du sans-gêne des nièces parut choquer le jeune homme, malgré l'indifférence qu'il manifestait. Sa voix tremblait imperceptiblement lorsqu'il prononça: —«Alors elle est malheureuse, la pauvre femme?... —Dame, elle vous dira ça elle-même, puisque vous devez la voir,» reprit la méfiante Mᵐᵉ Poinclou. —«Une boutique d'herboriste, rue Lepic, _Aux mille fleurs_,» se remémora l'étranger. —«Oui. Là-bas, on vous renseignera mieux qu'ici.» Il remercia les vieilles gens comme s'ils avaient montré la plus excessive complaisance, et partit. Quand Poinclou reparut, après l'avoir accompagné jusqu'à la porte, il subit une rebuffade de sa gracieuse moitié. —«Tu avais bien besoin de l'introduire, pour qu'il nous tire les vers du nez! —Oh! ce que nous lui avons dit n'est pas compromettant. —Sait-on ce qui est, ou ce qui n'est pas compromettant, Poinclou, dans une affaire où le diable n'y distinguerait goutte? Tu n'as pas vu sa figure, à ce joli fouinard-là, quand il a parlé de l'enfant? —Non,» fit Poinclou, «pour la bonne raison que je m'étais assis derrière lui, afin qu'il n'observe pas la mienne. —Il vient de Suisse, à ce qu'il dit,» continua la vieille en hochant la tête, «C'est en Suisse que la Louison a élevé le moutard jusqu'à trois ans. Qui sait s'il n'en connaît pas plus long que nous sur le soi-disant petit Bellard?... —Mais il serait à peine plus vieux que lui, si le mioche avait poussé. Qu'est-ce qu'il peut avoir, ce garçon-là?... Vingt-six, vingt-sept ans. —Et son oncle!... l'industriel, qui avait tant d'ouvriers!... Ah! vois-tu, Poinclou, si ce gaillard-là vient pour causer du grabuge, et si le marquis apprend que nous l'avons reçu ici, dans l'hôtel, et qu'il nous a fait bavarder!...» Tandis que l'inquiétude empoisonnait le repos du vieux couple et troublait leur bézigue d'amères distractions, celui qui s'était présenté à eux comme le neveu de M. Pillod se dirigeait vers Montmartre. Il trouva sans peine l'herboristerie _Aux mille fleurs_. Là, une jeune fille assez bien tournée, qui devait être l'une des pécores dont avait parlé la mère Poinclou, mais dont le visage s'épanouit en grâces et en sourires pour répondre à un monsieur si séduisant, lui donna tout de suite l'indication qu'il désirait: —«Madame Nobert?... Il faut continuer la rue Lepic, monsieur. Au-dessus du tournant, là-haut, vous trouverez la rue Durantin. La cinquième maison à gauche, entre les arbres... C'est là que madame Nobert demeure.» Des arbres, il y en avait plusieurs, en effet, et d'assez beaux, dans le petit jardin que traversa l'étranger pour arriver chez Mᵐᵉ Nobert. Sans doute, la paysanne, venue dans la grande ville pour des raisons qui n'étaient pas toutes de préférence, avait été séduite par l'aspect provincial de ce petit coin, par ces lambeaux de verdure et par ce large horizon, qui lui épargneraient la nostalgie d'un trop complet exil. La maison n'avait que deux étages, et il n'y avait pas de concierge. Comme le jeune homme faisait tinter en entrant la sonnette de la petite porte extérieure, une tête surgit hors d'une fenêtre, au premier. Le visiteur s'avança de trois pas et regarda cette tête. Des cheveux gris, partagés en bandeaux et couverts au sommet par une étroite coiffure en tulle noir, encadraient un visage flétri, mais avenant et fin. C'était une femme qui paraissait plutôt vieillie que vieille, car, justement, l'épaisseur de ces bandeaux, fort éloignés encore d'être blancs, et l'éclat de deux yeux foncés, contrastaient avec la pâleur, l'air usé, émacié, de la figure. Le nouveau venu s'était découvert, et, sans dire un mot, continuait de regarder cette femme. —Que désirez-vous, monsieur?» demanda-t-elle. —«Madame Nobert, madame. —C'est moi.» Il le savait, celui qui, dès l'apparition à la fenêtre, avait reconnu ce visage et s'étonnait douloureusement de le trouver si dévasté. Aussi, quand elle dit: «C'est moi», il demeura encore immobile, perdu dans sa contemplation rêveuse. Elle dut insister pour savoir ce qu'il souhaitait. —«Voulez-vous être assez bonne pour me recevoir, madame? —Montez,» dit-elle simplement. Elle lui ouvrit un petit salon d'une vulgarité naïve, tout encombré de bibelots disparates, où l'on devinait les souvenirs d'une existence rustique et sentimentale. Il y avait des fleurs sous des globes, des photographies dans des cadres communs, des vases gagnés dans des foires de village, des graminées sèches dans des cornets de porcelaine, toutes sortes d'humbles et laides choses, dont chacune parlait sans doute à celle qui les jugeait précieuses un langage attendrissant. Tout de suite le regard de Michel se fixa sur une place de la cheminée,—une place d'honneur, devant la pendule,—où se dressait, pâli sous son verre, dans son encadrement de peluche, le portrait d'un gamin de dix ans. —«Madame,» dit-il, tandis qu'une émotion assourdissait sa voix, «sommes-nous bien seuls ici?» Elle inclina la tête. —«Oui, monsieur. —Ce que j'ai à vous apprendre est grave. Je viens de la part d'une personne...» Il n'acheva pas. Il la voyait joindre les mains, mordre sa lèvre tremblante. Et quelle interrogation affolée jaillissait de ses yeux!... Les beaux traits du jeune homme se contractèrent. Il haleta. —«Je lui ressemble, n'est-ce pas?...» dit-il en désignant la photographie d'enfant sur la cheminée, tandis qu'une espèce de sanglot hachait les syllabes sur ses lèvres. Louise Nobert jeta un cri. —«Est-ce possible?... Michel!...» Il dit: —«C'est moi... Maman!...» Tous deux étaient aux bras l'un de l'autre. Elle, pleurant et riant, frémissante d'une de ces secousses qui bouleversent l'âme et le corps, balbutiait: —«Mon petit... mon petit... mon enfant!... Ah! j'avais bien raison d'espérer toujours!... je ne pouvais pas croire... quelque chose me disait... Dieu! si elle m'avait écouté, elle vivrait peut-être encore. —Qui cela?» demanda Michel en s'écartant. Louise ne remarqua pas la précipitation avide de la question, l'émoi déjà tombé, la fulguration brève des prunelles dans la face revenue au calme de ses lignes parfaites. Pourtant elle le dévorait des yeux, le regardant avec une tristesse soudaine dans son délire de joie. Il interrogea de nouveau: —«Qui cela?... Qui vivrait encore?...» Alors, doucement, avec un âpre sourire de sacrifice, elle répondit: —«Ta mère. —Ma mère!...» Il ne s'étonna pas. N'avait-il pas, depuis tant d'années, rapproché les indices, sondé les obscurités de son enfance, réfléchi avec un cerveau d'homme fait. Ne soupçonnait-il pas la vérité? Serait-il revenu sans cela? Certes, quand, tout à l'heure, la brusque vision de cette physionomie qui lui fut si douce, et qu'avaient si rudement pétrie le temps et la douleur, le clouait sans voix au milieu du petit jardin... quand l'indicible explosion de tendresse, chez la maternelle créature, lui faisait ouvrir les bras, éclater le cœur, tout son être avait sombré dans une ivresse d'attendrissement. Mais, pour une telle ivresse, bientôt dissipée, il n'eût pas quitté la vie d'aventures menée au loin, et qui, malgré de dures alternatives, lui donnait ce qu'il préférait: des hasards passionnants, la liberté, l'espoir renouvelé sans cesse de quelque chance merveilleuse. Le fils du volontaire garibaldien, descendant des condottieri sans scrupules, cet enfant conçu dans la tourmente des périls et des passions, et dont la mère elle-même, dépourvue de la mièvrerie de son sexe et de son temps, portait dans ses veines la sève ardente des Solgrès du seizième siècle, gentilshommes entreprenants et batailleurs, ce Michel dont l'adolescence fut un invraisemblable roman, ne rapportait pas dans le milieu social où il rentrait des sentiments et des principes en concordance avec ce milieu. La femme aveuglée et ignorante, qui exultait en ce moment dans la joie étourdissante de le retrouver, allait, malgré sa simplicité, s'en apercevoir bien vite. Déjà la physionomie de Michel, dont elle admirait la beauté, n'exprimait que trop la satisfaction orgueilleuse de la haute origine, pressentie jadis, affirmée aujourd'hui. Tout, dans cette physionomie: l'éclair des yeux, le gonflement des narines, le retroussis altier des lèvres, la reniait, elle, l'humble nourrice, que toutefois Michel continua d'appeler «maman». —«Ainsi, maman,» disait-il, «mes pressentiments ne m'avaient pas trompé? Ah! même tout petit, je sentais bouillonner en moi une sève impérieuse. Non, je n'étais pas né de serviteurs, et je ne devais pas vivre pour obéir. Ma mère, n'est-ce pas? c'était celle que je nommais «marraine». C'était la marquise de Malboise? —Oui,» répondit Louise, qui sentit comme une onde froide lui noyer le cœur, à mesure qu'il parlait... —«Et mon père?... —Ton père s'appelait Michel Occana. —D'Occana,» rectifia le jeune homme. —-«Non, je ne crois pas,» fit Louise, étonnée. —«Voyons!... Une Solgrès ne pouvait aimer qu'un homme noble comme elle-même. Vit-il toujours? —Non... Il est mort avant ta naissance. Autrement il aurait épousé ta mère. —Vous voyez bien!...» Elle ne voyait pas. Elle ne suivait pas dans ce cerveau chimérique l'envol des impatientes hypothèses. Mais le ton fiévreux, tendu, de l'interrogatoire, lui causait une impression pénible. Ce fils ne cherchait pas à connaître ses parents pour les aimer, pour sentir leur amour monter vers lui de leur tombe close, mais pour s'assurer qu'il devait la vie à des grands de ce monde... Et avec quelle indifférence il acceptait son dévouement, à elle-même, ne demandant même pas pourquoi elle l'avait si complètement adopté! Cependant leur entretien se poursuivait sans suite, dans un tumulte de questions sans réponses, et de réponses que rien n'appelait. Ils avaient tant à s'apprendre! Chacun avait conçu la réalité si différente de ce qu'elle était! Le travail accompli par leur cerveau pour passer des suppositions—longuement échafaudées—à la nette conception des faits, retardait sur la volubilité de leurs paroles. Et bien des mots tombaient sans être saisis, comme si les deux interlocuteurs eussent parlé des langues étrangères. —«Comment le marquis de Malboise a-t-il réussi à te faire passer pour mort?» interrogeait Louise. «T'avait-il perdu?... Enfermé?... Lui avais-tu échappé volontairement?... Et ton silence?... Obéissais-tu à des menaces?... à quelque abominable consigne?...» Au nom du marquis de Malboise, le visage de Michel s'était contracté de haine. —«Ah! maman,» s'écria-t-il, «dites-moi qu'il vit toujours, celui-là! —Il vit. —La justice n'est donc pas un vain mot. Et... il est heureux? —Heureux, riche, influent, estimé, envié... autant qu'un homme peut l'être. —Tant mieux!» murmura Michel. «Il souffrira davantage de tout perdre. —Mon pauvre enfant!... Quel mal a-t-il pu te faire?... Et tu ne sais pas encore tout. —C'est toi qui ne sais pas tout. Cet homme est un assassin! —Comment?... Qui a-t-il tué? —Moi. —Toi!!... Mais tu es vivant!» Le jeune homme eut un ricanement d'amertume. —«Vivant?... De quelle vie!... Si tu savais!... Mais cette existence même... cette existence qui n'a été qu'une longue misère jusqu'à ce que j'en aie fait une longue révolte, ce n'est pas sa faute si je la possède encore. Quand il m'a emmené dans cet odieux voyage, moi, l'enfant que j'étais alors, faible et forcément soumis, c'était pour me faire disparaître, pour me supprimer lâchement... —Mon Dieu!... —Ce marquis de Malboise, que tout le monde honore, qui, sans doute, siège encore à la Chambre, il m'a traîné dans une solitude affreuse, pour me précipiter dans un gouffre, d'une hauteur de trois cents mètres!...» Louise joignit des mains tremblantes. L'horreur dilatait ses yeux, retirait tout le sang de son visage, de cet honnête visage de pauvre femme vieillie, qui n'a jamais vu de l'existence que l'étroit chemin de sacrifice et de devoir, où, aveuglément, elle a marché. —«Est-ce que de tels crimes sont possibles?» balbutia-t-elle. —«Si je n'ai pas été mille fois brisé sur les aiguilles des rocs,» poursuivit Michel, «c'est parce que les branches d'un sapin ont arrêté ma chute. Leurs bras souples et veloutés m'ont saisi au passage, comme si, dans ce lieu, pourtant effroyable, la cruauté des choses se fût refusée à égaler la cruauté d'un homme. Je suis resté suspendu parmi les rameaux de cet arbre, évanoui, meurtri, déchiré, mais non pas mort... —Mon petit!... mon petit!... mon pauvre petit!...» gémissait Louise, que les sanglots étouffaient. Sa bouche gonflée de larmes balbutia encore: «Ah! si elle avait su!...» Car son indignation, sa pitié, son regret étaient doubles. Elle avait dans sa poitrine deux cœurs de mère, le sien et celui d'Armande. Ce que celle-ci aurait éprouvé la bouleversait autant que ce qu'elle éprouvait. —«Écoute, maman, écoute...» reprit le jeune homme, que son souvenir emportait, et qui, dans cette évocation de cauchemar, trouvait une douceur à répéter ces deux syllabes: «maman», autrefois jetées avec tant d'épouvante enfantine aux échos du précipice. «Te figures-tu, quand je revins à moi?... J'étais seul, dans un endroit effrayant... Il faisait nuit... De vives douleurs me tenaillaient la chair... Le sang coulait de mon visage et de mes mains... Et j'avais au cœur une palpitation d'effroi que je ne saurais te dire, à l'idée qu'on avait voulu ma mort, qu'un homme dont le pouvoir me semblait sans bornes avait résolu que je périrais, et me supposait à cette heure anéanti par sa main. —Mais c'est un monstre, cet homme!» cria Louise en se dressant, le poing crispé. «Il mérite les pires supplices!... —Il n'y échappera pas, sois tranquille,» dit Michel, avec une sombre résolution. —«Mais comment n'es-tu pas mort de frayeur et d'horreur?... Qui t'est venu en aide, malheureux enfant?... —Moi-même, d'abord. Tu sais que, dès cet âge, je ne manquais pas d'énergie. Je commençai par me laisser glisser au bas de l'arbre aussi doucement que je pus. Guidé par un clapotement de source, et malgré l'obscurité, je découvris un filet d'eau comme il en ruisselle partout dans ces rochers. Là, je lavai mon visage et mes mains, qui n'avaient que des écorchures. Puis, trop meurtri pour marcher, et n'osant d'ailleurs descendre jusqu'au fond de la vallée sous la nuit noire, je me blottis comme je pus dans une excavation, et j'attendis le jour. Au matin, des bergers me secoururent. —Leur as-tu dit qui tu étais, ce qui venait de t'arriver?... —Pas de danger, maman!... —Pourquoi, mon Dieu?... Et pourquoi n'es-tu pas accouru tout de suite auprès de nous? —Mais, comprends donc ma terreur! Retourner à Solgrès, reparaître devant monsieur de Malboise, me semblait la pire catastrophe qui pût encore m'arriver. Plutôt m'enfuir au bout du monde. Je devinais bien que le marquis avait intérêt à ma mort, qu'il se croyait à jamais débarrassé de moi. Il avait dû inventer quelque histoire au sujet de ma disparition. Et si je ressuscitais pour sa confusion et le renversement de son espoir, à quelle fin terrible, et cette fois certaine, sa fureur ne me vouerait-elle pas? N'avais-je pas jugé combien il est facile à un homme sans scrupules de tuer un enfant? Et je ne doutais pas que celui-ci ne réalisât toujours toutes ses volontés. —Hélas! en effet. Il ne les a que trop réalisées! —Qu'est-ce à dire?... —Ta mère, la marquise de Malboise, avait fait un testament en ta faveur. Elle te léguait Solgrès. —Solgrès!...» s'écria Michel avec un accent que rien ne saurait traduire. Son âme aventureuse et pleine d'orgueil avait vibré follement à ce nom. Solgrès... Le château... le parc immense... les fermes... les futaies majestueuses, l'opulente demeure... Tout ce qui restait dans son souvenir comme l'image de la magnificence, rehaussé encore par le mirage des premières années, et par le recul des années de détresse. Solgrès!... Lui, le maître de Solgrès! Lui, qui avait erré par le somptueux domaine, petit être dédaigné, avec le triple poids sur ses épaules de la pauvreté, de la faiblesse et de la servitude. Pantelant de joie et d'inquiétude, il cria: —«Ce testament... On ne l'a pas détruit?...» La Louison secoua tristement la tête. —«Non... On ne l'a pas détruit. Il reste intact, dans la cachette même où ta mère l'a placé. Mais on lui en a fait écrire un autre. —Un autre!... —Oui. —En faveur de qui? —De ton assassin. —Et elle était ma mère!...» râla Michel, foudroyé. —«Ne l'accuse pas. Ta perte l'avait presque privée de raison. —Mais j'attaquerai le second testament,» déclara Michel. Il s'était levé... Il tournait dans la petite pièce comme un fauve en cage à qui l'on vient d'arracher sa proie. Il écumait... Sa rage était effrayante à voir. —«Cet homme,» grondait-il, «cet homme ne mourra que de ma main, si ce n'est par celle du bourreau.» Louise, dans une consternation muette, regardait bouillir et fumer ce sang,—qui n'était pas le sien, malgré le mensonge de l'état civil et les artifices de la première éducation. Ah! non, ce n'était pas le fils de sa chair domptée, patiente, ce garçon fougueux et déchaîné. En lui se détendait le ressort terrible de la race. Mais ce ressort, faussé par la haine et le malheur, n'agissait si violemment que dans le sens des passions mauvaises. Pourtant la tourmente s'apaisa. La réflexion suivit. Michel, assis de nouveau, renfermé maintenant dans une espèce de positivisme net et froid qui voulait se rendre compte de tout avant de rien décider, adressait à sa mère adoptive un interrogatoire serré, catégorique. Quelle était au juste sa situation? Socialement, il n'existait plus. Son faux acte de naissance se trouvait complété par un faux acte de décès. Passant pour Armand-Michel Bellard, qu'il n'était pas, il avait été déclaré mort alors qu'il était encore vivant. Que lui servirait-il de réclamer cette personnalité étrangère à la sienne et dont le destin le débarrassait? A contester le second testament de la marquise de Malboise au nom du premier? C'eût été la plus inutile des folies. Aucun tribunal n'aurait cassé les dispositions dernières de la testatrice sous le prétexte d'intentions que rien ne démontrait, puisqu'il aurait fallu prouver qu'elle n'avait pas pu mettre en doute la mort du premier légataire? Et quand même?... Jamais les intentions, même évidentes, ne peuvent être opposées aux actes en matière de testament. Et quelles conséquences ne découleraient pas d'une intervention judiciaire, qui risquerait de faire découvrir la substitution d'enfant, la fraude à l'état civil? Mais le résultat immédiat d'une telle revendication serait de faire tomber Michel sous le coup de la loi militaire et de lui imposer trois ans de service dans l'armée. Perspective affreuse pour ce caractère affolé d'indépendance, qui ne se plierait à aucune discipline, et pour cette nature sensuelle, affamée de toutes les jouissances de la vie. Quel avantage lui restait-il donc à redevenir Michel Bellard? Sa vengeance?... L'accusation de tentative de meurtre contre le marquis?... Quelle piètre revanche? Et qui le croirait? Singulière victime, qui disparaissait pendant douze années, puis revenait dans toute la force d'une superbe et virile jeunesse, se plaindre d'avoir été tuée autrefois!... Il faudrait autre chose que cette imputation ridicule pour ébranler la situation d'un marquis de Malboise. Le revenant équivoque n'ébranlerait pas d'une ligne les solides assises d'une telle fortune politique et sociale. Au contraire... C'est lui qui s'y briserait... D'ailleurs, l'intervention de la justice, à laquelle, d'abord, il avait songé, et que réclamait à présent de toutes ses forces l'honnête et naïve Louise Nobert, devait paraître scabreuse à Michel pour d'autres raisons. Celles-là, il ne les disait pas. Son passé, pour si court qu'il fût, ne laissait pas d'être gênant, et il préférait que nul ne se mît en devoir de le sonder. Ce qu'il en racontait à la vieille femme crédule, toute transportée pour lui de pitié et d'admiration, eût paru louche à tout autre qu'à cette simple créature. Et cependant il passait bien des détails sous silence. Après avoir été recueilli par des bergers au fond des gorges de la Basteï, et leur avoir, en sa terreur, déclaré qu'il était orphelin, seul au monde, Michel s'était employé à des travaux rustiques pour gagner le pain qu'on lui donnait dans un pauvre village de la Suisse saxonne. Quelques misérables familles de cette contrée ayant résolu de se joindre à une bande d'émigrants pour chercher fortune en Amérique, le projet séduisit ce petit être brûlant d'imagination et de hardiesse. Il trouva moyen de se faire emmener, mettant tout en œuvre pour se rendre indispensable—d'une souplesse qui l'abaissait aux besognes les plus viles, d'une ingéniosité, d'une finesse, d'une décision audacieuses, qui le haussaient jusqu'au prestige auprès de ses lourds et grossiers compagnons. En Amérique, dans les faubourgs des grandes villes, où il essaya de tous les bas métiers, comme dans les entreprises agricoles du «_Far-West_», où il fit le coup de feu contre les Indiens, il traversa des périodes d'horrible misère, et trempa sa jeune âme dans cette noire région de sauvagerie qui se creuse au-dessous des civilisations les plus brillantes. Dans toute société, il y a des irréguliers, qui, par suite des circonstances ou de leurs vices, sont rejetés hors cadre, pour ainsi dire, abhorrant un ordre général auquel ils n'ont pas pu, ou pas voulu, s'adapter. Ceux-là ne mettent pas leur espoir dans le travail, mais dans la rapine, ne souhaitent pas un salaire, mais un butin. «Gagner sa vie» n'a pas de sens pour eux, à moins que ce ne soit dans l'acception du joueur qui attend tout d'un hasard et se sent résolu à y aider en trichant. Tels furent les gens vers qui la fatalité de son destin porta Michel. Ses penchants, sa jeune expérience du monde, n'étaient pas pour l'en éloigner. N'avait-il pas vu, lui, chétif, un puissant devenir son assassin?... L'acte infâme, inaccompli matériellement, n'avait que trop réussi dans le domaine moral. L'enfant jeté par-dessus les rochers de la Basteï ne s'y était pas fracassé les membres, mais, au choc, avait senti se dévaster son âme et se rompre tous les liens qui l'attachaient à l'existence normale. Cette société, où il n'avait plus de place, dont il se trouvait retranché civilement, il la jugeait construite sur la force, le mensonge et la violence. Il la haïssait et ne songeait qu'à l'exploiter. Ses qualités héréditaires: fierté, témérité, intelligence, détournées de leur juste direction, ne faisaient qu'ajouter leurs véhémences à ses théories, comme des forces fatales. Déjà, en Amérique, sa conduite s'était accordée, par une logique terrible, avec ses sentiments. Las et exaspéré d'une misérable existence aux États-Unis, Michel était parti pour le Brésil. De là, il avait passé dans l'Uruguay. Tout de suite, en ces républiques de la péninsule méridionale, où la discipline sociale est très relâchée, il s'était senti plus à l'aise que dans les stricts rouages de la confédération anglo-saxonne. Il tombait chez des races dégénérées, d'origine latine, et sa mentalité à demi-italienne s'accordait mieux avec la leur. Puis, le brigandage à peine dissimulé qui s'exerce aux frontières de ces pays bâtards, sur la limite des pampas immenses, les coups de fortune hasardeux qu'on y peut risquer, sous couleur de trafic, tentèrent ses instincts d'aventurier. Mais, ce qui acheva de le démoraliser, ce fut le jeu. On ne se doute pas en Europe de la frénésie avec laquelle on manie les cartes dans les tripots de Rio-Janeiro, de Montevideo ou de Buenos-Ayres, ni des scènes de lucre et de sang qui surviennent parmi ces milieux louches et cosmopolites, où passe l'écume des deux mondes, et où la police locale, souvent complice d'ailleurs, ne se soucie pas de mettre le nez. Voilà d'où venait ce beau garçon, sous les traits de qui la vieille Louise croyait revoir l'enfant innocent qu'elle pressait jadis sur son cœur et berçait dans ses bras. Elle aurait pâli, la pauvre femme, si elle avait aperçu les images évoquées sous ce front gracieux et uni, tandis que Michel résumait ses aventures en un récit soigneusement expurgé. Elle n'aurait pas eu ce sourire avec lequel elle lui disait: —«Tu as dû te faire bien apprécier là-bas. Tu y avais sans doute une belle position. Car te voilà chic et flambant comme un monsieur.» Elle ajouta: «Tu ne perdras rien cependant à être revenu de si loin pour embrasser ta maman Louison. Car j'ai à te remettre une petite fortune. La marquise de Malboise m'avait confié—avec le testament qui, malheureusement, n'est plus valable,—tous ses bijoux de famille. Ils sont restés dans la cachette même où nous les avons enfermés ensemble. —Comment!... Mais tu pouvais me considérer comme mort. —J'ai toujours conservé de l'espoir. —Et si je n'étais pas revenu? —Eh bien, le coffret et son contenu seraient restés là où ils sont—sous terre. Je n'allais pas livrer ces souvenirs sacrés de ma pauvre maîtresse morte à monsieur de Malboise, qui l'avait tant fait souffrir et qui déjà n'est que trop riche, grâce à elle. —Mais toi? —Quoi donc?... Moi?... —Tu pouvais t'approprier ces bijoux. —Ils ne m'appartenaient pas. —N'étais-tu pas l'héritière légale de ton fils Michel Bellard, officiellement décédé?» Louise élargit ses yeux d'étonnement. —«Je n'avais jamais pensé à cela,» dit-elle. Et elle ajouta, tandis que, lentement, la réflexion se dégageait dans son esprit: «Ça ne fait rien. C'était sacré. Jamais on ne m'aurait persuadée que j'avais des droits sur ces choses précieuses.» Michel la considéra avec un singulier sourire, demi narquois, demi ému. Puis il dit,—et ce fut toute l'expression de sa gratitude: —«C'est épatant, ça!» Cependant, l'idée de ces joyaux, de ces pierreries, de cet or, qui gisaient en lieu sûr pour lui, le faisait trembler de joie, lui ôtait, pour l'instant, son désir de vengeance. Sa hâte, fébrilement, éclata. Il aurait voulu courir et s'en emparer tout de suite. L'après-midi était trop avancé. Il décida de se rendre le lendemain matin dans les souterrains de Solgrès. Maman Louison, proposa-t-il, l'accompagnerait. Celle-ci n'en vit pas la nécessité. —«Cela me ferait mal,» soupira-t-elle. «Il me semblerait que je déterre cette pauvre marquise Armande, que je vais faire sauter hors de terre son cœur saignant. T'ai-je dit, mon petit, que le mien est atteint? Oui, j'ai une maladie de cœur. Épargne-moi. Je te décrirai si bien la place que tu la retrouveras sans peine. —J'entrerai dans le souterrain par les bois,» fit Michel. Je n'aurai pas besoin de pénétrer sur le domaine. —Retrouveras-tu facilement l'ouverture? —Que oui! J'y ai joué assez souvent. Nous faisions les brigands dans les cavernes avec mes petits camarades du village. Mais c'est heureux qu'il y ait des issues au dehors. Car monsieur de Malboise ne doit pas prêter au premier venu la clef de la porte de fer. —J'en ai une clef,» dit Louise. —«Toi!... Une clef?... Vraiment?...» Pourquoi eut-il ce sursaut passionné, cet éclair triomphant dans ses yeux noirs? Il ne se l'expliqua pas lui-même. Une issue secrète... une clef qui en rendait maître à l'insu de tout le monde, car, après vingt-cinq ans, nul ne se souvenait qu'elle fût restée aux mains de l'ancienne confidente,—cela venait de faire tressaillir d'aise l'homme d'aventures, le chercheur de hasards ténébreux, sans qu'il pût prévoir encore le parti qu'il en tirerait. —«Tu me la donneras, maman, cette clef?...» Elle eut un silence un peu soucieux. —«Pour quel usage? Moi, je ne la gardais que comme un souvenir. Elle est enveloppée dans un papier indiquant de la rendre au marquis de Malboise, s'il m'arrivait quelque chose. —On n'est tenu d'aucune loyauté envers un pareil bandit. —Oh! mon enfant!...» Un timide reproche passa sur la douce figure vieillie.—«C'est pour soi-même qu'on est loyal. Non, vois-tu... cette clef ne doit pas sortir de mes mains. La marquise Armande me l'a donnée. Elle est bien à moi. Mais je ne dois la transmettre qu'au propriétaire de Solgrès.» Michel n'insista pas. Aussi bien, qu'est-ce qui pouvait le toucher, à cette heure, hors la marche des aiguilles sur un cadran, car il lui semblait que jamais n'arriverait ce lendemain, qui lui livrerait un trésor. D'une oreille presque distraite, il écoutait les révélations que Louise, maintenant, lui faisait sur son père. L'héroïsme du volontaire garibaldien ne le toucha pas outre mesure. Immobile, l'air absorbé, il laissait son esprit voler vers l'avenir, tandis qu'il semblait perdu dans une respectueuse contemplation du passé. Quelle serait la valeur des bijoux contenus dans la cassette?... Quel genre de vie adopterait-il désormais? Quel nom prendrait-il?... Les perspectives neuves et libres, ouvertes devant lui, l'éblouissaient. Nuls liens, nuls devoirs, nulle personnalité antérieure, n'entravaient sa marche future. Il n'avait même pas d'état civil. Et il possédait de quoi s'en fabriquer un, car il rapportait de ses sombres aventures en Amérique les papiers d'un homme disparu, qu'il modifierait à sa guise par un facile maquillage. Quand il prit congé pour ce jour-là de sa mère adoptive et qu'elle lui demanda son adresse, il dit au hasard le nom d'un hôtel élégant, où il comptait se transporter avec sa prochaine richesse. —«Je vais l'inscrire,» dit-elle, en mettant ses lunettes. Tandis qu'elle traçait quelques mots de sa grosse écriture appliquée de paysanne, le jeune homme regardait par-dessus son épaule. Il éclata de rire. —«Michel Bellard!...» lut-il à haute voix. «Mais non, maman! Tu sais bien qu'il est mort, le petit Bellard.» Sa gaieté troubla l'humble femme. —«Que veux-tu dire?... N'est-ce pas ton nom?... —Jamais de la vie!... A quoi me servirait d'avoir du sang noble dans les veines, si je dois m'appeler comme un domestique?» Une faible rougeur colora les joues ridées. Une vapeur humide embruma les verres des lunettes. —«Alors?... —Alors je suis Michel d'Occana, puisque ainsi se nommait mon père. —Non,» corrigea Louise, enlevant la particule: «Michel Occana. —Qu'importe? —Et si sa famille réclame?... —Elle réclamera, _ma_ famille! Ça me donnera l'avantage de faire sa connaissance. Et nous verrons!» Il fanfaronnait d'un ton léger, avec tant d'animation radieuse sur sa jeune physionomie que sa mère adoptive en oublia la récente blessure. —«C'est vrai que tu es bâti en grand seigneur, toi, jusqu'au bout des ongles. —Tu seras quand même ma maman Louison,» dit-il en l'embrassant, «Mais entre nous seulement... Jamais devant le monde.» IX _LE FOND DE LA CASSETTE_ Dans un salon de cercle, aux environs de la Madeleine, des hommes, pour la plupart en costume de soirée, se pressaient, assis ou debout, autour d'une table de baccara. On jouait gros jeu depuis une heure, et la veine n'avait pas favorisé le banquier. Cependant il faisait bonne contenance, sous des regards dont l'attention aiguë aurait pu blesser quelqu'un de susceptible. C'était un fort beau garçon, de cette beauté un peu exotique,—le teint trop mat, les yeux et les cheveux trop noirs,—que, précisément, on a chance de rencontrer dans les cercles ouverts, où l'on est admis en passant, sur simple présentation. Une voix gouailleuse dit: —«Cent louis qui tombent.» Le banquier tourna légèrement la tête. —«Ça va», dit-il. «Et davantage si vous voulez. —Allons donc!... Une plaisanterie!... Vous ne les avez plus en banque. —Je les tiens sur parole.» Il y eut un silence, peu flatteur pour l'étranger. Celui-ci appela le garçon de jeu. —«Donnez-moi des jetons,» lui dit-il. «Pour deux cents louis.» L'homme se pencha, murmura tout bas quelque chose. —«Oh! mon Dieu,» ricana le bel étranger, «on manque plutôt de confiance, dans votre boîte. Tenez...» ajouta-t-il en plongeant la main dans une poche intérieure de son habit, «c'est vrai, je n'ai plus d'argent sur moi. Mais me prêterez-vous, si je vous laisse ceci en gage?» D'un geste négligent, il tendait une admirable émeraude, soutenue par une mince chaîne d'or. Un des assistants s'écria: —«Mais c'est une ferronnière! Vous avez donc dévalisé votre trisaïeule?... —Un bijou de famille... Je l'avais sur moi pour le faire monter en bague. Ça tombe bien, puisque vous m'avez si proprement ratissé, messieurs.» Le garçon de jeu emporta l'émeraude, et, l'ayant montrée au caissier, il revint avec deux cents louis de jetons, qu'il plaça devant le banquier. Celui-ci tailla, jeta une bûche au tableau de droite, qui portait les deux mille francs. Il eut un imperceptible sourire, donna sept au tableau de gauche, et se servit. La seconde carte du premier tableau fut un huit. Celle de l'autre un quatre. Le banquier retourna ses cartes. Il avait un roi et un valet. Une rumeur légère courut dans le groupe. —«Tirez-vous?» demanda-t-il à gauche. Sur la réponse affirmative, il lança un cinq. Et tout à coup, devant lui, à côté de ses deux figures, on aperçut le neuf de carreau. —«Gagné,» dit-il tranquillement. Déjà on poussait vers lui les mises des deux tableaux, quand une voix s'éleva: —«Pardon! Je demande qu'on examine le jeu de cartes dont se sert monsieur d'Occana. —Mais, monsieur!...» Un brouhaha se produisit, les uns tenant pour l'interrupteur, les autres criant que de pareils procédés disqualifiaient un cercle. Les mots vifs commençaient à partir, quand un accord général se fit brusquement sur cette nouvelle: il y avait deux neuf de carreau dans le jeu de cartes du banquier. —«Gredin!... Misérable!...» hurlèrent les plus animés en lui mettant la main au collet. Blanc comme le plastron de sa chemise, celui qu'on avait appelé d'Occana cherchait à se dégager, en balbutiant: —«Mais, messieurs... C'est un accident... Comment pouvez-vous croire?... Je suis prêt à recommencer le coup.» Le gérant du cercle, accouru en hâte, intervint: —«Voyons, messieurs, pas