Project Gutenberg's Le Démon de l'Absurde, by Marguerite Vallette-Eymery

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Title: Le Démon de l'Absurde

Author: Marguerite Vallette-Eymery

Commentator: Marcel Schwob

Release Date: April 30, 2015 [EBook #48830]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DÉMON DE L'ABSURDE ***




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LE DÉMON DE L'ABSURDE

PAR

RACHILDE

(Marguerite Vallette-Eymery)

AVEC REPRODUCTION AUTOGRAPHIQUE DE 12 PAGES DU MANUSCRIT

PRÉFACE DE MARCEL SCHWOB

PORTRAIT DE L'AUTEUR PAR FRANÇOIS GUIGUET

PARIS
ÉDITION DU «MERCURE DE FRANCE»
15, RUE DE L'ÉCHAUDÉ-SAINT-GERMAIN
M DCCC XCIV

Table

Credibile est quia ineptum
est... certum est quia impossibile.
TERTULLIANUS.
De carne Christi, 5.


PRÉFACE

«Il y a à parier, dit Chamfort cité par Edgar Poe, que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre.»

Je ne voudrais pas définir autrement l'absurde. Entre l'avis d'un homme seul et l'opinion de la multitude, on ne saurait hésiter. On lit dans l'évangile de saint Luc[1] que les démons qui s'appelaient «Légion» prièrent Jésus de leur permettre d'entrer dans le corps des pourceaux errants sur la montagne. Jésus le leur permit, et les pourceaux possédés se ruèrent au précipice. Ainsi le démon de l'absurde est entré dans le corps de la légion; et la multitude se rue vers son précipice en confectionnant ses lois et en obéissant à ses conventions: car tels sont les commandements du sot démon.

Ce n'est donc pas dans ce livre que vous trouverez le démon de l'absurde; mais exerçant sa puissance de terreur, il erre tout autour, comme le rôdeur de la nouvelle que vous allez lire rôde autour de la maison. Gardez-vous de fuir dans la campagne noire: car le démon rôdeur vous saisira. Mais laissez dans la cuisine de la maison la chandelle qui continue à brûler, ressemblant à un cierge funéraire; et asseyez-vous là, dans l'enclos. Ne sortez pas des pages de ce livre, car vous serez harcelés par les pourceaux possédés de sottise, et au dehors rôde le démon dans son royaume d'obscure absurdité.

Il n'y a d'autre réalité que les choses inventées par une imagination inimitable. Tout le reste est sottise ou erreur. «L'homme vraiment fort est l'homme qui est seul.» Si Rachilde est seule à s'effrayer des miroirs, à contempler dans la gloire du couchant le château hermétique où jamais elle n'entrera, à éprouver les affres de la mort pour une dent arrachée, c'est qu'elle voit plus loin que nous. Le maître de l'absurde est entré dans nos corps, selon la permission de Jésus, et notre vue s'est obscurcie. Si les contes de Rachilde paraissent absurdes au démon nommé «Légion», nous serons certains qu'ils contiennent une part d'inappréciable vérité.

Toutes choses ont entre elles des rapports. Quand nous saisissons leurs rapports de position, nous les classons suivant la cause et l'effet. Quand nous les concevons selon leurs relations de ressemblance et de grandeur, nous les classons suivant les idées logiques de notre esprit. Ces notions étant communes à tous les philosophes, il y a fort à parier qu'elles ne suffisent pas à la vérité. On peut imaginer que les choses ont entre elles d'autres rapports que le rapport scientifique et le rapport logique. Elles peuvent se rapporter l'une à l'autre en tant qu'elles sont des signes. Car les signes n'ont quantité ni qualité absolue. Et il est possible que les signes étant très différents, les choses signifiées soient très voisines. De ces choses signifiées les sens ni l'intelligence ne peuvent rien savoir. Mais les chiens qui hurlent à la mort ne savent pas qu'elle viendra. Ainsi Rachilde quand elle crie d'épouvante ressemble à Kassandra hurlant à la mort devant le porche noir des Atrides. Kassandra ne sait pas ce qui va la terrifier. Rachilde ignore le rapport tragique des choses qui la hantent. Mais elle le pressent et une trépidation sacrée la saisit.

Voyez la petite femme qui a perdu une dent. «Oh, elle a bien senti, quand est tombé cela entre les morceaux du croquet, comme un petit cœur froid qui s'échappait d'elle. Elle vient d'expirer tout entière dans un minuscule détail de sa personne.»

Et les deux vieilles femmes que Rachilde a connues, et qui sont mortes en disant: «Nous ne sommes pas «chez nous ici!» Ce n'est pas ici que nous devrions mourir.»

Sauriez-vous déduire l'effet de la cause, formuler la majeure du raisonnement qui donne cette conclusion? Pourtant il y a une liaison profonde entre la dent perdue et la corruption totale; et les vieilles moribondes pressentent plus que le langage ne pourrait exprimer. C'est la même puissance obscure d'union qui amène la mort au bout de la volupté, qui évoque l'obscénité des petites mains grasses, qui estompe de tristesse le paysage de printemps avec ses branches d'amandier en fleurs. Partout Kassandra frémit et pressent l'inexplicable. Car il lui a été donné d'éprouver les rapports mystérieux des signes. On a dit que les femmes ont des antennes au cœur. Rachilde a des antennes au cerveau. Pour avoir deviné à vingt ans, en écrivant la «Scie», l'irrémédiable médiocrité de la vie et son inutilité, il faut une hyperesthésie intellectuelle que la seule sensibilité féminine n'explique pas. Avec ces délicats filaments qui prolongent son intelligence, elle flaire la mort à travers l'amour, l'obscène à travers la santé, la terreur à travers le calme et le silence. Comme une chatte aux écoutes, elle dresse l'oreille, et elle entend la petite souris de mort qui ronge, ronge les murailles, les idées, la chair. Et elle allonge voluptueusement la patte pour jouer avec la petite souris mortelle.

MARCEL SCHWOB.

[1] F. Dostoïevsky: Les Possédés.


Rachilde, portrait par François Guiguet.


LES FUMÉES

(fac-simile)













A JULES RENARD

L'ARAIGNÉE DE CRISTAL

Un grand salon dont une des trois fenêtres ouvre sur une terrasse remplie de chèvrefeuille. Nuit d'été très claire. La lune illumine toute la partie où se trouvent les personnages. Le fond reste sombre. On entrevoit des meubles de formes lourdes et anciennes. Au centre de cette demi-obscurité, une haute glace psyché de style empire, maintenue de chaque côté par de longs cols de cygnes à becs de cuivre. Un vague reflet de lumière sur la glace, mais, vu de la terrasse éclairée, ce reflet ne semble pas venir de la lune, il paraît sortir de la psyché même comme une lumière qui lui serait propre.

LA MÈRE: 45 ans, des yeux vifs, une bouche tendre; c'est une figure jeune sous des cheveux gris. Elle porte une élégante robe d'intérieur noire et une mantille de dentelles blanches. Voix sensuelle.

L'ÉPOUVANTÉ: 20 ans. Il est maigre, comme flottant dans son négligé de coutil blanc pur. Sa face est terreuse, ses yeux sont fixes. Ses cheveux noirs plats luisent sur son front. Il a les traits réguliers rappelant la beauté de sa mère, à peu près comme un homme mort peut ressembler à son portrait. Voix sourde et lente.

Les deux personnages sont assis devant la porte ouverte.

LA MÈRE: Voyons, petit fils, à quoi penses-tu?

L'ÉPOUVANTÉ: Mais... à rien, mère.

LA MÈRE (s'allongeant dans son fauteuil): Quel parfum, ce chèvrefeuille! Sens-tu? Ça vous grise. On dirait une de ces fines liqueurs de dame... (Elle fait claquer sa langue).

L'ÉPOUVANTÉ: Une liqueur, ce chèvrefeuille? Ah?... oui, mère.

LA MÈRE: Tu n'as pas froid, j'espère, de ce temps-là? Et tu n'as pas la migraine?

L'ÉPOUVANTÉ: Non, merci, mère.

LA MÈRE: Merci quoi? (Elle se penche et le regarde attentivement.) Mon pauvre petit Sylvius! Avoue-le donc, ce n'est pas gai de tenir compagnie à une vieille femme. (Humant la brise.) Quelle douce nuit! C'est inutile de demander les lampes, n'est-ce pas? J'ai dit à François d'aller se promener, et je parie qu'il court le guilledou avec les bonnes. Nous resterons ici jusqu'au moment où la lune tournera... (Moment de silence. Elle reprend gravement.) Sylvius, tu as beau t'en défendre, tu as un chagrin d'amour. Plus tu vas, plus tu maigris...

L'ÉPOUVANTÉ: Je vous ai déjà déclaré, mère, que je n'aimais personne que vous.

LA MÈRE (attendrie): Cette bêtise! Voyons, si c'est une fille de princesse, nous pourrions nous l'offrir tout de même. Et si c'est une maritorne, pourvu que tu ne l'épouses pas...

L'ÉPOUVANTÉ: Mère, vos taquineries m'enfoncent des aiguilles dans le tympan.

LA MÈRE: Et si c'est la dette, la grosse dette, hein? Tu sais que je puis la payer.

L'ÉPOUVANTÉ: Encore la dette! Mais j'ai plus d'argent que je ne peux en dépenser.

LA MÈRE (baissant le ton et rapprochant son fauteuil): Alors... tu ne vas pas te fâcher, Sylvius? Dame! Vous autres hommes, vous avez des secrets plus honteux que des mauvaises passions et des dettes... J'ai résolu de me mêler de tout... tu m'entends? Si celui qui est ma propre chair était malade... eh bien (finement), nous nous soignerions...

L'ÉPOUVANTÉ (avec un geste de dégoût): Vous êtes folle, ma mère.

LA MÈRE (avec emportement): Oui, je commence en effet à croire que je perds la tête rien qu'à te regarder! (Elle se lève.) Est-ce que tu ne t'aperçois pas que tu me fais peur?

L'ÉPOUVANTÉ (tressaillant): Peur!

LA MÈRE (revenant et se penchant sur lui, câline): Je n'ai pas voulu te peiner, mon Sylvius! (Un temps, puis elle se relève, et parle avec véhémence) Oh! quelle est la gueuse qui m'a pris mon Sylvius? Car il y a une gueuse, c'est certain...

L'ÉPOUVANTÉ (haussant les épaules): Mettons en plusieurs, si cela vous convient, ma mère.

LA MÈRE (demeurant debout et semblant se parler à elle-même): Ou bien un vice effroyable, un de ces vices dont nous ne nous doutons même pas, nous, les femmes honnêtes. (Elle s'adresse à lui.) Depuis que tu es ainsi, je lis des romans pour essayer de te deviner, et je n'ai rien découvert encore que je ne sache déjà.

L'ÉPOUVANTÉ: Oh! je m'en doute.

LA MÈRE: C'est décidé! Demain, nous inviterons des femmes, des jeunes filles. Tu reverras Sylvia, ta cousine. Tu la suivais jadis comme un toutou, et elle est devenue charmante; un brin coquette, par exemple, mais si curieuse avec ses imitations de toutes les cantatrices en vogue!... Oh! mon chéri, la femme, ce doit être la seule préoccupation de l'homme. Puis l'amour vous fait beau! (Elle lui caresse le menton.) Tu pourras redemander la glace de ton cabinet de toilette!...

L'ÉPOUVANTÉ (se dressant avec un geste d'effroi): La glace de mon cabinet de toilette!... Mon Dieu! des femmes, des jeunes filles, des créatures qui ont toutes au fond des yeux des reflets de miroirs... Ma mère! Vous voulez me tuer...

LA MÈRE (étonnée): Quoi! Encore des idées à propos des miroirs! C'est donc sérieux, cette manie? Ma parole, il a fini par s'imaginer qu'il était laid. (Elle rit.)

L'ÉPOUVANTÉ (jetant un regard furtif derrière lui, du côté de la psyché que la lune éclaire lointainement): Maman, je vous en prie, abandonnons cette discussion. Non, mon physique n'est pas en jeu... Il y a des causes morales... Mon Dieu! Vous voyez bien que j'étouffe!... Est-ce que vous comprendriez!... Oh! depuis huit jours, c'est une persécution incessante! Vous m'accablez! Non, je ne suis pas souffrant!... J'ai besoin de solitude, voilà tout. Invitez tous les miroirs qu'il vous plaira, et accrochez au mur toutes les femmes de la terre, mais ne me chatouillez pas pour me faire rire... Ah! c'est trop, c'est trop!... (Il retombe sur son fauteuil.)

LA MÈRE (l'entourant de ses bras): Tu étouffes, Sylvius, à qui le dis-tu? Moi, je meurs de chagrin de te voir cette mine taciturne. Un bon mouvement, je suis capable de te comprendre, va... puisque je t'adore!... (Elle l'embrasse.)

L'ÉPOUVANTÉ (avec explosion): Eh bien! oui, là, j'ai peur des miroirs, faites-moi enfermer si vous voulez!

(Moment de silence.)

LA MÈRE (avec douceur): Nous enfermerons les miroirs, Sylvius.

L'ÉPOUVANTÉ (lui tendant les mains): Pardonnez-moi, mère, je suis brutal. Sans doute, j'aurais dû parler plus tôt, mais c'est un supplice que de songer qu'on va se moquer de vous. Et cela ne peut guère se dire en deux mots... (Il passe les mains sur son front) Mère, que voyez-vous quand vous vous regardez? (Il respire avec effort.)

LA MÈRE: Je me vois, mon Sylvius (Elle se rassied tristement et hoche la tête), je vois une vieille femme! Hélas!...

L'ÉPOUVANTÉ (lui jetant un regard de commisération): Ah! Vous n'avez jamais vu là-dedans que vous-même? Je vous plains! (S'animant) Et moi, il me semble que l'inventeur du premier miroir dut devenir fou d'épouvante en présence de son œuvre! Donc, pour vous, femme intelligente, il n'y a dans un miroir que des choses simples? Dans cette atmosphère d'inconnu, vous n'avez pas vu se lever soudainement l'armée des fantômes? Sur le seuil de ces portes du rêve, vous n'avez pas démêlé le sortilège de l'infini qui vous guettait? Mais c'est tellement effrayant, un miroir, que je suis ahuri, chaque matin, de vous savoir vivantes, vous, les femmes et les jeunes filles qui vous mirez sans cesse!... Mère, écoutez-moi, c'est toute une histoire, et il faut remonter loin pour découvrir la cause de ma haine contre les glaces, car je suis un prédestiné, j'ai été averti dès mon enfance... J'avais dix ans, j'étais là-bas, dans le pavillon de notre parc, tout seul, et, en présence d'un grand grand miroir qui n'y est plus depuis longtemps, je feuilletais mes cahiers d'écolier, j'avais un pensum à écrire. La chambre close, aux rideaux tirés, me faisait l'effet d'une demeure de pauvres; elle se meublait de chaises de jardin toutes rongées d'humidité, d'une table couverte d'un tapis sale et troué. Le plafond suintait, on entendait la pluie qui claquait sur un toit de zinc à moitié démoli. La seule idée de luxe était éveillée par cette grande glace, oh! si grande, haute comme une personne! Machinalement, je me regardais. Sous la limpidité de son verre, elle avait des taches lugubres. On eût dit, s'arrondissant à fleur d'une eau immobile, des nénuphars, et plus loin, dans un recul de ténèbres, se dressaient des formes indécises qui ressemblaient à des spectres se mouvant à travers le ruissellement de leur chevelure vaseuse. Je me rappelle que j'eus, en me mirant, la sensation bizarre d'entrer jusqu'au cou dans cette glace comme dans un lac limoneux. On m'avait enfermé à clé, j'étais en pénitence, et il me fallait ainsi, bon gré mal gré, rester dans cette eau morte. A force de fixer mes yeux sur les yeux de mon image, je distinguai un point brillant au milieu de ces brumes, et en même temps je perçus un léger bruit d'insecte venant de l'endroit où je voyais le point. Très insensiblement ce point s'irradia en étoile. Il pétillait comme une fulguration vivante au sein de cette atmosphère de sommeil, il bruissait pareil à une mouche contre une vitre. Mère! je voyais et j'entendais cela! Je ne rêvais pas le moins du monde. Pas d'explication possible pour un gamin de dix ans, pas plus que pour un homme, je vous assure! Je savais qu'au pavillon attenait un hangar où l'on serrait les outils de jardinage; mais il n'était pas habité. Je me disais que, probablement, quelque araignée d'une espèce inconnue allait me sauter à la face, et, stupide, je demeurais là, les bras figés le long du corps. L'araignée blanche avançait toujours, elle devenait un jeune crabe à carapace d'argent, sa tête se constellait d'arêtes éblouissantes, toujours ses pattes s'allongeaient sur ma tête réfléchie, elle envahissait mon front, me fendait les tempes, me dévorait les prunelles, effaçait peu à peu mon image, me décapitait. Un moment je me vis debout, les bras tordus d'horreur, portant sur mes épaules une bête monstrueuse qui avait l'aspect sinistre d'une pieuvre! Je voulais crier; seulement, comme il arrive dans tous les cauchemars, je ne le pouvais pas. Je me sentais désormais à la merci de l'araignée de cristal, qui me suçait la cervelle! Et elle continuait à bruire, d'un bourdonnement de bête qui a l'idée d'en finir une bonne fois avec un ennemi... Tout à coup, la grande glace éclata sous la pression formidable des tentacules du monstre, et toute cette fiction s'écroula en miettes étincelantes dont l'une me blessa légèrement à la main. Je poussai des cris déchirants et je m'évanouis.... Quand je fus en état de comprendre, notre jardinier, qui avait pénétré dans ma prison pour me rassurer, me montra le vilebrequin dont il se servait, de l'autre côté de la muraille, à seule fin de planter un énorme clou! Le mur percé, il avait également percé la glace, ne se doutant de rien, poursuivant son travail qu'accompagnait le grincement de l'outil. Ma blessure n'était pas grave... Le brave homme craignait des scènes... et je promis de me taire... A partir de ce jour, les miroirs m'ont singulièrement préoccupé, malgré l'aversion nerveuse que j'éprouvais pour eux. Ma courte existence est toute moirée de leurs sataniques reflets. Et après le premier heurt physique, j'ai reçu bien d'autres chocs spirituels... Ici, c'est le souvenir grotesque de la tête que j'avais sous les lauriers du collège. Là, c'est la transparente photographie de mes péchés de libertin... Il y a un mystère dans cette poursuite du miroir, dans cette chasse à l'homme coupable dirigée contre moi seul!—(Il rêve un moment, puis reprend, s'animant de plus en plus.) Contre moi seul?... Mais non! Croyez-le, mère, ceux qui voient bien sont aussi épouvantés que moi. En somme, sait-on pourquoi ce morceau de verre qu'on étame prend subitement des profondeurs de gouffre... et double le monde? Le miroir, c'est le problème de la vie perpétuellement opposé à l'homme! Sait-on au juste ce que Narcisse a vu dans la fontaine et de quoi il est mort?...

LA MÈRE (frissonnant): Oh! Sylvius! Tu m'effrayes, maintenant. Ce ne sont donc pas des contes à dormir debout que tu me fais? Est-ce que... sincèrement, tu penses à ces choses?

L'ÉPOUVANTÉ: Mère, oseriez-vous, à cette heure, vous aller regarder dans une glace?

LA MÈRE (se retournant vers le fond du salon et très troublée): Non! Non! Je n'oserais pas... Si nous allumions une lampe...

L'ÉPOUVANTÉ (la forçant à se rasseoir et ricanant): Là... je savais bien que, vous aussi, vous auriez peur! Tout à l'heure, vous y verrez très clair! Pourquoi vous obstinez-vous, femme, à peupler nos appartements de ces cyniques erreurs qui font que je ne puis jamais, jamais être seul? Pourquoi me lancez-vous à la tête cet homme-espion qui a l'habileté de pleurer mes larmes? J'ai vu, un soir que je vous mettais une pelisse de fourrure sur les épaules en sortant d'un bal, j'ai vu dans un miroir sourire voluptueusement une dame qui vous ressemblait, ma mère!... Un matin que j'attendais ma cousine Sylvia, me morfondant derrière sa porte, un bouquet d'orchidées à la main, j'ai vu cette porte s'entrebâiller sur une glace immense où se reflétait une belle fille nue à la pose provocante!... Les glaces, ma mère, sont des abîmes où sombrent à la fois et la vertu des femmes et la tranquillité des hommes.

LA MÈRE: Tais-toi! je ne veux plus t'écouter.

L'ÉPOUVANTÉ (lui saisissant le bras et se levant): Mère, avez-vous rencontré les glaces raccrocheuses qui vous happent au passage dans les rues des grandes villes? Celles qui vous tombent dessus brusquement comme des douches? Les glaces des devantures entourées de cadres odieusement faux, comme le sont de fards et de stras les créatures à vendre? Les avez-vous vues vous offrir leurs flancs rayonnants où tous les passants se sont successivement couchés? Les infernaux miroirs! Mais ils nous harcèlent de tous les côtés! Ils surgissent des océans, des fleuves, des ruisseaux! En buvant dans mon verre, je constate mes hideurs. Le voisin qui croit n'avoir qu'un ulcère en a toujours deux!... Les miroirs, c'est la délation personnifiée, et ils transforment un simple désagrément en un désespoir infini. Ils sont dans la goutte de rosée pour faire d'un cœur de fleur un cœur gonflé de sanglots. Tour à tour pleins de menteuses promesses de joie ou remplis de secrets honteux (et stériles comme des prostituées), ils ne gardent ni une empreinte, ni une couleur. Si devant le miroir que je contemple, elle a glissé aux bras d'un autre, c'est toujours moi que je vois à la place de l'autre! (Furieux.) Ils sont les tortureurs scandaleux qui demeurent impassibles, et cependant, doués de la puissance de Satan, s'ils voyaient Dieu, ma mère, ils seraient semblables à lui!...

LA MÈRE (d'un ton suppliant): Sylvius! la lune est à l'angle du mur. Va chercher une lampe, je veux y voir...

L'ÉPOUVANTÉ (d'une voix redevenue sourde): Oh! je vous dis ces choses parce que vous m'y forcez! Je n'ai vraiment aucune qualité pour devenir le révélateur funeste, mais il est bon que les femmes aveugles apprécient, par hasard, l'épouvantable situation qu'elles font aux hommes qui voient, même dans les ténèbres. Vous installez somptueusement chez nous ces geôliers impitoyables, il nous faut les supporter pour l'amour de vous. Et en échange de notre patience ils nous soufflètent de notre image, de nos vilenies, de nos gestes absurdes. Ah! qu'ils soient maudits au moins une fois, vos doubles! Qu'ils soient maudits, nos rivaux! Il y a entre eux et vous un pacte diabolique. (D'un accent désolé.) As-tu remarqué, par quelque matin d'hiver neigeux, ces oiseaux tournoyants au-dessus du piège qui scintille et leur fait croire à un miraculeux monceau d'avoine d'argent ou de blé d'or? Les as-tu vus, comme ils tombent, tombent, un à un, du haut des cieux, les ailes meurtries, le bec sanglant, les yeux pourtant encore éblouis par les splendeurs de leur chimère! Il y a le miroir aux alouettes et il y a le miroir aux hommes, celui qui est à l'affût au détour dangereux de leur existence obscure, celui qui les verra mourir le front collé au cristal glacé de son énigme.....

LA MÈRE (se cramponnant à lui): Non! Assez! je souffre trop! Ta voix me tue! L'angoisse me serre la gorge. Tu n'as donc pas pitié de ta mère, Sylvius? J'ai voulu savoir, j'ai eu tort. Pardon! Va chercher les lampes, je t'en supplie! (Elle se met à genoux, joint les mains.) Je suis comme paralysée...

L'ÉPOUVANTÉ (chancelant): Je crains, moi, le miroir caché dans l'ombre, votre grande psyché, ma mère...

LA MÈRE (exaspérée): Lâche! Est-ce que je n'ai pas encore plus peur que toi! M'obéiras-tu, à la fin!

L'ÉPOUVANTÉ (se redressant, hors de lui): Eh bien, soit! je vais vous chercher la lumière!

(Il s'élance avec rage dans la direction de la psyché, derrière laquelle se trouve la porte du salon. Un instant, il court au milieu d'une nuit profonde... Tout à coup, la bousculade terrible d'un meuble énorme, le bruit sonore d'un cristal qui se brise et le hurlement lamentable d'un homme égorgé...)


A MARCEL SCHWOB.

LE CHATEAU HERMÉTIQUE

J'ai connu deux vieilles femmes qui sont mortes en disant: «Nous ne sommes pas chez nous ici! Ce n'est pas ici que nous devrions mourir.» L'une était une paysanne du Limousin, fort pauvre, un peu folle, dont la principale monomanie consistait en un éternel besoin de locomotion. Elle rêvait d'un endroit où elle aurait été mieux, où elle aurait dû vivre toujours, et comme elle ne connaissait pas cet endroit, que, du reste, elle ignorait même s'il existait autre part que sous son crâne, elle répétait jaculatoirement: «Ah! ils sont bien malheureux, ceux qui n'ont pas de pays!...» Elle expira en faisant un geste d'entêtée, signifiant: «Là-bas!»

L'autre, une comtesse de Beaumont-Landry, avait toute sa raison, mais elle songeait des journées entières à la maison de ses rêves, et cette maison ne représentait pas, pour elle, une phrase sentimentale de son jeune temps: c'était réellement, sincèrement, une demeure bâtie quelque part, peut-être dans la Suède ou dans l'Irlande, dans une contrée couleur de dentelle grise, disait-elle, et où les colombes doivent être en deuil. Elle ne définissait rien, ne souhaitait rien. Ni tableaux, ni gravures, ne lui donnaient d'indications plus précises, mais elle savait que cette maison était là-bas, et que sa place, à elle, une choyée mondaine, était marquée dans ce modeste endroit de repos. Quand elle entra en agonie, elle prit les mains de sa fille, lui murmura d'une voix très inquiète: «Je ne suis pas ici chez moi! Non, ce n'est pas ici que je devrais être».

S'il y a l'âme sœur que l'on cherche à travers toutes les déceptions et tous les crimes d'amour, n'y aurait-il pas aussi le pays frère, sans lequel on ne vit pas heureux, on ne peut obtenir une fin paisible?

Combien de touristes mélancoliques ont dit avec des regrets plein les yeux: «J'ai vu en passant le lieu que je voudrais habiter, et je ne me rappelle déjà plus dans quel coin de la terre il se trouve! Je ne sais plus le nom du village... je ne vois plus la nuance du ciel....»

Combien d'explorateurs fameux se sont sentis soudainement attirés, par delà les mers et les déserts, vers un site mystérieux, une patrie faite pour eux seuls, dont ils possèdent en eux une image si effacée qu'elle leur paraît être le souvenir d'une ancienne estampe admirée trop longuement durant leur enfance!

Et il y a les lieux maudits où l'on va parce qu'il faut qu'on y aille, où l'on rencontre la blessure qui vous est destinée depuis des siècles. Il y a la forêt qui vous hante, de loin, et où l'on se pend à l'arbre qu'on croit avoir déjà vu ailleurs, un arbre qui vous tendait ses branches derrière toutes les fenêtres crépusculaires. Il y a le lac perdu au fond du petit val sauvage, la mare verdâtre hérissée de broussailles noires, où l'on se jette avec la presque joie d'avoir enfin trouvé sa tombe à soi, et non pas la tombe pareille à celle du voisin. De toute éternité la place de nos pieds est probablement désignée, mais nous ne venons pas au jour selon notre gré: nos parents s'agitent, s'éloignent, vont, viennent inutilement, cherchent eux-mêmes leur définitive résidence, si bien qu'il faut des hasards multiples pour nous renseigner, nous fournir l'intuition solennelle et nous enlever, comme sur des ailes, jusqu'au pays qui garde, en un champ de blé ou en une rue déserte, les racines mystiques de notre personne.

Souvent, aussi, extasiés devant ce pays, nous le voyons tout à coup reculer, se fondre, s'évanouir. Il nous fuit, nous abandonne, et pour une raison qui ne nous sera jamais donnée, car, sans doute, elle est trop effrayante, nous devinons que nous ne l'atteindrons pas, que cette terre promise nous sera éternellement dérobée.

Et voici ce que je veux raconter bien sincèrement, au sujet d'un de ces pays de chimères, que j'ai bien réellement trouvé sur ma route:

C'était en Franche-Comté, en visitant par une belle journée de soleil une grande propriété triste située vers le village de Roquemont, dans le petit hameau de Suse. Nous avions gravi le sommet d'une colline qu'on dénommait aux environs la Dent de l'Ours, à cause de sa bizarre échancrure, et nous demeurions tous les trois étendus sur une herbe rousse qui sentait la chevelure brûlée. La mère, madame Téard, le fils, Albert Téard, et moi, nous avions très chaud; nous ne causions plus, ayant épuisé toutes les banales histoires parisiennes. A cette hauteur, sur ce plateau que balayaient les brises sèches, la source des conversations vulgaires s'était tarie subitement en nous, et nous ne désirions plus qu'étouffer les échos des villes toujours si détonnants dans le religieux silence d'une montée de calvaire. Mes amis avaient d'abord tenu, gracieusement, à me faire juger la maison, le jardin, le vignoble; de différents côtés, ils m'indiquaient les célébrités du pays: l'endroit où l'année dernière Albert Téard avait tué un lièvre énorme, le carrefour où se voyaient encore les vestiges des Prussiens, le sentier par où descendaient du bois, certains hivers, les loups voleurs; puis, peu à peu, saisis d'un respect pour la grandeur enveloppante du panorama, nous nous étions tus sans nous consulter, et nous regardions presque sans voir.

A l'horizon, pas trop loin pourtant, se dressait une énorme roche sur une autre colline, sœur de celle qui nous portait, et l'on apercevait très distinctement les ruines d'un château féodal faisant corps avec la roche sombre. Cela formait un arrière-plan de drame au tableau relativement gai que représentaient le village de Suse, tassé contre un clocher naïf arrondi en goupillon, et le vignoble, où s'éparpillaient des paysans en blouse et des femmes en jupes claires. Cela dominait d'un air malfaisant, impérieux, et il n'était pas possible de ne pas déclarer tout de suite que là se trouvait le seul endroit curieux, le point d'histoire ou le point de légende. Mais on n'en avait pas parlé encore. Albert Téard, d'un ton dolent, murmura:

«... Il y a aussi des cavernes pleines d'ossements fossiles, de silex taillé; nous vous y mènerons; ensuite, vous aurez tout vu.»

«Comment, tout vu? dis-je, me redressant sur un coude; et les ruines, là-bas?»

«Hein? Quelles ruines?» demanda madame Téard étonnée.

J'avais les yeux fixes. J'étendis le bras, et Albert Téard se mit à rire.

«Ça, des ruines! Peut-être que si, et plus sûr que non! De chez nous, par un jour de pluie, on dirait tout simplement une roche à pic, mais, par le soleil, avec des jeux de lumière tombant des nuages, on croit quelquefois qu'il s'agit d'un vieux château sans porte. Oh! ne vous y fiez pas!...»

«Vous plaisantez?»

Je regardais, fasciné, à m'en faire mal au cerveau.

«Non, c'est la roche qui plaisante, reprit Albert Téard. Il n'y a aucune description de ces ruines dans les annales franc-comtoises, et nos paysans, qui n'ont pas le temps de s'amuser, prétendent ne les avoir jamais distinguées, ni au soleil, ni à la pluie. Pour moi, je ne les aperçois plus que vaguement... parce que je sais depuis longtemps à quoi m'en tenir.»

«Moi, fit doucement madame Téard, une exquise vieille femme raisonnable, j'ai souvent essayé de me figurer le château, et je n'ai pas pu découvrir la moindre tourelle!...»

J'étais abasourdi. D'instant en instant le mirage s'accentuait, devenait formidable; je voyais des croisillons, des ogives, des créneaux, et tous ces détails bleuâtres se fonçaient comme sous les coups d'un pinceau fantastique.

«Enfin, murmurai-je, on peut bien visiter cette roche?»

La mère de Téard souriait en inclinant son bon visage sur l'épaule gauche.

«Vous voulez donc risquer le saut du mauvais garnement?»

«Qu'est-ce que le mauvais garnement? Une légende?»

«Non, une aventure très naturelle. C'est un conscrit qui avait parié de dénicher des œufs de buse, là-haut, avant d'aller au régiment, et, comme il était gris le matin où il tenta son ascension, il a dégringolé de votre fameux château jusqu'à sa chaumière. S'il n'a pas trouvé des œufs de buse, il a toujours trouvé de la salle de police en arrivant chez son capitaine, car il a fallu le soigner et il a manqué le premier appel, ce nigaud.»

Je restai en contemplation devant le château magique. Une brume entourait cette colline revêtue de grands genévriers et de taillis de hêtres. On y rêvait la fraîcheur d'une eau cachée dans les profondeurs des donjons, et la roche, à distance, paraissait luire comme une peau de reptile. A un pied du premier corps de bâtiment, une sorte de renflement taillé en chemin de ronde faisait exactement l'effet d'un travail humain, et il semblait tellement facile de se promener là-dessus que je ne comprenais pas le dédain de mes amis.

«Nous irons! c'est entendu», décida Téard avec une grimace narquoise.

Nous y allâmes le lendemain. Madame Téard nous suivait, portant un panier copieusement garni, parce que, disait-elle, c'était toujours plus loin qu'on ne le pensait.

Au bout d'une heure de marche dans les blés et dans les vignes, nous arrivions sur la pente caillouteuse d'une colline creusée à son centre, endeuillant d'une ombre épaisse et froide un hameau de cinq ou six pauvres masures. De ci, de là, des gens taciturnes. Les hommes arrangeaient des tonneaux sans crier ni jurer. Les femmes, berçant des nourrissons, ne chantaient pas. Peut-être avais-je, moi tout seul, cette spéciale vision d'un village endormi, puisque mes compagnons ne remarquèrent vraiment rien d'anormal en traversant ce coin de pays d'ombre. Cependant, madame Téard, ayant voulu acheter un peu de lait, s'aperçut qu'on ne lui répondait même pas, et elle me dit d'une voix ennuyée:

«Ils sont comme ça, ici!»

La vieille dame s'installa au bord d'un lavoir primitif où gargouillait une fontaine par des conduits de bois; elle nous souhaita une heureuse escalade et se mit à plonger des bouteilles dans l'eau pour le coup du retour. J'avais beau me dire qu'il s'agissait maintenant d'une excursion agréable, non d'une conquête, j'étais tout désespéré d'avance. Je ne distinguais plus la roche féodale derrière les rochers ordinaires, qui me la masquaient, le silence du hameau me poignait, j'étais nerveux. Ce mirage romantique de la veille se transformait en un guet-apens ridicule, et je vibrais comme déjà victime d'une redoutable injustice. Téard, philosophiquement, me fit observer que nos guêtres étaient solides, me pria de m'armer de patience à cause des ronciers inextricables qu'il nous faudrait franchir:

«Vous l'aurez voulu!» appuya-t-il.

Se diriger en droite ligne vers le château me paraissait un assaut enfantin; mais, de minute en minute, cela devint tout un plan de bataille sérieuse. On déviait, malgré soi. On reculait devant les fossés remplis de fange, d'épines, de pierrailles aiguës. On était bien obligé de tourner les difficultés s'enchevêtrant les unes dans les autres, et on finissait par tourner le dos à son but. Des rideaux d'églantiers et de ronces, des broussailles hautes à vous asseoir par terre, nous dissimulaient de plus les ruines, et quand une éclaircie, sous les branches, nous laissait les apercevoir, l'œil se heurtait à un mur énorme, un mur tout uni. Les donjons, les créneaux, le chemin de ronde, s'étaient engloutis absolument dans cette muraille suintante d'humidité, et il ne demeurait debout qu'une façade muette, aveugle, la menaçante façade par excellence, la façade hermétique... Nous nous assîmes, à mi-côte, tout essoufflés, sur un tronc d'arbre.

«Hein? me dit Téard, s'épongeant le front, c'est agaçant!...»

«Il faut couper au plus court, je veux toucher cette roche de mes deux mains.»

Nous voilà repartis, le nez levé, les yeux inquiets. Téard était repris d'une fièvre, et il m'avoua qu'on ne savait pas bien le fin mot de cette satanée roche. Jadis, on aurait bien pu creuser des carrières dans la colline, peut-être avait-on essayé de bâtir quelque chose dans le roc même, et, sans doute, y avait-on renoncé en présence de la dureté du granit. Seulement, s'il y avait quelque chose, comment était-on parvenu au sommet de l'édifice? comment avait-on franchi ce début de muraille, si lisse qu'elle en luisait?...

«Avec des échelles?»

«Allons donc! C'est l'aventure du conscrit! Ce garçon avait traîné des cordes à nœuds et des crampons. Il a dressé des échelles, tantôt à l'est, tantôt à l'ouest; on le voyait d'en bas se démener comme un diable, et il n'était pas plus ivre que moi. N'empêche que ça s'est terminé par une dégringolade folle. Un plongeon dans la fontaine, tête la première!... Non!... Faudrait un ballon!...»

Lorsque nous fûmes sur les assises du château, les narines humant l'âcre parfum de la mousse verte qui les veloutait, nous étions beaucoup moins avancés qu'à mi-côte; nous ne saisissions plus rien de l'ensemble, et les détails égaraient notre imagination au milieu des conjectures les plus stupides.

«Tournons!» m'écriai-je.