de violences... C'est indigne de gentlemen tels que vous. La présence d'une double carte dans un jeu peut parfaitement être fortuite. Et monsieur d'Occana vous donnera satisfaction en s'abstenant de revenir.» Ses efforts pour arrêter l'esclandre eussent peut-être moins bien abouti si tous les hommes qui se trouvaient là eussent eu la conscience et les mains nettes. Mais déjà quelques-uns avaient filé, ne se souciant pas d'éclaircissements où la police devait intervenir. D'autres se disaient qu'ils passeraient un mauvais quart d'heure chez eux si leurs noms apparaissaient dans cette affaire. Les plus honnêtes, ceux qui avaient le droit de crier plus haut, étaient en même temps les moins empressés à figurer dans une histoire de ce genre. Les plus tarés se demandaient où ils iraient jouer si l'on fermait ce cercle trop accueillant. Pour toutes ces raisons, M. d'Occana se trouva bientôt sans plus d'encombre sur l'escalier, poussé par le gérant, qui lui glissait son émeraude dans la main, en lui conseillant de ne jamais revenir, tandis que, derrière lui, se tordaient les valets de pied en culotte de panne. Le jeune homme traversa la rue Royale, suivit les boulevards et l'avenue de l'Opéra. Malgré l'heure tardive, il y avait encore des flâneurs aux terrasses des cafés, tant la suave nuit de juin avait de charme. Le joueur malheureux s'en détourna, comme en une fuite, et courut se réfugier chez lui, dans son petit appartement luxueux de la rue Saint-Augustin. Sa chambre apparut, quand il eut tourné le commutateur, avec les chatoiements de soies pâles, les scintillements d'étroits carreaux multiples et les lignes serpentines du _modern-style_. Il ouvrit son armoire, en tira un coffret, qu'il posa sur une table. C'était une boîte en acier solide et pesante, dont les parois externes, jadis vernies et ornées de peintures, montraient des plaies rougeâtres de métal oxydé. Telle quelle, telle qu'il l'avait retirée du souterrain, Michel se plaisait à contempler et à manier cette cassette. Que de plaisirs en étaient sortis depuis dix-huit mois! Grâce à elle, il avait, pendant une année et demie, vécu la vie triomphante et joyeuse que le destin devait, pensait-il, à un descendant d'une des plus aristocratiques familles de France. Lui, qui avait dans ses veines le sang des Solgrès, et sur sa face, dans ses membres fins, l'élégance et la grâce italiennes, quel viveur magnifique il aurait fait s'il eût été reconnu légalement par sa mère! Elle en avait eu l'intention. Ce n'est pas elle qui l'avait renié. Les fatalités sociales s'étaient trouvées plus fortes que cette volonté de femme. Michel le savait, par les plus irréfutables preuves. Aussi cette mère, dont le nom remplissait d'orgueil, cette Armande, marquise de Malboise, qui l'avait porté dans son sein, qui l'avait chéri à en perdre la raison et à en mourir, elle rayonnait bien haut dans l'âme pervertie, mais non tout à fait avilie, de l'aventurier. Celui qui se faisait appeler maintenant Armand-Michel d'Occana était un homme qu'aucune croyance, aucun respect, aucune tendresse n'arrêtaient dans l'assouvissement de ses passions. Toutefois un sentiment exalté et pur fleurissait en lui parmi le taillis empoisonné des convoitises, des vanités, des haines et des vices. C'était le culte voué à la mémoire de sa mère, depuis qu'il avait appris par Louise de quel amour et à travers quels tourments la malheureuse l'avait aimé. En ce moment même, tandis que ses doigts palpaient, en l'ouvrant, le coffret d'acier, il éprouvait, à ce contact, l'émotion vague toujours puisée auprès de ce témoin de la maternelle sollicitude. Il souleva le couvercle. L'intérieur, capitonné de velours bleu, apparut. Quel espoir insensé animait Michel?... Ne savait-il pas que la cassette était vide. Cependant il en tâta tous les recoins, dans l'idée de trouver peut-être encore un dernier vestige de ces admirables joyaux, vendus les uns après les autres. Pas une parcelle d'or ou de pierreries ne restait. Michel souleva la doublure du fond. Un papier se cachait entre le capitonnage et le métal. Il le tira et le relut pour la centième fois. «_Je lègue à mon filleul, Armand-Michel Bellard, mon domaine de Solgrès avec toutes ses dépendances, et je désire qu'il en porte le nom._» Signé: «ARMANDE, «_marquise de Malboise._» «Michel de Solgrès!... Je serais Michel de Solgrès, maître d'un des plus beaux châteaux de France!» se dit le fils du volontaire italien. «Ah! marquis de Malboise, tortureur de femmes, tueur d'enfants, voleur d'héritages, notre compte n'est pas encore réglé!... Vous avez de la chance que l'ivresse d'être riche et d'être jeune m'ait absorbé pendant dix-huit mois. Mais maintenant que je n'ai plus rien, je vous conseille de prendre garde à vous!...» Avec un geste de rage, le jeune homme jeta au fond de la cassette la ferronnière ornée d'une émeraude, le seul des bijoux légués par sa mère qu'il n'eût pas transmué en billets de banque, fait fondre à tenter la chance des cartes, des courses, ou laissé aux mains des courtisanes coûteuses, pour connaître, lui, le paria, la saveur des caprices princiers. Mais était-ce bien le dernier des joyaux maternels qu'il n'eût pas vendu? Tandis que, pour se coucher, il ôtait les boutons de sa chemise, quelque chose brilla sur sa peau, dans l'entre-bâillement du plastron. C'était, à une petite chaîne de façon ancienne, un médaillon en or, un simple médaillon de fillette. Quand Michel fut au lit, avant de s'endormir, il détacha cette chaîne, ouvrit ce médaillon, et considéra un instant le portrait de femme qu'il contenait: «Ma mère!...» murmura-t-il, «Armande de Solgrès, marquise de Malboise...» Il prolongea la pompe des syllabes avec un orgueil attendri. Puis il prononça encore à voix haute: «Votre fils a une âme indomptée comme la vôtre. Seulement vous étiez femme... la société vous a vaincue. Lui, il est un homme... Et il n'a pas dit son dernier mot...» Qu'eût-elle répondu, la martyre, si elle avait entendu ce fils tant chéri confondre sa révolte d'amante et de mère avec la rébellion de l'égoïsme et des appétits effrénés? Mais les lèvres du portrait demeurèrent closes. Et les yeux fanés de larmes ne virent pas du moins cette suprême misère. Quinze jours plus tard, au Casino d'Houlgate, les jeunes filles et les matrones n'avaient de regards et de sourires que pour un valseur charmant qu'on disait étranger, riche et de noble origine. Michel, persuadé que les chevaux et les cartes ne lui rendraient pas la petite fortune qu'ils lui avaient prise, renonçait aux succès du demi-monde pour voir s'il aurait plus de fruit à recueillir par ceux de milieux honnêtes. Cette plage familiale d'Houlgate lui semblait le champ favorable à ses nouveaux exercices. Dès les premiers quadrilles au Casino, après les faciles présentations toujours obtenues par un voisin d'hôtel, le jeune homme, ne connaissant du monde que les bas-fonds des républiques sud-américaines et les régions galantes de Paris, eut la stupeur de constater qu'il recevait, de la part de correctes bourgeoises, des avances aussi claires que jadis de ses compagnes de plaisir. Seulement, ici, c'était pour le bon motif. C'était l'invite au mariage, faite par les candides flirteuses de vingt ans et par les avisées mamans de quarante-cinq. Les entreprises conjugales ne se bornaient pas aux escarmouches du Casino. Bientôt M. d'Occana, «ce jeune homme si distingué», reçut des invitations pour les parties de tennis, les five o'clock ou les sauteries dans les villas particulières. Il accepta tout, et se rendit compte que, s'il demandait la main d'une de ses danseuses, n'importe laquelle, il aurait la presque certitude qu'on lui dirait: «oui». «Oui» avant les premiers renseignements. Mais après?... Michel d'Occana n'offrait aucune surface, à peine une personnalité authentique,—et encore... grâce à des papiers qu'il ne fallait pas regarder à la loupe,—nulle situation, et tout juste, avec ce qui lui restait sur la vente de l'émeraude, de quoi payer la bague de fiançailles. Le premier acte était facile à jouer, mais aller jusqu'au dénouement lui parut peu commode. Pour cette raison, l'aventurier jeta son dévolu sur une orpheline, Denise Rouval, déjà majeure, et qu'il sut rendre éprise de lui au delà de toute clairvoyance, de toute guérison. Cette jeune fille possédait une petite dot, et surtout des espérances, car elle hériterait certainement d'un oncle qui l'avait élevée. L'opposition invincible de l'oncle au mariage de Denise avec un si beau garçon, d'origine et d'avenir si troubles, fit hésiter celui-ci. Mais il se trouvait à bout de ressources. Épouser celle qui, folle d'amour pour lui, bravait tout, c'était se tirer momentanément d'affaire, grâce aux quelques milliers de francs de la dot, et dans la certitude des merveilleux hasards toujours attendus par le déclassé. Michel se considérait comme le créancier du destin. Et il y avait un homme qui portait le poids de la dette: c'était le marquis de Malboise. Un jour ou l'autre, il le forcerait bien à s'acquitter envers lui, ce bandit titré et puissant, qui se carrait sur le domaine volé, dans la magnifique demeure des Solgrès. Comment? Ce n'était pas facile. Le plan devait être médité à loisir, exécuté avec prudence. Lorsque Michel s'était vu à la tête des deux cent cinquante à trois cent mille francs que représentait le contenu de la cassette, le désir de jouir de la vie avec toute la force, toute l'avidité de ses vingt-cinq ans, dans ce Paris où il arrivait enfiévré d'appétits et de curiosité, lui avait ôté la faculté de méditation nécessaire pour combiner la revanche. Il avait du temps, de l'argent devant lui, pensait-il. C'eût été folie de tout compromettre par une démarche mal combinée. Folie surtout de ne pas goûter d'abord à la coupe de délices qui s'offrait à ses jeunes lèvres, si longtemps séchées par toutes les soifs et crispées par toutes les amertumes. Un à un, les jours avaient passé. Un à un, s'en étaient allés aux mains des revendeurs les bijoux du coffret. Pour suspendre la fuite rapide de son trésor, Michel avait eu recours au jeu. Et alors cette fuite s'était précipitée, avec des ressauts et des retours qui l'avaient rendue plus affolante. Jusqu'au soir où, hanté par les suggestions perverses des bouges d'outre-océan corrupteurs de son adolescence, effaré d'avoir vu, en prenant l'émeraude, le fond de la cassette vide, Michel avait triché et s'était fait surprendre. Maintenant il se disait: «Il ne me faut plus qu'un nouveau répit, si court soit-il, pour dresser le piège où saisir cet atroce Malboise, et lui faire un peu rendre gorge...» Pour obtenir ce répit, l'aventurier épousa Denise Rouval, non sans l'espoir que son art de séduction capterait l'oncle, l'amènerait à une réconciliation et leur assurerait l'héritage. Cet espoir-là fut déçu—d'autant plus brutalement que l'oncle de Mᵐᵉ d'Occana mourut peu après, en pleine ébullition de colère contre sa nièce, et sans lui laisser un centime. Ce que fut le sort de la nouvelle épousée dépassa les pires prévisions du vieillard. Non qu'elle souffrît d'immédiats mauvais traitements, matériels ou moraux. Michel entendait trop la volupté de la vie pour provoquer dans le cercle de ses perceptions la disgrâce des larmes, la rancœur des querelles, le hérissement hostile des délicatesses blessées. Mieux eût valu pour Denise qu'il la maltraitât directement, car du moins elle l'eût pris en haine et se fût réjouie de ce qui le séparait d'elle. Mais il ne se départit jamais à son égard de la grâce câline qui enivrait la malheureuse en sa présence et la torturait de regret lorsqu'il n'était pas là. Bientôt il ne fut plus là souvent. Car le gentil logis de la lune de miel ne tarda pas à s'échanger contre un étroit appartement dénudé, puis contre une mansarde de pauvres. Denise n'eut pas un reproche à l'adresse de l'homme paresseux et léger, à qui la paternité même n'inspirait pas un effort. Elle acceptait la misère auprès de lui. Elle aurait toujours trouvé moyen d'en épargner les atteintes à leur fils—un petit être beau comme son père et qu'elle avait nommé du même prénom que lui. Mais, avec la misère, l'abandon survint. Michel disparut pendant des semaines, puis pendant des mois... Et si, de temps à autre, il envoyait un subside dérisoire, s'il réapparaissait, pour des visites hâtives, c'est qu'un seul lien lui tenait un peu au cœur. Cet homme gardait le sentiment de la race, si dominateur dans son ascendance maternelle. Il ne pouvait tout à fait oublier qu'il avait un enfant. Et comme ce fils était son image, il goûtait un plaisir fier à venir le contempler quelquefois. Quant à sa femme, qu'il n'avait pas aimée un instant, le malheur de cette infortunée était d'autant plus irrémédiable que, dans le mystère, l'absence, l'incertitude, l'éternelle attente, elle sentait s'exalter en elle la tendresse insensée qui, malgré tous les avertissements, la jeta naguère entre ses bras. Denise n'avait qu'une amie, qu'une consolation. Parfois, du triste quartier Mouffetard où elle cachait sa détresse, à l'écart de tout ce qui pouvait lui rappeler sa jeunesse heureuse, elle se dirigeait vers le lointain Montmartre, son petit garçon suspendu à son épaule. La course était longue avec ce cher fardeau. Quand le courage lui manquait pour marcher, elle escomptait son dîner en montant sur l'impériale d'un omnibus. Tout en haut de la rue Lepic, dans une humble maison nichée parmi la verdure d'un jardinet sauvage, elle trouvait une créature aussi isolée qu'elle-même, et qui, par un miracle qu'elle ne s'expliquait pas, partageait la folie de son cœur. «C'est ma nourrice,» avait dit à sa femme M. d'Occana en lui révélant l'existence de Louise Nobert. Jamais la vieille paysanne n'en dévoila davantage à la nouvelle venue qui pénétrait dans sa vie. Pourtant une sympathie les rapprocha bien vite, toutes deux brûlant du même culte pour l'être idolâtré, dont elles souffraient toutes deux. Aucune intimité, aucune mise en commun de leurs larmes, ne délia le sceau posé sur les lèvres flétries. La confidente de la mère morte garda le secret du fils vivant. Sans doute il lui interdisait de le livrer, même à l'épouse. L'âme rustique et tenace, mise à l'épreuve si longtemps, avait pris le pli du mystère. Elle ne se laissa pas déchiffrer. Denise renonça bien vite aux interrogations inutiles. N'était-ce pas assez pour elle, dévorée d'une double passion,—son mari, son fils,—de rencontrer une âme féminine uniquement dévouée aux mêmes êtres? Car Louise adorait le petit Michel, tellement semblable au nourrisson à qui jadis elle avait donné son lait et toute sa maternité en deuil, dans une ferveur de pitié, de respect, qui le sacrait à la fois son maître et son enfant. C'était pour la femme âgée comme pour la jeune femme, de douces heures, celles où le bébé jouait auprès d'elles dans l'étroit jardin. Les yeux de la première se fixaient parfois sur les feuillages, desséchés trop tôt par l'haleine de Paris et cendrés de poussière. Les prunelles fanées reflétaient alors un rêve lointain, que Denise essayait vainement de deviner. C'était, au delà des piètres arbres, les somptueux ombrages de Solgrès, le visage ardent et concentré d'Armande, la pelouse tragique ou était tombé l'aïeul de ce petit qui s'amusait là, sur le sable. —«Pauvre enfant!» murmurait Louise. Puis, craignant que sa mélancolie n'évoquât l'énigme, elle se hâtait d'ajouter: «Je voudrais tant le gâter, ce chéri. Et je suis si pauvre!... Cependant j'ai quelque chose de bon à lui donner, quand il aura faim, tout à l'heure. —Ce n'est pas bien de faire des folies pour ce petit gourmand, maman Louison,» protestait faiblement Denise. Au fond, sans juger la vieille femme, elle la croyait avare. Car, au début de leur mariage, Michel, en lui parlant de sa nourrice, la lui représentait comme vivant fort à l'aise d'une pension viagère, servie par des gens riches qui l'avaient eue jadis à leur service. —«Tes parents?» demanda Denise. —«Tu sais bien que tous mes parents sont morts,» fut la réponse, accompagnée d'un regard sardonique, glacial, comme toujours quand elle risquait une allusion aux sujets interdits. «Louise Nobert a la faiblesse de ceux qui ont trop vu le côté dur de la vie,» pensait Denise. «Elle craint de manquer un jour. Peut-être, en effet, resterait-elle sans ressources si ses protecteurs venaient à disparaître. En prévision, elle doit se faire une réserve. Pour cela, elle se prive de tout.» La paysanne se privait maintenant, en effet, avec des robes trop rapiécées en été, trop minces en hiver, plus jamais de vin dans le buffet, et, souvent, par les jours froids, pas de feu dans la cheminée. «Elle n'est pourtant pas solide, avec sa maladie de cœur,» se disait encore Mᵐᵉ d'Occana. «Se rendre la vie si pénible aujourd'hui pour un avenir douteux: quelle inconséquence! Mais c'est un raisonnement qu'on ne peut pas lui tenir.» Un jour, comme Denise et son enfant se trouvaient chez Louise, la voisine qui demeurait au-dessus de celle-ci vint la chercher pour déballer une bourriche de fruits, dont elle enverrait quelques-uns à ce chérubin du bon Dieu—si joli que c'était une joie pour elle de le guetter par la croisée. La maman et le bébé,—qui trottait déjà tout seul,—demeurèrent dans le salon aux bibelots disparates et si piteusement vulgaires, musée rétrospectif d'une vie simple, dont ils illustraient les étapes. Le garçonnet, tout à coup, eut la fantaisie qu'on lui approchât de l'oreille un gros coquillage, à la conque épineuse et rébarbative, à la profondeur rose, où, par jeu, maman Louison lui faisait souvent écouter le chuchotement des anges qui disent au petit Jésus les noms des enfants bien sages. —«Ze veux savoir si _l'anze_ dit mon nom, maman.» Denise prit l'énorme coquille, se disposant à l'approcher de la mignonne oreille, qu'elle dégageait des boucles brunes. —«Attends,» fit-elle, «il y a dedans un papier. Je vais l'ôter... Tu n'entendrais pas.» Négligemment, elle enlevait une lettre, glissée là, oubliée, ou cachée, peut-être. L'idée de la lire ne lui serait certes pas venue, si, avec un tressaillement, elle n'eût reconnu l'écriture de son mari. D'un geste vif, elle sortit le feuillet de l'enveloppe, l'ouvrit. Quelques lignes, vite parcourues, lui sautèrent au cœur: «_Chère maman Louison_, _«Si tu pouvais, puisque voici la fin du mois, envoyer encore cent francs à l'adresse que tu sais, tu me tirerais d'un bien grand embarras. Et je te rendrais le tout ensemble._ «_A la hâte et un bon baiser de_ _Ton dévoué_ MICHEL.» Pâle et toute froide, Denise tenait toujours le coquillage, dans lequel, avec une sorte de honte, elle avait vivement replacé le billet. —«Maman, _t'est-ce_ tu fais?... Il va pas parler, _l'anze_, avec ce vilain papier.» Ce vilain papier!... Un frisson plus pénétrant secoua la jeune femme. —«Tais-toi... Tais-toi... Non, l'ange ne parlera pas aujourd'hui.» En hâte, elle remit le coquillage en place, tourné comme avant, et s'occupa de distraire le petit bonhomme, pour qu'il ne s'obstinât pas à le réclamer quand Louise rentrerait. Deux minutes après, celle-ci parut. Et le bébé ne songea plus à écouter les anges quand il vit le tablier de maman Louison gonflé de choses mystérieuses qui devaient être bonnes à manger. Elle étala des pommes, des poires, des nèfles, des noix, sur la table. —«Croyez-vous?... Hein!... Les enfants de cette dame sont cultivateurs. Alors ça vient d'eux. Est-elle gentille!... Je vais vous en faire un paquet, Denise, bien ficelé, pour que vous puissiez le porter commodément. Ça sera pour les goûters du bijou.» Denise la regardait, les mains jointes. Sur la tête de Louise, elle vit la coiffure en tulle noir et nœuds de velours, jadis pimpante, maintenant affaissée, jaunâtre, défraîchie. Elle vit la camisole de mérinos, dont les manches avaient été refaites en une étoffe différente. Elle vit la jupe raccourcie par un ourlet qui repliait le bord usé... Alors elle s'approcha, saisit dans ses bras la vieille femme, et baisa le front aux menues rides, sur lequel ses larmes coulèrent. —«Allons,» fit gaiement Louise, «vous voilà bien émue pour quelques méchants fruits!... Et encore on me les a donnés. —Ce n'est pas à cause des fruits. Mais écoutez... Notre pauvre Michel... Celui qui n'est pas là... Vous l'aimez tant!... Dites... Vous pouvez bien... à moi... Dites-le... que vous êtes sa vraie mère!...» Une fierté passa sur le visage de la paysanne. Son corps chétif, ratatiné, se redressa. Au fond de ses yeux ternes passa le reflet des jours tragiques, l'équipée de guerre et d'amour que sa complicité fit sienne, son humble honnêteté couvrant la faute héroïque d'une Armande de Solgrès, l'enfant qu'elle détachait de son sein en cachette pour le lui tendre, les longs soucis, le long secret... Elle répondit: —«Sa vraie mère?... Je suis bien plus!» X _LE MORT VIVANT_ Ce jour-là, il devait y avoir une interpellation à la Chambre. De bonne heure, dans l'hémicycle du Palais-Bourbon, les députés arrivaient. Une vigueur allègre les animait tous en l'attente de la bataille oratoire, qui devait être une des dernières de la session, car juillet tirait à sa fin. Une splendeur d'été rayonnait au dehors, pénétrait jusque dans l'immense vaisseau assombri de boiseries, s'opalisait en traversant la verrière du plafond. La haute stature du marquis de Malboise parut à l'entrée de droite, s'avança, grandissant encore dans l'ascension des premiers degrés. Aussitôt ses collègues s'empressèrent autour de lui. Et non seulement ceux de son groupe, mais d'autres déjà placés au centre. Quelques-uns même quittèrent les bastilles de la gauche pour venir lui serrer la main. C'était l'homme du moment. Tous, jusqu'à ses adversaires, s'inclinaient devant sa chance merveilleuse. Le succès se suffit à lui-même. La foule n'admire le génie qu'à cause de la gloire. Or, Pascal de Malboise atteignait au faîte d'une magnifique destinée. Sa carrière de grand seigneur et d'homme politique allait être couronnée, à cinquante ans, par un mariage qui apparaissait de tous points comme une éclatante fortune. Le lendemain, toute la fleur du Paris élégant signerait au contrat du marquis de Malboise avec Mlle Régine d'Ambarès, la jeune fille la plus en vue du faubourg Saint-Germain, par sa beauté, par son nom, et par la légende qui faisait de sa mère une fille du duc d'Évreux,—ce descendant de Henri IV, si semblable de traits, de bravoure et de galanterie, à son aïeul. Nul n'ignorait que le prince-prétendant, parrain de la fiancée, avait voulu ce mariage. C'était accorder à son champion au Parlement un gage suprême de faveur que de lui donner la main de cette filleule, qu'on regardait comme sa cousine germaine, sans qu'il fît rien pour détruire cette opinion. Ceux qui veulent absolument voir l'envers des plus brillants tableaux, assuraient que le chef de la maison royale n'était pas fâché d'établir richement cette protégée à demi-parente, dont un père viveur avait dévoré le patrimoine, et d'arrêter du même coup les emprunts perpétuels du fringant et immoral comte d'Ambarès. Après tout, cette fille délicieuse était difficile à marier, avec sa haute et fine grâce de lys, avec son visage blanc et altier qu'on eût dit descendu d'un cadre, hors de quelque salle du trône, tant s'y avérait une illustre ressemblance. Rien n'accordait mieux la sollicitude, la politique et la tradition, que d'allier Régine, en dépit—ou peut-être justement à cause—de l'énorme différence d'âge, avec le marquis de Malboise, de fortune et de situation si décoratives, le plus bouillant leader du parti légitimiste, le maître opulent de Solgrès. Lui, il exultait. Son premier mariage avait satisfait son ambition d'argent. Le second allait satisfaire son ambition d'honneurs. Et il trouverait aussi l'ivresse d'une passion, qui se déchaînait en lui, tardive, et d'autant plus ardente. C'était un homme heureux que le marquis de Malboise. Et il portait bien son bonheur, sans morgue ni gaucherie, avec l'aisance robuste de sa stature dominatrice, ayant grand air et un reste de jeunesse sous les cheveux argentés, en ses pétulances d'enfant terrible, qui faisaient de lui l'interrupteur le plus pittoresque, le plus déconcertant, le plus redouté de la Chambre. Il acceptait les félicitations de tous, alliés et adversaires, avec la même cordialité. —«Vous allez voir!» disait-il, en son exubérance qui ne devenait jamais vulgaire. «Ils n'ont qu'à bien se tenir, les gouvernementaux. Je me sens en train aujourd'hui, je vous en réponds! —Il y a de quoi!» disait-on en riant,—et même quelquefois en riant jaune—«Ah! la vie doit vous sembler bonne!» Quelqu'un annonça: —«L'interpellation sera chaude pour Bardal. —Le garde des sceaux... Un crétin!... Il ne pouvait pas attendre les vacances pour ce mouvement judiciaire... —Ce sont les faméliques grondant à ses chausses qui ne pouvaient pas attendre,» s'écria Pascal. —«Gardez vos mots pour tout à l'heure, mon cher. Vous en aurez besoin. —Bah! Malboise ne sera jamais à court. —Enfin on ne pourra pas faire tomber le Gouvernement sur cette question de personnes. —Cette question de personnes est une question de principes,» déclara le marquis avec force. «Le Gouvernement a-t-il, oui ou non, sacrifié des magistrats parce qu'ils n'ont obéi qu'à leur conscience? C'est ce que nous allons voir. —La preuve sera difficile à faire. —Point n'est besoin de preuve pour convaincre. C'est une atmosphère à créer. Je m'en charge.» Il ne présumait pas de lui-même. On l'avait vu plus d'une fois jongler avec on ne sait quelles forces magnétiques et créer dans une assemblée de surprenants remous d'opinion. Sans discours de longue haleine,—car il montait rarement à la tribune,—rien qu'avec les éclats de trompette de sa voix de cuivre, excitant et dirigeant les charges, en jetant la note décisive au moment opportun, ce diable d'homme avait décidé plus d'une victoire, jeté bas plus d'un Ministère. Aussi on prédisait tout au moins la démission de Bardal comme garde des sceaux et la désorganisation du Cabinet, rien qu'à voir, au premier coup de sonnette du président, le marquis de Malboise s'asseoir devant son pupitre, se croiser les bras, et dresser sa face de molosse, aux babines moustachues, retroussées d'ironie. Cependant, la discussion était à peine ouverte qu'un huissier s'approcha du marquis pour lui remettre un billet. Pascal, tout frémissant d'attention, posa distraitement l'enveloppe. —«Pardon, monsieur le député,» murmura l'homme aux revers rouges, «il paraît que c'est urgent. —Bon, bon,» dit Malboise. —«C'est un monsieur qui me l'a remis. —Quelque demande de place pour la séance,» fit l'autre, se tournant avec humeur. —«Non, monsieur le député. Car on n'attend pas la réponse. —Allons, je vais voir...» dit le marquis, congédiant l'importun par un sifflement impatienté. L'huissier se retira. Malboise décacheta, les yeux en l'air, s'interrompant pour lancer à l'orateur une apostrophe qui mit toute la Chambre en gaieté. Puis, comme pour s'en débarrasser tout de suite, il abaissa son regard vers la lettre. Ceux qui l'observaient,—et ils étaient nombreux,—soit pour parer un de ses coups de boutoir, soit pour modeler leur attitude sur la sienne,—eurent la surprise de voir s'affaisser vers la poitrine cette tête arrogante, dont le front pâlissait. Un coup de massue n'eût pas mieux abattu ce taureau prêt à foncer. Il restait là maintenant, immobile et comme anéanti, incapable de reprendre son élan. Cependant, sa main, qu'il venait d'appuyer au pupitre pour en cacher le tremblement, tenait toujours la lettre. —«Est-ce que Malboise aurait reçu quelque fâcheuse nouvelle?...» chuchota un député à son voisin. —«Bah!... Une tuile peut-être... Mais il va se reprendre.» Non, pourtant... le marquis de Malboise ne se reprenait pas. A ses tempes, ses collègues les plus proches pouvaient maintenant voir perler des gouttes de sueur sur la peau livide. Le front restait penché. On n'apercevait guère l'expression de la face. Mais la décomposition des traits n'eût pas exprimé un effondrement plus sinistre que cette prostration visible. —«Regardez donc... Hercule a des vapeurs,» observa malignement à voix basse un membre de la gauche. —«Mais il va tomber d'un coup de sang! —Un coup de fiel plutôt... Il est vert.» Cependant les discours continuaient, scandés souvent par des cris d'animaux et des battements de pupitre. Mais, dans la ménagerie parlementaire, les singes seulement se démenaient, les fauves ne donnaient pas. Il leur manquait les appels de langue et les claquements de fouet du dompteur. Ce fut pour l'opposition une séance piteuse. La droite restait stagnante, dans le malaise de la cause inconnue qui paralysait son chef de file. L'interpellation, peu intéressante en elle-même et que rien ne venait corser, tombait à plat. Le Ministère se tira lestement d'affaire. Bardal, le garde des sceaux, conservait son portefeuille. Aussitôt le vote, et avant la fin de la séance, Pascal de Malboise partit, se dérobant de façon rogue à la sollicitude teintée d'aigreur que lui marquaient ses amis. D'aucuns le suivirent des yeux en haussant les épaules. —«Voilà ce que c'est que de convoler à cinquante ans avec une beauté de dix-huit. Agnès, peut-être, se moque déjà de cet Arnolphe.» Tandis que le désappointement et la jalousie s'exhalaient en réflexions malveillantes, Pascal, dans la victoria qui le ramenait rue Fortuny, souffrait d'une angoisse dépassant, et de beaucoup, les plus venimeuses hypothèses. La main crispée sur la lettre qu'on lui avait remise, il en palpait les plis redoutables, n'osant plus la lâcher, comme s'il eût craint qu'une vie mauvaise n'animât ce feuillet et n'en jetât au vent la clameur hurlante s'il le laissait un instant échapper. Elle n'était pourtant pas longue, la missive de désastre. Voici ce qu'elle contenait: «_Marquis de Malboise_, «_L'annonce de votre mariage, que je lis dans les journaux, me décide à intervenir dans votre existence._ «_Vous ne pouvez pas m'avoir oublié. Je suis le fils de votre première femme, Armande de Solgrès... l'enfant que vous avez jeté, un après-midi du mois d'octobre 1884, au fond du gouffre de la Basteï. Nous étions tous les deux sur un encorbellement du pont qui avance au-dessus de l'abîme. Vous rappelez-vous? Il faisait déjà sombre. Heure ineffaçable de ma vie, et, je pense aussi, de la vôtre._ «_Voulez-vous que nous en causions un peu?..._ «_Celui qui s'appelait alors Michel Bellard porte aujourd'hui le nom de son père: Michel d'Occana. Vous trouverez ici son adresse, où il espère recevoir de votre part l'indication d'un rendez-vous. Sinon, vous ne manquerez pas de le rencontrer bientôt sur votre chemin._» Suivaient le nom et l'adresse—qui était celle d'un hôtel borgne, où Michel logeait momentanément. De cette page émanait pour le marquis de Malboise une indicible horreur. Si celui qui l'avait écrite n'était pas ce qu'il disait, comment savait-il des détails qu'un sépulcre seul aurait pu dire? A supposer que le meurtre eût eu quelque invisible témoin... que, parmi les hérissements des rochers, un être inaperçu de Malboise eût surpris la tragique scène, comment cet être aurait-il identifié la personnalité de l'assassin et celle de sa victime? De qui aurait-il appris que cet enfant, possesseur d'un état civil en règle, n'était pas le fils du garde-chasse de Solgrès? Voilà bien ce qui était effrayant dans la communication mystérieuse: elle réunissait deux secrets, dont un seul eût suffi à effarer celui qui s'apprêtait à devenir par alliance le cousin d'un prétendant au trône. Quelle vengeance ou quel chantage méditait-on contre lui? Quelles preuves possédait-on? L'ennemi inconnu parlait de son mariage... Quelqu'un avait-il intérêt à le faire manquer? Ce quelqu'un était-il en mesure d'appliquer à ce but les terribles armes qu'il paraissait détenir? Un froid de glace coulait dans les veines de Pascal, malgré la chaleur de cette fin d'après-midi, que dorait le poudroiement du soleil au déclin. Pourtant il n'éprouvait pas le frisson de surnaturel qu'aurait pu lui causer cette voix d'outre-tombe. Il ne croyait pas à la résurrection de l'enfant maudit. Ce n'est pas Michel qui avait tracé ces lignes. Michel était bien mort depuis plus de quinze ans. Un silence d'une telle durée l'attestait. Et, d'ailleurs, il se souvenait, celui qui avait cherché la place favorable, qui, de l'œil, avait sondé la profondeur vertigineuse, contemplé le hérissement hideux des rochers... Il se souvenait... Réchappait-on d'une chute de deux cents mètres? Quel miracle eût empêché ce corps frêle de s'écraser, chose molle et animée d'une horrible vitesse, contre la fureur immobile du granit?... Non, non... Ce n'était pas un spectre qui hantait M. de Malboise. Son sens d'ambitieux pratique lui faisait chercher par quel canal de tels secrets avaient pu se rejoindre pour surgir ensemble à la lumière, et de quelle manière on s'en servirait contre lui. Cependant sa voiture, qui le ramenait du Palais-Bourbon, franchissait le boulevard de Courcelles. —«Paul!» appela-t-il en se penchant vers son cocher. «Tournez donc vers Montmartre. Vous monterez la rue Lepic jusqu'à la rue Durantin. Je vous indiquerai.» Moins d'un quart d'heure après, l'équipage au train jaune, aux deux chevaux superbes, aux harnais armoriés, étonnait les hauteurs provinciales de la Butte. Comme il allait stopper devant un mur bas, surmonté d'un treillis de bois déteint et d'une verdure poudreuse, la porte située au milieu de ce mur s'ouvrit. Une jeune femme sortit, tenant par la main un petit garçon de trois à quatre ans. La femme, élégante pourtant de tournure, paraissait de condition bien modeste. Le bébé, adorablement beau, avec ses yeux sombres et sa chevelure brune et bouclée de Jean-Baptiste, n'était qu'un petit être sans conséquence, sous son sarrau de toile si propre, mais si pauvre. Toutefois, devant ce garçonnet, le grand seigneur, l'homme politique, le personnage arrogant et puissant, qui arrivait au fracas de sa voiture, eut une telle secousse qu'il en demeura comme foudroyé. Ses chevaux venaient de s'arrêter et encensaient dans un cliquetis de gourmettes. Lui ne songea pas à descendre. Hagard, les yeux hors de la tête, le buste projeté en avant, les lèvres écartées de stupeur, il regardait cet enfant. —«Oh! les dadas!...» s'exclamait le petit, tournant la tête en arrière et se faisant tirer. —«Allons,» dit la maman... «Allons, Michel, viens, mon trésor.» «Michel!...» balbutia le marquis de Malboise. Il eut un mouvement pour arrêter cette femme et ce petit garçon, pour leur parler. Il n'osa pas... Une terreur vague, indicible, le paralysait. Maintenant il y avait de la superstition dans son effroi. Cet enfant n'était-il pas la saisissante image de celui?... Un peu plus grand, il le revoyait dressé sur le fortin de terre au bord de l'allée, criant: «En joue!... Feu!...» tandis qu'Armande,—la mère!...—prise d'un affreux vertige, défaillait, se trahissant pour la première fois!... Mais ce qui retint aussi l'élan de Pascal, ce fut la prudence inconsciente. Dans l'intrigue dont il sentait autour de lui le réseau, tout geste précipité pouvait déclencher la catastrophe. Se contenir, rester maître de soi, c'était la ligne de conduite la plus évidemment indiquée, et de la sagesse la plus élémentaire. Cependant le valet de pied, ayant sauté à terre, s'étonnait de l'immobilité de son maître. Celui-ci, rappelé à lui-même par un mouvement du domestique, quitta la victoria, s'avança vers la petite porte. «De chez Louise!... Cet enfant sortait de chez Louise!...» se disait-il. «Nous allons bien savoir.» Quand Louise Nobert, appelée par la sonnette de son appartement, se trouva en face du marquis de Malboise, elle ne put retenir un cri. Depuis des années elle n'avait pas vu cet homme, incarnation de tyrannie domestique, et qui lui en imposait tant autrefois, à l'époque où elle se sentait sous sa main comme un atome,—elle, et aussi les destinées qui lui étaient chères. Mais surtout elle ne l'avait pas vu depuis qu'elle le savait un assassin. Et maintenant que sa répulsion égalait sa crainte, elle se demandait—pauvre vieille femme!—à quelles funestes bévues, pour elle ou d'autres, ne l'entraînerait pas le trouble de cette présence. —«Louise,» commença le marquis, «votre conscience est-elle tout à fait nette en ce qui me concerne?» Elle se taisait, tremblante, devant cette impérieuse entrée en matière. —«Je me suis montré très bon, très généreux à votre égard, Louise,» reprit M. de Malboise. «Jamais je ne vous ai rendue responsable du piège que l'on m'a tendu. Vous en étiez pourtant complice. —Non, monsieur le marquis,» dit précipitamment la vieille paysanne. «Car j'étais avec mademoiselle Armande, et mademoiselle Armande voulait tout vous dire avant votre mariage, et vous rendre votre parole. Ce sont ses parents qui l'ont forcée. Ce n'était pas à moi de parler, voyons... Personne ne m'en eût fait un devoir.» Une fébrilité secouait le corps usé. Deux taches rouges marbraient les pommettes jaunes,—jets de sang partis du cœur convulsif, trop las pour les rappeler à lui. —«Soit!... soit!...» dit M. de Malboise. «Je ne suis pas venu récriminer sur le passé. Mais si vous n'avez pas trahi les autres pour moi, j'espère bien qu'ensuite vous ne m'avez pas trahi, moi, pour servir quelque infâme vengeance?... —Comment, monsieur le marquis?... —Ce serait très mal, voyez-vous. Car enfin, grâce à moi, vous avez une vieillesse heureuse. Je vous fais des rentes, qui vous paraissaient à un moment trop considérables. Je ne sais ce qu'il en est maintenant, mais je suis prêt à les augmenter si cela vous convient.» Elle pensa à Michel, à ses continuels besoins d'argent. Mais sa répugnance fut la plus forte. Elle se tut. —«Seulement,» continua M. de Malboise, «il faut que vous soyez tout à fait franche avec moi.» Il s'était assis. Il essayait de prendre un air bonhomme. «Écoutez, Louise... Si, à un moment quelconque, devant n'importe qui, volontairement ou non, vous avez laissé échapper quelque chose concernant la malheureuse histoire que vous savez, avouez-le moi. Je vous donne ma parole d'honneur que vous n'en pâtirez nullement. Le mal sera fait, je tâcherai de parer aux conséquences. Vous me promettrez solennellement de ne pas recommencer. Voilà tout ce que j'exigerai de vous. Il faut que je sache à quoi m'en tenir.» Il s'arrêta un instant, la voyant plongée dans un de ces mutismes aux lèvres serrées que l'on sent invincibles. «Vous n'avez jamais eu à vous plaindre de moi, Louise. Aujourd'hui, vous me devez tout. Si vous ne parlez pas, vous n'aurez plus rien à attendre de ma bonne volonté. —«Mais,» balbutia-t-elle, «si je n'ai rien à vous dire? —Vous avez quelque chose à me dire,» reprit-il avec force. «Car il m'est arrivé des allusions, des menaces, relatives à des circonstances que vous seule, en dehors de moi, connaissez. Il est donc fatal que vous ayez commis une indiscrétion. —Il y a peut-être,» avança-t-elle, «des gens qui se sont doutés, qui soupçonnent... —Qui cela?... —Mais, par exemple, quelqu'un de vos anciens domestiques. Tenez... les Poinclou.» Il réfléchit. —«Non. Ce sont des malins. Je suis sûr d'eux. —Eh bien, je ne sais pas, monsieur le marquis. Moi, je n'ai rien dit à personne.» Il la regarda, d'un regard qui fut terrible pour cette humble, tellement naïve et sans défense, dans sa vieillesse affaiblie,—regard perçant, dominateur, aguerri à d'autres luttes qu'au choc avec les tristes prunelles fanées. Et tout à coup M. de Malboise prononça: —«Quel est l'enfant qui sortait d'ici quand je suis venu?» La chambre, avec ses bibelots papillotants, tourna autour de la pauvre femme. Allait-il vouloir tuer celui-là, comme l'autre?... Elle répondit d'une voix éteinte: —«Un enfant?... Lequel?... Ah! un petit voisin. —Et il se nomme?... —Je ne sais pas... Bébé... Sa mère l'appelle Bébé. —Non, sa mère l'appelle Michel.» Louise ouvrit des yeux d'angoisse, brusquement noircis. Son visage blême, tiraillé de rides, avec les deux taches cramoisies aux pommettes, eût inspiré à tout autre qu'à son interlocuteur la pitié pour une âme inoffensive, tout usée dans une enveloppe usée, et que le souffle d'un monde incompréhensible et dur secouait d'un effarement douloureux. —«Louise, pourquoi cet enfant porte-t-il le nom de Michel?... Et pourquoi ressemble-t-il à celui que vous éleviez à Solgrès?...» Louise garda le silence. Dans sa pensée, le moindre mot pouvait être dangereux à l'un ou l'autre de ces chers êtres, au père ou à l'enfant—peut-être à tous les deux. Elle ignorait que son fils adoptif eût écrit au marquis de Malboise. Celui-ci se doutait-il que son ancienne victime fût encore vivante? Quel parti le fils d'Armande voudrait-il tirer de la situation? Elle le savait animé de vagues projets de vengeance, de vagues espoirs de restitution?... Ne ferait-elle pas avorter ces projets, envoler ces espoirs, en révélant son existence?... Ne l'exposerait-elle pas aux représailles de cet homme, qui, déjà une fois, n'avait pas craint de le supprimer, et qu'elle croyait puissant comme un démon? Et le petit, l'innocent, qu'en adviendrait-il? Le marquis de Malboise laisserait-il subsister un seul être portant à la fois dans ses veines le sang et la honte de celle qui gardait son nom jusque dans la mort, dormant sous ses syllabes orgueilleuses et sous les armes parlantes de son écusson? Devant cette vieille femme obstinée, une irritation perlait de sueur le front du marquis. Il l'eût broyée s'il avait pu. Néfaste créature, dont l'astuce jadis l'avait joué et dont les roueries de sorcière allaient maintenant tenir en échec sa fortune! Mais que faire? La laisser périr de faim en lui retirant ses subsides... Parbleu! c'était facile. A quoi cela l'avancerait-il? D'ailleurs qui lui disait si ses ennemis ne la paieraient pas plus grassement pour le trahir que lui pour se garer de la trahison? Il ne réfléchissait pas que la sublime créature, dont toute la vie ne fut que sacrifice et fidélité, n'était pas de celles dont la conscience s'achète et dont les secrets se vendent. Que pouvait savoir un Pascal de Malboise d'une Louise Nobert? Tout ce qu'il comprenait, c'est qu'en ce moment, ses plus précieux intérêts, à lui, marquis, député, chef politique, favori royal, dépendaient d'un mot qui tomberait ou non de la bouche de cette infime servante, et qu'il n'avait pas le pouvoir de lui faire prononcer ce mot. Oui, tout son avenir, son honneur, son mariage, la possession de cette adorable Régine, aux lèvres de fleur—se suspendait là, à ces lèvres desséchées comme une cosse vide, déjetées par l'appauvrissement des mâchoires, et violacées par la stagnation du sang. Quelque question qu'il posât, elles ne s'ouvraient plus, ces lèvres. Il supposa, demanda tout,—même sur l'existence possible de Michel, et sur ce qu'elle l'avait revu peut-être, sur le complot qu'elle avait pu combiner avec lui. Il n'obtint pas un mot, et n'apprit rien d'une pâleur qui ne pouvait plus s'accroître. Hors de lui, il se leva. Sa colère trop contenue, sa brutalité foncière, débordèrent d'une poussée tumultueuse. —«Je te forcerai bien à parler, vieille mule!» cria-t-il. «Tu peux simuler la folie comme ta maîtresse, quand elle jouait ses simagrées sur le gazon...» A cette évocation de la plus tragique souffrance, ainsi bafouée par un commentaire méprisant, la vieille paysanne se dressa, d'un mouvement mécanique, dont la raideur fut d'un effet sinistre. Le marquis, interloqué, suspendit sa phrase. Mais, presque aussitôt, la rage l'emporta. Il poursuivit: —«Oui, j'ai réussi à lui faire dire ce qu'elle ne voulait pas, à celle-là, quand je lui ai raconté que son mioche se noyait... C'est comme ça que j'ai su qu'elle était sa mère... J'ai des moyens de délier les langues. On ne se moque pas de moi impunément!...» A ces paroles, si affreuses dans une telle bouche et tombant dans de telles oreilles, quelque chose de surhumain se souleva dans l'âme résignée. Louise ouvrit enfin les lèvres,—ces lèvres que la misère de l'âge rendait tout à l'heure plus odieuses à Malboise dans leur pli têtu,—et elle jeta ce cri: —«Assassin!...» L'homme recula, comme frappé en pleine poitrine. Elle savait donc aussi, celle-là! Comment savait-elle?... Ah! le mot de l'énigme était donc bien ici, dans cette vieille tête butée. Il le connaîtrait, ce mot. Il ne sortirait pas sans l'avoir arraché, par n'importe quel moyen. Revenu de sa surprise, il fonça vers la silhouette rigide, qui se dressait, malgré la servitude ancienne, avec une si étrange autorité. —«Expliquez-vous!... puisque vous osez me lancer une telle accusation!...» Il n'acheva pas. La violence de son geste venait-elle d'épouvanter la malheureuse? Cette scène avait-elle trop tendu les ressorts d'un organisme épuisé? La maladie de cœur dont souffrait Louise la rendait-elle incapable de soutenir plus longtemps une lutte si atroce? Quoi qu'il en fût, elle chancela et s'abattit tout d'une pièce. Renversée en arrière, elle échappa aux bras avancés instinctivement pour la retenir. M. de Malboise avait trop d'intérêt à prolonger l'entrevue pour ne pas la secourir. Mais il ne put prévenir sa chute. Penché sur le corps inerte, assez inquiet au fond pour lui-même de ce qu'on pourrait dire si l'on trouvait cette femme morte après sa visite, il essaya de se rendre compte. Louise, par miracle, dans cette petite pièce encombrée, ne s'était heurtée à aucun meuble, en tombant. On n'apercevait sur elle nulle trace de blessure, dont on pût conclure à une agression de son visiteur. Le pouls battait encore, quoique très faiblement. Rassuré sur ces points, et ne se souciant pas qu'elle expirât peut-être sous ses yeux,—car une telle crise, à cet âge, ne pouvait manquer de gravité,—Pascal quitta le petit appartement. Dans le jardin, il s'attarda, regardant les fenêtres de la maison aux étages supérieurs. Non pas qu'il eût l'intention d'appeler quelque charitable voisine au secours de la pauvre abandonnée, qui allait sans doute rendre le dernier soupir dans la solitude, mais pour se convaincre que personne ne l'observait. Aucun visage ne se montra derrière les carreaux. Les modestes habitants achevaient ailleurs leur journée de travail, ou profitaient de cette belle fin d'après-midi pour quelque promenade. A peine trois ou quatre galopins du quartier apparurent-ils sur le trottoir d'en face, hypnotisés d'admiration devant la magnifique voiture. Le marquis de Malboise s'enleva sur le marchepied, s'installa sur les coussins. —«A la maison,» dit-il au cocher. Les chevaux dressaient les oreilles, s'agitaient. Quand Paul rassembla ses rênes, des frissons coururent sur leurs robes lustrées. Puis ils eurent un élan trop vif, aussitôt réprimé, et tournèrent ensemble, avec des piaffements inutiles et nerveux. Le lendemain matin, Michel vint rendre visite à sa mère adoptive. Ce n'était pas le hasard qui l'amenait si tôt après le rude visiteur de la veille. Dans la nuit, une réflexion toute naturelle, mais un peu tardive, l'avait frappé, «Quand le marquis de Malboise aura lu ma lettre, son premier mouvement sera d'aller questionner Louise Nobert. Il faut que je la mette sur ses gardes, que je lui fasse la leçon.» Une hâte le prit de préparer la vieille femme. Certes, il aurait dû s'y prendre plus tôt, s'aviser de cette précaution avant de faire partir sa lettre. Cependant il ne pouvait se figurer que, déjà, cette négligence était irréparable. La séance de la Chambre avait duré jusqu'à six heures. Par les journaux, qui commentaient discrètement la singulière attitude de M. de Malboise, Michel savait que le marquis était demeuré jusqu'au bout. Sans doute, il avait donné les heures suivantes à une méditation dont on pouvait imaginer la profondeur. Un homme de sa force, en présence d'une si redoutable surprise du destin, n'agirait pas à la légère. Michel éprouvait donc une simple trépidation plutôt qu'une anxiété précise lorsqu'il traversa le jardin de la rue Durantin, à une heure très matinale. Il gravit l'étage, fit tinter la sonnette devant la porte étroite. Nulle réponse, nul bruit dans l'intérieur. —«Comment!» pensa-t-il, «elle dort encore!» Cela l'étonnait chez une personne attachée à ses habitudes rustiques. Il sonna de nouveau, sans plus de résultat. Alors il descendit, tourna dans le jardin, puis, à bout de patience, lança un caillou dans les carreaux, appela. Des gens se montrèrent. Le voisinage s'émut. Nul ne pensa que Mᵐᵉ Nobert avait pu sortir si tôt. On se décida à quérir un serrurier, qui ouvrit la porte. Louise gisait sur son lit, où elle avait pu se traîner entre deux syncopes. Elle respirait à peine, n'avait plus la force de parler, semblait ne reconnaître personne, indifférente aux soins qu'on lui donna aussitôt comme aux éclaircissements qu'on essaya de tirer d'elle. On alla chercher un médecin, qui pratiqua une piqûre d'éther. A la faveur de cette piqûre, la malade sembla revenir à elle. Comme elle recouvrait un peu de lucidité, elle promena son regard éteint autour de la chambre, puis le fixa sur Michel, dont le beau visage, assombri d'étranges pensées, s'inclinait vers le sien. A ce moment, tous deux étaient seuls. Les voisins, gens laborieux, s'étaient rendus à leurs occupations. Le médecin, voyant ses soins à peu près inutiles, ne s'était pas attardé. —«Mon enfant...» murmura-t-elle. Elle paraissait vouloir prononcer des mots qui ne venaient pas. Michel se pencha davantage et demanda précipitamment: —«Est-ce qu'il est venu?... —Oui,» dit-elle dans un souffle. —«Quand cela?... Hier soir?... —Oui. —Damnation!...» La mourante sursauta dans l'éclat furieux de ce cri, puis ferma les yeux comme pour ressaisir un reste d'existence, et prononça: —«Méfie-toi... de... de... —C'est lui qui vous a fait du mal?...» questionna Michel. La voix de ce garçon endurci tremblait d'une indignation et d'une pitié sincères. Devant la créature aimante, que, tout petit, il appelait «maman», qui, récemment encore, ouvrait à nouveau pour lui son cœur saignant d'un inlassable sacrifice, et qui maintenant allait mourir, quelque chose d'attendri et de sensible s'éveillait au fond de sa nature et crevait dans sa poitrine en un sanglot. —«Maman Louison...» balbutiait-il, tandis que, sur le visage dont l'expression devenait plus lointaine, il voyait descendre le voile de la mort. Tout à coup, un dernier éclair de conscience ranima ces traits presque pétrifiés, cette chair labourée de rides et qu'avaient si souvent lavée les larmes, ces yeux où s'effaçait une vision amère de la vie... La tête de Louise se tourna légèrement. Sa main, sur le drap, se souleva comme pour désigner quelque chose. Et Michel entendit ces mots: —«La clef... Là... Là... Prends...» Il répéta, secoué d'une émotion: —«La clef?... Quelle clef?» Puis, tout son être soulevé d'attention: «La clef du souterrain?...» Oui, c'était cela... Une lueur palpita dans les prunelles noyées d'ombre. —«Où donc?... Où donc?...» demandait le jeune homme. Il s'était élancé, ouvrant des tiroirs, soulevant des couvercles, bousculant de pauvres choses rangées avec minutie. Et, de seconde en seconde, il regardait vers la mourante pour surprendre une indication. Elle fit cet effort inouï de lui dire encore: —«La boîte... Chine...» Ce qu'il comprit aussitôt, quand, sous une pile de linge, il découvrit un petit coffret de fausse laque, illustré de personnages bleus et jaunes et de maisons aux toits retroussés. Il l'ouvrit en pressant un ressort. Une clef apparut, dont la petitesse l'étonna, car il s'attendait à une lourde ferraille de geôlier. Michel vint la placer devant la face de Louise. —«C'est bien la clef du souterrain?...» Les paupières battirent comme pour une affirmation. Un sombre rire découvrit férocement les mâchoires de Michel. —«Tu ne veux plus la lui rendre, cette clef, maman Louison?... Tu me la donnes, à moi?...» Plus un signe, plus un murmure... Le fils d'Armande se pencha. Celle qui l'avait tant aimé était morte. Et ce fut pour lui, l'homme qui avait vu de ces aventures et de ces spectacles dont le récit ne passe ensuite jamais les lèvres, l'étrange paria brûlé de haine, l'être d'égoïsme et d'audace, ce fut une minute éperdue, où son âme tournoya dans le vide comme jadis son corps d'enfant dans le gouffre de la Basteï. D'une secousse, le dernier lien qui le rattachait au mystère de ses premières années venait de se rompre. Nulle voix ne lui dirait plus jamais le roman de sa naissance, ni comment son père fut un martyr, ni comment sa mère baisait ses petites mains et sa tête bouclée, quand, dans le fond sauvage du grand parc, personne ne pouvait la surprendre. Saisi d'une détresse indéfinissable, il contemplait la forme sans vie étendue sous ses yeux. Une douleur à sa main droite le surprit. Il regarda. Dans sa paume s'incrustait la clef, qu'il serrait d'une crispation inconsciente. Alors, de nouveau, le rire féroce découvrit ses dents, qui grinçaient. —«Voilà donc ce qui m'en reste, de mon enfance... D'une si noble origine, de tant de richesses, d'un double amour maternel... Cette clef secrète de _mon_ domaine... Cette clef...» XI _LA RENCONTRE_ Le contrat du marquis de Malboise avec Mlle d'Ambarès fut signé suivant le rite mondain, et non sans l'éclat tout particulier d'un événement de cette importance. Les deux mondes de la politique et de l'aristocratie mêlèrent leurs représentants les plus en vue dans les salons de la rue de Babylone, déshabitués depuis longtemps de pareils galas. En effet, le comte d'Ambarès ne les avait pas ouverts au cours d'un veuvage de dix années. Sa fille Régine, élevée au couvent, et lui-même, occupé de ses plaisirs au dehors, ne se retrouvaient guère dans leur hôtel que comme des hôtes passagers. On n'avait pas été sans remarquer l'absence, à cette soirée de contrat, de leur unique proche parent. Le comte avait un neveu, Hugues d'Ambarès, lieutenant dans un régiment de ligne. Ce jeune homme, contrairement à ses camarades de la noblesse, avait préféré l'infanterie à la cavalerie. Son manque de fortune lui fit trouver raisonnable le choix d'une arme moins brillante et dans laquelle il serait peu exposé à des contacts avec les officiers de son rang, mais plus riches, qu'il ne pourrait fréquenter sans imprudence ou sans humiliation. La famille d'Ambarès avait, plus que toute autre, souffert dans ses biens à l'époque de la Révolution. Des efforts maladroits pour les récupérer en quelque mesure par la spéculation, achevèrent le désastre. Si le père de Régine conservait l'hôtel de la rue de Babylone, et y faisait encore figure, c'était grâce à des faveurs princières, qui remontaient à l'un des règnes de la première moitié du siècle et s'étaient d'abord adressées au couple dont plus tard il épousa la fille. Le bruit public les attribuait, ces faveurs, à quelque tendre intrigue entre la jolie femme qui fut l'aïeule de Régine et le duc d'Évreux. L'hypothèse d'une paternité liant ce prince à celle qui devint la comtesse d'Ambarès, trouva par la suite confirmation dans l'intérêt que ne cessèrent de témoigner les membres de l'ex-famille royale à cette jeune personne, morte à la fleur de l'âge, et à sa fille, d'une ressemblance très significative, belle, blanche et fière, comme un lys détaché d'une illustre tige. Filleule du prince-prétendant, Régine tenait de lui sa dot, et surtout son fiancé, ce marquis de Malboise, de trente ans plus âgé qu'elle, à qui elle n'aurait pu refuser sa main sans courir le risque d'une disgrâce, devant laquelle s'effarait son père, viveur endetté, réduit aux expédients, sur le point peut-être, si on ne le tirait d'affaire, de compromettre irréparablement le nom qu'il portait. Voilà pourquoi Hugues d'Ambarès, officier pauvre, épris de sa cousine, et qui, dès leur enfance, l'avait considérée comme sa fiancée, n'assistait pas à la soirée de contrat. Et cependant, il se fût trouvé chez leurs communs ancêtres, dans le vieil hôtel familial. Maintenant on était à bien peu de jours du mariage. Pascal de Malboise passait le plus clair de son temps à Solgrès, s'occupant à moderniser cette magnifique demeure, au point de vue du confort, sans toucher à son caractère de haut style. Comme les noces avaient lieu en plein été, et durant une période qui s'annonçait très chaude, les futurs époux, redoutant les longs trajets en chemin de fer et les pérégrinations fatigantes par une semblable température, avaient décidé de s'installer aussitôt à Solgrès. Aucun séjour ne leur garantissait plus de fraîcheur que cet immense château, enveloppé de bois séculaires, et dont la tour ancienne, aux murailles de six pieds d'épaisseur, s'emplissait d'une ombre perpétuelle. Pascal éprouvait de l'orgueil à conduire ici la nouvelle marquise. A peine songeait-il que le somptueux domaine lui venait de sa première femme. C'était là un détail qu'il avait eu soin de ne pas mentionner dans ses descriptions, en peignant à sa fiancée le séjour dont il la faisait reine. Le savait-elle? Qui aurait déchiffré ce que savait ou ne savait pas Régine sur celui qu'elle épousait par contrainte et qu'elle n'avait jamais honoré d'une question à propos de lui-même, de son passé, de ses sentiments ou de ses souvenirs?... Pour dégeler un peu cette belle indifférente, il comptait justement sur Solgrès, sur la joie que devait éprouver une jeune femme, fût-elle la plus désintéressée de la terre, à se voir maîtresse d'une telle résidence, où la grâce du pittoresque s'alliait à un seigneurial prestige. Aussi n'épargnait-il rien pour que les agréments de l'habitation correspondissent à son aspect hautain, pour que la bonne prose des commodités intérieures donnât tout loisir à l'esprit pour goûter la poésie de l'architecture et du site. Il fit installer l'électricité, le téléphone, meubler les appartements intimes suivant les plus délicates fantaisies du _modern-style_, agencer toutes les ingénieuses merveilles de la lumière, de l'aération, du chauffage et de l'hydrothérapie, dans leurs raffinements d'invention la plus récente. Satisfait du dedans, il s'occupa enfin du dehors. Non pas que rien fût à modifier dans les belles lignes de l'édifice, ni dans les majestueuses plantations du parc. Mais, au delà des parties entretenues du domaine, il existait des étendues forestières par trop sauvages, qu'il fit éclaircir et surveiller de près. Deux nouveaux pavillons de gardes furent construits, et leurs titulaires engagés. M. de Malboise examina finalement les fameux souterrains, et s'assura que la massive porte en fer qui les séparait de la propriété restait inébranlable, indemne de la rouille, aussi bien dans sa serrure que dans ses gonds. Il fit jouer la clef, peu volumineuse mais très compliquée, qui ouvrait cette solide barrière, et il ne négligea pas d'entamer une petite enquête pour s'assurer qu'il n'en existait pas un double. De mémoire d'homme, à Solgrès, on n'avait pas eu connaissance d'une seconde clef semblable. Pourtant les quelques vieux serviteurs qui avaient connu la première marquise de Malboise, étaient dans la maison depuis des dix-huit, vingt, et même vingt-cinq ans. Un matin, Pascal fit seller sa jument de promenade, avec l'intention d'accomplir extérieurement le tour entier des murs, pour constater si le domaine restait bien clos de toutes parts, et si quelques réparations ne seraient pas nécessaires. Il croyait se rappeler qu'une espèce de sentier de ronde longeait partout la muraille. Mais quand il arriva du côté nord, dans la région vallonnée et boisée, où, précisément, débouchait le souterrain, le marquis s'aperçut que le chemin disparaissait presque tout à fait sous l'invasion des taillis, et qu'il ne pouvait continuer à cheval son exploration. Comme il en voulait avoir le cœur net, il prit le parti de laisser sa monture dans une auberge, et revint suivre à pied l'intervalle peu praticable. Pour le retrouver à l'origine, il traversait une région passablement tourmentée, proche, à ce qu'il estimait, de l'entrée des cavernes, lorsque, tout à coup, il se trouva en face d'un individu dont il n'était plus séparé que par trois ou quatre pas. Le marquis, escaladant, tête basse, et non sans souffler un peu, une pente qui semblait dure à sa corpulence, ne regardait que la montée immédiate et ne se rendait pas compte d'où ce passant pouvait bien sortir. Il ne s'en serait pas inquiété autrement, si, l'ayant mieux observé au second coup d'œil, il n'eût senti ses cheveux se dresser sur sa tête. L'homme qui se tenait immobile, et le regardait s'approcher comme s'il l'eût attendu, avait un visage, des yeux qui, depuis seize années, hantaient le souvenir de Pascal. C'était le visage au teint mat et aux lignes précises, les yeux d'un noir violet, troublés de la même inquiétude haineuse, qui l'accompagnaient dans les couloirs de pierre de la Basteï. Jamais ils ne l'avaient entièrement quitté depuis lors. Les modifications de l'âge, la moustache dissimulant la lèvre supérieure, changeaient peut-être assez Michel, pour que des indifférents, persuadés de sa mort, ne le reconnussent pas. Tel avait été le cas des Poinclou, qui, d'ailleurs, même dans son enfance, à Solgrès, ne l'avaient que très peu vu, puisqu'il était presque toujours en pension. Mais ceux qui gardaient vivante son image dans leur cœur, comme Louise, ou dans leur conscience, comme le marquis, ne pouvaient pas s'y tromper. Quelque chose d'ailleurs préparait Pascal à cette foudroyante évidence. C'était la lettre reçue pendant la séance de la Chambre,—lettre qu'il avait laissée sans réponse, qui n'avait été suivie d'aucune autre, mais dont les lignes lui restaient enfoncées dans l'âme comme autant de griffes acérées. L'émoi d'une telle rencontre fut si prodigieux, que Pascal de Malboise eut dans ses muscles d'athlète l'amollissement soudain qui fait tomber les femmes en pâmoison, et, dans son gosier d'aboyeur politique, le remous d'air aspiré puis violemment expiré, qui part en clameur inhumaine sur les lèvres d'un enfant fou de peur. Il domina le fléchissement de ses jambes, et retint le cri, qui s'étouffa en un râle. Un instant plus tard, par le retour de sa volonté, qui se tendait à cet effet depuis quelques jours, il était rentré dans son rôle. Ce rôle, mûrement prémédité, consistait à ne jamais reconnaître Michel, soit que celui-ci eût survécu par un impossible miracle, soit qu'un imposteur bien documenté vînt revendiquer sa place en ce monde. En conséquence, il leva un pied qui lui parut singulièrement lourd, et se disposa à poursuivre son chemin. Une voix l'arrêta. —«Marquis de Malboise, croyez-vous donc que nous n'avons rien à nous dire? —Mais... je ne crois pas... Non... Rien, monsieur,» dit Pascal, d'une voix qu'il maîtrisa presque jusqu'à l'intonation naturelle. —«Vraiment?...» fit l'autre. Il se tut, après ce mot, les bras croisés, blême d'une rage qui semblait trop suffocante pour trouver son expression. Pascal, tout aussi blême, pour d'autres causes, affecta l'air étonné. —«Qui donc êtes-vous?» Bien que dépourvu de toute poltronnerie, le marquis réfléchissait que le lieu était peu rassurant pour un entretien de ce genre, et qu'il n'avait pas d'arme—ne pouvant compter comme tel le stick de cheval qu'il tenait à la main. —«Vous m'avez parfaitement reconnu, marquis de Malboise... Vous m'avez parfaitement reconnu, assassin que vous êtes!...» énoncèrent les lèvres décolorées de Michel—ces lèvres qui, sous le noir de la moustache, paraissaient livides comme celles d'un cadavre. En même temps ses yeux se cernaient, s'enfonçant dans l'orbite, d'où jaillissait leur flamme. La décomposition de cette tête si belle était effrayante. Il continua,—d'une voix concentrée, plus sinistre que des éclats aigus: «Tueur d'enfant!... Tueur de femmes!... Assassin de ma mère!... Assassin de Louise!... Tu n'as pas commis ton crime le plus lâche quand tu m'as jeté, pauvre petit sans défense, dans le précipice de la Basteï!... —Si vous n'êtes pas fou,» dit le marquis, «vous avez des preuves que j'aie commis des forfaits si invraisemblables?» Il se rassurait devant la frénésie de son interlocuteur,—frénésie qui, malgré la froideur mesurée du ton, se trahissait par l'expression bouleversée de l'homme et l'excès de ses imputations. Puisque Michel lançait des accusations toutes morales, et semblait plus indigné de ce qui ne tombait pas sous le coup de la loi que des faits positifs, c'est qu'il n'était pas armé pour une délation nette, ou qu'il n'y songeait même point. Un silence tombait entre ces adversaires forcenés, qui se mesuraient pour l'attaque et la défense, écrasés par le sentiment de leur présence mutuelle, et trouvant les paroles insignifiantes auprès d'une réalité si extraordinaire. Ce fut le marquis de Malboise qui, le premier, tâcha de délimiter les régions où ils s'affrontaient. —«Que voulez-vous de moi?» demanda-t-il. «L'insanité de vos attaques a un but. Elle me fait croire que vous êtes un malheureux, si vous n'êtes pas un aliéné. Formulez vos vœux avec plus de modération. Qui vous dit que je refuserai d'y répondre? —Mes vœux?...» ricana Michel. Et il prononça avec force: «Mes droits! —Non,» répliqua Malboise. «C'est ce mot-là que je n'accepterai jamais. Et, ce mot-là, vous ne sauriez me l'imposer par aucun moyen.» Il disait vrai. Il en avait la pleine conscience, et, de plus en plus, recouvrait son sang-froid. Cependant, par ce peu de paroles, la situation se dessinait clairement. Le marquis ne pouvait mieux avouer qu'il reconnaissait son ancienne victime, mais que jamais il n'admettrait officiellement son identité. D'ailleurs, cette identité,—outre que Michel ne tenait pas à revendiquer l'humble nom de Bellard,—ne s'établirait que pour justifier Pascal. Celui-ci ne se fit pas faute de le rendre sensible. —«Vous ferez rire de vous,» observa-t-il, «si vous allez vous plaindre que je vous aie précipité dans un gouffre rocheux. Vous avez trop belle mine pour qu'on vous accorde créance. Vous reste-t-il seulement une cicatrice de ce soi-disant attentat? —Épargnez-moi vos plaisanteries, monsieur,» fit Michel, avec une hauteur qui ne le cédait pas à l'audace dédaigneuse de l'autre. «Nous savons tous deux à quoi nous en tenir. Et il n'y a pas ici d'oreilles pour qui nous ayons à feindre. Mieux vous me démontrerez que je n'ai nul recours contre vous auprès des tribunaux humains, plus vous me confirmerez dans l'intention de me faire justice moi-même.» Cet argument frappa M. de Malboise, bien qu'il n'en fît rien paraître. La peur immédiate et physique n'était entrée qu'à peine dans les divers mouvements intérieurs qui venaient de l'agiter. Cependant l'extrémité de violence où il acculerait un si implacable ennemi, si désespéré, en le bravant avec trop de mépris, ne laissait pas que de l'inquiéter. Était-ce quand il touchait au faîte du bonheur et des honneurs qu'il devrait tout perdre, frustré par la mort ou par un scandale trop éclatant. La félicité rend timide. Entre ces deux hommes, l'un qui ne possédait rien, pas même un nom, l'autre qui cumulait tout ce que l'ambition et la passion convoitent, le moins hardi devait être l'élu d'une si étonnante fortune. Il y eut presque de la conciliation dans l'accent de Pascal, lorsqu'il reprit: —«Au lieu de parler de justice et de vengeance, que ne faites-vous appel à ma générosité? —Votre générosité?... Je l'ai vue à l'œuvre,» riposta Michel ironiquement. —«Dites mon équité, si vous voulez. Pourquoi, si vous persistez à m'accuser de vous avoir fait du mal, ne me croiriez-vous pas disposé à réparer ce mal, fût-il imaginaire?» Le jeune homme eut un rire insultant. —«Qu'importent les mots?» dit Malboise en haussant les épaules. «Quand vous m'écriviez, il y a quelques jours, tout à l'heure quand vous m'abordiez, vous aviez préparé un traité à m'offrir, des conditions à me poser. —Oui,» répondit Michel. —«Parlez donc. Bien que le lieu soit fortuitement choisi, il ne me paraît pas défavorable à un tel entretien,» ajouta Pascal, en s'accotant à un arbre, tandis que son regard, promené alentour, constatait la paix sauvage et la solitude absolue de ce coin de forêt désert. —«Soit,» énonça le fils d'Armande. «Je vous tiendrai quitte de tous vos crimes, si vous me restituez Solgrès! —Solgrès!...» cria Pascal avec un sursaut de stupéfaction. —«Certainement... Solgrès... le château, le domaine, que vous m'avez volés. Vous savez bien que, moi vivant, ma mère n'eût jamais donné cette terre, cette demeure, à un autre. Elle me les destinait... Et si vous en doutiez, j'ai son testament, écrit de sa main avant que vous m'ayez fait disparaître, qui en fait foi. —Moi aussi, j'ai un testament, postérieur au vôtre, et qui me rend le maître légal de ces biens, annulant les volontés antérieures devant toutes les juridictions du monde. —Qui parle de juridiction, misérable?» écuma le dépossédé, dont le sang de nouveau s'enflamma. «Ne sais-je pas aussi bien que vous à quel point ont réussi vos machinations atroces? Je vous déclare, à vous, que Solgrès est mon bien. Vous n'en pouvez douter. De par la formelle intention de ma mère, j'en devais même porter le nom. —Le nom!...» hurla le marquis, bondissant presque. «Le nom que portait ma femme, le nom qu'elle échangea contre le mien! Vous... son bâtard!...» Michel croisa les bras et sourit. —«Vous voyez bien que vous me reconnaissez.» Un silence se fit, où vibrait un sifflement monotone,—le concert de millions d'insectes bourdonnants, qui montait plus aigu dans la chaleur croissante. —«Ce serait insensé!» reprit Pascal avec plus de calme. «Vous ne me posez pas sérieusement des conditions pareilles? —Écoutez dans quelle mesure je vous les pose,» répliqua l'aventurier. Il s'astreignait à dominer les ébullitions furieuses de sa haine, à se dresser en juge impassible, ayant comme assesseur la Fatalité. —«Je ne ressusciterai pas le nom de Solgrès. Je n'exige même pas que vous me cédiez ouvertement mon héritage. Ce serait vous condamner au scandale, tout en vous réclamant le prix pour l'éviter. Marché de dupe, auquel vous ne sauriez consentir. Je le comprends. Mais, avant votre mariage...