L'un vira vers l'ouest, l'autre vers l'est. Nous devions nous réunir sous ce que j'appelais le chemin de ronde. Pour marcher, je me suspendais aux arbustes, aux touffes d'herbe, le terrain était extrêmement glissant, des pierres s'éboulaient entre mes jambes, allaient rouler jusqu'à la fontaine où rafraîchissait le vin de la collation: on les entendait bondir de fossés en fossés, frapper des rocs et choir ensuite dans le feuillage comme des oiseaux morts. La terre s'effondrait sous mes pas, bizarrement friable, ruisselait en ruisseaux lourds, pleins d'une quantité de paillettes brunes et brillantes ressemblant peut-être aux écailles d'un gigantesque poisson antédiluvien. Les verdures grasses vous laissaient à la main une sève gluante, et on respirait, tout près de la mousse, une odeur de pourri. Quand je relevais la tête, je retrouvais la ligne imposante de ce monument sans porte ni fenêtre, et mon regard, montant à pic désespérément, ne pouvait s'accrocher ni à une aspérité de la pierre, ni à une fleurette. La roche, toujours la roche, luisante, suintante, sans une fissure, sans un trou. Et là-haut, très haut, dans la lumière, planaient les buses aux ailes argentées, lentement, avec des allures de nageuses tranquilles qui s'abandonnent à l'onde calme d'un océan bleu. Il y a des heures où l'air pur vous grise, vous fait oublier le terre à terre des choses. Une seconde, il me parut presque simple d'avoir un ballon!...

Oh! entrer dans le château que j'avais vu, et qui existait puisque je l'avais vu! Pénétrer à l'intérieur de la citadelle mystérieuse, où il me semblait décidément que quelqu'un m'attendait!... Oui, je devais y venir un jour! Je devais toucher la colossale muraille de mes pauvres mains impuissantes, cogner du front le granit pour appeler des gens que j'avais besoin de délivrer!... Et je prêtais l'oreille, je scrutais l'inexorable dureté de cette pyramide naturelle pour tâcher de surprendre quelque signal de reconnaissance!

Tous les sites sauvages vous donnent des hallucinations et d'instantanées monomanies de grandeurs. Quand on est seul sur une montagne, rien ne vous empêche de croire que vous êtes roi! J'aurais pu effleurer, de ma guêtre, la cime d'un peuplier, et tout en bas j'apercevais madame Téard dormant sous son ombrelle blanche doublée de rouge, madame Téard grosse comme une coccinelle à tête rose!... Eh bien, alors? Pourquoi n'abaissait-on pas le pont-levis?... Enfin, le vertige me gagna, et, les yeux furieusement clos, je me remis à tourner.

Sous le chemin de ronde, Téard examinait une trace dans la pierre. Cela nous excita un moment. On eût dit la marque d'un anneau de fer, de ces anneaux que l'on plante sur les quais pour amarrer les navires. Durant un bon quart d'heure nous nous entêtâmes là, pendus à la force de nos ongles au-dessus du gouffre, étudiant ce faible vestige d'humanité, et nous dûmes conclure qu'un caillou, en sortant de son alvéole de grès comme un noyau sort d'un fruit mûr, avait probablement formé cette marque d'anneau. Il fallut redescendre. Nous nous éloignâmes, chacun très absorbé, avec la physionomie malheureuse d'individus qu'on n'a pas voulu recevoir parce qu'ils n'étaient pas assez bien mis. Tout le long de la descente nous eûmes des accidents terribles, je tombai dans un fossé bourré d'épines, et Téard posa le pied sur une vipère. En bas, madame Téard, réveillée, nous guettait, la figure bouleversée, les bras en l'air: un chien errant avait dévalisé le panier aux provisions; le vin, trop secoué par les remous de la fontaine, était perdu. Il nous restait du pain, mais du pain déjà rongé, couvert de bave... Téard, désappointé, riait rageusement. Sa mère se lamentait, moi je n'osais plus rien dire. Le soleil se couchait; on rentra vite pour dîner.

Pendant le repas, comme la croisée était ouverte sur un merveilleux horizon de flammes et d'or, je poussai un véritable cri de colère en leur désignant de l'index la lointaine colline. Là-bas... là-bas, un jeu diabolique de lumières pourpres, d'ombres violettes, faisait réapparaître les ruines du castel féodal. Je distinguais plus nettement que jamais les donjons, le chemin de ronde, les créneaux; et, plus formidablement que jamais, se dressait, dans le sang du jour agonisant, le Château hermétique, la patrie inconnue qui attirait mon cœur!...


A REMY DE GOURMONT.

PARADE IMPIE

Décor: La nuit, dans une église.

Personnages: Rimes des choses et Raisons des gens.

LA LUNE (entrant par un vitrail): Comme il fait noir dans ce puits!

LE CLOCHER (avec résignation): Elle me prend pour un puits! Si c'est ainsi qu'on écrit l'histoire, là-haut...

LA LUNE (ressortant indifférente): Et il y a d'énormes toiles d'araignées.

LE SAINT DU VITRAIL (se réveillant sans son linceul de poussière): Oh! qui va là! j'ai vu passer une blonde. Elle a mêlé sa chevelure à mon nimbe. Ces créatures ne respectent rien. Heureusement que je suis en verre, aujourd'hui, et moins fragile qu'autrefois. (Il bâille.)

LA DERNIÈRE VIBRATION DE LA CLOCHE DU BAPTÊME: Plus tard, ils comprendront la mélancolie des airs joyeux.

LA DERNIÈRE VIBRATION DE LA CLOCHE DE L'ENTERREMENT: La bonne fête, et comme le sonneur a bu!

PREMIÈRE CHAUVE-SOURIS (tournoyant): Ciel et terre! je ne suis qu'un pauvre oiseau, mais tout cela me paraît bien ridicule.

SECONDE CHAUVE-SOURIS (tournoyant): Terre et ciel! je ne suis qu'une pauvre souris, mais tout cela me dérange.

LE GRAND CIERGE DE DROITE: Ma cire a la blancheur des belles épousées.

LE GRAND CIERGE DE GAUCHE: Ma cire a la blancheur des jolis enfants morts.

UNE BOUGIE DANS UN COIN: Pureté des stéarines, vertu chimique.

PREMIÈRE LAMPE-VEILLEUSE: Je suis un cœur de femme rempli de rubis roses.

SECONDE LAMPE-VEILLEUSE: Je suis l'œil d'un amant qui a beaucoup pleuré.

UN MORT SOUS UNE DALLE: Au secours! Tirez-moi d'ici! j'étouffe! Otez la pierre, car mes ongles poussent en racines et s'allongent sans trouver aucune fente... Otez la pierre!

UNE MORTE SOUS UNE AUTRE DALLE: Que ne m'ont-ils plantée au bord d'un ruisseau? Je porte dans mes yeux deux graines de myosotis.

UN CONFESSIONNAL: Je suis une provision d'obscurité enfermée dans un placard.

LE TRONC POUR LES PAUVRES: Ils m'ont rempli de rondelles de bronze, de rondelles d'argent, de rondelles d'or; mais, au milieu de ces monnaies vulgaires, brille une pièce merveilleuse, unique sans doute. Elle est percée de quatre petits trous et s'orne, en exergue, de mots mystérieux. Ah! celui qui l'a donnée était un homme vraiment charitable. Je voudrais le connaître.

UN PRIE-DIEU: Ses genoux sont bien légers. Sa robe sentait bon, et je conserve des brins de soie parmi mes brins de paille.

UNE CHAISE: Oh! les rotondités des vieilles femmes!

UN TAPIS: Tout frais encore, un pétale de lis était collé à son talon, et j'ai su qu'elle venait du jardin de son père.

LES MARCHES DE L'AUTEL: C'est indigne! le prêtre ne regarde jamais où il a posé les pieds avant d'entrer à l'église.

CHŒUR DES TUYAUX D'ORGUE: Dies iræ! Te Deum! Alleluia! De profundis!

UNE HIRONDELLE (se penchant du haut de la rosace): Je crois qu'il fera beau demain!

UN ÉCHO: Amen!

(Silence.)

(Une porte matelassée s'ouvre lentement et retombe avec un bruit sourd. Entrent le MAUDIT, la PROSTITUÉE et le JUIF, qui se meuvent à tâtons.)

LE MAUDIT (titubant un peu et se baissant pour allumer une lanterne): Hein! quand je vous le disais! Personne! Ces endroits-là sont toujours vides, la nuit... l'humanité ne s'occupant de Dieu que lorsqu'elle ne peut pas faire l'amour. (Il secoue ses guenilles en riant d'un rire triste.)

LA PROSTITUÉE (d'un ton énervé, serrant son châle de deuil sur sa robe de satin rouge): Tais-toi! Ce n'est pas le moment de plaisanter. Moi, je déteste les maisons dont les plafonds sont... au diable!

LE JUIF (ôtant son bonnet de peau de lièvre): On doit toujours le respect, ça n'engage à rien.

LE MAUDIT (d'une voix navrée): Vous êtes des animaux immondes, et pourtant vous êtes plus en sûreté que moi, ici: vous ne croyez pas.

(Tous les trois se dirigent vers l'autel et le MAUDIT place la lanterne sur la balustrade du chœur.)

LA PROSTITUÉE (soutenant le MAUDIT qui chancelle): Parlons peu, parlons bien; tu nous as promis des bijoux extraordinaires: où sont-ils?

LE MAUDIT (étendant le bras d'un geste raide, et désignant le tabernacle): Ils sont là.

LE JUIF (hochant le front): Il est entendu que vous irez les chercher tout seul...

LA PROSTITUÉE: Tout seul, puisque l'idée vient de lui. Moi, je n'aurais jamais songé à une pareille farce.

LE JUIF (railleur): Moi non plus, c'est une idée géniale, et si simple!

LE MAUDIT (torturé): Alors, si c'est si simple, allez-y.

LE JUIF (sortant de dessous son manteau une balance, des poids, une pince de fer): Prêteur, acheteur, soit. Voleur, non! je viens surtout pour complaire à Madame.

UN ÉCHO: Dame!

LA PROSTITUÉE (furieuse): Mon amant serait-il un capon!

LE MAUDIT (relevant la tête fièrement): Quel capon oserait se mesurer avec Dieu?... Oui, je veux le voler; seulement, je tiens à le combattre. C'est ici la forêt où je détrousserai loyalement, après avoir exposé mes raisons. Je parlerai très haut, dussiez-vous ne pas m'écouter, vous, les brutes. (Il fait un bond et saute dans le chœur en passant par dessus la balustrade. Machinalement la PROSTITUÉE s'agenouille, pendant que le JUIF examine le fléau de ses balances. Le MAUDIT reprend d'un ton grave en s'adressant au tabernacle.) Mon Dieu, je suis la proie que vous amènent les bêtes de proie; mais, en galant homme qui désire égaliser les chances de ce duel fabuleux, je vais compter mes griefs; de votre côté, préparez vos foudres, je ne vous violenterai pas en plein sommeil. Oh! ma vie est bien nue, Roi des rois! Si vous n'avez pas souvenir de mes misères, je vous les apporte. Jugez! Maudit par mon père charnel, abandonné par ma mère, j'ai roulé d'abîme en abîme. J'ai tué, j'ai triché au jeu et j'ai menti. Vous m'avez laissé marcher jusqu'à vous pour mieux m'anéantir, je pense, et voici venue l'heure de la suprême chute, du péché sans rémission, du sacrilège; je n'hésite pas, j'essaie de me justifier. N'êtes-vous pas plus coupable que moi, dites, Dieu dont la droite est trop immobile, et ne pouvez-vous pas m'épargner comme complice ou me détruire soudainement?... Je vous rends mon paradis, sinon arrachez-moi le cœur de la poitrine. Il est temps de vous décider. Je suis peut-être le dernier des croyants. Et regardez derrière moi cette femme avec sa robe rouge, ses épaules pâles comme des flocons de neige fondant sur un feu vif. Il lui faut des bijoux, je n'en possède point. Quand elle agite sa petite main, Seigneur, vous qui voyez tout, vous avez bien dû vous en apercevoir, il semble que tout à coup le bout d'une aile d'ange vous pousse, et l'on va éperdûment jusqu'au grand crime. Dieu, ayez compassion! Quel supplice inventerez-vous plus fort que son mépris! J'ai parcouru des routes, j'ai eu faim et j'ai eu l'envie pressante de brouter l'herbe fleurie entre les jambes des bœufs. A l'extrémité du chemin, j'ai bu, comme les autres; on m'a demandé de l'argent et j'ai mendié. J'ai même appris à faire le chien, à ramper, à tirer des sons rauques de ma gorge séchée par la soif. J'ai mordu... puis j'ai rencontré cette fille qui m'a caressé; ma seule minute de joie, elle la détient dans les plis secrets de sa jupe de flamme, et mon pire tourment est encore de l'avoir connue! Vous saisissez, Dieu très intelligent, j'ai besoin de vos diamants... C'est chez vous qu'on en voit le plus... (Il lève les bras.)

UN ÉCHO: Plus!

LE MAUDIT: Seigneur! Il faut me les donner de bonne volonté. Vous n'en faites rien. (S'attendrissant.) Et elle, c'est un enfant qui ne peut rire sans un jouet. (Il s'impatiente.) Ma croyance en vous est toute ma fortune. Répondez-moi! La bourse ou la mort! Tuez le criminel avant le crime ou enrichissez-le, au nom de la foi. (Avec explosion.) Ah! si j'avais le tonnerre à mes ordres...

LA PROSTITUÉE (bas au Juif): Je lui ai versé des liqueurs chaudes pour qu'il soit gentil. Un homme bavard finit toujours par retrouver son courage.

LE JUIF (agacé): Je crois que nous perdons un temps précieux et je n'aime guère les discours. (En réfléchissant:) Après tout, les églises sont remplies d'ossements.

LE MAUDIT (désespéré): M'entends-tu, Dieu mort et immortel, Dieu aveugle et clairvoyant, Dieu le maître et Dieu enchaîné?... Je suis prêt, je m'approche; constate que mes doigts se hérissent comme des pieuvres. Il me faut le soleil, de l'or, des étoiles, des perles, l'océan, des émeraudes, car mon univers à moi c'est cette femme, et je n'aurai pas trop du tien pour parer l'étendue sombre de ses cheveux... (Silence.) Rien! c'est à se briser le crâne contre la porte de ta prison, prisonnier impuissant qui te laisses insulter, toi qui demeures enfermé dans une coupe moins large que le sein de ma maîtresse. Et tu peux te délivrer, me délivrer! (Il sanglote.) Seigneur, soyez bon! je suis chétif, je ne vous brave que parce que j'ai peur! Seigneur, ma mère m'a enseigné qu'il fallait vous demander le pain quotidien; or, j'ai besoin de me nourrir de cette femme, et cette femme se nourrit de joyaux! Vous qui destinez les brebis au loup, donnez-moi vos parures pour que j'en achète mon pain quotidien... (Silence.)

LE JUIF (ricanant): Jamais ivrogne ne s'est vu en face d'un pareil mur.

LA PROSTITUÉE (avec un geste d'ennui): Il ne songe même pas que je suis décolletée. Il ne fait pas chaud ici...

LE MAUDIT (se rapprochant du tabernacle et délirant): Toutes mes larmes pour vos pierreries, des siècles d'enfer pour un morceau de ce métal jaune qui vous est inutile. Seigneur, l'aumône au gueux, votre serviteur en sacrilège, c'est-à-dire à celui qui croit encore en vous puisqu'il se donne la peine de vous outrager!

LE JUIF (bas à la Prostituée): Vous avez bien remarqué ce ciboire? Les curés font courir des légendes souvent...

LA PROSTITUÉE (vivement): Je suis venue ce matin à la messe pour le contempler. Oh! superbe! Des cabochons tout autour, et au centre un diamant gros comme un œuf de colombe.

LE JUIF: Je me défie des gros diamants. Ils ne sont généralement pas d'une belle eau.

LA PROSTITUÉE: D'une belle eau! Vous riez! La seule chose pure de la terre c'est un diamant, mais vos sales imaginations troublent tout à l'avance!

LE JUIF (s'inclinant, moqueur): La seule chose pure de la terre, c'est le regard d'une vierge, Madame.

LE MAUDIT (criant): Malheur! Trois fois malheur! Dieu veut ma damnation! (Il va prendre la pince de fer sur la balustrade.) Je vais forcer la porte du ciel avec cela! (Il brandit la pince et se met à rire d'un rire douloureux.) Et demain l'église banqueroutière n'aura plus d'hostie à tendre par le guichet de son bureau. Je vais ravir le trésor des élus. (Il frappe sur le tabernacle.) Quelle ironie! Cette porte ressemble en effet au guichet d'une banque. (Il introduit la pince et fait sauter des lames de bois.) Tu l'as voulu, Madelon... Et maintenant, tombe la foudre!...

LA PROSTITUÉE (poussant un cri de joie): Donne!

LE JUIF (reculant): Qu'allez-vous faire des hosties? Moi, je refuse de m'en occuper.

LE MAUDIT (dressant le ciboire avec un mouvement d'horreur): Vide! Il est vide!

LA PROSTITUÉE: Tant mieux! Ça leur arrive quelquefois d'oublier de le remplir... et comme il n'y a pas de contrôle...

LE MAUDIT (roulant des yeux fous): Personne, pas de Dieu, pas même un simulacre de Dieu!

LE JUIF: C'était à deviner, puisqu'il ne vous répondait rien, mon cher garçon... Voyons toujours l'objet.

LE MAUDIT (le laissant s'emparer du ciboire): Et la foudre ne tombera pas.

LA PROSTITUÉE (haussant les épaules): Tu nous ennuies avec tes perpétuelles exagérations.

LE JUIF (retournant le ciboire aux lueurs louches de la lanterne): Tiens! Tiens! je n'imaginais point si mal! Oh! les fameuses légendes. (Il se penche, prenant des airs apitoyés.)

LE MAUDIT (se tordant les mains): Madelon! Madelon! Ni Dieu ni foudre! Mon crime n'était donc pas encore assez grand... Moi qui espérais des preuves dans le châtiment! Je me noie, Madelon! Une eau glacée monte à ma bouche! Madelon! Tu auras les bijoux, et en échange, moi, j'aurai le doute. En présence du doute effroyable toutes les misères ne sont que délices. Madelon, couvre-moi de ta robe, j'ai froid. (Il se jette aux pieds de la Prostituée.)

LA PROSTITUÉE (radieuse, s'appuyant sur lui pour mieux regarder le ciboire): De l'or, des émeraudes, le gros diamant...

LE JUIF (lâchant le ciboire qui tombe à terre, et remettant son bonnet): De la fumée, Madame, de la fumée!... Il a voulu voler Dieu, et c'est Dieu qui le vole... Tout est faux.

UN ÉCHO (très loin): Faux!

(Évanouissement du décor et des personnages.)


A MAURICE MAETERLINCK

LES VENDANGES DE SODOME

A cette aurore, la terre fumait comme une cuve emplie d'un moût infernal, et la vigne, située au centre de l'immense plaine, rutilait sous un soleil levant déjà féroce, un soleil pourpre à chevelure de braise qui faisait fermenter d'avance les grappes énormes, dont les grains, d'une grosseur surnaturelle, prenaient des reflets d'yeux roulants, tout noirs jaillis de leurs orbites. Poussée du fond d'un abîme bouillant de bitume, cette vigne étalait ses feuillages d'or et de sang avec une abondance de monstrueuse richesse, et ses pampres fous couraient, se tordaient comme de précieux métaux en fusion autour de ses raisins qui s'entassaient à même la molle argile, l'argile blonde, terre charnelle extraordinairement rousse dégageant des parfums de sève fraîche mêlés à de pestilentielles buées chaudes. Pareille à la bête trop féconde, qu'aucun lien ne doit entraver aux heures douloureuses des parturitions multiples, elle se roulait sur le sol avec d'effrayantes convulsions, lançant des jets furieux de guirlandes, bras implorants qui se tendaient vers le soleil, semblant à la fois souffrir et délirer d'une joie coupable mais paradisiaque, tandis que ses moelles surchauffées débordaient d'elle en l'inondant d'une rosée de larmes épaisses. Elle mettait bas n'importe où ces prodigieux fruits d'un brun lustré, velouté, mystérieuse éclosion du mortel bitume, le rappelant par leur nuance charbonneuse, leur nuance de sucre satanique distillé à travers des violences de volcan. Et de certaines grappes à demi pourries, aux grains crevant en d'écarlates fentes de lèvres, coulait une liqueur abominablement douce qui grisait les abeilles jusqu'à les tuer. Entre les nues, si rouges qu'on les eût dites incendiées, et la plaine, si jaune qu'on l'eût crue poudrée de safran, rien ne chantait, rien ne remuait; seul un bourdonnement sourd d'insectes avides faisait trépider la vigne ainsi qu'une chaudière en ébullition. Au milieu de cette forêt de rameaux d'or, dans le primitif pressoir (une auge colossale de granit brut percée d'un trou rond, comme l'autel des sacrifices humains), un lézard fabuleux, revêtu d'écailles d'un vert étincelant et dardant un singulier regard d'hyacinthe, s'allongeait énigmatique, son ventre argenté soulevé de temps en temps par une respiration haletante, ivre, lui aussi, jusqu'à mourir.

Peu à peu les nuées s'opalisèrent, blanchirent, se dépouillèrent de leurs allures de vapeurs d'incendie, se déchirèrent, s'évanouirent en blêmissant; puis le ciel se condensa en un unique soleil, l'azur prit un éclat de fer bleui brûlant silencieusement et versa des torrents de chaleur limpide. A perte de vue s'étendit ce pays de Judée où les grêles figuiers n'arrivaient pas à faire flotter de légers voiles d'ombre. Quelques-uns de ces arbres chétifs, aux feuilles digitées et velues, se déformaient en des caprices de plantes mécontentes de leur sort, enlaçaient inextricablement leurs branches luisantes recouvertes de transparentes excroissances de gomme se cerclant de bracelets d'ambre; et des tiges penchées par le feu d'en haut sur le feu d'en bas avaient des contours souples d'innocents accablés. Loin, tout à l'horizon, derrière le dernier bouquet d'arbustes, dominant la ligne vague d'un mur protégeant une ville, se dressait une tour de pierres ivoirines, d'une blancheur d'ossements, une tour géante qui fuyait en spirale vers les cieux profonds, vers les cieux violets, chemin menant à l'infini et que faisait fuir davantage la spire d'un vol de grands oiseaux blancs cherchant à se poser à son sommet.

De la tour lointaine sortirent ceux de Sodome venant vers la vigne.

Ils étaient conduits par un vieillard deux fois centenaire, colosse funèbre les dépassant tous de sa tête osseuse éperdument branlante, sans cheveux, sans dents, sur laquelle retombait le bout d'une draperie de lin. Aux angles de ses membres roides s'accrochait cette draperie comme un linceul. Père, chef et patriarche, au-dessus de la troupe de sa postérité, sa tête avait l'aspect d'un astre oblong, brillant d'une clarté lunaire. Il faisait des signes à l'aide d'un bâton, ne parlant plus depuis bien longtemps. A ses côtés se pressaient ses fils aînés, hommes robustes aux larges barbes noires. L'un d'eux, qui se nommait Horeb, portait, suspendu à sa ceinture de cuir fauve, des coupes scintillantes qui s'entrechoquaient mélodieusement. Ensuite venait un groupe plus jeune composé de ceux que dirigeait Phaleg, un géant presque nu, sans poil, d'une chair unie comme un marbre veiné de rose, avec une barbe d'un roux brutal: celui-là portait sur sa tête une pyramide de corbeilles d'osier où l'on avait mis des gâteaux de froment. A une distance respectueuse, les adolescents se jouaient, vêtus de robes courtes, de ceintures ornées de broderies bizarres, et ils rejetaient leurs abondantes chevelures en arrière, leurs chevelures blondes comme des toisons de femmes. Le plus beau d'entre eux, un enfant à la bouche pourprée, aux prunelles violettes, d'une couleur dérobée au mystère des horizons, s'appelait Sinéus, et naïvement il avait festonné de fleurs son étroite jupe de peau d'agneau. Quand il entra dans la vigne, des abeilles, se détachant des grappes, butinèrent sur son épaule, des abeilles qui, le prenant pour un rayon de miel, tant il était blond, essayèrent de puiser en sa chair vierge, sans lui faire de mal.

Après avoir chanté un hymne d'allégresse, les vendangeurs commencèrent à emplir les corbeilles. Les aînés, d'un mouvement lent, toujours le même, cueillaient les raisins lourds; les plus jeunes se précipitaient, voraces, avec des cris. Un moment, le vieillard, assis au rebord de l'auge de granit, se levait, étendait son bâton, et tous arrivaient en foule pour vider les corbeilles pleines; puis le vieillard se rasseyait, hochant le front, et la troupe repartait, emportant les corbeilles vides. Les uns s'éclaboussaient malgré eux les jambes de jus vermeil, les autres volontairement se barbouillaient la poitrine. Sinéus piétinait rageusement la vendange, y mêlant des poignées de roses sauvages. Vers midi, tous étant fatigués, ils s'endormirent côte à côte, aux genoux du père, et le vieux patriarche, demeuré sur le bord de la cuve, en sa pose immobile de statue, paraissait, devant ces plantureux mâles ruisselants de vin, l'image souveraine de l'éternelle mort.

Alors, du plus prochain bouquet de figuiers surgit, à pas furtifs, une créature étrange: une femme. Elle était mince, pâle, nue, et si rousse, tellement duvetée, qu'elle semblait revêtue d'un lin immaculé brodé de fils d'or; son front se détachait de l'azur du ciel, net et poli comme une lame de glaive éblouissant; ses cheveux balayaient la terre en ramenant autour des feuilles jaunies qui cliquetaient; ses talons ronds, d'une rondeur de pêche, posaient à peine sur le sol, et elle marchait en sautant avec des allures d'animal gai; mais les deux boutons de ses seins étaient noirs, d'un noir brûlé qui faisait peur. Elle s'approcha de Sinéus endormi, mangea d'abord tous les raisins de sa corbeille, qu'il avait oublié de vider; et, les grappes dévorées bestialement, elle se coucha près de lui, rampant comme une couleuvre. Bientôt l'enfant se réveilla, ayant senti que des doigts impurs s'appropriaient ses chairs; il eut un gémissement lamentable, se leva, repoussa la femme, et à ses cris éplorés répondirent les rugissements de fureur de tous ses frères. Le vieillard se dressa, étendit son bâton contre l'intruse comme s'il avait pu voir de ses yeux de mort. Tous entourèrent la femme. C'était une de ces rôdeuses d'amour que les sages de Sodome venaient de chasser de leur ville. Dans une juste et formidable colère, des hommes de Dieu s'étaient réunis pour se débarrasser de ces démentes, qu'une fringale de passions mauvaises hantait du crépuscule à l'aurore. Se condamnant virilement à une chasteté de plusieurs années pour ne pas donner le meilleur de leurs forces, durant le temps des récoltes, à ces gouffres de voluptés qu'étaient les filles de Sodome, ne gardant que les mères en gésine et les vieilles, ils avaient répudié jusqu'à leurs épouses, jusqu'à leurs sœurs. Et elles étaient sorties des carrefours, avaient fui des rues, meurtries de coups, les seins déchirés, sans vêtement. On les avait poursuivies comme des chiennes. Lancées à travers le désert, elles s'étaient ruées vers Gomorrhe à travers les sables brûlants. Beaucoup étaient mortes dans la fournaise de la plaine. Quelques-unes vivaient en pillant les vignobles. Pourtant aucune de ces maudites ne se repentait, car leur corps, fouetté de désirs insensés, jouissait des flammes du soleil et possédait un sexe aussi ardent que les secrets dessous de la terre.

Or, voici qu'une de ces chiennes affirmait de nouveau ses appétits d'homme en s'attaquant à un enfant qui lui ressemblait.

«Qui es-tu?» lui demanda Horeb.

«Je suis Saraï!»

Sinéus se voilait la face dans son coude replié.

«Que veux-tu?» dit Phaleg.

«J'ai soif!»

Ah! Elle avait soif! Ils se consultèrent du regard, mais leur père, farouche, leva son bâton, et chacun se baissa pour se saisir d'une pierre.

La femme, ce soleil de peau blonde, étendit les bras comme deux rayonnements.

Elle cria, d'un accent si aigu qu'ils reculèrent:

«Malheur à vous!»

«Oui, je te reconnais, dit Horeb, tu m'as dépouillé, une nuit, de mes plus belles coupes de métal.»

«Et moi, dit Phaleg, tu m'as convié au péché le jour du Seigneur!»

«Moi, cria Sinéus, des larmes au bord des paupières, je ne te connais point, n'ayant pas voulu te connaître!»

Le vieillard laissa tomber son bâton.

«Qu'elle soit lapidée!» rugirent-ils tous.

La femme n'eut pas le temps de fuir. Trente pierres volèrent sur elle.

Ses seins éclatèrent en gerbes rouges, et son front se couronna de bandelettes de pourpre. Bondissant, se tordant, elle brouillait ses cheveux avec les pampres qui la tenaient prisonnière; puis elle se fit petite, toute petite, rampa, humblement serpentine, se glissa dans la cuve où fermentait le moût, et, ramenant sur elle des monceaux de grappes écrasées, elle demeura inerte, augmentant le sang du raisin de tout le vin exquis de ses veines. Comme elle agonisait encore, ils descendirent dans l'auge et la foulèrent aux pieds, tandis que jaillissaient, des prodigieuses graines noires à reflets d'yeux roulants, un regard de suprême malédiction.

Au soir, ayant terminé saintement leur tâche, les vendangeurs se partagèrent les gâteaux de froment, remplirent leur coupe. Dédaigneux de retirer le cadavre, tous ivres déjà, plus grisés par la tuerie que par la vendange, ils burent, en blasphémant la femme, l'horrible liqueur empoisonnée d'amour; et cette nuit même, pendant que retentissaient au loin des hurlements de bêtes inconnues, que l'atmosphère se saturait d'une odeur de soufre, que la tour géante prenait des pâleurs de squelette sous la morne clarté de la lune, ceux de Sodome commirent, pour la première fois, le péché contre nature en les bras de leur jeune frère Sinéus, dont l'épaule douce avait la saveur du miel.


A CAMILLE LEMONNIER

LE RODEUR

Une maison isolée, à la campagne. Nuit tombante. Dans une grande cuisine sombre, trois servantes, LA VIEILLE ANGÈLE, LA GROSSE MARTHE, et LA PETITE CÉLESTINE épluchent des fèves. Leur maîtresse, MADAME, entre et s'approche d'elles avec des gestes indécis.

LA VIEILLE ANGÈLE (plaisantant): Est-ce que vous voulez nous aider, Madame?... Oh! y a de l'ouvrage!

LA GROSSE MARTHE (bousculant le tas de fèves et l'étalant sur la table): Voilà! Nous en avons bien pour jusqu'à minuit, et une bonne ouvrière ne serait pas de trop.

LA PETITE CÉLESTINE (flairant la poignée de fèves qu'elle tient): Si encore que les cosses ne sentaient point le pipi de rat... mais ça vient du grenier, et, là-haut, ces sales bêtes ne se gênent guère! (Elle rit.)

MADAME (dolente): Allumez donc la chandelle, mes pauvres filles; vous vous creverez les yeux, là-dessus!

LA PETITE CÉLESTINE (se précipitant): Oui, je le disais bien. Les jours ont accourci. Le serein tombe joliment plus tôt. (Elle allume une haute chandelle qu'elle place sur la table.)

MADAME (s'asseyant sous l'auvent de la cheminée, derrière les servantes): Si vous alliez fermer la porte-fenêtre de la salle à manger, Célestine.

LA PETITE CÉLESTINE (étonnée): Pourquoi donc çà, Madame? Il n'est pas encore neuf heures.

MADAME (se parlant à elle-même): Nous sommes des femmes seules, après tout!

LA GROSSE MARTHE (cessant d'éplucher): Est-ce que vous avez quelque chose, Madame? Vous êtes toute drôle.....

LA VIEILLE ANGÈLE (levant la tête et l'examinant): Est-ce que votre dîner ne passerait pas?

MADAME (s'agitant sur sa chaise): Ah! vous me trouvez pâle? Non! Non! je n'ai rien... C'est probablement la route, elle est si blanche, au milieu de ces terres noires, elle est si longue... je l'aurai trop regardée... je voudrais bien que notre maison ne fût pas au bord d'une route.

LA PETITE CÉLESTINE: Pour ce qui est de la route, elle a un joli ruban de queue, çà, c'est la pure vérité. (Elle s'assied.)

LA VIEILLE ANGÈLE (hochant la tête): Et si les voleurs venaient un soir, on aurait le temps de les voir arriver, da!

LA GROSSE MARTHE (sentencieuse): Les voleurs, au jour d'aujourd'hui, ne viennent plus par les grandes routes; i' prennent les petits chemins de traverse.

LA PETITE CÉLESTINE (riant, mais moins fort): C'est-i' que Madame s'inquiète des rôdeurs, qu'elle a la figure toute retournée?

MADAME (sèchement): Vous êtes une sotte! Une femme de quarante ans n'a peur de rien. Non! J'ai eu froid, là, tout d'un coup, entre les deux épaules...

LA VIEILLE ANGÈLE: Faut mettre de la sauge à bouillir et en boire une bonne tasse avec du miel.

MADAME (se levant): Ça m'a pris tout subitement, pendant que je regardais la route, là-bas, du côté du gros noyer, et il m'a semblé.....

LA PETITE CÉLESTINE (curieusement): Quoi donc qu'i' vous a semblé, Madame?...

MADAME (lentement): C'est pourtant quelquefois nécessaire d'avoir un homme chez soi.

LA GROSSE MARTHE (avec vivacité): Là! Je l'ai toujours dit que Madame devrait se remarier..... On ne peut pas vivre sans un homme, à la fin des fins!

LA VIEILLE ANGÈLE (larmoyant): Oh! si nos défunts n'étaient pas morts... ça irait mieux.

LA PETITE CÉLESTINE (aigrement): Pour sûr! Nous serions plus à notre aise ici, et Madame devrait bien se forcer un peu, quand ce serait que pour nous autres!

MADAME (rêvant): Ou un chien... Un chien qui aboierait la nuit...

LA GROSSE MARTHE (bougonnant).—Puisque Madame dit que ça mange plus que ça ne vaut!

MADAME (tressaillant): Non, non, pas de chien, il n'aurait qu'à aboyer la nuit... ce serait horrible! (Elle arpente la cuisine.) Enfin, là, toutes quatre, que ferions-nous contre un rôdeur?

LA PETITE CÉLESTINE: I' paraît que chez les Claudin y a un mauvais garçon qui est entré par le grenier, il est descendu la nuit quand un chacun dormait, il a trouvé une porte ouverte et s'a ensauvé.....

MADAME: Sans faire de mal?

LA PETITE CÉLESTINE: Non!

MADAME: Sans faire de bruit?

LA PETITE CÉLESTINE: Non plus! Il avait pris ses souliers à ses mains.

MADAME (très nerveuse): Alors! personne ne l'a vu ni entendu?

LA PETITE CÉLESTINE (avec conviction): Personne.

(Moment de silence.)

LA VIEILLE ANGÈLE (d'un ton sourd): Dans mon temps, j'ai rencontré aussi un mauvais garçon. J'allais tirer de l'eau à un puits, tout au bout du village. Voilà qu'en tirant, je sens que c'était lourd, lourd... y avait un homme dans le seau. I' s'était caché là pour me faire peur... et quand je l'ai eu monté, i' m'a dit...

MADAME (l'interrompant): Écoutez! Tout ça, c'est des bêtises. Vous êtes trois et il y a trois portes à fermer chez nous. Courez chacune en fermer une. Tant pis s'il n'est pas neuf heures... Nous n'attendons rien ce soir... (Elle se promène fébrilement.)—La porte-fenêtre de la salle à manger est remise en état... La porte du corridor a une grosse barre à cadenas... Et puis, en haut, celle de la galerie est pleine de verrous... Un rôdeur ne pourrait démolir toutes ces portes. (Elle se tourne vers les servantes.) Voyons, allez vite...

LA GROSSE MARTHE (de mauvaise humeur): Merci bien, je vas pas seule. Faut qu'on me tienne le battant pendant que je mets les barres.

(Toutes les trois jettent leurs fèves sur la table.)

LA PETITE CÉLESTINE (frissonnant): C'est tout de même vrai qu'i' commence à faire froid.

MADAME: Vous êtes joliment poltronnes! allez-y donc ensemble, mais faites vite et n'oubliez pas de regarder du côté du gros noyer. Je vous attends ici.

(Elles sortent après avoir allumé une lanterne.)

LA GROSSE MARTHE (haussant le ton pour entrer dans la salle à manger): Non! ce qu'il fait noir dans cette sale baraque de maison!

LA VIEILLE ANGÈLE (élevant la lanterne d'une main tremblante): Faut bien regarder. Mais, moi, je sors pas.

LA PETITE CÉLESTINE (se penchant en dehors de la porte-fenêtre): Eh ben, quoi? Le gros noyer, il est toujours à sa place.

LA GROSSE MARTHE (fermant vivement les volets): C'est bon! Cause pas si fort. Les arbres sont des sournois.

(Elles reviennent en hâte dans la cuisine et se bousculent pour rentrer toutes trois de front.)

LA PETITE CÉLESTINE (fiévreuse): J'ai regardé, Madame, je suis sortie, j'ai rien vu... I' peut venir, c'est bouclé.

MADAME (agacée): Qui donc ça, Il?

LA VIEILLE ANGÈLE: Mais le rôdeur que Madame disait!

MADAME (s'exaspérant): Et la porte du corridor? et la porte de la galerie?

LA GROSSE MARTHE: On y va! On y va! Laissez-nous souffler. (Elle s'essuie le front avec son tablier.)

MADAME:(s'adressant à Célestine): Enfin, tu n'as rien vu, toi?

LA PETITE CÉLESTINE (haletante): Non... c'est-à-dire si, j'ai vu le gros noyer...

MADAME (anxieuse): Et puis?

LA PETITE CÉLESTINE: Et puis... Je crois tout de même que j'ai vu comme quelque chose qui se cachait.

MADAME (triomphante): Là, entendez-vous! Comme quelque chose qui se cacherait!... Moi aussi, j'ai cru voir ça. Sûrement, le rôdeur qui voudrait entrer chez nous ne commencerait pas par se montrer...

LES TROIS SERVANTES (ensemble): Sûrement!