—vous entendez, marquis de Malboise?... AVANT VOTRE MARIAGE—vous mettrez Solgrès en vente et vous m'en attribuerez la valeur.» Pascal devenait stupide d'étonnement. Presque docilement, il questionna: —«Dans ce cas, pourquoi vendre?... Vos exigences se réduisent à une somme d'argent. Et quand nous aurons débattu le chiffre?... —Non,» déclara Michel. «Ce n'est pas d'une somme d'argent que je me contenterai. —Comment?... —Regardez!» s'écria le jeune homme. D'un mouvement vif, il entr'ouvrait ses vêtements sur sa poitrine. Bientôt il eut détaché le ressort d'une chaîne, ouvert un médaillon, et le tendant, mais sans le lâcher: —«Vous ne l'avez pas oubliée, elle non plus?» dit-il. Une froide sensation glaça le marquis jusqu'aux moelles, tandis qu'il considérait le visage de sa femme morte. —«Qu'est-ce à dire? D'où tenez-vous ce portrait? —Vous la voyez?» continua Michel, sans répondre. «Elle fut une martyre à cause de sa tendresse pour moi. Aussi, dans l'abîme moral où vous m'avez précipité, dans ce gouffre pire que celui de la Basteï, où je me débats par votre faute, je garde un souvenir de lumière, et c'est le sien. J'ai commis des choses abominables,—quoique moins abominables que vos viles actions. Je m'en vante, pour que vous me sachiez sans scrupules, capable de vous supprimer, si je le puis sans danger, comme vous m'avez supprimé moi-même... Mais moi, je ne raterai pas mon coup!... Eh bien, ce bandit, votre œuvre,—cet être que vous avez fait mourir à l'existence du plein jour, et qui a ressuscité dans un enfer, il conserve, vous entendez! il conserve au fond de son abjection, des replis d'âme intacts. Il garde sur son cœur le portrait de sa mère, et il ne souffrira pas que cette mère soit bafouée dans sa tombe par le triomphe d'une autre, sur le domaine où elle a tant souffert, sur ce domaine qui était le sien, qu'elle me destinait... Et pourquoi me le destinait-elle?... On me l'a dit... On m'a tout dit. C'est parce qu'elle m'aimait, l'infortunée!... Mais c'est aussi parce que le sang de mon père arrosa le sol de ce parc, coula sous les fenêtres de ce château. Et vous y mèneriez par la main votre autre femme!... Une jeune créature insouciante, sous le nom même de celle que vous avez torturée, foulerait la pelouse où elle est morte de douleur!!... Cela ne sera pas, marquis de Malboise. Même si mon cœur n'était pas digne d'invoquer un sentiment filial pour s'opposer à ce sacrilège, ma haine envers vous suffirait à l'empêcher. Je vous hais trop, marquis de Malboise, pour vous laisser accomplir cette monstrueuse infamie, qui vous serait une monstrueuse joie. Réfléchissez donc à ce que je vous propose. Si vous menez la nouvelle marquise, en châtelaine, à Solgrès, je ne réponds pas de ce qui arrivera.» Michel se tut. Il avait parlé tout d'une haleine, avec une brûlante véhémence. Le mélange d'astuce et de sincérité, la comédie destinée à créer chez son adversaire une terrible persuasion, la réalité de sa haine, l'orgueil de se réclamer d'une telle mère, l'exaltation superstitieuse qui la lui rendait vraiment sacrée, la griserie des mots, venaient de hausser cet être sans grandeur morale jusqu'à une élévation singulièrement prestigieuse. Pascal de Malboise en demeurait étreint, effaré. Une influence étrange courbait son esprit audacieux. C'était comme un obstacle soudain, une vision comminatoire, un génie à l'épée flamboyante, qui se serait dressé entre lui et son rêve,—ce rêve de vanité et de passion qui, depuis les derniers jours surtout, le faisait se voir sans cesse amenant sa jeune épouse à Solgrès. Quoi!... ne réaliserait-il pas cette espérance d'enchantement?... Ne vivrait-il pas cette minute, dans l'irradiation de laquelle pâlissaient tous les succès, toutes les ivresses, toutes les voluptés de sa vie?... Vraiment il la pressentit à jamais interdite, sous l'impression de cauchemar qui l'enserrait là, muet, paralysé. Puis cela se dissipa quand se tut la voix impétueuse, suggestive, de Michel. L'habitude de la lutte et de la résistance le fit s'insurger contre sa bizarre faiblesse. La chaude ruée du sang dans ses muscles solides, parmi les stimulantes émanations de la forêt, à cette heure active de la montée du soleil, lui ôta le trouble invraisemblable d'écouter un spectre,—car tel était le désordre où le jetèrent un instant ce langage et ce visage d'outre-tombe. Il se secoua comme pour rejeter l'emprise mystérieuse. —«Tout cela est de la pure démence,» dit-il assez rudement. «Vendre Solgrès?... Comme vous y allez! Sur une injonction dénuée de toute base sérieuse. Et pour vous en remettre la valeur?... Quelques millions, n'est-ce pas? Mais me croyez-vous tombé en enfance? Des transactions pareilles ne se font pas sans formalités. Je vous fournirais ainsi des preuves contrôlées par-devant notaire que j'ai réellement des raisons pour craindre vos impostures. —Mes impostures!...» protesta Michel. «Cependant vous-même... —J'entrais dans vos hypothèses. Mais, en voilà assez! Je découvre trop clairement qu'avec un gaillard de votre espèce, la moindre concession me mènerait loin... Je vous ai offert de l'argent. Si vous vous trouvez dans l'embarras, j'en tiens à votre disposition... Modérément, car l'argent comptant est toujours rare... Et je ne songe pas à vendre mes terres,—pas même à les hypothéquer,» ajouta-t-il, par une bravade qui exaspéra Michel. —«C'est ainsi que vous me traitez!... Vous osez!...» rugit le jeune homme. —«Halte-là! Ne réitérez pas vos menaces,» fit le marquis, hautain. «J'ai mis déjà trop de patience à les entendre. Si vous y revenez, si vous cherchez à me voir, ou si vous m'écrivez des lettres sur le ton de la dernière, je vous ferai pincer pour chantage. —Et si je vous tue!!...» cria le fils d'Armande, qui mit dans ce mot toute la rage meurtrière de l'acte,—tellement hors de lui qu'il eût passé peut-être à l'exécution instantanée, s'il avait tenu quelque arme. —«Vous auriez tort,» riposta le marquis. Il sentait sa tactique réussir. Cela se marquait à la furie de son agresseur. Il répéta: —«Vous auriez grand tort. Car ma mort vous causerait sans profit des risques sérieux. Tandis que, je vous le répète, je ne demande qu'à vous obliger, si vous acceptez de moi quelques secours, non comme une restitution, mais comme...» Il n'acheva pas, tant Michel l'interrompit violemment: —«Des secours!... des secours... de vous!... Mais mon sang est aussi noble que le vôtre... Je suis un Solgrès, moi! Sans vous, je porterais ce nom et je posséderais mon héritage. Vous avez essayé de m'assassiner, vous m'avez volé mon patrimoine... Et vous m'offrez des secours!... Ah! je ne me pique pas de délicatesse... Vous m'avez fait rouler dans de tels bas-fonds que j'y ai singulièrement dévelouté mes scrupules. J'ai pillé des convois dans l'Amérique du Sud. J'ai aidé à vider les poches d'un ponte mort un peu trop subitement dans un tripot de Buenos-Ayres, j'ai triché au jeu et emprunté à des femmes, comptant bien ne jamais leur rendre... Peut-être ferai-je pire demain. Mais accepter de vous un secours!!... —Vous réfléchirez,» dit tranquillement Pascal. —«Vous aussi, vous réfléchirez, je pense,» fit le jeune homme, interloqué par ce sang-froid. —«Prenez garde que je ne réfléchisse au meilleur moyen de vous mettre en relation avec la police, pour chantage, faux nom, menace de mort, _et cætera_ sans compter vos aimables confidences de tout à l'heure, dont il doit rester quelques traces là d'où vous venez,» débita le lutteur parlementaire de sa voix nette et mordante d'interrupteur à la Chambre. Il se considérait comme le maître du terrain. Sa lucidité lui revenait, avec la mortification d'avoir pu, lui, l'homme politique, habitué à essuyer les invectives, les éclaboussements de fange, les imputations anonymes, les promesses de voies de fait, prendre une minute en considération des procédés dont la gravité ne vient jamais que de leur donner prise. Il lui avait fallu le saisissement inouï de la rencontre, l'aspect hallucinant de ce visage, l'émoi des possibilités ténébreuses, les tragiques évocations, pour que, vieux routier des luttes électorales, il se départît de la première vertu parlementaire, qui est de subir sans sourciller les pires outrages et les pires menaces. Si particulier que fût ici le cas, la règle générale ne s'y appliquait pas moins infailliblement, comme l'attestait l'air déconcerté du maître chanteur. Ce fut donc avec l'insolente désinvolture propre à sa silhouette de bravo politique, que Pascal de Malboise clôtura l'entretien par un salut sardonique. Puis il tourna sur ses talons et s'enfonça sous bois. Sombre, muet, un sourire atroce aux lèvres, le fils d'Armande le regarda partir. XII _DEVANT L'ÉNIGME_ Un crime à jamais célèbre fut celui qui marqua la dernière année du dernier siècle, et dont le mystère continue à intriguer les imaginations: l'assassinat du marquis de Malboise, par un coup de feu, dans son parc, au moment où il amenait à son château de Solgrès sa jeune femme, épousée le matin même. Le meurtrier, ou les meurtriers—car les traces retrouvées dans le souterrain, empreintes doubles de pas, piétinement de lutte, éclaboussures de sang, firent supposer qu'ils étaient au moins deux,—semblent soustraits pour toujours à l'action de la justice. Le mobile même de cet attentat sans précédent déconcerte l'imagination. Pourtant les commentaires ne manquèrent pas. Ils abondèrent surtout dans le sens d'une machination politique. Le domaine de la raison d'État apparaît si favorable aux embûches scélérates! Rien ne pouvait mieux satisfaire le goût romanesque et la défiance des foules que l'hypothèse d'un aussi noir machiavélisme chez les gens au pouvoir. Pascal de Malboise gênait trop le Gouvernement. Le Gouvernement l'avait fait supprimer par quelque exécuteur de basses-œuvres, payé sur les fonds secrets, avec connivence de la police. Il fallait vraiment, de la part du criminel, une habileté infernale pour mettre en défaut des poursuites au succès desquelles le Ministère se trouvait intéressé. On n'épargna rien pour qu'elles aboutissent. Cependant, elles n'aboutirent pas. Si la vérité doit apparaître, c'est ce récit qui l'aura mise au jour. Mais, à supposer qu'il ne satisfasse pas la curiosité publique, aucune autre révélation n'apportera le dernier mot de cette dramatique affaire. Une seule personne au monde—mais contrainte au secret par le serment le plus solennel—pourrait confirmer ou démentir ce qui va suivre. Elle ne le fera pas. Régine d'Ambarès, seconde marquise de Malboise, ne trahira pas sa parole. Dans quelles circonstances elle l'engagea, c'est ce qu'on va voir ultérieurement. Il y avait dix mois environ que durait son virginal veuvage,—car l'époux, mort quelques heures après l'avoir conduite à l'autel, ne le fut que de nom,—lorsque Régine de Malboise reçut une visite, dont l'annonce, depuis la veille, lui bouleversait le cœur. Dans la chambre où elle se tenait, au premier étage de l'hôtel paternel,—son ancienne salle d'études enfantine, son asile de prédilection,—un domestique vint la prévenir que M. le lieutenant d'Ambarès l'attendait en bas. Elle descendit. Dans la galerie, qui tenait en façade toute la largeur de la maison, elle l'aperçut. Cette rencontre avec celui qu'elle aimait, était la quatrième seulement depuis que, par devoir, elle avait accepté le nom d'un autre. Chacune des trois précédentes entrevues, qui eurent lieu au moment de la catastrophe, marquait une phase dans l'inexplicable tragédie. Régine, depuis vingt-quatre heures, depuis qu'elle avait accepté de revoir Hugues, se les remémorait, les revivait dans leurs moindres détails. D'abord, l'apparition quasi fantastique du jeune homme, dans ce coin du parc de Solgrès où, nouvelle épousée, fuyant déjà le maître odieux, elle s'isolait en son désespoir. Quelle tentation alors, parmi la tourmente des reproches et des prières, quand il la supplia de partir avec lui! Puis, à peine avait-il disparu, transporté de rage et de douleur, devant l'approche du mari, à peine M. de Malboise avait-il rejoint sa jeune femme, que c'était le meurtre foudroyant, la détonation secouant le silence du soir, le marquis s'abattant à ses pieds, mort sur le coup, en éclaboussant de rouge sa robe blanche. Et les jours qui suivirent!... La torturante certitude que Hugues avait accompli l'acte sournois et sauvage, demeurait à jamais séparé d'elle par une barrière d'infamie! Sa faiblesse d'amour, à elle-même... Le mensonge au procureur de la République, lorsqu'elle assura n'avoir vu personne, ne soupçonner personne... Puis le lugubre défilé des funérailles, le saisissement de l'apercevoir, lui, si calme, avec son visage de loyauté, sous l'uniforme porté fièrement, et le cri intérieur de délivrance: «Non, ce n'est pas possible! Il n'a pas commis ce crime!» Ensuite, le même jour, dans cet hôtel d'Ambarès où, depuis lors, il n'avait pas remis les pieds, leur longue explication, le récit fait par Hugues de son aventure dans le souterrain, les circonstances que lui-même trouvait invraisemblables, dont il se refusait à instruire la justice, et les tenailles du doute se renfermant pour déchirer le cœur de celle qui l'aimait. Alors ce fut la séparation. Régine l'exigea absolue, bien que fussent si peu absolues en elles-mêmes les raisons qui lui dictaient tant de rigueur. Elle ne croyait plus que Hugues fût un criminel, et cependant elle ne pouvait, dans la sécurité de sa conscience, jurer qu'il fût étranger au crime. Y était-elle étrangère elle-même, puisque son mari avait été frappé le soir de leurs noces? Qui sait si son mariage n'était pas la cause indirecte de l'effroyable action? Comment élever son bonheur futur, comment appuyer son amour, sur cette base incertaine et sanglante? Elle avait donc interdit à Hugues de la voir, lui accordant la seule autorisation d'écrire. Car elle savait trop que si tous deux reprenaient la douce camaraderie de leur adolescence, la passion les éblouirait peu à peu jusqu'à l'abolition de tout scrupule. Ils se marieraient, sans qu'elle fût tout à fait certaine que la tache ineffaçable de Macbeth ne souillait pas, même imperceptiblement, la main dans laquelle se blottirait la sienne. Ce serait la hantise toujours présente, l'enfer secret, le pernicieux remords... Elle n'osait pas affronter cela. Mais voici que, de Nice où il se trouvait en garnison, Hugues venait de lui apprendre par une lettre que des données imprévues se présentaient. Sachant que tout son espoir de reconquérir Régine s'attachait à la découverte de l'assassin, il avait ouvert une enquête personnelle. Et voici que, dans les ténèbres du mystère, filtrait un faible rayon de clarté. Une piste se dessinait. Quelques petits faits, tels des maillons de chaîne, se renouaient les uns aux autres. Régine ne permettrait-elle pas qu'il vînt lui exposer ces premiers résultats? D'abord, c'était son droit, à lui, qu'elle n'acquittait pas encore, de plaider auprès d'elle à chaque incident nouveau. Puis, ce ne serait pas trop de leurs méditations combinées pour peser la valeur des indices et juger quel parti on en pouvait tirer. Ses arguments ne manquaient ni de logique ni d'éloquence. Peut-être n'en fallait-il pas tant à Régine pour estimer qu'après une si longue sagesse elle pouvait sans imprudence consentir à l'entretien. Le lieutenant d'Ambarès reçut la permission tant souhaitée. Le lendemain, il était à Paris et accourait rue de Babylone. Quand ils se trouvèrent face à face, dans cette galerie de l'hôtel d'Ambarès, qui leur était depuis l'enfance un lieu si familier, et où leurs deux cœurs se joignaient par tant de souvenirs, un indicible attendrissement les tint muets. Leurs yeux, qui se mouillaient, échangèrent un infini regard. Non, rien vraiment ne les séparait, rien qu'un très haut souci de droiture, de vérité. L'amour n'avait pas faibli, la confiance n'était pas éteinte. Elle ne doutait plus de lui, et lui savait que, même dans le doute, elle l'avait éperdument aimé. Régine parla la première. —«Hugues, vous avez bien fait de venir. Vous vous doutez que toute mon âme est tendue vers l'éclaircissement de l'horrible drame. Tant que je n'en connaîtrai pas le secret, je ne me considérerai pas comme libre. —C'est-à-dire comme mienne?» demanda-t-il, avec la plus séduisante expression de tendresse passionnée. —«C'est-à-dire comme tienne,» reprit-elle, employant le tutoiement de leur passé d'enfants,—à moins que ce fût celui de leur avenir d'époux. Elle sourit, hocha la tête et ajouta: —«C'est vrai. Pour moi, être libre veut dire être à vous. —Ma Régine!» s'écria-t-il en lui prenant les mains. Elle se dégagea, sans pruderie effarouchée, avec son noble redressement de beau lys royal, de blancheur inaccessible. —«Hugues, venez. Asseyons-nous dans ce coin, derrière ce paravent, là où vous me racontiez vos leçons d'histoire, quand nous étions petits. Et dites-moi ce que vous savez de notre histoire à nous, de notre sombre et fatale aventure. —Voulez-vous d'abord, ma Régine,» dit le lieutenant, «me donner l'assurance que vous avez compris, en y réfléchissant, l'impossibilité où je me trouvais,—où je me trouve encore,—de révéler aux magistrats ce que je sais? Faire connaître à qui que ce soit au monde ma présence dans le parc de Solgrès, mon passage par le souterrain, à l'heure même du crime, ce serait vous déshonorer. En supposant qu'on ne nous arrête pas tous deux immédiatement sous l'inculpation de ce meurtre abominable, et que nous puissions rester indemnes d'une accusation si vraisemblable, nul ne croirait que ma folie d'amoureux désespéré n'eût pas votre assentiment, qu'une coïncidence tragique avait seule ouvert devant mes pas la porte secrète, et que j'ai pu vous voir dans votre demeure d'épouse, le soir de vos noces, sans que rien de coupable ait jamais existé entre nous. —J'étais prête,» observa Régine, «à boire ce calice de honte pour établir votre innocence. —Aux yeux de qui?... Nul ne m'accusait. Aucun soupçon de ma démarche imprudente ne vint à quiconque. Et le hasard me fournissait un alibi.» Comme la jeune marquise baissait la tête, son cousin reprit avec une ombre d'amertume: —«C'était pour vous-même que vous souhaitiez de me disculper. Mon silence vous déconcertait comme une lâcheté de coupable. —Oh! ne dites pas cela. —Ce sentiment vous troublait, mais vous n'osiez l'analyser. Régine, croyez-vous que je puisse vous en vouloir?... Votre tendresse ne m'est-elle pas apparue même alors, puisque, pour échapper à ce doute, vous consentiez à tout proclamer et à vous perdre. —Oh! la vérité!...» murmura-t-elle. «Le grand jour... Comme j'y aspirais, à ce moment-là!... —Vous ne connaissez pas la justice humaine...» Elle se rappela Varouze, le piège atroce, l'insultante passion... Et elle frissonna. —«Je ne la connaissais pas... alors... —Et maintenant?... —Maintenant, je n'ai plus besoin d'elle. J'ai confiance en vous, Hugues. —Pas assez pour m'épouser.» Elle sourit gravement. —«Nous avons tous deux une tâche à remplir avant de songer à notre bonheur. —Quelle est donc la vôtre? —Vous le savez bien. Vous m'avez fait entendre que vous repousseriez ma main si je vous la tendais en y gardant la moindre parcelle de la fortune que m'a léguée monsieur de Malboise. Ce n'est pas si facile que cela d'organiser les œuvres qu'alimenteront de pareils revenus. Le Patronage de l'Épée-de-Bois prend toutefois une expansion magnifique. Solgrès devient un sanatorium tout à fait bien organisé. Savez-vous que des constructions charmantes s'élèvent dans le parc, sans trop en abîmer les perspectives? Il fallait bien séparer les anémiés, les malades, les poupons, les vieillards, toutes mes catégories de misère et de fragilité. Cela fait autant de petites colonies différentes. —Comme vous devez être heureuse de voir cela!» Régine secoua la tête. —«Je ne l'ai pas vu. Quand trouverai-je le courage de retourner à Solgrès? —Qui donc dirige pour vous un établissement de cette importance? —Oh! j'ai une administration bien organisée. Puis je vais placer là-bas, à la tête de tout, investie de ma propre autorité, une femme supérieure. —Et c'est?... —Une bien intéressante personne, jeune, distinguée, mère d'un petit garçon délicieux, et que son mari laisse dans l'abandon, dans la misère. —Où l'avez-vous connue? —A l'Épée-de-Bois. Toute pauvre qu'elle est, elle devenait le charme, la fée secourable de cette cité douloureuse. Elle m'a aidée à sauver de la mort deux enfants amoureux, dont l'idylle se terminera par le mariage, après avoir failli aboutir au suicide. —Ah! Régine, je découvre que votre tâche avance plus rapidement que la mienne. Réussirai-je à pénétrer le mystère du drame de Solgrès, à vous donner le mot de l'affreuse énigme?—ce mot que vous exigez pour disposer de votre cœur sans remords.» Elle eut un admirable sourire. —«Non, pas de mon cœur... Il est à vous. —Mais de votre main, Régine, de votre personne adorée... de votre vie... du droit pour moi de faire votre bonheur!... —Je ne suis pas une veuve comme les autres. Le jour de mes noces a été un jour de guet-apens, de meurtre. Quelle main a frappé celui que j'épousais en le détestant?... Qui donc a exaucé le vœu secret, le vœu monstrueux et inavoué qui rôdait dans les inconscientes ténèbres de nos âmes?... Ah! Hugues... Profiter du crime, ne serait-ce pas en devenir complices?» Régine s'animait, comme pour se persuader elle-même. Une angoisse pâlissait ses lèvres,—l'angoisse de se sentir moins forte, d'avoir à ressusciter sans cesse des arguments qui tendaient à s'effacer devant sa conscience. Hugues ne perçut pas la vacillation intérieure. Il entendit seulement la vibration énergique des paroles. —«Soit», dit-il. «C'est affaire à moi de vous prouver que ce crime fut tellement étranger à nous, à notre amour, et surgit de fatalités si lointaines, que nous avons le droit d'accepter ses conséquences, même si elles contiennent notre bonheur. J'y arriverai, si le plus fervent amour et la plus tenace volonté peuvent quelque chose en ce monde. —N'êtes-vous pas déjà sur la voie?» demanda Régine. —«J'ai recueilli des indications curieuses,» reprit l'officier. «Vous vous rappelez, n'est-ce pas, comment j'avais eu accès dans le parc, en cette soirée funeste? J'étais venu à bicyclette, et j'avais laissé ma machine dans le souterrain quand j'eus reconnu que la porte en était ouverte. Après vous avoir parlé, lorsque je m'échappai comme un malfaiteur à l'approche du marquis de Malboise, mon trouble fit que je m'égarai dans les galeries, et qu'ayant brûlé toutes mes allumettes, je me trouvai fort perplexe. Ce fut alors que je perçus une présence humaine dans l'obscurité, et que je reçus ce coup violent sur la tête qui me laissa sans connaissance. Revenu à moi, et ayant gagné la sortie, non sans peine, je m'éloignai sans éclaircir cette fâcheuse aventure, car je craignais trop de vous compromettre. La bicyclette... je ne songeai pas à la rechercher. J'en eus moins encore la velléité quand je connus l'assassinat. Cette bicyclette, Régine, qui pouvait me faire accuser, car elle portait mon nom, je n'en avais pas entendu parler depuis lors. Tout récemment, je viens de la reconnaître. —Où cela?... Comment?... Dans quelles mains. —A Monte-Carlo. En la possession d'un individu fort suspect. —Un repris de justice? —Un élégant, joli garçon, et beau joueur. Mais un de ces types équivoques, mélange de races, marqués de dégénérescence, de mollesse, de vice. Un être singulier, à tout prendre, d'une séduction bizarre, sans aucune vulgarité... mais que tout observateur, sur ses allures, sa façon de vivre, traiterait d'aventurier, d'aigrefin. —Son nom?... —Miguel Almado, ou le comte d'Almado. Mais le titre paraissait un accessoire d'occasion. —Un étranger, alors? —L'étranger par excellence. Ce personnage-là ne doit être dans son pays nulle part. —Et vous croyez que cet homme?... —Je ne croyais pas, tout d'abord. Je supposais que ce monsieur-là, dont l'existence n'offrait rien de clair, devait se fournir dans d'étranges maisons, et qu'il avait acheté ma bicyclette chez quelque receleur. Mais, plus je le regardais, plus une autre idée s'imposait à moi. —L'idée que lui-même?...» Hugues d'Ambarès fit lentement un signe d'affirmation, les yeux dans les yeux de Régine. Elle haleta. —«Mais pourquoi?...» L'officier leva doucement les épaules avec un sourire de doute, comme pour dire: «Ah! cela... si je le savais!...» —«Le vol, cependant,» reprit sa cousine, «n'était pour rien dans cette horrible affaire. —Non, certes, et de toute évidence. —Quel rapport pouvait exister entre le marquis de Malboise et le rastaquouère que vous venez de me dépeindre? —Sait-on jamais?... La vie est un drame si étrangement machiné. Là, les complications sont infinies, les postulats sans nombre. —Quelle était la société de cet individu? Avec qui se trouvait-il à Monte-Carlo?» Hugues répondit: —«Avec une femme.» Était-ce l'intonation soulignée qui, en accentuant cette circonstance, embarrassa Régine? Elle rougit. Son cousin ajouta: —«Et une femme que vous connaissez. —Moi!... —Je devrais dire: «que vous connaissiez», car la malheureuse est sortie des régions ouvertes à vos purs regards. —Mes regards doivent plonger dans toutes les régions, mon ami. Car là où il y a le plus de vilaine ombre, c'est là aussi qu'on souffre le plus. —Chère âme compatissante! —Il me semble que je devine...» dit la jeune femme, tandis qu'une profonde tristesse couvrait son beau visage. «Vous parlez de cette pauvre Mélina? —Elle-même. —Elle connaît cet homme?... —Si elle ne faisait que le connaître, à la façon dont vous l'entendez!... —Comment?... Elle est?... —Sa maîtresse... oui. —Mon Dieu!... Et... elle l'aime?... —Si toutefois ce n'est pas profaner le mot d'amour. —Non, Hugues. L'amour ne peut être profané. Il est trop élevé au-dessus de tout. Quand il est sincère, il relève ce qu'il y a de pire au monde, et lui-même n'en est pas souillé. —Je vous réponds que, chez cette malheureuse, il est sincère. —Elle en vaut mieux. —C'est ce que j'ai pensé. Aussi je lui ai demandé un service. —Un service? à elle!... —Ne vous révoltez pas... ne vous écartez pas ainsi, Régine. La plus élémentaire pitié me commandait de prévenir cette imprudente fille, que je voyais au bord du gouffre. Songez à quels désastres elle court, si celui dont elle a fait le maître de sa pauvre vie de cigale est un bandit, un assassin. —C'est vrai. —En lui donnant un moyen de s'en assurer, je m'en préparais la preuve. Car elle s'est engagée à me rendre compte... —Quoi!... Vous lui feriez trahir!... —Elle ne le voulait pas. Elle ne s'y est résolue qu'en s'avisant tout à coup... —De quoi donc? —Que sa sécurité seule n'est pas en cause, mais votre bonheur, Régine.» Mᵐᵉ de Malboise resta muette, tandis que des larmes s'amassaient dans ses yeux. —«Ceci est-il juste?» murmura-t-elle. —«Ah! Régine... C'est le rachat de ses fautes, cette intention de dévouement. Ne nous reprochons pas de l'avoir provoquée. D'ailleurs, le fil que je crois tenir est si frêle!... —Quelle donnée avez-vous donc! Et qu'avez-vous dit à Mélina?» Le lieutenant tira d'une pochette de sûreté une minuscule bonbonnière, qu'il ouvrit. Dans cette petite boîte était un fragment de chaîne d'or, qu'il mit sous les yeux de Régine. —«Vous rappelez-vous? —Comment l'aurais-je oublié?» s'écria-t-elle. «Le dessin de ces bizarres chaînons est gravé dans ma mémoire. Au moment où une agression soudaine vous terrassa dans la nuit du souterrain, votre main les arracha sur la poitrine de votre mystérieux adversaire. Au réveil, ce débris demeurait entre vos doigts crispés. —Vous en comprenez l'importance? —L'autre partie de cette chaîne, si elle n'a pas été jetée, anéantie, désignerait l'assassin. —Vous dites bien: si elle existe encore. —Comment croire que le criminel conserverait un bijou si compromettant? —Qui sait?... Les gredins sont superstitieux. Ceci n'est pas une chaîne d'homme. Donc, celui qui la portait devait y attacher une idée, un souvenir. Puis, il peut croire ces quelques centimètres perdus dans le souterrain. C'est par un hasard si extraordinaire qu'ils ne sont pas tombés de mes doigts! —Alors, cet objet, vous l'avez montré à Mélina? —Oui. Je le lui ai montré. Elle a juré que si elle découvrait le reste de cette chaîne entre les mains d'Almado, elle m'en informerait sur-le-champ.» Il y eut un silence. Régine pesait dans sa tête la valeur des éléments recueillis par son cousin. —«Au fond,» reprit-elle, «une seule chose accuse cet homme: la possession de votre bicyclette. Mais n'est-ce pas plutôt ce qui le disculpe? Il s'en serait débarrassé. —Pourquoi? Mon nom était dessus. Il a dû conserver la plaque. Comment expliquerais-je la présence de ma bicyclette, à l'heure du crime, dans le souterrain? L'ai-je recherchée? réclamée? Non. Il sait que l'enquête n'en a pas eu connaissance. Il calcule que j'ai intérêt à me taire, et se dit qu'à la rigueur une telle pièce de conviction le couvrirait au lieu de le perdre. —Hugues, vous croyez à la culpabilité de cet Almado? —J'y crois. —Sur de si faibles indices? —C'est une intuition. Vous ne pouvez pas comprendre... Vous n'avez pas vu le personnage. —Non, mais ce que je vois, c'est l'invraisemblance du crime,—un crime sans raison comme sans profit. Ah! Hugues, vous n'avez pas l'âme d'un policier. Votre ardeur vous égare.» Elle souriait, incrédule, émue, tandis que son amour mettait un éclat magnétique dans le clair azur de ses yeux. Hugues la contemplait avec admiration, soulevé par une joie indicible. —«Voyez-vous, Régine,» prononça-t-il avec une lenteur pénétrée, «je préfère que mes renseignements vous apparaissent trop vagues. Ainsi je me persuade que vous m'aurez cru sur ma seule parole, que vous n'aurez pas attendu la preuve de mon innocence pour me justifier. —Mon cher Hugues!... Me pardonnerez-vous d'avoir accueilli ces affreux soupçons?» demanda-t-elle avec une humilité radieuse. Il ne lui répondit pas, mais, ployant un genou, il lui baisa la main. Un instant après, comme il quittait l'hôtel d'Ambarès, il se rappela, en traversant l'étroit jardin, sous quelle influence désespérée il était sorti de cette maison pour la dernière fois, il y avait environ un an. Les circonstances extérieures n'avaient guère changé depuis lors. Comme il le constatait tout à l'heure avec délices, il devait à l'amour seul la douceur de l'heure présente. Le divin sentiment avait agi, guérissant du doute le cœur de Régine. Elle croyait en lui. Il n'avait pas recouvré sa confiance grâce à la force des preuves. Quel soulagement! Mais ces preuves superflues, il voulait les lui donner. Il conquerrait la vérité pour cette créature chérie, puisqu'elle ne pouvait, beau lys éclatant, s'épanouir que dans la lumière. XIII _LE