MADAME (avec autorité): Allons, dépêchez-vous! Les deux autres! Il ne faut pas lui laisser le temps de pénétrer, pour qu'après ça nous l'enfermions ici.

(Les trois servantes se précipitent du côté opposé à la salle à manger dans un immense corridor, et tout d'un coup LA PETITE CÉLESTINE pousse un cri aigu.)

LA VIEILLE ANGÈLE: Eh ben, quoi donc? Sainte Vierge! C'est-i' notre dernier jour?

LA GROSSE MARTHE (relevant Célestine qui est tombée): T'as pas fini de faire ta dinde, toi? (Elle la bourre.)

LA PETITE CÉLESTINE (affolée): J'ai marché sur un crapaud... oui... j'ai bien senti... c'était mou!... (Elle pleure.)

LA VIEILLE ANGÈLE (cherchant avec la lanterne): C'est pas un crapaud, c'est une cosse de fève... En voilà des histoires pas naturelles, tout de même!... (Elle bougonne.)

(Toutes trois se lancent sur la porte. LA PETITE CÉLESTINE attrape la barre à tâtons; LA GROSSE MARTHE pousse le battant; LA VIEILLE ANGÈLE, très troublée, élève la lanterne du mauvais côté. On n'y voit plus.)

LA GROSSE MARTHE: Qu'est-ce qui pousse par dehors?

LA PETITE CÉLESTINE: Ah! mon Dieu, moi, je sens un bras qui me relève mes jupons en-dessous.

LA GROSSE MARTHE (hurlant): Madame! Madame! on pousse la porte! (A la vieille Angèle.) Mais éclairez-nous donc, vieille chouette!

(LA VIEILLE ANGÈLE retourne sa lanterne, et alors LA PETITE CÉLESTINE s'aperçoit qu'elle a mis la barre entre les deux battants, ce qui les empêche de se rejoindre. Elle la retire sans oser rien expliquer.)

LA GROSSE MARTHE (d'un élan vigoureux): Voilà, ça y est!... il s'a ensauvé!... (Elle cadenasse) Pour sûr, y avait quelqu'un...

(Toutes trois reviennent et s'engouffrent dans la cuisine, puis retombent sur leur chaise en blêmissant.)

MADAME (défaillante): Pourquoi criez-vous? C'est épouvantable de vous entendre crier comme ça dans ce corridor! J'irai avec vous jusqu'à la porte de la galerie. Je ne veux plus vous laisser seules, maintenant.

LA PETITE CÉLESTINE (songeuse): C'est peut-être vrai qu'on poussait la porte.....

LA GROSSE MARTHE: Si c'est vrai... bon sang... J'en suis fourbue!...

LA VIEILLE ANGÈLE (grelottant): En voilà une soirée de malheur!... Et n'y a plus d'huile dans notre lanterne...

MADAME (résolument s'empare de la chandelle): Suivez-moi! Ne perdons pas de temps. Il doit chercher une autre porte, s'il n'est pas déjà entré!

(Les quatre femmes se dirigent de nouveau vers le corridor, qu'elles traversent pour prendre à gauche un escalier vermoulu. LA VIEILLE ANGÈLE a tiré son chapelet. CÉLESTINE pleure, se frottant le genou. En haut, MADAME se penche sur la rampe, elle tend l'oreille.)

LA PETITE CÉLESTINE (d'une voix hoquetante): On dirait qu'on monte...

LA GROSSE MARTHE: C'est l'écho de la voûte. C'est rien!

LA VIEILLE ANGÈLE (chevrotant): Oui, on monte; moi qui suis un peu sourde, je l'entends, sûr comme parole d'évangile! Sainte Vierge!... On monte à pas de loup!... Faudrait s'en aller d'ici tout à fait. Voyez-vous, Madame, on ne peut être en assurance que sous le ciel.

MADAME (levant le flambeau): Nous n'avons pas besoin de redescendre, d'ailleurs. Allons sur la galerie, et, puisqu'elle a ses deux escaliers à ses deux bouts, nous verrons bien...

(Elles traversent encore un corridor, puis se trouvent devant une porte grande ouverte sur une large galerie de bois. Il fait frais, la campagne est paisible, mais il n'y a pas de lune.)

MADAME: En fermant cette porte, nous ne pourrons plus lui échapper, s'il est dedans! (Elle écoute et regarde encore derrière elle.) Voyons, mes pauvres, du courage! Tâchez d'entendre quelque chose, celles qui ont l'oreille fine!

LA GROSSE MARTHE (à voix basse): J'ai entendu quelqu'un respirer!

LA VIEILLE ANGÈLE: Moi aussi!

LA PETITE CÉLESTINE: Moi aussi!

(Brusquement, les trois servantes s'élancent sur la galerie, LA GROSSE MARTHE et LA PETITE CÉLESTINE dévalent en tourbillon par un escalier pendant que LA VIEILLE ANGÈLE, par l'autre bout, descend aussi vite que le lui permettent ses jambes cagneuses. MADAME demeure un instant consternée, une sueur froide lui coule des tempes. Enfin, n'y tenant plus, elle plante sa chandelle sur le seuil, se précipite à la suite de LA VIEILLE ANGÈLE. Et toutes ces femmes, les bras en l'air, les jupes bouffantes, se sauvent au hasard dans la campagne obscure, tandis que, ressemblant à un cierge funéraire, la chandelle continue à brûler sur le seuil béant de cette maison abandonnée.)


A ALBERT SAMAIN

LA DENT

En passant par hasard dans la salle à manger, elle a vu, sur un dressoir, une douzaine de croquets aux pistaches, et, levant machinalement la main jusqu'au plat d'argent qui supporte l'appétissante pyramide, elle a choisi le plus sec, le plus glacé, avec une inexplicable gourmandise... puisqu'elle n'est pas gourmande. Tout à coup, en broyant ce gâteau, elle a senti un objet dur, un petit objet bien autrement dur que les pistaches, et à la même seconde une vibration a parcouru tout son corps, une étrange vibration qui s'en allait en spirale de ses gencives à ses talons. Quoi? qu'est-ce c'est? Elle retire cela, du bout de ses deux ongles. Comment! un caillou dans un croquet du bon faiseur! Elle s'approche du vitrail vert pâle, derrière lequel s'étend une campagne de rêve, toute verte et toute pâle, puis elle examine le caillou de très près, avec un léger souffle froid sur les cheveux. Cela, c'est une dent!

L'horreur lui fauche les jambes; elle tombe assise, les prunelles dilatées. Une dent! La sienne. Non, non, c'est impossible! Voyons, elle aurait déjà souffert, et elle n'a jamais eu mal aux dents. Elle est encore jeune, elle a un soin scrupuleux de sa bouche, tout en ayant, il faut bien l'avouer, le dégoût profond du dentiste. Elle tâte, là, sur le côté, un peu en arrière du sourire, et constate qu'il y a un trou. Elle bondit, frappe du front le vitrail, regarde à s'irriter les yeux ce petit objet qui luit d'une blancheur un peu jaunâtre. Oui, en effet, c'est sa dent; elle est couronnée d'un liseré sombre à l'endroit de la cassure. Minée, mais depuis combien de temps? Attaquée par quoi? Cela ne lui a causé d'abord aucune souffrance, et maintenant elle se trouve plongée dans un de ces désespoirs qui, pour ne durer qu'un jour, n'en sont que plus terribles: elle a désormais une tare! Une porte vient de s'ouvrir sur ses pensées, et elle ne saura plus garder certains mots qui jailliront, sans qu'elle le veuille, de sa bouche. Elle n'est pas vieille; pourtant la Mort vient de lui administrer sa première chiquenaude.

Jetant les restes du croquet maudit sur le damier blanc et noir, le carrelage funéraire de la salle à manger, elle se sauve comme si elle se savait à jamais poursuivie. Chez elle, tirant soigneusement sa portière, elle s'enferme et se penche sur le miroir. Pour une dent!... Du calme! Ce n'est pas si grave. Elle essaie de rire aux éclats, et elle se retourne épouvantée. Hein? qui donc rit ainsi? Qui donc rit avec une ombre entre les lèvres? C'est elle! Oh! cette étoile noire au milieu de ce double éclair blanc! Rien ne peut faire que cela ne soit point. Et c'est déjà tellement loin l'heure où elle riait de toutes ses dents. Une ride, ce serait une chose de plus; un cheveu blanc, ce serait une chose nouvelle. La dent de moins, c'est l'irrémédiable catastrophe; et si elle priait le dentiste de lui reposer sa propre dent, ce serait, malgré tout, la dent fausse! Oh! elle a bien senti, quand est tombé cela entre les morceaux du croquet, comme un petit cœur froid qui s'échappait d'elle. Elle vient d'expirer tout entière dans un minuscule détail de sa personne. Oh! l'atroce réalité! Allons! allons! du courage! Elle est une femme raisonnable, elle ne pleurera pas, elle ne racontera rien, elle aura seulement cette exclamation intérieure, effroyablement désolée: «Seigneur! Seigneur!» car elle est pieuse et s'est fait un second époux de Dieu aux minutes suprêmes de l'accablement. Quand sa mère est morte, elle a crié: «Seigneur!» intérieurement aussi, de la même façon. Demain, elle doit s'approcher des sacrements, elle aura une plus grande ferveur, voilà tout, et n'y pensera plus.

Malheureusement, sa langue y pense encore! Du bout de cette langue s'effilant, elle exécute des furetages insensés dans ce coin obscur de mâchoire. Elle y constate une brèche formidable, et elle a brusquement, la pauvre femme, la vision très absurde d'un château en ruines contemplé, autrefois, durant son voyage de noces. Oui... elle aperçoit la tour, là-bas, une tour qui porte à son sommet une couronne crénelée et qui met, dans des nuées d'orage, comme la mâchoire inégale d'une colossale vieille...

Ses tempes bourdonnent. Si son mari arrivait, elle lui dirait tout. D'ailleurs, il est si discret, si bon, qu'elle espère bien... tout lui cacher. Elle se promène, cherche à se calmer en fermant les yeux devant les glaces. Alors, c'est fini, elle ne rira plus. Elle n'ouvrira plus la bouche toute grande pour gober une huître. Soudain, elle s'arrête... Et l'amour?... Oh! quelle joie diabolique la saisit à songer qu'elle n'en est plus aux baisers éperdus de la lune de miel! Et dire qu'il y a des femmes qui peuvent prendre des amants pour essayer de se souvenir de ces caresses-là!... Combien aujourd'hui la vertu lui semble préférable. Elle se précipite vers un tiroir, cherche un petit écrin rond, en ôte la bague, puis, avec des soins presque maternels, toute remplie d'une frayeur superstitieuse, elle place sa dent sur le velours noir. Comme elle est blanche, la petite morte! Qui l'a tuée? Elle est encore si saine en dépit du liseré brun. Mon Dieu! C'est donc vrai? Il faut s'en aller tous les jours un peu, et l'horrible, c'est qu'il n'y a d'autre cause à cet inexorable départ miette à miette que celle-ci: les gens bien portants doivent cependant mourir un jour. Oh! tout de suite! Un revolver! Du poison!... Je veux m'en aller tout entière. Et une sorte d'écho intérieur lui répond: «Tu n'es plus entière!»

La portière se relève, son mari entre gaîment: «Vous faites vos méditations, Bichette?» Quand elle doit communier le lendemain, il ne la tutoie plus, par délicatese. C'est un mari sérieux, affectueux, plein de jolies attentions sans être amoureux le moins du monde. Elle a un demi-sourire. «Oui, je méditais... Voyons, ne me taquine pas, dis!» Il s'assied en face d'elle, se tapote la cuisse un moment; il a envie de causer, de conter une histoire, ses yeux brillent. Il a rencontré le garde de monsieur de la Silve, de cet imbécile de la Silve... Et il parle vite, pour avoir le temps de tout dire avant le congé poli. Il est en bisbille avec de la Silve, le propriétaire du domaine contigu, et il n'oublie jamais de dénigrer ses chiens, ses voitures, sa livrée. Rentrés à Paris, ce seront, de nouveau, d'excellents camarades à leur cercle, mais en villégiature il ne peuvent pas se supporter, parce que l'un, le voisin, possède la plus belle faisanderie.

Debout, devant lui, elle se demande si, par humilité chrétienne, elle doit tout lui révéler. Mais pourquoi se détériorer à ses yeux? Son confesseur ne l'y forcera pas. Et en l'écoutant elle se sent envelopper d'une atmosphère glaciale. Elle est deux et elle est seule. Il n'y a donc rien qui puisse vous emporter, mariés d'âme, au-delà des corps? Et soudain une phrase retentit comme un coup de feu à ses oreilles distraites. Son mari vient de lui dire, fort doucement du reste: «Vois-tu, Bichette, je lui garde une dent à cet idiot de la Silve!» Elle se renverse de toute sa hauteur sur sa chaise longue. Une crise de nerf la tord. «Bichette! Qu'as-tu? Sacrebleu!...» Elle ne répond rien. Il court au timbre, lequel ne vibre pas, pour une raison inconnue, mais, en courant, il a brisé un cornet de cristal et la femme de chambre surgit, effarée. A présent, on la délace, elle est seule; il s'est retiré, ne demandant pas d'explications, sachant qu'elle est toujours nerveuse à la veille de faire ses dévotions. Elle demeure seule, elle couchera seule. Oh! si seule avec ce secret ridicule!... Et le lendemain elle se réveille baignée de sueurs, elle a eu des cauchemars étranges: il lui semblait qu'elle mâchait sa propre chair. Elle prie, elle s'habille, défend qu'on attelle, choisit une voilette épaisse, met l'écrin rond dans sa poche. Elle ne veut pas s'en séparer. Si on fouillait ses meubles?... Elle sort du parc touffu par une issue dérobée, gagne l'église à pas furtifs. Le vieux curé, un prêtre de campagne, un homme lourd, croit devoir la saluer avant d'entamer sa messe. Enfin, il l'attend, l'hostie entre ses gros doigts levés; elle murmure: «Mon Dieu, donnez-moi l'oubli de ces vanités!» Et elle s'avance, paupières mi-closes, s'agenouille. Oh! l'Oubli et la Consolation! Tout son être se tend vers le pays de l'union mystique, où les baisers se rendent sans qu'il soit question du nombre des dents. Elle reçoit l'hostie, referme la bouche; mais durant que sa langue, d'un mouvement onctueux et plein de respect, retourne doucement la tranche de pain divin, la plie en deux pour l'avaler plus vite, elle devine, elle voit que Dieu s'arrête... Il n'a pas encore l'habitude de ça, et se laisse retenir par un coin, du côté de la petite brèche! La pauvre femme appelle à son aide tout ce quelle possède de salive. Elle quitte affolée la Sainte Table, ayant l'envie sacrilège de cracher en dépit de sa ferveur. Quoi! c'est ce Dieu de charité qui lui inflige une pareille humiliation? Si c'était du pain ordinaire, elle comprendrait, mais Lui! Alors, elle le détache d'un coup brutal de la langue, et la déglutition s'opère subitement; Dieu disparaît, s'engouffre comme s'il avait eu peur, après avoir constaté. La face dans ses mains crispées, elle pleure. Cela finit par la soulager. En repassant par le sentier ombreux du parc, elle pleure encore, quoique moins désespérée. Une sorte d'étonnante sécheresse monte de son cœur à ses yeux. Il faut bien que la mort s'annonce de temps en temps, sinon les gens heureux n'y songeraient pas; et elle contemple un lis qui se dresse là, sous un sapin aux branches traînantes, un lis dont la blancheur maladive lui rappelle celle de sa dent défunte. Avec un profond soupir, elle retire le petit écrin rond de sa poche, elle le baise, creuse le sol, enfonce le minuscule cercueil qui contient ce premier morceau d'elle. Dégantée, elle pèse de toutes les forces de ses mains nerveuses, ramène la mousse autour du lis, efface les traces de l'ensevelissement; puis, les lèvres tremblantes, elle s'éloigne, un peu de terre au bout des ongles...


A CAMILLE MAUCLAIR.

VOLUPTÉ

Matinée de printemps. Une clairière dans un bois. Au milieu d'un épais tapis de mousse, une grande fontaine ronde, comme une énorme lune d'eau. Des nuages passent de temps en temps, moirant de reflets singuliers la paisible nappe unie, et alors le jour semble sortir de terre tandis que l'ombre des arbres obscurcit le ciel. Autour de la fontaine bruissent des insectes diaprés, des mouches d'un vert étincelant, de très petits papillons bleus tigrés de noir. Exquises senteurs des violettes sauvages. Les deux amoureux, ELLE quatorze ans, LUI quinze ans, sont assis près de l'eau; ils regardent fixement la mousse, n'osant plus trop se regarder eux-mêmes. Ils sont inquiets.

ELLE: Ce sont des choses que nous ne comprendrons jamais, puisque nous ne pouvons pas interroger nos parents.

LUI: Est-ce bien utile de comprendre?

ELLE: Tu es bête! Toi, un homme, tu devrais savoir.

LUI: Je ne suis encore qu'un... garçon.

ELLE: Tiens, je ne peux pas souffrir l'air que tu as! (Elle fait un geste d'impatience.)

LUI (subitement en colère): Et moi, j'ai horreur de ta manière de parler!

(Silence.)

ELLE (rêvant): Non! ce n'est pas naturel tout ce qui nous arrive. Dernièrement, en lisant dans mon livre de messe: «Et Jésus, penchant la tête, rendit l'âme», j'ai frissonné de tout mon corps. Pourquoi ai-je tremblé ainsi? je n'en sais rien, mais cela me faisait presque plaisir d'avoir mal et de plaindre le Bon Dieu. (Elle se tourne vers l'amoureux.) Veux-tu que je te dise tout ce qui me fait de la peine, depuis que nous nous connaissons? Toi, tu me diras ce qui t'amuse? Ce sera notre jeu d'aujourd'hui.

LUI (boudeur): Je veux bien.

ELLE: J'ai commencé, à ton tour.

LUI (soupirant): Moi, je reste souvent planté devant une vitre de ma fenêtre en pensant à toi, qui ne le mérites guère, puis j'ai envie de passer mon ongle le long du verre pour le faire grincer, et rien que de songer à ça ma bouche se remplit de salive. Il faut que je fasse grincer mon ongle, c'est plus fort que moi, il le faut! Les vitres attirent mes ongles. (Il crache.)

ELLE: Tu me dis là ce qui te fait de la peine. Je t'ai demandé ce qui te faisait plaisir.

LUI: Mais non, c'est un plaisir! Je t'assure. Toi, tu me racontes bien que pleurer sur le Bon Dieu, ça t'amuse!

ELLE: Oh! j'ai des peines encore plus jolies, va! Quand je me lave, je presse mon éponge au-dessus de ma nuque et je laisse couler tout doucement des gouttes. Elles roulent lentement, avec de petits froids détestables, puis elles finissent par me brûler, et je tombe en arrière dans un fauteuil, prise d'un fou rire! Oh! c'est une peine terrible, celle-là! je n'ai jamais pu m'empêcher de me la donner...