FÉTICHE_ Dans son cabinet de toilette, la pièce la plus luxueuse de son appartement, rue La Boëtie, Lina de Cardeville, la nouvelle étoile du monde où l'on s'amuse, est entre les mains de son coiffeur. Enveloppée de son peignoir blanc, l'ex-camériste de Régine d'Ambarès, seconde marquise de Malboise, renverse la tête en arrière au-dessus d'un immense bassin de porcelaine, que soutient sa femme de chambre. Car elle a changé de rôle. Elle, qui circulait en tablier de batiste autour d'une aristocratique maîtresse, elle voit s'empresser auprès de sa dédaigneuse personne la servilité des humbles. Tandis qu'elle se penche ainsi à la renverse, le flot lourd de ses cheveux tombe en cascade. C'est une toison magnifique, épaisse, onduleuse, dont les savantes préparations de l'artiste capillaire vont raviver la nuance fauve. Autour de ce groupe, absorbé en des rites mystérieux de coquetterie, ce ne sont que miroitements de glaces, caresses de soies moirantes palpitations de dentelles, éclat doux d'argent mat, d'ivoire et d'écaille blonde. Sur une chaise longue, aux bouquets pompadour, des coussins de mousseline de soie brodés, volantés, s'écroulent parmi les vaporeuses transparences de leurs doublures mauve ou vert d'eau. Les murs sont entièrement tendus de mousseline de soie. Çà et là, quelques gravures aux sujets galants s'y suspendent par des nœuds de taffetas. A terre, sur la moquette vert-nil, s'étend une neigeuse peau d'ours. On entend s'élever la voix impatiente de la propriétaire de toutes ces délicates choses. Et le ton n'a pas la suavité du décor. —«Vous n'en finissez pas aujourd'hui, mon pauvre Antonin! —Madame n'est pas raisonnable. Croit-elle qu'on peut travailler une chevelure pareille en aussi peu de temps que l'unique mèche de mademoiselle Toupinette?» La femme de chambre eut un rire complaisant à ce surnom d'une demi-mondaine rivale. D'habitude, la pauvreté capillaire de Mlle Toupinette ne manquait pas d'amuser Lina de Cardeville. Mais ce matin rien ne la déridait. Le bel esprit de M. Antonin renonçait à déplisser le front bas, qui se contractait obstinément en rapprochant les sourcils. —«Ah!» reprit-il, «on en a fait des manigances auprès de moi pour me faire dire que tout cela n'est pas à Madame, et que je lui fournis des demi-transformations, ou tout au moins des épingles grecques. A propos, il y a quelqu'un qui donnerait beaucoup pour être à ma place en ce moment. —Qui donc?» demanda Lina, sans intérêt. —«Un Américain que Madame doit connaître, ce richissime fabricant de pneus, le roi du caoutchouc, qu'on l'appelle. —Cet imbécile de Taunton!... —Oui, c'est cela, M. Toton. —Toton!...» répéta Lina avec un profond mépris pour cette prononciation grotesque, «Va pour Toton. Il tourne assez autour de moi, ce toton-là. —Madame a remarqué? —Si j'ai remarqué?... Ah! ça, on vous a donc oublié en nourrice, mon pauvre Antonin?... Non, mais voyez-vous qu'une femme ne s'aperçoive pas quand un type en pince pour elle!... —Alors,» s'exclama naïvement le coiffeur, «comment se fait-il que ce Yankee ne connaisse pas les cheveux de Madame? Il a tellement envie de les voir déroulés qu'il est venu me proposer de l'emmener ici comme mon aide, et qu'il m'aurait payé très cher pour y consentir. —Eh ben, il lui en aurait cuit, et à toi aussi, mon vieux! A-t-on idée d'un aplomb pareil!» s'écria Lina furieuse. —«C'est ce que je lui ai dit: «Madame de Cardeville n'est pas méchante, mais il ne faut pas faire le malin avec elle. Quand ça lui plaira, elle vous recevra.» —Je ne le recevrai pas du tout. Tu peux lui planter ça par la bobine, puisqu'il te fait ses confidences. —Oh! madame, un monsieur si bien, qui a peut-être plus de cent millions! —Dites donc, Antonin, ondulez-moi plus vite que ça, et gardez vos réflexions pour vous,» ordonna superbement Mᵐᵉ de Cardeville. L'obséquieux figaro échangea un regard avec la femme de chambre. Celle-ci leva les yeux au ciel et hocha la tête d'un air navré. «Rien à faire,» semblait-elle dire. Lina les vit dans une glace en face d'elle. Mais cela ne lui déplut pas. Elle mesurait la force de son désenchantement héroïque à l'étonnement de son vulgaire entourage. Fallait-il que Madame se fît de la bile à propos du cœur pour envoyer promener des occasions pareilles! Mais voilà, quand on laissait parler le sentiment, on était sûr de tout gâcher. Madame était une femme à toquades. Il n'y avait pas d'avenir auprès d'elle. C'est ainsi que pensait la camériste, tandis qu'elle essayait sur du papier de soie les fers à onduler, qu'elle passait ensuite à Antonin. Quelqu'un frappa à la porte. Lina tressaillit et devint pâle. —«Voyez donc, Berthe. C'est peut-être Monsieur.» «Sûr que non, Monsieur entrerait tout de go,» se dit la servante. Elle saisit un papier, que le valet de chambre lui passait par l'entre-bâillement de la porte. Mᵐᵉ de Cardeville y jeta un coup d'œil et le lança négligemment sur la table, devant elle, parmi les ongliers et les jeux de brosses chiffrés en or. Elle ne prit même pas la peine de le replier, pour soustraire le texte aux deux paires de prunelles curieuses qui se braquèrent aussitôt. C'était un exploit d'huissier. Cela décida Antonin à couler sa petite note avant de sortir. —«Vous êtes pressé, vous,» grogna la maussade cliente. «Vous pourriez bien attendre que je vous demande votre compte. Mais je ne vous réglerai pas plus tôt pour ça. —Madame va s'habiller?» questionna la femme de chambre quand le coiffeur eut disparu. —«Non. —Madame ne sort pas avant midi? —Non, et pas davantage après. —Madame n'est pas malade? —Si on vous le demande, vous répondrez que vous n'en savez rien,» répliqua sa maîtresse, qui ne se trompait pas sur l'ironie sournoise de cette sollicitude. —«Madame n'a plus besoin de moi? —Si. Donnez-moi ma robe d'intérieur rose garnie d'application, puis vous allez m'installer sur la chaise longue.» Quand ce fut fait, et Lina posée dans son nid de coussins, les pieds couverts par un duvet voilé d'un linon brodé et rebrodé à larges volants: —«Maintenant, montrez-moi vos talons,» ordonna-t-elle à sa femme de chambre. Une fois seule, elle prit un porte-cartes glissé d'avance entre le siège et le dossier de la chaise longue, en tira un papier qui devait avoir été parcouru souvent, car il était froissé, cassé aux plis, bien que la nuance corail pâle en fût toute fraîche, et elle relut pour la centième fois la lettre suivante: «_Mon ami_, «_O mon ami de l'inoubliable soir d'Auteuil!_ «_Était-ce donc la dernière fois que je vous voyais? Ne sentirai-je plus sur mes yeux le poids si écrasant et si doux de votre regard? N'entendrai-je plus la musique enlaçante de votre voix!_ «_Que vous ai-je fait?_ «_J'ai refusé de vous dire mon véritable nom, de vous introduire chez moi, chez mon mari, près de ma fille, sous un prétexte quelconque, facile à trouver, je le reconnais, avec la multitude des relations mondaines. A cette condition, vous m'auriez dit vous-même qui vous étiez, vous m'auriez appris de vous autre chose que ce nom d'Armand, si puissant déjà sur mon cœur..._ «_Croyez-vous donc que mon refus était irrévocable? N'avez-vous pas reçu mon dernier billet, qui vous disait l'affolement où me jette votre silence, et vous faisait prévoir ma soumission à votre volonté? Ah! doutez-vous de cette soumission?... Ne sentez-vous pas l'étrange empire que vous avez pris sur moi, en quelques rendez-vous, trop rares, trop courts?..._ «_Il me semble que vous avez aspiré ma vie entre vos lèvres... (Vos lèvres!...) et que je ne respirerai plus, tant que votre souffle ne dilatera pas cet air, qui est de plomb autour de moi._ «_Est-ce de l'amour?... A peine... Vous m'avez demandé si peu de chose qui y ressemble. Votre désir semble s'attacher à la mondaine dans son milieu deviné, plus qu'à la femme dans l'incognito du mystère?_ «_Est-ce de la folie?... Hélas!... J'ai connu la folie de la souffrance. Et je suis si neuve à la folie du bonheur que je ne la reconnais pas._ «_Mais ce bonheur?... Est-il déjà fini!... Et pour toujours!... Oh! non, ce n'est pas possible!... Rappelez-vous ce crépuscule près de la mare d'Auteuil?..._ _Les choses de rêve que vous m'avez dites... Vous étiez le guérisseur magique de mon âme blessée. J'avais le pressentiment d'une communion surhumaine, d'un lien pur et caché qui nous unirait à toujours, tandis que je regardais mourir la lumière parmi le calme des branches, et pleuvoir des roses mystiques sur l'étang immobile..._ «_Écrivez-moi, mon ami, où vous savez... où je vais tous les jours inutilement depuis une semaine. Dites-moi que je vais vous voir. Je ferai tout ce que vous voudrez._ «_Ah! par pitié, ne te joue pas de moi!_ «_Je t'aime._ «CLAIRE.» A mesure que Lina de Cardeville avançait dans sa lecture, son visage se contractait de fureur, ses narines se gonflaient, des larmes rageuses, qu'elle écrasait d'un battement de cils, s'amassaient dans ses yeux. Quand elle eut fini, elle bouscula les coussins de sa chaise longue, puis, se tordant sur elle-même, elle les mordit jusqu'à mettre en lambeaux l'étoffe délicate du plus proche. Elle rugissait en même temps de sourdes injures, qu'eussent reconnues les galetas de l'Épée-de-Bois, dans son lointain quartier Mouffetard, plutôt que les lambris _modern-style_ de son merveilleux cabinet de toilette. —«Et c'est une femme du monde!...» criait-elle tout haut. «La mondaine dans son milieu...» comme elle dit. J'te crois, espèce d'éhontée, que ton Armand (puisqu'il court les bonnes fortunes sous ce nom-là) en veut à tes relations plutôt qu'à ta personne. Elle doit être chouette, ta personne!... Ce qu'il s'en bat l'œil!... Mais voilà!... Monsieur ne songe plus qu'à se pavaner dans la belle société. C'est sa marotte depuis quelque temps. Il se ferait pendre pour être reçu dans un vrai salon. Il jouera la passion pour celle qui l'y introduira, et toutes les poupées qu'il verra là-dedans lui paraîtront des déesses. Ce que la bonne bête de Lina comptera peu alors!... Ce qu'on lui lâchera le coude!... Ah! non, ce n'est rien de le dire.» A ce moment, comme un léger coup tambourina contre une porte, la jeune femme interrompit son monologue pour hurler: —«Qu'on me fiche la paix!...» Malgré cette injonction, le battant s'entre-bâilla, et la femme de chambre, avançant la tête, prononça timidement: —«Madame... C'est monsieur le comte.» Lina lança plus fort: —«C'vieux noceur-là!...» Un signe effaré de la camériste l'avertit que le visiteur s'était insinué à sa suite et pouvait entendre. —«Eh bien quoi!... qu'est-ce qu'il me veut?» reprit la demi-mondaine sans baisser la voix, «Il vient admirer son œuvre. Je ne suis pas fâchée qu'il sache à quoi s'en tenir. J'en ai assez de la vie où il m'a lancée! Ah! ouiche!... C'est gai, une existence où on est esclave de son luxe et de ceux qui vous le donnent. On n'a pas le droit de pleurer d'une peine de cœur sans qu'il vous arrive du papier timbré. Parce que je n'ai pas le goût de faire risette à des imbéciles, depuis deux ou trois semaines, me voilà au bout de mon rouleau, et les créanciers s'amènent. Eh bien, qu'ils prennent tout, qu'ils vendent tout ici... Je m'en moque!... » Comme la femme de chambre, ennuyée, regardait en arrière, Lina baissa la voix pour demander: —«Il est encore là?» L'autre inclina la tête. Alors l'orage se déchaîna de nouveau: —«Oui... qu'il m'écoute tant qu'il voudra, le comte d'Ambarès. Il ne prendra pas ça pour une invite, car il est aussi panné que moi. Il a eu beau manigancer le mariage qui a fait le malheur de sa fille, il n'en est guère plus riche à c't'heure. Ah! les gentilshommes et les femmes du monde, ça méprise les créatures comme nous, et ça fait pire. Les uns trafiquent d'une pauvre innocente, les autres nous chipent nos amants. Ah! la, la, malheur!... Tout ça, c'est canaille et compagnie!...» La femme de chambre avait disparu, courant sans doute après le visiteur en déroute, puis, se précipitant à l'office avec le récit de l'aventure. Et Lina continuait ses invectives rageuses. Quand elle en eut l'âme soulagée et la gorge sèche, elle sonna pour se faire donner une drogue au bromure, qui devait l'endormir. —«Madame a tort de prendre ces saletés-là,» observa la camériste. «Ça démolirait un bœuf. Si Madame voyait la mine qu'elle a! —Mon miroir,» réclama madame de Cardeville. Elle dut constater que la domestique avait raison. La tension exaspérée des nerfs et l'abus des stupéfiants, changeaient cette physionomie, dont la beauté était essentiellement celle «du diable». Il fallait la santé, la fraîcheur, et surtout la gaieté, à ces traits vulgaires et piquants, dont le charme n'avait rien d'idéal ni d'éthéré. Le pétillement des yeux, la blague de la voix, le piment rouge des lèvres, l'éclat du rire aux dents superbes, voilà ce qui, joint à la souplesse provocante d'une taille cambrée sur des hanches onduleuses, valait à la courtisane un succès bien professionnel. Aujourd'hui, tout cela s'effaçait sous le voile plombé de l'humeur noire, dans la fatigue des paupières meurtries, et la pâleur de la bouche crispée d'amertume. —«Madame a bien tort de se faire de la bile pour un homme,» dit la femme de chambre. «D'ailleurs, monsieur Miguel est fou de Madame. Il n'est pas près de se séparer d'elle. —Voilà huit jours qu'il n'a pas mis les pieds ici. —Madame lui a fait une telle scène la dernière fois. —Ce n'est pas moi qui lui en ai fait une, c'est lui qui m'a presque battue pour avoir ce papier... —Oui,» reprit la camériste avec un sourire vicieux et sournois, «la lettre qui est tombée d'une poche quand je brossais les effets de Monsieur. J'ai eu bien tort de la remettre à Madame. —Non, tu n'as pas eu tort. Ce qu'il est furieux de me la savoir entre les mains!... —A quoi ça avance-t-il Madame de le rendre furieux? —A me payer sa tête, tiens!... Puisqu'il se paie si bien la mienne. —Madame n'emploie peut-être pas le bon moyen. On ne prend pas les mouches avec du vinaigre, ni les amoureux avec des coups d'épingle. —C'est bon. Vous m'ennuyez. Allez voir dans la lingerie si j'y suis, et ne revenez pas me le dire.» La fille s'éloigna, et, quand elle fut de l'autre côté de la porte: «Oh! oh! ça commence à sentir mauvais dans cette boîte, avec une femme aussi dinde! Elle renvoie les amis sérieux à cause de son beau Miguel. Si elle se figure qu'elle le gardera quand il la verra dans la dèche!» Le soir, comme Mᵐᵉ de Cardeville allait s'asseoir à son dîner solitaire, sans appétit, la tête lourde d'un mauvais sommeil, la bouche pâteuse de drogues à l'opium, quelqu'un entra sans façon dans la salle à manger. Elle jeta un cri de joie: —«Miguel!...» L'ami de cœur s'avançait, beau ténébreux, dont l'expression assombrie, dure, ne faisait que rehausser, pour Lina, son irrésistible prestige: ardente pâleur, noir lustré de la moustache et des cheveux, noir velouté des prunelles, finesse aristocratique des traits, élégance de la tournure. Brutalement, sans lui souhaiter le bonsoir, il dit: —«Eh bien, as-tu réfléchi? Es-tu décidée à me rendre cette lettre?» Lina eut une révolte. —«Ah! ah!... C'est pour ça que tu viens? —Pas pour autre chose. —Elle te tient déjà tant que ça, cette femme? Tu as tant de souci de sa réputation? —C'est mon devoir de galant homme.» La cocotte partit d'un éclat de rire. Mais Miguel Almado s'avança vers elle d'un air si menaçant, qu'elle se tut. Alors la réaction se fit. Elle fondit en larmes. —«Tu ne m'aimes plus. C'est fini!... Tu ne m'aimes plus.» Il dit froidement: —«Tu es en train de gâcher ta situation à cause de moi. Je ne serais qu'un égoïste si je te laissais faire. —Oh! c'est donc possible?... Tu veux me quitter?» Miguel garda le silence. —«Mais... ma situation, je ne la gâcherais pas si tu étais gentil comme avant. C'est parce que tu changes, parce que tu me fais trop souffrir, que je m'en prends aux autres et que j'envoie tout promener. —Je ne puis pourtant pas être éternellement amoureux comme au premier jour. —Ce n'est pas ce que je te demande. Mais tu ne viens plus me voir... Tu me trompes... Tu intrigues avec les femmes du monde. Oh! je le vois bien, c'est toute ta vie que tu veux transformer. Tu veux rompre avec ton passé, faire peau neuve...» Devant cette intuition si juste, l'aventurier ne put s'empêcher de sourire bizarrement. Désespérée d'avoir vu trop clair, de n'être pas contredite, Lina poursuivit: —«Je te gêne à cause de ce que je sais, de ce que j'ai vu. Comme si cela ne m'avait pas—et c'est horrible à dire,—attachée à toi davantage, de penser que, par jalousie de moi, tu pouvais...» Elle n'acheva pas. Son amant s'était jeté sur elle, et lui fermait la bouche, en lui écrasant, d'une main féroce, les lèvres contre les dents. Quand il la lâcha, la pitoyable amoureuse cracha une injure avec des gouttelettes de sang. Puis elle se leva, quitta la salle à manger, et se retira dans sa chambre. Les domestiques, à l'arrivée de Monsieur, se doutant que l'explication serait vive, avaient suspendu le service. Almado sonna, réclama la suite du dîner et mangea tranquillement. Ensuite, il se rendit dans le boudoir, où Lina tendait une oreille anxieuse, craignant qu'il ne vînt pas la rejoindre, mais quittât la maison pour toujours. Lorsqu'elle l'entendit, pelotonnée de nouveau sur sa chaise longue, elle enfouit son visage dans les coussins et laissa les sanglots la secouer. Car elle espérait ainsi l'attendrir. —«Tu aurais dû,» fit-il d'une voix sourde, «ouvrir tout à l'heure la porte contre laquelle tes larbins collaient leurs oreilles, pour leur faire mieux entendre ce que tu disais. Tu veux donc me faire aller au bagne?... ou pire? C'est pour le coup que tu ne me verrais plus tous les jours.» Un visage ruisselant et congestionné émergea des linons suaves: —«Mais Miguel, je n'aurais jamais prononcé la chose. J'allais finir la phrase autrement. —Tu es folle, tiens!...» déclara-t-il. Pourtant une détente amollissait l'âpreté de sa voix. Il allait essayer d'une autre tactique. S'agenouillant sur le tapis, à côté de la tête bouleversée et peu séduisante, pour le moment, de sa maîtresse, il commença quelques cajoleries. —«Si tu n'étais pas si maladroite, ma pauvre Liline, tu m'aurais rendu cette lettre depuis huit jours. Je ne t'aurais pas tenu rigueur, et nous ne serions pas arrivés à ces sottes querelles. Il mettait tant de naturel à dire: «Je ne t'aurais pas tenu rigueur», qu'elle ne s'avisa pas que les premiers torts venaient de lui, de la jalousie enragée dont il lui avait donné cause. Elle fondit devant sa magnanimité, prometteuse d'une réconciliation immédiate. —«Mais je te l'aurais déjà rendue, la lettre, si tu m'avais juré que tu n'aimes pas cette femme. —Ah! Dieu, non. Je ne l'aime pas. Je te le jure! —Pourquoi m'as-tu poussée à bout, au lieu de me dire cela tout de suite? —Parce que tu commences toujours par m'exaspérer. —Si je te rends la lettre, tu ne t'en iras pas? Tu resteras près de moi. —Certainement. —Jusqu'à demain? —Tant que tu voudras.» Le bout de papier sortit de dessous les coussins. Il fut rapidement dans la poche d'Almado. A peine la maîtresse domptée, étourdie de chagrin, puis grisée de caresses, eut-elle cédé en se figurant obtenir une victoire, que sa nature élastique rebondit à la gaieté la plus exubérante. Elle sauta sur ses pieds, dansa, battit des mains, se réjouit en termes extravagants de tenir son Miguel jusqu'au lendemain, comme si la nuit ne devait jamais finir. Finirait-elle, cette nuit-là, pour la pauvre fille?... Qui sait?... Cigale imprudente, qui chantait et stridulait dans l'ornière du mauvais chemin, sans entendre grincer, pour l'écraser dans l'ombre, les lourdes roues de la destinée. —«Figure-toi, Mimi,» disait-elle, «voilà que j'ai faim, maintenant! Tu m'as empêchée de dîner, vilain! Mais ça m'ennuie de retourner à table. On va faire apporter ici quelque chose de bon. Qu'en dis-tu? Du poulet froid, des gâteaux, du champagne. Je vais envoyer acheter un pâté, là, tout près. Il y a une spécialité épatante!» Le souper fut vite organisé. La femme de chambre et le domestique apportèrent une petite table volante toute servie. —«Vous n'avez rien oublié?» dit Lina en parcourant d'un coup d'œil les deux couverts, les friandises, le champagne dans le seau à glace.—«Non?... Eh bien, c'est bon. Je vous donne campos. Remontez dans vos chambres, ou allez au diable! Je ne veux plus vous entendre tourner dans l'appartement, ni avoir vos oreilles au trou de la serrure. Bonsoir!» Comme ils s'empressaient de déguerpir, elle les rappela. —«Fermez bien les portes, au moins. Je n'ai pas envie d'être cambriolée cette nuit.» Quelques heures plus tard, le silence le plus absolu régnait dans l'appartement de la demi-mondaine. Almado et elle se reposaient de leur orageuse soirée. Et ce n'était pas un repos sans cauchemars vagues ni sursauts nerveux, car leur tendresse, succédant aux reproches et à la violence, avait été trouble, fiévreuse, secrètement amère. Lina de Cardeville s'éveilla. Ses yeux s'enfoncèrent dans la pénombre de la chambre. L'ameublement luxueux, plus lourd, moins fanfreluché que dans le cabinet de toilette, chatoyait en teintes douces dans une lumière assourdie. Toute la nuit l'électricité brûlait en veilleuse, tamisée par les gros pétales translucides d'une fabuleuse fleur de verre, à la rosace du plafond. Celle qui jouissait de ces raffinements, qui promenait ses regards parmi ces choses coûteuses, se représenta tout à coup une misérable demeure dans la cour de l'Épée-de-Bois. C'étaient deux chambres au rez-de-chaussée d'une chancelante bicoque. Quatre femmes y vivaient: sa grand'mère, sa mère, ses deux sœurs. Le logis ne contenait que bien juste les objets indispensables, car le moindre signe d'aisance attirait la convoitise du père, vieil ouvrier noceur, qui, de par son droit de maître légal, raflait aussitôt ce qui pouvait se vendre et se boire. Mais, si toute beauté extérieure était absente de ce pauvre asile, la beauté des âmes y fleurissait, sublime. C'était la résignation et la patience laborieuse de l'aïeule qui, après s'être rendue aussi utile qu'elle le pouvait dans la famille, trouvait le temps de tricoter des bas pour les petits miséreux de la cité. C'était la vaillance de la mère, se rendant chaque jour à un lointain labeur maigrement rétribué. C'était la gaieté méritoire de la sœur infirme, fauvette chanteuse, dont les roulades mettaient de la joie au cœur du rude voisinage, tandis que ses doigts agiles exerçaient un ingrat et fastidieux travail. C'était la vertu douloureuse de l'autre sœur, prête à écraser en elle-même son chaste amour plutôt que de faillir ou de mettre en lutte avec un père inexorable celui qu'elle aimait. Avec quelle vivacité, en ce moment, ces quatre figures, dans leur humble décor, surgissaient devant la vision intérieure de Lina! Lina?... Est-ce là le nom qu'elle entendait sortir de leurs lèvres? Lina de Cardeville?... Les honnêtes créatures prononçaient-elles jamais ces syllabes effrontées, dont elles devaient rougir? Non... Mélina... La fraîche appellation de son enfance... C'est ce nom-là qui lui tintait aux oreilles. Une autre bouche le prononçait aussi. Sa jeune maîtresse affectueuse, cette Régine si haute, si pure, qui l'aimait... Celle-là aussi élevait la voix dans la nuit et l'appelait avec bonté: «Mélina!» Une émotion inconnue étreignit la pécheresse. Trop d'abominations se mêlaient depuis quelque temps au luxe et au plaisir pour lesquels elle avait abandonné, piétiné ces êtres et ces choses. Son amour recouvré n'étouffait pas la nostalgie qui s'emparait d'elle. Tout à l'heure, dans l'affolement de la jalousie, elle ne pensait qu'à reconquérir l'être qui la tenait par des liens honteux et terribles. Mais maintenant qu'il sommeillait à ses côtés, des frayeurs et des hantises montaient pour elle de ce sommeil, de cette belle tête brune et séduisante, de ce visage que jadis, en une nuit d'horreur, elle avait vu taché de sang. Une angoisse indescriptible, une sensation d'isolement presque terrifiante saisirent la malheureuse. Qui avait-elle désormais au monde pour s'inquiéter d'elle? A qui pouvait-elle dévoiler la misère de sa pauvre âme puérile, fragile, mais parfois secouée d'épouvantes obscures, de remords confus et déchirants?... Celui qui dormait là, dans ce lit, n'avait jamais partagé avec elle l'intimité d'un sentiment. La passion les avait unis passagèrement, dans l'ignorance l'un de l'autre. Qui était-il au juste, ce Miguel Almado? Elle ne savait rien de lui, rien... sinon l'action effroyable qu'elle lui avait vu commettre, là-bas, dans le train de Marseille. Quel souvenir!... Et il ne l'aimait plus... Elle le sentait bien, malgré la réconciliation de ce soir. Pourtant il représentait tout pour elle. En dehors de lui, c'était l'aridité atroce d'une existence de courtisane: le méprisant caprice de ceux qui la payaient, la haine sournoise des serviteurs, la rosserie des camarades envieuses. Jamais la dévoyée n'avait eu ainsi dans la bouche le goût de cendre et de fiel de ses tristes succès. Un si intolérable malaise lui oppressa le cœur, qu'elle se laissa glisser hors des draps jusque sur le tapis, où elle s'agenouilla. Ses lèvres s'agitaient comme pour prier. Cependant elle n'osait pas. Ne serait-ce pas un sacrilège de répéter dans la détresse de son infamie les saintes formules qui la consolaient durant sa pauvre et pure enfance? Tout à coup, Lina interrompit sa craintive oraison. Elle venait d'apercevoir sur le sol, tout près d'elle, un objet dont la vue la figea, béante. C'était une manière de très petit sac en peau suspendu à un cordon, et que Miguel portait constamment à son cou, comme un scapulaire. Elle savait que cette pochette contenait un médaillon, et que son amant attachait à ce bibelot une valeur extraordinaire, y associait des idées superstitieuses. C'était un fétiche pour Miguel. Jamais il ne s'en était séparé, fût-ce une seconde. A tous les instants décisifs, et surtout quand il jouait, il y portait la main par un geste d'imploration et d'hommage à sa vertu magique. Toujours il avait formellement refusé de montrer à Lina ce que contenait le médaillon. Il lui avait défendu, non seulement d'en ouvrir l'enveloppe, mais de s'en occuper et même de lui en parler. Il entrait dans des colères si redoutables quand elle essayait de désobéir, que, depuis longtemps, elle ne se permettrait plus la moindre allusion au mystérieux talisman. Quant à y toucher pendant que Miguel dormait, elle n'y pouvait songer. Une ou deux tentatives lui avaient démontré qu'il possédait sur ce point un sens particulier. Dans le plus profond sommeil, alors que des bruits éclatants ne l'auraient pas réveillé, la moindre approche menaçant la précieuse amulette le dressait en sursaut. Et alors c'était une défensive farouche, une réaction instinctive si brutale, qu'une fois il renversa Lina d'un coup de poing avant même de savoir ce qu'il faisait. Elle ne s'y était plus risquée. Mais sa curiosité s'en était accrue. Chez elle, le désir de savoir ce qu'il y avait dans le petit sac de peau devenait si maladif, qu'elle pâlissait à le voir brusquement, et se détournait pour ne pas irriter Miguel par une pensée qui eût jailli malgré elle de ses yeux. Voilà pourquoi l'apparition de cet objet bizarre, et là où elle ne s'attendait guère à le rencontrer, stupéfiait Lina. Évidemment le cordon s'était dénoué ou cassé, le fétiche avait glissé du cou d'Almado sans qu'il s'en avisât. Jamais pareille occasion ne s'offrirait de connaître enfin la chose fatidique. Avant de s'en saisir, Lina se souleva un peu pour s'assurer que Miguel dormait toujours. Le jeune homme n'avait pas changé d'attitude. D'ailleurs, il était de l'autre côté, et dans l'impossibilité de voir ce qu'elle faisait sans une évolution qui la mettrait sur ses gardes. Si elle l'entendait remuer, elle lancerait vivement la pochette sous le lit. Maintenant elle la tenait entre ses doigts, elle se tournait pour obtenir toute la lumière possible. La clarté, bien que très adoucie, était suffisante. Un petit fermoir joua aisément. De la menue enveloppe, Lina retira ce qu'elle s'attendait à trouver: un médaillon. Mais, avant même qu'elle se fût inquiétée de l'image féminine enchâssée dans l'or, un détail la bouleversa soudainement d'horreur. Du médaillon pendait un bout de chaîne cassée, et ce fragment était identique à celui que mit naguère sous ses yeux le lieutenant d'Ambarès. Ce que Hugues lui avait dit alors, les circonstances de leur conversation, la promesse qu'elle lui avait faite, tout était resté dans sa mémoire en traits indélébiles...—Tout—et surtout le dessin des curieux chaînons. D'ailleurs cette brisure même accentuait la similitude redoutable. Point ne fut besoin de réflexions, d'examen plus attentif, pour convaincre la jeune femme. Au premier regard, la persuasion venait d'entrer en elle comme une flèche. Et quelle persuasion!... Hugues d'Ambarès lui avait déclaré: «Celui qui détient l'autre morceau de cette chaîne est l'assassin du marquis de Malboise.» Accusation effrayante!... Crime fameux entre les crimes, et dont le mystère inquiétait encore le monde. Ténèbres sanglantes où se débattait toujours celle qui, pour Lina, était sacrée entre toutes, la noble Régine, la providence de sa famille, la protectrice de son adolescence. Qu'était-ce, auprès d'un tel drame, que l'acte violent et rapide accompli par Almado dans le train de Marseille? Un mauvais coup, donné dans un éblouissement de fureur jalouse, donné pour l'amour d'elle,—du moins elle le croyait,—et qu'elle pouvait presque oublier comme un songe sinistre, tant il s'était vite englouti, fait divers insignifiant, parmi le tourbillon des événements en marche. Qui s'était intéressé à ce cadavre d'un être taré, suspect, victime de son vil métier, et presque méconnaissable, quand les flots de l'Argens l'avaient soulevé, longtemps après l'assassinat, hors de leurs sables recéleurs? Oscar Lauriol, d'après l'instruction sommaire qui suivit, n'aurait même pas été assassiné. Son corps ne portait aucune trace de violence. La contusion de la tempe, à peine distincte encore, venait peut-être du choc contre quelque pierre. Qu'il fût tombé d'un train, personne ne l'imagina. Comment reconstituer la vérité? Suicide?... Accident?... Vengeance?... Qu'importait? Qui pouvait se préoccuper d'un si piètre sire, et de sa fin, digne de lui? Lina de Cardeville n'aurait pas été femme, ni surtout femme amoureuse, si elle n'avait pas, dans une telle indifférence ambiante, laissé s'éteindre en elle jusqu'au sens réel de l'horrible souvenir. Mais cette nuit, à cette minute, il ressuscitait pour multiplier l'effarement sans nom qui la pétrifiait. Miguel... le meurtrier du marquis de Malboise!... Était-ce possible?... Il aurait commis ce crime, qui, pour Lina, valait cent crimes, dans son horreur prestigieuse et les fatalités qui s'y enchaînaient!... Abasourdie par une si terrifiante évidence, la malheureuse fille restait prostrée sur le tapis, gardant toujours entre ses doigts le médaillon et le débris de chaîne, qu'elle contemplait avec des yeux hagards. Quelque chose de sa tragique stupeur flotta-t-il peu à peu dans la chambre calme, entre les soyeuses tentures, parmi les reflets sourds, et vint-il effleurer le sommeil d'Almado? Celui-ci, tout à coup, sans raison perceptible, s'éveilla. Surpris de ne pas retrouver Lina à son côté, il se dressa légèrement, crut l'apercevoir, et, se coulant sur le lit, se trouva juste au-dessus d'elle. Levant la tête, elle rencontra son regard si brusquement qu'elle jeta un cri. Paralysée d'émotion, elle ne songea même pas à dissimuler ce qu'elle tenait. D'ailleurs c'était trop tard. Miguel avait vu... Pis encore... Il jugeait, à l'égarement de Lina, l'effet produit par sa découverte. Pourtant le rugissement de fureur qui lui déchira la gorge exprimait autre chose qu'une inquiétude, encore confuse. Bondissant sur la jeune femme, il lui arracha le fétiche. Puis il hurla la plus basse injure, qu'aussitôt expliqua cette phrase: —«Comment oses-tu toucher au portrait de ma mère?...» Dans son étrange indignation, il était sincère, ce bandit. Un seul sentiment représentait en lui les délicatesses d'origine, le petit coin d'âme resté sain, malgré les contacts rudes ou fangeux d'une existence abominable. C'était un culte farouche, presque superstitieux, pour la mémoire de sa mère, de cette infortunée Armande de Solgrès, martyrisée pour l'avoir mis au monde et morte de l'avoir tant aimé. La noblesse de cette mère le remplissait d'orgueil. Sa tragique destinée concentrait les facultés d'amour et de pitié qu'il possédait comme tout être humain, car même le plus féroce n'en est jamais absolument dénué. «Je l'ai vengée,» se disait-il. Et par ce fait, dont il ne voulait pas approfondir les causes moins pures, il s'absolvait des actions les plus atroces. En ce moment, une ivresse de fureur l'animait contre sa maîtresse. Il croyait qu'elle avait eu l'audace de prendre à son cou le médaillon pendant qu'il dormait. Hors de lui, il levait le bras pour la frapper. Mais il la vit reculer à genoux sur le tapis, avec une expression si différente de la simple frayeur, que, troublé, il suspendit son geste. —«Qu'as-tu à me regarder comme ça?...» Elle ne répondit pas, se releva lentement, et, sans le quitter du regard, se glissa vers la porte dans un élan de fuite. Il la saisit au poignet. Mais, à son contact, une espèce de convulsion la secoua, comme d'une répulsion épouvantée. —«Es-tu folle?... Veux-tu répondre?... Où vas-tu?...» Elle trembla, balbutia des mots indistincts. Puis, comme avec un soupçon grandissant, une