LUI: Ce n'est pas drôle, en effet! J'ai un autre plaisir encore plus beau. Je mets mon index sous un rasoir, et je me dis: «Une! Deux! Trois!... Attention!» Puis j'enlève tout de suite le rasoir quand je sens qu'il va couper. Je crois que je vois ruisseler mon sang par terre, et que mon doigt est tombé en gigottant comme un morceau de serpent rouge. Ah! si on me voyait, on saurait que j'ai du courage. Chaque fois, du reste, je me fend l'épiderme un peu, un très petit peu.

ELLE: L'autre matin, j'ai cueilli un lis dans le jardin, un lis plein de rosée. J'ai d'abord jeté la rosée... à cause des oiseaux; et je l'ai rempli de lait frais. Ça moussait! ça moussait! On aurait dit du champagne blanc, et ça sentait la fleur chaude. Malheureusement, mon lis s'est crevé au fond, et le lait s'est répandu sur ma robe. J'ai failli sangloter aussitôt en pensant que certains petits enfants n'ont pas toujours de bon lait à boire.

LUI (affectueusement): Oui, cela, c'est bien de ta part, c'est une pensée charitable. (Avec curiosité.) Pourquoi as-tu jeté la rosée? ce n'est pas sale, la rosée.

ELLE (très digne): Veux-tu donc que je boive après toutes les fauvettes du pays?

LUI: (naïvement): Mais le lait? Tu l'as bu après le veau, puisque les vaches ont des veaux avant d'avoir du lait?

ELLE (dédaigneusement): Non! ce que tu es bête! Comme si on avait besoin de parler de veau en ce moment.

LUI (confus): Je ne trouve plus d'autre plaisir. Tant pis pour le jeu.

ELLE (péremptoirement): Cherche.

LUI (faisant un effort): J'aime bien le vin pur. Il me fait mal à la tête, mais j'en bois tout de même à plein verre.

ELLE: Quel plaisir stupide! D'ailleurs, personne ne te le défend. Pour moi, quand je mange trop, je pense que je ne ressemble plus aux anges, et si j'étais libre je ne dînerais qu'avec des babas!

LUI (cherchant): Attends un peu. Tu vas si vite, toi! (Il bâille.) Ah! j'en tiens un! J'ai découvert l'autre jour une souris dans mon armoire, je l'ai saisie par la queue pour la tuer et elle s'est retournée pour me mordre, alors je l'ai lâchée, j'étais très content de la lâcher.

ELLE (riant): Vilain sot! se laisser mordre par une souris! Il fallait venir trouver ma chatte aux yeux verts. Elle qui les aime tant! D'un seul coup de patte elle leur enlève la peau de la tête, et on les voit courir dans tous les coins avec un petit bonnet de rubis!

LUI (très vite): Et puis! Et puis! oh! j'ai toutes sortes de beaux plaisirs encore... Quand je me couche, je mets ton portrait sous mon traversin, et je m'endors en t'appelant ma petite femme. Et puis!... (Il s'arrête embarrassé.) Décidément, non, ce ne sont pas de jolis plaisirs, et j'aime mieux ne pas te les raconter... Il y a des choses rien que pour moi.

ELLE: Des fois, je joue sur mon piano ma valse la plus facile très rapidement, comme si je tournais et que le clavier fût en cercle autour de moi; et un passage où il y a une note aiguë, je le répète durant des heures, j'arrive à ne frapper qu'un seul accord, que cette seule note aiguë, toujours, toujours, le poignet m'en cuit. Ça devient comme un bruit de cristal qu'on brise perpétuellement, c'est fin, fin, et cela me dit des choses extraordinaires. Ça entre dans mon oreille comme une plume frisée, une aigrette de diamant, un pinceau de velours. L'autre soir, si maman n'était pas venue au salon, j'allais tomber raide et je me serais cassée en deux morceaux... Ah! Il y a la peine du satin. Je passe mes mains sur mon couvre-pied de satin pompadour, et.... tu sais, on a des petites envies, des petites excoriations au bout des doigts, alors toute ma chair se hérisse tant ça me fait mal de les accrocher dans cette étoffe trop douce. C'est comme le long des vitres, pour toi! Je ne peux pas m'en empêcher!... Il y a la peine des groseilles pas mûres que je mange en cachette, ça pique la langue et c'est très mauvais... La peine de désirer avoir une chemise en tulle de voilette, brodée de gros pois dont deux s'arrêteraient sur chacun de mes seins... La peine de respirer des jacinthes! Oh! celle-là, mon chéri, tu ne saurais croire combien elle me fait plaisir! Je vais m'étendre par terre tout contre une grosse jacinthe rose qui a poussé au bas du jardin, près d'une charmille. On est dans l'ombre comme ici. Je jette ma robe par-dessus ma tête et j'entoure la fleur de mes bras pour que le parfum me monte tout entier dans le nez, et je respire... je respire... Il me semble que je mange du miel pendant que des abeilles en s'envolant me frôlent les paupières de leurs ailes de sucre! (Elle se pâme.) Tu ne peux rien y comprendre! Mais c'est si délicieux que je t'en oublie!...

LUI (suçant une branchette qu'il vient d'arracher, au hasard): Merci bien! Voilà une invention assez ridicule!

ELLE: Sais-tu ce que ça sent, la jacinthe?

LUI (ironique): Ça sent la jacinthe, probablement.

ELLE: Non, ça sent mon cœur!

LUI (agacé): Tu as donc respiré déjà ton cœur!

ELLE: Oui! je suis sûre que c'est un sachet rempli de fleurs en clochettes.

LUI (riant): Ce n'est pas possible! Montre voir?

ELLE (soupirant): Oh! non, tu ne le verras jamais.

(Silence.)

LUI (jetant sa branchette dans l'eau d'un mouvement rageur): Tu es bien mauvaise pour moi, aujourd'hui. Nous n'avons que ces quelques heures de promenade à passer ensemble, et tu en profites pour m'accabler!...

(Les mouches étincelantes s'élèvent tumultueusement de la nappe d'eau tranquille et bourdonnent autour des deux adolescents.)

ELLE (vivement intéressée): Regarde les belles mouches. On dirait des émeraudes vivantes et en feu.

LUI (désirant la flatter): Ou les yeux de ta chatte!

ELLE: Elles viennent de se baigner, car elles luisent comme des gouttes d'eau verte! Attrapes-en une, dis?

LUI: Et si elle me pique!

ELLE: C'est vrai! Ne les effarouche pas.

(Ils se rapprochent l'un de l'autre comme pour se défendre contre une attaque possible).

LUI: Je crois qu'elles ne sont pas méchantes. (Une mouche se pose sur la joue de l'amoureuse). Tiens! Celle-ci qui te prend pour une plante. (Gracieusement.) Elle a senti ton cœur sans doute. Frrrrrrr... la voilà partie! Et elle n'a pas osé te faire de mal! (Ils se regardent, attendris, et s'embrassent furtivement.) Faisons la paix! Moi, je n'ai plus de plaisir à te dire.

ELLE: Et moi, plus de peine à te conter (A ce moment, la clarté de la fontaine s'éteint, le ciel s'assombrit.) Jouons à autre chose!

LUI (lui prenant les mains): Laisse-moi dégrafer ton corsage pour aller respirer ton cœur, j'en ai la tentation!

ELLE (pudique): Ce ne serait pas convenable.

(Elle se recule un peu et joue avec l'eau. On entend comme un bruit de perles remuées.)

LUI (à genoux): Je t'en supplie!... (Elle lui jette de l'eau à la figure.) Je le veux!

(Elle éclate de rire et se renverse en arrière, ses cheveux se déroulent sur l'eau.)

ELLE: Non! Non! Pas cela, mais je te permets de caresser mes nattes.

LUI (se précipitant sur sa chevelure déjà mouillée): Est-ce qu'ils sentent la jacinthe aussi? Donne-les moi! Donne-moi tes mains, tes petites coquilles de mains! Donne-moi ta figure, donne-moi ta taille... Eh! Donne-moi tout, puisque je n'aurai jamais ton cœur. (Il sèche les cheveux sous ses baisers.)

ELLE: Tu es insupportable!

LUI (la regardant avec passion): J'ai soif! Donne-moi de cette eau dans tes deux mains réunies en bénitier. C'est étrange, j'ai les lèvres qui brûlent. (Elle puise de l'eau et lui tend ses deux mains pleines; il boit, éperdu). On dirait du miel, on dirait du lait, on dirait du sang, on dirait du vin, on dirait de l'eau-de-vie. Ça embaume et ça grise. Oui, tes mains sentent la jacinthe! Oh! que je suis heureux! (Il la contemple.) Écoute! j'ai un moyen de te prendre malgré toi tout entière. Tu vas te pencher sur la fontaine et te mirer, puis tu me redonneras à boire de l'eau que tu prendras à la place où tu te seras vue. Ainsi je boirai ton portrait et tu seras en moi pour l'éternité! (Anxieusement.) Cela te paraît-il assez convenable?

ELLE (souriant): Oui, à la condition que je n'y mirerai que le haut de mon visage. (Elle se penche sur l'eau.) Je ne me vois pas bien! Oh! comme cette eau est profonde! Je parie que cette fontaine traverse toute la terre, tant elle est noire! Ah! je me vois... je me vois... Tiens! j'y retrempe mes nattes, tu auras le goût de mes cheveux, et puisque je suis très blonde ce sera du miel tout à fait!

LUI (timide): Tu me boiras à ton tour, dis?

ELLE (avec dédain): Je ne boirai pas dans les mains d'un garçon.

LUI (s'inclinant dévotement sur ses mains qu'elle a de nouveau remplies d'eau): Oh! je te remercie tout de même. Tu es si douce pour moi quand tu veux! (Il hume l'eau et se redresse fièrement.) A présent, je t'emporterai partout.

(La fontaine s'éclaire peu à peu, les nuages passent, les mouches recommencent à bourdonner au soleil.)

ELLE: C'était bon?

LUI (enivré): Comme le vin de la messe!

(Il se roule à ses pieds avec une joie de jeune chien.)

ELLE (sentencieusement): Quand nos parents nous marieront, nous ferons bâtir ici notre maison de campagne. Ce n'est pas trop loin de la ville, et le boulanger pourra nous apporter du pain tendre tous les jours. Moi, vois-tu, je ne vivrais pas sans pain tendre.

LUI (la contemplant de par terre avec ravissement): Est-ce vrai que tu me trouves bête?

ELLE (qui regarde dans l'eau distraitement): Oui! Oui!... Nous aurons une belle basse-cour, et nous mangerons des poulets rôtis tous les jours, excepté le dimanche. Seulement, tu tueras les poulets, car j'ai peur du sang.

LUI: Est-ce vrai que tu m'aimes?

ELLE (de plus en plus distraite et se penchant de différents côtés): Nous monterons à cheval tous les matins, j'aurai une amazone de drap gris... Tiens! Qu'est-ce que j'aperçois là, au milieu de cette mare?... Nous aurons une bonne qui saura me changer la forme de mes robes toutes les semaines, je suivrai les modes... Enfin! qu'est-ce que je vois là-dedans? C'est sombre, sombre! Ça monte à la surface en faisant des bulles... (Elle se lève.)

LUI (toujours étendu sur le dos): Moi, je t'adore!

ELLE: Voyons! Lève-toi! Il faut que nous rentrions... Mon Dieu, que cette eau est limpide! Elle est tellement bleue en ce moment qu'on croirait se pencher sur un ciel tombé dans la mousse...

(Elle s'approche encore et pousse un cri terrible qui éveille des échos lointains.)

LUI (se relevant d'un bond): Qu'as-tu donc, ma bien-aimée?

ELLE (se retournant affolée): N'avance pas, je te le défends!

(Elle fait quelques pas en chancelant, puis va tomber dans ses bras.)

LUI (désespéré): Elle se trouve mal! Mon Dieu! Elle va mourir! Au secours!

ELLE (d'une voix entrecoupée): Ce n'est rien, chéri! Allons-nous-en! (Sa voix baisse de plus en plus.) Emporte-moi sans regarder l'eau, sans regarder l'eau... (Elle s'évanouit.)

(L'AMOUREUX, obéissant, l'emporte comme une morte dont les bras pendent inertes, tandis qu'un reflet de soleil éclaire l'autre morte, dont la bouche ouverte toute grande laisse voir les dents très blanches à travers l'eau pure.)


A KARL ROSENVAL

LE PIÈGE A REVENANT

On arriva devant cette maison par un jour très orageux. Le cheval qui nous y menait s'arrêtait à chaque instant, et mettait sa tête entre ses jambes pour secouer des mouches en ayant l'air de nous dire: «Non! Non! Réfléchissez. N'avançons pas davantage...»

Notre bonne, les mains croisées sur un gros panier plein, roulait des yeux inquiets. Ma mère questionnait le conducteur de la carriole d'une voix tremblante, et ce paysan répondait par des demi-mots durs. Mon père, tenant le paquet des cannes, des parapluies, ne disait rien, selon son habitude, mais il semblait fort préoccupé.

Quand on descendit, je courus vers la grille avec enthousiasme pour tirer la corde d'une cloche que je voyais serpenter le long de la muraille, et prendre ainsi possession de ce que j'appelais déjà la maison des vacances. Je savais qu'il n'y avait personne, puisque le vieux jardinier, son propriétaire, habitait la ville; seulement, à douze ans, l'envie de tirer une corde est toujours irrésistible, n'est-ce pas? et je sonnai furieusement. Alors sortit de derrière cette muraille, ornée de feuillage épais, un son grêle de clochette d'église, comme le rire aigu de quelqu'un tapi dans un arbre pour nous épouvanter. C'était à la fois si mesquin et si désagréable que j'en demeurai tout bête, les doigts crispés sur la baguette de mon cerceau, laquelle baguette j'avais la guerrière coutume de passer, en dague, à travers ma ceinture.

«Qui donc s'est mis à rire?» demanda ma mère.

«Qui donc a remué des chaînes?» s'écria la bonne.

Le paysan déchargea brutalement nos quatre malles, pêle-mêle, dans le chemin, puis il tourna bride sans vouloir nous écouter.

«Voilà une belle façon de nous introduire ici!» grommela mon père en examinant des clés rouillées.

Il essaya d'ouvrir, mais la grille ne céda pas tout de suite. Il fallut pousser ferme. Papa se fit aider d'abord par moi, et je me fis aider par notre bonne. Maman pâlissait sous sa voilette, moi je n'osais plus rire. Je sentais bien, maintenant, qu'il y avait quelque chose dans l'air. Brusquement, la grille se détendit comme un ressort, et nous fûmes tous trois jetés à terre en entrant. Ma mère eut une peur nerveuse, elle déclara qu'il valait mieux ne pas aller plus loin. La bonne regardait autour d'elle avec des mines ahuries; elle se frottait les genoux et répétait:

«Ça sent la mort ici, Madame, je vous jure que ça sent la mort!»

«Vous êtes des folles!» dit mon père agacé, en traînant des malles.

«Non, Marie a raison, reprit ma mère, ce jardin ressemble à un cimetière.»

«Enfin, c'est toi qui as voulu venir! dit mon père un peu rouge. Tâchons de ne pas être ridicules. Ce qui est fait est fait.»

Du reste, la maison avait un aspect bien ordinaire de maison mal entretenue. Elle présentait six grandes fenêtres à volets branlants et une porte à perron dont la marquise en zinc s'affaissait sur un côté, et ne possédait qu'un rez-de-chaussée. Au-dessus, le toit avançait comme les bords d'un chapeau sombre. Son jardin s'enguirlandait de liserons blancs qui festonnaient tous les arbustes et sautaient d'une allée à l'autre. Tant que le soleil brillait, cela ne manquait pas de charme. Moi, je ne découvrais là qu'un espace en désordre très commode pour jouer. Je n'abîmerais ni les corbeilles ni les plantes rares, puisqu'il n'y avait que de l'herbe et des fleurs sauvages. Si cela ressemblait à un cimetière, c'était toujours un cimetière gai. Mais le soleil se voila d'un nuage couleur de cuivre, la verdure prit une vilaine teinte, et au bout de deux ou trois courses dans les liserons je fus de mauvaise humeur.

On rangea nos caisses à l'intérieur du vestibule. Marie ouvrit toutes les fenêtres, épousseta les meubles des chambres, et maman retrouva le calme. Pendant qu'on procédait à notre définitive installation, j'eus l'idée de me glisser derrière la maison en faisant le tour par le jardin, car il n'y avait pas de porte donnant sur l'autre moitié du cimetière. A mon grand étonnement, je me trouvai dans une obscurité presque complète. L'orage menaçant avait mangé le soleil, et il ne restait plus qu'un petit rayon livide éclairant la vitre ronde d'une lucarne de grenier. Ce reflet de gros œil malade dans ce mur tout gris, tout lézardé, me produisit un effet très singulier. Le jardin, la maison prenaient, de ce côté, une allure étrange et des couleurs de crapaud vert. Les liserons ne fleurissaient même plus sur les arbustes. L'herbe était d'une grandeur et d'une sauvagerie troublantes. Trois buis, taillés jadis en silhouettes de capucins, se dressaient de distance en distance, et le dernier, au fond, près de la haute muraille de clôture, avait un aspect d'homme sinistre planté le dos tourné. Puis cet œil de vitre, dardé sur ce coin de forêt vierge, pleurait on ne savait quelle désolation. Je me mis à courir, à crier férocement, tapant des pieds, pour essayer de réagir contre la secrète terreur qui m'envahissait, et tous les bruits expirèrent en échos plaintifs que les arbres se renvoyaient l'un à l'autre comme des mots d'ordre. Ma mère écarta un volet en m'entendant crier et m'adressa des signes impérieux. Je revins, bondissant, très heureux de me savoir surveillé, me donnant des airs vainqueurs, brandissant la baguette de mon cerceau:

«Il ne faut pas crier ici!» me dit ma mère, la figure très effarée.

«Pourquoi, maman? Tu as promis de me laisser m'amuser à tous les jeux dans la maison des vacances!»

Elle ajouta, sans me répondre directement et comme se parlant à elle-même:

«Tu sais que nous n'avons loué cette maison rien que pour toi, mon enfant, c'est un sacrifice dont tu devras nous tenir compte plus tard. Tu es trop jeune pour bien me comprendre; mais si je t'entends crier, cela me portera sur les nerfs!»

Un roulement de tonnerre gronda, et elle m'aida vite à escalader la fenêtre en murmurant:

«Hein? Tu vois! Il ne fallait pas crier ici!»

Pas crier, pas courir, pas sonner, pas ouvrir la grille... et jusqu'à l'imbécile de cheval qui ne voulait pas avancer sur la route. Non! Elle commençait à être moins drôle, la maison des vacances!... Toute la nuit l'orage secoua la toiture, et ce fut un vrai miracle si la marquise de zinc n'acheva pas de s'écrouler.

Au bout de huit jours, on n'était pas encore habitué à cette sale maison. Marie, la bonne, qui était vieille et impressionnable, se lamentait parce qu'elle trouvait des rats dans le panier au pain. Elle me priait de l'accompagner à la cave et au grenier, en me fourrant une bougie entre les doigts, bougie qui coulait le long de ma blouse. Un jour que je refusais d'aller au grenier avec elle, maman l'y suivit, et, le vent claquant la porte derrière leur dos, elles restèrent une heure enfermées au milieu des ténèbres, appelant au secours. Il devenait évident qu'elles avaient peur de quelque chose qu'elles connaissaient et que je ne connaissais pas.

Les meubles de cette habitation tombaient en poussière, datant pour le moins de l'époque mérovingienne. Quand on les frottait, ils rendaient des sons lugubres, se disloquaient tout seuls ou partaient en éclats.

Puis, petites aventures vraiment inexplicables, et que maintenant encore je n'arrive point à m'expliquer, les menus objets, dans cette bizarre demeure, disparaissaient, escamotés tout d'un coup comme par enchantement. Ma mère s'absentait-elle une minute du salon pour aller donner un ordre à la cuisine? quand elle revenait elle ne retrouvait plus son dé. J'avais beau m'accroupir dans tous les angles et chercher pendant l'après-midi avec une lumière: c'était une affaire finie, le dé était perdu. Ainsi des ciseaux à broder, ainsi des pelotons de laine. Papa, espérant se délasser de ses grands travaux d'écriture, voulut jardiner, et, dès qu'il mania des bêches, des râteaux, des sécateurs, il les égara. Tantôt c'était une pioche qui se retrouvait, une heure après de patientes recherches, à une place où jamais personne ne l'avait mise, tantôt c'était une pelle qui se fondait dans les arbrisseaux et s'évaporait totalement. Mon père m'accusait de faire de mauvaises farces. Ma mère me défendait et répétait:

«Oh! ici, rien ne m'étonne!» d'une voix basse, irritée contre cette chose que j'ignorais.

Non, ces aventures ne s'expliquaient pas du tout.

Un matin, à déjeuner, au sujet de la salière qui venait de se répandre, maman eut une crise de nerfs; Marie poussa des exclamations désolées.

«Voyons, dit papa impatienté, c'est bien simple: fichons le camp. D'ailleurs, moi, je ne voulais pas louer à cause de vos sacrés caractères. Vous n'êtes pas raisonnables!»

Marie ramassa le sel silencieusement, devinant que cela se gâtait. Moi, je me mis à dessiner sur le beurre, avec une pointe de couteau.

«Une maison tout entière presque pour rien!» murmura maman.

«Pour rien, c'est généralement cher», déclara papa d'un ton sec.

La fenêtre était grande ouverte, les trois buis taillés en capucins montaient la garde. Maman étendit le bras.

«C'est comme ces fantômes-là. Crois-tu qu'ils sont rassurants?»

Papa essaya de la conciliation.

«Tiens! Je vais les tailler aujourd'hui. Maurice m'aidera! Nous leur donnerons la forme de trois polichinelles. Des fantômes de polichinelles, ce sera une véritable récréation pour l'œil. Pas, Maurice?...»

Je m'écriai avec chaleur:

«Je crois bien, petit père!»

Maman haussa les épaules.

«Allons donc! Est-ce que ces arbres-là se laisseront tailler... Toi, un paperassier, tu voudrais tailler des arbres, et avec un enfant, encore?...»

Il y eut une longue pause embarrassée.

Moi, je continuais à voir disparaître mes canifs, mes billes, mes ficelles, mes ficelles surtout. Dès que je fabriquais un fouet, le bâton que je tenais entre mes jambes pour l'attacher solidement finissait par s'évanouir à travers l'herbe drue, et la ficelle, si je tournais la tête, se sauvait n'importe où. Ça m'exaspérait. Je sentais que ce ne devait pas être un voleur qui volait... Et, à moins que nous ne fussions tous très étourdis... quelque chose nous harcelait dans cette maison des vacances, positivement. Une fois, Marie perdit du linge qu'elle avait mis à sécher sur une corde, et quand je lui en demandai la raison elle me répondit, la physionomie grave:

«Vous êtes trop jeune. Madame a défendu qu'on vous parle de l'histoire.»

Donc, il y avait une histoire. Oh! oh! je passai les journées à me creuser l'esprit et à égarer mes ficelles. Mon cerveau se frappait peu à peu. Je ne croyais pas beaucoup aux contes de nourrice, car j'allais au collège, où l'on apprend à ne plus craindre les coins noirs; mais je voyais maman trembler dès que le crépuscule envahissait la chambre, papa était soucieux, Marie gémissait. Il fallait tirer tout cela au clair le plus tôt possible, et, s'il y avait un ennemi, en délivrer rapidement la famille. Je résolus de m'adresser à notre bonne pour obtenir une confession complète. Marie était naïve, moi j'étais rusé comme un Peau-Rouge; nous verrions bien lequel de nous deux serait trop jeune!... Un soir, j'arrivai dans la cuisine en marchant sur la pointe du pied, ayant des allures très mystérieuses.

«Marie, dis-je, regardez par la fenêtre du côté du dernier buis!»

La bonne lâcha une cafetière qu'elle remplissait d'eau et tourna les yeux vers la fenêtre sombre.

«Quoi, monsieur Maurice, qu'y a-t-il encore, Seigneur Dieu!»

«J'ai vu quelque chose au fond du jardin, Marie.»

«Ah! vous avez vu... (Ses dents claquèrent). C'était tout blanc, n'est-ce pas?...»

«Oui, Marie. Tout blanc!»

«Et long? Et ça traînait? Et ça s'étendait? (elle se rapprocha, très émue, colla son nez contre la vitre, me tenant par l'épaule, si bien que son frisson se communiquait à tout mon corps). Et ça se tordait en l'air comme un linge qui s'envole?»

«Justement, Marie, c'était comme votre linge quand il s'est envolé. Oh! ce que j'ai eu peur!...»

«Ça vous avait des jupes de grande femme, pour sûr?»

«Oui, Marie, je crois que ça portait des jupes.»

«Eh bien! monsieur Maurice, vous avez vu le revenant, car c'est tout son portrait que vous me faites là!»

«Le revenant, Marie?...»

J'étais un peu désappointé. J'aurais préféré une histoire de voleurs. J'avais, d'ailleurs, fait son portrait bien malgré moi!...

«Le revenant, monsieur Maurice, continua solennellement la bonne, c'est la dame qui est morte ici voilà une dizaine d'années. Elle vivait en compagnie d'un monsieur, sans le sacrement, et quand le monsieur l'a quittée, elle s'est pendue. Tout le pays connaît l'histoire, même que jamais encore on n'a osé relouer la maison avant votre mère.»

Je restai abasourdi. La femme pendue revenant de l'autre monde pour me voler mes ficelles et dévorer des manches de pioche! Certes, cela dépassait mon imagination! Je savais ce que je voulais savoir, mais je n'étais guère avancé! Dans mon lit, j'eus des cauchemars, et je me pelotonnais contre le mur, essayant de me rendormir en me bouchant les oreilles. Des grandes personnes comme ma mère et ma bonne ayant peur du revenant! Que fallait-il conclure? A l'aurore, mes idées prirent un autre cours, je ne voulais plus admettre qu'une ancienne pendue, très moisie, sortît de sa tombe pour taquiner une cuisinière en lui dérobant des torchons. Non! Le revenant devait être un animal d'espèce particulière, hantant les lieux mal clos, surtout les maisons désordonnées, et j'en vins à croire qu'on me parlait d'une morte pour ne pas m'épouvanter trop au sujet d'un danger réel! Elle avait tout avoué si facilement, cette vieille folle de Marie. Bientôt l'héroïque pensée de capturer la bête remplit ma cervelle, m'éblouit. J'étais fort, j'étais adroit, j'avais des données sur les mœurs des Indiens, et, une fois dans le sentier de la guerre, je ne reculerais pas. Quelle prouesse et quel honneur! Ma mère pleurerait de joie comme le jour des prix, mon père m'appellerait: fier lapin! et Marie pourrait se risquer à cueillir du persil au crépuscule. Décidément, je lutterais contre l'ennemi commun. Le plan était déjà tout tracé. Je creuserais une fosse que je recouvrirais de divers branchages, selon le système des trappeurs américains, et lorsque la bête rôderait, durant ses retours diurnes ou nocturnes, elle ne manquerait pas de se laisser choir en plein trou. Ensuite, nous verrions à lui faire vomir les dés d'argent, les râteaux, les canifs et autre nourriture indigeste dont elle avait la déplorable coutume de s'engraisser. Je creusai donc une fosse assez profonde, du côté du dernier buis; je la couvris de mottes de gazon et de brindilles vertes. La terre enlevée fut dispersée aux quatre coins du jardin. A la nuit close, j'achevai mon ténébreux travail, en faisant semblant de guetter des oiseaux pour donner le change à mes parents, car je redoutais leurs plaisanteries ou leurs défenses. Tant que le soleil avait lui, j'avais chanté à tue-tête, très heureux de ma chevaleresque idée, formant les projets les plus téméraires, plein de mépris vis-à-vis du revenant, qui, après tout, n'était qu'une bête quelconque, ce qu'il fallait démontrer; mais, au soir, ce sacré jardin s'assombrit effroyablement, les buis capucins se vêtirent de teintes crapaud, et l'œil malade, la lucarne du grenier, me regarda, du haut de cette maison triste, avec une horrible expression de désespoir. Je lâchai mes outils, pioche, pelle et râteau, je m'enfuis brusquement sans pouvoir m'arrêter, comme talonné par le dernier buis, qui, maintenant, semblait relever son capuchon vert. Devant la maison, je soufflai un moment, très honteux de ma terreur. Voyons! Est-ce que j'allais perdre mon beau courage? «Es-tu un capon?» me demandait ma conscience. Si je laissais là-bas les outils de jardinage, on dirait encore que je m'amusais à faire des farces. Un piège si bien conçu et si bien exécuté! Je me retournai pour m'orienter. La fosse était là-bas, quelque part, entre le second et le troisième capucin... Chose étrange! Dans ce crépuscule, je perdais aussi la notion des distances... La fosse était-elle plus à gauche ou plus à droite? Hein? Qu'est-ce que cela signifiait?... Moi, un garçon rusé, je ne m'y reconnaissais plus! Les allées s'enfonçaient, toutes noires, les arbustes entortillés de liserons ondulaient comme des panaches de fumée, les grands arbres se mêlaient aux nuages, et la lune, se levant, prenait dans les feuilles des aspects d'œil jaune, tout à l'imitation de la lucarne du grenier. Soudainement, la pensée que là-bas, entre le second et le dernier buis, il se trouvait une fosse creusée, me fit dresser les cheveux sur le front. J'avais creusé une fosse, moi, une tombe, comme pour y enterrer un mort... Une tombe qui attendait la femme pendue, le revenant! Est-ce qu'une bête a jamais eu la dimension d'une femme portant des jupes traînantes! Et puisque Marie l'avait vue!... Mon sang se glaçait dans mes veines, mes jambes flageolaient. «Iras-tu! N'iras-tu pas! Capon!» me criait toujours ma conscience. Enfin, saisi de je ne sais quel vertige furieux, je hurlai: «Allons-y!» Et je m'élançai en droite ligne. Je crois même que je galopais, les paupières closes, sans chercher davantage mon chemin, persuadé que si j'ouvrais les yeux je verrais sûrement la pendue au détour d'un massif. Ah! il ne s'agissait plus d'une bête voleuse, je sentais bien que j'étais en puissance d'un personnage mystérieux, d'un inconnu qui m'attirait, m'attirait, me humait, me dévorait du fond de ce jardin-cimetière! Et mon cœur battait à crever. Machinalement, je murmurais: «Je me baisserai, je saisirai la pioche, la pelle, une de chaque main, je serai bien armé s'il arrivait quelque chose... Oui! La pioche est à côté d'un pied de cassis, et la pelle est restée sur une motte de gazon. Pourvu, mon Dieu, que ces outils ne soient pas déjà partis chez elle! Voyons, tâchons de ne pas nous tromper... Une... deux... trois... je vais ouvrir les yeux, tant pis, je dois être à l'endroit juste!» J'ouvris les yeux, et, avec un cri de détresse qui dut retentir cruellement dans la poitrine de ma mère, j'ouvris aussi les bras, mes jambes fléchirent, je m'écroulai au fond de la fosse. La violence de ma chute fut telle que je m'évanouis...

Et l'on me trouva là-dedans, étendu comme un mort, pris à mon propre piège!

J'eus la fièvre durant un mois. Ma mère, dès que je pus quitter mon lit, ordonna d'emballer promptement nos affaires. Elle en avait assez de la maison des vacances, où les tombes se creusaient toutes seules pour engloutir les petits enfants, et elle ne voulut jamais croire à l'histoire de mon piège, car je ne pus jamais bien lui prouver que j'avais voulu attraper un revenant comme on attrape une vulgaire belette!... D'ailleurs, en y réfléchissant un peu... n'est-ce pas le revenant qui aurait voulu m'attraper?...


A LOUIS DUMUR

SCIE

Un homme va naître. L'ange gardien, dépêché auprès de son âme, lui permet d'hésiter avant d'éclore. Il hésite... Les couches de sa mère deviennent laborieuses, et pendant ce temps l'âme de l'homme peut étudier les conditions de sa vie future.

L'ANGE.—Si tu nais, tu mourras. La vie est une maladie mortelle. Si tu vis beaucoup, tu souffriras beaucoup. Si tu meurs jeune, tu regretteras l'existence. Choisis!

L'HOMME.—Fichtre! Comment faire? Donnez-moi un corps solide, en attendant.

L'ANGE.—Si ton corps est vigoureux, sa propre force le portera à s'user. S'il s'use, il contractera des infirmités effrayantes. S'il ne s'use pas, il aura confiance en sa solidité, et sa confiance le fera se jeter, tête baissée, dans le premier péril venu. S'il se fait soldat, il sera tué en guerre. S'il se fait assassin, il sera tué sur l'échafaud. S'il se fait manœuvre, il aura des querelles avec ses compagnons. S'il a des querelles, il voudra les vider... et s'il les vide, il y trouvera un coup mortel.

L'HOMME.—Alors, je demande un corps très délicat.

L'ANGE.—Si tu es délicat, étant enfant, tu auras tous les malheurs. Tu tomberas et tu te feras des bosses. Si tu as des bosses, ça marquera. Si tu as une mauvaise nourrice, tu deviendras poitrinaire. Plus tard, si tu n'as pas de gymnastique, tes camarades te rouleront à tous propos. Si tu ne ripostes pas, tu passeras pour lâche... et si tu ripostes tu seras roulé.

L'HOMME.—Assez! Donnez-moi des rentes, c'est le point capital.

L'ANGE.—Non! c'est seulement l'intérêt. Si tu as des rentes, tu auras envie de les dépenser. Si tu les dépenses mal, tu auras des remords. Si tu es avare, ce ne sera pas la peine d'en avoir. Si tu gères toi-même ta fortune, tu la risqueras sur un coup de bourse. Si tu la fais gérer, tes banquiers lèveront le pied. Si tu la confies à tes parents, ils voudront te faire épouser une héritière impossible et tu te brouilleras avec eux.

L'HOMME.—Faites-moi pauvre.

L'ANGE.—Si tu es pauvre, tu envieras les riches. Si tu les envies, tu travailleras pour les égaler. Si tu travailles, tu voudras te reposer le dimanche. Si tu te reposes le dimanche, tu te griseras et tu deviendras fainéant. Si tu deviens fainéant, tu deviendras communard, et si tu es communard...

L'HOMME.—Je serai socialiste, je ferai de la politique honnête.

L'ANGE.—Si tu fais de la politique honnête, tu seras dupé... puis tu passeras pour un imbécile.

L'HOMME.—J'aime mieux passer pour un imbécile.

L'ANGE.—Si tu es un imbécile, ta femme te trompera, et tu auras...

L'HOMME.—Je n'aurai pas de femme!

L'ANGE.—Si tu n'as pas de femme, tu prendras des maîtresses. Si tu as des maîtresses, elles te ruineront la santé ou la bourse. Si tu ne les laisses pas te ruiner, elles te feront une réputation de pingre, tu seras mal reçu par la société; et tes domestiques sortiront de chez toi en disant qu'ils y meurent de faim.

L'HOMME.—Je n'aurai pas de domestiques.

L'ANGE.—Si tu n'as pas de domestiques, il faudra tremper ta soupe et celle de tes enfants toi-même: tu seras ridicule.

L'HOMME.—Je n'aurai pas d'enfants.

L'ANGE.—Si tu n'as pas d'enfants, ta vieillesse sera très malheureuse, et tu mourras isolé.

L'HOMME.—Sacrebleu! j'en aurai...

L'ANGE.—Si tu en as, ta vieillesse sera malheureuse à cause de leurs folies, et tu auras la douleur de les déshériter.

L'HOMME.—C'est trop fort! Ne peut-on pas épouser une femme stérile?

L'ANGE.—Si tu épouses une femme stérile, elle se plaindra de toi devant les tribunaux en donnant des détails...

L'HOMME.—Je ne serai jamais amoureux.

L'ANGE.—Si tu n'es pas amoureux, tu perdras la moitié des jouissances terrestres, et, je te préviens, il n'y en a pas beaucoup.

L'HOMME.—Bon! Je serai donc amoureux... le plus possible.

L'ANGE.—Si tu l'es trop, tu commenceras de bonne heure. Si tu commences de bonne heure, tu t'adresseras mal. Si tu manques ton premier cœur, le tien portera un crèpe éternel (vieux style). Si tu aimes une ingénue, elle aura un cousin au collège. Si elle a un cousin au collège, il en sortira... S'il en sort, il prendra le dessus, et s'il prend le dessus...

L'HOMME.—J'aimerai une ingénue mûre ou une jeune veuve.

L ANGE.—Si elle est ingénue, elle sera bête; si elle est mûre, elle sera laide. Si tu aimes une jeune veuve, elle aura de l'expérience. Si elle en a trop, tu n'en auras pas assez... elle te trouvera insuffisant, et si...

L'HOMME.—En tous les cas, je chercherai une jolie femme.

L'ANGE.—Si elle est jolie... tu ne seras pas le premier à le lui prouver.

L'HOMME.—Une jolie fille dévote, par exemple.

L'ANGE.—Si elle est dévote, elle ira à l'église. Si elle va à l'église, tu seras jaloux et tu ne dîneras jamais à la même heure. Si tu es jaloux et que tu ne manges pas régulièrement, tu lui feras des scènes, alors elle rentrera dans sa famille. Si elle rentre dans sa famille, elle emportera sa dot...

L'HOMME.—Je réclamerai la dot...

L'ANGE.—Ta belle-mère, au contraire, te forcera à lui fournir une pension, et, de plus, elle t'appellera: bourreau de sa fille!...

L'HOMME.—Oh!... laissons ce sujet. J'aimerai donc le moins possible... j'épouserai une grosse campagnarde tranquille, et pour fuir les tentations je vivrai près d'un village.