volonté terrible, il la maintenait, la traînait en arrière, lui enjoignait de parler, elle sentit son être puéril se dissoudre sous la flamme des yeux magnétiques, de l'esprit dominateur. Comment lui cacher ce qu'il allait lire en elle, infailliblement? Quel subterfuge déjouerait tant de résolution frénétique? Elle fut comme un étourneau dans les serres d'un aigle, palpitante, médusée, incapable d'une résistance morale ou matérielle. Des gémissements lui échappèrent, avec lesquels s'évadait la vérité trop écrasante, dont il fallait se soulager coûte que coûte. —«Mon Dieu! pourquoi ai-je voulu le voir?... Ah! je suis punie, va!... Je t'aimais... Tu étais le seul être qui m'empêchât de crever de dégoût dans cette sale vie!... Fais-moi ce que tu veux. Tiens, tue-moi aussi... J'en ai assez! —Assez de quoi?...» disait-il en lui broyant les bras. —«De toutes ces abominations!... Et cette chaîne!... Tu ne sais donc pas que c'est une preuve?... On a gardé l'autre morceau... Ah! malheur!... C'est toi que j'avertis à présent... Après avoir juré à l'autre... Je deviens folle, je ne sais plus ce qu'il faut dire, ou faire?... Mais tue-moi donc, Miguel... J'ai peur de trop t'aimer, d'être lâche... C'est l'enfer qui s'en mêle... Pense donc que j'étais là-bas, à Solgrès, près de mademoiselle Régine, le soir où tu...» Elle frissonna, se reprit: «Le soir où l'on a tiré sur le marquis de Malboise...» Un horrible silence se fit. Maintenant Lina défaillait sous les prunelles sauvages qu'Almado lui enfonçait jusqu'à l'âme. Il l'avait poussée contre le lit, et la tenait là, demi renversée, prise à l'étau de ses mains barbares, qui lui serraient les bras toujours plus fort, et rapprochant d'elle un visage dévasté de haine. —«Misérable fille!» gronda-t-il enfin d'une voix basse et furieuse. «On te payait sans doute pour m'espionner... —Non!... non!... —Comme l'autre là-bas... tu sais... ton galant de Monte-Carlo... Vous vous entendiez!... —Miguel!... Pas cela... Oh! non... Mais c'est affreux!... —Tu sais où il est, n'est-ce pas?... le mouchard...» Peut-être ne voulait-il encore qu'intimider la malheureuse... Et aussi satisfaire, en la bouleversant d'effroi, une rancune enragée. Mais le châtiment dépassa les forces de la victime. Quand elle entendit l'allusion monstrueuse, elle ne douta pas que l'acte ne suivît immédiatement la tacite menace, et que Miguel ne fût prêt à la supprimer comme il avait supprimé Lauriol. Le souvenir s'évoqua, sinistre, rendant l'appréhension plus insoutenable. Ce fut d'une si vertigineuse angoisse, que le peu de forces resté à Lina y sombra. Elle s'évanouit. Almado la sentit s'effondrer sous ses mains, comme une chose inerte. Elle s'abattit sur le lit, et en aurait glissé, si, d'un mouvement instinctif, il n'eût soulevé les jambes, de sorte qu'elle s'y trouva étendue. L'homme la contempla. Elle avait l'air d'une morte. Il se pencha sur ce visage qu'il avait aimé, et qu'il exécrait. Il regarda les lèvres, ces lèvres dangereuses d'où s'exhalaient au hasard toutes les extravagances de la vanité, de la sentimentalité, des scrupules et des hardiesses les plus imprévus, les plus contradictoires. Comment espérer qu'elles ne livreraient pas le secret terrible? Savait-on de quelle fidélité ou de quelle traîtrise, de quelle prudence ou de quelle folie, était capable la faible et instinctive créature? S'il s'assurait de son éternel silence, qui le saurait? Il n'était Almado que pour elle, et pour les comparses de leur vie galante, de ces gens qui n'aiment guère à éclairer la justice. Un plan rapide se dessina dans sa tête. La simulation d'un cambriolage, qui pouvait s'être produit après son départ, car il ne passait presque jamais la nuit. Puis la fuite facile, la cachette sûre... Ensuite un asile tout préparé par le destin, où l'attendait un dévouement aveugle, prêt à le seconder passivement, où il trouverait un autre nom, une autre peau, pour ainsi dire, dans laquelle il s'insinuerait d'une minute à l'autre. Almado jeta un coup d'œil autour de lui. Un tiroir de chiffonnier restait ouvert. Des écrins bâillaient. Des reflets de pierreries chatoyaient dans la pénombre. Pour qu'on crût à une intrusion de cambrioleurs, il faudrait emporter tout cela. La convoitise qu'il se dissimulait à lui-même s'ajouta, renfort hideux, au tumulte des passions meurtrières... Tuer n'était plus, pour ce hors-la-loi, l'acte effroyable devant lequel la chair et le sang reculent. N'avait-il pas détruit plusieurs existences humaines sans qu'aucunes représailles sociales ou divines l'eussent atteint? N'avait-il pas vu jadis avec quelle facilité un des grands de ce monde anéantissait sa vie d'enfant? Sa perversité, accrue à chaque crime, ne balança guère devant celui-là. L'évanouissement de Lina, cette mort apparente, le suggestionnait, annihilait toute hésitation de pitié. Elle ne l'implorerait pas, n'appellerait pas, ne souffrirait pas. Miguel eut un bon souple et foudroyant de fauve. Avec une précision et une force infaillibles, ses deux mains saisirent le cou nu de la jeune femme, ses deux pouces s'enfoncèrent dans la peau délicate. Il y eut un râle étouffé, une secousse convulsive du corps, une contraction effrayante du visage. Les yeux s'ouvrirent et se révulsèrent, mais sans rien voir. La lutte de la vie contre la mort fut courte et inconsciente, grâce à la prodigieuse énergie du meurtrier, qui ne laissa pas sa proie reprendre un seul instant le souffle. Lina expira sans savoir comment elle mourait, après avoir passé sur cette terre sans trop savoir comment elle y vivait. Frivole créature, broyée par une force incompréhensible, papillon qu'un enfant écrase sur la pierre dorée de soleil où palpitaient ses ailes. Quand il fut certain qu'elle ne se réveillerait plus, Almado regarda l'heure. La petite aiguille avait à peine dépassé minuit. C'était le moment, où, d'habitude, il quittait Lina lorsqu'il passait la soirée avec elle. N'étant que l'ami de cœur, il observait la discrétion de son triste rôle. Aucun domestique ne couchait dans l'appartement. Une sonnerie électrique placée près du lit de Madame appelait la femme de chambre quand c'était nécessaire. On s'expliquerait pourquoi la malheureuse n'avait pas eu recours à cette sonnerie, par la constatation qu'elle avait été surprise et étranglée pendant son sommeil. Miguel se garda bien de changer la position du corps. Il s'habilla en toute hâte, s'empara de tous les bijoux de prix, ouvrit les armoires, les tiroirs, bouleversa leur contenu, puis, armé d'un outil qu'il trouva dans la cuisine et qu'il y replaça ensuite, il arracha en partie la serrure de la porte extérieure. Ramenant cette porte tout contre, afin qu'elle ne parût pas ouverte, il descendit l'escalier, demanda ostensiblement le cordon en criant le nom de Mᵐᵉ de Cardeville, comme il le faisait d'ordinaire, et même eut soin de frapper contre le vitrage de la loge trois petits coups, qui le faisaient reconnaître quand on ne lui ouvrait pas tout de suite. Puis il s'en alla sur le trottoir sec, d'un pas vif, tandis que là-haut scintillaient les impassibles étoiles. XIV _DOUBLE MASQUE_ Comme Régine de Malboise l'avait expliqué à son cousin Hugues, l'admirable domaine de Solgrès était devenu la propriété de ses amis les pauvres. La jeune marquise l'avait consacré à une fondation perpétuelle, dont les frais d'entretien étaient couverts par une rente considérable. Les trois quarts de la fortune laissée par son mari—dont elle avait accepté le nom contre son gré, et dont la mort tragique l'opprimait de son mystère, tout en la libérant,—constituaient les revenus du sanatorium populaire de Solgrès. L'autre quart était consacré au Patronage de l'Épée-de-Bois, transformé en Cercle Fraternel, et installé dans une belle construction neuve. Ceux qui le fréquentaient, enfants et adultes, savaient bien que si Mᵐᵉ de Malboise les décourageait d'espérer l'aumône, qui humilie, elle avait toutes sortes d'ingénieux moyens pour les préserver des privations. Il y avait des primes et des prix pour les travailleurs, pour ceux qui formaient des ligues anti-alcooliques et amenaient des recrues. Puis, c'étaient les caisses de mutualité ou de retraites, que la marquise subventionnait largement, un salaire maternel alloué aux mères qui nourrissaient elles-mêmes leurs enfants, vingt systèmes divers pour faire tomber l'argent du riche dans l'escarcelle du pauvre, tout en obtenant de celui-ci quelque effort d'amélioration, d'assainissement moral ou matériel. Inutile d'ajouter que dans les cas où le secours immédiat et direct s'imposait à son ardente charité, Régine de Malboise ouvrait une main généreuse. Le succès de son œuvre dans le quartier Mouffetard y promenait le miracle. L'espoir, la joie, le courage, soufflaient sur ce coin de misère, surtout depuis qu'on avait, au delà des rues sombres, la perspective enchantée de Solgrès, l'asile de fraîcheur, de repos, de splendeur verdoyante, où la faiblesse, la vieillesse, la maladie, devenaient presque des privilèges, puisqu'elles y donnaient droit de seigneurie. Denise d'Occana était la régente de ce paradis dolent et charmant. Mais chaque cité construite dans l'immense parc, pouponnière, hospice, refuges de convalescents, d'infirmes, de vieillards, avait son directeur particulier. Régine s'abstenait de visiter l'établissement merveilleux qu'elle avait créé. Solgrès demeurait pour elle un lieu d'angoisse et de fatalité. Ses intendants venaient à Paris lui rendre compte de tout. Parfois son amie, Claire Varouze, se faisait sa messagère auprès des protégés qui voulaient communiquer avec leur bienfaitrice. Régine insistait souvent pour l'envoyer là-bas. Il lui semblait que cette jeune femme, si malheureuse dans son ménage désuni, assoiffée d'émotions sentimentales, dévorée d'imagination, les nerfs et le cœur malades, revenait apaisée de ces visites. Pour avoir contemplé d'humbles souffrances et participé à leur soulagement, pour avoir vu de bien modestes joies susciter d'infinies gratitudes, l'épouse meurtrie, dédaignée, rapportait un sourire moins amer et moins de fièvre dans ses yeux étranges, ses yeux inégaux, brûlants et brillants, où flottait un songe fou. Elle aimait s'entretenir avec Denise d'Occana, cette autre blessée de la vie conjugale, qui maintenant pouvait se croire abandonnée pour toujours, car depuis longtemps son beau Michel ne lui était pas revenu de la vie aventureuse où il se plaisait loin d'elle. La directrice de Solgrès se consolait un peu, dans l'activité et la responsabilité de sa nouvelle tâche. Puis elle avait son autre Michel, le fils chéri, qu'elle se réjouissait de voir grandir en plein air, dans cette campagne merveilleuse, parmi la beauté des choses et la bonté des âmes—puisque, ici, la splendeur de la nature s'unissait à la splendeur de la charité. L'enfant, avec sa grâce de Jean-Baptiste brun, ses larges yeux de velours, ses boucles sombres, faisait la joie de la colonie de Solgrès. Protégé contre tout mal par l'affection universelle, il circulait librement dans le parc, ne considérant comme domaine interdit qu'un bâtiment très écarté, qui servait d'infirmerie pour les maladies contagieuses. Ce qu'il préférait dans le vaste domaine, c'était une partie restée sauvage, un coin de forêt accidenté, raviné, qui, tout au fond, près du mur de clôture, se confondait presque avec les futaies du dehors. Son indépendance enfantine exultait, comme en quelque région déserte et lointaine dont il se figurait être le Robinson Crusoé. Or, un jour d'automne ou le petit garçon vagabondait dans sa chère solitude, il lui arriva quelque chose d'extraordinaire. Descendu dans un fossé très broussailleux, il faisait la cueillette des mûres. Là, dans le fouillis des ronces énormes, elles étaient plus abondantes et plus grosses que partout ailleurs. Michel en remplissait une petite brouette, soigneusement tapissée de feuillage. Il s'animait, rouge d'ardeur, triomphant de sa moisson noire et luisante, qu'il allait voiturer fièrement tout à l'heure à travers l'admiration des foules, jusqu'à la grande maison où sa mère s'extasierait. Avec son joli visage, un peu barbouillé de jus pourpre, où les cheveux bouclés s'emmêlaient, et parmi l'enlacement des rameaux verts, on eût dit un jeune Bacchus. A un moment donné, il se trouvait si hardiment juché sur un escarpement, et si bien retenu par l'agrippement des ronces, qu'il ne savait plus trop comment redescendre au fond du ravin et regagner le sentier qui en sortait. Et ce fut alors que survint la chose fantastique. En face de Michel, dans l'autre revers du fossé, la muraille de terre parut s'entr'ouvrir sous l'échevèlement des plantes grimpantes. Un pan carré s'enfonça comme un battant de porte, découvrant une cavité noire... Puis dans l'embrasure béante, une silhouette d'homme surgit. Toute grande personne, à la place de cet enfant, eût éprouvé en cette conjoncture, un saisissement des plus désagréables. Michel eut peur. Pas trop cependant. Sa petite cervelle chimérique, où les contes de fées représentaient la réalité de l'univers, ne s'étonnait qu'à moitié de voir sortir un génie des entrailles de la colline. Surtout en cette retraite de sauvagerie délicieuse, que son imagination transformait en royaumes enchantés. D'ailleurs, ce devait être un bon génie, celui qui survenait là, d'une physionomie si séduisante et si grave. L'inconnu, avant d'émerger tout à fait hors de la caverne, explora les alentours d'un regard circonspect. Toutefois il n'aperçut pas d'abord l'enfant, immobile de stupeur sous un rideau de verdure. Il referma à clef derrière lui ce qui était bien une porte, malgré l'aspect terreux et rouillé qui la confondait avec le talus environnant. Et ce fut alors que, se tournant, il distingua le petit visage effaré, les yeux noirs braqués sur lui avec plus de curiosité que de frayeur. Au sursaut qui le secoua des pieds à la tête, à la pâleur qui décolora sa face déjà si pâle, un observateur moins naïf que ce garçonnet de sept ans eût compris que, de la chair mâle ou de la chair puérile, c'était la première qui se hérissait d'effroi. Pourtant l'intrus se reprit vite. Il venait de reconnaître à qui il avait affaire. —«Michel!» appela-t-il avec douceur. «Mon petit Michel. Viens... C'est moi... C'est papa. Tu ne me remets donc pas?» Le petit descendit vers lui, hésitant, mais sans aucune crainte. Il s'approcha, balbutia: «Papa...» ses grands yeux dilatés d'incertitude et de surprise. Mais aux caresses, aux appellations familières, à la voix, au regard, il s'assura qu'on ne le trompait pas. —«Papa... Oui... C'est bien toi!... Oh! comme maman va être contente! Mais... il y a si longtemps que je ne t'avais vu! Et tu as laissé pousser ta barbe...» Il promenait sa petite main sur une barbe de deux ou trois semaines, qui, frisant de près, ne déparait pas le visage viril si pareil au sien, soulignant finement l'ovale des joues. «Je vous ai cherchés rue de l'Épée-de-Bois,» dit le père. «Juge de mon étonnement quand je ne vous ai plus trouvés, quand on m'a dit que vous étiez ici.» Étonnement plus grand qu'il ne pouvait l'exprimer. Ici... C'est-à-dire à Solgrès, dans ce domaine où se rattachait sa propre destinée, où il avait vécu enfant, où il aurait dû maintenant gouverner en maître... Solgrès, le berceau de ses ancêtres maternels, Solgrès, où ses parents martyrs étaient morts, l'un fusillé, l'autre tuée de douleur, sur le même gazon, à la même place. Voilà qu'un stupéfiant hasard y ramenait son fils, l'y installait comme le petit roi d'un peuple débile et plein d'amour, lui restituait le séjour héréditaire par une dispensation merveilleuse de la charité. L'homme qui revenait sur cette terre fatidique après avoir marché dans des chemins de fange et de sang, n'était guère capable de philosophie généreuse ou d'émotions délicates. Toutefois quelque chose en lui de meilleur que lui-même, l'âme d'une race haute, parfois obscurément réveillée sous le linceul de ses vices, frémissait d'une délectation indéfinissable à constater que le séculaire patrimoine ne passerait pas en des mains violatrices, et qu'une destination sublime consacrait le sol où ses parents agonisèrent, victimes de l'héroïsme ou de l'amour maternel. Cependant le petit Michel questionnait: —«Pourquoi, papa, que tu n'es pas entré par la porte, que tu es sorti de dedans la terre? —Chut!... Il ne faut pas le dire. Il y a dans la terre de belles grottes illuminées, et un beau trésor, que je te montrerai si tu ne racontes pas que tu m'as vu venir par là?...» Phrase imprudente. Ce fut un de ces mots inconscients, faux avec un fond de vérité, comme en prononcent les lèvres gonflées de secrets oppressants. Le père insista: —«Tu ne diras pas par où je suis arrivé dans le parc... —Non,» fit le petit. «Les fées ne seraient pas contentes. —Quelles fées? —Celles qui t'ont conduit à travers la terre et qui gardent le trésor. —Justement. Elles nous feraient beaucoup de mai à tous les deux si tu parlais. —Je ne dirai rien. Mais tu me montreras le trésor. —Si les fées permettent aux petits garçons de pénétrer dans la terre. Je n'en suis pas sûr,» reprit Occana, s'avisant de son inconséquence. «Maintenant, tais-toi. Car ce sont là des choses terribles. Et conduis-moi près de ta mère.» Ils se mirent en route à travers le domaine, d'abord par des sentiers de forêt, puis le long de pelouses vastes comme des prairies, où paissaient les vaches superbes qui donnaient leur lait aux enfants et aux malades, puis sous la voûte des avenues développant leurs perspectives majestueuses. Dans une clairière, des chalets groupaient leurs gaies architectures toutes neuves. —«C'est la cité du Repos, expliqua l'enfant. Ceux qui sont là, on les appelle «les surmenés du travail». Tu comprends?... Ainsi regarde... Cette jeune fille assise devant une porte, c'est une pauvre infirme qui travaillait toute la journée à faire des petites boîtes en carton, dans une chambre sans air... près de là où nous étions, tu sais, à l'Épée-de-Bois. Et puis elle est devenue comme si elle allait mourir, parce qu'on a tué sa sœur... Tu vois, elle est en noir...» L'homme n'écoutait guère, absorbé dans ses souvenirs, en parcourant ces allées dont il reconnaissait tous les détours. Cependant un mot le fit tressaillir. Il leva les yeux. —«Cette jeune fille?...» murmura-t-il. Une ressemblance peut-être le troubla, car ses traits devinrent livides. —«Elle s'appelle Charlotte Cardevel,» ajouta le petit. «Pense donc!... Des méchants ont tué sa sœur, en lui serrant le cou... comme ça.» Ses menottes s'appliquèrent contre sa gorge. Il écarquilla les yeux et tira sa langue rose en un jeu lugubre. —«Finis!...» cria le père, qui tremblait. —«Tu m'as fait peur. Oh! pourquoi?... —Cette malheureuse pouvait te voir.» Occana précipita le pas. Un instant ce fut comme une fuite. —«Je ne peux pas te suivre,» haleta Michel. Mais on s'arrêta. Au bord d'une avenue, le visiteur considérait un accident en apparence bien dénué d'intérêt: deux ou trois pierres disposées là, par hasard ou avec intention, mais qui devaient occuper cette même place depuis des années, à en juger par leur enfoncement dans le sol et la mousse qui les couvrait. C'était la base d'une puérile forteresse, construite par lui lorsqu'il jouait dans ce parc sous le nom d'Armand-Michel Bellard. Ce jour-là, il avait excité la première colère sérieuse du marquis de Malboise. Il le revoyait, la canne levée. Et, à côté du maître haineux, la figure si blanche et si alarmée de sa mère... Alors il poursuivit son chemin, l'air si sombre, que le petit garçon n'osait plus lui parler. Cependant, quand ils eurent fait une autre rencontre, deux fillettes toutes pareilles, avec des teints de fleur, des yeux de ciel et des cheveux d'or envolés, Michel se remit à bavarder. —«Tu sais, papa, c'est Lou et Luce, mes petites amies, les filles à monsieur Montier, et qui n'ont plus de maman. Tu les as bien vues, à l'Épée-de-Bois?» Le nom de Montier tira Occana de sa rêverie. —«C'est le maréchal ferrant de Mouffetard? Ce grand barbare blond, à l'air si arrogant, dont ta mère avait peur? —Oh! maman n'avait pas peur de lui. Elle disait qu'il était très bon, mais qu'il était malheureux. —Oui... je sais pourquoi,» grommela le mari de Denise. Comment eût-il ignoré ce qui crevait les yeux à tout le quartier là-bas, ce qu'il y devait surprendre si peu qu'il y vînt, l'adoration humble, distante, mais d'une ardeur inguérissable, dont brûlait le bel ouvrier pour sa femme, à lui. Denise même, dans sa droiture, le lui avait fait comprendre, lui demandant de l'emmener ailleurs, pour ne pas torturer de sa présence ce cœur loyal. Occana en avait ri. La pitié, comme la jalousie, ne l'obsédait guère. Mais aujourd'hui, ce fut avec énervement qu'il demanda: —«Il est donc dans le pays, ce rustre? Il vous a donc suivis? —Oui. Il a une maison sur la route, en face de la grande grille. Oh! une forge magnifique, toute en feu d'artifice. Et il a beaucoup d'ouvriers... Et on ne ferre pas seulement les chevaux, chez lui... On y fait des masses de choses... des choses...» L'enfant, ne trouvant pas, renonça à expliquer. Car, en effet, Montier, actif, intelligent, plein d'initiative, déjà si habile dans son métier et consulté de préférence aux plus sûrs vétérinaires pour tout ce qui concernait les pieds des chevaux, avait encore étendu son entreprise. Il fabriquait à présent de la ferronnerie, de la charpenterie métallique. En cela aussi, tout de suite, il affirmait ses qualités d'adresse, de conscience, de goût inventif. Les architectes lui donnaient leurs commandes pour les nombreuses constructions de Solgrès. Et sa réputation s'étendait aux environs, dans les châteaux et dans les bourgs. L'annonce d'un tel voisinage préoccupait Occana. Il flairait l'adversaire, le rival vigilant,—peut-être déjà heureux,—qui lui rendrait son rôle difficile, qui surprendrait, malgré toutes les précautions, la moindre fissure du masque. L'accueil que lui fit Denise le confirma dans son inquiétude. Pour la première fois, cette pauvre esclave de son caprice ne le reçut pas, comme après chaque absence, avec la joie de celle qui attend sans cesse, et que le retour extasie sans la déconcerter. Pourtant Mᵐᵉ d'Occana restait fidèle à cet étrange mari, revenu à elle, par intervalles, d'une existence qu'elle ne soupçonnait pas. Seulement elle n'était plus seule, avec son enfant, à vivre un rêve farouche, à s'hypnotiser devant une image. Le flot d'une vie nouvelle la soulevait, l'enlaçait. Des perspectives s'ouvraient à ses yeux, des responsabilités s'imposaient à sa conscience. En acceptant de représenter à Solgrès la marquise Régine, elle s'interdisait l'égoïsme d'un amour exclusif et aveugle. Elle appartenait à ses pauvres avant d'appartenir à l'homme néfaste, dont le bon plaisir cessait d'être sa loi. Pouvait-elle même l'admettre dans ce gouvernement de charité, avec la mission dont elle était investie?... Que savait-elle de lui, après tout? Le doute, qui ne l'empêchait pas de risquer son pauvre cœur, jadis, lorsqu'elle ne dépendait que d'elle-même, la dressait, méfiante, en face de l'être suspect, maintenant qu'elle détenait des intérêts sacrés. —«Je pensais,» lui dit Occana, «que tu serais plus contente de me voir. J'ai terminé les affaires qui me retenaient loin de vous. Elles m'ont procuré un petit capital. L'avenir est libre devant moi. Je puis vous emmener, ou rester avec vous, ou partir seul. Mais en attendant que j'aie pris une décision, j'imagine que tu peux m'offrir l'hospitalité ici. —Je n'y suis pas chez moi. —Tu y es la maîtresse, si j'ai bien compris. —Non. La maîtresse est la marquise de Malboise, et je la représente. —La marquise de Malboise ne me refusera pas un abri à Solgrès,» dit Occana d'un ton bizarre en appuyant sur les deux noms. —«Pourquoi?» Il ricana: —«C'est assez grand. —Ne crois pas cela. Nous manquons de place. Les édifices projetés ne sont pas tous construits. Le château reçoit en attendant le plus grand nombre de nos pensionnaires. Si vaste qu'il soit, il y suffit à peine, d'autant qu'il faut compter avec l'isolement obligatoire de certains services. —Tu as ta chambre,» dit Occana. Denise rougit et se tut. Elle éprouvait comme la conscience d'une indélicatesse à installer son intimité conjugale dans cette demeure où elle n'était qu'une mandataire, à introniser par surprise ce mari, dont, hélas! elle ne pouvait répondre, et que sa bienfaitrice n'avait jamais associé à leurs projets. Mais le petit Michel déclara: —«Il faut que papa reste avec nous. Quand il part c'est pour trop longtemps. —Mon Dieu,» fit Denise en regardant son mari, «je veux bien. Mais pourquoi n'irais-tu pas à l'hôtel jusqu'à demain, jusqu'à ce que j'aie prévenu madame Régine? J'ai si grand'peur qu'elle ne nous trouve bien sans gêne, qu'elle ne te juge mal en pensant que tu reviens à moi pour profiter de la situation qu'elle m'a faite. —Je n'irai pas à l'hôtel,» dit Occana. «C'est ici que je veux être. N'insiste pas. Tu ne sais pas quelle importance j'attache à un séjour dans cette maison, fût-il très court. Je m'en irai prochainement, s'il le faut. Je ne suis pas embarrassé. J'ai de l'argent. Mais, par ruse ou par prière, obtiens de me garder quelques jours. Tu éviteras peut-être un grand malheur.» Un frisson secoua Denise. Jamais plus qu'à cette minute, elle n'avait senti près de cet homme une oppression intolérable de mystère. —«Soit,» dit-elle. «Je vais téléphoner à madame de Malboise. —Tu as le téléphone ici?... —Oui. —Un mauvais système de communication. Les gens peuvent dire «non» trop vite, avant d'avoir réfléchi. Pas moyen de les préparer, comme dans une lettre. —Je n'ai pas peur que la marquise me refuse un service. Tout ce que je crains, c'est qu'elle ne prenne de toi une opinion fâcheuse. —Bah! Elle en reviendra.» La directrice de Solgrès se leva, traversa la pièce où son mari l'avait trouvée—un parloir découpé par des cloisons dans l'immense vestibule du château. La hauteur du plafond aux voussures de pierre, sa somptuosité architecturale, contrastaient avec les dimensions restreintes, comme avec le mobilier presque rustique, de cette chambre. Le luxe intérieur du château avait disparu. Son aménagement correspondait à sa nouvelle destination utilitaire. Seules, les nobles lignes de ses façades, de ses grands toits aux cheminées sculptées, de sa tour, demeuraient un perpétuel enseignement de beauté, pour le rêve ou l'effort des laborieux qui s'abriteraient à son ombre, des enfants qui empliraient leurs prunelles neuves de sa majestueuse poésie. —«Denise! —Quoi donc? —Puisque tu téléphones à Paris, informe-toi s'il y a du nouveau. —A quel sujet? —N'importe!... Les nouvelles, les accidents, les crimes... Que sais-je?... Vous ne recevez pas de journaux ici? —Tu plaisantes, le _Petit Journal_ nous arrive à plusieurs exemplaires. Que deviendraient nos braves gens sans lui? —Il ne contenait rien de sensationnel ce matin? —Je ne l'ai pas lu. —Tu ne pourrais pas me le procurer? —C'est un peu difficile de mettre la main dessus, quand il circule d'un bout à l'autre du domaine.» Le petit Michel proposa: —«Maman, veux-tu que j'aille l'emprunter à monsieur Montier?» Avec une rougeur légère, Denise donna la permission. Le marmot décampa, joyeux d'aller raconter à ses mignonnes amies, Lou et Luce, que son papa était revenu, et qu'il allait demeurer avec eux. —«Tu n'arrives donc pas de Paris?» demanda la jeune femme après le départ de l'enfant, «puisque tu ne sais pas ce qui se passe.» Occana, sans répondre, dit négligemment: —«Oh! il y a une chose qui m'intéresse, comme un roman-feuilleton. C'est ce drame de la rue La Boëtie, l'assassinat de cette horizontale. As-tu suivi ça, Denise? —Certes!» s'écria-t-elle. «Cette malheureuse était la fille et la sœur de mes pauvres voisines, les Cardevel,—de bien braves femmes! Nous demeurions porte à porte, rue de l'Épée-de-Bois. La vieille grand'mère, qui ne pardonnait pas pourtant à cette brebis égarée, qui ne prononçait plus son nom, est morte de saisissement quand elle a lu, brusquement, l'horrible fait divers. —On n'imagine pas l'audace de ces cambrioleurs,» fit Occana. —«Mais ce ne sont peut-être pas des cambrioleurs. N'as-tu pas lu qu'on accuse l'amant de cette femme, un nommé Miguel Almado, qui a disparu depuis le crime? —Bah! on n'a pas l'ombre d'une preuve contre lui, sauf cette absence. Et même si on le pinçait... il aurait beau jeu à se défendre. —Pourquoi se cache-t-il? —C'est son tort. Moi, à sa place, je me montrerais. Rien n'indique sa culpabilité. Les domestiques l'ont laissé au mieux avec la dame, après une petite dispute de rien. Il est parti à son heure habituelle, a demandé le cordon d'une voix calme, s'arrêtant pour tapoter en familier de la maison aux carreaux de la loge... —Que me racontes-tu là?» dit Denise étonnée. «Tu as donc appris les journaux par cœur. —Moi?... Comment?... Non. J'étais avec des amis qui se passionnaient pour cette affaire. Tout le monde en parle.» Denise eut un léger sourire entendu. —«Tu veux me retenir avec toutes ces histoires. Cela t'ennuie que j'aille téléphoner à madame Régine.» Elle-même s'attardait inconsciemment. L'embarras de s'adresser à la marquise, dans le cas délicat qui survenait, se fit sentir davantage quand elle entendit vibrer au récepteur la voix si douce, mais si ferme, à laquelle on ne résistait pas. Est-ce pour cela qu'un singulier malaise remplaçait la joie grisante où la jetait d'habitude le retour de son mari? Une autre pensée se glissait en son cœur, bien qu'elle l'écartât, celle-ci, comme coupable. En imagination, elle suivait son enfant, son petit Michel, courant accomplir sa commission, de l'autre côté de la route. Il entrait à la forge. Il criait, avec sa hardiesse de petit homme qui se sait le bienvenu, sûr d'accorder une faveur en réclamant quelque chose: —«Monsieur Montier, je viens vous demander le _Petit Journal_? —Pour votre maman?» faisait l'homme au visage de loyauté, l'être soumis et fort dont elle avait jugé le dévouement en une heure d'anxiété grave. —«Non, monsieur Montier. Pour papa... qui est revenu.» Denise voyait pâlir la mâle et claire figure, cette physionomie de guerrier gaulois, enfantine et rude. Et elle avait un pincement au cœur de la souffrance silencieuse, imméritée, inguérissable. —«Tiens, mon mignon, voilà le _Petit Journal_.» Et il retournait à sa forge, se brûlant la face à la fournaise, se brûlant l'âme à l'impossible amour. Pauvre Montier!... Pourquoi Denise le plaignait-elle aujourd'hui d'une pitié si compréhensive, si lancinante, qu'elle s'en étonnait, s'en voulait presque?... Cependant l'accent de Régine au téléphone changeait. Une froideur perçait dans ses paroles. Elle ne refusait pas à M. d'Occana l'hospitalité dans Solgrès. Mais cette hospitalité ne pouvait être que passagère. A aucun titre, elle n'accepterait dans sa grande famille, où chacun accomplissait un devoir, celui qui n'avait pas compris le devoir dans sa petite famille, à lui. Denise ne répéta pas textuellement ces paroles à celui qu'elles intéressaient. Elle les lui laissa deviner. —«Ne t'inquiète pas,» dit sardoniquement son mari. «Je n'abuserai pas de sa bonne grâce, à ta marquise. Mon intention est de partir à l'étranger. Je ne demeurerai ici que très peu... quelques jours... Tiens,» ajouta-t-il encore avec un ricanement bizarre, «le temps de laisser pousser ma barbe. Et je ne serai pas gênant.» En effet, à peine dans Solgrès remarqua-t-on la présence de ce nouvel hôte. Silencieux, ne s'occupant de rien, ne parlant à personne, il s'enfermait dans sa chambre ou s'enfonçait dans les retraites les plus solitaires du parc. D'interminables réflexions semblaient l'occuper, surtout quand il parcourait les allées du domaine, ou s'arrêtait pour contempler de loin la masse imposante du château. Son petit garçon le distrayait seul, et avec peine, de sa méditation taciturne. Cependant, l'enfant même s'écarta de lui, quand il l'eut rudoyé parce que Michel lui demandait qu'il l'emmenât chez les fées et qu'il lui montrât «le trésor». Si cet homme voulait oublier ou se faire oublier, vraiment il n'aurait pu choisir un asile plus calme, plus sûr, que ce séjour d'exception, consacré par la bonté humaine, abrité par la magnificence de la nature. Un matin, il dit à sa femme: —«Ne trouves-tu pas que ma barbe est assez longue? En la taillant ainsi, en pointe, cela m'irait bien, n'est-ce pas? —Je t'aimais mieux avec les moustaches seules,» observa Denise. Il répliqua vivement: —«Cela me change donc beaucoup? —Aujourd'hui surtout, parce qu'elle a poussé. Je ne te rencontrerais que maintenant, j'aurais peine à te reconnaître.» Un moment après, et comme s'il ne songeait plus à cette remarque, Occana déclara qu'il allait quitter Solgrès. —«Ta marquise a eu le bon goût de ne pas me faire souvenir que son invitation était courte. Mais je ne suis pas d'humeur à vivre aux crochets des femmes. Il n'y a pas de place pour moi dans ce domaine, dont toi et Michel vous êtes presque les châtelains. Le dernier loqueteux y est accueilli, tandis que moi, j'y suis de trop. Ah! la destinée s'obstine...» Denise ne devina aucune signification secrète dans l'amertume de cette dernière phrase. Elle dit: —«Cette maison est un établissement de bienfaisance. Tu ne voudrais pourtant pas... —Y être hospitalisé?... Oh! que non... Je ne prends pas encore mes invalides, ma chère. Le monde est grand, et l'humanité bien petite. Je me sens un géant parmi des pygmées. Ce n'est pas moi qui mendierai ce que je peux conquérir. Rien ne résiste, je le vois maintenant, à celui qui ose et qui veut. —Tu as des projets?» demanda-t-elle. —«J'ai tâté ma force. Et cela me suffit. L'avenir est à moi. —Il te séparera de nous?...» Occana dit froidement: —«Je n'oublierai jamais mon fils.» Denise le regarda et se tut, ne réclamant rien pour elle-même. Les semaines passées auprès de cet homme venaient de lui montrer quel abîme le séparait d'elle, et à quel être de sa propre chimère elle avait gardé son cœur pendant des années. Était-ce possible qu'elle eût versé tant de larmes sur l'indifférence et l'absence de celui que, à présent, elle ne retrouvait plus?... Quand il était loin, elle le voyait tel qu'aux premiers jours de leur mariage, tel que toujours elle l'aurait aimé. Il était ici, et c'est à présent qu'elle le perdait. Avait-elle été aveugle? Est-ce lui qui avait changé?... De quel rêve insensé se réveillait-elle?... Pour garder quelque tendresse, quelque illusion, elle souhaitait qu'il s'éloignât. L'heure du départ, que tous deux appelaient, arriva plus tôt encore qu'ils ne l'avaient prévu. Le lendemain, de grand matin, Occana étant encore au lit, quelqu'un vint le demander. La domestique transmit le message à Denise, qui s'habillait. Elle passa un peignoir et descendit. En bas, dans le parloir, se tenaient deux messieurs qu'elle ne connaissait pas. —«Madame,» dit l'un, «c'est à monsieur d'Occana que j'ai affaire. —Il repose encore, monsieur. —Voulez-vous le réveiller? —Mais... —C'est très urgent,» insista le personnage. —«Qui dois-je lui faire annoncer? —Annoncez-lui vous-même, madame, et avec toute la discrétion qui conviendra pour votre entourage, le... commissaire de police d'Étampes, accompagné d'un inspecteur de Paris.» D'une main il désignait son compagnon, tandis que, de l'autre, il entrouvrait son pardessus, qui laissa voir un coin d'écharpe tricolore. Denise devint fort pâle, et se mit à trembler, le regardant sans mot dire. —«Remettez-vous, madame,» fit le commissaire avec courtoisie. «L'établissement que vous dirigez inspire un tel respect, que nous prendrons à tâche d'atténuer pour vous, pour le personnel de Solgrès, tout ce que notre mission a de pénible. Avertissez votre mari qu'il dépend de lui d'éviter un scandale.» En même temps, son regard se dirigea au dehors, et Denise, le suivant, aperçut au loin, sur la route, à quelque distance de la grande grille, les silhouettes de deux gendarmes à cheval. Une ombre affreuse lui tomba sur le cœur. Ce fut un enveloppement d'angoisse, comme si tout ce qu'elle redoutait confusément depuis des jours s'abattait sur elle d'un seul coup. Elle ne dit rien, monta à la chambre de son mari. Les deux hommes, sans qu'elle protestât, la suivirent. Ils s'arrêtèrent dans le corridor, devant la porte, qu'elle referma en entrant. Elle s'approcha du lit, toucha l'épaule du dormeur. Quand il eut ouvert les yeux, elle prononça, glaciale: —«On vient pour t'arrêter.» Intensément elle épiait le premier geste, pour deviner combien pesait le fardeau de cette conscience. Mais elle était loin de prévoir l'effet foudroyant de ses paroles. Occana se dressa sur son séant, hagard. —«Laisse-moi fuir!... —Impossible! —Où sont-ils? —Là... dans le couloir. —Il y a une autre porte... Il y a la fenêtre... Laisse-moi!... Tu ne sais pas... J'ai la clef du passage secret... du souterrain... Une minute d'avance, et je suis sauvé! —Qu'as-tu donc fait?...» Il la regarda dans les yeux, sûr qu'elle ne dirait rien, voulant la terroriser, l'intéresser sinistrement à sa fuite: —«J'ai tué.» Elle chancela, comme frappée à mort. Mais elle se raidit. —«Je ne peux rien pour toi. Cette seconde porte, tu le sais, donne sur une chambre sans issue. La fenêtre est à dix mètres du sol. Quoi que tu tentes, songe où tu as pris refuge. Ceux qui t'attendent sont prêts à ménager l'honneur de cette maison.» Le mot atteignit Occana comme d'un choc. Il s'était vêtu en hâte, et maintenant prenait un revolver dans un tiroir. Il s'arrêta, reposa l'arme. —«L'honneur de cette maison... » murmura-t-il. «L'honneur de Solgrès...» Puis avec un âpre sourire: «Il m'aura coûté cher, depuis que je suis au monde, cet honneur-là.» A ce moment, des coups impérieux résonnèrent contre la porte. Occana cria: —«Entrez!» Le commissaire et l'inspecteur de la Sûreté s'introduisirent dans la pièce. —«Veuillez nous suivre sans esclandre, par égard pour Madame, et pour la marquise de Malboise, chez qui vous vous trouvez. —Messieurs,» dit Occana d'un ton singulier, mais calme, presque digne, «vous ne savez pas à quel point ce nom de marquise de Malboise m'est sacré. D'ailleurs, étant innocent, je ne crains rien. J'ai hâte d'aller avec vous éclaircir ce malentendu. Marchons.» Denise, qui venait de le voir bouleversé d'une façon si effrayante, qui venait d'entendre l'aveu dont elle frissonnait encore, crut perdre le sens. Elle passa ses deux mains sur son visage trempé de sueur froide, puis elle balbutia, indiquant la pièce du fond: —«Ton fils...» Comprit-il ce qu'elle voulait dire? Le savait-elle bien elle-même?... Il se tourna, paisible. —«Embrasse-le pour moi. A quoi bon le réveiller pour lui dire adieu? Cette gaffe judiciaire ne peut me retenir longtemps.» Et il s'éloigna, le sourire aux lèvres. Quand il fut dehors, Denise se traîna jusqu'à la croisée. Elle le vit descendre le perron, gagner la grille, et monter avec ses deux gardes du corps dans une voiture, qui attendait. La portière claqua, les roues grincèrent. A l'instant même, les gendarmes prirent le trot, et tout disparut. Voici ce qui avait amené l'arrestation de l'hôte temporaire de Solgrès. Le petit Michel garda le secret de l'arrivée mystérieuse par le souterrain. Les recommandations de son père et le fantastique de l'aventure lui en imposaient trop pour qu'il osât désobéir. Il continuait à ne pas se rendre compte de l'existence d'une porte, et à croire que le talus s'était miraculeusement ouvert par la volonté des fées. Quant à y retourner voir, il n'en avait pas le courage tout seul. Mais la curiosité le dévorait. Sa puérile imagination s'enfiévrait en des rêves mirifiques. Puisque son père ne se décidait pas à le conduire dans le merveilleux domaine, ne pouvait-il, sans raconter l'aventure, inciter quelqu'un à l'y accompagner? —«Vous ne savez pas,» dit-il à ses petites amies, Louise et Lucie Montier, les jumelles, «il y a des cavernes tout illuminées dans la colline, au fond du parc, et dedans il y a un trésor. —Qui t'a dit ça?» questionnèrent les fillettes. —«C'est les fées,» dit le petit homme avec aplomb. —«Menteur!» Mais elles grillaient de le croire. Et lui, ravi d'«épater des filles», suivant son langage d'écolier, s'excita dans l'affirmation. —«Oui, oui... Je les ai vues, dans le fossé, quand je cueillais des mûres. Et si on y retournait, on trouverait le trésor. —Qu'est-ce que c'est, un trésor? —Je ne sais pas. Ça brille... C'est beau comme les choses en or qu'il y a sur l'autel, quand monsieur le curé dit la messe. —Si on demandait à Léon d'y aller avec nous?» Léon était un apprenti de Montier, garçon de quinze ans, joyeux et dégourdi, dont les farces, les tours d'adresse, faisaient le bonheur des enfants. D'abord il se moqua d'eux et les envoya promener. Mais le mot de «trésor», avec sa puissance magique, hanta la cervelle du jeune paysan. «Le gosse a peut-être entendu conter quelque chose sur les cavernes du bois,» pensa-t-il. «Qui sait si les gens qui ont tué monsieur de Malboise, voici tantôt deux ans, n'y ont pas caché leur aubaine.» Dans le pays, des légendes commençaient à courir sur ce crime inexpliqué, à mesure que les détails s'effaçaient dans les mémoires. Les grottes en avaient conservé un prestige sinistre. On ne s'y aventurait guère. Mais c'était, en l'occurrence, une tentation de plus pour un adolescent hardi, tel que ce Léon. Sans plus s'inquiéter des enfants dont les racontars lui avaient mis martel en tête, il résolut d'explorer les souterrains au premier dimanche. C'est ce qu'il fit. Muni d'allumettes et d'un rat-de-cave, il se rendit dans le bois sans en rien dire à personne, et passa quelques heures à fouiller les recoins des galeries. Aucune trace du drame ténébreux n'y restait. L'instruction close, on avait gratté sur le mur la main sanglante. Et jamais ce lieu d'obscurité, de silence, ne livrerait le secret de ce qui s'était passé là. Le jeune Léon ne se sentait pas très à son aise durant son exploration. Mais le désir de réaliser une découverte extraordinaire le rendait intrépide. A la fin, comme il arrivait, sans s'en douter, tout près de la porte de fer communiquant avec le parc de Solgrès, il fut frappé de l'état du sol au fond d'une espèce de niche. Sous une pierre surplombante, qui figurait vaguement une tête de bélier, un petit monticule semblait fraîchement amoncelé, si l'on en jugeait par des traces de raclure tout autour. Et la terre noire s'y mêlait à la poussière blanchâtre du grès—preuve qu'on avait remué assez profondément. Léon se mit en devoir de disperser à coups de soulier ce petit tas, puis de creuser en dessous avec son couteau. Il ne tarda pas à sentir le heurt de la pointe contre une surface métallique. Alors il s'acharna. Et bientôt il découvrit partiellement le couvercle d'une boîte en acier. Son émotion fut si grande que la tête lui tourna presque. C'était un honnête enfant, ce Léon. La cupidité l'animait moins que l'idée de jouer un rôle, de se donner de l'importance. D'ailleurs, l'aspect de sa trouvaille, au lieu d'affermir son audace, le rendait plus timide. Qu'y avait-il dans ce coffre rébarbatif? Peut-être des objets précieux. Mais peut-être aussi quelque chose de dangereux et d'effroyable. Léon rejeta précipitamment un peu de terre pour le recouvrir, battit en retraite, galopa jusque chez Montier, et, tout d'une haleine, raconta la chose à son patron. Celui-ci approuva pleinement sa conduite. Il le prit avec lui et s'en alla prévenir le commissaire de police d'Étampes. Nul doute qu'on ne fût en présence d'un indice de la plus haute gravité, qui donnerait enfin la clef du mystérieux attentat dont le marquis de Malboise avait jadis été victime. Le commissaire de police pria Montier lui-même de l'accompagner avec les outils nécessaires, et enjoignit à Léon de ne pas ébruiter l'aventure. Quelques heures plus tard, le coffret, forcé en présence du juge de paix, découvrait son contenu. A la grande stupéfaction des assistants, ce ne fut rien de relatif à l'affaire de Malboise qui s'offrit à leurs yeux, mais des bijoux, que le commissaire de police reconnut immédiatement. Il alla chercher un papier, qu'il lut à haute voix, tandis que le juge de paix identifiait sur la description les colliers, les bagues, les bracelets, qu'ils avaient sous les yeux. —«Qu'est-ce donc que cette liste?» demanda ce magistrat. —«C'est,» répondit le commissaire de police, «l'énumération des bijoux volés chez madame de Cardeville, la demi-mondaine assassinée il y a quelques semaines, rue La Boëtie, à Paris. Tous mes confrères l'ont reçue comme moi.» Le juge de paix demanda: —«Ne soupçonne-t-on pas un des amants de cette femme, une espèce d'aventurier, connu dans certains milieux interlopes sous le nom de Miguel Almado. —C'est cela même. —Les journaux le décrivent comme un bellâtre, type du Midi, l'air fatal, la moustache noire conquérante?... —Il porte depuis peu sa barbe,» affirma tranquillement Montier. Les autres sursautèrent. —«Vous l'avez vu? —J'ai des raisons pour le croire. —Miguel Almado?... —Sous un autre nom. —Lequel?» Montier courba la nuque et se tut. —«Votre devoir, monsieur Montier,» prononça le commissaire, «est d'éclairer la justice. —Et si je me trompe?...» dit le maître forgeron, dont le visage énergique exprimait un grand trouble. —«On n'agira pas sans confirmation. —Comment cela?» Le commissaire de police réfléchit. —«Je vais aviser la Sûreté et prier qu'on m'envoie immédiatement la femme de chambre de madame de Cardeville pour qu'elle nous dise si ce sont bien là les bijoux de sa maîtresse. Cette femme de chambre pourra reconnaître l'homme que vous nous désignerez. —Ce n'est pas sûr. Je vous dis qu'il porte sa barbe. Et sa personnalité ici est tout autre,—personnalité attestée par sa propre femme. Une femme au-dessus de tout soupçon, respectée de la région entière. Si vous saviez!... A supposer que mon intuition soit juste, c'est dans un asile presque sacré qu'il faudra chercher et démasquer le criminel. —Agissons avec prudence et rapidité,» dit le commissaire. «Je vais réclamer d'urgence l'envoi d'un inspecteur de la Sûreté et de la femme de chambre. Dès demain ils seront ici. Vous leur désignerez votre homme, monsieur Montier, sans qu'aucun scrupule, aucun sentiment personnel vous retienne. C'est votre devoir. Nous verrons ce qui en résultera.» Le lendemain, dans l'après-midi, la femme de chambre de la malheureuse Lina, habillée en dame, une épaisse voilette à ramages sur la figure, et accompagnée par l'inspecteur de la Sûreté, qui passait pour son mari, se présenta à Solgrès. Tous deux semblaient des bourgeois cossus, venant s'informer des conditions requises pour faire admettre comme nourrice à la Pouponnière du sanatorium une pauvre fille abandonnée par son séducteur avec un enfant. Ayant reçu les renseignements, ils s'extasièrent avec tant de conviction sur la belle organisation de l'œuvre, qu'ils finirent par se faire promener partout, aussi bien dans le château que dans le parc. Au détour d'une allée écartée, un homme, assis sur un banc, semblait méditer, le front bas, dessinant sur le sable, avec sa canne, de vagues figures. Quand les deux visiteurs passèrent, accompagnés par un chef de service, il leva la tête. Ses yeux,—de magnifiques yeux noirs,—pleins d'une flamme inquiète, dévisagèrent ces étrangers, surtout la femme. Mais, dans le demi-jour à peine filtré par les lourdes ramures, et à travers la dentelle de la voilette,—cette sorte de dentelle blanche à dessins épais et irréguliers, qui rend méconnaissable,—il ne distingua pas ses traits. Elle, cependant, avait vu en plein ce visage d'une pâleur mate, aux lignes charmantes, dans la douceur veloutée des cheveux, des sourcils, des cils d'ombre. Malgré la barbe nouvellement poussée, l'experte chambrière des boudoirs équivoques ne pouvait se tromper sur cette physionomie de séducteur, dont elle avait constaté autour d'elle, et peut-être par elle-même, le charme irrésistible. —«Allons,» dit-elle à celui qui, momentanément, passait pour son mari, «pressons-nous un peu. N'oublions pas que nous reprenons le train de Paris tout à l'heure.» L'inspecteur de la Sûreté comprit. C'était une indication convenue. Tous deux retournèrent sur leurs pas. Mais, quelque diligence qu'ils fissent, la soirée se trouva trop avancée pour agir quand ils eurent rendu compte de leur mission et que les mesures furent prises. Le souci d'opérer avec la plus grande discrétion tempéra le zèle du commissaire de police, malgré sa hâte de mettre la main sur une si belle proie. Le lendemain matin seulement, presque à l'aube, alors que, sauf l'active directrice de Solgrès, bien peu de gens étaient debout, et encore moins dehors, on procéda à l'arrestation de Michel-Armand d'Occana, dit Miguel Almado. Ce dernier nom, qui, depuis le drame de la rue La Boëtie, volait dans toutes les bouches, fut le seul dont retentirent aussitôt les journaux du monde entier. «ARRESTATION DE MIGUEL ALMADO» Telle fut l'émouvante annonce que toutes les feuilles arborèrent en caractères énormes à leur manchette. Par une entente tacite, et surtout peut-être parce qu'on ne change pas une étiquette adoptée par la foule, personne, dans la presse, ni au Palais, ne donna couramment à l'inculpé, le nom d'Occana, sous lequel on l'avait découvert. C'était Almado qu'on soupçonnait et qu'on recherchait depuis l'assassinat de Mᵐᵉ de Cardeville. C'était Almado que connaissaient et qu'allaient retrouver les témoins de cette affaire. Almado seul aurait à se disculper de l'accusation qui pesait sur lui. L'instruction s'occupa dans la mesure nécessaire de son autre personnalité. Mais, comme celle-ci ne jetait aucune lumière sur le crime, les circonstances aidèrent, pour la laisser à l'écart, au scrupule des magistrats, soucieux d'épargner à Solgrès, à sa fondatrice et à sa directrice, une flétrissure inutile. Tandis que se déroulaient les premières phases de cette cause retentissante, la femme et l'enfant qu'aurait pu saisir et broyer l'horrible engrenage, demeuraient donc sous la sauvegarde d'une charité prestigieuse. L'œuvre de Solgrès rayonnait comme un exemple inouï de générosité privée. L'admiration, le respect, s'inclinaient au seuil. Dans cet asile, le cœur de la pauvre Denise pouvait se convulser d'angoisse et saigner un sang d'agonie. Du moins la honte imméritée ne l'atteignait pas, non plus que son fils. Et là-bas, en face de la grille tutélaire, de l'autre côté de la route, dans le reflet vermeil et le pétillement de la forge, un être en qui s'incarnaient le travail, l'honneur, la bonté, faisait ce rêve: la guérir un jour d'avoir tant souffert au contact du vice, de l'inconscience et de la haine. XV _HASARDEUSE IDYLLE_ Un matin d'hiver, Régine de Malboise, qui, souffrante, s'attardait au lit, laissa glisser un journal qu'elle venait de lire et se perdit dans ses réflexions. Son visage exprimait une anxiété profonde. Parmi les nouvelles du jour, il y en avait deux dont tous les détails étaient pour elle matière de préoccupation soucieuse. La session des assises où comparaîtrait Almado allait s'ouvrir. Et là-bas, à Marseille, de graves désordres, provoqués par une grève, faisaient consigner les troupes, empêchaient le lieutenant d'Ambarès de venir à Paris. Par instants, elle songeait aux dangers que Hugues courrait peut-être, et, fermant les yeux, elle soupirait douloureusement. Puis, mesurant la responsabilité qui lui incomberait, à elle seule, si le procès avait lieu sans que son cousin pût la rejoindre, elle fixait dans le vide ses larges prunelles bleues, que dilatait une sorte d'épouvante. Tous deux avaient convenu d'attendre ce que révélerait l'audience pour décider s'ils feraient connaître leurs soupçons relatifs au drame de Malboise, ou s'ils en garderaient éternellement le secret. Cet Almado, que Hugues avait vu là-bas, dans le Midi, auprès de Lina de Cardeville, son infortunée victime future, cet Almado, qu'il avait trouvé en possession de sa bicyclette, volée dans le souterrain le soir où le marquis de Malboise fut tué d'un coup de fusil, cet Almado, qu'il avait jugé tellement suspect et qui se manifestait assassin, devait être, en effet, le meurtrier qui avait fait de Régine une veuve le jour même de ses noces. Mais pourquoi?... Quelle avait été la raison de ce crime, tellement désintéressé en apparence? Quel rapport pouvait-il y avoir entre cet aventurier, venu, disait l'enquête, de l'Amérique espagnole, dont il était originaire, et le marquis Pascal de Malboise? Mystère insondable! Mystère que ce bandit étrange emporterait peut-être à jamais dans la tombe, s'il était condamné à mort pour l'assassinat de sa maîtresse. Cette idée, oppressante comme un cauchemar, accablait Régine. D'ailleurs, le doute subsistait toujours. Les présomptions réunies par Hugues ne suffisaient pas, surtout devant l'invraisemblance, pour que sa cousine et lui arrivassent à une certitude, même approximative. L'un et l'autre ignoraient ce que la pauvre Lina avait découvert au prix de sa vie: l'identité de la chaîne, brisée par Hugues, le soir du crime, sur la poitrine du meurtrier. Alors?... Quel moyen de savoir, sans ouvrir à la justice cette piste nouvelle? Parleraient-ils?... Mais parler, si tard! après deux ans,—pour avouer des circonstances où se ternirait l'honneur de Régine,—car l'interprétation loyale en serait inadmissible pour le monde, plus inadmissible que jamais après ce long silence... Et si cet homme,—accusé du meurtre de Lina, mais qui, de ce fait, sauverait peut-être sa tête,—allait être convaincu du meurtre de M. de Malboise, ce serait donc Régine qui le condamnerait à mort, qui éclabousserait de sang, de honte, deux innocents qu'elle aimait, Denise et le petit Michel. Aurait-elle seulement l'excuse, à ses propres yeux, de justifier l'être cher entre tous, l'élu de son cœur, ce Hugues adoré, qu'elle avait un moment cru capable d'une aberration d'amour homicide, d'une folie sournoise et sanguinaire? Mais non!... Elle n'avait plus besoin de le justifier. L'épreuve le lui avait montré si soumis, si généreux, d'une force douce et d'un amour infini, sans la violence égoïste de passion, sans le délire brutal, qui incite au crime. Rien au monde maintenant n'insinuerait un doute en elle. Et pourquoi se refuser désormais au bonheur? Assez longtemps elle avait subi le poids de son sanglant veuvage et refusé la liberté si tragiquement acquise. C'était fini. Bientôt elle serait la femme de Hugues. Elle reprendrait ce nom d'Ambarès qui lui était cher, qui était vraiment le sien. Car la marquise de Malboise lui restait une étrangère. Sous ce titre elle éprouvait une gêne, comme dans un vêtement d'emprunt. Tout s'effacerait donc du sombre passé... Tout?... Hélas! non... L'énigme demeurait insoluble, l'ombre du mystère continuerait à dominer l'horizon de sa vie. C'était donc à une rêverie en même temps suave et troublée que s'abandonnait Régine. L'entrée de sa femme de chambre, qui, après avoir frappé, pénétrait auprès d'elle, lui rappela l'heure et son habituelle activité. —«Il doit être bien tard, Fanny. —Près de dix heures. Madame la marquise se trouve-t-elle mieux? —Encore un peu de migraine. Mais je vais me lever. —C'est que je venais dire à madame la marquise... Il y a là madame Varouze qui désire parler à Madame, tout de suite, pour une affaire importante. —Madame Varouze?» répéta machinalement Régine, étonnée d'une visite si matinale. —«Oui... Ce qui l'amène est tellement urgent, qu'elle demande si madame la marquise ne la recevrait pas au lit. —Mais... sans doute... A l'instant même... Priez madame Varouze de monter.» «Pauvre femme!...» pensa Régine, tandis qu'on allait prévenir son amie. «Le moment est-il arrivé de cette aventure que je crains sans cesse pour elle?... Avec sa sentimentalité maladive, son imagination toujours en fièvre, elle ne peut vivre sans amour près de ce mari qu'elle a adoré et dont la froideur haineuse l'affole. En vain ai-je voulu détourner vers la charité ces sources tumultueuses de tendresse... Les malheureux, pas plus que son enfant, ne suffiront à remplir ce cœur, non seulement vide, mais brisé, détraqué, ouvert à toutes les suggestions périlleuses.» Ses appréhensions furent dépassées par l'aspect de Claire Varouze, que la femme de chambre venait d'introduire. Celle qui entrait, avec une figure de morte où brillaient des yeux de délire, s'avança jusqu'au lit, se laissa tomber sur un siège tout proche, puis s'abattit de tout le buste contre les couvertures, en sanglotant. —«Claire!... Ma pauvre Claire!...» murmura la jeune marquise, posant une main de pitié sur l'épaule frémissante. —«Oh! Régine!... Si vous saviez!... —Je vous écoute... Que se passe-t-il?... —Je n'oserai jamais vous le dire! —N'êtes-vous pas venue pour cela?... —Si. Mais c'est au-dessus de mes forces. Ah! je n'ai plus qu'à mourir! —Mourir!... Et votre petite Marcelle?...» Au nom de sa fille, Mᵐᵉ Varouze versa des larmes plus véhémentes. —«Les enfants,» gémit-elle, «sont de petits êtres lâches. Ils n'admirent que le succès et la force. Marcelle, je le sens, est avec son père contre moi. —Maintenant peut-être... Mais plus tard?... D'ailleurs, est-ce pour vous ou pour elle-même que vous l'aimez?... —Qui m'aimera donc, moi?...» dit la désolée, levant son visage en pleurs, que dévorait la flamme des sombres yeux inégaux. «Être aimée... Être chère à quelqu'un en ce monde... C'était ma folie... Mais où m'a-t-elle menée? —Voyons... Confiez-moi toute votre peine,» prononça Régine, d'une voix dont l'intonation apaisait, caressait l'âme en détresse. Claire, avec son mouchoir, tamponna ses paupières ruisselantes. Puis elle tira d'un porte-cartes un papier, qu'elle tendit à Mᵐᵉ de Malboise, et que celle-ci considéra avec stupeur. C'était une invitation à se rendre auprès d'un juge d'instruction, en son cabinet, au Palais de Justice. —«Connaissez-vous ce juge, monsieur Treille?... —C'est celui qui est chargé de l'affaire Almado,» observa Régine. Car elle n'ignorait aucun détail de cette cause. A ce nom d'Almado, une rougeur intense envahit les traits de Mᵐᵉ Varouze, puis se dispersa, en laissant des plaques brûlantes sur le fond blafard du teint. Et elle se taisait, après avoir incliné affirmativement la tête, tandis que ses regards suppliaient qu'on la devinât, qu'on l'aidât. Régine, interdite, finit par demander en hésitant: —«Vous... vous avez quelque renseignement à donner sur cette affaire?...» L'autre, brusquement, éclata: —«Oh! Régine... qu'allez-vous penser?... Vous ne comprendrez pas... Vous me jugerez sans excuse... N'est-ce pas une chose horrible?... J'ai peur que ce misérable n'ait des lettres de moi. —Des lettres qu'il vous a volées... ou qu'il a volées chez quelqu'un? A qui s'adressaient-elles, ces lettres?... —Il ne les a pas volées. —Trouvées alors?... Interceptées?... Mais à qui, ces lettres? A qui?... —A lui-même,» dit la malheureuse femme, en courbant la tête. Mᵐᵉ de Malboise demeura muette de stupeur. Alors ce fut, de la part de Claire, au lieu des réticences, des paroles arrachées une à une, le soudain débondement de son cœur, le flot lâché de la confidence amère. Elle se hâtait à présent de tout dire, pour ne pas laisser à Régine le loisir des interprétations sévères, pour présenter son histoire inouïe sous le jour le moins déplorable. Son amie écoutait, consternée, mais non sans indulgence. L'explication, ce n'est pas toutefois le récit trépidant, désordonné, involontairement illusoire, de Claire, qui pouvait la lui fournir. L'explication, elle était bien plutôt dans le geste, dans la physionomie, dans l'accent, sur les traits dissymétriques, partout où se trahissait le déséquilibre, la dégénérescence, l'excitabilité du système nerveux. C'était presque un phénomène d'hypnotisme que racontait Mᵐᵉ Varouze, cette hasardeuse idylle, ces rendez-vous avec un inconnu, dont tout de suite, dès la première rencontre, le regard l'avait hantée, fascinée, la volonté l'avait conquise et dirigée malgré elle. —«Les jours, les rares jours, où je m'étais engagée à le rejoindre,» expliquait-elle, «j'avais beau prendre la résolution de n'y pas aller... Quand l'heure arrivait, il me fallait partir... C'était comme une force qui me poussait.» Elle donnait à cela des raisons romanesques: coup de foudre, irrésistible fatalité du sentiment, attraction des âmes... Et elle revenait sur son isolement, sur les blessures de sa vie conjugale, sur la beauté, le charme de ce passant, qui, d'une heure à l'autre, était devenu tout pour elle. —«Et,» demanda Régine d'une lèvre tremblante, «vous croyez que cet homme, cet inconnu, dont vous ne savez pas le vrai nom... ce serait... Miguel Almado?...» Tout bas, dans un chevrotement de honte, Claire avoua: —«L'idée m'en est venue, d'après un indice, puis un autre. Et d'abord, depuis la disparition d'Almado, qui s'est caché plusieurs semaines, je n'ai plus eu de nouvelles. —Quand avez-vous reçu les dernières? —La veille de cet horrible crime. —Mais les journaux ont publié son portrait. Ne l'avez-vous pas reconnu? —J'ai eu peur de le reconnaître... Almado porte sa barbe, tandis que l'autre... Puis les portraits des journaux sont si fantaisistes! —Alors qu'est-ce qui vous a fait croire?... —Des descriptions... Ses yeux, sa voix prenante, ses manières câlines... On le peint comme si séduisant, ce monstre!...» Était-ce une horreur sincère, ou une attraction morbide qui se traduisait par ce mot où sonna l'équivoque?... Régine oscilla entre la compassion et la révolte écœurée. —«Quel nom vous donnait cet inconnu comme étant le sien? —Armand. Un jour il a signé «Armando». Cela ressemble à Almado. —L'avez-vous vu souvent? —Cinq ou six fois. Et toujours dehors, dans des musées, des parcs... à la mare d'Auteuil. Jamais je ne me suis trouvée seule avec lui dans une chambre close. Me croyez-vous, Régine? me croyez-vous?... —Comment ne vous croirais-je pas? C'est le contraire dont je ne pourrais me persuader. Ce serait tellement invraisemblable que vous, Claire Varouze, si honnête, si fine, vous, une mondaine délicate, femme d'un haut magistrat, vous vous soyez mise à la merci du premier venu, parce qu'il avait des yeux noirs et de jolies moustaches?... Quels risques effroyables!... Sans compter l'impossibilité morale. Ce que vous avez fait me confond assez, sans que j'imagine autre chose. —Mais, Régine, ce que vous n'imaginez pas, Paris entier va le crier à tous ses échos comme une vérité incontestable, si le scandale éclate. O Dieu! Il n'y aura pas au monde une femme plus avilie que moi!... Mon mari pourra me rejeter comme la dernière des créatures... On m'ôtera ma fille... Non... Mais tout ce que je dis là n'est encore rien. Il n'y a pas de mots pour peindre l'ignominie où je sombrerai. Et cela pourquoi, Seigneur! pourquoi?... Pour avoir échangé quelques lettres et écouté quelques mots grisants, pour une intrigue imprudente et folle, mais innocentes... Quel châtiment, quelle torture!... Jamais pareille catastrophe n'aura écrasé une femme!... Jamais...» Elle s'interrompit, éclata d'un rire grinçant. «Madame Varouze, femme d'un conseiller à la Cour de Cassation, la maîtresse d'un assassin, d'un voleur... d'un guillotiné, peut-être!...» Sa voix s'étrangla, ses mains se tordirent. Elle glissait à la crise de nerfs ou à l'accès de folie. Régine eut la plus grande peine à la ramener au calme. Il lui fallut sortir elle-même de cette mesure, de cette lucidité tranquille, réglant les mouvements de son âme et leur expression habituelle. Tout en s'efforçant, avec une sobre autorité, de modérer l'effervescence de désespoir où s'affolait Claire, elle dut se répandre en affirmations et en protestations qui dépassaient sa pensée. Elle ne pouvait croire, déclarait-elle, que l'inconnu et Almado fussent le même homme. Mais si cela était, les magistrats certainement étoufferaient cette triste affaire. On sauverait Mᵐᵉ Varouze. Elle-même, Régine, interviendrait, agirait, userait de l'influence que son rôle philanthropique lui donnait, malgré sa jeunesse. D'ailleurs ces messieurs du Parquet se garderaient de compromettre l'honneur d'un homme de robe. Ils se tairaient par esprit de solidarité. En formulant cette hypothèse, Mᵐᵉ de Malboise se représentait avec inquiétude cet homme de robe, dont elle parlait,—cet André Varouze, gonflé de morgue, ambitieux, féroce quand son orgueil se croyait atteint, et qui serait implacable. Elle se le rappelait, directeur du cabinet ministériel de Bardal, jouant le garde des sceaux,—qu'il était alors effectivement, grâce à la timidité, à la nullité de son chef. Dans quel piège atroce il avait failli la broyer, à ce moment-là, lui donnant le choix entre sa haine et son désir, ayant bien pris ses mesures, n'ayant pas reculé devant un faux pour envoyer une marquise de Malboise à Saint-Lazare, si elle ne consentait à tomber dans ses bras. Le misérable!... Si Régine lui avait échappé, c'était grâce au sacrifice de Claire. Cette pauvre femme, qui pleurait maintenant, abîmée de honte, s'était jadis écrasé le cœur, avait renoncé à toute illusion de bonheur conjugal, bravé la rancune sans fin d'un tel mari, pour la sauver, sans la connaître, d'ailleurs, autrement que comme une rivale. Même c'est à cause de cela que, dans le désarroi de sa vie, elle était devenue sans résistance contre les sollicitations des rêves hasardeux. L'abîme où elle glissait ne s'était-il pas ouvert quand, pour voler au secours de Régine, elle avait brisé tout ce qui abritait sa faiblesse, sa chancelante nature de nostalgie et de névrose? «Ah!» se dit Régine, «il faut que je la sauve!...» —«Voyons,» reprit-elle tout haut, avec une douceur tendre, «que devons-nous faire tout de suite? Aviez-vous une idée en venant ici? Que comptiez-vous me demander? —De m'accompagner chez le juge d'instruction. Jamais je n'oserai y aller seule, en songeant à ce qu'il peut avoir à me communiquer. J'en tomberais morte sous ses yeux.» Claire parlait facilement de la mort, comme toutes les personnes de mentalité débile, qui empruntent ainsi une apparence de force et un factice héroïsme à la Reine des épouvantements. —«C'est entendu,» accéda Régine. «Pour quel moment vous a-t-il convoquée? —Pour trois heures, cet après-midi. —Voulez-vous rester avec moi jusque-là? —On s'étonnerait à la maison. Ma fille s'inquiéterait. Je viendrai plutôt vous prendre. —Soit. Mais pas dans votre voiture. Évitons le moindre commentaire. La mienne sera devant votre porte à trois heures moins vingt.» Lorsque les deux jeunes femmes pénétrèrent dans le cabinet de M. Treille, juge d'instruction, celui-ci s'étonna de les voir ensemble. —«Je n'ai convoqué que vous seule, madame,» dit-il à Claire, après s'être incliné devant sa compagne. —«Y a-t-il une difficulté judiciaire à ce que madame de Malboise assiste à notre entretien? —Aucune. La difficulté ne sera que pour vous, madame. Ce que j'ai à vous dire est très délicat. —Je n'ai pas de secret pour mon amie. —Vous en êtes bien sûre?» dit le juge, la regardant au fond des yeux. —«Tout à fait sûre.» M. Treille hésita un instant. —«C'est donc tellement grave?...» balbutia Mᵐᵉ Varouze, qu'un suprême espoir abandonnait. —«Vous allez voir...» Il prit