L'ANGE.—Si tu habites à la campagne, tu feras de l'agriculture, tu planteras des vignes; elles gèleront ou auront le phylloxera. Si tu as des fermiers, ils ne paieront pas leurs fermages, parce que leurs moutons auront le piétain. S'ils ont des bœufs, ils se vendront mal. Tu auras des métayers la seconde année, quand tu verras que le fermage ne réussit pas: les métayers sont tous voleurs ou paresseux. Si tu trouves de braves gens, ils tomberont malades. Si tu n'as ni fermiers ni métayers, tes propriétés resteront en friches. Si elles restent en friches, tu seras accusé d'ineptie, on ne te nommera pas conseiller municipal. Si tu es bon propriétaire et qu'on te nomme conseiller municipal, tu voudras être maire. Si tu n'es pas maire, tu cabaleras. Si tu l'es, on cabalera. Si tu t'annonces comme bonapartiste, les ouvriers te demanderont une augmentation de salaire. Si tu es républicain, le curé prêchera contre tes menées et les aristos te fermeront leurs portes. Si tu es tantôt l'un, tantôt l'autre, tu seras naturellement assis par terre le jour où chacun prendra une chaise!...

L'HOMME.—On peut avoir une demeure modeste, à côté d'une ville, et ne pas mettre les pieds dans cette ville; je ne tiens guère à la grande propriété.

L'ANGE.—Si tu es près d'une ville, des amis importuns viendront te voir, il faudra bien les inviter à dîner... S'ils dînent souvent, çà te coûtera cher!...

L'HOMME.—Eh! mon Dieu! je ne verrai personne, j'aurai un jardin clos de murs, un jardinier sourd, une cuisinière muette, et... je lirai les journaux pour me désennuyer.

L'ANGE.—Si tu ne vois personne, on pensera que tu as des raisons pour te cacher. Si ton jardin a des murailles, on y grimpera la nuit pour découvrir tes crimes... et prendre tes poires; si ton jardinier est sourd, il n'entendra pas; si ta cuisinière est muette, elle ne le dira pas. Si tu lis les journaux dans une pareille solitude, tu deviendras fou au bout de six semaines. Tu apprendras que les maisons fermées et les jardins clos sont suspects, qu'on y réunit généralement des boulangistes.... ou des femmes. La fatalité voudra qu'un nouveau-né strangulé soit déposé dans le chemin creux longeant tes murailles: si on le trouve, on fera une descente de police chez toi. Le sourd et la muette t'accuseront, l'un par son incohérence, l'autre par des signes désespérés. Si tu te défends sérieusement, tu es très coupable. Si tu ne te défends pas, tu es abject. Ceux qui auront volé tes poires donneront des preuves certaines. Il arrivera tout à point une petite laitière farceuse dont tu auras oublié de prendre le menton, un matin qu'elle était disposée à t'accorder les dernières faveurs: pour se venger, elle déclarera une de ses 26 grossesses, et te fera fourrer dedans. Si tu t'es permis de suivre la Gazette des Tribunaux plus attentivement que la Revue des Deux-Mondes, on pensera que tu cherchais déjà ton système de défense. Il ne te restera plus qu'à te munir d'un bon avocat, qui te fera envoyer au bagne en plaidant les circonstances atténuantes; et si tu vas au bagne, tu finiras par te croire criminel... tu y mourras en avouant des histoires fabuleuses.

L'HOMME.—Pourquoi ne cultiverais-je point les beaux-arts, l'état de bourgeois n'ayant rien d'attrayant, à ce qu'il me semble?

L'ANGE.—Si tu as du génie, tu seras méconnu. Mais si tu n'en n'as pas, tu seras inconnu. Si tu es pianiste, tu seras la désolation de tes voisins, et ils attacheront du lard à ton cordon de sonnette. Peintre, tu mettras vingt-cinq ans à te choisir une école, et, sur tes vieux jours, te décidant pour la tienne, tu feras pouffer tes camarades, qui t'appelleront: vieux bonze! Acteur, tu seras sifflé; si tu n'es pas sifflé, tu auras toutes les grandes dames sur les bras, et tous leurs maris ou leurs amants sur le dos. Écrivain, tu chercheras des éditeurs; si tu n'en trouves pas, tu crèveras de faim; si tu en trouves, ils te demanderont de corser la situation; si tu la corses, on t'accusera de pornographie; si tu tiens à tes idées et que tu refuses ce léger sacrifice à ton éditeur, il te traitera de monsieur embêtant. Tu ne seras jamais édité si tu écris en vers; si tu écris en prose, les journalistes influents auront soin de critiquer tes livres pour les empêcher de plaire au public, à qui, certainement, ils auraient plu sans leurs bienveillantes critiques... J'ajoute que si tu es immoral, tu iras en prison, et que si tu es moral, tu assommeras tout le monde!...

L'HOMME, avec explosion.—Décidément, je rentre dans le néant, mais... un mot encore: si j'étais savant et philosophe?...

L'ANGE, gravement.—Si tu veux être savant et philosophe, près d'un siècle durant il te faudra t'abreuver de déceptions, t'armer de patience, aller de désagrément en désagrément, renier l'amour, renier l'amitié, renier la richesse, renier les plaisirs, renier jusqu'à Dieu, tout cela pour finir par conclure que: si tu n'étais pas né, tu n'aurais pas été malheureux!...

L'HOMME.—Serviteur!

Les couches de la jeune femme sont de plus en plus laborieuses. Bientôt, le médecin roule un petit cadavre dans un linge, puis la pauvre mère exténuée s'endort, tandis que son médecin murmure: «Si on m'avait appelé hier!...»


A LAURENT TAILHADE

LA PANTHÈRE

Des souterrains du cirque monta lentement la cage, entraînant avec elle comme un épais morceau de nuit, et, quand s'en ouvrirent les grilles aux resplendissantes clartés des cieux, la bête, trouvant subitement sous ses pas le manteau d'or, taché de pourpre, du sable des arènes, s'exalta dans la lumière et se crut déesse. Jeune, vêtue du deuil royal des panthères noires, portant, le long de ses membres engaînés si exactement, quelques énormes topazes disséminées, elle dardait l'œil pur et fixe de celles qui n'ont encore contemplé, au bord des grands fleuves déserts, que leur image de sinistre vierge. Ses pattes de chatte, puissantes et d'apparence puérile, semblaient se mouvoir sur des flocons de duvet. En trois bonds légers elle atteignit le milieu du cirque. Là, s'asseyant, d'un mouvement grave et onduleux, toute autre affaire lui paraissant de moindre importance, y compris l'examen de la loge impériale, elle se lécha le sexe.

Près d'elle, des chrétiens écartelés pendaient à de hautes croix rouges de sang. Un éléphant mort barrait de sa masse grise, colossale muraille écroulée, tout un coin du ciel extraordinairement bleu. Aux lointains s'agitaient, en des cercles de gradins s'étageant, une buée de formes pâles d'où venaient des clameurs étranges, et la bête, ayant terminé son intime toilette, chercha un moment, le mufle à terre, la raison de ces cris de fureur, inexplicables pour elle dont les mœurs froides et méthodiques n'admettaient que l'utilité du meurtre sans en comprendre encore les différentes hystéries. De là-bas lui arrivaient le grondement sourd d'un flot battu par le vent, des plaintes de branches craquant sous la foudre. Elle eut un miaulement railleur qui défiait les orages, et, sans trop se presser, prise du caprice inconcevable de leur montrer la douceur des véritables bêtes féroces, elle fut s'attabler devant la savoureuse masse de l'éléphant, dédaignant les proies humaines. Elle but à loisir la liqueur fumante ruisselant du monstrueux cadavre, se tailla un ample lambeau de chair, puis, le festin achevé, campée sur les restes de son repas, elle lustra sa patte gauche avec sollicitude. Deux jours avant sa délivrance, on avait semé, en l'obscurité de sa prison, des viandes indignes assaisonnées de cumin, saupoudrées de safran, pour surexciter le feu dévorant de ses entrailles; mais l'habile flaireuse s'était abstenue, ayant connu de plus longs jeûnes et de plus dangereuses tentations. Point ignorante, quoique vierge, elle savait déjà les soifs des midis brûlants de son pays, où les oiseaux pleurent de tristes mélopées en soupirant après la pluie; elle savait les plantes vénéneuses des grandes forêts inextricables où essayaient de la fasciner des reptiles à langue fourchue distillant le poison; elle savait la grosseur extrême de certains soleils, et la maigreur très ridicule de certaines victimes, les attentes anxieuses sous l'œil mauvais de la lune qui vous lance perfidement à la poursuite d'une ombre de gibier toujours de plus en plus fuyante! De ces chasses malheureuses, elle avait gardé un instinct de guerrier pauvre, et ne demandait qu'une part modeste pour ne pas éprouver de vertiges en cet autre monde béni où les carnassiers, devenus les frères de l'homme, semblaient conviés à des festins solennels. Elle choisissait son morceau sans forfanterie, désireuse de se révéler bien élevée en présence d'appétits moins naturels que les siens.

Un chrétien nu et dérisoirement armé d'un fouet à boule de fer surgit au-dessus de la croupe de l'éléphant, poussé par des bourreaux qu'on ne voyait pas. Il glissa dans le sang caillé, roula le front en avant. Des huées le relevèrent. Il reprit son fouet, et un sourire crispa ses lèvres blêmes. Il ne voulait pas s'en servir, même contre la bête qui l'allait égorger. Il s'assit, ses prunelles claires fixées sur l'ennemie. Celle-ci eut le geste de jouer de la patte, un geste signifiant: «Je suis satisfaite!...» Et elle s'allongea, les yeux mi-clos, agitant la queue avec perplexité. Tranquille duel de regards curieux, le chrétien cherchant, malgré l'abandon voulu de son être, le secret des dompteurs de fauves, le pouvoir suprême de la seule volonté sur la brute, et la bête libre s'efforçant de démêler le genre de puissance de cette espèce quand elle est nue.

Une clameur formidable les éveilla de leur singulière songerie. Ils étaient maintenant le centre de la fête sanglante, et personne, vraiment, ne comprenait cette manière de s'amuser. Une soudaine colère envahissait tous les spectateurs. On appela des belluaires, des chevaux galopèrent vers l'éléphant dont on entraîna la lourde masse, et mis debout, face à face, les deux adversaires continuèrent à se surveiller. Le chrétien refusait la lutte, la panthère ne se sentait pas le courage d'écharper, n'ayant plus faim. L'un des belluaires se précipita, les menaçant de son épée. D'un bond gracieux l'animal évita le choc, et le chrétien conserva son sourire mélancolique. Alors des hurlements retentirent de tous les côtés. L'orage éclata, épouvantable. Les belluaires se ruèrent contre la bête, qui se déclarait capricieusement pour le plus faible. On alla poser les lances sur les brasiers, on apporta les dards enduits de poix et de plumes enflammées, on appela les chiens dressés à couper les jarrets des taureaux, on emplit des vases d'huile bouillante. Toutes les haines se tournèrent en un moment du côté où la jeune folle, se battant les flancs de sa queue indécise, se demandait ce que signifiaient ces préparatifs de guerre. Les belluaires ne lui laissèrent pas le temps de revenir à la raison. Ils fondirent sur elle, et ce furent des courses désordonnées dans la piste encombrée de mourants. La panthère fuyait, prise d'une terreur superstitieuse. Cela, c'était la fin du monde! Pêle-mêle, poursuivie et poursuivants culbutaient les corps d'hommes et d'animaux sous l'immense risée du peuple, que cette bouffonnerie nouvelle finissait par détendre. De toutes les places, on jetait à la bête éperdue des pierres, des fruits, des armes. Des patriciennes lancèrent des bijoux qui sifflèrent terriblement en traversant l'espace, et l'empereur, debout, la lapida lui-même avec des monnaies d'argent. D'un dernier bond désespéré, la panthère, ivre de rage, hérissée de flèches, entourée de flammes, se réfugia dans sa cage demeurée ouverte. On referma la grille, et le piège obscur redescendit aux souterrains.

Des jours, des nuits coulèrent, atroces. Elle avait de temps en temps un miaulement lugubre, un appel au soleil qu'elle ne devait plus revoir. Devenue la légende du cirque, on lui faisait subir tous les supplices. Lâche, disait-on, elle avait refusé le combat, et ne pouvait plus prétendre au rang d'animal noble. Le gardien des fauves prisonniers, un esclave très vieux, sans pitié pour sa gueule élargie par la lame d'une épée qu'elle avait mordue, ne lui donnait que les rebuts des cages voisines, des os déjà rongés, des choses pourries, infectes, qu'on entassait chez elle comme en un cloaque. Sa fourrure, souillée d'immondices, se couvrait de plaies; des jeunes garçons, pour se moquer, lui avaient cloué la queue au sol jusqu'à ce qu'elle l'eût, d'un effort douloureux, arrachée du clou en y laissant de sa peau. Le vieil esclave s'amusait à la braver, lui offrant une main pendant que de l'autre il l'aveuglait d'une poignée de soufre. Il lui brûla complètement une oreille au feu crépitant d'une torche. Privée d'air, de lumière, la gueule toujours emplie d'une bave sanguinolente, elle hurlait lamentablement, cherchant une issue, battant ses barreaux de son crâne, déchirant le sol de ses ongles, et au fond de ses entrailles naissait un mal mystérieux. Parce qu'elle grondait d'une façon trop sinistre, l'ordre vint de la laisser crever de faim tout à fait. Les morts dignes: l'étranglement ou le coup de pique au cœur, n'étaient plus pour elle. On l'oublia et, simplement, le vieux gardien cessa de passer devant elle avec sa torche. La bête comprit. Elle se tut, se coucha dans une dernière attitude orgueilleuse, et, ramenant autour d'elle sa queue meurtrie, croisant ses pattes gangrenées, fermant ses yeux de feu, elle rêva en attendant son agonie. Oh! les forêts qui craquent sous l'orage! les soleils énormes, les lunes couleur de roses, les oiseaux pleurant la pluie, les verdures, les sources fraîches, les jeunes proies faciles dont on peut boire la vie d'une seule aspiration, les grands fleuves étalant leur miroir où les fauves penchés ont des auréoles d'étoiles... Peu à peu, le cerveau de la panthère expirante s'éblouissait des visions anciennes. Oh! le bonheur, très loin, la liberté! Un mouvement de désespoir fou lui rappela son sort: elle revit aussi le champ d'or, taché de pourpre, du sable des arènes, la masse grise de l'éléphant éventré, le sourire dur du chrétien, et enfin les cris furieux des belluaires, les supplices, tous les supplices! Le mufle posé sur ses deux pattes fatalement croisées, elle semblait dormir... peut-être était-elle déjà morte. Tout à coup, l'obscurité de sa prison se dissipa. Une trappe venait de glisser là-haut, et, descendant du ciel dans cet enfer où croupissait la bête damnée, une forme blanche, svelte, une femme apparut. Elle portait en un pan relevé de sa tunique un quartier de chevreau, et sur son épaule son bras droit soutenait un vase plein. La panthère se dressa. C'était, cette créature toute blanche, la fille du vieux gardien des fauves:

«Bête, dit-elle, tandis que derrière elle tourbillonnaient des clartés blondes comme sa chevelure, j'ai compassion de toi. Tu ne mourras point.»

Détachant une chaîne, elle poussa la grille, fit tomber le quartier de chevreau sur le seuil de la cage, déposa doucement le vase plein avec des gestes calmes.

Alors, la panthère se ramassa sur ses reins, heureusement demeurés souples, se fit toute petite pour ne pas effrayer l'enfant, la guetta un instant de ses deux yeux phosphorescents, devenus profonds comme des gouffres, d'un bond lui sauta à la gorge et l'étrangla...


A ÉDOUARD DUBUS

GAITÉ UNIVERSELLE

Quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie?

De quel troupeau de Panurge sont-ils ensuite venus ceux qui ont réédité, au moins un milliard de fois par an, ces puérils clichés: «la gaîté du soleil»—«l'allégresse du printemps»—«le joyeux babil des oiseaux»—«l'immense fête de la nature», etc., etc?... Et parce qu'un monsieur a eu l'idée d'offrir des fleurs à sa maîtresse pour la féliciter d'être jolie, parce que le chant d'un serin en cage divertit le savetier du coin, parce qu'au printemps les jeunes hommes ont envie de caresser des filles, parce que la couleur du soleil est aussi celle de l'or, et que l'or représente toutes les joies, les habitants de cette terre croient tous à l'universelle gaîté!...

Un jour, nous gravissions lentement une colline. Il faisait une journée superbe, pas de nuages, pas de vent, ni trop de chaleur, ni trop de froid, et le silence d'un plein midi régnait.

Mon Dieu, l'épouvantable tristesse qui se dégageait du paysage, en y songeant un peu plus que d'habitude. Comme ils fuyaient mélancoliques, les lointains noyés d'un bleu tendre d'abord, et devenant presque noirs sur les déclins!

Il n'y avait personne. Il n'y avait jamais personne! Les bois ténébreux semblaient des choses secrètes ne voulant pas, décidées à ne pas livrer leur mystère. Sur notre épaule se penchait une branche d'amandier en boutons, des boutons roses gonflés comme des bouches froides. Nous pensions que ces lointains, d'abord bleu tendre, puis noirs sur leurs déclins, étaient encore bleus là-bas, seraient toujours bleus si nous nous transportions dans les indéfinis là-bas... toujours bleus puis noirs successivement. Et les bois sombres n'ont point d'autre mystère à nous livrer que celui de leur existence même, secret qu'ils gardent malgré les lourds volumes entassés. Cette branche d'amandier fleuri, quand elle ouvrira toutes ses bouches roses à la fois, elle ne dira rien... rien sinon ce que lui fera dire le passant poète.

La nature est-elle donc en dehors de nous, quand elle n'est pas spiritualisée par nous?... J'ose la trouver impassible et scellée.

Ce jour-là, nous redescendîmes tristement la colline.

Quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie?


A A.-FERDINAND HEROLD

LES MAINS

Oh! les petites mains obscènes, combien je les regarde avec effroi quand je vais dans le monde!...

Elles vont, elles viennent, dégantées pour prendre la tasse de Chine, et, très délicatement, les petites folles placent leur petit doigt en l'air comme une aigrette, comme une fleurette de chèvrefeuille rosé...

Elles vont, elles viennent, n'ayant point souvenir de la chose qu'elles ont faite ou qu'elles feront sûrement, irrévocablement.

Elles sautillent à travers les morceaux de sucre, elles froissent l'éventail, elles ont des moues, elles ont des colères, des éclats de rire, et, imperturbables, elles se regantent pour toucher la main étrangère du valseur, la main de l'inconnu qui pourrait ne pas être pure...

Oh! les petites mains obscènes, sur lesquelles nous nous penchons humblement, gros naïfs que nous sommes, pour déposer le respectueux baiser de notre admiration!...

Non, quand je les regarde aller, venir, dans le monde, passer et repasser comme de petits oiseaux gras plumés à vif, j'étouffe d'une envie de pleurer tant elles me font peur, les petites mains obscènes!...


TABLE

Préface
Portrait de l'auteur (hors texte)
Les Fumées (fac-similé autographique du manuscrit de l'auteur)
L'Araignée de Cristal
Le Château hermétique
Parade impie
Les Vendanges de Sodome
Le Rôdeur
La Dent
Volupté
Le Piège à Revenant
Scie
La Panthère
Gaîté universelle
Les Mains






End of the Project Gutenberg EBook of Le Démon de l'Absurde, by 
Marguerite Vallette-Eymery

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