une clef, ouvrit dans son bureau un tiroir à secret, et, d'une cachette intérieure, tira un menu paquet de papiers pliés. Claire tourna vers Régine des yeux d'égarement. —«Reconnaissez-vous ces lettres, madame?» demanda le magistrat d'un ton glacial. Elle ne répondit pas. —«Persistez-vous à ce que nous nous entretenions du contenu devant Madame?... —C'est fini!...» murmura Claire. «Je suis perdue!» Elle fouilla dans un petit sac qu'elle tenait à la main... M. Treille et Mᵐᵉ de Malboise se précipitèrent ensemble... La malheureuse femme venait de diriger contre elle-même un revolver,—arme de luxe, fine comme un bijou, mais très capable de donner la mort. Le coup partit tandis que le juge lui écartait vivement le bras. Personne n'eut de mal, la balle étant allée se perdre dans la boiserie. —«Quelle folie, madame!» s'exclama M. Treille, mais d'une voix moins dure que tout à l'heure. «Voulez-vous donc provoquer le scandale que nous pouvons peut-être éviter? —L'éviter?...» répétèrent les lèvres blanches prêtes à divaguer d'effroi. Cependant le dernier mot amollit l'affreuse tension des nerfs. Les larmes jaillirent. —«Je ne vous aurais pas parlé ainsi quand vous êtes entrée, madame. Je ne voyais aucune raison d'atténuer les suites de votre inconséquence. Et mon devoir est formel. Cependant votre désespoir me touche.» Régine prit la parole: —«Ah! monsieur le juge d'instruction, ce désespoir vous toucherait davantage encore si vous en connaissiez toute l'amertume, si vous saviez quelles fatalités ont pesé sur cette âme exaltée et sans défense, laissée à elle-même par des désastres intimes... Si vous compreniez de quelles fascinations peuvent être victimes ces natures crédules et nerveuses...» Elle n'en pouvait expliquer davantage. Mais le juge eut, vers elle, un coup d'œil d'intelligence, et murmura, hochant la tête: —«Je comprends...» Il connaissait la fragilité humaine, et surtout féminine, les détraquements de la volonté, les influences demi-hypnotiques sous lesquelles tombent de pauvres créatures trop vibrantes après d'excessives meurtrissures de leur sensibilité. Peut-être aussi connaissait-il André Varouze. Il eut pitié. S'asseyant à son bureau, et les yeux vers ses dossiers pour éviter la gêne de son regard à sa triste visiteuse, il prononça très doucement: —«Veuillez me répondre, madame. Je suis obligé de vous interroger, car vous êtes ici comme témoin. Votre déposition—à moins qu'elle ne comporte quelque renseignement relatif à la cause, ce qui me paraît peu probable—ne sera pas versée aux débats. Quant à vos lettres, je suis obligé d'en faire prendre copie. Mais je transcrirai moi-même celle ou se trouve votre véritable nom, c'est-à-dire la dernière... Et je vous rendrai les originaux... Ou bien nous les brûlerons ici, devant vous. Êtes-vous plus tranquille?...» Un faible «merci» traversa le mouchoir sous lequel Claire étouffait ses sanglots. Puis, tout de suite, cette exclamation navrée:—«Mais lui?... Ne parlera-t-il pas?... Ne me nommera-t-il pas?... Et en pleine audience peut-être!...» Le juge ne répondit que pour demander: —«Comment, madame, avez-vous eu l'imprudence de livrer à un inconnu le secret de votre personnalité?... Lui-même montrait plus de méfiance. Vous ne le connaissiez que sous le nom d'Armand. Et votre correspondance, poste restante, s'adressait à des initiales. —Il ne m'écrivait plus,» balbutia-t-elle. «Je pensais que ma résistance à révéler mon nom l'éloignait pour toujours. J'étais affolée. —Il ne vous écrivait plus parce qu'il avait changé de masque et qu'il se préparait à fuir hors de France. Savez-vous, madame, où l'on a retrouvé ces lettres?» Et le juge tapota de la main la petite liasse. Claire secoua la tête. —«Dans une cassette, enterrée au fond d'un souterrain... Dans la cassette qui contenait les bijoux de la malheureuse Lina de Cardeville. Ah! ce galant chevalier paraissait tenir à ses souvenirs amoureux!... —Monsieur!...» gémit la torturée, tandis que Mᵐᵉ de Malboise reprochait d'un signe au magistrat cette ironie cruelle et inutile. —«Mon Dieu!» reprit M. Treille, «on peut supposer qu'il gardait ces papiers pour quelque chantage futur, plutôt que par un sentiment de troubadour. Déjà son insistance à s'introduire, par vous, dans votre monde, indique le calcul. Sans doute, il méditait d'y faire des dupes, malgré les explications qu'il m'a données. —Quelles explications?... Qu'a-t-il dit de moi?... —Madame, il m'a parlé de vous en galant homme, et sa façon de s'exprimer, sa réserve, semblent indiquer, chez ce garçon mystérieux, une absence totale de vulgarité. C'est un être plein de contradictions. Il affirme qu'il est de haute race... Et ce ne serait pas impossible. Quant à son but, en vous poursuivant, c'était, à ce qu'il affirme, de rentrer par vous dans la société, dans le milieu qui devrait être le sien. La réussite, prétend-il, lui aurait permis de faire peau neuve, de jouer son véritable personnage, de renoncer aux expédients. Si, dans un mouvement de jalousie,—c'est du moins sa thèse,—il n'avait pas vu rouge, et serré trop fort le cou de sa... —Il avoue donc?...» s'écria Régine. —«Oui, parce qu'il ne peut plus faire autrement. Les lettres mêmes de Mᵐᵉ Varouze l'ont désigné. On l'a confronté avec l'employé du bureau où elles étaient adressées poste restante, et celui-ci l'a parfaitement reconnu, surtout après qu'on lui eut rasé la barbe. Nul autre que lui n'a donc volé et caché les bijoux qui accompagnaient ces lettres. —Mais,» observa Mᵐᵉ de Malboise, «ce vol doit l'empêcher de plaider la jalousie. —Le vol, d'après lui, n'était qu'une ruse pour simuler le cambriolage, après son acte de violence, qu'il voudrait faire passer pour un homicide involontaire. Mais, madame, je vous demande pardon si je vous arrête dans cette voie. Je n'ai pas à vous exposer l'instruction. Je dois écouter les révélations de votre amie.» Claire n'avait pas la force de dire grand'chose. D'ailleurs, sa triste aventure n'éclaircissait en rien ni le fond de l'affaire, ni la véritable personnalité de l'assassin. Elle avait rencontré Almado en allant faire des visites de charité, rue de l'Épée-de-Bois. Une première fois, c'était avec Mᵐᵉ de Malboise. L'inconnu avait fait impression sur elle par sa façon tenace de la regarder, comme par la séduction de sa physionomie. Mais ils ne s'étaient pas parlé. La seconde fois, elle était seule. L'étranger avait sauté dans un fiacre pour filer sa voiture. Inquiète de le voir s'attacher à sa poursuite et ne voulant pas qu'il découvrît où elle demeurait, Mᵐᵉ Varouze avait fait arrêter dans la cour du Carrousel, puis était entrée au musée du Louvre. Bientôt il l'avait rejointe, s'attachant à ses pas, osant enfin lui adresser la parole. Et c'est alors que, par la mélodie saisissante de sa voix, par l'originalité de ses discours, le magnétisme de ses regards, ses protestations de respect, la mélancolie de son âme désenchantée, il avait capturé ce cœur malade. Mᵐᵉ Varouze avait consenti à une correspondance, puis à un rendez-vous dans un endroit écarté du Bois de Boulogne. Almado l'avait conduite à la mare d'Auteuil. C'était à une fin de jour. Le décor était délicieux, d'un charme de lointain, de dépaysement, d'outre-vie, avec les reflets mourants, la grâce immobile des choses, leur silence... Là, cet homme jeune, beau, et qui paraissait sincère, avait murmuré des phrases si tristes et si tendres qu'à les évoquer seulement sans même les redire, Claire frissonna d'un frisson qui n'était pas tout de répulsion et d'effroi. Les deux témoins qui l'observaient en l'écoutant, échangèrent un regard. Évidemment, la représentation intérieure, chez cette imaginative, se dédoublait. L'homme d'Auteuil n'était pas l'inculpé de la Conciergerie. Rien n'effacerait le rêve d'une heure que le premier lui avait fait goûter. Malgré le crime avoué, l'appareil judiciaire, la guillotine imminente, une poésie resterait autour du sombre héros, dans ce souvenir de femme, une auréole parerait le front infâme. Cependant elle avait encore tout à craindre de lui. Au fond de sa prison. Almado tenait son honneur entre les mains. A quel prix l'empêcherait-on de livrer ce nom aux risées de la foule?... —«A aucun prix dont nous disposions, madame,» déclara le juge d'instruction. «Nous ne pouvons même pas avoir l'air de souhaiter le silence d'Almado, de le dicter, de le solliciter. Car le gredin s'en ferait une arme. Il nous proposerait un marché. Or, si dévoué que je puisse vous être comme homme, il m'est impossible de vous servir comme magistrat.» A ce moment Régine s'interposa. —«Monsieur le juge d'instruction,» demanda-t-elle, «pourriez-vous m'accorder l'autorisation de m'entretenir en particulier avec l'inculpé?» M. Treille sursauta et fixa sur celle qui parlait des yeux effarés. Quoi! elle aussi!... Cette jeune femme d'un si haut et si ferme caractère, d'un esprit si sage!... Subissait-elle en quelque mesure l'attraction malsaine? Il ne s'y trompa pas longtemps. —«S'il était en mon pouvoir, par une simple argumentation, de persuader à ce grand coupable qu'il ne doit parler à personne, pas même à son avocat, de l'irréprochable mondaine qu'il a un instant éblouie par ses mensonges, y aurait-il dans mon intervention quelque chose d'interdit, d'illégal? —Mon Dieu... pas précisément. C'est difficile, imprévu... mais faisable. —Alors, monsieur, voulez-vous me mettre à même... —Vous lui parleriez seule?... —Tout à fait seule. —Vous ne craindriez pas?... —Que voulez-vous que je craigne?... —Mais... avec un bandit si dangereux?...» Régine eut un léger rire. —«Ce serait plus dangereux pour lui que pour moi d'essayer quelque violence. D'ailleurs je ne refuse pas d'être protégée, mais je refuse d'être entendue par personne autre, car mon seul espoir d'influencer Almado tient au mystère de notre conversation. —Voyons...» dit le juge, risquant une facétie, «je ne peux pourtant pas vous faire accompagner par un agent qui serait sourd. —Postez l'agent de l'autre côté d'une porte vitrée, d'où il verra tout sans saisir un seul mot. Placez-moi à portée d'une de ces sonneries électriques qu'on déclenche en appuyant le pied sur le tapis, comme vous devez en avoir au Palais. Mettez les menottes au prisonnier. Que sais-je?...» Le magistrat se grattait le front. —«Madame, vous pouvez bien dire que si je consens à une aussi extraordinaire démarche, c'est seulement à cause de l'admirable mission de bienfaisance à laquelle vous vous consacrez. Votre zèle humanitaire...» La marquise l'interrompit. —«Vous consentez, monsieur?... Combien je vous remercie! Quand puis-je parler au prévenu? —Mais... tout de suite, si vous le souhaitez. Je vais prendre les mesures nécessaires. —Chère amie,» dit Régine à Mᵐᵉ Varouze, «rentrez chez vous. Aussitôt de retour rue de Babylone, je vous téléphonerai. Et vous viendrez me retrouver pour savoir le résultat de ce que je tente. J'espère rendre quelque sécurité à votre pauvre cœur.» Le juge d'instruction, avec son habitude de noter les moindres détails, remarqua que la marquise de Malboise ne proposait pas de courir elle-même chez Mᵐᵉ Varouze en sortant du Palais. Cela le dérouta, dans un si vif élan d'activité généreuse. «Il doit y avoir une raison,» pensa-t-il. «Ah! peut-être... le mari...» Il devina quelque roman là où gisait un drame. Jamais la marquise de Malboise n'avait remis les pieds dans la maison d'André Varouze depuis l'inoubliable scène. Jamais elle n'avait adressé la parole à cet homme. Parfois elle l'avait rencontré dans la rue ou à quelque messe funèbre—seule cérémonie officielle où elle allât depuis son mariage qui fut en même temps son veuvage. L'ancien directeur du cabinet au Ministère de la justice, maintenant conseiller à la Cour de Cassation et officier de la Légion d'honneur, lui adressait toujours un salut profond. Elle ne répondait pas et détournait la tête. XVI _LA RÉVÉLATION_ Lettre de Régine, marquise de Malboise, au lieutenant Hugues d'Ambarès. «_Mon cher Hugues, mon cher fiancé_, «_Je puis vous appeler de ce nom._ «_O mon ami! le mystère est dévoilé, l'ombre s'évanouit... Nous nous réveillons du lourd cauchemar. C'est ce réveil que je vous apporte. Oui, c'est la lumière du jour après la nuit._ «_Vous ne savez pas ce que ces mots représentent pour moi. Vous les lirez avec une fièvre joyeuse, car ils vous annoncent notre union prochaine, le rêve de nos cœurs enfin réalisé. Mais ils ont, dans ma pensée, une signification de délivrance plus profonde. Car vous aurais-je donné un bonheur digne de vous, de votre fidèle et patient amour, si mon âme était demeurée assombrie par cette sanglante équivoque?_ «_Tout cela est fini, Hugues._ «_Je connais l'énigme d'un drame plus tragique cent fois que nous ne l'eussions imaginé, mais dont l'horreur ne saurait nous atteindre. Quand je vous aurai dit ce que je vous en peux révéler,—ce qui suffira pour effacer nos scrupules,—nous en détournerons notre esprit, nous n'aurons plus qu'à plaindre et à oublier._ «_Écoutez ce récit, qui vous confondra d'étonnement._ «_Mais, tout d'abord, laissez-moi vous remercier de m'avoir si promptement envoyé le débris de chaîne sur l'identification duquel reposait toute notre espérance. Je vous l'avais demandé la semaine dernière, parce que j'avais cru découvrir un rapport entre le travail très particulier des chaînons et le dessin d'un des fameux bijoux volés à Mᵐᵉ de Cardeville. Mon intention était d'obtenir du juge instructeur la permission de comparer sous ses yeux._ «_Je me hâte de vous dire que cette idée m'abandonna dès que j'eus l'objet entre les mains. Le seul examen sur le journal illustré me fit constater mon erreur._ «_Toutefois, dans l'irrésistible espoir que cette pièce de conviction n'était pas étrangère au passé d'Almado, je l'emportai hier en me rendant au Palais._ «_Au Palais!...», vous exclamez-vous, mon cher Hugues. Et vous croyez peut-être que, sans m'entendre avec vous, j'ai pu risquer une intervention dans le procès. Non. Il ne s'agissait d'aucune déposition de ma part. Je ne l'aurais pas fait sans votre aveu formel. Désormais je n'y songe plus, et vous ne le demanderez pas._ «_Une femme du monde,—que je ne puis vous nommer, bien entendu,—avait commis l'inconséquence d'écrire naguère à Almado. Vous n'ignorez pas que ce criminel fut un don Juan, charmeur, audacieux, de distinction réelle, et qu'il porta bien des masques. La malheureuse, affolée, eut recours à moi. Le juge d'instruction, ayant saisi ses lettres dans la cassette même où se trouvaient les bijoux de Mᵐᵉ de Cardeville, la convoquait. Elle perdait complètement la tête, et n'osait se rendre seule à une si pénible entrevue._ «_Cette femme avait des droits à mon dévouement. Je résolus de l'aider dans la mesure de mes moyens. Et, tout d'abord, je l'accompagnai auprès de M. Treille._ «_Ce que fut la scène, vous le devinez. Quand elle reconnut le paquet de ses lettres dans les mains du juge, la pauvre créature, dont le mari occupe une haute situation officielle et possède une âme de bourreau, se crut perdue. Elle essaya de se tuer avec un petit revolver, que M. Treille lui enleva vivement. Ce magistrat, d'abord fort mal disposé pour elle, s'attendrit un peu, en constatant la disproportion d'une catastrophe inouïe avec une faute restée toute d'imagination, et dont la cause était dans des chagrins intimes et un déséquilibre mental voisin de l'irresponsabilité. Il se montra un homme généreux et un galant homme. En tout ce qui dépendait de lui, le secret fut promis, assuré._ «_Mais il y avait Almado. Celui-ci pouvait parler, livrer le nom en pleine audience, par fanfaronnade, astuce ou dépit... que savait-on?_ «_C'est alors, Hugues, que la pensée me vint d'obtenir une entrevue avec cet homme, seul à seule. Vous saisissez mon projet... D'ailleurs, qu'importe? La suite vous le fera comprendre._ «_Le juge d'instruction, après quelques difficultés, finit par consentir. A l'heure même, il me mit en présence de ce criminel fameux, dont la véritable personnalité reste inconnue, dont les aventures, certaines ou probables, ont déjà fourni tant de légendes._ «_Avant de m'introduire dans le cabinet où l'on venait d'amener Almado, M. Treille m'expliqua que cette pièce n'avait pas d'autre issue que la porte près de laquelle se tenaient deux gardes. La fenêtre en était grillée. C'est un endroit destiné à ces sortes d'entrevues, où le prisonnier pourrait risquer un coup de force contre une femme ou quelqu'un de faible, et tenter de s'échapper. Le prévenu, en outre, devait avoir les menottes. Ces renseignements tendaient à me rassurer. Ils étaient superflus. Je n'avais pas peur._ «_Peut-être allez-vous froncer les sourcils et supposer que je n'avais pas assez peur, que la curiosité l'emportait chez moi sur tout autre sentiment...—La curiosité, et aussi je ne sais quel bigarre orgueil à me trouver dans une situation incroyable, excessive, prête à converser, moi, Régine de Malboise, avec un assassin notoire, avec un de ces criminels prestigieux dont les détraquées du grand monde découpent le portrait dans les journaux, désespérées si elles n'ont pas leur place aux assises lorsqu'il y comparait._ «_Eh bien, Hugues, je serai franche. Il y avait un peu de ce mauvais orgueil dans les battements de mon cœur. Peut-être allais-je tenir le secret de cette destinée, cette existence même, entre mes mains... Peut-être le romanesque bandit gardait-il le dernier mot de la mienne... Dans une conjoncture tellement extraordinaire, tout se bouleversait dans ma pensée, dans ma conscience... Et sans doute, étant femme, je ne pus me défendre tout à fait de goûter la saveur violente d'une si vertigineuse minute._ «_La porte s'ouvrit. Almado, qui était assis, se leva. Le juge lui dit:_ —«_Voici madame la marquise de Malboise, qui a désiré vous parler, Almado. Soyez sensible à un tel honneur. Quoi que madame la marquise ait à vous demander ou à vous dire, il vous sera tenu compte de votre confiance et de votre respect envers elle.»_ «_Après ce petit discours, prononcé avec une emphase solennelle, le magistrat se retira._ «_Avait-il ou non remarqué ce qui venait de me frapper si étrangement moi-même?... La commotion reçue par Almado en apprenant qui j'étais. Seul avec moi maintenant, il ne se rasseyait pas, mais demeurait dans un saisissement visible, d'une pâleur qui ne pouvait être normale, les yeux dilatés, tandis que ses lèvres balbutiaient quelque chose, d'un souffle si bas que je n'aurais rien discerné, si ce n'eût été les mots perçus toujours par notre oreille, ceux qui forment notre nom:_ _—«Marquise de Malboise... Marquise de Malboise...» balbutiait-il._ _—«Oui... c'est moi,» lui dis-je. «Qui peut vous étonner à ce point?»_ _«Je dus répéter ma question, ajouter une phrase humaine et douce—quoique distante, comme vous le pensez bien. Il restait hors d'état de parler._ _«Je ne vous décrirai pas la physionomie de cet homme, Hugues. Vous la connaissez par l'imagerie la plus abondante qui fut jamais. Cela me répugnerait de vous dire qu'il est beau. Ma plume voudrait, par dédain, éviter ce terme. Cependant, ce serait presque mentir que de passer sous silence un trait si manifeste, même de ne pas le souligner en notant des qualités de tenue, d'expression, d'attitude, une aisance singulière de façons,—et de bonnes façons,—qui marquent la race dans cet être tombé si bas, mais vraiment tombé de haut._ _«Miguel Almado—ou plutôt Michel-Armand, tels sont ses véritables prénoms, qu'il transforma—a du sang bleu dans les veines, du sang de grande lignée. C'est un enfant naturel, l'enfant d'une faute. Et cette origine, si volontiers imaginée par les héros de bagne qui ont de la lecture, est vraie, hélas! en ce qui le concerne._ _«Sans paraître observer son émotion, je lui dis brièvement ce qui m'avait décidée à lui parler. Il ne pouvait déshonorer une femme. Quels que fussent ses égarements, je me refusais à l'en croire capable. Cependant, s'il y voyait un intérêt de défense, je l'avertissais que peut-être, de mon côté, je connaissais contre lui des charges assez graves pour que mon silence valût le sien, et que je venais lui offrir cette transaction._ _«Une espèce de joie parut sur son visage. J'avais à peine terminé qu'il prit vivement la parole:_ _—«Madame,» dit-il, «j'ignore quelles sont les charges dont vous parlez, et qui peuvent me perdre. Si graves que je les suppose, votre silence m'importe peu auprès du grand service que j'oserai vous demander, que vous seule, parmi les êtres humains avec qui je converserai encore, êtes à même de me rendre... Consentez à écouter, à exaucer ma prière, et jamais je ne prononcerai le nom de votre amie, dussé-je, en me taisant, risquer ma tête.»_ _«Il enchérissait sans doute un peu. Rien dans son intrigue avec la mondaine dont il s'agit n'était de nature à lui créer un alibi, à le disculper en quelque mesure. Et pourtant?... Avec un être intelligent, retors et volontaire comme cet Almado, il fallait tout prévoir._ _«Je lui demandai, fort surprise, quel service il attendait de moi, supérieur à la discrétion d'où dépendait son salut. Il eut un mouvement découragé, comme pour avouer à quel point, de toutes façons, ce salut était compromis. Puis il reprit:_ _—«Quoi qu'il arrive, madame, et par quelque issue que je sorte de cette vie infernale, j'ai résolu ceci: c'est que nul au monde ne connaîtra ma véritable personnalité. Depuis la minute où vous êtes entrée ici, j'ajoute en moi-même: hormis vous, madame la marquise de Malboise. Oui, dès que j'ai entendu votre nom...—Et vous allez comprendre ce qu'il représente pour moi... ce nom...—j'ai songé à vous confier mon secret. C'est le meilleur moyen de le rendre inaccessible aux autres... inaccessible à cette société infâme, qui va me condamner, m'exécuter ignominieusement peut-être, et dont l'hypocrisie est cause de ma ruine._ _—«Si vous avez commis des crimes, Almado, en quoi la société en serait-elle cause?..._ _—«Ce sont ses préjugés atroces,» me répondit-il, «qui m'ont privé du nom et de l'héritage auxquels j'avais droit, qui ont permis à un misérable de martyriser ma mère et de me supprimer impunément. Sa tentative pour m'assassiner, moi, pauvre enfant sans défense, a échoué... par un miracle!... Mais il m'a tué moralement, il a détruit mon existence normale, il m'a précipité dans un abîme de misère et de vice. Puis, en faisant croire à ma mort, il m'a dépouillé des biens immenses que ma mère me léguait par son testament...»_ _«Almado énumérait avec un accent de vérité extraordinaire ces circonstances invraisemblables. Déjà je n'échappais plus à la singulière pénétration de sa parole, à je ne sais quelle force lumineuse qui ressortait de ses moindres mots et in enveloppait comme d'une atmosphère de vérité. Mais surtout j'étais impressionnée par la façon dont ce criminel parlait de sa mère. Sa voix sombrait sur ce mot, se faisait profonde et attendrie, comme imprégnée d'une ferveur religieuse. Je ne l'interrompais pas. Il continua:_ _—«J'ai sur moi, madame, et tellement bien encastrés dans l'épaisseur d'une doublure qu'on ne m'en a pas dépouillé, le portrait de ma mère et son testament. Si vous n'aviez pas eu la pensée sublime de venir me trouver pour vous adresser à ma générosité, à ce qui me reste d'honneur, j'eusse anéanti ces reliques, je les eusse déchirées de mes dents, j'en eusse avalé les miettes, pour sauver d'un scandale infâme le nom de celle qui me mit au monde pour son humiliation et pour son malheur, et qui pourtant m'aima... qui m'aima!... qui m'eût reconnu hautement, noblement, si...»_ _«Almado s'arrêta, la voix brisée. Il cacha sa tête dans ses mains, qu'alourdissaient les menottes. Je le laissai sécher les pleurs qu'il essayait de me dérober._ _«Quand il reprit son calme,—un calme farouche,—il n'ajouta pas un mot. Mais il se mit en devoir de défaire quelque chose à l'intérieur de sa jaquette. Les menottes le gênaient. Je lui prêtai un canif en or, qui pendait à ma trousse de ceinture, et que le juge d'instruction ne m'avait pas enlevé,—par égard, ou par distraction. Grâce à ce petit instrument, Almado vint assez vite à bout de sa besogne. Un instant après, il retirait de la couture ouverte un papier et un médaillon. Ces objets, protégés par la toile raide du revers, n'avaient pas révélé leur présence quand on fouilla le prévenu._ _«Almado me dit alors:_ _—«Madame, je vous confie ces reliques, seules choses qui me soient précieuses au monde, ces reliques que je veux soustraire aux mains abjectes des policiers et des bourreaux. Consentirez-vous à en être dépositaire? Un jour peut-être, absous et libre, je vous prierai de me les rendre. Sinon, vous les livrerez au néant, où je serai descendu... En mourant, j'aurai la joie de savoir qu'elles me suivront jusque-là, sous la sauvegarde de votre loyauté et de votre pitié.»_ _«Il ajouta:_ _—«Voilà le service dont je parlais. J'y tiens par-dessus tout. Accordez-le moi, et je vais vous jurer sur ce portrait sacré que jamais le nom de votre amie ne sortira de mes lèvres.»_ _«Quand Almado se tut, mon cher Hugues, je restai pensive, incertaine. Ce dépôt, qui me créait une entente secrète avec un tel homme, je répugnais à l'accepter. Des soupçons, des réflexions, se pressaient dans ma tête... Qu'était-ce que cette femme dont j'aurais à préserver l'image et la réputation?..._ _«Almado observa mon trouble d'un œil singulier. Tout à coup il me tendit la miniature._ _—«Regardez, madame la marquise de Malboise,» dit-il. «Voici ma mère. Savez-vous comment elle s'appelait?...»_ _«Son intonation me fit courir dans les veines le frisson du pressentiment._ _«Et alors il prononça le nom..._ _«O Hugues!... ce nom..._ _«Si vous saviez!..._ _«C'est celui pour l'honneur duquel nous donnerions l'un et l'autre notre vie. Et cependant il nous est odieux. Bientôt il n'existera plus... Nulle autre femme, quand je serai la vôtre, ne le portera plus. Nous devons tout accomplir pour qu'il demeure intact. Celle qui le garde dans la tombe a tout souffert pour qu'il ne fût pas outragé. Ce nom... et son nom de jeune fille, comme sa mémoire, doivent demeurer très haut... à l'écart de toute honte._ _«Béni soit le Ciel, qui, dans l'ignominie où son fils est tombé, fait briller une lueur de conscience, et permet que ce malheureux respecte et défende ce qui doit être inattaqué!_ _«Ce nom, que je n'écris pas, même pour vous, que j'ai juré de ne pas révéler, il est sur vos lèvres, qui n'osent le prononcer, n'est-ce pas?... Que cela suffise!... Ne me questionnez jamais sur un secret si terrible. Aurais-je seulement le droit de vous laisser entrevoir la faute et le calvaire d'une femme, d'offenser la pudeur de cette tombe, si je ne vous devais pas, mon ami bien-aimé, l'explication du crime dont j'eus le malheur de vous accuser un instant._ _«Lorsque Almado me présenta le portrait de sa mère, ce ne fut peut-être pas la révélation du nom de cette infortunée, si bouleversante que fût cette révélation, dont je restai écrasée jusqu'à la stupeur. Au médaillon contenant la déchirante figure, un morceau de chaîne pendait... Vous lisez bien, Hugues... un morceau de chaîne d'or... Le fragment pareil à celui que vous m'aviez envoyé, et que j'avais sur moi._ _«Je ne m'arrête pas à vous peindre ce que j'éprouvais. Sans mot dire, je tirai de ma poche l'autre débris, et les assemblant à la brisure, qui ne laissait pas de doute, je mis le tout sous les yeux d'Almado. Cet étrange criminel eut à peine un tressaut de surprise. D'une voix calme, il me dit:_ _—«C'était donc en votre possession, ce bout de chaîne, que je suis revenu chercher vainement dans le souterrain?... Tant mieux! Maintenant que vous savez tout, oserez-vous dénoncer celui qui vous a délivrée d'un monstre... celui qui vous a sauvé d'appartenir au tortionnaire d'une femme, à l'assassin d'un enfant?»_ _«Toute tremblante, je demandai:_ _—«Alors... c'est vous... qui l'avez tué?_ _—«Oui,» répliqua-t-il avec force. «Et j'en suis fier! C'est la seule action méritoire de ma vie.»_ _«Quelle minute, ô mon Hugues! Quelle minute de délivrance et d'horreur!... Je ne pouvais prononcer un mot. Ce fut lui qui reprit:_ _—«Je connais l'homme qui arracha cette chaîne de ma poitrine. Son nom était sur la bicyclette dont je m'emparai ensuite. Parlera-t-il, celui-là?...»_ _«Je répondis:_ _—«Non. Mais dites-moi tout. Pourquoi, comment avez-vous frappé Hugues d'Ambarès, dans la nuit du souterrain?... Vous avez failli le tuer, lui aussi._ _—«Je ne voulais pourtant que l'étourdir et passer. J'avais cru lui donner le temps de sortir des galeries, où je l'avais vu s'engager après sa conversation avec vous. Du taillis où je me cachais, je m'étais trouvé témoin de votre rencontre. Je le croyais déjà bien loin, quand, tout à coup, grâce à ma lanterne, je l'aperçus. Il me barrait le chemin. Ayant voilé la lumière, je ne pouvais tirer sur lui. D'ailleurs, je vous le répète, mon intention n'était pas de le tuer. Je pris mon fusil par le canon, et, quand je le sentis près de moi, je lui assénai un coup de crosse sur la tête...»_ _«Il me fallut, mon cher Hugues, un effort pour ne pas crier à ce bandit mon indignation, dans le frémissement que son horrible aveu m'inspira. Il me vit pâlir et reculer, comprit sans doute, et haussa légèrement les épaules, avec un air de finesse et de souriante supériorité. Puis il acheva son récit._ _«Dans la violence du coup qu'il vous porta, Almado fit partir sa carabine, dont la balle lui laboura l'épaule. De là, sur le mur, ces taches de sang, et la trace de cette main, qu'il y appuya après l'avoir portée à sa blessure. Ensuite, il tamponna cette blessure comme il put. Elle n'était que superficielle, et lui engourdit à peine le bras. Ayant découvert votre bicyclette, il ne manqua pas de s'en emparer. Hors du souterrain, il enfouit dans un trou, sous un amas de feuilles sèches, l'instrument de son crime. C'était une carabine de fabrication spéciale, rapportée par lui d'Amérique. Vous vous rappelez combien l'origine de cette arme déconcerta la justice._ _«Grâce à votre bicyclette, Almado fut rapidement loin du théâtre du meurtre. Très tard dans la nuit, il entra dans une hôtellerie de village, et fit soigner sa plaie. Il prétendit avoir été renversé avec sa machine par une voiture, dont la roue aurait déchiré sa manche et abîmé son épaule. Aucun médecin n'était à proximité. Le voyageur assura que son écorchure guérirait bien sans le secours de la Faculté. Nul observateur compétent ne put donc reconnaître la marque d'une balle dans le sillon sanglant qui labourait la chair du meurtrier._ _«Maintenant, mon cher Hugues, vous savez tout de ce lugubre drame. Vous voyez que nous avons le droit d'en séparer notre vie, d'en séparer notre amour. C'est ce que j'avais hâte de vous dire, pour emplir votre cœur de cette clarté libératrice où s'illumine le mien._ _«Si cette lettre vous paraît incomplète, incohérente peut-être, n'en accusez que l'émotion dont je palpite depuis hier, et mon empressement à tout vous dire, à la fois, sur-le-champ. Je vous donnerai de vive voix les détails que vous souhaiterez connaître encore._ _«Pour l'instant, la plume tombe de ma main lassée... Il me tarde de la poser, de me taire, d'oublier toutes ces pensées d'horreur... pour regarder dans vos yeux..._ _«O mon Hugues! j'y vois renaître, enfin, dégagé de toute ombre, notre amour d'autrefois, fait d'innocence et d'espérance._ _«Et j'appuie mon front sur ta poitrine, où tout est pur, où tout est noble, où tout est bon._ _«Je t'aime._ «RÉGINE.» ⁂ Tout commentaire de cette lettre serait inutile. Chacun se rappelle comment le célèbre Almado échappa à la justice des hommes par le suicide. Ayant trouvé le moyen d'être laissé seul un instant, il s'étrangla avec son mouchoir roulé en corde. L'énergie et la promptitude déployées pour accomplir un tel acte, stupéfièrent ses gardiens. Mais, surtout, le désappointement fut universel de ne pas voir se dérouler un procès si impatiemment attendu, et dont on espérait des révélations si curieuses. Miguel Almado, dit Michel d'Occana, emportait dans la mort le secret de sa véritable personnalité. Bientôt après, le nom qui fut celui de sa mère,—comme l'apprit, dans un si tragique émoi, celle qui le portait à son tour, disparut de ce monde. Car il n'y a plus de marquise de Malboise depuis que Régine est la femme de son cousin Hugues d'Ambarès. Fin de _LE MEURTRE D'UNE AME_ Seconde et dernière Partie de _MORTEL SECRET_ [Illustration] [Illustration] [Illustration] TABLE I. En l'Année terrible 1 II. Les Baisers tragiques 24 III. L'Arrêt du Destin 43 IV. L'Héritage d'un Héros 79 V. Le Martyre d'une Mère 119 VI. Le Loup et l'Agneau 145 VII. Le Gouffre 172 VIII. Une Ame sans frein 193 IX. Le Fond de la Cassette 224 X. Le Mort vivant 243 XI. La Rencontre 269 XII. Devant l'Énigme 289 XIII. Le Fétiche 308 XIV. Double Masque 340 XV. Hasardeuse Idylle 375 XVI. La Révélation 398 [Illustration] _Achevé d'imprimer_ le trente avril mil neuf cent deux PAR ALPHONSE LEMERRE 6, RUE DES BERGERS, 6 _A PARIS_ End of the Project Gutenberg EBook of Le meurtre d'une âme, by Daniel Lesueur *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEURTRE D'UNE ÂME *** ***** This file should be named 51083-0.txt or 51083-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/1/0/8/51083/ Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that * You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." * You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. * You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. * You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.